“La grève la plus longue de l’histoire de la SNCF”. Tel est désormais le titre officiel de ce mouvement mené par les cheminots, en décembre et janvier. Même combativité et détermination du côté des agents de la RATP, mobilisés eux aussi sans relâche durant des semaines.
Et ils ne furent pas seuls. En ces mois de décembre et janvier, plusieurs journées d’action ont vu se rassembler des centaines de milliers de manifestants pour s’opposer à cette impitoyable “réforme” des retraites, devenue le symbole de la dégradation continue de nos conditions d’existence, à nous tous, les exploités, travailleurs du public ou du privé, précaires ou en CDI, jeunes ou vieux.
Après des années d’atonie, ce mouvement social sonne le réveil de la combativité du prolétariat en France. La classe ouvrière a commencé à relever la tête. En se battant pour leur dignité et en se serrant les coudes, entre les différents secteurs, entre les différentes générations, les travailleurs ont pu constater qu’ils pouvaient lutter ensemble, unis et solidaires. La renaissance de ce sentiment d’appartenir à une même classe, de tous être frappés par la même exploitation, les mêmes attaques iniques des gouvernements successifs, de pouvoir enfin se rassembler dans la rue avec les mêmes mots d’ordre, les mêmes revendications, d’exprimer par des pancartes, des slogans, dans les discussions sur le pavé, ce besoin et cette envie d’être solidaires dans la lutte… tout cela représente la victoire essentielle de ce mouvement. Ce n’est qu’une petite graine, fragile, mais elle est une promesse pour l’avenir.
Malgré l’ampleur de cette mobilisation, le gouvernement a néanmoins pu rester “droit dans ses bottes”. Après des semaines de grève, après des manifestations hebdomadaires rassemblant des centaines de milliers de personnes et une immense détermination, ce mouvement n’est en effet pas parvenu à instaurer un rapport de force favorable aux travailleurs.
Or, avec l’aggravation de la crise économique mondiale et la course permanente aux profits, le gouvernement va attaquer encore et encore. Pour freiner ces attaques à venir, les prochaines luttes devront donc aller plus loin, en s’inspirant notamment de la dernière victoire du prolétariat en France, celle de 2006. Le Président Chirac et le gouvernement Villepin avaient en effet dû retirer leur Contrat Première Embauche. Pourquoi ? Qu’ont-ils perçu dans ce mouvement qui les a tant inquiétés ?
À l’époque, les étudiants comprennent vite que ce “Contrat Poubelle Embauche” va imposer une nouvelle aggravation de la précarité et de la pauvreté à tous les jeunes travailleurs. Indignés par cet avenir insupportable, ils se mobilisent massivement. Ils organisent alors eux-mêmes, dans toutes les universités, et sans aucun syndicat, des assemblées générales massives, ouvertes à tous les travailleurs, actifs ou retraités. Leurs AG, qui se tiennent dans les amphithéâtres des universités, sont la force du mouvement, le poumon de la lutte. C’est dans ces AG que se discutent presque chaque jour les actions à mener, les moyens de coordonner la lutte d’une université à l’autre, d’organiser les manifestations chaque samedi afin que le maximum de travailleurs puisse y participer. C’est grâce aux débats intenses en leur sein, que les étudiants (pour la plupart des jeunes travailleurs précaires) décident d’aller chercher la solidarité des salariés en envoyant des délégations massives dans les gares, les dépôts de la RATP, dans certaines usines (comme à Citroën). Semaine après semaine, le mouvement ne cesse de s’amplifier avec des manifestations hebdomadaires de plus en plus importantes. Les syndicats (et notamment la CGT) ne sont pas à la tête des cortèges. Ce ne sont pas eux qui organisent ce mouvement massif. Les ballons de la CGT sont même refoulés par les étudiants à la queue des manifestations.
Si le gouvernement a fini par reculer, c’est parce qu’il a perçu le danger de cette dynamique ; il lui fallait arrêter ce processus à l’œuvre, stopper ces jeunes travailleurs précaires, encore scolarisés, entraînant les salariés dans leur lutte et dans leurs AG, mettre fin au développement de cette solidarité symbolisée par ce slogan “Jeunes lardons, vieux croûtons, tous la même salade”. Le mouvement du printemps 2006 fut ainsi un gigantesque camouflet à un autre slogan, celui de la bourgeoisie, et lancé par l’ex-Premier ministre Raffarin : “Ce n’est pas la rue qui gouverne !”
Pour le moment, la classe ouvrière est incapable de s’élever à un tel niveau dans la lutte. Mais les étudiants d’hier sont les salariés d’aujourd’hui. Ils doivent se souvenir et transmettre cette expérience à leurs camarades de travail, aux plus jeunes comme aux plus vieux.
Les plus vieux, justement, portent en leur mémoire une immense expérience ouvrière, celle de Mai 68. Ce mouvement montre la capacité des travailleurs à étendre leur lutte, de proche en proche, d’usine en usine, de ville en ville. Il faut que les ouvriers aujourd’hui à la retraite racontent cette page de l’Histoire. À partir de 1967, la situation économique se détériore sérieusement en France, poussant le prolétariat à entrer en lutte. Dès le début 1967, se produisent des affrontements importants à Bordeaux (à l’usine d’aviation Dassault), à Besançon et dans la région lyonnaise (grève avec occupation à Rhodia, grève à Berliet), dans les mines de Lorraine, dans les chantiers navals de Saint-Nazaire, à Caen… Ces grèves préfigurent ce qui va se passer à partir du milieu du mois de mai 1968 dans tout le pays. On ne peut pas dire que l’orage ait éclaté dans un ciel d’azur. Entre le 22 mars et le 13 mai 1968, la répression féroce des étudiants mobilise de manière croissante la classe ouvrière portée par ses élans instinctifs de solidarité. Le 14 mai, à Nantes, de jeunes ouvriers lancent un mouvement de grève. Le 15 mai, le mouvement gagne l’usine Renault de Cléon, en Normandie ainsi que deux autres usines de la région. Le 16 mai, les autres usines Renault entrent dans le mouvement : drapeau rouge sur Flins, Sandouville et le Mans. L’entrée de Renault-Billancourt dans la lutte est alors un signal : c’est la plus grande usine de France (35 000 travailleurs) et depuis longtemps. Existe alors un adage : “Quand Renault éternue, la France s’enrhume”. Le 17 mai, la grève commence à toucher toute la France. C’est un mouvement totalement spontané. Partout, les jeunes ouvriers sont devant. Il n’y a pas de revendications précises : c’est un ras-le-bol qui s’exprime. Le 13 mai, une grande manifestation rassemble 9 millions de personnes dans la rue. C’est un véritable raz de marée ! Le 18 mai, il y a un million de travailleurs en grève à midi. Le 22 mai, il y en a 8 millions. C’est alors la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier international. Tous les secteurs sont concernés : industrie, transports, énergie, postes et télécommunications, enseignement, administrations, médias, laboratoires de recherche, etc. Au cours de cette période, les facultés occupées, certains bâtiments publics comme le Théâtre de l’Odéon à Paris, les rues, les lieux de travail deviennent des lieux de discussion politique permanente. “On se parle et on s’écoute” devient un slogan.
Le même besoin de solidarité anime aujourd’hui la classe ouvrière. Combien de fois a-t-on pu entendre dans les cortèges des mots d’ordre tels que : “c’est tous ensemble que nous devons lutter”, ou bien “ce n’est pas seulement pour nous que nous nous battons, mais pour tous les autres secteurs et les générations à venir”. L’enthousiasme de se retrouver tous ensemble dans la rue chaque semaine en manifestant, d’être unis et solidaires, au-delà des secteurs et des corporations, en témoigne. Après une décennie d’atonie sociale, le mouvement actuel ne pouvait être qu’un premier petit pas sur la longue route qui mène vers les luttes massives. Pour réaliser les pas suivants, pour parvenir à construire un rapport de force face au gouvernement, et freiner ses attaques, il faudra éviter le piège de la grève “par procuration” et parvenir à étendre le mouvement dès le début à tous les secteurs, en prenant nos luttes en main, en nous auto-organisant, en nous regroupant dans des assemblées générales, massives, souveraines et autonomes, pour y débattre et prendre ensemble les décisions, pour lutter en tant que classe. Le mouvement actuel, malgré toutes ses faiblesses, porte les germes de cette dynamique future, car il a remis au-devant de la scène sociale le fait que les travailleurs subissent tous la même exploitation, les mêmes attaques et, surtout, qu’ils peuvent mener ensemble une lutte animée par le besoin d’unité et de solidarité.
Plus que jamais, l’avenir appartient à la lutte de classe !
Claudine, 13 janvier 2020
Le mouvement contre la réforme des retraites a été mené de bout en bout sous le contrôle des syndicats. Ce sont eux qui ont appelé à la grève, eux qui ont choisi et organisé les journées d’action, eux qui ont dirigé les rares assemblées générales. Et ce sont eux qui nous ont menés volontairement à la défaite. Il ne faut pas être naïf, le gouvernement et les syndicats se sont concertés durant 2 ans… pour se préparer et parvenir à faire passer cette réforme !
Le gouvernement devait se donner toutes les garanties pour que cette attaque de grande ampleur, annoncée par Macron en 2017 comme un véritable “big bang”, ne provoque pas une riposte massive de toute la classe ouvrière. Philippe s’est donc appuyé sur la collaboration des “partenaires sociaux” que sont les syndicats pour saboter l’inévitable explosion de colère de l’ensemble des travailleurs.
Cette attaque générale contre toute la classe ouvrière ne pouvait en effet que déclencher une réaction d’indignation et de colère spontanée dans un secteur particulièrement combatif, celui des transports. Pour les cheminots, “trop, c’est trop” : après avoir mené plusieurs mouvements ces dernières années, notamment la “grève perlée” de 2018, contre la dégradation de leurs conditions de travail, contre la remise en cause de leur statut, et où ils n’avaient rien obtenu, l’attaque contre leur régime de retraite ne pouvait déboucher que sur une volonté de repartir en lutte de façon encore plus déterminée avec le mot d’ordre : “Maintenant ça suffit ! On ne lâchera rien !”. Cette combativité dans le secteur des transports risquait de déboucher sur une explosion incontrôlable avec le danger de faire tache d’huile du fait que l’attaque générale contre les retraites a soulevé une colère générale de toute la classe ouvrière.
La classe dominante dispose de multiples moyens pour “tâter le pouls” du mécontentement social (dans un pays où Macron, le “Président des riches”, est devenu l’homme le plus détesté dans la majorité de la population) : sondages d’opinion, enquêtes de police pour “prendre la température” des secteurs “à risque”, et en premier lieu la classe ouvrière. Mais l’instrument le plus important de ce “thermomètre social” est constitué par l’appareil syndical qui est bien plus efficace encore que les sociologues des instituts de sondage ou que les fonctionnaires de police. En effet, cet appareil a comme fonction d’être l’instrument par excellence d’encadrement des exploités au service de la défense des intérêts du Capital. L’appareil syndical de l’État capitaliste dispose d’une expérience de près d’un siècle. Il est particulièrement sensible à l’état d’esprit des travailleurs, à leur volonté et à leur capacité d’engager des combats contre la bourgeoisie. Ce sont les forces d’encadrement de la classe ouvrière qui sont chargées d’avertir en permanence les patrons et le gouvernement du danger représenté par la lutte de classe. C’est d’ailleurs à cela que servent les rencontres et concertations périodiques entre les dirigeants syndicaux et le patronat ou le gouvernement : élaborer ensemble, main dans la main, la meilleure stratégie permettant au gouvernement et au patronat de porter ses attaques contre la classe ouvrière avec le maximum d’efficacité.
Les syndicats ont parfaitement compris que la classe ouvrière en France n’était plus disposée à courber encore l’échine et à encaisser sans broncher de nouvelles attaques. La classe dominante sait également que le prolétariat n’a aujourd’hui plus la moindre illusion sur une possible “sortie du tunnel” : tous les travailleurs ont maintenant conscience que “ça va être de pire en pire” et qu’ils n’auront pas d’autre choix que de se battre pied à pied tous ensemble pour défendre leurs conditions de vie et l’avenir de leurs enfants. Ainsi, la côte de popularité du mouvement des Gilets jaunes contre “la vie chère” et la misère, il y a tout juste un an, a été un bon indicateur de la colère qui grondait dans les entrailles de la société : 80 % de la population disaient soutenir, comprendre ou avoir de la sympathie pour ce raz-de-marée anti-Macron (même si la classe ouvrière ne se reconnaissait pas dans les méthodes de contestation (1) de ce mouvement interclassiste initié par les petits patrons asphyxiés par les taxes sur le carburant). La bourgeoisie, avait donc parfaitement perçu, ces deux dernières années, une véritable montée de la combativité ouvrière. La ténacité des urgentistes ou des postiers, en grève durant des mois, en était aussi un indice. La multiplication des luttes dans les secteurs de la grande distribution, des chauffeurs de bus ou dans l’aviation en était un autre.
Face à l’accumulation de mécontentement des exploités, la bourgeoisie française devait donc “accompagner” l’application de la réforme des retraites d’un “pare-feu” pour canaliser, encadrer, diviser, épuiser la riposte inévitable du prolétariat.
Haïs aujourd’hui au sein des cortèges des manifestants pour avoir “poignardé le mouvement dans le dos”, la CFDT et l’UNSA ont parfaitement joué leur rôle de “syndicats responsables et réformistes”. Ce fut une vraie pièce de théâtre (2) :
– Acte 1 : la CFDT tricote un texte avec le gouvernement durant 2 ans en affirmant qu’elle veut un régime universel “juste et équilibré” mais qu’elle refuse la notion d’ “âge pivot”, véritable provocation qui n’a pour raison d’être que de focaliser sur elle toute la colère et ainsi détourner l’attention du sujet véritable, l’attaque générale contre les retraites ; le gouvernement réfléchit.
– Acte 2 : le 11 décembre, le gouvernement annonce officiellement… roulement de tambours… que l’âge pivot sera finalement dans la réforme ; la CFDT est vent debout, parce que la “ligne rouge” a été franchie, et rejoint le “front syndical”, tout l’espace médiatique est occupé par ce “débat” : âge pivot ou pas. Les gens de théâtre appellent ce moment “jouer la grande scène du II”.
– Acte 3 : finalement, ô grande surprise, le vendredi 10 janvier, à Matignon, le gouvernement recule sur “l’âge pivot” ; la CFDT et l’UNSA crient à la victoire et quittent le mouvement.
Les spectateurs repartent avec dans leur poche le “système de retraite à points”, c’est-à-dire des années de travail en plus et une pension de retraite rabotée.
Il y a 25 ans, le gouvernement Juppé avait usé peu ou prou de la même stratégie : mener une attaque générale contre la classe (la réforme de la Sécurité sociale qui signifiait une dégradation de l’accès aux soins pour tous) et une attaque spécifique contre un secteur particulier (la réforme du régime spécial des cheminots, qui leur imposait de travailler 8 ans de plus !). Après un mois de grève, avec des cheminots ultras-combatifs à la pointe du mouvement, Juppé avait reculé et les syndicats avaient crié à la victoire… le statut des cheminots était sauvé. Ce secteur, véritable “locomotive” de la contestation sociale, rentrait donc en gare, en reprenant le travail et en sonnant ainsi la fin du voyage, celle du mouvement, pour tous. Ainsi le gouvernement pouvait maintenir sa réforme de la sécurité sociale.
Cette manœuvre, éculée, semble moins bien fonctionner aujourd’hui. Personne ne crie victoire, mis à part la CFDT et l’UNSA, donc. Tout le monde dénonce ce piège pour ce qu’il est : une fumisterie, un stratagème pour faire passer la pilule. Même dans la presse, le secret est éventé.
Si donc, malgré leur détermination, les centaines de milliers de manifestants cessent aujourd’hui peu à peu le combat sans que le gouvernement ait retiré son attaque générale contre les retraites, c’est que la manœuvre était plus ample et complexe. Aux côtés des syndicats “réformistes”, les “radicaux”, la CGT, FO et Solidaires, ont tenu leur rôle pour isoler et épuiser les grévistes. Compte-tenu du niveau de colère et de combativité de notre classe, cette usure programmée a simplement été plus longue que prévue. Il a même fallu tout le savoir-faire de ces spécialistes du sabotage des luttes pour parvenir à leurs fins.
Dès la rentrée de septembre, la campagne sur la réforme des retraites est officiellement lancée. FO, Solidaires et la CGT font feu de tout bois. Comment ? Par la multiplication des journées d’action sectorielles. À chaque boîte, sa journée de grève et ses revendications spécifiques. “Chacun pour soi, les syndicats pour tous”. Le but est d’épuiser les velléités de luttes avant de lancer un mouvement plus ample et sous contrôle.
Seulement, cette dispersion organisée est très critiquée. Dans les manifestations, les ouvriers qui expriment leur mécontentement face à cette division ne sont pas rares, ils veulent que les syndicats rassemblent car “on est tous dans la même galère, il faut qu’on se batte tous ensemble”. L’annonce, le 20 septembre, de la grande manifestation unitaire du 5 décembre répond à cette poussée. Là encore, rien n’est laissé au hasard : cette date est choisie parce qu’elle est suffisamment lointaine (plus de deux mois) pour poursuivre, durant tout ce laps de temps, l’éparpillement et l’épuisement. Elle est aussi juste avant les fêtes de fin d’année et la fameuse trêve des confiseurs, propice à rendre tout blocage des transports impopulaire et à isoler les plus combatifs.
Durant les mois d’octobre et de novembre, les syndicats “radicaux” poursuivent leur travail de sape par leurs grèves isolées et sectorielles. Alors que la colère ouvrière est palpable, dans de multiples secteurs, ils se gardent bien de proposer des AG ouvertes et rassemblant largement, d’unifier les entreprises et les secteurs entre eux par l’envoi de délégations massives pour discuter et étendre la grève. Rien de tout cela ! Juste des grèves et des actions isolées en attendant la promesse de la grande manifestation du 5 décembre. Mais cette stratégie d’épuisement et de démoralisation est une nouvelle fois insuffisante. La classe ouvrière continue de pousser, et la combativité de monter.
Le 16 octobre, les cheminots arrêtent brutalement le travail suite à un accident ferroviaire dans les Ardennes. Spontanément, en utilisant leurs téléphones, ils se préviennent les uns les autres et étendent ainsi la grève à toute une partie de la SNCF. Les agents d’Île-de-France se montrent particulièrement combatifs. Les lignes de RER sont bloquées. Les syndicats prennent le train en marche et chapeautent cette grève en appelant au “droit de retrait”. En d’autres termes : ils collent à la mobilisation qui se met en marche. La bourgeoisie goûtera peu cette autonomie ouvrière et cette dynamique de prise en main et d’extension de la lutte, au point que gouvernement et patronat dénoncent l’illégalité de cette “grève sauvage” et menacent de sanctions les grévistes. Ce qui permettra aux syndicats de reprendre définitivement le contrôle de la situation en s’érigeant comme protecteurs des grévistes et défenseurs du droit de grève. Durant ce mois d’octobre, la SNCF va en fait connaître un certain nombre de grèves sauvages, notamment dans le centre de maintenance de Châtillon où, sans l’avis des syndicats, 200 ouvriers sur 700 se regroupent pour se dresser contre des mesures qui aggravent les conditions de travail, mesures qui sont vite retirées afin de stopper la grève immédiatement et ainsi éviter que le mouvement ne soit connu et ne donne des idées aux travailleurs. (3)
Les syndicats sont donc avertis, ils doivent se montrer plus combatifs et coller au mouvement afin d’en avoir le parfait contrôle. Le 9 novembre, la CGT rejoint l’UNSA-ferroviaire (4) et Sud/Solidaires, dans l’appel à la grève reconductible du 5 décembre. Elle annonce que cette action sera aussi menée à la SNCF. Puis la CFDT-cheminots annonce être aussi du mouvement. (5)
Mais derrière le “front syndical” et les discours sur l’unité de tous les secteurs, ils poursuivent tous dans les coulisses leur même travail de sape et de division. Leur sabotage de l’unité du mouvement dans le secteur hospitalier est particulièrement caractéristique : depuis le mois de mars, les syndicats et leurs “collectifs inter-urgences” mènent des actions ultra-corporatistes, séparant la contestation des urgentistes de tous les autres services hospitaliers. Mais sous la pression grandissante de la volonté de “se battre tous ensemble”, ils changent de discours et appellent à deux manifestations “unitaires”, les 14 et 30 novembre, unitaires à… la fonction hospitalière ! Cela afin de mieux séparer cette lutte du mouvement général contre la réforme des retraites, au nom de la “spécificité des hôpitaux” (et donc surtout mieux diviser). Cette décision syndicale engendrera une véritable bronca au sein des AG des agents hospitaliers et nombre d’entre eux se mobiliseront tout de même, hors des consignes syndicales, le 5 décembre.
Lors des grandes manifestations de décembre, le besoin de solidarité entre les secteurs et les générations, de se battre tous ensemble, est repris par les slogans crachés par les haut-parleurs des camionnettes syndicales. Pour en faire quoi ? Rien. Juste répéter ces slogans en boucle lors de chaque journée d’action. Mais concrètement, chaque secteur est appelé à défiler dans son pré-carré syndical, parfois même délimité, parqué, coupé des autres, par une corde et un “service d’ordre”, l’ordre syndical. Aucun grand rassemblement pour discuter en fin de manifestation, alors que nombre de travailleurs en ont exprimé le souhait. Les syndicats et les flics dispersent les foules. Le temps presse : les cars doivent partir.
En cette mi-décembre, les cheminots de la SNCF et de la RATP en grève ont conscience que, s’ils restent isolés, le mouvement est voué à la défaite. Alors que font les syndicats ? Ils organisent un simulacre d’extension : quelques représentants CGT partent à la rencontre de quelques autres représentants CGT d’une autre entreprise.
Lors des manifestations du samedi, officiellement organisées par les syndicats afin de permettre aux salariés du privé de participer au mouvement, la CGT, FO et Solidaires ne font aucun effort de mobilisation en direction des entreprises. Au contraire, tout leur discours focalise sur le courage des cheminots “qui se battent pour nous tous”, sur la force de blocage de ce secteur (sous-entendant que les autres travailleurs sont impuissants) et la nécessité de les soutenir en… alimentant les caisses de solidarité organisées surtout par la CGT en lieu et place de la solidarité active des travailleurs dans la lutte et l’extension du mouvement (même s’il était compréhensible que tout le monde éprouve le besoin d’aider les cheminots financièrement du fait de leur perte d’un mois de salaire !). Tout au long de décembre, les syndicats cultivent la grève par procuration !
Ainsi, seuls en grève “illimitée”, les cheminots sont encouragés à tenir, “coûte que coûte” durant les 15 jours des fêtes de fin d’année avec le mot d’ordre : pas de trêve des confiseurs !
Mais là encore, les médias qui dénoncent “la prise en otage des familles qui veulent simplement se réunir pour Noël”, ces deux semaines de “trêve” durant lesquelles les cheminots se battent seuls, ne suffisent pas à épuiser la colère et la combativité générale, ni à rendre la grève “impopulaire”.
Le 9 janvier, la nouvelle journée de mobilisation multisectorielle voit à nouveau des centaines de milliers de manifestants affluer, toujours aussi déterminés à refuser la réforme.
Le 10 janvier, Phillipe négocie avec les syndicats et annonce “un dialogue constructif et des avancées”, promettant de demander dès le lendemain au Président Macron s’il est possible de retirer “l’âge pivot”. Tous les syndicats saluent cette victoire, cette grande victoire pour la CFDT et l’UNSA, ce petit pas en avant pour la CGT, FO et Solidaire montrant que le gouvernement commencerait à reculer sous la pression de la rue et des grévistes du secteur des transports.
Le lendemain donc, nouvelle manifestation. Ce samedi 11 janvier, à Marseille, les syndicats organisent des animations en fin de manifestation, pour rendre impossible toute discussion. À Paris, ils laissent le champ libre aux policiers pour gazer une nouvelle fois, disperser, et même tabasser des manifestants. Il ne faut pas que ces derniers puissent débattre. Mais surtout, l’affluence ce jour-là est en très nette baisse, les trains commencent à reprendre les voies, l’usure se fait sentir, l’ambiance au sein des cortèges moins massifs est moins combative. Le coup d’estocade peut être porté. Philippe annonce le retrait de “l’âge pivot”… temporairement. Le timing est parfait.
Alors maintenant que le mouvement s’essouffle, que les grévistes cheminots n’en peuvent plus, financièrement exsangues, qu’ils reprennent peu à peu le travail, que font les syndicats “radicaux” ? Ils en appellent bien sûr à l’extension du mouvement qui est dans une dynamique de reflux, haranguant le privé de “prendre le relais”, dénonçant la “lâcheté de la grève par procuration” ! Il fallait entendre Monsieur Mélenchon, le 9 janvier, sur toutes les chaînes, lancer : “La grève par procuration, ça commence à bien faire, il faut que tout le monde s’y mette !”.
Maintenant, ils n’ont que les mots “assemblées générales souveraines” à la bouche pour faire croire qu’ils ne sont que les porte-paroles des ouvriers et que si certains continuent à s’épuiser seuls à être en grève, ils n’y peuvent rien, “c’est l’AG et la base qui décident si les cheminots veulent perdre encore des jours de salaire” (dixit le dirigeant de la CGT, Philippe Martinez sur les plateaux télé).
Maintenant, ils multiplient les actions pour mieux constater que les ouvriers ne veulent pas renforcer et généraliser la mobilisation et donc mettre sur leur dos la défaite ! Cette semaine, ce ne sont pas moins de trois journées d’action, les 14, 15 et 16 janvier, auxquelles les syndicats appellent alors même que les cheminots reprennent le travail progressivement.
Maintenant, le meneur de la CGT, Monsieur Martinez, faisant écho à celui du Parti La France Insoumise de Monsieur Mélenchon, est sur tous les plateaux, toutes les radios, et au milieu des grévistes pour dénoncer les violences policières… qui durent depuis des mois ! Alors que les syndicats (CGT en tête) ont laissé faire jusqu’à présent les tabassages de manifestants, les dispersions des fins de manifestations à coup de grenades lacrymogènes, sans broncher et sans protester. Il a fallu que Mélenchon se mette à appeler à la démission du Préfet de police de Paris pour que les syndicats se mettent aussi à crier à hue et à dia contre la répression des grévistes.
Maintenant, tous les syndicats vont jouer le jeu des négociations avec le gouvernement pour la “prise en compte de la pénibilité”, nouvelle étape pour un émiettement corporatiste du mouvement alors que tout le monde travaille sous pression et que l’exploitation est pénible pour tous ! Ce “volet des négociations” est sérieusement à l’étude avec un unique objectif : diviser, voire mettre en concurrence les ouvriers dans des négociations perdues d’avance, branche par branche, pour déterminer si tel travail est plus “pénible” que tel autre. Le “front syndical” fera sans doute belle figure lorsque la CGT-cheminots et la CFDT-Carrefour se tireront la bourre pour savoir qui a le travail le plus “pénible” !
Les syndicats avaient fait le même coup lors de la grève des cheminots de l’hiver 1986 en appelant à l’extension de la grève, à la fin du mouvement, alors que les cheminots commençaient à reprendre le travail. (6) En fait, ce que cherchent ces pompiers sociaux professionnels, c’est l’extension et le renforcement de la défaite pour couper l’herbe sous le pied et tenter de casser les reins de la classe ouvrière. Ceci afin de donner toutes les garanties au gouvernement pour que cette réforme puisse passer au Parlement sans difficultés (et ainsi permettre au gouvernement de faire passer d’autres attaques) !
Non, la classe ouvrière n’a pas à se laisser culpabiliser par les syndicats !
Non, ceux qui reprennent le travail ne sont pas des briseurs de grève !
Non, les secteurs qui ne sont pas rentrés en lutte n’ont pas manqué de courage et de solidarité !
Ce sont les syndicats, main dans la main avec le gouvernement, qui ont planifié et orchestré cette défaite !
Ce sont les syndicats, main dans la main avec le gouvernement, qui ont empêché toute unité possible, toute extension réelle du mouvement !
La classe ouvrière, au contraire, doit être consciente du pas qu’elle a fait. Après dix années d’atonie, suite au long mouvement appelé par tous les syndicats unis, épuisant et impuissant, de 2010, les travailleurs ont commencé à redresser la tête, à vouloir lutter ensemble, à vouloir s’unir, à se reconnaître comme des frères de classe. Ces derniers mois ont été animés par le développement de la solidarité entre les secteurs et entre les générations !
Voilà la victoire de ce mouvement car le vrai gain de la lutte, c’est la lutte elle-même où toutes les catégories professionnelles, toutes les générations se sont enfin retrouvées ensemble dans un même combat de rue contre une réforme qui est une attaque contre tous les exploités ! Et voilà ce que vont s’évertuer à vouloir effacer le gouvernement et les syndicats dans les semaines et les mois à venir.
À nous de nous rassembler pour débattre, discuter, tirer les leçons, pour ne pas oublier et, lors des luttes de demain, être encore plus nombreux et plus forts en commençant à comprendre et à déjouer les syndicats, ces professionnels… de la défaite. Ils seront toujours les derniers remparts de l’État dans les rangs ouvriers pour la défense de l’ordre capitaliste !
Léa, 14 janvier 2020
(1) L’occupation des ronds-points, l’agitation ostentatoire des symboles républicains et nationalistes tels que les drapeaux tricolores ou La Marseillaise.
(2) Cf. nos tracts dans lesquels nous annoncions la manœuvre dès le début du mois de décembre.
(3) La déclaration des ouvriers de Châtillon a été publiée dans le RI n° 479. En voici un très court extrait : “Nous agents grévistes du matériel au Technicentre de Châtillon, sur le réseau TGV Atlantique, avons cessé le travail massivement depuis lundi 21 octobre au soir, sans se concerter ou être encadrés par les syndicats. (…) Notre colère est réelle et profonde, nous sommes déterminés à nous battre jusqu’au bout de nos revendications, pour le respect et la dignité. …) Marre des réorganisations, des bas salaires, des suppressions d’emplois et des sous-effectifs ! Nous appelons l’ensemble des cheminots à relever la tête avec nous, car la situation aujourd’hui à Châtillon est en réalité le reflet d’une politique nationale”.
(4) … alors que l’UNSA des autres secteurs n’appelle pas à faire grève ! En fait, là aussi, l’UNSA-ferroviaire est contrainte de coller à la combativité du secteur sous peine d’être complètement discréditée.
(5) … alors qu’au niveau national, la CFDT n’appelle pas plus à la grève !
(6) Nous republions ci-contre un article tirant les leçons de cette lutte : “SNCF décembre 1986 : Les ouvriers peuvent se battre sans les syndicats”.
Après l’assassinat ciblé par les États-Unis du stratège militaire iranien de premier plan, Qassem Soleimani, les discussions dans de nombreuses capitales du monde, en particulier en Europe occidentale (qu’elles aient ou non exprimé un soutien explicite à l’action américaine) ont porté sur la nécessité d’éviter une “escalade” des tensions militaires au Moyen-Orient. Commentant la nature limitée de la réponse initiale de l’Iran (une attaque de missiles sur des bases aériennes américaines en Irak qui semble avoir causé peu de dommages ou de pertes humaines), les mêmes voix ont poussé un soupir de soulagement, espérant que l’Iran allait maintenant annoncer une désescalade.
Mais la montée des confrontations militaires au Moyen-Orient (et la contribution particulière des États-Unis à celle-ci) a des racines plus profondes et plus larges que l’impasse actuelle entre l’Iran et le gouvernement Trump. Déjà à l’époque de la guerre froide, cette région stratégiquement vitale avait été le théâtre d’un certain nombre de guerres par procuration entre les blocs américain et russe, notamment les guerres arabo-israéliennes de 1967 et 1973 et les “guerres civiles” qui ont déchiré le Liban et l’Afghanistan, de même que la guerre entre l’Iran et l’Irak dans les années 1980. Avec l’effondrement du bloc russe, les États-Unis ont cherché à s’imposer comme la seule superpuissance mondiale, exigeant de leurs anciens partenaires du bloc occidental qu’ils se joignent à la première guerre du “nouvel ordre mondial” de Bush Senior contre l’Irak de Saddam en 1991. Mais ce nouvel ordre mondial s’est vite révélé être une illusion. Au lieu de parvenir à une nouvelle stabilité mondiale (qui serait bien sûr dominée par les États-Unis), chaque nouvelle aventure militaire américaine ne faisait qu’accélérer le glissement vers le chaos : l’état actuel des deux pays qu’ils ont envahis au début du nouveau siècle, l’Afghanistan et l’Irak, en fournit de nombreuses preuves. Sous Obama, les revirements des États-Unis dans ces pays et la nécessité de “pivoter” vers l’Extrême-Orient pour faire face au défi croissant de la Chine, ont encore souligné l’affaiblissement de l’emprise de l’impérialisme américain sur le Moyen-Orient. En Syrie, il a dû céder de plus en plus de terrain à la Russie de Poutine, qui a maintenant formé une alliance avec la Turquie (membre de l’OTAN) pour disperser les forces kurdes qui détenaient auparavant le nord de la Syrie avec le soutien des États-Unis. (1) Mais si les États-Unis ont battu en retraite, ils ont continué à insister sur le fait qu’ils ne se sont en aucun cas retirés de la région. Ils ont plutôt réorienté leur stratégie vers un soutien sans faille à leurs deux alliés les plus fiables dans la région : Israël et l’Arabie saoudite. Sous Trump, ils ont pratiquement abandonné toute prétention à jouer le rôle d’arbitre entre Israël et les Palestiniens, soutenant sans hésiter les mouvements ouvertement annexionnistes de Netanyahou. De même, ils n’ont aucun scrupule à soutenir le régime saoudien qui mène une guerre brutale au Yémen et qui assassine effrontément des porte-parole de l’opposition comme le journaliste Jamal Khashoggi, tué et démembré à l’ambassade saoudienne à Istanbul. Surtout, ils ont accentué la pression sur leur principal ennemi dans la région, l’Iran.
L’Iran est une épine dans le pied des États-Unis depuis la soi-disant révolution islamique qui a renversé le Shah, fortement pro-américain, en 1979. Dans les années 1980, ils ont soutenu la guerre de Saddam contre l’Iran afin d’affaiblir le nouveau régime. Mais le renversement de Saddam en 2003 a ouvert une grande partie de l’Irak à l’influence iranienne : le gouvernement irakien de Bagdad, dominé par les chiites, est étroitement lié au régime de Téhéran. Cela a fortement accru les ambitions impérialistes de l’Iran dans tout le Moyen-Orient : il a établi une sorte “d’État dans l’État” via le Hezbollah au Liban et constitue le principal soutien des forces houtistes qui combattent l’Arabie saoudite et ses mandataires au Yémen. Et Soleimani a été le principal architecte de l’impérialisme iranien dans ces aventures et d’autres encore.
La décision de Trump d’entériner l’assassinat de Soleimani n’était donc pas basée sur un simple caprice de ce président américain, certes imprévisible, mais fait partie d’une stratégie impérialiste soutenue par une partie considérable de la bourgeoisie américaine, même si la poursuite de sa logique a certainement accentué les divisions au sein de l’appareil politico-militaire de la classe dirigeante américaine. Elle a fâché ceux qui ont soutenu l’approche plus conciliante d’Obama envers l’Iran, telle qu’elle est incarnée dans l’accord sur le programme nucléaire iranien, l’un des premiers accords diplomatiques à être abandonnés par Trump lorsqu’il est devenu président. Cette tentative de jeter des ponts avec l’Iran a également été l’approche des principales puissances européennes, y compris la Grande-Bretagne, qui ont de nouveau exprimé leurs doutes sur la politique de Trump après l’assassinat de Soleimani.
Ces critiques bourgeoises contre Trump ont déploré de ne pouvoir percevoir la vision à long terme derrière l’assassinat de Soleimani, à laquelle visiblement Trump n’avait pas réfléchi. Elles continuent à affirmer leur engagement en faveur de solutions rationnelles, politiques et diplomatiques aux conflits et rivalités guerrières qui se répandent dans le monde entier. Mais le glissement du capitalisme vers le militarisme n’est pas le produit de Trump ou d’autres mauvais dirigeants, mais de l’impasse historique du système capitaliste ; ces factions bourgeoises “responsables” ne sont pas moins dépendantes de la machine militaire que Trump et d’autres populistes (la guerre des drones au Moyen-Orient et dans les régions avoisinantes a été initiée sous Obama).
L’administration de Trump est fondée sur la reconnaissance que l’ancien ordre des alliances militaires disciplinées, qui a prévalu pendant la guerre froide, et le projet de nouvel ordre mondial post-1989, sont tous deux morts et que la véritable dynamique dans le monde depuis 1989 est le “chacun pour soi” : c’est la véritable signification du slogan de Trump : “America First”. Ceci est l’expression, au niveau des relations internationales, de la décomposition sous-jacente de la société capitaliste elle-même, de la phase finale du déclin du capitalisme en tant que mode de production, déclin qui a d’abord été clairement signalé par le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Dans ce contexte, les États-Unis ne sont plus le “gendarme du monde”, mais le principal facteur de la descente dans le chaos. C’est pourquoi le “coup de dés” qui se joue derrière l’assassinat de Soleimani, indépendamment des fantasmes subjectifs de Trump ou de ses acolytes et partisans, ne peut avoir qu’un seul résultat : l’escalade de la barbarie militaire, que celle-ci se produise ou non à court ou à long terme. Comme le cauchemar en Syrie l’illustre de façon frappante, la première victime de cette escalade sera la masse de la population, le “dommage collatéral” du militarisme. En ce sens, qu’il soit intentionnel ou non, l’abattage de l’avion ukrainien au-dessus de Téhéran le même jour que la frappe de missiles iraniens contre des bases aériennes américaines démontre le coût humain réel de ces affrontements militaires.
L’aile gauche de la machine politique capitaliste (les démocrates et les “sociaux-démocrates” aux États-Unis, les corbynistes au Royaume-Uni, les trotskystes partout) ont leur propre programme lorsqu’ils attribuent la montée des tensions au Moyen-Orient à Trump ou à l’impérialisme américain. Cela découle de l’idée que les États-Unis ou les puissances occidentales sont les seuls impérialistes, et qu’ils sont opposés à des pays non-impérialistes ou même anti-impérialistes comme la Russie, la Chine ou l’Iran. Ceci est un mensonge : à notre époque, tous les pays sont impérialistes, des plus grands et des plus influents aux plus petits et aux moins grandes puissances mondiales. L’Iran, pas moins qu’Israël, ont leurs propres motivations impérialistes, qui s’expriment dans leurs tentatives d’utiliser des forces indirectes pour devenir la puissance dominante au Moyen-Orient. Et derrière elles se cachent les plus grands États impérialistes que sont la Russie et la Chine. En revanche, les exploités du capital, quel que soit l’État-nation qui préside à leur exploitation, n’ont aucun intérêt à s’identifier aux aventures impérialistes de leur propre classe dirigeante. La gauche, tout en appelant à la défense des nations dites “opprimées”, prétend également être du côté des exploités et des opprimés dans ces pays, où le long règne de l’économie de guerre ainsi que l’impact de la crise économique mondiale (à laquelle on peut ajouter le poids des sanctions américaines dans un pays comme l’Iran) (2) a certainement conduit à une accumulation massive de mécontentement social et d’opposition aux régimes existants dans tout le Moyen-Orient. Les révoltes populaires dans des pays comme le Liban, l’Irak et l’Iran au cours des deux dernières années en sont la preuve. Mais alors que les gauchistes clament leur soutien à ces mouvements, ils minent réellement la possibilité d’un mouvement de classe indépendant émergeant dans ces pays, parce qu’ils refusent de critiquer les faiblesses de ces révoltes où les différents intérêts de classe sont fusionnés. En effet, avec leur soutien au “nationalisme des opprimés”, les gauchistes ne peuvent que renforcer davantage la tendance de ces révoltes à prendre une direction nationaliste (comme avec les slogans anti-iraniens scandés lors des manifestations en Irak, ou le fait d’agiter le drapeau libanais comme une fausse solution aux divisions sectaires au Liban). Et maintenant que les régimes en Iran et en Irak cherchent pour l’instant à noyer le mécontentement envers le régime dans une campagne hystérique d’unité nationale anti-américaine, la gauche, en se faisant l’écho des slogans anti-américains, se révèle être une “meneuse de claques” de l’effort de guerre des ayatollahs. C’est une des ironies de la situation que l’assassinat de Soleimani par les États-Unis permette au régime de Téhéran de mettre en place des campagnes pour renforcer sa crédibilité en tant que défenseur des “intérêts nationaux” iraniens. Pourtant, malgré les images très médiatisées de centaines de milliers de personnes dans les rues pleurant Soleimani, nous doutons que les exploités et les opprimés d’Iran et d’Irak aient été entièrement pris dans la nasse de l’union nationale : il s’agit après tout du même Soleimani dont les forces d’élite ont été en première ligne de la répression impitoyable des protestations contre le régime, qui a laissé des centaines de cadavres dans les rues. Les manifestations antigouvernementales qui ont éclaté dans tout l’Iran immédiatement après que les autorités ont admis avoir abattu l’avion de ligne ukrainien montrent que “l’Union sacrée” promue par le régime après l’assassinat de Soleimani n’a pas de réelle solidité. La classe ouvrière en Iran a mené des luttes courageuses au cours des deux dernières années, révélant une fois de plus qu’elle a le potentiel (comme nous l’avons vu à certains moments en 1978-79) de fournir une direction à la masse de la population, d’intégrer son mécontentement dans un mouvement authentiquement prolétarien. Mais pour que cela se produise, les travailleurs d’Iran, d’Irak et d’autres pays en première ligne du conflit impérialiste devront développer leur capacité d’éviter tous les pièges tendus sur leur chemin, que ce soit sous la forme de nationalisme ou d’illusions dans la pretendue supériorité de “la démocratie occidentale”.
Et ils ne pourront pas faire ce pas en avant vital sans la solidarité active de la classe ouvrière internationale, surtout dans les pays centraux du système. Les luttes actuelles de la classe ouvrière en France indiquent que ce n’est pas un espoir perdu.
Contre l’escalade de la barbarie militaire, la seule voie pour l’humanité réside dans l’escalade de la lutte de classe internationale contre le capital, contre ses rivalités nationales, sa répression et ses guerres.
Amos, 12 janvier 2020
(1) Le “retournement de veste” de la Turquie d’Erdogan fonctionne cependant dans les deux sens, comme la plupart des alliances aujourd’hui : au Moyen-Orient, elle s’est tournée vers la Russie contre les États-Unis, mais en Libye, elle a envoyé des troupes pour soutenir le gouvernement d’entente nationale reconnu par l’ONU, contre les forces de Khalifa Haftar, qui sont soutenues par la Russie…
(2) Il faut également rappeler que le même Trump qui déclare hypocritement son soutien aux manifestations de la population iranienne contre la pauvreté et le chômage menace maintenant de rendre leurs conditions de vie encore plus désespérées en infligeant des sanctions économiques encore plus lourdes à l’Iran. Non moins hypocrite est la prétention de Trump de soutenir les manifestations qui ont suivi la chute de l’avion ukrainien, une tentative d’instrumentaliser la bévue de l’Iran et de répandre des illusions dans les scrupules moraux des puissances occidentales.
Dans son roman de 1957, Le Dernier Rivage, adapté au cinéma quelques années plus tard, Nevil Shute imaginait l’Australie comme le dernier endroit sur Terre où les humains avaient survécu après qu’une guerre nucléaire avait détruit l’hémisphère nord. C’était un court répit puisque la radioactivité mortelle se déplaçait vers le sud et l’histoire décrivait comment les différents personnages abordaient la mort de la planète ainsi que leur propre tragédie.
Aujourd’hui, au lieu d’abriter les derniers soubresauts de la civilisation décrit par Shute, le continent australien est un précurseur et un microcosme (un microcosme particulièrement significatif, aussi grand que l’Europe entière ou les États-Unis) d’une Terre transformée en désert par la soif avide et insatiable du capitalisme pour le profit. Tout ce qui est en lien avec le changement climatique d’origine anthropique, le réchauffement global et l’incapacité totale du capitalisme ne serait-ce que de commencer à faire face à cette menace mortelle pour l’humanité, tout comme les solutions bidon proposées notamment par les Verts, se manifeste aujourd’hui en Australie.
Nous pourrions mentionner de nombreux chiffres détaillés, des graphiques, la hausse des températures, les échelles, l’ampleur et l’étendue des incendies faisant rage actuellement à travers l’Australie. Nous pourrions encore signaler le nombre de maisons perdues, de morts et de malades occasionnés, mais il est suffisant ici de dire que tout cela atteint un niveau record et s’accroît davantage chaque jour dans des endroits toujours plus nombreux du continent, qu’à certains endroits les niveaux de pollution de l’air sont plus élevés que ceux de Pékin ou de Delhi. Dans la capitale de la Nouvelle-Galles du Sud, la pollution est onze fois supérieure à la normale. Dans la populeuse Sydney, les alarmes incendie se déclenchent, les ferries et les autres moyens de transport sont à l’arrêt, les écoles fermées. Les personnes souffrant de maladies respiratoires sévères engorgent hôpitaux et cabinets médicaux, et personne n’est averti que les masques de protection à la pékinoise qui font leur apparition sont plus qu’inutiles. Des gens rapportent que la fumée s’introduit même à l’intérieur de leur maison et ils s’inquiètent à raison des effets immédiats et à long terme sur leur santé. Les conditions deviennent de plus en plus dangereuses pour les pompiers, dont 85 % sont des volontaires (suite à la dernière vague de suppression d’emplois à temps plein de pompiers), et en raison des courtes pauses dans leur activité ils font face à l’épuisement, à l’intoxication par la fumée et au danger d’accident mortel.
Bien sûr, il y a toujours eu des incendies de brousse en Australie, mais l’ampleur, la durée et l’intensité de ces derniers événements les placent à un niveau inédit et dangereux. Tout comme “il y a toujours eu des feux de brousse”, il y a toujours eu des changements climatiques et des fluctuations du dipôle de l’océan Indien, qui affecte les phénomènes météorologiques en Australie et au-delà, réchauffant le sud-est tout en accroissant la pluviométrie en Afrique dans ce cas. Mais comme d’autres phénomènes météorologiques au niveau mondial (par exemple, El Niño), ils se distordent et s’intensifient jusqu’à atteindre des niveaux “sans précédent” selon les experts. Ceci est causé par l’accroissement du réchauffement global provoqué par les effets de l’augmentation du dioxyde de carbone dans l’atmosphère terrestre.
Aussi graves qu’ils soient, ce ne sont pas seulement les incendies de brousse et les pénuries d’eau qui témoignent des dangers à court et long termes pour la population en Australie et au-delà. La déforestation est en train de créer de plus en plus de déserts de poussière. L’Australie n’a rien à envier aux autorités brésiliennes ni aux autres complices de l’exploitation impitoyable des sols et de son ampleur. De vastes étendues, aussi loin que le regard peut porter, ont été privées de toute forme de végétation. Quant aux emblématiques koalas, ils ont été décimés bien avant ces incendies. Les immenses plaines créées pour l’agriculture intensive requièrent de grandes quantités d’eau et des tonnes d’engrais. Elles sont dénudées de toute pousse, laissant peu d’humidité dans le sol, ce qui de plus réduit la formation de nuages au-dessus d’elles. Comme ces plaines se dessèchent sous la chaleur, il ne reste qu’une terre aride se décomposant en poussière, balayée par le vent et arrosée de pesticides, une préoccupation supplémentaire pour les populations avoisinantes. Comme au Brésil de Bolsonaro, les défrichements illégaux et les déforestations ont été tolérés, voire encouragés par les diverses autorités australiennes. Tout ceci dans l’intérêt du capitalisme et de son inéluctable course aux profits. Étant donné les avertissements des experts sur les futurs développements climatiques, et que rien ne va changer concernant le besoin de profit du capitalisme, combien de temps encore de vastes zones d’Australie demeureront habitables pour les générations futures ?
Le gouvernement de coalition dirigé par “l’homme du peuple”, le Premier ministre Scott Morrison, contrairement à son prédécesseur, Tony Abbot, accepte l’idée que le “réchauffement global” existe mais qu’il est “sous contrôle” (comme il l’est en Australie en ce moment !). Sa position et celle de son gouvernement ne sont fondamentalement pas différentes de celle d’Abbot, qui disait que le réchauffement global “était probablement une bonne chose”, qu’il “verdissait la planète et accroissait les rendements agricoles, rendant la vie plus sûre et plus agréable”, et qu’il n’y avait pas beaucoup de chances de le stopper de toute façon. Morrison a gagné l’élection sur cette base : “ne pas avoir peur du charbon”, affirmant qu’il ne placerait pas le changement climatique avant les emplois, que le lien avec les incendies de brousse existait vraiment “parmi beaucoup d’autres facteurs” mais était une “question secondaire” et “au sujet de laquelle il n’y avait pas à s’inquiéter”. Le gouvernement et son secteur de l’énergie n’ont pas de politique cohérente à propos du changement climatique et ils ne sont pas différents de la grande majorité des principales puissances. Ils utilisent actuellement des crédits carbone en lien avec des manipulations comptables afin de prétendre agir en faveur de la réduction des émissions promises par le gouvernement australien. Le gouvernement fédéral détourne le problème vers les autorités locales, étatiques et territoriales, “décentralisant” la question, évitant et sapant ainsi toute forme de responsabilité ou d’approche cohérente. Cette tactique de “décentralisation” est une vieille astuce de l’État démocratique qui facilite aussi le “diviser pour régner”. Pendant ce temps, le parlement de Nouvelle-Galles du Sud essaie de faire passer une loi qui amoindrirait toute considération climatique dans la production de charbon. Les très lucratives exportations de charbon australien s’élèvent à 36 milliards de livres sterling par an selon certains rapports. Sept nouvelles mines à ciel ouvert ont été mises en service dans le Queensland. Fondamentalement, comme tous les gouvernements quelle que soit leur couleur, la réponse du gouvernement australien a été de nier, détourner et obscurcir la question du changement climatique tout en poursuivant rapidement la spoliation du territoire au nom de l’intérêt national et du profit.
Le Verts font plus de bruit autour du changement climatique, mais quand ils en viennent au fond du problème, ils sont clairement à mettre dans le même sac que le gouvernement et ses politiciens. Le “mouvement vert” ressemble beaucoup au mouvement pacifiste. En fait, en Australie, comme dans toutes les principales démocraties, les deux mouvements, leur structure et leur personnel, sont interchangeables et interchangent réellement à certains moments de l’histoire.
La principale similarité entre les deux mouvements est qu’ils existent pour promouvoir et plaider ce que le capitalisme ne peut pas offrir : un système sans profit, sans concurrence et sans guerre. Ils ne représentent pas seulement des diversions à la nécessité pour le prolétariat d’affronter le capitalisme dans son ensemble, ils sont aussi d’importants soutiens pour la perpétuation du système et sont ainsi partiellement responsables des effets cumulatifs de sa décomposition. Pour les Verts, la lutte du travail contre le capital doit être évitée pour que réussissent leurs “réformes”, réformes qui n’ont en réalité aucune chance de réussir puisque le capitalisme est par nature un système d’exploitation destructeur.
Pour les Verts, généralement la situation “requiert l’attention du gouvernement” et “l’intervention” dans le secteur “bancaire”. L’intervention de l’État est aussi requise pour “de nouveaux emplois issus des sources d’énergie neutres en carbone”, et le parlement (les Verts tout comme les pacifistes sont très portés sur le parlement et la démocratie) devrait “sauver le peuple” : c’est le même parlement qui, en réalité, représente les intérêts du capital contre “le peuple” en général et la classe ouvrière en particulier. Pour les Verts, la classe ouvrière devrait soutenir son ennemi, se sacrifier pour lui et renoncer à ses luttes sur son terrain de classe.
Pour certains Verts en Australie, et sans aucun doute ailleurs, les incendies ont été accueillis comme “une dernière piqûre de rappel” (dans une longue série de “dernières piqûres de rappel”). L’idée de ces activistes est qu’étant donné les dommages croissants causés par les incendies et les inondations, les compagnies d’assurance refuseront de couvrir ceux-ci ainsi que d’autres risques critiques associés au réchauffement global et, par conséquent, les banques ne prêteront plus aux entreprises productrices d’énergie fossile et investiront à la place dans des “solutions vertes”.
Le problème fondamental de cette approche est qu’elle est basée sur la supposition que le capitalisme est un système “ouvert à la raison”, qui adoptera une approche logique et fera ce qui est le mieux pour le monde. Toutes les preuves dont nous disposons depuis le début du siècle dernier nous montrent que ce n’est pas le cas, comme illustré par deux Guerres mondiales et de nombreuses guerres irrationnelles et illogiques depuis lors, à mesure que le capitalisme s’enfonce davantage dans le déclin. Peu importe la “radicalité” apparente de ces Verts, leur seul objectif est de faire croire qu’il est possible de réformer le système à travers les compagnies d’assurance, les banques et “l’exploitation verte”. Mais la principale fonction de l’idéologie verte, comme de son jumeau pacifiste, est d’embrouiller et démobiliser la classe ouvrière, de la détourner de sa lutte contre le capital et la ramener vers l’ “intérêt national”.
Ce qui démasque vraiment le mouvement Vert (et cause beaucoup de dissensions internes au sein de ces groupes) est le développement du militarisme et de la guerre. Quand les Verts sont clairement pacifistes, comment abordent-ils la question de la guerre impérialiste ? Compte tenu de leur soutien aux intérêts nationaux, leur approche est celle de l’influent parti écologique en Allemagne qui a soutenu la “guerre contre le terrorisme” de leur État en Afghanistan et ses “expéditions” militaires extérieures. Les Verts en général vont laisser l’appareil militaire et répressif de l’État non seulement intact mais renforcé, agressif et fonctionnant à l’énergie fossile.
Les terrifiants incendies australiens et toutes les magouilles politiciennes autour d’eux sont un exemple supplémentaire de la course du capitalisme dans son ensemble vers la destruction. Le capitalisme n’agit pas pour le bien de l’humanité mais pour l’accumulation du capital et la conquête militaire. La raison n’entre pas en ligne de compte : “Le capital est un rapport mondial entre les classes, basé sur l’exploitation du travail salarié et de la production pour la vente afin de réaliser des profits. La recherche constante de débouchés pour ses produits entraîne une concurrence impitoyable entre les États-nations pour la domination du marché mondial. Et cette concurrence exige que chaque capital national se développe ou meure. Un capitalisme qui ne cherche plus à pénétrer le dernier recoin de la planète et à croître sans limite ne peut exister. De même, le capitalisme est totalement incapable de coopérer à l’échelle mondiale pour répondre à la crise écologique, comme l’a déjà démontré l’échec lamentable des différents sommets et protocoles climatiques”.
De l’ “autre côté” du capital se tient le travail. Ce dernier est déjà monté à l’assaut du ciel autrefois et il lui faudra réitérer ce combat en tant que seule force capable d’offrir une possibilité de se battre face à l’avenir sombre que nous réserve le capitalisme.
Baboon, 28 décembre 2019
Le monde de la politique est chaque jour de plus en plus versatile. Un jour c’est la “taxe plastique”, un autre le mécanisme européen de stabilité. Les différents partis politiques n’hésitent pas à utiliser leurs désaccords pour embrouiller les idées du prolétariat et le détourner des réels problèmes. Tous ont la prétention de parler au nom du “peuple” italien, donc aussi des travailleurs. En réalité, tant l’ancien gouvernement “jaune et vert” (1) que l’actuel gouvernement “jaune et rose”, comme tous ceux qui les ont précédés, ne sont que les défenseurs du capital national et cherchent à tromper les travailleurs avec des mesures présentées comme la panacée pour leurs conditions de vie.
Le gouvernement précédent s’est présenté comme un gouvernement “populaire” en affichant ses mesures censées soulager les problèmes des travailleurs, comme l’introduction de la “quota 100” (2) et du revenu universel dit “de citoyenneté”. Mais quand on y regarde de plus près, ces mesures n’ont rien apporté de vraiment substantiel au prolétariat :
– La “quota 100” ? Ce mécanisme concerne seulement quelques dizaines de milliers de personnes. Ce n’est pas l’abolition de la loi “Fornero” (3) et, de toute façon, ceux qui l’acceptent perdent de l’argent sur leur pension. Il s’agit donc d’une mesure de propagande et non d’une mesure sociale capable de s’attaquer réellement aux problèmes des gens (qui est, en l’occurrence, la possibilité de partir en retraite plus tôt avec une pension qui permet de vivre). On nous a également dit que la retraite anticipée devrait servir à créer de nouveaux emplois pour les jeunes. (4) Les statistiques montrent pourtant que ce n’est pas vrai : pratiquement aucun travailleur qui a pris sa retraite avec la “quota 100” n’a été remplacé, ce qui a également créé des problèmes dans l’administration publique, en particulier dans le domaine de la santé où le manque de personnel oblige les médecins et les infirmiers à effectuer des gardes supplémentaires épuisantes.
– Le revenu de citoyenneté : un bazar qui non seulement n’a pas supprimé la pauvreté (comme Di Maio s’est empressé de le déclarer à grands cris avec tous ses ministres depuis les balcons du palais Chigi), non seulement n’a pas été utilisé pour créer des emplois (5) (sauf pour les postes de navigation), mais a surtout favorisé le recours au travail illégal. Personne ne peut vivre avec 500 € mensuels : celui qui reçoit ce revenu doit le compléter, mais pour l’instant il ne peut le faire qu’avec le travail au noir (pour ne pas perdre le revenu de citoyenneté).
– En revanche, pour financer une partie de ces mesures, on a retiré de l’argent aux retraités : trois milliards en trois ans.
– Le nouveau gouvernement prétend également vouloir résoudre les problèmes sociaux avec des promesses sur la réduction des impôts, la gratuité des crèches, “l’allocation bébé”, etc. Mais en réalité, cette réduction d’impôts s’élève à moins de 40 euros par mois (et seulement pour les travailleurs ayant les revenus les plus faibles). De plus, la gratuité des crèches est également destinée aux personnes aux revenus les plus faibles, si tant est qu’elles puissent trouver une place en crèche.
La situation avec le nouveau gouvernement ne s’améliore pas, loin de là. Le scénario qui se dessine de plus en plus clairement aux yeux de tous est celui d’un effritement progressif de toute la sphère productive italienne. Le nombre de licenciements est impressionnant : Alitalia a supprimé 5 000 emplois ; Unicredit : 8 000 ; Ilva di Taranto : 4 700 ; Whirlpool Campania : 800 ; Embrago à Riva di Chieri : 500 ; Bosch à Bari : 640 ; Pernigotti : 25, Jabil : 350, Conad : 3 105… pour ne citer que les plus connus mais auxquels il faut ajouter des dizaines d’autres petites et moyennes entreprises. Il y a actuellement 160 entreprises en crise avec un total estimé de 400 000 emplois en danger. Le cas d’Unicredit est particulièrement significatif : avec 8 000 licenciements (plus de 6 000 en Italie) et la fermeture de près de 500 agences, Unicredit n’est que la dernière entreprise en faillite dans le secteur bancaire qui, en douze ans, a anéanti pas moins de 74 000 emplois. Dans ce cas, il est facile de voir comment le progrès des technologies numériques (en 2019, 13,7 millions d’Italiens géraient leur argent par le biais de smartphones) ne profite qu’aux entrepreneurs et tout cela au détriment des travailleurs. Si pour certains, il semble se dessiner une conclusion positive, comme pour Almaviva où les 3 000 licenciements ont été révoqués, à la lecture des accords collectifs, on se rend compte que cela ne s’est produit qu’en augmentant l’exploitation de la main d’œuvre : six mois de “Contrat de solidarité” ont été imposés aux travailleurs avec la diminution de 45 % du temps de travail (et des salaires) à Rome, 45 % à Palerme et 35 % à Naples et douze mois supplémentaires de Fonds extraordinaire de garantie des salaires. (6)
Cette situation ne touche pas uniquement l’Italie, mais concerne tous les pays capitalistes. Même la “florissante” Allemagne connaît des licenciements dans tous les secteurs : à la Deutsche Bank, 18 000 emplois doivent être supprimés dans les années à venir ; 5 600 emplois en moins chez T-Systems (la branche informatique de Deutsche Telekom) ; 700 chez Allianz ; Thyssenkrupp doit effectuer 6 000 licenciements dans le monde, dont 4 000 en Allemagne ; Siemens : 2 700 dans le monde dont 1 400 en Allemagne ; Bayer : 12 000 d’ici 2021. En France, le gouvernement Macron s’attaque aux services sociaux, aux retraites, aux soins de santé, etc.
Si les entreprises font faillite ou licencient en masse, ce n’est pas à cause de l’incapacité de leurs dirigeants ou parce que quelqu’un a spéculé ou volé : ce n’est pas la faute du capitaliste individuel si nous nous dirigeons vers une nouvelle récession profonde, c’est une conséquence de l’obsolescence du système capitaliste comme un tout qui ne peut même plus garantir la simple survie de ses exploités.
Que font l’État et les syndicats face à cette ruine ? Si nous considérons le cas de la société sidérurgique ILVA de Tarente, avec ses 4 700 licenciements (impliquant environ 20 000 familles, en considérant également les activités induites par la présence de cette entreprise), le plan de l’État italien a été d’entrer dans le capital de la société franco-indienne qui possède l’entreprise ILVA (ArcelorMittal) avec une injection d’argent frais et… la réduction des licenciements à “seulement” 1 800. En pratique, en acceptant 40 % des licenciements annoncés par l’entreprise, l’État s’adapte face aux besoins d’ArcelorMittal. Le tout accompagné de la promesse d’une reconversion de l’usine sur la base d’une technologie plus propre, visant une fois de plus à poser une fausse alternative entre les emplois et la santé, comme si les travailleurs devaient choisir de mourir du cancer ou simplement de faim.
Et les syndicats dans tout ça ? Que proposent les syndicats pour faire face à la situation ? La réponse de Landini, secrétaire général de la Confédération générale italienne du travail (CGIL), le syndicat qui se présente comme le plus combatif et le plus à gauche, est vraiment significative. Plutôt que de défendre les conditions des travailleurs en s’attaquant aux licenciements et à la dégradation des conditions de vie, Landini propose “une alliance avec le gouvernement et les entreprises pour empêcher le pays de s’effondrer”, (7) en demandant aux entreprises d’ “abandonner les sirènes de la finance, de redevenir les entrepreneurs innovants et capables qui, avec ceux qui travaillent, ont fait l’Italie”. (8) En pratique, on propose un prétendu pacte social qui ne peut se faire que contre le prolétariat. De plus, l’avertissement sournois sur les “sirènes de la finance” suggère l’idée illusoire que l’investissement du capital sur les marchés spéculatifs est le fait de capitalistes égoïstes et non la recherche de la nécessaire valorisation de chaque capital.
Face à ces attaques généralisées, aidées et encouragées par le syndicat, seule la lutte unie de tous les travailleurs est en mesure de s’y opposer. On ne peut opposer aux attaques concertées des capitalistes, de l’État et des syndicats des luttes séparées, centrées sur les spécificités de sa propre situation, comme les syndicats nous y invitent continuellement. On ne peut pas non plus penser sauver son propre emploi en faisant progresser la rentabilité de son entreprise, sa productivité, son rôle stratégique. La seule règle que le capital connaît est celle de l’extraction maximale de la plus-value du prolétariat et de sa transformation en profit ; quand il échoue, il taille dans le vif et ferme.
Pour éviter que les travailleurs ne commencent à penser par eux-mêmes qu’il est nécessaire de s’unir, le syndicat leur a immédiatement coupé l’herbe sous le pied : “Nous devons penser à une grève générale unifiée”, a dit le secrétaire de la CGIL, Landini, le 20 novembre dernier. Mais un mois plus tard, ils y réfléchissent encore ! Quoi qu’il en soit, nous savons déjà ce que sont les “grèves générales unitaires” des syndicats : des journées de mobilisation isolées, avec les travailleurs défilant chacun derrière leurs banderoles sectorielles, écoutant les bavardages habituels du syndicaliste de service et rentrant ensuite chez soi sans que rien n’ait changé. Ce n’est certainement pas ainsi que se fait l’unité des prolétaires : elle se forge dans des assemblées générales, où ils se rencontrent en tant que membres d’une même classe, où ils confrontent leurs idées pour décider comment donner de la force à la lutte, comment donner de la continuité à la mobilisation, comment étendre la lutte à d’autres secteurs, puisque les attaques ne se limitent pas aux licenciements, mais incluent la précarité croissante du travail, les réductions de salaire, etc.
Si les travailleurs veulent se battre face au capital, contre les appendices du gouvernement bourgeois que sont les syndicats, instruments de contrôle des luttes prolétariennes, il n’y a qu’une seule façon de faire : s’unir pour défendre leurs conditions de travail, sans se perdre derrière les spécificités sectorielles et les manifestations syndicales stériles.
Bien sûr, cette étape est difficile. C’est une vraie montagne. Elle nous oblige à nous reconnaître non plus comme des métallurgistes, des sidérurgistes, des employés de banques, des infirmières, etc., mais comme des prolétaires, comme les véritables producteurs de la richesse sociale, une richesse qui nous est enlevée pour devenir en grande partie du profit pour le capital. Pour y parvenir, les travailleurs les plus conscients doivent répandre l’idée que l’unification des luttes est possible, que l’expérience du mouvement prolétarien le montre, que les travailleurs en France en 1968 ou en Italie en 1969 (l’automne chaud), ou ceux de Pologne en 1980 l’ont fait, que le prolétariat est la principale force sociale de la société quand il est uni, solidaire et organisé. Les travailleurs doivent se regrouper, discuter, se réapproprier les leçons du passé, pour préparer l’avenir de la lutte de classe.
Elios, 13 décembre 2019
(RZIZ, section en Italie du CCI)
(1) Jusqu’en septembre 2019, le gouvernement de Giuseppe Conte s’appuyait sur une coalition entre la Ligue du Nord (Parti d’extrême droite associé à la couleur verte) et le Mouvement 5 étoiles (Parti attrape-tout associé à la couleur jaune). Depuis la chute de la coalition populiste, le M5S s’est associé au Parti démocrate (Rose) pour se maintenir au gouvernement. (NDT)
(2) Le M5S a présenté la “Quota 100” comme un mécanisme de diminution de l’âge de départ à la retraite. (NDT)
(3) La loi “Fornero” prévoit un âge minimum de 67 ans pour partir à la retraite. (NDT)
(4) Pris d’enthousiasme, Di Maio est même allé jusqu’à dire que pour chaque retraite, trois nouveaux emplois seraient créés ! Après la multiplication des pains et des poissons, voici la multiplication des emplois !
(5) De temps à autre, on nous présente des statistiques selon lesquelles le nombre de personnes ayant un emploi augmente, mais si on regarde les heures travaillées, on constate qu’elles diminuent ; c’est parce que cette augmentation correspond à une augmentation du travail à temps partiel, de sorte qu’à la place d’une personne employée, il y en a désormais deux, mais avec une moitié de salaire.
(6) Ce fond est une prestation pour les travailleurs en situation de chômage technique en Italie. (NDT)
(7) La Repubblica (9 décembre 2019).
(8) L’invitation à considérer les entrepreneurs comme des partenaires, comme des alliés avec lesquels on peut tracer ensemble un chemin commun, plutôt que comme des adversaires, n’échappera à personne. D’autre part, la production par la télévision publique (RAI) de pas moins de cinq fictions sur les grands entrepreneurs italiens (Adriano Olivetti, Enrico Mattei (ENI), Giovanni Borghi (Ignis), Enzo Ferrari et Luisa Spagnoli) va exactement dans le même sens, c’est-à-dire propager l’idée qu’il existe de bons et compétents entrepreneurs et que si les choses tournent mal, c’est à cause de l’incapacité ou de la cupidité de quelques autres.
Il y a trente ans, le mur de Berlin s’effondrait, traduisant la faillite des régimes staliniens honnis. Cet événement devait devenir par la suite le véritable symbole de l’implosion du bloc de l’Est. Cet anniversaire a été l’occasion pour la bourgeoisie, bien qu’elle fasse profil bas aujourd’hui, d’asséner les mêmes mensonges qu’hier.
L’anniversaire de la chute du mur de Berlin s’est déroulé sans flonflons ni trompettes, dans une triste ambiance. Aux antipodes de l’euphorie et de l’immense liesse populaire du 9 novembre 1989, la “grande fête” organisée par la bourgeoisie faisait pâle figure : “les Européens, incorrigibles pessimistes, ont abordé le trentième anniversaire (…) dans une ambiance d’enterrement. Le moral est en berne…” (1) Et comme “signe du manque d’enthousiasme pour ce jubilé, aucun des grands dirigeants occidentaux ne fait le déplacement samedi 9 novembre à Berlin”. (2) Finalement, seule une odieuse propagande bourgeoise servait de décorum à ce rendez-vous sans panache.
Les faits sont têtus et la bourgeoisie ne peut absolument pas pavoiser à l’heure de ce bilan des trente dernières années. Même le monstre stalinien tant détesté autrefois, celui des régimes de l’Est, en vient à susciter parfois une nostalgie désabusée et des doutes de la part de populations des territoires “libérés”, tant la situation s’est dégradée depuis : “Il y a 30 ans, la communication, la solidarité entre les gens étaient bien meilleures. Aujourd’hui, on doit se battre pour tout, pour le travail, pour le loyer, pour le docteur. Avant, le docteur n’était pas un comptable, aujourd’hui, c’est un entrepreneur”, dit Arnaud”. (3)
En effet, l’état de la société reste catastrophique, notamment dans les territoires de l’ex-bloc de l’Est, davantage sinistrés. Les menaces croissantes de la société capitaliste poussent d’autant les populations inquiètes dans les bras des populistes qui prétendent les “protéger”. Bon nombre de ces pays (Hongrie, Pologne, etc.) sont donc très marqués par ces régimes ouvertement à droite, prônant un nationalisme virulent et une “bunkérisation” des frontières. La situation de décomposition et de chaos du monde capitaliste actuel tranche donc de manière radicale avec les grandes promesses mensongères de la bourgeoisie, avec ses discours hypocrites, avec les illusions entretenues au moment de la chute du mur en novembre 1989 où elle promettait un avenir radieux : celui d’une sorte de félicité démocratique pour le monde et la “nation allemande réunifiée”.
Au moment des événements, la perspective d’en finir avec la terreur stalinienne et la pénurie chronique, le vaste soulagement empreint d’illusions des Allemands de l’Est avaient été instrumentalisés à outrance par la bourgeoisie occidentale (en complicité avec celle des “vaincus” de l’Est) pour diviser les ouvriers et diffuser une vaste campagne idéologique mondiale, celle du plus grand mensonge de l’histoire contre le prolétariat : la chute du mur et la faillite du stalinisme signifient “la mort du communisme” !
Aujourd’hui, même si de façon plus sournoise, vu les rancœurs et les colères au sein des populations face aux prétendus “bienfaits de la démocratie”, les médias bourgeois et toute la classe politique nous servent les mêmes discours idéologiques nauséabonds remis au goût du jour : “Même si l’Europe est aujourd’hui en crise sur plusieurs sujets, il ne faut pas oublier que la chute du mur de Berlin a avant tout signé la fin du communisme en tant que régime totalitaire”. (4)
À l’époque, le CCI combattait déjà ce mensonge, cette ignoble idée que le stalinisme équivaut au communisme, matraquée depuis à l’envi : “Crise et faillite du stalinisme sont celles du capitalisme, non du communisme. (…) Il y a aujourd’hui un déchaînement de mensonges à cette occasion, et en premier lieu, le principal et le plus crapuleux d’entre eux : celui prétendant que cette crise, cette faillite, c’est celle du communisme, celle du marxisme ! Démocrates et staliniens se sont toujours retrouvés, au-delà de leurs oppositions, dans une sainte-alliance, dont le premier fondement est de dire aux ouvriers que c’est le socialisme qui, au-delà de ses travers et déformations, règne à l’Est. Pour Marx, Engels, Lénine, Luxemburg, et pour l’ensemble du mouvement marxiste, le communisme a toujours signifié la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, la fin des classes, la fin des frontières, cela n’étant possible qu’à l’échelle mondiale, dans une société où règne l’abondance, “de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins”, où “le règne du gouvernement des hommes cède la place à celui de l’administration des choses”. Prétendre qu’il y aurait quelque chose de “communiste” ou d’engagé sur la voie du “communisme” en URSS et dans les pays de l’Est, alors que règnent en maître exploitation, misère, pénurie généralisée, représente le plus grand mensonge de toute l’histoire de l’humanité, mensonge aussi énorme que prétendre que les rapports entre serfs et seigneurs au Moyen Âge avaient quelque chose de socialiste !” (5)
Toutes les fractions politiques bourgeoises se complaisent dans ce mensonge réitéré, dans une même complicité, pour cette même assimilation grossière du stalinisme au communisme : des démocrates et gauchistes les plus à gauche jusqu’aux partis d’extrême-droite, comme en témoigne, par exemple, l’AfD dans ce slogan insidieux : “Aujourd’hui comme hier : la liberté plutôt que le socialisme”. (6) Trente ans après, la bourgeoisie enfonce donc le même clou contre la conscience ouvrière. Seule la Gauche communiste est capable de le dénoncer encore aujourd’hui !
Peu après la chute du mur de Berlin, dans son discours du 22 novembre 1989 au parlement Européen, le président Mitterrand évoquait de manière vibrante cet événement historique, à proximité de son grand ami, le chancelier Kohl : “la liberté et la démocratie, inséparables l’une de l’autre, remportaient une de leur plus sensible victoire”. Une dizaine de mois plus tard, dans le sillage des “bienfaits” de la chute du mur de Berlin, les chevaliers de la liberté du monde occidental se lançaient dans une croisade sanglante au Moyen-Orient lors de la première guerre du Golfe, sous la houlette des États-Unis. Une guerre dont les 500 000 morts étaient censés apporter, selon le chantre de la Maison-Blanche à l’époque, George Bush (père), “un nouvel ordre mondial” pour “la paix, la prospérité et la démocratie”.
Depuis, la dynamique destructrice du capitalisme témoigne, contrairement à toute cette propagande digne des plus grands charlatans, d’une situation qui s’est fortement dégradée partout et sur tous les plans. Qu’on en juge :
– Le “nouvel ordre mondial” et la “paix” ? Dès la chute du mur de Berlin, une boîte de Pandore s’est ouverte. Ce qui a suivi n’est nullement un “nouvel ordre mondial” mais bien le plus grand chaos de l’histoire. (7) Sur tous les continents et territoires de la planète, le chacun pour soi s’est exacerbé et les conflits guerriers se sont multipliés, généralisés et étendus. Dans les pays de la périphérie du capitalisme, notamment en Afrique et au Moyen-Orient, comme en Asie, le monde a sombré dans l’instabilité croissante, multipliant les massacres et les effusions de sang. On a surtout vu revenir de véritables scènes de guerre au cœur même de l’Europe et du monde occidental, faits sans précédent depuis 1945. De la guerre en ex-Yougoslavie avec ses charniers, en passant par les conflits en Géorgie, en Ukraine, et surtout la multiplication des attentats depuis la tragédie des tours jumelles aux États-Unis en septembre 2001, la “paix” a surtout été celle des cimetières ! La catastrophe des tours jumelles inaugurait une terreur, une banalisation des scènes de guerre et de barbarie un peu partout au cœur du monde “civilisé” : attentats à Madrid en mars 2004, à Londres en juillet 2005, à Paris dans la salle de concerts du Bataclan en novembre 2015, etc. On pourrait aussi ajouter l’horreur plus récente des ravages de la guerre en Syrie et ses dommages collatéraux, dont les bombardements intensifs rappellent les pires exactions de la Seconde Guerre mondiale. De même celles des massacres et famines au Yémen (avec l’implication des impérialismes occidentaux, comme la France, grande pourvoyeuse d’armes). Notons aussi que la course aux armements redémarre partout de façon terrifiante.
– La “prospérité” ? Depuis trente ans, la situation économique n’a fait globalement que se dégrader sur tous les plans, creusant de manière scandaleuse les inégalités. Depuis la grande secousse financière mondiale de 2008, les prolétaires ont ressenti encore plus fortement dans leur chair le joug de l’exploitation et sa justification par des politiciens bourgeois de plus en plus cyniques : attaques sur le niveau de vie et les salaires, chômage de masse et explosion du travail précaire, dégradation des conditions d’accès aux soins, exclusion accrue… Tout cela, aggravé par les réformes en cours et à venir. Ce à quoi il faut ajouter un pillage systématique des ressources et les agressions contre l’environnement par la recherche de plus en plus effrénée du profit dans un monde en crise. Bref, la logique infernale du capitalisme moribond menace maintenant clairement la survie de la civilisation humaine.
– Plus de “démocratie” ? Depuis trente ans, les États n’ont fait que durcir leur arsenal répressif. La décomposition n’a fait qu’entretenir et favoriser les réflexes nationalistes et xénophobes, les idéologies populistes et le chacun pour soi. La bourgeoisie a surtout profité des attentats meurtriers pour muscler son dispositif juridique et policier, la terreur étatique et la criminalisation des conflits sociaux. La répression brutale et les violences se sont graduellement accentuées à tous les niveaux. Cela signifie que les prétendues “libertés publiques”, tant vantées, laissent davantage transparaître le véritable visage de “l’État démocratique” et sa véritable nature dictatoriale : un appareil monopolisant froidement la violence pour maintenir son ordre contre les exploités. Faut-il également évoquer le grand “élan démocratique” des pays du monde occidental construisant partout de nouveaux murs, dressant des barbelés, blindant les frontières maritimes ou terrestres en laissant sciemment périr les immigrés, comme l’Union européenne en Méditerranée ? L’idée de “démocratie” n’est de toute façon qu’un concept creux dans la mesure où la société reste divisée en classes antagoniques basées sur l’exploitation de la force de travail. Cela n’empêche nullement la bourgeoisie d’adapter ses discours hypocrites pour continuer à nous vanter ses “grands principes”, ses “valeurs” ; cela, pour couvrir et justifier tous ses crimes, afin de mieux dédouaner son système meurtrier et l’exaction des exploiteurs.
Aujourd’hui, alors que ce mode de production en déclin est à l’agonie et qu’il nous entraîne dans l’abîme, la bourgeoisie nous demande de le défendre par son idéologie mystificatrice, celle qui a accompagné les trente ans d’atrocités en tous genres, la “démocratie”. C’est dans ce sens qu’il faut interpréter les insistances du discours de commémoration de la chancelière Angela Merkel, sa mise en garde contre les dangers des “totalitarismes” et les “contestations grandissantes” (notamment du populisme à l’Est) : “les valeurs qui fondent l’Europe, la liberté, la démocratie, l’égalité, l’État de droit et la préservation des droits de l’homme ne vont pas de soi” et “doivent toujours être défendues” a-t-elle assuré. Selon toute la bourgeoisie : “si ce trentième anniversaire peut être mis à profit, ce doit être pour tenter de repenser, pour tous ceux qui l’ont adopté, le modèle démocratique…” (8) Obligée de masquer sa faillite, la bourgeoisie a besoin de se crédibiliser à nouveau, de “régénération”, besoin de “repenser” son “modèle démocratique” aux abois, pour… mieux attaquer et museler les exploités !
De ces trente dernières années, depuis la chute du mur de Berlin, le prolétariat doit garder en tête des leçons essentielles :
– le communisme n’est ni “mort” ni en “faillite”. C’est bien le stalinisme, expression politique du capitalisme d’État à l’Est, qui a sombré sous les coups de boutoirs de la crise de ce système en décomposition.
– le prolétariat doit rejeter toutes les campagnes médiatiques mensongères, notamment tous les pièges alimentant les divisions : celle opposant par exemple en Allemagne les “Ossies” aux “Wessies”, mais aussi les pièges opposant les idéologies “populistes” à “l’anti-populisme” et autres idéologies démocratiques.
– la bourgeoisie reste une classe de menteurs, obligée de masquer en permanence sa domination et son exploitation aux prolétaires. Ses promesses, comme celles de 1989-90, ne sont que du vent, des phrases creuses destinées à anesthésier le prolétariat.
– la chute du mur et l’effondrement du bloc de l’Est sont une expression des plus spectaculaires de la crise et de la décomposition du système. Le capitalisme ne peut désormais que nourrir une affreuse spirale destructrice et n’a pas d’autre avenir. Il faut donc le détruire avant qu’il n’engloutisse l’humanité.
Face à toutes les logiques de destruction que nous impose ce système, il n’existe qu’une seule solution : la lutte de classe révolutionnaire, celle d’un combat international de tous les ouvriers, au-delà des divisions, au-delà et contre tous les clivages nationaux, contre l’État bourgeois. Seul le prolétariat international peut offrir cette perspective comme alternative, celle d’une autre société, sans mur ni barbelé, sans classe, sans exploitation : une véritable société communiste.
WH, 3 décembre 2019
1 “Chute du Mur de Berlin : ne nous trompons pas de funérailles [7]”, Le Monde (9 novembre 2019).
2 “ [8]L’Allemagne célèbre la chute du mur de Berlin, il y a 30 ans [8]”, Le Point (9 novembre 2019).
3 “Il y a 30 ans, la chute du Mur de Berlin [9]”, La Dépêche du Midi (9 novembre 2019).
4 “Chute du Mur de Berlin : ne nous trompons pas de funérailles [7]”, Le Monde (9 novembre 2019).
5 “Écroulement du bloc de l’Est : la faillite définitive du stalinisme [10]”, Revue internationale n° 60 (1ᵉʳ trimestre 1990).
6 Alternative für Deutschland est un groupe nationaliste et eurosceptique situé à l’extrême droite. Une très grande partie de l’ex-RDA est sous l’emprise politique de cette formation. Dans plusieurs Länder, c’est presque le plus grand parti politique. Il a remplacé Die Linke (“La Gauche”), qui était en grande partie le successeur de l’ex-SED (“Parti socialiste unifié d’Allemagne” de l’ex-RDA), en sachant capter par sa démagogie toutes les déceptions, les frustrations et les peurs des populations face aux réalités de la crise.
7 “Notes sur l’impérialisme et la décomposition : vers le plus grand chaos de l’histoire [11]”, Revue internationale n° 68 (1ᵉ trimestre 1992).
8 “Chute du Mur de Berlin : ne nous trompons pas de funérailles [7]”, Le Monde (9 novembre 2019).
La pandémie du coronavirus est en train de faire des milliers de morts à travers le monde. Pourquoi ? Parce que les recherches sur ce type de virus, connu depuis longtemps, ont été abandonnées car estimées non rentable ! Parce que lorsque l’épidémie a démarré, il était plus important aux yeux de la bourgeoisie chinoise de tout faire pour masquer la gravité de la situation afin de protéger son économie et sa réputation, n’hésitant pas à proférer tous les mensonges et à faire pression sur les médecins tirant la sonnette d’alarme ! Parce que dans tous les pays, les mesures de confinement ont été chaque fois prises trop tard, les États ayant pour préoccupation première de “ne pas bloquer l’économie”, de “ne pas faire souffrir les entreprises” ! Parce que, partout, il manque des masques, du gel hydro-alcoolique, des moyens pour dépister la maladie, des lits d’hôpitaux, des respirateurs et des places en réanimation ! Faut-il rappeler qu’en France les urgentistes et les internes sont en grève depuis plus d’un an pour dénoncer le manque catastrophique de moyens humains et matériels des hôpitaux ? (1) Les dirigeants osent aujourd’hui parler de protéger les plus démunis face au virus, les personnes âgées, alors même que les agents des maisons de retraites médicalisées, les EHPAD, ont eux aussi fait grève pendant plus d’un an, indignés par la maltraitance dont sont victimes les “résidants” à cause du manque de personnel et donc de temps pour s’occuper d’eux ! En France, pourtant deuxième puissance économique européenne, il est impossible de se procurer le moindre masque. Au sein même des services de pneumologie, en première ligne de la pandémie, les médecins doivent se contenter de trois masques par jour ! En Italie, la même situation honteuse et indigne prédomine. Les salariés sont nombreux à être contraints d’aller au travail, souvent entassés par millions dans les transports en commun, car officiellement “indispensables à la continuité économique du pays”… comme les usines du secteur automobile ! Ils se retrouvent entassés sur des chaînes de production, sans aucune précaution, aucun masque, aucun savon. Des grèves ont d’ailleurs éclaté ces derniers jours dans ce pays. Voici le bref extrait d’un témoignage venant de Bologne : “Les ouvriers ne sont pas de la viande de boucherie”. “Les grèves dans les chaînes d’usine se multiplient. Obligés de travailler sans aucune protection pour leur santé, les ouvriers sont en révolte : “je suis obligé de travailler dans un environnement de travail mettant en danger ma santé, celle de mes proches, de mes camarades de travail, des personnes que je rencontre”. (…) À l’intérieur des entrepôts et des usines ne valent pas tous les sages préceptes que nous écoutons tous les jours. Dans beaucoup de ces endroits, il y a l’absence presque totale des conditions minimales indispensables pour éviter la prolifération du virus :
– la présence de travailleurs en nombre significatif dans des espaces réduits et entassés de marchandises n’a jamais été remise en question ;
– (…) il manque même de savon dans les toilettes !
– gants et masques ? Des prétentions inutiles de ceux qui n’ont pas envie de travailler disent les maîtres. (…)
– Interventions publiques pour vérifier le respect de ces petites attentions ? C’est de la part de la force publique en cas de grève”.
Le cri de ralliement de ces grèves est “Vos profits valent plus que notre santé !” Telle est en effet la réalité sous le capitalisme, ce système d’exploitation décadent. Mais ces luttes montrent aussi qu’un espoir existe. La classe ouvrière est porteuse de solidarité, de dignité et d’unité. Elle est porteuse d’un monde où la recherche de profit n’aura plus cours, où “l’internationale sera le genre humain”.
Face à cette pandémie, il faut non seulement développer la solidarité, veiller sur les plus démunis, mais aussi développer notre réflexion sur ce qu’est le capitalisme, pourquoi il pourrit ainsi sur pied, et d’en discuter, chaque fois que possible, afin de nourrir la conscience collective de la nécessité de le renverser. C’est à cette réflexion que veut contribuer l’article ci-dessous.
Les prévisions les plus pessimistes se confirment et l’OMS doit reconnaître qu’il s’agit d’une pandémie mondiale qui s’est déjà étendue à au moins 117 pays sur tous les continents, que le nombre de personnes touchées dépasse 120 000, que le nombre de décès dans les premières semaines de la pandémie est supérieur à 4 000, etc. Ce qui a commencé comme “un problème” en Chine est aujourd’hui devenu une crise sociale dans les principales puissances capitalistes de la planète (Japon, États-Unis, Europe occidentale, etc.). Rien qu’en Italie, le nombre de décès dépasse déjà ceux causés dans le monde entier par l’épidémie de SRAS de 2002-2003. Les mesures draconiennes de contrôle de la population prises, il y a un mois, par les autorités chinoises “tyranniques”, telles que l’enfermement de millions de personnes, (2) et celles d’un véritable “darwinisme social”, consistant à exclure des services hospitaliers tous ceux qui ne sont pas “prioritaires” dans la lutte pour contenir la maladie, sont aujourd’hui monnaie courante dans de nombreuses grandes villes de tous les pays démocratiques touchés sur tous les continents.
Les médias bourgeois nous bombardent en permanence de données, de recommandations et d’ “explications” sans fin sur ce qu’ils veulent nous présenter comme une sorte de fléau, une nouvelle catastrophe “naturelle”. Mais cette catastrophe n’a rien de “naturel” ; elle est le résultat de la dictature asphyxiante du mode de production capitaliste sénile sur la nature, et en son sein, l’espèce humaine.
Les révolutionnaires n’ont pas la compétence pour se livrer à des études épidémiologiques ou pour faire des pronostics sur l’évolution des maladies. Notre rôle est d’expliquer, sur une base matérialiste, les conditions sociales qui rendent possible et inévitable l’apparition de ces événements catastrophiques. Nous devons donc clairement indiquer que l’essence du système capitaliste est de faire passer l’exploitation, le profit et l’accumulation avant les besoins humains. Un capitalisme différent, bienveillant, n’est pas possible. Mais nous pouvons aussi affirmer que ces mêmes rapports de production capitalistes qui, à un moment de l’histoire, ont pu permettre un énorme progrès des forces productives (de la science, d’une certaine domination sur la nature pour contenir les souffrances qu’elle imposait aux hommes…) sont devenus aujourd’hui un obstacle à leur développement. Nous devons également expliquer comment la prolongation, pendant des décennies, de la phase de décadence capitaliste, a conduit, en l’absence de solution révolutionnaire, à l’entrée dans une nouvelle phase : celle de la décomposition sociale, (3) où toutes ces tendances destructrices sont encore plus concentrées, plongeant dans la démultiplication du chaos, de la barbarie, de l’effondrement progressif des structures sociales qui garantissent un minimum de cohésion sociale, menaçant même la vie telle que nous la connaissons sur la planète.
Élucubrations d’une poignée de marxistes dépassés ? Certainement pas. Les scientifiques qui parlent le plus rigoureusement du développement de l’actuelle pandémie du Covid-19 affirment que la prolifération de ce type d’épidémie est causée, entre autres, par la détérioration accélérée de l’environnement, qui entraîne une plus grande contagion à partir d’animaux (zoonoses) qui sont proches des concentrations humaines pour survivre. En même temps elles sont favorisées par le surpeuplement de millions d’êtres humains dans des mégapoles qui provoquent des courbes de contagion véritablement vertigineuses. Comme nous l’expliquions dans notre précédent article sur le Covid-19, (4) certains médecins en Chine avaient en effet tenté de mettre en garde contre un nouveau risque d’épidémie de coronavirus, à partir de décembre 2019, mais ils ont été directement censurés et réprimés par l’État, car cela menaçait l’image d’une puissance mondiale de premier plan à laquelle aspire le capital chinois.
Le CCI n’est pas non plus le premier à insister sur le fait que l’un des principaux moteurs de la propagation de cette pandémie est le manque croissant de coordination des politiques au sein des différents pays, qui est l’une des caractéristiques du capitalisme, mais qui est renforcé par l’avancée du “chacun pour soi” et du “repli sur soi”, qui caractérisent les États et les capitalistes dans la phase de décomposition de ce système et qui tend à imprégner tous les rapports sociaux.
Nous ne découvrons rien de nouveau lorsque nous soulignons que le danger de cette maladie ne réside pas tant dans le virus lui-même, mais dans le fait que cette pandémie se déroule dans un contexte de détérioration énorme, sur des décennies et à l’échelle mondiale, des infrastructures sanitaires. C’est en fait “l’administration” de ces structures de plus en plus réduites et défectueuses qui dicte les politiques des différents États pour tenter de retarder l’annonce de l’apparition de nouveaux cas, quitte à prolonger l’effet de cette pandémie dans le temps. Cette dégradation irresponsable des ressources accumulées par des décennies de travail humain (des connaissances, de la technologie, etc.) ne traduit-elle pas un manque absolu de perspective, une absence totale de préoccupation pour l’avenir de l’espèce humaine, caractéristiques d’une forme d’organisation sociale (le capitalisme) en décomposition ?
Bien sûr, il y a eu d’autres épidémies extrêmement mortelles dans l’histoire de l’humanité. De nos jours, il est facile de trouver dans les “médias” bourgeois des enquêtes et des ouvrages sur la façon dont la variole et la rougeole, le choléra ou la peste ont causé des millions de morts. Ce qui manque dans ce genre d’affirmations, c’est une explication selon laquelle la cause de ces décès est essentiellement une société de pénuries, tant en termes de conditions de vie que de connaissances sur la nature. Le capitalisme pose, précisément, la possibilité historique de dépasser cette étape de pénurie matérielle et, à travers le développement des forces productives, de jeter les bases d’une abondance qui pourrait permettre une véritable unification et une libération de l’humanité dans une société communiste. Si on considère le XIXe siècle, c’est-à-dire le stade de l’expansion capitaliste maximale, on peut voir comment la santé, et donc la maladie, n’est plus perçue comme une fatalité, comment il y a un progrès non seulement dans la recherche mais aussi dans la communication entre les différents chercheurs, comment il y a un réel changement orienté vers une approche plus “scientifique” de la médecine. (5) Et tout cela a une application dans la vie quotidienne des populations : depuis les mesures visant à améliorer l’hygiène publique jusqu’aux vaccins, depuis la formation des spécialisations médicales jusqu’à la construction d’hôpitaux. L’augmentation de la population (de un à deux milliards de personnes) et surtout de l’espérance de vie (de 30 à 40 ans au début du XIXe siècle à 50-65 ans en 1900) est essentiellement due à cette avancée de la science et de l’hygiène. Rien de tout cela n’a été fait par la bourgeoisie dans un esprit altruiste pour les besoins de la population. Le capitalisme est né “en dégoulinant de sang et de boue”, comme l’a dit Marx. Mais au milieu de cette horreur, son but, c’est d’obtenir la rentabilité maximale de la force de travail, des connaissances acquises par ses esclaves salariés au cours des décennies d’apprentissage des nouvelles procédures de production, d’assurer la stabilité du transport des fournitures et des marchandises, etc. Cela a rendu la classe exploiteuse “intéressée” (au moindre coût, il est vrai) à prolonger la vie active de ses salariés, à assurer la reproduction de cette marchandise qu’est la force de travail, à augmenter la plus-value relative par l’accroissement de la productivité de la classe exploitée.
Cette situation s’est inversée avec le changement de période historique, passant d’une période ascendante du capitalisme à sa décadence que nous, révolutionnaires, avons placée, à la suite de l’Internationale Communiste, à partir de la Première Guerre mondiale. (6)
Ce n’est pas un hasard si, vers 1918, s’est produite l’une des épidémies les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité : la grippe dite “espagnole” de 1918-19. Dans l’ampleur de cette pandémie, on constate que ce n’est pas tant la virulence de l’agent pathogène que les conditions sociales caractéristiques de la guerre impérialiste dans la décadence capitaliste (dimension globale du conflit, impact de la guerre sur la population civile des principales nations, etc.). C’est ce qui explique l’ampleur prise par cette catastrophe : 50 millions de morts, alors que le bilan de la Première Guerre mondiale a été évalué à 10 millions de tués.
Cette guerre et cette horreur ont connu un deuxième épisode, encore plus terrifiant, lors de la Seconde Guerre mondiale. Les atrocités du premier carnage impérialiste, comme l’utilisation de gaz asphyxiants, ont été laissées momentanément de côté avant le déchaînement des barbaries de la guerre mondiale de 1939-1945 par toutes les puissances rivales : l’utilisation d’êtres humains pour des expérimentations par les Allemands et les Japonais, mais aussi de la part des puissances dites démocratiques (l’anthrax a été expérimenté par les Britanniques, les Nord-américains ont commencé leurs expériences avec le napalm contre le Japon et testé les amphétamines sur leurs propres soldats), pour atteindre leur apogée avec l’utilisation de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki.
Et dans la prétendue période de “paix” qui suit ? Il est vrai que les principales puissances capitalistes ont mis en place des systèmes de santé, sur le modèle du NHS britannique créé en 1948 (et qui est considéré comme l’un des points de repère fondateurs du soi-disant “État-providence”), pour fournir des soins de santé “universels” qui visaient, entre autres, à prévenir des épidémies comme la grippe espagnole. Le capitalisme humanitaire était-il devenu une conquête des travailleurs ? Certainement pas. Le but de ces mesures était d’assurer la réparation, au moindre coût, d’une main-d’œuvre (une denrée rare car la guerre a entraîné dans la tombe d’importants secteurs du prolétariat) et d’assurer tout le processus productif de la reconstruction. Cela ne signifie pas que les “remèdes” employés ne deviennent pas eux-mêmes des sources de nouveaux maux. On le voit, par exemple, dans l’usage des antibiotiques prescrits pour enrayer les infections mais qui, en fonction des besoins de la productivité capitaliste, sont prescrits à tout-va pour raccourcir les périodes d’arrêt-maladie. Cela a fini par provoquer un problème majeur de résistances bactériennes (les dénommés “superbactéries”) qui finissent par réduire l’arsenal thérapeutique pour attaquer les infections. Cela se manifeste également par l’augmentation de maladies telles que l’obésité et le diabète, causées par une détérioration du régime alimentaire de la classe ouvrière (c’est-à-dire une dévalorisation de la reproduction de la force de travail de la classe exploitée) et des couches les plus pauvres de la société, au point que l’utilisation par le capitalisme de la technologie alimentaire est un facteur qui répand l’obésité. Nous pouvons également voir comment les médicaments délivrés pour rendre plus supportable la douleur croissante que ce système d’exploitation inflige à la population active ont conduit à des phénomènes tels que l’épidémie causée par l’usage intensif de substances opiacées qui, jusqu’à l’arrivée du coronavirus, était, par exemple, le premier problème de santé aux États-Unis, ayant causé plus de décès que toutes les victimes de la guerre du Vietnam.
La pandémie du Covid-19 ne peut être séparée du reste des problèmes qui pèsent sur la santé de l’humanité. Au contraire, ils montrent que la situation ne peut qu’empirer si elle reste soumise au système de santé déshumanisé et commercialisé qu’est le système de santé capitaliste du XXIe siècle. L’origine des maladies aujourd’hui n’est pas tant le manque de connaissances ou de technologie de la part de l’humanité. De même, les connaissances actuelles en épidémiologie devraient permettre de contenir une nouvelle épidémie. Par exemple : à peine deux semaines après la découverte de la maladie, les laboratoires de recherche avaient déjà réussi à séquencer le virus à l’origine de Covid-19. L’obstacle que la population doit surmonter est que la société est soumise à un mode de production qui profite à une minorité sociale. Ce que l’on constate, c’est que la course à la mise au point d’un vaccin, au lieu d’être un effort collectif et coordonné, est en réalité une guerre commerciale entre laboratoires. Les besoins humains authentiques sont subordonnés aux lois de la jungle capitaliste. La concurrence acharnée pour arriver le premier sur une part du marché et pouvoir profiter de cet avantage est la seule chose qui importe à tout capitaliste.
Lors de notre récent 23e Congrès international, nous avons adopté une résolution sur la situation internationale, dans laquelle nous avons repris et revendiqué la validité de ce que nous avions écrit dans nos Thèses sur la décomposition :
“Les thèses de mai 1990 sur la décomposition mettent en évidence toute une série de caractéristiques dans l’évolution de la société résultant de l’entrée du capitalisme dans cette phase ultime de son existence. Le rapport adopté par le 22e congrès a constaté l’aggravation de l’ensemble de ces caractéristiques comme, par exemple :
– “la multiplication des famines dans les pays du “tiers-monde” ;
– la transformation de ce même “tiers-monde » en un immense bidonville où des centaines de millions d’êtres humains survivent comme des rats dans les égouts ;
– le développement du même phénomène au cœur des grandes villes des pays “avancés” ;
– les catastrophes “accidentelles” qui se sont multipliées ces derniers temps (…) les effets de plus en plus dévastateurs, sur le plan humain, social et économique des catastrophes “naturelles” ;
– la dégradation de l’environnement qui atteint des proportions ahurissantes”.
Ce que nous pouvons constater aujourd’hui, c’est que ces manifestations sont devenues le facteur décisif de l’évolution de la société capitaliste, et que ce n’est qu’à partir d’elles que l’on peut interpréter l’émergence et le développement d’événements sociaux de grande ampleur. Si nous regardons ce qui se passe avec la pandémie du Covid-19, nous pouvons voir l’importance de l’influence de deux éléments caractéristiques de la phase de décomposition :
Tout d’abord, la Chine n’est pas seulement le cadre géographique de l’origine des épidémies les plus récentes avec l’épidémie de SRAS en 2002-2003 ou le Covid-19. Au-delà de cet élément circonstanciel, il est nécessaire de comprendre les caractéristiques du développement du capitalisme chinois au stade de la décomposition du capitalisme mondial et son influence sur la situation actuelle. La Chine est devenue en quelques années la deuxième puissance mondiale avec une importance énorme dans le commerce et l’économie de la planète, profitant d’abord du soutien des États-Unis après leur changement de bloc impérialiste (en 1972), et, après la disparition de ces blocs en 1989, comme le principal bénéficiaire de la “mondialisation”. Mais, précisément à cause de cela, “la puissance de la Chine porte tous les stigmates du capitalisme en phase terminale : elle est basée sur la surexploitation de la force de travail du prolétariat, le développement effréné de l’économie de guerre du programme national de “fusion militaro-civile”, et s’accompagne de la destruction catastrophique de l’environnement, tandis que la “cohésion nationale”, est basée sur le contrôle policier des masses soumises à l’éducation politique du Parti unique (…) En fait, la Chine n’est qu’une métastase géante du cancer généralisé militariste de tout le système capitaliste”. (7)
Le développement de la Chine, qui est tant de fois mis en avant comme illustration de la pérennité de la force du capitalisme, est en fait la principale manifestation de sa décrépitude. Le rayonnement de ses conquêtes technologiques ou de son expansion à travers le monde grâce à des initiatives spectaculaires telles que la nouvelle “route de la soie”, ne peut nous faire perdre de vue les conditions de surexploitation énormes (journées de travail épuisantes, salaires de misère, etc.) dans lesquelles survivent des centaines de millions de travailleurs, dans des conditions de logement, d'alimentation, de culture, qui sont énormément arriérées, et qui, de plus, s'épuisent de plus en plus. Par exemple, les dépenses de santé par habitant, déjà bien maigres, ont diminué de 2,3 %. Autre exemple édifiant : des aliments qui sont produits avec très peu de normes d’hygiène ou directement en dehors de celles-ci, comme avec la consommation de viande d’animaux sauvages issue du marché noir. Ces deux dernières années, la pire épidémie de l’histoire de la grippe porcine africaine s’est propagée en Chine, obligeant à l’abattage de 30 % de ces animaux et entraînant une hausse de 70 % du prix de la viande de porc.
Le deuxième élément qui montre l’impact croissant de la décomposition capitaliste est l’érosion du minimum de coordination ayant existé entre les différents capitaux nationaux. Il est vrai que, comme l’a analysé le marxisme, le maximum d’unité auquel le capitalisme peut aspirer (même à contrecœur) est l’État national, et donc un super-impérialisme n’est pas possible. Cela ne signifie pas que, lors de la division du monde en blocs impérialistes, toute une série de structures n’aient pas été créées, de l’UNESCO à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui ont tenté de gérer un minimum d’intérêts communs entre les différents capitaux nationaux. Mais cette tendance à un minimum de coordination se dégrade à mesure que le stade de décomposition capitaliste progresse. Comme nous l’avons également analysé dans la résolution déjà citée sur la situation internationale de notre 23e congrès : “L’aggravation de la crise (ainsi que les exigences de la rivalité impérialiste) met à l’épreuve les institutions et les mécanismes multilatéraux”. (Point 20).
C’est ce qui ressort, par exemple, du rôle joué par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La coordination internationale face à l’épidémie de SRAS en 2002-2003, ainsi que la rapidité de certaines découvertes (8) dans les laboratoires du monde entier, expliquent la faible incidence d’un virus issu d’une famille très similaire à celle de l’actuel Covid-19. Ce rôle a toutefois été remis en question par la réponse disproportionnée de l’OMS à l’épidémie de grippe A de 2009, dans laquelle l’alarmisme de l’institution a servi à provoquer des ventes massives de l’antiviral “Tamiflu” fabriqué par un laboratoire dans lequel l’ancien secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, avait un intérêt direct. Depuis lors, l’OMS a été presque reléguée au rôle d’une ONG qui fait des “recommandations” pontifiantes mais qui est incapable d’imposer ses directives aux différents capitaux nationaux. Ils ne sont même pas capables d’unifier les critères statistiques pour comptabiliser les personnes infectées, ce qui ouvre la voie à chaque capital national pour tenter de dissimuler, le plus longtemps possible, l’impact de l’épidémie dans leurs pays respectifs. Cela s’est produit non seulement en Chine, qui a tenté de cacher les premiers signes de l’épidémie, mais aussi aux États-Unis, qui tentent de pousser sous le tapis les chiffres de personnes touchées afin de ne pas révéler un système de santé déficient basé sur l’assurance privée, auquel 30 % des citoyens américains n’ont pratiquement pas accès. L’hétérogénéité des critères d’application des tests de diagnostic, ou les différences entre les protocoles d’action dans les différentes phases, ont sans aucun doute des répercussions négatives pour contenir la propagation d’une pandémie mondiale. Pire encore, chaque capital national adopte des mesures d’interdiction d’exporter des équipements de protection et d’hygiène ou des appareils respiratoires comme l’ont fait, par exemple, l’Allemagne de Merkel ou la France de Macron pour les masques. Ce sont des mesures discriminatoires favorisant la défense de l’intérêt national au détriment de besoins humains pouvant être plus urgents dans d’autres pays.
La propagande médiatique nous bombarde constamment d’appels à la responsabilité individuelle des citoyens, à “l’union sacrée”, afin de prévenir l’effondrement des systèmes de santé qui, dans de nombreux pays, montrent des signes d’épuisement (épuisement des travailleurs, manque de ressources matérielles et techniques, etc.) La première chose à dénoncer est que nous sommes confrontés à la chronique d’une catastrophe annoncée. Non pas à cause de “l’irresponsabilité” des “citoyens” mais à cause de décennies de réduction des dépenses de santé, du nombre de travailleurs de la santé et des budgets de maintenance des hôpitaux et de la recherche médicale. (9) Ainsi, par exemple, en Espagne, l’un des pays les plus proches de cet “effondrement” que nous sommes appelés à éviter, les plans de réduction successifs ont entraîné la disparition de 8 000 lits d’hôpitaux, avec des lits de soins intensifs inférieurs à la moyenne européenne et avec un matériel en mauvais état de conservation (67 % des appareils respiratoires ont plus de 10 ans). La situation est très similaire en Italie et en France. En Grande-Bretagne, pays qui avait été présenté comme le modèle de soins de santé universel, on a assisté à une dégradation continue de la qualité des soins au cours des 50 dernières années, avec plus de 100 000 postes vacants à pourvoir dans le personnel de santé. Et tout cela, c’était déjà avant le Brexit !
Ce sont ces mêmes travailleurs de la santé qui ont vu leurs conditions de vie et de travail se détériorer systématiquement, confrontés à une pression croissante pour fournir des soins (plus de patients et plus de maladies) avec des effectifs toujours plus réduits, qui souffrent maintenant d’une pression supplémentaire due à l’effondrement des services de santé à la suite de la pandémie, ceux qui appellent à applaudir le courage et l’abnégation de ces employés du service public, sont les mêmes qui les poussent à l’épuisement en leur supprimant les pauses réglementaires, en les transférant de force d’un lieu de travail à un autre, en les faisant travailler (face à une pandémie dont on ne connaît pas l’évolution) sans équipement de protection individuelle suffisants (masques, vêtements, matériel jetable), ni formation adéquate. Le fait de faire travailler les personnels de santé dans ces conditions les rend encore plus vulnérables à l’impact même de l’épidémie, comme on l’a vu en Italie où au moins 10 % d’entre eux ont été contaminés par le virus.
Et pour forcer les travailleurs à obéir à ces réquisitions, ils recourent à l’arsenal répressif des “états d’urgence”, qui menacent de toutes sortes de sanctions, d’amendes et de poursuites ceux qui refusent de les suivre. Ces ordres et cette politique des autorités ont été, dans de nombreux cas, la cause directe d’un tel chaos.
Face à cette situation, qui impose au personnel de santé le “fait accompli”, de l’état désastreux des soins, les travailleurs de ce secteur sont également contraints d’être ceux qui, doivent appliquer des méthodes proches de l’eugénisme, choisissent de consacrer les maigres ressources disponibles aux patients ayant les plus grandes chances de survie, comme on l’a vu avec les directives préconisées par l’association des anesthésistes et urgentistes italiens, (10) qui caractérise la situation comme celle d’un “état de guerre”. Effectivement, il s’agit bien d’une guerre faite aux besoins humains menée par la logique du capital, dans laquelle les travailleurs de ce secteur souffrent eux-mêmes de plus en plus d’anxiété car ils doivent travailler en fonction de ces lois inhumaines. L’angoisse exprimée par beaucoup de travailleurs est le résultat du fait qu’ils ne peuvent même pas se rebeller contre de tels critères comptables et marchands, ni refuser de travailler dans des conditions indignes, ni même refuser les sacrifices de leurs conditions de vie, parce que le faire, par exemple, par le biais de grèves, porterait gravement préjudice à leurs frères et sœurs de classe, au reste des exploités. Ils ne peuvent même pas se rencontrer, se réunir avec d’autres camarades, exprimer physiquement la solidarité entre les travailleurs car cela contrevient aux protocoles de “dispersion sociale”, que l’endiguement de l’épidémie exige.
Eux, nos camarades du secteur de la santé, ne peuvent pas se battre ouvertement, dans la situation actuelle, mais le reste de la classe ouvrière ne peut pas les laisser seuls. Tous les travailleurs sont victimes de ce système et tous les travailleurs finiront par payer, tôt ou tard, le coût de cette épidémie. Que ce soit à cause des coupes sanitaires “non prioritaires”, (suspension d’opérations chirurgicales, de consultations médicales, etc.) ou à cause des dizaines de milliers d’annulations de contrats temporaires, ou encore de la réduction des salaires due aux congés-maladie, etc. Accepter cela, serait donner le feu vert à de nouvelles attaques anti-ouvrières encore plus brutales en préparation. Nous devons donc continuer à aiguiser avec rage l’arme de la solidarité ouvrière, comme nous l’avons vu récemment dans les luttes en France contre la réforme des retraites.
L’explosion des contradictions insurmontables du capitalisme au cœur du système de santé sont des symptômes sans équivoque qui marquent la sénilité dans sa phase terminale et l’impasse du système capitaliste. Tout comme les virus affectent les organismes les plus usés et provoquent des épisodes de maladie plus graves, le système des soins de santé est irrévocablement altéré par des années d’austérité et de “gestion” basées non pas sur les besoins de la population mais sur les exigences marchandes d’un capitalisme en crise et en plein déclin. Il en va de même pour l’économie capitaliste, artificiellement soutenue par les manipulations constantes sur les propres lois capitalistes de la valeur et la fuite en avant dans l’endettement, la rendant si fragile qu’une épidémie pourrait précipiter l’arrivée d’une nouvelle récession mondiale plus brutale.
Mais le prolétariat n’est pas seulement la victime de cette catastrophe pour l’humanité qu’est le capitalisme. C’est aussi la classe qui a le potentiel et la capacité historique de l’éradiquer définitivement par sa lutte, en développant sa réflexion consciente, sa solidarité de classe. Seule sa révolution communiste peut et doit remplacer les relations humaines basées sur la division et la concurrence par celles basées sur la solidarité. En organisant la production, le travail, les ressources de l’humanité et de la nature sur la base des besoins humains et non sur la base des lois du profit d’une minorité exploiteuse.
Valerio, 13 mars 2020
1) Macron a tenu un discours télévisé plein d’une détestable flagornerie à propos de “l’excellence du système de santé en France”, prétendument gratuit et accessible à tous, et saluant l’abnégation des personnels soignants. La réponse fut immédiate : partout sur les réseaux se sont multipliés les photos d’aides-soignants, infirmières et médecins brandissant une pancarte adressée au président : “Vous pouvez compter sur nous ! L’inverse reste à prouver !”
2) Il est nécessaire d’empêcher les gens de voyager ou de les encourager à rester chez eux, car il faut empêcher la propagation de l’infection. Mais la manière dont ces mesures sont imposées (avec pratiquement aucune aide de l’État pour la prise en charge des enfants ou des personnes âgées) porte la marque du modus operandi du totalitarisme d’État capitaliste. Dans nos prochains articles, nous reviendrons également sur l’impact de ces procédés sur la vie quotidienne des exploités dans le monde.
3) Voir nos “Thèses sur la décomposition”, Revue internationale n° 107 (4e trimestre 2001) et la “Résolution sur la situation internationale du 23e Congrès du CCI”, disponibles sur notre site Internet.
4) “Epidémie de coronavirus : une preuve supplémentaire du danger du capitalisme pour l’humanité” disponible sur notre site Internet.
5) En recherchant les causes objectives des infections et non des explications religieuses ou fantastiques (comme la théorie des “quatre humeurs”, de la médecine antique, par exemple), en essayant d’avoir une image matérialiste de l’anatomie et de la physiologie humaine, etc.
6) Voir dans les numéros les plus récents de notre Revue internationale (n° 162 et 163) nos articles sur le centenaire de l’Internationale Communiste.
7) Point 11 de notre Résolution sur la situation internationale (2019) : “Conflits impérialistes, vie de la bourgeoisie, crise économique”, disponible sur notre site Internet.
8) Comme, par exemple, le rôle des civettes dans la transmission de la maladie à l’homme, ce qui a conduit à une élimination foudroyante de ces animaux en Chine, arrêtant très rapidement l’extension de la maladie.
9) En France, par exemple, les recherches commencées sur la famille des coronavirus suite à l’épidémie de 2002-2003 ont été brutalement interrompues en 2005 à cause de coupes budgétaires.
10) Voir : “Recomendaciones UCI en Italia” (en italien).
“Les vaincus d’aujourd’hui seront les vainqueurs de demain. Car la défaite est leur enseignement”. (1)
“La révolution est la seule forme de “guerre” (...) où la victoire finale ne saurait être obtenue que par une série de “défaites”. Que nous enseigne toute l’histoire des révolutions modernes et du socialisme ? La première flambée de la lutte de classe en Europe s’est achevée par une défaite. Le soulèvement des canuts de Lyon, en 1831, s’est soldé par un lourd échec. Défaite aussi pour le mouvement chartiste en Angleterre. Défaite écrasante pour la levée du prolétariat parisien au cours des journées de juin 1848. La Commune de Paris enfin a connu une terrible défaite. La route du socialisme (à considérer les luttes révolutionnaires) est pavée de défaites. Et pourtant cette histoire mène irrésistiblement, pas à pas, à la victoire finale ! Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces “défaites”, où nous avons puisé notre expérience, nos connaissances, la force et l’idéalisme qui nous animent ? Aujourd’hui (…) nous sommes campés sur ces défaites et nous ne pouvons renoncer à une seule d’entre elles, car de chacune nous tirons une portion de notre force, une partie de notre lucidité. (…) Ces échecs inévitables sont précisément la caution réitérée de la victoire finale. À une condition il est vrai ! Car il faut étudier dans quelles conditions la défaite s’est chaque fois produite”. (2)
Oui, les mois de grèves et de manifestations de l’automne 2019 et de l’hiver 2020 ont abouti sur une défaite. La “réforme” des retraites est passée. Mais les liens qui se sont tissés durant cette lutte, l’expérience accumulée, la conscience qui s’est développée sont autant de victoires. De nombreuses leçons sont à tirer de ce long mouvement social pour préparer les luttes futures.
Pour ce faire, il faut se regrouper, débattre, écrire. Cet article se propose d’être une contribution à ce nécessaire effort de réflexion collective.
Pour comprendre l’importance et la signification du mouvement contre la “réforme” des retraites en France, il faut le resituer dans la dynamique de la lutte de classe de ces dernières décennies. De 1968 à la fin des années 1980, le prolétariat, à l’échelle internationale, développe sa lutte : Mai 68 en France, l’Automne chaud en 1969 en Italie, les grèves ultra-combatives en Angleterre tout au long des années 1970, la grève massive de 1980 en Pologne, etc. Durant près de vingt ans, les ouvriers vont accumuler une très grande expérience sur la façon de mener leurs luttes, comment tenir des assemblées générales, comment mener l’extension et, surtout, comprendre comment les syndicats sabotent sans cesse toute prise en main des luttes par les ouvriers eux-mêmes.
Seulement, toute cette génération ne va pas parvenir à politiser le mouvement. Si la pratique de la classe ouvrière dans la lutte est grande, la réflexion sur le capitalisme, l’État et l’organisation des ouvriers demeure faible. Dans ce contexte, l’effondrement du bloc de l’Est, présenté frauduleusement comme la “faillite du communisme”, a produit un terrible choc sur les consciences. Par ce mensonge inique, la barbarie du stalinisme, en réalité une forme caricaturale de capitalisme d’État, devient l’aboutissement inéluctable de toute révolution prolétarienne. La bourgeoisie peut donc déclarer la “fin de l’Histoire” (3) et la disparition de la classe ouvrière. Ayant alors honte d’elle-même et de son histoire, la classe ouvrière perd peu à peu, tout au long des années 1990, la mémoire de ses combats et de ses expériences. Au niveau mondial, cette décennie est celle d’un profond recul de la conscience et de la combativité de notre classe, jusqu’à oublier sa propre existence. Le prolétariat perd son identité de classe.
Seulement, l’Histoire ne s’arrête jamais réellement, quels que soient les vœux et déclarations de la bourgeoisie. Parallèlement, la crise économique continue de s’aggraver et, avec elle, les conditions de vie et de travail se dégradent davantage. La colère face à cette situation inacceptable croît donc, jusqu’à se transformer en combativité, particulièrement dans l’Éducation nationale en France et en Autriche, en 2003. Au-delà du ras-le-bol, une véritable réflexion sur l’avenir du capitalisme commence à voir le jour, notamment sur l’avenir du capitalisme mondial, et c’est pourquoi des associations comme Attac élaborent la théorie de l’anti-mondialisme (qui deviendra l’alter-mondialisme).
Certes limitée, cette contestation sociale indique la fin du recul des années 1990. De nouveau, la classe ouvrière exprime une certaine combativité et développe, très lentement, sa conscience.
Trois ans après, en 2006, une nouvelle génération apparaît sur le devant de la scène. Contre une nouvelle attaque gouvernementale, la création d’un statut encore plus précaire pour les jeunes travailleurs (le Contrat Première Embauche), les étudiants précaires se dressent, s’organisent en assemblées générales ouvertes à tous, étendent la lutte en appelant à la solidarité de tous les secteurs et toutes les générations (“Jeunes lardons, vieux croûtons : tous dans la même salade !” est un slogan brandi partout), créant ainsi une dynamique d’extension de la lutte qui pousse la bourgeoisie française à retirer son CPE (rebaptisé “Contrat Poubelle Embauche”).
Mais le développement de la lutte du prolétariat n’est pas une ligne droite. En 2010, un rude coup est porté sur la tête du prolétariat. Baladés chaque semaine durant plus de dix mois de manifestations stériles en manifestations morbides par les syndicats, plusieurs millions de manifestants ressortent de ce mouvement épuisés et découragés, avec ancré en eux un profond sentiment d’impuissance. Cette défaite va marquer au fer rouge toute la décennie suivante ; durant les années 2010, l’atmosphère sociale se caractérise par l’atonie, l’abattement, la résignation.
Mais là encore, les forces profondes qui poussent dans les entrailles de la société continuent leur œuvre, particulièrement la crise économique mondiale qui charrie avec elle le chômage, la précarité, la pauvreté… mais aussi la colère et la réflexion. Voilà ce que représente le mouvement de la fin 2019 contre la “réforme” des retraites : la réémergence de la combativité ouvrière ! Avec ses mois de mobilisation, ses semaines de grève, ses manifestations rassemblant des centaines de milliers de personnes, cette lutte révèle l’envie d’en découdre du prolétariat, la fin d’une longue période marquée par les têtes basses et le repli. Elle laisse entrevoir un futur où de nouveau le prolétariat va refuser d’accepter sans rien dire les incessantes attaques de la bourgeoisie. Il est donc d’autant plus crucial de tirer les leçons de ce mouvement, pour préparer l’avenir.
Dans la lutte, les ouvriers ont exprimé une nouvelle fois la solidarité qui caractérise notre classe. Si la bourgeoisie a tenté de propager le chacun pour soi, la division et même la compétition, en opposant les cheminots (qualifiés d’ “égoïstes privilégiés”) aux autres travailleurs, les vieilles aux jeunes générations (avec le débat pourri sur l’infâme “clause du grand-père”, par exemple), les grévistes aux non-grévistes, les salariés ayant un travail “pénible” aux autres qui, prétendument, auraient un “labeur reposant”, etc. la classe ouvrière a répondu en se serrant les coudes, en soutenant les cheminots, en faisant vivre son vieux cri de ralliement : “Un pour tous, tous pour un”, en luttant pour défendre leur futur et celui des nouvelles générations ouvrières qui vont rentrer sur le marché du travail… Le slogan “nous voulons nous battre tous ensemble” est le symbole de ce ciment qui a lié les ouvriers en lutte entre eux : la solidarité, condition essentielle de la force sociale de notre classe.
Cette force et cet élan étaient palpables durant toutes les manifestations. Dans les cortèges, cette atmosphère empreinte de solidarité a rendu fiers, et même heureux, les manifestants. C’est peut-être l’une des raisons principales qui a fait qu’à la fin du mouvement, loin d’être abattue par la “défaite” (l’adoption de la “réforme”), la classe ouvrière en est sortie grandie et galvanisée.
Le constat de cette fraternité dans la lutte doit être défendu comme un trésor et cultivé pour les luttes futures.
Derrière ce “Tous ensemble” a émergé durant ce mouvement la compréhension qu’il est nécessaire d’être nombreux, de s’unir entre tous les secteurs, de mobiliser public et privé, de développer un mouvement massif face au gouvernement pour inverser le rapport de force.
La leçon de ce mouvement est précieuse. Un secteur, aussi déterminé soit-il, aussi crucial soit-il pour l’économie nationale, aussi grand soit son “pouvoir de blocage”, comme aiment le répéter les syndicats, ne peut à lui seul vaincre face à la bourgeoisie et son État. Au contraire, la mise en avant des cheminots de la SNCF et de la RATP était un piège tendu main dans la main par le gouvernement et les syndicats. À eux seuls, ils devaient incarner la lutte, réduisant le mouvement à une grève par procuration, à une grève isolée et impuissante.
Mais ce piège, sans en avoir pleinement conscience, la classe ouvrière s’en est instinctivement méfiée. Dans les cortèges, partout s’affichait la nécessité de s’unir au-delà des secteurs, d’être le plus nombreux possible, les appels à se mobiliser et à ne pas laisser les cheminots seuls, à entraîner le secteur privé… Ce sentiment grandissant que pour être fort il faut être nombreux, qu’il faut une lutte massive, sera une clef pour l’avenir.
La question sera alors “Comment ?”. Comment la prochaine fois parvenir à développer une lutte massive ? Comment entraîner dans le mouvement l’ensemble des secteurs ? La réponse se trouve dans l’expérience de la classe ouvrière, car elle a déjà démontré sa capacité à étendre géographiquement la lutte. L’un des exemples le plus magistral de cette dynamique d’extension et d’unité est sans aucun doute le mouvement qui s’est déroulé en Pologne durant l’été 1980 : “Face à l’annonce des augmentations de prix, la riposte ouvrière va s’étendre progressivement à tout le pays, en se développant de proche en proche, ville par ville et non pas sur la base de la corporation ou du secteur. Déclenché le 14 août par la grève du chantier naval Lénine de Gdansk contre le licenciement d’une ouvrière, le mouvement va se généraliser en 24 heures à toute la ville et en quelques jours à toute la région industrielle autour des mêmes revendications communes : augmentation des salaires et allocations sociales, samedis libres, garantie de non-répression des grévistes, suppression des syndicats officiels… Dès le lendemain du début de la grève au chantier Lénine, la nouvelle s’était répandue dans toute la ville. Les traminots arrêtent le travail en solidarité. En même temps, ils décident de continuer à faire rouler le train qui relie les trois grandes zones industrielles de Gdansk, Gdynia et Sopot, et par lequel l’idée de la grève va se répandre, puis qui sera tout au long du mois de grève un moyen de liaison constant entre les usines en lutte. Le même jour, la grève démarre au chantier “Commune de Paris” à Gdynia et s’étend à presque tous les chantiers de la baie, mais aussi aux ports et aux différentes entreprises de la région. Les deux grands chantiers Lénine et “Commune de Paris” deviennent des lieux de rassemblement quotidien des grévistes où se tiennent en permanence des meetings rassemblant des milliers d’ouvriers de différentes usines.
L’organisation de la grève se met en place sur la même base, les mêmes principes par lesquels elle s’est étendue. Les assemblées de grévistes des différentes usines, des différents secteurs, élisent des comités de grève et envoient des délégués au “comité de grève inter-entreprises” (MKS) qui met au point un cahier de revendications communes. Toutes les assemblées de grévistes sont mises au courant quotidiennement des discussions et de l’évolution des négociations par leurs délégués qui font le va-et-vient entre leur entreprise et le MKS qui siège au chantier Lénine.
Les tentatives de division orchestrées par le gouvernement, qui cherche à négocier usine par usine et à faire reprendre le travail dans chaque secteur séparément, se heurtent à ce bloc ouvrier soudé et uni. Ainsi, quand le gouvernement cède très vite des augmentations de salaires pour les ouvriers du chantier de Gdynia et que certains délégués hésitants semblaient prêts à accepter le compromis, ils sont contestés par les délégués des autres usines qui appellent à continuer le mouvement tant que toutes les revendications, de l’ensemble des usines en grève, ne sont pas satisfaites. De nouveaux délégués seront élus par les grévistes.
Dans les jours qui vont suivre, l’exemple lancé par Gdansk, se répandra dans les différentes régions de Pologne. Le signal de la grève de masse est donné. Le rapport de force que vont réussir à imposer les ouvriers est sans précédent depuis les années 1920 et va contraindre la bourgeoisie à céder comme jamais aucune lutte ouvrière depuis lors dans le monde n’a réussi à le faire. Plus encore, c’est une expérience formidable qui a été faite et un acquis ineffaçable appartenant au prolétariat international de la force potentielle de la classe ouvrière lorsqu’elle est réellement unie”. (4)
Un passage de cette citation doit particulièrement attirer l’attention : “Les traminots arrêtent le travail en solidarité. En même temps, ils décident de continuer à faire rouler le train qui relie les trois grandes zones industrielles de Gdansk, Gdynia et Sopot, et par lequel l’idée de la grève va se répandre, puis qui sera tout au long du mois de grève un moyen de liaison constant entre les usines en lutte”. C’est l’exact opposé de ce qu’ont organisé les syndicats lors du mouvement contre la “réforme” des retraites en France : bloquer les transports, particulièrement les jours de manifestations. Dans les cortèges, certains relevaient cette aberration, réclamant au contraire que les trains roulent vers Paris et les grandes villes pour permettre au maximum de salariés, retraités, étudiants précaires, chômeurs de se rassembler. Une manifestante à la retraite, à Paris, nous a même lancé “Je ne comprends pas pourquoi les trains ne sont pas gratuits pour nous permettre de venir, on faisait ça dans les années 1980”. Par cette anecdote, émergent des questions profondes sur l’identité de classe et la mémoire ouvrière, sur le développement de la conscience et sur la nature des syndicats. Autant de préoccupations que ce mouvement amène à la réflexion du prolétariat et que nous traiterons dans la seconde partie de cet article [14].
Pawel, 13 mars 2020
1) Karl Liebknecht, Malgré tout ! (1919).
2) Rosa Luxemburg, L’ordre règne à Berlin (1919).
3) Selon l’expression de Hegel reprise par l’idéologue Francis Fukuyama.
4) Extrait de notre article “Comment étendre la lutte” du 1er février 1989 et disponible sur noter site Internet.
Nous publions ci-dessous des extraits d’un courrier que nous avons reçu d’une camarade suite à notre intervention et à nos réunions publiques à propos du mouvement contre la ‘réforme’ des retraites en France. Nous saluons fortement cette initiative qui exprime un besoin vital pour la classe ouvrière, celui de débattre et approfondir de façon franche et fraternelle les leçons des expériences du prolétariat. Ce courrier exprime visiblement des sentiments contrastés vis-à-vis de cette longue lutte très combative. C’est surtout à propos des sentiments exprimés et de leur nature que nous souhaitons donner notre point de vue pour tenter de pousser plus largement la réflexion de nos lecteurs sur l’approche et le sens à donner au combat de la classe ouvrière.
(…) J’étais enthousiaste devant le bon accueil que nous recevions dans le cadre de la lutte contre la réforme des retraites.
J’ai constaté, moi aussi, que les gens étaient contents de lutter, de se retrouver dans la rue, d’être ensemble.
Je reconnais que j’étais déçue, lors du dernier rassemblement, de voir que le mouvement n’allait pas plus loin, qu’il s’effilochait, qu’il y avait de moins en moins de monde sur la place ; j’étais déçue de voir que le mouvement n’avait pas la force d’appeler à des assemblées générales ouvertes à tous comme en 2006, lors des luttes contre le CPE.
Ce dont je ne tiens pas assez compte, c’est la nature de la conscience de la classe ouvrière : une conscience concrète, qui s’exprime dans les actes. (…)
Ce n’est pas parce que les rassemblements n’ont pas débouché sur des appels à des AG ouvertes à tous, comme en 2006, qu’il faut baisser les bras. D’ailleurs, à ce propos, on voit comment les divers syndicats et autres “représentants” des étudiants avaient récupéré ce mouvement pour faire croire après coup, qu’ils l’avaient initié. (…)
J’attends qu’il y ait à nouveau des milliers de personnes dans la rue, contents d’être là, de se retrouver de lutter sur leur terrain. Je sais que la bourgeoisie fourbit ses armes contre les minorités révolutionnaires, je sais qu’il faut garder à l’esprit comment procède la conscience de classe ; la réforme sur les retraites va peut-être être adoptée grâce à l’application de l’article 49.3, ce qui signifierait un affaiblissement pour le gouvernement actuel, mais qui n’entraînerait pas un renforcement pour la classe ouvrière.
Le prochain pas que peut accomplir la classe ouvrière, c’est de prendre l’initiative d’organiser sa lutte, en opposition aux consignes syndicales.
Fraternellement,
L., 26 février 2020
Il est naturel, pour tout prolétaire sincèrement attaché à la lutte de notre classe, d’éprouver un certain enthousiasme lorsque la classe ouvrière relève la tête avec dignité pour mener le combat, comme ce fut le cas récemment dans les manifestations contre la “réforme” des retraites et comme l’exprime le courrier de notre lectrice. Cela, alors que nous n’avions pas vu de telles expressions de combativité et de solidarité depuis une décennie. Ce sentiment légitime était largement partagé au sein des cortèges, par l’ensemble des manifestants.
Lorsque le mouvement est dans une phase de reflux, la situation devient néanmoins plus délicate à appréhender. Il existe alors le risque d’abandonner en cours de route et de perdre l’esprit de combat ou au contraire, en réaction, de vouloir en découdre à tout prix avec le danger de se retrouver embarqué dans des voies sans issues, dans des aventures minoritaires et jusqu’au-boutistes. Ces deux impasses symétriques conduisent en réalité à l’isolement et au même sentiment de frustration.
C’est ce qu’a illustré la récente lutte, comme bien d’autres mouvements auparavant : tandis que les manifestants étaient chaque semaine moins nombreux, les syndicats cherchaient à pousser ceux qui restaient dans des “actions” totalement stériles (blocage, collage d’affiches sur les permanences des députés, etc). Le prolongement de la lutte dans quelques secteurs isolés n’était pas un atout mais présentait, malgré le courage et une volonté exemplaire de combattre, plutôt un danger risquant d’épuiser et de dégoûter les ouvriers les plus impliqués, ceux qui ont le sentiment d’avoir “payé le prix fort”, comme les cheminots ou les travailleurs de la RATP.
Le fait de “tenir” coûte que coûte s’est donc révélé n’être qu’une impasse face à laquelle il était nécessaire de se replier en trouvant les moyens de poursuivre autrement et de façon adaptée le combat. Le recours aux “comités de lutte”, par exemple, comme outils permettant de regrouper les ouvriers les plus combatifs est une des solutions adaptées dont le prolétariat a fait l’expérience au cours des années 1980. De tels organes permettent de pousser la réflexion et tirer les leçons essentielles de la défaite afin de préparer au mieux les conditions politiques et pratiques des futures luttes qui sont inévitables du fait des attaques que le capitalisme en crise va continuer à faire pleuvoir.
Tout cela nécessite une approche, une préoccupation capable de s’inscrire dans une démarche sur le long terme. Ce courrier met, a contrario, en évidence une tendance (qui n’est pas propre à la camarade) à partir des faits immédiats, à appréhender la réalité selon une vision phénoménologique, photographique et fragmentée, juxtaposant la situation de 2006 à celle d’aujourd’hui, sans voir la réalité d’un processus et celle des changements qui se sont opérés depuis. La lutte de classe et la conscience ne s’expriment pas de manière purement cumulative ou selon un schéma préétabli et reproductible, comme celui de la lutte contre le CPE de 2006, par exemple que l’on pourrait plaquer telle quelle sur la situation actuelle. Il faut toujours tenir compte de la dynamique du mouvement réel de la lutte de classe, voir que cette dynamique émane d’abord d’un processus historique qui dépasse non seulement les individus en lutte et leurs propres aspirations, mais aussi les générations, comme le soulignaient Karl Marx et bon nombre de révolutionnaires.
Si la conscience du prolétariat est effectivement “concrète” et si elle s’exprime “dans les actes”, cela ne signifie nullement que la conscience soit un simple produit ou un simple reflet mécanique des luttes passées ou des actions immédiates de la classe ouvrière. Attendre les mêmes caractéristiques et la même continuité que lors du CPE de 2006, sans tenir compte des conditions de la phase de décomposition du capitalisme et des évolutions liées aux changements opérés dans les entrailles de la société, est une erreur.
Bien entendu, tenir compte des lois de l’histoire est un exercice difficile et complexe qui demande beaucoup d’énergie et de rigueur, même aux organisations révolutionnaires les plus aguerries. En réalité, l’enjeu est bien de comprendre ici que, s’il existe un processus conscient du prolétariat, celui-ci s’exprime surtout de manière souterraine et non linéaire. (1) La maturation souterraine dépend de tout un ensemble de facteurs matériels, d’un processus vivant mêlant l’expérience concrète, la vie politique et la mémoire historique. Ainsi, la profondeur et l’action du prolétariat dans la lutte immédiate ne peut être le seul critère pour évaluer la dynamique ou comprendre un mouvement de classe. Sans un cadre théorique solide préalable, il est impossible de saisir correctement la réalité d’un rapport de force entre les classes.
Effectivement, une des faiblesses du mouvement contre la réforme des retraites était l’incapacité du prolétariat à prendre en main son combat, alors que ce fut le cas pendant la lutte contre le CPE avec ses AG souveraines, ainsi qu’à se confronter réellement aux syndicats en étendant le mouvement, comme au cours de certaines luttes dans les années 1980.
La lutte de l’hiver 2019-2020 a pourtant été capable d’exprimer une force et un potentiel important. En effet, le sentiment de solidarité, le besoin, certes embryonnaire mais bien réel, d’unité face aux attaques, de se retrouver “tous ensemble”, tout cela exprime une force nouvelle et même essentielle pour une classe sociale qui ressent et rejette plus nettement la réalité de l’exploitation capitaliste. Cette reprise de la combativité ouvrière pose au moins les premières conditions pour que les exploités commencent à se sentir progressivement appartenir à une même classe, afin d’orienter et d’engager plus vivement la réflexion vers le futur. Autrement dit, le ferment des manifestations et la montée d’une forte combativité, dans un contexte de réflexion, ont été un formidable levier, même si le chemin est encore long, incertain et tortueux, pour retrouver une identité de classe. Cela, après des décennies de propagande sur la prétendue “disparition de la classe ouvrière” et alors que pèse encore sur cette dernière l’incapacité à se reconnaître comme une force sociale unie, ayant les mêmes intérêts historiques, alors que pèse même la honte d’elle-même et l’oubli de son propre passé, de ses propres expériences de lutte. Bien entendu, nous ne sommes qu’au tout début de ce processus qui reste encore fragile. Mais les graines semées germeront si les conditions le permettent : la poursuite des attaques massives liées à la crise du système capitaliste demeure un aiguillon pour alimenter la réflexion et renforcer la conscience de classe au sein du prolétariat.
Ceux qui combattent pour la révolution prolétarienne placent leurs “espérances” dans le futur, à l’échelle historique, pas à celle d’un mouvement de lutte particulier. Ainsi, au-delà de l’enthousiasme ou de la déception par rapport à telle ou telle lutte, c’est la compréhension profonde du mouvement qu’il nous faut atteindre, voir que le propre de la lutte du prolétariat, comme classe exploitée, est d’avancer et de progresser en allant de défaites en défaites. C’est ainsi que, forte de cette démarche historique et des espoirs qu’elle plaçait dans l’avenir, Rosa Luxemburg pouvait écrire, en pleine répression de la “commune de Berlin” en janvier 1919 : “les masses ont été à la hauteur de leur tâche. Elles ont fait de cette “défaite” un maillon dans la série des défaites historiques, qui constituent la fierté et la force du socialisme international. Et voilà pourquoi la victoire fleurira sur le sol de cette défaite”. (2) En effet, dans la décadence du capitalisme, le prolétariat ne peut plus obtenir de réformes durables et on voit bien que ses luttes se limitent désormais a se défendre face aux attaques de plus en plus brutales et généralisées. Dans ce cadre, la seule “victoire”, le seul “gain” possible est celui de l’expérience de la lutte elle-même par la “défaite”. En fait, seule la révolution mondiale pourra être considérée à terme comme une “victoire”. Tant que durera le capitalisme, l’exploitation ne pourra que générer toujours plus de souffrances et de misères. Refuser de subir les attaques est déjà, en quelque sorte, une première “victoire” issue paradoxalement de cette “défaite”. Il faut être capable de voir ce que cela signifie pour l’avenir, être capable de voir le potentiel d’un combat d’autant plus difficile à mener que toute expression de lutte est un immense défi face aux obstacles que dresse la bourgeoisie, face à ceux liés au poids d’idéologies étrangères au prolétariat et aux phénomènes liés à la phase de décomposition. Or, le prolétariat, en effet, “ne baisse pas les bras” et s’engage sur la voie d’un avenir potentiellement prometteur.
À la fin de son courrier, la camarade essaye de mettre en perspective les pas en avant que la classe ouvrière devra ou sera amenée à accomplir. Mais elle semble l’exprimer de manière un peu incantatoire. Il faut au contraire voir que “le fondement scientifique du socialisme s’appuie, comme on sait, sur trois principaux résultats du développement du capitalisme : avant tout sur l’anarchie croissante de l’économie capitaliste, qui mène inévitablement à sa ruine ; deuxièmement, sur la socialisation croissante du processus de production qui crée les amorces de l’ordre social futur, et troisièmement, sur le renforcement croissant de l’organisation et de la conscience de classe du prolétariat qui constitue le facteur actif de la prochaine révolution”. (3) Ainsi, faute d’une réflexion plus ancrée dans une démarche historique, le risque est “d’attendre” encore pour se retrouver inévitablement confronté à de nouvelles déceptions, voire, à terme, à du découragement.
Bien entendu, par ce courrier, la camarade démontre qu’elle cherche à mener le combat, à comprendre et à pousser plus loin sa réflexion. Nous ne pouvons que l’encourager, ainsi que tous nos lecteurs, à poursuivre dans ce sens.
RI, 3 mars 2020
1) Lire, par exemple : “Seule la lutte massive et unie peut faire reculer le gouvernement !”, Révolution internationale n° 480, (janvier-février 2020).
2) Rosa Luxemburg, L’ordre règne à Berlin (1919).
3) Rosa Luxemburg, Réforme ou révolution ? (1898)
Depuis plusieurs mois, la région d’Idleb, dans le nord de la Syrie, est pilonnée par les forces de Bachar El Assad et de l’armée russe. Près de trois millions de civils (dont un million d’enfants) sont enserrés dans ce dernier bastion de la rébellion, (1) comme à Alep ou à la Ghouta orientale ; le régime gouverné par El Assad cherche à reprendre cette zone par la terreur et une ignoble politique de la terre brûlée. Les pluies d’obus, déversées par l’aviation russe, s’abattent sans distinction sur les habitats, les bâtiments publics (écoles, hôpitaux…), les marchés et les champs agricoles. Plus de mille personnes ont péri depuis la fin du mois d’avril 2018 selon l’ONU, et près d’un million de personnes tentent de fuir le massacre, affamés, sans logements, livrés aux températures glaciales de l’hiver. Dans ce décor de barbarie et de chaos, les populations résignées n’ont, en effet, plus qu’une seule issue : fuir pour échapper à la mort ! Prendre la route en direction de la frontière turque ou tenter de joindre la frontière grecque, porte la plus proche pour entrer en Europe.
Seulement voilà, la frontière entre la Syrie et la Turquie leur est désormais fermée. Alors que depuis 2015, l’État turc rendait service (moyennant finance !) aux démocraties européennes en accueillant les flux de millions de migrants que celles-ci refusaient de prendre en charge, en les traitant comme des pestiférés, l’offensive turque dans le Nord de la Syrie a changé la donne. Les trois millions de personnes de la région d’Idleb sont désormais otages, prisonniers des puissances impérialistes de la région. Comme on a pu le voir, la Turquie et la Russie et son vassal la Syrie d’Assad sont prêtes à tout ! Y compris à rendre des zones entières totalement exsangues, à terroriser les populations et à les massacrer pour satisfaire leur appétit de rapace. Aujourd’hui, la région d’Idleb est le terrain de jeu macabre de l’impérialisme, le théâtre sanglant du capitalisme à l’agonie où seule demeurent la misère et la mort !
Si Erdogan refuse de faire entrer de nouveaux migrants, il souhaite se débarrasser des trois millions et demi déjà présents sur le sol turc. Pour le chef du régime, ces derniers ne sont rien d’autres que des objets vendus aux enchères, des otages d’un marchandage qu’il utilise habilement afin d’assouvir ses visées politiques. Sur le plan interne, les migrants sont désormais la cible d’une campagne de dénigrement écœurante qui vise à rehausser la popularité de l’AKP au sein de la population turque. Mais c’est surtout sur la scène impérialiste que les migrants lui sont le plus utiles.
En effet, ces derniers sont devenus des objets de chantage envers les puissances de l’Union européenne (UE). Erdogan menaçait depuis des mois d’ouvrir la frontière occidentale du pays en direction de l’Europe afin de pousser les puissances européennes à soutenir sa campagne militaire dans le nord de la Syrie et à lui assurer une rente financière. Le 28 février dernier, il a mis ses menaces à exécution et des dizaines de milliers de réfugiés ont tenté, au prix de risques considérables, d’entrer en Europe par la Grèce malgré le refus catégorique des autorités, soutenues dans ce choix par l’UE et ses grandes démocraties. Au moins 13 000 migrants se trouvent désormais massés à la frontière, en proie à la cruauté des uns et des autres. D’autres tentent par voie maritime d’atteindre les îles de Chios ou de Lesbos où les mêmes conditions les attendent : parqués, entassés et isolés comme des animaux, en manque d’eau, de chauffage, de nourriture, d’hygiène la plus élémentaire. Sur l’île de Lesbos dans le camp de Moria, prévu pour 2 300 personnes, s’entassent par exemple 20 000 personnes, entourées de barbelés. La Repubblica livre ainsi cette description abominable : “les premiers à se noyer sont les enfants. Ici, il n’y a rien pour eux, pas même un lit, des toilettes ou de la lumière. Ici, pour eux, il n’y a que la boue, le froid et l’attente. Un purgatoire humide et absurde à devenir fou. De sorte que, jour après jour, à mesure que l’Europe et ses promesses s’éloignent de l’horizon, il ne reste rien à faire aux plus fragiles que de tenter de se suicider (…) mais comme ils ont peur, ils réussissent rarement à aller jusqu’au bout. De temps en temps, un adulte toque à la porte de la clinique, au bas de la colline, apportant dans ses bras un gamin avec sur le corps des marques éloquentes. Tout le monde sait ce qu’il vient de faire. Il recommencera dans quelques mois”. Plus de trois-quart de siècle après Auschwitz, c’est la même réalité sinistre et effroyable que le capitalisme réserve partout aux populations jugées “indésirables”.
Ceux qui tentent de rejoindre cet “Eldorado” sont stoppés avec la plus grande violence et brutalité par les autorités grecques. Nous avons pu voir des images insoutenables et révoltantes où, en mer, les gardes côtes grecs tentent de crever un bateau pneumatique rempli de migrants et de les éloigner par des tirs de carabines. Dans la région de l’Evros, la police et l’armée quadrillent la zone. Les 212 kilomètres de frontière sont infranchissables. Les migrants qui tentent de passer sont accueillis par des grenades lacrymogènes et même par des tirs à balles réelles qui auraient fait plusieurs blessés et même un mort selon des informations turques. Ceux qui sont arrêtés sont passés à tabac, dépouillés, humiliés et renvoyés chez eux. Pensant se trouver à quelques mètres du “paradis”, ils sont en réalité confrontés à la froide cruauté de la forteresse européenne pour qui ils demeurent des indésirables, des déchets ou des bêtes errantes qu’aucun État ne veut prendre en charge. Avec un cynisme incroyable et une hypocrisie sans limites, chacun fait mine de renvoyer la responsabilité sur d’autres mais tous partageant la même volonté : le refus catégorique d’accueillir ces populations victimes de la barbarie que les puissances impérialistes ont elles-mêmes engendrées ! (2)
De suite après l’annonce du régime turc d’ouvrir les portes aux migrants en direction de l’Europe, la réaction des principaux États de l’UE fut sans appel : tous les représentants de la bourgeoisie européenne ont poussé des cris d’orfraie envers la politique “inacceptable” (Angela Merkel) d’Erdogan. Le chef du gouvernement autrichien, Sebastian Kurz, élu tout particulièrement sur la base de sa politique anti-immigration, feignait de s’inquiéter “de ces êtres humains utilisés pour faire pression” sur l’UE.
Les “grandes démocraties” européennes peuvent bien se saouler en paroles compatissantes, elles auront beau tenter de se disculper en faisant porter l’entière responsabilité à leurs concurrents russe et turc, la réalité de la politique migratoire européenne dévoile l’hypocrisie et l’ignominie dont elles font preuve. C’est d’ailleurs, la “patrie des droits de l’Homme” qui a le mieux exprimé les véritables intentions des États de l’UE : “L’Union européenne ne cédera pas à ce chantage. (…) Les frontières de la Grèce et de l’espace Schengen sont fermées et nous ferons en sorte qu’elles restent fermées, que les choses soient claires”, affirmait catégoriquement Jean-Yves Le Drian, le ministre français des Affaires étrangères. Ainsi, des millions de personnes auront beau crever la gueule ouverte, les États européens ne feront rien pour eux, si ce n’est leur rendre la tâche encore plus difficile en renforçant les moyens permettant de rendre la frontière grecque encore plus hermétique. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a garanti que “toute l’aide nécessaire” serait fournie à l’État grec. D’ores et déjà, l’agence Frontex a envoyé des renforts de police et 700 millions d’euros ont été dégagés. L’intransigeance des dirigeants européens reflète aussi la volonté de couper l’herbe sous le pied des mouvements populistes qui n’ont pas hésité à exploiter ce nouvel exode en leur faveur.
Les puissances européennes auront beau se faire passer pour les victimes du méchant manipulateur Erdogan ou encore verser des larmes de crocodile sur le sort des migrants en se cachant derrière le masque de l’impuissance, elles sont toutes autant responsables et portent, sans le dire, la responsabilité de laisser ces millions de civils périr sous les obus russes, les balles grecques et le cynisme turc.
Leurs tirades à vomir sur les droits de l’Homme et leur indignation feinte ne sont que des paravents visant à cacher leurs politiques anti-migrants. Les renvois aux frontières, la traque des réfugiés et le démantèlement des camps de fortune, l’érection de murs et de barbelés, la militarisation des frontières, l’accroissement des contrôles administratifs et des critères d’accès aux territoires, etc., toutes ces mesures sont d’abord et avant tout mises en œuvre et appliquées avec la plus stricte rigueur et le plus grand zèle par les États démocratiques, (3) là où la dictature du capital s’exprime de la manière la plus perverse et la plus cynique. Les démocraties occidentales, de gauche comme de droite, tant vantées par la propagande, sont non seulement complices mais font subir exactement les mêmes traitements ignobles, dégradants et indigne que les “méchants” de l’histoire (les Erdogan, Poutine et consorts)… avec un soupçon d’hypocrisie, toutefois !
Après qu’une trentaine de soldats turcs ont été tués dans une attaque menée par les troupes de Bachar El Assad, laissant craindre une escalade des tensions, Moscou et Ankara ont conclu un cessez-le-feu le 5 mars. Une farce à laquelle personne ne croit tant les prétentions respectives des deux puissances ne peuvent que pousser l’une et l’autre à un jusqu’au-boutisme effréné qui, tôt ou tard, remettra le feu aux poudres et ranimera les combats. Aucun signe de stabilisation n’existe au Proche-Orient. Le retrait continu des États-Unis et, par voie de conséquence, de la France et de l’Allemagne, fait peser, à terme, plusieurs dangers dont les populations civiles seront, comme toujours, les premières victimes. Il est indéniable que El Assad est bien décidé à reconquérir l’intégralité du territoire qu’il possédait avant 2011. Pour cela, il n’hésitera pas à s’abreuver du sang de millions d’innocents pour parvenir à ses fins. D’autant plus que Poutine, le seul en mesure de canaliser les velléités du “boucher de Damas”, ne semble pas complètement opposé à cet objectif. Le “maître du Kremlin” a également intérêt à maintenir des relations cordiales avec Erdogan afin de pouvoir faire pression sur l’OTAN et maintenir sa précieuse base navale de Tartous, à l’Ouest de la Syrie. De son côté, la Turquie a le champ libre pour faire la peau aux Kurdes dont elle refuse le maintien de leur territoire autonome, craignant qu’il serve de point d’appui aux revendications nationalistes des Kurdes de Turquie. Au mois d’octobre dernier, après de violents combats, elle est parvenue à établir une “zone de sécurité”, rompant de ce fait la continuité territoriale du Rojava. Si jusqu’à présent, la présence américaine donnait une garantie de protection aux Kurdes, le départ des troupes US de Syrie signe très probablement leur arrêt de mort.
D’autant plus que les puissances européennes, comme la France et la Grande-Bretagne, ont perdu beaucoup de terrain et ne sont plus vraiment en mesure de mener à bien leur stratégie visant à combattre Daesh et le régime d’Assad par un jeu d’alliances avec les rebelles et les Kurdes. Ainsi, tous les éléments sont aujourd’hui réunis pour que surviennent de nouveaux massacres de masse qui plongeront encore des millions de personnes sur les routes de l’errance.
Ce qui se passe à la frontière gréco-turque n’est pas une exception mais une illustration parmi tant d’autres de l’horreur que fait peser le capitalisme agonisant sur des centaines de millions de personnes. Le sort des migrants africains à la frontière marocaine, l’enfer de la Libye (4) ou celui des latino-américains entre le Mexique et les États-Unis est similaire. Tous fuient la guerre, la violence, la criminalité et le désastre environnemental. Aujourd’hui, près de sept millions de personnes se trouveraient dans cette situation d’errance sans aucun moyen de survie. Ils fuient la barbarie du capital et sont les pions et les victimes des bourgeoisies nationales qui ne cessent de jouer avec eux et d’instrumentaliser la “question migratoire” pour le compte de leurs sinistres intérêts impérialistes.
Vincent, 8 mars 2020.
1) Les rebelles au régime d’Assad forment ni plus ni moins qu’une fraction rivale au sein de la bourgeoisie syrienne. Ils sont soutenus par les États-Unis, l’Arabie Saoudite, la Turquie et d’autres États, que ces derniers utilisent comme des pions afin de servir leur intérêts impérialistes.
2) Voir à ce propos : “Bombardements en Syrie : l’intervention des grandes puissances amplifie le chaos”, Révolution internationale n° 455 (novembre-décembre 2015).
3) Voir à ce propos : “Le “droit d’asile” : une arme pour dresser des murs contre les immigrés”, sur le site internet du CCI (juillet 2019).
4) Voir à ce propos : “Chaos en Libye : une odieuse expression de la barbarie capitaliste”, sur le site internet du CCI (novembre 2019).
Dans son n° 530, daté d’octobre/novembre 2018, Le Prolétaire, organe du Parti communiste international (PCI) a publié une réponse (“Les divagations du CCI sur le populisme”) à deux articles que nous avions écrit sous le titre : “Les failles du PCI sur la question du populisme” (Révolution Internationale nos 468 et 470). Ces articles constituaient déjà une première réponse à leur précédent article : “Populisme, vous avez dit populisme ?” (Le Prolétaire n° 523) critiquant notre vision et notre analyse du populisme actuel.
Nous poursuivons donc ici cette polémique que nous jugeons essentielle, aussi bien pour la confrontation entre deux méthodes différentes dans le combat pour la défense des intérêts de la classe ouvrière que pour la clarification indispensable de l’analyse de la situation actuelle dans le milieu politique prolétarien.
Pour les révolutionnaires, une période et une situation historique s’examinent comme un rapport de forces entre les deux classes déterminantes de la société : la bourgeoisie et le prolétariat. Cette analyse est de la plus haute responsabilité des organisations révolutionnaires et elle a été déterminante dans les moments-clés du combat prolétarien. Par exemple, grâce à l’analyse du rapport de forces et de la dualité de pouvoir dans ses Thèses d’avril en 1917, Lénine a redressé l’orientation du parti bolchevik vis-à-vis du gouvernement provisoire du prince Lvov et de Kerenski. De même, lors des Journées de juillet 1917, parce qu’il avait compris la réalité du rapport de force entre le prolétariat et la bourgeoisie, le parti bolchevik a su déjouer le piège d’une insurrection prématurée, tendu par le gouvernement provisoire.
À l’inverse, l’erreur d’appréciation de ce rapport de forces par une organisation révolutionnaire, quel que soit son niveau d’influence sur la classe ouvrière, a toujours eu des conséquences très lourdes, voire catastrophiques. Ainsi, malgré l’agitation sociale intense dans le pays, la décision de Karl Liebknecht de lancer un appel à l’insurrection à Berlin en janvier 1919, alors que les conditions n’étaient pas mûres, a eu des conséquences tragiques pour l’ensemble du prolétariat international, débouchant sur l’écrasement dans le sang de la révolution en Allemagne et permettant à la bourgeoisie de porter un coup décisif à l’extension de la révolution mondiale. De même, l’attitude opportuniste et activiste de Trotski dans les années 1930, découlant de ses illusions sur une possible évolution positive de la fraction stalinienne ainsi que de son incompréhension de la nécessité d’un travail de fraction, a encore été aggravée par le fait qu’il n’avait pas compris l’ampleur de la contre-révolution mondiale et le rapport de forces totalement défavorable au prolétariat à cette époque. Cela l’a notamment amené à préconiser, contre la montée du fascisme, la constitution de fronts uniques avec des partis bourgeois, ainsi qu’à adopter une position tout aussi catastrophique lors de la guerre d’Espagne en affirmant que “s’y déroulait une révolution hybride, confuse, mi-aveugle et mi-sourde”, qui aurait finalement pu se transformer en “révolution socialiste” s’il y avait eu des “chefs révolutionnaires” à la tête de l’État bourgeois. Une partie de ces errements découlent de ses confusions sur le rapport de force entre les classes, le conduisant même à se fourvoyer dans la création d’une IVe Internationale en 1938, alors que les forces des révolutionnaires étaient non seulement complètement dispersées mais également grandement décimées. Ces errements tragiques se sont soldés par de terribles massacres de prolétaires dans la guerre d’Espagne qui fut une répétition générale du sanglant affrontement impérialiste de 1939-1945 et ont précipité à leur tour les organisations trotskistes dans la trahison et leur passage dans le camp bourgeois lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi le CCI, à la suite de Bilan et de la Gauche communiste de France en particulier, a toujours mis en évidence l’importance déterminante pour les organisations révolutionnaires de l’analyse du rapport de forces entre les classes.
À partir du moment où la société entrait dans une nouvelle période historique, celle des guerres et des révolutions, comme le proclamait clairement le premier congrès de l’Internationale communiste, il devenait crucial pour les organisations révolutionnaires de tirer toutes les conséquences que ce changement de période historique impliquait. La Gauche communiste poursuivit ce travail après le triomphe de la contre-révolution suite à l’écrasement de la vague révolutionnaire de 1917-1923. En s’inscrivant dans cette démarche, le CCI a pu dégager le cadre général d’analyse de l’entrée du capitalisme dans la période de décadence. Il a pu aller plus loin en identifiant, lors de la chute du bloc de l’Est, l’entrée du capitalisme dans sa phase ultime de décomposition. (1) C’est avec ce cadre théorique, reposant donc sur l’analyse historique et globale du rapport de forces entre les classes, qu’il est capable de développer une analyse de phénomènes comme le populisme, typiques de cette phase ultime du capitalisme.
Bien entendu, le PCI est en désaccord avec ce cadre d’analyse, ce qui révèle chez lui une interprétation tout à fait réductrice de la méthode marxiste.
Quand Le Prolétaire affirme péremptoirement, pour répondre au CCI, que “ce ne sont pas des facteurs “idéologiques” mais des déterminations matérielles qui poussent et pousseront les prolétaires dans les mouvements de lutte, à surmonter leurs divisions, à reconnaître qu’ils appartiennent à la même classe sociale, soumise à la même exploitation, et qui pousseront les éléments d’avant-garde dans ces mouvements à se mettre en quête d’une organisation de parti pour mener le combat”, il en reste à une phase élémentaire de la lutte de classe. Nous reconnaissons pleinement, nous aussi, que les conditions matérielles des prolétaires comme conjonction de facteurs objectifs (le niveau de la crise économique, l’ampleur des attaques de la bourgeoisie, etc.) jouent un rôle essentiel dans le développement de la conscience de classe. Mais le PCI oublie ici que les facteurs subjectifs (la combativité, la volonté, la morale, la solidarité, l’organisation, la conscience, la théorie) jouent très vite un rôle important pour le prolétariat, jusqu’à devenir décisifs dans une période révolutionnaire. C’est ce qui faisait dire à Marx : “De toute évidence, l’arme de la critique ne peut pas remplacer la critique des armes : la force matérielle doit être renversée par une force matérielle, mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle saisit les masses”. (2) Cela a été confirmé de manière éclatante par le déroulement même de la révolution en Russie. C’est d’ailleurs ce rôle vital de la conscience que Trotski a placé au cœur de son Histoire de la Révolution russe quand il écrit, par exemple, que “l’état de conscience des masses populaires, en tant qu’instance décisive de la politique révolutionnaire, excluait la possibilité pour les bolcheviks de prendre le pouvoir en juillet” (3) et qu’il rapportait ainsi les propos de Lénine : “Nous ne sommes pas des charlatans : nous devons nous baser uniquement sur la conscience des masses”. (4)
C’est cet oubli qui a conduit Bordiga, lors de son retour à la vie militante après la Deuxième Guerre mondiale (qui marque la naissance du bordiguisme), à rejeter totalement la conscience hors de la lutte prolétarienne jusqu’à la révolution, et à la confiner uniquement à l’intérieur du Parti. Dès lors, pour le PCI, la lutte de classe se réduit à une somme ou à un enchaînement de déterminations matérielles quasi-automatiques et mécanistes, valables à n’importe quel moment de l’existence du capitalisme. Toute autre considération serait de “l’idéalisme”. C’est bien sûr de cela qu’il accuse le CCI dans son article derrière les termes de “divagations”, de “lubies” ou “d’élucubrations” qui émaillent sa réponse. En même temps qu’il nie l’importance du facteur de la conscience dans la lutte du prolétariat, il nie aussi la dimension historique de l’évolution du capitalisme, ce qui l’amène à rejeter aussi la notion de décadence du capitalisme que nous défendons.
En s’en tenant là, le PCI abandonne la dimension historique et le contexte concret du déroulement de la lutte de classe qui relèvent pourtant d’une dimension essentielle du marxisme : la conscience de classe n’est nullement un facteur abstrait mais une force matérielle, comme l’ont toujours clairement établi Marx et Engels. La conscience et l’état de cette conscience à un moment historique donné sont non seulement un facteur actif mais déterminant dans une situation qu’il est essentiel et indispensable de prendre en considération dans l’analyse du rapport de forces entre les classes.
En d’autres termes, il n’y a pas que des facteurs objectifs mais aussi des facteurs subjectifs, c’est-à-dire liés à l’état et au niveau de développement de la conscience de classe du prolétariat, qui détermine sa force sur le terrain politique. C’est pour cela que nous avons toujours affirmé que dans le capitalisme, le prolétariat, dans la mesure où il ne détient aucun pouvoir économique et matériel, n’a que deux armes de combat : sa conscience et son organisation.
De façon plus générale, les idées et les idéologies sécrétées et instrumentalisées par la bourgeoisie sont également des forces matérielles au service de sa domination et de son exploitation. Les mystifications et illusions que propage la classe bourgeoise jouent un rôle actif dans les situations concrètes : il y a donc un combat concret du prolétariat à mener pour déjouer les manœuvres des propagandes idéologiques de la bourgeoisie, et notamment la mystification démocratique qui pèse sur lui ou encore contre toute idéologie qui vise à diviser la classe ouvrière : racisme/antiracisme, populisme/antipopulisme, totalitarisme/démocratie… Le PCI néglige le rôle majeur et actif du développement de la conscience du prolétariat dans le processus révolutionnaire en transférant cette conscience uniquement dans le Parti qui en détiendrait de ce fait (et lui seul) le “monopole”. En réduisant le développement de la conscience de classe à cet ensemble de déterminations matérielles, le PCI tombe dans un déterminisme purement mécanique, autrement dit dans le piège d’une démarche qui est celle du matérialisme vulgaire, opposant, dans le fond, esprit et matière ; la détermination par les rapports matériels et économiques de production excluant “le monde des idées”, c’est-à-dire niant et rejetant la force matérielle de la pensée et de la réflexion dans la classe elle-même. Mais cette vision rétrécie a des conséquences qui poussent notamment le PCI à reprendre à son compte et à s’enfermer dans des théorisations fausses héritées du passé.
Il y a, en effet, un autre aspect de sa critique de notre prétendu idéalisme qui témoigne du même renversement des bases du marxisme par le PCI : “Le CCI a, lui, une vision complètement idéalisée d’une classe ouvrière sans contradictions, sans couches diverses, sans divisions en son sein (…). À l’inverse de ce conte de fées, il importe de comprendre que les divisions et la sujétion de la classe ouvrière ont des bases matérielles”. Cette conception le pousse à se cramponner à la théorie de “l’aristocratie ouvrière” que nous avions déjà critiquée dans notre précédent article.
Au-delà de l’ironie facile de sa réponse (“Sur ce point, nous sommes en bonne compagnie comme le reconnaît le CCI qui affirme que cette conception était déjà une erreur d’Engels et de Lénine !”), Le Prolétaire s’appuie effectivement sur une vision erronée héritée de Lénine (5) dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme. (6)
Il n’est pas question de nier qu’il y a toujours des différences de salaires, de conditions de vie et de travail parmi les ouvriers que la bourgeoisie s’efforce toujours de susciter, de mettre en avant et d’instrumentaliser pour masquer la nature et le caractère historique de classe associée et unitaire du prolétariat. Mais nous avons toujours critiqué cette notion car elle fait abstraction de l’unité fondamentale du prolétariat comme classe politique et de son cri de ralliement : “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !”, pour mettre en avant des divisions sociologiques catégorielles et, donc, de prétendus antagonismes d’intérêts concurrentiels au sein de la classe ouvrière. Le PCI s’en tient à cette vision sociologique et photographique de la classe ouvrière en perdant de vue son sens, son rôle, son orientation politique et, précisément, il tombe dans un piège idéologique en parlant de division en couches du prolétariat. Ce qui pousse les prolétaires à réagir, ce ne sont pas seulement les conditions matérielles qu’ils subissent, mais aussi le niveau de développement de leur conscience de classe dans la lutte qui n’est absolument pas linéaire ni continu. Du fait de ses défaillances sur le plan de la méthode marxiste, le PCI oublie que le prolétariat est capable de s’unir dans sa lutte contre l’exploitation, et qu’il l’a démontré dans les moments les plus hauts de son histoire (de la Commune de 1871 à la Pologne 1980 en passant par 1917 en Russie, bien sûr, et Mai 1968 en France), y compris dans des secteurs où le prolétariat est mieux payé. La bourgeoisie, quant à elle, s’efforce effectivement de présenter la classe ouvrière comme une classe fatalement divisée, défendant des intérêts corporatistes et concurrentiels. Au contraire, la réalité même de la classe ouvrière, du prolétariat comme classe repose sur son unité profonde. Le prolétariat, comme l’a toujours affirmé le marxisme, ne peut reconnaître son identité de classe et s’affirmer comme classe révolutionnaire, et donc dépasser ses divisions bien réelles, qu’à travers la lutte et l’affirmation de son unité et de sa solidarité basées sur le caractère associé de son travail au sein du capitalisme. Le PCI confond ici l’existence même du prolétariat avec le processus effectivement hétérogène et inégal à l’œuvre dans le développement de ses luttes et de sa conscience de classe.
Quand l’article du Prolétaire affirme, pour justifier son point de vue sur “l’aristocratie ouvrière”, qu’ “il s’agit d’une analyse matérialiste pour expliquer l’influence bourgeoise (et en particulier l’influence des partis et organisations collaborationnistes) sur le prolétariat”, il accrédite en fait l’idée que les partis de gauche et les syndicats sont des organisations ouvrières “collaborationnistes” alors qu’il s’agit, en fait, de les dénoncer comme des organes bourgeois, définitivement passés dans le camp bourgeois. Il ajoute dans la défense de cette théorie : “C’est tout à fait consciemment que les capitalistes accordent certains avantages et certaines “garanties” (statuts particuliers, etc.) à quelques couches du prolétariat pour assurer la paix sociale dans des secteurs particuliers de l’économie ou dans l’économie toute entière. Ces couches forment la base de masse des organisations réformistes”. Ce qui est vrai, c’est qu’à certains moments historiques bien particuliers, la bourgeoisie a été capable de faire volontairement certaines concessions économiques de façon tout à fait consciente mais dans quel but ? Ce n’est nullement pour “acheter” une partie du prolétariat comme le sous-entend le PCI “afin de perpétuer l’idéologie réformiste”, mais pour le diviser, pour tenter de dresser les ouvriers les uns contre les autres, en accédant aux revendications d’un secteur particulier ou d’une corporation alors que la majeure partie des prolétaires en lutte n’obtiennent rien d’autre que l’amertume profonde de la défaite, comme cela fut le cas dans la lutte dans les hôpitaux en France de 1988 où seules les infirmières ont obtenu quelques miettes, ou encore dans de nombreuses luttes comme lors de la récente grève à la General Motors aux États-Unis, en suscitant la concurrence entre prolétaires, en les enfermant dans le cadre de la défense de l’usine, de l’entreprise, de la région ou du pays. Les stratégies bourgeoises pour contrôler le prolétariat ne sont pas nouvelles, notamment à travers toute une législation sur l’exploitation comme le rappelle Rosa Luxemburg dans son Introduction à l’économie politique sur le sens à donner aux lois sur la protection du travail : “Il fallait donc que, dans son propre intérêt, pour permettre l’exploitation future, le capital impose quelques limites à l’exploitation présente. Il fallait un peu épargner la force du peuple pour garantir la poursuite de son exploitation. Il fallait passer d’une économie de pillage non rentable à une exploitation rationnelle. De là sont nées les premières lois sur la journée de travail maximale, comme naissent d’ailleurs toutes les réformes sociales bourgeoises. Les lois sur la chasse en sont une réplique. De même que les lois fixent un temps prohibé pour le gibier noble, afin qu’il puisse se multiplier rationnellement et servir régulièrement à la chasse, de même les réformes sociales assurent un temps prohibé à la force de travail du prolétariat, pour qu’elle puisse servir rationnellement à l’exploitation capitaliste. Ou comme Marx le dit : la limitation du travail en usine était dictée par la même nécessité qui force l’agriculteur à mettre de l’engrais dans ses champs. La législation des fabriques voit le jour pas à pas, d’abord pour les enfants et les femmes, dans une lutte tenace de dizaines d’années contre la résistance des capitalistes individualistes”. Mais le mouvement ouvrier fourmille de bien d’autres exemples historiques qui montrent que la classe dominante a non seulement pris soin de rationaliser l’exploitation de la force de travail, mais a toujours eu comme préoccupation centrale d’exercer un contrôle étroit sur les prolétaires, par exemple en créant de toutes pièces des structures syndicales : déjà, dans la Russie d’avant 1905, il y a l’exemple bien connu des “syndicats Zoubatov” sous le contrôle et aux ordres directs de la police tsariste. Cela a été surtout le cas juste après 1945 avec le statut particulier des fonctionnaires comme de certains secteurs-clés de l’industrie (EDF-GDF, cheminots…) ou des hausses de salaire permettant un relèvement du niveau de vie des ouvriers, etc., car cela permettait à la classe dominante de maintenir la classe ouvrière sous le joug de l’exploitation d’après-guerre au service de “l’effort national de reconstruction” (le fameux “retroussez vos manches !” du ministre Thorez et de ses acolytes staliniens au sein d’un gouvernement d’union nationale issu de la Résistance). Et cela, à travers la mystification des “nationalisations” et le caractère prétendument “ouvrier” de ces mesures. Ce fut aussi le cas les années suivantes au cours de la période des “Trente Glorieuses” où la bourgeoisie a pu préserver l’illusion d’un redéveloppement économique sans précédent du capitalisme ayant surmonté ses crises. Alors qu’en fait, il s’agissait pour la bourgeoisie des pays occidentaux de faire croire aux ouvriers qu’ils avaient quelque chose à gagner dans le capitalisme, il s’agissait de leur faire accepter la poursuite de la militarisation de l’économie, la course aux armements et une économie de guerre permanente, en vue de les préparer à se mobiliser dans des affrontements guerriers face aux ennemis du bloc adverse. Ainsi, en France, dans le cadre de la Guerre froide, le syndicat Force Ouvrière (FO) a été délibérément créé en 1947 à l’initiative de la bourgeoisie occidentale, en particulier du parti social-démocrate (SFIO) qui a joué au gouvernement un rôle pivot dans les années 1950 pour maintenir les ouvriers dans le camp occidental et le giron pro-atlantiste. Il s’agissait de contrecarrer l’influence de la CGT contrôlée par le parti stalinien dont l’influence faisait courir la risque d’un basculement au profit du bloc adverse. Il en a été de même, par exemple, en Italie en 1950 avec la naissance de la CISL (patronnée par le parti démocrate-chrétien au pouvoir) et l’UIL (parrainée par le parti social-démocrate) face à la CGIL.
Mais si l’octroi de “certains avantages et certaines garanties” sur le terrain économique à certains secteurs particuliers ou même à l’ensemble de la classe peut effectivement être une politique délibérée de la bourgeoisie dans telle ou telle circonstance précise ou dans un contexte historique bien particulier, le PCI en tire une interprétation totalement erronée qui aboutit à une conclusion fallacieuse sur le prétendu “collaborationnisme de classe des organisations réformistes”. Derrière la vision tronquée de la réalité que propose la théorisation de “l’aristocratie ouvrière”, la vraie question qui est posée au prolétariat et qu’est incapable de voir le PCI, c’est l’emprise totalitaire du capitalisme d’État comme forme universelle de domination de la bourgeoisie. Cela est une caractéristique fondamentale de la période issue de la défaite de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-1923 et la marque de la décadence et de la survie de ce système, que ce soit de façon directe et brutale comme sous les régimes staliniens, soit indirecte sous la forme “démocratique” à travers un contrôle de l’État sur l’économie comme sur la totalité de la société. Au lieu d’un questionnement et d’une méthode permettant de développer un cadre d’analyse vivant sur les expériences et les leçons à tirer d’un point de vue de classe, Le Prolétaire s’obstine à s’enfermer dans des schémas “invariants” et à ressasser des formules du passé sans vraiment tenir compte de l’évolution historique de la domination capitaliste. Ainsi il continue à nous parler “d’organisations réformistes” ou “de collaboration de classe” ou encore de “couches qui sont l’expression d’une aristocratie ouvrière” alors que les syndicats comme les ex-partis ouvriers sont non seulement définitivement devenus des organisations de nature clairement bourgeoises mais aussi sont totalement intégrés à l’appareil d’État dont ils constituent des rouages essentiels de domination et d’exploitation. Leur fonction spécifique au sein de cet appareil d’État est la défense exclusive de ses intérêts en permettant d’encadrer et de museler le prolétariat. En ce sens, ils sont à la fois les meilleurs défenseurs de la bourgeoisie et les pires et plus dangereux ennemis du prolétariat. Qualifier une partie de l’appareil étatique bourgeois “d’organisations réformistes” en faisant fi du fait que ces anciennes organisations ouvrières ont basculé irrémédiablement dans les rangs de la bourgeoisie (les syndicats, les PS, les PC, les organisations trotskistes) à l’épreuve de la guerre ou de la révolution et sont devenus des ennemis déclarés du prolétariat permet d’entretenir l’illusion qu’il s’agit toujours d’organisations ouvrières. (7) Cela est irresponsable de la part d’une organisation du camp prolétarien car cela entretient un facteur de confusion fondamental utilisé par l’ennemi contre le développement de la conscience de classe.
En s’en tenant à une vision figée du passé, sans tenir compte de la dynamique dialectique et vivante à l’œuvre dans le rapport de forces entre les classes, sans tenir compte des leçons et des expériences du mouvement ouvrier, une organisation prolétarienne prend le risque de commettre de lourdes erreurs d’analyse et de tirer des leçons non seulement fausses d’une situation mais aussi très dangereuses. Avec une telle vision étriquée et réductrice qui lui a servi de cadre et de méthode d’analyse, le PCI a toujours estimé implicitement que le prolétariat des pays centraux du capitalisme n’est jamais vraiment sorti de la contre-révolution. Comme il n’a pas été capable de déceler la réémergence au niveau international des luttes prolétariennes qui s’ouvrait avec Mai 1968 en France, il n’a pas été non plus en mesure d’évaluer le danger que représente l’affaiblissement de la conscience de classe depuis l’effondrement des régimes staliniens de l’Est à la fin des années 1980, lié à la propagande bourgeoise identifiant le stalinisme au communisme et qui a sapé la confiance d’une grande partie du prolétariat dans la perspective d’une société communiste. Le Prolétaire nous accuse de tomber dans le piège de la propagande bourgeoise dans notre analyse du populisme (nous reviendrons là-dessus spécifiquement dans la seconde partie de cet article). Mais il ne peut pas comprendre notre analyse du populisme comme une des caractéristiques de la phase de décomposition du capitalisme parce’il rejette notre cadre de la décadence du capitalisme et ses implications pour la lutte du prolétariat. (À suivre)
Wim, 4 février 2020
Le Parti communiste internationaliste (Le Prolétaire) appartient à la longue tradition de la Gauche communiste d’Italie dont notre organisation, le CCI, se revendique également. Il s’agit pour nous d’un groupe appartenant au mouvement politique prolétarien, au-delà des désaccords qui nous séparent. Nos polémiques, franches et parfois âpres, sont donc pour nous l’expression du débat nécessaire et vital qui doit se développer au sein du camp révolutionnaire.
Né en 1943 sous le nom de Parti communiste internationaliste (PCInt), mais existant sous sa forme actuelle depuis 1952 (date de la scission d’avec le groupe de Damen, qui continue son activité autour du journal Battaglia comunista), le PCI est aujourd’hui regroupé en France et en Italie autour de Programma comunista et du Prolétaire.
Tout en se réclamant de l’Internationale communiste et de la Gauche italienne, c’est au nom de “l’invariance du marxisme” que le PCI a tourné le dos à tout l’héritage de la revue Bilan, alors même que dans les années 1930 et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les éléments révolutionnaires issus de la Gauche communiste d’Italie s’étaient regroupés autour de cette revue et avaient fait vivre le marxisme en sachant faire face à la contre-révolution et en tirant les leçons réelles de cette période atroce. Sur 1’anti-fascisme, la décadence du capitalisme, les syndicats, la libération nationale, la signification de la dégénérescence de la révolution russe, la nature bourgeoise des partis staliniens, sur l’État dans la période de transition ou la construction du “Parti”, toutes les avancées de Bilan furent jetées à la poubelle par le PCI dès sa naissance.
Ces errements politiques et théoriques ont conduit le PCI à mener une activité politique néfaste pour la classe ouvrière. Ainsi, sur la base d’une démarche totalement opposée aux apports de Bilan sur la question de la Fraction et du Parti, le PCI s’est constitué en “parti révolutionnaire” alors que la classe ouvrière était anéantie par la Seconde Guerre mondiale, incapable de relever la tête.
C’est ce même renoncement aux acquis fondamentaux de Bilan qui a poussé le PCI à considérer les partis staliniens comme “réformistes” ou les trotskistes comme “opportunistes” et pas pour ce qu’ils sont réellement : des partis bourgeois. Pour le PCI, cette frontière de classe n’existe pas.
De même, en dévoyant l’anti-parlementarisme de la Gauche italienne historique (la “Fraction abstentionniste” née en 1919 et dont Bordiga fut le principal représentant) sur le terrain d’une simple “tactique”, le PCI a pu appeler à participer à des élections et des référendums, tout en défendant les “droits démocratiques”, dont le droit de vote pour les ouvriers immigrés.
D’ailleurs, pour le PCI, n’importe quelle “tactique” syndicale, de comités frontistes, d’appui “critique” aux groupes terroristes comme Action Directe en France, permet d’ “organiser” les masses. En 1980, lors des grandes grèves en Pologne, le PCI a ainsi vu dans le syndicat Solidarnosc, dont l’unique activité consistait à saboter la lutte, l’ “organisateur” de la classe ouvrière.
Mais si la création du Parti communiste internationaliste (PCInt) en 1943, regroupant de nombreux militants issus de la Gauche communiste d’Italie, ne s’est pas faite sans confusions théoriques et organisationnelles, ce groupe doit néanmoins à l’expérience de combat à laquelle il se rattache de s’être toujours maintenu sur un terrain de classe et demeure à ce titre, une organisation du camp prolétarien.
1) Voir à ce sujet : “La décomposition : phase ultime du capitalisme”, Revue Internationale n° 62, 3e trimestre 1990.
2) Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel (1843).
3) Histoire de la Révolution russe (Tome 2) : La Révolution d’Octobre, chapitre “Les bolcheviks et le pouvoir”, p. 86, Éditions du Seuil.
4) Ibid., chapitre “Les bolcheviks et les Soviets”, p. 325.
5) Lénine reprend, certes, un terme déjà utilisé par Marx mais dans un tout autre sens. Dans le livre I du Capital, il désigne ainsi la partie la mieux payée du prolétariat pour démontrer, au contraire, qu’elle est elle-même affectée par la crise et sombre dans la misère sous les effets de la crise.
6) Dans cet ouvrage, Lénine s’appuie sur un passage d’une lettre d’Engels à Marx où il parlait d’ “embourgeoisement d’une partie du prolétariat anglais” : “quant aux ouvriers, ils jouissent en toute tranquillité avec eux [les capitalistes] du monopole colonial de l’Angleterre et de son monopole sur le marché mondial”. À partir de là, Lénine théorise deux conceptions dangereuses : d’une part, la division des prolétaires entre couches “supérieures” (l’aristocratie ouvrière) et couches “inférieures” selon lui caractéristiques du stade “impérialiste et monopolistique” de domination du capitalisme et, d’autre part, que le prolétariat des principaux pays colonialistes jouirait de privilèges liés à l’exploitation du prolétariat des pays colonisés. Il s’agit d’une remise en cause de l’unité du prolétariat comme classe exploitée qui est au cœur de la vision marxiste au profit d’une vision sociologique tiers-mondiste qui a alimenté la propagande de toute l’idéologie gauchiste se revendiquant des luttes de “libération nationale”.
7) En ce sens, ces partis sont aussi qualifiés d’opportunistes ou centristes ou “ouvriers dégénérés” par les organisations gauchistes qui utilisent également la théorisation “de l’aristocratie ouvrière” mais pour en faire de façon délibérée un facteur de division du prolétariat.
Avec la crise du coronavirus, la machine idéologique de la bourgeoisie a poursuivi son œuvre avec, notamment, un des vieux chevaux de bataille de la propagande officielle : nous faire croire que le rôle de l’État capitaliste consiste à “protéger la population”. Le mythe de “l’État providence” et de ses prétendus “bienfaits” n’est qu’un mensonge. L’objectif des États capitalistes a toujours été de faire régner l’ordre afin d’exploiter au maximum la force de travail.
Avec la crise sanitaire du Covid-19 l’objectif reste le même ! La saturation des hôpitaux et le manque flagrant de moyens (respirateurs, masques, gel, blouses…) ont révélé l’incurie des États qui, partout dans le monde, pressurent et surexploitent à outrance le personnel de santé sur le dos des malades. L’État “protecteur”, en réalité, est une mascarade ! (1)
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, si les États les plus riches se sont organisés pour mettre en place les conditions sanitaires devant permettre l’amélioration de la santé des prolétaires (ce qu’ils ont en partie démantelé, aujourd’hui), ce ne fut nullement dans le but de “protéger” mais de reconstruire l’appareil productif pour assurer l’exploitation maximum des ouvriers.
En 1945, les idéologues de la classe dominante, notamment ceux des pays européens durement touchés par la guerre, se sont fait les chantres du “progrès”. Après six ans de destructions et de privations effroyables, la situation sanitaire des populations était catastrophique. Non seulement la population active était en partie décimée, mais aussi très affaiblie physiologiquement. Le rationnement devait d’ailleurs persister encore plusieurs années. En France, des tickets de rationnement pour le lait ou le pain étaient encore en vigueur au début des années 1950. Pour reconstruire le tissu industriel au plus vite et pour relancer la production par l’exploitation féroce de la force de travail, on ne pouvait se passer d’une prise en charge systématique des soins élémentaires pour que les travailleurs soient au moins capables d’aller travailler. Ces exigences impératives, allaient conduire les États à planifier sur le long terme une orientation politique pilotée par leurs administrations et toute une caste de technocrates, plus ou moins convertis au keynésianisme. Cela, pour permettre de régénérer une force de travail affaiblie, devant supporter les nouvelles cadences du taylorisme.
Suite aux ravages de “la grande Dépression” de 1929, les États-Unis de Roosevelt avaient été les précurseurs de ce type de politique, inaugurant le Social Security Act en 1935. Pour autant, le système de sécurité sociale sanitaire sera très tardivement mis en place aux États-Unis, et à minima, pour une raison bien simple : ce territoire n’avait pas subi les destructions et les dévastations de la guerre comme en Europe. Il faudra attendre 1966 pour voir la mise en place de l’assurance santé Medicare.
Les États capitalistes concurrents en Europe adoptaient, par obligation, une politique plus précoce et plus offensive en matière de santé. Ainsi, la guerre à peine finie, l’objectif de reconstruction en Grande-Bretagne prenait appui sur les discours enrobés de William Beveridge, souhaitant “donner du travail pour tous dans une société libre”. Autrement dit : relancer l’industrie en mobilisant et en surexploitant la main-d’œuvre ouvrière. Ce prosaïque objectif imposera dans les faits la création du système de santé public (NHS) en 1948 par le gouvernement travailliste de Clement Attlee. Le “modèle britannique” sera globalement repris partout ailleurs, avec son système de “santé de masse” déshumanisé et des campagnes de vaccination nécessaires, mais où les populations sont traitées comme des bestiaux. Cette “sécurité sociale”, nouvel impôt modernisé et déguisé, ponctionné sur le dos des ouvriers, permettra un véritable encadrement du prolétariat. En France, où il fallait “gagner la bataille du charbon” sous l’égide du grand parrain américain (grâce au plan Marshall), le mythe frauduleux du “socialisme” par les nationalisations et la promesse d’un modèle de santé permettaient de mobiliser les exploités, de les fliquer en tentant de garantir la “paix sociale”. (2) On s’inspira aussi de la tradition allemande de Bismarck et c’est ainsi que le projet, censé incarner la modernité et le “progrès”, formulé à grands traits, sous le Régime de Vichy, par le haut fonctionnaire Pierre Laroque, sera repris par le programme du Conseil national de la Résistance. L’État s’appropriait donc directement par le biais de sa police syndicale, ce qui autrefois relevait des différentes caisses de secours et mutuelles ouvrières : en vidant de leur contenu politique originel et en dénaturant la notion même de solidarité ouvrière.
Dès lors, avec une classe ouvrière en meilleure santé, la bourgeoisie pouvait exercer une exploitation plus forte et féroce, à marches forcées, dans les mines et les usines. À tel point que le rendement exigé, avec l’appui crapuleux des staliniens du PCF et des syndicalistes de la CGT, rendait les conditions de travail pires que sous l’Occupation. La production industrielle allait augmenter de 40 % entre 1946 et 1949 ! La militarisation de la production et les cadences infernales allaient engendrer de nombreuses grèves face à l’épuisement au travail, à la misère persistante et à la répression. (3)
Contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, la mise en place de “l’État providence” et des services de santé, payés par la sueur des travailleurs, n’avait nullement pour vocation le “bien-être” des populations. Elle permet encore aujourd’hui à l’État de mieux contrôler les individus, remplaçant avantageusement le livret individuel des ouvriers du XIXe siècle, fliquant les travailleurs pour le compte du capital afin d’alimenter en muscles les bagnes industriels.
Avec la fin de la reconstruction et le retour de la crise économique ouverte au début des années 1970, le chômage de masse allait sonner le glas des “politiques sociales” et de santé. Progressivement les États n’ont plus eu les moyens d’investir et de planifier leur politique de santé à long terme, comme ils avaient pu le faire durant le “boom économique” des années 1950-1960. La “découverte” par Macron que la santé “ne pouvait être soumise aux lois du marché” n’est qu’une farce hypocrite. Depuis plus de trente ans, l’État n’a fait que baisser le coût de la force de travail (donc l’accès aux soins et à la santé) et cherché à réduire la dette (donc geler les investissements pour la santé).
À cet égard, l’exemple de l’État français est emblématique. Le “luxe” de la santé et des services sociaux est devenu trop coûteux pour l’État et le capital. Faute de cotisants : les dépenses de santé augmentaient plus vite que le PIB, conduisant au fameux “trou de la sécurité sociale”. Des années 1980 à aujourd’hui, les gouvernements de gauche comme de droite vont courir après la réduction du déficit “de la sécurité sociale” en multipliant les taxes, les impôts (comme la CSG), en réduisant les taux de remboursement de médicaments (voire en les supprimant avec une liste toujours plus longue de produits pharmaceutiques jugés non nécessaires ou pas assez efficaces) faisant toujours plus les poches des travailleurs pour des prestations au rabais. En 1982, une gauche prétendument “généreuse” (dirigée par le ministre de l’Économie Jacques Delors) augmentait les cotisations et baissait le montant des remboursements. En 1983, le stalinien Jack Ralite instaurait le forfait hospitalier (à payer par chaque patient par journée d’hospitalisation). (4)
L’obsession des coupes budgétaires conduisait même à des pratiques ouvertement criminelles, comme en 1985 où des milliers de malades étaient infectés par du sang contaminé par le VIH suite à des transfusions scandaleuses. Pour de sordides intérêts, l’État avait retardé le dépistage des donneurs à cause d’une “guerre des tests”. Alors que les techniques d’inactivation du virus par chauffage étaient maîtrisées depuis octobre 1984, la bourgeoisie inoculait délibérément aux hémophiles du sang contaminé pour liquider ses stocks et éviter les dépenses !
De telles pratiques se sont accompagnées d’une expansion énorme et sans précédent d’un marché industriel médical de plus en plus lucratif. La médecine est devenue une véritable source de profits avec des investissements colossaux de laboratoires sans scrupule, de compagnies pharmacologiques, de fabricants de matériel médical, d’établissements de santé où tout est accessible… seulement si l’on peut payer ! Alors que le secteur médical est devenu gigantesque où s’exerce toute la férocité de la concurrence dans la guerre commerciale (environ 10 % des employés travaillent dans ce secteur), une partie croissante de la population et la plupart des prolétaires en particulier se retrouvent exclus de l’accès à des soins aujourd’hui au-dessus de leurs moyens. Le capitalisme n’est tout simplement plus capable d’offrir ce qu’il a pu développer sur le plan technologique. Ainsi, le fossé entre ce qui devient possible pour la santé et la réalité marchande que nous impose le capitalisme ne fait que se creuser et s’élargir.
En plus d’économies drastiques et de pratiques commerciales douteuses, l’État a organisé le démantèlement systématique du système de santé qu’il avait mis en place, avec des mesures toujours plus marquées par une vision à court terme. À la fin des années 1990, la création, par un gouvernement de gauche, de la Couverture mutuelle universelle était présentée comme une “avancée sociale” vis-à-vis des démunis. Elle était, en réalité, destinée à masquer la poursuite du démantèlement du système de santé en rognant sur les prestations sociales et sur les frais de fonctionnement des hôpitaux. Le personnel allait lui aussi payer le prix des politiques d’austérité par des conditions de travail dégradées, un manque croissant de personnel et de moyens. Pendant des années, l’État a ainsi instauré des quotas d’élèves infirmiers et imposé la fermeture des instituts de formation. Un numerus clausus pour les médecins a progressivement permis de réduire leur nombre et d’augmenter le recrutement “d’immigrés”, venus d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient, d’Amérique latine ou de l’Europe de l’Est, payés au rabais et contraint d’accepter de travailler 50 à 60 h par semaines, tout comme des infirmières espagnoles recrutées à bas prix ! Afin de masquer le manque de moyens, l’État n’a pas cessé de culpabiliser le personnel et les malades accusés de “profiter du système”, tout en multipliant les mensonges. En 2003, face au grand nombre de morts de la canicule, le manque de moyens criant des EHPAD était ainsi officiellement balayé par l’explication “hautement scientifique” d’une météo “exceptionnelle”. Comble du cynisme, nos aînés étaient coupables “d’oublier les consignes sanitaires” ! (5) Plus récemment, lors d’un déclenchement du “plan blanc” face aux épidémies saisonnières comme la grippe, la gastro ou la bronchiolite, engendrant aussitôt la saturation des urgences, l’État incriminait les “35 heures” ! Aujourd’hui, selon lui et ses médias, la saturation des hôpitaux serait de la “faute” de “ceux qui ne respectent pas le confinement et les gestes barrières” et/ou du Covid-19 “imprévisible”. Le manque de moyens ? Leur politique de rentabilité et de destruction de l’emploi ? Le profit avant la vie humaine ? Jamais…
Mais les faits sont têtus. En 1980, la France comptait 11,1 lits d’hôpitaux pour 1 000 habitants. En 2013, il n’en reste plus que 6,5 ! Dès 2005, l’État et ses “managers” amorçaient un tournant pour développer “l’ambulatoire”. En 2016, la loi de modernisation du système de santé consacrait cette politique en “repensant les parcours de soins” (loi portée par Marisol Touraine, ministre sous le vénérable gouvernement de gauche de François Hollande). En 20 ans : 100 000 lits ont été supprimés ; une maternité sur trois a été fermée pour “rendre l’accouchement plus sûr” (sic !) ; 95 établissements publics et 21 cliniques ont été fermées. Les recherches d’un vaccin contre les coronavirus, jugées trop onéreuses, pas assez rentables ou dangereuses, ont été stoppées en 2004. La même année, la logique marchande imposait la tarification à l’activité comme source de financement des hôpitaux publics. Après la crise boursière de 2008 “la contrainte budgétaire publique a porté essentiellement sur l’hôpital public, auquel on a imposé, en dix ans, 8 milliards d’euros d’économies et auquel on demande encore, pour 2020, 600 millions d’économies. La crise de l’épidémie de bronchiolite à l’automne 2019, pendant laquelle les réanimateurs pédiatriques durent transférer des nourrissons à plus de deux cents kilomètres de leur domicile parisien faute de lits et de personnel, annonçait la catastrophe. Mais elle n’ébranla point les responsables politiques accrochés à leur vision financière de la santé publique”. (6) L’État, dans une vision à de plus en plus court terme, allait même calquer à la santé les logiques managériales des entreprises. C’est une des raisons qui explique la pénurie régulière de médicaments depuis plusieurs années. En 2010, l’État s’est ainsi désengagé auprès de toutes les entreprises de fabrications de masques françaises entraînant la fermeture de nombre d’entre elles. Des millions de stocks de masques gouvernementaux étaient revendus sans renouvellement, laissant vaguement cette responsabilité aux employeurs et aux collectivités territoriales. Pour baisser les coûts, l’idée était de fonctionner à flux tendu, grâces aux importations.
Une partie croissante des prolétaires et du système de santé ont donc été sacrifiés pour maintenir à bas coût l’achat de la force de travail. De la santé et de la protection des prolétaires, l’État capitaliste s’en fiche comme d’une guigne. Il méprise la vie humaine comme il le montre en laissant des franges entières de la population vivre dans des taudis ou dans la rue, comme il l’a montré dans les nombreuses guerres impérialistes ou, aujourd’hui, en exploitant la “chair à virus” et en laissant mourir les personnes âgées et fragiles ! La santé, malgré le récent déni de Macron, est devenue une “charge” pour le capital.
L’évolution catastrophique du système de santé en place depuis 1945 n’est pas un problème de “mauvaise gestion” ou d’ “absence de régulation”. Elle n’est ni la faute des “35 heures”, ni celle des “abus des patients” ni celle du “coronavirus”. Elle ne fait qu’exprimer de façon caricaturale et mortifère la faillite du système capitaliste !
WH, 19 avril 2020
1) Le confinement, rendu nécessaire et inévitable à cause des conditions sanitaires déplorables, a été mis à profit pour renforcer l’État policier. On peut notamment mentionner le flicage via la promotion du tracking sur les téléphones portables, tout cela hypocritement présenté comme une sorte de servitude citoyenne “librement consentie”.
2) En 1945, la situation sanitaire des travailleurs était dégradée et alarmante. Les privations et l’occupation avaient terriblement affaibli les organismes. L’hiver rigoureux de cette même année, sans chauffage, enregistrait un pic de mortalité infantile effrayant : 11,5 % contre 6,3 % avant-guerre.
3) Voir sur notre site Internet : “Grèves de 1947-1948 en France : la bourgeoisie démocratique renforce son État policier contre la classe ouvrière”.
4) Passé de l’équivalent de 3 euros à sa création à 20 euros aujourd’hui !
5) Jamais à court d’imagination, la bourgeoisie française a prôné la “solidarité avec les seniors” en… supprimant aux travailleurs un jour chômé et payé par an.
6) “L’Hôpital, le jour d’après”, Le Monde diplomatique (avril 2020).
“Chacun d’entre nous doit participer à cet effort massif pour préserver la sécurité mondiale”, énonçait le directeur de l’OMS dans un communiqué de presse du 16 mars dernier. Le 27 mars, le président français Macron déclarait : “Nous ne surmonterons pas cette crise sans une solidarité européenne forte, au niveau sanitaire et budgétaire”. Et la chancelière allemande, Merkel, de réclamer face à la crise sanitaire : “plus d’Europe, une Europe plus forte et une Europe qui fonctionne bien” ! Les responsables politiques exhortent la population à la solidarité, au civisme et à l’unité pour combattre “l’ennemi invisible”. Alors que les besoins en masque et en matériel médical sont immenses du fait d’une scandaleuse pénurie, tous, politiciens et médias, ont dénoncé les vols au sein des hôpitaux, des pharmacies ou encore dans les voitures des soignants. La bourgeoisie pointe du doigt et médiatise largement les comportements égoïstes de ces voyous “infâmes et ignobles”, à l’heure où le monde entier est “en guerre” et soi-disant uni contre la pandémie du Covid-19.
En réalité, quand d’un côté la bourgeoisie affiche son indignation et son mépris face aux vols, de l’autre elle applique froidement les mêmes méthodes de brigands sur la scène internationale : détournements et “réquisitions” des commandes d’autres pays, surenchères et rachat de matériel médical à même le tarmac. Voilà comment la bourgeoisie exprime sa “solidarité” “pour préserver la sécurité mondiale” !
Ainsi, au début de l’épidémie en Europe, la Chine a diplomatiquement, de manière très intéressée, envoyé quelques masques et respirateurs à l’Italie, mais ceux-ci ont été aussitôt détournés par les dirigeants de la République tchèque. Avec une hypocrisie sidérante, ces derniers ont nié en bloc tout vol et ont mis en avant une malencontreuse “méprise” !
Début mars, c’est la France qui “réquisitionnait” sur son territoire des masques suédois au nez et à la barbe de l’Espagne et de l’Italie, pays très durement touchés par l’épidémie. Ce n’est qu’après l’intervention du gouvernement suédois que l’État français acceptait, sous la pression, de ne conserver “que” la moitié du stock subtilisé. Un mois plus tard, l’affaire prenant de l’ampleur (il s’agissait, bien sûr, d’un “malentendu”), Macron plaidait pour plus de “cohérence” et rendait, malgré lui, l’intégralité des masques à ses destinataires.
Les États-Unis sont également accusés d’avoir détourné du matériel médical à destination de l’Allemagne, du Canada et de la France. Trump, à la différence de ses homologues étrangers aux apparences plus civilisées, affichait néanmoins clairement et brutalement la couleur : “nous avons besoin de ces masques, nous ne voulons pas que d’autres personnes les obtiennent” !
En Afrique, un épidémiologiste a récemment alerté sur la situation très préoccupante du continent : les hôpitaux ne peuvent s’approvisionner en tests. La priorité est faite aux gros bras, aux grands parrains : les États-Unis ou l’Europe. Les “grandes démocraties” font de la rétention de tests, une denrée tristement rare, pour leur propre compte ! Pas étonnant donc que l’Afrique paraisse peu touchée par le Covid-19 ! La liste des actes cyniques de piraterie des États bourgeois est encore longue ! (1)
Même au niveau national, la bourgeoisie a bien du mal à ne pas céder à la guerre du tous contre tous. En effet, à l’instar des États qui s’écharpent au pied des avions pour s’arracher du matériel médical, les États fédéraux, les régions et même les villes se déchirent également pour protéger “leurs” habitants.
De même, en Espagne, où pèse fortement le poids du régionalisme, une polémique a éclaté lorsque le gouvernement a décidé de réquisitionner et de centraliser les stocks de masques. Mais l’incompétence des autorités espagnoles a conduit chaque gouvernement régional à chercher ses propres approvisionnements en concurrence avec les autres. L’État central a été accusé d’alimenter les tensions et même d’“invasion” par Torra, le président de la Generalitat. Tout est prétexte pour faire valoir de mesquins intérêts “régionaux” où bougnat est maître chez soi ! Au Mexique aussi, le gouverneur de Jalisco fait pression sur le gouvernement fédéral pour qu’il cesse de faire de la rétention de tests au profit de la région de Mexico.
La bourgeoisie se pare de beaux discours moralisateurs, appelle à la solidarité internationale, exhorte ses “troupes” à serrer les rangs autour de l’État protecteur. Que de mensonges ! La “solidarité” à laquelle appelle la bourgeoisie n’est qu’une expression du chacun pour soi, un renforcement du chaos et de la barbarie capitaliste à l’échelle planétaire !
Face à la crise, laisser l’État national arracher des masques aux “étrangers” ne fait donc qu’aggraver le mal. Le capitalisme, cynique et mortifère, n’a pas d’autre perspective à offrir à l’humanité que ce qu’illustre aujourd’hui ce spectacle lamentable de rapines : la misère et la destruction ! La seule force sociale porteuse d’un projet historique en mesure de mettre fin à la guerre de tous contre tous, c’est la classe ouvrière, celle qui n’a pas de patrie à défendre, celle dont les intérêts sont les besoins de toute l’humanité et non celle de la “nation” (ou de sa version “régionaliste”) ! C’est la classe ouvrière, à travers les soignants, qui aujourd’hui sauve des vies au péril de la sienne. Bien que le contexte de pandémie empêche actuellement toute mobilisation massive et limite les expressions de solidarité dans la lutte, c’est elle qui cherche, dans de nombreux secteurs et dans plusieurs pays, à résister à l’incurie de la bourgeoisie et à l’anarchie du capitalisme. Notre classe est porteuse d’une société sans frontières et sans concurrence, où les hospitaliers ne seront plus contraints de faire un tri abominable entre les malades “productifs” et “improductifs” (les retraités ou les handicapés), où la valeur d’une vie ne se mesurera plus en lignes budgétaires !
Olive, 7 avril 2020
1) Mais à la différence des flibustiers d’antan, qui volaient de l’or et des marchandises précieuses, ces malfrats-là se disputent aussi de la marchandise typique du capitalisme : des produits bas de gamme ! Surblouses qui tombent en lambeaux à peine sorties du carton, masques moisis, ventilateurs de réanimation dont les prises sont inadaptées, etc. !
Le tableau est terrifiant. Les morts se comptent par centaines, l’odeur fétide des cadavres empuantit de nombreux quartiers de la ville, des familles entières ont péri, ainsi que beaucoup de travailleurs du secteur de la santé. Jusqu’à présent, l’État équatorien n’a reconnu que 369 décès dus au Covid-19, sans préciser combien d’entre eux proviennent de la ville de Guayaquil. Mais selon tous les témoins directs de cette énorme tragédie (médecins, journalistes et visiteurs étrangers), (1) rien qu’à Guyaquil, le nombre de décès dus au coronavirus est scandaleusement sous-estimé.
Pour sa part, l’État, incapable de répondre à l’urgence sanitaire, tente au maximum de cacher le nombre de corps retrouvés éparpillés dans les rues et les artères de la ville. Des corps qui, en réponse aux plaintes et protestations de nombreux habitants, sont progressivement enlevés et stockés dans trois établissements hospitaliers. De plus, les morgues sont pleines de cadavres non identifiés. Face à cette situation, des centaines de familles vivent chaque jour le drame de devoir réclamer les dépouilles de leurs proches afin de pouvoir procéder à un enterrement digne. Ce spectacle d’horreur résulte directement du manque d’hôpitaux et de lits, sans personnel médical suffisant, sans médicaments, avec des réductions budgétaires incessantes. Ceci révèle clairement que la bourgeoisie ne s’intéresse nullement à la satisfaction des besoins sanitaires élémentaires de la population. Le cynisme et le mensonge dont fait preuve la bourgeoisie révèlent son attitude proprement criminelle.
Pour l’instant, la ville de Guayaquil dont les images ont fait le tour du monde, provoquant l’indignation et la solidarité de nombreux travailleurs, est toujours plongée dans l’hystérie et la peur. La même situation et les mêmes réactions se produisent en de nombreux endroits du monde où les États sont incapables de s’occuper de centaines de milliers de personnes infectées par une épidémie dont la bourgeoisie connaissait les risques depuis des années et qu’elle n’a pris aucune mesure pour protéger les populations qui y seraient exposées.
Les médias exposent l’ampleur du désastre, mais aucun pays n’a montré qu’il était préparé à une urgence d’une telle ampleur. Au contraire, l’État a montré partout la même incurie par la détérioration des systèmes de santé qui se sont effondrés en Chine, aux États-Unis, en Espagne, en Italie, et même dans des pays qui sont présentés comme des modèles d’excellence de l’administration bourgeoise, comme le Danemark. Le comportement de la bourgeoisie, dans tous les pays a été similaire : d’abord, elle a minimisé l’impact de la pandémie, puis elle a changé d’attitude pour imposer des mesures draconiennes de confinement. Cependant, tout cela s’est avéré vain face à l’état déplorable du système de santé mondial. Par conséquent, les États sont aujourd’hui incapables de répondre à l’urgence face au Covid-19.
En réalité, comme l’a dit le vice-président américain au début du mois de mars 2020, le comportement hypocrite de la classe au pouvoir recouvre une seule et même logique : le “sauvetage de l’économie” au détriment de la vie des populations. En d’autres termes, il s’agit de continuer à accumuler du capital au détriment des travailleurs et de la population en général.
Dans le cadre de la détérioration du système de santé mondial, l’État équatorien, comme cela s’est produit dans d’autres pays, a licencié, rien qu’en 2019, 2 500 travailleurs, dont des médecins, des infirmières et du personnel d’entretien. Alors qu’il était de 3 097 millions de dollars en 2019, la réduction de 81 millions de dollars du budget de la santé pour 2020 par rapport à l’année précédente, a été approuvé par l’Assemblée nationale. Si on compare ce budget au paiement de la dette extérieure pour la même année (qui était de 8 107 milliards), cela démontre que l’État équatorien a délibérément sacrifié les besoins sanitaires de la population (comme d’ailleurs ses autres besoins) au profit des lois du marché capitaliste et de la concurrence entre nations.
L’impact que le Covid-19 a causé à Guayaquil est donc dû à une bourgeoisie qui ne s’intéresse nullement à la santé de la population, ni à l’investissement dans les infrastructures sanitaires et encore moins aux travailleurs de la santé. Ainsi, depuis le 16 mars, date à laquelle la pandémie a été officiellement déclarée en Équateur, le ministre de l’économie Richard Martinez a déclaré son intention de verser 325 millions de dollars aux détenteurs d’obligations d’État. Ce qui est devenu effectif le 21 mars, en pleine crise sanitaire, alors que les décès se multipliaient déjà partout. Cet acte a d’ailleurs entraîné la démission de la ministre de la Santé, Catalina Andramuño, accusant le gouvernement Moreno de ne pas lui fournir les ressources nécessaires pour faire face à la pandémie. Pendant ce temps, la maire de droite de Guayaquil, Cintya Viteri, en plus de son indifférence face à la situation dramatique de la population, s’est empressée de se décharger du problème en transférant la responsabilité des services des pompes funèbres au gouvernement central de Moreno. Pour sa part, depuis le 16 mars, le vice-président Otto Sonnenholzner est apparu comme un héros dans la résistance face à la pandémie, alors qu’en réalité, il s’agissait pour lui d’une sordide campagne de promotion en vue des prochaines élections présidentielles. Ce panorama résume à lui seul le degré de décomposition de la bourgeoisie en Équateur, comme dans de nombreux pays du monde, qui est gangrenée par les luttes de cliques en son sein et incapable d’agir autrement “qu’au coup par coup”.
La tragédie que vit la ville de Guayaquil est probablement une des plus terribles et des plus dramatiques connues jusqu’à présent. La responsabilité n’en incombe ni au virus ni à la population, que la bourgeoisie et les médias montrent du doigt pour sa prétendue “indiscipline”. Mais c’est bien le système capitaliste, incapable de satisfaire les besoins de l’humanité, qui est véritablement responsable du désastre sanitaire. L’ampleur de ce désastre était déjà annoncée dans un de nos articles : “Une réalité qui sera encore pire lorsque cette épidémie frappera plus durement l’Amérique latine, l’Afrique, et d’autres régions du monde où les systèmes de santé sont encore plus précaires ou carrément inexistants”. Il s’agissait d’un désastre prévisible, précisément à cause des contradictions du capitalisme au niveau mondial.
Les impacts que la bourgeoisie a provoqués dans le traitement de la crise de la pandémie à Guayaquil sont divers :
– Le fait de garder un proche décédé victime de la pandémie à l’intérieur de la maison pendant de longues journées sans réponse de l’État, et donc durablement exposé aux effets de la décomposition d’un cadavre, aura évidemment non seulement des conséquences sur le plan psychologique, mais augmentera considérablement le risque de contamination de l’entourage.
– Face à cette situation, comme d’autres États, l’Équateur a décrété un confinement obligatoire au niveau national. Pour se conformer à cette disposition, l’État a mobilisé l’armée et la police, qui agissent avec brutalité face à une population réduite au chômage et dont beaucoup ne peuvent pas rester chez eux, parce qu’ils sont contraints d’assurer leur survie à l’extérieur et au jour le jour. L’État ne garantit pas, non plus, la nourriture pour leur quarantaine, par conséquent, le chaos peut devenir encore plus dramatique qu’il ne l’est aujourd’hui.
– La crise sanitaire a provoqué des plaintes et des protestations de médecins et d’infirmières surmenés et épuisés par les conditions déplorables dans lesquelles ils sont contraints de travailler, mais, peu à peu, ils ont été réduits au silence.
– L’État montre son vrai visage répressif par rapport à la population, mais il ne dit rien, comme l’ensemble de la bourgeoisie, par exemple, sur les milliers de licenciements qui ont eu lieu pendant le confinement.
Dans la manifestation de cette impasse du capitalisme, il est clair que :
1. La société bourgeoise ne réserve pas autre chose que la désolation et la mort, comme le montre la pandémie mondiale actuelle.
2. Au milieu d’une situation d’angoisse et de désespoir de la population, les États ont eu recours à la force pour faire taire ceux qui protestent contre l’incapacité de l’État capitaliste de répondre aux besoins élémentaires tels que l’accès à la nourriture, aux soins, aux médicaments et le nécessaire confinement que la plupart les scientifiques recommandent pour éviter l’augmentation de la contagion.
3. Il est démontré que, pour la bourgeoisie et son État, la priorité n’est pas la population et encore moins les travailleurs, mais bien la défense et la poursuite de ses propres intérêts de classe exploiteuse et pour cela, sans respect de la moindre morale ni de principes d’aucune sorte, ils recourent au mensonge, cachant la quantité de morts qui s’accumulent sans pouvoir leur donner une sépulture digne, comme cela se passe en Équateur.
La crise sanitaire du Covid-19 a clairement démontré le mépris que la bourgeoisie a toujours eu par rapport aux besoins humains. Dans cette société chaotique où seuls comptent le chacun pour soi et la recherche du profit et non la satisfaction des besoins humains, le développement des forces productives dont dispose l’humanité est le produit du travail de la classe ouvrière internationale qui est exploitée au service exclusif de la bourgeoisie. Par conséquent, ce seront ces mêmes travailleurs qui, seuls, pourront mener à bien la révolution mondiale capable de changer le destin de l’humanité, en le transformant en une seule et même communauté humaine mondiale.
Contre le virus mortel de la société capitaliste en décomposition, prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
D’après Internationacionalismo, section du CCI en Équateur, 20 avril 2020
1) Ainsi que les images vidéos insoutenables où l’on voit des gens s’effondrer en pleine rue, des corps joncher les trottoirs, parfois plusieurs jours, hâtivement recouverts d’un drap ou d’une couverture, des pick-up et des camions chargés de cadavres dans des sacs-poubelles puis enterrés ou incinérés n’importe où, des cartons improvisés en cercueils, et même des vautours, attirés par l’odeur de charogne, voler autour d’un hôpital. C’est toute l’horreur dont le capitalisme est capable qui s’étale au grand jour !
Dans la première partie de cet article [22], nous rappelions avec la plume de Rosa Luxemburg que “les révolutions [...] ne nous ont jusqu’ici apporté que défaites, mais ces échecs inévitables sont précisément la caution réitérée de la victoire finale. À une condition il est vrai ! Car il faut étudier dans quelles conditions la défaite s’est chaque fois produite”. (1)
Dans ce bilan, nous avons commencé par mettre en avant que le récent mouvement contre la “réforme” des retraites marque la fin de l’atonie sociale qui caractérisait la dernière décennie et le retour de la combativité ouvrière. La solidarité et la volonté d’être tous ensemble unis dans la lutte, de développer une lutte massive étaient autant d’éléments palpables au sein des cortèges de manifestants. Nous concluions alors ainsi : “émergent des questions profondes sur l’identité de classe et la mémoire ouvrière, sur le développement de la conscience et sur la nature des syndicats”.
En voulant se battre “tous ensemble”, en prônant la solidarité entre les secteurs et entre les générations, les prolétaires ont commencé à retrouver leur identité de classe. Car en comprenant que pour faire face au gouvernement, à l’État, à la bourgeoisie, il faut être nombreux, il faut s’unir, il faut développer un mouvement massif. La question qui forcément s’impose à tous est : avec qui s’unir ? Qui est ce “Nous” ? La réponse est : la classe ouvrière. Certes, cette acuité ne s’est pas encore répandue dans l’ensemble de notre classe, mais elle germe. C’est ainsi que dans les cortèges, nombreux étaient les manifestants à chanter “On est là, pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur !” Dans plusieurs discussions, on a pu entendre “La classe ouvrière existe ! Elle est là !” ou encore “il nous faut une grève générale comme en Mai 68”.
Ce début de reconquête de l’identité de classe par le prolétariat dans la lutte est une pleine confirmation de l’analyse que nous faisions en 2003, alors que la classe ouvrière commençait à peine à reprendre le chemin de sa lutte après le long recul des années 1990 :
– “Les attaques actuelles constituent le ferment d’un lent mûrissement des conditions pour l’émergence de luttes massives qui sont nécessaires à la reconquête de l’identité de classe prolétarienne et pour faire tomber peu à peu les illusions, notamment sur la possibilité de réformer le système. Ce sont les actions de masse elles-mêmes qui permettront la réémergence de la conscience d’être une classe exploitée porteuse d’une autre perspective historique pour la société”.
– “L’importance des luttes aujourd’hui, c’est qu’elles peuvent constituer le creuset du développement de la conscience de la classe ouvrière. Si l’enjeu actuel de la lutte de classe, la reconquête de l’identité de classe par le prolétariat, est très modeste en lui-même, il constitue néanmoins la clé pour la réactivation de la mémoire collective et historique du prolétariat et pour le développement de sa solidarité de classe”. (2)
La “constitution du prolétariat en classe”, comme le dit le Manifeste du Parti communiste, est inséparable du développement de la conscience de classe. Poussé à la lutte par les coups de boutoir de la crise économique mondiale, le prolétariat en France a, en effet, commencé dans ce mouvement à développer sa conscience de classe. Se sentir faire partie d’un tout, la volonté de se serrer le coudes, de s’unir, de lutter ensemble, mais aussi la compréhension qu’en face existe un ennemi organisé, défendant ses propres intérêts, ou encore la clairvoyance de l’aspect inexorable de la dégradation des conditions de vie et de travail, de l’absence d’avenir pour toute l’humanité sous ce système d’exploitation (et quel meilleur symbole de la noirceur du futur promis par le capitalisme que cette attaque généralisée contre le régime des retraites ?) sont autant d’éléments précieux illustrant le développement de la conscience de classe.
Un exemple de ce processus particulièrement significatif : durant les manifestations de la fin décembre, nombre de discussions faisaient le lien entre l’attaque contre les retraites et les incendies qui ravageaient au même moment toute l’Australie. Un lien ? Cette idée aurait semblé saugrenue, voire loufoque, presque à tous simplement quelques mois auparavant. Mais là, dans la lutte, les manifestants ressentaient que les “réformes” qui détruisent les conditions de vie et de travail en France et l’absence de moyens humains et matériels pour faire face au feu en Australie étaient en fait les différentes facettes d’un même problème sous-jacent. Se situe là, en germe, la compréhension de ce qu’est le capitalisme : un système d’exploitation pourrissant qui entraîne toute l’humanité à sa perte, au nom du profit.
Évidemment, la classe ouvrière n’est qu’au début de ce processus, ce mouvement n’est qu’un pas de plus sur “le chemin que doit se frayer la classe ouvrière pour affirmer sa propre perspective révolutionnaire [qui] n’a rien d’une autoroute, [qui même] va être terriblement long, tortueux, difficile, semé d’embûches, de chausse-trappes que son ennemi ne peut manquer de dresser contre elle”.
Or, la principale chausse-trappe, ce mouvement a fait la démonstration que la classe ouvrière n’en avait absolument pas conscience, qu’elle n’avait pas encore retrouvé la mémoire face à ce piège maintes fois éprouvé durant les luttes des années 1970 et 1980 : les syndicats.
Ce mouvement a été conduit du début à la fin par les syndicats. C’est eux qui ont mené la classe à la défaite. Parfaitement au courant de l’état d’esprit combatif de la classe ouvrière, ils ont été vigilants à proposer chaque fois des formes de luttes qui permettent de coller au mouvement et de maintenir très clairement les ouvriers sous leur joug. Ils ont manœuvré pour, à terme, épuiser, saboter toute réelle unité, et ainsi préparer la défaite :
– Pour répondre à la poussée de la combativité ouvrière, les syndicats ont organisé de multiples luttes en réalité isolées les unes des autres. Tout en reprenant officiellement l’appel à “Lutter tous ensemble”, ils ont organisé “l’extension”… de la défaite ! Ils n’ont eu de cesse d’appeler sur le terrain, dans les boîtes, à des luttes secteur par secteur, en prenant soin de ne surtout pas mobiliser les grandes entreprises du privé. Le collectif para-syndical “inter-urgence” a même refusé de se joindre aux manifestations interprofessionnelles prévues en décembre au prétexte de ne pas “noyer leurs revendications spécifiques dans les autres revendications”.
– Pour répondre au besoin ressenti par les ouvriers de débattre, les syndicats ont organisé un peu partout des AG soi-disant “interprofessionnelles” complètement verrouillées et noyautées (y compris par les gauchistes) où il était difficile et vain de prendre la parole. (3)
– Pour éviter que la solidarité active des ouvriers dans la lutte ne se développe, ils ont partout mis en avant les caisses de solidarité pour aider les cheminots (et autres grévistes) “à tenir”… seuls. Le succès de ces collectes est la marque de la popularité du mouvement, le soutien de l’ensemble de la classe ouvrière. Mais ce sont les syndicats (notamment la CGT) qui ont mis en place cette solidarité financière, qui l’ont initiée, organisée et encadrée, afin d’en faire un substitut à la véritable solidarité active par l’extension immédiate de la lutte. À travers ces caisses de solidarité, les syndicats ont poussé la classe ouvrière à la “grève par procuration”, laissant les cheminots seuls à perdre près de deux mois de salaire.
Pour résumer la tactique syndicale qui ressort de ces derniers mois : face à une telle explosion de combativité, ils ont collé à la classe ouvrière, afin d’épouser les besoins de la lutte pour mieux les dénaturer et pour faire croire que les “partenaires sociaux” du gouvernement défendent les intérêts de la classe ouvrière en étant capables d’organiser la lutte et les manifestations.
La classe ouvrière n’a pas été en mesure de démasquer ce sabotage, comme elle a été incapable de prendre en main ses luttes, d’organiser elle-même des assemblées générales souveraines et autonomes tout comme l’extension géographique du mouvement par l’envoi de délégations massives, de proche en proche, d’usine en usine (les hôpitaux étant, par exemple, souvent la plus grande “usine” du coin). Cette faiblesse découle de la perte d’identité de classe, de la perte de mémoire du prolétariat depuis les années 1990. L’affrontement aux syndicats (et au syndicalisme en général) ne peut se passer de l’expérience des manœuvres accumulées du sabotage de la lutte. Les syndicats sont, avec la démocratie bourgeoise, les derniers remparts de l’État capitaliste. Ce n’est que dans un long processus et une série de luttes massives jalonnées de défaites que la classe ouvrière va peu à peu développer sa conscience. La confrontation aux syndicats ne pourra intervenir que dans une étape plus avancée de la lutte.
Pour le moment donc, la classe ouvrière manque encore de confiance en elle-même pour déborder l’encadrement syndical. Elle a encore beaucoup d’illusions sur la démocratie et la légalité bourgeoise. Le chemin qui mène vers la perspective d’affrontements révolutionnaires est donc encore très long et parsemé d’embûches. Mais cela n’enlève absolument rien au fait que le dernier mouvement en France est, justement, un premier pas sur ce très long chemin. Au contraire même, le contexte historique très difficile rend toute manifestation d’une volonté de lutte, toute expression de solidarité particulièrement significative et révélatrice de ce qui se passe en profondeur dans les entrailles de notre classe.
Une embûche, peut-être encore plus pernicieuse, attend les luttes futures : l’impasse de l’interclassisme.
Tout au long de 2018 et 2019, la presse internationale a mis en avant le mouvement de contestation sociale “gilets jaunes” en France. (4) Ce mouvement interclassiste a menacé de renforcer la perte d’identité de classe du prolétariat, diluant les ouvriers au sein du “peuple”, les mettant ainsi à la remorque de l’idéologie de la petite-bourgeoisie, avec son nationalisme, son drapeau tricolore, sa Marseillaise, ses illusions sur la démocratie et ses appels aux “puissants” pour être “écouté et entendu”, etc. Ce danger va continuer de planer durant les années à venir. Cela dit, le mouvement contre la réforme des retraites a montré une autre voie. Le prolétariat a été capable de refuser le mélange avec les “gilets jaunes” qui voulaient prendre la direction des manifestations avec leurs drapeaux tricolores. À l’intonation de la Marseillaise par une poignée de “gilets jaunes” au sein des cortèges a été plusieurs fois opposée l’Internationale. En fait, ce sont au contraire les “gilets jaunes” qui se sont retrouvés dilués au sein des manifestations et de la classe ouvrière en lutte, derrière des mots d’ordre et des méthodes de lutte prolétariens.
Autre exemple de ce processus révélant la force de ce mouvement : la grève des avocats. Eux aussi touchés violemment par cette réforme, les avocats ont été nombreux à participer, en robe noire, aux cortèges. Surtout, ils ont été, par centaines, à accrocher leurs robes aux grilles des ministères et des tribunaux. Ces images insolites et spectaculaires ont fait la Une des médias. Évidemment, ils ont rejoint le mouvement avec leurs faiblesses et leurs illusions sur le Droit, la Justice et la République. Mais le mot important est “rejoint”. Contrairement au mouvement des “gilets jaunes”, ce n’est pas la petite-bourgeoisie qui a donné la couleur et la tonalité à la lutte. Au contraire, la colère des avocats est celle de certaines couches de la petite-bourgeoisie de plus en plus touchée par la prolétarisation et qui rejoignent, ici momentanément, le combat prolétarien. Ce processus montre la tendance générale et historique de ce que Marx et Engels avaient décrit dans le Manifeste du Parti communiste en 1848. Il annonce la dynamique des luttes futures, quand le prolétariat, dans son processus révolutionnaire, pourra se mettre à l’avant-garde de la remise en cause du capitalisme en montrant une perspective pour l’ensemble de la société, entraînant dans son combat de plus en plus de couches de la société :
– “Petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat ; d’une part, parce que leurs faibles capitaux ne leur permettant pas d’employer les procédés de la grande industrie, ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes ; d’autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population”.
– “Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu’elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices ; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire. Si elles sont révolutionnaires, c’est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels ; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat”.
Le chemin qui mène à la victoire de la révolution est encore très long. Le mouvement de 2019-2020, révélant le retour de la combativité ouvrière et la fin de la paralysie qui a dominé le terrain social ces dix dernières années, n’est qu’un pas supplémentaire. Pour aller plus loin, il faudra que la classe ouvrière se retourne, regarde d’où elle vient, se réapproprie les leçons de ses luttes passées : 1980 en Pologne, 1968 en France, 1919-1921 en Allemagne, 1905 et 1917 en Russie, 1871 et 1848 en France, et bien d’autres. Car l’histoire du mouvement ouvrier est riche de combats et forme une longue chaîne continue jusqu’à nous.
Pour se réapproprier ainsi sa propre histoire ensevelie sous les tombereaux de mensonges de la bourgeoisie, il faut qu’au sein de la classe ouvrière se développent des débats, des comités, des cercles… et de la patience car, comme Luxemburg l’expliquait, être directement confrontés à la banqueroute de cette société rend de plus en plus difficile d’entrer en lutte. Non seulement la paupérisation rend le coût de la grève difficilement supportable, mais bien plus encore la crise économique mondiale révèle presque immédiatement l’ampleur des enjeux. Or, “Les révolutions prolétariennes [...] reculent constamment devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière”. (5) Ainsi le développement des luttes ralentit et devient plus tortueux.
Mais à terme, cette même crise économique mondiale et les attaques contre nos conditions de vie et de travail qu’elle charrie, pousseront inexorablement à l’éclatement de nouvelles luttes. C’est dans ce processus de développement des luttes économiques contre la misère et la dégradation générale de toutes ses conditions d’existence que la classe ouvrière pourra se politiser et politiser ses combats pour affronter l’État bourgeois et, au bout du chemin, s’affirmer comme classe révolutionnaire.
Pawel, 13 mars 2020
1) Rosa Luxemburg, L’ordre règne à Berlin (1919).
2) Extrait de notre article “Rapport sur la lutte de classe de 2003”, disponible sur notre site Internet.
3) Lorsque les ouvriers voulaient continuer à rester ensemble à la fin des manifestations, les syndicats ont organisé des animations pour éviter les discussions (comme à Marseille le 11 janvier 2020) ou ont laissé le champ libre aux policiers pour gazer les manifestants qui résistaient, comme à Paris. Cependant, à Nantes, par deux fois, en fin de manifestation, le cortège a refait un tour du centre-ville sans les syndicats en scandant “Une balade syndicale n’a jamais fait une lutte sociale”. Au-delà d’une réflexion très minoritaire sur l’action des syndicats, ces événements prouvent la volonté des ouvriers de rester ensemble et de continuer à discuter. Lors des manifestations suivantes, les syndicats ont imposé des concerts, la musique empêchant toute possibilité de débat.
4) Contrairement au mouvement contre la “réforme” des retraites qui, lui, a eu le droit à un véritable black out hors de France.
5) Marx, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (1851).
Nous publions, ci-dessous, le courrier d’un lecteur au sujet de la place des syndicats au sein de l’État, suivi de notre réponse.
Dans [le numéro 480 de Révolution internationale] deux articles de première page sont consacrés à la lutte contre la réforme des retraites imposée par le gouvernement. Je partage tout à fait les arguments développés dans ces deux articles, en particulier le sabotage syndical de l’appel à la fausse extension alors que le mouvement est dans sa période de descente, à l’entrée en jeu des secteurs où les syndicats ont encore une certaine capacité d’encadrement (EDF, les ports, les usines d’incinération des ordures ménagère). Cette pseudo-extension se fait avec des actions spectaculaires et violents mais minoritaires. Ces actions sont utilisées par les médias pour essayer de jeter le discrédit sur les grévistes.
Dans le tract du 4 février 2020, on trouve les expressions :
– Les dirigeants syndicaux, les syndicats : ces partenaires sociaux qui ont un rôle de pompiers sociaux.
– Malgré leurs discours radicaux, les syndicats vont tous s’asseoir à la table des négociations dans le dos des travailleurs.
– Les négociations sont secrètes et dans les coulisses des cabinets ministérielles.
Je suis tout à fait d’accord avec ce que recouvrent ces expressions, ma contribution ne concerne donc pas le fond des articles mais le titre d’un de ces deux articles du journal n° 480 : “Gouvernement et syndicats main dans la main pour faire passer la réforme des retraites”. Cette phrase est un raccourci trop rapide qui peut être pris au pied de la lettre et alors les gauchistes ou ex-gauchistes type NPA ou France insoumise ont beau jeu de caricaturer la position du CCI.
Oui, objectivement, gouvernement, patronat et syndicats ont l’intérêt commun de la préservation de l’organisation actuelle de la société. Le patronat pour continuer à extraire la plus-value sur le dos des ouvriers, le gouvernement pour continuer à bénéficier des pantouflages et rétro-pantouflages et les syndicats pour simplement continuer d’exister. Les syndicats doivent justifier le financement qu’ils reçoivent de la part des entreprises (gestion des comités d’entreprises, des œuvres sociales de l’entreprise) et de la part de l’État (participation à tous un tas de comités, institut de formation syndicales).
Chaque capital national a son histoire particulière et chaque encadrement syndical des forces productives à également ses particularités. En France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État comme dans les anciens pays de l’Est dans les années 1970-1980, il n’y a pas de syndicats totalement corrompus et liés à la mafia comme aux États-Unis dans les années 1940-50-60, il n’y a pas non plus de syndicats directement mis en place par les entreprises comme chez Citroën dans les années 1970. En France comme dans d’autres pays européens (Italie, Espagne, Portugal, Grèce), il y a une pluralité syndicale et un partage des tâches entre syndicats “mous” et “durs”. C’est beaucoup plus malin.
Dans le conflit des retraites, le gouvernement et les médias aux ordres ont beau jeu d’opposer des syndicalistes accommodants (CFDT, UNSA) dont les velléités de lutter ont clairement été perçues par les grévistes comme uniquement des manœuvres, de la poudre aux yeux, aux syndicalistes (CGT, FO, Solidaires) qui eux luttaient réellement avec détermination.
Dire dans un raccourci que CGT, FO et Solidaires étaient main dans la main avec le gouvernement laisse à supposer une atmosphère d’amitié, de camaraderie ou au minimum de complicité active et consentie. La bourgeoisie n’a pas besoin de cette ambiance. Les négociateurs peuvent s’affronter sincèrement, ne pas se congratuler “main dans la main” mais plutôt avoir des envies poing contre poing, cela ne change rien au fond des choses. L’intérêt de ces spécialistes, c’est l’encadrement des ouvriers combatifs et pour cela ils doivent conserver à tout prix l’exclusivité des négociations avec les patrons ou le gouvernement ; c’est leur raison d’être. Ils doivent rester crédibles aux yeux des ouvriers.
Pour terminer une dernière remarque. Nous n’allons pas donner des conseils à la bourgeoisie mais l’attitude intransigeante et le refus de la moindre concession publique amène le risque, dans la situation actuelle de défiance généralisée pour les parties politiques, les syndicats, les journalistes et les experts en tout genre, d’un développement de l’auto-organisation des luttes en dehors des syndicats y compris des syndicats radicaux. Si les cheminots et les ouvriers de la RATP pensent intérieurement avoir beaucoup perdus avec la réforme des retraites (à vérifier, car les médias de “droite” se plaignent d’un trop grand nombre d’exceptions, de régimes spéciaux reconstituer sans le dire avec par exemple une clause dite du grand père qui renvoie l’application aux calendes grecques !), alors après deux grèves menées et perdues par la CGT et SUD à la SNCF (grève pour le statut en 2018 et grève pour les retraites en 2019), il est très envisageable que des formes d’auto-organisation comme dans le centre de maintenance de Châtillon en octobre dernier se développent et se généralisent lors des prochains affrontements [...].
D.
Nous voulons tout d’abord saluer le courrier du camarade. Le débat, la confrontation des idées, dans le but commun de clarifier les positions et d’affûter les armes théoriques de notre classe, de participer au développement de la conscience, est un processus vital pour l’avenir des luttes. Nous encourageons donc vivement tous nos lecteurs à nous faire part de leurs analyses, critiques, remarques et questions.
Le camarade se positionne en accord avec nos tracts et articles sur la lutte contre la réforme des retraites qui, tous, défendent la nécessité pour notre classe de prendre ses luttes en main, ses assemblées générales, ses délégations et ses actions d’extension. “L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes” est d’ailleurs la devise de l’Association internationale des travailleurs. Le camarade nous rejoint aussi dans notre dénonciation des syndicats comme saboteurs professionnels des luttes ouvrières. Pour le CCI, il en est ainsi en raison de leur nature d’organe de l’État. Mais pour le camarade, titrer “Gouvernement et syndicats main dans la main pour faire passer la réforme des retraites” est inadapté. Le camarade fonde sa critique sur un argument profondément juste quand il rappelle qu’ “en France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État comme dans les anciens pays de l’Est dans les années 1970-1980, […] il y a une pluralité syndicale et un partage des tâches entre syndicats mous et durs”. Effectivement “c’est beaucoup plus malin”. Le camarade a aussi raison d’affirmer que les syndicats et le gouvernement, comme les syndicats entre eux d’ailleurs, peuvent être “poing contre poing”, pour reprendre sa formule. Ainsi, la CGT et le gouvernement de Macron ont des bras de fer réels ; ils n’ont pas la même vision des réformes à mener.
D’ailleurs, de façon générale, l’histoire prouve que les différentes cliques de la bourgeoisie, qui se livrent une concurrence effroyable, peuvent même se flinguer entre elles. (1) La camaraderie est un sentiment totalement étranger à la classe dominante. Les rivalités, les oppositions d’intérêts et les coups bas sont mêmes permanents. La concurrence de tous contre tous est un moteur essentiel du capitalisme. Les ententes et “amitiés” des bourgeois ne sont dictées que par leurs intérêts à un moment donné et peuvent tourner par la suite à la guerre ouverte. Les syndicats n’échappent bien évidemment pas à la règle et défendent également leur boutique, les uns contre les autres. Les batailles lors des élections professionnelles ou même pendant les luttes ne sont pas des leurres : leurs finances et leur pouvoir en dépendent tout comme leur place privilégiée à la table des négociations, leur capacité à être entendus.
Mais de ce constat juste et profond, le camarade en déduit une idée fausse : “Dire dans un raccourci que CGT, FO et Solidaires étaient main dans la main avec le gouvernement laisse à supposer une atmosphère d’amitié, de camaraderie ou au minimum de complicité active et consentie. La bourgeoisie n’a pas besoin de cette ambiance”. Pour la camaraderie, la chose est entendue. Mais faut-il écarter aussi la “complicité active et consentie” ? Le camarade, sans s’en rendre compte évidemment, fait ici un pas de trop. Il oublie ce qu’il a écrit lui-même quelques lignes plus haut : “En France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État comme dans les anciens pays de l’Est dans les années 1970-1980”. Nous soulignons : perçus. Tout est là. Oui, il y a parfois, souvent même, toujours peut-être, une concurrence et une confrontation acharnée au sein de la bourgeoisie, entre ses différents partis, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, entre le gouvernement et les syndicats, entre les syndicats eux-mêmes. Oui, le gouvernement et la CGT ont une vision différente du rôle des syndicats dans le “dialogue social”. Oui, entre les syndicats dits “réformistes” et ceux qui présentent un visage plus “radical” et “combatif”, la guerre d’influence et de recrutement est réelle. Et enfin, oui, cette “pluralité” et “ce partage des tâches” est particulièrement “malin” : en Italie, en Espagne, en France… la classe ouvrière a une grande expérience historique ; pour l’encadrer, il faut donc face à elle des pièges idéologiques complexes. Cette pluralité est la principale mystification de l’offre démocratique, bien plus efficace contre la classe ouvrière, dont tout l’art est justement de masquer la nature étatique des syndicats.
Autrement dit, ces différentes cliques forment un tout : la bourgeoisie. Cette classe dominante est organisée à travers l’État national. C’est dans ce cadre, celui de l’intérêt national et de l’exploitation féroce de la classe ouvrière, que se joue la confrontation des cliques. Au-delà de la concurrence qui les anime, le gouvernement, tous les partis et tous les syndicats appartiennent à cette même entité. Si “en France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État”, il n’en reste pas moins qu’ils le sont. La réalité des leur “concurrence” et l’apparence de leur “opposition” à propos de leur place dans l’État est largement transcendée par la défense commune des intérêts de ce même État, justement face au prolétariat : c’est l’unité des intérêts de l’État qui prévaut, où chacun joue sa partition avec une place et un rôle dévolu. En Mai 68, dans les coulisses, les multiples réunions non-officielles entre la CGT et le gouvernement sont devenues un secret de polichinelle. Les accords de Grenelle ont ainsi été préparés dans une chambre de bonne d’un immeuble parisien, par Jacques Chirac, alors secrétaire d’État à l’emploi, et Henri Krasucki, le numéro 3 du syndicat, dans la plus grande discrétion. Pourtant, sur le devant de la scène, CGT et gouvernement se présentaient comme les deux plus grands ennemis ! Que dire du rôle des syndicats lors de l’écrasement dans le sang des insurrections en Allemagne en 1919 et 1921 : ils furent “main dans la main” avec le SPD, alors à la tête du gouvernement, pour briser les reins de la classe ouvrière et réprimer férocement. Depuis maintenant plus d’un siècle, les syndicats sont des agences de l’État bourgeois en milieu ouvrier !
Il ne faut avoir aucune illusion, la réforme des retraites a été préparée de longs mois en amont, par d’innombrables rencontres officielles d’où rien ne filtre, réunissant tous les “partenaires sociaux”, gouvernement, patronat et syndicats. De quoi ont-ils discuté durant ces mois de “concertation” ? De leurs divergences, certainement, chacun essayant de tirer la couverture à soi sans aucun doute. Mais plus fondamentalement, de comment faire passer la réforme. Présents grâce à leurs permanents sur tous les lieux de travail, les syndicats sont les organes spécifiques de la bourgeoisie pour connaître l’état d’esprit qui règne dans la classe. Par leur longue expérience, ils sont les experts de la division et du sabotage de la lutte. Le très prétentieux et inexpérimenté Macron avait cru un temps, lors des premiers mois de son mandat, faire fi de leurs conseils. Mais depuis, il a bien compris leur rôle et utilité. Le calendrier des grèves (juste avant la trêve des confiseurs en fin d’année 2019), le contenu de la réforme (particulièrement le suspense monté de toutes pièces sur la présence ou non de “l’âge pivot”), la répartition des rôles (la “traîtrise” de la CFDT étant cousue de fil blanc) : l’ensemble de cette manœuvre a bien été bâtie “main dans la main”.
Depuis plus d’un siècle, l’histoire du mouvement ouvrier et de ses luttes est parsemée de preuves de ce travail commun au sein de l’État entre les gouvernements et les syndicats. En 2009, alors que la crise économique fait rage, la situation sociale en France est marquée par ce que les journaux vont nommer “le calme absolu”. Tirant le bilan de cette année, Alain Minc, alors proche conseiller officieux de Nicolas Sarkozy, lâche alors dans Le Parisien : “Je constate que, au printemps, leur sens de l’intérêt général a été impressionnant pour canaliser le mécontentement. L’automne a été d’un calme absolu. Je dis : chapeau bas aux syndicats !” Pour lui, “ils ont cogéré cette crise avec l’État. Le patronat, en tant qu’acteur social, a été aux abonnés absents”. Et d’asséner : “S’il y avait un dixième du talent de l’état-major de la CGT au Medef, les choses iraient mieux”. Il en a été exactement de même en 2019/2020 lors de la réforme des retraites. Le cynisme des grands bourgeois permet parfois de trouver sous leur plume quelques vérités. Sauf que les syndicats n’ont pas “cogéré cette crise avec l’État”, ils sont totalement intégrés à l’appareil d’État.
Alors que dire à la classe ouvrière ? Lui masquer nous aussi que gouvernement et syndicats étaient “main dans la main” pour faire passer la réforme ? En France, les syndicats n’étant pas “perçus comme des appendices de l’État”, n’est-ce pas justement le rôle des révolutionnaires de déchirer le voile ? Pouvons-nous dire autre chose que ce que nous écrivons ? C’est-à-dire dénoncer qu’ils agissent de manière concertée pour endiguer la réflexion de la classe ouvrière, briser ses élans de combativité et de solidarité ?
Notre camarade s’inquiète : “les gauchistes ou ex-gauchistes type NPA ou France insoumise ont beau jeu de caricaturer la position du CCI”. Les gauchistes entretiennent justement sciemment la confusion sur la nature des syndicats, qui seraient pour les uns “vendus” au pouvoir, des “collaborateurs” et pour d’autres confrontés à la “corruption” de leurs directions.
Le rôle des révolutionnaires est au contraire de combattre sans ambiguïté toutes ces confusions et illusions entretenues par la bourgeoisie, de montrer que contrairement aux apparences, rien n’oppose fondamentalement les syndicats à l’État, qu’ils ne sont que les “chiens de garde” institutionnalisés de la classe dominante ! Ce n’est pas parce que d’autres agents de la bourgeoisie viendront railler notre prétendue “vision binaire” que nous devons bercer d’illusions les ouvriers, même les plus radicaux et combatifs d’entre eux. Bien au contraire ! Nous manquerions à notre rôle si nous ne faisions pas l’effort de démontrer aux ouvriers syndiqués combatifs qu’ils sont trompés et que leur combat est objectivement mené contre leurs propres aspirations et intérêts.
La classe ouvrière a fait émerger des organisations comme la nôtre pour clarifier les questions qui se posent dans son combat historique. Identifier et dénoncer ses “faux amis”, ennemis les plus dangereux, constitue sans aucun doute notre rôle le plus important. Sans doute, dans l’immédiat, notre dénonciation peut ne pas être comprise et paraître exagérée aux yeux de la majorité de la classe ouvrière. Mais notre combat s’inscrit sur le long terme et toute allégeance au contexte immédiat ne peut que l’affaiblir et nous éloigner de la mission révolutionnaire que notre classe nous a confiée.
CCI, 5 mai 2020
1) L’affaire Robert Boulin, ministre du Travail assassiné en octobre 1979, est l’un des nombreux exemples de ces règlements de compte internes à la bourgeoisie.
Le 28 avril dernier, la chaîne Arte diffusait une longue fresque historique en quatre épisodes sur l’origine et l’évolution de la condition ouvrière et du mouvement ouvrier du XVIIIe siècle aux années 1980, intitulée : “Le temps des ouvriers”. Dans un contexte où la classe ouvrière commence à reprendre le chemin des luttes et retrouve sa capacité de réflexion, cette programmation n’a rien d’anodine.
La lutte contre la réforme des retraites de l’hiver dernier en France a été un pas en avant dans la tentative de recouvrer une identité de classe, c’est-à-dire le fait que les producteurs salariés se reconnaissent comme une seule et même entité, ayant en face d’elle une classe antagonique, la bourgeoisie, qui s’approprie la richesse créée par le travail. Comme nous le mettons en exergue dans un de nos articles publié dans ce journal “en voulant se battre “tous ensemble”, en prônant la solidarité entre les secteurs et entre les générations, les prolétaires ont commencé à retrouver leur identité de classe. Car en comprenant que pour faire face au gouvernement, à l’État, à la bourgeoisie, il faut être nombreux, il faut s’unir, il faut développer un mouvement massif. La question qui forcément s’impose à tous est : avec qui s’unir ? qui est ce “Nous” ? La réponse est : la classe ouvrière”. (1) Si aujourd’hui, la conscience d’appartenir à une seule et même classe reste embryonnaire, il n’en demeure pas moins que les luttes sociales de ces derniers mois en France, aux États-Unis, en Finlande et ailleurs forment le terreau fertile à la redécouverte de cette identité perdue tout au long des dernières décennies.
De son côté, la bourgeoisie a bien senti la fermentation s’opérer et, comme toujours, elle ne manque pas de riposter sur le terrain idéologique via la puissance du média télévisuel. Si en temps normal, elle s’évertue à nier purement et simplement l’existence de la classe ouvrière, il lui arrive aussi, méthode plus subtile, de déformer son histoire et sa nature.
Ce documentaire ne s’acharne pas, comme c’est souvent le cas, à démontrer la prétendue “extinction” de la classe ouvrière, mais s’attache plutôt à dessiner une image tronquée de celle-ci en réduisant sa composition aux seuls “cols bleus”, c’est-à-dire aux travailleurs en usine. Ce “temps des ouvriers” s’apparente exclusivement à celui des mineurs, des métallos, des ouvriers spécialisés du textile ou de l’automobile. Cet accent est renforcé par les témoignages, tout au long des quatre épisodes, de trois ouvriers, tous des “cols bleus” : un retraité des usines Peugeot à Sochaux, une ouvrière spécialisée dans l’automobile, un manutentionnaire dans l’agroalimentaire.
Or, si la classe ouvrière s’est formée et s’est développée parallèlement à l’expansion de l’industrie en Angleterre d’abord, en Europe ensuite, dans le monde entier enfin ; sa composition est beaucoup plus large que celle limitée aux simples usines et aux secteurs de l’industrie lourde ou d’extraction (mines).
Alors que les dernières luttes ont démontré une fois encore que la classe ouvrière reste polymorphe, composée aussi bien d’ouvriers d’usine que d’enseignants, de personnels médicaux que de postiers, de personnels de bureaux que de chômeurs, le mythe du “col bleu” comme incarnation exclusive de la classe exploitée ne peut que semer la division entre les secteurs salariés traditionnels et les “cols blancs”. En clair, véhiculer à dessein une vision fausse, totalement réductrice, fragmentée et tronquée de l’identité de la classe ouvrière. De plus, avec la “désindustrialisation”, les ouvriers seraient désormais en voie de “disparition”. (2)
Le panorama de trois cents ans d’histoire montre concrètement ce qu’est l’esclavage salarié : de la pression des cadences infernales rythmées par la machine-outil et la rationalisation de la production à la discipline de fer imposée par le patron, le salarié demeurant un rouage de la production capitaliste, dépossédé de ces outils de production et du fruit de son travail, totalement déshumanisé, réduit à une simple marchandise, en définitive un être aliéné.
Mais l’histoire de la classe ouvrière ne se réduit pas à ce constat. C’est aussi l’histoire de l’avènement d’une nouvelle classe révolutionnaire amenée à jouer le rôle de fossoyeur du capitalisme. Cette deuxième facette n’est pas totalement occultée, mais elle est le plus souvent déformée. Si le documentaire retrace les grands moments des luttes ouvrières, montre la formation et l’affirmation de la classe comme force politique, c’est pour mieux acter son échec à “transformer le monde” dans le courant du XXe siècle. D’ailleurs, la grève de masse en Pologne en 1980 aurait été le “chant du cygne” de deux siècles de luttes et d’affrontements à la classe exploiteuse. Aujourd’hui, la classe ouvrière occidentale, happée par le chant des sirènes du consumérisme, aurait délaissé ses velléités révolutionnaires pour se faire une place dans la société capitaliste.
S’il est vrai que depuis son retour sur la scène de l’histoire à la fin des années 1960, la classe ouvrière n’a pas été capable de renverser l’ordre social, cela ne signifie pas qu’elle n’a pas été en mesure de s’affronter à son ennemi historique. Malgré les grandes difficultés auxquelles elle doit faire face, le prolétariat a encore montré ces derniers mois qu’elle est bel et bien vivante et capable de s’opposer aux conditions d’exploitation qui lui sont imposées. Tant que le prolétariat existe, la potentialité de la révolution demeure ! (3)
Le film n’oublie pas non plus d’escamoter la théorie révolutionnaire dès que l’occasion se présente. Les procédés visuels et musicaux qui accompagnent les références au rôle de Marx et du marxisme dans le mouvement ouvrier dressent la caricature d’un chef d’état-major dirigeant d’une main de fer “l’armée des travailleurs” afin de “s’emparer de l’État et de le diriger”.
Il paraît évident que le film reprend à son compte le mensonge véhiculé depuis des décennies, selon lequel la théorie marxiste serait le creuset du totalitarisme ; et le stalinisme ni plus ni moins que la mise en pratique et le résultat désastreux inéluctable auquel aboutit la mise en avant de la perspective communiste ayant mûri tout au long de son histoire au sein du mouvement ouvrier.
En définitive, si “Le temps des ouvriers” se distingue par sa capacité à retracer l’histoire de la condition ouvrière de manière vivante, par un usage abondant et varié des documents d’archive (photos, affiches, vidéos, textes, chansons…), véritables traces de la mémoire ouvrière, il n’en demeure pas moins qu’au bout du compte, ce panorama falsifie l’identité de notre classe et réduit celle-ci à un simple groupe social qui a fait son temps et qui n’est plus en mesure de jouer un quelconque rôle historique dans l’avenir.
La classe ouvrière ne pourra pas assumer ses tâches si elle ne parvient pas à prendre conscience d’elle-même et de sa force. Par conséquent, elle ne peut dépendre des dénaturations idéologiques diffusées en permanence par la voix des médias de masse.
Pour parvenir à s’extirper peu à peu de l’emprise de la pensée dominante, le prolétariat doit, à travers les luttes et la réflexion que celles-ci génèrent, se replonger dans son histoire et retrouver le fil historique qui rattache les exploités d’aujourd’hui à ceux d’hier.
Vincent, 6 mai 2020
1) Voir dans ce journal : “Mouvement contre la “réforme des retraites” (Partie 2) : Tirer les leçons pour préparer les luttes futures”.
2) Pour une vue plus précise de notre conception de la classe ouvrière, voir : “Qu’est-ce que la classe ouvrière ? (exposé de réunion publique)”, sur le site Internet du CCI.
3) Pour une approche plus complète et plus précise de la lutte de classes des années 1960 à aujourd’hui, voir : “Résolution sur le rapport de forces entre les classes (2019)”, Revue internationale n°164.
Depuis la lutte contre la réforme des retraites et la crise du Covid-19, la bourgeoisie et ses médias semblent “redécouvrir” qu’il existe une classe ouvrière. De reportages en reportages, on vante le rôle des infirmières, des aides-soignants, du personnel d’entretien, des caissières de supermarché, des livreurs, des éboueurs, etc. Tous deviennent de nouvelles “vedettes” télévisées. Après les mensonges énormes qui ont suivi l’effondrement de l’URSS en 1989 avec la prétendue “faillite du communisme” et la “disparition de la classe ouvrière”, il devient difficile aujourd’hui de cacher le fait que la production capitaliste moderne est assurée par un prolétariat bien présent dont la colère gronde de manière croissante. La classe ouvrière, formant ce que les médias appellent les “invisibles” et que les nantis des beaux quartiers ignorent, sont devenus soudain des “premiers de cordée” encensés par des bourgeois qui veulent les transformer en “héros de la nation”, en faire de la “chair à virus” pour en extraire du profit !
Dans les passages que nous publions ci-dessous du Programme socialiste de Karl Kautsky, sont réaffirmées les caractéristiques propres de ce prolétariat qui était dès son apparition au XIXe siècle dans la grande industrie considéré comme une classe révolutionnaire, une “classe dangereuse”. Ces “héros” sont en réalité les “fossoyeurs” du capitalisme (selon les termes de Marx dans le Manifeste communiste). Alors que depuis des années d’atonie, les campagnes de propagande incessantes ont fait douter le prolétariat de sa force et de son existence, au point de rejeter sa propre expérience de combat frauduleusement assimilée au stalinisme, sa colère et sa détermination contre la réforme des retraites en France a permis de faire émerger les bases d’une identité de classe effacée des mémoires. Même si la situation terrible de la pandémie et les conditions de confinement qui en découlent ne sont pas les plus propices pour exprimer la colère et l’indignation, le sentiment de solidarité, bien que dévoyé et exploité honteusement par la bourgeoisie, n’en reste pas moins toujours présent comme un facteur actif et déterminant, caractéristique d’une classe travaillant de manière associée, parmi les exploités. Même si, de manière momentanée, la bourgeoisie parvient à utiliser la situation en sa faveur, la maturation et la réflexion qui ont été initiées par la dure et longue lutte de cet hiver 2019-2020 se prolonge bel et bien au sein du prolétariat.
Avec ces extraits du texte de Kautsky écrit en 1892, à une époque où il était encore un propagateur de la méthode marxiste et un défenseur de la cause révolutionnaire du prolétariat, nous souhaitons contribuer à cette réflexion en cours en revenant sur les fondements politiques qui permettent de retrouver pleinement cette nécessaire identité de classe. Même si le texte paraît daté sur des aspects sociologiques, le contenu politique reste pleinement valable aujourd’hui. Parmi les éléments fondamentaux, les conditions économiques de l’exploitation du travail salarié demeurent essentielles. Les deux autres éléments fondamentaux portent sur la conscience de classe et la solidarité. La conscience de classe ne saurait être confondue avec la “haine” stérile, prônée, par exemple, durant le mouvement des gilets jaunes, par certains anarchistes et autres black blocs qui vénèrent l’action violente et aveugle comme des moyens au service d’un prétendu combat révolutionnaire. La conscience est au contraire une expression de rationalité et d’organisation au cœur de l’identité ouvrière et de son combat. La solidarité, à ne pas confondre avec l’entraide, en est un corollaire vital, qui permet aussi aux prolétaires de renforcer leur unité. C’est en grande partie ce que nous avons pu voir au moment des luttes de cet hiver (1) où la solidarité a servi de ciment à ces dernières. C’est de même ce que montrent ici ces extraits, valables pour notre combat présent et futur.
Le prolétariat moderne qui travaille est un phénomène tout particulier, inconnu de l’histoire antérieure. [...] le prolétariat laborieux forme [...] une des racines de la société, c’est la source déjà la plus importante, et bientôt l’unique source où la société puise sa force. Le prolétaire qui travaille ne possède rien, mais ne reçoit pas d’aumônes. Loin d’être entretenu par la société, c’est elle qu’il entretient par son travail. À l’origine de la production capitaliste, le prolétaire sent encore qu’il est un pauvre. Dans le capitaliste qui l’exploite, il voit un bienfaiteur, qui lui donne du travail et par suite du pain. Cette relation patriarcale plaît naturellement beaucoup aux patrons. Aujourd’hui encore, ils demandent à l’ouvrier en échange du salaire qu’ils lui payent, non seulement le travail convenu, mais encore la soumission et la reconnaissance. Mais la production capitaliste ne peut subsister longtemps sans que s’évanouisse le beau côté patriarcal qu’elle avait à ses débuts. Si asservis, si bernés que soient les ouvriers, ils ne peuvent cependant que remarquer à la fin que se sont eux qui gagnent le pain du capitaliste et que la réciproque n’est pas vraie. Tandis qu’ils restent pauvres ou le deviennent de plus en plus, le capitaliste ne cesse de s’enrichir. Et quand ils demandent aux fabricants, ces prétendus patriarches, un peu plus de pain, ils essuient un refus. [...] Le prolétaire vit dans de misérables trous et construit un palais à son patron ; il souffre de la faim et prépare à son maître un repas somptueux. Il peine et s’exténue pour procurer à son exploiteur et à sa famille le moyen de tuer le temps. [...] L’opposition est tout autre que celle qui mettait aux prises les riches et les “petites gens”, les pauvres de l’époque précapitaliste. Ceux-ci envient l’homme opulent qu’ils regardent avec admiration, c’est leur modèle, leur idéal. Ils voudraient être à sa place, être des exploiteurs comme lui. Il ne songe pas à supprimer l’exploitation. Le travailleur prolétaire, lui, n’envie pas le riche ; il ne désire pas sa situation, il le hait et le méprise. Il le hait comme exploiteur, il le méprise comme parasite. Il ne hait d’abord que les capitalistes avec lesquels il a affaire, mais il reconnaît bientôt que tous tiennent la même conduite à son égard, et sa haine, personnelle à l’origine, se change en une hostilité consciente vis-à-vis de toute la classe capitaliste. Cette hostilité contre les exploiteurs a caractérisé dès l’origine le prolétariat. La haine de classe n’est nullement un effet de la propagande socialiste, elle s’est manifestée longtemps avant que celle-ci n’ait agi sur la classe ouvrière. Chez les domestiques et les serviteurs, chez les compagnons ouvriers, la haine de classe ne peut jamais être portée à ce degré. Étant données les relations personnelles existant avec le “maître”, un sentiment semblable aurait rendu tout travail, impossible aux travailleurs. Dans ces professions, les salariés entrent souvent en lutte avec leurs employeurs, chefs d’ateliers ou chefs de famille. Mais on se réconcilie toujours. Dans le mode de production capitaliste, les travailleurs peuvent nourrir l’hostilité la plus exaspérée pour les patrons sans que la production en soit troublée, sans même que ceux-ci s’en aperçoivent. Cette haine est timide à l’origine, individuelle. S’il faut un certain temps pour que les prolétaires remarquent que ce n’est nullement la générosité qui pousse les fabricants à les employer, il faut plus de temps encore pour qu’ils trouvent le courage d’entrer ouvertement en conflit avec le “maître”. Le prolétaire qui ne travaille pas est lâche et résigné parce qu’il se sent inutile et qu’aucune considération d’ordre matériel n’agit sur lui. À l’origine, le prolétariat qui travaille a les mêmes traits caractéristiques dans la mesure où il se recrute dans le lumpenprolétariat (2) et dans les sphères qui en sont voisines. Il ressent bien tous les mauvais traitements auxquels il est en butte, mais il ne proteste contre eux qu’intérieurement ; il ferme le poing mais il le garde dans la poche. En outre, chez les natures particulièrement énergiques et passionnées, la révolte se traduit par des actes accomplis en secret. La conscience de leur force et l’esprit de résistance ne se développent dans les fractions de la classe ouvrière dont nous parlons ici que quand elles arrivent à la conscience de la communauté des intérêts, à la solidarité existant entre leurs membres. Quand le sentiment de solidarité s’est éveillé, c’est alors que commence la renaissance morale du prolétariat, le travailleur prolétaire se relève et quitte le bourbier du lumpenproletariat. Les conditions de travail dans la production capitaliste enseignent d’elle-même au prolétaire la nécessité d’une étroite solidarité, de la subordination de l’individu à la collectivité. Tandis que dans la forme classique du métier, chaque individu fabrique un objet complet, l’industrie capitaliste repose sur le travail en commun, sur la coopération. Le travailleur individuel ne peut rien sans ses compagnons de travail. En se mettant à l’œuvre ensemble, systématiquement, ils doublent ou triplent la productivité de chacun d’entre eux. Le travail leur fait comprendre quelle force réside dans l’union, il développe chez eux une heureuse discipline, librement acceptée, qui est la condition première et d’une production coopérative, socialiste, et de la victoire du prolétariat dans sa lutte contre l’exploitation. La production capitaliste éduque donc la classe ouvrière qui l’abolira et lui enseigne le mode de travail qui convient à la société socialiste. L’égalité des conditions de travail, plus peut-être encore, que le travail en commun, éveille le sentiment de solidarité chez le prolétaire. Dans une fabrique, il n’y a pour ainsi dire pas de hiérarchie. Les situations élevées y sont généralement interdites à l’ouvrier, mais elles sont si peu nombreuses qu’elles n’entrent pas en ligne de compte pour la masse des travailleurs. Un petit nombre d’entre eux peut seulement être acheté avec ces places de faveur. La grande majorité est placée dans les mêmes conditions de travail et l’individu est incapable de les améliorer pour lui seul. Il ne peut relever sa situation que quand se relève celle de tous ses compagnons de travail. Les fabricants cherchent bien, il est vrai, à semer la division parmi les travailleurs en introduisant artificiellement des inégalités dans ces conditions. Mais le nivellement qu’impose la grande industrie moderne est trop puissant pour que de semblables expédients, travail aux pièces, primes, etc., puissent abolir chez les ouvriers la conscience de la solidarité de leurs intérêts. À mesure que la production capitaliste se maintient plus longtemps, la solidarité prolétarienne se développe avec plus de puissance, elle s’implante plus profondément dans le prolétariat et en devient la caractéristique la plus saillante. Il nous suffit de rappeler ici ce que nous disions plus haut des domestiques pour montrer la grande différence qui les distingue du prolétariat à ce propos. Mais le serviteur de famille, et même le compagnon ouvrier restent, sur ce point, inférieurs au prolétaire. La solidarité entre compagnons ouvriers s’arrêtait à un moment que la solidarité entre prolétaires a dépassé. Chez les uns comme chez les autres, la solidarité ne se restreignait pas aux travailleurs employés dans une même exploitation. De même que les prolétaires, les compagnons étaient insensiblement arrivés à reconnaître que les travailleurs se heurtent partout aux mêmes adversaires, ont partout les mêmes intérêts. Ils ont créé des organisations nationales, s’étendant à tout le pays, à une époque où la bourgeoisie ne voyait pas plus loin que sa petite ville ou son petit État. Le prolétariat moderne est absolument international, dans ses sentiments et dans ses actes. Au milieu des luttes nationales les plus acharnées, des armements empressés des classes dominantes, les prolétaires de tous les pays se sont unis. Nous trouvons déjà chez les compagnons même des commencements d’organisations internationales. Ils furent capables de dépasser les frontières nationales. Mais il est une limite qu’ils n’ont jamais pu franchir : c’est le métier, la profession. Le chapelier ou le chaudronnier allemand pouvait, dans ses voyages, trouver l’hospitalité chez ses collègues suédois ou suisses. Mais les cordonniers, les menuisiers de son propre pays restaient pour lui des étrangers. Sous le régime du métier, les professions étaient strictement délimitées. L’apprenti devait travailler pendant des années avant d’être admis au compagnonnage, et durant toute sa vie il restait fidèle à son métier. Si la corporation était florissante, puissante, l’honneur en rejaillissait aussi sur le compagnon. S’il était jusqu’à un certain point en conflit avec son maître, il n’était pas moins en antagonisme avec les maîtres et les compagnons des autres métiers. À l’époque où le métier brillait de tout son éclat, les associations des différents métiers étaient engagées dans des luttes violentes les unes contre les autres. La production capitaliste, par contre, fait un mélange bigarré des diverses professions. Dans une entreprise capitaliste, beaucoup d’ouvriers de métiers différents travaillent côte à côte, et coopèrent à un but commun. En outre, ce mode de production tend à faire disparaître la notion de métier. La machine diminue le temps qui durait autrefois des années et le réduit à quelques semaines, souvent à quelques jours. Elle permet à l’ouvrier de passer sans trop de difficulté d’un travail à un autre. Elle l’y force souvent en rendant son concours inutile, en le jetant sur le pavé et en le forçant de se livrer à une autre occupation. La liberté dans le choix d’une profession que le philistin craint de perdre dans la “société future” a déjà perdu tout sens pour le travailleur actuel. Dans ces conditions, il est facile au prolétaire de dépasser le point où s’arrêtait le compagnon. Pour le prolétariat moderne, la conscience de la solidarité n’est plus seulement internationale, elle s’étend à toute la classe ouvrière. Il y a déjà existé dans l’Antiquité et au Moyen-Âge des formes différentes de salaire. Les luttes même entre salariés et exploiteurs ne sont pas un phénomène nouveau. Mais ce n’est que sous le régime de la grande industrie capitaliste que nous voyons se constituer une classe de salariés, très conscients de la communauté de leurs intérêts, qui subordonnent de plus en plus aux intérêts généraux de leur classe, non seulement leurs intérêts personnels, mais encore les intérêts locaux et même leurs intérêts professionnels là où il en subsiste encore. Ce n’est que dans notre siècle que les luttes des salariés contre l’exploitation prennent le caractère d’une lutte de classe. C’est grâce à cette circonstance que ces luttes poursuivent un but plus large, plus élevé que la suppression d’inconvénients momentanés, c’est pour cette raison que le mouvement ouvrier devient un mouvement révolutionnaire. Le concept de la classe ouvrière prend une extension de plus en plus considérable. Ce que nous venons de dire s’applique en premier lieu aux travailleurs prolétaires de la grande industrie. Mais de même que le capital industriel domine le capital en général, ainsi que toutes les entreprises économiques dans les nations capitalistes, de même les idées et les sentiments du prolétariat de la grande industrie dominent de plus en plus les idées et les sentiments des salariés. La conscience de la communauté générale de leurs intérêts s’éveille également chez les travailleurs de la manufacture et du métier. Ce phénomène se produit d’autant plus rapidement que le métier perd davantage son caractère primitif, se rapproche de la manufacture ou devient une industrie à domicile exploitée suivant les méthodes capitalistes. Ces idées et ces sentiments sont de plus en plus partagés par les travailleurs des villes appartenant à des professions non industrielles, les employés de commerce, de transports, les employés d’hôtels et de lieux de plaisir. Les travailleurs agricoles eux-mêmes prennent de plus en plus de la communauté d’intérêts qui les rend solidaires des autres salariés, à mesure que la production capitaliste détruit l’ancienne exploitation patriarcale, et fait de l’agriculture une industrie exercée par des prolétaires salariés et non plus par des serviteurs appartenant à la famille du paysan, Enfin le sentiment de solidarité commence à se faire sentir même chez les artisans indépendants les plus misérables et, dans certaines circonstances, même chez les paysans. Les classes laborieuses se fondent de plus en plus en une classe ouvrière unique, unitaire, inspirée par l’esprit du prolétariat de la grande industrie qui ne cesse de voir accroître son nombre et son importance économique. Les classes laborieuses sont de plus en plus pénétrées de l’esprit propre au prolétariat de la grande industrie, d’entente et de camaraderie, de discipline corporative et d’hostilité contre le capital. Et dans leurs rangs, se répand également cette soif de savoir, particulière au prolétariat et dont nous avons déjà parlé à la fin du chapitre précédent. Ainsi, insensiblement, le prolétariat corrompu, méprisé, maltraité, devient une puissance historique devant laquelle les anciens pouvoirs commencent à trembler. Il est né une classe nouvelle, possédant une morale nouvelle, une philosophie nouvelle et grandissant chaque jour en nombre, chaque jour plus nettement limitée, chaque jour plus indispensable au point de vue économique, acquérant chaque jour plus de conscience et de jugement.
[...] Et à mesure que le prolétariat exerce une influence plus considérable sur les classes qui lui sont voisines, agit plus efficacement sur leurs idées et sur leurs sentiments, elles tendent de plus en plus à entrer dans le mouvement socialiste. La lutte de classe menée par le prolétariat a pour but naturel la production socialiste. Cette lutte ne peut prendre fin avant que ce but soit atteint. [...]
On ne doit pas s’attendre à ce que les petits bourgeois arrivent rapidement à cette conviction. Mais les paysans et les artisans ont déjà commencé à déserter les rangs des partis bourgeois, désertion d’une espèce toute particulière ; ce sont en effet les éléments les plus courageux, les plus énergiques qui jettent les premiers le fusil aux orties, non pour fuir le combat, mais pour quitter une lutte mesquine qui ne peut assurer qu’une misérable existence et participer au combat gigantesque, universel, dont la fondation d’une nouvelle société est le but, société dont tous les membres partageront les conquêtes de la civilisation moderne, participer au combat pour la libération de toute l’humanité civilisée, de toute l’humanité en général que l’ordre social actuel menace d’écraser. À mesure que le mode de production existant devient plus misérable, que l’heure de la banqueroute se précipite, que les partis dominants se montrent plus incapables de remédier aux vices effroyables de l’ordre actuel, que ces partis abandonnant toute tenue, tout principe, se réduisent à une clique de politiciens intéressés, les membres des classes non prolétariennes qui se joignent à la démocratie socialiste sont de plus en plus nombreux et, côte à côte avec le prolétariat, suivent son drapeau dans sa marche irrésistible vers la victoire et le triomphe.
Karl Kautsky, 1892
1) Cf. “Mouvement contre la réforme des retraites” dont nous publions la seconde partie dans ce journal. La première est disponible sur le site Internet du CCI.
2) Littéralement “prolétariat en haillons” ou “sous-prolétariat”. Terme employé par Marx et Engels pour désigner “les rebuts et laissés pour compte de toutes les classes sociales” utilisés au cours de l’histoire par la bourgeoisie pour briser les luttes de la classe ouvrière.
L’assassinat de sang froid de George Floyd par la police a provoqué l’indignation dans toute l’Amérique et dans le monde entier. Tout le monde sait qu’il s’agit du dernier d’une longue série de meurtres de policiers dont les principales victimes sont des Noirs et des immigrés. Non seulement aux États-Unis, mais aussi au Royaume-Uni, en France et dans d’autres États “démocratiques”. Aux États-Unis, en mars, la police a abattu Breonna Taylor dans sa propre maison. En France, Adama Traoré a été asphyxié lors de son interpellation en 2016. En Grande-Bretagne, en 2017, Darren Cumberbatch a été battu à mort par la police. Ce n’est que la partie visible de l’iceberg.
En répondant aux protestations qui ont d’abord éclaté aux États-Unis, la police a montré qu’elle était encore une force de terreur militarisée, avec ou sans l’appui de l’armée. La répression brutale des manifestants (10 000 arrestations) montre que la police, aux États-Unis comme dans les autres pays “démocratiques”, agit de la même manière que la police des régimes ouvertement dictatoriaux comme la Russie ou la Chine.
La colère face à tout cela est tangible, et elle est partagée par les Blancs comme par les Noirs, par les Latino-Americains, les Asiatiques et par les jeunes en particulier. Mais nous vivons dans une société qui est matériellement et idéologiquement dominée par une classe dirigeante : la bourgeoisie, la classe capitaliste. Et la colère en soi, aussi justifiée soit-elle, ne suffit pas pour remettre en cause le système qui se cache derrière la violence policière, ni pour éviter les nombreux pièges tendus par la bourgeoisie. Les manifestations n’ont pas été déclenchées par la classe dominante. Mais elle a déjà réussi à les attirer sur son propre terrain politique.
Lors de la première explosion de colère aux États-Unis, les protestations ont eu tendance à prendre la forme d’émeutes : des supermarchés ont été pillés, des bâtiments symboliques incendiés. Les actions provocatrices de la police ont certainement contribué à la violence des premiers jours de colère. Certains des manifestants ont justifié les émeutes en faisant référence à Martin Luther King, qui avait déclaré que “l’émeute est la voix de ceux qui ne sont pas entendus”. Et, en effet, les émeutes sont l’expression de l’impuissance et du désespoir. Elles ne mènent strictement à rien, si ce n’est à une répression accrue de la part de l’État capitaliste qui sera toujours à son aise contre les actions de rue désorganisées et fragmentées.
Mais l’alternative mise en avant par les organisations activistes officielles comme Black Lives Matter (“La vie des Noirs compte” : des marches pacifiques réclamant justice et égalité) n’en est pas moins une impasse et, à certains égards, elle est encore plus insidieuse, car elle fait directement le jeu des forces politiques du capital. Prenons par exemple, l’appel à ne plus financer la police (“defund the police”), voire à l’abolition pure et simple de la police. D’une part, c’est complètement irréaliste dans cette société : c’est comme si l’État capitaliste se dissolvait volontairement. D’autre part, elle répand des illusions sur la possibilité de réformer l’État existant dans l’intérêt des exploités et des opprimés, alors que sa fonction même est de les garder sous contrôle dans l’intérêt de la classe dominante.
Le fait que la classe dominante se sente à l’aise avec des revendications d’apparence aussi radicale est démontré par le fait que quelques jours après les premières protestations, les médias et les hommes politiques capitalistes (principalement, mais pas seulement, ceux de gauche) ont “mis le genou à terre”, au sens propre comme au figuré, pour condamner avec ferveur le meurtre de George Floyd et soutenir avec enthousiasme les manifestations. L’exemple des politiciens de premier plan dans la machine du Parti démocrate est le plus évident, mais ils ont rapidement été rejoints par leurs homologues du monde entier, y compris les représentants les plus lucides de la police. C’est la récupération bourgeoise d’une colère légitime.
Nous ne pouvons pas nous faire d’illusions : la dynamique de ce mouvement ne peut pas se transformer en une arme des exploités et des opprimés, car elle est déjà devenue un instrument aux mains de la classe dominante. Les mobilisations actuelles ne sont pas un “premier pas” vers une véritable lutte des classes, mais sont utilisées pour bloquer son développement et sa maturation.
Le capitalisme n’aurait pas pu devenir le système mondial qu’il est aujourd’hui sans la traite des esclaves et l’asservissement colonial des populations indigènes d’Asie, d’Afrique et des Amériques. Le racisme est donc inscrit dans ses gènes. Dès ses débuts, il a utilisé les différences raciales et autres pour dresser les exploités les uns contre les autres, pour les empêcher de s’unir contre leur véritable ennemi, la minorité qui les exploite. Mais il a aussi largement utilisé l’idéologie de l’antiracisme : l’idée que l’on peut lutter contre le racisme en s’unissant non pas en tant que classe sociale, mais autour de telle ou telle communauté opprimée. Néanmoins, s’organiser sur la base de sa “communauté” raciale ou nationale est un autre moyen de brouiller la division de classe à la base de ce système : ainsi, il n’y a pas de “communauté noire” en tant que telle parce qu’il y a des capitalistes noirs ainsi que des travailleurs noirs, et qu’ils n’ont aucun intérêt en commun. Rappelons-nous simplement le massacre des mineurs noirs en grève à Marikana en 2012 par l’État sud-africain “post-apartheid”.
Le meurtre de George Floyd n’est pas le résultat d’un plan délibéré de la bourgeoisie. Mais il a permis à la classe dirigeante de concentrer toute l’attention sur la question de la race alors que le système capitaliste dans son ensemble a révélé sa faillite totale.
La société capitaliste est dans un état de profond pourrissement. Les massacres barbares qui continuent à se répandre en Afrique et au Moyen-Orient, les incessantes guerres de gangs en Amérique latine (qui forcent des millions de personnes à devenir des réfugiés) en sont un symptôme clair, tout comme l’actuelle pandémie de Covid-19, un sous-produit de la dévastation de l’environnement par le capitalisme. Dans le même temps, le système est enlisé dans une crise économique insoluble. Après le crash de 2008, les États capitalistes ont lancé une stratégie d’austérité brutale, destinée à faire payer la crise aux exploités. Le ravage des services de santé qui en a résulté est l’une des principales raisons pour lesquelles la pandémie a eu un impact aussi catastrophique. À son tour, le confinement à l’échelle mondiale a plongé le système dans une crise économique encore plus profonde, certainement comparable à la dépression des années 1930.
Ce nouvel enfoncement dans la crise économique provoque déjà un appauvrissement généralisé, la multiplication du nombre de sans-abris et même la faim, notamment aux États-Unis qui fournissent aux travailleurs une aide sociale des plus minimes face au chômage ou à la maladie. Il ne fait aucun doute que la misère matérielle qui en résulte a alimenté la colère des manifestants. Mais face à l’obsolescence historique de tout un mode de production, une seule force peut s’unir contre lui et offrir la perspective d’une société différente : la classe ouvrière internationale.
La classe ouvrière n’est pas à l’abri de la putréfaction de la société capitaliste : elle souffre de toutes les divisions nationales, raciales et religieuses, aiguisées par le sinistre approfondissement de la décomposition sociale dont l’expression la plus manifeste est la propagation des idéologies populistes. Mais cela ne change rien à cette réalité fondamentale : les exploités de tous les pays et de toutes les couleurs ont le même intérêt à se défendre eux-mêmes des attaques croissantes contre leurs conditions de vie, contre les réductions des salaires, le chômage, les expulsions, la diminution des pensions et des prestations sociales, ainsi que contre la violence de l’État capitaliste. Cette lutte est à elle seule la base pour surmonter toutes les divisions qui profitent à nos exploiteurs et pour résister aux attaques et aux pogroms racistes sous toutes leurs formes. Lorsque la classe ouvrière s’organise pour unir ses forces, elle montre aussi qu’elle a la capacité d’organiser la société sur de nouvelles bases. Les conseils d’ouvriers qui ont vu le jour dans le monde entier à la suite de la révolution de 1917 en Russie, les comités de grève inter-entreprises qui ont vu le jour lors de la grève de masse en Pologne en 1980 : voilà la preuve que la lutte de la classe ouvrière sur son propre terrain offre la perspective de créer un nouveau pouvoir prolétarien sur les ruines de l’État capitaliste, et de réorganiser la production pour les besoins de l’humanité.
Depuis plusieurs décennies au moins, la classe ouvrière n’a plus conscience d’elle-même, d’être une classe opposée au capital, résultat à la fois de vastes campagnes idéologiques (comme la campagne sur la “mort du communisme” qui a suivi l’effondrement de la forme stalinienne du capitalisme) et d’évolutions matérielles radicales (comme le démantèlement des centres traditionnels de la lutte de la classe ouvrière dans les pays les plus industrialisés). Mais juste avant que la pandémie de Covid-19 ne s’étende au monde entier, les grèves dans le secteur public en France avaient commencé à nous montrer que la classe ouvrière n’est pas morte et enterrée. L’apparition de la pandémie et le confinement mondial ont entravé le potentiel d’extension de ce mouvement. Ce qui n’a pas empêché, dans la première phase du confinement, des réactions très déterminées de la classe ouvrière dans de nombreux pays contre le fait d’être traitée comme des “moutons qu’on mène à l’abattoir”, contre le fait d’être obligée de travailler sans équipement de sécurité adéquat, tout cela pour protéger les profits de la bourgeoisie. Ces luttes, notamment aux États-Unis celle de General Motors par exemple, tranchent avec les divisions raciales et nationales. En même temps, le confinement a mis en évidence le fait que le fonctionnement du système capitaliste est entièrement dépendant du travail “indispensable” de la classe qu’il exploite si impitoyablement.
La question centrale pour l’avenir de l’humanité est celle-ci : la minorité capitaliste peut-elle continuer à diviser la majorité exploitée selon des critères de race, religieux ou nationaux, et ainsi l’entraîner dans sa marche vers l’abîme ? Ou bien la classe ouvrière, dans tous les pays du monde, se reconnaîtra-t-elle pour ce qu’elle est : la classe qui, selon les termes de Marx, est “révolutionnaire ou elle n’est rien” ?
Amos, 11 mai 2020
(World Revolution, organe de presse du CCI au Royaume-Uni)
Tous les médias reconnaissent que la pandémie mondiale de SARS-CoV2 qui a infecté plus de 10 millions de personnes et provoqué le décès de 500 000 d’entre eux, d’après les chiffres officiels au moment où nous écrivons, pousse la “communauté” scientifique dans “une course contre la montre” pour le développement d’un vaccin. Mais ils sont bien obligés d’avouer aussi que cette “course au vaccin” est encore bien loin d’en être au stade du “sprint final”. Alors que depuis le XIXe siècle et la création en 1881 par Louis Pasteur du premier vaccin contre la rage sur le principe de l’inoculation, d’énormes progrès dans les méthodes de culture cellulaire de virus sur la base des biotechnologies et du génie génétique permettant l’émergence de plusieurs vaccins viraux ont été faits, on nous dit que le vaccin contre le Covid-19 ne sera disponible qu’à la fin de 2021 ! Mais en fait, tous les spécialistes s’accordent pour déclarer qu’il faut en moyenne entre 10 et 15 ans pour trouver et mettre au point un nouveau vaccin “fiable” car, outre les délais de sa conception et sa fabrication, cela nécessite un temps incompressible et trois stades d’expérimentation à grande échelle indispensables : test du vaccin sur des animaux, test sur une population non infectée, enfin test sur des malades. “Cela va être beaucoup d’essais, beaucoup d’erreurs, mais nous avons beaucoup d’options à explorer”, juge Benjamin Neuman, virologue à la Texas A&M University-Texarkana. “Car jamais un vaccin très efficace contre un membre de la famille des coronavirus n’a été conçu pour les humains”.
Étonnante déclaration car le coronavirus n’est pas inconnu des scientifiques ! Le SARS-CoV1 (apparu fin 2002 au sud-est de la Chine) et le MERS-CoV (apparu en septembre 2012 en Arabie Saoudite), les deux grands frères du SARS-CoV2, ont déjà donné lieu à des recherches scientifiques en vue de la création de vaccins. Dans le premier cas, la recherche a été stoppée et le projet de vaccin a été enterré avant même d’avoir été expérimenté chez l’homme. Dans le deuxième cas, les recherches sont toujours en cours et testées sur des animaux. Malgré le fait que depuis des années, les scientifiques ont envisagé “la menace d’une pandémie comme celle du Covid-19”, les études scientifiques sur les coronavirus et le développement des vaccins ont été jugés… “non rentables” ! Le domaine de la recherche scientifique au service de la santé publique est constamment brimé, freiné par le manque de moyens financiers et logistiques. Cela a été l’un des premiers secteurs victimes des réductions budgétaires, quelle que soit la fraction politique à laquelle les gouvernements appartiennent : “Donald Trump, en mai 2018, a supprimé une unité spéciale du Conseil de sécurité nationale, composée d’éminents experts, chargée de lutter contre les pandémies”. (1) “Après la grippe porcine en 2009, les fonctionnaires de la Commission européenne ont publié un rapport contenant des recommandations politiques. Mais la Commission a ensuite été rabrouée par les États membres […]. Après le SRAS en 2003, le Centre européen de contrôle des maladies (ECDC) a été créé. Il fait un excellent travail. Mais il ne compte que 180 collaborateurs […]. À Sciensano (institut de recherche et national de santé publique de Belgique), il y a des personnes très compétentes… mais l’institution est faible, parce qu’il n’y a pas assez d’investissements en elle”. (2)
Maintenant, on nous annonce : “Pour développer un vaccin contre le SARS-CoV2, les chercheurs s’appuient sur leurs études concernant le SARS-CoV1 et le MERS-CoV”. (3) 17 années se sont écoulées depuis l’apparition du premier virus ! 17 années perdues dans la recherche d’un vaccin qui aurait pu sauver des dizaines de milliers de vie !
Face à l’ampleur et aux ravages de la pandémie mondiale actuelle, la simple logique qui s’imposerait naturellement est qu’il faudrait développer une coopération, une coordination internationale, des efforts scientifiques concertés et une centralisation concentrant et mobilisant les progrès technologiques et les connaissances scientifiques dans la recherche d’un vaccin pour raccourcir autant que possible les délais nécessaires dans la lutte contre ce fléau.
Ce n’est pas du tout le cas dans la réalité actuelle. Au contraire. La course mondiale actuelle à laquelle on assiste pour trouver vaccins et traitements prend des allures frénétiques, chaotiques et désordonnées, chacun de son côté : “Plus de cent projets ont été lancés dans le monde et une dizaine d’essais cliniques sont en cours pour tenter de trouver un remède contre la maladie”. (4) À entendre les médias, tous les géants pharmaceutiques comme Sanofi (entreprise pharmaceutique française), Gilead Sciences (laboratoire pharmaceutique américain), GlaxoSmithKline (le géant pharmaceutique britannique), Regeneron Pharmaceuticals (société basée à New York), Johnson & Johnson (firme américaine), la société chinoise CanSino, pour n’en citer que quelques-uns, ne font même plus que cela. Mais ils le font chacun de leur côté.
Pourquoi est-on face à une telle situation ? Ce sont les lois mêmes du capitalisme, reflétées par le joug des ambitions de tous les États et de la concurrence entre eux, qui interdisent que la société fonctionne autrement qu’à travers la loi du profit et de la concurrence généralisée, dans le chacun pour soi, les uns contre les autres, en ordre dispersé et de manière chaotique. De même que ces lois du capitalisme ont freiné, retardé, saboté et fait obstacle à toutes les mesures de prévention et aux budgets de la recherche dans tous les secteurs de la santé, le fonctionnement du capitalisme et de ses lois s’oppose directement à la mise en commun des données et à la centralisation indispensable des ressources et des recherches et à la découverte d’un vaccin efficace.
Cette course de vitesse pour trouver le vaccin et le “remède miracle” contre le Covid-19 n’est pas sans conséquences tragiques pour le reste de la santé mondiale : un peu partout, les chercheurs/virologues mettent en garde sur les dangers de cette soudaine précipitation : “Des morts dues à une recherche imprudente. […] Aujourd’hui, la science va trop vite et cela a des conséquences considérables […] Il n’y a plus assez de temps pour une réflexion critique sur les résultats scientifiques, ce qui a de graves conséquences”. (5)
De nombreux travaux sont actuellement dirigés sur des “vaccins de substitution” et orientés sur le recyclage de traitements de virus plus anciens ou la reprise de recherches sur des pistes de vaccins abandonnés comme ceux contre le paludisme ou encore Ebola jugés dans le passé “non rentables” (6) mais qui deviennent, du jour au lendemain, une “perspective intéressante” pour l’accès au nouveau marché ouvert par la pandémie du SARS-CoV2. Cela traduit toute l’impuissance et le désarroi de la “communauté” scientifique.
Mais surtout, cela ne peut déboucher que sur la mise en circulation précipitée sur le marché de vaccins “au rabais” et de mauvaise qualité insuffisamment testés. Cela veut dire aussi qu’un nombre incalculable et vertigineux de nouvelles victimes vont en payer les conséquences, au prix de leur vie.
En réalité, le capitalisme, la classe bourgeoise et ses États n’ont que faire de la santé des populations : “Si les sommes démentielles qui sont investies dans la recherche et les dépenses militaires avaient été consacrées à la santé et au bien-être des populations, jamais une telle épidémie n’aurait pu se développer”. (7)
“Des entreprises qui développent un vaccin contre le coronavirus, laquelle sera la première à le commercialiser ?”, (8) “Vaccin contre le coronavirus : un pays sera-t-il prioritaire ?” (9) : voilà les grandes questions que pose la bourgeoisie à travers ses médias ! Les faits sont clairs : au lieu de centraliser et d’unir tous les travaux des scientifiques pour produire le plus rapidement possible un traitement et un vaccin, chaque firme pharmaceutique garde jalousement l’état et le niveau de ses recherches dans ses laboratoires pour être le premier à trouver le vaccin, à décrocher le brevet lui accordant le monopole de fabrication pour une période d’au moins 7 à 12 ans. Afin de couvrir les immenses frais requis pour leurs travaux, elles se tournent vers les investisseurs les plus offrants en échange de crapuleux accords mercantiles. Parmi elles, le géant pharmaceutique français Sanofi qui, sans scrupule, a annoncé qu’il distribuerait un éventuel vaccin en priorité aux États-Unis, qui ont investi 30 millions de dollars pour soutenir ses recherches en complément du contrat de 226 millions de dollars du gouvernement américain déja conclu en décembre 2019 avec cette firme sur la production des vaccins contre les virus… de la grippe. Le scandale qu’a provoqué cette révélation de Sanofi et en particulier l’indignation de Macron sont une pure mascarade. En réalité, derrière leurs déclarations hypocrites et leurs propos à coloration “humanitaire”, évoquant qu’un vaccin ne peut être soumis “aux lois du marché”, qu’il “doit être un bien d’utilité publique” et que “son accès doit être équitable et universel”, se cache la peur de l’Europe de perdre des points dans la course internationale au vaccin sur le marché mondial. Au-delà de la volonté des firmes pharmaceutiques de faire un profit pour leur propre compte, conformément à la logique concurrentielle, principal moteur de la société capitaliste, elles ne peuvent échapper à la loi du capitalisme d’État qui fait que chaque État national exerce en définitive son contrôle le plus étroit et la vigilance la plus stricte sur les orientations et la gestion de son économie nationale comme sur les entreprises qui en dépendent, fussent-elles de puissantes “multinationales”. (10) En d’autres termes : c’est l’État qui dirige la politique financière de ses entreprises.
Tout comme “la guerre des masques”, la guerre des vaccins est “un exemple édifiant de la concurrence cynique et effrénée à laquelle se livrent tous les États” (11) qui poursuivent un simple objectif. Il s’agit : soit d’être les premiers à mettre la main sur le vaccin et d’en détenir le monopole, soit de se le procurer de manière privilégiée, soit encore, pour éviter d’être évincés de la course et de devoir “mendier” une assistance, de ne pas être les grands perdants de ce bras-de-fer. Les commentateurs bourgeois le reconnaissent : “Entre les rivalités américano-européennes sur un futur vaccin et de nouvelles tensions entre Donald Trump et la Chine, les divisions entre grandes puissances se sont approfondies”. (12) Face aux puissants États américain et chinois, “l’Europe jette des milliards dans la bataille pour obtenir des vaccins […] Aucun État membre […] n’a le pouvoir de développer un portefeuille complet de vaccins”. (13) Ainsi, l’administration de Trump a subventionné les recherches chez AstraZeneca avec 1,2 milliards d’euros, en échange de la promesse de 300 millions de doses de vaccin. Et des États de l’UE (Allemagne, France, Pays-Bas, Italie) veulent puiser dans un “fonds d’urgence” d’environ 2,4 milliards d’euros afin d’accélérer les négociations sur les fournitures préférentielles de vaccins avec les sociétés pharmaceutiques. Reste à savoir si cette tentative de mise en place de porte-monnaie en commun réussira au vu de l’incapacité de l’Union Européenne à mettre en place des mesures concertées en termes de confinement et de gestion de la pénurie de matériel médical.
Les crocs-en-jambe des États-Unis à l’OMS en retirant sa contribution à cet organisme dirigé par l’Éthiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus, accusé par Trump d’être téléguidé en sous-main par la Chine est aussi une illustration parlante de la sauvage et impitoyable guerre commerciale et impérialiste que se livrent les trois plus gros requins (Chine, États-Unis, UE) de la planète (14) : les uns et les autres se rejettent mutuellement avec la plus grande hypocrisie et de manière parfaitement interessée la responsabilité de ce manque de coordination : comme les États-Unis accusent l’OMS de “collusion” avec la Chine, l’UE fustige le comportement “égoïste” des États-Unis.
Les journaux “de gauche” comme The Guardian ou tant d’autres sont obligés de reconnaître qu’il y a un manque de coordination mais leurs lamentations ne sont que des jérémiades qui visent à masquer la responsabilité du système capitaliste comme un tout. En définitive, ce que révèle la bataille pour l’obtention des vaccins est que la préoccupation de la santé des populations n’est nullement la préoccupation centrale des États et de la classe dominante. Ceux-ci sont seulement soucieux d’instrumentaliser la santé pour s’imposer et renforcer leur place dans l’arène impérialiste mondiale.
Le véritable grand perdant de cette guerre des vaccins, c’est l´humanité qui va devoir payer un tribut encore plus lourd de victimes pour la survie de ce système incurablement malade et qui ne mène nulle part sinon vers encore davantage de souffrances. Seule une société capable de se mobiliser, d’unir et de centraliser ses efforts de manière associée au niveau mondial pourra surmonter cette situation en partant des besoins humains réels.
Aube, 30 juin 2020
1) Voir notre tract international : “Barbarie capitaliste généralisée ou Révolution prolétarienne mondiale”.
2) Interview d’un virologue belge, De Standaard (30-31 mai 2020).
3) RTL infos (29 mai 2020).
4) La Croix (15 mai 2020).
5) De Standaard (20-21 mai).
6) Par exemple, les recherches d’un vaccin sur le virus Ebola ont été cyniquement abandonnés car les États africains étaient qualifiés “d’insolvables” au détriment direct des nombreuses victimes dans la population.
7) “Barbarie capitaliste généralisée ou Révolution prolétarienne mondiale”.
8) Etoro (18 mars 2020).
9) Rtbf (18 mai 2020).
10) “Crise économique : l’État, dernier rempart du capitalisme”.
11) “Guerre des masques : la bourgeoisie est une classe de voyous”.
12) La Croix (15 mai 2020).
13) De Standaard (5 juin 2020).
14) Le contrat d’exclusivité, raflé par le gouvernement américain sur la production du Remdésivir, un antiviral déjà utilisé dans le traitement d’Ebola (mais d’une efficacité douteuse pour limiter les effets du Covid), au nez et à la barbe de l’UE qui venait d’en recommander l’utilisation généralisée en Europe, apporte une nouvelle confirmation de leurs mœurs de gangsters dans cette guerre où tous les coups sont permis.
Tandis que la bourgeoisie s’emploie à minimiser cyniquement l’ampleur sanitaire de la pandémie de Covid-19, à sous-estimer le nombre de victimes, pour remettre les ouvriers qui ont pu se confiner au travail, le spectacle effroyable des centaines de milliers de morts, d’hôpitaux saturés contraints de trier les malades, la concurrence irrationnelle pour trouver un vaccin, tout cela étale au grand jour l’incurie criminelle et l’irresponsabilité de la classe dominante et de ses États. Cette crise sanitaire va non seulement se solder par des centaines de milliers de morts, mais aussi par un approfondissement sans précédent de la pauvreté, dans les pays centraux du capitalisme et encore davantage dans les pays périphériques où la misère est déjà quotidienne. Si le capitalisme arrive à endiguer cette crise sanitaire, ce sera pour offrir à l’humanité et à la classe ouvrière la récession économique, le chômage de masse et toujours plus de misère. Le capitalisme n’aura de cesse de tenter de rétablir la rentabilité de son système à coups de plans d’austérité, d’appels à se serrer la ceinture, de diminutions des salaires, d’augmentations du temps de travail, de pénurie mais aussi de compétition économique, de rivalités impérialistes qui risquent de dégénérer en conflits guerriers et en massacres.
Face à l’ampleur internationale de la tragédie et à une telle accélération de la crise du capitalisme, la colère des exploités ne pourra que s’accroître. Au début de la pandémie, des voix se sont élevées, dans les manifestations (dispersées et sporadiques) ou sur les banderoles accrochées aux balcons, pour dénoncer la responsabilité de la bourgeoisie et de son État, la recherche effrénée du profit et de la rentabilité au détriment des besoins et de la protection des populations, particulièrement des exploités.
La bourgeoisie peut néanmoins compter sur ses partis et groupes de gauche “radicaux” pour tenter de dévoyer la colère des prolétaires et stériliser toute réflexion sur la nature du capitalisme et la perspective révolutionnaire. Beaucoup de groupes gauchistes affirment que ce qu’ils nomment le “capitalisme” a bien préparé le terrain à la pandémie. Or, ils ne font que focaliser l’attention sur les effets de ce système, donnant une image très partielle, trompeuse et figée de la réalité (les profits des grands patrons, des multinationales, les “dérives du néolibéralisme”, etc.) pour détourner l’attention de la responsabilité fondamentale du système capitaliste en tant que mode de production. Ils font ainsi passer en contrebande leur propagande frelatée et diffusent leur poison idéologique tout en minimisant les dangers et les enjeux qui guettent non seulement les prolétaires mais toute l’humanité (catastrophes économique, écologique, sanitaire, etc.). Ils introduisent surtout une vision totalement biaisée et tronquée de comment lutter contre le capitalisme et sortir l’humanité de l’impasse dans laquelle ce système nous enfonce. Ils n’avancent aucune vision générale, historique et internationale permettant de remettre en cause les fondements dans lesquels ce système d’exploitation s’enracine et les fléaux qu’il engendre.
À propos du confinement, le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) écrit par exemple : “l’État continue de refuser d’imposer la fermeture de secteurs de la production, pire il impose des mesures remettant en cause le droit du travail en protégeant les entreprises”. Ce parti trotskiste français n’invoque en fait rien d’autre que le “respect du Droit du travail” qui établit déjà partout les “règles” de l’exploitation capitaliste. La préoccupation du NPA est donc comment, à ses yeux, mieux faire fonctionner l’économie capitaliste à bout de souffle. De même, le NPA réclame “un programme de sortie de crise pour rompre avec le capitalisme et reprendre le contrôle du système bancaire par la socialisation des banques”. Il préconise de “mettre l’appareil productif au service des besoins sociaux, sanitaires et de la transition écologique” par une série “de mesures d’urgence au vu de l’inaction du pouvoir” tels que “le droit de retrait inconditionnel pour les salarié(e)s exposé(e)s” à la pandémie. Son alter ego anglais, le Socialist Workers Party, propose “de faire pression pour que l’énorme stock de logements vides dans des villes comme Londres, dont beaucoup sont détenus simplement à des fins d’investissement, devienne propriété publique. Ces logements pourraient être utilisés à la fois pour loger les sans-abris et pour permettre aux gens de s’isoler” ou “des contrôles des prix devraient être imposés à ces entreprises pour éviter les profits”. Un capitalisme sans investissements et sans loi du profit ? Un pur mirage et un énorme bluff de charlatan, tout cela à travers le même tour de passe-passe : transférer le capital des patrons privés aux mains de l’État et présenter la propriété “publique” comme un garant “démocratique” de l’intérêt général et des besoins de la société. Le trotskisme détourne encore et toujours le prolétariat des objectifs historiques que le marxisme avait clairement identifié après la Commune de Paris en 1871 : la destruction de fond en comble de l’appareil d’État bourgeois dont le prolétariat ne peut pas s’emparer, ni utiliser pour son propre compte. La Tendance claire, à l’intérieur du NPA, rebaptisée récemment Alternative révolutionnaire communiste, appelle, à sa façon, les ouvriers à participer à “l’effort national” : “Soyons porteur(euse)s d’exigences, d’initiatives de contrôle et de réorganisation de la société, pour l’urgence sanitaire et sociale”. L’Union communiste libertaire (UCL) demande aux ouvriers de faire tourner “les secteurs vitaux” et en appelle au contrôle ouvrier qui devrait “réorganiser les chaînes de production pour se prémunir du virus”, puis “réquisitionner et socialiser” certains secteurs jusqu’à “contrarier les capitalistes” et faire tourner l’économie de “façon radicalement différente”.
Une fois au pouvoir, les gauchistes affichent ouvertement leur vrai visage. En Espagne, Podemos, qui participe aujourd’hui au gouvernement, soutient, au nom de la politique du déconfinement, le retour des ouvriers dans les usines au prix de leur vie et cautionne toute forme de répression. Ceci alors que, depuis le début de la crise sanitaire, les ouvriers espagnols ont mené des grèves contre le danger que représentait le fait de rester au travail. En Grèce, Syriza, lors de son exercice du pouvoir entre 2015 et 2019, n’a fait qu’imposer les pires mesures d’austérité (abaissement des salaires et des retraites, extension des emplois à temps partiel : en 2019, un salarié sur trois devait survivre en moyenne avec 317 euros mensuels) au nom du redressement et de la défense de l’économie nationale.
La gauche du capital joue ici parfaitement son rôle d’agent de contrôle et de mystification de la classe ouvrière en tentant d’enchaîner cette dernière au mythe d’un capitalisme géré par un “État social et démocratique” non plus pour les profits mais pour les intérêts du “peuple”. Or, que la propriété soit aux mains d’entreprises privées ou soit nationalisée par l’État, cela ne change rien à l’affaire, ces deux formes de propriété ne sont que les deux faces de la même pièce, celle du mode de production capitaliste. C’est ce que faisait remarquer la Gauche communiste de France en 1946 en dénonçant déjà les mystifications trotskistes à l’égard de l’État stalinien : “Le concept marxiste de la propriété privée des moyens de production, comme étant le fondement de la production capitaliste, et partant, de la société capitaliste, semblait contenir l’autre formule : la disparition de la possession privée des moyens de production équivaudrait à la disparition de la société capitaliste. […] Or, le développement du capitalisme, ou plus exactement, le capitalisme dans sa phase décadente, nous présente une tendance plus ou moins accentuée mais également généralisée à tous les secteurs, vers la limitation de la possession privée des moyens de production, vers leur nationalisation. Mais les nationalisations ne sont pas du socialisme. […] Si la tendance à la liquidation de la possession privée signifie réellement une tendance vers l’anticapitalisme, on aboutit à cette conclusion stupéfiante : étant donné que cette tendance opère sous la direction de l’État, l’État capitaliste deviendra l’agent de sa propre destruction. C’est bien à cette théorie de l’État capitaliste anti-capitaliste qu’aboutissent tous les protagonistes “socialistes” des nationalisations, du dirigisme économique et tous les faiseurs de plans”. Le capitalisme d’État n’est ni une invention, ni l’espoir d’un futur capitalisme plus “humain” mais bien la forme réelle que prend le capitalisme dans sa phase de déclin historique et dont les gauchistes sont de farouches défenseurs, leur positionnement face à la pandémie l’a une nouvelle fois démontré de manière éclatante.
La plupart de ces groupes revendiquent comme nouvelle forme de lutte un “droit de retrait”. Convergences révolutionnaires (CR), autre tendance du NPA, vante ainsi “la riposte des ouvriers à la base et à l’initiative de militants locaux qui ont imposé ou bataillé pour imposer leur droit de retrait”. Pour CR, il s’agirait également d’ “une nouvelle forme de grève”. On apprend ainsi que la lutte de classe en temps de pandémie ne se résumerait qu’à imposer “le droit de retrait”. Ce “droit” serait devenu le nec plus ultra de la lutte face à l’obligation faite aux prolétaires d’aller travailler au risque de contracter un virus mortel. Les gauchistes se moquent ouvertement des ouvriers ! Ils leur demandent d’appliquer… la loi, celle prônée par les syndicats et les institutions pour éviter des grèves massives et briser toute réaction basée sur une solidarité de classe par des initiatives individuelles. Les réactions spontanées, collectives et solidaires des prolétaires ont dans les faits démontré l’inanité de ces prétendus “moyens de luttes” individualistes, diviseurs et nocifs préconisés par les trotskystes. Nous l’avons vu avec l’exemple des grèves apparues ces derniers mois en Italie dans l’automobile, à la poste à Londres, aux États-Unis, en France dans de nombreux secteurs, chez les ouvrières du textile au Bangladesh, etc. Ces expressions de combativité étaient très dispersées et largement soumises à l’encadrement syndical. Mais elles ont démontré que la combativité de la classe ouvrière n’a pas disparue.
Si certains groupes gauchistes poussent à se mobiliser pour faire “pression” sur l’État afin qu’il “réoriente” son activité dans un sens “plus social”, d’autres, plus “radicaux” (de concert avec les syndicats “les plus combatifs”), préconisent des “actions” d’occupations de bâtiments publics ou administratifs, des occupations d’entreprises, de leurs sièges sociaux, des réquisitions de logements ou des squats. Ce qui contribue à épuiser, enfermer et démoraliser les ouvriers sur tel ou tel lieu et surtout à empêcher l’extension spontanée de la lutte. Ces actions en petits groupes, générant l’impatience et le désarroi individuel, n’ont jamais mené à une remise en cause profonde de la société. Au contraire, ces actes visant le plus souvent des “symboles” de l’exploitation capitaliste sont antagoniques à de véritables mouvements de classe et à la révolution prolétarienne. Cette dernière n’est pas le produit de l’action d’une minorité mais l’œuvre de l’ensemble de la classe ouvrière. D’autre part, la révolution n’est pas dirigée en soi contre des acteurs économiques, des Institutions privées ou des individus, aussi puissants soient-ils, mais bien contre la classe dominante et l’État, contre le système d’exploitation au niveau mondial : le capitalisme.
Par conséquent, le langage “radical” des organisations gauchistes vise, en réalité, à défendre l’État, à empêcher de se poser les bonnes questions. Il sert à détourner la réflexion des ouvriers, à pourrir le développement de la conscience de classe, en particulier auprès des éléments en recherche en les poussant à remettre en cause leur aspiration à vouloir comprendre le véritable rôle exploiteur de l’État, à remettre en cause leur refus du capitalisme. En fait, ce langage vise à dévoyer, bloquer et paralyser les ouvriers dans leur lutte et les mener dans des impasses face à la faillite ouverte du système que révèle la pandémie en les maintenant pieds et poings liés à la merci de la bourgeoisie et surtout avec la perspective de leur faire accepter la logique de nouveaux “sacrifices” pour la défense de leur État national devenu “ouvrier”.
Les gauchistes proposent tous de vieilles recettes mystificatrices qui perpétuent et propagent l’illusion d’une “solution” dans le cadre toujours aussi capitaliste de la nation, de l’entreprise, voire de la localité. Pour les uns, il faudrait instaurer “une économie planifiée durable, sous contrôle démocratique” (selon les termes de Révolution, journal de la Tendance marxiste internationale, d’obédience trotskyste) qu’ils baptisent “socialisme”. Dans cette lignée, s’inscrit le “programme” de toute la gamme des organisations trotskystes. Parmi les eux, Lutte ouvrière (LO) se fait une fois de plus le champion du double langage en agitant en même temps son “programme minimum” et son “programme maximum”. D’un côté, en paroles, elle proclame que “la classe ouvrière devra renverser un système à l’agonie” comme dans son mensuel Lutte de classe du 8 mai 2020 ; mais de l’autre, il s’agirait “de faire payer les actionnaires et les milliardaires, pas les travailleurs”, le tout étant synthétisé dans ce “programme révolutionnaire” affiché au dos de leur journal où “il s’agira de remplacer l’État de la bourgeoisie pour créer un régime où les masses populaires exerceront elles-mêmes le pouvoir en assurant un contrôle démocratique sur tous les rouages du pouvoir économique et politique”. Outre les multiples pièges que contient à elle seule cette phrase, LO se garde bien d’expliciter le moyen à travers lequel parvenir à cette société gérée par les “masses populaires” consistant à “contrôler” le “pouvoir économique et politique”. Sans aucun doute, par les urnes ! Elle qui met un point d’honneur à présenter une candidate à chaque élection présidentielle afin de “défendre la voix des travailleurs” dans cette mascarade électorale, rappelant chaque fois un peu plus son appartenance au camp bourgeois. D’ailleurs, toute sa critique de l’État sur la gestion de la pandémie se résume à pourfendre la gestion du gouvernement en place : “l’État n’a même pas songé à réquisitionner et à contraindre les quelques entreprises qui auraient pu, il y a deux mois, fabriquer les masques et le gel en quantité suffisante”, voire à vanter les mérite de l’État chinois : “Si c’était pour lancer la construction d’hôpitaux de campagne, comme la Chine a su le faire, on comprendrait, mais ce n’est pas le cas !” Voilà, en fait, les bons conseils que donnent les gauchistes à leurs États respectifs ! Ils ne font d’ailleurs que proposer des mesures que la plupart des bourgeoisies nationales ont, tôt ou tard, déjà prises. L’État français a mis en place une logistique pour répartir les malades sur des hôpitaux français et même luxembourgeois, allemands et suisses dont les services d’urgence et de réanimation sont moins saturés. L’État français a réquisitionné des hôtels pour loger les sans-abris. Les États ont imposé à des entreprises de se reconvertir temporairement dans la fabrication de masques.
Pour les autres, qui pour la plupart se réclament d’une tradition anarchiste, il faudrait remplacer l’économie de marché par l’autogestion, c’est-à-dire la prétendue gestion des entreprises par les ouvriers au sein d’une société encore capitaliste, ainsi qu’un système politique fédéraliste. Cette vision est notamment théorisée par le “communalisme” de la Fédération anarchiste qui prétend que “le localisme est un trait structurel de l’écologie sociale, parce que l’équilibre entre les activités humaines et leur milieu doit être adapté à chaque type différent de milieu, et parce que c’est la seule manière pour chaque groupe humain de prendre en mains son propre sort en toute connaissance et responsabilité”. L’UCL en appelle aussi à “en finir avec ce système, en plaçant l’ensemble des moyens de production et de distribution entre les mains des travailleuses et des travailleurs, en remplaçant l’économie de marché par une économie socialisée et autogérée, et l’État par un système fédéraliste autogestionnaire”. Eux aussi, demandent aux ouvriers de passer à l’autogestion comme le connaissent déjà ou en ont fait l’amère expérience dans le passé de nombreux salariés des nombreuses entreprises autogérées. (1) Dans un communiqué du 14 avril, les quatre fédérations anarcho-syndicalistes de la CNT du secteur public appellent d’ailleurs aussi à un “service public autogéré” face à la pandémie.
L’autogestion, si elle était déjà une utopie petite bourgeoise au siècle dernier quand elle était préconisée par les courants proudhoniens, est aujourd’hui devenue une pure mystification capitaliste, une arme économique du capital qui a pour but de faire accepter aux travailleurs le poids des difficultés des entreprises frappées par la crise en leur faisant organiser les modalités de leur propre exploitation, et qui a pour fonction de diviser la classe ouvrière en l’enfermant et en l’isolant usine par usine, quartier par quartier, secteur par secteur, mais aussi d’attacher les travailleurs aux préoccupations de l’économie capitaliste qu’ils ont au contraire pour tâche de détruire. (2)
Tous leurs conseils aux différents gouvernements, toutes leurs propositions, toutes leurs manipulations idéologiques, ne sont par fortuits. La politique des groupes gauchistes n’est pas nouvelle, elle correspond à leur rôle dans l’appareil d’État depuis des décennies, un rôle de chien de garde et de rabatteurs du capitalisme. En enfermant les ouvriers dans l’illusion du contrôle de la production, d’une plus juste répartition des richesses, dans l’idée simpliste qu’il suffirait de faire payer les riches et les patrons, de faire respecter le droit du travail, tout cela sans renverser le capitalisme ni s’attaquer aux rapports de production capitalistes, les gauchistes cherchent à dévoyer la réflexion des ouvriers les plus combatifs sur le terrain pourri de la gestion “juste” et “démocratique” d’un système qu’il faudrait “remettre au goût du jour” (NPA), d’un système en décadence qui ne peut que conduire l’humanité dans la spirale infernale du chaos et de la barbarie. C’est pour cette raison qu’ils ne mettent jamais en avant, ou de façon platonique, la nécessité de détruire le système capitaliste et ses États, la nécessité révolutionnaire avant toute autre politique d’organisation de la société. En d’autres termes, ils masquent les enjeux réels de la situation et l’inéluctable crise du capitalisme. Ces politiques ne sont ni plus ni moins que des politiques bourgeoises, celle d’organisations gauchistes qui sont passées depuis bien longtemps dans le camp de la contre-révolution.
La politique des organisations révolutionnaires, c’est justement la mise en avant comme préalable à tout changement social, le renversement de l’État capitaliste. Sans ce préalable, il n’y a aucun espoir pour que la révolution internationale triomphe et que nous allions vers l’instauration d’une société sans classes. Celui-ci aura aussi comme tâche de préserver la santé, l’écosystème de notre planète et donc celle de l’humanité.
Aujourd’hui la perspective pour le prolétariat, c’est de comprendre que le plus grand fléau n’est pas le Covid-19, mais le capitalisme, que la solution n’est pas de s’unir derrière l’État assassin mais au contraire de se dresser contre lui, que l’espoir ne réside pas dans les recettes ou les slogans de tous ces groupes gauchistes mais dans le développement de la solidarité ouvrière, dans la lutte comme le montre les dernières réactions d’ouvriers dans le monde contre les sacrifices qu’on veut leur imposer. La seule alternative à la barbarie capitaliste, c’est la destruction de ce système par la révolution mondiale.
S. et P., 28 juin 2020
1 ) Voir par exemple nos articles sur l’expérience de Lip en France, au début des années 1970.
2 ) Voir le point 11 de la Plateforme du CCI : “L’autogestion, auto-exploitation du prolétariat” et les nombreux articles de notre presse qui dénoncent cette mystification.
Selon des chiffres partiels et systématiquement minorés par les États, (1) malgré le confinement de près de la moitié de la population mondiale, le Covid-19 est devenu la troisième maladie infectieuse la plus mortelle au monde actuellement en nombre de morts quotidiens (2) et a occasionné rien qu’en France, entre le 16 mars et le 3 mai, une surmortalité de 39 % au niveau national (3) et de près de 180 % sur deux mois dans certaines communes du département de Seine-Saint-Denis, le plus pauvre de France métropolitaine. (4) Avec un virus aussi dangereux circulant toujours au sein d’une population massivement non immunisée contre celui-ci, (5) sans qu’aucun vaccin ni remède n’ait encore été trouvé et un système de santé à genoux, il est évident que toute levée prématurée des tardives mesures de précautions sanitaires peut avoir de graves conséquences pour la santé voire la vie d’une grande partie de la population, notamment chez les travailleurs.
“Mais le capital, qui a de si “bonnes raisons” pour nier les souffrances de la population ouvrière qui l’entoure, est aussi peu ou tout autant influencé dans sa pratique par la perspective de la dégénérescence de l’humanité et finalement de sa dépopulation, que par la chute possible de la terre sur le soleil. […] Après moi le déluge ! telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s’inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société. À toute plainte élevée contre lui à propos de dégradation physique et intellectuelle, de mort prématurée, de tortures du travail excessif, il répond simplement : “Pourquoi nous tourmenter de ces tourments, puisqu’ils augmentent nos joies (nos profits) ?”” (6)
Ainsi, sous les encouragements de certains thuriféraires du capital déclarant ouvertement qu’on ne peut pas “sacrifier les jeunes et les actifs pour sauver les vieux”, (7) et afin de pouvoir renvoyer au travail un maximum de prolétaires, le gouvernement français a donc rouvert les crèches et les écoles primaires depuis le 11 mai, sous le prétexte hypocrite de lutter contre le décrochage scolaire, consécutif au confinement, d’un grand nombre d’élèves en difficulté. Mais la priorité donnée aux plus jeunes, notamment aux “enfants des personnels indispensables à la gestion de la crise sanitaire et à la continuité de la vie de la Nation” ainsi qu’aux enfants d’actifs ne pouvant pas télétravailler ne trompe personne.
Pour entretenir toutefois l’illusion, les enseignants sont tenus de suivre un inapplicable protocole sanitaire de 63 pages, pondu par le ministère de l’Éducation nationale, rendu inopérant tant par l’absurdité typiquement bureaucratique des préconisations formulées que par l’impossibilité de faire respecter scrupuleusement celles-ci par de si jeunes enfants. Et tout cela, bien sûr, sans compter les sempiternelles pénuries de masques et de gels hydroalcooliques. Dans de telles conditions d’accueil, malgré tous les efforts des adultes encadrants, l’école devient une sorte de dangereuse et traumatisante “garderie carcérale” où les enfants se voient privés de contact physique, comme dans cette école maternelle de Tourcoing où un marquage au sol de distanciation sociale à destination des élèves matérialise le côté ubuesque et déshumanisant de la situation. (8)
Mais s’il y a bien un point sur lequel le gouvernement n’a pas manqué de mettre l’accent, c’est sur la surveillance de toute expression critique tendant à dénoncer l’incurie criminelle des États bourgeois et leur responsabilité dans la survenue de la crise sanitaire actuelle. Ainsi, de manière particulièrement explicite, le ministère de l’Éducation nationale a mis en ligne des fiches “pédagogiques” à destination des enseignants où on peut lire que “la crise du Covid-19 peut être utilisée par certains pour démontrer l’incapacité des États à protéger la population et tenter de déstabiliser les individus fragilisés. Divers groupes radicaux exploitent cette situation dramatique dans le but de rallier à leur cause de nouveaux membres et de troubler l’ordre public” ; aussi, si “des enfants peuvent tenir des propos manifestement inacceptables […] La référence à l’autorité de l’État pour permettre la protection de chaque citoyen doit alors être évoquée, sans entrer en discussion polémique. Les parents seront alertés et reçus par l’enseignant, le cas échéant accompagné d’un collègue, et la situation rapportée aux autorités de l’école”. (9) En clair, les jeunes enfants sont utilisés par l’État pour identifier et intimider les parents qui oseraient mettre en cause l’action gouvernementale. Ce procédé, qui n’est pas sans évoquer les pratiques des régimes fascistes ou staliniens, n’est qu’une illustration du caractère totalitaire de la démocratie bourgeoise dans la phase de décadence du capitalisme. (10)
Toute cette situation découle du fait que, pour le capital français comme pour celui des autres nations, la reprise rapide du travail est un impératif économique à côté duquel la santé physique et mentale des ouvriers et de leur famille ne pèse pas lourd. Y compris celle de leurs enfants.
DM, 24 mai 2020.
1“L’étude de la surmortalité donne-t-elle les vrais chiffres du Covid-19, au-delà des bilans officiels ? [26]” sur liberation.fr.
2“Non, le Covid-19 n’est pas seulement “au 17e rang mondial en nombre de morts” [27]”, sur lemonde.fr.
3“Covid-19 : l’étude des chiffres de la surmortalité en Allemagne confirme-t-elle le bilan officiel ? [28]”, sur liberation.fr.
4“Coronavirus : une surmortalité très élevée en Seine-Saint-Denis [29]”, sur lemonde.fr.
5“Coronavirus : l’Europe doit s’attendre à une deuxième vague, selon ECDC [30]”, sur nouvelobs.com.
6Karl Marx, Le Capital, Livre Premier, Troisième section, Chapitre X, V. Lutte pour la journée de travail normale. Lois coercitives pour la prolongation de la journée de travail depuis le milieu du XIVe jusqu’à la fin du XVIIe siècle.
7Le Canard enchaîné du 6 mai indique que ces propos, tenus par l’essayiste Emmanuel Todd, ont fait l’objet de variations sur le même thème de la part des journalistes Jean Quatremer (Libération) et Christophe Barbier (L’Express).
8“Que sait-on de cette photo d’enfants assis dans des carrés dessinés à la craie lors d’une récréation ? [31]”, sur liberation.fr.
9“Une fiche invitant à signaler les “propos inacceptables” des élèves sur le Covid agace les profs [32]”, sur nouvelobs.com.
10Voir à ce sujet notre article “Comment est organisée la bourgeoisie ? : Le mensonge de l’État “démocratique” [33]”, Revue internationale n° 76.
La mort de George Floyd à Minneapolis le 25 mai dernier a provoqué une onde de choc dans de nombreux pays. Aux États-Unis, une vague de manifestations contre cet énième et insupportable assassinat d’un Noir par la police a déferlé sur tout le territoire, non seulement dans les grandes métropoles, mais aussi, ce qui est moins courant, dans de petites agglomérations. Ces manifestations ont été suivies par de multiples mobilisations un peu partout dans le monde : en Italie, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Nouvelle-Zélande, au Canada, en Irlande, etc.
Le 2 juin, un rassemblement sur le parvis du palais de justice de Paris, en soutien au “comité Adama Traoré”, lui aussi décédé alors qu’il était aux mains de la police, a attiré une foule de près de 20 000 personnes, ce qui est d’autant plus surprenant que le rassemblement était formellement interdit par la Préfecture. La mort d’Adama Traoré, lors de son interpellation, rappelle d’autres décès liés aux interventions policières ces dernières années : ceux de Zied et Bouna, électrocutés dans un transformateur en voulant fuir la police, d’Ibrahima Bah, tué lors d’un accident de moto au cours d’une intervention de la police, de Babacar Gueye, sans-papier abattu par un policier de la BAC… une liste qui s’allonge régulièrement et qui témoigne de la brutalité et des humiliations que la police déploie quotidiennement au pied des immeubles des quartiers pauvres.
Ces rassemblements sont le produit d’une profonde indignation face à la violence des forces de l’ordre qui n’hésitent jamais à user de leurs armes et de tous les moyens, y compris légaux, pour brutaliser les populations dans les “cités” comme dans les manifestations. La police donne la légitime impression de pouvoir agir dans une impunité quasi-totale ; la moindre “bavure”, même filmée par les caméras des téléphones, est aussitôt retournée contre la victime accusée d’ “outrage” ou de “rébellion” et embarquée dans des procédures judiciaires souvent expéditives et, la plupart du temps, perdues d’avance.
Cette réalité d’injustices est plus ou moins la même un peu partout dans le monde. La répression de plus en plus violente de tout mouvement de contestation sociale, l’utilisation d’armes de plus en plus dangereuses, la suspicion systématique envers les jeunes et les personnes issus de l’immigration (même de très longue date) dans les banlieues populaires notamment, sont autant de facteurs suscitant la colère des jeunes générations, témoins et bien souvent victimes de l’État policier.
Cependant, l’indignation à elle seule ne suffit pas ; car celle-ci peut tout à fait se perdre sur le terrain de l’illusion d’une possible amélioration de la société bourgeoise. Les récents rassemblements contre le racisme et les violences policières n’ont pas échappé à cette logique. Sous l’apparente radicalité des slogans et des revendications, les participants font le jeu de la classe dominante, de sa police et de ses tribunaux. Les revendications des soutiens du “comité Adama Traoré” se résument au mot d’ordre : “Justice pour Adama !” Même chose pour le collectif “Justice et Vérité pour Babacar” (Gueye) qui a déployé une banderole similaire lors de la manifestation du 13 juin à Paris. Ces revendications s’inscrivent entièrement sur le terrain des “droits civique”. Elles participent à la défense pure et simple de la société bourgeoise puisqu’elles font appel à la “Justice de la République”, c’est-à-dire aux institutions “démocratiques” qui sont justement les rouages fondamentaux de la violence de l’État et de la garantie de l’ordre social.
Derrière les slogans, se cache en effet l’idée que nous sommes tous des “citoyens égaux devant la Loi” et que la justice démocratique aurait vocation à être la même pour tous. Or, la “justice” dans le monde capitaliste n’est que la sanction des rapports entre des classes sociales antagoniques. En réalité, l’État a toujours été, par son monopole de la violence, “un appareil spécial de répression” contre les exploités, comme le rappelait Lénine en citant Friedrich Engels dans L’État et la Révolution. C’est pourquoi, d’ailleurs, la police, garante de l’ordre bourgeois, ne saurait être moins “violente” et plus “démocratique” qu’elle ne l’est déjà, dans la mesure où, pour citer Engels, elle est, par sa fonction, entièrement liée à l’État, c’est-à-dire à “une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat)”. (1)
La classe ouvrière a depuis longtemps fait l’expérience de ce qu’est la police : le bras armé d’une domination de classe imposant “l’ordre public” par la loi et par la force. Par conséquent, l’idée d’une “bonne police”, d’une police “démocratique”, est totalement mystificatrice et illusoire. Au contraire, la police ne peut que devenir de plus en plus brutale et violente du fait de l’exacerbation des contradictions sociales engendrées par la crise du capitalisme, produisant toujours plus de tensions et de fractures au sein de la société. Dans ces conditions, le maintien de l’ordre devient de plus en plus difficile, de plus en plus sophistiqué et coûteux, de plus en plus violent. L’Etat ne peut qu’écraser toujours plus son talon de fer sur les exploités qui n’auront pas d’autre choix que de se révolter contre des conditions d’exploitation toujours plus insoutenables.
Déjà sous la présidence du “socialiste” François Hollande, à la suite des attentats de 2015 et la mise en place de l’état d’urgence, la bourgeoisie a procédé à un énorme renforcement de son arsenal législatif et répressif déjà très agressif. Les dispositions alors adoptées ont permis la mise en œuvre d’une politique ouvertement plus répressive. Si les manifestations contre la Loi “Travail” en 2016 étaient marquées par un accroissement significatif de la violence policière, le mouvement des “gilets jaunes” et la récente lutte contre la réforme des retraites ont vu la police déchaîner une violence de plus grande ampleur, causant de graves blessures, voire des morts. Naturellement, l’impunité de la police s’est également renforcée hors des manifestations, comme en témoignent le décès de Steve Caniço, poussé dans la Loire par la police lors de la fête de la musique en 2019 et les multiples agressions de jeunes issus de l’immigration.
La simultanéité des mouvements de lutte contre les violences policières et le racisme dans le monde, leur promotion par les États et les médias, montrent qu’il s’agit d’une campagne idéologique internationale menée par la bourgeoisie, dont le but est de revaloriser et dédouaner les États démocratiques, de mieux adapter et préparer la police au défis de demain en matière de répression. L’apparition en arrière-plan d’un argumentaire sur le “privilège blanc”, la focalisation sur le meurtre de Noirs par la police aux États-Unis et dans d’autres pays font partie intégrante de cette campagne idéologique laissant croire qu’une autre police, plus humaine, est possible. Il s’agit ni plus ni moins de tenter de réhabiliter l’image des “forces de l’ordre” et de préparer les appareils coercitifs aux troubles sociaux que pourraient engendrer la nouvelle situation ouverte par la pandémie de Covid-19.
Mais il existe un deuxième élément qui sous-tend insidieusement cette campagne démocratique et antiraciste, fortement marquée par la réalité du pourrissement de rapports sociaux propres à la phase de décomposition du capitalisme, avec ses relents racistes et racialistes. Le “privilège blanc” est, sous une nouvelle forme, une vieille connaissance aux États-Unis : “La White Skin Privilege Theory ou “théorie du privilège de la peau blanche”. Elle a été concoctée par les nouveaux gauchistes des années 1960 qui prétendaient que la classe dominante et la classe ouvrière blanche avaient un deal pour accorder aux ouvriers blancs un niveau de vie supérieur, aux dépens des ouvriers noirs qui subissaient le racisme et la discrimination”. (2)
Dans la période actuelle marquée par l’incapacité de la classe ouvrière à se reconnaître elle-même comme la seule force sociale en mesure de renverser le capitalisme, la bourgeoisie peut sans vergogne faire la promotion d’idéologies visant à diviser le prolétariat : par sexe, par religion, par race, par orientation sexuelle… La “lutte des races” devrait donc désormais remplacer la lutte de classe. Un piège idéologique que des groupes comme celui du “comité Adama Traoré” véhiculent sans scrupule et que les préjugés réactionnaires, alimentés par le repli sur soi et la peur de la différence favorisent allègrement. C’est ainsi que dans le reportage : À nos corps défendant, on a pu entendre la médiatique sœur d’Adama Traoré, systématiquement entourée d’armoires à glace, proférer des propos ouvertement racistes : “pour eux, l’homme noir représente une certaine virilité qu’il faut casser, qu’il faut castrer. […] Le seul crime de ces hommes, en fait, c’est d’avoir une corpulence athlétique et imposante”. Cette idéologie consacre la division des exploités, le repli sur la “race”, la famille, la “communauté”, la religion et le chacun-pour-soi. Une telle idéologie radicale s’attaque aveuglément à tous types de symboles, comme les statues de colonisateurs ou d’esclavagistes, renforçant par la même les forces centrifuges de la vengeance et de la réaction. Elle consacre in fine les “races sociales” comme facteur déterminant des antagonismes sociaux, ce qui, outre la fausseté d’une telle conception, ne peut qu’alimenter la fragmentation du corps social.
La stratégie d’opposer les “races” pour diviser la classe ouvrière n’a absolument rien de neuf aux États-Unis comme en France. Aux États-Unis par exemple, elle est utilisée depuis fort longtemps : “De pair avec sa politique encourageant l’immigration, la bourgeoisie n’hésita pas à mener, en même temps, des campagnes xénophobes et racistes pour diviser la classe ouvrière. On montait ceux qu’on appelait les ouvriers “natifs” (native workers, ouvriers “du pays”, “de souche”), et dont certains étaient eux-mêmes de la deuxième ou troisième génération descendant d’immigrés, contre les nouveaux arrivants qu’on dénonçait pour leurs différences linguistiques, culturelles et religieuses. Il est important de se rappeler que la peur et la méfiance envers les étrangers ont de profondes racines psychologiques dans cette société et le capitalisme n’a jamais hésité à exploiter ce phénomène pour ses propres fins sordides. La bourgeoisie, américaine en particulier, a utilisé cette tactique de “diviser pour mieux régner” afin de contrecarrer la tendance historique à l’unité de la classe ouvrière et mieux asservir le prolétariat.
Dans une lettre à Hermann Schlüter, en 1892, Engels notait : “Votre bourgeoisie sait beaucoup mieux que le gouvernement autrichien lui-même jouer une nationalité contre l’autre : Juifs, Italiens, Bohèmes, etc., contre Allemands et Irlandais, et chacun d’eux contre les autres.” C’est une arme idéologique classique de l’ennemi de classe”.
Le combat de la classe ouvrière, parce qu’il est un travail associé dont la condition d’exploitation est universelle, englobe tous les autres combats des opprimés contre les aspects spécifiques engendrés par la société de classe, tels que le racisme, la destruction de l’environnement, l’homophobie, le sexisme, etc. La solution à ces problèmes ne réside pas dans la société qui les a engendrés mais dans son dépassement. La classe ouvrière est la seule à même de détruire les fondements du racisme, de la concurrence de chacun contre tous, de la violence exercée par la classe dominante et son État contre les exploités, du fait de sa place au sein de la société et des rapports de production, de son rôle révolutionnaire. Les luttes parcellaires, liées au racisme ou à l’écologie, incapables de s’attaquer à la racine du problème, c’est-à-dire l’exploitation capitaliste, diluent les forces de la classe ouvrière dans des luttes stériles, des impasses impuissantes face à l’histoire.
Seul le prolétariat, par son combat qui tend à unifier tous les ouvriers au niveau international contre la source de leurs divisions et de leur exploitation, a la clé du combat contre le racisme, la fragmentation sociale et la violence de l’État : “Le fait qu’il existe une réceptivité à la peur irrationnelle exprimée dans le racisme et la xénophobie propagée par l’idéologie bourgeoise chez certains éléments de la classe ouvrière ne nous surprend pas dans la mesure où l’idéologie de la classe dominante, dans une société de classe, exerce une immense influence sur la classe ouvrière jusqu’à ce que se développe une situation ouvertement révolutionnaire. Cependant, quel que soit le succès de l’intrusion idéologique de la bourgeoisie dans la classe ouvrière, pour le mouvement révolutionnaire, le principe selon lequel la classe ouvrière mondiale est une unité, est un principe de base de la solidarité prolétarienne internationale et de la conscience de la classe ouvrière. Tout ce qui insiste sur les particularismes nationaux, aggrave, manipule ou contribue à la “désunion” de la classe ouvrière est contraire à la nature internationaliste du prolétariat comme classe, et est une manifestation de l’idéologie bourgeoise que les révolutionnaires combattent. Notre responsabilité est de défendre la vérité historique : “les ouvriers n’ont pas de patrie”.
HG, le 4 juillet 2020
1 ) Engels, Les origines de la famille, de la propriété et de l’État (1884).
2 ) “L’immigration et le mouvement ouvrier”, Revue Internationale n° 140 (1er trimestre 2010). Les citations suivantes sont issues du même article.
Dans le mouvement contre la réforme des retraites, il était de la responsabilité des révolutionnaires (la partie de la classe ouvrière la plus résolue et la plus claire vis-à-vis des moyens et des buts du mouvement prolétarien) d’être partie prenante de ce combat de la classe ouvrière qui s’inscrit dans un contexte mondial de reprise des luttes comme on a pu le voir ces derniers mois en Finlande, en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou encore en Italie.
L’orientation de notre intervention devait s’appuyer sur l’analyse la plus approfondie possible de la signification et de la dynamique de cette lutte. Il s’agissait donc de participer à la réflexion au sein de la classe sur la manière de construire un rapport de force contre l’État bourgeois en étant également capable de mettre au jour les pièges et les manœuvres mis en œuvre par la bourgeoisie pour parvenir à faire passer cette attaque de grande ampleur permettant d’intensifier l’exploitation salariée.
Grâce à notre présence, ainsi que celle d’autres organisations de la Gauche communiste telles que le PCI dans cette mobilisation, nous avions pu constater l’énorme colère de la classe ouvrière face à cette attaque contre l’ensemble des travailleurs exploités, toutes générations et tous secteurs confondus. (1)
Partout, l’enthousiasme d’être enfin tous ensemble dans la rue, après deux décennies de paralysie, était présent. Dans toutes les manifestations, la recherche de la solidarité et de l’unité dans la lutte était visible tant sur les banderoles que sur les mots d’ordre et les chansons entonnées en chœur : “On est là, on est là pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur !” “La classe ouvrière existe !” Les slogans unitaires ont montré un début de prise de conscience que c’est toute la classe ouvrière qui est attaquée aujourd’hui et qu’il faut se battre massivement tous unis pour freiner les attaques et faire reculer le gouvernement.
Face au resurgissement de la combativité ouvrière après une décennie de calme social, il était de notre responsabilité de faire entendre la voix des révolutionnaires dans ce mouvement afin de saluer la capacité du prolétariat en France à relever la tête. Nous avons pu diffuser, massivement et sans aucune difficulté, quatre tracts à chaque étape de cette mobilisation dans la rue.
C’est en suivant la dynamique du mouvement que nous avons décidé d’adapter nos tracts en fonction de l’évolution hebdomadaire des manifestations afin de pouvoir répondre aux besoins de la lutte, aux questionnements apparus dans la classe ouvrière et afin de dénoncer les manœuvres de la bourgeoisie et contrer celles des syndicats. Le premier tract diffusé dès le premier décembre, était intitulé : “Unifions nos luttes contre les attaques de nos exploiteurs !” Le 15 décembre, l’accent était mis sur la “Solidarité dans la lutte de tous les travailleurs et toutes les générations !” Puis le 13 janvier 2020 nous titrions : “Contre les attaques du gouvernement, lutte massive et unie de tous les exploités !” Enfin, le dernier tract en date du 4 février, intitulé : “Face aux attaques du gouvernement, il faut prendre nous-mêmes nos luttes en main !”, donnait une orientation politique pour la prise en charge des luttes futures : “La “guerre de classe” est faite d’avancées et de reculs, de moments de mobilisation et de pause pour pouvoir repartir de nouveau encore plus forts. Ce n’est jamais un combat en “ligne droite” où on gagne immédiatement du premier coup. Toute l’histoire du mouvement ouvrier a démontré que la lutte de la classe exploitée contre la bourgeoisie ne peut aboutir à la victoire qu’à la suite de toute une série de défaites.
Le seul moyen de renforcer la lutte, c’est de profiter des périodes de repli en bon ordre pour réfléchir et discuter ensemble, en se regroupant partout, sur nos lieux de travail, dans nos quartiers et tous les lieux publics.
Les travailleurs les plus combatifs et déterminés, qu’ils soient actifs ou chômeurs, retraités ou étudiants, doivent essayer de former des “comités de lutte” interprofessionnels ouverts à toutes les générations pour préparer les luttes futures. Il faudra tirer les leçons de ce mouvement, comprendre quelles ont été ses difficultés pour pouvoir les surmonter dans les prochains combats”.
Que ce soit à Paris, Marseille, Lyon, Nantes, Tours ou Lille, nos tracts et notre presse ont été extrêmement bien accueillis dans ces manifestations qui ont rassemblé à chaque fois plusieurs centaines de milliers de personnes. À Toulouse, un manifestant est même venu nous aider à diffuser nos tracts dans les cortèges. Cette sympathie envers les mots d’ordre que nous avions mis en avant révèlent non seulement qu’ils correspondaient aux besoins de la lutte mais également à la recherche de l’unité et de la solidarité entre tous les secteurs, entreprises et toutes générations confondues. Est réapparu ce point de vue typiquement prolétarien selon lequel nous luttons non seulement pour nous-mêmes mais surtout pour les générations futures.
Lors de nos diffusions, nous avons pu avoir de nombreuses discussions, avec des manifestants attirés par le titre de notre journal Révolution Internationale. Plusieurs d’entre eux, que ce soit à Paris ou en province, sont venus nous demander : “Qui êtes-vous ? Et que proposez-vous ?” Dans toutes les discussions, nous avons pu constater une volonté de chercher une perspective de classe face à l’impasse du capitalisme. De nombreux travailleurs en lutte ont exprimé leur accord avec les titres de nos tracts. Aucun ne fut jeté sur la voie publique. Après les avoir survolés, certains manifestants nous ont dit le mettre dans leur poche pour le lire plus tard, ce qui montrait une volonté de réflexion que nous n’avions pas vu dans la décennie passée où la tendance générale était plutôt à la résignation.
Nous avons pu diffuser plusieurs dizaines de milliers de tracts dont près de 10 000 à Paris avec des discussions, y compris parmi les badauds et les travailleurs en colère qui manifestaient sur les trottoirs, ne voulant pas se ranger derrière les banderoles et la sono des syndicats.
À la lecture du titre de notre journal, certains manifestants nous ont fait cette remarque : “Vous avez raison, c’est une révolution qu’il nous faut”, “le capitalisme va continuer à nous attaquer”. Ou encore : “Ce qu’il faut faire, c’est une grève générale. Il nous faut un nouveau Mai 68 !” Partout était présent le sentiment que seule une lutte massive de tous les travailleurs peut permettre de construire un rapport de force contre les attaques du capital. Ces remarques ont révélé également un début de prise de conscience de l’impasse du capitalisme, incapable désormais d’améliorer les conditions de vie des exploités. C’était donc clairement une perte d’illusion au sein de la classe ouvrière sur les possibilités d’une “sortie du tunnel” (encore confirmée par les conséquences économiques de la pandémie du Covid-19).
Bien évidemment, ce sont les syndicats qui ont pris les devants et ont organisé cette mobilisation contre la réforme des retraites en appelant parfois jusqu’à trois manifestations par semaine, dans le seul objectif d’épuiser la combativité des travailleurs et leur infliger une défaite cuisante. Malgré la détermination des manifestants à “aller jusqu’au bout”, jusqu’au retrait de la réforme, (avec le slogan “On ne lâchera rien !”), malgré la méfiance d’une petite minorité envers les syndicats (et la colère contre la CFDT), la classe ouvrière n’a pas été en mesure, cependant, ni d’étendre le mouvement, ni de prendre sa lutte en main. C’est la raison pour laquelle nous avons mis en avant que le principal levier pour élargir le mouvement ne pouvait être que l’organisation d’assemblées générales massives et vivantes, ouvertes à tous afin que la classe ouvrière ne se laisse pas confisquer sa lutte par les spécialistes de la négociation que sont les syndicats.
Si, dans tous les cortèges la question posée par tous était “Comment obliger Macron à retirer sa réforme des retraites ?”, “Comment peut-on gagner ?”, les difficultés de la lutte étaient également sensibles, notamment avec l’illusion que la solidarité envers les grévistes (et notamment les cheminots) pouvait prendre la forme de collectes dans les caisses de solidarité. Alors que, comme nous l’avions affirmé dans nos tracts, la vraie solidarité (en particulier avec les cheminots en grève) ne pouvait être que la solidarité active, dans et par la lutte, consistant à élargir le mouvement dès le début en envoyant des délégations massives aux entreprises les plus proches géographiquement afin d’entraîner les autres travailleurs dans le combat.
Bien évidemment, une grande majorité de manifestants avaient pleinement conscience que la “grève par procuration” ne pouvait pas permettre de développer un mouvement massif capable de faire reculer le gouvernement. Tous avaient conscience des difficultés à mobiliser les travailleurs précaires et les ouvriers du secteur privé. Mais la combativité et la détermination de ceux qui ont continué à participer aux manifestations, semaine après semaine, avaient essentiellement pour objectif d’affirmer que la lutte de classe avait ressurgi et que le prolétariat était là de nouveau sur le devant de la scène sociale. Partout, nous avons pu constater un début de prise de conscience générale que seules la solidarité et la recherche de l’unité étaient un moyen de faire comprendre à la bourgeoisie que la classe exploitée a les mêmes intérêts à défendre et qu’elle n’était plus disposée à se laisser paralyser, ni à encaisser les attaques du capital et la plongée dans la misère sans réagir. En cela, nous avons pu déceler les germes pouvant permettre de recouvrer une identité de classe.
Avec le reflux du mouvement après la reprise du travail chez les cheminots, cette combativité ne s’était nullement épuisée, malgré le caractère moins massif des manifestations.
Malgré l’encadrement syndical, de petits groupes de manifestants scandaient parfois : “Grèves sauvages, manifs sauvages !” Ces slogans, bien que très sporadiques et localisés, ont révélé un début de contestation de l’encadrement syndical au sein de petites minorités.
Du fait des limites de ce mouvement, nous avons mis en avant que le principal gain de la lutte, c’est la lutte elle-même ; c’est la capacité du prolétariat en France à faire de nouveau l’expérience de la lutte et à se battre sur son propre terrain de classe. Nous avons mis également en évidence que la classe ouvrière a perdu une bataille (et elle en perdra d’autres) mais n’a pas perdu la guerre. Afin d’éviter la démoralisation de la défaite, nous avons exhorté les travailleurs les plus combatifs à se regrouper dans des “comités de lutte” pour pouvoir tirer les leçons de cette mobilisation et préparer les luttes futures.
Ce n’est pas seulement une reprise de la combativité ouvrière que nous avons pu voir dans ce mouvement, mais également un début de prise de conscience que le capitalisme n’a aucun avenir à offrir aux exploités, qu’ils soient retraités, actifs, précaires ou au chômage et qu’il n’y a qu’une seule solution : le renversement à terme de ce système moribond.
L’accueil souvent très chaleureux que nous avons reçu dans ce mouvement montre que la presse des révolutionnaires ne suscite plus aujourd’hui la méfiance comme c’était le cas dans les décennies passées. Au contraire, l’intérêt porté à nos tracts a révélé que la situation a mûri avec l’aggravation de la crise économique et des attaques contre toute la classe ouvrière.
Ce mouvement a démontré que la voix des révolutionnaires et leur intervention est indispensable, pour donner une orientation politique générale pour les combats futurs de la classe ouvrière en mettant en avant la perspective historique de la révolution prolétarienne à l’échelle mondiale. Quelques manifestants ont exprimé le besoin de continuer à discuter avec nous afin de poursuivre et approfondir leur réflexion. Nous les avons donc invités à venir participer à nos réunions publiques.
En intervenant activement dans les manifestations, malgré ses faibles forces, le CCI a pleinement rempli ses responsabilités politiques au sein de la classe ouvrière. Le fruit de cette intervention se manifestera (et s’est déjà manifesté, même si c’est encore de façon à peine perceptible) par l’émergence de petites minorités d’éléments à la recherche des positions de classe et d’une perspective révolutionnaire.
RI, mai 2020
1 ) Voir nos articles dans Révolution Internationale n° 480 à 482 et disponibles sur le site internet du CCI.
Nous publions ci-dessous le courrier d’un lecteur qui évoque avec lucidité les dangers des campagnes idéologiques générées par différents acteurs de la société bourgeoise au sujet des récentes émeutes aux Etats-Unis. Les quelques lignes que nous publions soulignent justement que ces campagnes constituent un véritable poison contre la conscience de classe du prolétariat.
L’intérêt de ce bref courrier est donc de mettre en évidence le piège que ces campagnes insidieuses peuvent constituer lorsqu’elles proposent, par exemple, des “voies faussement opposées et stériles qui ne remettent pas du tout en cause le système existant”. Elles s’avèrent être ainsi des impasses très dangereuses. Autre intérêt encore, ce courrier, en dénonçant fortement les propagandistes bourgeois, appelle explicitement à la nécessaire vigilance politique pour défendre une idée que nous jugeons centrale : “les membres de la classe ouvrière n’ont aucun intérêt à s’allier avec des éléments de la classe dominante, quelle que soit leur couleur de peau”. Nous soutenons cet esprit de combat et intransigeance rigoureuse que nous partageons pleinement et qui met aussi très justement en perspective le besoin fondamental et vital d’une “union internationale de la classe ouvrière contre la réaction”.
Il n’est pas rare de voir des entreprises soutenir les récents mouvements aux Etats-Unis : le compte Twitter de la plateforme de streaming Netflix s’est fendu d’un message disant : “Rester silencieux est devenir complice”, tandis que l’entreprise d’équipements sportifs Nike a publié une vidéo accompagnée d’une musique larmoyante nous invitant à “participer au changement”.
Dans les médias, la dichotomie entre les “émeutiers” et les “manifestants pacifistes” est largement présente. Les émeutes où sont démolis les biens de prolétaires tels que leurs voitures font part d’une complaisance de la part de certaines organisations de l’extrême gauche du capital. De l’autre côté, la technique préconisée par les organisations de droits civiques est de faire appel au processus démocratique/réformiste. En réalité, ce sont deux voies faussement opposées et stériles qui ne remettent pas du tout en cause le système existant.
La police étant l’un des organes de défense de la classe dominante, il n’est pas illogique de voir les préjugés les plus réactionnaires s’y développer parmi ses rangs. Contrairement à ce que certains groupes comme la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) laisse croire, ce n’est pas une réforme miracle de la police qui stoppera le racisme.
Le racisme prends ses racines dans la division de la société en classes présente dans le capitalisme. Tous les partis et organisations politiques bourgeoises ont pour objectif de défendre les intérêts du capital national. Il n’y a donc rien d’exceptionnel dans le fait que, par exemple, le nombre d’expulsions d’immigrés était supérieur sous le mandat d’Obama que celui de Trump, bien que le Parti Démocrate essaie de se faire passer pour le parti progressiste. En fait, le soutien hypocrite de certaines entreprises citées plus haut pour le “changement sociétal” n’est qu’un nouvel enfumage qui présente l’ensemble de la population d’un pays comme étant composé de simples citoyens isolés, qui devraient se rattacher à la défense de l’État.
Il est vrai que de nombreuses personnes noires subissent des violences de la part de la police (et cela n’est pas un phénomène exclusif aux Etats-Unis). Néanmoins, les membres de la classe ouvrière n’ont aucun intérêt à s’allier avec des éléments de la classe dominante, quelle que soit leur couleur de peau. Au contraire, cela ne fera que renforcer la domination de la classe bourgeoise et sous-estime le rôle progressiste de l’union internationale de la classe ouvrière contre la réaction.
B. J
Il y a quarante ans, durant l’été 1980, la classe ouvrière en Pologne mettait le monde en haleine. Un gigantesque mouvement de grève s’étendait dans le pays : plusieurs centaines de milliers d’ouvriers se mettaient en grève sauvage dans différentes villes, faisant trembler la classe dominante en Pologne comme dans d’autres pays. La grève de masse en Pologne fut l’un des combats les plus importants mené par le prolétariat mondial à la fin du XXe siècle. De la même façon que c’est bien la révolution russe d’Octobre 1917 qui a obligé la bourgeoisie des deux camps belligérants à signer l’Armistice du 11 novembre 1918 et à mettre fin à la première boucherie mondiale, la grève de masse des ouvriers de Pologne a permis de lever la chape de plomb d’un des régimes les plus barbares et sanguinaires que l’humanité ait connu au siècle dernier : le stalinisme. Ces deux événements, qui ont marqué le début et la fin du XXe siècle, montrent que la classe ouvrière est bien la seule force de la société qui puisse changer le monde. À l’occasion de ce quarantième anniversaire nous faisons paraître dans ce journal un article publié en septembre 2000 dans Welt Revolution (organe de presse du CCI en Allemagne) rappelant le formidable combat mené par les ouvriers de Pologne en août 1980.
Suite à l’annonce de l’augmentation des prix de la viande, les ouvriers réagissent dans de nombreuses usines par des grèves spontanées. Le premier juillet, les ouvriers de Tczew près de Gdansk et à Ursus dans la banlieue de Varsovie se mettent en grève. A Ursus, des assemblées générales se tiennent, un comité de grève est élu et des revendications communes sont mises en avant. Durant les jours suivants, les grèves continuent à s’étendre : Varsovie, Lodz, Gdansk, etc. Le gouvernement tente d’empêcher une plus grande extension du mouvement en faisant de rapides concessions telles que des augmentations de salaires. Mi-juillet, les ouvriers de Lublin, un important carrefour ferroviaire, se mettent en grève. Lublin était située sur la ligne de train qui relie la Russie à l’Allemagne de l’Est. En 1980, c’était une ligne vitale pour le ravitaillement des troupes russes en Allemagne de l’Est. Les revendications des ouvriers sont les suivantes : pas de répression contre les ouvriers en grève, retrait de la police hors des usines, augmentation des salaires et élections libres de syndicats.
Les ouvriers avaient tiré les leçons des luttes de 1970 et de 1976. (1) Ils voyaient clairement que l’appareil syndical officiel était du côté de l’État stalinien et du côté du gouvernement chaque fois qu’ils avançaient des revendications. C’est pourquoi ils prennent directement l’initiative dans les grèves de masse de 1980. N’attendant aucune instruction venant d’en haut, ils marchaient ensemble, tenaient des assemblées afin de décider eux-mêmes du lieu et du moment de leurs luttes. C’est ce qu’on a vu le plus clairement à Gdansk, Gdynia et Sopot, c’est-à-dire la ceinture industrielle de la mer Baltique. Les seuls chantiers navals Lénine de Gdansk comptaient 20 000 ouvriers.
Des revendications communes étaient mises en avant dans des assemblées de masse. Un comité de grève fut formé. Au début, les revendications économiques étaient au premier plan. Les ouvriers étaient déterminés. Ils ne voulaient pas une répétition de l’écrasement sanglant de la lutte comme en 1970 et 1976. Dans un centre industriel tel que celui de Gdansk-Gdynia-Sopot, il était évident que tous les ouvriers devaient s’unir pour faire en sorte que le rapport de force soit en leur faveur. Un comité de grève inter-usines (MKS) fut constitué ; il était formé de 400 membres, de deux délégués par entreprise. Durant la seconde moitié d’août, quelque 800 à 1000 délégués se réunissaient. En formant un comité de grève inter-usines, l’habituelle dispersion des forces était dépassée. À présent, les ouvriers pouvaient faire face au capital de façon unie. Chaque jour des assemblées générales se tenaient aux chantiers navals Lénine. Des haut-parleurs avaient été installés pour permettre à tous de suivre les discussions des comités de grève et les négociations avec les représentants du gouvernement. Peu après, des micros furent installés en-dehors de la salle de réunion du MKS, afin que les ouvriers présents dans les assemblées générales puissent intervenir directement dans les discussions du MKS. Le soir, les délégués (la plupart pourvus de cassettes avec l’enregistrement des débats) rentraient sur leur lieu de travail et présentaient les discussions et la situation dans “leurs” assemblées générales d’usine, rendant leur mandat devant celles-ci.
Tels étaient les moyens grâce auxquels le plus grand nombre d’ouvriers ont pu participer à la lutte. Les délégués devaient rendre leur mandat, étaient révocables à tout moment, et les assemblées générales étaient toujours souveraines. Toutes ces pratiques étaient en opposition totale avec la pratique syndicale.
Pendant ce temps, après que les ouvriers de Gdansk-Gdynia-Sopot se soient unis, le mouvement s’étendit à d’autres villes. Pour saboter la communication entre les ouvriers, le gouvernement coupa les lignes téléphoniques le 16 août. Immédiatement, les ouvriers menacèrent d’étendre encore plus leur mouvement si le gouvernement ne les rétablissait pas sur le champ. Ce dernier fit marche arrière.
L’assemblée générale décida la mise sur pied d’une milice ouvrière. Alors que la consommation d’alcool était largement répandue, il fut décidé collectivement de la prohiber. Les ouvriers savaient qu’il leur fallait avoir la tête claire dans leur confrontation contre le gouvernement.
Une délégation gouvernementale rencontra les ouvriers afin de négocier. Cela se fit devant une assemblée générale entière et non pas derrière des portes closes. Les ouvriers exigèrent une nouvelle composition de la délégation gouvernementale parce que celle-ci était constituée de représentants d’un rang trop bas. Le gouvernement fit encore marche arrière.
Lorsque le gouvernement menaça de réprimer à Gdansk, les cheminots de Lublin déclarèrent : “Si les ouvriers de Gdansk sont physiquement attaqués et si un seul d’entre eux est touché, nous paralyserons la ligne de chemin de fer stratégiquement la plus importante entre la Russie et l’Allemagne de l’Est”. Le gouvernement saisit ce qui était en jeu : son économie de guerre entière. Ses troupes auraient été frappées à l’endroit le plus fragile et, du temps de la Guerre froide, cela lui aurait été fatal.
Dans presque toutes les principales villes, les ouvriers étaient mobilisés. Plus d’un demi-million d’entre eux comprenaient qu’ils constituaient la seule force décisive dans le pays capable de s’opposer au gouvernement. Ils sentaient ce qui leur donnait cette force :
– l’extension rapide du mouvement au lieu de son épuisement dans des affrontements violents comme en 1970 et 1976 ;
– leur auto-organisation, c’est-à-dire leur capacité à prendre l’initiative eux-mêmes au lieu de compter sur les syndicats ;
– la tenue d’assemblées générales dans lesquelles ils peuvent unir leurs forces, exercer un contrôle sur le mouvement, permettre la plus grande participation de masse possible et négocier avec le gouvernement devant tous.
En bref, l’extension du mouvement fut la meilleure arme de la solidarité ; les ouvriers ne se sont pas contentés de faire des déclarations, ils ont pris eux-mêmes l’initiative des luttes. C’est ce qui a rendu possible le développement d’un rapport de forces différent. Tant que les ouvriers luttaient de façon aussi massive et unie, le gouvernement ne pouvait mener aucune répression. Pendant les grèves de l’été, lorsque les ouvriers affrontaient le gouvernement de façon unie, pas un seul d’entre eux ne fut tué ou frappé. La bourgeoisie polonaise avait compris qu’elle ne pouvait pas se permettre une telle erreur mais qu’elle devrait affaiblir la classe ouvrière de l’intérieur.
En outre, les ouvriers de Gdansk, auxquels le gouvernement avait accordé des concessions, exigeaient que celles-ci soient également garanties aux ouvriers du reste du pays. Ils voulaient s’opposer à toute division et manifestaient ainsi leur solidarité aux autres ouvriers.
La classe ouvrière devenait le point de référence pour toute la population. Aux côtés d’autres ouvriers qui se rendaient à Gdansk afin d’établir un contact direct avec les ouvriers en grève, des paysans et des étudiants venaient aux portes de l’usine recevoir les bulletins de grève et diverses informations. La classe ouvrière était devenue le pôle de référence pour toute la population et a montré qu’elle constituait une menace pour la classe dominante.
Le danger que constituaient les luttes en Pologne pouvait être appréhendé à travers les réactions des pays voisins. Les frontières entre la Pologne et l’Allemagne de l’Est, la Tchécoslovaquie et l’Union soviétique furent immédiatement fermées. Alors qu’auparavant les ouvriers polonais se rendaient fréquemment en Allemagne de l’Est, surtout à Berlin, pour faire des achats parce qu’il y avait encore moins de marchandises dans les magasins polonais qu’en Allemagne de l’Est, la bourgeoisie cherchait à isoler la classe ouvrière. Un contact direct entre les ouvriers des différents pays devait être évité à tout prix. Et la bourgeoisie avait de bonnes raisons de prendre une telle mesure ! Parce que dans la région charbonnière voisine d’Ostrava en Tchécoslovaquie, les mineurs, suivant l’exemple polonais, s’étaient également mis en grève. Dans les régions minières roumaines, en Russie à Togliattigrad, les ouvriers suivaient le même chemin que leurs frères de classe en Pologne. Même si, dans les pays d’Europe de l’Ouest, il n’y avait pas eu de grèves en solidarité directe avec les luttes des ouvriers polonais, les ouvriers de nombreux pays reprenaient les mots d’ordre de leurs frères de classe de Pologne. À Turin, on entendit en septembre 1980 les ouvriers scander : “Gdansk nous montre le chemin”.
À cause de sa perspective et de ses méthodes de luttes, la grève de masse en Pologne avait un énorme impact sur les ouvriers des autres pays. À travers celle-ci, la classe ouvrière a montré, comme elle l’avait fait en 1953 en Allemagne de l’Est, en 1956 en Pologne et en Hongrie, en 1970 et en 1976 en Pologne à nouveau, que, dans les prétendus pays “socialistes”, l’exploitation capitaliste existe comme à l’Ouest et que leurs gouvernements sont des ennemis de la classe ouvrière. Malgré l’isolement imposé aux frontières polonaises, malgré le rideau de fer, la classe ouvrière de Pologne, tant qu’elle restait mobilisée, représentait un pôle de référence à l’échelle mondiale. Précisément à l’époque de la Guerre froide, pendant la guerre en Afghanistan, les combats des ouvriers de Pologne contenaient un important message : ils s’opposaient à la course aux armements et à l’économie de guerre par la lutte de classe. La question de l’unification des ouvriers entre l’Est et l’Ouest, même si elle n’était pas encore concrètement posée, resurgissait en tant que perspective.
Le mouvement a pu développer une telle force parce qu’il s’est étendu rapidement et parce que les ouvriers eux-mêmes ont pris l’initiative. L’extension au-delà du cadre de l’usine, les assemblées générales, la révocabilité des délégués, toutes ces mesures contribuèrent à leur force. Alors qu’au début il n’y avait pas d’influence syndicale, les membres des “syndicats libres” (2) s’appliquèrent à entraver la lutte.
Tandis qu’initialement les négociations étaient menées de façon ouverte, il fut prétendu, au bout d’un certain temps, que des “experts” étaient nécessaires afin de mettre au point les détails des négociations avec le gouvernement. De façon croissante, les ouvriers ne pouvaient plus suivre les négociations, encore moins y participer, les haut-parleurs qui transmettaient celles-ci ne fonctionnaient plus à cause de problèmes “techniques”. Lech Walesa, membre des “syndicats libres”, fut couronné leader du mouvement grâce à la mesure de renvoi dont l’avait frappé la direction des chantiers navals de Gdansk. Le nouvel ennemi de la classe ouvrière, le “syndicat libre”, avait travaillé à infiltrer le mouvement et commença son travail de sabotage. Ainsi, il s’attacha à distordre complètement les revendications ouvrières. Alors qu’initialement les revendications économiques et politiques se trouvaient en tête de liste, le “syndicat libre” et Walesa poussaient à présent à la reconnaissance de syndicats “indépendants”, mettant seulement au second plan les revendications économiques et politiques. Ils suivaient la vieille tactique “démocratique” : défense des syndicats au lieu des intérêts ouvriers.
La signature des accords de Gdansk le 31 août marque l’épuisement du mouvement (même si des grèves se poursuivent pendant quelques jours en d’autres endroits). Le premier point de ces accords autorise la création d’un syndicat “indépendant et autogéré” qui prendra le nom de Solidarnosc. Les quinze membres du présidium du MKS (comité de grève inter-entreprises) constituèrent la direction du nouveau syndicat.
Parce que les ouvriers avaient été clairs sur le fait que les syndicats officiels marchaient avec l’État, la plupart d’entre eux pensaient maintenant que le syndicat Solidarnosc nouvellement fondé, fort de dix millions d’ouvriers, n’était pas corrompu et défendrait leurs intérêts. Ils n’étaient pas passés par l’expérience des ouvriers à l’Ouest qui se sont confrontés pendant des décennies aux syndicats “libres”.
Alors que Walesa avait déjà promis en ce temps-là : “Nous voulons créer un second Japon et établir la prospérité pour tous” et que beaucoup d’ouvriers, à cause de leur inexpérience de la réalité du capitalisme à l’Ouest, pouvaient avoir d’aussi grandes illusions, Solidarnosc et Walesa à sa tête assumèrent le rôle de pompier du capitalisme pour éteindre la combativité ouvrière. Ces illusions au sein de la classe ouvrière en Pologne n’étaient rien d’autre que le poids et l’impact de l’idéologie démocratique sur cette partie du prolétariat mondial. Le poison démocratique déjà très puissant dans les pays occidentaux ne pouvait avoir qu’une force encore plus grande en Pologne après cinquante ans de stalinisme. C’est ce que la bourgeoisie polonaise et mondiale avait très bien compris. Ce sont ces illusions démocratiques qui furent le terreau sur lequel la bourgeoisie et son syndicat Solidarnosc ont pu mener sa politique anti-ouvrière et déchaîner la répression.
À l’automne 1980, alors que les ouvriers repartent en grève à nouveau pour protester contre les accords de Gdansk, après avoir constaté que même avec un syndicat “libre” à leurs côtés, leur situation matérielle avait empiré, Solidarnosc commence déjà à montrer son vrai visage. Juste après la fin des grèves de masse, Walesa va ici et là dans un hélicoptère de l’armée pour appeler les ouvriers à cesser leurs grèves de toute urgence. “Nous n’avons plus besoin d’autres grèves car elles poussent notre pays vers l’abîme, il faut se calmer”.
Depuis le début, Solidarnosc a commencé à saboter le mouvement. Chaque fois que possible, il s’empare de l’initiative des ouvriers, les empêchant de lancer de nouvelles grèves.
En décembre 1981, la bourgeoisie polonaise peut enfin déclencher la répression contre les ouvriers. Solidarnosc a fait de son mieux pour désarmer les ouvriers politiquement en préparant leur défaite. Alors que pendant l’été 1980, aucun ouvrier n’avait été frappé ou tué grâce à l’auto-organisation et à l’extension des luttes, et parce qu’il n’y avait pas de syndicats pour encadrer les ouvriers, en décembre 1981, plus de 1 200 ouvriers sont assassinés, des dizaines de milliers mis en prison ou conduits vers l’exil. Cette répression militaire est en outre organisée suivant une intense coordination entre la classe dominante de l’Est et de l’Ouest.
Après les grèves de 1980, la bourgeoisie occidentale a offert à Solidarnosc toutes sortes d’assistance, afin de le renforcer contre les ouvriers. Une campagne comme celle des “colis de médicaments pour la Pologne” était lancée et des crédits à bon marché dans le cadre du FMI sont mis sur pied afin d’éviter qu’il ne vienne à l’idée des ouvriers de l’Ouest de suivre l’exemple polonais, de prendre eux-mêmes leurs luttes en mains. Avant le déclenchement de la répression du 13 décembre 1981, les plans étaient directement coordonnés entre les chefs des gouvernements. Le 13 décembre, le jour même de la répression, le chancelier social-démocrate Helmut Schmidt et le leader de la RDA, le stalinien par excellence, Erich Honecker, se rencontrent près de Berlin prétendant ne “rien savoir des événements”. Mais en réalité, non seulement ils avaient donné leur aval à la répression mais la bourgeoisie polonaise avait pu bénéficier de l’expérience de ses consœurs occidentales en matière d’affrontement à la classe ouvrière.
Un an plus tard, en décembre 1981, Solidarnosc a montré quelle terrible défaite il a pu imposer aux ouvriers. Après la fin des grèves de 1980, avant même que l’hiver ne commence, Solidarnosc avait déjà prouvé quel fort pilier de l’État il était devenu. Et si, depuis, l’ex-leader de Solidarnosc Lech Walesa a été élu à la tête du gouvernement polonais, c’est justement parce qu’il avait déjà montré qu’il était un excellent défenseur des intérêts de l’État polonais dans ses fonctions de chef syndical.
Même si vingt ans se sont écoulés depuis, et bien que beaucoup d’ouvriers qui ont pris part au mouvement de grève à l’époque sont devenus chômeurs ou ont été forcés à l’émigration, leur expérience est d’une inestimable valeur pour toute la classe ouvrière. Comme le CCI l’a déjà écrit en 1980, “Sur tous ces points, les luttes en Pologne représentent un grand pas en avant dans la lutte du prolétariat à l’échelle mondiale, c’est pourquoi ces luttes sont les plus importantes depuis un demi-siècle”. (3) Elles furent le plus haut point d’une vague internationale de luttes. Comme nous l’affirmions dans notre rapport sur la lutte de classe en 1999 à notre 13e congrès : “Les événements historiques à ce niveau ont des conséquences à long terme. La grève de masse en Pologne a fourni la preuve définitive que la lutte de classe est la seule force qui peut contraindre la bourgeoisie à mettre de côté ses rivalités impérialistes. En particulier, elle a montré que le bloc russe (historiquement condamné par sa position de faiblesse à être “l’agresseur” dans toute guerre) était incapable de répondre à sa crise économique grandissante par une politique d’expansion militaire. De façon claire, les ouvriers des pays du bloc de l’Est (et de la Russie elle-même) ne pouvaient pas totalement servir de chair à canon dans une quelconque guerre future à la gloire du “socialisme”. Ainsi, la grève de masse en Pologne fut un puissant facteur dans l’implosion qui advint du bloc impérialiste russe”.
D’après Welt Revolution n° 101, organe du CCI en Allemagne
1 ) Durant l’hiver 1970-71, les ouvriers des chantiers navals de la Baltique étaient entrés en grève contre des hausses de prix des denrées de première nécessité. Dans un premier temps, le régime stalinien avait réagi par une répression féroce des manifestations faisant plusieurs centaines de morts, notamment à Gdansk. Les grèves n’avaient pas cessé pour autant. Finalement, le chef du parti, Gomulka, avait été limogé et remplacé par un personnage plus “sympathique”, Gierek. Ce dernier avait dû discuter pendant 8 heures avec les ouvriers des chantiers navals de Szczecin avant de les convaincre de reprendre le travail. Évidemment, il avait rapidement trahi les promesses qu’il leur avait faites à ce moment-là. Ainsi, en 1976, de nouvelles attaques économiques brutales avaient provoqué des grèves dans plusieurs villes, notamment à Radom et Ursus. La répression avait fait plusieurs dizaines de morts.
2 ) Il ne s’agissait pas à proprement parler d’un syndicat mais d’un petit groupe d’ouvriers qui, en lien avec le KOR (comité de défense des ouvriers) constitué par des intellectuels de l’opposition démocratique après les répression de 1976, militaient pour la légalisation d’un syndicalisme indépendant.
3 ) “Résolution sur la lutte de classe, 4e congrès du CCI”, Revue Internationale n° 26 (1980).
En écho à l’article publié ci-contre, voici un tract que le CCI avait diffusé au moment de la grève de masse en Pologne en 1980. Nous insistions alors sur la dimension internationale et unitaire que représentait le combat des ouvriers polonais. Leur lutte était en réalité la lutte de tout le prolétariat mondial.
En Pologne, comme en Occident, comme dans tous les pays, les ouvriers sont exploités. Comme tous les exploités, ils subissent dans leur chair la crise économique du capitalisme mondial. Comme tous les exploités, ils se battent. La force des ouvriers en Pologne, l’exemple de leurs luttes, est un formidable encouragement pour tous les travailleurs. Les exploiteurs le savent et le craignent. C’est pour cela qu’ils présentent la Pologne comme un “cas particulier”. Pour les défenseurs du capitalisme à l’occidentale, les ouvriers se seraient battus “pour une démocratie à l’occidentale”. Pour les défenseurs du capitalisme d’État à la russe, la lutte aurait pour but une “amélioration” du soi-disant “socialisme”. Pour tous, “en Pologne, c’est différent, ici, ce n’est pas pareil”. La vérité, c’est que : les ouvriers en Pologne se battent pour les mêmes intérêts que les ouvriers de tous les autres pays ; leur ennemi est le même que celui des prolétaires du monde entier : le capitalisme.
Les ouvriers polonais mènent une lutte de masse contre la bourgeoisie étatique. Cette bourgeoisie n’est pas moins capitaliste que celle des autres pays parce qu’elle a l’étiquette “membre du Parti communiste” au lieu de l’étiquette “privé”, parce que là-bas les ouvriers font la queue devant les boucheries et ici devant les bureaux de chômage. Les ouvriers qui se battent en Pologne font partie de la même classe ouvrière internationale qui s’est battue en France en 68, en Italie en 69, en Pologne en 70 et en 76, aux USA dans les mines en 78, à Longwy et Denain en France en 79, dans la sidérurgie anglaise en 80, dans la métallurgie brésilienne en 79 et 80, et dans tant d’autres pays ! C’est contre une même crise du capitalisme qui touche tous les pays que cette classe ouvrière engage le combat. Et cette crise, parce qu’elle n’a pas d’issue, condamnera la société à une 3e guerre mondiale si les bourgeois ont les mains libres. Pendant tout le temps qu’a duré la lutte, les ouvriers de Pologne ont fait la démonstration que l’acceptation passive de l’exploitation, l’impuissance face à la répression, le sentiment de désespoir face à une vie d’abrutissement, la peur du lendemain, la hantise de la guerre, ne sont pas des fatalités.
La classe ouvrière, quand elle lutte, quand elle est unie, quand elle agit de façon massive sur son terrain, est une force immense qui peut faire reculer le capitalisme.
Tant que les ouvriers ont imposé un rapport de forces en leur faveur, ni la bourgeoisie polonaise, ni la bourgeoisie russe, n’ont osé déchaîner la répression. Quel que soit le développement de la situation, les ouvriers de Pologne ont fait un pas immense pour rendre à leurs camarades du monde entier la fierté d’appartenir à une classe qui produit l’essentiel des richesses de la société, qui demain pourra édifier un nouveau monde libéré de l’oppression et de l’exploitation.
Pourquoi cette force de la classe ouvrière en Pologne ? Parce que les ouvriers se sont donnés deux armes essentielles : la généralisation de la lutte et l’auto-organisation.
En Pologne, les ouvriers ont su dépasser l’éparpillement du début de la lutte. Ils sont devenus une menace réelle pour l’État quand ils ont unifié et centralisé leur combat, quand ils ont étendu jour après jour ce combat vers de nouvelles usines, vers de nouvelles villes, par delà les catégories, les secteurs, l’éloignement géographique, contre les multiples tentatives de la bourgeoisie de les isoler les uns des autres, de négocier usine par usine. Et c’est lorsque le mouvement a commencé à s’étendre à l’ensemble du pays, notamment aux mines de Silésie, où l’État a cédé sur les principales revendications. En Pologne, les ouvriers ont montré à leurs frères de classe qu’aujourd’hui, seule une solidarité sans failles peut faire reculer la bourgeoisie. Et cette solidarité, c’est avant tout, l’extension, la généralisation, l’unité de la lutte. Pourquoi la lutte a-t-elle acquis ce dynamisme dans l’extension, cette extension qui fait défaut a tant de luttes ouvrières ? Parce que les ouvriers ont pris leur lutte dans leurs propres mains, qu’ils en ont fait leur affaire, et non celle de spécialistes de la revendication et de la négociation. Parce qu’ils n’ont pas confié à des bureaucrates le soin de les “représenter”, de “défendre leurs intérêts”, mais se sont dotés d’une organisation formée par eux dans et pour la lutte, avec des délégués élus, contrôlés et révocables à tout moment par les assemblées générales. Parce qu’ils n’ont pas laissé ces délégués négocier dans leur dos avec les exploiteurs, mais se sont organisés pour diffuser à l’extérieur, suivre et contrôler ces négociations. “Nous n’avons confiance qu’en nous-mêmes !” tel était l’état d’esprit des ouvriers au plus fort de la lutte, C’est à ce moment qu’ils ont montré que, spontanément et en quelques jours, ils étaient capables d’initiative et d’organisation, avec une efficacité que seules possèdent les classes porteuses d’un avenir historique. La force du mouvement, son extension et son auto-organisation ; cet exemple donné aux ouvriers des autres pays est la vraie victoire de la classe ouvrière mondiale en Pologne. Que les ouvriers aient agité des drapeaux polonais et chanté l’hymne national, n’est pas une victoire, mais une faiblesse de leur lutte. Le drapeau national est celui des exploiteurs et des généraux, le torchon pour lequel on se massacre dans les guerres impérialistes. Seuls les possédants ont une patrie, les prolétaires n’ont pas de patrie. Que l’Église ait la “liberté d’expression” n’est pas une victoire pour les ouvriers ; elle n’en use que pour réclamer la fin de la grève, l’ordre, la résignation. Que l’État promette d’octroyer des “droits démocratiques” n’est pas non plus une victoire pour les ouvriers. À l’Ouest où ces prétendus “droits” existent, la misère et l’exploitation ont-elles disparu pour autant ? Non. Des “syndicats indépendants” ? À l’Ouest, les ouvriers les connaissent. Nos intérêts ne sont pas servis par ces organes bureaucratiques ; au contraire, chaque fois que la lutte se durcit, ce qui se développe, c’est une tendance au débordement des syndicats, la nécessité de s’organiser indépendamment de toute institution officielle qui prétend “représenter” les ouvriers. Si la bourgeoisie de l’Est laisse aboutir les tentatives actuelles d’institutionnaliser les comités ouvriers surgis dans la grève en Pologne en de nouveaux syndicats, c’est en le vidant de leur contenu ouvrier. Aujourd’hui, on transforme déjà certains délégués en “permanents” mieux payés que leurs camarades et coupés d’eux. Dans un capitalisme mondial en crise, il ne peut exister d’acquis réel d’une lutte que si la classe ouvrière reste mobilisée, unie, vigilante. Prolétaires du monde entier, en Pologne, la classe ouvrière mondiale a fait un pas énorme sur le long et difficile chemin de son émancipation. Mais ce pas ne prendra sa dimension réelle que si partout les ouvriers tirent les enseignements de l’expérience de leurs camarades en Pologne :
– la nécessité et la possibilité de lutter
– le besoin de généraliser le combat
– l’auto-organisation des luttes
Partout, les ouvriers doivent redonner vie aux vieux mots d’ordre du mouvement ouvrier : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes !
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
CCI, 6 septembre 1980
“Un effort historique […], une reconnaissance considérable à l’égard de celles et ceux qui ont été en première ligne dans la lutte contre cette épidémie”. C’est en ces termes hypocrites que le 13 juillet dernier, le Premier ministre fraîchement nommé, Jean Castex, qualifiait la signature du fameux “Ségur de la Santé”. (1) En réalité, les “mesures choc” annoncées au terme de cette concertation étalée sur près de deux mois ne sont que de la poudre aux yeux. Leur présentation tapageuse à grand renfort de publicité médiatique n’a pas d’autre but que de désarmer la mobilisation des travailleurs hospitaliers en les divisant et tenter de masquer les nouvelles attaques d’envergure. Cela en toute complicité avec les syndicats, contre toute la classe ouvrière : les mesures préconisées s’inscrivent dans la politique de démantèlement du système de santé, en continuité du projet “Ma santé 2022”. Par ailleurs, elles tendent à isoler le personnel du secteur de la santé de celui des autres secteurs économiques, tout en le divisant lui-même au maximum. Les annonces tonitruantes telles que revalorisation des salaires, augmentation du nombre de lits, enveloppe de huit milliards d’euros ne sont que des leurres et des provocations visant à monter les personnels soignants les uns contre les autres, et ainsi éviter toute solidarité avec le reste de la classe. Après les avoir hissés au rang de “héros nationaux”, leur avoir octroyé une prime au mérite ridicule pour avoir été en “première ligne”, la bourgeoisie poursuit sa tentative d’isolement en présentant le Ségur comme une sorte de reconnaissance des personnels soignants à travers “une revalorisation historique des salaires” et une amélioration du fonctionnement de l’hôpital. Pur mensonge ! En fait, les principales mesures mises sur pied à l’issue du Ségur de la Santé forgent de nouvelles armes pour la poursuite de la démolition du système de santé, jugé trop coûteux pour l’État. Mais surtout, elles visent à porter un coup à la classe ouvrière, alors que celle-ci a montré, lors du mouvement social contre la réforme des retraites, des signes de combativité et de réflexion prometteurs pour les luttes futures. Ce n’est pas non plus un hasard si la bourgeoisie s’en prend particulièrement à un secteur animé par une profonde colère et qui a su manifester une forte combativité mais sur lequel pèse un fort conditionnement corporatiste comme l’avait déjà mis en évidence la lutte des infirmières en 1988 et comme on a pu le vérifier lors des luttes du printemps 2019. (2) Ce corporatisme est souvent renforcé par une tendance à se faire piéger par une vision idéologique élitiste poussant ce secteur à se considérer comme un monde à part, dévoué à sauver des vies de manière altruiste. Ceci constitue un frein supplémentaire à la prise de conscience que le personnel médical est constitué de prolétaires comme les autres, soumis fondamentalement aux mêmes conditions d’exploitation que l’ensemble de leurs frères et sœurs de classe. La bourgeoisie tente donc de porter un énième coup aux exploités du secteur médical, profitant au maximum de l’effet de sidération produit pas la pandémie de Covid-19. Ce faisant, c’est toute la classe ouvrière qui est visée et voit son aspiration à l’unité battue en brèche par de mauvais coups.
L’annonce de l’augmentation de salaire a fait les choux gras des médias durant quelques jours. En réalité, cette mesure, basée sur la distinction des plus “méritants”, des plus “exposés” ou des plus “qualifiés” est une arme redoutable de division contre le personnel de santé. Un véritable saucissonnage en règle qui ne fait qu’accroître la concurrence entre les salariés sans manquer non plus d’exploiter la traditionnelle ficelle du clivage entre le public et le privé. Les salaires des hospitaliers titulaires ou contractuels, paramédicaux, administratifs, techniques et ouvriers augmenteront de 183 euros net par mois, en deux fois (septembre prochain et mars 2021). Ces miettes sont très loin de ce qui était demandé (300 euros) et ne permettront pas de compenser le gel et la perte de salaire précédente.
Dans le secteur public, une augmentation supplémentaire symbolique ne concernera que les soignants, les personnels médico-techniques et de rééducation, sous la forme d’un passage à la catégorie supérieure dans les grilles salariales d’ici 2022.
Par ailleurs, cette “revalorisation salariale de la profession” contient une contrepartie : l’augmentation de la productivité des agents hospitaliers non-médecins par l’annualisation du temps de travail, le recours facilité aux heures supplémentaires, la réduction d’une heure de la durée de repos quotidien (qui passerait de 12 à 11 heures). Autrement dit, il est demandé à ces agents épuisés par des décennies de dégradation de conditions de travail, de pénurie chronique (la cure d’austérité s’étant fortement intensifiée sous la présidence Hollande lorsque le PS était au pouvoir) et par le choc provoqué par l’intensification de la crise sanitaire avec la pandémie du Covid-19… de travailler plus et de se reposer moins ! Sans doute un privilège accordé par le gouvernement aux prétendus “héros de la nation” !
Mais la mesure la plus emblématique demeure l’ouverture “à la demande” de 4 000 lits supplémentaires en fonction des pics d’activité. “Sauf que la grande nouvelle n’en est pas une : ces ouvertures ponctuelles existent déjà. Chaque hiver, pour les grippes saisonnières, les hôpitaux ouvrent des places pour quelques semaines. Dans quelle proportion les 4 000 lits, annoncés avec trompettes et flonflons, améliorent-ils la situation ? Mystère et boule de gomme ! […] En attendant, rien ne dit que la promesse de Véran représente vraiment un progrès : “4 000 lits sur cent départements, ça fait 40 lits par département, soit de 8 à 10 lits par hôpital… Bah… à mon avis c’est ce qu’on avait déjà avant”, calcule et conclut un directeur d’hôpital un brin désabusé”. (3)
Cela ne compense donc en rien les récentes suppressions de lits d’hospitalisation (4 200, rien que sur l’année 2018), comme les 69 000 supprimés depuis près de quinze ans. Les 4 000 lits “supplémentaires” ne sont donc qu’une goutte d’eau dans un océan de pénurie. Par conséquent, la saturation des services hospitaliers et les dégâts humains qu’elle occasionne sont indéniablement devant nous.
Comme nous l’avons mis en évidence plus haut, la prétendue revalorisation des salaires masque un approfondissement de la flexibilité du travail et de l’exploitation de la main d’œuvre hospitalière par l’accroissement du temps de travail et l’élasticité des salaires. Selon le ministre de la Santé, les réglementations à ce sujet sont à l’heure actuelle “des carcans qui empêchent ceux qui le souhaitent de travailler davantage”. Mais les employés du médical, soumis déjà à des cadences de travail infernales, seront-ils prêts à se porter volontaires afin de se faire exploiter davantage ?
Le Ségur prévoit également de poursuivre les “réformes” déjà en cours tout en les perfectionnant. Par exemple, la tarification à l’activité prévoyant de fixer les ressources des hôpitaux en fonction des soins prodigués équivaut à privilégier le volume au détriment de certains soins. Les hôpitaux vont devenir systématiquement des énormes usines, industrialisées et travaillant à la chaîne, hyper spécialisées, reflet d’un mode de production de soins déshumanisé, mues par le seul objectif de la productivité, du profit (4) et, de fait, beaucoup plus rentables après s’être séparés des soins les plus coûteux et les moins lucratifs.
Le fossé entre l’hôpital public et les cliniques privées ne cesse de s’approfondir aussi bien dans la prise en charge des patients que dans les conditions de travail et de rémunération des personnels. On voit se renforcer un système de santé publique à plusieurs vitesses, où les hôpitaux de haut standing, high tech, cohabitent avec des établissements low cost livrés à eux-mêmes, prétendu “modèle” où la classe ouvrière paupérisée aura de plus en plus de mal à accéder aux soins, même les plus élémentaires.
Après cela, le gouvernement ose affirmer que cette “nouvelle organisation” est “centrée sur le patient” et “sur son parcours”. Foutaises ! Dans le capitalisme agonisant, ne prévaut que la logique du “marche ou crève”. La course à la rentabilité et aux profits pousse même de plus en plus la classe dominante à se désintéresser de la santé globale de sa source de richesse : le producteur salarié.
La numérisation du système médical ne fera qu’accroître cette tendance. En effet, le Ségur prévoit également d’accélérer le système de télé-santé. Or, ces plateformes médicales sont des machines à fric permettant de faire exploser les coûts des soins médicaux engagés par les malades au détriment de la qualité des soins.
Alors que 400 millions de consultations médicales sont réalisées chaque année en France, seules 1 à 2 % se font aujourd’hui à distance. Pourtant, selon la Caisse d’assurance maladie, près de trois médecins sur quatre estiment que la télé-médecine fera partie de leur quotidien en 2030. D’ores et déjà, de nombreuses entreprises de l’e-santé convoitent ce marché. Une quarantaine de plateformes tentent de séduire patients et médecins. Cette évolution permettra probablement d’alléger les charges et les domaines de compétence de l’hôpital au profit de la médecine générale, réduisant ainsi les coûts d’activité du budget de l’État et accroissant le fossé entre la médecine de ville et les zones rurales qui verront encore des hôpitaux disparaître. Les zones déjà qualifiées de déserts médicaux s’étendront considérablement et l’accès à la santé deviendra un long chemin de croix pour obtenir des soins de qualité.
En définitive, le “Ségur” n’ouvre en rien une nouvelle ère. Au contraire, il permet à la bourgeoisie française de franchir un pas supplémentaire dans la marchandisation de la santé et l’allégement du “poids” qu’elle fait peser sur le budget de l’État.
Ce faisant, les travailleurs de la santé ne sont pas dupes. “Ségur, imposture”, pouvait-on entendre dans les manifestations de ces dernières semaines, alors que le “retour à l’anormal” de la situation ayant mené les hôpitaux au bord de l’effondrement est palpable depuis le déconfinement. Épuisés physiquement et moralement, leur colère, leur ras-le-bol sont immenses. Toutefois, nous avons pu constater, une fois encore, une tendance à lutter chacun dans son coin, par hôpital ou centre de soins, par catégories, par niveau de qualification… Or, le sort des soignants est globalement identique à celui de tous les exploités. Les mesures prises à l’issue du Ségur de la Santé, ne sont pas seulement une offensive directe et une entreprise de division corporatiste contre les salariés du secteur, mais une attaque contre l’ensemble de la classe ouvrière. Car, en cherchant à donner une place à part aux fameux “héros de la nation”, la bourgeoisie veut semer l’isolement, le cloisonnement, la division dans les rangs de la classe ouvrière et altérer la capacité de celle-ci à se défendre de manière unitaire. Comme nous pouvons d’ores et déjà le constater, la classe dominante impose la baisse de salaires, l’allongement du temps de travail, la suppression ou le report des congés à tous les salariés quel que soit le secteur. Les personnels de santé ne sont donc pas les seuls à subir une plus forte exploitation, il en est de même pour les autres parties de la classe ouvrière.
Dans la période à venir, l’exacerbation de la crise historique du capitalisme va plonger davantage de larges parties de la classe ouvrière dans une paupérisation extrême. L’exploitation salariale et les conditions d’existence se dégraderont considérablement. Plus que jamais, la lutte de la classe ouvrière en vue de mettre un terme au capitalisme à l’agonie demeure une nécessité. La classe ouvrière ne sera pas en mesure de s’affronter à cette tâche abyssale si elle ne parvient pas à prendre conscience que, quelle que soit la corporation, malgré les variations de salaires et de conditions, les travailleurs salariés appartiennent tous à une seule et même classe. Tous vendent leur force de travail pour subvenir à leurs besoins vitaux. Ce n’est qu’unis dans la lutte, en étant capable de dépasser les divisions, les faux clivages corporatistes et nationaux, que la classe ouvrière sera en mesure de combattre l’exploitation et renverser le capitalisme.
François, 21 août 2020
(1) Ce nom est lié à l’adresse du siège des négociations, au ministère de la Santé, avenue de Ségur à Paris, par analogie avec “le Grenelle” (les accords de Grenelle signés avec les syndicats) du ministère du Travail en mai 1968.
(2) Cf. “Grève dans les urgences : le piège de l’isolement !”, Révolution internationale n° 479, (juillet-août 2019).
(3) Le Canard enchaîné (29 juillet 2020).
(4) Cf. “Des hôpitaux aux usines à soins. Un réel progrès ?”, Management et Avenir Santé n° 3 (2018).
Le 4 août 2020, dans le port de Beyrouth, un stock de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium explosait, provoquant une des plus grandes catastrophes industrielles de l’histoire du capitalisme.
À ce jour, 190 morts officiellement, des dizaines de disparus et plus de 6 000 blessés dont certains dans un état très grave. Selon des spécialistes de l’université de Sheffield, cette explosion correspondrait à un dixième de la puissance de la bombe atomique d’Hiroshima… Les dégâts matériels sont gigantesques : il faut s’imaginer un cratère de 120 m de diamètre et 43 m de profondeur ! Les hôpitaux sont très endommagés, voire complètement dévastés à l’image de l’hôpital Saint-Georges.
En revenant sur le déroulement des événements, on s’aperçoit que la réalité dépasse de très loin la fiction : en 2013, un navire russe, le Rhosus, sous pavillon de complaisance moldave, doit transporter 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium depuis Batoumi en Géorgie jusqu’au Mozambique. Suite à des problèmes techniques, ce navire-poubelle à la cargaison explosive doit faire escale à Beyrouth. Après inspection, les autorités portuaires libanaises interdisent au navire de reprendre la mer. En 2014, le nitrate est déchargé puis stocké dans un entrepôt du port. Le propriétaire abandonne le navire (en refusant de payer les réparations) et les marins. Bien évidemment, ils ne sont plus payés et interdits de débarquer. Ils vont d’ailleurs se mutiner.
L’histoire ne s’arrête pas là : par la suite, les douaniers alertent à six reprises sur le danger de ce stockage explosif. Mais leurs recommandations restent vaines et aucune instance ne veut prendre de décision. Il s’ensuit 7 ans d’errances judiciaire, administrative et politique qui conduisent à la catastrophe du 4 août. Les conséquences immédiates de l’explosion sont dramatiques : le port et une grande partie de la ville sont totalement rayés de la carte. De nombreuses infrastructures sont pulvérisées et l’activité économique fortement altérée. Dans les rues, la population doit faire face à de véritables scènes de guerre. Près de 300 000 personnes se retrouvent sans logement, sans eau courante et 100 000 enfants sont déplacés. Les enjeux humanitaires sont considérables : sachant que le port de Beyrouth gère 60 % des importations du Liban, dont 80 % de ses denrées alimentaires, la sécurité alimentaire de la population est fortement compromise.
Avant la catastrophe, le Liban vivait déjà une crise sociale et sanitaire dramatique (du fait de la faiblesse du système hospitalier : manque de médicaments, hôpitaux saturés, fuite des “blouses blanches”…). Dans ces conditions, et avec la propagation fulgurante du Covid-19, le système de santé n’était déjà plus en mesure de répondre aux besoins médicaux de la population : à noter que le confinement est à nouveau déclenché le 21 août 2020 sauf… pour les secteurs touchés par les destructions ! De telles décisions en disent long sur le cynisme et l’incapacité de “l’administration” libanaise.
Mais ce que la classe dominante tend à présenter comme un simple accident industriel (encore un !) est en réalité un énième tragique épisode dans la vie du capitalisme animé par la recherche permanente du profit et la réduction a minima des coûts. Cette logique, dans laquelle la vie humaine n’a aucune importance, a pour conséquence la multiplication de catastrophes de cette nature partout dans le monde. L’histoire industrielle est émaillée de ce que les médias présentent pudiquement comme des “accidents” dont la fréquence et l’ampleur ne cessent de croître à mesure que le capitalisme s’enfonce dans sa crise historique et, aujourd’hui, sa phase de décomposition. Il suffit, parmi le lot immense des catastrophes, d’en évoquer quelques unes significatives pour se faire une idée de leur monstruosité :
– Le 10 juillet 1976, à Seveso, l’usine d’une firme suisse installée à 20 km de Milan connaît un destin tragique : l’augmentation de la pression soudaine dans l’un des réacteurs fait sauter une soupape de sécurité et provoque une explosion de produits herbicides extrêmement polluants. En fait, il s’agit de dioxine, un agent chimique entrant dans la composition de l’agent orange massivement répandu par l’armée américaine dans les villages pendant la guerre au Vietnam ! On comprend alors aisément que les autorités aient minimisé la toxicité de ce produit tout en planifiant, entre autres mesures sanitaires, des “avortements thérapeutiques”…
– Le 3 décembre 1984, à Bhopal [39] (1) en Inde, l’usine de pesticides d’une filiale américaine explose : 30 000 morts, entre 200 000 et 300 000 malades dans une ville de 800 000 habitants durablement contaminés.
– Le 26 avril 1986, la centrale de Tchernobyl à 96 km de Kiev en Ukraine (alors république “socialiste” de l’URSS) explose et laissera la région impropre à la vie humaine. Le nombre de morts dû à l’exposition à la radioactivité est évalué à plusieurs milliers. En avril 2020, des incendies dans une forêt proche de la centrale ont augmenté la radioactivité de seize fois par rapport à la “normale”. Mais tout est “sous contrôle” selon les autorités locales.
– Le 21 septembre 2001, dans l’usine AZF [40] (2) à Toulouse, filiale en France de Total-Fina : une explosion d’un stock de nitrate d’ammonium occasionne trente morts et 2000 blessés. Déjà à l’époque, la cause de l’explosion était comme à Beyrouth celle d’un stockage de ce produit hautement toxique sans le moindre conditionnement et très proche d’une grande ville.
– Le 12 août 2015, dans le port de Tianjin [41] (3) en Chine, à 140 km au nord de Pékin : une fuite de cyanure de sodium provoque l’incendie et l’explosion de l’entrepôt : 173 morts, selon le chiffre fourni par les autorités chinoises, plus de 700 personnes blessées ou contaminées, des milliers de sans-abris, un secteur dévasté dans un rayon de plusieurs kilomètres.
– Le 12 août 2018, le pont de Gênes [42] (4) en Italie s’écroule : 43 morts. On apprend très rapidement que les capteurs de surveillance ne fonctionnaient plus depuis plusieurs années… Cependant, deux ans plus tard, les autorités inaugurent en grande pompe le nouveau pont (sans la présence des familles qui ont refusé de se prêter à cette ignoble cérémonie).
– Le 26 septembre 2019, dans le port fluvial de Rouen, l’usine américaine Lubrizol [43], (5) classée de type Seveso, prend feu, s’ensuit une explosion provoquant un énorme nuage semant la panique dans un rayon de plus de 50 km. Les autorités vont nier la toxicité des fumées et du nuage pour pouvoir faire repartir au plus vite l’activité. Les protestations de riverains et la constitution de comités de surveillance n’auront aucun effet sur les décisions et le plan “post-Lubrizol” (comme les autorités l’ont nommé) ressemble étonnamment à “l’avant-Lubrizol”. Le capitalisme peut poursuivre son œuvre de destruction.
Cette liste n’est malheureusement pas exhaustive. Mais toutes ces catastrophes, provoquées par la négligence délibérée des États et des capitalistes, nous rappellent que le capitalisme ne peut survivre que dans un paysage jonché de décombres et de cadavres.
Aujourd’hui, c’est le port de Beyrouth qui s’ajoute à la liste noire des “accidents”.
Localement, les autorités avaient connaissance de la dangerosité de cette cargaison et on ne peut expliquer l’ampleur de la catastrophe que par l’incurie, la vénalité et la corruption à tous les niveaux de l’État libanais en totale déliquescence. Rappelons que ce pays ne survivait qu’en attirant des capitaux étrangers monnayant des taux d’intérêts allant jusqu’à 20 %. La catastrophe du port de Beyrouth n’est pas due à un malheureux concours de circonstances. Elle s’est produite dans un pays totalement ravagé par cinquante ans de guerre au Moyen-Orient, de corruption généralisée des cliques politiques et confessionnelles. La décomposition qui ravage ce pays depuis des décennies a conduit la population désespérée à vouloir trouver des “solutions démocratiques” et c’est ainsi que depuis 2018, des vagues de colère impuissante s’expriment à travers un mouvement entièrement dominé par des revendications bourgeoises qui n’a fait que s’amplifier depuis la catastrophe. (6)
Les restrictions imposées à partir d’octobre 2019 sont drastiques : impossibilité de retirer son salaire à la banque, impossibilité de retirer des devises, impossibilité d’accéder aux soins médicaux les plus élémentaires. La livre libanaise a perdu plus de 78 % de sa valeur, 45 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et 35 % de la population active est au chômage. La vie quotidienne des habitants devient insupportable : par exemple, plus de vingt coupures d’électricité par jour. On imagine aisément la galère et le ras-le-bol de la population contre cette extrême précarité.
Les mouvements de contestation s’intensifient et aboutissent en octobre 2019 à la démission du gouvernement. L’avant-dernier cabinet dirigé par Hassane Diab lui succède présentant les mêmes dérives de corruption et d’incompétence. Tout cela va déclencher dès juin une nouvelle vague de manifestations. Bien évidemment ces gesticulations n’y changent rien. L’État libanais est embourbé depuis des décennies dans un système de corruption dans lequel le système bancaire (alimenté par des fonds étrangers, notamment de puissants parrains régionaux) gangrène toute l’économie et enfonce inexorablement le pays dans la décomposition.
Comme à chaque fois, le même scénario apparaît : la bourgeoisie internationale compatit, envoie quelques secours, promet des aides. Mais la vie capitaliste poursuit la même course effrénée au profit, exacerbant par là même les rivalités géopolitiques qui alimentent un chaos croissant. Sous couvert de solidarité et de secours humanitaires, c’est la ruée de vautours impérialistes cyniques (que ce soit les grandes puissances ou les seconds couteaux régionaux) qui se précipitent au “secours” du Liban afin de défendre chacun leurs sordides intérêts.
Au premier plan de cette nuée de macabres prédateurs, on trouve la France : l’empressement de Macron (seul chef d’État à ce jour à s’être rendu sur place) débouche sur une première visite au Liban dès le 6 août pour lui signifier les conditions de son aide à la reconstruction… car l’État français entend bien retrouver une place prépondérante dans cette région après en avoir pratiquement été éjecté ces dernières années. C’est pourquoi Macron a déclaré que “la France ne lâchera jamais le Liban”. Le 28 août 2020, dans une conférence de presse, il affirmait : “Si nous lâchons le Liban…, ce sera la guerre civile”. Pour bien appuyer la portée impérialiste d’une telle déclaration, lors de sa visite du 1er septembre 2020, Macron a tout d’abord fanfaronné en commémorant le centenaire de la création du Grand Liban (à l’instigation de la France) puis s’est entretenu avec les différentes composantes politiques libanaises pour leur arracher la promesse de la création d’un gouvernement de mission dans les quinze prochains jours. Petite fausse-note dans le déroulement royal de cette journée, des centaines d’habitants sont descendus dans la rue pour faire savoir qu’ils n’étaient pas dupes. À la fin de la journée, Macron se faisait plus menaçant : “Je vais convier fin octobre à une conférence internationale à Paris et si rien n’a été fait, je dirai à la communauté internationale que nous ne pouvons pas être au rendez-vous de l’aide”. De telles déclarations en disent long sur les intentions de fraternité de la bourgeoisie française ! Le nouveau premier ministre Adib, ancien chef du cabinet du député Mikati (d’abord dans le camp du Hezbollah puis dans celui adverse de Hariri) incarne tout à fait le type de “changement” attendu par le vieux général Aoun qui du jour au lendemain, comprend que “le moment est venu de changer de politique” et appelle les différentes factions politiques à s’entendre pour proclamer “un État laïc réclamé par la jeunesse libanaise”… Ce serait presque du spectacle de grand-guignol si la situation n’était pas aussi dramatique.
Pour l’heure, le pays est embourbé dans une crise sans précédent et l’explosion du 4 août constitue un nouveau point d’orgue de la décomposition de l’État. Avec cette nouvelle situation, les cliques bourgeoises libanaises essaient seulement de gagner du temps et chacune tente de sauver sa place face au chaos grandissant.
Ce terrible événement nous rappelle une nouvelle fois que les “accidents” du capitalisme sont autant de menaces permanentes contre l’humanité. La seule garantie de sécurité pour le futur réside dans la constitution d’une communauté internationale véritablement humaine, à savoir une société où l’homme et son environnement sont au cœur de toutes les préoccupations et décisions. Auparavant, il faudra balayer les décombres de cette société capitaliste pourrie et meurtrière. En 1915, Karl Liebknecht disait déjà : “Les ennemis du peuple comptent sur l’oubli des masses mais nous, nous combattons leur spéculation avec le mot d’ordre suivant : apprendre de tout, ne rien oublier, ne rien pardonner !”
Adjish, 2 septembre 2020
(2) “Explosion de l’usine AZF à Toulouse – L’État bourgeois est responsable de la catastrophe”, Révolution internationale n° 316 (octobre 2001). [40]
(3) “Explosion meurtrière de Tianjin (Chine) : apprendre de tout, ne rien oublier !”, Révolution internationale n° 454.
(4) “Effondrement du pont de Gênes en Italie : la loi du profit engendre les catastrophes !”, Révolution internationale n° 472.
(5) “Lubrizol : Derrière l’écran de fumée, la responsabilité du capital !”, Révolution internationale n° 479.
(6) On ne peut que faire le parallèle avec la situation de l’État d’Israël voisin, également confronté à des manifestations de révoltes populaires sur un terrain “démocratique” bourgeois contre le pouvoir politique en place, sa corruption, sa politique économique et militaire catastrophique, sur fond de gestion de la pandémie du Covid-19 également calamiteuse.
Depuis le “triomphe” d’Alexandre Loukachenko à l’élection présidentielle biélorusse du 9 août 2020, victoire entachée de fraudes massives et d’intimidations, la population est descendue dans la rue, à l’appel de l’opposition, par dizaines de milliers pour protester contre le régime, drapeau national au vent, et réclamer des “élections libres”. Avant l’élection, la principale candidate d’opposition, Svetlana Tikhanovskaïa, avait déjà rassemblé les foules lors de ses meetings. Peu après l’annonce des résultats électoraux, les syndicats liés à l’opposition appelaient à la grève générale. Comme les manifestations contre le pouvoir, les grèves se sont multipliées dans tout le pays, touchant même des “emblèmes nationaux” : comme l’usine BelAZ (engins miniers) et MTZ (tracteurs). Le “dernier dictateur d’Europe”, au pouvoir depuis un quart de siècle à brutalement réprimé les manifestants, multipliant les arrestations et les passages à tabac (qui ont causé plusieurs décès).
Loukachenko, dirigeant d’un pays demeuré sous influence russe après l’implosion de l’URSS, est aujourd’hui ébranlé. Alors qu’il y a trente ans, les régimes d’Europe de l’Est tombaient les uns après les autres, expression éclatante de la débandade de l’appareil étatique mensongèrement présenté comme “soviétique” et de la faillite de sa propre stratégie impérialiste, le régime biélorusse est resté au pouvoir à force de répressions féroces. Le fait que le dernier vestige du stalinisme en Europe de l’Est soit maintenant ébranlé, montre qu’un anachronisme est peut-être sur le point de prendre fin sous les coups renforcés du même processus de désagrégation des alliances impérialistes, même “traditionnelles”, qui fit disparaître l’ancien bloc de l’Est. Un nouveau pays, situé à un endroit stratégique pour la Russie, pourrait ainsi chercher à se déplacer plus à l’ouest et générer davantage de chaos, à l’image de l’actuelle dislocation de l’Ukraine. (1)
L’opposition pro-occidentale, avec Tikhanovskaïa à sa tête, a pu s’appuyer sur la situation économique calamiteuse (générant un chômage de masse, l’accroissement de la précarité, etc.) et la gestion catastrophique de la pandémie de Covid pour faire sortir la population dans la rue et appeler à la grève. Mais la classe ouvrière n’a rien à gagner à se laisser entraîner dans les conflits de factions de la bourgeoisie biélorusse, chacune appuyée par des vautours impérialistes prêts à fondre sur leur proie.
Au contraire ! Toutes les soi-disant révolutions pour se libérer du “communisme” ou du “grand frère” russe ont débouché sur des régimes démocratiques tout aussi bourgeois et exploiteurs qui, sous le poids de la crise, n’ont fait qu’empirer les conditions d’existence des exploités. Toutes ces soi-disant révolutions en faveur de la démocratie ont été le théâtre d’enjeux impérialistes particulièrement cyniques : quand le bloc occidental ne plaçait pas ses pions pour affaiblir le camp adverse, c’est l’URSS qui poussait les dirigeants vers la sortie pour conserver son influence, comme en 1989 où le dirigeant roumain “socialiste” Ceausescu tombait au profit d’une clique… pro-russe. En 2004, bien après l’explosion de l’URSS, la “révolution orange” éclatait en Ukraine portant au pouvoir de petits malfrats pro-occidentaux et ultra corrompus : l’apparatchik Viktor Iouchtchenko et la “princesse du gaz” Ioulia Tymochenko. La “révolution orange” a finalement débouché sur une guerre civile, l’intervention militaire de la Russie, la fragmentation du pays et l’explosion du chaos et de la misère. Aujourd’hui, tous ces pays sont bien souvent dirigés par des gouvernements corrompus et autoritaires ; les conditions de vie y sont déplorables et le chômage massif.
En Biélorussie, la bourgeoisie pro-européenne se sert également de la population comme une masse de manœuvre contre le gouvernement en place. Le 14 août, depuis la Lituanie où elle s’est réfugiée, Tikhanovskaïa annonçait la création d’un conseil de coordination pour assurer une “transition pacifique du pouvoir” et la “tenue de nouvelles élections”. (2) Pour la bourgeoisie pro-démocratie, il s’agit d’arracher le pouvoir aux mains de Loukachenko et d’endormir la classe ouvrière avec la même grosse ficelle électoraliste que de nombreux États serrent régulièrement autour du cou des “citoyens”. Il n’y a rien à attendre des élections : qu’elles répondent aux “normes internationales” (comme le réclame le conseil de coordination) ou qu’elles s’avèrent n’être qu’un vaste truquage, elles demeurent une pure mystification qui ont pour fonction essentielle de réduire le prolétariat à l’impuissance. À la fin, c’est la bourgeoisie et ses intérêts de classe qui l’emportent. Les contradictions du capitalisme ne disparaîtront pas, l’exploitation des travailleurs, la misère et les guerres qui en découlent ne s’évanouiront pas davantage parce que la bourgeoisie aura organisé des “élections libres”.
Il n’y a qu’à voir le pedigree des sept membres du “présidium” du conseil de coordination pour s’en convaincre. Outre Tikhanovskaïa qui s’est empressée de prendre contact avec les chancelleries occidentales pour parrainer sa “révolution”, la personnalité la plus en vue n’est autre que Svetlana Aleksievitch qui, après avoir été une écrivaine bien disciplinée sous Brejnev, puis plumitif d’État au sein de l’Union des écrivains soviétiques, a opportunément retourné sa veste en dénonçant “l’homme rouge”, ce qui lui valut un prix Nobel de littérature en 2015. Le conseil compte également des juristes, un syndicaliste, Sergueï Dylevski (chef du comité de grève de MTZ), un ancien ministre, Pavel Latouchko (qui a dû sentir le vent tourner) et une dirigeante du Parti démocrate-chrétien biélorusse, organisation de fanatiques homophobes pour qui “chrétien” n’est pas qu’un mot !
Mais n’y a-t-il pas des grèves dans les entreprises ? Les comités de grève et les assemblées générales, n’est-ce pas la preuve indiscutable qu’il s’agit d’un “mouvement prolétarien” ? C’est l’argument avancé par les partis de gauches, trotskistes en tête, pour faire passer des vessies pour des lanternes. (3) Mais il ne suffit pas que des ouvriers soient présents dans un rassemblement pour en faire le début d’un mouvement de la classe ouvrière. En réalité, les grèves sont entièrement pilotées par les syndicats proches de l’opposition, notamment le Congrès bélarussien des syndicats démocratiques qui se propose, soucieux du “sort de la Patrie”, d’assurer “le transfert rapide du pouvoir” et de “sortir [le pays] de la crise politique aiguë”. (4) Ce sont les syndicats, chiens de garde du capital, qui ont fait émerger les assemblées et poussé le “peuple” à la grève, avec pour seul objectif de démettre Loukachenko. Le Congrès bélarussien des syndicats démocratiques grenouille d’ailleurs dans toutes les officines syndicales internationales (Confédération syndicale internationale, Organisation internationale du travail…) et bénéficie de ce fait de l’appui des syndicats les plus expérimentés dans l’encadrement de la classe ouvrière et le sabotage de ses luttes.
Ces grèves ne sont donc ni une “avancée”, ni les “prémices” d’un “mouvement de classe”. C’est un terrain entièrement miné qui désarme le prolétariat sur tous les plans, le livre pieds et poings liés à la bourgeoisie. Au-delà des illusions qu’elle sème en Biélorussie même, la classe dominante utilise aussi partout dans le monde ce mouvement pour faire croire aux ouvriers que la démocratie bourgeoise est le nec plus ultra des régimes politiques.
La classe ouvrière n’a pas à choisir un camp bourgeois contre un autre, ni à se laisser entraîner à la remorque des syndicats ou d’un parti bourgeois plus “démocratique”. Les attaques contre les conditions de vie et de travail que le régime de Loukachenko assène sont les mêmes que tous les gouvernements démocratiques imposent aux exploités du monde entier. Le capitalisme est un système en crise qui n’a plus rien à offrir à l’humanité que toujours plus de misère.
Face à la crise, la seule perspective en mesure de sortir l’humanité de la barbarie dans laquelle le capitalisme nous plonge est toujours celle de la révolution prolétarienne mondiale qui seule peut déboucher sur une véritable société sans classe, sans frontière et sans exploitation. Mais le chemin qui y mène est encore long, difficile et tortueux. La classe ouvrière doit d’abord lutter pour ses propres revendications, notamment contre les politiques de rigueur de l’État afin de s’armer d’une expérience des confrontations à la bourgeoisie et aux pièges qu’elle lui tend en permanence (comme le syndicalisme ou la défense de la démocratie). Tirer les leçons de ces mouvements est vital au prolétariat pour récupérer son identité de classe et préparer le terrain aux futures luttes révolutionnaires.
Mais pour avancer dans ce sens, il est aussi indispensable que la classe se réapproprie les leçons des luttes passés, comme celle de 1980 en Pologne. Il y a 40 ans, en effet, une grève partait des chantiers navals de Gdansk et s’étendait comme une traînée de poudre aux quatre coins du pays. Les assemblées générales étaient réellement souveraines et massives. Les négociations avec le gouvernement de Jaruzelski étaient publiques et ne se déroulaient pas dans le secret des alcôves étatiques. Cette grève de masse a été défaite par le syndicat “libre et démocratique” Solidarnosc qui livra les ouvriers à la répression ! Après l’effondrement du bloc de l’Est, les premières élections “libres” (et un généreux financement américain) portèrent le dirigeant de Solidarnosc, Lech Wałesa, à la présidence. Sous son gouvernement, les politiques d’austérité se sont multipliées…
Démocratiques ou autoritaires, de gauche comme de droite, toutes les factions de la bourgeoisie sont réactionnaires, même lorsqu’elles prennent les traits d’une sympathique (en apparence) professeur d’anglais. Aujourd’hui en Biélorussie, comme hier en Pologne, les exploités n’ont rien à gagner d’élections prétendument libres ! Tikhanovskaïa ou Loukachenko, c’est la même exploitation capitaliste !
EG, 31 août 2020.
(1) Nous reviendrons ultérieurement sur les enjeux impérialistes autour de la Biélorussie et le poids de la décomposition dans les événements. Au même moment, la tentative d’assassinat d’Alexeï Navalny, opposant pro-européen à Vladimir Poutine, participe à la même dynamique de rivalités impérialistes.
(2) Cf. le site internet du conseil de coordination.
(3) Il est à ce titre tout à fait regrettable que cette vision déformée de la lutte de classe ait cours au sein même du milieu politique prolétarien à travers des prises de position qui voient dans cette mobilisation des ouvriers un “premier pas en avant” au lieu de dénoncer la nature bourgeoise du mouvement et le piège très dangereux qu’il constitue pour le prolétariat. Dans son article “Between Imperialist Feuds and Class Movements”, les camarades de la Tendance communiste internationaliste affirment que “la seule note positive est la participation généralisée de la classe ouvrière. L’arrêt de la production et l’interruption de la chaîne de profit est le seul élément véritablement de classe dans le mouvement ; cependant, il est évident que cela ne suffit pas. C’est un bon début, bien sûr, mais il faut aller plus loin”. (traduit de l’anglais par nous)
(4) “Sur la création d’un comité national de grève : la procrastination, c’est la mort !”, traduction d’une interview du 17 août, donnée au site Le partisan bélarusse, parue sur le site de Médiapart.
Nous republions ci-dessous un article, rédigé en 2012, à propos des théories du complot. Depuis cette date, ce phénomène n’a fait que s’amplifier et même se banaliser. Ainsi, avec la pandémie de Covid-19, on a vu se propager tout un tas “d’explications” qui s’appuient sur des théories des complots souvent ancrées dans des discours de propagande et reposant sur des croyances ou des convictions purement émotives et irrationnelles. Ces “théories vont des accusations du président des États-Unis, Donald Trump, selon laquelle la Chine “communiste” aurait à la fois fabriqué et propagé le virus Covid-19, à l’idée répandue que la pandémie est utilisée par les États pour ficher et contrôler la population, voire créée par une diabolique “élite mondiale” ou par des individus tels que l’investisseur George Soros ou le multimilliardaire Bill Gates afin de favoriser leurs “projets de domination mondiale”. Des gens pensent même que le virus est une “pure invention” ! Ces visions totalement délirantes et hors de toute réalité s’avèrent très dangereuses et conduisent parfois à des comportements très nocifs : certains, n’hésitent pas à organiser des covid party avec pour objet de “vérifier” si le Covid-19 est bien “réel” et “dangereux”. Toutes ces visions sont avant tout une expression, fondamentalement irrationnelle et faussement rassurante, liée à une absence de perspective, une vision sans futur. Ce sont clairement les manifestations idéologiques d’une impasse et un reflet du degré de pourrissement de la société capitaliste actuelle et des rapports sociaux dans sa phase ultime de décadence : celle d’un enfoncement dans sa propre décomposition où se manifeste une tendance croissante à la dissolution ou au rejet de toute pensée rationnelle et cohérente. Ces théories ne servent qu’à obscurcir ou fantasmer (comme le font les sectes ou l’esprit religieux) la conscience de la réalité sociale et à esquiver les vrais problèmes de fonctionnement de la société capitaliste en rejetant toute mise en cause globale de ce système. Le regain et la prolifération de ces visions se propagent dans de nombreux domaines de la société, comme dans de larges secteurs de la classe dominante, pas seulement parmi les fractions populistes qui s’en nourrissent. Ces visions complotistes assorties de fake news sévissent même parmi des franges éclairées de la bourgeoisie au sein de l’État, se parant parfois de l’autorité de tel ou tel scientifique.
En même temps, la classe dominante, qui subit elle-même les effets d’un certain déboussolement à travers une tendance à la perte de contrôle des mécanismes politiques du système aberrant qu’elle perpétue, reste tout à fait capable d’instrumentaliser les théories complotistes contre la classe ouvrière. La bourgeoisie cherche ainsi à masquer son propre machiavélisme et les amalgames qu’elle entretient entre la dénonciation de ses manœuvres politiciennes constantes, de sa corruption, de ses magouilles, de ses décisions dans le dos des travailleurs, de ses mensonges, etc. avec les théories complotistes. Elle se prépare déjà ainsi à lancer l’accusation de complotisme contre tous ceux, et en particulier les prolétaires (comme ses organisations révolutionnaires) qui, dans le développement de leurs luttes, seront précisément et inévitablement amenés à dénoncer la domination de classe, le mobile de l’exploitation et les manœuvres de l’ombre bien réelles de la bourgeoisie. En effet, la capacité de la bourgeoisie à fomenter des manœuvres avec ses “hommes de l’ombre” et parfois même des complots est, comme le montre l’article ci-dessous, bel et bien un comportement caractéristique de la bourgeoisie. Un comportement propre aux classes exploiteuses et poussé à son paroxysme par cette classe de gangsters.
Une des idées qui s’est exprimée lors d’une réunion du mouvement Occupy à Londres était que la classe dominante a organisé d’une façon ou d’une autre l’actuelle crise économique pour préserver son propre pouvoir. Cette idée n’est aucunement nouvelle ; les théories conspirationnistes existent depuis l'apparition des sociétés de classe mais leur influence varie considérablement dans les termes selon la période historique où elles se développent. Même l’Antiquité a eu sa part avec l’accusation portée contre Néron par les historiens de son époque d’avoir mis le feu à Rome.
À une époque plus récente, depuis la montée en puissance de la dynastie Rothschild dans le secteur bancaire international et son financement du camp anglais au cours des guerres napoléonnienes, l’idée que des élites financières utilisent la guerre et la crise économique à leurs propres fins a pu trouver un auditoire complaisant.
Aujourd’hui, alors que les masses essaient de trouver un sens à la catastrophe économique qui secoue les fondements de la société jusqu’à son cœur, et du fait que les politiques bourgeoises dominantes sont totalement discréditées, beaucoup se tournent vers des théories conspirationnistes pour essayer de comprendre la situation mondiale.
Ces conceptions ne sont plus l'apanage de « fous » extrémistes. Par exemple, des sondages d’opinion ont montré que les visions conspirationnistes du 11 septembre sont largement répandues au sein de l’opinion publique américaine. Un sondage de 2004 a révélé que 49% des habitants de New York pensaient que certaines parties du gouvernement américain avaient été prévenues de l’attaque et l’avaient laissée se dérouler.
Nous-mêmes, le CCI, avons été accusés d’être des « théoriciens de la conspiration » à cause de notre conception du « machiavélisme » de la classe dominante. En réalité, nous pensons qu’il existe des différences fondamentales entre une analyse marxiste de la vie politique de la classe dominante et les fondements idéologiques de nombreuses théories de la conspiration. C’est ce que nous voulons examiner dans cet article.
Une théorie conspirationniste parmi les plus anciennes entoure la Conspiration des poudres de 1605 en Angleterre, lorsque Lord Salisbury a été soupçonné d’être le cerveau du complot ou de lui avoir permis de se poursuivre alors qu’il l’avait découvert, afin de justifier une répression contre les Catholiques. Cette idée d’opération masquée est très commune dans la théorie conspirationniste – c'est-à-dire une opération secrète conçue pour donner l'impression qu'elle est menée par un groupe ou une puissance ennemie afin de justifier une action contre elle. Beaucoup de « théories masquées » vous font tomber dans ce que l’on peut appeler le spectre plausible ou possible de la théorie de la conspiration. Le caractère plausible dérive du fait que bien des opérations masquées ont été effectivement planifiées et menées à terme dans l’histoire. Ainsi, par exemple :
l’Allemagne a justifié son invasion de la Pologne en 1939 grâce à l’attaque d’une station radio allemande par un groupe de soldats polonais ; connu sous le nom d’incident de Gleiwitz, il s’agissait en fait d’une opération montée par des commandos SS habillés d’uniformes polonais ;
l’opération Susannah (1954) a été une tentative des forces de sécurité israéliennes de poser des bombes dans différents hôtels en Egypte, ce dont les extrémistes islamiques, communistes, etc. auraient été rendus responsables. Connue comme étant l’affaire Lavon, elle a contraint le ministre de la défense israélien, Pinhas Lavon, à démissionner au bout du compte ;
l’opération Northwoods a été initiée par des membres de l’administration Kennedy, proposant que des agents gouvernementaux mènent des actes de terrorisme aux États-Unis et d’en accuser Cuba, afin de justifier une opération militaire. Bien que Northwoods n’ait jamais été mise en œuvre, il ne fait aucun doute que ce type d'opérations est sérieusement envisagé aux échelons supérieurs de l'État.
On peut trouver d’autres exemples de conspiration historique démontrée :
le pacte Ebert-Groener était un accord secret entre Friedrich Ebert (le chef du SPD) et Wilhelm Groener (le commandant de la Reichswehr) en 1918 pendant la Révolution allemande. C’était une alliance contre-révolutionnaire entre la Gauche et la Droite, la Gauche fournissant la couverture politique (le SPD au pouvoir proclamant qu’il gouvernait au nom des ouvriers) pendant que la Droite fournissait les muscles, les Corps Francs qui deviendront par la suite les SA et les SS.
La loge Propaganda Due (P2) – « un État dans l’État1 » - avait développé des ramifications dans toute la classe dominante italienne. Elle était liée à la Mafia et au Vatican, et comprenait des politiciens italiens, des hommes d’affaires et des fonctionnaires de l’État (y compris dans la police et les services de sécurité). La P2 a été mise en lumière en 1981 par les investigations qui ont suivi la faillite de la Banque Ambrosiano. Elle est soupçonnée d’avoir été étroitement liée avec la mystérieuse « opération Gladio » ;
L’opération Gladio elle-même a été initialement montée par l’OTAN en tant qu’opération d’infiltration dans le cas d’une invasion soviétique de l’Europe, ou dans celui d’un gouvernement « communiste2 » prenant le pouvoir dans un État européen. Très liées à la bourgeoisie d’extrême-Droite et au crime organisé, les structures constituant Gladio voulaient tenter de perturber la vie politique et sociale sous le nouveau régime à travers la subversion et la terreur. Divers procès et enquêtes ont soupçonné Gladio et P2 d’implication dans des actes terroristes dans l’Italie d’après-guerre. Bien que Gladio était au départ centré sur l’Italie, d’autres opérations similaires existaient dans divers pays d’Europe et Gladio est devenu un terme pratique pour les couvrir.
Il est cependant réel d’un point de vue historique que de telles conspirations existent. Naturellement, cela ne signifie pas que tout événement est le produit d’une conspiration, ni que nous pouvons naïvement rejeter toute discussion sur les machinations bourgeoises comme n’étant « que » des théories conspirationnistes.
Il va sans dire que alors que des conspirations existent de façon prouvée et que d’autres, bien que non démontrées, sont au moins plausibles, il existe de nombreuses théories conspirationnistes totalement sans fondement.
Ces théories conspirationnistes ont souvent des caractéristiques très similaires :
le monde serait secrètement contrôlé par un groupe clandestin qui va des Juifs et des Francs-Maçons aux banquiers (qui par coïncidence sont souvent des Juifs), voire aux extraterrestres ;
tout événement mondial important est le produit des machinations de cette clique.
Ironiquement, la diffusion de telles théories conspirationnistes a souvent son origine (ou est au moins facilitée) par des organes étatiques. Les répugnants « Protocoles des Sages de Sion », le soi-disant procès-verbal d’une réunion des chefs juifs mondiaux participant à un complot pour prendre le pouvoir au niveau mondial, est un faux rédigé par l’Okhrana, la police secrète tsariste. Les Juifs sont bien sûr depuis longtemps la cible d’accusations de conspiration. Même le mot « cabale », souvent utilisé pour désigner un groupe de conjurés, dérive de « kabbale », une forme de mysticisme juif. Beaucoup de théories conspirationnistes modernes, même lorsqu’il ne s’agit pas des divagations antisémites de l’extrême-Droite, sont idéologiquement des héritières de la même forme de haine qu’incarnent les « Protocoles ». Beaucoup de conspirationnistes modernes peuvent sincèrement parler des « banquiers internationaux » et d’une « élite globale » plutôt que de la « Juiverie internationale », mais la structure idéologique essentielle est la même. Après tout, beaucoup du ressentiment envers les Juifs dérive d’une perception de leur domination du système bancaire, et du fait qu’ils représentent une minorité visible soupçonnée d’être loyale à autre chose qu’à la Couronne ou l’État national. Ce genre de théories conspirationnistes est donc aussi étroitement lié aux sentiments nationalistes. Au passage, cette influence est même visible dans l’idéologie gauchiste qui répudie officiellement racisme et nationalisme : l’idéologie anti-mondialisation est explicitement liée à l’idée de capitalistes globalistes qui sapent l’État national et exploitent leur propre peuple. Les similitudes sous-jacentes avec l’idéologie paranoïaque du régime nazi sont ici évidentes.
Les Communistes ont toujours été une cible privilégiée des théories conspirationnistes. Aux États-Unis, les Protocoles ont été republiés en 1919 par le Public Ledger de Philadelphie, toutes les références aux « Juifs » ayant été remplacées par « Bolcheviks » et l’ensemble rebaptisé « Bible rouge ». Les antisémites ont écrit sur les origines juives de Marx et ont toujours fait le lien entre Juifs et Communistes, et il était inévitable que la Révolution russe soit assimilée à une conspiration juive. La vaste littérature écrite sur le sujet serait digne d’un traité académique en soi, mais il est juste de dire que l’identification bien connue faite par le régime nazi entre « Juifs » et « Bolcheviks » est la conséquence logique de cette forme de pensée.
Alors que beaucoup de gens voient parfaitement les fantasmes paranoïaques de l’extrême-Droite pour ce qu’ils sont, on ne peut que constater que l’historiographie dominante bourgeoise a largement interprété la Révolution russe avec des lunettes conspirationnistes. Elle réduit souvent cette révolution à un simple coup d’État des bolcheviks au lieu de la comprendre comme un acte conscient des masses elles-mêmes. Une nouvelle fois, nous constatons que la théorie de la conspiration, malgré son rejet déclaré de la pensée dominante, est très proche des axes fondamentaux de l'idéologie bourgeoise, même si elle en exagère certains aspects au point d'en être absurde.
Officiellement, la bourgeoisie désavoue la théorie de la conspiration. En fait, le mot est utilisé de façon péjorative pour montrer que l’idée de conspiration dans l’État démocratique est tellement ridicule qu’aucune personne sensée ne pourrait y croire. Malgré cela, comme nous l’avons déjà vu, la bourgeoisie se livre constamment à des activités conspiratives. Ainsi sa propre vision de l’histoire est conspirative, une chronique de rivalités sans fin entre cliques voulant prendre le contrôle de l’État, de manipulation des masses, etc.
Les théories conspirationnistes orientées vers la diffamation de groupes particuliers sont une expression du racisme et des préjugés endémiques à la société capitaliste ; dans ce sens, elles ont un caractère spontané. Mais elles sont employées consciemment par l’État afin de justifier une action contre certains groupes. Les mensonges venimeux propagés au sujet des Juifs ont été utilisés au cours de l’histoire pour justifier de violents pogroms.
De même, les théories de la conspiration autour des communistes ont été utilisés pour mobiliser la contre-révolution au cours de l’Octobre Rouge, en Russie et ailleurs. La « peur du Rouge » aux États-Unis par exemple a été propagée afin de soutenir les buts politiques de l’État américain. Dans un premier temps, le but était de décapiter les organes politiques de la classe ouvrière. L’offensive idéologique n’était pas limitée aux Communistes : Anarchistes, membres des syndicats (en particulier des IWW), grévistes de toutes sortes ont été quotidiennement dénoncés comme des dangers pour la société respectable. C’était là une partie de la contre-révolution internationale qui s’est déchaînée pour écraser la vague révolutionnaire.
Lors de la seconde Peur rouge, l’épouvantable période du « Maccarthysme », les buts politiques avaient une dimension sociale mais étaient à l’origine orientés par la rivalité impérialiste entre les États-Unis et leur rival russe. La classe dominante américaine était préoccupée par l’attrait de la classe ouvrière pour l’idéologie stalinienne et avait déjà découvert des réseaux actifs d’espionnage russes.
Qu’en est-il des théories de conspiration qui dénoncent l’État (comme celle du Mouvement pour la Vérité sur le 11 septembre par exemple) ? À certains égards elles représentent l’extrême méfiance de la petite-bourgeoisie envers l’État et le grand Capital. Ce n’est pas par accident que le berceau des théories conspirationnistes modernes se trouve chez les Libertariens d’extrême-Droite américains. À première vue, ces théories apparaissent pour contester la mythologie de l’État démocratique. Mais de fait elles jouent un rôle dans la préservation de cette mythologie, vu que, étant une expression de l’impuissance historique de la petite-bourgeoisie, elles sont incapables de fournir une quelconque alternative à la démocratie bourgeoise. Au contraire, elles se réduisent à un appel totalement utopique demandant que l’État soit ce qu’il prétend être, c’est-à-dire une expression démocratique du « peuple ». Par exemple, John Buchanan s’est présenté à l’élection présidentielle américaine de 2004 sur un programme de « vérité ». Les éléments les plus radicaux, qui considèrent cette approche comme totalement futile, sont condamnés à aller s’enterrer dans une retraite de montagne avec un stock de vivres et d’armes automatiques, à attendre une hypothétique apocalypse finale.
Les variétés les plus paranoïaques jouent un autre rôle. Dans un premier temps, elles permettent à la conscience générale de discréditer toute discussion sérieuse sur les rouages intérieurs de la classe bourgeoise en utilisant la culpabilité par association : en partie à cause de la nature ridicule de certaines de leurs affirmations, mais aussi de leurs associations douteuses avec l'extrême-Droite et le fondamentalisme religieux.
Surtout, comme nous l’avons déjà vu, ces thèses soulignent des thèmes qui n’ont rien de neuf en eux-mêmes, leurs formes modernes sont certainement influencées par l’une des expressions classiques du capitalisme en décomposition : la tendance de l’idéologie bourgeoise à devenir de plus en plus ouvertement irrationnelle. En partie, elles sont une réponse au chaos grandissant du capitalisme au quotidien, dans sa réalité matérielle, et ce n’est pas un accident s’ils sont étroitement liés à l’émergence du New Age et du fondamentalisme religieux. David Icke, un classique représentant de la version New Age, nous parle d’extraterrestres reptiliens qui dirigent secrètement le monde, alors que des Chrétiens millénaristes croient qu’ils sont en train de vivre à l’époque soi-disant prédites dans le Livre des Révélations, et que la venue de l’Antéchrist sera accompagnée par un « nouvel ordre mondial » totalitaire. Près de 20 % des chrétiens américains (en gros 16 % de la population totale) pensent que Jesus reviendra au cours de leur vie3. Les ventes du livre de Hal Lindsey The late, great Planet Earth, l’un des plus anciens ouvrages les plus lus sur « la fin des temps », dépassent les 28 millions d’exemplaires depuis 1990, malgré le fait qu’il a été plus ou moins falsifié par des prédictions fausses. La série Left Behind, un récit fictionnel de l’Apocalypse, s’est vendue à des millions d’exemplaires (en 1998 les quatre premiers tomes étaient aux quatre premières places de la liste des best-sellers du New York Times).
On pourrait donner bien d’autres exemples, qui soulignent le fait que de telles théories ont une influence grandissante dans la culture grand public et la politique. L’impact de l’idéologie de la « fin des temps » sur l’aile Droite de la classe dominante américaine est indéniable, et nous devons également mettre en avant le succès de la série télévisée « X-Files » qui a repris et largement popularisé la variété extraterrestre du conspirationnisme.
Mais les marxistes (ou le CCI à tout le moins) ne sont-ils pas des théoriciens de la conspiration ? Comme nous l’avons déjà dit, nous défendons l’idée que la classe dominante est tout-à-fait capable d’élaborer des conspirations pour mener ses buts à bien. Nous en avons identifié un certain nombre d’exemples historiques au début de cet article. Nous avons également identifié une « élite » (la classe capitaliste) qui a concentré tout le pouvoir politique et économique dans ses mains. Superficiellement, il peut sembler que nous suivions le schéma classique des théories conspirationnistes.
On doit s’attendre à ce que, en tant que marxistes, nous défendions une théorie matérialiste de la réalité et qu’en conséquence nous rejetons l’idée que nous serions en train de vivre au bord de l’Armageddon, ou que des lézards dirigeraient secrètement la planète. Mais pourquoi, par exemple, rejetons-nous l’idée d’une élite globale secrète (qui serait après tout des capitalistes) contrôlant le monde, manipulant des guerres et des crises afin de mener à bien ses propres projets ?
La raison est basée sur notre compréhension du fonctionnement du capitalisme. En dénonçant les lézards, les banquiers, le groupe Bilderberg, etc., les théoriciens de la conspiration ne font que s’accrocher à l’une des plus profondes illusions offertes par la bourgeoisie : l’idée que tout, partout, est sous contrôle. Il est plus facile de mettre l’horreur et le gaspillage du capitalisme décadent, en décomposition, sur le compte d’une grande conspiration que de comprendre ce que cette tragédie est réellement : une société où l’humanité (et même la classe dominante) se trouve confrontée à ses propres activités économiques et sociales qui lui apparaissent étrangères et hors de tout contrôle.
Les lois du capitalisme fonctionnent indépendamment de la volonté des capitalistes, en dépit de leurs efforts désespérés pour tenter de les contrôler (notamment au moyen de l’État). Par exemple, l’actuelle crise n’est pas le résultat de la manipulation d’une quelconque élite globale, au contraire, la tendance vers la crise échappe de plus en plus à son contrôle malgré ses machinations. Alors qu’il est certainement vrai que telle ou telle faction de la bourgeoisie va chercher à instrumentaliser la guerre ou la crise4 à ses propres fins, il est important de se souvenir que ces buts sont en général dirigés contre une autre faction de la bourgeoisie.
La classe capitaliste s’est construite sur les principes de la concurrence, un mécanisme dont le capitalisme ne saurait s’affranchir. La concurrence est profondément ancrée au sein des processus économiques du capitalisme, et elle ne peut être dépassée par la simple volonté. Cet élément s’exprime dans la vie économique et politique de la classe dominante sous la forme de cliques, de la concurrence entre individus, entre corporations, États nationaux et alliances d’États nationaux. Les tendances agissant contre la concurrence existent certainement – immobilisme, monopole, etc. – et sont exacerbées dans la période de décadence, mais elles ne peuvent jamais totalement la dépasser, seulement la placer à un niveau supérieur. La concurrence entre entreprises est devenue une concurrence entre États ; le libre-échange est sacrifié au mercantilisme ; des guerres ont lieu pour des marchés et des ressources naturelles, et tendent toujours plus à devenir des conflagrations globales (des guerres mondiales). Le machiavélisme est le produit de la conscience aliénée de la classe dominante, de la compétition de chacun contre tous, et il n’offre à la bourgeoisie aucun moyen d’échapper aux contradictions fondamentales de sa vie aussi bien économique, idéologique que politique.
L’unité la plus haute atteinte par la bourgeoisie l’a été au cours de la période révolutionnaire, lorsqu’elle a été contrainte d’affronter la menace d’une classe organisée et consciente. Le pacte Ebert-Groener mentionné plus haut est un exemple des intrigues dont la bourgeoisie est capable dans ce genre de situation, mais la difficulté pour la classe dominante de rester unie dans une situation aussi dangereuse s’est exprimée dans le putsch mort-né de Kapp.
Pour les marxistes, la bourgeoisie ne peut atteindre l’unité permanente indispensable pour totalement contrôler l’évolution de la société. Les théories conspirationnistes dont nous parlons ici n’offrent ni une méthode pour comprendre la crise historique de la société capitaliste, ni un programme pour la dépasser. Néanmoins, nous devons nous attendre à un développement de l’influence du conspirationnisme dans le futur, du fait que la crise systémique s’approfondit et que la conscience de la classe ouvrière reste très faible. Les Communistes ne peuvent pas simplement rejeter les porteurs de telles conceptions, mais doivent les confronter aux racines réactionnaires de telles idées, tout en insistant sur la nature foncièrement machiavélique de la classe dominante.
Lorsque la lutte des classes s'accélèrera et que le prolétariat, à nouveau, ressentira sa propre force, il ne se laissera plus séduire et duper par les théories conspirationnistes en lui opposant sa propre méthode d’analyse historique : le marxisme.
Ishamaël, le 01/08/12
2 Communiste dans ce contexte signifiait évidemment le stalinisme représenté par le bloc de l’Est, bien qu’il pourrait aussi s’appliquer à tout parti de gauche s’opposant à l’impérialisme américain. Naturellement, aucun de ces mouvements ne représentait une politique véritablement communiste ou ouvrière, mais de semblables méthodes pourraient incontestablement être utilisées contre tout mouvement véritable de la classe ouvrière.
3 pewforum.org/uploadedfiles/Topics/Beliefs_and_Practices/religion-politics-06.pdf
4 Par exemple, la crise asiatique de la seconde moitié des années 90 a été fortement exacerbée par les actions menées par la bourgeoisie américaine pour développer sa propre domination dans la région, mais la situation a très vite échappé à tout contrôle et a menacé l’économie globale au sens large, avec des conséquences pour l’économie américaine.
Face à la catastrophe sanitaire, la bourgeoisie dans de nombreux pays n’a pas eu d’autres solutions que de mettre en confinement plus de la moitié de la population mondiale, soit près de quatre milliards d’individus. Si celui-ci était rendu nécessaire par l’incapacité des États et de leurs systèmes de santé à limiter autrement la propagation de l’épidémie de Covid-19, le seul véritable souci de la bourgeoisie était de protéger autant que possible son économie et limiter au maximum la baisse des profits. La classe dominante a sérieusement envisagé de laisser l’épidémie se répandre dans l’ensemble de la population de sorte que seuls les plus résistants s’en sortent. Mais le risque était grand, alors, que la pandémie ne soit plus contrôlable et que toute l’économie soit plongée dans une situation plus dramatique encore. Les États ont donc finalement choisi dans leur très grande majorité la “tactique” du confinement, c’est-à-dire face à leur incapacité et leur impuissance à apporter une autre réponse sanitaire, le retour aux pratiques du Moyen Âge d’isoler, marginaliser, enfermer en lieux clos ceux susceptibles de devenir des “pestiférés”, mais cela désormais à l’échelle planétaire.
L’enfermement obligatoire de pans entiers de la population mondiale, dont la plupart vivent entassés dans des conditions précaires et insalubres, dans des logements exigus, dans une promiscuité dangereuse au sein de mégapoles de plusieurs millions de personnes n’a fait qu’aggraver une situation déjà très difficile à vivre.
C’est la classe des salariés, des exploités qui a été et qui demeure par conséquent la plus durement touchée par les conséquences du confinement. Dans les zones sous-développées comme l’Afrique, l’Amérique latine ou encore l’Asie, les conditions de vie de dizaines de millions d’ouvriers étaient déjà insoutenables et le confinement n’a fait qu’empirer les choses.
L’isolement, le manque de contacts sociaux, la promiscuité, l’altération des déplacements et du mouvement ont provoqué des graves dommages sur la santé des populations, tout particulièrement sur le plan psychique.
Dans ces conditions, les traumatismes du confinement chez les exploités sont sans commune mesure avec ce qu’a pu éprouver la classe bourgeoise dans ses résidences spacieuses dotées de tout le confort matériel nécessaire. Le confinement a donc encore davantage mis en lumière la scandaleuse et révoltante iniquité de la société divisée en classes sociales.
Contrairement à ce que la bourgeoisie veut nous faire croire, nous ne sommes pas tous égaux devant les drames de la vie, comme nous ne sommes pas tous égaux face aux conséquences du confinement. Dans la société capitaliste, ce sont toujours les prolétaires qui payent le plus fortement et directement dans leur chair et leurs conditions de vie les drames engendrés par ce système pourrissant. Au sein de la classe des exploités, ce sont les plus faibles ou ceux qui sont devenus des “inutiles” et des “indésirables” aux yeux du capitalisme qui subissent en premier les conséquences de l’inhumanité et de la barbarie de celui-ci.
Comme l’écrivait Rosa Luxemburg en 1912 dans L’asile de nuit : “chaque année, chez les prolétaires, des milliers d’existences s’écartent des conditions de vie normales de la classe ouvrière pour tomber dans la nuit de la misère. Ils tombent silencieusement, comme un sédiment, sur le fond de la société. Éléments usés, inutiles, dont le capital ne peut plus tirer une goutte de plus, détritus humain, qu’un balai de fer éjecte”. En plus de la misère matérielle, le capitalisme pourrissant ne cesse de développer la marginalisation, l’atomisation des individus, la destruction des rapports familiaux, l’exclusion des personnes âgées, la souffrance psychique… Il sème le malheur au nom de la liberté d’entreprendre, c’est-à-dire au nom de l’obligation de travailler et de se faire exploiter pour vivre. C’est tous les liens humains au sein de la classe ouvrière et notamment les liens d’affectivité et de solidarité que le capitalisme détruit dans sa rage aveugle de sacrifier la vie et la santé des exploités sur l’autel sacré du profit. Lorsque cette classe dominante en appelle hypocritement à la protection des plus faibles, des plus âgés d’entre nous ou des enfants les moins favorisés, elle ment honteusement. C’est précisément quand les conséquences des politiques de démantèlement et de destruction des services assurant un minimum de sécurité à la classe ouvrière altère l’exploitation de celle-ci qu’elle développe le plus massivement ses campagnes idéologiques. Pendant la pandémie, elle ne cesse ainsi de faire croire que son État allait s’occuper des plus vulnérables, alors qu’il est le responsable de toute la détresse sociale, psychique et sanitaire provoquée par la pandémie.
Dans les maisons de retraite partout dans le monde, le drame humain est total. Dans un premier temps silencieux car caché par l’État bourgeois, il est devenu la partie visible lorsque la réalité sordide qui s’y développait n’a pas pu être dissimulée plus longtemps. Déjà plus de 10 000 morts y sont officiellement recensés dans les établissements français. En Espagne, où pas moins de 16 000 décès avaient été recensés au mois de mai dernier, des centaines de cadavres ont été retrouvés dans les chambres de ces établissements, gisant sur leur lit et abandonnés depuis des jours. Des drames identiques ont eu lieu dans de nombreux autres pays, rappelant à quel point, pour le capitalisme, les “vieux” ne sont ni plus ni moins que des bouches à nourrir superflues qu’il faut retrancher de la société en attendant leur mort prochaine.
À cela, il faut ajouter tous ceux morts seuls à leur domicile, abandonnés à leur sort. L’absence de protection en maisons de retraite et d’assistance organisée aux personnes âgées ainsi que la pénurie de personnels a provoqué un véritable massacre dont la bourgeoisie, avec tout le cynisme qu’on lui connaît et l’incurie dont elle fait preuve, est la seule responsable.
Dans ces établissements de “fin de vie”, ces millions de personnes (700 000 rien qu’en France) sans protection adaptée et extrêmement fragiles, sont une proie facile pour le virus.
Alors, et même avec retard comme pour le reste de la population, il a fallu les confiner, les isoler, les enfermer dans leur chambre. Tout contact avec l’extérieur a été interdit. Que ce soit avec leur famille, leurs proches ou leurs amis encore valides et vivant à l’extérieur. Car comme dans les orphelinats, les prisons, les camps de réfugiés, les centres de rétention de personnes migrantes et autres centres de détention juvénile, les maisons de retraite sont des hauts lieux de propagation de la contamination et ceci d’autant plus que ces personnes sont souvent affaiblies par l’âge ou la maladie.
Mais là ne s’arrête pas le drame humain qui se déroule. En plus des conséquences de l’épidémie elle-même, ces êtres humains que l’on prétend isoler “pour leur bien” sont ainsi voués à une tristesse et à un désespoir sans fond, coupés de tout lien avec leurs proches, ce que les spécialistes appellent pudiquement la “dépression du grand âge”. Ce que la société capitaliste leur inflige les renvoie ainsi à un sentiment profond d’abandon et de solitude, de perte totale de l’intérêt pour la vie et même d’identité. Il est certain qu’en plus de tous ceux qui meurent de l’épidémie viennent ainsi s’ajouter ceux qui se laissent tout simplement mourir de tristesse et de solitude dans leur coin.
Dans ce contexte, les familles ont fait l’expérience de la brutalité de cette société, puisque les tentatives pour porter réconfort et soutien à leurs proches sont punies d’amendes, comme cette personne qui avait osé braver l’interdit en parcourant près de 300 kilomètres pour venir au chevet de son père en fin de vie, ou encore pour cette femme venue dire bonjour à son mari, résidant en maison de retraite depuis la rue jouxtant l’établissement !
Comme on peut le voir, l’État a bien joué son rôle lors de cette période de confinement, celui de maintenir l’ordre social de manière froide et mécanique sans la moindre préoccupation du besoin de lien social inhérent à tous et particulièrement aux plus démunis.
À l’inverse, au nom de “l’intérêt de tous”, en se faisant passer pour le bon Samaritain soucieux de la préservation de la santé des plus faibles, l’État va exercer une politique odieuse de contrôle et de coercition tous azimuts sur la société, allant même jusqu’à interdire, puis limiter, la présence des familles aux cérémonies funéraires et sa police interdire, sur ses ordres, l’accès aux cimetières. Puisque dans cette société, la mort est une marchandise comme les autres et qu’en temps d’épidémie, elle peut rapporter beaucoup, une entreprise funéraire ira comme en France jusqu’à faire payer 250 euros aux familles pour venir se recueillir un quart d’heure devant le cercueil aux halles de Rungis.
La précarité en milieu étudiant est maintenant bien connue. Beaucoup de ces futurs prolétaires survivent avec de petits boulots, ce qui leur permet tout juste de tenir le coup et de poursuivre leurs études. Éloignés la plupart du temps de leur famille, ils vivent plus souvent qu’on le croit dans une très grande solitude, mais surtout une très grande insécurité, sans savoir de quoi le lendemain sera fait. Autant de conditions d’existence que le confinement n’a fait que dégrader davantage. Depuis quelques années, les suicides parmi les étudiants deviennent plus nombreux. En France par exemple, il y a quelques mois, un étudiant désespéré a tenté de s’immoler par le feu devant le Centre Régional des Œuvres Universitaires et Scolaires d’une université de Lyon. L’arrêt des petits boulots, la fermeture de foyers, l’impossibilité matérielle et physique de retrouver leur famille ont ainsi gagné du terrain. Jamais les appels de détresse par téléphone aux centres de soutien psychologique n’ont été aussi nombreux. Et cela ne va faire que s’amplifier puisque dans plusieurs pays, y compris ceux dits les plus développés (États-Unis, Canada, Royaume-Uni, France), devant l’incapacité des autorités à mettre en œuvre un dispositif permettant de préserver la santé des étudiants, l’État ne prévoit pas de rouvrir un grand nombre d’universités à la rentrée et préfère remplacer les cours en présentiel par des cours en ligne ou en visioconférence. L’étudiant sera désormais condamné à rester seul dans sa petite chambre toute la journée, derrière son ordinateur sans le moindre contact physique. Un palier de plus est franchi dans l’isolement social et l’atomisation de tous les individus.
Dès lors, si l’État bourgeois met au rebut de la société les personnes âgées, il ne traite pas mieux les futurs prolétaires dont une grande partie n’auront pas d’autre perspective, dans les années à venir, que le chômage et une précarité considérablement accrue dans un contexte d’enfoncement aggravé dans la crise économique.
Dans les médias, nous avons eu pendant de nombreuses semaines, voire plusieurs mois, droit au même rouleau compresseur : “Restez à la maison, soyez responsables, protégez-vous et protégez les autres !” Bien entendu, toute personne ne respectant pas ces consignes était traitée d’irresponsable mettant la santé et la vie d’autrui en danger. Le capitalisme rendait ainsi responsable de la pandémie toutes ces personnes incapables d’avoir un “comportement citoyen”.
Dans les faits, le confinement était bien respecté, la majorité de la population ayant bien compris que, faute de moyens, il ne restait plus qu’à se cloisonner pour se protéger. Seulement en matière de confinement comme dans tous les autres domaines de la vie, l’égalité des droits est un fantasme répandu par l’idéologie bourgeoise. Cette classe fait toujours semblant de découvrir la misère ou les conditions de logement désastreuses dans lesquelles sont entassés la grande majorité de la classe ouvrière, les précaires et les chômeurs. Ce sont des familles entières qui ont été confinées du matin au soir dans des espaces réduits. En matière de logement, là encore seuls le profit et la rentabilité sont de règle.
Si la violence faite aux enfants ainsi qu’aux femmes n’est malheureusement pas un phénomène nouveau, dans ces conditions de confinement il n’a fait qu’augmenter de manière dramatique et explosive. Alors que l’État s’est montré très réactif pour “sauver l’économie”, il n’a bien évidemment rien mis en œuvre pour les personnes se retrouvant dans des situations de détresse et en danger de mort, si ce n’est les exhorter à appeler le numéro du service d’appel pour les urgences sociales, qui n’avait aucun moyen de faire face à cette recrudescence de violences.
Résultat de cette situation, partout dans le monde, les violences conjugales ont explosé avec une hausse de 30 % en France où les interventions à domicile des services de police pour des violences intrafamiliales ont également bondi de 48 %. En Europe, les appels d’urgence ont augmenté de 60 %. En Tunisie, les agressions contre des femmes ont été multipliées par cinq. En Inde, le nombre de dossiers établis pour violences conjugales a doublé. Au Brésil, les cas de violences conjugales signalées ont augmenté de 40 à 50 %. Au Mexique, les appels pour violences y ont augmenté de 60 % pendant la quarantaine avec 200 cas supplémentaires de féminicides. Plus de 900 femmes ont été portées disparues au Pérou…
Mais pour la bourgeoisie, ces désastres humains ne représentent que des chiffres ou des pourcentages sur du papier, qu’elle va s’empresser bien vite d’oublier ! Si les services de santé ont été sabrés depuis plusieurs dizaines d’années, les services sociaux de protection de l’enfance, de prévention des violences faites aux femmes et tous les services de protection des plus faibles ou démunis ont tout simplement été laminés.
Quels dégâts réels de souffrances et combien de meurtrissures physiques et psychiques cachées au bout du compte ? Combien de situations de détresse, de dépression et de tentatives de suicide auront été amplifiées par ces conditions d’enfermement et d’entassement ?
Les mesures de confinement et de restrictions drastiques des liens sociaux imposées aux populations, hormis pour les salariés envoyés au travail sur les lieux de travail en servant de “chair à virus” pour “sauver l’économie” au risque de se faire contaminer eux et leur entourage, ont fait ressortir le caractère impersonnel et abstrait des relations sociales dans le capitalisme.
Alors que le virus continue à se propager sur plusieurs continents, qu’il connaît un regain significatif dans plusieurs pays européens où une deuxième vague s’amorce, les médias ciblent et stigmatisent les jeunes et leur volonté de se rassembler après des mois d’isolement, en les qualifiant “d’irresponsables” par rapport aux vieux comme par rapport à l’ensemble de la population, en cherchant à susciter une division idéologique supplémentaire entre générations. Si, bien évidemment, toutes les précautions doivent être prises, ces rassemblements témoignent d’une soif de lien social, d’un désir de retrouver sa famille, ses amis et tous ses proches après des mois de solitude et d’isolement extrêmement violent sur le plan psychologique.
Ces jeunes ne font pourtant qu’exprimer un besoin vital pour l’espèce humaine, celui de vivre en collectivité. Le fait de les désigner comme coupables du retour en flèche du virus en Europe, comme le font les médias depuis plusieurs semaines, démontre également toute la brutalité et l’inhumanité de la société bourgeoise.
La bourgeoisie veut se présenter comme une classe qui dirige une société qui profite à tous. Une société où chacun a sa place et où chacun a sa chance. Mais lorsqu’une crise sanitaire, économique et sociale de cette ampleur frappe, le voile se déchire et émerge sans fards le visage monstrueux de ce système d’exploitation où la vie n’est qu’une marchandise qui ne mérite une attention et un entretien que si elle est jugée rentable, et encore à condition qu’elle ne coûte pas trop cher. Avec la crise économique, avec l’enfoncement de cette société dans une inhumanité et un chaos toujours plus grand s’imposent des politiques toujours plus irresponsables et meurtrières pour la vie elle-même. À entendre cette classe de menteurs, ses médias et autres idéologues à son service, le monde d’après ne sera plus comme celui d’avant. Aujourd’hui, on nous fait miroiter qu’à l’avenir “il y aura de meilleurs services de santé”, qu’ “il y aura des masques, des tests”, que “le monde sera plus solidaire”, “qu’on va s’occuper des personnes âgées dans les maisons de retraite”, que “la solitude c’est fini”, qu’ “on ne refera pas deux fois les mêmes erreurs”, etc. Ces bobards hypocrites sont aussi peu crédibles qu’au moment de la Première Guerre mondiale quand la bourgeoisie proclamait la main sur le cœur que ce serait “la der’ des ders’ !” ou “plus jamais ça !” Puis, il y eut la Seconde Guerre mondiale et son regain de barbarie généralisée. Alors, c’est vrai, le monde d’après ne sera plus comme celui d’avant : il sera encore pire ! Les promesses de la bourgeoisie n’engagent que ceux qui y croient mais la classe prolétarienne ne peut plus entretenir la moindre illusion sur l’univers de souffrances et de cauchemars que lui réserve et dans lequel le plonge toujours plus profondément le capitalisme.
Sam, 2 mai 2020
Au programme de la rentrée 2020: crise, licenciements, chômage, attaques et méprisAlors que la pandémie mondiale et le confinement de près de quatre milliards de personnes sont encore présents, le capitalisme poursuit sa marche infernale : mensonges, flicage, chômage, misère, attaques contre les conditions de vie et de travail, répression…
Dans tous les États, l’arrêt brutal de l’économie a exacerbé les effets de la crise historique du capitalisme. “Effondrement historique de l’économie française” titrait Le Monde du 1er août : “Le produit intérieur brut (PIB) a reculé de 13,8 % au deuxième trimestre”. Au-delà des titres “choc”, il est clair que les effets de la pandémie sur une économie déjà gravement malade n’ont pas encore dévoilé toute leur profondeur !
Aujourd’hui, alors que la menace de l’épidémie pèse de tout son poids sur nos têtes, la récession se fait déjà lourdement sentir. Durant les quatre derniers mois, les annonces de licenciements n’ont cessé de pleuvoir. De nombreux secteurs sont sévèrement frappés et un grand nombre de petites entreprises mettent la clé sous la porte ! Les plus grosses, tentant de résister, licencient à tour de bras.
Les plans de licenciements et d’économie à l’œuvre avant la crise sanitaire ont donc été considérablement amplifiés et multipliés : plus de 7 580 licenciements chez Air France, 15 000 chez Airbus avec près de 5 000 en France (donc beaucoup plus chez les sous-traitants). Renault prévoit la suppression de 15 000 emplois dans le monde (5 000 en France), Alinéa 2 000, La Halle plus de 5 000, Naf Naf 1 100… À cela s’ajoute une multitude de petites PME. On parle déjà de près d’un million de chômeurs supplémentaires. Et tout cela n’est qu’un début ! Un économiste résume bien la situation : “Il ne s’agit pas de savoir si le chômage va s’accroître, mais jusqu’à quel sommet il va culminer”. (1)
Pour les travailleurs les plus précaires, la situation est particulièrement dramatique. Nombre d’intérimaires se retrouvent “sans activité” ou dans une incertitude insupportable : “La fédération des professionnels du secteur parle d’un choc quatre à cinq fois supérieur à celui de 2009”. Le BTP, l’industrie, le commerce ou le transport-logistique sont notamment touchés. “Je suis tombé à 1 080 euros net par mois et j’ai quatre enfants sous mon toit. L’un d’entre eux est obligé de prendre un emploi saisonnier cet été pour nous venir en aide. Ce n’est pas possible, s’emporte Bruno Palard, 57 ans, intérimaire […]. Le 24 avril, il a été placé en chômage partiel pour une durée indéterminée”. (2) La situation est encore plus grave pour les milliers de travailleurs qui vivent dans la débrouille, enchaînant des petits boulots souvent au noir et qui se retrouvent dans une misère totale.
Les queues devant les camions de distribution d’aide alimentaire d’urgence n’ont cessé de s’allonger depuis le début de la pandémie si bien que les associations de bénévoles sont débordées. Malgré les annonces de “plans d’urgences” de l’État, les associations voient les stocks alimentaires fondre alors que des nouveaux demandeurs se bousculent (déjà + 25 % depuis le confinement, “soit 5,5 millions de demandeurs qui pourraient grimper à 8 millions d’ici à cet hiver”, estiment les associations). Dans plusieurs pays centraux du capitalisme (en particulier aux États-Unis), des grèves des loyers ont également éclaté. Tout cela montre à quel point la situation devient insoutenable et dramatique pour de très larges parties de la classe ouvrière à travers le monde.
Pour maintenir son économie, le capitalisme n’a qu’une seule réponse : exploiter davantage les ouvriers ! Et c’est bien ce qui est à l’œuvre depuis le début de la crise sanitaire, avec la succession de “mesures d’urgence” et d’ordonnances qui concernent le Code du travail :
– La journée de travail maximale passe de 10 à 12 heures (et de 8 à 12 pour le travail de nuit).
– Le temps de repos entre deux jours de travail passe de 11 à 9 heures.
– Le travail hebdomadaire (max) de 48 à 60 heures.
– Extension du travail le dimanche…
Bien naïvement, on pourrait penser que ces mesures ne sont qu’un “cadre légal” nécessaire pour faire face à une situation exceptionnelle de crise sanitaire… Mais vraiment bien naïvement ! Car, à y regarder de plus près, on lit également dans ces ordonnances que “L’employeur peut imposer ou modifier au maximum six jours de congés” avec “un jour franc pour prévenir”, il peut imposer jusqu’à dix jours de RTT ou CET (Contrat Épargne Temps). De même que l’employeur peut imposer jusqu’à cinq jours de congés “monétisés” (sur les RTT et CET), notamment en complément de revenu dans une situation de chômage partiel.
Nombre de ces mesures “temporaires”, officiellement en vigueur jusqu’au 31 décembre 2020, feront “jurisprudence”, dans l’intérêt du capital ! Dans un article de Médiapart publié le 18 juin 2020 : “Les députés votent une drôle de sortie de l’état d’urgence sanitaire”, on pouvait lire : “Alors que l’état d’urgence sanitaire se termine le 10 juillet, l’Assemblée nationale a adopté en première lecture un projet de loi prorogeant jusqu’au 30 octobre certains pouvoirs exceptionnels accordés au premier ministre, et notamment celui d’interdire des manifestations”. Quand il s’agit de défendre les intérêts du capital, “l’exceptionnel” devient très vite la règle !
Avec l’incertitude de la situation actuelle, toute la pression est mise sur les ouvriers qui doivent “savoir faire des sacrifices pour sauver l’activité” et leurs emplois. Les fameux “accords de performance collective” (remis au goût du jour avec les ordonnances Travail de 2017) sont une autre illustration de l’hypocrisie de la bourgeoise et de ses syndicats pour faire accepter une plus grande exploitation au nom de la sauvegarde de l’emploi. Un véritable chantage pour une nouvelle tromperie ! Par exemple à propos de “l’accord” signé par le sous-traitant aéronautique Derichebourg, on peut lire : “Selon le syndicat FO, dans un tract publié le 12 juin [48], face à une chute brutale du chiffre d’affaires de plus de 50 % et avec des prévisions pessimistes anticipant un déficit de près de 6 M€ pour l’entreprise, cet accord était la seule solution pour garantir nos emplois”. (3) Et voici le résultat de cette “grande lutte” syndicale : “L’accord prévoit la suppression des primes de repas et de transport, de 280 euros par mois sur dix mois. […] Par ailleurs, les salariés qui perçoivent plus de 2,5 SMIC perdront leur treizième mois en 2020”.
Un “accord” du même type est actuellement en discussion chez PSA Retail avec cette fois la CFDT aux commandes. Pour mémoire, “en 2015, les salariés de l’usine Smart de Hambach (Moselle) avaient accepté de revenir aux 39 heures pour sauver leur site. Quatre ans plus tard, leur employeur, le groupe automobile allemand Daimler, avait décidé de délocaliser l’entreprise en Chine”. (4)
Ne nous trompons pas, c’est bien le chômage de masse et la précarité qui nous attend. Pour faire face à cette forte augmentation du chômage, la bourgeoisie a un plan pour le moins radical : la réforme de l’assurance chômage (et une économie de 3 à 4 milliards d’euros sur le dos des prolétaires) ! Il faut dire que cela est mûrement préparé depuis plus de deux ans et déjà en partie appliqué.
Cette attaque d’ampleur contre la partie du prolétariat la plus fragile est d’une violence redoutable. Voici un bref résumé, du contenu de cette attaque :
– Durcissement des conditions d’indemnisation (avoir travaillé 4 mois sur les 28 derniers, passe à 6 mois sur 24).
– Le seuil de rechargement des droits (qui était de 1 mois, passe à 4 puis à 6)
– Dégressivité des revenus (au bout de 6 mois pour les tranches hautes)
– Et surtout : tous les jours de la période considérée seront intégrés au calcul de l’indemnité, même ceux non travaillés !
“Avec la réforme, ce salaire journalier de référence sera calculé à partir du revenu mensuel moyen. Les périodes d’inactivité seront donc prises en compte dans le calcul de l’indemnisation, ce qui baissera mécaniquement le montant des allocations chômage versées aux demandeurs d’emploi”. (5) Mais déjà, tout est en place pour perdre les demandeurs dans des démarches administratives complexes et fastidieuses, conduisant à des erreurs quasi systématiquement à la charge du demandeur. (6) Et ce n’est pas l’annonce du report de ce deuxième volet de la réforme qui peut nous faire croire au moindre état d’âme de la part du gouvernement. Ce dernier ne s’en cache pas : cette réforme ainsi que celle des retraites, seront remises à l’ordre du jour aussi vite que possible. “Il n’y aura pas d’abandon d’une réforme des retraites. Je suis ouvert à ce qu’elle soit transformée”, déclarait Macron au mois de juillet en souhaitant relancer les concertations”. En définitive, ce sont toujours les mêmes discours hypocrites et mensongers que la bourgeoisie nous sert “au nom de l’équité, de la justice, de l’altruisme, de la démocratie”.
Dans ce jeu abject, les syndicats répondent toujours présents à l’appel du gouvernement pour “mener les concertations”. Mettre en œuvre de telles réformes, attaquer aussi durement les conditions d’existence du prolétariat, nécessite un encadrement syndical fort de la classe ouvrière, une division, que ces “professionnels de la lutte” savent très bien faire. Alors qu’aujourd’hui on licencie massivement chez Airbus, Air France, Alinéa… que font les syndicats ? Ils enferment les ouvriers dans un corporatisme stérile, en poussant les plus combatifs à la lutte dans le seul périmètre de leur entreprise !
À l’annonce des licenciements chez Airbus, les syndicats ont appelé à manifester sur le tarmac de l’aéroport de Toulouse, en organisant même deux cortèges : l’un composé des syndicats majoritaires comme FO et le deuxième, faisant cavalier seul, emmené par la CGT. Une véritable caricature de division et d’isolement !
La lutte derrière les syndicats ne mène qu’à l’épuisement, à la déception et à la résignation. Pour qu’une lutte paie, elle doit opposer un rapport de force à la bourgeoisie. Cela signifie que le véritable moteur de la lutte est la recherche de la solidarité, de l’unité, de l’extension du mouvement et de sa politisation. Autant de questions essentielles que les syndicats se gardent bien de mettre en avant et qu’ils occultent. La classe ouvrière ne pourra donc compter que sur elle-même. Tout cela ne fait que souligner davantage le caractère primordial du premier point des statuts de l’Association Internationale des Travailleurs qui proclamait : “L’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes” !
Marius, 2 septembre 2020
(1) “Le chômage de masse s’amplifie en France”, Le Monde (29 juillet).
(2) “On subit, on n’a pas trop le choix : les intérimaires, premières victimes de la crise due au coronavirus”, Le Monde (18 juin).
(3) “Accord de performance collective : le sentiment de “trahison” des salariés de Derichebourg”, Marianne (12 août 2020).
(4) Les Echos (4 juin 2020).
(5) Capital (17 juillet 2020).
(6) En juillet dernier, Yann Gaudin est licencié pour avoir aidé des allocataires, notamment des intermittents et des précaires, à “récupérer un préjudice financier d’environ 200 000 euros”. Sur son blog, ce lanceur d’alertes explique avoir découvert “de vraies anomalies couvertes par une chaîne de décideurs, par exemple des salaires exclus automatiquement par le système de calcul des allocations chômage”. Ainsi que des informations “sur les droits des allocataires que l’on donne très peu, voire quasiment jamais aux intéressés”.
Les tensions raciales aux États-Unis sont, en partie, liées au rôle joué par le système esclavagiste dans le développement de l’accumulation primitive dans ce pays. L’esclavage existait partout (Brésil, colonies espagnoles, Caraïbes insulaire et continentale...) mais dans aucun autre pays développé, ce système n’a conditionné les relations sociales et les difficultés d’unité de la classe ouvrière autant qu’aux États-Unis. À un autre niveau de développement et d’importance, le cas de l’Afrique du Sud présente quelques similitudes.[1]
Les origines du capitalisme, après la “découverte” des Amériques, ont été marquées par l’esclavage.[2] C’est surtout dans les Amériques, et pas seulement aux États-Unis, que ce système a pris racine. Pour comprendre l’histoire de l’avènement du capitalisme, de la formation de la classe ouvrière, de la situation actuelle même, il est nécessaire d’aborder le problème de l’esclavage.
Comme l’écrit Marx : “La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore”.[3]
L’accumulation primitive du capital sous les anciens régimes, encore marqués par la féodalité, s’est souvent réalisée avec le travail des esclaves. Et l’Afrique, au malheur de ce continent, sera, dès le XVIIe et le XVIIIe siècle et jusque dans une grande partie du XIXe, un “terrain de chasse aux esclaves”.
Ce type d’exploitation n’est toutefois pas le même que celui du capitalisme, bien qu’il ait servi, à ses débuts, dans l’accumulation originelle (ou “primitive”) : “L’emploi sporadique de la coopération sur une grande échelle, dans l’antiquité, au Moyen Âge et dans les colonies modernes, se fonde sur des rapports immédiats de domination et de servitude, généralement sur l’esclavage. Sa forme capitaliste présuppose au contraire le travailleur libre, vendeur de sa force de travail. Dans l’histoire, elle se développe en opposition à la petite culture des paysans et à l’exercice indépendant des métiers, que ceux-ci possèdent ou non la forme corporative. En face d’eux, la coopération capitaliste n’apparaît point comme une forme particulière de la coopération ; mais au contraire la coopération elle-même comme la forme particulière de la production capitaliste. Si la puissance collective du travail, développée par la coopération, apparaît comme force productive du capital, la coopération apparaît comme mode spécifique de la production capitaliste. C’est là la première phase de transformation que parcourt le procès de travail par suite de sa subordination au capital. Cette transformation se développe spontanément. Sa base, l’emploi simultané d’un certain nombre de salariés dans le même atelier, est donnée avec l’existence même du capital”.[4] Cela signifie que tout comme le capitalisme a commencé et s’est développé dans un environnement non capitaliste, d’abord très dominant, il s’est également développé au milieu et à travers d’autres formes d’exploitation et de “coopération”, car le capitalisme ne sécrète pas de forme particulière de coopération en dehors du capitalisme lui-même. Le féodalisme a soumis à son contrôle les anciennes communautés communistes primitives qu’il “laissait faire” tant qu’elles payaient régulièrement un tribut en nature (produits agricoles, animaux ou artisanaux) et en êtres humains (serviteurs et soldats). D’autre part, le capitalisme tend à transformer tous les rapports sociaux en rapports commerciaux et salariaux, mais dans sa marche vers ceux-ci, il est capable d’utiliser à son service d’anciennes formes d’exploitation comme l’esclavage, les rendant beaucoup plus rentables au moyen d’une barbarie raffinée et systématique.
Au XIXe siècle, l’esclavage s’est maintenu sur une aussi grande échelle que celle des États producteurs de coton du Sud des États-Unis (il y avait jusqu’à cinq millions d’esclaves) jusqu’à bien au-delà du milieu du siècle. Ils vendaient leur production aux États du Nord et, surtout, au premier grand pays capitaliste de l’époque, la Grande-Bretagne. Pendant des décennies, après l’indépendance de l’Amérique du Nord, le système esclavagiste est resté très important, au service de l’accumulation dans cet immense pays.[5] Mais la confrontation entre le capitalisme des États du Nord et les États esclavagistes du Sud est devenue inévitable, notamment en raison du dynamisme expansionniste vers l’Ouest, ce qui a conduit à la Guerre de Sécession.
Après la colonisation de l’Égypte, la Grande-Bretagne a commencé à ne plus acheter le coton du Sud des États-Unis, renforçant, avec le cynisme habituel des classes dominantes, la campagne anti-esclavagiste d’une bonne partie de la bourgeoisie britannique.[6]
Le plus notoire n’est pas seulement la permanence inhabituelle, mais l’augmentation exponentielle du nombre d’esclaves au cours des décennies : “Lorsque le premier recensement des esclaves aux États-Unis a été effectué en 1790, le chiffre était de 697 000 ; en 1861, il était passé à quatre millions” comme le rappelle Marx dans Le Capital (Livre I, Section IV, Chap. XV “Machinisme et grande industrie”, partie 6 : Théorie de la compensation). Et ceci, dans le premier pays du monde “libéré” de l’Ancien régime, servant de phare, aux côtés de la France, au “modèle démocratique” pour l’essor des bourgeoisies des autres pays.
“Tant que la production dans les États du Sud de l’Union américaine était dirigée principalement vers la satisfaction des besoins immédiats, le travail des nègres présentait un caractère modéré et patriarcal. Mais à mesure que l’exportation du coton devint l’intérêt vital de ces États, le nègre fut surmené et la consommation de sa vie en sept années de travail devint partie intégrante d’un système froidement calculé. Il ne s’agissait plus d’obtenir de lui une certaine masse de produits utiles. Il s’agissait de la production de la plus value quand même. Il en a été de même pour le serf, par exemple dans les principautés danubiennes”.[7] Malgré ces énormes profits, l’esclavage est cependant resté un système non entièrement capitaliste.
Les conséquences de l’outrage à la morale humaine que représentait l’esclavage dans le pays qui allait devenir le plus puissant de la planète, n’ont ainsi pas disparu par enchantement, après la Guerre de Sécession. L’esclavage a disparu, mais pas ses conséquences dans la difficile lutte de la classe ouvrière. Autant il était dans l’intérêt de la bourgeoisie de mettre fin à l’esclavage, autant nous savons parfaitement que les maux des sociétés de classe du passé sont concentrés dans le capitalisme comme s’il s’agissait d’un mélange de tous ces maux. La sanglante guerre civile[8] a accéléré l’extension du travail salarié dans l’ensemble des États-Unis, les travailleurs noirs furent progressivement incorporés dans le travail “libre”, mais cette “liberté d’être exploité” a été transformée presque dès le début par un système de ségrégation raciale qui a ajouté d’horribles souffrances à cette partie de notre classe et a créé une dangereuse division au sein du prolétariat.
Les lois de ségrégation raciale sont restées en vigueur dans pratiquement tous les États, soutenues par des décisions répétées de la Cour suprême. Comble du cynisme, la Cour suprême, trois ans seulement après la fin de la Guerre de Sécession (en 1868), a statué que “les Noirs doivent vivre séparément. L’homme blanc les appelait par leur seul prénom et pouvait les maltraiter pour n’importe quelle raison. Les Noirs pouvaient voter, mais seulement s’ils payaient un impôt spécial et s’ils connaissaient par cœur les noms de tous les présidents et juges de la Cour suprême”.
Le système légal de ségrégation protégeait et encourageait un système parallèle, soi-disant “populaire” (grâce au concours fanatique de la petite bourgeoisie blanche) d’agressions, d’assassinats collectifs, de lynchages systématiques. La petite bourgeoisie, surtout dans les États du Sud, mais pas seulement là, a déclenché sa fureur destructrice avec une régularité de métronome pour terroriser les prolétaires d’origine esclave. Le racisme de la petite bourgeoisie nord-américaine reflète l’une des caractéristiques idéologiques du capitalisme nord-américain : une culture imprégnée d’un puritanisme violent d’inspiration biblique, dont l’une des bases est l’horreur furieuse, viscérale et écœurante de tout mélange de “races”. Il est vrai que le racisme et le rejet de l’autre expriment une mentalité largement partagée dans toutes les sociétés de classe, mais en ce qui concerne les États-Unis il s’agit d’un élément fondateur du pays.
À Opelousas (Louisiane, 1868), à la Nouvelle-Orléans et à Memphis (1866), la populace blanche a réagi par des lynchages face aux tentatives des Noirs d’exercer de “nouveaux droits”. “À Thibodaux, en Louisiane, en 1887, plus de 300 coupeurs de cannes à sucre sont morts pendant une grève pour conquérir le droit de quitter leurs anciens quartiers d’esclaves”.
Le XXe siècle a été encore pire : “Pas moins de 250 personnes sont mortes à Wilmington, en Caroline du Nord, en 1928, dont des femmes et des enfants, lorsqu’une foule blanche a attaqué un de leurs journaux à cause d’un article anti-ségrégationniste. Plusieurs centaines d’autres sont morts à East St. Louis (Missouri, 1917) lorsqu’une rumeur s’est répandue selon laquelle un travailleur noir avait parlé à une femme blanche lors d’une réunion syndicale. À Elaine (Arkansas, 1919), le facteur déclencheur de la mort de plus de 200 Noirs, dont des femmes et des enfants, a été une revendication salariale des cueilleurs dans les champs des propriétaires terriens blancs. Et à Tulsa, Oklahoma, en 1921, tout a commencé lorsqu’un groupe de Blancs a tenté de lyncher un jeune Noir qu’ils accusaient de vol. Jusqu’à 300 personnes sont mortes et 8 000 ont perdu leur maison lorsque la population blanche en colère a mis le feu à Black Wall Street et au quartier noir environnant”.
Le système de ségrégation raciale a été renforcé par une milice para-légale qui persécutait les travailleurs noirs et leur infligeait des tortures sauvages lors d’actes rituels : le Ku Klux Klan. Officiellement dissoute en 1871, elle réapparaît en 1915 et est toujours entretenue par des groupes locaux qui défendent une idéologie xénophobe, raciste, revendiquant la suprématie des Blancs. Les grands partis démocratiques américains, ont parfois ouvertement encouragé ces expressions barbares du capitalisme, à d’autres moments ils ont feint de “s’indigner” pour favoriser le piège de l’ “antiracisme”, mais les ont toujours tolérées comme un moyen complémentaire.
Lorsque l’esclavage aux États-Unis était arrivé à son apogée, Marx a décrit la vie des prolétaires en Angleterre,[9] une “vie” atroce comme Engels l’avait déjà décrite dans son célèbre livre en 1845.[10] Il ne fait aucun doute que la vie des prolétaires de l’époque était aussi misérable et épuisante que celle de nombreux esclaves. Mais pour l’avenir de la classe révolutionnaire, l’exploitation des esclaves, n’est pas la même chose que “l’existence des travailleurs libres et salariés qui vendent leur force de travail au capital”. Le prolétariat vit l’expérience d’une nouvelle forme d’exploitation qui contient la possibilité, s’il est capable de développer une lutte consciente, de surmonter les contradictions du capitalisme à travers la société communiste.[11] L’exploitation du prolétariat contient une souffrance universelle qui englobe toutes les formes d’oppression et d’exploitation qui ont existé dans les sociétés de classe et qui, par conséquent, ne peut être résolue que par une révolution universelle qui va aux racines de toute l’exploitation et de l’oppression qui existent dans le capitalisme et, finalement, dans toutes les sociétés de classe. C’est pourquoi l’un des aspects de la lutte de la classe ouvrière devait être la lutte contre l’esclavage, surtout dans un pays comme les États-Unis.
L’Association Internationale des Travailleurs (AIT ou Première Internationale), avant la situation de la guerre civile nord-américaine, n’a pas hésité à envoyer un message de soutien, écrit par Marx, aux Nordistes de Lincoln. Il ne s’agissait pas de soutenir une fraction de la bourgeoisie contre une autre classe réactionnaire (les grands propriétaires du Sud).[12] Marx pensait à juste titre que la fin de l’esclavage donnerait une impulsion à l’unité de la classe ouvrière. C’est ainsi qu’il écrit dans Le Capital (à peu près plus ou moins à la fin de la guerre de Sécession aux États-Unis et la fin “officielle” de l’esclavage en 1865), établissant un lien avec la lutte unitaire pour la journée de 8 heures : “Aux États-Unis d’Amérique, le mouvement ouvrier ne pouvait pas sortir de sa prostration tant qu’une partie de la République restait souillée par l’institution de l’esclavage. Le travail des Blancs ne peut être émancipé là où le travail des Noirs est asservi. De la mort de l’esclavage a immédiatement jailli une vie nouvelle et rajeunie. Le premier fruit de la guerre de Sécession a été la campagne d’agitation pour la journée de huit heures, qui s’est étendue à la vitesse de la locomotive de l’Atlantique au Pacifique, de la Nouvelle Angleterre à la Californie”[13]
Tant les marxistes que les anarchistes mirent clairement en avant l’unité de la classe ouvrière, quelle que soit les couleurs de peau. Cette tradition s’est incarnée au début du XXe siècle dans les Industrial Workers of the World (IWW), le célèbre syndicat révolutionnaire des États-Unis, qui s’est constitué en faveur de la politique internationaliste, contre la guerre et évidemment pour l’unification de la classe ouvrière.[14] Nous connaissons déjà les limites du syndicalisme révolutionnaire et l’échec des IWW. Mais dans la mémoire des travailleurs restera, comme le rappellent nos articles de la Revue Internationale no 124 et 125, “l’expérience des IWW, le courage exemplaire de ses militants face à une classe dominante qui ne recule ni devant la plus grande et la plus vile violence ni l’hypocrisie, cette expérience des IWW est donc là pour nous rappeler que les travailleurs des États-Unis sont décidément des frères de classe des travailleurs du monde entier, que leurs intérêts et leurs luttes sont les mêmes et que l’internationalisme n’est pas un vain mot pour le prolétariat, mais plutôt la pierre angulaire de son existence”.
“Pendant longtemps, le mouvement ouvrier aux États-Unis a été très préoccupé par les divisions entre les travailleurs nés dans le pays, les ouvriers anglophones (même s’ils étaient déjà des immigrants de deuxième génération) et les travailleurs immigrés nouvellement arrivés, qui parlaient et lisaient peu ou pas du tout l’anglais […] Dans sa correspondance avec Sorge en 1893, Engels met en garde contre l’utilisation cynique par la bourgeoisie des divisions au sein du prolétariat qui freinent le développement du mouvement ouvrier aux États-Unis. En effet, la bourgeoisie utilise habilement tous les préjugés raciaux, ethniques, nationaux et linguistiques pour diviser les travailleurs entre eux et ainsi contrecarrer le développement d’une classe ouvrière capable de se concevoir comme une classe unie. Ces divisions constituaient un sérieux obstacle pour la classe ouvrière aux États-Unis, séparant les travailleurs nés aux États-Unis de la grande expérience acquise en Europe par les travailleurs nouvellement immigrés. Ces divisions ont rendu difficile, pour les travailleurs américains les plus conscients, de se maintenir au niveau des avancées théoriques du mouvement ouvrier international”.
Dans cette lettre d’Engels à Sorge du 2 décembre 1893,[15] Engels répondait à une question de Friedrich Adolf Sorge sur l’absence d’un parti socialiste significatif aux États-Unis, en expliquant que “la situation aux États-Unis comporte des difficultés très importantes et particulières qui entravent le développement régulier d’un parti ouvrier. Parmi ces difficultés, l’une des plus importantes est “l’immigration, qui divise les travailleurs en deux groupes : les natifs et les étrangers, ces derniers étant répartis entre eux 1) en Irlandais, 2) en Allemands, 3) en de nombreux petits groupes de nationalités différentes, chacun d’entre eux ne comprenant que sa propre langue : Tchèques, Polonais, Italiens, Scandinaves, etc. Et enfin les Noirs. Construire un seul et même parti sur cette base nécessite des motivations puissantes que l’on ne trouve qu’en de rares circonstances. Il y a souvent des poussées vigoureuses, mais il suffit que la bourgeoisie attende sans rien faire que les différentes parties de la classe ouvrière se retrouvent à nouveau dispersées”.[16]
Les travailleurs noirs, qui avaient déjà commencé à fuir vers le Nord pendant l’esclavage (y compris dans les États nordistes où ils pouvaient être persécutés et renvoyés dans le Sud), ont commencé à se rendre dans les zones industrielles surtout à partir du début du XXe siècle. Et cette “division” dont parle Engels a pris la forme de l’émergence de ghettos, tendance qui a été accentuée par la contre-révolution. L’abominable ignominie de l’esclavage “moderne” avait la particularité de s’appuyer sur son unique origine “raciale” (population originaire d’Afrique subsaharienne) (contrairement à l’esclavage ancien, médiéval ou oriental où les esclaves pouvaient être d’origines très diverses) de sorte que les esclaves nouvellement prolétarisés étaient immédiatement considérés comme sortant tout juste de leur condition ancienne de marchandise vendue. La bourgeoisie américaine, d’autre part, a interdit jusqu’à très récemment l’émigration “colorée”, favorisant dans les grandes années d’émigration vers les USA de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1930, les populations européennes. Il est vrai que la “tradition” de l’habitat urbain aux États-Unis a été celle des quartiers “ethniques”, mais avec les ghettos, la séparation était beaucoup plus nette.
La ségrégation raciale a été officiellement abolie en 1964, un siècle après l’abolition de l’esclavage. Il s’agissait de fournir une cause à une partie croissante de la bourgeoisie noire qui était entravée dans ses affaires par ces lois. Le “grand fruit” des lois sur les droits civiques a été la promotion des Noirs dans les hautes sphères de la politique et des affaires. Sous l’administration Bush, Colin Powell, le boucher de l’Irak, et Condoleezza Rice, la secrétaire d’État, se sont distingués, avec l’élection d’Obama en 2008 comme premier président noir.
Cependant, pour les travailleurs noirs, rien n’avait changé. Ils continuaient d’être victimes de discriminations policières et judiciaires qui font qu’un Noir court sept fois plus de risques de se retrouver en prison qu’un Blanc.
Le comportement de la police (qui comprend de plus en plus de Noirs en son sein) envers les Noirs est particulièrement cruel. Le crime de Los Angeles de 1992 qui a déclenché de violentes protestations a été horrible. Pendant le mandat d’Obama, il y a eu plus de meurtres de la part de policiers que jamais auparavant.[17]
Le meurtre de Georges Floyd, le 26 mai, “aux mains” de quatre flics de Minneapolis a été une nouvelle démonstration tragique de cette continuité de la violence officielle de la classe dominante. Les classes dominantes, par le biais de leurs États, ont le monopole de la violence. Ils l’exercent en général pour imposer leur domination, en particulier contre la classe ouvrière. À côté des forces de l’ordre “officielles”, il y a des milices, des groupes armés plus ou moins illégaux. Au fil des ans, les États-Unis sont devenus un paradigme de la violence la plus extrême. Et dans de nombreux autres pays, cette violence extrême, officielle, non officielle ou illégale (citons le Mexique comme “exemple”), est installée pour toujours tant que dure ce système criminel. Tous ces fléaux sont anciens, oui, mais la tendance de ce modèle s’est généralisée, elle s’est aiguisée dans tous les coins de la planète. Nous vivons aujourd’hui la décomposition du système capitaliste et cette violence criminelle officielle, non officielle ou illégale est sa marque de fabrique. Démocraties, dictatures, avec des partis uniques ou pluralistes, le destin est aujourd’hui marqué par cette violence extrême d’un système criminel, le capitalisme.
Face à de tels outrages, bien connus cette fois-ci grâce aux images transmises par le monde entier sur l’agonie de Floyd, des gens de toutes races et conditions sont descendus dans la rue, remplis d’indignation, pour finir par exiger… une police plus démocratique ! Et d’autres revendications qui consistent à exiger que le bourreau soit plus humain. D’une part, Trump jette plus d’huile sur le feu, encourageant les suprémacistes qui sont prêts à tirer sur quiconque n’est pas Blanc ; d’autre part, les fractions démocrates (et de nombreux républicains, comme l’ancien président Bush) de l’éventail politique américain font des génuflexions, font appel à des artistes et à des stars indignés soutenant des manifestations “patriotiques”.
Avec la contre-révolution liée à la défaite de la vague révolutionnaire bolchevique des années 1920, et à partir des années 1930, les meurtres, les lynchages se sont multipliés. Pendant la dépression de 1929, la petite bourgeoisie blanche (bien manipulée par les médias qui profitent de sa recherche étroite de boucs émissaires) attribue la crise aux “Noirs” : “À Harlem (New York), il y a eu un nombre indéterminé de morts et plus d’une centaine de blessés, en plus de nombreux pillages, suite au vol présumé d’un jeune noir dans le magasin d’un blanc. Ce fut la première émeute moderne car elle a frappé les magasins. À partir de ce moment, Harlem a enduré des épisodes de violence raciale presque continue jusqu’aux années 1960”.[18]
En réalité, la “tache” de l’esclavage qui avait souillé le développement capitaliste aux États-Unis et ailleurs, a fini par créer une barrière difficile à franchir dans les luttes ouvrières aux États-Unis.
Ces barrières ont été exacerbées par le processus social de décomposition capitaliste.[19] Cela entraîne un pourrissement des relations sociales qui conduit à la fragmentation de la société en groupes ethniques, religieux, localistes, “d’affinité”, qui s’enferment dans leur “petit ghetto” pour se donner un faux sentiment de communauté, de protection contre un monde de plus en plus inhumain. Cette tendance favorise la division dans les rangs ouvriers (accentuée jusqu’au paroxysme par l’action venimeuse des partis, syndicats, institutions, médias, etc.) en “communautés” par race, par religion, par origine nationale, etc. Afin d’attiser le feu des divisions raciales et linguistiques du prolétariat américain, l’émigration des travailleurs d’Amérique latine, devenue massive depuis les années 1970, a été utilisée par la bourgeoisie pour créer davantage de ghettos, soumettre les travailleurs immigrés à l’illégalité et faire baisser les conditions de vie de tous les travailleurs.
Cependant, certaines luttes ouvrières des cinquante dernières années ont franchi cette barrière : à Detroit en 1965, la grève sauvage de Chrysler en 1968, la grève sauvage de la Poste en 1970, celle du métro de New York en 2005, la grève d’Oakland lors du mouvement Occupy en 2011… Malgré leurs limites, ces luttes sont une expérience dont on peut tirer des leçons dans la lutte pour l’unité de classe.
Au XIXe siècle, lutter contre l’esclavage, c’était lutter pour la classe ouvrière. Aujourd’hui, la brutalité de la police, des tenants de la suprématie blanche et de l’État en général (et de ses prisons) d’une part, et des mouvements antiracistes d’autre part, soumettent la partie “noire” de la classe ouvrière, voulant la transformer en une population à part entière.
De fait, le racisme et l’antiracisme sont les armes de la bourgeoisie contre la classe ouvrière.
C’est pourquoi le mot d’ordre du prolétariat est : Nous ne sommes ni blancs ni noirs ni d’aucune couleur ! Nous sommes la classe ouvrière ! Comme l’affirmait une banderole lors des manifestations contre la loi 187 sur les immigrés de l’État de Californie : “NOUS NE SOMMES PAS DES COLOMBIENS, NOUS NE SOMMES PAS DES MEXICAINS, NOUS SOMMES DES TRAVAILLEURS !”
Pinto, 11 juin 2020
[1] Cf. la série de notre Revue Internationale sur le mouvement ouvrier en Afrique du Sud :
– “Contribution à une histoire du mouvement ouvrier en Afrique du Sud : de la naissance du capitalisme à la veille de la Seconde Guerre mondiale [49]”, Revue Internationale n° 154 (2e semestre 2014).
– “Du mouvement de Soweto en 1976 à l’arrivée au pouvoir de l’ANC en 1993 [51]”, Revue Internationale n° 158 (Hiver / Printemps 2017).
– “De l’élection du président Nelson Mandela en 1994 à 2014 [52]”, Revue Internationale n° 163 (2e trimestre 2019).
[2] Cf. “1492 : Découverte de l’Amérique – La bourgeoisie célèbre les 500 ans du capitalisme [53]”. Revue Internationale n° 70 (3e trimestre 1992).
[3] Marx, Le Capital, Livre I, Section VIII : “L’accumulation primitive”, chap XXXI. “Genèse du capitaliste industriel”.
La numérotation des livres ou des volumes, des chapitres et des sous-chapitres du Capital n’apparaît pas nécessairement la même d’une édition à l’autre. Nous adoptons ici la référence à sa parution en ligne marxists.org qui, comme sa traduction, reprend celle des éditions des œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade (Économie, Volume I) établie par Maximilien Rubel.
[4] Marx, Le Capital livre I, Section IV, Chap. XIII, “La coopération”.
[5] La thèse majoritaire des historiens nord-américains des années 1970 était que le Sud avait perdu parce qu’il était un précapitalisme inefficace et peu rentable. Depuis quelques années, la thèse majoritaire est que le système esclavagiste était entièrement capitaliste. Il est difficile de savoir ce qu’ils veulent montrer ou démontrer, peut-être que ce qu’ils recherchent, c’est de savoir quel système a été le plus brutal, le plus explosif et le plus inhumain. Et pour cela ils utilisent le marxisme, pour lequel le capitalisme est avant tout un rapport social, la dernière société de classe qu’il faut renverser pour mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Ainsi, selon un historien français bien connu, Nicolas Barreyre, parlant tout récemment du système des producteurs de coton du Sud des États-Unis, “Dans les années 1970, l’idée dominante chez les historiens, comme chez les économistes, était que le Sud esclavagiste vivait dans une économie pré-capitaliste inefficace et peu rentable qui ne pouvait pas survivre face au Nord, qui était entré dans la révolution industrielle et capitaliste dès le début du XIXe siècle. Après la crise de 2008, les historiens se sont à nouveau intéressés aux origines du système économique américain, forgeant ce que l’on a appelé la “nouvelle histoire du capitalisme”. L’idée est que l’économie esclavagiste du Sud était entièrement capitaliste, ce qui a contribué à la montée du capitalisme au Nord”. (Interview dans Le Monde du 28 juin 2020).
Nous n’avons pas l’intention de faire amende honorable auprès de ces éminents historiens. La logique des historiens des années 1970 selon laquelle l’économie des États du Sud américain était “inefficace et non rentable” parce qu’elle était “précapitaliste” semble résulter d’une vision “marxiste” assez vulgaire. Le capitalisme, à son apogée, a utilisé d’autres économies non capitalistes pour son expansion, tant des marchés que des sources de matières premières et de capitaux. Et jusqu’à leur pleine assimilation ou destruction, beaucoup de ces économies ont pu s’enrichir et servir pour l’accumulation primitive du capital, surtout lorsqu’elles appartenaient à la même nation. Dans le monde entier, au XIXe siècle, il existait des systèmes non encore dominés par le capitalisme avec lesquels il faisait des affaires, en les menaçant si nécessaire.
[6] L’hypocrisie de la bourgeoisie anglaise ne connaît pas de limites. D’une part, elle tolérait l’esclavage dans les pays qui pouvaient lui servir d’alliés et dans les colonies où il servait ses intérêts, tout en devenant simultanément le “marteau pour briser l’esclavage” contre des rivaux tels que l’Espagne, le Portugal ou le Brésil, qui n’avaient pas une puissance économique suffisante pour se passer de l’esclavage et qu’ils ont aboli très tard (en 1886 en Espagne et en 1888 au Brésil).
[7] Le Capital, Livre I, section III, Chap. IX. “La journée de travail”, partie 2. “Le Capital affamé de surtravail – Boyard et fabricant”
[8] Ce fut l’une des plus meurtrières de l’histoire : “630 000 personnes sont mortes. Aujourd’hui encore, ce chiffre représente la moitié de toutes les victimes que les États-Unis ont subies dans toutes les guerres qu’ils ont menées depuis lors, y compris celle en Afghanistan” (“La moral ciega [54]”, Lavanguardia du 3 juin 2020).
[9] Le Capital, Livre I, Ch. IX : “La journée de travail”, partie 3 : “Les branches industrielles anglaises sans limite légale d’exploitation” (un chapitre particulièrement édifiant, avec l’exemple de l’exploitation des enfants et des 15 heures de travail quotidiens pour un enfant de 7 ans !).
[11] Voir : Principes du communisme [56], en particulier les points VI et VII.
[12] “Lorsque à l’endroit même où, un siècle plus tôt, l’idée d’une grande république démocratique naquit en même temps que la première déclaration des Droits de l’homme qui ensemble donnèrent la première impulsion à la révolution européenne du XVIIIe siècle – lorsque à cet endroit, la contre-révolution se glorifia, avec une violence systématique, de renverser “les idées dominantes de l’époque de formation de la vieille Constitution” et présenta “l’esclavage comme une institution bénéfique, voire comme la seule solution au grand problème des rapports, entre travail et capital”, en proclamant cyniquement que le droit de propriété sur l’homme représentait la pierre angulaire de l’édifice nouveau - alors les classes ouvrières d’Europe comprirent aussitôt, et avant même que l’adhésion fanatique des classes supérieures à la cause des confédérés ne les en eût prévenues, que la rébellion des esclavagistes sonnait le tocsin pour une croisade générale de la propriété contre le travail et que, pour les hommes du travail, le combat de géant livré outre-Atlantique ne mettait pas seulement en jeu leurs espérances en l’avenir, mais encore leurs conquêtes passées”. (Message de l’AIT à Abraham Lincoln [57], 1864).
En 1864, il y a plus de 150 ans, alors que la classe ouvrière s’affirmait encore comme une classe de transformation de la société, ses organisations soutenaient et devaient soutenir des fractions de la bourgeoisie qui luttaient contre les vestiges (toujours importants et forts) des anciens systèmes d’exploitation. Aujourd’hui, le soutien aux “républiques démocratiques”, aux “droits de l’homme” et autres slogans bourgeois n’est pas le fait qu’il s’agisse de slogans “d’une autre époque”, mais qu’il s’agit avant tout de canulars et d’armes contre le prolétariat. Et ce, depuis l’entrée du capitalisme en décadence.
[13] Le Capital, Livre I, Chap. IX, “La journée de travail”, Chap. 2, “Le Capital affamé de surtravail. Fabricant et Boyard”.
[14] Voir notre série sur les IWW :
– “Les IWW (1905-1921) : l’échec du syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis (I) [58]”, Revue Internationale n° 124.
– “Les IWW (1905–1921) : L’échec du syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis (II) [59]”, Revue Internationale n° 125.
[15] Marx et Engels, Basics writings on politics and philosophies, ed. Lewis Feuer, 1959, pp.457-458
[16] Traduction du CCI.
[17] Voir le reportage : Les conflits raciaux dans l’ère Obama [60].
[18] Site web du journal La Vanguardia, 3 juin 2020.
[19] Voir nos “Thèses sur la décomposition [61]”.
Depuis plusieurs semaines, le nombre de personnes contaminées par Covid-19 augmente fortement dans plusieurs régions du monde et tout particulièrement en Europe qui semble redevenue l’un des épicentres de la pandémie. La “possible deuxième vague” annoncée depuis plusieurs mois par les épidémiologistes est désormais une réalité et il y a fort à parier qu’elle sera bien plus virulente que la précédente. Dans plusieurs pays, le nombre de décès quotidien s’élève déjà à plusieurs centaines et les services de réanimation nécessaires à la prise en charge des patients les plus gravement atteints sont déjà au bord de la saturation, voire débordés comme en Italie, alors que nous ne sommes qu’au début de cette nouvelle vague.
Face à la gravité et à la dégradation rapide de la situation, de plus en plus d’États n’ont pas d’autres solutions que d’improviser des couvre-feux ou des semi-confinements locaux ou nationaux afin de maintenir la population à résidence… en dehors des heures de travail, bien sûr.
Tout au long de ces derniers mois, les médias de nombreux pays n’ont pas cessé de relayer les discours mesquins et mensongers des autorités qui n’ont pas hésité à jeter en pâture la “jeunesse irresponsable et égoïste” qui se regroupait “pour organiser des fêtes clandestines”, ou les vacanciers profitant des derniers beaux jours de l’été pour prendre un verre à la terrasse d’un café en enlevant momentanément leur masque (les gouvernements du pourtour méditerranéen les y ont pourtant lourdement incités afin de “sauver le secteur du tourisme en danger” !). Cette grande campagne ciblant quotidiennement “l’irresponsabilité des citoyens” n’est que le cache-sexe de l’incurie et du manque d’anticipation dont la classe dominante s’est rendue coupable depuis de nombreuses années, (1) tout comme ces derniers mois après le reflux relatif de la “première vague”.
Alors que les gouvernements étaient parfaitement au courant qu’aucun traitement probant n’existait, que la mise au point d’un vaccin était loin d’aboutir et que le virus ne serait pas nécessairement saisonnier, aucune mesure visant à prévenir une potentielle “deuxième vague” n’a été prise. Les effectifs de personnels hospitaliers n’ont pas vu leur nombre augmenter depuis le mois de mars dernier tout comme ceux des lits dans les services de réanimation. Les politiques de démantèlement des systèmes de santé se sont même poursuivies dans plusieurs pays. Tous les gouvernements ont donc poussé la société à revenir au “monde d’avant”, célébrant le retour “des jours heureux” avec un seul et même slogan à la bouche : “il faut sauver l’économie nationale !”
Aujourd’hui, c’est avec le même slogan que les bourgeoisies européennes obligent les exploités à se claquemurer de nouveau chez eux, tout en les exhortant à se déplacer sur les lieux de travail, faisant fi du brassage de populations propice à la prolifération du virus (tout particulièrement dans les grandes métropoles) et de l’absence de mesures sanitaires suffisantes pour garantir la sécurité des personnes sur les lieux de travail comme dans les établissements scolaires !
L’incurie et l’irresponsabilité dont la classe dominante à fait preuve ces derniers mois la rend une nouvelle fois incapable de maîtriser la pandémie. Par conséquent, la très grande majorité des États européens ont clairement tendance à perdre le contrôle de la situation. Cela pour le plus grand malheur de ceux contraints d’aller travailler dans l’angoisse et la peur de la contamination, pour eux comme pour leurs proches.
Contrairement à ce qu’elle prétend, il ne fait aucun doute que l’objectif de la classe dominante n’est pas de sauver des vies mais de limiter au maximum les effets catastrophiques de la pandémie sur la vie du capitalisme, tout en évitant d’accentuer la tendance au chaos social.
Pour cela, le fonctionnement de la machine capitaliste doit être assuré coûte que coûte. Il est notamment indispensable de permettre aux entreprises de dégager du profit. Sans travailleurs salariés sur les lieux de production, pas de travail possible, donc pas de profit à réaliser en perspective. Un risque que la bourgeoisie souhaite éviter à tout prix. Dès lors, la production, le commerce, le tourisme et les services publics doivent être garantis au maximum ; les conséquences sur la vie de centaine de milliers, voire de millions d’êtres humains importent peu. La classe dominante n’a pas d’autre alternative pour garantir la survie de son propre système d’exploitation.
Quoi qu’elle fasse, elle n’est désormais plus en mesure de stopper l’enfoncement inexorable du capitalisme dans sa crise historique. Ce déclin irréversible la pousse donc à se montrer telle qu’elle est, totalement insensible à la valeur de la vie humaine. Prête à tout pour préserver sa domination y compris laisser mourir des dizaines de milliers de personnes, à commencer par les retraités, jugés “inutiles” aux yeux du capital. La pandémie éclaire crûment l’irréconciliable survie d’un capitalisme pourrissant sur pied et celle de l’humanité !
Les exploités n’ont donc rien à attendre des États et de leurs gouvernements qui, quelles que soient leurs couleurs politiques, font partie de la classe dominante et demeurent à son service. Les exploités n’ont rien à gagner en acceptant sans broncher les “sacrifices” qu’on leur impose pour “sauver l’économie”.
Tôt ou tard, la bourgeoisie sera en mesure de dissiper les dégâts sanitaires de ce virus via l’élaboration d’un vaccin efficace. Mais, les conditions de décomposition sociale qui ont conduit à cette pandémie, ne disparaîtront pas. Compte tenu de la guerre que se livrent les États dans leur folle “course au vaccin”, sa distribution s’annonce déjà hautement problématique. À l’image des catastrophes industrielles ou environnementales, il est plus que probable qu’à l’avenir l’humanité sera de plus en plus confrontée à des pandémies planétaires, sans doute encore bien plus mortelles.
Face à la catastrophe économique aggravée par la pandémie, l’explosion du chômage, la misère croissante et l’augmentation des cadences et des pressions, la classe ouvrière n’aura pas d’autre choix que de se battre pour défendre ses conditions de vie. Déjà la colère grandit un peu partout et la bourgeoise essaie de l’atténuer momentanément en promettant à toutes les familles ouvrières que les fêtes de fin d’année pourront avoir lieu (même s’il faudra limiter les grands rassemblements). Mais cette “pause” du confinement pour la trêve des confiseurs ne changera rien sur le fond. L’année 2021 ne sera pas meilleure que celle de 2020, avec ou sans un vaccin. À un moment ou un autre il faudra reprendre le combat, une fois que le choc de cette pandémie sera surmonté.
C’est seulement en reprenant le chemin de la lutte contre les attaques de la bourgeoisie, son État et son patronat, que la classe ouvrière pourra développer son unité et sa solidarité. Seule sa lutte de classe, en brisant l’union sacrée avec ses exploiteurs, pourra, à terme, ouvrir une perspective pour l’ensemble de l’humanité menacée de disparition par un système d’exploitation en pleine putréfaction. Le chaos capitaliste ne peut que continuer à s’aggraver, avec de plus en plus de catastrophes et de nouvelles pandémies. L’avenir est donc entre les mains du prolétariat. Lui seul a les moyens de sauver la planète et de renverser le capitalisme pour construire une société nouvelle.
Vincent, 11 novembre 2020
1 ) Voir sur notre site les différents articles dénonçant le démantèlement du système hospitalier à l’échelle mondiale : “Dossier spécial Covid-19 : le vrai tueur, c’est le capitalisme [64]”.
Les États-Unis, le pays le plus puissant de la planète, sont devenus la vitrine de la décomposition progressive de l’ordre mondial capitaliste. La campagne électorale a jeté une lumière crue sur un pays déchiré par des divisions raciales, par des conflits de plus en plus brutaux au sein de la classe dominante, par une incapacité choquante à faire face à la pandémie de Covid-19 qui a fait près d’un quart de million de morts dans le pays, par l’impact dévastateur de la crise économique et écologique, par la propagation d’idéologies irrationnelles et apocalyptiques. Du reste, ces idéologies reflètent paradoxalement une vérité sous-jacente : nous vivons bien les “derniers jours” d’un système capitaliste qui règne pourtant au quatre coins de la planète.
Mais même dans la phase finale de son déclin historique, alors même que la classe dominante démontre chaque jour un peu plus sa tendance à la perte de contrôle sur son propre système, le capitalisme sait encore retourner son propre pourrissement contre son véritable ennemi, contre la classe ouvrière et le danger que celle-ci représente en prenant conscience de ses véritables intérêts. Ainsi, le taux de participation record à ces élections, les protestations comme les célébrations bruyantes des deux camps représentent un puissant renforcement de l’illusion démocratique, c’est-à-dire de la fausse idée que le changement de président ou de gouvernement peut stopper la chute du capitalisme dans l’abîme, que le vote permet au “peuple” de prendre en main son destin.
Aujourd’hui, cette idéologie est attisée par la conviction que Joe Biden et Kamala Harris “sauveront” la démocratie américaine des brimades et foucades autoritaires de Trump, qu’ils panseront les blessures de la nation, restaureront la rationalité et la fiabilité des relations des États-Unis avec les autres puissances mondiales. Ces idées trouvent un gigantesque écho dans une campagne idéologique internationale qui salue le renouveau de la démocratie américaine et le recul de l’assaut populiste contre les valeurs libérales.
Mais nous, les prolétaires, devrions être avertis : si Trump et son “America First” se sont ouvertement prononcés en faveur d’une intensification du conflit économique et même militaire avec d’autres États capitalistes (la Chine en particulier), Biden et Harris poursuivront également la politique de domination impérialiste de l’Amérique, peut-être avec des méthodes et une rhétorique légèrement différentes. Si Donald Trump était favorable aux réductions d’impôts pour les riches et que son règne s’est conclu par une immense poussée du chômage, une administration Biden, confrontée à une crise économique mondiale que la pandémie a sévèrement aggravé, n’aura d’autre choix que de faire payer la crise à la classe des exploités en multipliant les attaques contre ses conditions de vie et de travail. Si les travailleurs immigrés et illégaux pensent qu’ils seront plus en sécurité sous une administration Biden, qu’ils se souviennent que sous la présidence d’Obama et de son vice-président Biden, trois millions de travailleurs illégaux ont été expulsés des États-Unis.
Il ne fait aucun doute qu’une grande partie du soutien actuel à Biden est surtout une réaction aux véritables horreurs du trumpisme : les mensonges éhontés, les messages racistes subliminaux, la répression sévère des protestations, l’irresponsabilité totale face au Covid-19 et au changement climatique. Il ne fait aucun doute que Trump est l’expression d’un système social en putréfaction. Mais Trump prétend également parler au nom du “peuple”, agir comme un outsider opposé aux “élites” irresponsables. Même lorsqu’il sape ouvertement les “règles” de la démocratie capitaliste, il renforce davantage le contre-argument selon lequel nous devrions plus que jamais nous rallier à la défense de ces “règles”. En ce sens, Biden et Trump sont les deux faces d’une même médaille, celle de l’escroquerie démocratique.
Cela ne signifie pas que ces deux “antagonistes” travailleront ensemble pacifiquement. Même si Trump est démis de ses fonctions, le trumpisme ne disparaîtra pas. Trump a normalisé les milices armées d’extrême-droite qui défilent dans les rues et a fait entrer dans le courant idéologique des sectes conspirationnistes comme QAnon. En réaction, tout cela a nourri la croissance des escouades antifascistes et des milices pro-black power prêtes à s’opposer aux suprémacistes blancs les armes à la main. Derrière tout cela, la bourgeoisie américaine et sa machine étatique sont rongées par des intérêts économiques et de politique étrangère contradictoire que les discours de “guérison” de Biden ne peuvent pas faire disparaître. Il est fort possible que ces conflits deviennent plus intenses et plus violents dans la période à venir.
La classe ouvrière n’a aucun intérêt à être prise dans ce genre de “guerre civile”, à donner son énergie et même son sang aux conflits entre les factions populistes et anti-populistes de la bourgeoisie. Dans leurs discours respectifs, ces factions n’hésitent d’ailleurs pas à propager une vision tronquée de la “classe ouvrière”. Trump se présente comme le champion des ouvriers dont les emplois ont été mis en danger ou détruits par une concurrence étrangère “déloyale”. Les démocrates, en particulier les figures de gauche comme Sanders ou Ocasio-Cortez, prétendent également parler au nom des exploités et des opprimés.
Mais la classe ouvrière a ses propres intérêts et ils ne coïncident avec aucun des partis de la bourgeoisie, républicain ou démocrate. Ils ne coïncident pas non plus avec les intérêts de l’ “Amérique”, du “peuple” ou de la “nation”, ce lieu légendaire où les exploités et les exploiteurs vivent en harmonie (bien que dans une concurrence impitoyable avec les autres nations). Les prolétaires n’ont pas de patrie. Ils font partie d’une classe internationale qui, dans tous les pays, est exploitée par le capital et opprimée par ses gouvernements, y compris ceux qui osent se dire socialistes, comme la Chine ou Cuba, simplement parce qu’ils ont “nationalisé” les rapports entre le capital et ses esclaves salariés. Cette forme de capitalisme d’État est l’option préférée de l’aile gauche du Parti démocrate, dans laquelle, pourtant, “les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble”. comme l’a souligné Engels. (1)
Le vrai socialisme est une communauté humaine mondiale où les classes, l’esclavage salarié et l’État ont été abolis. Ce sera la première société de l’histoire où les êtres humains auront un réel contrôle sur le produit de leurs propres mains et de leur propre esprit. Mais pour faire le premier pas vers une telle société, il faut que la classe ouvrière se reconnaisse comme une classe opposée au capital. Une telle prise de conscience ne peut se développer que si les travailleurs se battent bec et ongles pour défendre leurs propres conditions d’existence, contre les efforts de la bourgeoisie et de son État pour faire baisser les salaires, supprimer des emplois et allonger la journée de travail. Il ne fait aucun doute que la récession mondiale qui se dessine dans le sillage de la pandémie fera de ces attaques le programme inévitable de toutes les parties de la classe capitaliste. Face à ces attaques, les travailleurs devront se lancer massivement dans la lutte pour la défense de leur condition de vie. Il ne peut y avoir de place pour l’illusion : Biden, comme tout autre dirigeant capitaliste, n’hésitera pas à ordonner la répression sanglante de la classe ouvrière si elle menace leur ordre.
La lutte des travailleurs pour leurs propres revendications de classe est une nécessité, non seulement pour contrer les attaques économiques lancées par la bourgeoisie, mais surtout comme base pour surmonter leurs illusions sur tel ou tel parti ou dirigeant bourgeois, pour développer leur propre perspective, leur propre alternative à cette société en déclin.
Au cours de ses luttes, la classe ouvrière sera obligée de développer ses propres formes d’organisation comme les assemblées générales et les comités de grève élus et révocables, formes embryonnaires des conseils ouvriers qui, dans les périodes révolutionnaires passées, se sont révélés être les moyens par lesquels la classe ouvrière a été en mesure de s’emparer du pouvoir et commencer la construction d’une nouvelle société. Dans un tel processus, un authentique parti politique prolétarien aura un rôle vital à jouer : non pas pour demander aux travailleurs de le porter au pouvoir, mais pour défendre les principes issus des luttes du passé et pour indiquer la voie vers l’avenir révolutionnaire. Comme le dit L’Internationale, “Il n’est pas de sauveurs suprêmes. Ni Dieu, ni César, ni tribun”. Pas de Trump, pas Biden, pas de faux messie. La classe ouvrière ne peut s’émanciper que par ses propres moyens et, ce faisant, libérer l’humanité toute entière des chaînes du capital.
Amos, 10 novembre 2020
1) Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880).
Un enseignant décapité dans la rue en représailles d’un cours sur la liberté d’expression… Cela ne s’est pas passé au fin fond de l’Afghanistan ni des territoires irakien ou syrien dominés par Daesh, mais au cœur de l’Europe, dans la région parisienne, au moment où s’ouvre le procès des responsables survivants des attentats islamistes de 2015 et l’assassinat des dessinateurs Charb, Wolinski, Cabu, Tignous dans les locaux de Charlie Hebdo. Ce meurtre s’inscrit d’ailleurs dans la continuité de l’attaque terroriste du 25 septembre 2020 à Paris, commise à proximité des anciens locaux du journal satirique. Deux personnes ont été gravement blessées à l’arme blanche, par un jeune pakistanais de 18 ans qui affirme avoir agi en représailles de la récente republication des caricatures de Mahomet. Samuel Paty, lui, a été froidement assassiné parce qu’il a eu le malheur de faire un cours sur la liberté d’expression concrétisée par ces caricatures.
L’horreur et la barbarie de cet acte ignoble ont provoqué un état de choc, un “sursaut” et une indignation légitime dans la grande majorité de la population. Samuel Paty, professeur d’histoire stigmatisé et dénoncé sur les réseaux sociaux par un parent d’élève pour avoir tenu des propos prétendument “blasphématoires”, était un simple défenseur de la “liberté d’expression”. Il ne faisait qu’appliquer le programme scolaire d’une éducation “citoyenne” dans le respect des règles de la “démocratie républicaine”. Qu’il ait fait l’objet, pour cela, d’une dénonciation publique et d’un assassinat crapuleux et prémédité est ahurissant. Le déchaînement de la vindicte sur les réseaux sociaux de la part d’élèves, de parents d’élèves, de citoyens se sentant une légitimité pour dénoncer et insulter celui qui ne pense pas comme eux a effectivement préparé les conditions du passage à l’acte et à son exécution atroce par un jeune fanatique islamiste.
Il n’a pas fallu deux semaines pour qu’un nouvel attentat au couteau soit perpétré par un autre fanatique dans la basilique de Nice, causant trois morts. Là encore, les victimes sont de simples fidèles catholiques venant prier dans leur lieu de culte sensé représenter un espace sacré de paix et de pardon soi-disant préservé du chaos, et qui est devenu, l’espace d’un instant, le théâtre de la barbarie la plus sauvage.
Ces “faits divers” qui ont bouleversé l’ensemble de la population, notamment les enseignants, sont de nouvelles manifestations de la barbarie et de l’état avancé de décomposition du monde actuel. La haine, l’obscurantisme religieux et le culte de la violence sont des symptômes, parmi beaucoup d’autres, du pourrissement de la société capitaliste. D’un côté, c’est la satire, l’humour comme “forme la plus saine de la lucidité” (selon Jacques Brel), une expression de la civilisation, de la pensée humaine, qui a été encore une fois la cible du nihilisme mystique et du fanatisme religieux. De l’autre, c’est la religion catholique, religion “concurrente” de l’islam qui est visée par un jeune fanatique, un paumé désocialisé devenu tueur bestial et qui se rêve en martyr.
Nous écrivions déjà en 2015 : “La haine et le nihilisme sont toujours un moteur essentiel dans l’action des terroristes, et particulièrement de ceux qui font délibérément le sacrifice de leur vie pour tuer le plus massivement possible. Mais cette haine qui transforme des êtres humains en machines à tuer froidement, sans la moindre considération pour les innocents qu’ils assassinent, a souvent eu pour cible principale ces autres “machines à tuer” que sont les États. Rien de ça, le 7 janvier à Paris : la haine obscurantiste et le désir fanatique de vengeance sont ici à l’état pur. Sa cible est l’autre, celui qui ne pense pas comme moi, et surtout celui qui pense parce que moi j’ai décidé de ne plus penser, c’est-à-dire d’exercer cette faculté propre à l’espèce humaine”. (1)
Le pire, c’est que l’attentat de 2015 n’était que la pointe émergée d’un iceberg, de toute une mouvance qui prospère de plus en plus dans les banlieues pauvres, une mouvance qui s’était exprimée à travers l’idée revancharde que Charlie Hebdo l’avait bien cherché en insultant le prophète ! Depuis les attentats de Charlie Hebdo, de l’hyper casher et des attentats dévastateurs de novembre 2015 à Paris (130 morts), il n’est pas de mois où d’autres attentats semant la mort parsèment l’actualité en France ou en Europe. Mais ce qui donne une dimension singulière, particulièrement effroyable, au meurtre de Samuel Paty, c’est son caractère organisé et les moyens mis en œuvre. Ce crime n’a pu aboutir que grâce à la complicité “innocente” d’ “honnêtes citoyens” qui ont donné des informations au meurtrier, facilitant ainsi son passage à l’acte : deux jeunes collégiens et des parents d’élèves jurant la main sur le cœur qu’ils “ignoraient” les sinistres intentions du terroriste ! De plus, le mode opérationnel du meurtrier ne peut que nous glacer d’effroi : la décapitation au couteau, selon les méthodes sanguinaires enseignées par Daesh. Avec de surcroît, la circulation sur les réseaux sociaux de photos prises par le meurtrier de sa victime décapitée. Une telle abomination, digne d’un film d’horreur, dépasse l’impensable !
Derrière l’État islamiste ou plutôt derrière sa vitrine, de plus en plus de jeunes désespérés, déclassés, sans avenir, s’enrôlent et se découvrent un “idéal de purification” de la société par la mort. Ces terroristes se recrutent de plus en plus parmi de jeunes adolescents (et pas seulement ceux des banlieues les plus défavorisées).
Ce deuxième attentat de Nice, commis selon les mêmes modalités que celui de Conflans ou celui de Paris le 25 septembre, montrent que ces crimes sont de plus en plus souvent des actes d’individus isolés, désespérés qui trouvent dans l’idéologie mortifère de l’islam radical un moyen stérile et destructeur de devenir quelqu’un. Bien que ces individus soient poussés et parfois aidés par des réseaux, il s’agit moins pour le moment d’actes bien structurés et organisés par des organisations ou des États, dans un contexte où Daesh est affaibli et n’a plus autant de marge de manœuvre pour mener des “raids” planifiés, structurés et financés, dans les pays centraux. Que ce soit à Conflans-Sainte-Honorine, à Nice ou tout dernièrement à Vienne en Autriche, ces actes terroristes sont la claire démonstration que ces fanatiques devenus monstres ne sont plus sous contrôle de qui que ce soit. Ils ne sont même plus le bras formé et armé de telle ou telle officine djihadiste déclarée ou revendiquée mais de simples machines à tuer low cost, l’expression de “l’ubérisation” d’idéologies décomposées qui produisent ces “auto-entrepreneurs” du terrorisme. (2)
Comment comprendre alors que l’idéologie djihadiste, irrationnelle, nihiliste et digne du fascisme gangrène une partie de la jeunesse ? Ces adolescents kamikazes qui s’engagent dans la “guerre sainte” pour gagner le paradis ne sont-ils que des créatures monstrueuses, étrangères à l’espèce humaine ? Sont-ils de simples bourreaux que les forces de l’ “ordre républicain” sont acculées à abattre comme des chiens ? Ou sont-ils aussi des victimes de leurs crimes innommables et d’un système qui transforme les hommes en machines à tuer ? Derrière leur radicalisation et leur passage à l’acte terroriste, il y a une attitude nihiliste suicidaire caricaturale mais entretenue par un idéal mystique que véhicule toute conception religieuse du monde.
L’islam n’a pas d’exclusivité en matière de radicalisation violente. Cela vaut pour toutes les religions. D’un côté, elles proposent compassion, miséricorde, “vie éternelle” dans le royaume des cieux et un “paradis” qui ne peut être trouvé sur terre, lieu de tous les “pêchés”. De l’autre, elles stigmatisent les impies, les mécréants, les “infidèles”, les “tentateurs”, sources du Mal et adorateurs de Satan, qu’il faut éradiquer dans leur chair, sous le glaive ou sur le bûcher. Les religions ne font que justifier l’injustifiable et perpétuer la soumission à l’exploitation dans le “royaume des hommes”. Comme disait Marx, la religion est “l’opium du peuple”. Elle est “le cœur d’un monde sans cœur et l’esprit d’un monde sans esprit”.
Ces jeunes apprentis “martyrs” n’imaginent comme seule perspective qu’une action spectaculaire et barbare n’ayant de glorieux que le fait d’entraîner avec soi dans la mort quelques innocents soi-disant “mécréants”, ou des symboles de cette société “souillée” et honnie : militaires, flics, journalistes, enseignants, fidèles d’autres religions… Pour ces djihadistes, c’est un moyen de cesser d’être invisibles aux yeux des autres, de la société, et d’ “exister” un ultime instant avant de se faire sauter avec une ceinture d’explosifs ou se faire descendre sous les balles des flics, en criant qu’ “Allah est le plus grand”.
La montée de l’irrationalité, de l’intégrisme religieux, du nihilisme est la trame fondamentale d’une conception mortifère totalement décomposée des liens sociaux, de l’humanité, véhiculée par des individus déjà broyés dans leur tête et totalement décérébrés.
C’est donc très clairement qu’il faut s’attendre à la recrudescence de tels actes, nourris par la spirale infernale de la décomposition de l’ensemble de la société capitaliste, nourris par les réponses répressives, politiques et sociales des États bourgeois qui ne pourront que jeter de l’huile sur le feu.
Le fait que des adolescents n’aient d’autre ambition que de mourir en héros est le reflet du système capitaliste, un système pourri qui n’a aucun avenir à offrir aux jeunes générations. C’est à cause de cette absence de perspective, de l’atmosphère ambiante du no future, qu’une partie de ces jeunes, souvent laissés pour compte, cherchent un refuge et un exutoire à leur désespoir dans le fanatisme religieux.
Bernard, 2 novembre 2020
1) Révolution internationale no 450.
2) Bien qu’il semble attesté que l’assassin de Samuel Paty par exemple était en contact avec des djihadistes basés en Syrie.
L’assassinat abominable de Samuel Paty, survenu en pleine campagne médiatique sur le procès des terroristes qui ont attaqué Charlie Hebdo en 2015, les attentats de Nice et tout dernièrement celui survenu à Vienne n’ont fait que renforcer un climat social de peur et d’insécurité. Le battage médiatique en rajoute encore sur les “ennemis de l’ombre” (Covid-19 et le terrorisme) qui peuvent frapper n’importe qui, n’importe quand et à n’importe quel moment !
À les entendre tous, hommes politiques et médias, nous sommes en guerre et nous devons tous entrer en résistance contre l’obscurantisme et “l’ennemi intérieur”. La République, la laïcité, la liberté d’expression, la démocratie, la nation, l’Éducation nationale… la civilisation, sont attaquées. Mobilisation générale ! Pour la défense de la liberté d’expression et des valeurs démocratiques de la République, on nous appelle encore une fois à l’union sacrée, derrière le slogan : “ne nous laissons pas diviser” ! La solidarité et l’hommage solennel rendu à Samuel Paty ont donné lieu encore une fois au déploiement d’une vaste campagne idéologique d’union nationale derrière l’État républicain. Toute la classe politique, de droite comme de gauche (avec son Premier ministre Castex, et son ministre de l’Éducation nationale Blanquer), était présente, derrière le drapeau tricolore, lors du grand rassemblement place de la République à Paris, le dimanche 18 octobre. Samuel Paty s’est même vu érigé en héros et grand défenseur de la République par Emmanuel Macron dans le discours que celui-ci prononça le jour des funérailles. Qui récupère et s’approprie l’indignation légitime de l’ensemble de la population face à la sauvagerie du meurtre de Samuel Paty ? À qui profite le crime ? À la classe dominante qui se sert de ce meurtre ignoble pour les besoins de sa propagande patriotarde à la gloire de la démocratie bourgeoise !
Si la majorité des enseignants se trouve à juste titre traumatisée par un acte criminel abominable et dont chacun aurait pu être victime du simple fait de sa profession, si maintenant le tout-venant des catholiques se sent la cible de tueurs fanatiques quand il se rend à l’office le dimanche, tous sont appelés à défendre en priorité, non leurs conditions de travail et de vie, mais leur statut d’ “éducateurs de la République” pour les uns et “la liberté de religion” pour les autres. Tous les enseignants, comme l’ensemble de la classe ouvrière, mobilisés d’abord et avant tout en tant que citoyens, sont appelés à resserrer les rangs derrière l’État démocratique et à faire cause commune avec le gouvernement. Cette tentative d’embrigadement pousse, par exemple, les travailleurs de l’Éducation nationale à se retrouver avec leurs exploiteurs dans la rue, à devoir chanter La Marseillaise, à se tenir au garde à vous et imposer une minute de silence citoyenne à tous leurs élèves regroupés dans les cours des établissements scolaires (au mépris, d’ailleurs, de toutes les règles de protection sanitaire) et, bien sûr, à signaler à l’État républicain tout élève ou famille “déviante” comme ce fut le cas dans quelques établissements comme, par exemple, dans des collèges de l’agglomération de Strasbourg. Et pour quel crime ? “Apologie du terrorisme” après des “incidents” survenus lors de l’hommage à Samuel Paty ! Le parquet précise que l’enquête vise deux adolescents de 12 ans ! Ils auraient tenu des propos laissant entendre qu’ils justifiaient l’assassinat. D’autres incidents ont été signalés à la justice, l’un concerne cette fois des enfants de 8 et 9 ans (!) scolarisés dans des écoles primaires. Au Mans, une proviseure d’établissement a même déclenché le “protocole sécurité” pour faire intervenir les forces de l’ordre, après qu’un élève a été aperçu en train de photocopier une feuille de papier portant une inscription en arabe, à la bibliothèque du lycée. Apparemment l’État veille et ne laisse plus rien passer à ces jeunes “djihadistes radicalisés” ! À quand les déscente de police dans les écoles maternelles ?
De fait, là encore, l’État est en train de réprimer, stigmatiser des gamins dès leur plus jeune âge, leur asséner qu’ils ne sont que déviants et doivent se soumettre à tout prix à l’ordre démocratique capitaliste qui les a déjà de fait, exclu eux ou leurs familles. Dans ce climat de délation et de répression, l’ambiance dans les établissements scolaires ne peut que se dégrader, chacun se méfiant de chacun, aggravant les tensions, le rejet des uns par les autres. L’État contribue ainsi directement, en complément de tous les discours djihadistes, à créer les “monstres” de demain, pris entre le marteau et l’enclume de deux visions du monde réactionnaires qui ne peuvent que les pousser au néant et à la folie. La boîte de Pandore est ouverte.
Encore une fois, le principe “diviser pour mieux régner” cher à la classe dominante va faire des ravages : renforcement des discours et d’actes de rétorsion contre les musulmans avec la suspicion que derrière chaque musulman ou derrière chaque gamin de banlieue se cache un terroriste potentiel. Cet amalgame et l’islamophobie croissante seront le fruit à la fois de ces meurtres crapuleux et des campagnes nationalistes citoyennes justifiant le renforcement des contrôles policiers (notamment des jeunes) pour délit de “sale gueule”, le flicage permanent et la répression de tout ce qui sera considéré comme “antirépublicain”, non démocratique et atteinte potentielle à la sécurité de l’État.
C’est cette logique qui est de fait à l’œuvre dans le projet de loi sur le séparatisme proposé par le gouvernement : toutes les expressions un tant soit peu déviantes à l’encontre de la République et de ses prétendues “valeurs” sont stigmatisées et considérées comme dangereuses. En appelant tous les “citoyens” à les combattre, l’État bourgeois tente de raffermir, auprès des exploités, l’adhésion à l’ordre de la démocratie bourgeoise, présentée de manière fallacieuse comme “le meilleur des mondes”.
Le développement de la xénophobie ne peut qu’engendrer encore plus de violences sociales (telle l’agression de femmes voilées traitées de “salopes” le jour même des funérailles de Samuel Paty). Cette xénophobie se manifeste aussi par le durcissement des contrôles aux frontières revendiqué par le gouvernement avec la volonté manifeste de renvoyer “chez eux” les étrangers “louches”, les “séparatistes” de tous poils, etc. et la remise en cause du droit d’asile. Tout ce dont, bien évidemment, le Rassemblement national (ex-FN)cherche à profiter à outrance en surfant sur la peur et le repli sur soi. Ce terrain pourri du nationalisme (dont le Rassemblement national est d’ailleurs loin d’avoir l’exclusivité !), de l’exclusion et de la délation, de la recherche d’un bouc-émissaire pour justifier la barbarie, n’est pas le terrain de la classe ouvrière. Son terrain, c’est celui de l’internationalisme, de la solidarité dans la lutte contre l’exploitation et particulièrement l’exploiteur en chef, le plus hypocrite et pernicieux : l’État bourgeois.
Ces derniers assassinats sont un révélateur du pourrissement nauséabond du système capitaliste. Ce système en putréfaction, laissé à sa propre dynamique morbide et barbare, ne peut qu’entraîner progressivement toute l’humanité vers le chaos sanglant, la folie meurtrière et la mort.
Comme l’illustre le terrorisme, le capitalisme ne cesse de fabriquer des individus totalement désespérés, broyés et capables des pires atrocités.Ces terroristes, le capitalisme les façonne à son image. Si de tels “monstres” existent, c’est parce que la société capitaliste est devenue “monstrueuse” !
Ni la bourgeoisie, ni son État, ne peuvent protéger la population de ces monstres qu’ils ont créés et qui peuvent frapper de manière aléatoire et ponctuelle. La classe dominante perd de plus en plus le contrôle sur son propre système en décomposition qui ne peut que continuer à semer la mort. Pire encore : toute la cristallisation médiatique et la mise en avant du danger islamiste radical ne peut hélas que faire naître des vocations de terroristes martyrs.
Face à la barbarie du terrorisme, l’impuissance des États et de leurs gouvernements est de plus en plus manifeste. Ces États et gouvernements démocratiques qui dans leurs croisades impérialistes, depuis la guerre du Golfe contre Saddam Hussein, n’ont fait qu’attiser la haine et la soif de vengeance des islamistes fanatisés. Dans la société capitaliste en décomposition, la barbarie et le culte de la violence ne peuvent engendrer que toujours plus de barbarie et de violence aveugle.
La fin de cette spirale infernale ne pourra certainement pas venir de l’action de ceux qui sont les principaux défenseurs et garants du système économique qui engendre cette barbarie. Elle ne pourra résulter que du renversement de ce système par le prolétariat mondial et de son remplacement par une véritable communauté humaine universelle basée non plus sur le profit, la concurrence et l’exploitation de l’homme par l’homme mais sur l’abolition de ces vestiges de la préhistoire humaine. Une société basée sur “une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous”, la société communiste !
Stopio, 22 octobre 2020
Dans la nuit du 8 au 9 septembre, un violent incendie ravageait le sinistre camp de Mória situé sur l’île grecque de Lesbos. Depuis la construction de ce camp en 2013, de nombreuses alertes ont été lancées au sujet des abominables conditions de détention des migrants. Ce camp surpeuplé, où près de 20 000 personnes survivaient en début d’année, n’a qu’une capacité d’accueil de 2 800 places. La violence, la faim, l’insalubrité y sont omniprésentes. En plus d’un contexte sanitaire effroyable, le camp ne dispose en moyenne que d’un point d’eau pour 1 300 personnes. Des familles entières vivent sous des bâches en plastiques et la nourriture est distribuée au compte goutte. Les séquelles psychologiques sont innombrables : sur Lesbos, un tiers des enfants s’est déjà mutilé ou a fait des tentatives de suicide. (1) Nombre d’entre eux refusent même d’ouvrir les yeux au petit matin, (2) préférant se terrer dans leur tente plutôt que de contempler la “solidarité” tant vantée par les États démocratiques !
Suite à cet énorme incendie, les 13 000 migrants du camp (dont 4 000 enfants), encore présents, se sont alors retrouvés à la rue, dans des conditions aussi désastreuses et inhumaines que lorsque les barbelés étaient leur seul refuge, dormant à même le bitume, sans soins, sans nourriture. En revanche, ils ont eu droit à une distribution de flyers à profusion pour exhorter les migrants à s’installer dans le nouveau camp que l’ONU construit de concert avec les autorités locales. (3) “L’entrée des demandeurs d’asile dans le nouveau camp n’est pas négociable”, déclarait le ministre de la Protection des citoyens, Michalis Chryssohoïdis, affirmant que sa politique migratoire était “dure mais juste”. Pour preuve, une opération policière au matin du 17 septembre raflait l’ensemble des migrants qui ne croyait pas à la “sécurité” et aux “conditions de vie décentes” promises par les autorités !
Les autorités peuvent d’ailleurs compter sur la complicité sans faille des ONG, qui sous couvert de protéger les migrants, les rabattent vers les camps et les enferment dans le cadre légal du “droit d’asile” (qui leur est très défavorable). Elles empêchent ainsi tout lien de solidarité avec la classe ouvrière qui vit à proximité. Parallèlement, les autorités locales ont volontairement excité la population de l’île en l’exhortant à aller manifester pour demander “l’éloignement des migrants”, accusés de faire chuter le tourisme.
Suite à l’incendie, les politiciens de tout bord n’ont pas tardé à sortir leur mouchoir (pour essuyer leurs larmes de crocodile), à l’instar de Macron, le président français, qui déclarait avec une hypocrisie inouïe que “l’incendie d’un camp à Lesbos est un drame supplémentaire pour des milliers de migrants déjà en situation de détresse. La France sera une nouvelle fois au rendez-vous de la solidarité avec la Grèce”. Mais bien sûr ! Le président du conseil européen lui aussi, “ému par cette situation dramatique et complexe”, encourage l’Europe a “davantage de partenariats avec des pays tiers” (comme la Libye, peut-être ?). Pour manifester leur “solidarité”, quelques pays ont “promis” d’accueillir une poignée de migrants, mineurs non accompagnés pour la plupart, tout en élaborant un nouveau “mécanisme de solidarité obligatoire” qui permettra de se débarrasser encore plus facilement des indésirables !
La bourgeoisie peut se fendre de beaux discours sur la solidarité, elle ne cesse d’enfoncer l’humanité dans la barbarie la plus sinistre. La crise migratoire de 2015 avait amené l’Union européenne (UE) à conclure un accord avec la Turquie et avec la Libye pour retenir les migrants. Il est notamment prévu que l’Italie aide les gardes-côtes libyens à intercepter les migrants qui tenteraient de franchir la Méditerranée. Ces derniers, dont de nombreux mineurs, sont ainsi détenus dans des camps libyens, soumis à des conditions de détention atroces : réduits en esclavage, violés, torturés… Malgré la sauvagerie bien connue qui se déchaîne dans ce pays (comme dans bien d’autres) contre les migrants, l’UE poursuit sa politique de sous-traitance et l’a même renouvelé pour trois ans en novembre 2019 !
Mais les États démocratiques ne se contentent pas de sous-traiter. Partout dans le monde, ils emploient eux-mêmes les pratiques les plus barbares à l’encontre des migrants. L’Australie repousse ainsi systématiquement les migrants depuis 7 ans en les parquant dans des îles-prisons, et ce dans des conditions tout aussi déplorables que les camps grecs. La politique anti-migrants du gouvernement américain est également particulièrement brutale : enfants arrachés à leurs parents, milices surarmées patrouillant à la frontière… des migrantes sont même victimes d’hystérectomies forcées !
Et la tendance n’a fait que se renforcer ces derniers mois. Dès le 6 mars 2020, Josep Borrell, haut représentant de l’UE, donnait ainsi le ton : “n’allez pas à la frontière, [elle] n’est pas ouverte”. Alors que le gouvernement grec profitait de la pandémie de COVID-19 pour interrompre toutes les procédures d’asile, conformément au droit de la très démocratique UE, (4) il appelait Frontex à l’aide pour interdire aux migrants l’accès à son territoire. (5) Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes de l’Union Européenne, n’est qu’un énième instrument policier pour dresser des barrières physiques et juridiques contre les migrants. Depuis sa création au début des années 2000, elle a vu son budget augmenter de plus de 7 500 %, atteignant en 2020 la somme mirobolante de 460 millions d’euros. (6) À quelques kilomètres des côtes de la Turquie, au nord-est de Lesbos, une barrière flottante anti-migrants, munie de bandes réfléchissantes et de lumières clignotantes, a ainsi été posée fin août afin de “gérer le flux de réfugiés et de migrants qui augmente sans cesse”. (7)
Cette politique ouvertement anti-migrants a débouché sur les pratiques les plus immondes. La sauvagerie débridée à l’égard des migrants en Libye ou ailleurs, a fini par toucher les côtes européennes, sous l’œil complice de tous ses États. Depuis le début de l’année, les gardes-côtes grecs n’ont pas hésité à abandonner en pleine mer au moins un millier de migrants : hommes, femmes enceintes et même des bébés ont été jetés sans sommation dans des rafiots sabotés et des radeaux de sauvetage (sic !), privés de leurs maigres biens et promis à une noyade certaine ! (8) Même si le gouvernement grec n’a pas directement donné d’ordre (ce qui est loin d’être impossible), il a au moins créé, avec la complicité des États européens, les conditions pour que ces actes immondes puissent se perpétrer.
De droite comme de gauche, démocratique ou ouvertement dictatoriale, voilà comment la bourgeoisie traite les êtres humains ! Le capitalisme en crise, y compris dans les pays les plus développés, est devenu incapable d’intégrer davantage de travailleurs à son appareil de production. Cette barbarie n’est pas seulement le fait de bourgeois sans scrupule, elle est le produit d’un système qui n’a plus rien à offrir que la mort et la destruction !
Olive, 27 septembre 2020.
1 ) “Des enfants tentent de se suicider pour échapper à l’enfer des camps de migrants de Lesbos [68]”, Le Figaro (10 décembre 2019).
2 ) “Insalubrité, manque de nourriture, violences : le calvaire des enfants du camp de réfugiés de Lesbos [69]”, France Inter (14 octobre 2019).
3 ) Voici le contenu du flyer : “Veuillez immédiatement procéder à votre entrée dans le camp. Votre séjour dans ce camp est obligatoire pour garantir des conditions de vie décentes, pour des raisons de santé publique et personnelle ainsi que pour relancer la procédure d’asile. (sic !) Dans le camp, vous serez complètement en sécurité”. Autrement dit : les flics ne vous casseront pas trop la gueule !
4 ) “Grèce : les demandes d’asile suspendues pour un mois [70]”, Info migrants (02 mars 2020).
5 ) “Frontex déployée à la frontière terrestre gréco-turque [71]”, Le Figaro (13 mars 2020).
6 ) En 30 ans, 1000 km de murs ont été érigés en Europe pour empêcher les migrants d’y pénétrer.
7 ) “Greece to deploy anti-migrant barrier off Lesbos [72]” d’après l’AFP (01 juillet 2020).
8 ) “Taking Hard Line, Greece Turns Back Migrants by Abandoning Them at Sea [73]”, The New York Times (14 août 2020).
“Depuis la fin du confinement, pas une semaine ne se passe sans qu’une annonce de plan social, de restructuration, voire de faillite ne soit faite” constate Le Figaro. ( 1) Les prévisions des licenciements à venir en France donnent ainsi le tournis : Bridgestone (863 suppressions de postes prévues), Air France (7 580), Airbus (5 000), Daher (2 000), Renault (4 600), Valeo (2 000), Sodexo (2 083), Elior (1 888), Auchan (1 475), Latécoère (475), etc., totalisant plus de 62 000 suppressions de postes annoncées à ce jour, rien que dans des entreprises employant au moins 50 salariés, soit plus du double de ceux annoncés sur la même période en 2019. En y ajoutant les licenciements touchant les ouvriers des entreprises de moins de 50 salariés, c’est plus de 66 000 licenciements qui sont officiellement annoncés au 25 octobre. (2)
Alors que le prolétariat en France fait face à ces attaques massives, les syndicats volent à la rescousse… de la bourgeoisie française.
D’une part, afin de tenter de restaurer la compétitivité des entreprises menacées par la crise économique, les syndicats participent activement à la mise en place des attaques patronales, sous couvert de négocier “le moins mauvais accord possible”. D’autre part, afin de permettre aux attaques présentes et à venir de se dérouler sans accroc, les syndicats savent qu’il est nécessaire de diviser les ouvriers et de pourrir leur conscience. Ainsi à Valeo où a été signé “un accord majoritaire de compétitivité et de performance collective, avec les organisations syndicales CFE-CGC et FO” prévoyant, en plus des “départs volontaires”, de ne procéder “à aucune fermeture de sites et aucun licenciement économique contraint en France dans les deux ans à venir”. En contrepartie, les syndicats expliquent que l’accord prévoit un gel des salaires, une minoration des indemnités de départ à la retraite ou encore une réduction du montant des primes. “Nous avons fait le choix de la négociation collective afin d’associer nos partenaires sociaux aux décisions qui s’imposent face à la crise. La qualité du dialogue social nous a donné raison”, a commenté Jacques Aschenbroich, le PDG de Valeo”. (3)
À Airbus, les syndicats se sont d’abord attelés à monter les ouvriers les uns contre les autres : “On constate que nos dirigeants nous fabriquent un Airbus à deux vitesses”, avec “des contraintes sur les salaires et les conditions de travail pour les salariés de la production”, tandis que “les salariés des fonctions support et de l’ingénierie ne subissent rien du tout”, a protesté auprès de l’AFP Jean-François Knepper, délégué FO, à l’issue d’une réunion au ministère de l’Économie. À Bercy, le premier syndicat d’Airbus a “senti un ministère mobilisé derrière (ses) préoccupations. C’est essentiel et important”. (4) Ils ont ensuite signé un accord dans le cadre du plan social en invoquant un engagement d’Airbus pour le “zéro licenciement contraint”… rapidement démenti par la direction d’Airbus elle-même affirmant qu’il était “peu probable que les départs volontaires suffisent”. (5)
Parallèlement à ces manœuvres, on assiste aussi, notamment à l’appel de syndicats radicaux tels que la CNT-Vignoles, Solidaires, la FSU ou la CGT, à une multiplication d’actions locales, dispersées, chaque secteur étant appelé à mettre en avant ses soi-disant “revendications propres” et à agir isolément des autres tant géographiquement (chacun dans son coin, sans lien avec les autres secteurs) que temporellement (chacun sa journée d’action, différente des autres secteurs) : appel à la grève à l’aéroport de Roissy le 15 octobre, à Solocal le 16 octobre, à Nokia-Lannion le 19 octobre, des livreurs à vélo le 30 octobre, dans l’enseignement secondaire du 2 au 7 novembre, à Suez/Véolia le 3 novembre, dans l’enseignement en Seine-Saint-Denis le 17 novembre, ou encore de certaines catégories d’agents hospitaliers de différents lieux à différentes dates… Dans le contexte actuel de crise sanitaire défavorable à la lutte massive, l’objectif recherché de ce morcellement des luttes est d’épuiser en canalisant la colère et en stérilisant la combativité ouvrière dans des actions isolées et inefficaces et d’instiller un sentiment d’impuissance face à l’aggravation de la crise économique.
En réduisant en permanence le capitalisme à sa composante libérale, au secteur privé, les syndicats s’échinent sciemment à passer sous silence la nature bourgeoise de l’État dans la société capitaliste, à présenter l’État bourgeois démocratique comme “le garant de l’intérêt général” et à prôner sa défense auprès de la classe ouvrière contre “les intérêts privés” sous couvert de “défense de la démocratie et des services publics”.
Le plan de relance annoncé par le gouvernement le 3 septembre a ainsi suscité des réactions syndicales consistant notamment en des appels à “ne pas oublier les salariés de la deuxième ligne”, à réclamer des “contreparties de la part des entreprises”, c’est-à-dire à demander un peu plus d’équité dans le capitalisme… que l’État capitaliste lui-même devrait garantir.
Mais c’est quand ils estiment “la patrie en danger” que les syndicats s’affichent le plus ouvertement comme défenseurs de l’État bourgeois. Ainsi cette “Adresse de la CGT au monde du travail”. Pour la CGT, en raison de la “convergence de crise sanitaire, économique, environnementale, sociale et menace terroriste… La France et le monde du travail font face à un péril inédit.” À en croire la CGT, les intérêts du prolétariat et ceux de la bourgeoisie française et de son État seraient donc liés. Partant de là, l’ “Adresse de la CGT” prodigue au gouvernement en place ses conseils de gestion des affaires du capital national : “Depuis le début de l’épidémie, le gouvernement navigue à vue et nous abreuve d’injonctions contradictoires, alors qu’il faudrait qu’une véritable stratégie de crise soit élaborée collectivement et démocratiquement avec toutes les forces politiques et syndicales de ce pays. […] Après l’effroyable assassinat de Samuel Paty et les attentats de Nice, des positionnements politiques qui cumulent les amalgames, la stigmatisation des musulmans et les remises en cause de l’État de droit se multiplient. On ne défend pas la République en la vidant de ses valeurs !”
Mais de quelles valeurs s’agit-il ? Celles de l’exploitation capitaliste : esprit patriotard, concurrence et chacun pour soi, compétitivité, flexibilité. Justifiant la baisse des salaires, le chômage de masse, l’atomisation et la pauvreté !
L’ “Adresse de la CGT” fait écho à ce vibrant appel signé, entre autres, par les syndicats CGT, CNT-Vignoles, FIDL, UNEF, UNL, Solidaires et par les organisations gauchistes NPA et UCL (6) en défense de “l’État de droit” et d’une “société française unie, laïque (7) et démocratique” : “Nous réaffirmons la nécessité de défendre partout et tout le temps la liberté d’expression, la liberté pédagogique, la liberté d’association, de conscience et de culte dans le cadre de l’État de droit […] Nous réitérons notre opposition au projet de loi “séparatisme” qui n’a rien à voir avec la laïcité et tout à voir avec une campagne raciste et liberticide visant à diviser la société française. Il est plus que jamais nécessaire que fassent front commun toutes les organisations et la population se battant contre toutes les formes de racismes, de discriminations et de sexisme. Nous entendons prendre nos responsabilités en ce sens à travers des initiatives publiques pour défendre une société démocratique, laïque et solidaire”. (8)
Une servilité nationaliste si manifeste, y compris de la part de syndicats radicaux s’autoproclamant “internationalistes” et “anticapitalistes”, ne doit pas nous étonner. Ce refrain connu est celui que les syndicats nous serinent depuis le déclenchement de la Première Guerre mondiale en 1914, date à laquelle ils ont définitivement été absorbés par l’État bourgeois afin de servir les intérêts de la classe dominante dans l’ “Union sacrée”. Depuis lors, chaque bourgeoisie nationale sait pouvoir compter sur ses syndicats en tant que force d’encadrement indispensable au maintien de l’ordre bourgeois.
DM, 7 novembre 2020
1 ) “Coronavirus : visualisez les effets de la crise sur l’emploi en France [74]”, Le Figaro (1er octobre 2020).
2 ) “Les ruptures de contrats liés à un PSE ont doublé par rapport à 2019 [75]”, La Tribune (29 octobre 2020).
3 ) “Valeo est parvenu à signer un accord majoritaire de compétitivité avec les syndicats [76]”, Capital (30 septembre 2020).
4 ) “Airbus : FO “ne signera“pas d’accord si la direction “fabrique un groupe à deux vitesses” [77], Le Figaro (1er octobre 2020).
5 ) “Airbus s’est engagé au “zéro licenciement contraint”, selon FO [78]“, Le Figaro (12 octobre 2020).
6 ) Sur le positionnement des organisations gauchistes vis-à-vis de la crise sanitaire actuelle : “Les groupes gauchistes face à la pandémie, chiens de garde et rabatteurs du capitalisme [79]”, Révolution internationale no 483 (juillet-août 2020).
7 ) Voir : “La laïcité, une arme idéologique contre la classe ouvrière”, parties 1 [80] et 2 [81], Révolution internationale nos 453 et 454.
8 ) “Contre les manipulations racistes, défendons les libertés [82]!”, sur cnt-f.org
Malgré la crise sanitaire, le CCI a la volonté de continuer à intervenir en direction de la classe ouvrière. C’est pourquoi il tient des permanences régulièrement, permanences en ligne restrictions sanitaires obligent. La dernière permanence s’est tenue le 17 octobre avec la présence de 14 personnes et des militants du CCI. Cette permanence était tout à fait justifiée car, unanimement, les personnes présentes ont exprimé le besoin de rompre avec l’isolement imposé par la bourgeoisie, de lutter contre l’atomisation et de discuter de la situation actuelle avec le CCI.
Tout d’abord, nous tenons à affirmer que la pandémie et toutes les mesures de confinement ou de restrictions imposées par la bourgeoisie et son État n’empêcheront pas les révolutionnaires de continuer leur combat, de continuer leur travail d’analyse, de discussion, de confrontations publiques des idées.
Le CCI a introduit la discussion par une courte présentation mettant en évidence que nous sommes aujourd’hui face à une situation historique mondiale d’une gravité sans précédent, ce qui rend encore plus cruciaux les enjeux du combat entre la bourgeoisie et le prolétariat. Dans cette courte présentation, nous avons posé un cadre pour pouvoir organiser la discussion à partir des questionnements et préoccupations dont certains contacts nous ont faits part dans leur courrier.
Cette présentation a rappelé l’analyse de cette crise sanitaire comme la manifestation majeure de l’accélération de la décomposition du capitalisme et comme l’événement mondial le plus important depuis l’effondrement du bloc de l’Est. Cette situation engendre, au sein de la société et de tous les États, un chaos généralisé qui prend aujourd’hui une ampleur dramatique avec cette pandémie mondiale. Une pandémie que la bourgeoisie est incapable de maîtriser, du fait de la restriction drastique des budgets de la recherche médicale et de la politique de démantèlement du système de santé dans tous les pays, comme résultats des politiques d’austérité et d’attaques contre la classe ouvrière depuis des décennies. Il est clair que le capitalisme n’a aucun avenir à offrir à l’humanité et à ses nouvelles générations.
Les participants à cette permanence qui ont répondu à notre invitation avaient manifesté la volonté de débattre d’un certain nombre de questions, dont les principales sont les suivantes :
– La question de la pandémie de Covid. Où en sommes-nous et quelle analyse en faisons-nous ?
– La question de l’aggravation de la crise économique due aux conséquences économiques de cette pandémie sur les conditions de vie de la classe ouvrière.
– Les mystifications de la bourgeoisie et la situation de la classe ouvrière aujourd’hui.
Après la courte introduction du CCI, la discussion a vite démarré. D’emblée, nous pouvons constater qu’il existait une grande volonté de débattre chez tous les participants. Cette volonté de discuter s’est manifestée immédiatement par une multitude d’interventions, de questions et de préoccupations.
Concernant la question de la crise économique aggravée par la pandémie, la majorité des interventions ont montré un accord général sur la caractérisation de la crise actuelle comme conséquence de la crise générale et historique du capitalisme. Plusieurs participants ont insisté sur l’illustration de cette crise, l’incurie de l’État, les coupes claires dans les budgets sanitaires, les messages incompréhensibles et contradictoires du gouvernement sur la gestion de la crise, l’encadrement policier de la société.
Le CCI a réaffirmé qu’il était important de comprendre que cette crise sanitaire constitue une aggravation sans précédent de la crise historique ouverte du capitalisme. Le Covid-19 n’est pas la cause de la situation actuelle, la crise économique était déjà présente, les attaques de la bourgeoisie contre la classe ouvrière étaient déjà importantes, comme on l’a vu avec la réforme des retraites en 2019. Le Covid-19 n’est qu’un révélateur de l’impasse du capitalisme et de la tendance à la perte de contrôle de la bourgeoisie sur son système.
En plus de ces préoccupations, d’autres questions ont surgi dans le débat. Cette crise sanitaire est-elle utilisée par la bourgeoisie, en d’autres termes est-elle le fruit d’un “complot” contre la classe ouvrière ? La finance est-elle la cause de cette crise économique ? Pourquoi la bourgeoisie en France débloque-t-elle des milliards d’euros aujourd’hui alors que l’on s’est battu contre la réforme des retraites représentant un enjeu d’une quinzaine de milliards pour la bourgeoisie ?
Le CCI a répondu une nouvelle fois que la pandémie et sa gestion ne sont que le résultat de la crise du système capitaliste et de l’incapacité de la bourgeoisie de donner une perspective à la société. Si la bourgeoisie est certes une classe machiavélique capable de toutes sortes de manipulations idéologiques, la pandémie de Covid-19 n’est pas une “invention” de la classe dominante. Dans la politique de la bourgeoisie face à la crise sanitaire il n’y a pas de “complot” mais avant tout la réalité de son incapacité à y faire face et à gérer son système moribond.
Sur la question de la finance : derrière cette question, en fait, il y a la volonté de fractions de la bourgeoisie (comme sa gauche et ses gauchistes), de masquer la cause profonde de la crise du capitalisme qui serait “la faute” des banques, des riches et qu’il suffirait simplement de redistribuer les richesses pour mettre fin à la misère ! Ces mystifications sont du même ordre que celles qui mettraient en avant que lorsque la pandémie prendra fin, tout redeviendra “normal” et “comme avant”. Y a-t-il une normalité dans ce système ? Ces mystifications ne sont que des moyens pour détourner la classe ouvrière de la réalité : l’impasse du capitalisme et la nécessité de renverser ce système d’exploitation.
Cette question a constitué un point central abordé par les participants dans la permanence, qui ont tous constaté l’état de sidération actuel dans la société face à la pandémie. Une sidération qui s’accompagne par un repli sur soi, par une peur, et qui est aussi renforcée par la bourgeoisie à travers ses mesures de confinement et de contrôle policier. Et une des conséquences de cette situation est la difficulté à se regrouper pour discuter avec le renforcement de l’isolement et de l’atomisation. Une situation difficile constatée par nombre d’intervenants. Plusieurs interventions ont en effet souligné la difficulté pour le prolétariat de lutter dans le contexte actuel, mais aussi le fait que face à la crise économique accélérée par la crise sanitaire et son corollaire le chômage massif, cette situation va pousser les ouvriers, salariés comme chômeurs, à lutter. Enfin une intervention a dénoncé le rôle des syndicats qui, en négociant avec l’État, appellent les ouvriers à être responsables face à la catastrophe sanitaire.
À ces questions, le CCI a répondu qu’effectivement la situation est difficile pour la classe ouvrière aujourd’hui. Elle subit la situation comme un coup de massue qui la paralyse. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a dix mois la classe ouvrière en France a relevé la tête face à l’attaque de la bourgeoisie sur la question des retraites. La classe ouvrière a montré non seulement sa combativité mais aussi sa volonté de rechercher l’unité et la solidarité tous secteurs confondus et notamment dans le secteur hospitalier en lutte depuis de nombreux mois face à la pénurie d’effectifs. Néanmoins, il faut constater qu’aujourd’hui, ce qui domine, momentanément, c’est le poids du corporatisme alimenté par les syndicats. Pour les révolutionnaires, il est essentiel d’avoir une vision à long terme du combat de classe, ceci est valable de tout temps et surtout face à une période comme celle d’aujourd’hui. La crise sanitaire engendre déjà une crise économique sans précédent, une crise qui va s’approfondir avec son cortège de licenciements et la volonté de la bourgeoisie de faire payer encore plus fortement les conséquences de cette crise à la classe ouvrière pour tenter de sauver son économie. Le prolétariat n’aura donc pas d’autre choix que de se battre pied à pied pour défendre ses conditions de vie. Et c’est dans son combat, sur son propre terrain de classe, contre les effets de la crise économique, contre un système basé sur l’exploitation du travail, que le prolétariat pourra se hisser au niveau requis pour non seulement résister aux attaques mais aussi s’engager, dans le futur, dans la voie pour renverser le capitalisme avant qu’il ne détruise toute la planète et l’humanité.
Un participant a mis en avant l’idée qu’avec les licenciements, le chômage va être un facteur positif pour le développement des luttes ouvrières. C’est une question qui, faute de temps, n’a pas pu être débattue et sur laquelle il nous faudra revenir.
Un autre intervenant a souligné qu’il faut résister à un certain découragement : “nous, nous savons où on veut aller tout comme Lénine le savait, en 1917, face à l’immense tâche de la révolution russe”.
Cette réunion s’est terminée par un tour de table pour que chacun s’exprime sur le contenu de ce débat : A-t-on répondu aux différents questionnements ? Quelles sont les questions qui restent en suspens et à débattre ? L’ensemble des présents ont salué ce débat, sa richesse, manifestant leur satisfaction sur le contenu et le déroulement de cette réunion. Unanimement, ils ont salué l’importance de ce genre de rencontre, même virtuelle, car elle permet de rompre l’isolement. Celle-ci leur a permis de trouver des réponses à leurs questions sur la période actuelle. Deux intervenants ont souhaité pouvoir discuter du contenu de la Revue Internationale n°164 du CCI et des textes de notre dernier Congrès international, notamment la résolution sur la situation internationale qui développe des éléments nouveaux pour eux. Ce tour de table a montré une volonté de poursuivre la discussion dans d’autres réunions de ce type. La permanence s’est terminée par une conclusion faite par le CCI et un appel aux présents pour poursuivre le débat également à travers des courriers de lecteurs que nous publierons dans notre presse.
Il faut saluer ce genre de rencontre, la richesse du débat et la capacité des participants à se répondre aussi mutuellement. Nous tenons aussi à saluer la présence d’un camarade de Fil rouge (du courant bordiguiste). Ce qui montre que malgré leurs divergences, les révolutionnaires doivent pouvoir discuter fraternellement de la gravité de la situation actuelle.
Pour notre part, nous pensons qu’il a persisté, dans ce débat, une difficulté à discuter plus en profondeur de la crise économique aujourd’hui, qui est de notre point de vue la crise la plus grave de la décadence du capitalisme, surpassant même celle de 1929. Il a subsisté également une difficulté des participants à débattre de l’analyse du CCI de la phase de décomposition du capitalisme, et de son accélération illustrée par la pandémie. C’est une question qui reste à discuter et qui est essentielle pour comprendre les enjeux du rapport de force entre la bourgeoisie et la classe ouvrière. Il y va, face à cette situation historique, de l’avenir de l’humanité qui est entre les mains du prolétariat.
RI, 5 novembre 2020
Située dans les hauteurs du Caucase entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la région montagneuse du Haut-Karabakh est une zone de conflit intense entre les deux États voisins et les puissances impérialistes qui les soutiennent. La barbarie et la guerre auxquelles sont confrontées les populations de cette région du monde ne sont pas nouvelles mais, pendant six semaines, les tensions se sont exacerbées et la violence s’est généralisée. Depuis fin septembre, les combats ont déjà fait plusieurs milliers de morts avec des centaines de victimes parmi les civils, le président russe évoquant un bilan avoisinant au moins 5 000 victimes.
Les deux camps n’ont pas hésité à prendre à partie les populations civiles en attaquant des villes ennemies : “Dimanche matin (1er novembre), la capitale séparatiste de Stepanakert (55 000 habitants) a été la cible d’intenses tirs d’artillerie lourde de l’armée azerbaïdjanaise, vers 9h30. Bakou a indiqué avoir procédé à ces tirs en riposte à des tirs de roquettes des forces arméniennes depuis la ville […]. La deuxième ville d’Azerbaïdjan, Gandja, a été de son côté “sous le feu” des forces arméniennes, a par ailleurs annoncé, dimanche, le ministère azerbaïdjanais de la défense”. (1) Dans cette escalade meurtrière, l’usage de bombes à sous-munitions, et en particulier au phosphore, contre des civils amplifie l’horreur de la situation. C’est à une véritable politique de haine et de terreur que se livrent les belligérants ! Le chaos et la désolation ont poussé plus de 90 000 personnes à quitter leurs maisons pour se réfugier en territoire arménien. Ceux qui sont restés sont condamnés à vivre dans des caves pour se protéger des tirs d’artillerie. Si le cessez-le-feu leur donne une période de répit, les discours belliqueux n’offrent aucune illusion sur ce qui attend les populations de cette région instable : toujours plus de violence, de terreur et de chaos !
Aujourd’hui, le fragile cessez-le-feu issu des “accords” entre les différentes parties en présence ne doit laisser aucune illusion sur un quelconque “règlement pacifique” du conflit. Il est le produit d’une situation qui ne fait que sanctionner un “ordre” précaire et un rapport de forces imposé à la fois par la Russie et la Turquie. Il ne règle rien. Il constitue même au contraire une étape dans l’exacerbation des tensions guerrières dans la région et alimente le chaos avec ce foyer de guerre qui risque de se rallumer plus tard.
Il est manifeste que la Russie, en se posant en arbitre du conflit, est parvenue à retourner la situation à son profit. Cela lui permet de reprendre la main sur la direction des opérations qui tendait à lui échapper et de réinstaller des troupes d’occupation, sous couvert de protection du maintien de l’accord de cessez-le-feu (2 000 soldats, avec une clause de renouvellement de cette force d’occupation tous les cinq ans). Elle a ainsi pu rétablir un contrôle militaire permanent qu’elle avait perdu il y 30 ans.
La récupération de la majeure partie de ce territoire par l’Azerbaïdjan consacre la victoire militaire et la suprématie écrasante des troupes azéries. Ceci s’est concrétisé par la prise de Choucha, la deuxième ville du territoire, par les forces séparatistes, ne laissant plus à l’Arménie qu’un étroit corridor la reliant encore à la capitale, Stepanakert. Cela permet donc au gouvernement azéri d’annexer sept districts d’où il avait été évincé en 1994.
Derrière cette victoire militaire de l’Azerbaïdjan, la Turquie, son ferme soutien, a conforté son influence dans le Caucase en faisant étalage de son agressivité. Une illustration supplémentaire de ses nouvelles ambitions d’expansion impérialiste consistant à se tailler une place parmi les grands requins de la région, parallèlement à son offensive en Méditerranée orientale face à la Grèce et à son rôle actif en Libye et en Syrie.
Ceci annonce en fait un bras-de-fer plus intense et un face-à-face plus direct déjà engagé entre la Russie et la Turquie, portant à un degré supérieur les tensions et la rivalité entre ces deux protagonistes. La situation donne cependant à la Turquie des atouts supplémentaires pour renforcer sa pression et exercer un chantage permanent au sein du dispositif de l’OTAN. La situation est d’autant plus complexe et difficile à gérer sur la situation internationale que le futur président Joe Biden a promis dès ses premiers discours d’investiture de “réactiver” le rôle de l’OTAN, ce qui ne peut que susciter l’irritation et l’inquiétude du Kremlin.
Mais cet accord représente clairement une défaite cinglante pour l’Arménie qui perd totalement le contrôle du territoire alors que la population y est en grande majorité arménienne et que ses “soutiens” occidentaux, en particulier la France et les États-Unis, ont été totalement marginalisés et réduits à l’impuissance, confirmant ainsi leur perte croissante de contrôle et d’influence.
Cela augure aussi une crise ouverte et une déstabilisation du gouvernement arménien qui a dû se résoudre à signer l’accord sous la menace d’une déroute militaire plus cuisante et à une division entre le Premier ministre accusé de capitulation et de trahison et d’autres fractions qui réclament sa démission, appelant ouvertement la population arménienne à la rébellion et à une mobilisation patriotique.
La situation témoigne donc non pas d’un pas vers la paix et la stabilisation mais exprime au contraire un enfoncement dans la décomposition et le chaos guerrier.
La situation dans le Haut-Karabakh est une triste illustration de l’impasse historique dans laquelle le capitalisme entraîne toute l’humanité. Un tel chaos trouve ses racines dans les conséquences de l’effondrement du bloc de l’Est dans les années 1990 : “Des frontières se sont érigées, au sein de l’URSS, défendues les armes à la main par les militants indépendantistes. La Lituanie a posté des gardes sur ses frontières et des affrontements sporadiques avec la police de Moscou ont occasionné plusieurs morts. Le conflit entre les milices arméniennes et azéris ne s’est pas calmé avec l’intervention de 1’ “armée rouge” dans la région. Les pogroms, la guerre et la répression à Bakou et dans le Caucase ont fait des centaines de morts. L’ “armée rouge” s’est enlisée sans parvenir à une solution du conflit. En Géorgie, les affrontements entre milices géorgiennes et ossètes ces derniers mois montrent l’émergence d’une nouvelle zone de tension. Partout en URSS, les conflits ethniques se multiplient”. (2) Les années qui suivirent furent une terrible confirmation de ce que nous écrivions alors. Entre 1991 et 1994, les affrontements armés entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie firent près de 30 000 morts et provoquèrent l’exode de plus d’un million de réfugiés. En mai 1994, le rattachement du Haut-Karabakh à l’Arménie alimenta un fort sentiment de revanche au sein de l’État d’Azerbaïdjan (qui perdait alors près d’un tiers de son territoire ex-soviétique). Par la suite, le conflit a connu une sorte de “gel”, comme disent les spécialistes, mais les tensions et les provocations ne cessèrent de s’amplifier, avec de nombreux “incidents” à la frontière.
La campagne militaire menée par l’Azerbaïdjan pour reconquérir ce petit territoire autonome est l’expression du pourrissement de la situation et de son instabilité croissante. Pour la Russie, puissance maîtresse et historique dans la région, et bien que cette dernière soit liée à l’Arménie par un pacte de défense mutuelle (tout comme l’UE et l’Iran), la situation était loin d’être simple : “Si la Russie entretient une relation privilégiée avec Erevan, elle a néanmoins un partenariat économique avec l’Azerbaïdjan, y compris dans le domaine de l’armement dont l’armée est indéniablement supérieure à celle de l’Arménie sur le plan matériel”. (3) La Russie ne pouvait pas se permettre de prendre ouvertement position pour un camp contre l’autre. Une situation que la Turquie a exploitée en soutenant activement l’Azerbaïdjan dans son offensive militaire. Dans cette stratégie, il est aisé pour Ankara de s’appuyer sur la culture musulmane d’une très large partie de la population azérie (plus de 90 %), faisant écho aux récentes déclarations d’Erdogan qui se positionne en véritable “défenseur de l’Islam”. Et il est clair que les poussées successives de l’impérialisme turc, suivies de très près par Moscou, incitent la Russie à intervenir d’une manière ou d’une autre. (4) Avec la conquête du Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan vise à étendre son territoire vers la frontière limitrophe avec son allié turc. Ankara n’hésite d’ailleurs pas à envoyer des groupes djihadistes et des mercenaires syriens pour soutenir l’offensive : “En effet, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), au moins 64 miliciens syriens ont été tués dans ce territoire depuis le début des combats. L’ONG affirme que 1 200 Syriens ont été envoyés par la Turquie se battre aux côtés des forces azerbaïdjanaises contre les séparatistes du Haut-Karabakh”. (5)
La nouvelle du cessez-le-feu a donné lieu à des manifestations en Arménie. Ces mobilisations accusant le premier ministre Pacharan de traître ne sont rien d’autre qu’un règlement de compte entre différentes fractions de la bourgeoisie arménienne dont la population est l’otage. Ici comme ailleurs, doit être défendu le fait que le prolétariat mondial n’a ni patrie, ni territoire à défendre, ni guerre impérialiste à mener. Choisir un camp contre un autre est toujours un piège qui nous divise et nous détourne de la seule perspective qui puisse sortir l’humanité de la barbarie capitaliste : la lutte de classe pour la révolution mondiale !
Marius, 10 novembre 2020
1 ) “Nouvelles frappes, tirs de roquette : la guerre s’installe dans le Haut-Karabakh”, Mediapart (4 novembre 2020).
2 ) “L’URSS en miettes”, Revue internationale no 66.
3 ) “Nouvelles frappes, tirs de roquette : la guerre s’installe dans le Haut-Karabakh”, Mediapart (4 novembre 2020). On peut également noter que les positions pro-européennes de l’Arménie ne favorisent pas le rapprochement avec son “allié” russe.
4 ) Par exemple, un des gros projets d’exportation d’hydrocarbures de la mer Caspienne vers les marchés européens est envisagé pour réduire la dépendance énergétique de l’Europe vis-à-vis de la Russie (au profit de l’Azerbaïdjan et de la Turquie).
5 ) “Nouvelles frappes, tirs de roquette : la guerre s’installe dans le Haut-Karabakh”, Mediapart (4 novembre 2020).
Alors que le monde affronte la pandémie de Covid-19, le CCI a également été confronté à la douloureuse épreuve du décès de notre camarade Kishan, le 26 mars 2020. C’est une grande perte pour le CCI et sa section en Inde, et il nous manquera beaucoup. Kishan a grandement contribué à la vie du CCI et aura été un camarade d’une immense combativité jusqu’à son dernier souffle.
Kishan est né en 1939 dans un village isolé du Bengale-Occidental en Inde. Il entre à l’université dans les années 1960, avant que la classe ouvrière ne fasse sa réapparition lors de la grève de neuf millions d’ouvriers en France en 1968, suivie de l’automne chaud en Italie en 1969, des luttes ouvrières polonaises en 1970, signifiant la fin de la période de contre-révolution. La période des années 1960 a été marquée par de nombreuses contestations dans les universités du monde entier, en particulier contre la guerre du Vietnam et le racisme. Les jeunes qui se sont engagés dans ces mouvements étaient sincères dans leur désir de changement “révolutionnaire”, mais agissaient principalement sur un terrain petit-bourgeois avec l’illusion de pouvoir “changer immédiatement les choses”. Cependant, avant comme après 1968, existaient des organisations gauchistes, c’est-à-dire des organisations bourgeoises, prêtes à débaucher les jeunes et à entraver leur intérêt pour les positions de la classe ouvrière. Telles étaient les conditions mondiales qui ont permis à Kishan d’être happé par le mouvement naxalite.(1)
De 1963 à 1965, il a poursuivi une maîtrise en physique à l’université du Bengale du Nord. Il a obtenu une maîtrise avec mention très bien. Alors étudiant de troisième cycle, il fait partie d’une jeune génération séduite par le mouvement naxalite. Peu à peu, le terme naxalisme est devenu synonyme de maoïsme. En tant que jeune étudiant, Kishan se jette corps et âme dans le mouvement, laissant de côté ses études et se retrouvant emprisonné pour ses activités. Après huit ans d’emprisonnement, il est libéré en 1978. Les tortures indicibles qu’il a subies en prison l'ont affecté jusqu’à la fin de sa vie. Avec une cellule étroite et une nourriture insuffisante, parfois non comestible, Kishan a contracté la tuberculose et cette infection des poumons l’a accompagné jusqu’au dernier jour de sa vie. Durant sa période de détention, il a lu en particulier Marx et cela l’a aidé à demeurer ouvert au débat sur les idées marxistes de la Gauche communiste lorsqu’il les a rencontrées.
Kishan était l’un des rares qui, ayant été happé par le maoïsme, une forme particulièrement vicieuse de l’idéologie gauchiste bourgeoise, a pu s’en détacher complètement et consacrer sa vie au prolétariat en embrassant les traditions de la Gauche communiste. Une telle rupture a inévitablement nécessité une clarification au travers d’un long et patient travail de discussion avec le CCI au cours des années 1980 et 1990. En 1989, la formation du noyau du CCI en Inde a stimulé cette dynamique de clarification. Lorsque Kishan a pris contact avec le CCI, il a découvert la véritable histoire de la Gauche communiste. Il a été surpris lorsqu’il a réalisé, grâce à l’élaboration théorique du CCI, que le maoïsme n’est rien d’autre qu’une autre forme d’idéologie bourgeoise, un courant politique contre-révolutionnaire. “Le maoïsme n’a rien à voir ni avec la lutte, ni avec la conscience, ni avec les organisations révolutionnaires de la classe ouvrière. Il n’a rien à voir avec le marxisme, il n’est ni une partie ni une tendance de celui-ci, ni un développement de la théorie révolutionnaire du prolétariat. Tout au contraire, le maoïsme n’est qu’une grossière falsification du marxisme, sa seule fonction est d’enterrer tous les principes révolutionnaires, d’obscurcir la conscience de classe du prolétariat pour la remplacer par la plus stupide et bornée idéologie nationaliste. Comme "théorie", le maoïsme n’est qu’une des misérables formes qu’a été capable d’adopter la bourgeoisie dans sa période de décadence, pendant la contre-révolution et la guerre impérialiste”. (2) Ces explications du CCI sur le maoïsme ont eu un impact considérable sur le camarade Kishan. La capacité politique à faire une critique complète de son passé était essentielle pour que Kishan devienne militant d’une véritable organisation révolutionnaire.
Le Parti communiste d’Inde a été créé en 1925, alors que l’Internationale communiste était déjà en train de dégénérer et que les plus importantes luttes de la vague révolutionnaire avaient été vaincues, en particulier les révolutions russe et allemande. La volonté du Parti communiste en Inde était de devenir un mouvement anticolonial, anti-britannique, en lien avec de nombreux autres mouvements nationalistes. Le nationalisme et le patriotisme ont eu un impact important sur le Parti communiste en Inde. La classe ouvrière en Inde souffre d’un manque de tradition et de continuité de la Gauche communiste. Cela souligne l’importante responsabilité du CCI en Inde de mieux faire connaître l’héritage historique de la Gauche communiste.
En empruntant la voie de l’étude approfondie et de la discussion permanente, Kishan est progressivement devenu un militant du CCI. Sa loyauté au CCI et à la lutte internationale du prolétariat a fait de lui un véritable prolétaire internationaliste. Il a toujours défendu avec un immense dévouement les positions du CCI. Il était déterminé à participer aux débats du CCI au niveau international comme au sein de notre section en Inde grâce à ses fréquentes contributions. Le camarade Kishan a mis son ardeur au service du CCI et ce, à plusieurs titres. Il a voyagé à travers le pays pour trouver de nouvelles librairies où la presse du CCI pourrait être vendue. Il a participé à des cercles de discussion et à des réunions publiques chaque fois que cela était possible. Il a joué un rôle notable dans l’augmentation du nombre d’abonnés à notre presse. Il a pris part et joué un rôle très actif dans divers congrès internationaux du CCI ainsi que dans les conférences locales de notre section indienne. Ses contributions précieuses et bien pensées ont apporté un plus au processus de clarification politique. Sa plus grande force a été de défendre notre organisation contre toutes les attaques et les calomnies dont elle a fait l’objet.
Le camarade Kishan avait la capacité de surmonter les innombrables aléas de la vie. Sa ferme conviction dans la politique du CCI et son caractère optimiste l’ont aidé à tenir bon dans les situations politiques les plus difficiles. Il est difficile de rendre un hommage approprié à la contribution de Kishan dans la lutte politique pour l’émancipation de la classe ouvrière dans un si court texte.
Nous tenons également à ajouter que Kishan était très accueillant. De nombreux camarades du CCI, qu’ils viennent d’autres pays ou d’autres régions de l’Inde, ont fait l’expérience de sa généreuse hospitalité. Nous adressons notre salutation révolutionnaire et notre solidarité à sa famille. Le CCI apporte à sa fille et à sa femme toute sa sympathie et sa solidarité.
CCI, octobre 2020
1Mouvement d’influence maoïste prenant racine dans les campagnes du Bengale-Occidental. Son nom dérive de Naxalbari, un village de la région.
2“Maoism, a monstrous offspring of decadent capitalism [84]”, disponible sur notre site internet.
“C’est ainsi que les résultats sont contestés dans les républiques bananières”. Cette déclaration faisait suite à l’intrusion au sein du Capitole de plusieurs centaines de partisans de Donald Trump venus interrompre la certification de la victoire de Joe Biden le 6 janvier. On aurait pu penser qu’un jugement aussi sévère sur la situation politique aux États-Unis émanerait d’un individu viscéralement hostile à ce pays, ou bien d’un “gauchiste” américain. Rien de tout cela : c’est l’ex-Président George W. Bush, qui plus est membre du même parti que Trump, qui en a été l’auteur. C’est dire la gravité de ce qui s’est passé ce jour-là à Washington. Quelques heures plus tôt, au pied de la Maison-Blanche, le Président vaincu, tel un démagogue du Tiers monde, avait chauffé à blanc la foule de ses partisans : “Nous n’abandonnerons jamais ! Nous ne concéderons jamais cette défaite ! […] Nous ne reprendrons jamais notre pays en étant faibles ! […] Je sais que tout le monde ici marchera bientôt vers le Capitole, pour pacifiquement, patriotiquement faire entendre vos voix”. Suite à cet appel à peine voilé à l’émeute, la foule vengeresse, dirigée par les hordes trumpistes fascisantes (comme les Proud Boys) n’avait plus qu’à remonter à pied le National Mall en direction du Capitole et prendre d’assaut le bâtiment, sous l’œil des forces de l’ordre totalement dépassées. Comment se fait-il que les cordons de flics chargés de protéger l’accès au Capitole aient pu laisser passer les assaillants alors que le dispositif de sécurité impressionnant lors des manifestations Black Lives Matter devant ce même bâtiment avait empêché tout débordement ? Ces images effarantes ne pouvaient que susciter la théorie selon laquelle l’assaut contre cet emblème de la démocratie américaine était un “11-septembre politique”.
Face au chaos, les autorités n’ont cependant pas tardé à réagir : les troupes antiémeutes et la Garde nationale sont déployées, des coups de feu retentissent provoquant cinq morts, un couvre-feu est instauré tandis que l’armée patrouille dans les rues de Washington… Ces images, totalement hallucinantes, rappellent en effet les nuits post-électorales des “républiques bananières” de pays du tiers-monde déchirés par les rivalités sanguinaires de cliques mafieuses. Mais ces événements qui ont fait la Une de l’actualité internationale, ne sont pas le fait d’un exotique général mégalomane. Ils se sont déroulés au cœur de la première puissance planétaire, au sein de la “plus grande démocratie du monde”.
La “profanation du temple de la démocratie américaine” par une foule composite de suprémacistes blancs armés de perches à selfie, de milices armées fanatiques et détraquées, ou d’un complotiste coiffé d’un casque à cornes, est l’expression flagrante de la violence et de l’irrationalité croissantes qui gangrènent la société aux États-Unis. Les fractures au sein de son appareil politique, l’explosion du populisme depuis l’élection de Trump, illustrent de façon éloquente le pourrissement sur pied de la société capitaliste. En fait, comme nous l’avons souligné depuis la fin des années 1980, (1) le système capitaliste, entré en décadence avec la Première Guerre mondiale, s’enfonce depuis plusieurs décennies dans la phase ultime de cette décadence, celle de la décomposition. La manifestation la plus spectaculaire de cette situation avait été l’effondrement, il y a trois décennies, du bloc de l’Est. Cet événement considérable n’était pas le simple révélateur de la fragilité des régimes qui dirigeaient les pays de ce bloc. Il exprimait un phénomène historique qui affectait l’ensemble de la société capitaliste à l’échelle mondiale et qui, depuis, est allé en s’aggravant. Jusqu’à présent, les signes les plus évidents de la décomposition ont été observés dans les pays “périphériques” déjà fragilisés (l) : les foules en colère servant de chair à canon pour les intérêts de telle ou telle clique bourgeoise, l’ultra violence au quotidien, la misère la plus noire s’affichant à chaque coin de rue, la déstabilisation d’États, voire de régions entières… Tout cela semblait en effet n’être l’apanage que de “républiques bananières”.
Depuis quelques années, cette tendance générale touche de plus en plus explicitement les pays “centraux”. Bien sûr, tous les États ne sont pas atteints de la même façon, mais il est clair que la décomposition vient à présent frapper de plein fouet les pays les plus puissants : multiplication des attaques terroristes en Europe, victoires surprises d’individus aussi irresponsables que Trump ou Boris Johnson, explosion des idéologies irrationnelles et, surtout, gestion désastreuse de la pandémie de coronavirus qui, à elle seule, exprime l’accélération sans précédent de la décomposition… Tout le capitalisme mondial, y compris ses parties les plus “civilisées” évolue inexorablement vers la barbarie avec des convulsions de plus en plus aiguës.
Si les États-Unis sont aujourd’hui, parmi les pays développés, celui qui est le plus touché par ce pourrissement sur pied, ils représentent aussi un des foyers majeurs d’instabilité. L’incapacité de la bourgeoisie à empêcher l’accès à la présidence d’un guignol milliardaire et populiste issu de la télé-réalité, exprimait déjà un chaos croissant dans l’appareil politique américain. Durant son mandat, Trump n’a pas cessé d’aggraver les “fractures” de la société américaine, notamment raciales, et d’alimenter le chaos partout sur la planète, à force de déclarations à l’emporte-pièce et de coups fumeux qu’il présentait fièrement comme de subtiles manœuvres de businessman. On se souviendra de ses déboires avec l’état-major américain qui l’avait empêché, à la dernière minute, de bombarder l’Iran ou de sa “rencontre historique” avec Kim Jong-un qu’il surnommait si finement “rocket man” quelques semaines plus tôt.
Lorsque la pandémie de Covid-19 a surgi, après des décennies de rabotage permanent des systèmes de santé, tous les États ont fait preuve d’une incurie criminelle. Mais, là encore, l’État américain dirigé par Donald Trump a été aux avant-postes du désastre, tant sur le plan national avec un nombre record de contagion et de décès, (2) qu’au niveau international, en déstabilisant une institution de “coopération” mondiale comme l’OMS.
L’assaut contre le Capitole par les bandes de trumpistes fanatisées s’inscrit entièrement dans cette dynamique d’explosion du chaos à tous les niveaux de la société. Cet événement est une manifestation des affrontements croissants totalement irrationnels et de plus en plus violents entre différentes parties de la population (les “blancs” contre les “noirs”, les “élites” contre le “peuple”, les hommes contre les femmes, les hétérosexuels contre les homosexuels, etc.), dont l’émergence de milices racistes surarmées et de complotistes totalement délirants est l’expression caricaturale.
Mais ces “fractures” sont surtout le reflet de l’affrontement ouvert entre les fractions de la bourgeoisie américaine, avec d’un côté les populistes autour de Trump et, de l’autre, les fractions plus soucieuses des intérêts à long terme du capital national : au sein du Parti démocrate et parmi le Parti républicain, dans les rouages de l’appareil d’État et de l’armée, à l’antenne des grandes chaînes d’information ou à la tribune des cérémonies hollywoodiennes, les campagnes, les résistances et les coups bas contre les gesticulations du président populiste, ont été constantes et parfois très virulentes.
Ces affrontements entre différents secteurs de la bourgeoisie ne sont pas choses nouvelles. Mais dans une “démocratie” comme les États-Unis, et contrairement à ce qui advient dans les pays du Tiers monde, ils s’exprimaient dans le cadre des institutions, dans le “respect de l’ordre”. Que ces affrontements prennent aujourd’hui cette forme chaotique et violente dans cette “démocratie modèle” témoigne d’une aggravation spectaculaire du chaos au sein même de l’appareil politique de la classe dominante, un pas significatif dans l’enfoncement du capitalisme dans la décomposition.
En excitant ses partisans, Trump a franchi une nouvelle étape dans sa politique de la “terre brûlée” après sa défaite aux dernières présidentielles qu’il refuse toujours de reconnaître. Le coup de force contre le Capitole, instance du pouvoir législatif et symbole de la démocratie américaine, a provoqué une scission au sein du parti républicain, sa fraction la plus “modérée” ne pouvait en effet que dénoncer ce “coup d’État” contre la démocratie et se démarquer de Trump pour tenter de sauver le parti d’Abraham Lincoln. Quant à la partie adverse, celle des Démocrates, elle ne pouvait que monter au créneau, dénonçant à hue et à dia l’irresponsabilité et la conduite criminelle de Trump galvanisant ses troupes les plus excitées.
Pour tenter de restaurer l’image de l’Amérique, face à la sidération de la bourgeoisie mondiale, et contenir l’explosion du chaos dans “le pays de la Liberté et de la Démocratie”, Joe Biden et sa clique, se sont immédiatement engagés dans un combat à mort contre Trump. Ils se sont empressés de dénoncer les agissements irresponsables de ce chef d’État à l’esprit dérangé ne permettant plus son maintien au pouvoir pendant les treize jours précédant l’investiture définitive du Président sorti des urnes.
Les démissions en chaîne des ministres Républicains, les appels à la démission de Trump ou à sa destitution, de même que les recommandations faites au Pentagone de surveiller de près ses agissements pour qu’il n’appuie pas sur le bouton de l’arme nucléaire, témoignent de la volonté d’éliminer du jeu politique celui qui est encore Président. Au lendemain de l’assaut contre le Capitole, cette crise politique s’est soldée par le lâchage de Trump par la moitié de son électorat, l’autre moitié continuant à soutenir et justifier l’attaque. La carrière politique de Trump semble gravement compromise. En particulier, tout est mis en place pour qu’il ne soit plus éligible et ne puisse pas se représenter en 2024. Aujourd’hui, le Président déchu n’a plus qu’un seul objectif : sauver sa peau face à la menace de poursuites judiciaires pour ses appels à l’insurrection. Après avoir appelé ses troupes, sans toutefois condamner leurs actes, à “rentrer pacifiquement à la maison” le soir-même de leur assaut contre le Capitole, Trump a mangé le reste de son chapeau deux jours après : il a qualifié “d’odieux” cet assaut et s’est dit “scandalisé par cette violence”. Et continuant à faire profil bas, il a fini par reconnaître du bout des lèvres sa défaite électorale et a déclaré qu’il laissera le “trône” à Biden tout en affirmant qu’il ne sera pas présent à la cérémonie de passation des pouvoirs le 20 janvier.
Il est possible que Trump soit définitivement éliminé du jeu politique mais ce n’est pas le cas du populisme ! Cette idéologie réactionnaire et obscurantiste est une lame de fond qui ne peut que monter avec le phénomène mondial d’aggravation de la décomposition sociale, dont les États-Unis sont aujourd’hui l’épicentre. La société américaine est plus que jamais divisée, fracturée. La montée de la violence va continuer avec le danger permanent d’affrontements (y compris armés) da de la population. La rhétorique de Biden sur la “réconciliation du peuple américain” montre une compréhension de la gravité de la situation, mais au-delà de tel ou tel succès partiel ou temporaire, elle ne pourra pas arrêter la tendance sous-jacente à la confrontation et à la dislocation sociale dans la première puissance mondiale.
Le plus grand danger pour le prolétariat aux États-Unis serait de se laisser entraîner dans la confrontation entre les différentes fractions de la bourgeoisie. Une bonne partie de l’électorat de Trump est constituée d’ouvriers rejetant les élites et à la recherche d’un “homme providentiel”. La politique de Trump de relance de l’industrie avait permis de rallier derrière lui de nombreux prolétaires de la “ceinture de la rouille” qui avaient perdu leur emploi. Le risque existe d’affrontements entre ouvriers pro-Trump et ouvriers pro-Biden. Par ailleurs, l’enfoncement de la société dans la décomposition risque d’aggraver encore le clivage racial, endémique aux États-Unis, entre les blancs et les noirs, en propulsant les idéologies identitaires.
La tendance à la perte de contrôle de la bourgeoisie sur son jeu politique, comme on l’a vu avec l’arrivée de Trump à la présidence, ne signifie pas que la classe ouvrière peut tirer profit de la décomposition du capitalisme. Bien au contraire, la classe dominante ne cesse de retourner les effets de la décomposition contre la classe ouvrière. Déjà en 1989, alors que l’effondrement du bloc de l’Est était une manifestation spectaculaire de cette décomposition du capitalisme, la bourgeoisie des principaux pays avait utilisé cet événement pour déchaîner une gigantesque campagne démocratique mondiale au moyen d’un bourrage de crâne intensif, destinée à tirer un trait d’égalité entre la barbarie des régimes staliniens et la véritable société communiste. Les discours mensongers sur “la mort de la perspective révolutionnaire” et “la disparition de la classe ouvrière” avaient déboussolé le prolétariat, en provoquant un profond recul de sa conscience et de sa combativité. Aujourd’hui, la bourgeoisie instrumentalise les événements du Capitole en déployant une nouvelle campagne internationale à la gloire de la démocratie bourgeoise.
Alors que les “insurgés” occupaient encore le Capitole, Biden déclarait immédiatement : “Je suis choqué et attristé par le fait que notre nation, pendant très longtemps une lueur d’espoir pour la démocratie, soit confrontée à un moment si sombre. […] Le travail d’aujourd’hui et des quatre années à venir consistera à restaurer la démocratie”, suivi par une cascade de déclarations allant dans le même sens, y compris au sein du Parti républicain. Même son de cloche à l’étranger, particulièrement de la part des dirigeants des grands pays d’Europe occidentale : “Ces images m’ont mise en colère et attristée. Mais je suis sûre que la démocratie américaine se révélera beaucoup plus forte que les agresseurs et les émeutiers”, déclarait Angela Merkel. “Nous ne céderons rien à la violence de quelques-uns qui veulent remettre en cause [la démocratie]”, lançait Emmanuel Macron. Et Boris Johnson d’ajouter : “Toute ma vie, l’Amérique a représenté des choses très importantes : une idée de la liberté et une idée de la démocratie”. Après la mobilisation autour de l’élection présidentielle, qui a connu un record de participation, et le mouvement Black Lives Matter revendiquant une police “propre” et plus “juste”, de larges secteurs de la bourgeoisie mondiale cherchent à entraîner le prolétariat derrière la défense de l’État démocratique contre le “populisme”. Le prolétariat est appelé à se ranger derrière la clique “démocrate” contre le “dictateur” Trump. Ce faux “choix” n’est que pure mystification et un véritable piège pour la classe ouvrière !
À rebours du chaos international que Trump n’a cessé d’alimenter, le “démocrate” Biden imposera-t-il un “ordre mondial plus juste” ? Sûrement pas ! Le prix Nobel de la “Paix”, Barack Obama, et son ex-vice-président, Joe Biden, ont connu huit années de guerres ininterrompues ! Les tensions avec la Chine, la Russie, l’Iran et tous les autres requins impérialistes ne disparaîtront pas miraculeusement.
Biden réservera-t-il un sort plus humain aux migrants ? Pour se faire une idée, il suffit de voir avec quelle cruauté tous ses prédécesseurs comme toutes les “grandes démocraties” traitent ces “indésirables” ! Il faut rappeler que durant les huit ans de la présidence d’Obama (dont Biden était le vice-président), il y a eu plus d’expulsions d’immigrés que pendant les huit ans de présidence du Républicain George W. Bush. Les mesures contre les immigrés de l’administration Obama n’ont fait qu’ouvrir la voie à l’escalade anti-immigration de Trump
Les attaques économiques contre la classe ouvrière vont-elles cesser avec le prétendu “retour de la démocratie” ? Certainement pas ! La plongée de l’économie mondiale dans une crise sans issue encore aggravée par la pandémie du Covid-19, se traduira par une explosion du chômage, par plus de misère, plus d’attaques contre les conditions de vie et de travail des exploités dans tous les pays centraux dirigés par des gouvernements “démocratiques”. Et si Joe Biden parvient à “nettoyer” la police, les forces de répression de l’État “démocratique”, aux États-Unis comme dans tous les pays, continueront à se déchaîner contre tout mouvement de la classe ouvrière et réprimant toutes ses tentatives de lutter pour la défense de ses conditions de vie et ses besoins les plus élémentaires.
Il n’y a donc rien à attendre d’un “retour de la démocratie américaine”. La classe ouvrière ne doit pas se laisser endormir et piéger par les chants de sirènes des fractions “démocratiques” de l’État bourgeois. Elle ne doit pas oublier que c’est au nom de la défense de la “démocratie” contre le fascisme que la classe dominante avait réussi à embrigader des dizaines de millions de prolétaires dans la Deuxième Guerre mondiale, sous l’égide de ses fractions de gauche et des fronts populaires. La démocratie bourgeoise n’est que la face la plus sournoise et hypocrite de la dictature du capital !
L’attaque contre le Capitole est le symptôme supplémentaire d’un système à l’agonie qui entraîne l’humanité dans sa lente descente aux enfers. Face au pourrissement sur pied de la société bourgeoise, seule la classe ouvrière mondiale, en développant ses combats sur son propre terrain de classe contre les effets de la crise économique, peut renverser le capitalisme et mettre un terme à la menace de destruction de la planète et de l’espèce humaine dans un chaos de plus en plus violent.
CCI, 10 janvier 2021
1) Voir nos “Thèses sur la décomposition”, Revue internationale n° 107 et le “Rapport sur la décomposition aujourd’hui”, Revue internationale n° 164.
2) Au moment où nous écrivons cet article, il y a eu officiellement 363 581 décès aux États-Unis et près de 22 millions de personnes contaminées.
En France, dès les premières minutes de l’invasion du Capitole aux États-Unis par les nervis trumpistes, un mensonge éhonté s’est répandu dans les médias et sur les réseaux sociaux. Ces insurgés néo-fascistes ne seraient que la version américaine des “gilets jaunes” : “Le danger pour la démocratie, c’est tous ceux qui encouragent les séditieux et la violence. Qu’ils se nomment “gilets jaunes”, qu’ils soient supporters de Trump, d’extrême-droite ou anarchistes”, “Factieux trumpistes aujourd’hui, “gilets jaunes” hier”, “Moi, quand je regardais hier les images que nous avons tous regardées, j’ai pensé aux “gilets jaunes”, évidemment”. (1) C’est bien entendu l’éditorialiste-vedette de l’hebdomadaire de droite Le Point, Franz-Olivier Giesbert, toujours en pointe quand il s’agit d’exploiter une situation pour développer une campagne idéologique qui avait ouvert le bal de cet amalgame sur les chaînes d’informations.
Cette comparaison fallacieuse poursuit trois buts :
La foule soutenant Trump était constituée de suprémacistes blancs et de rednecks. Elle brandissait une forêt de drapeaux des États confédérés, symboles nostalgiques de la grandeur des États du Sud esclavagistes. L’un de ses leaders, vêtu d’une peau de bison et d’un casque à cornes, se fait appeler Q-Shaman et exhibe son corps parsemé de tatouages nazis. Ces trumpistes, armés jusqu’aux dents, incarnent la haine de l’autre, de “l’étranger” et la poussée de la pensée irrationnelle qui gangrènent de plus en plus toute la société. Tous ces obscurantistes arriérés sont convaincus que la défaite de Trump aux élections est le fruit d’un complot, tout comme ils rejettent la théorie de l’évolution des espèces de Darwin. Ils croient que le monde ne remonte qu’à 6000 ans et certains restent persuadés que la terre est plate ! C’est là la quintessence du populisme.
Le mouvement des “gilets jaunes” en France, malgré certaines similitudes apparentes, n’a pas de commune mesure avec l’assaut du Capitole par les bandes armées de trumpistes fanatisés. Ce mouvement populaire était une révolte du désespoir portant les stigmates de la décomposition de la société capitaliste. Il a certes lui aussi été marqué partiellement par l’influence du populisme, notamment par le rejet de l’establishment et des élites, le nationalisme exacerbé. Au début du mouvement, et de façon minoritaire, une partie des “gilets jaunes” ont exprimé leur xénophobie, agressant verbalement des immigrés à plusieurs reprises et réclamant un durcissement du contrôle aux frontières. Ce mouvement a également été marqué par le chaos social, avec des scènes de guérillas urbaines, des saccages dans les beaux quartiers de Paris et une volonté, parmi les plus “radicaux” des “gilets jaunes”, de partir à l’assaut de l’Élysée (ce qui ne pouvait être qu’un fiasco : le palais présidentiel était autrement mieux protégé que le Capitole américain !).
La décomposition sociale a marqué indéniablement de son sceau le mouvement des “gilets jaunes”. Mais il n’y a pas de trait d’égalité avec le coup de force des “factieux trumpistes”, ces nervis nazillons, avec leurs milices armées qui ont pris d’assaut le Capitole. Le mouvement des “gilets jaunes” n’était pas une flambée de haine populiste, animée par les idéologies de l’extrême-droite et visant à maintenir à la tête de l’État un aventurier mégalomane complètement irresponsable. Ce mouvement était une révolte illusoirement “citoyenne” contre la paupérisation dans lequel se sont retrouvées toutes les couches sociales protestant contre la politique économique de Macron, le “Président des riches”. Il s’agissait d’un mouvement interclassiste (et non pas populiste) du fait que les revendications des secteurs les plus pauvres du prolétariat (les ouvriers des zones rurales et péri-urbaines) s’étaient mêlées à celle des petits patrons et artisans. Dans le mouvement des “gilets jaunes”, de très nombreux retraités et ouvriers pauvres n’arrivant plus à joindre les deux bouts, ont défilé pacifiquement dans les manifestations contre la misère, la précarité et le chômage. La nature interclassiste de ce mouvement social s’est illustrée par un amas hétéroclite de revendications souvent contradictoires entre elles. Derrière l’explosion de colère contre l’augmentation des taxes sur le carburant qui frappait aussi bien les petits patrons que les ouvriers des zones rurales contraints de prendre leur voiture pour se déplacer et se rendre à leur travail, se cachaient en réalité des intérêts antagoniques. Face à l’augmentation du coût de la vie, la composante ouvrière des “gilets jaunes” revendiquait une augmentation du salaire minimum, alors que les petits patrons (et petits exploiteurs) mettaient plutôt en avant une baisse des taxes mais aussi une baisse des salaires de leurs employés pour maintenir leur entreprise à flot. Ce mouvement interclassiste où les revendications ouvrières se sont mêlées à celle de la petite-bourgeoisie ne pouvait conduire qu’à diluer les secteurs les plus fragiles et marginalisés du prolétariat dans “le peuple”, sans aucune distinction de classe. C’est pour cela que le mouvement des “gilets jaunes” a été immanquablement marqué par l’idéologie et les méthodes de la petite-bourgeoisie victime de déclassement, de la paupérisation liée aux ravages de la crise économique et portée par le sentiment de frustration et de revanche sociale, avec une forte polarisation contre la personne de Macron.
Néanmoins, l’hétérogénéité des “gilets jaunes” a débouché sur une relative décantation. Alors qu’à son début, ce mouvement social avait été soutenu par Marine Le Pen et les partis de droite, c’est La France Insoumise, le parti de Mélenchon, et les gauchistes (notamment le NPA) qui ont pris le relais, à mesure que la composante ouvrière des “gilets jaunes” s’est détachée en faisant prévaloir ses propres revendications concentrées sur la question des salaires et du pouvoir d’achat. Cette décantation a été rendue plus visible lors des manifestations contre la réforme des retraites : des centaines de “gilets jaunes” regroupés sous le drapeau tricolore et entonnant La Marseillaise ont été rejetés des cortèges, alors que d’autres choisissaient de s’intégrer, individuellement ou par petits groupes dans le mouvement général de la classe ouvrière contre la réforme des retraites (où dans certains cortèges, de nombreux travailleurs en lutte chantaient L’Internationale à tue-tête pour couvrir la voix nationaliste des “gilets jaunes” “radicaux”.
En faisant un amalgame tendancieusement superficiel et caricatural entre les “gilets jaunes” et les troupes de choc para-militaires de Trump, les médias bourgeois et autres journalistes ou politiciens invités sur les plateaux de télévision, se focalisent sur les scènes de violences, en évacuant délibérément les actes de vandalisme des bandes black blocs (entièrement manipulés par la police) ! Une telle falsification de la réalité vise essentiellement cet objectif : criminaliser tout mouvement de révolte contre la misère et la pauvreté. On peut donc être sûr que la bourgeoisie n’hésitera pas dans l’avenir à déployer ses forces de répression face à tout mouvement révolutionnaire de la classe exploitée. Elle n’hésitera pas (et se prépare déjà) à le dénoncer comme un coup d’État fomenté par des hordes de terroristes semant la violence, le chaos et le désordre contre l’ordre “démocratique” républicain et sa “paix sociale”.
Gilles, 11 janvier 2021
1“Gilets jaunes et manifestants pro-Trump ayant envahi le Capitole : une comparaison qui fait débat [89]”, RT France (8 janvier 2021).
L’année 2020 a une nouvelle fois révélé toute la barbarie dans laquelle le capitalisme plonge de plus en plus l’humanité.
Le bilan de la pandémie de Covid-19 est effroyable : presque deux millions de morts sur la planète, des personnes “âgées” (parfois à peine 60 ans) refusées dans les hôpitaux parce qu’il n’y a plus de lits (Italie), des terrains vagues transformés en cimetières improvisés (Brésil), des camions frigorifiques stationnés dans la rue pour stocker le surplus de cadavres (New-York), des agents hospitaliers en manque de masques, de gants, de blouses (France), des centaines de millions de personnes cloîtrées chez elles, interdites de vie sociale, des vieux mourant dans l’isolement, sans même une main tenant la leur pour les rassurer, des jeunes pointés du doigt et traités comme des égoïstes, des irresponsables, voire des assassins en puissance.
Ce n’est pas un hasard si cette situation renvoie nos imaginaires aux épidémies de peste qui frappèrent la société médiévale quand elle sombrait dans son propre déclin. Le capitalisme est désormais lui aussi un système décadent, il n’a plus aucun avenir à offrir à l’humanité, si ce n’est toujours plus de souffrances. Selon l’OMS, cette pandémie n’est d’ailleurs qu’une “sonnette d’alarme” car il faut “nous préparer à l’avenir à quelque chose qui sera peut-être encore pire”.
“Nous” préparer ? Mais qui est ce “nous” ? Les États qui, partout et depuis des décennies, détruisent les systèmes de soins, réduisent les effectifs de médecins et d’infirmiers et ferment les hôpitaux ? Les États qui militarisent la société, qui élèvent le personnel de santé sacrifié au rang de “héros de guerre” à coups de médailles, qui proclament “l’urgence sanitaire” pour mieux contrôler et réprimer ? “Moi, je fais la guerre le matin, le midi, le soir et la nuit. Et j’attends de tous le même engagement”, a ainsi déclaré le président français Emmanuel Macron. Ce “nous” ne prépare à l’humanité que des lendemains encore plus sombres. Les États ont tous à leur niveau participé à la propagation du virus en poursuivant leur concurrence morbide, en étant incapables de se coordonner pour limiter les déplacements internationaux ; ils sont allés jusqu’à se livrer une pathétique “guerre des masques”, à se voler les uns les autres. Cette incapacité à contenir l’épidémie révèle que la gangrène atteint les plus hauts sommets des États et commence même à nuire à la gestion de l’économie mondiale, à aggraver la crise historique du capitalisme. La récession mondiale qui s’est ouverte en 2019 s’est ainsi trouvée être considérablement empirée par l’effet du chacun pour soi, contrairement à 2008 où, sous la forme des G7, G8 ou G20, les États étaient parvenus à se coordonner a minima afin de limiter et ralentir les effets de la crise dite des subprimes.
Incapable de proposer la moindre perspective à l’humanité, le capitalisme est un système qui pourrit sur pied. Dans toutes les couches de la société, le no future pèse sur les pensées et engendre une montée des peurs, de l’irrationnel et du chacun pour soi.
Les magouilles des laboratoires et leur recherche du profit à tout prix, conséquence de la nature de ce système d’exploitation, engendrent un rejet des vaccins et de la science. L’incapacité des États à contrôler l’épidémie, l’incohérence des mesures prises et les mensonges gouvernementaux, au lieu d’être compris comme le produit de ce capitalisme en déclin, sont attribués à d’obscures volontés d’une poignée d’individus manipulateurs. Le complotisme se développe, hors de toute cohérence de pensée. La réelle responsabilité, celle du système et de sa classe dominante, la bourgeoisie, est niée.
Mais l’année 2020 est aussi source d’espoir. En janvier, en France, il y a un an, finissait le mouvement contre la réforme des retraites. Pendant plusieurs mois, des centaines de milliers de manifestants avaient battu le pavé, heureux de se retrouver ensemble dans la rue et dans la lutte, de se serrer les coudes, de ressentir ce sentiment de solidarité entre les générations, entre les secteurs, qui les animait tous. Les cheminots de plus de 50 ans qui ont fait grève semaine après semaine, n’avaient eux rien à gagner, ils n’étaient pas concernés directement par la réforme. Non, ils se battaient pour les générations suivantes, pour les plus jeunes, pour l’avenir.
Évidemment, ce mouvement a révélé aussi de grandes faiblesses. Les cheminots sont restés trop isolés, les salariés du privé n’ont participé à la grève que par procuration. Il n’y a pas eu de véritables assemblées générales permettant à tous les travailleurs, retraités, chômeurs et étudiants précaires de débattre, d’élaborer ensemble une réflexion politique, de s’organiser, de prendre en main la lutte. Cette marche reste à franchir et elle est haute. Mais ce mouvement est une lueur, une promesse : la classe ouvrière en France a montré qu’elle était à nouveau combative et porteuse de solidarité. Quel contraste avec le monde mortifère constitué d’individus en concurrence que nous impose la bourgeoisie !
D’autres manifestations ont eu lieu en 2020, celles contre les violences policières puis contre la loi “sécurité globale”, interdisant notamment de filmer la police en train de tabasser tranquillement le quidam. La répression étatique est à l’évidence révoltante, tout comme les lois qui la légitime. Seulement, réclamer une police moins brutale et une justice plus équitable, c’est se leurrer sur la possibilité d’un capitalisme humain et d’une démocratie servant l’intérêt commun. Ce n’est pas un hasard si chaque fois une grande partie de la bourgeoisie, celle de gauche, enfourche elle aussi ce destrier, galope pour revendiquer haut et fort un État plus juste. C’est là une impasse qui, en réalité, renforce l’illusion que l’amélioration de la société capitaliste est possible.
Avec l’atomisation et la sidération liées à l’épidémie, avec l’aggravation de la crise économique qui frappe les travailleurs paquet par paquet, boite par boite, sous la forme de licenciements, lutter massivement est dans l’immédiat extrêmement difficile. Mais l’avenir appartient bel et bien à la lutte de classe ! Il n’y a pas d’autre chemin.
Seule la lutte massive et unie incarne une perspective. La solidarité entre les générations qui s’est exprimée dans les cortèges début 2020 prouve une nouvelle fois que le combat de la classe ouvrière porte en lui les germes d’une communauté humaine unie. Aujourd’hui, c’est en discutant avec tous ceux qui ne supportent plus cette société en putréfaction que cet avenir de lutte peut se préparer. Débattre des mobilisations sur un terrain de classe les plus massives et unitaires de ces dernières années face aux attaques, celle contre la réforme des retraites, celle contre le CPE en 2006, celle des enseignants en 2003, pour tirer les leçons des forces et des faiblesses de ces mouvements, demeure une nécessité. Tout comme se replonger dans l’histoire du mouvement ouvrier et de ses grandes luttes montre ce dont est capable notre classe quand elle prend massivement ses luttes en main.
“Nous serons victorieux seulement si nous n’avons pas oublié comment apprendre” (Rosa Luxemburg).
Pawel, 4 janvier 2020
“Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse : voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l’ordre, de la paix et du droit, c’est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l’anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l’humanité qu’elle se montre toute nue, telle qu’elle est vraiment”. Rosa Luxemburg, Brochure de Junius (1915).
Un tabassage d’une brutalité inouïe contre le producteur de musique Michel Zecler a remis la violence policière sous les feux des projecteurs médiatiques, quelques jours après l’évacuation très musclée de migrants campant place de la République à Paris. S’agissait-il d’une intervention pour non port du masque anti-Covid ? Foutaises ! Ces flics se sont acharnés sur une personne noire en libérant toute leur hargne raciste, ce qu’ils imaginaient, encore une fois, pouvoir réaliser en toute impunité. Cette nouvelle exaction raciste s’est comme d’habitude conclue par un procès-verbal à charge contre Michel Zecler, immédiatement déposé sur le bureau d’un juge qui s’est empressé d’ouvrir une enquête pour : “violences sur personne dépositaire de l’autorité publique”. Les flics ont encore une fois toujours raison !
Mais les images de vidéosurveillance du studio de musique, où le producteur de musique s’était réfugié, ne souffrent aucune ambiguïté : les flics se sont défoulés pendant de longues minutes, sans aucun état d’âme, sur un homme esseulé appelant à l’aide, puis sur les personnes qui tentaient de s’interposer pour mettre un terme à l’agression. Face à ces cogneurs, la horde de leurs collègues assistant à la scène a laissé faire... car force doit rester à la Loi !
Les réactions de colère et d’indignation dans la population ont été immédiates et tout à fait légitimes. Comment accepter une telle violence de la part des forces de l’ordre sans réagir et protester ? La Loi “sécurité globale” du Ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, avec son lot de mesures ultra-répressives, avait déjà commencé à mettre le feu aux poudres, une loi couvrant, notamment, les violences et bavures policières puisqu’il s’agit d’interdire aux journalistes comme à tout “citoyen” de filmer les visages des flics tabasseurs. Ces films et ces photos pourraient, paraît-il, mettre en danger les policiers accomplissant leur “devoir” dans l’exercice de leur fonction. Tout contrevenant sera condamné à 45 000 euros et un an de prison ! Les flics auront donc davantage le champ libre pour cogner à tour de bras, en toute impunité et avec la bénédiction du gouvernement Macron et son Ministre Darmanin !
Les dernières violences policières ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le 28 novembre, d’importantes manifestations, dans toutes les villes du territoire français, ont été organisées par tous les défenseurs de la “démocratie” pour protester contre la Loi “sécurité globale”.
Ces épisodes de violences policières ne sont en rien une exception. Les contrôles et interpellations de la police républicaine, particulièrement contre les jeunes ou les immigrés, ne font jamais dans la dentelle : le mépris, les insultes racistes et les humiliations en tout genre sont quotidiens. En janvier 2020, c’est le livreur Cédric Chauviat qui meurt étouffé par un flic lors d’une interpellation à Paris. C’est Adama Traoré qui tombait lui aussi sous les coups de la police en 2016. C’est le jeune Théo qui était violemment agressé et mutilé lors d’une interpellation en 2017. Nous pourrions multiplier les exemples… Une telle sauvagerie n’est plus épisodique : elle témoigne de la banalisation des répressions musclées, provoquant un accroissement des tensions sociales avec l’État.
Ces exactions, ces actes barbares, quand ils ne sont pas simplement niés, passés sous silence ou transformés en actes de “légitime défense” de flics “victimes”, deviennent des bavures, des dérapages d’une “minorité de flics délinquants” et racistes qui “décrédibilisent l’institution policière”. La police républicaine, aux dires de la classe dominante et son gouvernement, ferait un travail remarquable au service de la protection des citoyens comme l’affirme Darmanin : “ceux qui déconnent sont sanctionnés, mais je me refuse à sanctionner l’intégralité des policiers de France”.
Ce travail “remarquable”, ce service public républicain, nous l’avons vu à l’œuvre à l’occasion du mouvement des “gilets jaunes” et ses 4 000 blessés, ses centaines d’éborgnés ou estropiés par des tirs de flash-ball et de grenades de “désencerclement”. Le 8 décembre 2018, par exemple, à Paris, la répression fut particulièrement violente : le commandement des CRS s’adressait à ses troupes en ces termes : “Si vous vous demandez pourquoi vous êtes entrés dans la police, c’est pour un jour comme celui-ci !… Vous pouvez y aller franchement, allez-y franchement, n’hésitez pas à percuter ceux qui sont à votre contact, à proximité… Ça fera réfléchir les suivants”. (1)
C’est le même “ordre démocratique” qui fut invoqué lors des interventions musclées des flics dans les universités et dans les lycées au printemps 2020 ou lors du mouvement contre la réforme des retraites. La pandémie de Covid-19 a également été l’occasion pour le gouvernement de prononcer de grands discours sur le contrôle “nécessaire” des règles sanitaires par une police attachée soi-disant à défendre la vie de tous les “citoyens” et de tous les travailleurs exploités. En réalité, la bourgeoisie a profité de la pandémie pour faire un pas supplémentaire dans la répression, dans les quartiers, dans la rue, dans les transports, dans les manifestations. L’État démocratique montre donc de plus en plus son vrai visage en dépit des déclarations hypocrites de Macron, comme lors du “grand débat” suite au mouvement des “gilets jaunes” : “Ne parlez pas de “répression” ou de “violences policières”, ces mots sont inacceptables dans un État de droit”. Seules les dictatures militaires, staliniennes ou fascistes auraient le monopole de la répression ? Il n’en est rien ! Au contraire, l’État démocratique n’a rien à envier à ces dictatures en matière de maintien de l’ordre. Elle l’exerce d’ailleurs avec d’autant plus de cynisme et d’hypocrisie !
La barbarie des forces de l’ordre “républicain” s’est toujours déchaînée contre la classe ouvrière. Souvenons-nous de la répression ignoble de la Commune de Paris en 1871, lors de la “semaine sanglante”, par les troupes versaillaises aux ordres de la IIIe République.
Souvenons-nous encore que, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1944, les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) ont été créées en prévision des luttes que les exigences de productivité (imposées par la reconstruction) imposaient aux ouvriers. Les CRS connaîtront leur véritable baptême du feu lors de la répression implacable des grèves et des émeutes de 1947 à Renault, dans la fonction publique, dans les mines, sous la houlette du ministre de l’Intérieur “socialiste” Jules Moch et avec la contribution du PCF lui-même… C’est dans ce contexte que le slogan “CRS=SS” a été tagué par les “gueules noires” sur les murs des corons de mineurs. À leurs yeux, les CRS aux ordres de Jules Moch faisaient en effet le même sale travail que la dictature nazie dans la période de l’occupation. La “démocratie” de la “France libre” n’avait ainsi rien à envier à cette dernière ! (2)
Souvenons-nous encore qu’en octobre 1961, une manifestation pacifique d’Algériens avait été réprimée par le préfet Papon, fidèle serviteur du “socialiste” François Mitterrand, comme du régime gaulliste : trois morts reconnus officiellement ; près de 300 dans les faits !
Souvenons-nous également qu’en février 1962, la répression de la manifestation contre la guerre d’Algérie au métro Charonne à Paris causait neuf morts…
Et la liste est encore longue ! En Allemagne, c’était aussi la république démocratique de Weimar, gouvernée par les “socialistes”, qui avait écrasé dans le sang la révolution de 1918-1923. C’est cet État “démocratique” qui avait assassiné sauvagement Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et bon nombre de leurs camarades spartakistes. Contre tous ceux qui en appellent à une véritable police républicaine pour rétablir la confiance entre la population et les forces de l’ordre, Lénine écrivait : “l’État, c’est l’organisation de la violence destinée à mater une certaine classe”, la classe ouvrière. (3)
Il n’y a rien à attendre du rétropédalage du gouvernement qui, suite aux manifestations “populaires” contre la “fascisation” de la police, s’est engagé à réécrire l’article 24 de sa Loi “d’insécurité” globale. Ne nous faisons aucune illusion : un nouvel article mieux ficelé sera rédigé pour renforcer l’appareil de répression de l’État ! Les autres articles de cette Loi ultra-répressive ne disparaîtront pas. La militarisation de la société se révèle d’ailleurs clairement par l’armement des polices municipales, la multiplication des caméras de vidéosurveillance dans les lieux publics, l’effort de modernisation de tout l’arsenal répressif : armes, blindés, renseignements…
Il s’agit clairement d’une adaptation de la bourgeoisie et de son État à la répression future des luttes de la classe ouvrière. Avec l’aggravation de la crise économique, de la misère et du chômage, le prolétariat et ses jeunes générations ne pourront que développer leur lutte pour défendre bec et ongles leurs conditions de vie. On peut être sûr que dans les futures manifestations ouvrières, la classe exploitée trouvera devant elle, encore une fois, tout l’arsenal policier de l’État démocratique.
Les manifestations du 28 novembre dans toute la France exprimaient certes la colère face aux violences policières, mais aussi toutes les illusions sur la possibilité d’un État “vraiment démocratique” et d’une police plus “humaine”. Ces dizaines de milliers de “citoyens” indignés se sont donc retrouvés à battre le pavé aux côtés de tous les partis de gauche et d’extrême-gauche, aux côtés de la Ligue des Droits de l’Homme et d’Amnesty International.
L’appel à l’abrogation immédiate de cette Loi “scandaleuse et liberticide”, tel que le clame Mélenchon, n’est que la feuille de vigne derrière laquelle se cache une tentative d’embrigadement de la classe ouvrière derrière la défense de la démocratie bourgeoise. Toutes les gesticulations de la gauche dénonçant la “dictature” de l’État policier sous le gouvernement Macron, réclamant le rétablissement de la liberté d’expression pour les journalistes, sèment l’illusion d’une police non répressive ! Mais l’application de la gauche à réprimer la classe ouvrière dans le passé comme aujourd’hui ne laisse plus aucun doute. D’ailleurs, à l’image de son leader charismatique Mélenchon, la France insoumise ne s’en cache même pas : “on ne peut pas s’apprêter à diriger la France et avoir des lacunes sur cette question. Nous sommes pour l’autorité. Il n’y a aucune contradiction avec les idéaux de gauche”, “l’ordre républicain est un tout. Oui, il y a besoin de policiers, de répression. Il ne faut pas accepter la banalisation du crime”. (4) On ne peut être plus clair ! De gauche comme de droite, démocratique ou ouvertement dictatorial, la bourgeoisie continuera de réprimer son ennemie de classe !
En définitive, les cris d’orfraie de toutes les fractions de gauche et d’extrême-gauche de la classe dominante (comme le NPA), dénonçant l’autoritarisme du gouvernement Macron ou encore le danger d’une dérive fasciste, ne visent qu’à rabattre la classe ouvrière (particulièrement ses jeunes générations de lycéens, d’étudiants, de jeunes travailleurs…) derrière la défense de l’État démocratique. C’est à une échelle réduite, une resucée des campagnes antifascistes des années 1930 qui avaient permis au Front populaire d’embrigader la classe ouvrière dans la Seconde Guerre mondiale. Cette gauche “radicale” qui veut une police “propre”, cherche à encadrer, saboter la colère et la réflexion de la jeune génération prolétarienne, en lui tendant une fausse alternative sous deux variantes en réalité complémentaires :
– soit former un front “antifasciste” et affronter à chaque occasion les forces de l’ordre. Cette violence anti-flics de minorités anarchisantes (ou des bandes de black blocs faisant le jeu de l’appareil policier) n’a rien à voir avec le combat de la classe ouvrière contre le capitalisme. Les provocations, castagnes avec les flics et actes de vandalisme ne peuvent que justifier le renforcement de l’État policier.
– soit choisir ce qu’elle présente comme un “moindre mal”, celui de la résistance citoyenne pour la défense du “droit” républicain, face aux fractions les plus rétrogrades, autoritaires ou populistes de la bourgeoisie. Il faut dire que le gouvernement Macron est apparu comme étant à la botte du syndicat de flics “Alliance” dont la grande majorité des membres font partie de l’électorat de Marine Le Pen.
Les mobilisations “citoyennes” ne sont pas le terrain de la classe ouvrière. Pour pouvoir lutter contre la répression, le prolétariat ne doit pas se laisser noyer dans le “peuple”, toutes classes confondues. Il doit défendre son autonomie de classe et ne pas se laisser embarquer derrière tous les partis de gauche et les syndicats qui prônent hypocritement une “bonne” police. La seule arme de la classe ouvrière contre l’État bourgeois, c’est la lutte sur son propre terrain de classe : par la grève contre toutes les attaques du capital, par les manifestations discutées et décidées dans des assemblées générales massives, souveraines, ouvertes à tous les exploités (travailleurs actifs, chômeurs, retraités ou étudiants). Ce n’est que dans un vaste mouvement de masse que la classe ouvrière pourra trouver la force d’affronter l’État et ses sbires policiers. La répression et les violences policières ne cesseront pas tant que le prolétariat n’aura pas pris le pouvoir pour renverser le capitalisme. La “violence” de la classe ouvrière doit s’exercer avant tout dans sa mobilisation la plus massive et la plus consciente pour résister aux attaques du capital dont celles des flics ne sont qu’une facette.
Stopio, 7 décembre 2020
1) ““Allez-y franchement, n’hésitez pas à percuter. Ça fera réfléchir les suivants” : le jour où la doctrine du maintien de l’ordre a basculé”, Le Monde (7 décembre 2020).
2) Cf. “Grèves de 1947-1948 en France : la bourgeoisie “démocratique” renforce son État policier contre la classe ouvrière” (mars 2019).
3) Lénine, L’État et la révolution (1917).
4) “Souvent accusée de laxisme, la gauche a durci son discours sur les questions de sécurité”, Le Monde (4 décembre 2020).
Quand l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) déclara en mai 2020 que le vaccin contre le SARS-CoV-2 devait être un “bien public mondial”, seuls ont pu y croire ceux qui conservent encore des illusions dans la capacité du monde capitaliste à jouer un rôle progressiste pour l’humanité, qui plus est, en pleine crise mondiale inédite. De la même façon, les appels à recourir à la “licence obligatoire” (1) ne pouvaient relever que d’une candide utopie.
En effet, rien ne pouvait laisser penser que le vaccin contre Covid-19 échapperait aux lois du capitalisme et leurs conséquences : concurrence, course aux marchés, espionnage, vol de technologie, même quand il s’agit de sauver des millions de vies humaines. Et pour cause, la crise sanitaire actuelle intervient dans un monde en proie à la décomposition.
Dès l’apparition de la maladie, la communauté scientifique savait que seul un vaccin pouvait permettre d’en venir à bout. Les industries pharmaceutiques se mirent donc en ordre de marche, chacun de son côté, pour être les premiers à délivrer le précieux vaccin. Mais au-delà de l’enjeu commercial considérable pour les labos de recherche et les groupes pharmaceutiques, il y a un enjeu politique évident pour les États en mesure d’y accéder.
Dès les premières heures de la pandémie, la guerre des vaccins commença, comme ce fut le cas lors de précédentes épidémies. Les exemples sont nombreux. Par exemple, la bataille contre le SIDA (2) débuta dès la découverte de l’agent responsable de cette maladie inédite. Les équipes de Luc Montagnier à l’Institut Pasteur, étaient talonnées par celles de Robert Gallo au National Cancer Institute aux États-Unis. Le leitmotiv de ces équipes n’était évidemment pas d’identifier rapidement l’agent pour commencer à le combattre, mais d’être les premiers à pouvoir en récupérer la propriété et prendre ainsi une avance sur les futurs traitements et vaccins.
C’est finalement l’équipe française qui, en janvier 1983, s’imposera d’une courte tête. Mais la guerre ne faisait que commencer, et elle fera véritablement rage sur le terrain des tests où cette fois-ci les Américains tiendront leur revanche. C’est le laboratoire Abott qui se positionnera très largement sur ce marché prometteur, offrant potentiellement la possibilité d’écouler des milliards de tests susceptibles d’être réalisés en quelques années à travers le monde.
Vint ensuite la guerre des traitements, où le plus grand mépris pour la vie humaine éclatera au grand jour, la France ayant une revanche à prendre après sa défaite dans la guerre des tests. Sitôt les premiers espoirs annoncés autour de la Ciclosporine, la ministre de la santé de l’époque, Georgina Dufoix, lui attribua publiquement le “label France”, avant de voir ces espoirs finalement douchés par les premiers essais menés sur la molécule. De l’autre côté de l’Atlantique, le Secrétaire général adjoint de la santé annonça la solution miracle de l’AZT alors même que les essais en cours n’avaient encore livré aucun résultat.
Ces annonces scandaleuses, incarnant les froids intérêts de deux États en concurrence, témoignaient en outre du désintérêt le plus total à l’égard des milliers de malades ne pouvant placer leurs espoirs que dans un traitement rapide pour les sauver d’une mort assurée. Mais pour chaque État, seule comptait la nécessité d’être les premiers à la face du monde.
Le scandale du “sang contaminé” en France dans les années 1980-90 a révélé que l’État avait retardé pendant au moins six mois le dépistage du VIH et de l’hépatite C sur les donneurs de sang, alors que la technique était maîtrisée depuis octobre 1984, comme le prouvait une étude américaine. La “guerre des tests” et l’obsession des coupes budgétaires l’avaient conduit à maintenir des pratiques délibérément criminelles de transfusions sanguines contaminées à des hémophiles et à d’autres patients pour liquider ses stocks et faire des économies à tout prix, provoquant le décès de milliers de malades entre 1984 et 1985.
Aujourd’hui, la guerre autour du vaccin contre le virus du SIDA continue même si, faute d’être aussi rentable qu’un traitement au long cours (toute la vie, de fait), la recherche se fait beaucoup plus lente, du fait des plans d’austérité amenant les États à racler les fonds de tiroir et à réduire considérablement les budgets dans la recherche fondamentale.
En 2019 en Afrique, la situation fut à peu près similaire autour de l’épidémie d’Ebola (3) dans un climat d’accusations de détournement de fonds, de favoritisme envers les dirigeants congolais mais aussi de l’OMS vis-à-vis du choix d’un vaccin plutôt qu’un autre, etc. Alors que le laboratoire allemand Merck avait proposé un vaccin efficace mais en quantités insuffisantes, le laboratoire américain Johnson & Johnson proposa un autre vaccin, annoncé comme complémentaire mais jamais testé sur l’homme ! La bataille s’engagea pour introduire ce nouveau venu avec opérations de lobbying et autres moyens de pression.
La situation actuelle reprend les mêmes schémas. Alors que les grands discours se multiplient autour de la coopération internationale pour créer un vaccin, alors que le “bon sens commun” pourrait laisser penser que l’union des forces de la recherche pharmaceutique déboucherait sur des résultats plus rapides et efficaces, en novembre dernier on comptait 259 candidats-vaccins dans le monde, dont dix en phase 3 (la dernière avant la procédure d’autorisation de mise sur le “marché”). 259 équipes qui travaillent donc chacune de leur côté, guettant les avancées des autres pour ne pas se faire doubler, cherchant non pas l’efficacité mais l’exclusivité du procédé. Les premiers à dégainer, Pfizer et BioNTech, annoncèrent une efficacité de leur vaccin à 90 %. Quelques jours plus tard, les Russes annonçaient une efficacité à… 92 %. Moderna pointait alors son nez et annonçait 94 % d’efficacité. Qu’à cela ne tienne, Pfizer déclare avoir revu ses calculs et annonce une efficacité finalement à 95 % ! Qui dit mieux ?
Cette surenchère cynique, glaçante et effroyable dans le marketing pour promouvoir et vendre son produit alors qu’est en jeu ici la vie de dizaines de millions de victimes résume le fonctionnement mortifère de cette société pourrissante.
Nombreux sont ceux qui dénoncent cette course à la manne financière que représente le futur vaccin, mais ils se trompent quand ils renvoient la faute à “Big Pharma”, ces quelques laboratoires géants qui se battent sur le marché de la santé. Ils se trompent aussi quand ils exigent de la puissance publique qu’elle régule la situation et “contraigne” les industriels à “coopérer” pour le bien public. Car ce qui est en jeu ici, n’est pas la cupidité de quelques actionnaires, mais une logique qui embrasse toute la planète, toute l’activité humaine : la logique capitaliste. La recherche scientifique n’échappe pas aux lois du capitalisme, elle a besoin d’argent pour avancer et l’argent ne va que là où les profits peuvent être attendus : on ne prête qu’aux riches !
Doit-on attendre des États qu’ils apportent de la régulation dans cette grande foire d’empoigne ? Bien au contraire, les États capitalistes sont au cœur de la bataille et sont les premiers à orienter les recherches par leurs financements. Dans un monde en proie aux rivalités impérialistes, c’est bien sûr dans le domaine de la défense et de l’armement que la recherche est la plus financée. Mais le domaine de la santé n’en est pas exempt ! Après les attentats du 11 septembre 2001, les autorités américaines ont revu leur stratégie sur la recherche vaccinale jusqu’alors plutôt laissée de côté, pour financer des recherches sur des vaccins dits “à large spectre”, capables d’immuniser contre plusieurs virus, dans un souci de combattre une menace jugée grandissante de bio-terrorisme. Dans un autre ordre d’idée, la politique très active de la Chine en matière de santé ces dernières décennies en Afrique est animée uniquement par ses intérêts impérialistes. Tout est bon pour prendre pied et peser de toute son influence sur la planète. La Chine accroît depuis longtemps sa présence en Afrique à coups d’investissements, d’implantations économiques, de soutiens politiques, militaires, humanitaires et donc… sanitaires.
Aujourd’hui tous les États sont derrière leurs propres laboratoires et tous défendent leurs propres intérêts sans la moindre préoccupation pour une quelconque équité. Avec un mépris constant pour les conséquences meurtrières de la maladie, les États se battent pour capter le maximum de vaccins, sachant que dans cette bataille, seuls les plus riches tireront leur épingle du jeu et que, de ce fait, la plus grande partie de l’humanité n’accèdera pas aux vaccins, ou très tardivement. En avril dernier se crée la plateforme COVAX, une plateforme multilatérale dédiée à l’achat et à la distribution des futurs vaccins et promettant un accès équitable pour tous. Tous les chefs d’État se sont félicités de cette coopération. Mais en sous-main, chacun passait des accords bilatéraux avec les laboratoires pour réserver des doses. Alors que l’industrie prévoit de produire trois à quatre milliards de doses d’ici la fin de 2021, les réservations réalisées en douce se montent à 5 milliards, uniquement destinées à quelques pays : les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Union européenne et quelques pays moins riches essayant de sortir du lot, comme le Brésil.
Aujourd’hui il ne reste plus à COVAX que le vaccin britannique Oxford-AstraZeneca, à coût nettement plus faible que ses concurrents, mais dont l’efficacité prouvée à ce jour ne dépasse pas les 62 %. (4) Les pays les plus pauvres, dénués notamment des équipements nécessaires à la conservation et au transport des vaccins Pfizer ou Moderna, devront s’en contenter, en puisant dans ce que le Royaume-Uni aura laissé des stocks.
Pendant ce temps, des gens meurent. Pendant ce temps, la bourgeoisie continue d’être dépassée par les événements, continue de réagir au jour le jour, avec la même incurie, les mêmes pénuries de moyens hospitaliers et logistiques. Au cœur même des plus grandes puissances industrielles, la campagne de vaccination est lourdement entravée par des déficiences de la logistique dans les pays membres de l’UE, comme en Allemagne où l’acheminement et la diffusion du vaccin ont été perturbés dans plusieurs villes à la suite de doutes sur le respect de la chaîne de froid lors du transport d’un millier de doses. Aux États. Unis, malgré une mobilisation logistique impressionnante sous le contrôle de l’armée, “il y eu des ratées”, selon l’aveu du célèbre Docteur Fauci. Seules un peu plus de 4,2 millions de personnes ont reçu la première dose d’un des deux vaccins autorisés dans le pays (Pfizer et Moderna), bien loin de la promesse du gouvernement de vacciner 20 millions de personnes, alors que la pandémie franchit des records journaliers de contaminations et de décès dans des hôpitaux saturés (près de 21,5 millions de cas et plus de 360 000 morts au 4 janvier), au point que le responsable du programme a évoqué afin d’accélérer le rythme de la campagne, la possibilité d’administrer la vaccin par… demi-doses ! La décision britannique de repousser de plusieurs semaines l’administration de la deuxième dose de vaccin, afin que le maximum de personnes reçoivent une première dose est, d’un point de vue immunologique, tout aussi irrationnelle… Les procédures vaccinales sont excessivement lentes et totalement inadaptées à l’urgence et aux besoins les plus criants. En France par exemple, de manière caricaturale, la dernière semaine de décembre a fait l’objet d’une pathétique opération médiatique avec la vaccination devant les caméras de quelques mamies vedettes pendant que des dizaines de milliers d’autres attendront sans doute la fin du mois de janvier pour recevoir leur première injection, avec, en prime, des excuses invraisemblables du type “cela prend beaucoup de temps pour vacciner les vieux”. Mais il n’est même pas caché dans ce pays que, si ce sont les résidents d’EHPAD qui ont été priorisés par rapport aux professionnels de santé, c’est parce qu’il n’y avait pas de doses disponibles suffisantes pour ces derniers !
Derrière ces nouveaux “scandales sanitaires” qui ne font que révéler une fois encore l’incapacité du capitalisme à réagir autrement que pour la défense de ses intérêts à court terme, dans l’impréparation et l’improvisation totale, on observe des situations, comme en France, où la logistique finit par reposer sur le bonne volonté de pharmaciens et de médecins libéraux confrontés à la limitation des coûts au strict minimum : la pénurie de super-congélateurs dans les pharmacies hospitalières a contraint l’État à centraliser le stockage des vaccins dans des pharmacies de ville qui doivent s’organiser pour ensuite répartir les flacons dans les hôpitaux. Dans ces conditions, nous ne sommes pas au bout de cette crise sanitaire.
Mais l’aspect le plus frauduleux de la situation, c’est que la vaccination ne nous est pas seulement présentée comme la panacée de la crise sanitaire ; l’ensemble de la bourgeoisie nous la présente aussi comme l’unique moyen de sortir de la crise économique et de la détérioration accélérée des conditions de vie qui s’aggrave partout en cherchant à masquer l’impasse et les contradictions insurmontables de son mode de production. Car ce qui frappe actuellement l’humanité n’est pas le fruit d’un malheureux hasard. Il est le produit d’un système en bout de course, qui se décompose en entraînant tout dans sa chute. Par conséquent, l’incurie de la bourgeoisie n’est pas causée par l’incompétence de quelques dirigeants, mais par l’incapacité croissante de la classe dominante à contenir les effets du pourrissement de son système. Tant que cette logique sera à l’œuvre, l’humanité ne pourra échapper aux fléaux qui en découlent.
GD, 6 janvier 2021
1) Procédé obligeant les inventeurs d’un médicament, d’un traitement ou d’un vaccin à permettre la fabrication de génériques, permettant un accès plus rapide, répandu et à moindre coût.
2) Voir par exemple “SIDA : la guerre des laboratoires”, Le Monde (7 février 1987).
3) Voir “RDC : la guerre des vaccins trouble la lutte contre Ebola”, Le Soir (2 août 2019).
4) “Covid-19 : Pourquoi le vaccin d’Oxford-AstraZeneca, autorisé par le Royaume-Uni, pourrait changer la donne ?” The Conversation (4 janvier 2021).
En cette fin d’année 2020, la crise sanitaire se poursuit inexorablement. Comme nous l’avons déjà affirmé, notre organisation se doit de poursuivre son intervention en direction du prolétariat et de ses minorités les plus politisées. En effet, il faut lutter contre l’isolement et l’atomisation que nous impose la bourgeoisie avec les mesures de confinement et de couvre-feu. Nous avons donc tenu le 21 novembre 2020 une nouvelle permanence en ligne, après celle qui s’était déroulée le 17 octobre 2020. Il faut se rappeler qu’il y avait quatorze personnes présentes à celle-ci, qui avaient manifesté en fin de permanence, une très forte volonté de poursuivre la discussion. Le 21 novembre, ce n’est pas moins de 22 personnes qui étaient présentes et ont participé au débat. La volonté de discuter avec le CCI, de clarifier et de comprendre l’évolution de la situation mondiale et historique trouve ainsi confirmation dans le nombre croissant de participants. La dynamique de la discussion allait fortement concrétiser cette première constatation.
Les questions, les interrogations et analyses et points de vue des participants ne sont pas, sur le fond, très différentes de celles soulevées dans la permanence du 17 octobre. Cependant, les interventions ont montré que celles-ci étaient abordées de manière plus profonde, plus argumentées que lors de la précédente permanence.
La discussion a commencé par deux interventions sur le Ségur de la santé et le confinement, un camarade avançant l’idée qu’un tiers des Français seulement le soutienne. Le même camarade a également émis l’idée que la classe ouvrière n’aurait peut-être pas intérêt à soutenir le confinement car il ne diminue pas la misère : “Le confinement rend pauvre. Il permet le renforcement de l’État policier. Et enfin il n’y aurait pas de possibilité de voir la corrélation entre le nombre de décès et le confinement”. Des participants ont alors répondu que l’ensemble des bourgeoisies nationales ont été obligées d’avoir recours au reconfinement, qui correspond à des mesures face à l’épidémie, dignes du Moyen Âge. L’incurie, l’irresponsabilité croissante, une incapacité à gérer (plutôt mal d’ailleurs) la situation immédiate de la part des États furent autant d’éléments que plusieurs participants ont alors commencé à mettre en avant.
Le CCI est ensuite intervenu pour affirmer que la situation mondiale a connu une accélération de la décomposition sociale et de la crise économique d’une très grande gravité et portée historique. Nous avons réaffirmé que la pandémie et le confinement sont des conséquences de la décomposition qui s’est approfondie brutalement et violemment. C’est toute la société qui est ainsi considérablement affectée sur le plan de la crise économique, de la vie de la bourgeoisie et de la dynamique de la lutte de classe.
Par conséquent, une première partie de la discussion s’est centrée sur ce qu’est la phase de décomposition du capitalisme. Beaucoup d’intervenants ont soutenu l’analyse de fond du CCI pour caractériser la période historique ouverte depuis plus de trente ans. Certains camarades voulaient savoir pourquoi les sociétés de classes dans l’histoire avaient connu également des éléments de décomposition, et non pas une phase de décomposition comme dans le capitalisme. Ces questions fondamentales de la décadence et de la décomposition du capitalisme sont extrêmement importantes pour l’avenir de l’humanité et la lutte historique du prolétariat. Comprendre pourquoi cette phase de décomposition s’est ainsi imposée au cœur de la société capitaliste en décadence a donc fait partie intégrante de la discussion. Ces effets délétères et destructeurs sur la société ont été abordés à partir du développement de la pandémie et des réponses apportées par la bourgeoisie pour faire face à la crise sanitaire mondiale et à la crise économique majeure qui s’ouvre devant nous. Plusieurs interventions ont montré l’irrationalité grandissante qui frappe la classe bourgeoise, notamment sur le plan sanitaire. Mais aussi la montée en puissance du “chacun pour soi” dans la guerre économique et commerciale qui se profile.
Cette question de la montée spectaculaire du “chacun pour soi” a alors entraîné des questionnements et des interventions centrées de manière sérieuse sur les thèmes suivants :
Ces interrogations et interventions des participants sur ces sujets dans le cadre de la phase de décomposition du capitalisme étaient totalement en prise avec les efforts des révolutionnaires pour comprendre l’évolution de la situation historique. Nous avons soutenu clairement ces types de préoccupations politiques. En effet, toutes les interventions étaient préoccupées par la gravité de l’évolution de la situation mondiale. Et en premier lieu sur les conséquences de cette aggravation sur la lutte de classe. Face aux conséquences de l’aggravation des effets délétères de la décomposition, de la précarisation et du chômage de masse qui se profilent à l’horizon, comment le prolétariat va-t-il pouvoir réagir ? Le CCI n’a pas eu le temps de répondre à toutes ces questions au cours de la permanence. Cependant, nous avons commencé à favoriser et développer dans nos interventions, une réflexion en profondeur sur ces sujets, dans la continuité de la permanence du 20 octobre dernier. Sur le capitalisme d’État, nous avons mis en avant que celui-ci ne s’est pas développé dans la période ascendante du capitalisme, mais uniquement dans sa période de décadence. Cette tendance au développement du capitalisme d’État s’est imposée à toute la classe bourgeoise partout dans le monde. Comprendre pourquoi et sous quelles formes cette tendance ne pouvait que se renforcer tout au long de la décadence du capitalisme est une question très importante pour l’avenir de la lutte de classe, de ses minorités et ses organisations révolutionnaires. L’État capitaliste est le moyen par excellence permettant de préserver la domination de la classe bourgeoise sur l’ensemble des couches sociales de la société et en premier lieu sur la classe ouvrière. L’entrée du capitalisme dans sa période de décadence devient une entrave au développement possible, nécessaire et harmonieux de la civilisation humaine. L’État doit alors inéluctablement prendre en main toute la vie de la société de manière de plus en plus totalitaire. Il en va de la survie du capitalisme lui-même. Par exemple, comme l’ont montré les crises du capitalisme au XXe siècle, c’est l’État qui a mis en œuvre les moyens pour que le capitalisme ne se paralyse pas. De même, l’État capitaliste est en dernière instance le rempart permanent mais aussi ultime contre toute tentative de remise en cause révolutionnaire de la société capitaliste. En ce sens, l’exemple dans la situation historique actuelle du renforcement des moyens de coercition et de répression par les États a été mis en avant. Un camarade est intervenu pour montrer notamment que, face à l’épidémie et à la crise économique, “on laisse le pouvoir à l’État sur nos vies… il faut essayer de réveiller les gens… la dangerosité du virus est très faible… On nous cache quelque chose”. Ce qui faisait écho à une autre intervention qui mettait en avant que le pouvoir est aux mains des grands laboratoires pharmaceutiques. Il est vrai que la classe bourgeoise est une classe de menteurs. Marx avait souligné qu’une partie de l’idéologie dominante véhiculée par la classe bourgeoise et ses États n’a comme objectifs que le maintien de sa domination de classe. La bourgeoisie est sans aucun doute la classe la plus machiavélique de toutes les classes dominantes de l’histoire. Mais, selon nous, ces interventions nécessitent un approfondissement des questions suivantes : qu’est-ce que le capitalisme ? Qu’est-ce que l’État bourgeois ? Qu’est-ce que le capitalisme d’État ? Il est normal que les jeunes éléments en recherche des positions prolétariennes aient besoin de s’approprier ces questions fondamentales inscrites dans le patrimoine du mouvement ouvrier. Le CCI est intervenu pour expliquer que les institutions dont s’est doté progressivement le capitalisme après la fin de la Deuxième Guerre mondiale et pendant la période appelée de “mondialisation” a permis à la bourgeoisie de différer le développement des contradictions internes à l’économie capitaliste. Mais la bourgeoisie n’a pas pu supprimer une barrière infranchissable pour le capitalisme : la barrière de l’État-nation. Les coopérations internationales et autres institutions dont s’est doté le capitalisme après la Seconde Guerre mondiale pour limiter autant que possible la concurrence acharnée et la guerre économique permanente ont certes jusqu’à aujourd’hui pu freiner leurs effets les plus destructeurs. Mais les effets de la brutale accélération de la décomposition et de la crise économique mondiale viennent maintenant remettre en cause cette capacité avec tous les effets que cela va avoir sur les conditions de vie de la classe ouvrière.
Un autre participant a affirmé que : “les ouvriers pouvaient refuser le confinement”. Un autre lui a répondu que “la classe ouvrière n’avait pas le choix. S’ils avaient le choix, ils n’iraient pas dans les bus, les métros, sources de virus… C’est l’État qui a intérêt à ce que les prolétaires aillent travailler, même dans ces conditions. Les prolétaires eux sont tout simplement obligés d’y aller pour vivre”. La classe ouvrière vit dans des conditions qui lui sont imposées par la classe exploiteuse et ses États. C’est uniquement sur son terrain de classe, par des luttes défendant ses propres intérêts et s’orientant vers la perspective de la révolution communiste que le prolétariat peut s’opposer à la bourgeoisie.
Comment la classe ouvrière se défend-elle en tant que classe exploitée ? Comment peut-elle s’affirmer concrètement comme classe révolutionnaire dont dépend le futur de l’humanité ? Il sera nécessaire dans nos prochaines réunions publiques de revenir sur les grandes luttes historiques du mouvement ouvrier tel que la Commune de Paris en 1871, la révolution en Russie en 1917 ou, plus près de nous, la plus grande grève ouvrière en France en Mai 1968.
De manière plus immédiate, plusieurs interventions ont posé la question : où en est la lutte de classe ? Une participante a mis en avant que, malgré l’aggravation de la pandémie, “la classe ouvrière n’a pas été bernée”. Pour une autre participante, “la CGT a joué son rôle de détournement des intérêts de la classe ouvrière par rapport au Ségur de la santé”. Enfin, une autre intervention a souligné que “le 18 novembre dernier, il y avait une grève à l’Éducation nationale. Dans le secteur hospitalier aussi des grèves ont eu lieu”. Pour cette camarade, des mouvements ont surgi mais ils ne peuvent pas se développer actuellement. Sur la dynamique actuelle de la lutte de classe, malgré les préoccupations présentes dans la discussion, cet aspect très important n’a pas pu être suffisamment développé, faute de temps. Il apparaît nécessaire de revenir sur ces questions dans nos discussions ultérieures. Nous pouvons d’ores et déjà appeler tous ceux qui le souhaitent à lire nos nombreux articles dans notre presse internet et papier. Il est évident que nous ne devons pas sous-estimer l’impact profond de l’accélération de la décomposition sur la classe ouvrière. De même, il est essentiel de pouvoir analyser et comprendre la dynamique générale de la lutte de classe dans la période historique actuelle. Autant de préoccupations et de confrontations de points de vue que nous nous proposons de discuter dans nos prochaines permanences.
Cette nouvelle permanence a développé une discussion très riche avec une dynamique collective de débat, malgré le fait qu’elle s’est déroulée en ligne. Il faut souligner la volonté et la capacité des participants à s’écouter et se répondre mutuellement, avec sérieux et responsabilité. Dans notre tour de table, à la fin de la permanence, les participants ont affirmé avoir été très satisfaits de la discussion. Tous ont exprimé leur volonté de la poursuivre.
Un certain nombre de camarades ont souhaité explicitement que le débat se développe sur les thèmes suivants :
Le CCI salue à nouveau les préoccupations des participants pendant la permanence. Nous avons commencé à développer les analyses du CCI sur les questions centrales abordées. Mais comme l’ont demandé les participants, le CCI fera en sorte de poursuivre la discussion sur ces thèmes lors de nos prochaines permanences.
Nous encourageons également tous nos lecteurs à nous envoyer des courriers exprimant leurs questionnements, analyses, interrogations sur tous les sujets qui les préoccupent. Nous publierons ces courriers de lecteurs accompagnés si besoin de notre réponse, afin que le débat puisse aussi se poursuivre par voie de presse.
Le CCI remercie chaleureusement tous les participants qui ont animé cette permanence et informera publiquement de la date de la prochaine.
Albin, 28 décembre 2020
Le 25 novembre dernier, la nouvelle du décès de Maradona faisait le tour du monde et plongeait l’Argentine dans un “deuil” surmédiatisé. Le parcours de ce “gamin en or”, sorti des bidonvilles de la banlieue de Buenos Aires, a fait rêver plus d’une génération de fils d’ouvriers, particulièrement dans les quartiers déshérités. Issu d’une famille très pauvre, Diego Maradona s’est rapidement forgé un nom, par son habileté légendaire ballon aux pieds, comme par sa pugnacité, son franc-parler et ses revendications de “liberté” et de vie sans entraves. Mais la vie de ce personnage haut en couleurs a très vite sombré dans une spirale destructrice, happée par un milieu à l’image de la société actuelle : sport-spectacle, business, mafia, drogue et scandales.
Né en pleine guerre froide entre l’URSS et les États-Unis, il nourrit toute sa vie un fort sentiment anti-américain et une sympathie marquée envers les régimes staliniens d’Amérique centrale et du Sud. (1) En 2005, après une rencontre avec le président vénézuélien, il déclarait : “Moi, j’aime les femmes, mais je suis sorti complètement amoureux [du déjeuner] parce que j’ai connu Fidel Castro, Mouammar Kadhafi et, maintenant, je connais un géant comme Chavez”. Le joueur “en or” était donc devenu l’ambassadeur “en or” des dirigeants staliniens qui ne manquèrent pas de l’utiliser et de s’afficher à ses côtés pour soigner leur popularité. Au début des années 2000, il s’installa à Cuba (entre autres pour y suivre, sans succès, une cure de désintoxication) et resta proche de Fidel Castro. En Argentine, les Videla, Kirchner et consorts profitèrent également du soutien du célèbre footballeur.
Ce faisant, ils exploitaient aussi un autre poids lourd idéologique que le sport alimente largement : le patriotisme et le nationalisme. Si Maradona disait avoir deux rêves d’enfant : “participer à la Coupe du monde, et la gagner avec l’Argentine”, il était loin d’avoir conscience que ses exploits sportifs allaient largement alimenter la ferveur nationaliste, allant même jusqu’à servir les intérêts impérialistes de l’Argentine comme lors de la Coupe du monde de 1986 au Mexique et du quart de finale face à l’Angleterre, quatre ans à peine après la guerre entre ces deux États pour la souveraineté des îles Malouines, de la Géorgie du Sud et des îles Sandwich du Sud. L’échec militaire de l’Argentine dans ce conflit emplissait d’une atmosphère de revanche le stade Azteca de Mexico : “Tout un peuple attend une victoire argentine sur “l’impérialisme” britannique et mise évidemment sur Maradona pour y parvenir”. (2) C’est durant ce match et à l’abri du regard de l’arbitre que Maradona marquera son célèbre but de la main : “la main de Dieu”, commentera-t-il par la suite. Ce geste réflexe, largement médiatisé jusqu’à aujourd’hui, fut à la fois l’expression d’une volonté de gloire superstitieuse et d’un nationalisme revanchard.
Ce n’était pas la première fois que le sport servait de vecteur à ce type d’idéologie nauséabonde pour alimenter des conflits et de vives tensions entre États : “En 1969, le match de football opposant le Honduras au Salvador pour la qualification en Coupe du monde l’année suivante fut un prélude à la guerre qui ne tarda pas à éclater entre ces deux pays. On peut également rappeler le match qui opposa le Dynamo de Zagreb au Red Star de Belgrade en 1990 débouchant sur une bataille rangée qui fit des centaines de blessés et plusieurs morts, contribuant à envenimer les tensions nationalistes déjà existantes qui allaient déboucher sur la guerre en ex-Yougoslavie. Parmi les supporters serbes les plus radicaux, on remarquait le chef de guerre Arkan, spécialiste de “l’épuration ethnique”, nationaliste recherché plus tard par l’ONU pour “crime contre l’humanité” !” (3) On pourrait multiplier les histoires de ce type pour lesquelles le sport est un terreau fertile.
Un tel embrigadement idéologique ne pourrait fonctionner sans le battage médiatique assourdissant qui accompagne chaque rencontre “importante” de “l’équipe nationale”. Qu’il s’agisse de football, de rugby ou de bien d’autres sports populaires, chaque évènement prend des allures de cérémonie religieuse, avec ses protocoles, ses hymnes et ses fidèles fanatisés. Dans un monde à bout de souffle, étouffé par ses propres contradictions et en pleine décomposition, cela permet à des millions d’ouvriers exploités de trouver un exutoire dans des aventures à vivre par procuration. Face aux difficultés du quotidien, au manque de perspective et à l’atomisation des individus, les événements sportifs créent une fausse impression d’unité, ou, pourrait-on dire, de “communion” derrière “son” équipe et “son” drapeau. Cette solennité quasi-religieuse et nationaliste est un véritable poison pour la classe ouvrière !
Tout au long de sa carrière sportive et jusqu’à la fin de sa vie, Maradona n’incarna pas seulement la “grandeur nationale” de l’Argentine, il fut également l’objet d’un fanatisme porté à son paroxysme. Un véritable “dieu” vivant dont le culte sans limite s’exprimait à travers des images, des chapelles mais également lors des cérémonies de mariage. Cette idolâtrie s’étant encore exprimée lors de ses funérailles, est la marque on ne peut plus éclatante d’une société sans perspective et sans avenir cherchant espoir et réconfort dans les exploits d’un footballeur talentueux et charismatique.
Si le mythe forgé autour de la figure de Maradona est le symptôme d’un monde en manque de futur, sa vie extra-sportive, marquée par les excès du star-système le menant petit à petit à une véritable déchéance personnelle, l’est tout autant : “Si j’avais été narcotrafiquant, je serais mort de faim”, déclarait Maradona avec ironie, reconnaissant par là son addiction à la cocaïne.
Le monde du sport hyper médiatisé est un véritable repaire de mafieux où la corruption est la règle. (4) Au début des années 1990, alors qu’il joue pour le club italien de Naples, il est impliqué dans une affaire de trafic de drogue entre la France et l’Italie du Sud. “Des écoutes téléphoniques révèlent qu’il réclamait “de la marchandise et des femmes” à des truands locaux. Ses relations avec Luigi Giuliano, le parrain d’un clan camorriste réputé violent, s’étalent dans les journaux”. (5) De là découle son addiction à la drogue puis à l’alcool face à laquelle il essaiera de lutter jusqu’à la fin de sa vie.
Marius, 23 décembre 2020
1) Il arborait notamment à son épaule un imposant tatouage à l’effigie de Che Guevara, une des figures emblématique et sanguinaire du stalinisme.
2) “Diego Maradona, “dieu” du football, est mort”, Le Monde (25 novembre 2020).
3) “Le sport, un concentré de nationalisme”, Révolution internationale n° 413 (juin 2010).
4) Dernier exemple en date : l’enquête autour du vote de Platini pour l’attribution du Mondial de 2022 au Qatar, au profit de l’embauche de son fils…
5) “Diego Maradona, “dieu” du football, est mort”, Le Monde (25 novembre 2020).
Il y a un siècle, se déroulait le Congrès de Tours (25 au 30 décembre 1920). La bourgeoisie ne saurait oublier l’anniversaire de cet événement qui vit la formation de la Section française de l’Internationale communiste (SFIC) qui deviendra par la suite le Parti communiste français (PCF) et qui, avec la dégénérescence de la vague révolutionnaire des années 1920, passera dans le camp de la bourgeoisie et deviendra l’un des principaux agents de la contre-révolution. (1) Il n’est donc pas surprenant que la bourgeoisie se soit mobilisée pour couvrir ce centenaire afin de travestir complètement les leçons historiques de ce congrès et ses conséquences. Toute la presse et les médias télévisés se sont fait l’écho des cent ans du congrès de Tours en menant l’offensive sur deux aspects. D’une part, comme le plumitif populiste Éric Zemmour se plaît à le souligner dans Le Figaro, que “en un siècle, le socialisme n’a pas changé”, (2) en référence aux “mises en garde” de Léon Blum qui avait annoncé au Congrès de Tours la “dictature” que le PCF allait exercer sur la classe ouvrière à partir des années 1930. Dans le même sens, Stéphane Courtois (3) qualifie le PCF de “grand parti populiste à orientation totalitaire”, (4) confondant allègrement la SFIC avec, en son sein, la possibilité de débats de fond entre militants, et un PC stalinisé où toute divergence, réelle ou supposée, était un arrêt de mort. Le Congrès de Tours aurait donc préfiguré la mainmise stalinienne sur la classe ouvrière en France comme l’insinue, par exemple, Libération en soulignant que la formation de la SFIC traduisait “la soumission totale aux ordres de la Troisième Internationale, c’est-à-dire de Moscou”. (5) Sous entendant par là que, dès sa naissance, la SFIC aurait été la courroie de transmission d’un pouvoir totalitaire mis en place par Lénine et les bolcheviks.
D’autre part, comme se plaît à l’écrire Libération, “voilà un siècle que le congrès de Tours imprime sa marque sur la gauche française. Un siècle que le clivage entre révolutionnaires et réformistes, puisque c’est in fine de cela qu’il s’agit, impose à la gauche sa cadence : désunion, conquêtes communes du pouvoir, divisions, compromis, intransigeance tribunicienne, progrès, oppositions stériles, conquêtes sociales”. (6) Autrement dit, le Congrès de Tours appartiendrait à l’héritage et l’histoire des organisations de la gauche du capital qui, comme nous n’avons de cesse de le dénoncer, ont toujours agi contre les intérêts de la classe ouvrière.
Il n’est donc pas difficile de constater que la bourgeoisie, à travers ses médias et son intelligentsia, cherche une nouvelle fois à travestir l’histoire de la classe ouvrière en dévoyant la signification et la portée d’un épisode singulier, celui du congrès de Tours qui, contrairement à ce qu’assènent journaux, émissions radiophoniques ou télévisuelles, appartient bel et bien à l’histoire et à l’héritage du mouvement révolutionnaire et n’a rien à voir avec les querelles intestines de deux grandes forces de la gauche du capital.
Le Congrès de Tours est en fait le 18e de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), née en 1905 sous les auspices de la Seconde Internationale inquiète de constater l’incapacité des différents socialistes à s’organiser pour créer un parti unifié. (7) Ce parti est donc né de l’improbable union du Parti ouvrier français de Guesde et Lafargue (qui se reconnaît marxiste), du Parti socialiste révolutionnaire d’Édouard Vaillant, héritier du blanquisme, des Possibilistes de Brousse qui sont clairement réformistes, tout comme le groupe de Jean Allemane, et des Socialistes indépendants, au nombre desquels Jaurès, appartenant à l’aile des républicains démocrates. Ce premier parti socialiste unifié est donc le fruit d’une tentative d’union hétéroclite qui politiquement va des démocrates de gauche à une aile marxiste fragile, mais déterminée et fidèle au prolétariat.
Cet assemblage connaît une crise aiguë pendant la Première Guerre mondiale. Le poids du réformisme dans la direction de la SFIO, tout comme l’absence d’une véritable aile gauche marxiste en son sein, se font durement sentir après la déclaration de guerre : la quasi-totalité de la SFIO participe à l’ “union sacrée”, et c’est dans la centrale syndicale CGT qu’apparurent les premières oppositions à la guerre, soutenues par Trotsky qui était alors en France (et s’en fera expulser en 1916).
La trahison de l’internationalisme prolétarien par l’aile droite de la SFIO est consommée par l’intronisation du second gouvernement de guerre mené par René Viviani, d’août 1914 à octobre 1915 ; ce gouvernement, outre Viviani qui a fondé L’Humanité avec Jaurès, et Alexandre Millerand, ex-membre de la SFIO, comprend deux ministres SFIO (Jules Guesde et Marcel Sembat) et un secrétaire d’État (Albert Thomas). Cette trahison politique de la direction de la SFIO s’est doublée d’une répression des opposants à la guerre, envoyés au front, empêchés de participer aux conférences pour la paix, isolés de la révolution russe, calomniés, insultés par la presse pro-gouvernementale, censurés… Dans ces circonstances, il apparait évident à la fin de la guerre que la cohabitation dans le même parti entre ceux qui ont trahi l’internationalisme et soutenu la politique impérialiste de l’État capitaliste français, et ceux qui s’y sont opposés et ont été réprimés par les premiers, n’est plus possible.
Après la sidération de voir non seulement la SFIO, mais aussi la Social-Démocratie allemande et toute la Seconde Internationale passer avec armes et bagages dans la défense nationale, des militants se remettent à s’organiser, à lutter clandestinement, à rétablir des liens internationaux. Les fédérations où se trouvent les opposants reprennent contact, établissent des liens avec les fédérations syndicales opposées à la guerre, comme celle des Métaux ou de la Tonnellerie. Trotsky fait le lien entre les premiers opposants français à la guerre et les internationalistes présents en Suisse, pays neutre, ce qui aboutira à la présence de deux syndicalistes français (Merrheim et Bourderon) à la conférence internationaliste de Zimmerwald.
Mais si l’opposition à la guerre monte alors peu à peu au sein du Parti, contre une majorité dont les chefs comme Marcel Cachin se compromirent gravement avec le gouvernement français dans le soutien à l’ “union sacrée” (Cachin ayant négocié pour le compte du gouvernement français l’entrée en guerre de l’Italie contre l’Allemagne), elle est lente à s’organiser et à se définir politiquement. Ce n’est qu’en 1920 que la rupture apparaît inévitable ; le Congrès de Strasbourg (février 1920) n’avait pas réussi à établir une démarcation nette, un engagement décidé, en ne votant qu’un retrait de la Seconde Internationale. Rien que pour l’année 1919, la CGT a doublé ses effectifs, montrant le retard qui existe entre le développement d’une volonté de lutte dans le prolétariat, et un parti socialiste gangrené par l’opportunisme peinant à faire émerger une direction politique révolutionnaire. La décision du congrès de Strasbourg d’envoyer Marcel Cachin et de Ludovic-Oscar Frossard, deux des principaux dirigeants de l’aile réformiste de la SFIO, en délégation à Moscou montre également à la fois retard, faiblesses et confusions extrêmes. Même s’ils reviennent enthousiastes vis-à-vis de la révolution russe, le fait qu’ils obtiennent par la suite de grandes responsabilités au sein du nouveau parti révolutionnaire français n’est pas de bon augure pour l’évolution de ce dernier…
Le Congrès nécessitant clarification, significativement, se tient à Tours du fait que cette ville, où les cheminots sont nombreux, est le siège d’une section de la SFIO particulièrement radicale qui s’est prononcée sans ambages pour l’adhésion à la Troisième Internationale et le soutien à la révolution russe, et aussi parce que l’aile droite réformiste, hostile à l’IC et qui dirige toujours le Parti, ne veut pas d’un Congrès situé à Paris, dont la puissante fédération lui est très hostile. Suite à la grande grève des cheminots de mai 1920, qui a pour la première fois paralysé le réseau ferroviaire français, ce soutien local à Tours se comprend comme une volonté nationale de changer la “vieille maison” socialiste pour un édifice nouveau.
La scission est devenue inévitable dans un parti où cohabitent encore une aile droite menée par Pierre Renaudel, Jules Guesde et Léon Blum, qui ont activement soutenu l’engagement militaire français dans la Première Guerre mondiale, un “centre” composé d’une mosaïque de pacifistes dont la figure principale est Jean Longuet, le petit-fils de Marx, et une aile gauche révolutionnaire opposée à la guerre et soutien de la révolution russe. Or, outre les questions de la participation à la défense nationale et du soutien à la révolution russe, l’enjeu est la révolution en Allemagne, pourtant pratiquement déjà brisée, mais principal espoir des bolcheviks pour étendre une révolution qui s’étouffe déjà dans les frontières de la Russie. “Tout pour la révolution allemande” (8) est le cri lancé par les bolcheviks et Lénine, et dans ce cadre, la création d’un Parti communiste soutenant la révolution russe en France, voisine et vainqueur de l’Allemagne, est vitale. Le gouvernement français ne s’y trompe pas : outre une propagande anti-bolchevique qui ne craint pas de flirter avec l’antisémitisme, la bourgeoisie déclenche une répression physique qui se traduit par l’arrestation des animateurs du Comité pour la Troisième Internationale, Fernand Loriot, Boris Souvarine et Pierre Monatte, et d’une vingtaine de militants, sous l’inculpation fantaisiste (et jamais évoquée par le juge lors des interrogatoires) de “complot contre la sûreté de l’État”.
Le prestige de la révolution russe, son retentissement mondial, la politique internationaliste des bolcheviks ont des conséquences en France où une nouvelle génération de militants, écœurés par la guerre, se rapproche des positions communistes. Au sein de la SFIO, la direction réformiste sent le sol se dérober sous ses pieds ; Renaudel perd la direction de L’Humanité au profit de Cachin en octobre 1918, enjeu décisif vu le prestige au sein de la classe ouvrière du quotidien fondé par Jaurès ; les principales fédérations du Parti, celles de la Seine (un quart des délégués au Congrès), du Nord et du Pas-de-Calais sont favorables à l’adhésion, et pèsent de tout leur poids dans cette direction. Le 1er mars 1920 paraît le premier numéro du Bulletin communiste, dirigé par Souvarine et financé par les fonds de la Troisième Internationale ; le premier article de ce numéro est un “Salut à l’Internationale communiste” signé par Souvarine, Monatte et Loriot, et il comprend également deux articles de Zinoviev dont un en hommage à Jaurès, et un article d’Henriette Roland-Holst en hommage à Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Cette revue est de fait l’organe de presse de la Gauche internationaliste de la SFIO, favorable à l’adhésion à la Troisième Internationale.
Devant une telle situation, le Congrès de Tours ne pouvait clairement que se terminer par une scission. Le but avoué de la Troisième Internationale est d’ailleurs de la provoquer afin de faire en sorte que le regroupement des forces révolutionnaires s’effectue sur des principes et des bases programmatiques clairs. C’est pour cela que le second Congrès de l’Internationale (juillet 1920) adopte les 21 conditions d’adhésion. Ces conditions déterminent les différentes positions dans la SFIO autour de trois lignes fondamentales :
– du fait de sa politique de soutien à l’État français, qui aligne à l’époque des troupes en soutien des “Blancs” en Russie, notamment en réorganisant la jeune armée polonaise, et de son opposition claire aux 21 conditions, la “Droite” refuse toute adhésion à la Troisième Internationale ;
– le “Centre” pacifiste accepterait une adhésion, mais pas aux 21 conditions, refusant notamment l’application obligatoire des décisions de l’Internationale et la prise de pouvoir par une révolution armée ;
– la Gauche zimmerwaldienne est d’accord pour adhérer à la Troisième Internationale, mais les 21 conditions n’étant publiées qu’en octobre, la base de l’adhésion est pour elle seulement les 9 conditions publiées et présentées par Cachin et Frossard au retour de leur voyage à Moscou en août. Plusieurs conditions, comme l’application obligatoire des décisions de l’Internationale par le futur parti (plaçant l’intérêt supérieur du prolétariat international au premier plan), ou la création d’une structure illégale et clandestine, posent problème à nombre de militants marqués par l’opportunisme, y compris de la Gauche. De fait, arrivées trop tard, les 21 conditions ne furent pas la base de l’adhésion de la nouvelle SFIC à l’Internationale communiste.
L’intervention de la Troisième Internationale au cours du congrès, par un message de Zinoviev d’abord, puis par l’intervention dans le Congrès de Clara Zetkin, entrée illégalement en France, cristallise encore plus si besoin était les positions des uns et des autres : l’Internationale refuse de compter Jean Longuet, dans le nouveau parti, du fait de ses positions opportunistes et de son pacifisme. Le “Centre” est donc rejeté dans le même camp que la “Droite”, le vote qui suit réunit 3 208 voix pour l’adhésion à la Troisième Internationale, et 1 022 contre. La rupture est consommée. Une motion tardive demandant de refuser les exclusions demandées par Zinoviev et proposée par Paul Mistral est repoussée par 30 voix contre 3 247. Les minoritaires autour de Léon Blum et de Paul Faure quittent la salle.
Contrairement au souhait de l’Internationale, la majorité vota pour l’adhésion sans se prononcer réellement sur les 21 conditions. L’Internationale accepta ce vote car une première étape avait été franchie : la fondation d’une section de l’Internationale communiste en France. Mais la clarté politique mise en avant par les 21 conditions fut sacrifiée au résultat. Le fait que l’Internationale accepte la fondation du PCF sur des bases aussi floues politiquement montre la montée de l’opportunisme dans l’Internationale ; 1920 est l’année de l’endiguement de la révolution russe ; la “Terreur blanche” fait rage en Russie ; en Allemagne, le putsch de Kapp est suivi d’une insurrection ouvrière isolée qui se transforme en carnage dans la Ruhr, lorsque la Reischswehr aux ordres des Sociaux-Démocrates la réprime durement. En France même, l’échec total de la grande grève des cheminots en mai 1920 aboutit à la révocation de 18 000 cheminots, et Clémenceau a l’habileté de désarmer partiellement la contestation ouvrière (notamment au sein des syndicats) en accordant la journée de 8 heures, vieille revendication ouvrière en France. Face à ces échecs, l’Internationale s’efforce d’accélérer la construction partout dans le monde de nouvelles sections et de nouveaux partis, ce que l’on verra en sens inverse en Italie, quand le nouveau Parti communiste italien sera contraint d’accepter les centristes de l’ancien Parti socialiste en son sein.
Les 21 Conditions d’admission ne sont finalement pas utilisées pour décider de l’adhésion du futur PCF à la Troisième Internationale : une motion, celle de la fraction révolutionnaire, acceptant inconditionnellement les 21 conditions, ne recueille que 44 mandats, 1 % du total ! Même si la majorité du Parti accepte l’entrée dans la Troisième Internationale, c’est avec des réserves par rapport aux conditions ; par exemple, si le Parti français s’engage à respecter les décisions de l’Internationale conformément aux 21 conditions, il ajoute qu’il reste meilleur juge de la situation politique française. Cette position fédéraliste, héritage des faiblesses de la Seconde Internationale, était évidemment en contradiction avec la volonté de l’IC d’être un organe centralisé, avec des partis nationaux qui en seraient les sections nationales. Dès lors, la tentative des bolcheviks de créer avec l’Internationale une sorte de parti international constitué partout sur les mêmes bases politiques n’est plus vraiment possible : de programme vital permettant l’unité internationale des communistes, les 21 conditions deviennent une base de discussion, et peuvent être amendées et interprétées au gré des “situations locales”. Même si les 21 conditions contiennent, avec le recul historique, des éléments erronés, voire profondément opportunistes, comme le travail dans les syndicats, au Parlement ou le soutien aux mouvements d’émancipation nationales, elles n’en constituaient pas moins une base permettant la création d’une Internationale réellement capable de mener une politique unifiée et appliquée partout de la même façon. Ces 21 conditions n’incarnaient pas “l’autoritarisme” des bolcheviks, prémices de la dictature stalinienne comme les médias n’ont eu de cesse de le marteler à l’occasion de ce centenaire. Bien au contraire, elles étaient un réel progrès par rapport à la situation de la Seconde Internationale, où les partis adhérents considéraient les prises de position des Congrès internationaux comme adaptables à la “situation locale” - voire ne les appliquaient pas du tout ! (9) Le fédéralisme de la Seconde Internationale, déjà dénoncé avant la guerre par la Gauche en son sein, que l’on pensait expulsé de la maison, rentrait ainsi par la fenêtre…
L’autre conséquence du recul politique de l’Internationale est que ce sont les ex-socialistes de gouvernement, Frossard et Cachin (ayant soutenu l’effort de guerre de l’État français) qui sont nommés respectivement secrétaire général et président du nouveau parti, ceux que Trotsky appellera les “planches pourries”. Frossard par exemple, refuse de subordonner le travail syndical au contrôle du Parti et de construire une structure politique clandestine, comme le réclament les 21 conditions. Si Frossard partira vite du fait de son appartenance à la Franc-Maçonnerie, (10) et de son refus d’en démissionner, (11) Cachin accompagnera toute sa vie les vicissitudes et trahisons diverses du PCF.
L’intégration de la SFIC à l’IC a été une illustration d’opportunisme politique de la part de l’Internationale, (12) ce qui aura de nombreuses conséquences par la suite ; la très rapide exclusion des principaux militants de la Gauche (dès 1924, Monatte, Souvarine, Rosmer sont exclus, Loriot démissionne en 1926) du fait de la “bolchevisation” du Parti, la transformation très rapide dès le début des années 1930 de ce Parti communiste en outil de surveillance et de répression de la classe ouvrière et des révolutionnaires, en même temps qu’en parti de gouvernement, en sera finalement facilitée. Le PCF a été très rapidement un agent actif et particulièrement efficace de la contre-révolution stalinienne. Son histoire montre ce qu’une politique opportuniste peut représenter de pertes et de dangers pour le prolétariat et pour une organisation politique prolétarienne, ce que le PCF a réellement été à sa fondation. Et si la bourgeoisie nous rappelle aujourd’hui qu’il y a un siècle naissait le PCF, c’est surtout pour nous montrer la monstruosité qu’il est ensuite devenu. Mais malgré son rôle ultérieur d’agent zélé du stalinisme, le Parti né au Congrès de Tours a été et restera pour la classe ouvrière un effort, imparfait peut-être, mais réel, de construire l’outil de son émancipation et de la destruction du capitalisme.
HD, 30 décembre 2020
1) Voir notre brochure : “Comment le PCF est passé au service du capital”.
2) “En un siècle, le socialisme n’a pas changé”, Le Figaro (16 décembre 2020).
3) Le principal maître d’œuvre du grand mensonge assimilant le stalinisme au communisme dans Le livre noir du communisme en 1997.
4) “Le congrès de Tours en 1920 : naissance du PCF et de la contre-société communiste”, Le Figaro (21 décembre 2020).
5) “Congrès de Tours : il y a cent ans, la séparation des gauches”, Libération (25 décembre 2020)
6) “Le contexte actuel est favorable à une vraie renaissance de la gauche”, Libération (29 décembre 2020).
7) Il est à ce sujet d’autant plus cocasse d’entendre différents auteurs bourgeois dénoncer le fait que le PCF aurait été une création pure et simple des bolcheviks. Si l’impulsion de la Troisième Internationale a réellement été décisive dans la création du PCF, la SFIO doit quant à elle sa naissance à la Seconde Internationale, donc à la Social-Démocratie allemande qui en était le parti dominant et dictatorial, si on suit la logique des plumitifs de la bourgeoisie…
8) Cité par Victor Serge dans L’an I de la Révolution russe (1930).
9) C’est parce que Jaurès voulait appliquer les décisions des Congrès internationaux de 1908 et de 1912 demandant d’appeler à la grève générale en cas de menace de guerre qu’il a été assassiné, et dans les faits désavoué par le reste de la direction de la SFIO.
10) Parfois appelée la “22e condition”, l’incompatibilité de l’appartenance à la fois au PC et à la Franc-Maçonnerie est proclamée par l’IC en 1922. Le fait que plusieurs dirigeants de la jeune SFIC étaient alors toujours francs-maçons montre tout l’opportunisme d’une partie des dirigeants de la SFIO, la Franc-Maçonnerie ayant toujours été un vaste réseau de réflexion et de défense des intérêts nationaux de la classe exploiteuse.
11) Il finira sa vie politique en votant les pleins pouvoirs à Pétain et siégera au Conseil national de l’État français.
12) “100 ans après la fondation de l’Internationale Communiste, quelles leçons pour les combats du futur ? (3e partie)”, Revue internationale n° 166.
Nous publions ci-dessous une contribution d’une de nos lectrices au sujet de l’article sur la mort de Samuel Paty paru dans Révolution internationale n° 485 : “Derrière tous les terroristes, c’est le capitalisme qui nous tue !” Nous saluons l’effort de réflexion de la camarade qui met en évidence l’ignominie de l’État démocratique dans l’instrumentalisation du meurtre de ce professeur et exhorte les enseignants à ne pas se fourvoyer dans la défense des valeurs républicaines et des idéaux de la Révolution française de 1789 qui n’appartiennent qu’à la classe qui les a engendrés : la bourgeoisie et son État.
Comme l’article du dernier RI le rappelle, ce crime s’inscrit dans une série de “faits divers” qui ont bouleversé la population. Et, bien évidemment, on ne peut qu’être horrifié, voire traumatisé par de tels actes de barbarie. Bien évidemment, ces actes criminels odieux ne sont rendus possibles que parce que le système capitaliste connaît une crise sans précédent et illustre l’avancée de la décomposition du monde. L’article décrit parfaitement en quoi les fanatismes religieux engendrent des monstres à la Coulibaly, Kouachi, etc. Ce dernier assassinat m’a fait m’interroger sur le point suivant : comment les enseignants vont-ils, après la mort de Samuel Paty, planifier et animer ces fameuses séances d’initiation à la citoyenneté et plus particulièrement sous l’aspect de la laïcité et de la liberté d’expression ? Lors de l’hommage national, l’État par l’allocution de Macron, en a fait des tonnes sur le courage des professeurs, “véritables héros de la République”, et a encouragé tous les enseignants à ne rien lâcher et à défendre l’école de la République… La question, c’est jusqu’où les enseignants sont-ils prêts à devenir des héros, voire des héros morts ? La mort tragique de Samuel nous montre le cynisme de l’État. Il n’y a qu’à écouter Blanquer, toujours droit dans ses bottes (petit rappel : le ministre de l’Éducation nationale est dans les arcanes du pouvoir depuis très longtemps et déjà depuis 2010 a officié à l’éducation au sein de différents cabinets de droite comme de gauche). Face à l’ampleur médiatique prise par “l’affaire Paty”, il ne doute de rien et déclare : “Il faut que la protection des enseignants soit accentuée et il est indispensable de signaler et de se faire aider dès qu’on se sent en difficulté.” On est rassuré : de tels propos en disent long sur le cynisme du pouvoir quand on connaît la chronologie de la tragédie où, quoiqu’il en dise, tout le collège était sous pression et en grande difficulté depuis les menaces proférées et réitérées contre Samuel. Le rapport de l’administration sur le déroulé de la tragédie estime “nécessaire de faire monter en puissance les cellules de veille des réseaux sociaux”. C’est à vomir !!!
Blanquer est un homme de pouvoir, entouré par une ribambelle de technocrates fidèles et peu enclins à la contradiction “la galaxie Blanquer” ainsi que l’a décrit Le Monde dans son numéro du 5 décembre. C’est un bel exemple, s’il en était besoin, de la démocratie.
Son dossier en cours sur l’EMI (Éducation aux médias et à l’information) devrait résoudre tous les problèmes, sauf que ni les enseignants ni les chefs d’établissements ne sont en mesure de mettre en pratique cet enseignement “salvateur de la république” ! Pour l’instant, à écouter les sirènes de la bourgeoisie, les profs seraient soit des héros comme dit précédemment (quitte à le payer de sa vie), soit des lâches qui capitulent devant le terrorisme et la barbarie. Il faut être clair : ce clivage est abject et les profs ne doivent pas être dupes et bien comprendre qu’ils sont sur un terrain pourri s’ils tombent dans le panneau et pensent pouvoir infléchir la donne et lutter contre le terrorisme avec leur petit tableau noir ou numérique. Alors, maintenant on assiste à de profonds débats sur : comment faire ? Le silence n’est-il pas plus dangereux que la parole, même si celle-ci heurte ? Doit-on aller jusqu’à signaler des enfants de moins de 10 ans qui “expriment leur solidarité” avec le terroriste lors de la minute de silence organisée par l’éducation nationale en hommage à Samuel ? Près de 800 signalements ont été rédigés ! Est-ce qu’il faut en déduire qu’il y a un péril scolaire de terrorisme en herbe et qu’il faudrait frapper fort ? Une fois de plus, la bourgeoisie a su utiliser la peur (bien légitime) pour que des profs “sonnés par l’horreur du crime” et, du coup, “trop résignés” fassent remonter tous ces signalements. Comment expliquer un tel nombre de remontées de signalements ? Je précise que j’ai fait toute ma carrière d’enseignante en lycée professionnel et, de fait, je pense être assez légitime pour, d’une part évoquer le désarroi des profs et, d’autre part, m’inquiéter sur la tournure qu’ont pris les événements. Tous les profs ont connu des séances où le cours tout d’un coup bascule sur un terrain “pourri” et, à cet instant, il faut savoir faire le choix entre écouter l’inaudible pour pouvoir y revenir dès que la tension sera redescendue ou sauter sur l’occasion pour faire parler les élèves. S’il fallait signaler à chaque fois qu’on entend des horreurs, on en serait à plusieurs milliers de signalements par an. En fait, ce qui pose problème, ce n’est pas tant les expressions des élèves que le fait qu’aujourd’hui, l’école n’est plus un sanctuaire et qu’elle fait partie intégrante de la vie sociale. Les enfants sont eux-mêmes victimes de leurs parents et des entourages extrémistes de tous poils, ne l’oublions pas ! Les grands débats sur comment doit s’exprimer la liberté d’expression au sein de la communauté scolaire est en fait un faux débat. Les profs sont coincés, d’une part dans leur rôle de fonctionnaires et, d’autre part, leur rôle d’éducateurs-pédagogues. Ouvrons les yeux : dans le système capitaliste, la cohabitation des deux objectifs est irréalisable. Alors, que faire ? Ce que font la plupart d’entre eux, le mieux possible au jour le jour dans des conditions parfois très difficiles pour accompagner leurs élèves bien au-delà des contraintes administratives (et même si, certains jours, on n’est pas très fiers d’arrondir le dos et d’espérer tout simplement que la journée va bien se passer). Visiblement, Samuel n’a pas eu l’occasion de finir sa journée et partir en vacances. Un décérébré a pu aller jusqu’au bout de sa trajectoire meurtrière. L’assassinat de Samuel nous rappelle que la seule bonne volonté et toute l’humanité mise au service de son travail (et ce prof n’en manquait pas !) ne suffisent pas à combattre la barbarie créée par le capitalisme. Pour conclure, je ferai le parallèle avec l’hommage rendu aux soignants au moment de la 1ère vague et, plus outrageusement encore, lors de la cérémonie du 14 juillet : pas de mots assez forts pour reconnaître leur dévouement, leur rôle essentiel, etc., les mettre en scène avec leurs bourreaux sous les feux des médias… mais dans le même temps, comme dirait Macron, aucune ou si peu de mesures prises pour les protéger contre le virus et leur permettre de soigner les milliers de malades. En direct avec le virus sans réelle protection, comme s’ils étaient eux aussi devenus des héros appelés à mourir sur le front. C’est vrai qu’on était “en guerre” et en temps de guerre, il y a des morts, beaucoup de morts… Silence, on tue !!!
Rosalie, le 20 décembre 2020
Plus de 2,5 millions de morts à ce jour, une deuxième vague presque trois fois plus meurtrière que la première. Ce bilan morbide suffit pour révéler l’incapacité de la bourgeoisie à juguler les effets désastreux de la pandémie de Covid-19. Alors que les gouvernements, censés avoir tiré les leçons de la vague du printemps dernier, “promettaient” de “tout faire” pour éviter une deuxième vague, il n’en est rien. La bourgeoisie continue à faire face à la pandémie avec toute l’hypocrisie et le cynisme qui la caractérisent. En France, comme partout ailleurs, le gouvernement n’a pris aucune disposition pour accroître la capacité de prise en charge des hôpitaux, aucune augmentation de lits de réanimation, aucune augmentation des effectifs de soignants. L’incurie se poursuit, rendant les États incapables de soigner à peine plus de quelques milliers de malades. Dans ces conditions lamentables, la vaccination demeure à ce jour la seule porte de sortie. Or, là aussi, la logique de la concurrence capitaliste et du chacun pour soi entre chaque État et entre chaque laboratoire pharmaceutique aboutit à un fiasco de la campagne vaccinale puisqu’on assiste à une véritable pénurie de doses, laissant les populations toujours aussi vulnérables. En Europe, à peine quelques dizaines de millions de personnes ont été vaccinées. En France, où la pénurie est particulièrement caricaturale, il n’y a même pas suffisamment de doses pour vacciner les personnes de plus de 75 ans.
Les autorités politiques et scientifiques se dédouanent en dénonçant l’avidité des laboratoires pharmaceutiques ou bien en nous demandant encore de la patience : les livraisons conséquentes devraient arriver pour le mois d’avril ! Mais tous se gardent bien de prôner la levée des brevets déposés sur les vaccins qui permettrait une vaccination massive et beaucoup plus rapide. En effet, Pfizer et consorts ne veulent en aucun cas fournir la recette de la potion magique à leurs principaux concurrents afin de garder le monopole du marché et engranger le maximum de profits. C’est donc la logique pure des lois du capitalisme qui s’impose froidement au détriment de dizaines de millions de vies humaines. D’ailleurs, la bourgeoisie française se garde bien de protester contre le maintien de ces monopoles : elle sait pertinemment que ses poulains, Sanofi et l’Institut Pasteur, agiront de la même manière que leurs rivaux s’ils sont en mesure de sortir un vaccin. Chacun pour soi et Dieu pour tous, telle est la logique du système, de tous les États et de leurs labos. C’est bien le capitalisme mondial et sa classe dominante qui sont les seuls responsables de la poursuite de la pandémie.
La bourgeoisie poursuit donc son incurie qu’elle masque en cherchant à nous culpabiliser, en nous faisant porter le chapeau des contaminations, de l’épuisement des soignants victimes des “comportements irresponsables” des individus. Chaque jour, toute une kyrielle d’hommes politiques et de scientifiques défilent sur les plateaux télé en nous exhortant “à tenir bon”, à faire preuve de patience et à accepter les “sacrifices”. L’État nous impose le couvre-feu dès 18 heures ou des confinements le week-end, alors qu’on laisse ouvertement les prolétaires se contaminer sur les lieux de travail ou dans des transports en commun toujours aussi bondés aux heures de pointe.
C’est donc à la population de supporter, sous la contrainte, les “efforts” imposés par la classe dominante qui se moque royalement de la préservation des vies humaines et de la santé des travailleurs malgré ses beaux discours. Mais le cynisme de l’État “protecteur” ne s’arrête pas là ! La bourgeoisie et son gouvernement profitent encore de la situation pour poursuivre et renforcer ses attaques contre la classe ouvrière. En France, le gouvernent, avec la complicité des syndicats et de tous les partis de gauche, utilise l’état d’urgence sanitaire pour adopter en catimini la réforme de l’assurance-chômage qui prévoit notamment la réduction drastique des indemnisations des demandeurs d’emploi et l’augmentation de la durée des cotisations. Alors que la misère et la précarité explosent sous l’effet de la crise et de la pandémie, que des vagues de licenciements massifs vont déferler dans de nombreux secteurs et entreprises, la bourgeoisie n’a aucun scrupule à plonger les chômeurs dans une misère encore plus noire. Les promesses de Macron de ne laisser personne sur le carreau “quoi qu’il en coûte” ont fait long feu…
Bien sûr, officiellement, les syndicats se sont opposés à cette réforme, mais ce rejet est animé uniquement par l’objectif de ne pas se discréditer trop ouvertement auprès des salariés. En réalité, leur frilosité à protester contre cette nouvelle attaque contre la classe ouvrière correspond à ce qu’ils sont réellement : des organes de l’État capitaliste dans les rangs ouvriers. Ils ne crient à hue et à dia et ne tiennent un discours “radical” que quand ils sentent que le classe ouvrière risque de faire exploser sa colère et sa combativité par des grèves spontanées, des assemblées générales, des manifestations, en dehors de leurs consignes et de leur contrôle.
Aujourd’hui, ces saboteurs patentés des luttes ne cherchent nullement à pousser les prolétaires à riposter et mettent à profit les difficultés des travailleurs à se mobiliser du fait de la crise sanitaire et des mesures de distanciation sociale. Gouvernements, syndicats et patronats sont tous complices, main dans la main pour faire passer les attaques contre les chômeurs et contre l’ensemble de la classe ouvrière.
La crise sanitaire, encore loin d’être derrière nous, va continuer à aggraver les conditions de travail et d’existence de la classe exploitée en France, comme partout dans le monde. Avec l’aggravation de la crise économique, c’est encore et toujours la classe ouvrière qui va devoir payer la note. Face à la misère croissante que nous promet le capitalisme, nous n’aurons pas d’autre choix que de lutter tous ensemble et massivement en développant notre unité et solidarité face à la bourgeoisie et aux chiens de garde du capital que sont les syndicats.
Aujourd’hui, les travailleurs sont paralysés par la crise sanitaire, obligés de marcher au pas cadencé derrière les mesures drastiques de limitation de la vie sociale. L’État “protecteur” et son gouvernement ont le vent en poupe. Mais dès que la pandémie sera derrière nous, il faudra de nouveau occuper la rue, occuper tous les espaces publics pour discuter des moyens de la lutte et résister aux plans d’austérité que la classe dominante va chercher à nous imposer. Si la classe ouvrière hésite à se mobiliser sur son propre terrain de classe pour défendre ses conditions d’existence, si elle courbe l’échine, si elle fait confiance aux syndicats pour déclencher, organiser et diriger ses luttes, elle laissera les mains libres à la bourgeoisie pour cogner encore plus fort !
Dans ce monde pourri qui mène l’humanité vers le néant, le seul avenir de la société est entre les mains de la classe ouvrière, de ses combats contre le capitalisme et tous les fléaux qu’il engendre.
Vincent, 4 mars 2021
Le 21 janvier dernier, des centaines d’étudiants sont descendus dans la rue partout en France pour exprimer leur exaspération et leur colère. Depuis maintenant un an, pour faire face à la pandémie, le gouvernement a régulièrement stoppé les cours en présentiel dans les universités, laissant les étudiants sans autre perspective qu’un tête à tête avec un écran d’ordinateur. Macron a eu beau claironner haut et fort qu’il était hors de question de confiner uniquement les vieux et les jeunes, c’est pourtant bien un des axes de la politique menée dans la gestion de la pandémie. Par conséquent, les cours se résument à des vidéoconférences pour les plus chanceux ou de simples fichiers PDF pour les autres. Quant aux enseignants en arrêt, ils ne sont pas remplacés et les étudiants doivent se débrouiller pour trouver seuls sur Internet le contenu de leurs cours. À cette situation d’isolement, s’ajoute la précarité financière faisant de la jeunesse une des victimes privilégiées de l’accroissement de la misère. En temps normal, 40 % des étudiants travaillent pour boucler leurs fins de mois… mais les jobs étudiants ont quasiment tous disparu, laissant une grande frange de cette population appauvrie et dans la détresse. 75 % d’entre eux affirment avoir des difficultés financières. Beaucoup n’ont plus de quoi payer leur loyer ou même de quoi se nourrir à partir du 15 du mois, ce qui amène un nombre croissant de cette frange de la population à gonfler les rangs de ceux qui sont réduits à la “soupe populaire” ou à recourir aux “banques alimentaires”.
Et ce n’est pas les quelques miettes jetées par le gouvernement Macron pour “calmer les esprits” qui changera quelque chose. Un chèque-santé pour aller voir un psychologue ?… Quand on sait que dans cette profession, ils sont au nombre de 1 pour 30 000 étudiants sur les campus ! Deux repas à 1 euro par jour pour tous ?… Cela a conduit certains restaurants universitaires à fortement diminuer les portions et la qualité des repas !
Moins d’argent, quasiment plus de vie sociale, aucune perspective, tel est le sort que la société “offre” aux jeunes générations : “Un jeune sur six a arrêté ses études, 30 % a renoncé à l’accès aux soins, et plus de la moitié est inquiète pour sa santé mentale”. (1) Les troubles psychologiques explosent, touchant 30 % des étudiants contre 20 %, il y a 4 ans. (2) L’isolement extrême lié à la pandémie et l’atomisation de la société capitaliste semblent avoir raison de toute une génération. Face à une situation aussi insoutenable, les tentatives de suicides se sont multipliées ces derniers mois, (3) marque supplémentaire du désespoir et de l’absence de futur auprès d’une frange toujours plus grande la population.
Si les étudiants se définissent eux-mêmes comme “une génération sacrifiée”, ils ne sont pas prêts pour autant à baisser les bras et à se laisser piétiner par le capitalisme pourrissant. “La vie d’un étudiant ne doit pas finir au cimetière” ! (5)
Ainsi, malgré le risque sanitaire, les plus combatifs ont repris le chemin de la rue pour dénoncer leurs conditions d’existence mais aussi pour tous ceux qui restent isolés : “c’est pour cela qu’on est là aussi, c’est pour s’exprimer pour eux aussi”, (6) témoignait un étudiant en manifestation.
Mais cela fait des années, voire des décennies que le malaise étudiant existe. Déjà, en 2017, 20 % des étudiants vivaient en dessous du seuil de pauvreté, 46 % travaillaient pour vivre. Des chiffres édifiants tandis que depuis 2009, le coût de la vie étudiante ne cessait d’augmenter. (7) En septembre 2019, symbole de cette dégradation sans fin, un étudiant s’immolait par le feu devant le CROUS (8) de l’Université de Lyon. Il accompagnait son geste d’un message sur Facebook où il dénonçait les conditions de vie étudiantes et “les politiques menées depuis plusieurs années” par les différentes fractions de la bourgeoisie au pouvoir, “Macron, Hollande, Sarkozy notamment”. (9) Et déjà, en réaction, les étudiants descendaient dans la rue pour revendiquer le droit d’étudier dignement : “la précarité tue !” “conditions de vie décentes pour tout.te.s les étudiant.e.s”, (10) pouvait-on lire à cette époque d’avant Covid.
Aujourd’hui, si la pandémie a certes renforcé l’isolement et l’atomisation, elle n’a été au final qu’un catalyseur de la dégradation incessante et continue des conditions de vie étudiantes, et cela pas seulement en France mais dans toute l’Union européene ou en Grande-Bretagne où se sont généralisées une détérioration et une précarisation accélérées des conditions de vie totalement similaires. (11) Une partie de la nouvelle génération de prolétaires le ressent. La colère n’est pas seulement dirigée contre les effets délétères de la crise du Covid comme l’atomisation et l’enfermement imposé par l’État. Comme on a pu le constater dans les cortèges, les préoccupations demeuraient bien plus larges : “étudiants révoltés : contre l’État et la précarité”, “étudiant.e.s : nous isoler est leur arme, la solidarité était, est et sera notre riposte”, “au lycée, à la fac, à l’usine et partout, combattons la précarité et la misère”. (12) Derrière ces revendications, se cache un leitmotiv sous-jacent : Comment lutter contre cette société ? Comment envisager un autre avenir ?
Les manifestations étudiantes de ce mois de janvier en France se placent donc dans la continuité des luttes de l’automne 2019 et de l’hiver 2020. La stupeur et la sidération provoquées par le surgissement de la pandémie n’ont pas totalement brisé la volonté de se battre, de lutter ensemble, de discuter et d’échanger même si le chemin vers le développement de luttes plus massives est encore long.
En effet, ces mobilisations sont demeurées très furtives du fait du contexte sanitaire et de la capacité de la bourgeoisie à désamorcer très rapidement la mobilisation en écartant “la crainte” d’un nouveau confinement et par le travail de division des syndicats. Ceux-ci ont fait tout leur possible pour empêcher la participation des étudiants à la journée de mobilisation interprofessionnelle du 6 février en organisant des rassemblements alternatifs et des assemblées générales isolées et stériles à l’intérieur même des universités ou encore en mettant en avant des mots d’ordres spécifiques tels que “jeunesse oubliée : nous ne paierons pas la crise” !
Pourtant, malgré ces tentatives d’opposer cette jeunesse que l’on “sacrifie pour la santé des plus vieux”, la mayonnaise a des difficultés à prendre. “70 % des 18-30 ans pensent en effet que c’est choquant de dire qu’on a sacrifié leur génération pour sauver les plus âgés”. (13)
Non : il n’y a pas opposition entre les générations d’une même classe ! C’est dans la solidarité et les leçons des luttes passées que les jeunes prolétaires doivent puiser leur force. Le capitalisme n’a rien à offrir à aucune génération de prolétaire. Ainsi le slogan forgé lors du mouvement contre le Contrat Premier embauche (CPE) en 2006 reste pleinement d’actualité : “Vieux croûtons, jeunes lardons : tous la même salade !” (14)
Élise, 18 février 2021
1) “Covid-19 en France : les étudiants en détresse”, France 24 (26 janvier 2021).
2) “Le nombre d’étudiants souffrant de fragilités psychologiques est passé de 20 % à 30 % en 4 ans”, Le Journal du dimanche (27 janvier 2021).
3) “La crise sanitaire pèse sur la santé mentale des étudiants”, Le Monde (28 décembre 2020).
4) “Mobilisation étudiante : “Entre la fatigue, le flou, la colère et la solitude, on fait quoi ?”, Le Monde (21 janvier 2021).
5) “On se sent abandonnés” : face à la crise sanitaire, des étudiants manifestent leur détresse”, Le Parisien (20 janvier 2021).
6) Ibid.
7) “Précarité : près de 20 % des étudiants vivent en dessous du seuil de pauvreté”, Le Monde (14 novembre 2019).
8) Centre régional des oeuvres universitaires et scolaires.
9) “Que disent les chiffres sur la précarité étudiante ?”, Le Journal du Dimanche (13 novembre 2019).
10) Ibid.
11) En Allemagne, par exemple, 40 % des étudiants avouaient en 2019 (avant le Covid) de très grosses difficultés financières pour survivre, alors qu’à Londres, où les frais d’inscription universitaires sont exorbitants, il leur est quasiment impossible de trouver un logment à moins de 800 euros.
12) Ibid.
13) “Coronavirus : 81 % des 18-30 ne se reconnaissent pas dans l’appellation génération Covid”, 20 minutes (10 juin 2020).
14) En 2006, les étudiants et jeunes précaires qui luttaient contre le CPE ont été rejoints et soutenus par toutes les générations de prolétaires.
Fin janvier, la section du CCI en France a organisé des réunions publiques en ligne sur le thème : “Pandémie de Covid-19, assaut du Capitole à Washington : deux expressions de l’intensification de la décomposition du capitalisme”. Nos réunions publiques, comme nos permanences, (1) sont ouvertes à tous les camarades intéressés par le combat pour l’émancipation de la classe ouvrière et pour le communisme. Tous les individus, groupes et organisations politiques révolutionnaires sont les bienvenus pour débattre des positions, analyses et principes défendus par le CCI, y compris en cas de désaccords. Notre vision s’inspire de la culture du débat, telle qu’elle a toujours été défendue dans l’histoire du mouvement ouvrier, c’est-à-dire avec le souci de confronter les idées, avec une volonté d’écoute et le souci de convaincre.
Afin de lancer le débat, l’exposé introductif présenté par le CCI a commencé par donner un tableau de la gravité de la situation actuelle marquée par une accélération de la décomposition qui vient maintenant frapper de plein fouet les pays les plus industrialisés, et notamment la première puissance mondiale, les États-Unis. En voici de larges extraits : (2)
“La décomposition du capitalisme est due au fait qu’aucune des deux classes fondamentales de la société, ni la bourgeoisie ni le prolétariat, n’a pu apporter sa propre réponse à la crise économique : soit une nouvelle guerre mondiale (comme c’était le cas avec la crise des années 1930), soit la révolution prolétarienne. La bourgeoisie n’a pas réussi à embrigader le prolétariat derrière les drapeaux nationaux pour l’envoyer se faire massacrer sur les champs de bataille. Mais le prolétariat, de son côté, n’a pas pu développer des luttes révolutionnaires pour renverser le capitalisme. C’est cette absence de perspective qui a provoqué le pourrissement sur pied de la société capitaliste depuis la fin des années 1980. Depuis 30 ans, cette décomposition s’est manifestée par toutes sortes de calamités meurtrières : la multiplication des massacres y compris en Europe avec la guerre dans l’ex-Yougoslavie, le développement des attentats terroristes aussi en Europe, les vagues de réfugiés qui cherchent désespérément un asile dans les pays de l’espace Schengen, les catastrophes dites naturelles à répétition, les catastrophes nucléaires comme celles de Tchernobyl en 1986 en Russie et celle de Fukushima en 2011 au Japon. Et plus récemment, la catastrophe qui a complètement détruit le port de Beyrouth au Liban, le 4 août 2020”. Nous pourrions rajouter à cela le développement continu du chacun pour soi, du no future et de l’irrationnel.
Et sur tous ces plans, la pandémie comme l’assaut du Capitole révèlent l’aggravation de la décomposition de la société capitaliste : “La crise sanitaire que nous vivons aujourd’hui est l’événement le plus grave depuis l’effondrement du bloc de l’Est. Contrairement aux épidémies d’origine animale du passé (comme la peste introduite au Moyen Âge par les rats), cette pandémie est due essentiellement à l’état de délabrement de la planète : le réchauffement climatique, la déforestation, la destruction des territoires naturels des animaux sauvages, de même que la prolifération des bidonvilles dans les pays sous-développés,… La pandémie de Covid-19 n’est donc pas une catastrophe imprévisible qui répondrait aux lois obscures du hasard et de la nature ! Le responsable de cette catastrophe planétaire, de ces millions de morts, c’est le capitalisme lui-même. Un système basé non pas sur la satisfaction des besoins humains, mais sur la recherche du profit, de la rentabilité par l’exploitation féroce de la classe ouvrière. Un système basé sur la concurrence effrénée entre les entreprises et entre les États. Une concurrence qui empêche toute coordination et coopération internationale pour éradiquer cette pandémie. C’est ce qu’on voit aujourd’hui avec la “guerre des vaccins”, après la “guerre des masques” au début de la pandémie. Jusqu’à présent, c’étaient les pays les plus pauvres et sous-développés qui étaient régulièrement frappés par des épidémies. Maintenant, ce sont les pays les plus développés qui sont ébranlés par la pandémie de Covid-19, c’est le cœur même du système capitaliste qui est attaqué. Il faut dire que face à l’aggravation de la crise économique, dans tous les pays, les gouvernements de droite comme de gauche, n’ont cessé depuis des décennies de réduire les budgets sociaux, les budgets de la santé et de la recherche. Le système de santé n’étant pas rentable, ils ont supprimé des lits, fermé des services hospitaliers, supprimé des postes de médecins, aggravé les conditions de travail des soignants. En France, le laboratoire Sanofi (lié à l’Institut Pasteur) a supprimé 500 postes de chercheurs depuis 2007. Toutes les recherches scientifiques et technologiques de pointe aux États-Unis ont été consacrées essentiellement au secteur militaire, avec y compris la recherche d’armes bactériologiques. Cette pandémie mondiale incontrôlable confirme que le capitalisme est devenu, depuis le cataclysme de la Première Guerre mondiale, un système décadent qui met en jeu la survie de l’humanité. Après un siècle d’enfoncement dans la décadence, ce système est entré dans la phase ultime de cette décadence : celle de la décomposition”. L’assaut du Capitole souligne que ce pourrissement touche jusqu’à la première puissance mondiale : “L’arrivée de Trump au pouvoir, puis le refus d’admettre sa défaite électorale aux dernières présidentielles, a provoqué une explosion effarante du populisme. À Washington, ses troupes de choc avec leurs commandos, leurs milices armées complètement fanatisées, ont pris d’assaut le Capitole le 6 janvier dernier, sans que les forces de sécurité, censées protéger ce bâtiment, n’aient pu les en empêcher. Le pays de la Démocratie et de Liberté est ainsi apparu comme une vulgaire république bananière du Tiers-Monde (comme le reconnaissait l’ex-président George Bush lui-même) avec le risque d’affrontements armés dans la population civile. La montée de la violence sociale, de la criminalité, la fragmentation de la société américaine, les violences racistes contre les noirs, tout cela montre que les États-Unis sont devenus un concentré et le miroir de la pourriture sociale”.
Suite à cette introduction, l’un des participants a affirmé que, pour lui, la pandémie comme l’assaut du Capitole étaient des symboles de la décadence du capitalisme et, donc, qu’il n’y avait pas “besoin d’utiliser la notion de décomposition” pour comprendre ces événements. Il est effectivement impossible de comprendre la situation actuelle sans se référer à la période de décadence. Mais cette période de décadence a elle-même une histoire.Pour comprendre l’ampleur de l’irrationalité, du chacun pour soi, de l’incurie, de la courte-vue de toutes les politiques menées partout par la bourgeoisie, il faut comprendre l’étape actuelle de la décadence : la décomposition, qui concentre en elle toutes les caractéristiques de la décadence. (3) En fait, de même que le capitalisme connaît différentes périodes dans son parcours historique (naissance, ascendance, décadence), chacune de ces périodes contient elle aussi un certain nombre de phases distinctes et différentes. Par exemple, la période d’ascendance comportait les phases successives du libre marché, de la société par actions, du monopole, du capital financier, des conquêtes coloniales, de l’établissement du marché mondial. De même, la période de décadence a aussi son histoire : impérialisme, guerres mondiales, capitalisme d’État, crise permanente et, aujourd’hui, décomposition. Dans la mesure où les contradictions et manifestations de la décadence du capitalisme, qui, successivement, marquent les différents moments de cette décadence, ne disparaissent pas avec le temps, mais se maintiennent, et même s’approfondissent, la phase de décomposition apparaît comme celle résultant de l’accumulation de toute ces caractéristiques d’un système moribond, celle-ci parachève et chapeaute trois quarts de siècle d’agonie d’un mode de production condamné par l’histoire. Concrètement, non seulement la nature impérialiste de tous les États, la multiplication des guerres et massacres, l’absorption de la société civile par le Moloch étatique, la crise permanente de l’économie capitaliste, se maintiennent dans la phase de décomposition, mais cette dernière se présente encore comme la conséquence ultime, la synthèse achevée de tous ces éléments.
Pourquoi le CCI parle-t-il d’une phase spécifique de décomposition alors que de nombreux phénomènes de décomposition se sont manifestés régulièrement dans toute l’histoire des sociétés de classe ? Ainsi, une camarade se demandait : “En quoi la décadence actuelle est-elle différente de celle des autres systèmes ? Est-ce que la décomposition du capitalisme est unique historiquement ?”
Face à cette question, le CCI a avancé les arguments suivants. Il existe une différence cruciale entre la décadence du capitalisme et la décadence des autres modes de production l’ayant précédé. Pour ne donner que l’exemple de la décadence du féodalisme, celle-ci était limitée par l’émergence “en parallèle” des rapports sociaux capitalistes et l’ascension de façon graduelle et partielle de la classe bourgeoise. La société féodale en déclin pouvait donc se projeter dans le futur avec l’émergence en son sein d’un autre mode de production. Si la société féodale a connu des éléments de décomposition sociale, (4) ces derniers ont pu être atténués ou annihilés par l’ascension du nouveau mode de production capitaliste, celui-ci parvenant même à en instrumentaliser certains (même si ce n’était pas nécessairement avec une réelle conscience) pour défendre ses propres intérêts.
On peut en donner une illustration : la monarchie absolue a participé dans certains pays, comme en France au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, au développement économique du capital contribuant à former un marché national et à voir s’affirmer la bourgeoisie sur les plans économique et politique au détriment de la noblesse. C’est pour cela que, dans la décadence du féodalisme, il pouvait exister des manifestations de décomposition sociale plus ou moins poussées, mais il ne pouvait pas exister une période historique spécifique de décomposition. Dans l’histoire humaine, certaines civilisations très isolées ont pu finir dans une complète décomposition conduisant à leur disparition, tel que l’exemple bien connu de l’île de Pâques.
Cependant, seul le capitalisme peut avoir dans sa décadence une période globale de décomposition, comme phénomène historique et mondial. Comme le CCI l’a souligné dans la discussion, le communisme ne peut pas coexister avec le capitalisme décadent, ni même commencer à s’instaurer, sans que la nouvelle classe révolutionnaire, le prolétariat, ait auparavant exécuté la sanction de l’histoire en ayant préalablement pris le pouvoir politique en renversant celui de la bourgeoisie pour donner un avenir à toute la société. Le prolétariat commence sa révolution sociale là où les précédentes révolutions la terminaient en transformant d’abord les bases économiques de l’ancienne société qui n’était plus en mesure de développer les forces productives. Le communisme n’est pas l’œuvre d’une classe exploiteuse qui pourrait, comme par le passé, partager le pouvoir avec l’ancienne classe dominante. Classe exploitée, le prolétariat ne peut s’émanciper qu’en détruisant de fond en comble le pouvoir de la bourgeoisie. Il n’y a aucune possibilité pour que les prémices de nouveaux rapports de production, puissent venir alléger, limiter les effets de la décadence capitaliste.
Du fait que le prolétariat n’ait pas été en mesure jusqu’à présent d’affirmer son projet révolutionnaire face à l’impasse du capitalisme, la société se trouve confrontée à une absence totale de perspective, à un avenir qui semble bouché. C’est ce qui explique le pourrissement sur pied du système capitaliste. La morbidité de la décadence capitaliste s’impose à tous comme une voie sans issue ; le no future et la fuite en avant dans le chacun pour soi et l’irrationnel rongent toute la société qui tend de plus en plus à se disloquer, à se décomposer.
La phase de décomposition signifie-t-elle que la perspective communiste est devenue hors d’atteinte ou en tout cas fort compromise ? Une participante a ainsi résumé le pessimisme grandement partagé par l’assemblée : “L’alternative reste toujours la même : socialisme ou barbarie. Mais le prolétariat est dans une situation de plus en plus précaire. Sa conscience va en prendre un coup : le quotidien est de plus en plus difficile à gérer : pandémie et décomposition. La perspective révolutionnaire s’éloigne”. Il est vrai que cette situation de chaos généralisé donne une vision apocalyptique du monde. Mais l’avenir est-il complètement bouché ? Comme nous l’avons mis en avant dans notre exposé, notre réponse est : Non ! “Au fond du gouffre de la décomposition, il existe une force sociale capable de renverser le capitalisme pour construire un monde nouveau, une véritable société humaine unifiée. Cette force sociale, c’est la classe ouvrière. C’est elle qui produit l’essentiel des richesses du monde. Mais c’est elle aussi qui est la principale victime de toutes les catastrophes engendrées par le capitalisme. C’est elle qui va encore faire les frais de l’aggravation de la crise économique mondiale. La crise sanitaire ne peut qu’aggraver encore plus la crise économique. Et on le voit déjà avec les faillites d’entreprises, les charrettes de licenciements depuis le début de cette pandémie. Face à l’aggravation de la misère, à la dégradation de toutes ses conditions de vie dans tous les pays, la classe ouvrière n’aura pas d’autre choix que de lutter contre les attaques de la bourgeoisie. Même si, aujourd’hui, elle subit le choc de cette pandémie, même si la décomposition sociale rend beaucoup plus difficile le développement de ses luttes, elle n’aura pas d’autre choix que de se battre pour survivre. Avec l’explosion du chômage dans les pays les plus développés, lutter ou crever, voilà la seule alternative qui va se poser aux masses croissantes de prolétaires et aux jeunes générations ! C’est dans ses combats futurs, sur son propre terrain de classe et au milieu des miasmes de la décomposition sociale, que le prolétariat va devoir se frayer un chemin, pour retrouver et affirmer sa perspective révolutionnaire”.
Quels sont ces dangers qu’il faut aujourd’hui prévenir ? Un camarade dans l’assistance a commencé à répondre à cette question : “La crise économique fait tomber dans la pauvreté beaucoup de couches sociales. On en voit les prémices au travers des luttes interclassistes. Le prolétariat est embrigadé par des couches sociales qui n’expriment pas une perspective pour l’humanité. La situation la plus difficile, c’est d’être englué dans ces couches sociales, en particulier la petite bourgeoisie. Renouer avec une identité de classe, se reconnaître comme classe, porteur d’un projet social.”
Tout au long de son existence, le CCI a mis en garde la classe contre les émeutes et les luttes des couches sociales non-exploiteuses, qui par leurs objectifs et leurs méthodes de lutte risquent de dévoyer certaines fractions du prolétariat vers des luttes interclassistes où le prolétariat perd son autonomie de classe en se dissolvant dans la population en général, dans le “peuple” au milieu de couches intermédiaires telles que la petite bourgeoisie confrontée à une paupérisation croissante. Il risque aussi de se mobiliser sur le terrain de luttes “parcellaires” en se focalisant sur un aspect partiel de la domination capitaliste (contre le racisme, l’oppression des femmes ou le réchauffement climatique). Il risque même de se laisser entraîner sur un terrain bourgeois, comme la revendication d’une police “propre” et “démocratique”, se disant au “service du peuple” alors que les forces de répression ne servent qu’à maintenir l’ordre du capital. La phase historique de la décomposition multiplie ces risques, sans oublier le poids des visions complotistes, nihilistes, du fondamentalisme religieux que porte une petite bourgeoisie étranglée par la crise et tous les éléments déclassés qui viennent en prophètes promettre le paradis sur terre ou l’apocalypse. Face à cette situation pleine de dangers pour la lutte de classe, la tâche de l’heure pour les révolutionnaires est de défendre la solidarité prolétarienne et l’affirmation de l’autonomie de classe du prolétariat.
Le poids de l’isolement et du sentiment d’impuissance liée à la pandémie est indéniable, comme l’a très bien fait remarquer une intervention : “Je reviens sur le défaitisme : quand je discute avec des copains, le défaitisme est difficile à dépasser. Oui, individuellement, tu ne peux rien faire. Comment dépasser cela ? [...] En ce moment, il est difficile de lutter contre le défaitisme ambiant”. C’est aussi pour cela que les réunions organisées par le CCI, comme toutes les réunions des organisations révolutionnaires, sont des moments importants pour la classe ouvrière : en débattant, en cherchant à confronter nos positions et à les clarifier, nous faisons aussi vivre ce qu’est l’âme du prolétariat, son activité consciente collective, sa solidarité dans la lutte et dans le développement de sa conscience révolutionnaire.
Malgré toutes les souffrances qu’elle engendre, la crise économique reste, aujourd’hui encore, la meilleure alliée du prolétariat. Il ne faut donc pas voir dans la misère que la misère, mais aussi les conditions du dépassement de cette misère. L’avenir de l’humanité appartient toujours à la classe exploitée.
RI, 28 février 2021
1) Les dates des réunions sont indiquées sur notre site internet (rubrique “agenda”).
2) La version complète est disponible sur notre site internet.
3) Voir : “La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste”, Revue internationale n° 107.
4) Par exemple, la dislocation du corps social dans certaines parties de l’Europe au cours des XIVe et XVe siècles à travers les effets de la guerre de Cent Ans ou de la peste noire.
Avec le dernier coup d’État militaire en Birmanie, l’armée reprend officiellement le pouvoir. Mais l’avait-elle vraiment quitté ? L’armée birmane, institution majeure de l’État et puissance mafieuse historique en chef, impose sa dictature et tire le maximum de bénéfices de sa position, depuis des décennies. Elle est, en effet, la seule force encore en mesure de maintenir l’ordre, la stabilité et l’unité d’un pays où les divisions et les confrontations ethniques (il existe plus de 130 ethnies différentes) sont légions. C’est donc aussi autour de l’armée que se jouent les appétits impérialistes des différentes puissances comme la Chine, la Russie, les États-Unis ou l’Inde qui ne font qu’aviver les confrontations dans cette région hautement stratégique d’Asie. L’armée birmane a généralement fait valoir ses intérêts par la force, avec un appui ouvert des impérialismes chinois et russe.
En dépit du passage de témoin à un gouvernement démocratique de façade, élu en 2015, une première depuis 1961, le coup d’État, ce 1er février, s’inscrit dans la logique d’une domination militaire permanente par une armée toute puissante qui n’a jamais cessé, depuis l’indépendance de 1948, d’être un État dans l’État. La Birmanie aura été sans interruption placée sous le joug de généraux comme le propre père d’Aung San Suu Kyi, assassiné par ses pairs en 1948, déjà. L’icone démocrate, soi-disant égérie de la paix est renversée aujourd’hui par une soldatesque qui l’avait arrêtée, puis emprisonnée de nombreuses années, pour finalement la porter au pouvoir en 2015. La “dame de Rangoon” avait su composer sans état d’âme avec ces mêmes militaires, appuyant sans scrupule la répression sanglante des Rohingyas en 2017. De fait, les forces armées birmanes n’ont jamais cédé le pouvoir : s’octroyant les ministères clés et un pourcentage conséquent des sièges au parlement.
Le 22 décembre 2020, le patron de la Tatmadaw (1) avait réaffirmé que les forces armées doivent être aussi les figures de proue de la défense “des politiques nationales, de la sasana [religion bouddhiste], des traditions, des coutumes et de la culture”.
Il aurait d’ailleurs pu rajouter que la puissance de l’armée birmane n’est pas seulement militaire ou “culturelle” (sic), elle est aussi économique. Dès 1962, l’armée a fait main basse sur l’économie du pays. Elle dispose, officiellement aujourd’hui, de 14 % du budget national, beaucoup plus en réalité, avec une corruption et des financements largement opaques. Outre son implication dans les mines de jade, l’industrie du bois de teck, les pierres précieuses et, cerise sur le gâteau, le très rentable trafic de drogue, les militaires birmans peuvent profiter des dividendes engrangés par un conglomérat lui appartenant, la Myanmar Economic Holding Public Company Ltd (MEHL), l’une des organisations les plus puissantes et corrompues du pays. La MEHL a désormais étendu son influence dans pratiquement chaque secteur économique, des brasseries de bière au tabac en passant par l’exploitation minière et les manufactures textiles.
Historiquement, pour les États, c’est souvent l’armée qui assure, en dernier recours, la cohésion nationale et la défense des intérêts bourgeois dans des situations de division et de confrontation internes. La Birmanie n’y fait certes pas exception mais en est un exemple caricatural. Si l’armée a assuré une certaine unité du pays dans un contexte de divisions ethniques, son intérêt reste de “diviser pour régner”, garantir ses profits, entretenir les dissensions des différentes factions bourgeoises pour maintenir sa domination.
Le coup d’État de la junte dirigée par le général Ming Aung Hliang est le dernier avatar de ce processus de chaos et de décomposition grandissant où il est parfois difficile de retrouver ses petits dans un tel maelstrom de confrontations, de violences, d’épurations ethniques et de barbarie… Et toutes les manifestations de rue de la population en défense de la clique bourgeoise d’Aung San Suu Kyi, cette foi dans les illusions démocratiques, tout cela n’augure que toujours plus de chaos et de repression. Chaque situation de crise en Birmanie comme en 1988 ou en 2007 a concrètement débouché sur une répression sanglante avec chaque fois des milliers de morts. C’est aujourd’hui encore une éventualité avec les tirs à balles réelles des forces de répression qui ont déjà fait leurs premières victimes. Alors, pourquoi un coup d’État maintenant ?
Beaucoup de commentateurs bourgeois estiment que ce coup d’État est inattendu, incompréhensible, au vu de la domination militaire qui ne s’est jamais démentie, y compris ces dernières années avec l’ouverture démocratique sous contrôle militaire, et l’arrivée au pouvoir d’Aung San Suu Kyi en avril 2016.
Des hypothèses sont avancées dans les médias : le chef de l’armée, Min Aung Hlaing, bientôt retraité, aurait pu être rattrapé par la Cour internationale des droits de l’homme pour ses crimes humanitaires… Autre explication : la toute dernière victoire écrasante du parti d’Aung San Suu Kyi aux élections législatives aurait constitué un revers cinglant pour la junte militaire qui ne l’aurait pas supporté…
Tous ces éléments, aussi plausibles soient-ils, expriment surtout l’exacerbation des luttes entre les différentes fractions de la bourgeoisie au sein de l’appareil d’État birman, tout cela au détriment de la stabilité et de la gestion rationnelle de l’État lui-même. Autrement dit, les intérêts respectifs de chaque clique, qu’elle soit habillée en uniforme militaire ou à la mode démocratique, prime sur les intérêts globaux du capital national, alimentant toujours plus la corruption au sommet de l’État comme à tous les niveaux du fonctionnement de la société birmane.
La situation économique déjà précaire du Myanmar s’est dramatiquement aggravée avec la pandémie.En plus de l’accroissement du chômage, déjà traditionnellement élevé et de la paupérisation de la population et alors que le PIB a chuté vertigineusement ces dernières années dans un des pays déjà parmi les plus pauvres du monde, selon le FMI, une crise humanitaire et sanitaire alarmante est en train de voir le jour, ce qui a déjà provoqué l’émigration de centaines de milliers de personnes vers le Bangladesh ou la Thaïlande.
En définitive, les événements en Birmanie sont l’expression de cette même décomposition qui transpire de tous les pores de la société bourgeoise, de l’assaut du Capitole aux États-Unis à la crise sanitaire planétaire.
Mais ces querelles de cliques ne suffisent pas à comprendre pleinement la situation. C’est surtout au niveau des rivalités et des pressions impérialistes que se nouent les principaux enjeux. Les principales puissances occidentales, à commencer par les États-Unis, ont, elles, unanimement condamné cette opération des militaires. Juste après le coup d’État, les États-Unis, encore sous l’administration sortante de Trump, ont demandé à l’ONU une résolution en ce sens et réclamé un embargo envers ce pays. Cette résolution n’a pas été adoptée en raison du veto de la Russie et de la Chine. Dans le contexte de confrontation grandissante entre la Chine et les États-Unis, la Birmanie reste une zone stratégique de premier ordre. L’enjeu n’est autre que le contrôle de la mer de Chine méridionale, de l’île de Taïwan et du golfe du Bengale. L’impérialisme chinois n’a absolument pas intérêt à permettre une “stabilisation”, à prétention démocratique qui plus est, qui profiterait avant tout aux États-Unis. Entretenir le bourbier birman est un choix stratégique chinois en Asie, les débouchés sur le golfe du Bengale, étant un objectif majeur de la Chine, comme de l’Inde également. La Chine a donc intérêt à maintenir la déstabilisation en soutenant par exemple des guérillas dans le Nord, comme dans l’État d’Arakan, tout en caressant dans le sens du poil les militaires, en qualifiant notamment ce dernier coup d’État de “remaniement ministériel” ! Un des objectifs de Pékin est d’achever le corridor économique Chine-Myanmar (CMEC) permettant d’accéder à l’océan Indien, en contournant le détroit de Malacca qui a toujours été contrôlé par la marine américaine. Sa volonté est de maintenir l’équilibre des relations commerciales et politiques avec le Myanmar. Et surtout, il s’agit d’un pion stratégique majeur pour son projet de “route de la soie”, le long de laquelle Pékin a besoin de s’assurer des points d’appui, notamment sous la forme de futures bases militaires ou sur le terrain des alliances diplomatiques. Après le soutien affiché par Pékin au Pakistan, l’appui résolu dans la région au régime militaire du Myanmar est une opportunité de défendre ses intérêts tout en contrecarrant les propositions d’embargo et de sanction du régime militaire birman réclamés par les États-Unis.
Quant au Kremlin, il a en sous-main cautionné le coup d’État des militaires : “Une semaine avant le coup d’État, le ministre russe de la défense, Sergei Shoigu, s’est rendu au Myanmar pour finaliser un accord sur la fourniture de systèmes de missiles sol-air, de drones de surveillance et d’équipements radar, selon le Nikkei Asia Magazine. La Russie a également signé un accord sur la sécurité des vols avec le général Ming, qui se serait rendu six fois en Russie au cours de la dernière décennie”. L’Inde se retrouve dans une situation plus délicate : alors qu’elle s’était opposée résolument au putsch du régime militaire birman il y a 30 ans, elle n’a cessé de tisser depuis des liens de coopération avec le régime birman, tant avec la junte qu’avec la fraction d’Aung San Suu Kyi. Aujourd’hui, le gouvernement de Modi est tenté de maintenir une relation de dialogue avec son voisin même s’il veut éviter à tout prix de céder le moindre pouce de terrain à la Chine.
Face à ce troisième coup d’État, et dans un contexte de crise où 60 % de la population vit dans l’extrême pauvreté, l’ensemble de la population, et surtout la nouvelle génération birmane ont réagi. De multiples manifestations de rue, et même des grèves se sont développées. Ce mouvement de “désobéissance civile” où sont privilégiés les actes de sabotage dans les transports, dans les télécommunications, dans l’informatique, avec l’objectif de “renouer avec la démocratie”, ne pourront pas mettre un terme à cette situation de chaos et de violence.
Même s’il est sûr que l’armée a sous-estimé la résistance civile en provoquant un mouvement de rejet sans précédent, particulièrement dans la jeunesse, le mouvement social qui se développe sur le terrain purement bourgeois de revendications démocratiques, ne contient en aucune façon les germes d’un avenir meilleur. La jeunesse est encore bourrée d’illusions à l’égard de la démocratie bourgeoise à laquelle elle a goûté ces dernières années. Mais le terrain de la défense d’un État démocratique, la défense du parti d’Aung San Suu Kyi, complice des crimes perpétrés par l’armée à l’encontre des populations rohingyas, est un piège qui ne peut que lui apporter de graves désillusions. Malgré le bilan économique décevant de quatre ans au pouvoir de la “conseillère d’État” Aung San Suu Kyi, celle-ci reste plébiscitée par une population marquée par les années de la dictature (1962-2011). Or, le parti démocratique et la junte militaire sont deux faces de la même médaille, celle de l’État bourgeois. Celui-ci est un organe ayant pour vocation de maintenir l’ordre social et le statu quo social afin de préserver les intérêts de la classe dominante et non pas pour améliorer le sort des exploités et des opprimés. Par conséquent, les centaines de milliers de jeunes et de travailleurs participant à ces manifestations sont prisonniers d’un mouvement qui ne fait que renforcer l’ordre capitaliste. Le terrain de la défense de la démocratie demeure un leurre et une véritable impasse. Pire : lutter sur ce terrain ne peut qu’aboutir à l’impuissance et aux sacrifices sanglants pour la classe ouvrière comme pour l’ensemble de la population.
Stopio, 27 février 2021
1) Autre dénomination de l’armée birmane.
Des salariés précaires payés au lance-pierre, une armée de livreurs “auto-entrepreneurs” travaillant à des cadences délirantes, des milliers d’emplois détruits dans le “petit commerce”, le travail de nuit systématique, les licenciements abusifs pour ceux qui “ne font pas l’affaire”, une logistique ubuesque en totale contradiction avec les prétendues velléités écologiques des gouvernements… Amazon, l’une des entreprises les plus puissantes du monde, est à l’image du système capitaliste dans lequel elle s’est développée : un ogre d’exploitation ! Suite aux nouvelles implantations d’entrepôts en France, un certain nombre de partis de gauche et d’ONG sont partis en guerre contre le mastodonte du e-commerce pour alerter sur les dangers du “monde selon Amazon” : “Amazon est devenu l’acteur incontournable de la vente en ligne : symbole de notre société de consommation, rien ne semble pouvoir arrêter le développement du géant américain, et ce au détriment de l’emploi, de l’environnement et du climat. Mais c’est sans compter la détermination des citoyen.nes à changer nos modèles de consommation…” (1) C’est ainsi qu’ATTAC, suivi par Les Amis de la Terre, EELV, La France insoumise, les gauchistes du NPA et de LO, notamment, occupent le terrain médiatique et prétendent mener un grand combat contre la société de consommation et la précarité. Qu’en est-il exactement ?
Les partis et les associations de gauche se sont fait une spécialité de dénoncer les “dérives” de tel ou tel exploiteur, particulièrement quand ils ne sont pas “nationaux” et surtout s’ils sont américains (les vieux réflexes de la défense de la “patrie du stalinisme” contre l’adversaire américain ont la vie dure !). En 2008, alors que la crise économique s’approfondissait davantage, les mêmes organisations expliquaient que les fautifs n’étaient autres que les traders, la finance folle ou les paradis fiscaux. Aujourd’hui, Amazon incarne à leurs yeux la précarité et la destruction des “emplois français”, à la différence du “commerce traditionnel” (parce qu’il n’y a pas d’exploitation chez Carrefour ou à la supérette du coin, comme chacun sait !). Pour remédier à ces “dérives”, il faudrait fermer les frontières nationales aux requins étrangers, pour les uns, ou mieux distribuer la richesse, pour les autres. En une phrase : rendre le capitalisme plus juste, ce qui passe bien entendu par la défense du capital national… pardon : des “emplois français” ! Il ne s’agit ni plus ni moins que de détourner les exploités de la lutte de classes contre le capitalisme, par une haine ciblée contre des personnes ou acteurs qu’il suffirait de mieux contrôler pour rendre, comme ils disent, la société plus “soutenable”. C’est dans cette perspective que ces cliques politiques bourgeoises tentent de remplacer les revendications ouvrières par la lutte de classes au profit de luttes “citoyennes”…
Pour s’en convaincre, il suffit de lister les quelques solutions qu’ils entendent apporter aux dérives d’Amazon.
À propos de l’impact écologique des entrepôts et de la logistique d’Amazon, après nous avoir expliqué comment la firme américaine utilise sa position dominante, écrasant tous ses concurrents sur son passage, les Amis de la Terre concluent “énergiquement” par cette formule : “nous aspirons à un changement de société profond, empêcher le développement du modèle Amazon est un impératif”. Quelle audace ! Comment les Amis de la Terre comptent-ils appliquer cet ambitieux programme ? En formulant des “demandes”, bien entendu ! La première est adressée au gouvernement : “le gouvernement doit stopper l’implantation de nouveaux entrepôts d’Amazon”. Rappelons que 19 projets sont actuellement en chantier… mais ça ne coûte rien de “demander” !
Les articles des Amis de la Terre dénoncent également le million de camionnettes de livraison qui circulent chaque jour et le fret aérien d’Amazon. Pour lutter contre ce fiasco écologique, ils ont là encore une demande citoyenne à formuler au gouvernement : “limiter le fret aérien des marchandises en arrêtant de louer des Boeing 767 pour les livraisons”. Et si Amazon fait son business avec l’avionneur européen Airbus, ça passe ? En réalité, la “demande” de ces (faux) Amis n’est qu’un vœu pieux ridicule : Amazon renoncerait à son profit en acceptant (on ne sait ni pourquoi ni comment) de ne pas développer sa propre flotte aérienne ? Et qu’en est-il des autres grosses firmes et de celles qui dévastent tout autant la planète ? Mais soyons rassurés car même le ministre français de l’économie a entendu la supplique des Amis de la Terre : il veut lui aussi lutter contre la trop grande influence des GAFAM ! Mais que le lecteur sur-consomateur qui à l’outrecuidance de commander ses chaussettes en ligne se rassure : le champion national du e-commerce, Cdiscount, pourra continuer à exploiter sa main-d’œuvre et construire ses entrepôts avec la bénédiction des Amis de la Terre et du gouvernement français.
Avec en tête les futures échéances électorales, les partis de gauche et organisations gauchistes ne sont pas en reste. Ils ont bruyamment apporté leur soutien à l’initiative “Stop au monde d’Amazon !” lancée par ATTAC (2) et eux aussi “demandent” une politique “volontariste” pour “faire payer les riches” ou en finir avec “la domination des trusts capitalistes” !
Ce que tous ces gauchistes ne disent pas, c’est que les entreprises privées et notamment les gros mastodontes que sont les firmes “transnationales” ne peuvent pas se développer si l’État ne leur prépare pas le terrain en amont sur le plan de la recherche fondamentale comme des infrastructures, qu’elles ne peuvent non plus exister sans les armes de la guerre économique que les États fourbissent pour défendre leurs entreprises nationales. Inversement, pour l’État, les grandes multinationales qui lui sont liées représentent bien souvent un secteur stratégique de l’économie nationale. Donc, en appeler à l’État et à sa “législation” revient quasiment à formuler une demande au bon vouloir des patrons eux-mêmes. Le prolétariat n’a rien à attendre d’une quelconque réglementation autour d’Amazon. Le capitalisme n’est pas réformable : il doit être détruit. C’est donc une imposture que de prétendre inverser le cours de la spirale infernale dans laquelle le capitalisme décadent s’enfonce par la simple bonne volonté de l’État qui n’est rien de moins qu’un “comité de direction” de la bourgeoisie.
À la recherche frénétique de rentabilité et de “rationalisation” de la production, plus le capitalisme s’enfonce dans la crise, plus il engendre des mastodontes comme Amazon, comme il sème de plus en plus le chômage, la précarité et la pauvreté. Toute la dégradation des conditions de vie du prolétariat n’est pas en soi le fait de l’existence ou non des monstres industriels et autres GAFAM. Les gauchistes déplorent les mauvaises conditions de travail chez Amazon. Quelle trouvaille ! Amazon exploite en effet sans vergogne ses salariés : bien évidemment, puisque l’économie capitaliste est fondée sur l’exploitation et la recherche de profit. Il en va de même pour toutes les entreprises, des plus petites aux plus grandes, y compris de l’État lui-même qui s’avère bien souvent le pire des patrons.
Derrière l’idée d’une prétendue moralisation du capitalisme au moyen de la lutte contre les GAFAM (que les mêmes appelaient les “multinationales” hier) se cache un double objectif non avouable :
– le soutien indéfectible à l’État capitaliste qui est le garant de l’exploitation ;
– la volonté de masquer ce que réserve ce système en crise : l’inévitable poursuite de la détérioration des conditions de vie de tous les prolétaires et un chômage massif.
Tant que le capitalisme régnera, l’exploitation et ses conséquences destructrices persisteront.
Ian, 25 février 2021
1) “Stop au monde d’Amazon !” sur le site internet Les Amis de la Terre.
2) “La contribution d’ATTAC aux pièges idéologiques de la bourgeoisie”, Révolution internationale n° 370 (Juillet – Août 2006).
Le 15 février dernier, Emmanuel Macron organisait une conférence avec le “G5 Sahel” (Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso, Tchad) afin de faire le point sur la situation dans cette région d’Afrique touchée par une déstabilisation toujours plus grave. Le président français y déclarait : “Des évolutions sans doute significatives seront apportées à notre dispositif militaire au Sahel en temps voulu, mais elles n’interviendront pas dans l’immédiat. Un retrait français, retirer massivement les hommes, qui est un schéma que j’ai étudié, serait une erreur”. Cela signifie que la mission militaire Barkhane mise en place depuis 2014 restera sur place et que la France se pose de plus en plus la question de savoir comment sortir de ce qui est clairement un bourbier militaire (55 soldats français ont déjà été tués ces dernières années.)
Il y a un an, la pression des insurgés locaux faisait peser un risque de déstabilisation de tout l’édifice politique et économique du Sahel, entraînant un sommet improvisé à Pau entre chefs d’État du G5 pour sauver la situation ; la France annonçait à cette occasion l’envoi de 500 soldats supplémentaires ; le sommet du 15 février dernier tirait en fait le bilan de cette action depuis un an, et si ce bilan peut superficiellement paraître “positif” du point de vue de la bourgeoisie française, nombre d’acteurs tirent la sonnette d’alarme.
Les militaires français sont, par exemple, tout sauf optimistes sur la suite des opérations, d’autant que la véritable menace n’est pas uniquement celle des groupes armés affrontés au Sahel : “Dès 2018, le chef d’état-major des armées avait bien pris les devants à l’Assemblée nationale : “Je ne pense pas qu’il soit possible de régler le problème au Mali en moins de dix à quinze ans, si tant est que nous le puissions. Mais, aujourd’hui, d’autres contingences sont venues complexifier cette projection. À commencer par des inquiétudes diplomatiques et stratégiques, en raison, notamment, des manœuvres de la Russie et de la Turquie en Méditerranée orientale””. (1) Autrement dit, le vrai problème, ce sont les rivaux impérialistes de la France, principalement la Chine, la Russie et la Turquie.
Tout le problème de la gestion de “l’après-Barkhane” se trouve là ! Et si le gouvernement français se pose bien une question, c’est : comment se retirer du Mali sans laisser la place à d’autres ? En réalité, la réponse ne peut pas être militaire, comme le reconnaît par exemple le porte-parole officieux du Quai d’Orsay, le journal Le Monde : “L’absence de résultats décisifs obtenus par l’opération Barkhane, ainsi que les pertes humaines et son coût financier, sont soulignés de toutes parts. La négation de la dimension politique de la lutte insurrectionnelle menée par les groupes djihadistes qu’elle affronte (réduits à leur seul mode de combat à travers l’utilisation du vocable de terroriste, y compris lorsque leurs principales cibles sont des unités combattantes) a compromis la formulation d’objectifs politiques au service desquels mobiliser l’instrument militaire français”. Comme l’ex-otage Sophie Pétronin l’avait souligné lors de sa libération, au grand scandale du chef d’état-major de l’armée française, (2) la plupart des groupes que l’armée française combat au Mali sont autochtones et produit de rivalités locales entre tribus, entre pasteurs et agriculteurs, entre groupes ethniques, pour le contrôle des terres arables, des points d’eau, des zones d’influence.
Le problème qu’affronte l’impérialisme français est donc bien plus la fragmentation des sociétés locales, l’impuissance politique des États locaux et l’incapacité à apporter des solutions économiques et politiques, que la simple présence de quelques groupes armés dispersés sur un espace grand comme cinq fois la France. L’état des alliés de la France dans la région est significatif : le Burkina ne contrôle plus le nord de son territoire, devenu un repaire de “djihadistes” contre lequel l’armée française lance régulièrement des opérations ; le Tchad voit une des parties les plus importantes du pays, le lac Tchad, lui échapper, sous la coupe du groupe Boko Haram, et si Idriss Déby entend bien faire un sixième mandat de président, c’est en enfermant préventivement ses opposants qu’il organise les élections ! Les troupes tchadiennes ont la réputation d’être les meilleures de la région, et le principal pilier sur lequel l’armée française s’appuie, mais cette armée a dernièrement subi ses plus lourdes pertes (une centaine de morts) lors de l’attaque d’une de ses bases. (3) Le Niger, un des pays les plus importants de la région pour la France, à cause de ses mines d’uranium exploitées par Orano (ex-Areva), est à son tour touché dans la “zone des trois frontières”, où Barkhane a concentré son action militaire récente. Au Mali, enfin, épicentre du conflit, l’État en pleine déréliction ne tient que grâce au soutien français, ne contrôle pas de grandes parties de son territoire et a été le théâtre récent d’un coup d’État militaire qui a éliminé le président démocratiquement élu Ibrahim Boubacar Keita pour cause d’incurie face aux groupes armés. La seule institution qui tient encore dans le pays reste l’armée malienne, et cela ne fait pas un programme politique…
Si la France dépense 900 millions d’euros pour entretenir Barkhane, alors que l’aide au développement qu’elle fournit en même temps n’atteint que le dixième de cette somme, c’est d’abord pour tenir une position impérialiste en péril face à des rivaux nettement plus dangereux que les Peuls ou les Touaregs ; de fait, la lutte contre les “terroristes” au Sahel est un écran de fumée et un alibi permettant de dissimuler l’enjeu fondamental de l’affaire : le recul de l’influence française dans la région face à la Chine, la Russie et même la Turquie. Les alliés de la France dans la région sont affaiblis, minés par la corruption, par la faiblesse des États locaux, par les luttes intestines dont les groupes armés locaux ne sont que la traduction la plus visible. La solution au problème n’est donc pas militaire, mais politique. Et politiquement autant que militairement, les alliés de la France montrent leur dramatique faiblesse ; l’armée française porte l’effort militaire à bout de bras, les gouvernements locaux sont incapables de répondre aux nécessités de la situation (le coup d’État récent au Mali le montre suffisamment) et tout le monde commence à parler ouvertement de “discuter” avec des groupes armés infréquentables.
Malgré la présence militaire française, l’extension des troubles et une véritable guerre civile semble se profiler dans toute la région : “La présence des groupes djihadistes, leur enracinement dans les communautés villageoises, où ils imposent leur “protection” et leur loi dans les conflits entre agriculteurs et éleveurs, se confirment dans un contexte où les États n’assurent ni la sécurité ni la justice. Il ne se passe pratiquement pas un jour sans une attaque armée, l’explosion d’une mine artisanale ou des exactions contre les civils. La région compte déjà plus de deux millions de personnes déplacées. L’armée française ne se risque même pas au centre du Mali, là où le chaos est à son comble. Paris redoute en outre l’extension de la nébuleuse terroriste vers les pays du golfe de Guinée, faisant courir le risque de l’entraînement dans un conflit régional”. De fait, comme des observateurs bourgeois le soulignent, la situation de la France dans la région ressemble furieusement à celle des Américains en Afghanistan ou en Irak, où elle est amenée, comme les États-Unis, à discuter d’une sortie de crise avec ceux-là même qu’elle combat depuis si longtemps… Dans le cadre d’une situation où la décomposition du système capitaliste détruit peu à peu le tissu social, fragmente la société toute entière, détruit toute vision globale au profit du chacun-pour-soi, met les États totalement à nu en montrant leur impuissance à contrôler leurs territoires, la volonté de la France de préserver ses intérêts en confortant des soutiens locaux en faillite et jouant de plus en plus leur propre carte dans la situation est fondamentalement une impasse.
Emmanuel Macron, au-delà des rodomontades sur la présence militaire française et sur le “sursaut civil” qu’il appelle de ses vœux dans la région, cherche bien entendu à se désengager militairement du Sahel, en essayant d’impliquer les autres pays de l’Union européenne dans la lutte militaire, et en soutenant les États locaux, notamment en formant et équipant leurs armées.
“Sur les modalités de cet éventuel retrait, le chef d’état-major des armées se montre d’ailleurs prudent : “je ne sais pas à quel rythme, ni sous quels procédés [se fera cette évolution], mais ce sera durable. Il faut le faire intelligemment pour ne pas, notamment, que les Russes ou les Chinois viennent occuper le vide qu’on aura laissé”, prévient-il. Une décision qui dépend en partie des signaux que pourrait envoyer, à partir de janvier 2021, le nouveau président américain Joe Biden vis-à-vis des engagements militaires de son pays en Afrique”. (4) Comme on le voit, la France est dans une position de plus en plus intenable, et, comme les États-Unis en Irak et en Afghanistan, ne cherche sur le fond qu’à se retirer du bourbier sahélien. Avec les mêmes difficultés que les Américains : aucune victoire militaire ne peut garantir la stabilité politique de régimes locaux faibles, pauvres, corrompus et incompétents. Et la véritable menace est parfaitement identifiée : encore une fois, ce sont les rivaux impérialistes qui déjà frappent à la porte.
Si la France compte sur l’engagement américain dans la région pour pallier en partie son retrait, elle compte surtout sur un soutien européen. Et ce soutien se fait attendre, car les autres pays européens, non seulement n’ont pas grand intérêt dans la région, mais n’ont aucune envie de se mouiller pour défendre les intérêts de la France, surtout dans l’inextricable situation où a mené l’intervention militaire française, confortant une fois de plus la dynamique politique générale du “chacun pour soi”. La création d’une task force européenne Takuba, claironnée triomphalement au sommet de Pau début 2020 a toutes les peines à se déployer au Mali dans la zone des trois frontières : jusqu’ici, elle se limite à de maigres “renforts” de militaires tchèques, estoniens et suédois. L’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Espagne ont catégoriquement refusé d’y participer. L’argument principal du gouvernement français, c’est-à-dire la menace terroriste que feraient peser les groupes djihadistes sahéliens sur l’Europe, s’avère pour l’instant totalement creux : aucun attentat en Europe ne peut être imputé à la nébuleuse djihadiste sahélienne.
Bien sûr, la France ne va pas retirer ses troupes brutalement, mais la question montre que le problème est clairement sur la table. Le problème est de savoir comment réaliser ce retrait.
La décomposition de toute la société bourgeoise prend un tour particulièrement aigu dans des pays africains dont les États en faillite ont montré depuis longtemps qu’ils n’avaient qu’une très faible capacité à contrôler leurs territoires ; l’intervention militaire française, au lieu de stabiliser la situation, ne pouvait que prolonger et accentuer le chaos local, l’étendre à une région toujours plus vaste, exacerber toujours plus les oppositions entre groupes locaux et rivaux impérialistes. La France se heurte ici à des rivaux nombreux et avides, et sa perte d’influence dans cette région, centrale pour elle, confirme que les grandes puissances ne peuvent que générer toujours plus de chaos et de guerres partout où elles interviennent.
HD, 2 mars 2021
1) “On a fait le tour du cadran : la France cherche une stratégie de sortie pour l’opération “Barkhane” au Sahel”, [100]Le Monde (17 décembre 2020). [100]
2) “Le général Lecointre fait part de “l’indignation” suscitée par les propos de Sophie Pétronin”, [101]Le Monde (15 octobre 2020). [101]
3) “Au Sahel, cinq États en première ligne face au défi du jihad”, Libération (15 février 2021).
En 2020, avec l’expansion fulgurante du Covid-19 dans le monde, le continent africain paraissait relativement épargné, un continent où, dans de nombreux pays, une épidémie en chasse une autre, avec des services sanitaires très dégradés, voire inexistants, où la corruption règne en maître, où on se demande si la fosse insondable de la misère a une fin. Mais, en 2020, l’Afrique paraissait échapper à cette nouvelle calamité, à l’exception de l’Afrique du Sud où le taux de mortalité officiel reste élevé depuis le printemps dernier. Pourtant, rien qu’en regardant la situation de ce pays, le seul de l’Afrique subsaharienne doté d’un système sanitaire plus ou moins correct, on pouvait déjà imaginer ce qui allait se passer dans le reste du continent, si le Covid-19 se propageait davantage. Avec le nouveau variant dit “sud-africain”, la menace se concrétise.
Certes, il y a les “aléas” du virus, mais il y a surtout la certitude que la plupart des États d’Afrique sont gouvernés par des bourgeoisies nationales cleptomanes, clanistes et parasitaires, une classe dominante “jeune” mais déjà bien décomposée.
Pendant l’année 2020 et pour justifier l’inaction des États, toute une série de mythes, de mensonges et d’approximations ont circulé en Afrique, (1) relayés par les différents pouvoirs : le Covid-19 éviterait l’Afrique parce que la population y est majoritairement jeune, parce que le climat ne lui est pas favorable, parce qu’il y a une moindre interaction avec les autres continents, voire qu’il s’agit d’une “maladie de Blancs”, tout cela assaisonné par des croyances plus ou moins ancestrales. La bourgeoisie et ses États utilisent ces croyances pour rendre les populations africaines encore plus soumises et résignées, ces populations qui souffrent déjà des ravages des épidémies à répétition. Pendant ce temps, le virus continuait à se répandre, mais, dans certains pays, cela se voyait surtout dans les cimetières, jouant le rôle morbide des statistiques tandis que les fossoyeurs jouaient celui des comptables. (2)
Certaines affabulations sont même arrivées à auto-mystifier plusieurs dirigeants : “Au Zimbabwe, le sommet de l’État décimé par l’épidémie”, titrait le journal français Le Monde, (janvier 2021) : “Depuis décembre 2020, plusieurs membres du gouvernement prenaient la pose bras dessus, bras dessous, visages découverts, des ministres [en particulier celui qui a détrôné Robert Mugabe], des “héros nationaux” victimes du Covid : ils semblaient convaincus d’être immunisés grâce à leurs privilèges”. Il y a trois semaines, le vice-président de ce pays affirmait que les témoignages assurant que les hôpitaux étaient saturés, c’était de “belles histoires écrites par des mercenaires armés de stylo”. Début février, “alors qu’il enterrait trois de ses camarades, le ton avait changé : “[Le virus] ne fait pas la différence entre les puissants et les faibles, les privilégiés et les défavorisés, ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien”. On ne va pas plaindre la bourgeoisie responsable de l’hécatombe qui s’annonçait alors. On plaint surtout les populations africaines otages d’une telle engeance.
En Tanzanie, les autorités assurent que le pays est victime d’une simple pneumonie : “Jusqu’à la fin de l’année dernière, le gouvernement de Tanzanie a essayé de convaincre les habitants et le monde entier qu’on guérissait du Covid par la prière, tout en refusant de prendre des mesures pour enrayer sa propagation, jusqu’à ce que la multiplication de décès par “pneumonie” et jusqu’à ce qu’un homme politique de Zanzibar ait admis avoir contracté le virus”. (3) Tous ces mensonges pour tenter de sauvegarder le tourisme de safari !
Depuis le mois de décembre, les populations subissent de plein fouet les conséquences de l’incurie, de l’insupportable arrogance d’une classe dominante aussi vaniteuse que décomposée. “La deuxième vague de l’épidémie de Covid-19 se révèle plus meurtrière en Afrique”, selon le Centre de contrôle et de prévention des maladies (CDC), qui dépend de l’Union Africaine. Déjà, officiellement, beaucoup des pays dépassent les taux moyens de létalité. Au Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique, les autorités sanitaires rapportent devoir “choisir quels patients prendre en charge et auxquels refuser les soins”, selon le CDC. Il manque des lits partout, de l’oxygène, des équipes de protection. Au Ghana, ce sont les jeunes qui sont infectés. Et tout cela face au variant “sud-africain” qui serait 50 % plus contagieux que le premier Covid-19.
Pendant des années, l’Afrique du Sud a été célébré comme un exemple pour le continent, autant du point de vue économique que social, tout en vantant une “démocratie multiraciale” après les temps sinistres de l’apartheid. (4) Mais une fois l’euphorie retombée, la “nouvelle” bourgeoisie post-apartheid n’a pas fait dans le détail : répression brutale des luttes ouvrières, (5) corruption à tous les étages de l’État, destruction systématique des services de santé et comme résultat une gestion clownesque et criminelle de l’épidémie du SIDA. La misère des townships n’a fait qu’augmenter et de sinistres tueries racistes contre des immigrés ont même été perpétrées à Soweto.
C’est dans un tel contexte que la pandémie est arrivée dans ce pays. Et le désastre s’est ajouté au désastre. Comme nous l’avons souligné, le taux d’infection en Afrique du Sud a été le plus élevé depuis la première vague : officiellement, 36 000 décés ; mais sans doute autour de 80 000 en tenant compte de l’évolution du nombre des morts naturelles. Une situation que révèle le journal Le Monde et que la bourgeoisie ne pouvait plus vraiment cacher : “Des soignants, les pieds dans l’eau après des pluies intenses, s’occupant de malades du Covid-19 abrités par une simple structure métallique sur un parking. Publiées sur un compte Instagram supprimé depuis, les images sont devenues le symbole de la nouvelle crise sanitaire qui frappe l’Afrique du Sud. Submergé par un nombre record de patients gravement atteints, l’hôpital Steve-Biko, à Pretoria, n’a d’autre choix que de prendre en charge les nouveaux cas dans des tentes initialement destinées au triage des arrivées”. (6) Tout cela avec le poids du nouveau variant qui tue davantage que le premier. La seule chose que le pouvoir fait dans les hôpitaux, c’est interdire au personnel soignant de faire des déclarations pour exprimer leur désarroi face à des conditions de travail hallucinantes.
L’Union Africaine a promis au moins 600 000 doses du vaccin pour 2021-22 à ajouter à celles de l’OMS (et son dispositif “équitable”, Covax). Les puissances étatiques, surtout européennes, ont plus ou moins compris que si l’Afrique devenait un foyer incontrôlable pour le coronavirus, cela ne ferait qu’ajouter un peu plus de chaos au désordre. Alors, on va prétendument “aider l’Afrique” avec une quantité de doses ridicule pour un continent qui aurait besoin d’environ 2,6 milliards de doses. Dans le contexte actuel, malgré toutes les promesses des uns et des autres, personne n’est capable de dire quand et comment des vaccins pourront être distribués convenablement dans le continent, (7) exceptés quatre ou cinq pays qui disposent de “super congélateurs” et, surtout, de moyens financiers.
Mais c’est surtout la Chine qui va trouver, avec le vaccin, un moyen supplémentaire d’accroître son influence impérialiste en Afrique : la “diplomatie sanitaire” inaugurée l’an dernier avec les masques, le matériel médical ou encore l’annulation de prêts à certains pays comme la République Démocratique du Congo, pays touché autant par le Covid que par la résurgence d’Ebola.
Après la guerre des masques, celle des respirateurs, on assiste maintenant au niveau mondial à la foire d’empoigne autour des vaccins dans une danse macabre entre États, entre ceux-ci et les industries pharmaceutiques, tous contre tous et cela malgré l’urgence, mettant pleinement en exergue le chacun pour soi effréné qui rythme la politique des États. C’est ainsi que la Chine profite de la pandémie pour accélérer sa diplomatie du soft power ou comme sa bourgeoisie mao-stalinienne l’affirme la main sur le cœur : pour une “communauté de destin sino-africaine plus forte” en faisant des pays africains des otages-débiteurs à perpétuité. Elle se présente en Afrique comme l’antithèse des anciennes puissances coloniales avec un discours mielleux de puissance “amie”.
Grâce au Covid, la Chine fait de grands pas dans sa mainmise sur l’Afrique. Sa présence “soft” ne va pas arranger les choses, ne va pas sortir de la misère les populations, elle fera la même chose que les autres puissances avec lesquelles, dans un monde de plus en plus chaotique, elle finira par s’affronter.
Après quelques années où l’on entendait parler du “miracle africain”, il faut bien constater les choses : ni les “pays émergents”, ni les nouveaux pays pétroliers ne s’en sortent. Sans rentrer ici dans le détail, l’avenir de beaucoup de pays d’Afrique paraît aller plutôt vers la “somalisation” que vers la stabilité. La pandémie n’est pas seulement venue s’ajouter aux malheurs des populations africaines : accentuation des famines, violences inter-ethniques, actions criminelles des sectes (comme les kidnappings de masse au Nigeria), déplacements violents de populations (comme dans les pays du Sahel) ainsi que, bien entendu, les affrontements inter-impérialistes tous azimuts. Et la pandémie ne fera que les amplifier de manière dramatique.
Dans ce contexte, que peuvent dire les révolutionnaires ? Nous ne sommes pas des prophètes du malheur, nous ne nous réjouissons pas des maux qui frappent le prolétariat et les populations exploitées de ces pays : cela, on le laisse aux vautours de cette classe d’exploiteurs qui tentent de profiter de la situation dans un monde capitaliste en pleine putréfaction et qui attendent leur heure pour remplacer les hyènes en place.
C’est la lutte du prolétariat autant africain que mondial qui pourra nous sortir de l’enfer du capitalisme décadent. Face aux mystifications et aux balivernes de toutes sortes propagées par les “libérateurs” nationaux, ethniques ou religieux, les exploités doivent prendre conscience qu’ils forment une seule et même classe dont la lutte internationale contient les germes d’une nouvelle société.
Fajar, 5 février 2021
1) On ne peut que rappeler ici les affirmations criminelles de l’ancien président de l’Afrique du Sud minimisant le fléau du SIDA, contribuant ainsi à l’expansion de la maladie.
2) “Normalement, Moussa Aboubakar creusait deux ou trois tombes par jour dans le cimetière principal de la ville de Kano, dans le nord du Nigeria. Du jour au lendemain, ce chiffre est monté à 75. ‘‘Je n’avais jamais vu autant de morts qu’aujourd’hui”, dit cet homme de 75 ans, dont le caftan blanc est souillé par la saleté de son travail au cimetière d’Abbatuwa, où il travaille depuis 60 ans. L’information du fait que les décès avaient augmenté de 600 en une semaine a créé l’alarme dans cette deuxième ville du pays et le pays tout entier. Mais les autorités ont nié que ce soit dû au coronavirus en affirmant qu’on exagérait. Mais, entretemps, les fossoyeurs d’Abbattawa avaient de moins en moins d’espace” (El País, du 23 mai 2020). En fait, les États et les bourgeoisies africaines, pour ne pas compter spécifiquement les morts du Covid-19, comptent surtout sur le désespoir et la résignation des populations face à un destin fait de calamités à répétition. Il faut dire que, même dans les pays développés, où la bourgeoisie a intérêt à faire des statistiques plus ou moins exactes, elle les tripatouille à sa convenance, comme en Espagne, en ne comptant pas les morts par Covid des EHPAD, en se disant sans doute qu’après tout, ils allaient mourir bientôt, à leur âge !
3) El País (13 février 2021).
4) Voir : “Contribution à l’histoire du mouvement ouvrier en Afrique du Sud (II) : De la Seconde Guerre mondiale au milieu des années 1970 [50]”, Revue internationale n° 155 (été 2015).
Voir également : “Contribution à l’histoire du mouvement ouvrier en Afrique du Sud (III) [52]”, Revue internationale n° 163 (2e semestre 2019).
5) Voir notre article sur le massacre des mineurs en grève à Marikana par la police sud-africaine, le 16 août 2012 (RI n° 435, septembre 2012) ainsi que l’article de notre section en Belgique (Internationalisme n° 356, décembre 2012) qui traite également de la vague de répression des luttes ouvrières qui ont suivi ce massacre.
6) “Covid-19 : l’Afrique du Sud confrontée à une deuxième vague brutale [104]”, Le Monde (18 janvier 2021).
7) Tout récemment les gouvernements ont accueilli en grandes pompes et avec force battage médiatique les premiers vaccins Covax qui ont atterri en Côte d’Ivoire. N’empêche que “très vite le chacun pour soi et le “nationalisme vaccinal” ont repris le dessus […]. L’Afrique a alors vu ses “amis” chinois, russes et indiens, prêts à lui venir en aide” (Jeune Afrique de février 2021).
Depuis le début du mois d’avril, le Covid-19 se propage à grande vitesse au quatre coins de la planète. Si la situation semble quelque peu se stabiliser en Europe et régresser aux États-Unis après une énorme flambée de contaminations, l’Amérique latine et le sous-continent indien sont désormais dans la tourmente. Des pays comme le Chili, dont la population avait été massivement traitée par les vaccins chinois, (1) sont touchés par une explosion des contaminations. La situation est si grave qu’au sein même des autorités chinoises, des voix ont été obligées de reconnaître l’efficacité “insuffisante” des vaccins. Officiellement, la pandémie a coûté la vie à plus de 3,2 millions de personnes dans le monde, et sans doute beaucoup plus, compte tenu des chiffres parfois éhontément mensongers de pays comme la Chine.
Si une année de recherche a permis de mieux connaître le virus, de mieux comprendre comment il se propage et comment lutter contre lui, l’incurie persistante de tous les États et l’irresponsabilité de la bourgeoisie ne permettent absolument pas la mise en œuvre de mesures cohérentes et efficaces pour limiter la prolifération du virus à l’échelle internationale. Les États, empêtrés dans une logique de concurrence, n’ont même pas été capables de se coordonner un minimum dans la politique vaccinale.
Face à cette absence de coordination, chaque État a dû mettre en place des mesures sanitaires à courte vue, avec des allers et retours sur les confinements, les semi-confinements, les états d’alerte ou les couvre-feux, en ouvrant ceci et en fermant cela. Sans moyens appropriés pour lutter contre la pandémie après des décennies de coupes budgétaires dans les systèmes de santé imposées par la crise, préoccupés par “l’économie” et le risque de se faire distancer par les concurrents, les États ont fini par s’accommoder des morts quotidiens et n’ont cessé d’ajuster leurs mesures sanitaires afin d’éviter une situation de chaos dans les hôpitaux et les cimetières (avec plus ou moins de réussite). C’est ce que la classe dominante appelle cyniquement : “vivre avec le virus”. Résultat : si certains États ont vacciné rapidement et à tout-va, on a laissé le virus se propager ailleurs en favorisant ainsi l’émergence de variants du Covid-19 plus résistant aux vaccins.
Mais dans cette danse macabre, c’est probablement en Inde et au Brésil qu’on a pu voir les pires scènes de catastrophe. Au Brésil, “l’épidémie est hors de contrôle”, aux dires d’un scientifique brésilien : de nouveaux cimetières sont ouverts à tout-va, on transporte les cadavres en bus, la maladie emporte plusieurs milliers de victimes par jour. Bientôt le chiffre de morts atteindra le demi-million, dépassant les États-Unis dans cette course au record macabre. Les hôpitaux sont pleins, les gens crèvent dans leur brancard en attente d’un lit. Et tout cela en pleine avancée du nouveau variant originaire de Manaus, la grande ville amazonienne où, fin 2020, on avait cru au mirage de l’immunité collective, au moment même où une deuxième vague se répandait au Brésil dans un maelstrom apocalyptique. Pendant ce temps, Bolsonaro, le président du pays, celui qui prétendait qu’on avait à faire à une “gripezinha”, a continué à répéter “qu’il faut reprendre le travail et cesser de se plaindre”, tout en changeant de ministres comme de chemise dans une sinistre noria gouvernementale.
Au Brésil, le trafic d’animaux amazoniens et la déforestation massive exposent les êtres humains à des virus jusque-là “sous cloche”. D’après le biologiste Lucas Ferrante, chercheur à Manaus : “C’est en Amazonie qu’il y a le plus grand risque de voir surgir un nouveau virus, et ce risque est infiniment plus important que ce que l’on a vu à Wuhan”. (2) La destruction de la forêt amazonienne a pris les dernières années des dimensions catastrophiques. La bourgeoisie brésilienne, qui tire de juteux bénéfices de l’exploitation de la forêt amazonienne, n’est pas prête de stopper la destruction.
Mais depuis 15 jours, c’est la situation en Inde qui fait la Une de la presse. Il est difficile de décrire avec des mots l’horreur de la catastrophe sanitaire dans ce pays. L’Inde est aujourd’hui le pays le plus peuplé du monde. Malgré son développement économique, les services sanitaires étaient déjà sous-développés avant la pandémie. La santé n’était pas une priorité pour l’État. Le président indien, Narendra Modi, une espèce d’alter ego messianique de Bolsonaro, se vantait en février “d’avoir vaincu la pandémie” et que le pays “était un exemple pour le monde”. Modi s’était même permis de faire un peu comme la Chine et les autres grandes puissances possédant un vaccin : l’utiliser pour son rayonnement impérialiste. Désormais, on en interdit l’exportation.
Depuis janvier, ce gouvernement, très fortement marqué par l’hindouisme fondamentaliste, a délibérément encouragé un pèlerinage (la Kumbh Mela) de foules immenses venant des quatre coins du pays. Pendant les deux premières semaines d’avril, 2,8 millions d’Hindous se sont immergés les uns contre les autres sans masque, ni distanciation, ni contrôle de température, ni test préalable, dans les eaux du Gange infestées par les crémations rituelles de cadavres infectés. De véritables bombes à virus, sans oublier les meetings de campagne électorale !
Le retour de bâton de tant d’arrogance et de mépris ne s’est pas fait attendre. Les chiffres de la contagion et du taux de mortalité sont montés en flèche : 4 000 décès et autour de 4 millions de contagions par jour, “des statistiques très inférieures à la réalité”, disent les journaux, confirmées par le spectacle affligeant du manque d’oxygène, des lits occupés par plusieurs personnes, des queues devant les hôpitaux où les gens meurent sur les civières, dans le side-car de leur moto ou par terre !
Tout cela est un comble dans un pays qui, comme le Brésil, prétend devenir un géant économique. En Inde, à la place des images de familles à la recherche de terrain vague ou de parcs pour enterrer leurs proches, les bûchers alignés sur des centaines de mètres ont fleuri un peu partout pour incinérer les cadavres qui s’entassent et leur rendre un dernier hommage, misérable et indigne. Comme au Brésil et ailleurs, ce sont les plus démunis, c’est le prolétariat et les couches non exploitées qui payent le prix fort de telles incuries et des traumatismes qu’elles engendrent.
Quand on pense que ces deux pays, avec l’Afrique du Sud (3) avaient été classés comme ayant un potentiel de développement semblable à celui de la Chine, présentés quelque part comme l’expression du dynamisme d’un capitalisme éternel !
Le Covid, comme les autres pandémies et fléaux qui menacent l’espèce humaine, est non seulement un produit mais aussi un puissant accélérateur de la décomposition sociale à l’échelle planétaire. L’Inde de Modi et le Brésil de Bolsonaro, mêmes s’ils sont dirigés par des gouvernements populistes qui les exposent à des décisions particulièrement stupides et irrationnelles, ne sont que deux expressions parmi les plus extrêmes, de l’impasse que représente le capitalisme pour l’avenir de l’humanité.
Il ne faut pas s’y tromper : Modi, Bolsonaro, Trump et bien d’autres représentants de la montée en puissance du populisme, à côté de leur administration erratique et bornée, restent, malgré leurs discours “anti-élites”, des défenseurs acharnés du capital national et les relais des besoins du capitalisme mondial : l’exploitation brutale et le saccage de la forêt amazonienne ainsi que l’extraction d’or sont encouragés par les pays importateurs de soja. Et du côté de Modi, les lois sur la fin de l’agriculture “protégée” ont été mises en œuvre afin d’ouvrir encore plus les campagnes aux besoins du capital. Malgré la victoire de Biden sur Trump aux États-Unis, la tendance à l’autodestruction et au chacun pour soi au sein de la classe dominante est inhérente au monde dans lequel nous vivons désormais.
Comme nous le mettions en avant dans notre “Rapport sur la pandémie de Covid-19 et la période de décomposition capitaliste” (juillet 2020) : “La pandémie de Covid […] est devenue un emblème incontestable de toute cette période de décomposition en rassemblant une série de facteurs de chaos qui expriment la putréfaction généralisée du système capitaliste, notamment :
– la prolongation de la crise économique à long terme qui a débuté en 1967 et l’accumulation et l’intensification des mesures d’austérité qui en ont résulté, ont précipité une réponse inadéquate et chaotique de la bourgeoisie à la pandémie, ce qui a obligé la classe dirigeante à aggraver massivement la crise économique en interrompant la production pendant une période significative ;
– les origines de la pandémie résident clairement dans la destruction accélérée de l’environnement créée par la persistance de la crise capitaliste chronique de surproduction ;
– la rivalité désorganisée des puissances impérialistes, notamment parmi les anciens alliés, a transformé la réaction de la bourgeoisie mondiale à la pandémie en un fiasco mondial ;
– l’ineptie de la réponse de la classe dominante à la crise sanitaire a révélé la tendance croissante à la perte de contrôle politique de la bourgeoisie et de son État sur la société au sein de chaque nation ;
– le déclin de la compétence politique et sociale de la classe dominante et de son État s’est accompagné de façon étonnante d’une putréfaction idéologique : les dirigeants des nations capitalistes les plus puissantes débitent des mensonges ridicules et des absurdités superstitieuses pour justifier leur inaptitude.
Covid-19 a ainsi rassemblé de manière plus claire qu’auparavant les principaux domaines de la vie de la société capitaliste tous impactés par la décomposition : économique, impérialiste, politique, idéologique et social. La catastrophe sanitaire actuelle révèle avant tout une perte de contrôle croissante de la classe capitaliste sur son système et sa perte de perspective croissante pour la société humaine dans son ensemble. […] La tendance fondamentale à l’autodestruction qui est la caractéristique commune à toutes les périodes de décadence a changé de forme dominante dans la période de décomposition capitaliste, passant de la guerre mondiale à un chaos mondial qui ne fait qu’accroître la menace du capitalisme pour la société et l’humanité dans son ensemble”.
Si le surgissement de la pandémie a mis un coup d’arrêt au développement des luttes ouvrières dans le monde, il n’a pas altéré la réflexion sur le caractère chaotique dans lequel baigne la société capitaliste. La pandémie offre une preuve supplémentaire de la nécessité de la révolution prolétarienne. Mais cette issue historique dépendra d’abord et avant tout de la capacité de la classe ouvrière, seule force révolutionnaire, de retrouver la conscience d’elle-même, de son existence, et de ses capacités révolutionnaires. Car seul le prolétariat, mobilisé et organisé autour de la lutte pour la défense de ses intérêts et de son autonomie de classe, a le pouvoir de mettre fin au joug tyrannique et mortifère des lois du capital et enfanter une autre société.
Inigo, 6 mai 2021
1) La Chine et la Russie ont sauté sur l’occasion pour inonder de vaccins les pays africains ou d’Amérique latine à des fins ouvertement impérialistes.
2) “Amazonie : point de départ d’une nouvelle pandémie [107]?”, France Culture (19 avril 2021).
3) Voir : “Covid-19 en Afrique : Du vain espoir de 2020 à la dure réalité de 2021 [108]”, Révolution internationale n° 487 (mars-avril 2021).
L’agression de militants de la CGT lors de la dernière manifestation du 1er mai à Paris est venue bousculer la routine traditionnelle des défilés syndicaux pour la fête du travail. Même si ces dernières années, les violences et affrontements entre les “éléments inorganisés”, les autonomes, les black-blocs et les forces de l’ordre sont devenus récurrentes, cette agression de la CGT sort de l’ordinaire et n’est nullement anodine.
À ce jour, le doute reste entier sur le pedigree des éléments ayant eu l’affront de venir chatouiller les “flics sociaux” qui, bombes lacrymogène et matraques à la main, avaient d’ailleurs aisément de quoi répliquer. Qui a osé s’en prendre à un syndicat prétendument engagé pour la lutte et la défense des revendications ouvrière, le traitant de “collabo”, l’accusant de collusion avec le pouvoir ?
Plusieurs médias comme Marianne ou des leaders politiques comme Xavier Bertrand à droite, ciblent la mouvance des black-blocs et sa possible alliance avec des éléments radicaux issus des “gilets jaunes”. La CGT, quant à elle, fustige “des individus clairement et dans leur grande majorité issus de l’extrême-droite… Nous affirmons que cette attaque est bel et bien de type fasciste. En témoignent la haine, les insultes proférées, les armes utilisées, le déchaînement sur les réseaux sociaux”. Philippe Martinez, leader de la CGT, estime carrément que “la tension émanait des forces de l’ordre à l’encontre des organisations syndicales”, suivi d’ailleurs par les trotskistes de LO affirmant que “ces forces de police étaient donc complices puisqu’elles ont bloqué les véhicules de la CGT, les empêchant d’échapper à l’agression”. De quoi laisser penser que le scénario était écrit d’avance par la Préfecture de police contre un “syndicat ouvrier”…
Pour en découdre avec le service d’ordre de la CGT, qui n’a jamais fait dans la dentelle, toutes les compétences en matière de coups de poing peuvent effectivement converger dans une union sacrée de groupuscules qui tous, sans exception, n’ont jamais rien eu à voir, ni de près ni de loin, avec la classe ouvrière, son terrain de lutte et ses objectifs.
Mais, contrairement aux apparences, tous ces groupes sont choyés par la bourgeoisie et son appareil répressif qui sait parfaitement les utiliser contre la classe ouvrière, n’hésitant d’ailleurs pas à les infiltrer pour mieux les manipuler. Le saccage des commerces et des édifices publics, souvent avec la bénédiction des forces de répression, le caillassage et les agressions physiques contre les flics et, aujourd’hui, les syndicats, sont du pain béni pour l’État en vue de renforcer ses moyens de répression policière et justifier l’amplification de violence et la “riposte légitime” au cours des manifestations.
Nous affirmions déjà en 2018 au sujet des violences des black-blocs : “Ce mode d’action, ces aventures “grisantes” se veulent “héroïques et exemplaires”, méprisant les formes de lutte collectives du prolétariat… Elles ne sont pas dirigées contre le système capitaliste mondial mais seulement contre des formes et des symboles les plus grossiers de ce système, en prenant l’aspect d’un règlement de comptes, de la vengeance de petites minorités frustrées et non celui d’un affrontement révolutionnaire d’une classe contre une autre”. (1) Les méthodes stériles de ces groupes et la publicité qu’en fait la bourgeoisie pour entretenir la terreur à longueur de temps sont un véritable poison à l’encontre de la classe ouvrière qui peine encore à retrouver son identité et ses méthodes de lutte.
La CGT et toutes les autres officines bourgeoises ont tout de suite lancé des cris d’indignation pour condamner cette agression contre des militants cégétistes n’ayant rien demandé à personne. Il s’en est suivi toute une campagne de victimisation de la part de la vieille centrale syndicale, relayée par les médias et soutenue bien sûr par ses confrères syndicaux et les organisations gauchistes. La CGT, comme l’ensemble des centrales syndicales françaises, est largement discréditée aux yeux des ouvriers après des décennies de sabotage des luttes : Mai 68 et les accords de Grenelle où les syndicats négocient la paix sociale avec le pouvoir gaulliste, la défaite des grèves dans la sidérurgie en 1979, le soutien de Solidarnosc en Pologne menant à la répression, le sabotage des luttes à la SNCF en 1986 en jouant sur le corporatisme, ou les dernières luttes contre la réforme des retraites menées dans l’isolement et le jusqu’auboutisme… les syndicats se livrent à un véritable travail de sape au service de l’État pour la poursuite de l’exploitation, du flicage au sein des entreprises des éléments ouvriers les plus offensifs pour les intimider ou même les réprimer (souvent en sous-main, en toute complicité avec la hiérarchie). Ce travail systématique contre les besoins de la lutte ouvrière a abouti à une désyndicalisation massive dans l’ensemble des pays industrialisés, exceptionnelle pour ce qui concerne la France : le taux de syndicalisation en France est l’un des plus bas d’Europe avec à peu près 10 % de salariés syndiqués, même 8,4 % pour le secteur privé, et une syndicalisation quasi nulle pour les travailleurs en intérim.
Dans la perspective des luttes à venir pour répondre à toutes les attaques contre les conditions de vie ouvrières, le syndicalisme et la CGT en particulier essaient de faire peau neuve en utilisant tous les moyens, en instrumentalisant toutes les occasions. Se parer d’un nouveau vernis radical et se poser en victime aussi bien de la répression étatique comme de la violence petite-bourgeoise des groupuscules les plus “radicaux” est une opportunité que la CGT ne pouvait que saisir.
Une chose est sûre, ces violences permettent à la bourgeoisie de jeter le soupçon sur tous ceux qui critiquent ou dénoncent le rôle que jouent les syndicats contre la classe ouvrière afin de mieux préparer leur répression. Plusieurs médias ont ainsi tout de suite pointé leurs doigts vers “l’ultra-gauche”. Ce réflexe habile des médias bourgeois, dans un contexte où des propagandistes comme Christophe Bourseiller mènent sur le même thème une véritable offensive contre les organisations révolutionnaires, (2) permet une fois de plus d’entretenir l’amalgame entre, d’une part, les groupuscules bourgeois hyper-radicalisés tels que les autonomes ou les black-blocs, adeptes de la violence aveugle propre à la petite bourgeoisie exaspérée et aux couches déclassées, et, d’autre part, les organisations révolutionnaires soucieuses de défendre les méthodes de luttes de la classe ouvrière et n’ayant absolument rien à voir avec les mœurs nihilistes et délinquantes des premiers.
Un autre amalgame, assimilant une frange de l’extrême-droite qu’on trouvait notamment dans certaines manifs des “gilets jaunes” et des autonomes a été régulièrement dénoncé ces dernières années, accréditant la théorie de la collusion rouge/brun de tous les “extrémismes politiques anti-démocratiques”.
La CGT, comme toute autre organisation syndicale, n’est plus au service de la lutte ouvrière mais bien au service de l’État bourgeois dont elle est devenue un rouage essentiel parfaitement institutionnalisé. La classe ouvrière a développé depuis plus d’un siècle toute une expérience de luttes contre les syndicats en dénonçant la sale besogne de ces organes de l’État de manière politique à travers les discussions dans des assemblées générales et en rejetant leur participation dans le déroulement des luttes par des tentatives de prise en main et d’extension par les ouvriers eux-mêmes. L’attaque de camions de militants syndicaux et, de manière plus générale, toutes les actions violentes stériles et minoritaires animées par la haine ou la vengeance ne constituent en rien des méthodes de lutte de la classe ouvrière qui ne se bat pas contre des personnes ou des organismes mais contre le mode de production capitaliste dans son ensemble. Ce n’est qu’en étant en mesure de développer son combat en s’auto-organisant au sein des assemblées générales et de façon unitaire, au-delà des corporations et des frontières, que le prolétariat sera en mesure de repousser véritablement le sale travail de division et de sabotage des luttes qu’assument en permanence ses faux-amis que sont les syndicats.
Stopio, 7 mai 2021
1) “Black blocs : la lutte prolétarienne n’a pas besoin de masque [109]”, Révolution internationale n° 471 (juillet-août 2018).
2) Voir dans ce numéro : “Nouvelles attaques contre la Gauche communiste (Partie 1)”.
La publication sur le site de Valeurs actuelles d’un “Appel des généraux”, soutenu par des militaires pour la plupart en retraite, a fait l’objet d’un véritable emballement médiatique. L’auteur de la lettre, Jean-Pierre Fabre-Bernadac, un ex-capitaine de gendarmerie proche du RN, voulait selon ses dires : “libérer la parole” de l’armée face à ce qu’il qualifie de “délitement qui, avec l’islamisme et les hordes de banlieue, entraîne le détachement de multiples parcelles de la nation pour les transformer en territoires soumis à des dogmes contraires à notre Constitution”. Macron et son gouvernement, considérant Marine Le Pen “bien molle”, a beau s’engager dans une politique du “tout sécuritaire”, avec des discours inspirés par l’extrême droite et une inflation de lois “antiterroristes”, rien n’y fait : le miasme des idéologies nauséabondes s’exprime inexorablement tel une hydre des profondeurs. Pour tenter de juguler le discrédit du gouvernement après un an d’incurie et de bévues dans la gestion de la crise sanitaire, LREM multiplie les sorties sur le terrain de l’extrême droite, espérant ainsi raffermir son “autorité”. La date de publication de “l’Appel”, soixante ans jour pour jour après le putsch d’Alger, (1) témoigne d’ailleurs symboliquement de cette défiance rampante vis-à-vis de l’exécutif. Une défiance incarnée par l’épisode tragi-comique de cette lettre, agrémentée de propos non moins hilarants de Philippe de Villiers qui en “appelle a l’insurrection”… et à son frère, haut gradé mécontent, démissionné de l’état-major et qui ferait un “bon président” pour 2022 !
Après gêne, tergiversations et hésitations, le gouvernement a finalement dû réagir par la voix de sa ministre des Armées, Florence Parly, réaffirmant le principe de “neutralité” et de “loyauté” de la Grande muette en annonçant des “sanctions” pour les frondeurs. Le gouvernement en a profité pour renvoyer dans les cordes le RN et sa tentative de récupération outrancière, Marine Le Pen ayant engagé les signataires à “rejoindre son action”.
Tout ce tintamarre, au-delà du contexte de la campagne électorale qui s’amorce, est un signe révélateur de l’accélération de la décomposition du système capitaliste. Dans cet épisode grotesque, deux aspects sont particulièrement significatifs de cette dynamique :
– le premier, c’est que “l’Appel” exprime une réaction irrationnelle et ridicule de la part de hauts gradés de l’armée. Même si ce sont des généraux retraités, ceci n’est pas anodin et souligne bien la réalité de la tendance croissante à l’indiscipline et au sauve-qui-peut au sein de l’appareil politique de la bourgeoisie. En appeler à une “guerre civile” ou à une “insurrection” est une pure expression de la perte progressive de crédibilité de l’État.
– le deuxième aspect est le fait que cet événement ne peut que contribuer à fragiliser l’exécutif, à alimenter davantage le phénomène du populisme et du rejet des “élites” en place jugées responsables d’une insécurité surmédiatisée, des violences urbaines…
Bien entendu, si Marine Le Pen a cherché à instrumentaliser l’événement à des fins électoralistes par son soutien sans faille aux militaires réfractaires, toutes les formations aux prises ont joué leur partition politicienne pour l’occasion : le gouvernement et LREM en prônant des “sanctions” ; une partie de la droite en n’osant prendre à rebrousse-poil les généraux, préférant souligner “un appel au secours” à “prendre en compte” (Henri Leroy, sénateur LR) pour qualifier la rebuffade des verts kaki.
Mais le pompon revient aux formations d’une gauche toujours en recherche d’unité, aux écologistes, aux socialistes, à La France Insoumise, tous “scandalisés” à la fois par l’attentisme présumé du gouvernement et par ce qu’ils qualifient de “menace pour la démocratie”. Ce que révèle cette mascarade granguignolesque de nos généraux retraités, c’est que l’État capitaliste et la République bourgeoise peuvent compter sur des défenseurs et des chiens de garde aguerris : ceux des partis de la gauche du capital ! Dès que la démocratie bourgeoise semble menacée, ces zélés patriotes surgissent en justicier pour défendre bec et ongles les institutions. Dans un remake entre factions bourgeoises de Règlements de comptes à O.K. Corral, ces messieurs ont déjà saisi le procureur de la République, à l’instar de Mélanchon, qui sur Twitter demande des “sanctions” contre “les factieux”.
Aujourd’hui, les défenseurs de la démocratie bourgeoise prennent de grands airs contre des généraux un peu séniles. Si ces derniers ne comprennent visiblement rien à l’importance de la démocratie pour assurer la domination de la bourgeoisie, ils ne menacent en rien l’ordre capitaliste. Mais tous les thuriféraires de la République, ces vendus au capital, les Mélenchon, les Hamon, les Jadot, etc., le moment venu, sauront parfaitement dénoncer les ouvriers et les révolutionnaires en lutte contre l’ordre établi, contre la République bourgeoise.
Au-delà des putschistes de pacotille, se cachent d’autres ennemis des ouvriers, bien plus dangereux et pernicieux que les ringards de l’extrême droite : les ayatollahs de gauche tout aussi réactionnaire qui défendent l’État bourgeois et, le moment venu, réprimeront sans vergogne la classe ouvrière !
WH, 30 avril 2021
1) Tentative de coup d’État fomentée par une partie de l’armée française à Alger, le 21 avril 1961. Elle fut conduite par quatre généraux (Maurice Challe, Edmond Jouhaud, Raoul Salan et André Zeller) en réaction à la politique de Charles de Gaulle, considérée comme un abandon de l’Algérie française.
En 2003, Christophe Bourseiller, avec des prétentions d’historien, avait écrit une Histoire générale de l’ultra-gauche qui se résumait à des amalgames et des diffamations destinées à ternir la réputation de la Gauche communiste. Il réitère cette opération aujourd’hui avec un nouveau livre intitulé, Nouvelle histoire de l’ultra-gauche, tout aussi calomniateur. (1)
On peut lire à la page 363 de ce nouveau livre le passage suivant : “Lorsque la ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie fait référence dans ses interventions à une menace émanant de la “mouvance anarcho-autonome” et de “l’ultra-gauche”, elle ignore sans doute la complexe histoire des gauches communistes. Pourtant, les activistes néoruraux et post-situationnistes de Tarnac s’inscrivent bel et bien dans le destin complexe du courant ultra-gauche”. Bourseiller regrette cette ignorance de l’ex-ministre chargée de la répression de la classe ouvrière et il entend bien y remédier. Après 18 ans de loyaux services, il poursuit donc son travail d’instruction à l’usage de la police. C’est probablement un travail très utile qui vient apporter un minimum de connaissance indispensable à ceux qui sont chargés de la surveillance et de la répression des petits groupes révolutionnaires qui, malgré leur audience pratiquement négligeable actuellement, représentent l’avenir, c’est-à-dire le soulèvement et l’organisation des masses ouvrières du monde entier pour conquérir leur émancipation et libérer l’humanité du fléau que constitue le capitalisme. Ce travail de renseignement et de compilation ne pouvant que servir la police est une constante dans l’histoire de la société bourgeoise comme le montre le fameux livre de Victor Serge : Ce que tout révolutionnaire devrait savoir sur la répression.
Après l’insurrection victorieuse d’Octobre 1917 et l’ouverture des archives de la police politique du tsar, l’Okhrana, le parti bolchevik chargea Victor Serge de faire une recension des principaux documents qu’on pourrait y trouver. Victor Serge synthétisa son travail dans un livre remarquable. On peut y lire : “De volumineux traités sont écrits sur le mouvement révolutionnaire pour servir à l’instruction des jeunes générations de gendarmes. On y trouve pour chaque parti, son histoire (origine et développement), un résumé de ses idées et de son programme, une série de figures accompagnées de textes explicatifs donnant le schéma de son organisation, les résolutions de ses dernières assemblées et des notices sur ses militants les plus en vue. Bref, une monographie concise et complète. […] À l’attention du tsar, [le département de la police] confectionnait en un exemplaire unique une sorte de revue manuscrite paraissant dix à quinze fois par an, où les moindres incidents du mouvement révolutionnaire (arrestations isolées, perquisitions fructueuses, répressions, troubles) étaient enregistrés. Nicolas II savait tout”. (2) C’est bien la tâche que s’est fixée Bourseiller : on le voit, scrupuleux comme un bon fonctionnaire du ministère, dresser la liste des noms au moment de la constitution puis de la dissolution des différents groupes politiques, la liste de ceux qui furent présents à telle ou telle réunion.
Mais il arrive souvent que ces employés maîtrisent mal leur sujet. C’est ce qui arrive à Bourseiller qui multiplie les erreurs. Quelques exemples :
– Typique d’une lecture superficielle, il confond Arturo Labriola (1873-1959), un temps syndicaliste révolutionnaire avant de devenir réformiste, et Antonio Labriola (1843-1904), l’ami d’Engels et celui qui a contribué à introduire le marxisme en France et en Italie (p. 64).
– Il confond la position de la Gauche communiste de France (GCF) et du CCI avec celle de Trotsky pour qui, dans la période de décadence du capitalisme, les forces productives ont cessé de croître : “[…] “La Gauche communiste de France” développe du même coup une vision catastrophique et place ses militants dans la perspective des “derniers temps”. Les forces productives ont cessé de croître. L’heure est à la révolution” (p. 129).
– Jean Malaquais ou Maximilien Rubel n’ont jamais été membres de la Gauche communiste de France (p. 151).
À côté des erreurs, il y a inévitablement plusieurs stupidités des plus comiques, comme celle-ci : “Plus de dix ans après son exil volontaire [au Venezuela], le voici de retour sur la scène politique. Aux yeux des adolescents qui l’entourent, [Marc Chirik] prend volontiers le visage d’un second “père” et se complaît dans ce rôle de guide” (p. 137).
Chroniqueur à France Inter, enseignant à Sciences Po. Lille, (3) Bourseiller parade dans les salons de la classe dominante, sur les plateaux de télévision et sur les campus, et il est bien incapable d’accomplir une œuvre d’historien aussi sérieusement que certains fonctionnaires de l’Okhrana, comme l’avait relevé Victor Serge. Il oriente ainsi son travail du côté de la presse à sensation, de la presse people, cherche à faire frissonner les bourgeois avec les excentricités des situationnistes ou les violences des autonomes, et tourne complètement le dos à une recherche scientifique sur “la complexe histoire des gauches communistes”.
On pourrait aussi signaler une erreur qui n’en est pas une puisqu’elle est au cœur de son entreprise de confusion et d’amalgame. “Le groupe de Cornelius Castoriadis demeure incontournable. Jamais sans doute l’étiquette de “cherchant” n’aura aussi bien collé à un collectif. Socialisme ou Barbarie s’inscrit de manière éclatante dans le prolongement de l’école germano-hollandaise (GIC, Union communiste Spartacus)” (p. 159). Il n’y a aucune convergence entre Socialisme ou Barbarie et la Gauche germano-hollandaise. Les lecteurs intéressés pourront retrouver la véritable trajectoire de Socialisme ou Barbarie dans notre article, “Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme [112]”, dans la Revue internationale nos 161 et 162.
Ainsi Bourseiller veut rendre de bons services à la police et ses informations ne sont pas fiables. Mais il rend surtout un immense service à la classe dominante en attaquant la Gauche communiste, en essayant de la discréditer auprès de ceux qui recherchent les positions révolutionnaires et les moyens permettant de dépasser, de se débarrasser du système capitaliste. Expression politique secrétée par la classe ouvrière, le courant de la Gauche communiste est régulièrement la cible d’attaques et de calomnies diverses :
– Comme elle se réfère à la tradition du bolchevisme et s’inscrit dans le combat historique pour le communisme, elle est mise dans le même sac que le stalinisme et donc accusée de tous les maux dont la classe ouvrière elle-même eut à souffrir : le KGB, le stakhanovisme, la Grande Terreur, le Goulag.
– Pour ses prises de position contre la Seconde Guerre impérialiste mondiale, responsable de 60 millions de morts, dont Auschwitz et tous les camps d’extermination, les bombardements de Dresde, Hambourg, Hiroshima et Nagasaki, la Gauche communiste est présentée comme négationniste, c’est-à-dire rejetant la réalité du génocide des Juifs d’Europe comme l’avaient fait Faurisson et Rassinier en leur temps. C’est ce que lui vaut sa dénonciation de l’idéologie antifasciste qui fut précisément la condition qui a rendu possible cette guerre et tous les massacres qu’elle engendra.
– Bourseiller, qui reprend cette accusation de négationnisme, est par ailleurs l’initiateur d’une nouvelle campagne de discrédit consistant à jeter pêle-mêle la Gauche communiste dans le même chaudron que les situationnistes, les anarchistes, les autonomes et autres black blocs. Ce chaudron inventé par lui, il le nomme “ultra-gauche” et peut alors lancer ses flèches assassines : “Ainsi l’ultra-gauche s’est fondue dans les troubles du siècle nouveau. Ennemi ultime du capital, ce serpent de mer ne cesse aujourd’hui de ressurgir. De nos jours, les enfants de l’ultra-gauche agissent dans les ZAD. On les observe dans les “blocs autonomes” ou “black blocs” qui perturbent les manifestations” (p. 7). “Ce sont eux les “infiltrés”, les “provocateurs”, les “casseurs” qui, au sein des manifestations, affrontent les policiers, vandalisent les commerces, dégradent les monuments” (quatrième de couverture).
Bourseiller feint de croire que les révolutionnaires “ignorent les persécutions raciales” (p. 97) des nazis et leur reproche de ne pas s’impliquer “dans la résistance antinazie” (p. 113). Il se reconnaît ainsi dans la politique d’Union sacrée défendue par les social-chauvins de 1914 et de 1939 et dissimule en fait la réalité de l’engagement des révolutionnaires (souvent au prix de leur vie) contre les guerres impérialistes et toutes les formes d’exploitation et d’oppression, depuis la république démocratique qui massacra les ouvriers révolutionnaires à Paris en juin 1848 et en mai 1871 pendant la semaine sanglante de la Commune, et à Berlin en janvier 1919, (4) jusqu’au totalitarisme stalinien et nazi qui les extermina dans les camps de concentration et autres massacres de masse. L’un des exemples de cette position intransigeante du marxisme révolutionnaire a été la position internationaliste de Lénine en 1914 dénonçant la guerre impérialiste : “Les socialistes ont toujours condamné les guerres entre les peuples comme une entreprise barbare et bestiale. […] Les social-chauvins reprennent à leur compte la mystification du peuple par la bourgeoisie, selon laquelle la guerre serait menée pour la défense de la liberté et de l’existence des nations, et se rangent ainsi aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat”. (5)
Trente ans plus tard, l’échec et l’écrasement de la révolution prolétarienne ont laissé les mains libres à la classe dominante pour déclencher une nouvelle guerre impérialiste encore plus meurtrière. Après Lénine, la Gauche communiste a brandi encore le drapeau de l’internationalisme, dénoncé la guerre et l’idéologie de l’antifascisme dans un Manifeste adressé aux ouvriers et aux soldats en juin 1944 : “Dans chaque pays, on vous a mobilisé sur des idéologies différentes mais ayant le même but, le même résultat, vous jeter dans le carnage les uns contre les autres, frères contre frères de misère, ouvriers contre ouvriers. Le fascisme, le national-socialisme revendiquent l’espace vital pour leurs masses exploitées, ne faisant que cacher leur volonté farouche de s’arracher eux-mêmes de la crise profonde qui les minait par la base. Le bloc des anglo-russes-américains voulait, parait-il, vous libérer du fascisme pour vous rendre vos libertés, vos droits. Mais ces promesses n’étaient que l’appât pour vous faire participer à la guerre, pour éliminer, après l’avoir enfanté, le grand concurrent impérialiste : le fascisme, périmé en tant que mode de la domination et de vie du capitalisme”. (6)
Nous avons déjà répondu à ces infamies sur le prétendu négationnisme de la Gauche communiste, en particulier dans notre brochure, Fascisme et démocratie : deux expressions de la dictature du capital [113]. (7) À une certaine époque la Guépéou traquait les révolutionnaires et les dénonçait comme “hitléro-trotskistes”, aujourd’hui les idéologues de la bourgeoisie les dénoncent comme “négationnistes”. Tout est fait pour discréditer la Gauche communiste avec des accusations tout autant délirantes aujourd’hui qu’hier. Les menaces de ces gendarmes idéologiques paraissent futiles, mais ils connaissent les effets destructeurs de la calomnie et ils comptent bien s’appuyer demain sur la force policière de l’État lorsque commencera la confrontation révolutionnaire entre les classes. (8)
Avrom E., 30 avril 2021
Dans la seconde partie de cet article [114], nous verrons comment Bourseiller s’emploie à amalgamer l’extrême gauche de l’appareil politique bourgeois et la Gauche communiste pour mieux la discréditer.
1) Christophe Bourseiller, Histoire générale de l’ultra-gauche, Paris, éd. Denoël, 2003 et Nouvelle Histoire de l’ultra-gauche. Voir notre dénonciation dans Révolution internationale n° 344 : “À propos du livre de Bourseiller “Histoire générale de l’ultra-gauche” [115]” (mars 2004).
2) Victor Serge, Les Coulisses d’une sûreté générale. Ce que tout révolutionnaire devrait savoir sur la répression, dans Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques, (1908-1947).
3) Son cours s’intitule : “Approche des extrémismes en politique”.
4) C’est encore la république démocratique qui, avec le gouvernement provisoire de Kérensky, regroupant notamment les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, tenta de massacrer les ouvriers russes en juillet 1917. Cette tentative échoua car le parti bolchevik mit en garde les ouvriers contre le piège qui leur était tendu. C’est aussi la république démocratique qui, avec le gouvernement espagnol regroupant les socialistes, les staliniens et les anarchistes de la CNT, réprima les ouvriers révolutionnaires à Barcelone en mai 1937 avant de les sacrifier sur les fronts militaires antifascistes, répétition générale de la Seconde Guerre impérialiste mondiale.
5) Lénine, Le socialisme et la guerre (1915).
6) “Manifeste de la Gauche communiste aux prolétaires d’Europe”. Reproduit dans le livre du CCI, La Gauche communiste d’Italie.
7) Voir notamment le chapitre VI : “Depuis 68, la bourgeoisie agite le danger fasciste pour affaiblir la classe ouvrière [116]”.
8) Pour une dénonciation des campagnes sur le négationnisme, voir : “Campagnes contre le “négationnisme” : la coresponsabilité des “allies” et des “nazis” dans l’“holocauste” [117]”, Revue internationale n° 89
Depuis février, les faits divers de violence parmi la jeunesse se sont multipliés. Rixes, agressions, assassinats… l’horreur touche la jeune génération de plein fouet.
Le 15 février à Paris, Yuriy, 15 ans, se fait rouer de coups et fracasser le crâne à coups de marteau par onze jeunes âgés de 15 à 18 ans. Même inerte, au sol, ils continueront de le frapper. Le 22 février en Essonne, une jeune fille de 14 ans succombe à un coup de couteau dans le ventre lors d’une rixe entre deux bandes. Six mineurs de 13 à 16 ans sont interpellés. Le lendemain, le 23 février, toujours en Essonne, deux bandes s’affrontent : les “grands” (16-17 ans) “supervisent” la bagarre entre “petits” (12-15 ans)… jusqu’à ce que l’un d’eux, encerclé, sorte un couteau… Un collégien de 14 ans décède, un autre de 13 ans est hospitalisé en état grave, blessé à la gorge. Le 26 février à Bondy, Aymen, jeune boxeur de 15 ans, meurt assassiné par arme à feu. Les coupables : deux frères de 17 et 27 ans. Le 8 mars à Argenteuil, Alisha, 14 ans, tombe dans un guet-apens fomenté par un couple âgé de 15 ans : elle est rouée de coups puis jetée à peine consciente dans la Seine. Le contraste entre la jeunesse des protagonistes et la barbarie des actes commis est saisissant.
La presse et les politiques se sont tous repus de ces tragédies. Sont accusés pêle-mêle les “familles démissionnaires”, les “immigrés primitifs”, les “musulmans”, le “laxisme de la Justice”, le “manque de moyens de la police”… et tous de proposer comme solution de punir les parents, d’expulser étrangers, d’augmenter le nombre de policiers et de durcir la loi à l’encontre des mineurs. C’est d’ailleurs cette carte répressive que le gouvernement va jouer avec une réforme de la justice des mineurs qui va induire des jugements expéditifs et des peines plus lourdes. Autrement dit, tous nous préparent une société encore plus violente et inhumaine.
En réalité, la jeunesse paie le prix du pourrissement sur pied de l’ensemble du corps social : le no futur est une gangrène qui gagne peu à peu tout son organisme. Alors que la bourgeoisie n’est plus capable de mobiliser la société derrière une quelconque perspective, et tandis que le prolétariat ne parvient pas à défendre sa propre perspective révolutionnaire, la société se décompose sur pied (1) et les rapports sociaux se délitent : l’individualisme exacerbé, le nihilisme, la destruction des liens familiaux, le chacun pour soi, la peur de l’autre se répandent ; la violence aveugle, la haine, l’esprit de vengeance et l’auto-destruction deviennent la norme (à la télévision, dans les films, par la musique, les jeux). Ce déferlement de barbarie entre gamins pour des raisons totalement futiles et irrationnelles est l’expression d’une société sans avenir, qui se décompose, nous oppresse et nous asphyxie. Dans des régions de plus en plus larges du monde, cette violence entre jeunes est devenue quotidienne, qu’elle prenne la forme de rivalités entre gangs ou de fusillade dans les établissements scolaires.
Aujourd’hui, la bourgeoisie n’a aucun avenir à offrir à l’humanité. Seule la lutte de classe peut mettre fin à cette dynamique. Seule la solidarité de classe, toute génération confondue, peut éclairer le chemin vers la perspective révolutionnaire et mettre un terme à ce capitalisme inhumain et mortifère.
Ginette, le 24 mars 2021
1Pour aller plus loin sur ce que le CCI nomme la “phase de décomposition” de la société capitaliste, nous invitons nos lecteurs à lire les thèses : “La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [61]”, ainsi que les nombreux articles et polémiques que nous avons publiés sur le sujet.
Le 27 mars, le CCI a tenu une nouvelle réunion publique (RP) virtuelle sur le thème : “Face à la pandémie et à la crise économique : quelle réponse de la classe ouvrière ?” Un bon nombre de camarades ont participé à cette réunion, où s’est exprimée une forte volonté de discuter, de se clarifier, d’approfondir. Après 4 heures de discussion, nous avons proposé d’arrêter la réunion, tout en sachant que le sujet était loin d’être épuisé. Des camarades sont d’ailleurs intervenus afin d’encourager la poursuite de ces rencontres et, éventuellement, d’augmenter leur fréquence.
Nous ne reviendrons pas dans ce bilan sur toutes les questions soulevées au cours de la RP. Nous souhaitons plutôt développer un sujet particulier qui traversait les interventions de plusieurs participants : la nature et la composition de la classe ouvrière.
Plusieurs intervenants ont exprimé des interrogations au sujet du poids de la classe ouvrière dans la société capitaliste, du type : les ouvriers sont-ils majoritaires ou minoritaires ? Selon le CCI, la réponse à cette question ne peut s’effectuer sur un plan quantitatif mais sous l’angle de la place et du rôle des producteurs salariés dans les rapports sociaux de production capitalistes.
D’autre part, des doutes se sont exprimés sur la capacité de la classe ouvrière à rester une alternative à la barbarie capitaliste. Mais ce qui frappe également, ce sont les difficultés chez certains camarades à apporter une réponse convaincante à ces interrogations. Quelle est la racine de ces difficultés et comment y répondre ? C’est la question que nous voulons reprendre dans cet article.
De notre point de vue, les difficultés à s’appuyer sur la force historique du prolétariat sont à relier au contexte difficile que traverse la classe ouvrière elle-même. L’impact de la pandémie, alors que le prolétariat subit depuis trois décennies un recul de sa conscience suite à l’effondrement du bloc de l’Est en 1989, au point d’avoir perdu son identité de classe, le conduit à ne plus se considérer comme une véritable classe sociale ayant un projet historique. Tout ceci n’est pas sans produire d’effets néfastes sur l’ensemble des ouvriers, même pour les minorités les plus conscientes.
Au moment même où le mur de Berlin s’effondrait, et plus encore lors de la dislocation rapide du bloc soviétique, une propagande terrible sur la prétendue “faillite du communisme”, assimilé mensongèrement au stalinisme, portait un immense coup de massue sur la conscience des ouvriers. À cela s’ajoutait tout un discours officiel sur la prétendue “disparition de la classe ouvrière”. Selon les historiens et sociologues bourgeois, il ne restait désormais plus que de simples catégories étudiées de manière purement quantitative : “cols bleus”, “col blancs”, “employés”, “femmes/hommes”, “jeunes/vieux”, “immigrés”, etc. : un saucissonnage permettant de faire disparaître toute une classe dans son ensemble ! Si on reconnaissait parfois du bout des lèvres la présence des ouvriers, c’était pour davantage les diluer dans tout un tas de spécificités et d’identités diverses, mais plus du tout comme “classe”. Un discours d’autant plus pernicieux que les apparences ont semblé donner raison à la classe dominante. La disparition dans les pays industriels des secteurs traditionnels comme les mines, la sidérurgie, etc., et les délocalisations durant les années 1990-2000, pouvaient en effet donner l’illusion que la classe ouvrière avait effectivement disparu ou qu’elle ne se trouvait plus qu’en Chine ou dans d’autres pays “émergents”.
Avec la pandémie de Covid-19, la “redécouverte” des prolétaires au cœur des pays centraux n’a eu pour objet que de nous mettre encore davantage la tête sous l’eau : en divisant encore, par exemple, les blouses blanches reconnues comme “héroïques” du fait de leur “sacrifice pour la nation” et les autres prolétaires qualifiés d’ “invisibles”. Et parce qu’ “invisibles”, forcément, sans identité, inexistants ! Certes, en “première ligne”, mais comme “chair à virus”, donnant une image d’impuissance et d’écrasement total. D’autre part, une propagande incessante s’abat contre la classe ouvrière dans laquelle les médias présentent les miasmes de la société capitaliste à l’agonie (l’atomisation, le “tous contre tous”, la pensée mystique et irrationnelle) comme le propre de la “nature humaine”. Le but étant de présenter l’action collective et la solidarité comme illusoires et ainsi pousser les exploités à se résigner et abandonner le combat pour un autre avenir. Des soignants aux personnels d’entretien, des ouvriers d’usine aux livreurs, des caissières aux forçats de l’agroalimentaire, etc., toute la classe ouvrière se retrouve exposée face à cette industrie du mensonge.
Ce qu’a cherché la bourgeoisie, c’est faire oublier aux prolétaires qu’ils sont une classe fondamentale au cœur de la production et qu’ils sont, selon le mot de Marx, les véritables “fossoyeurs du capitalisme”. Par la place qu’ils occupent au cœur des rapports de production, et non du fait de leur sexe, de leur couleur de peau ou de la couleur du col de leur vêtement, les prolétaires, comme producteurs associés, vendent leur force de travail à ceux qui détiennent les moyens de production. Ils s’opposent frontalement par leurs intérêts divergents, incompatibles avec ceux de leurs exploiteurs et de la machine capitaliste. Dans la tradition du mouvement ouvrier, l’opposition fondamentale des classes, aujourd’hui encore, reste bien celle-ci : travail contre capital.
Pourtant, cette opposition est occultée, de même que toute l’expérience du mouvement ouvrier qui se retrouve en même temps falsifiée. Le socialisme ne serait plus qu’un idéal du passé, une utopie du XIXe siècle totalement obsolète, une idée en faillite et “dangereuse pour la démocratie”. Il n’y aurait donc plus rien à tirer de l’expérience de la lutte du prolétariat dont la place ne serait plus que dans les salles de musée.
La réalité est toute autre ! Non seulement la classe ouvrière existe (y compris d’ailleurs sous sa forme “classique” de travailleurs industriels) mais reste une classe historique, c’est-à-dire porteuse d’une autre société et de nouveaux rapports sociaux visant à abolir l’exploitation.
Contrairement aux couches intermédiaires de la petite bourgeoisie, comme les commerçants et les artisans ou également les paysans pauvres, la classe ouvrière détient une spécificité, celle d’être contrainte de vendre sa force de travail et de ne rien posséder, d’être une classe exploitée. Quelle est la source de cette exploitation ? Comme l’a démontré Marx, le salaire que reçoit chaque jour l’ouvrier est inférieur à la valeur de ce qu’il a produit. Voilà la base de l’exploitation capitaliste. Le salaire de l’ouvrier correspond uniquement à la partie de la valeur lui permettant de subvenir à ses besoins afin de pouvoir reproduire sa force de travail. La valeur restante n’est pas payée à l’ouvrier, elle est accaparée par le patron. Marx a appelé ce montant “la plus-value”. Par exemple, Si l’ouvrier travaille pendant 8 heures, il reçoit l’équivalent de 4 heures (1) et les 4 autres heures sont appropriées par le patron. (2)
Bien entendu, tous les salariés ne sont pas exploités : les dirigeants des grandes entreprises sont souvent des salariés mais avec leurs salaires de plusieurs millions d’euros par an, il est clair qu’ils ne sont pas exploités et qu’ils vivent eux-mêmes de la plus-value extraite à la sueur du front des prolétaires. C’est la même chose pour les hauts fonctionnaires. Appartenir à la classe ouvrière suppose également ne pas avoir une fonction dans la défense du capitalisme contre la classe ouvrière. Le clergé ou les flics ne sont pas propriétaires de leurs moyens de production (l’église ou le “panier à salade” de la répression étatique) et sont également salariés. Cependant, ils n’ont pas un rôle de producteurs de richesses mais de défenseurs des privilèges des exploiteurs et de maintien en place de l’ordre existant. Il en va de même pour les managers ou le petit chef dans un atelier qui jouent un rôle de flic au service du patron. Par contre, même s’ils ne produisent pas directement de la plus-value, les infirmiers ou les enseignants, par exemple, font partie de la classe ouvrière de par leur rôle vis-à-vis de la force de travail à réparer ou à former pour le capital, et de par leurs conditions d’exploitation sociale même.
En plus d’être une classe exploitée, la classe ouvrière a aussi et surtout la spécificité d’être une classe révolutionnaire, ce que nous appelons une “classe historique”. Produisant tout et ne possédant rien, elle n’a, à la différence des petits producteurs indépendants, par exemple, aucun intérêt à vouloir maintenir la société capitaliste. Au contraire, en tant que classe exploitée, elle subit de plein fouet la crise inéluctable et généralisée du système capitaliste. Elle doit donc se battre pour réduire les effets de l’exploitation, mais comme classe révolutionnaire il lui faut conquérir son émancipation et détruire les causes de l’exploitation. Son véritable intérêt, sa seule perspective, c’est la destruction du capitalisme. Et parce qu’elle se trouve, à l’échelle internationale, au cœur de la production, elle a non seulement l’intérêt mais aussi les moyens matériels de renverser le capitalisme. En effet, sa place comme producteur associé dans le travail, sur la base d’une solidarité commune face à l’exploitation capitaliste, en fait une classe dotée d’une conscience et d’une mémoire historique sans barrières, sans patrie ni frontière. Sa force se construit sur la base de l’expérience historique d’un mouvement qui prend nécessairement une dimension internationale du fait que “les prolétaires n’ont pas de patrie”, selon les mots du Manifeste du Parti communiste. Ne possédant que son unité et sa conscience, le prolétariat reste aujourd’hui encore, et cela tant que durera le capitalisme, une classe révolutionnaire.
Contrairement à l’idée que sa force pourrait en soi être liée à son nombre par rapport au reste de la population, c’est avant tout sa nature de classe solidaire et opposée au capital qui en fait toujours le sujet de la révolution et de l’histoire. Par exemple, lors de la révolution prolétarienne d’Octobre 1917 en Russie, la classe ouvrière était nettement minoritaire sur le plan quantitatif mais elle était la seule capable de donner une orientation révolutionnaire à la société.
Aujourd’hui encore, malgré les doutes, le poids réel des difficultés, la classe ouvrière conserve intacte ses forces révolutionnaires face à l’État bourgeois. Son projet révolutionnaire n’est ni une belle idée qui viendrait de l’extérieur ou de quelques cerveaux de génie, mais de sa propre expérience et de la nécessité de son combat de classe. Alors que la crise du système capitaliste, croulant sous le poids de ses propres contradictions ne peut offrir que la crise chronique et un cortège d’attaques incessantes contre leurs conditions de vie, les prolétaires n’auront d’autre choix que de lutter. Leurs luttes revendicatives, formeront la base permettant d’affirmer à terme une véritable perspective révolutionnaire. En lien avec sa mémoire collective, son expérience et sa conscience de classe, l’avenir révolutionnaire appartient toujours au prolétariat.
WH, 10 avril 2021
1) Si la valeur de 4 heures de travail correspond à la reproduction de sa force de travail.
2) En réalité, il s’agit d’une valeur moyenne. Marx montre que cette valeur du salaire oscille autour de cette moyenne et dépend du rapport de force entre les classes.
27 ans après le génocide d’au moins 800 000 Tutsis du Rwanda en 1994, deux rapports (dont l’un a été commandé par l’Élysée) ont récemment reconnu les “responsabilités lourdes et accablantes” de la France et de son président socialiste d’alors, François Mitterrand. D’anciens ministres sont évidemment tombés des nues face à ces “accusations infamantes”, mais l’État français ouvre bien la porte à la reconnaissance officielle de son indiscutable soutien aux génocidaires. Seulement, à travers cette reconnaissance, il s’agit surtout de solder idéologiquement un secret de polichinelle. Si la bourgeoisie française reconnaît sa responsabilité en misant sur l’oubli et la distance du passé, c’est aussi pour mieux mouiller la clique autour de Mitterrand et se dédouaner dans son ensemble ! Les ministres de droite de l’époque se sont bien sûr répandus dans la presse pour expliquer à quel point, eux, n’y sont pour rien : il n’y a qu’un seul coupable, c’est l’ancien président de la République ! L’ancien Premier Ministre, Édouard Balladur, fraîchement lavé de tout soupçon dans les attentats de Karachi, a ainsi déclaré : “Tous ceux qui prônaient une intervention de l’armée française étaient en fait favorables au gouvernement hutu […]. J’étais extrêmement hostile à cette solution, car cela aurait pris les allures d’une expédition coloniale […]. Ça aurait fait de nous des acolytes de ce début de génocide”. En réalité, le massacre abominable des Tutsis n’a représenté qu’un “dommage collatéral” dans les conflits impérialistes incessants que se livrent les États, puissants ou faibles. Le véritable coupable, c’est l’impérialisme, c’est le capitalisme et la concurrence effrénée que toutes les bourgeoisies doivent se livrer pour conquérir des marchés, assurer des approvisionnements, empêcher l’implantation des rivaux et/ou garder une influence sur des territoires… Pour comprendre la nature réelle du “dernier génocide du XXe siècle”, nous renvoyons nos lecteurs à un article paru en 1994 dans la Revue internationale n° 78 :
– “Rwanda, Yémen, Bosnie, Corée : derrière les mensonges de paix, la barbarie capitaliste [127]”.
Il y a 40 ans, le Parti socialiste (PS), avec François Mitterrand à sa tête, arrivait au pouvoir. À l’époque, tout le “peuple de gauche” avait été appelé à sabrer le champagne pour fêter l’arrivée inespérée d’un président avec qui la société française allait prétendument “changer”. 40 ans après, la gauche est très loin de faire rêver les masses ouvrières.
En 1981, la “force tranquille” incarnée par la gauche et la figure de son leader, devait, parait-il, transformer la vie et redonner du baume au cœur à la classe ouvrière qui avait subi la crise et de nombreuses attaques durant les années 1970 : entre la crise de la sidérurgie, l’inflation galopante et le “choc pétrolier” de 1973, la classe ouvrière avait pris de plein fouet les attaques contre ses conditions de vie et avait répondu par des luttes assez dures comme à Longwy et Denain. Mais de la relance de la consommation à la disparition du chômage, en passant par la semaine de 35 heures (sans diminution de salaire), l’élimination des inégalités sociales et l’abolition de la peine de mort, les promesses du PS étaient nombreuses, pleines d’un espoir illusoire.
Pour autant, la victoire de la gauche est demeurée à l’époque accidentelle. Elle était totalement à contre-courant de la tendance générale en Europe de maintenir la gauche dans l’opposition pour mener des attaques frontales et encadrer les luttes en sabotant la combativité ouvrière. Les dissensions de la bourgeoisie de droite ont très largement contribué à torpiller la candidature de Valéry Giscard d’Estaing. Comme nous l’écrivions dès juin 1981 : “Pour les présidentielles françaises, le PS avait tout fait pour que son candidat soit battu : il avait choisi Mitterrand alors que Rocard paraissait à l’époque le mieux placé pour battre Giscard ; sitôt désigné, le candidat Mitterrand était parti en voyage en Afrique et en Chine, comme si l’élection présidentielle ne l’intéressait pas. De son côté, le PCF, jusqu’au premier tour, avait également fait tout son possible pour que Giscard rempile. La gauche dans son ensemble avait donc, comme en 1978, “joué le jeu”, celui qui devait lui permettre de rester dans l’opposition. En l’occurrence, c’est la droite qui n’a pas joué le sien… l’effet “Chirac” est allé au-delà des espérances [de la bourgeoisie]. Le mécontentement des couches petite-bourgeoises capitalisé et amplifié par le chef du RPR a finalement privé au second tour Giscard d’une partie de son électorat habituel… Ce ne sont donc pas Mitterrand et la gauche qui ont gagné l’élection mais bien Giscard et la droite qui l’ont perdue”. (1)
Si pendant quelques mois, l’augmentation des minima sociaux a pu faire illusion, le gouvernement PS/PC/radicaux de gauche allait rapidement montrer son vrai visage : augmentation des prix en cascade dans les transports, pour l’électricité et le gaz, répression directe face aux révoltes sociales dans la banlieue lyonnaise.
Les conséquences des premières mesures de François Mitterrand ne se font pas attendre. Tous les voyants sont au rouge. Dès 1982, les difficultés économiques et monétaires amènent le gouvernement à bloquer les salaires et aboutir au fameux “tournant de la rigueur” de 1983 sous le troisième gouvernement Mauroy, une expression aujourd’hui consacrée.
Autre promesse médiatisée à l’extrême, le symbole de l’abolition de la peine de mort est enfin adopté. La barbarie n’a, parait-il plus sa place en France. La belle affaire ! Si la guillotine disparaît, la mort sous les coups de la répression s’aggrave : de la mort de Malik Oussekine en 1986 à celle des indépendantistes kanaks de la grotte d’Ouvéa en 1988, la violence barbare de l’État sous la gauche n’a strictement rien à envier à la moindre dictature policière.
Déjà à l’époque nous écrivions : “Le gouvernement socialiste, gestionnaire responsable du capital français, troisième marchand d’armes de la planète qui naguère a été, avec son ancêtre SFIO responsable de la guerre en Algérie, qui aujourd’hui accélère son programme militaire à coups de sous-marins atomiques, de missiles nucléaires et de bombes à neutrons, se pose en moraliste. Tartuffe est au pouvoir !” (2)
La France s’arme “non pour faire la guerre mais pour qu’il n’y ait plus de guerre… uniquement parce que la supériorité militaire de l’URSS et le déséquilibre de la terreur est source de conflit” (Charles Hernu, ministre PS de la défense à l’époque). En effet, le PS au discours “pacifiste” multipliait les expériences nucléaires dans le Pacifique et n’hésitait pas à faire donner les barbouzes de l’État pour couler le Rainbow Warrior de Greenpeace en 1985. En Afrique, les croisades impérialistes se multipliaient : l’opération Manta au Tchad se mettait en place dès 1983-84 ; l’opération Épervier allait suivre dès 1986. S’agissait-il d’apporter la solidarité aux peuples africains plongés dans la guerre et le chaos ? Non évidemment, il s’agissait plutôt de garantir la défense du pré carré de la Françafrique. Si la “solidarité” s’exerce, c’est au profit du bloc impérialiste atlantique, en soutenant l’installation des fusées Pershing en Allemagne par exemple : “le pacifisme est à l’ouest, les euromissiles à l’est” (Charles Hernu en 1983). En engageant la France dans la guerre du Golfe aux côtés des États-Unis en 1991, la France poursuivait son œuvre guerrière au service d’une barbarie croissante.
– Les 39 heures puis les 35 heures, la cinquième semaine de congés payés ? Il suffit de regarder la situation aujourd’hui et se rappeler que dès 1986, la loi sur la flexibilité du travail venait balayer l’illusion de la baisse du temps de travail et imposait une intensification des rendements, de la productivité, une exploitation accrue pour la classe ouvrière, une augmentation exponentielle du chômage de masse et de la précarité.
– La loi Auroux de défense des intérêts ouvriers dans l’entreprise ? Elle instaure de nouveaux droits pour les organisations syndicales, les délégués du personnel, les comités d’entreprise. Là encore, l’objectif majeur est de redynamiser la production en confortant la paix sociale, renforcer l’encadrement des syndicats.
– Sans parler de l’institution du forfait hospitalier promue par le ministre stalinien Ralite, la Contribution sociale généralisée (CSG), créée en 1990 pour abonder les caisses de sécurité sociale, a constamment augmenté (passant d’une taxation de 1,1 % à 9,20 % aujourd’hui) et s’applique aussi aux indemnités chômage et retraite.
Face à la montée en flèche de l’extrême droite en France depuis des années, à ses conceptions populistes, xénophobes et racistes, il est bon de rappeler combien Mitterrand a su utiliser la carte du Front National (FN) pour son jeu politicien contre la droite, l’utiliser également pour crédibiliser tout un discours démocratique antifasciste. Même s’il n’évitera pas la défaite électorale de la gauche aux législatives de 1986, le rétablissement du scrutin proportionnel lors de ces élections avait permis à l’extrême droite de faire élire 35 députés FN. Elle avait ainsi obtenu droit de cité dans la vie politique française, institutionnalisée comme une force politique à part entière.
Loin d’être une bourde politique, ce tremplin offert au Front national se confirmera par la suite via l’ineffable Bernard Tapie, alors ministre de la ville, “invitant” divers responsables FN sur son yacht afin de sceller en sous-main des alliances électorales implicites pour faire barrage à la droite.
Même si l’évolution du populisme est ce qu’elle est aujourd’hui, même si le FN (RN maintenant) a fait du chemin sur la scène politique française au détriment de la gauche et du PS, n’oublions pas que c’est Mitterrand qui lui délivra le label de “parti politiquement correct”.
Tous ces rappels ne sont en rien une simple évocation de souvenirs du passé. Ils sont l’expression de leçons toujours actuelles et brûlantes : la bourgeoisie de gauche, tout comme celle de droite ou d’extrême droite, reste l’ennemie mortelle du prolétariat. Derrière les sirènes de la démocratie, de la défense des intérêts ouvriers, de la défense des “valeurs de gauche”, la bourgeoisie, du PS jusqu’à l’extrême gauche, n’ont jamais hésité à s’affubler des masques les plus hypocrites pour duper et attaquer la classe ouvrière, que ce soit en l’appelant à participer au cirque électoral, en l’appelant à faire barrage à l’extrême droite (comme elle s’apprête à le faire encore dans plusieurs mois).
La bourgeoisie peut compter sur le soutien de rabatteurs de premier plan, les organisations trotskistes de LO ou du NPA, pour faire valoir la défense démocratique de l’État et de la nation, pour faire valoir le “barrage au fascisme” danger suprême qui vaudrait toutes les unions sacrées, même conditionnelles. Ainsi, rappelons qu’en mai 1981, LO, le soi-disant “parti des travailleurs”, avec à sa tête Arlette Laguiller, avait su titrer son journal : “Pas de chèque en blanc… mais votez Mitterrand” et par conséquent soutenir sans complexe l’arrivée au pouvoir de la gauche. Cette organisation prouvait une fois de plus qu’elle ne se situait absolument pas dans le camp du prolétariat mais bel et bien à l’extrême gauche du capital, assumant pleinement son sale travail de dévoiement des luttes ouvrières sur le terrain bourgeois des élections et son propre rôle de rabatteur de la gauche. Depuis, les organisations gauchistes comme LO ont poursuivi leurs basses œuvres et nul doute que ces organisations seront encore à la manœuvre pour illusionner la classe ouvrière dans les prochains mois, saboter sa réflexion alors qu’elle tente péniblement de retrouver conscience et identité de classe.
Stopio, 5 mai 2021
1) “La crise politique de la bourgeoisie française”, Révolution Internationale n° 86 (Juin 1981).
2) “La gauche à l’œuvre”, Révolution Internationale n° 90 (octobre 1981).
Le 150e anniversaire de la Commune a une fois de plus permis à la bourgeoisie de nous présenter les communards comme des “fauteurs de troubles” sanguinaires et des destructeurs nihilistes : n’ont-ils pas abattu des otages ? N’ont-ils pas failli détruire tout Paris par le feu ? Il est toujours intéressant de voir que, à un siècle et demi de distance, la bourgeoisie tremble toujours face à l’exemple de la Commune. Et tant pis si les exécutions de quelques dizaines d’otages ne répondaient qu’à des milliers d’exécutions sommaires, si au sein de la Commune, la prise d’otage était très loin de faire l’unanimité, si la libération des ecclésiastiques capturés par la Commune, comme l’archevêque Darboy, a de fait été refusée par les Versaillais, préférant laisser tomber des centaines de prisonniers et d’otages plutôt que de libérer le seul Auguste Blanqui, dont le chef versaillais, Adolphe Thiers, savait la popularité et l’influence dans le prolétariat français.
La répression des Journées de Juin 1848 était encore dans toutes les mémoires ; le général Galliffet en gardait un tel souvenir qu’il a choisi préférentiellement les prisonniers communards âgés, qui avaient pu y participer. En 1871, la bourgeoisie française déchaîna une puissance de feu bien plus grande puisque la soldatesque bombarda Paris, sans se soucier des dégâts et des victimes que cela provoquerait. Des quartiers entiers furent livrés au canon, et si les communards incendièrent effectivement des immeubles et des symboles du pouvoir bourgeois, comme le Palais des Tuileries, ce fut pour couvrir leur retraite et ralentir l’avancée des hordes versaillaises ! Les assassinats et exécutions sommaires atteignirent des sommets inimaginables lors de l’épisode final de la Commune, la fameuse “Semaine sanglante”, se déroulant entre le 21 et le 28 mai 1871, au cours de laquelle les troupes versaillaises se livrèrent à une répression sauvage, exécutant sans discontinuer hommes, femmes et enfants, dont le seul tort fut de s’être révoltés contre leur condition d’exploités. Au moins 15 000 personnes furent passées par les armes en quelques jours à peine.
Marx avait, dès le début de l’insurrection, mis en garde les communards contre l’isolement de Paris vis-à-vis du reste de la France ; la piteuse tentative aventuriste de Bakounine à Lyon, les quelques insurrections rapidement matées à Marseille ou à Toulouse en solidarité avec Paris sont rapidement écrasées par le gouvernement. D’autres mouvements prolétariens surgissent à Narbonne, Béziers, Perpignan, Sète, Limoges (dont les ouvriers porcelainiers tenteront de bloquer les trains amenant des renforts versaillais), Rouen, le Havre, Grenoble, Nîmes, Périgueux, dans la Nièvre, le Cher et l’Ariège. Les ouvriers provinciaux tentent de venir en aide à la Commune en entravant les mouvements de troupes, d’armes, de vivres destinés à Versailles, mais, ainsi que l’écrit Lissagaray, “les révoltes des villes s’éteignaient ainsi une à une comme les cratères latéraux des volcans épuisés”.
La bourgeoisie allemande et son gouvernement social-démocrate montrera la même sauvagerie lors de l’insurrection de Berlin en janvier 1919 : soulevés par une provocation de la social-démocratie au pouvoir, les ouvriers de Berlin vont mener, seuls, une insurrection face à l’armée du régime républicain de Weimar. Tout aussi isolés du reste du pays que les communards parisiens, les spartakistes affrontèrent une impitoyable répression qui culmina par les assassinats expéditifs de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, mais aussi de milliers de spartakistes et de sympathisants ouvriers entre le 5 et le 12 janvier 1919. À Paris comme à Berlin, ces massacres de masse furent perpétrés par les régimes les plus “démocratiques” de leur époque rappelant par là qu’ils demeuraient les défenseurs de l’ordre social capitaliste.
À Paris comme à Berlin, la crainte que firent peser les masses ouvrières sur l’ordre social capitaliste provoqua “l’union sacrée” de la bourgeoisie mondiale. Ainsi les dirigeants bourgeois français comme allemands mirent en sourdine leurs rivalités guerrières et impérialistes et firent front commun pour se retourner avec la même haine de classe et sauvagerie contre leur ennemi principal : le prolétariat !
H. G., 8 mai 2021
L’hebdomadaire Courrier International (1) a très bien résumé la situation qui prévaut au Sénégal depuis le début du mois de mars : “Cela faisait près de dix ans que le Sénégal, réputé si tranquille, n’avait connu pareilles scènes : des manifestants révoltés, des rues parsemées de pierres, des magasins vandalisés. “Le chaos”: en un mot, plusieurs quotidiens résumaient l’état du pays le 3 mars. […] L’arrestation d’Ousmane Soko, un des plus populaires opposants au président Macky Sall, a plongé le pays dans la tourmente”. Si l’on en croit la presse, l’arrestation du candidat à la présidence du Sénégal Ousmane Sonko a mis le pays à feu et à sang, dans des proportions jamais vues.
Le Sénégal, pays “réputé si tranquille”, a donc basculé dans des émeutes a priori politiques, dont le mot d’ordre “Libérez Sonko” peine cependant à expliquer pourquoi il y a eu des pillages, notamment de chaînes de magasins français comme Auchan dont quatorze supermarchés ont été attaqués (et dix pillés), rien qu’à Dakar. Dans le même temps, le quotidien Le Soleil et la radio RFM, jugés proches du pouvoir, ont également subi la fureur des émeutiers.
La réponse du pouvoir a été quant à elle sans ambiguïté : après avoir envoyé les forces anti-émeutes qui ont tué entre cinq et huit personnes, (2) procédé à de nombreuses arrestations et jonché les rues de grenades lacrymogènes, les autorités ont stationné des blindés autour de la présidence, suspendu deux télévisions d’opposition et perturbé les réseaux sociaux en ralentissant le réseau internet. Le gouvernement d’une des démocraties africaines montrées en exemple s’est donc comporté comme n’importe quelle “dictature” : il a muselé les oppositions et lancé une impitoyable répression.
Mais pareille explosion de violence peut-elle s’expliquer uniquement par l’arrestation d’un candidat d’opposition à la présidence pour une affaire de mœurs ? (3) Comme l’écrit Le Figaro, il faut chercher les causes un peu plus loin : “Cette arrestation a non seulement provoqué la colère de ses partisans, mais aussi, disent de nombreux Sénégalais, porté à son comble l’exaspération accumulée dans ce pays pauvre face à la dureté de la vie depuis au moins un an et la pandémie de Covid-19”. (4) Car une partie de la population a tout simplement faim ; la crise du Covid n’a fait qu’exacerber une situation économique et sociale terrible : le taux de chômage annoncé par l’Organisation internationale du travail s’établit à 48 %, l’économie informelle (97 % de l’activité économique du pays) qui fait survivre la plus grande partie de la population s’est effondrée suite aux mesures prises pour lutter contre la pandémie, il n’y a plus de touristes alors qu’ils faisaient vivre certains secteurs de l’économie, le couvre-feu empêche nombre de travailleurs d’exercer leur métier, notamment dans le secteur informel et dans la pêche. (5) Le système de santé est insuffisant, surtout en dehors de Dakar, et la crise du Covid est en train de l’achever. (6) De précaire, la situation de nombreux Sénégalais est devenue invivable.
La jeunesse étudiante s’est notamment mobilisée, car elle est particulièrement sensible à deux problèmes : trouver un emploi et se construire un futur. Même le porte-parole de la présidence le reconnaît : “Ousmane Sonko a été le déclencheur, mais il n’est pas le mobilisateur. Ce qui a mobilisé, c’est le mal de vivre d’une jeunesse face à un avenir en pointillé et un quotidien sans relief”. Cette jeunesse (les moins de 25 ans représentent presque la moitié de la population sénégalaise) tend d’ailleurs à soutenir le candidat Sonko qui lui promet monts et merveilles comme rien de moins que “la transparence économique et l’assainissement des dépenses publiques”. (7) Elle a donc pris l’arrestation de son “champion” comme une provocation. L’attaque de nombreux magasins sous enseignes françaises (Auchan notamment), au-delà de la rhétorique “anti-impérialiste” de Sonko, montre que le soutien de la France au régime de Macky Sall est de plus en plus dénoncé par une partie de la population, en même temps que le pillage de ces magasins alimentaires est symbolique de la faim qui taraude les Sénégalais les plus pauvres. Et du fait de la pandémie mondiale et de la fermeture des frontières, la soupape que constituait l’émigration vers l’Europe ne fonctionne plus, ce qui rend encore plus insupportable l’impasse sociale du pays. Cependant, la question n’est pas la politique menée par tel ou tel politicien bourgeois ; Sall autant que Sonko ne sont rien d’autre que deux figures incarnant l’affrontement entre deux fractions de l’appareil politique de la bourgeoisie sénégalaise. L’un comme l’autre seront incapables de régler la situation engendrée par la crise mondiale dont le Covid est une manifestation particulièrement significative. Et ce n’est pas le discours populiste de Sonko ou encore l’appel à des élections “libres” et “démocratiques” qui pourront masquer l’impuissance de toute la bourgeoisie face à la désintégration de son système économique et social et la spirale infernale dans laquelle le capitalisme entraîne toute l’humanité.
Les phénomènes classiques de la période de décomposition sociale actuelle touchent caricaturalement les pays pauvres, et le Sénégal n’échappe pas à la règle : délitement des structures sociales, notamment de l’infrastructure sanitaire incapable de faire face à la pandémie de Covid ; chômage de masse et absence de perspective pour la plus grande partie de la population, y compris pour les plus diplômés. D’ailleurs l’ascension d’un politicien populiste particulièrement réactionnaire et xénophobe comme Ousmane Sonko, sont les signes les plus patents d’un phénomène qui touche tous les pays du monde. Mais la classe ouvrière sénégalaise, n’a pour l’heure pas les forces ni l’expérience pour être le moteur d’un mouvement social pour affirmer des revendications de classe en déployant ses propres méthodes de lutte. Les prolétaires ont au contraire tout à perdre en se laissant entraîner derrière le piège des illusions démocratiques tendu par la bourgeoisie. Si des revendications ouvrières comme l’accès à l’emploi, l’amélioration des salaires, le rejet de la précarité, la dénonciation des conditions désastreuses régnant dans les écoles et les universités, ou encore l’absence de toute perspective d’avoir une vie sociale ont été exprimées, la classe ouvrière au Sénégal demeure bel et bien prisonnière de ce mouvement relevant purement et simplement du règlement de comptes entre deux fractions de l’appareil politique sénégalais. Aussi, les revendications ouvrières déjà très diluées ont été totalement noyées et submergées par la marée des mots d’ordre nationalistes (avec la présence de nombre de drapeaux nationaux dans les manifestations), les revendications démocratiques autour de la liberté des élections et le rejet des privilèges de la caste dirigeante qui n’entend de toute façon pas les partager. “Élargir et continuer le combat contre toutes les injustices” (8) restant le mot d’ordre fédérateur de ce mouvement. Tout cela sur fond de xénophobie “anti-impérialiste” essentiellement dirigée contre la France et son soutien au pouvoir en place.
La société capitaliste en décomposition n’a pas de perspective à offrir à la classe ouvrière et à sa jeunesse, pas plus qu’à l’humanité toute entière. Mais les mouvements d’émeutes comme ceux qui se sont produits au Sénégal ne peuvent rien apporter de positif pour le prolétariat et le développement de ses luttes. Ils sont non seulement le reflet désespéré d’un monde sans perspective mais surtout, ils sont immédiatement exploités, manipulés voire suscités par la bourgeoisie dans ses rivalités de cliques. En ce sens, ils constituent un danger de premier ordre partout dans le monde et un obstacle supplémentraire pour que le prolétariat se fraye un chemin pour ses luttes dans la période actuelle ! Tant que la classe ouvrière n’aura pas imposé ses mots d’ordre et son organisation au sein d’un mouvement qui lui est propre, elle restera impuissante face à l’État et à la bourgeoisie. Et ce à plus forte raison dans les pays périphériques du capitalisme comme le Sénégal où le prolétariat reste largement inexpérimenté et vulnérable face aux multiples pièges que peut lui tendre la classe dominante. Par conséquent, sans l’action des masses ouvrières des pays centraux du capitalisme, ayant accumulé déjà une longue expérience de luttes face à l’État bourgeois démocratique, l’issue victorieuse de la révolution et l’émancipation de l’humanité resteront impossibles.
HD, 23 mars 2021
1Courrier International, (11 au 17 mars 2021).
2Libération, (9 mars 2021).
3Ousmane Sonko est accusé de viol et menaces de mort par une masseuse.
4Le Figaro (5 mars 2021).
5Libération (1er mars 2021).
6“Les invisibles du système de santé au Sénégal” [131], The conversation [131] (7 juin 2020). [131]
7Libération (1er mars 2021) ; le programme du candidat à la présidentielle Sonko se caractérise politiquement par un populisme xénophobe, “anti-système” et anti-français, par un soutien à la bigoterie islamique, et par des propos particulièrement agressifs vis-à-vis de ses opposants politiques.
8“À Saint Louis du Sénégal, le malaise de la jeunesse”, Le Monde, (17 mars 2021).
Il n’a échappé à personne que le cent-cinquantième anniversaire de la Commune de Paris a donné lieu à une large couverture médiatique : livres, émissions radio, documentaires télé, articles de presse, etc. La bourgeoisie n’a pas hésité à se saisir d’une telle occasion pour travestir une nouvelle fois l’histoire de la Commune en multipliant les mensonges et les déformations, faisant passer le premier assaut révolutionnaire du prolétariat pour un vulgaire soulèvement du “peuple” de Paris en faveur d’une République “sociale” et”universelle” à l’image de ce qu’est censée être aujourd’hui la république bourgeoise. Bref, une expérience réduite qui n’aurait qu’un périmètre strictement hexagonal.
Comme à son habitude, la bourgeoisie s’appuie sur les apparences pour diffuser ses mensonges. Il en est ainsi du documentaire animé diffusé sur Arte intitulé “Les damnés de la Commune” qui relaie ces falsifications en s’appuyant sur le récit objectif de la communarde et membre de l’AIT, Victorine Brocher, une ouvrière combative et courageuse mais drainant également les illusions du prolétariat de l’époque sur le caractère universel des idéaux de 1789. Si effectivement la “République sociale et universelle” demeurait encore en 1871 un idéal présent au sein du prolétariat, le véritable esprit de la Commune de Paris allait bien au-delà. En faisant vaciller pour la première fois dans l’histoire le pouvoir de la bourgeoisie, les Communards incarnèrent la possibilité d’un autre avenir. Ainsi, derrière l’apparence de la “République sociale” se cachaient les jalons d’une société sans classes sociales et sans État. Par conséquent, et contrairement à ce que tentent d’insinuer bon nombre de journalistes et d’universitaires, les Communards ne sont pas les héritiers des sans-culottes de 1792-1794 mais ceux du prolétariat parisien des journées de juin 1848 qui fut, lui aussi, massacré au cours de la répression sanguinaire de la bourgeoisie. Alors que la révolution prolétarienne mondiale n’était pas encore à l’ordre du jour, la Commune annonçait la direction dans laquelle allaient s’engager les futurs combats prolétariens à l’échelle mondiale. C’est bien cela que la bourgeoisie tente de cacher. Elle mobilise tous ses canaux idéologiques afin de réduire la Commune à un simple événement de l’histoire de France et ainsi nier sa véritable nature prolétarienne comme expérience internationale. Mais la Commune appartient bien à l’histoire de la classe ouvrière ! Elle fut une expérience inestimable ayant permis au prolétariat de tirer des leçons déterminantes sur le processus révolutionnaire et la prise du pouvoir. Face aux dénigrements, aux dévoiements, aux édulcorations dont elle fait aujourd’hui l’objet de la part de la classe dominante, les organisations révolutionnaires doivent défendre et transmettre les acquis de cette “lutte héroïque”. C’est ce que nous nous efforçons de faire en publiant ci-dessous des extraits de livres considérés comme des “classiques” du mouvement ouvrier et du marxisme sur cet épisode.
Dès le lendemain du massacre, le mouvement ouvrier a dû faire face aux calomnies et aux mensonges de la bourgeoisie, encore enivrée de sa macabre victoire. Certains communards ayant échappé aux tueries ou au bagne se firent les plus fervents défenseurs de la Commune. Prosper-Olivier Lissagaray fut de ceux-là. Son Histoire de la Commune de Paris de 1871 fut un fabuleux acte de défense du caractère prolétarien de la Commune et une dénonciation ouverte de la sauvagerie des Versaillais. Ce récit d’une grande rigueur historique, animé par une quête de vérité sans faille vaut de loin mieux que toutes les “Histoires” de journalistes ou universitaires que l’on trouve actuellement sur les tables des librairies qui, pour la plupart, volontairement ou non, falsifient ou dénaturent la véritable signification de cette “plus haute marée du siècle” comme l’affirmait Lissagaray.
Comme nous pouvons le constater dans la préface de la première édition publiée ci-dessous, cette histoire est donc l’œuvre d’un militant animée par un seul et même but : défendre l’honneur du prolétariat parisien souillé par les tombereaux de calomnies déversés par les maîtres à penser de la classe bourgeoise de l’époque : journalistes, hommes politiques, écrivains, universitaires…
Préface de la première édition (1876)
“L’histoire du quatrième État de 1789 devait être le prologue de cette histoire. Mais le temps presse ; les victimes glissent dans la tombe ; les perfidies libérales menacent de surpasser les calomnies usées des monarchistes ; je me limite aujourd’hui à l’introduction strictement nécessaire.
Qui a fait le 18 mars ? Qu’a fait le Comité central ? Quelle a été la Commune ? Comment cent mille Français manquent-ils à leur pays ? Où sont les responsabilités ? Des légions de témoins vont le dire.
C’est un proscrit qui tient la plume, sans doute : mais un proscrit qui n’a été ni membre, ni officier, ni fonctionnaire de la Commune ; qui pendant cinq années, a vanné les témoignages ; qui a voulu sept preuves avant d’écrire ; qui voit le vainqueur guettant la moindre inexactitude pour nier tout le reste ; qui ne sait pas de plaidoyer meilleur pour les vaincus que le simple et sincère récit de leur histoire.
Cette histoire d’ailleurs, elle est due à leurs fils, à tous les travailleurs de la terre. L’enfant a le droit de connaître le pourquoi des défaites paternelles ; le parti socialiste, les campagnes de son drapeau dans tous les pays. Celui qui fait au peuple de fausses légendes révolutionnaires, celui qui l’amuse d’histoires chantantes, est aussi criminel que le géographe qui dresserait des cartes menteuses pour les navigateurs.
Londres, Novembre 1876.”
A l’heure actuelle, alors que les ouvriers du monde entier éprouvent les pires difficultés à se reconnaître appartenir à une seule et même classe, nous les invitons à se plonger dans ce formidable récit qui n’est rien d’autre que histoire de leur propre classe.
Dès le déclenchement de la guerre franco-prussienne en juillet 1870, l’Association internationale des Travailleurs a réagi vigoureusement pour dénoncer la fureur guerrière dans laquelle la bourgeoisie européenne entraînait le prolétariat. Les deux Adresses du Conseil général de l’Association internationale des travailleurs sur la guerre franco-allemande, rédigées par Karl Marx, sont une défense implacable de l’internationalisme prolétarien. La Troisième Adresse, plus connue sous le titre de La guerre civile en France, rédigée également par Marx, toujours au nom du conseil général de l’AIT, forme l’analyse la plus profonde et la plus riche que le mouvement ouvrier a pu produire sur cet épisode. Nous publions ci-dessous un des extraits les plus significatifs dans lequel Marx dévoile l’essence prolétarienne et révolutionnaire de l’événement. Bien loin d’entretenir les illusions sur un prétendu mouvement républicain et démocratique dans la droite ligne de la Révolution française, Marx défend ici le caractère inédit et original de la Commune à l’échelle de l’histoire.
Karl Marx, La guerre civile en France, chapitre III, 1871.
“C’est le sort ordinaire des créations historiques entièrement nouvelles d’être prises par erreur pour la contre-partie de formes anciennes ou même disparues de la vie sociale avec lesquelles elles ont quelques points de ressemblance. Les uns ont vu dans cette Commune nouvelle, qui brise la puissance de l’État moderne, une reproduction des Communes du Moyen-âge qui d’abord précédèrent le pouvoir central et plus tard en devinrent la base. D’autres ont pris la Constitution communale pour une tentative de fractionner en une fédération de petits États, idéal de Montesquieu et des Girondins, cette unité de grandes nations qui, engendrée jadis par la force politique, est devenue aujourd’hui un puissant coefficient de la production sociale. L’antagonisme de la Commune contre l’État a été interprété comme une forme excessive de l’ancien combat contre la centralisation à outrance. […] La multiplicité des interprétations auxquelles la Commune a donné lieu et la multiplicité des intérêts qui se réclamaient d’elle montrent que c’était une forme de gouvernement tout à fait expansive, tandis que toutes les formes antérieures étaient essentiellement répressives. Son vrai secret le voici. La Commune était essentiellement le gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte contre la classe qui produit et qui exploite, la forme politique enfin découverte grâce à laquelle on arrivera à l’émancipation du travail. […] Oui, messieurs, la Commune prétendait abolir cette propriété à une classe qui fait du travail de tous la fortune de quelques-uns ! Elle voulait exproprier les expropriateurs, elle voulait faire de la propriété individuelle une vérité par la transformation des moyens de production, la terre et le capital, aujourd’hui instruments tout-puissants d’asservissement et d’exploitation du travailleur, en de simples instruments de travail libre et associé. Mais c’est là du communisme, du communisme “impossible”. Eh quoi ! Est-ce que les membres des classes dominantes qui sont assez intelligents pour voir que le système actuel n’est pas durable – et ils sont nombreux – ne sont pas devenus les malencontreux et bruyants apôtres de la production coopérative ? Si la production coopérative ne doit pas pas rester une chimère et un piège, si elle doit remplacer le système capitaliste, si les sociétés coopératives réunies doivent régler la production nationale sur un plan commun en la plaçant sous leur propre contrôle et mettre fin à l’anarchie constante et aux convulsions périodiques, conséquences fatales de la production capitaliste, que serait-ce, messieurs, sinon du communisme, du communisme “possible” ?”
Comme l’indiquait Marx dans les dernières lignes de La guerre civile en France, “le Paris des travailleurs avec sa Commune sera à tout jamais célébré comme le glorieux précurseur d’une société nouvelle.” La vague révolutionnaire mondiale qui se leva après la prise du pouvoir par le prolétariat en Octobre 1917 en Russie donna raison aux prospectives de Marx 45 ans plus tôt. Les prolétaires de Russie, se plaçant dans les pas des Communards, portèrent l’expérience révolutionnaire bien plus loin. Comme les ouvriers parisiens de 1871, le prolétariat de Russie, en parvenant à s’emparer du pouvoir, devait s’affronter à la question de l’État. C’est pour cette raison pratique que Lénine éprouva la nécessité de se replonger dans les acquis théoriques produits par le mouvement marxiste et en particulier les leçons tirées par l’Association internationale des travailleurs, sous la plume de Marx, dans les différentes Adresses mentionnées plus haut. La brochure de Lénine, intitulée L’État et la révolution, attribue une place significative aux leçons de la Commune, preuve supplémentaire du legs inestimable laissé par l’assaut révolutionnaire parisien de 1871. Contrairement à ce que prétendent bon nombre d’historiens et d’intellectuels, la Commune n’était en rien “la dernière révolution du XIXe siècle” mais un mouvement annonciateur de la force révolutionnaire qu’allait déployer le prolétariat dès lors que les conditions historiques seraient favorables pour la victoire de la révolution mondiale. Par conséquent, comme le montre l’extrait ci-dessous, l’avant-garde révolutionnaire s’appuya sur l’expérience des combats passés pour faire face aux défis auxquels la classe ouvrière était confrontée.
Lénine, L’État et la révolution, “chapitre III : L’expérience de la Commune de Paris (1871). Analyse de Marx”, 1917
“1. En quoi la tentative des communards est-elle héroïque ?
On sait que, quelques mois avant la Commune, au cours de l’automne 1870, Marx avait adressé une mise en garde aux ouvriers parisiens, s’attachant à leur démontrer que toute tentative de renverser le gouvernement serait une sottise inspirée par le désespoir. Mais lorsque, en mars 1871, la bataille décisive fut imposée aux ouvriers et que, ceux-ci l’ayant acceptée, l’insurrection devint un fait, Marx, en dépit des conditions défavorables, salua avec le plus vif enthousiasme la révolution prolétarienne. Il ne s’entêta point à condamner par pédantisme un mouvement, comme le fit le tristement célèbre renégat russe du marxisme, Plékhanov, dont les écrits de novembre 1905 constituaient un encouragement à la lutte des ouvriers et des paysans, mais qui, après décembre 1905, clamait avec les libéraux : « II ne fallait pas prendre les armes. »
Marx ne se contenta d’ailleurs pas d’admirer l’héroïsme des communards « montant à l’assaut du ciel », selon son expression. Dans le mouvement révolutionnaire des masses, bien que celui-ci n’eût pas atteint son but, il voyait une expérience historique d’une portée immense, un certain pas en avant de la révolution prolétarienne universelle, un pas réel bien plus important que des centaines de programmes et de raisonnements. Analyser cette expérience, y puiser des leçons de tactique, s’en servir pour passer au crible sa théorie : telle est la tâche que Marx se fixa. La seule “correction” que Marx ait jugée nécessaire d’apporter au Manifeste communiste, il la fit en s’inspirant de l’expérience révolutionnaire des communards parisiens. La dernière préface à une nouvelle édition allemande du Manifeste communiste, signée de ses deux auteurs, est datée du 24 juin 1872. Karl Marx et Friedrich Engels y déclarent que le programme du Manifeste communiste « est aujourd’hui vieilli sur certains points ».
« La Commune, notamment, a démontré, poursuivent-ils, que la « classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre la machine de l’État toute prête et de la faire fonctionner pour son propre compte.""…
Les derniers mots de cette citation, mis entre guillemets, sont empruntés par les auteurs à l’ouvrage de Marx La Guerre civile en France. Ainsi, Marx et Engels attribuaient à l’une des leçons principales, fondamentales, de la Commune de Paris une portée si grande qu’ils l’ont introduite, comme une correction essentielle, dans le Manifeste communiste. Chose extrêmement caractéristique : c’est précisément cette correction essentielle qui a été dénaturée par les opportunistes, et les neuf dixièmes, sinon les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des lecteurs du Manifeste communiste, en ignorant certainement le sens. Nous parlerons en détail de cette déformation un peu plus loin, dans un chapitre spécialement consacré aux déformations. Qu’il nous suffise, pour l’instant, de marquer que l'“interprétation” courante, vulgaire, de la fameuse formule de Marx citée par nous est que celui-ci aurait souligné l’idée d’une évolution lente, par opposition à la prise du pouvoir, etc.
En réalité, c’est exactement le contraire. L’idée de Marx est que la classe ouvrière doit briser, démolir la « machine de l’État toute prête », et ne pas se borner à en prendre possession.
Le 12 avril 1871, c’est-à-dire justement pendant la Commune, Marx écrivait à Kugelmann :
« Dans le dernier chapitre de mon 18-Brumaire, je remarque, comme tu le verras si tu le relis, que la prochaine tentative de la révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici, mais à la briser. (Souligné par Marx ; dans l’original, le mot est zerbrechen). C’est la condition première de toute révolution véritablement populaire sur le continent. C’est aussi ce qu’ont tenté nos héroïques camarades de Paris » (Neue Zeit, XX, 1, 1901-1902, p. 709). Les lettres de Marx à Kugelmann comptent au moins deux éditions russes, dont une rédigée et préfacée par moi. »
« Briser la machine bureaucratique et militaire" : en ces quelques mots se trouve brièvement exprimée la principale leçon du marxisme sur les tâches du prolétariat à l’égard de l’État au cours de la révolution.”
Après plus d’un an de pandémie mondiale, des milliers de personnes perdent encore chaque jour la vie. Alors que la situation demeure préoccupante en Europe, une nouvelle “vague” submerge déjà l’Amérique latine et le sous-continent indien. Officiellement, le Covid-19 aura, à ce jour, coûté la vie à plus de 3 millions de personnes, mais il est de notoriété publique que certains États, comme la Chine ou de nombreux pays d’Afrique, ont considérablement sous-évalué le nombre de décès et que les “dommages collatéraux” (dus aux reports d’opération ou aux patients renonçant à se faire soigner, par exemple) n’ont pas été intégrés aux statistiques officielles des grandes démocraties.
Quant aux campagnes de vaccination, elles demeurent empêtrées dans un chaos logistique effarant : entre les conflits totalement irrationnels entre États pour mettre la main sur les stocks disponibles et les vaccins douteux (comme ceux des laboratoires chinois), le “bout du tunnel”, comme se plaît à le répéter le gouvernement français, est encore loin. Si la production de vaccins commence lentement à s’accélérer dans les pays centraux du capitalisme, beaucoup de zones périphériques en seront privées encore longtemps, augmentant encore le risque de voir émerger de nouveaux variants meurtriers et de nouvelles “vagues” résistantes aux vaccins actuellement déployés. La flambée de contaminations au Brésil, en Europe ou en Inde, et la multiplication consécutive des variants font, d’ailleurs, craindre la pire des catastrophes.
À la gestion lamentable de la pandémie s’ajoute l’ombre de la crise. Les mesures de “confinement” n’ont bien sûr pas cessé, plongeant des millions de personnes dans une détresse économique, sociale et psychologique d’une rare intensité. La récession économique est sans commune mesure depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : le PIB mondial a chuté de 3,4 % en 2020 selon l’OCDE. Trois fois plus qu’après la crise de 2008 ! Inévitablement, les licenciements se multiplient et le chômage explose. Les populations les plus fragiles (les chômeurs, les précaires, les personnes âgées sans ressource, les sans-papiers, les étudiants…) sont non seulement les plus touchées par la pandémie, mais voient aussi leurs conditions d’existence déjà difficiles se dégrader davantage.
Les mesures économiques d’urgence d’une ampleur exceptionnelle (les États-Unis ont décidé d’injecter plus de 4,000 milliards dans l’économie) ont, pour le moment, permis de freiner quelque peu la catastrophe dans les pays les plus riches. Mais, déjà, sans prendre en compte le risque de voir se répandre un nouveau variant incontrôlable ou de voir les États répondre à nouveau aux crises sanitaire et économique sans aucune concertation, (1) la “reprise” s’annonce poussive, particulièrement en Europe et en Amérique latine. La crise, avec son cortège de chômage de masse, d’attaques et de misère, est encore devant nous !
L’ensemble des États se sont révélés incapables de faire face à la situation et se sont vautrés dans le chacun-pour-soi le plus irrationnel. Alors que chaque pays cherchait à mettre en place sa politique sanitaire, en espérant limiter la casse sur le plan économique par rapport aux concurrents, les institutions internationales comme l’OMS, censée “rationaliser” un tant soit peu les rapports entre nations concurrentes pour éviter une telle situation de chaos, ont été mises de côté sans ménagement. Alors que les laboratoires pharmaceutiques auraient au moins dû mutualiser leurs moyens pour développer un vaccin le plus rapidement possible, (2) nous avons assisté à une déplorable guerre entre États à la fois dans la “course au vaccin” mais également dans la distribution : quand le Royaume-Uni, par exemple, faisait son maximum pour retenir ses vaccins sur son territoire, la Chine ou la Russie inondaient les pays pauvres avec leur potion magique douteuse à des fins ouvertement impérialistes.
La France, qui s’enorgueillissait, au début des années 2000, de posséder le “meilleur système de santé du monde” et des laboratoires parmi les plus prestigieux, s’est révélée être l’un des pays les plus en difficulté. Mais, contrairement à la propagande concentrant les critiques sur la gestion à coups de menton du président de la République, et bien que le gouvernement ait parfois fait preuve d’un amateurisme déconcertant, il est clair que la bourgeoisie française, comme dans l’ensemble des États, est surtout empêtrée dans les contradictions du système capitaliste.
La capacité de la bourgeoisie à faire face à ce type de crise est de plus en plus réduite. Dans la concurrence acharnée que se livre chaque nation, les gouvernements successifs ont dû opérer partout des coupes budgétaires pour maintenir la compétitivité de l’appareil productif national, pour diminuer les charges des entreprises privées ou accroître la rentabilité des entreprises publiques. Le secteur de la santé n’a pas été épargné : en une vingtaine d’années, le nombre de lits d’hôpitaux a diminué de 100,000 (3) alors que la population augmentait de plus de 5 millions sur la même période ! Les coupes budgétaires dans la recherche et la diminution du personnel médical n’ont jamais cessé. Même les stocks de masques ont fait l’objet d’économies drastiques, obligeant le gouvernement à des contorsions grotesques pendant de nombreux mois afin de dissimuler le fait que l’État n’était plus en mesure de protéger la population. La bourgeoisie a ainsi dû affronter une pénurie, non seulement de masques, mais aussi de tests, de respirateurs et même de seringues au début de la campagne de vaccination !
Cette dernière s’est d’ailleurs révélée être une véritable catastrophe. Alors que l’Union européenne comptait en partie sur les vaccins français et que le gouvernement avait tout misé sur leur production, l’État français s’est trouvé impuissant dans la “course au vaccin”. Tandis que la recherche recule, les “cerveaux” (dans le secteur pharmaceutique mais dans bien d’autres également) fuient depuis de nombreuses années à l’étranger en quête de meilleures rémunérations et de meilleures conditions de travail, rendant des fleurons, comme l’Institut Pasteur, incapables de rivaliser avec les grands laboratoires étrangers. Cet échec illustre à quel point la France tend désormais à être reléguée au second rang parmi les grandes puissances.
La campagne de vaccination, affaiblie par l’absence de vaccins français, s’est empêtrée dans un incroyable chaos logistique. Entre la pénurie de doses, de super-congélateurs, de personnels et de seringues, la bureaucratie française a fait la démonstration de sa lourdeur et de sa lenteur proverbiale. Nous avons ainsi assisté à une véritable guérilla entre les différents échelons de l’administration : les Régions, les Départements, voire les communes se sont écharpés pour mettre la main sur quelques doses. Même au sommet de l’État, les différents ministères sont régulièrement en concurrence pour obtenir des vaccins supplémentaires.
Cette cacophonie, le gouvernement n’a cessé de l’alimenter. N’ayant à sa disposition que la méthode moyenâgeuse du confinement pour lutter contre la pandémie, Macron et sa fine équipe se sont trouvés coincés entre, d’un côté, la nécessité de “faire tourner l’économie”, limiter les dégâts psychologiques de l’arrêt de la vie sociale et, de l’autre, éviter l’implosion du système de santé. La bourgeoisie a ainsi dû naviguer à vue et s’est prise plusieurs fois les pieds dans le tapis en annonçant des confinements qui n’en avaient que le nom et des mesures de contrôle ubuesques avant de rétropédaler à la dernière minute. C’est ce que le gouvernement appelle une “politique pragmatique”. Il a fini par se contenter de mesures visant à “vivre avec la pandémie” en acceptant cyniquement des centaines de morts par jour, tout en cherchant à éviter l’explosion des cas et la saturation des hôpitaux.
Mais le pari de Macron, fin janvier, qui s’est obstiné, contre l’avis de tous les spécialistes et contrairement à la grande majorité des pays voisins, à ne pas confiner, s’est transformé en véritable fiasco : face à une nouvelle explosion des contaminations, les services de réanimation ont à nouveau étés saturés ! À ce jour, plus de 30,000 personnes sont hospitalisées.
Ce faisant, le président français, chantre de la “lutte contre le populisme”, a fini par apporter sa petite contribution à la remise en cause de la science et ne s’est pas privé de lancer publiquement des fake news éhontées pour tenter de justifier sa politique et freiner son discrédit.
Macron et ses ministres répètent néanmoins à longueur de journée qu’ils ont “tiré les leçons de cette douloureuse expérience”, que “rien ne sera comme avant”. Quel mensonge ! Alors que la pandémie fait encore rage, les lits d’hôpitaux ne cessent encore d’être supprimés. Les conditions de travail du personnel médical demeurent épouvantables : même les internes sont parfois contraint de travailler jusqu’à 90 h par semaine. Les démissions, les burn out et les suicides à l’hôpital ont explosé !
Mais le personnel soignant n’est pas la seule victime de la gestion calamiteuse de la pandémie : tandis que les étudiants ou les personnes âgées croupissent dans la solitude et bien souvent la misère, la bourgeoisie exerce une énorme pression sur les salariés afin d’accroître les cadences de travail et les contraindre à prendre tous les risques pour aller travailler. Le gouvernement s’est ainsi refusé pendant plusieurs mois à fermer les établissements scolaires au nom de “l’égalité des chances” et de la “lutte contre le décrochage scolaire”. Bien sûr, la bourgeoisie a besoin de former un minimum sa main d’œuvre, mais il n’a échappé à personne que le “décrochage scolaire” n’était qu’un prétexte mensonger pour envoyer les parents au turbin.
La bourgeoisie sait parfaitement que les conditions qui ont contribué à la gestion désastreuse de la pandémie n’ont pas disparu et se sont même considérablement renforcées ces derniers mois. Elle sait aussi que face à la crise et aux attaques, la classe ouvrière finira tôt ou tard par réagir. C’est pour cette raison qu’elle ne cesse de diviser les prolétaires en opposant les jeunes “irresponsables” aux vieux “égoïstes”, les travailleurs “en première ligne” aux télétravailleurs “privilégiés”… Pour lutter contre le capitalisme à bout de souffle, devenu une entrave même à la sécurité sanitaire de l’humanité, la classe ouvrière devra au contraire cultiver sa solidarité et son unité !
EG, 17 avril 2021
1 ) Même si, ponctuellement, on a pu voir l’Union européenne tenter une approche plus collective dans la réponse à la crise économique.
2 ) À défaut d’avoir effectué les recherches en amont. Rappelons que la France avait, dès 2004, presque abandonné les recherches sur les coronavirus jugées trop peu rentables. (Cf. “Face aux coronavirus, énormément de temps a été perdu pour trouver des médicaments [133]”, Le Monde du 29 février 2020).
3 ) Cf. le Panorama de la DRESS de 2019 [134] et un rapport de la DRESS publié la même année [134].
Après des mois de blackout, le gouvernement, par la bouche du président Macron, a dû officiellement reconnaître l’ampleur de la détresse psychologique d’une grande partie de la population lors d’une visite, le 14 avril, à l’hôpital de Reims. La réalité, c’est une augmentation considérable de la consommation d’antidépresseurs (au point d’engendrer des ruptures de stock), des hospitalisations en psychiatrie et même des suicides.
Serge Hefez, responsable dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, a ainsi affirmé le 31 janvier aux micros de France Info : “On est dans une vague en psychiatrie”, n’hésitant pas à parler d’une population traumatisée. Concrètement, le recours aux urgences psychiatriques a augmenté de 40 % en 2020, et la tendance est encore pire pour 2021.
Tel est le lourd tribut payé par toutes les couches de la société suite aux mesures prises par la bourgeoisie incapable d’endiguer la propagation du Covid-19 autrement que par l’enfermement et l’isolement. Cette situation est d’autant plus dramatique que tout le secteur de la santé mentale, particulièrement l’hôpital psychiatrique, a été sacrifié depuis des décennies sur l’autel des “économies nécessaires”. Les services de psychiatrie ressemblent aujourd’hui à des hospices du tiers-monde : manque de personnel criant et infrastructures délabrées. Ainsi, à Reims, lors de la visite du chef de l’État, la responsable du service de pédopsychiatrie a affirmé devant les caméras : “Il faudrait doubler, voire tripler les effectifs”, précisant que les consultations avaient doublé depuis septembre ! Dans ce service, il faut huit mois d’attente pour obtenir un rendez-vous… pour un enfant en souffrance !
L’aumône de 100 euros accordé par le chef de l’État, sous le nom de “chèques psy”, aux étudiants les plus en détresse, au prix de démarches administratives infernales, est en fait une insulte au regard de la destruction de tout le système de soin qui se poursuit et de la paupérisation en cours des nouvelles générations précarisées. La jeunesse est effectivement brutalement et particulièrement frappée par la situation. Le confinement, les couvre-feux successifs et la fermeture des universités, engendrent une atomisation insupportable. Ajouter à cela, la disparition des “jobs étudiants”, accroissant la précarité et mettant une bonne partie de la jeunesse devant des difficultés économiques insurmontables. Autant d’éléments qui affermissent la peur d’un avenir de plus en plus sombre.
L’isolement a également signifié, pour des dizaines de milliers de personnes âgées, mourir dans la solitude. L’interdiction d’accompagner ses proches en fin de vie est un traumatisme pour d’innombrables familles. C’est la funeste conséquence de l’absence de moyens humains et matériels dans les maisons de retraite délaissées depuis des décennies également. Il faut se rappeler des grèves menées par le personnel des EHPAD durant de très longs mois en 2018 parce qu’ils n’avaient pas la capacité de s’occuper dignement des pensionnaires. Ces milliers de morts dans la solitude sont la négation de ce qui a fondé l’humanité : accompagner vers le trépas, enterrer et honorer les défunts. Rien de tout cela aujourd’hui : on meurt seul et on enterre en catimini. Le capitalisme prouve une nouvelle fois qu’il est l’antithèse de ce que sont l’humanité et ses besoins.
Quant à ceux qui balancent entre deux âges et qui ont un emploi, ils ont subi une autre forme de torture : devoir monter dans des transports en commun bondés, protégés par le seul discours mensonger de l’État (“Dans les transports, vous ne craignez rien”) ; être obligés de travailler deux fois plus pour compenser le manque de personnels jusqu’à l’épuisement (dans les hôpitaux, les écoles, les bureaux, les supermarchés, partout…) ; voir sa vie réduite au plus strict “boulot-métro-dodo”, le couvre-feu arrivant souvent avant la fin même de la journée de travail…
Le plus inacceptable est sans doute l’irrationalité et les contradictions des mesures adoptées par le gouvernement. Ne portez pas de masques / Portez un masque ! Les enfants ne sont pas contaminants / Les contaminations explosent, on ferme les écoles ! Cas contact : restez chez vous / Cas contact : impossible de se faire reconnaître comme tel par l’employeur ! Faites-vous vacciner / Il n’y a pas de vaccin ! On ne confinera plus jamais / On reconfine !, etc., etc.
Cette incurie, cette politique au jour le jour (“pragmatique”, prétendent-ils) engendre une insécurité et une incertitude permanentes particulièrement insupportables psychologiquement.
Cette incurie de la bourgeoisie, qui n’a aucun intérêt à engendrer ce chaos, elle le produit tout de même parce que son système est de plus en plus ingérable, révèle une nouvelle fois avec force que le capitalisme est décadent, qu’il n’a plus aucune perspective à offrir à l’humanité. Car au fond, c’est bien cette absence de perspective, ce no future, qui est le plus insupportable et effrayant.
L’idée grandit qu’après cette pandémie, ce sera une autre plaie : une nouvelle épidémie, l’accélération de la crise économique, la destruction accélérée de la planète, une catastrophe industrielle liée aux délabrements des infrastructures…
Il n’y a qu’un avenir possible pour mettre fin aux souffrances croissantes engendrées par ce système d’exploitation inhumain et obsolète : le développement de la lutte de classe, une lutte porteuse de solidarité, de liens sociaux et d’espoirs.
Jacques, 17 avril 2021
Comme partout, depuis l’irruption du Covid-19, la pandémie conditionne la vie politique de la bourgeoisie en la rendant plus difficilement gérable pour les gouvernants et pour les différents appareils politiques nationaux qui subissent de plein fouet le poids de la décomposition du capitalisme. Ceci est particulièrement vrai en France où, depuis le début de la pandémie, s’étale, sans discontinuer, l’incurie du gouvernement Macron. Sa gestion de la crise est ouvertement jugée calamiteuse par la presse bourgeoise et dénoncée comme un fiasco, voire un scandale d’État, par le grand public. Les partis traditionnels ont perdu leurs “recettes idéologiques” et leur attractivité d’antan qui leur permettaient de mystifier facilement les électeurs et les militants en leur promettant plus de “démocratie”, d’ “égalité”, de “prospérité”, etc. Aujourd’hui, ces slogans, dans la bouche de partis qui n’ont cessé d’accompagner la crise et dégrader les conditions de vie des exploités, n’ont plus aucune crédibilité.
Il leur reste cependant l’arme des gros mensonges et des “coups” (de communication) pour tenter d’accéder ou se maintenir au pouvoir. De fait, la vie des partis bourgeois ressemble de plus en plus à celle des mafieux défendant des intérêts claniques et des carrières personnelles. Ce n’est pas par hasard si Hollande a qualifié de “hold up” l’élection de Macron en 2017, car cela correspond à la mentalité de gangs du milieu politique de la classe dominante.
Les tendances au chacun-pour-soi se sont également renforcées avec la pandémie. Après quelques semaines d’ “union nationale”, les partis d’opposition ne pouvaient pas abandonner “l’espace médiatique” à Marcon et ont tiré à boulets rouges sur le gouvernement à des fins strictement électoralistes, discréditant davantage son action. On a ainsi pu voir des barons locaux (présidents de Région, de Département…) s’opposer ouvertement aux mesures sanitaires du gouvernement, voire lui mettre des bâtons dans les roues, ajoutant ainsi à la cacophonie et au chaos logistique ambiant.
C’est avec le même état d’esprit que les partis s’agitent aujourd’hui dans la perspective de la présidentielle de 2022 et ce, alors que la bourgeoisie se retrouve encore plus fragilisée qu’il y a cinq ans face au danger que fait peser sur les intérêts globaux du capital français, l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national (RN), représentant des fractions les plus arriérées de la bourgeoisie française. En cela, les élections départementales et les régionales de juin 2021, alors que le risque épidémique est encore très élevé, visent à fourbir les armes pour tenter de repousser une nouvelle percée populiste dans le paysage politique de la bourgeoisie. Dès lors, les grandes manœuvres en vue des prochaines échéances électorales ont déjà commencé !
La bourgeoisie française avait su repousser le danger populiste avec la victoire de Macron et son mouvement La République en Marche (LREM). Mais le retour de bâton ne s’est pas fait attendre puisque cette fraction de l’appareil politique, très inexpérimentée, fait preuve d’un amateurisme effarant, enchaînant les erreurs politiques et les couacs avec des dissensions fréquentes à l’intérieur même du gouvernement. Des ministres s’écharpent jusque dans la presse sur des sujets aussi sensibles que la politique sanitaire ou les orientations économiques face à la crise, obligeant Macron a de sévères “recadrages” afin d’asseoir une autorité qu’il a encore du mal à imposer.
D’autre part, cette formation souffre d’un cruel manque d’implantation sur le territoire national, comme le soulignent les résultats des dernières municipales. Au niveau du parti, c’est l’effritement régulier des effectifs, y compris au parlement où pas moins de 45 députés ont quitté LREM en entraînant la perte de sa majorité absolue à l’Assemblée. Là encore, son allié du Modem a profité de l’occasion pour avancer ses pions et négocier des postes, comme son chef, François Bayrou, nommé Haut-commissaire au plan alors qu’il est encore sous le coup d’une mise en examen pour “complicité de détournement de fonds publics”…
En somme, il y a bien un affaiblissement du camp Macron, ce qui ne va pas sans conséquences sur les perspectives électorales et la capacité de la bourgeoisie à maintenir au sommet de l’État les fractions les plus clairvoyantes de l’appareil politique qui sont confrontées à la tendance dominante au “dégagisme”, au mécontentement et au désarroi des électeurs.
Le RN, parti populiste notoire, s’est justement nourri du mécontentement suscité par la gestion de la pandémie, en particulier auprès de la petite bourgeoisie comme les commerçants, artisans et certaines professions libérales dont les activités subissent les effets négatifs des restrictions sanitaires (confinement, couvre-feu, perte de clientèle et de bénéfices…). Aussi, Marine Le Pen affine sa stratégie pour l’élection présidentielle, à commencer par gommer les aspects les moins “vendables” de son programme de 2017. Son nouveau discours s’en éloigne donc à plusieurs niveaux : par exemple pour les “accords de Schengen”, Marine Le Pen dit maintenant “réfléchir dans le cadre d’un esprit européen” ; pour la dette publique, elle est désormais pour son remboursement au nom de la responsabilité de l’État, et bien sûr, il n’est plus question d’abandonner la monnaie unique européenne. En clair, le RN vise à élargir son électorat en ciblant la droite “modérée”.
Il faut dire que Macron est devenu lui-même un facteur actif de la montée en puissance du populisme. Dans son chemin de croix pour se maintenir au pouvoir, Macron n’hésite plus à reprendre les ficelles démagogiques de sa concurrente : “islamo-gauchisme”, “séparatisme”, “reconquête républicaine face à la délinquance”, LREM reprend sans vergogne toutes les thématiques anti-immigrés du RN. Le sinistre ministre de l’Intérieur, Darmanin (qui en connaît un rayon en matière de délinquance, lui qui doit répondre de plusieurs plaintes pour viol et harcèlement), a même pu lancer nonchalamment à Le Pen : “je vous trouve molle, un peu branlante”.
Macron et son gouvernement multiplient également les fakes news les plus éhontées. LREM n’a ainsi pas hésité à colporter une étude complètement bidon plaçant la France au quatrième rang des pays les plus respectueux de l’environnement. Récemment encore, Macron affirmait mensongèrement que les épidémiologistes s’étaient trompés dans leur projection, alors que lui avait comme prédit l’avenir. Et que dire des statistiques arrangées comme il faut et des graphiques trompeurs que les ministres présentent chaque jour à la télévision pour donner à leur improvisation permanente une image “pragmatique” et “scientifique”. Ce faisant, c’est au sommet de l’État qu’on alimente la méfiance à l’égard de la science très prégnante dans l’électorat du RN.
Si Macron n’est pas encore écarté de la course à la présidentielle, son affaiblissement représente un réel danger de voir Marine Le Pen entrer à l’Élysée, ce à quoi la plupart des fractions de la bourgeoisie se refusent, d’autant que l’exemple de Trump est encore dans tous les esprits. Mais la bourgeoisie a de plus en plus de mal à faire émerger un candidat alternatif pour contrer le populisme.
Les Républicains (LR) demeurent très fragilisés et courent après un leader rassembleur, mais personne n’arrive à faire consensus, à tel point que certains rêvaient d’un retour de l’ex-grand chef Sarkozy, jusqu’au 1er mars dernier, date du verdict du tribunal correctionnel le condamnant à trois ans d’emprisonnement, dont un an ferme, pour délits de “corruption active et de trafic d’influence”. Cette condamnation s’est immédiatement traduite par une recrudescence de la concurrence acharnée chez les prétendants de la droite à la présidentielle (que sont Bertrand, Retailleau, Wauquiez, Pécresse ou encore Barnier). Largement concurrencé par la politique mise en place par LREM, ce parti d’opposition file tout droit sur le terrain traditionnel du RN avec un discours de plus en plus sécuritaire, anti-immigrés, antimusulmans, etc. LR se trouve ainsi coincé entre l’enclume macroniste et le marteau lepeniste.
Face aux perspectives électorales annonçant une nouvelle débâcle pour les partis de gauche, PS, EELV et les autres esquissent une nouvelle alliance pour tenter de sortir du coma dans lequel ils sont plongés depuis quatre ans. Dans ce contexte, un élément d’actualité a semblé accélérer le processus de l’union à gauche : le débat entre Darmanin et Le Pen se concluant par une “dédiabolisation” concrète de cette dernière par le ministre de l’Intérieur. Du coup, toute la gauche en tire argument pour affirmer que désormais Macron n’est plus un obstacle à l’arrivée du RN au pouvoir mais qu’il lui offre un boulevard. Depuis lors, divers sondages indiquent qu’une majorité des électeurs de gauche qui avaient voté Macron au deuxième tour en 2017 disent aujourd’hui qu’ils n’iront pas voter pour lui afin de faire barrage à Le Pen. De fait, la gauche semble avoir trouvé là un petit tremplin de circonstance pour tenter de se reconstruire. D’où la réunion organisée samedi 17 avril à Paris avec la participation d’une vingtaine d’organisations dont les résultats sont jugés “très positifs” par les porte-parole. L’issue de cette tentative d’union reste cependant incertaine tant les rancunes, les conflits d’ego et les ambitions sont également très tenaces à gauche.
En dernier recours, la bourgeoisie n’exclut pas, non plus, un scénario à l’italienne avec la construction d’attelages hétérogènes ou l’émergence d’une personnalité plus ou moins charismatique (comme Édouard Philippe) réunissant autour d’elle divers composantes de l’appareil politique. Mais la bourgeoisie est consciente qu’une telle solution ne ferait qu’accelerer les tendances à la perte de contrôle du jeu politique.
Ce branle-bas de combat démontre bien que la bourgeoisie tente de mettre toutes les cartes de son côté pour éviter une victoire de l’extrême droite, ce qui provoquerait une très forte instabilité politique et un approfondissement du chaos dans un des pays les plus développés d’Europe.
Fabien, 22 avril 2021
Les jeunes sont “responsables de la propagation du Covid-19”, voilà ce qu’affirmait, en août 2020, l’OMS et, derrière elle, toutes les bourgeoisies et tous les médias de la planète. En France aussi donc, et sans honte, Macron & co. ont dénoncé le prétendu égoïsme des jeunes, braquant tous les projecteurs sur le moindre rassemblement festif. Évidemment, il y a là une grosse ficelle, celle de tenter de masquer les vraies causes de l’hécatombe : la gestion anarchique de la pandémie au niveau international, chaque nation agissant en solo, à l’image de la guerre des masques et des vaccins, la destruction des systèmes de soin depuis des décennies engendrant une insuffisance du nombre de lits, de médecins, d’infirmiers, d’aide-soignants, etc. Mais cette mise en accusation de la jeunesse cache aussi une attaque idéologique plus sournoise et plus profonde. Par son discours, la bourgeoisie tente de distiller dans les veines de la classe ouvrière le poison de la division.
Parallèlement, la classe dominante a mis en avant son hypocrite préoccupation pour la “génération sacrifiée”, pour, cette fois, dresser les jeunes contre les vieux. Selon cette façon de voir, les vieux devraient être les seuls à devoir se confiner puisqu’ils courent le plus de risque de mourir. Des débats à la télévision ont même eu lieu sur le thème : “est-il normal que toute la société se fige alors qu’il suffirait d’isoler les vieux ?”
À l’image de son système, voilà ce que la bourgeoisie a à offrir : la division et la concurrence, la guerre de tous contre tous, le chacun-pour-soi ! Et le capitalisme n’a donc rien de plus en horreur que la solidarité ouvrière. La bourgeoisie saisit chaque occasion pour tenter d’enfoncer des coins, diviser et diviser encore, rejouant à l’écœurement la guerre des générations, afin d’amoindrir ce qui fait la force de notre classe, la capacité à se serrer les coudes, à lutter les uns pour les autres.
En 2006, le gouvernement Villepin fait voter une loi contenant un nouveau contrat de travail, le “contrat première embauche” (CPE) qui s’adresse en particulier aux jeunes entrant sur le marché du travail et offrant à l’employeur la possibilité de rompre le contrat pendant les deux premières années, sans indemnité ni droit au chômage. Cette profonde précarisation des jeunes travailleurs soulève un mouvement de colère parmi notamment les étudiants qui, pour beaucoup, goûtent déjà à l’exploitation capitaliste à travers leurs “petits boulots”. Rapidement, le mouvement étudiant se voit rallié par les générations de travailleurs aussi bien en activité, qu’au chômage ou à la retraite, tous refusant de voir les jeunes soumis à des conditions de vie aussi précaires et angoissantes. C’est cette solidarité entre les générations de prolétaires qui va donner une dynamique particulière à la lutte et conduire le gouvernement à retirer cette disposition de la loi “Égalité des chances” (sic).
C’est aussi cette solidarité entre les générations qui s’est exprimée au cours d’une grève de trois jours à New York pendant la période de Noël 2005. Des employés du métro se sont dressés contre le projet de la direction d’attaquer le système de retraite en mettant en avant qu’ils se battaient avant tout pour ne pas “trahir ceux qui ne sont pas encore nés” et pour défendre l’avenir des futures générations de prolétaires.
Plus récemment, en France, à la rentrée 2019, un projet de loi de réforme des retraites produit un fort mouvement de rejet dans les rangs de la classe ouvrière, conduisant les syndicats à organiser, en décembre, une première journée de manifestations, qui sera suivie par plusieurs autres jusqu’au début de l’année 2020. Ces manifestations ont vu une fréquentation bien plus large que celle qui aurait pu être attendue. En effet, au-delà des travailleurs concernés par la réforme (en fait, les générations les plus jeunes), beaucoup d’ouvriers plus âgés, “échappant” à la réforme, mais aussi beaucoup de retraités, sont venus manifester leur colère et leur refus de voir les jeunes générations sacrifiées sur l’autel de la crise capitaliste.
Pour l’ensemble de l’humanité, la jeunesse symbolise le futur, la continuité de notre espèce et de la civilisation. Pour la classe ouvrière, porteuse d’une tâche historique révolutionnaire, c’est bien plus que cela. Les conditions subies et promises aux jeunes prolétaires sont un marqueur palpable de la dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière. Les vieux travailleurs qui ont sué toute une vie pour en retirer juste de quoi faire vivre leur famille refusent que les jeunes générations aient à subir des conditions encore pires. Pour la classe ouvrière, la jeunesse représente l’espoir de pouvoir transformer ce monde et quand on s’attaque à elle, on s’attaque à cet avenir. La solidarité entre les générations de prolétaires est alors capable d’orienter les luttes non pas seulement contre le présent et ses attaques immédiates, mais aussi pour le futur en vue de construire une autre société, lui donner une dynamique de transformation en profondeur du monde d’aujourd’hui pour construire celui de demain.
Il faut donc rejeter le poison de la division entre les générations distillé par la bourgeoisie, il faut développer les liens et la solidarité entre tous les secteurs et toutes les générations de la classe ouvrière. Particulièrement, la génération qui a signé le retour de la classe ouvrière à l’avant-scène de l’histoire en 1968 (après 50 ans de contre-révolution) et qui a accumulé dans les luttes des années 1970 et 1980 une précieuse expérience, doit en tirer des leçons indispensables et les transmettre aux nouvelles générations pour poursuivre le combat révolutionnaire de la classe ouvrière.
GD, 16 avril 2021
“N’oublions pas ce qui marche et fait notre fierté : aucun pays de l’Union européenne n’a autant laissé les écoles ouvertes que la France”, (1) claironnait fièrement Clément Beaune, secrétaire d’État chargé des affaires européennes. Effectivement, selon l’UNESCO, la France n’a fermé ses écoles que pendant 9,7 semaines au total contre 23,6 pour l’Allemagne, 25,9 pour le Royaume-Uni, 30 pour l’Italie ! “Comme je le dis depuis le début de cette crise, l’école n’est pas une variable d’ajustement, elle est fondamentale pour les enfants. […] On voit les dégâts que cela fait quand ils n’ont pas école. Pour le monde, cette crise sanitaire peut être une catastrophe éducative, j’essaie d’épargner ça à la France. […] Ça devient une exception française !” (2) J.M. Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, ne cesse de s’enorgueillir du souci du gouvernement pour le bien-être de la jeunesse. Tout serait donc fait pour que les enfants et les adolescents subissent le moins possible les affres de la pandémie.
Évidemment, il y a derrière ces déclarations, une claire volonté, à peine dissimulée, de maintenir les parents au travail. Mais pour autant, l’inquiétude de la bourgeoisie face à la déscolarisation et aux souffrances qui l’accompagnent, est bien réelle. D’abord, parce que le désœuvrement est source de potentiel chaos social, particulièrement pour les jeunes les plus en difficultés, à l’image des rixes entre bandes qui se sont multipliées ces derniers mois. Ensuite, parce que la baisse du niveau scolaire signifie aussi une future génération moins apte au travail et donc moins compétitive pour le capital. Enfin, parce que la hausse des souffrances psychiques représente un coût à venir pour l’État.
Le paradoxe, c’est que, malgré cette volonté affichée de préserver les jeunes, toutes les décisions prises depuis le début de la pandémie, hormis le seul fait de maintenir les écoles ouvertes, n’ont été que dans le sens d’accentuer le mal-être et l’isolement. L’État est bien incapable de prendre des décisions rationnelles, d’anticiper, de se donner les moyens pour que l’Éducation nationale soit à la hauteur des enjeux de la pandémie.
Concrètement, depuis la rentrée de septembre, le protocole sanitaire est plus que léger et les moyens alloués pour cela, inexistants :
– Pas de recrutements supplémentaires, que ce soit pour encadrer les élèves aux intercours ou pour remplacer les professionnels malades et absents. Conséquences : des lycées et collèges fonctionnent sans vie scolaire ou avec des salles de permanence pleines, faute de profs remplaçants ; des écoles qui restent ouvertes avec la moitié de l’effectif enseignant absent et non remplacé. Les élèves sont dispatchés dans les classes restantes déjà surchargées.
– Pas de moyens supplémentaires pour assurer le nettoyage et la désinfection des locaux, ni produits, ni moyens humains. Conséquence : les salles de classe ou encore les toilettes ne sont nettoyées parfois qu’une fois tous les deux jours, avec des classes qui changent de salles toutes les heures !
– Peu, voire parfois pas de gel hydro-alcoolique. Peu, voire pas de savons, ce qui était déjà le cas avant la pandémie. Accessibilité réduite, voire inexistante aux lavabos. Conséquence : le lavage régulier des mains devient très aléatoire, surtout dans les collèges et les lycées où les infrastructures ne sont pas du tout adaptées et le personnel manquant pour surveiller ces points d’eaux et les nettoyer.
– Une aération des locaux (prévue réglementairement toutes les 2 heures) très aléatoire, certaines salles n’ont d’ailleurs même pas d’ouverture possible.
– Absence totale de distanciation physique dans les cantines, alors que les restaurants sont fermés et les restaurants d’entreprises doivent prévoir 8 m2 par personne déjeunant dans leurs locaux !
– Non-application des mesures de base d’isolement. Si à la télévision, le ministre affirme la rigueur des protocoles, sur le terrain, les pressions sont très fortes pour taire les cas de Covid dans les classes, pour nier l’existence des cas contacts, etc. Parce que l’école doit rester ouverte, coûte que coûte.
Le résultat de cette absence totale de moyens et de mesures sérieuses a été l’explosion des contaminations dans toutes les écoles dès février 2021, à tel point que le gouvernement, après avoir maintenu durant des mois et contre toute vraisemblance que les enfants n’étaient pas contaminants, a dû se résoudre à fermer les établissements et mettre en place les cours à distance. D’ailleurs, cette “école virtuelle” a été, à elle seule, le symbole de l’incurie de la bourgeoisie. Le gouvernement a eu un an pour préparer son système scolaire et au premier jour de cours… tout a planté lamentablement ! Serveurs saturés, absence d’ordinateurs pour les enseignants (3) et les élèves, consignes inexistantes… mêmes les simples boites mails ne fonctionnaient pas ! Face à ce fiasco ridicule, le ministre de l’Éducation nationale a osé invoquer une cyberattaque criminelle russe, confinant ainsi au grotesque.
Mais cette situation chaotique et désastreuse n’est pas le seul fruit de la politique actuelle de Macron et de son gouvernement. Elle résulte de 40 ans de plans d’austérité et d’attaques successives et de dégradations continues des conditions de vie et de travail, sous les gouvernements de droite comme de gauche, à l’Éducation nationale comme partout ailleurs. Et demain, les mêmes attaques se poursuivront.
La justification martelée par le gouvernement, les partis d’oppositions, les syndicats, etc., selon laquelle l’ouverture des écoles “à tout prix” limiterait les “inégalités sociales” relève de la pure hypocrisie. Le système éducatif au sein de la société capitaliste est justement le creuset de la reproduction des inégalités et de l’exploitation entre les classes sociales. (4) Les salles surchargées, des journées oscillant entre 6 et 8 heures de cours quotidiens pour les élèves, le manque de personnel et de moyens de toute sorte, la logique de la concurrence et de la performance, voilà la réalité de “l’école de la République”. Une école qui ne vise qu’une seule chose : former des travailleurs adaptés aux rythmes industriels effrénés et des “citoyens” dociles et sans danger pour la pérennité de l’ordre social garant de l’exploitation. Comme l’affirmait l’un des fondateurs de l’école bourgeoise en France, Jules Ferry, dix ans après l’écrasement de la Commune de Paris dont il fût l’un des principaux acteurs, l’école doit avant toute chose inculquer une “morale d’État”. Le système éducatif écrase donc la jeunesse comme le lieu de travail écrase les salariés. Il n’est en rien le lieu de “l’esprit critique” et de la diffusion épanouissante du savoir mais l’atelier de formatage de la domination capitaliste.
Ginette, 19 avril 2021
1 ) “Écoles ouvertes par temps de Covid, “une exception française” controversée”, France 24, (17 mars 2021).
2 ) “Jean-Michel Blanquer : les écoles ouvertes, “une exception française dont il y a tout lieu d’être fiers””, France Inter (2 mars 2021).
3 ) Les enseignants ont reçu une prime dérisoire de 150 euros pour s’acheter le matériel nécessaire pour leur travail à la maison !
4 ) “Éducation : un conditionnement de la pensée au service du capital et de l’État”, Révolution internationale n° 466, (septembre-octobre 2017).
Il y a un an, Emmanuel Macron promettait pour l’hôpital “un plan massif d’investissement et de revalorisation de l’ensemble des carrières”, assurant apporter une réponse “profonde et dans la durée”. Alors, que s’est-il passé depuis ?
– Au Centre Hospitalier d’Aix-en-Provence, 60 lits de médecine et de chirurgie ont été fermés.
– Au Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Grenoble au 30 mars 2020, 43 lits de réanimation et 37 lits de soins critiques ont disparu. Des fermetures sont en cours de discussion à Voiron et à l’Hôpital Sud.
– À Lyon, à l’hôpital Edouard-Herriot, ont été fermés 59 lits de chirurgie, 15 lits de gériatrie, 47 lits de médecine.
– Au Centre Hospitalier Vinatier dans le Rhône, 151 lits ont été fermés.
– En région parisienne, la fusion des trois établissements hospitaliers de Juvisy, Longjumeau et Orsay va entraîner la fermeture 600 lits d’hospitalisations.
– À Paris, la fusion des hôpitaux Bichat (18e arrondissement) et Beaujon (Clichy) dans un hôpital unique à Saint-Ouen signifie de fait la fermeture de ces deux hôpitaux parisiens, après celles du Val-de-Grâce et de l’Hôtel-Dieu. Concrètement, cela va induire la suppression de 400 lits et de 1000 postes de travail !
– À Privas, la maternité a fermé.
– Au CHU de Reims, la fermeture de 184 lits est en cours.
– Au CHU de Nancy, 78 lits ont déjà été fermés et 204 postes de travail, tous grades confondus, ont déjà été supprimés sur l’objectif de 179 lits fermés et 598 postes supprimés d’ici 2024.
– Au CHU de Tours, la fermeture de 360 lits est programmée d’ici à 2026. (1)
À cette hécatombe s’ajoutent les conséquences désastreuses de la réforme de l’enseignement supérieur (Parcours sup) et de la réforme du premier cycle : le nombre de médecins en formation est en chute libre. Et que dire de la “nouvelle médecine” peu à peu mise en place : développement de la téléconsultation, notamment par la mise en place de télécabines dans les pharmacies ; explosion de l’hospitalisation à domicile ou en ambulatoire ; développement des droits d’exercice des pharmaciens et des infirmiers… sans formation ni rémunération supplémentaire.
Heureusement, cet été, les soignants ont tous reçu une belle médaille !
La colère des soignants est forcément immense face à cette incurie, ce mépris pour la vie, ces conditions de travail indignes auxquels ils sont quotidiennement confrontés. En pleine pandémie, l’ensemble de ces mesures sont tout simplement assassines.
Tout le secteur de la santé est dans un état de délabrement avancé. “L’uberisation de la médecine”, portée aujourd’hui par Macron, s’inscrit dans la continuité des plans d’économie menés par tous les gouvernements précédents, de droite comme de gauche, depuis quarante ans. Les hôpitaux psychiatriques sont, par exemple, devenus des établissements dignes du tiers-monde. Ce mépris pour la vie reflète la nature profonde de ce système : le capitalisme fonctionne pour le profit et par l’exploitation, et non pour satisfaire les besoins humains. Il ne s’agit donc pas d’un problème spécifique du secteur de la santé. Tous les travailleurs, du public comme du privé, de toutes les corporations, les chômeurs, les retraités, les étudiants précarisés sont frappés de plein fouet par la dégradation continue des conditions de vie. La lutte concerne toute la classe ouvrière. Ce n’est pas en se battant pour le statut de “sa” profession (infirmier, aide-soignant ou médecin,), pour “son” hôpital, pour “son” secteur d’activité que le prolétariat pourra établir un rapport de force permettant de freiner les attaques.
Ce poison de la division, ce piège classique tendu par la bourgeoisie pour mieux régner, les infirmières en ont déjà été victimes en 1988 et l’ont payé alors très cher, elles et toute la classe ouvrière impactée par cette défaite. C’est pour se souvenir de cet épisode de la lutte de classe en France, pour en tirer les leçons et préparer les futures luttes inévitables, que nous republions ici un extrait de notre brochure : Octobre 1988 : bilan de la lutte des infirmières [135].
Pawel, 20 mars 2021
Jamais, depuis de nombreuses années, “rentrée sociale” en France n’avait été aussi explosive que celle de l’automne 1988. Depuis le printemps, il était clair que d’importants affrontements de classe se préparaient. Les luttes qui s’étaient déroulées entre mars et mai 88 dans les entreprises “Chausson” (construction de camions) et SNECMA (moteurs d’avions) avaient fait la preuve que la période de relative passivité ouvrière qui avait suivi la défaite de la grève dans les chemins de fer en décembre 86 et janvier 87 était bien terminée. Le fait que ces mouvements aient éclaté et se soient développés alors que se déroulaient les élections présidentielles et législatives (pas moins de 4 élections en deux mois) était particulièrement significatif dans un pays où, traditionnellement, ce type de période est synonyme de calme social. Et cette fois-ci, le Parti socialiste revenu au pouvoir ne pouvait espérer aucun “état de grâce” comme en 1981. D’une part, les ouvriers avaient déjà appris entre 81 et 86 que l’austérité “de gauche” ne vaut pas mieux que celle de “droite”. D’autre part, dès son installation, le nouveau gouvernement avait clairement mis les points sur les “i” : il était hors de question de remettre en cause la politique économique appliquée par la droite durant les deux années précédentes. Et elle avait mis à profit les mois d’été pour aggraver cette politique.
C’est pour cela que la combativité ouvrière, que le cirque électoral du printemps avait partiellement paralysée, ne pouvait manquer d’exploser dès l’automne en des luttes massives, en particulier dans le secteur public où les salaires avaient baissé de près de 10 % en quelques années. La situation était d’autant plus menaçante pour la bourgeoisie que depuis les années du gouvernement PS-PC (81-84), les syndicats avaient subi un discrédit considérable et n’étaient plus en mesure dans beaucoup de secteurs de contrôler à eux seuls les explosions de colère ouvrière”. (Revue Internationale n° 56, p. 1).
Déjà, dans les hôpitaux la situation était très tendue du fait que, dans ce secteur, plus que dans tout autre secteur, les travailleurs y avaient subi les années de restrictions budgétaires exigées par le déficit croissant de la Sécurité sociale : réduction des effectifs rendant aujourd’hui insoutenables les cadences de travail, blocage des salaires, mobilité et flexibilité de l’emploi autorisant l’administration à “réquisitionner” les travailleurs même pendant les jours de congé, etc.
C’est pour se préparer à faire face à ces menaces d’explosion sociale que la bourgeoisie a cherché à renforcer ses forces d’encadrement traditionnelles : c’était le sens des changements importants intervenus à la direction de la CFDT, à la direction de la CGT avec l’élimination de dirigeants jugés “trop mous” comme Sainjon.
C’est pour la même raison que, surtout, elle a mis en place un dispositif destiné, au moment choisi par elle, à disperser et à émietter les combats de classe. Au sein de ce dispositif, les syndicats avaient évidemment leur place, mais le premier rôle devait être tenu, pendant toute la phase initiale de sa mise en œuvre, par des organes “nouveaux”, présentés comme “non syndicaux”, “vraiment démocratiques” : LES COORDINATIONS. C’est ainsi que dès le mois de mars est née la coordination infirmière, créée de toute pièce par des membres de la CFDT. C’est ainsi que, le 14 juin, cette coordination auto-proclamée élabore une plateforme revendicative et fixe la date de la première manifestation des infirmières au 29 septembre. Tous ces préparatifs se déroulent avec la complicité du parti socialiste et le soutien actif et matériel de la CFDT. Début juillet, Mitterrand, Rocard et Evin, le ministre de la santé, sont officiellement avertis du projet. Ils lui donnent leur aval et le très médiatique Schwarzenberg lui donne sa bénédiction.
La fin septembre voyait éclater une série de conflits : grèves dans l’audiovisuel, dans les usines Renault du Mans, grève à la poste du Louvre (la plus grande de France). Cette dernière, partie spontanément, est l’objet des efforts décidés de la bourgeoisie pour y mettre rapidement un terme, alors que dans quelques jours doit intervenir à Paris la première manifestation infirmière du 29 septembre. À cette fin, le gouvernement cède en partie sur les revendications et fait intervenir l’ensemble des forces d’encadrement de gauche et d’extrême-gauche, y compris des organes se prétendant extra-syndicaux, dont le “comité pour l’unité de Paris R.P. (recette principale)”.
Le 29 septembre, 30 000 travailleurs de la santé (et pas seulement des infirmières) se retrouvent dans la rue à Paris et des milliers en province. Plusieurs catégories de personnels se mobilisent dés le premier jour.
Dans la manifestation parisienne, où les syndicats sont relégués à la queue du cortège, la “coordination” placée en tête du mouvement essaie de canaliser toute la combativité derrière ses mots d’ordre démagogiques : “2 000 francs tout de suite”, car irréalistes eu égard au rapport de force face à la bourgeoisie, et élitistes : “Bac + 3 = nous voulons un statut”.
L’assemblée générale appelée par la coordination à la suite de la manifestation confirme la très grande combativité qui s’était exprimée dans la manifestation : ce sont plus de 3 000 personnes qui vont se presser dans une salle trop petite et beaucoup qui n’ont pu entrer ne peuvent suivre le débat que par haut-parleurs. La salle est survoltée, les questions fusent à l’adresse des “organisateurs”: “qui êtes vous ?", “d’où venez vous ?”, “on veut des AG”… Après s’être présentés comme étant une coordination issue d’une lutte du printemps, le présidium et les organisateurs du mouvement (pour beaucoup membres de la Ligue Communiste Révolutionnaire2) parviennent à tromper les ouvriers présents sur leurs objectifs, soi-disant “en rupture totale”, voire en opposition avec les méthodes de lutte syndicales. Cette reprise en main de l’assemblée effectuée, commence immédiatement le travail de sabotage :
– par la division : le personnel non infirmier (essentiellement les aides soignant(e)s) est “invité” à quitter la salle pour se rassembler à 500 mètres de là, autour d’une coordination qui vient d’être constituée à son intention. Il s’agit en fait de la future “coordination inter-catégorielle” du personnel hospitalier (dont la plupart des organisateurs sont des membres de Lutte Ouvrière) ;
– en cassant la dynamique du mouvement : dans la confusion la plus totale, étouffant la voix et les propositions de ceux qui réclament une véritable assemblée générale souveraine, le présidium fait “passer” la suspension de la grève jusqu’à la semaine suivante.
Dans les quarante-huit heures qui suivent cette première journée de mobilisation, c’est à une véritable entreprise d’éclatement du mouvement que se livrent les gauchistes et autres syndicalistes de base ; surgissent alors pas moins de cinq coordinations différentes : celle des infirmières, celle dite inter-catégorielle, celle des infirmiers psychiatriques, celle des infirmières anesthésistes, celle des kinésithérapeutes. La CGT, mise à l’écart de la manœuvre, se permet le “luxe” de vilipender le “corporatisme” des coordinations !
Malgré une semaine d’inaction, la combativité ouvrière ne se dément pas et la deuxième manifestation des personnels de santé se déroule le 6 octobre, dans un climat où la montée du mécontentement s’exprime dans différents foyers de grève (Renault, employés de la tour Effel, Kléber-Colombes, grogne aux PTT, dans le secteur des banques, etc.)
Appelée par les coordinations, la manifestation va réunir deux fois plus de personnes que le 29 septembre. Dans toute la France, ce sont quasiment tous les hôpitaux qui sont mobilisés. Dans la manifestation à Paris, c’est la coordination infirmière à sa tête qui donne le ton du corporatisme et sectorialisme les plus arriérés, avec ses mots d’ordre désormais familiers, car largement répercutés sur les ondes et dans la presse : “bac + 3 = un statut”. Vient ensuite la coordination inter-catégorielle qui, avec ses mots d’ordre “2 000 francs pour tout le personnel hospitalier”, a en charge d’encadrer tout le personnel non hospitalier, et ceux des infirmier(e)s qui ne se reconnaissent pas dans l’élitisme et le corporatisme de la coordination infirmière. La CGT est aussi présente. Ses mots d’ordre appellent à “l’unité de toute la classe ouvrière”. Émanant d’elle, non seulement ils ne pouvaient être repris, mais ils s’en trouvent d’autant discrédités. Mais son rôle essentiel est alors d’assurer le service d’ordre de la manifestation. Elle tentera ainsi d’éloigner les “empêcheurs de tourner en rond”, en particulier les diffuseurs de tracts du “Comité pour l’extension des luttes”.
Le soir même, le ministre de la santé reçoit la coordination infirmière et, après plusieurs heures de négociations, “cède”: un milliard (déjà prévu dans le budget) est débloqué… pour les infirmières uniquement ! Cela signifié pour elles environ 350 f. d’augmentation. Si cette proposition ne va pas dans le sens de calmer la colère, elle permet par contre de renforcer l’emprise de la coordination sur le mouvement. En effet, en acceptant de la recevoir, le ministre renforce l’idée que la coordination est réellement représentative du mouvement. De plus, en refusant la proposition du ministre, la coordination accroît son prestige auprès des infirmier(e)s et fait tomber les dernières réserves qui pouvaient encore s’exprimer à son encontre.
Le 8 octobre, les deux coordinations vont cette fois s’auto-proclamer “coordinations nationales”. Pour ce faire, les Assemblées Générales des hôpitaux de toute la France devaient nommer des délégués qui ne savaient pas dans quelle coordination se rendre, et qui allaient se retrouver dans des structures toutes prêtes : bureaux, comité de liaison inter-coordinations, etc. Elles entérinent ainsi leur légitimité, tout en se donnant le maximum de moyens de contrôle sur les AG de délégués qu’elles convoquent pour ce jour. Le contrôle est renforcé aux portes même des A.G. Pour être admis à celle de la coordination infirmière il faut être mandaté par une AG composée uniquement d’infirmières. L’autre, celle de la coordination inter-catégorielle est moins stricte. Il faut cependant y décliner nom, profession et hôpital pour y être admis. De plus, dans l’une et l’autre, le contrôle s’exerce également au niveau du déroulement des discussions. Aucune motion, autre que celles émanant des bureaux auto-désignés, ne sera soumise au vote des assemblées. Fait significatif, c’est à 500 mètres l’une de l’autre que siégeront les deux coordinations, celle des infirmières se tenant à la Sorbonne dans des locaux loués par l’UNEF-ID, syndicat étudiant d’obédience PS.
A partir de ce moment, l’encadrement du mouvement par les coordinations est total.
Dans le même temps, dans d’autres secteurs comme les centres PTT de la région parisienne, les poussées combatives sont non seulement freinées par les syndicats et les gauchistes, mais guère encouragées par la tournure élitiste et sectorisaliste que prend la grève des infirmières.
La coordination infirmière appelle ce jour à une nouvelle manifestation nationale à Paris qui rassemble plus de 100 000 personnes. Dans ce cortège, les syndicats sont beaucoup plus présents et la CGT, qui participe massivement, se distingue par son “radicalisme” et a beau jeu de réclamer, à travers ses mots d’ordre, “l’extension et l’unité du mouvement à tout le secteur public”, alors que la majorité des ouvriers sont déboussolés par la tournure que prend le mouvement dans les hôpitaux.
Le soir même, le gouvernement, Rocard en tête, négocie une rallonge de 400 millions supplémentaires uniquement pour les infirmières, accroissant ainsi la division du mouvement et encourageant encore un peu plus le sentiment corporatiste dans tous les secteurs.
Le 14 octobre, les syndicats (à l’exception de la CGT) veulent signer un accord avec le gouvernement, alors que la coordination infirmière continue d’appeler à la lutte, mais chacun dans le cadre de “son” hôpital, dans “sa” ville… et à manifester le 22 octobre avec les “usagers de la santé” !
Ce jour là, la coordination “inter-catégorielle” va interdire l’entrée de sa réunion à tout personnel “étranger” au secteur, et exclure manu militari des travailleurs de la santé et d’autres secteurs qui insistent pour que les AG soient ouvertes à tous les travailleurs.
Alors qu’au début du mouvement, dans les autres secteurs, syndicats et gauchistes avaient fait leur possible pour que d’autres mouvements n’éclatent pas, dès le 14, dans les PTT en particulier, la CGT et des “coordinations” surgies “spontanément” du néant appellent à la grève. Les syndicats, revenus au premier plan notamment à travers leur présence aux négociations dans la santé, appellent à des journées d’action nationales dans tout le secteur public : la CGT le 18, la CFDT et FO le 20. Ces journées d’action, soi-disant pour l’unité et l’extension, en plein reflux de la grève des infirmières, offriront surtout le spectacle de la victoire de la bourgeoisie par le retour en force des syndicats.
A partir de ce moment, les syndicats, CGT en tête, vont tout faire pour étendre la dispersion ouvrière en généralisant à la région parisienne ce qu’ils avaient déjà entrepris en province : ils vont appeler systématiquement à la grève dans différents secteurs de la fonction publique : camionneurs des PTT, Sécurité sociale, EDF/GDF, RATP. Toute cette période verra des grèves très isolées, pouvant durer plus d’un mois, mal vécues par la population ouvrière et qui n’obtiendront rien, sinon les augmentations plus ou moins déjà prévues, et des belles promesses !
Le 22 octobre, la dernière manifestation des infirmières, dans ce climat d’émiettement et de reprise en mains par les syndicats, ne réunira que peu de monde… et la coordination infirmière, réunie à huis clos, pourra enfin appeler à “continuer la lutte sous d’autres formes”, autrement dit à reprendre le travail.
CCI
1 Source : syndicat des médecins hospitaliers Force Ouvrière.
2 Aujourd’hui, Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Alors que le monde connaît un répit précaire et fragile du point de vue sanitaire, la bourgeoisie et ses médias aux ordres profitent de la situation pour mettre en place une vaste campagne idéologique visant à faire croire que la pandémie mondiale dans laquelle le monde est plongé depuis plus d’un an va permettre, en quelque sorte, au capitalisme de se régénérer. Le « monde d’après », prétendument plus social, affichant le faux espoir d’une gouvernance politique plus « vertueuse » et « responsable », comme se plaisent à le dire ceux qui voient par exemple en Joe Biden l’artisan d’un monde meilleur et l’incarnation même de cette sorte de « new deal vert ». Bobards et mensonges ! Ce « monde d’après » sera et ne pourra être que dans la continuité de celui « d’avant »… en bien pire !
De fait, la réalité du cauchemar capitaliste vient se charger de tempérer ces chantres ridicules, même si l’on ne peut pour le moment les empêcher d’entretenir ces illusions grotesques.
D’abord parce que la pandémie n’est pas derrière nous : on est en passe d’atteindre les 4 millions de morts dans le monde ! Le Covid-19 poursuit donc son œuvre dans des conditions sanitaires toujours aussi dégradées. En effet, les retards de la vaccination, en France comme ailleurs, les clusters persistants et la progression du variant Delta dans de nombreux pays en Europe et dans le monde engendrent déjà de nouvelles restrictions, comme c’est le cas, par exemple, au Portugal qui a dû reconfiner certaines villes, mais aussi en Afrique, en Indonésie, etc. Les manques criants de personnels et de matériel, les carences au niveau des politiques sanitaires, aggravant même la pénurie dans des hôpitaux exsangues, tout cela ne fait qu’exprimer la réalité d’une crise bien plus longue et même bien plus grave que prévue et que la propagande des États tente de masquer. Pour autant, une « quatrième vague » de contamination ne semble pas être à exclure pour cet automne !
De fait, le contexte de décomposition dans lequel s’inscrit la pandémie de Covid-19 n’a pas disparu et ne fait au contraire que s’amplifier.
Ainsi, les bonnes résolutions des Sommets réunissant les grands États et celles des COP successives ne sont que de la poudre aux yeux, tout comme la politique de « développement durable » initiée, par exemple, en France, notamment sous couvert de la Convention citoyenne, une vitrine bidon donnant un alibi pour des « mesurettes » ridicules qui ne trompent personne. Cela, au moment même où un projet de rapport du GIEC, très alarmant, souligne déjà qu’un réchauffement global limité à 2° C aurait des conséquences « cataclysmiques d’ici à 2050 ».
La situation alimentaire mondiale s’est également considérablement aggravée puisque près de 60 millions de personnes supplémentaires ont souffert de la faim ces cinq dernières années selon un récent rapport de l’UNICEF. Une hausse constante depuis 2014 !
De même, la situation impérialiste est marquée par une extension du chaos guerrier à l’image de l’exacerbation des tensions au Moyen-Orient avec la relance du conflit israélo-palestinien ou encore en Afrique où la fin éventuelle de l’opération Barkhane de l’impérialisme français, pourrait déstabiliser davantage la situation dans cette région et ouvrir la voie à davantage de barbarie guerrière.
Aucune illusion, non plus, à avoir avec l’« embellie » de l’économie soulignée par les médias, du fait du rebond en effet enregistré après la chute vertigineuse du PIB mondial au printemps 2020. Derrière l’euphorie momentanée autour des différents « plans de relance », se profilent les inquiétudes face à une paupérisation grandissante et de nouveaux licenciements. L’imminence de la facture salée à payer pour le « quoi qu’il en coûte » annoncé par Macron en France, ne peut qu’engendrer d’inévitables faillites et un cortège de nouveaux laissés-pour-compte.
Toute la situation mondiale, sur différents plans, vient confirmer le fait que la pandémie a bien généré une accélération du pourrissement sur pied du capitalisme. Et tôt ou tard, la bourgeoisie n’aura pas d’autre possibilité que de faire encore payer sa crise aux travailleurs en leur portant des attaques toujours plus douloureuses. C’est tout le sens du nouveau « ballon d’essai » du gouvernement français sur la réforme des retraites et l’allongement de l’âge de départ pour recevoir une pension à taux plein, de même que sur celle de l’assurance-chômage rognant et limitant fortement les droits des ouvriers.
Si les résistances du prolétariat aujourd’hui restent modestes, dispersées, isolées, enfermées dans le corporatisme et très difficiles au vu du contexte, on peut percevoir néanmoins un fort mécontentement et la potentialité toujours réelle de s’affronter au capitalisme, comme le montrent les luttes qui se déploient actuellement. C’est le cas, par exemple, des luttes à Roissy et Orly pour les personnels des aéroports, à la SNCF sur le réseau transilien, mais aussi en Grèce dans le secteur des transports et des services publics, contre la nouvelle « loi travail ». On a vu en Allemagne, au mois de mars, 60 000 métallurgistes se battre pour des augmentations de salaire. Plus récemment, un conflit chez Amazon et une grève sauvage chez les coursiers de Gorilla se sont déclenchés.
Face aux nouvelles attaques programmées qui vont finir par pleuvoir, le prolétariat devra se battre en allant rechercher la solidarité des salariés d’autres entreprises ou d’autres secteurs et ainsi étendre la lutte et pousser à l’organisation d’assemblées au sein desquelles les exploités auraient enfin la possibilité de discuter de leurs conditions de vie et de travail, de remettre en cause la société dans laquelle ils vivent et de s’unir pour la combattre.
Cette lutte du prolétariat sur son propre terrain est indispensable pour permettre à terme d’ouvrir une perspective révolutionnaire et afin de relever le défi d’un impératif majeur pour sortir de l’impasse totale que réserve ce système agonisant : celui de détruire de fond en comble la société capitalisme et ouvrir la voie au plein épanouissement de la civilisation humaine où l’exploitation de l’homme par l’homme serait reléguée au musée des antiquités.
WH, 2 juillet 2021
La puissance de frappe militaire d’Israël pour répondre au Hamas et ses bombardements soi-disant ciblés sur la prison à ciel ouvert qu’est la bande de Gaza, ont fait réagir des centaines de milliers de personnes dans le monde dans des manifestations massives dénonçant encore une fois le déluge de feu de l’État « colonialiste oppresseur » hébreu sur des « masses palestiniennes opprimées ». Ces manifestations se sont déroulées dans la plupart des pays européens, aux États-Unis comme au Canada mais aussi en Turquie, en Tunisie, en Libye et même en Irak, comme au Bangladesh, au Kenya, en Jordanie ou encore au Japon.
Cette mobilisation exprime clairement une indignation face à la barbarie. Mais elle est manipulée de la manière la plus éhontée par la bourgeoisie dans des manifestations qui appellent à une fausse solidarité sur un terrain qui n’est pas le terrain prolétarien internationaliste mais celui du nationalisme bourgeois qui alimente toutes les confrontations impérialistes.
Pour l’ensemble des gouvernements occidentaux, États-Unis en tête, même si la dénonciation ampoulée de la guerre ou des bombardements est clamée à l’envi, appelant Israël à la « retenue », la défense de l’État d’Israël reste une constante face au Hamas et ses roquettes frappant à l’aveugle le territoire israélien. Ce sont comme toujours les mêmes larmes de crocodile face aux atrocités d’un conflit qui dure depuis la création de l’État d’Israël en 1948 et ses multiples confrontations ayant coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes, particulièrement dans les territoires palestiniens.
Pour l’ensemble des forces de gauche ayant appelé aux manifestations partout dans le monde, le « Non au massacre ! » est surtout l’occasion, encore une fois, d’un appel à soutenir la « juste cause palestinienne contre les exactions israéliennes » ! En clair, derrière cette « détermination » à dénoncer la guerre, partout dans le monde, toute la gauche et l’extrême gauche appellent les exploités à rejoindre un camp, celui du nationalisme palestinien, contre l’oppression des masses palestiniennes par l’impérialisme hébreu. Ce terrain est celui du capital, celui de la confrontation entre puissances impérialistes : israélienne, palestinienne, européenne, iranienne, américaine… Toutes ces confrontations, issues des coulisses de la diplomatie ou d’offensives militaires, n’ont fait qu’entraîner les prolétaires palestiniens comme israéliens à payer le prix du sang au Moloch impérialiste.
Qu’Israël soit une puissance bourgeoise guerrière de premier plan, sans états d’âme dans sa domination de territoires occupés depuis des décennies, méprisant et provoquant en permanence une population palestinienne sous le joug, c’est, hélas, une évidence. En imposant une colonisation systématique et expulsant sans vergogne des familles palestiniennes, comme tout dernièrement à Jérusalem-Est, ce qui a mis le feu aux poudres, ou en Cisjordanie, l’État hébreu fait encore une fois la démonstration de sa barbarie criminelle et de sa politique sans scrupule vis-à-vis des Palestiniens comme vis-à-vis de ses propres ressortissants arabes israéliens.
Mais qu’en est-il des factions bourgeoises palestiniennes de l’OLP, du Fatah, du Hezbollah ou du Hamas ? Qu’en est-il de la foire d’empoigne entre ces différentes factions pour regagner une légitimité politique et se présenter comme l’interlocuteur incontournable avec lequel Israël doit traiter ? Les experts bourgeois les plus policés constatent eux-mêmes que la stratégie du Hamas consistant à tirer des roquettes sur Israël, alimentant ainsi la riposte de Tsahal, est clairement une tactique en vue de discussions et négociations avec Israël pour des intérêts vulgairement impérialistes.
Mais pour l’extrême gauche du capital, les trotskistes de Lutte Ouvrière (LO) par exemple, l’analyse est beaucoup plus spécieuse. Ainsi, même si LO, usant comme toujours d’un langage faussement radical, affirme que « les dirigeants israéliens et palestiniens conduisent leurs peuples dans une impasse sanglante, avec la complicité des puissances impérialistes », elle s’empresse, pour amener à justifier insidieusement à soutenir un camp (le plus « faible » face au plus « fort »), d’ajouter cette perfidie : « Renvoyer les deux camps dos à dos, alors qu’un État prétendument démocratique et surarmé s’acharne à détruire un territoire déjà dévasté, c’est accepter la loi du plus fort. Et c’est surtout tourner le dos à la révolte mille fois légitime des Palestiniens ! […] Si les Palestiniens ont pour ennemi l’État israélien, ils ont le Hamas pour adversaire ».
Les organisations libertaires ne sont pas en reste et en rajoutent une couche. Pour l’Organisation Communiste Libertaire (OCL), « Face au déchaînement de violence orchestré par un régime israélien en pleine crise politique, porté par un Netanyahou à bout de souffle et prêt à sacrifier les Palestiniens pour assurer sa pérennité au pouvoir, les condamnations timorées (ou pire, les déclarations renvoyant Israéliens et Palestiniens dos à dos) ne suffisent pas. Le droit international doit être appliqué ». On ne saurait être plus clair !
Ce genre de pirouettes appelant au « droit international », terrain du panier de crabes bourgeois par excellence, considérant l’un des camps barbares comme « ennemi » et l’autre comme « adversaire » ou même « ami », sont l’expression même de leur contribution ouverte à la défense d’un camp impérialiste contre un autre, un appel à la confrontation sur le terrain bourgeois le plus pourri qui soit. Cette logique nationaliste de tous les partis gauchistes ne s’exprime pas seulement dans leurs appels à une fausse solidarité lors des manifestations, elle se poursuit en appelant carrément la classe ouvrière à lutter, faire grève, « exiger ensemble la fin de l’impérialisme et le droit à l’auto-détermination des Palestiniens », c’est-à-dire détourner l’arme de la lutte contre la classe ouvrière elle-même. On a ainsi pu voir les dockers italiens du port de Livourne refuser l’embarquement d’un bateau chargé d’armes et explosifs à destination d’Israël.
Si cette action peut paraître relever de ce que la classe ouvrière devrait faire face à la guerre, en réalité les syndicats et la gauche ont entièrement piloté cette action dans le but avoué de soutenir la « cause palestinienne ». (1)
L’idéologie nationaliste est l’antithèse même du terrain prolétarien, de la défense intransigeante de l’internationalisme faisant valoir la solidarité de tous les exploités du monde entier. Ce fut exactement la même logique lorsque la social-démocratie trahit la classe ouvrière en 1914 : rejet de l’internationalisme prolétarien et appel chauvin à la participation du prolétariat à la Première Guerre mondiale contre « le militarisme allemand » pour les uns, ou « l’autocratie russe » pour les autres. Le XXe siècle a ainsi été un siècle des guerres les plus atroces de l’histoire humaine. Jamais aucune d’entre elles n’a servi les intérêts des ouvriers. Toujours, ces derniers ont été appelés à se faire tuer par millions pour les intérêts de leurs exploiteurs, au nom de la défense de « la patrie », de « la civilisation », de « la démocratie », voire de « la patrie socialiste » (comme certains présentaient l’URSS de Staline et du goulag).
Depuis lors, tous les trotskistes et anarchistes officiels ont persisté et signé : lors de la guerre d’Espagne, de la Seconde Guerre mondiale, lors de la guerre d’Algérie, du Vietnam, et bien d’autres encore… En l’occurrence, lors des multiples conflits qui ont ravagé le Moyen-Orient depuis plus de 50 ans, ils ont appelé systématiquement les prolétaires à se battre pour la « satisfaction de l’ensemble des droits nationaux et démocratiques des Palestiniens » et permettre une « solution juste » au conflit ! Comme si la décomposition du monde capitaliste, son chaos grandissant tous les jours, sa barbarie guerrière à tous les niveaux, le militarisme grandissant des grandes puissances et des seconds couteaux régionaux, tous impérialistes, pouvaient déboucher sur une « solution juste » ! Dans cette région du monde rongée par la guerre depuis des décennies, comme dans chaque épisode guerrier partout dans le monde, il ne peut y avoir de solution dans le cadre du capitalisme !
Où se trouvent donc les intérêts de la classe ouvrière, celle en Israël, juive ou arabe, celle en Palestine, celle des autres pays du monde ? Les ouvriers juifs exploités en Israël par des patrons juifs, les ouvriers palestiniens exploités par des patrons juifs ou arabes vivent les mêmes conditions de travail et ont chacun le même ennemi : le capitalisme. Tout comme les ouvriers du monde entier !
Face à la folie guerrière subie depuis des décennies par les ouvriers israéliens et palestiniens, le prolétariat des « grandes démocraties » ne doit prendre le parti d’aucun camp contre un autre. La meilleure solidarité qu’ils puissent leur apporter ne consiste certainement pas à encourager leurs illusions nationalistes mais à développer le combat contre le système capitaliste responsable de toutes les guerres. Face au chaos grandissant à l’heure actuelle dans tout le Proche-Orient, la classe ouvrière ne pourra conquérir la paix qu’en renversant le capitalisme à travers la lutte internationale du prolétariat.
Contre le nationalisme, contre les guerres dans lesquelles veulent vous entraîner vos exploiteurs : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
Alfred, 7 juin 2021
1) Solidarité Ouvrière internationaliste (14 mai 2021).
Les dernières élections régionales en France ont vu un niveau d’abstention record à près de 70 % et même plus de 80 % dans certaines banlieues de grandes métropoles comme à Vaulx-en-Velin (Rhône) avec 88 % d’abstention, à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) ou à Roubaix (Nord), etc. Un record depuis le début de la Ve République. Ce niveau d’abstention s’est d’ailleurs maintenu entre le premier et le deuxième tour, malgré les appels culpabilisants à plus de « responsabilité » de la part des électeurs.
Certes, ce type d’élection n’a jamais vraiment fait recette dans les urnes ni mobilisé les foules. Mais un tel niveau d’absention est clairement l’expression d’une indifférence de l’ensemble de la population, et particulièrement de la classe ouvrière vis-à-vis des principales forces politiques de la bourgeoisie, doutant très fortement de la capacité de ces élections à changer quoi que ce soit aux conditions de vie des exploités. Après plus d’un an de crise sanitaire mondiale, de forte aggravation de la situation économique avec de lourdes conséquences, notamment sur l’emploi et la précarité accrue, la perspective de voir telle ou telle clique politicienne bourgeoise tenir les rênes des régions n’était pas un stimulant suffisant pour retrouver les isoloirs. C’est une confirmation de plus d’un processus de désaffection électorale qui se vérifie globalement depuis la fin des années 1960.
Déjà, Mai 68 avait vu émerger le slogan « élections piège à cons », sans pour autant décrédibiliser tout le jeu électoral lors des décennies suivantes. En mai 1981, l’élection de Mitterrand avait redonné du tonus à l’illusion de la « transformation » de la société par les urnes. Il n’avait pas fallu longtemps pour que la réalité de la rigueur et des attaques contre la classe ouvrière reprennent leur droit. L’alternance entre la gauche et la droite a l’avantage pour la bourgeoisie de simuler un enjeu pour les échéances électorales, mais elle a aussi l’inconvénient de montrer, sur le terrain, que droite et gauche gèrent peu ou prou les affaires de la même façon. De fait, depuis trente ans que la gauche et la droite se succèdent au pouvoir ou y cohabitent, la condition ouvrière n’a fait que se dégrader toujours plus. L’érosion du processus électoral s’est ainsi poursuivie pour aboutir à cette abstention record d’aujourd’hui.
C’est un signe clair d’une fragilisation de la bourgeoisie, de ses partis et de son jeu politique. Pendant très longtemps, et plus particulièrement depuis la fin des années 1960 et le retour de la classe ouvrière sur la scène de l’histoire, les élections, partout dans le monde, ont permis à la classe dominante d’éviter que le capitalisme soit mis en accusation. Pourtant, la désaffection des urnes ne signifie pas pour la classe ouvrière une plus grande conscience de la nature de la démocratie bourgeoise.
S’il y a un plus grand désaveu électoral aujourd’hui, ce serait une grave erreur de faire dire à cette abstention ce qu’elle ne dit pas. Qu’elle soit l’expression d’une déconnexion entre la classe politique, les institutions démocratiques, d’une part, et la classe exploitée, d’autre part, c’est un fait, mais elle n’est pas, en soi, une preuve de plus grande maturité et conscience politique de la classe ouvrière. L’écœurement généralisé face aux attaques, mensonges, magouilles et tractations politiciennes de toutes les cliques bourgeoises, amène à l’érosion et la désaffection du processus électoral mais ne signifie en rien une remise en cause de l’idéologie démocratique qui reste encore aujourd’hui extrêmement forte.
Au-delà de la compréhension croissante de la futilité et de la stérilité du processus électoral, la classe ouvrière doit prendre conscience que c’est avant tout la question de la démocratie bourgeoise comme système de défense du capitalisme qui constitue un obstacle de premier ordre contre la pleine expression de sa force politique révolutionnaire. Toute la vie sociale dans le capitalisme est organisée par la bourgeoisie autour du mythe de l’État protecteur sous sa forme « démocratique ». Ce mythe est fondé sur l’idée mensongère suivant laquelle tous les citoyens sont « égaux » et « libres » de « choisir », par leur vote, les représentants politiques qu’ils désirent. Le parlement est présenté comme le reflet de la « volonté populaire », présenté comme un acquis de haute lutte par la classe ouvrière elle-même. C’est ainsi que la bourgeoisie s’appuie sur l’histoire de mouvement ouvrier en rappelant les luttes héroïques du prolétariat pour conquérir un droit qui, à l’époque du capitalisme ascendant, représentait un progrès favorisant des réformes durables, mais qui, dans sa phase de déclin, est devenu un instrument mystificateur et réactionnaire aux mains de l’État bourgeois.
La puissance de cette idéologie démocratique se confirme aujourd’hui dans le fait qu’une majeure partie des abstentionnistes eux-mêmes considère encore le droit de vote comme un recours de premier plan contre la « dictature », le « fascisme » et, paradoxalement, qu’il faut préserver cette liberté d’expression par les urnes.
Aussi, tout est déjà sur la table des officines bourgeoises pour tenter de régénérer l’institution électorale, recrédibiliser cette mystification démocratique. L’extrême gauche trotskiste et le milieu anarchiste qui n’ont généralement pas de mots assez forts pour critiquer le cirque électoral et la « politique politicienne » de la bourgeoisie et de son État, participent cependant pleinement à ce concert pour essayer de renforcer l’illusion démocratique ;
– l’organisation trotskiste Lutte Ouvrière (LO) se targue encore une fois d’un score « honorable », se faisant forte de comptabiliser des « voix révolutionnaires ». LO a, une nouvelle fois, apporté sa pierre au maintien de l’édifice démocratique cher à l’État bourgeois.
– Les anarchistes, quant à eux, prônent l’abstention et en font un prétendu « tremplin » pour les luttes puisqu’ « il semblerait que le slogan “Élection, piège à cons”, soit de moins en moins d’actualité […] parce que l’abstention est devenue un phénomène viral et on peut s’en féliciter ». Ainsi, « le dégoût des politiciens traduit par cette abstention doit maintenant se transformer en colère et en luttes sociales ». (1)
L’extrême gauche, trotskiste ou anarchiste, confirme bien là, sa place active dans l’arsenal des forces politiques de la bourgeoisie et sa contribution à maintenir vivante l’idée que le principe électoral n’est pas mort, qu’il est même le meilleur reflet des positions politiques de la population et que l’on peut le faire parler comme un « mètre-étalon » de la conscience ouvrière.
La bourgeoisie ne peut que constater le pourrissement de son propre système sur tous les plans, qui n’a fait que s’aggraver au fil des ans, favorisant une tendance à la perte de contrôle de son jeu politique. Les dissensions entre ses partis et personnalités politiques, dans les rangs du gouvernement comme de la droite, de la gauche, de la mouvance écologiste ou de l’extrême droite, ont progressé au point de dresser aujourd’hui le tableau d’une véritable foire d’empoigne. Les leaders politiques, déclarés ou non, pour les élections présidentielles de 2022 sont en piste dans une guerre des chefs qui s’annonce déjà à couteaux tirés !
– Le parti d’Emmanuel Macron, La République en marche, qui avait en 2017 la prétention de « révolutionner » la vie politique en régénérant notamment les dirigeants politiques et en mettant fin aux pratiques politiciennes de « l’ancien monde », a clairement démontré qu’il ne se démarquait en rien des autres fractions de l’appareil politique de l’État. Pire, ce mouvement composé en partie d’individus de la société civile, novices en politique, ou de jeunes hauts-fonctionnaires n’ayant aucune expérience du terrain et de l’arène politique, a fait preuve à plusieurs reprises, comme lors de la crise sanitaire, de tergiversations, de manque de discernement et de sens politique, jouant un rôle dans le discrédit déjà important de cette nouvelle force politique, discrédit déjà entamé après des attaques importantes contre la classe ouvrière, en particulier dans les deux premières années de pouvoir, et toutes sortes d’affaires (Benalla, Ferrand, etc.).
– À gauche, les multiples officines social-démocrates, staliniennes ou écologistes tentent de survivre pour les uns ou faire valoir leurs spécificités pour les autres, dans une débauche de listes concurrentes, d’appels ou de tribunes où le chacun pour soi est de mise. Si la candidature commune semble la seule configuration permettant à la gauche de prétendre reprendre la direction de l’exécutif, celle-ci est loin d’être acquise tant les divisions entre le Parti socialiste, l’EELV et le PCF demeurent fortes à l’échelle nationale.
– Si la droite est parvenue à faire bonne figure en remportant sept régions, à l’image de leurs principaux chefs de file tels que Valérie Pécresse, Laurent Wauquiez et Xavier Bertrand, le plus dur reste à faire tant cette fraction reste également gangrénée par des luttes intestines qui avaient déjà handicapé Les Républicains lors des dernières élections présidentielles. La « droite la plus bête du monde » ne pourra pas jouer un rôle majeur en vue des prochaines élections présidentielles si elle n’est pas en mesure de mettre un terme à cette guerre d’ego en faisant émerger un candidat crédible ayant le soutien de l’ensemble du « parti de l’ordre ».
– A l’extrême droite, la dédiabolisation de Marine Le Pen n’a pas eu l’effet escompté sur son électorat qui attendait un positionnement plus cinglant et identitaire. Cet échec électoral d’un parti aux ambitions clairement affichées va aiguiser des confrontations déjà violentes au sein même de la direction du parti. L’éventuelle candidature d’Éric Zemmour est une expression de ces dissensions et il y a fort à parier que les parties les plus éclairées de la classe dominante poussent la « star » des plateaux de la chaîne CNews à présenter sa candidature afin de disperser l’électorat populiste et ainsi affaiblir Marine Le Pen et le Rassemblement national.
Ce sont très clairement ces rivalités d’intérêts et non de convictions, cette décomposition idéologique, ce déballage politicien, déconnecté de la vie réelle des exploités, à mille lieues de la satisfaction de leurs besoins, mais au contraire intéressés à leur faire payer davantage l’aggravation de la crise, qui est une raison majeure de la désaffection électorale actuelle et qui, au lieu de les pousser à combattre le capitalisme, tend au contraire à les inciter au repli, au rejet, au chacun pour soi. Par conséquent, ces élections régionales confirment la difficulté accrue de la bourgeoisie pour imposer la fraction politique la mieux à même de participer à la gestion du capital national et, de manière plus générale, de la société. Cependant, si dans un contexte de fortes dérives populistes, l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir ne peut être écartée, et ce malgré les scores relativement faibles du RN lors de ces élections, il ne faut pas sous-estimer la capacité de la bourgeoisie à mettre en œuvre des stratégies lui permettant de laisser l’exécutif entre les mains des fractions les plus intelligentes. L’alliance entre le candidat Les Républicains, Renaud Muselier et LREM en région PACA en est un exemple.
D’autre part, l’abstention ne signifie nullement que le prolétariat puisse tirer profit de la situation et donner une autre orientation politique que celle imposée par la bourgeoisie. Au contraire, dans un premier temps, contrairement à ce que veulent nous faire croire libertaires et autres gauchistes, la bourgeoisie va utiliser cette situation pour tenter de remobiliser sur le terrain électoral des prochaines présidentielles, avec la remise en avant d’un « enjeu » autrement plus conséquent que l’élection de conseillers régionaux. Mais le résultat sera le même et c’est un constat que chaque prolétaire peut faire de sa propre expérience de participation à la mascarade électorale ; depuis la fin des années 1920 et jusqu’à aujourd’hui, quel que soit le résultat des élections, c’est finalement toujours la même politique anti-ouvrière qui est menée.
En définitive, à l’opposé des élections bourgeoises, quelles qu’elles soient, le terrain de la lutte prolétarienne est la seule possibilité pour faire émerger la conscience ouvrière, pour permettre une véritable confrontation avec la classe dominante, pour en finir avec un système capitaliste qui mène l’humanité à la barbarie.
Fro. D, 3 juillet 2021.
1) Alternative libértaire (juillet 2021).
Lors de nos deux dernières permanences en France, celles des 27 mars et 12 juin derniers, un des thèmes centraux portait sur la nature révolutionnaire du prolétariat. Outre l’article bilan qui avait permis de rendre compte de ces débats, (1) nous nous étions engagés à traiter d’un questionnement plus particulier soulevé par les participants et par des contributions écrites. (2) L’article ci-dessous reprend et prolonge toute une réflexion en cours d’élaboration en intégrant bon nombre d’éléments apportés par la discussion à propos du phénomène de l’ « uberisation ». Outre les éclairages apportés, s’appuyant en partie sur les apports des débats, l’article ci-dessous s’efforce de replacer les problématiques dans un cadre historique en s’appuyant sur les bases du marxisme et l’expérience du mouvement ouvrier. De notre point de vue, cet effort doit permettre d’aider à donner un cadre politique afin de poursuivre la réflexion et la clarification. De ce fait, l’article est à nos yeux davantage une contribution qu’une réponse définitive aux questions soulevées.
Dans les années 2000 apparaît une nouvelle forme d’entreprise aux États-Unis, portée notamment par la plateforme de réservation de voitures avec chauffeurs : Uber. Rapidement, d’autres entreprises naissent ou se transforment sur la base de ce modèle, formant un phénomène qui sera rapidement appelé « uberisation ». Certains y voient la capacité du capitalisme à évoluer pour s’adapter aux nouvelles technologies et en tirer le meilleur, d’autres s’alarment de la destruction que le modèle opère sur la relation de travail contractuelle, autrement dit, sur le salariat.
Pour le CCI, il ne fait aucun doute que ce modèle est une tentative de générer de nouvelles activités fructueuses en utilisant judicieusement les moyens apportés par Internet et en recherchant par ce biais une flexibilité toujours plus grande du travail et un coût le plus bas possible. Aujourd’hui en effet, nous croisons tous les jours ces « nouveaux » travailleurs, livreurs à vélo, chauffeurs « VTC », etc.
Pour autant, ces travailleurs ne sont pas stricto sensu des salariés. Ils possèdent au moins en partie leur outil de travail (le vélo, la voiture, etc.), ils ne sont pas liés à leur plateforme par un contrat de travail mais lui vendent une prestation. En France, ils ont en général le statut d’ « entrepreneur indépendant ». Cela soulève des questions fondamentales : ces travailleurs, quelle que soit leur condition économique, font-ils partie de la classe ouvrière ? Leurs luttes peuvent-elles contribuer à l’effort de la classe pour combattre et résister à l’exploitation ?
D’un premier abord, le caractère prolétarien de ces travailleurs est protéiforme. D’un côté, les jeunes livreurs à vélo n’ont souvent que cette activité pour survivre. D’un autre côté, certains chauffeurs de VTC arborent fièrement leurs grosses cylindrées et se rêvent ouvertement comme « leur propre patron ». Le fait est que nous ne sommes pas face à un secteur « homogène » comme pourraient l’être celles des cheminots, des enseignants, des ouvriers du textile, etc. Au-delà de cette hétérogénéité réelle, nous savons bien que « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience ». (3) Le fait qu’un « VTC » se rêve en patron ne fait pas de lui un bourgeois ou un petit-bourgeois. En revanche, le fait qu’il le soit matériellement, oui.
Les travailleurs indépendants des plateformes sont-ils donc matériellement des patrons ? Nous pourrions, pour répondre à cette question, nous baser sur les rapports juridiques qui les lient à leur plateforme. Comme nous l’avons exposé, ces travailleurs ne sont pas salariés, ils vendent une prestation comme n’importe quel artisan le fait à ses clients. La seule différence ici est que cette vente s’inscrit dans une relation triangulaire entre un prestataire, un vendeur et un acheteur, relation qu’on retrouve par ailleurs dans les secteurs du transport (agences de voyage), le courtage, etc.
Le travailleur n’a donc pas de dépendance juridique vis-à-vis de la plateforme. Il est juridiquement libre. Cependant, les rapports juridiques ne suffisent pas à analyser ce type de relation. Dans son examen de la naissance et du développement du capitalisme, Marx souligne la nécessité de tenir compte des rapports de production dans la relation entre le capital et le travail. Dans ce cadre, il identifie sur un plan historique deux phases : la domination formelle du capital, puis sa domination réelle. (4)
Dans la domination formelle, nous retrouvons les premières concentrations capitalistiques, les manufactures, qui précèdent l’ère industrielle, dans le domaine du textile particulièrement. Dans cette première évolution des rapports de production du capitalisme, les travailleurs restent plus ou moins dépendants du capital. Ils gardent encore, pour bon nombre d’entre eux, leur outil de travail et, à partir de la matière première fournie par le capitaliste, réalisent un produit qu’ils vendent au même capitaliste. Le cas le plus connu concerne le secteur du textile, comme celui des tisserands de Silésie évoqué par Marx en 1844, ou les premiers canuts lyonnais. Ces derniers sont détenteurs de leur propre métier à tisser et produisent des pièces de soie pour le compte d’un fabricant. Ils travaillent donc « à la pièce » ou « à la commande ».
Cette relation de travail « pré-capitaliste » s’apparente aujourd’hui, par analogie, à la relation entre le travailleur indépendant et sa plateforme de commande : le travailleur n’est juridiquement pas dépendant du capitaliste, mais reste dépendant de lui économiquement. Marx expose deux caractéristiques de ce rapport : « 1. un rapport économique de domination et de subordination, du fait que le capitaliste consomme désormais la force de travail, donc la surveille et la dirige ; 2. une grande continuité et une intensité accrue du travail ». (5)
Dans ce cadre également, les premiers travailleurs du textile étaient obligés eux-mêmes de s’imposer des horaires prolongés pour faire face à la concurrence d’autres ouvriers exploités dans de plus grandes concentrations. Comment ne pas voir certaines de ces caractéristiques chez le chauffeur ou le livreur Uber ou autres ? Celui-ci n’a pas d’autre moyen pour travailler que d’attendre les commandes de sa plateforme. Pas d’autre moyen d’augmenter ses revenus que d’augmenter toujours plus son temps de travail (par exemple, pour un livreur de pizzas en multipliant ses courses journalières). La plateforme est donc l’unique ordonnateur, contrairement à ce qui se passe pour un artisan ou une entreprise de transport, qui peut générer de l’activité en dehors des agences ou des courtiers. Qui plus est, la dépendance économique est totale quand on sait que la plateforme fait reposer ses commandes sur des algorithmes favorisant les travailleurs les plus disponibles, les plus rapides et peut de son propre chef « désactiver » un travailleur ne donnant pas satisfaction. Cela, en poussant au paroxysme la concurrence au mépris de la santé des travailleurs. Enfin, c’est la plateforme qui s’octroie la plus grande partie de la plus-value générée par l’activité. Le travailleur perçoit un paiement fixe pour chaque commande.
Nous voyons donc que si la soumission du travailleur à la plateforme ne repose pas sur un lien juridique tangible, cette soumission en prend néanmoins toutes les formes sur le plan économique. Il n’est donc pas contestable que ces travailleurs fassent partie de la classe ouvrière, bien que leur exploitation ne soit pas consacrée par un contrat salarial.
Le statut de ces travailleurs leur confère, par ailleurs, une grande précarité et les soumet à une sur-exploitation. Ils font sans doute partie, avec les chômeurs, des prolétaires les plus touchés par les effets de la crise du capitalisme. Il serait donc tentant de penser que cette situation infligée par le capital est à même de développer chez eux une combativité plus grande par rapport à celle d’autres fractions du prolétariat dont le statut serait plus « protecteur ». Par ailleurs, cette confrontation brutale aux effets de la crise économique pourrait les amener à comprendre plus rapidement que les autres secteurs du prolétariat, que le capitalisme n’a pas d’issue à offrir à l’humanité. Après tout, leurs prédécesseurs canuts ou tisserands de Silésie n’ont-ils pas mené ce qu’on considère comme les premières luttes « anticapitalistes » de l’histoire ?
Cependant, si beaucoup de choses rapprochent les travailleurs indépendants d’aujourd’hui de ceux du XIXe siècle, beaucoup de choses les séparent également. Au XIXe siècle, cette forme de relation entre le capital et le travail préfigurait la relation qui allait dominer la production capitaliste, c’est-à-dire le salariat porté par le développement du machinisme et de l’industrie. Aujourd’hui, l’uberisation résulte de l’impasse de la crise économique et de la nécessité de trouver de « nouvelles » formes d’exploitation du travail. Au XIXe siècle, les canuts, par exemple, étaient parmi les travailleurs les plus qualifiés et donc les mieux rémunérés au sein des manufactures. Aujourd’hui, les travailleurs des plateformes numériques sont parmi les plus précaires des prolétaires.
Par ailleurs, le développement du mode de production capitaliste a conduit à une division du travail extrême au sein des fabriques, rendue à la fois possible et nécessaire par le développement du machinisme et de la technologie. Cette division du travail provoque une « socialisation en masse du travail par le capitalisme ». (6) Comme le dit Marx, « le caractère coopératif du procès du travail devient donc maintenant une nécessité technique dictée par la nature du moyen de travail lui-même ». (7)
Ainsi, le capitalisme n’a eu de cesse depuis deux siècles de développer une production basée sur le travail associé, détruisant progressivement les rapports de production basés sur la domination formelle du capital sur le travail. L’uberisation opère une dynamique inverse, atomisant les travailleurs les uns par rapport aux autres, les mettant en concurrence brutale pour la vente d’une prestation de service.
Or, le caractère associé du travail dans le capitalisme est un élément fondamental de l’identité de la classe ouvrière, un caractère permettant aux prolétaires de prendre conscience qu’ils subissent les mêmes conditions d’exploitation et ont donc le même intérêt à le combattre. En d’autres termes, le travail associé est un déterminant essentiel du développement de la conscience de classe et ce déterminant manque cruellement parmi les travailleurs indépendants.
La bourgeoisie tente de valoriser ce modèle en présentant le statut de « travailleur indépendant » comme un statut beaucoup plus « libre » par rapport au salariat et offrant beaucoup plus de perspectives de développer sa propre « affaire ». Cette souplesse a, en effet, permis que le modèle se développe beaucoup aux États-Unis, car il permettait aux nombreux ouvriers ayant besoin d’un deuxième emploi pour subvenir à leurs besoins, d’articuler plus « librement » leur emploi principal avec cette activité annexe. Les illusions de pouvoir s’en sortir par ses propres moyens conduisent à ce que l’idéologie individualiste petite-bourgeoise s’installe durablement parmi ces prolétaires. Cette idéologie s’exprime également à travers les tentatives de créer des entreprises autogérées de livreurs comme Coopcycle, qui se veulent être une alternative « anarcho-communiste » face à la domination sur le marché de grands groupes tels que Deliveroo, Uber Eats et autres.
La grande précarité n’a jamais été un facteur favorable au développement de la combativité et de la conscience ouvrières. Cette précarité s’accompagne d’une extrême insécurité et d’une exacerbation de la concurrence entre travailleurs.
De plus, du fait de l’atomisation dans laquelle ces travailleurs se trouvent au sein de la sphère de production et de leur inexpérience de la lutte de classes, leurs combats demeurent très isolés. Ce qui constitue également un lourd handicap pour se rattacher aux luttes des autres secteurs et s’appuyer sur les acquis historiques de la lutte de la classe ouvrière.
Le CCI a toujours défendu que l’avant-garde du prolétariat se situait au sein des pays où celui-ci a connu le plus grand développement, acquis une expérience du travail associé, des luttes et de leur organisation collective, de ses défaites et des leçons qui peuvent en être tirées. En cela, ce secteur des « travailleurs uberisés » ne peut jouer un rôle moteur pour la lutte générale de la classe ouvrière contre le système capitaliste. Pour autant, ces travailleurs ne sont nullement perdus pour la lutte de classe. Ce rôle ne pourra cependant prendre place que dans un mouvement initié par les fractions les plus avancées et expérimentées du prolétariat qui, par le développement de leur lutte consciente, parviendront à rallier à leur combat l’ensemble de la classe, jusqu’à ses parties les plus faibles.
Il est important que les révolutionnaires aient une analyse lucide de l’état de la classe ouvrière et ne cherchent pas à se consoler des faiblesses actuelles du prolétariat à travers l’espoir de voir le prolétariat dépasser rapidement les difficultés qui pèsent sur sa combativité et sa conscience. La décomposition du système capitaliste ne fait qu’accentuer les difficultés de la classe ouvrière pour reconquérir son identité et renouer avec son projet historique. Toute la classe ouvrière subit le poids de la décomposition, mais il est clair que ses parties les plus faibles restent beaucoup plus vulnérables.
Si les fractions les plus précaires et isolées du prolétariat peuvent faire preuve d’une grande combativité, elles ne présentent pas, par elles-mêmes, une menace réelle pour le capital. Rien dans la situation actuelle ne favorise une quelconque inflexion de cette réalité, au contraire. C’est clairement dans ces fractions que nous devons aujourd’hui classer les travailleurs des plateformes numériques de transport ou de livraison. L’émergence de cette fraction du prolétariat ne saurait déplacer la responsabilité historique qui continue d’être confiée aux fractions les plus expérimentées du prolétariat mondial.
RI, 29 juin 2021
1) « Le prolétariat demeure l’ennemi et le fossoyeur du capital » [140], Révolution internationale n° 488 (mai juin 2021).
2) « Les « travailleurs ubérisés » font-ils partie de la classe ouvrière ? » [141], disponible sur le site internet du CCI.
3) Marx, Avant-propos à la Critique de l’économie politique (1859).
4) Nous analysons ces concepts en réponse aux interprétations erronées du milieu politique prolétarien dans notre série d’articles : « Comprendre la décadence du capitalisme », Revue internationale n° 60, (1er trimestre 1990).
5) Marx, Le Capital, Livre 1, chapitre 6 (1867).
6) Lénine, Le développement du capitalisme en Russie (1899).
7) Marx, Le Capital, livre 1, chapitre 13.
La pandémie et le confinement ont considérablement accentué les tendances à l’œuvre au sein de la société : accroissement de l’atomisation des individus, exacerbation de la peur de l’autre, absence d’avenir et incapacité accrue à se projeter dans le futur. Tous ces facteurs accentuent le délitement du tissu social et par là même l’exacerbation de la violence : de plus en plus d’enfants battus, d’épouses assassinées, de crimes crapuleux, de lynchage entre bandes de gamins de 15 ans… Les médias font d’ailleurs leurs choux gras de la multiplication de ces faits divers tous plus barbares les uns que les autres.
Face à ce processus mortifère, la réaction au printemps de toutes les forces politiques françaises, de l’extrême droite à l’extrême gauche, a été particulièrement éclairante sur la nature de tous ces partis et sur le seul avenir qu’ils sont capables d’offrir : toujours plus de répression.
L’affaire commence par une tribune fracassante signée par vingt généraux et publiée par la revue Valeurs actuelles le 24 avril : « L’heure est grave, la France est en péril, plusieurs dangers mortels la menacent. […] Aujourd’hui, certains parlent de racialisme, d’indigénisme et de théories décoloniales, […] ils méprisent notre pays, ses traditions, sa culture, et veulent le voir se dissoudre en lui arrachant son passé et son histoire. […] Délitement qui, avec l’islamisme et les hordes de banlieue, entraîne le détachement de multiples parcelles de la nation pour les transformer en territoires soumis à des dogmes contraires à notre constitution. […] Si rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société ».
Tous ces généraux en appellent à frapper dur, à réprimer sec, les « hordes de banlieue », pour « l’honneur du drapeau tricolore ». Il ne peut y avoir de relents plus nauséabonds. Seul le Rassemblement national a donc soutenu cette tribune, tous les autres dénonçant la puanteur de la missive, le gouvernement menaçant même de sanction. Cette fracture publique entre une partie du haut commandement militaire et le gouvernement marque à quel point la division grignote les structures étatiques. La bourgeoisie française, comme toute bourgeoisie nationale, est divisée en fractions concurrentes, mais un minimum de cohésion est nécessaire, et c’est cette unité qu’organise l’État. Que des généraux se permettent une telle sortie signifie que cette unité menace en partie de se fissurer.
Et la réaction de toutes les forces politiques le confirme encore. Car qu’ont-elles fait après avoir dénoncé les généraux « factieux » ? Elles se sont lancées dans la course à l’échalote, pour se prétendre chacune plus républicaine et amie de la police que sa voisine.
Ainsi, le 19 mai, toutes ont participé à la « marche citoyenne pour la police » aux côtés de 35 000 policiers, jusque devant l’Assemblée nationale, pour dénoncer l’augmentation des violences, le laxisme de la Justice et surtout, demander une réponse pénale plus ferme à l’encontre de leurs agresseurs… Droite, gauche, écologistes sont donc venus réclamer une justice toujours plus répressive en soutien au bras armé de l’État.
Tous ? Non ! Mélenchon et la France Insoumise ont catégoriquement refusé de participer à cette marche, dénonçant le côté « factieux » des revendications qui opposent une partie de l’État à une autre, qui oppose ministère de l’Intérieur et ministère de la Justice. Et d’organiser une autre marche citoyenne et « alternative ». Pourquoi ? Il suffit de lire : « Nous voulons réformer la police nationale de la cave au grenier et ne cesserons pas de faire des propositions en ce sens : police de proximité pour recréer les liens police population, suppression de l’IGPN et création d’un organe de contrôle indépendant, dissolution des BAC et renforcement de la police judiciaire pour démanteler les réseaux, paiement des heures supplémentaires dues, limitation des contrôles d’identité et mise en place d’un récépissé, plan de rénovation des commissariats, création de nouvelles écoles de police et passage de la formation à deux ans, valorisation des agents administratifs et scientifiques, mise en œuvre de la désescalade dans la gestion du maintien de l’ordre, etc. Rien de tout cela n’est à l’ordre du jour de cette manifestation. Nous n’irons donc pas puisque nous sommes pour une véritable police nationale républicaine de proximité au service de l’intérêt général et du peuple français ». La France Insoumise joue là parfaitement sa partition d’unité, de solidarité et de luttes communes en soutien au… capital ! À l’image de la social-démocratie qui a écrasé dans le sang la révolution allemande en 1919, assassinant des milliers d’ouvriers, dont Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, le programme sécuritaire de la France Insoumise à de quoi rassurer la classe dominante. La gauche du capital saura diriger les forces de l’ordre « de proximité » et ordonner la répression la plus violente si cette force politique est amenée à diriger un jour l’appareil d’État. La France Insoumise, comme les autres fractions de gauche, sauront garantir l’ordre social bourgeois. N’ayons aucune illusion, elles sont et demeurent les chiens de garde du capital !
Le capitalisme n’a pas de solution à apporter au pourrissement de sa société, si ce n’est plus de flics, plus de répression, plus de division pour toujours plus de violence et de terreur. La seule voie possible pour lutter contre la violence de la société capitaliste, sous toutes ses formes, c’est la solidarité de classe, dans la lutte, prémices d’une autre société enfin humaine.
Sabine, 24 juin 2021
La situation au Sahel est marquée par deux événements d’actualité rappelant brutalement les difficultés colossales dans lesquelles baigne l’impérialisme français : d’un côté, au Mali où deux coups d’État se sont produits à neuf mois d’intervalle au nez et à la barbe des forces de l’opération Barkhane déployées sur place ; d’un autre côté, la mort subite (« au combat ») d’Idriss Déby, tyran tchadien dont le pays constitue le pilier principal du dispositif militaire français en Afrique. Ces deux événements sont arrivés au moment où la France est face à un dilemme : l’enlisement jusqu’au cou ou la débandade humiliante.
Face à cette situation, le président Macron tergiverse et se noie dans ses incohérences habituelles en politique africaine : devant les médias il décrète « la fin de l’opération Barkhane » tout en prétendant vouloir en créer une autre appelée « Takuba » en y associant ses « partenaires » européens et africains, alors que ce « machin » existe déjà depuis 2018. La versatilité de Macron a été sévèrement jugée au sein même de l’armée française comme le prouve la réaction de ce général cité par la presse : « On peut difficilement demander à nos partenaires européens de nous venir en aide au Mali et, en même temps, donner le signal que la France retire ses billes ».
Mais plus ouvertement encore, c’est la presse de l’Afrique occidentale qui se moque de l’attitude du président français : « En attendant un enterrement de première classe, ou d’une inhumation dans l’intimité familiale, la force Barkhane vient, après une lente agonie, de pousser son dernier soupir (cette opération militaire a remplacé en 2014 l’opération Serval, lancée deux ans plutôt au Mali pour combattre les groupes terroristes). […] La force française, forte de 5 100 hommes, dont 50 ont été avalés par le sable chaud du Sahel, aura affronté le danger des canons des djihadistes au quotidien, mais aura surtout souffert de ce sentiment anti-français qui ne cesse d’enfler, au point de constituer un gros caillou dans les rangers des “Macron boys”. Mais la force Barkhane a pris un autre plomb dans l’aile : la majorité des Français la désavoue, parce que budgétivore et dévoreuse des “enfants de la patrie”, à des milliers de kilomètres de la France ». (1)
« Agacé par l’idée de la perte du verrou malien et, au-delà, de tout l’espace sahélien, et constatant son impuissance à influencer sur les événements, Emmanuel Macron en vient à proférer des menaces ». (2)
Toutes ces réactions mettent le doigt sur l’impuissance et le désarroi de la bourgeoisie française dans sa politique militaire et dans ses orientations politiques où elle perd de plus en plus le contrôle de la situation.
C’est ainsi que, lassée de la persistance sans fin du chaos et du blocage du pays à tous les niveaux (militaire, économique, politique), une partie de l’armée malienne, dirigée par le colonel Assimi Goïta, a renversé le gouvernement civil en octobre dernier en promettant d’instaurer un nouveau gouvernement civil au bout d’une période de transition (de 18 mois). Au bout de 9 mois de palabres et l’annonce de la composition du futur gouvernement, le même colonel a repris les choses en main, le 24 mai (deuxième coup d’État), sous prétexte que ses proches y étaient mal représentés. Et ayant eu satisfaction avec la nomination du premier ministre de son choix, le colonel putschiste s’est réengagé dans le processus de transition en obtenant au bout du compte l’agrément des pays voisins regroupés au sein du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad), mais pas celui de la France dont pas un seul dirigeant ou diplomate n’a soutenu publiquement ses orientations pour l’avenir du Mali. Voilà une expression du profond discrédit de l’autorité de l’impérialisme français dans ces pays qu’il prétend défendre contre le terrorisme islamique depuis plus de 8 années.
Face à l’échec flagrant de sa politique interventionniste au Mali, Macron et son gouvernement tâtonnent quant à la ligne à suivre dans la « lutte anti-djihadiste ».
Pour tenter de jouer son rôle de « gendarme » dans un Sahel déjà à feu et à sang depuis l’intervention de la France au Mali en 2013, les interventions militaires françaises sont de plus en plus orientées vers des pratiques d’assassinats ciblés, en utilisant des drones tueurs, des avions de chasse ou des commandos spécialisés en la matière.
Mais ces interventions visant à « liquider » les chefs des groupes terroristes font surtout de sanglantes « bavures » au sein de la population civile. Ainsi en janvier 2021, au Mali, une centaine de personnes s’étaient rassemblées dans un village pour célébrer un mariage et le banquet allait être servi lorsque des avions de chasse français ont surgi et lâché leurs bombes dans la foule, massacrant 22 personnes et mutilant de nombreuses autres victimes. Les témoignages des familles des victimes glacent le sang : « Les gens ramassaient les bras, les jambes et les têtes arrachés, ils les jetaient dans un trou et les enterraient » ; « Ce n’étaient pas des djihadistes. Personne n’avait d’arme, même pas un couteau » ; « Nous étions en train de célébrer un mariage. Ils sont venus en avion puis nous ont bombardés ». (3)
L’État français a eu beau arguer que ce raid aérien avait touché uniquement des « terroristes » (ce qui a été formellement contredit par une enquête de l’ONU), il ne fait aucun doute que l’affaiblissement de son influence dans l’un de ses anciens pré-carrés le pousse à commettre les crimes les plus abjects et odieux pour maintenir sa présence impérialiste, commerciale et militaire.
En fait, l’armée française a commencé ses sales « bavures » dès le début de son intervention au Mali. Officiellement, on dénombre quelque 8 000 victimes civiles dans cette boucherie à laquelle participe activement l’ancienne puissance coloniale. Mais, après 8 ans de guerre, les islamistes sont loin d’être vaincus. Bien au contraire ! Les odieuses attaques des criminels djihadistes se développent de plus en plus au Mali, au Burkina, au Niger et dans la moitié des pays de la région, où des milliers d’écoles sont fermées du fait que les enseignants et les élèves sont pris pour cibles et risquent leur vie dans leurs salles de classe.
Dans ce contexte, il n’est même plus question de « chasser les groupes islamistes », pas plus que de « réinstaurer l’État de droit » ou de « sécuriser la population », comme le prétendait mensongèrement le président Hollande. Il s’agit désormais de négocier avec les djiadistes « les moins sanguinaires ». En réalité, l’impérialisme français se soucie comme d’une guigne des populations civiles ; il cherche d’abord et toujours à défendre ses sordides intérêts de puissance dans la région, quitte à perpétrer cyniquement et tenter de justifier d’autres crimes et tueries, tels le bombardement de populations civiles.
On appréciera ainsi les piteuses tentatives de justification, d’une hypocrisie des plus consommées, lorsque l’actuel président français déclare avec un aplomb presque touchant : « la France n’a aucun intérêt au Mali, aucun calcul politique ou économique » !
L’enlisement de l’impérialisme français au Sahel s’explique d’abord et avant tout dans le cadre de la décomposition du capitalisme, dont l’une des manifestations frappantes est le caractère de plus en plus irrationnel des politiques menées par les représentants de la bourgeoisie à la tête de l’État.
Barkhane est une intervention très coûteuse économiquement (un milliard d’euros par an) et humainement (l’extension du conflit et des victimes et la généralisation de la misère) qui se poursuit sans objectif visible et sans fin. Pourquoi alors un tel aveuglement des gouvernements français successifs dans leur politique au Sahel ?
Une des réponses crédibles à cette question se trouve dans la thèse de l’un des anciens stratèges de l’impérialisme français, Dominique de Villepin, (4) selon laquelle, au sein de la bourgeoisie française, persiste ce courant délirant pour qui déclarer la guerre donne l’illusion de mettre à distance l’ennemi djihadiste, alors que, face au terrorisme, la puissance militaire hégémonique de la France est totalement dans l’impasse : quand elle avance, elle s’expose et cristallise tous les ressentiments contre elle ; quand elle se retire, elle aiguise les appétits de ses concurrents.
Mais si l’échec de sa politique « antiterroriste » au Sahel est flagrant, en revanche la bourgeoisie française s’en sert efficacement sur son territoire. Ainsi, la politique contre le terrorisme islamique sert de plus en plus ouvertement à justifier une politique ultra-sécuritaire et répressive, c’est-à-dire susciter la peur pour pousser la population derrière l’État « protecteur » et ses flics, en particulier quand les attentats terroristes se produisent en métropole. Ce sont là les agissements d’un État policier s’orientant de plus en plus vers le renforcement de la militarisation de la société.
Que la France quitte honteusement le Sahel ou s’y embourbe durablement, le chaos et la barbarie guerrière ne cesseront pas. Les morts continueront à être « avalés par le sable chaud du Sahel ». En Afrique comme ailleurs, les effets mortifères de l’impérialisme ne peuvent trouver de remèdes si ce n’est dans la destruction même de ce qui constitue sa logique même : le capitalisme décadent !
Amina, 24 juin 2021
1) « La fin de l’opération Barkhane au Sahel, c’est “la fin d’un leurre”», Courrier international, (17-23 juin 2021).
2) « Concernant le Sahel, Macron perd la raison », Courrier international, (3-9 juin 2021).
3) « Au Mali, la France piégée dans une guerre sans fin », Courrier international, (10-16 juin 2021).
4) Dominique de Villepin : Mémoire de paix pour temps de guerre (2016). Villepin est un ancien ministre des affaires étrangères et premier ministre, un pur produit de la bourgeoisie française.
Le Tchad, considéré comme l’incontournable allié de l’opération Barkhane au Sahel, vient de perdre son grand dictateur en chef, le feu Maréchal Déby suite à sa supposée implication dans un combat contre un groupe armé tchadien (FACT). Il a été aussitôt remplacé par un de ses fils, Mahamat Idriss Déby Itno (déjà général quatre étoiles à 37 ans !), aussitôt adoubé par le gouvernement Macron.
Idriss Déby était un militaire bien formé par ses parrains impérialistes : un tyran, stratège politique, doté d’une grande culture militaire et connaissant parfaitement le terrain. Bref, un pion de premier ordre pour servir les intérêts et la stratégie de l’impérialisme français qui n’a pas hésité à investir massivement pour acheter les faveurs du grand dictateur sanguinaire en lui fournissant tout ce qu’il désirait (argent, armements, etc.) et en fermant les yeux sur ses crimes, sur les pillages et la confiscation de biens au profit de sa clique familiale, laissant la population au bord de la famine.
Le défunt criminel gagna peu à peu ses galons de « tyran fonctionnel idéal » auprès de l’État français en devenant notamment l’élément central et le pivot du dispositif « Barkhane » au Mali et au Sahel en général. Au point que l’armée française n’a jamais hésité à intervenir directement et à plusieurs reprises pour le protéger de ses opposants armés, en utilisant chars et avions de chasse. Sa perte suscite ainsi une grande inquiétude au sein des autorités françaises, en particulier chez les partisans d’une politique interventionniste.
En clair, avec la mort de Déby, c’est l’accélération de l’effondrement du dispositif militaro-politique de la France pour la défense de ses intérêts en Afrique. Et ce n’est pas le remplacement illico du père par le fils qui peut changer la donne, car le contexte avait profondément changé, bien avant la liquidation du tyran Idriss. Le fait même que l’armée française sur place n’a pu voir venir le coup en dit long sur l’état de déliquescence du dispositif de l’impérialisme français au Sahel. De même, Macron ne se fait aucune illusion sur la capacité du nouveau dictateur tchadien à préserver les intérêts français car on assiste déjà dans son entourage à des luttes claniques et familiales souterraines qui ne peuvent que saper l’espoir de voir le fils jouer le même rôle que tenait son père auprès de l’ancienne puissance coloniale.
Amina, 24 juin 2021.
En 1958, le président de la Fédération italienne de football s’opposait à la création du championnat d’Europe des nations de crainte qu’il « n’excite les passions nationalistes » treize ans seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ses confrères, beaucoup moins candides, lui objectèrent que c’était là tout l’intérêt de la compétition ! (1) La première édition eut donc lieu en France en 1960 et suscita très tôt des tensions politiques entre nations comme les compétitions sportives internationales en ont souvent fait l’objet à des fins impérialistes.
L’Euro se déroulant, en ce moment même, dans plusieurs villes d’Europe, ne fait pas exception et illustre même le regain des tensions entre États et le repli nationaliste caractéristique de la décomposition du capitalisme. Lors du match opposant l’Autriche à la Macédoine du Nord, l’attaquant autrichien, d’origine serbe, « célébra » son but en insultant deux de ses adversaires d’origine albanaise : « Je b**** ta mère albanaise » !
Au début de la compétition, la présentation du nouveau maillot ukrainien, floqué d’une carte de l’Ukraine (Crimée comprise), assorti des slogans « Gloire à l’Ukraine ! » et « Gloire aux héros ! », suscita « l’indignation » de la Russie criant à la « provocation politique ».
Mais la palme du patriotisme exacerbé revient très probablement au journal sportif français L’Équipe titrant, en Une de son numéro, au lendemain de la victoire de la France sur l’Allemagne, « COMME EN 18 », allusion à peine voilée à l’hystérie chauvine et la « victoire » revancharde de la France sur l’Allemagne lors de la boucherie que fut la Première Guerre mondiale.
Si le journal s’est défendu hypocritement en objectant qu’il s’agissait d’une référence à la victoire de la France lors de la Coupe du monde 2018, cette métaphore guerrière odieuse démontre une fois de plus à quel point le sport forme un vecteur du nationalisme et un bouillon de culture des rivalités impérialistes. Au fond, pour caricaturer une formule célèbre, on pourrait dire que le sport n’est rien d’autre que la continuation de la guerre par un autre moyen !
La dimension fortement spectaculaire des compétitions sportives ne manque d’ailleurs pas d’emprisonner (comme d’empoisonner) les esprits dans les codes et les symboles nationaux. Ces moments « d’unions sacrées » sont une véritable gangrène pour la classe ouvrière puisque l’antagonisme de classe est nié au profit de la communion du peuple. En particulier quand vient le moment des hymnes nationaux entonnés par les spectateurs, les yeux rivés sur le drapeau national ou l’équipe qui le représente.
Les mises en scène de la victoire, à l’image de la Une de L’Équipe, avec ses manifestations d’hystérie collective, infestées de symboles nationaux, ne font qu’entretenir des sentiments aussi nauséabonds que le chauvinisme, la xénophobie, les haines ethniques ou nationalistes, tout comme durant les conflits militaires. Comme l’exprimait déjà Rosa Luxemburg il y a un peu plus d’un siècle : « Les intérêts nationaux ne sont qu’une mystification qui a pour but de mettre les masses populaires laborieuses au service de leur ennemi mortel : l’impérialisme ».
Les pratiques physiques ont toujours reflété l’éthique et l’idéologie de la société les ayant engendrées. Le sport moderne ne fait absolument pas exception. Il est une expression parmi d’autres de la concurrence et des rivalités entre États-nations caractéristiques de la société capitaliste. Ce faisant, il forme un puissant vecteur de division et de mystification au sein de la classe ouvrière qui n’a pas d’autre patrie que celle de l’internationalisme !
Vincent, 28 juin 2021
1) « L’Euro 2021, arène d’un continent hanté par “les tensions secrètes et nauséabondes”», Courrier international (26 juin 2021).
Nous avons commémoré cette année le 150e anniversaire de la Commune de Paris. Il nous faut aussi fêter le 150e anniversaire du livre de Charles Darwin, La Filiation de l’homme. En effet, la première édition de ce livre paraît à Londres le 24 février 1871, quelques jours avant que la population ouvrière de Paris ne transporte sur les hauteurs de Montmartre, des Buttes-Chaumont et de Belleville les canons qu’Adolphe Thiers voulait lui confisquer.
Le rapprochement de ces deux commémorations est beaucoup plus politique que chronologique. En cette deuxième moitié du XIXe siècle, le capitalisme était en pleine expansion et révolutionnait la société sur tous les plans, industriel, technologique, social et scientifique. Son œuvre de progrès était bien réelle mais elle n’était ni linéaire ni harmonieuse. Le capitalisme avait permis de maîtriser la vapeur et l’électricité, mais il condamnait le prolétariat à des souffrances atroces, il massacrait à tour de bras dans les colonies et poussait à bout la séparation de l’homme avec lui-même. Le capitalisme restait bien une société de pénurie fondée entièrement sur l’exploitation de l’homme par l’homme, mais il permit un gigantesque développement des forces productives. Dans une telle société, du moins à ses débuts, la science fait des bonds gigantesques, elle contribue à l’accumulation des connaissances et au développement de la culture humaine, mais elle est aussi, bien souvent, l’otage impuissante de la bourgeoisie qui capte ses découvertes en les orientant, non pas vers la satisfaction des besoins humains mais vers le profit et la guerre, la destruction et la mort. C’est quelque chose qui est devenu évident aujourd’hui, puisque la plupart des progrès scientifiques (la conquête spatiale, Internet, l’intelligence artificielle, par exemple) n’ont été possibles qu’en fonction des impératifs militaires. Au fur et à mesure que le capitalisme s’est acheminé vers la fin de sa mission historique, le prolétariat est devenu le gardien du patrimoine culturel et scientifique accumulé par l’espèce humaine. Rosa Luxemburg écrivait à ce propos : « Le socialisme, qui relie les intérêts des ouvriers en tant que classe au développement et à l’avenir de l’humanité en tant que grande fraternité culturelle, produit une affinité particulière entre la lutte prolétarienne et les intérêts de la culture dans son ensemble et engendre le phénomène apparemment contradictoire et paradoxal qui fait du prolétariat conscient d’aujourd’hui dans tous les pays le porte-parole le plus ardent et le plus idéaliste du savoir et de l’art, de cette même culture bourgeoise dont il est aujourd’hui le bâtard déshérité ». (1)
Certes le marxisme n’est pas une science, mais il est une théorie scientifique et militante qui contribue au développement du matérialisme et intègre progressivement les avancées scientifiques acquises dans les différents domaines. La raison en est simple. Ne possédant aucun appui, aucune propriété au sein de la société capitaliste (contrairement à la bourgeoisie au sein du féodalisme), le prolétariat est obligé de développer au plus haut point sa conscience et sa théorie. C’est uniquement parce qu’il est potentiellement armé de sa conscience de classe, de sa théorie révolutionnaire (le marxisme), de son unité, de son organisation propre et de son Parti révolutionnaire mondial qu’il pourra s’émanciper et du même coup délivrer l’humanité de la prison des classes sociales.
C’est pourquoi les découvertes de Darwin, et de la science en général, sont si importantes. En s’attaquant à la rédaction de The Descent of Man le 4 février 1868, (2) Darwin passe au deuxième épisode de la nouvelle révolution copernicienne qu’il est en train de réaliser. Le premier avait commencé au retour de son voyage autour du monde sur le H.M.S. Beagle (1831-1836), lorsqu’il prit ses premières notes dans son Carnet sur la transmutation des espèces (1837). Cet intense travail de réflexion, de mise en ordre de toutes les observations faites au cours de son voyage, de lecture des ouvrages de référence devait aboutir à la publication de L’Origine des espèces en 1859.
À l’aide d’une démarche scientifique rigoureuse, il démontre dans cet ouvrage qu’il existe une généalogie du monde vivant tout au long de laquelle les générations d’organismes se succèdent en se diversifiant. Il découvre ainsi « la descendance avec modification » et le moteur de celle-ci, « la sélection naturelle ». Tous les organismes présentent des variations totalement aléatoires. Lorsqu’il faut se déplacer et changer de milieu ou lorsque le milieu lui-même change, les variations avantageuses sont sélectionnées, ce qui entraîne une descendance plus nombreuse pour certains individus et une élimination progressive pour les autres. À terme, ce processus aboutit à l’émergence d’une nouvelle espèce qui correspond à une nouvelle phase de relative stabilité.
La théorie de la sélection naturelle donna un coup de fouet aux conceptions transformistes qui, depuis Lamarck, s’étaient fourvoyées dans l’impasse représentée par la théorie de la transmission des caractères acquis. Il était désormais possible de comprendre comment chaque espèce, à partir de l’analyse de son histoire (sa phylogénie), était le produit d’une espèce antérieure. Il était possible de remonter, en retrouvant les ancêtres communs à plusieurs espèces, jusqu’aux origines de la vie sur la Terre.
Le premier pas a donc été de donner une base scientifique solide au transformisme. Mais le deuxième épisode de cette révolution copernicienne a été encore plus important. Depuis L’Origine des espèces, le transformisme était, bon an mal an, devenu admissible, on savait que, grosso modo, « l’homme descendait du singe » (ou, plus rigoureusement, que l’homme et les grands singes sont issus d’un ancêtre commun). Avec La Filiation de l’homme et la Sélection liée au sexe, Darwin apportait deux nouveaux résultats scientifiques majeurs :
– L’homme appartient à la série animale certes, mais son émergence s’effectue sans rupture. Entre l’animal et l’homme, il n’y a qu’une différence de degré, et non de nature. Il n’y a pas « surgissement » mais processus, émergence.
– Avec l’émergence de l’humanité, la sélection des plus aptes et l’élimination des plus faibles tendent à s’estomper au profit de la protection des plus faibles et des plus démunis. La lutte pour l’existence est remplacée par le développement progressif de la sympathie, la reconnaissance de l’autre comme semblable. La sélection naturelle produit la civilisation qui se confond avec l’émergence de l’espèce humaine. Elle se caractérise par le développement de conduites solidaires, de la rationalité communautaire et des sentiments moraux. (3) Cette évolution conjointe des sentiments affectifs et de la rationalité aboutit à une institutionnalisation croissante de l’altruisme, marque significative du progrès de la civilisation.
Ces deux résultats indissociables s’expliquent par le fait que, tout comme les variations biologiques, les instincts sociaux, les comportements et les capacités rationnelles sont également transmis à la descendance. Pour Darwin, nous assistons bien à un passage de la nature à la civilisation, mais sans rupture puisque la sélection naturelle, caractérisée par l’élimination des plus faibles, favorise les instincts sociaux qui vont conduire à la protection des moins aptes. Il y a élimination de l’élimination. Pour rendre compte de ce renversement sans rupture, Patrick Tort parle d’un « effet réversif de l’évolution ». (4) Il permet effectivement de comprendre que la suppression de l’élimination est bien une conséquence de la sélection naturelle elle-même : la civilisation a été sélectionnée comme avantageuse par une sélection éliminatoire. (5)
Lorsque parut L’Origine des espèces, les protestations de la classe dominante, des sommités religieuses et scientifiques furent bien entendu extrêmement violentes. Cependant l’époque était propice à une acceptation de la théorie de l’évolution. Il y avait l’exemple de la sélection artificielle des cultivateurs et des éleveurs, il paraissait évident que la ressemblance entre certaines espèces, tout comme celle entre les enfants et les parents, provenait d’une parenté, même si l’action de la sélection naturelle et ses conséquences ne furent pas réellement comprises immédiatement.
Marx et Engels accueillirent avec enthousiasme la nouvelle théorie. Le 19 décembre 1860, Marx écrit à Engels : « C’est dans ce livre que se trouve le fondement historico-naturel de notre conception ». Une fois de plus, le prolétariat trouvait un allié au sein des sciences naturelles dans son combat pour dépasser le matérialisme mécaniste, empirique. Après la publication du Manifeste du Parti communiste en 1848, L’Origine des espèces, en 1859, démontrait à nouveau que le matérialisme moderne était en mesure d’expliquer bien plus profondément les processus de transformation du vivant comme de la société humaine.
Cependant, cet accueil favorable céda bientôt la place, chez Marx et Engels, à un certain scepticisme puis à un rejet complet. Le 18 juin 1862, Marx écrit à Engels : « Il est remarquable de voir comment Darwin reconnaît chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses inventions et sa malthusienne lutte pour la vie ». Ce quiproquo, ce rendez-vous manqué entre Marx et Darwin aura des conséquences néfastes sur le développement théorique du marxisme. Témoignant de cet aveuglement prolongé, Plekhanov écrivait encore en 1907 : « Beaucoup de gens confondent la dialectique avec la doctrine de l’évolution. La dialectique est, en effet, une doctrine de l’évolution. Mais elle diffère essentiellement de la vulgaire “théorie de l’évolution”, qui repose essentiellement sur ce principe que ni la nature, ni l’histoire ne font de bonds, et que tous les changements ne s’opèrent dans le monde que graduellement. Déjà Hegel avait démontré que, comprise ainsi, la doctrine de l’évolution était inconsistante et ridicule ». (6) Les conséquences de cette mauvaise interprétation de Darwin se manifesteront par un rejet du continuisme et une conception spéculative du « bond qualitatif ».
La principale cause de cette bévue est le rapide essor, dès 1859, du « darwinisme social » en Allemagne et dans le monde. Darwin attendit dix ans avant de publier La Filiation de l’homme dans laquelle il appliquait enfin à l’homme sa théorie de l’évolution. Il savait que l’exposé de son anthropologie ferait l’effet d’une bombe et il passa tout ce temps à répondre aux critiques, à affûter ses arguments, à surveiller les nombreuses rééditions revues et complétées de L’Origine des espèces. Spencer en profita pour créer sa philosophie synthétique de l’évolution, un nouveau système inspiré du libéralisme qui appliquait à l’homme le principe de la lutte pour l’existence, de l’élimination des plus faibles alors que Darwin avait clairement circonscrit ce principe aux végétaux et aux animaux. Darwin fut contraint de se démarquer de Spencer et de Malthus, mais il était trop tard et la frauduleuse théorie du « darwinisme social » s’imposa partout. L’un de ses plus ardents défenseurs était Carl Vogt, l’agent de Napoléon III qui avait calomnié Marx et qui se chargea de la préface de la traduction française de The Descent of Man. (7)
Progressivement, tout au long des années 1980, puis en 2009 à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Darwin, nous avons assisté à une (re) découverte de sa véritable anthropologie. La précarité des couches sociales les plus défavorisées au sein du capitalisme, la concurrence et la guerre, les multiples comportements de prédateur chez les hommes, tout laissait croire que la sélection des variations avantageuses, l’élimination des moins aptes et la lutte pour l’existence étaient encore le facteur dominant dans la société humaine. C’était là le fondement du succès du darwinisme social et celui-ci nous invitait à accepter le capitalisme comme une fatalité naturelle et bénéfique : en laissant les forts s’imposer au détriment des individus plus faibles, le peuple et la nation pouvaient progresser et s’imposer, c’est-à-dire, en dernière instance, vaincre dans la compétition militaire et économique, augmenter le taux d’exploitation du prolétariat.
Mais dans la réalité, les choses se passent tout autrement. La civilisation se développe au fil d’un renversement. Comme nous l’avons vu en expliquant l’effet réversif de l’évolution, il y a à la fois continuité et discontinuité. Si on décrit le processus qui va de la sélection naturelle éliminatoire jusqu’à la tendance anti-éliminatoire de la solidarité affective et sociale qui est censée prévaloir dans toute société « civilisée », alors on doit en conclure, comme l’explique Patrick Tort, qu’il s’agit bien d’un effet de rupture et non d’une rupture effective. Pour la première fois, une espèce n’est pas contrainte de s’adapter à son milieu (sélection des plus aptes) mais est capable d’adapter son milieu, de le transformer en produisant ses moyens d’existence.
Contrairement aux stupidités répétées par les écologistes, ce n’est pas l’espèce humaine en soi qui détruit la nature, elle la domine, ce qui veut dire tout simplement qu’elle ne trouve pas directement dans la nature de quoi se nourrir mais qu’elle produit ses moyens d’existence. Ce qui détruit la nature, ce n’est pas l’espèce humaine mais un mode de production spécifique, le capitalisme, qui attaque la biodiversité et brise l’équilibre organique entre les hommes et la nature.
Les marxistes s’étaient jusque-là fourvoyés en croyant trouver dans la fabrication des outils un critère distinctif pour l’homme. Mais les recherches scientifiques montraient au contraire que plusieurs espèces animales étaient parfaitement capables de fabriquer des outils et que ce qui change fondamentalement avec l’humanité, c’est la production.
La réconciliation entre Darwin et Marx était enfin devenue possible, et la première intuition de ce dernier était la bonne. Cette conception découverte par le premier était bien inscrite au cœur de l’œuvre de Marx. On trouve par exemple dans L’Idéologie allemande, rédigée par Marx et Engels en 1846, un passage reprenant la même description des processus que Darwin : « On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion ou par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence : ils font là un pas qui leur est dicté par leur organisation physique. En produisant leurs moyens d’existence les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même ».
Le continuisme est en particulier parfaitement reconnu à travers la formule, « ils font là un pas qui leur est dicté par leur organisation physique ». À travers la notion d’effet de rupture, la continuité et le « bond qualitatif » sont également réunifiés dans une version matérialiste et dialectique.
En créant la civilisation, l’espèce humaine ne s’est pas débarrassée de la nature et de la biologie. Il est certain que, dans les phases de régression intense, le barbare et l’élimination des plus faibles réapparaissent nettement. Mais ce n’est pas là le fondement de l’histoire humaine. La civilisation a pris la forme d’une succession de modes de production jusqu’à aboutir au capitalisme où la perte de maîtrise des forces sociales créées par l’homme apparaît dans toute son ampleur dramatique en se retournant contre lui, contre ses racines biologiques et naturelles. Dans ces conditions, seule la révolution prolétarienne peut rétablir cette maîtrise du devenir humain en renversant le pouvoir de la bourgeoisie et en créant une société qui sera en mesure d’affronter les nouveaux problèmes biologiques, épidémiologiques, écologiques que l’humanité va immanquablement rencontrer dans la poursuite de son voyage à bord du vaisseau spatial, la planète Terre.
L’anthropologie darwinienne, dont on a vu le lien indissoluble avec la théorie de la descendance modifiée par le moyen de la sélection naturelle, a été tout à la fois falsifiée, ignorée et attaquée de toutes parts, en particulier par ceux qui ne pouvaient accepter que l’homme puisse perdre son statut transcendantal. Elle continue aujourd’hui d’être attaquée, non seulement par les créationnistes et les fondamentalistes religieux mais aussi par tous les idéalistes qui décrètent une séparation entre L’Origine des espèces, dont on concède la valeur scientifique, et La Filiation de l’homme qui est présentée comme une œuvre philosophique, instituant par là une prétendue coupure chez Darwin entre la science et l’idéologie.
Dans la période actuelle où le prolétariat (et sa perspective révolutionnaire) est absent momentanément de la scène sociale, la voie est ouverte au rejet de la science et de toute théorie scientifique.
Au XVIIe siècle, James Ussher, archevêque d’Armagh en Irlande, avait décrété que la création avait eu lieu au début de la nuit précédant le 23 octobre de l’an 4004 avant J.C. Au XIXe siècle, une majorité de scientifiques défendait encore la légende biblique de la création au sixième jour de l’Homme et des animaux domestiques « selon leur espèce ».
Aujourd’hui, les théories complotistes, les croyances absurdes et le scepticisme envers la science reflètent l’absence de perspective offerte par la société existante et apparaissent comme un retour aux temps obscurs. Le combat de la classe ouvrière contre l’exploitation et l’affirmation progressive de sa perspective révolutionnaire seront au contraire accompagnés d’un développement libérateur de la conscience et de la démarche rationnelle, cohérente et scientifique.
A. Elberg, 29 juin 2021
1) Rosa Luxemburg, La question nationale et l’autonomie.
2) Nous disposons enfin d’une traduction française rigoureusement scientifique. Il s’agit de l’édition dirigée par Patrick Tort : Charles Darwin, La Filiation de l’homme et la Sélection liée au sexe (2013).
3) Voir notre article : « À propos du livre “L’effet Darwin : une conception matérialiste des origines de la morale et de la civilisation”», Révolution internationale n° 400 (avril 2009).
4) Patrick Tort, L’effet Darwin (2008).
5) Voir le passage explicite mais pendant longtemps occulté du chapitre XXI de La Filiation, op.cit., p. 939-940. : « Si importante qu’ait été, et soit encore…»
6) Plekhanov, Les Questions fondamentales du marxisme (1910).
7) Anton Pannekoek, Patrick Tort, Darwinisme et marxisme (2011).
Nous publions ci-dessous de larges extraits d’un article d’Internacionalismo, section au Pérou du CCI, paru pendant la campagne pour les élections présidentielles marquées par le contexte de la pandémie de Covid-19.
Une fois de plus, la bourgeoisie péruvienne a mis en marche un processus électoral. Un processus marqué par le conflit social et politique de l’année dernière, qui s’est terminé par de violentes protestations de la population à Lima, après que le Congrès a approuvé la vacance de Martin Vizcarra, suivie de la démission de son successeur, Manuel Merino (qui n’a pas tenu plus d’une semaine au pouvoir). Ces luttes étaient des luttes interclassistes sur le terrain mystificateur des « revendications citoyennes ». Mais, à la fin, il y a eu les manifestations de travailleurs du secteur agro-industriel, qui, elles, se situaient sur un terrain de classe.
Ces événements ont eu pour cadre général l’aggravation de la pandémie, qui a renforcé la perception dans la société de l’incapacité de la classe dirigeante, non seulement à gérer de manière responsable la pandémie, mais aussi à organiser ses propres forces politiques. […]
Alors que les fractions de la bourgeoisie se préparent pour le deuxième tour, le nombre de morts de Covid-19 ne fait qu’augmenter. Comme d’autres bourgeoisies dans le monde, la bourgeoisie péruvienne ne cache pas son véritable intérêt : tenter d’assurer les conditions politiques minimales nécessaires au bon fonctionnement de la production et du capital.
Pendant ce temps, le nombre de décès causés par le Covid-19 dans le pays s’élève à 165 608 personnes à cette date. (1) Il ne faut pas oublier qu’en août de l’année dernière, le Pérou est devenu l’un des pays du monde où le nombre de décès par million d’habitants est le plus élevé.
Mais cette situation est-elle seulement le résultat de la négligence de la bourgeoisie péruvienne ? Dans notre « Rapport sur la pandémie de Covid-19 et la période de décomposition capitaliste » de juillet 2020, nous avons clairement indiqué que cette pandémie représente non seulement la crise la plus importante depuis que le système est entré dans sa dernière phase de déclin historique, celle de la décomposition sociale, inaugurée par l’effondrement du bloc de l’Est en 1989, mais qu’elle traduit « toute une série d’éléments de chaos qui représentent la putréfaction généralisée du système capitaliste ». […]
En ce sens, les crises politiques récurrentes qu’a connues le pays, notamment dans le contexte de la pandémie, le manque de coordination institutionnelle allant jusqu’à l’utilisation des effets de la pandémie comme arme de confrontation entre les fractions de la bourgeoisie, chacune cherchant à affaiblir ou à discréditer l’adversaire, le faible investissement dans la santé depuis des décennies, un système de santé déficitaire en médecins et en lits, entre autres aspects, ont retardé ou rendu inefficaces les mesures nécessaires pour combattre le virus.
Le chaos que le monde, et particulièrement le Pérou, connaissent aujourd’hui avec la pandémie est le résultat d’un abandon progressif de la population, en particulier sur le plan sanitaire, exprimant un aspect caractéristique de la décomposition capitaliste, qui est « la perte croissante de contrôle des moyens que la bourgeoisie elle-même s’était donnés jusqu’à aujourd’hui pour limiter et canaliser les effets du déclin historique de son mode de production ». Il est clair que ce n’est pas la bourgeoisie d’un pays ou d’un autre, ou une certaine fraction de celle-ci, mais le capitalisme, en tant que système politique et social qui fait passer ses intérêts économiques, sa volonté de se perpétuer et d’accumuler pour le profit, bien avant les conditions de vie de la population.
Fuerza Popular et Perú Libre sont tous deux les gardiens du capital contre les travailleurs. (2) Malgré le taux d’abstention le plus élevé de ces vingt dernières années (selon l’Office National des processus électoraux, 7,1 millions de personnes ne sont pas allés voter), la bourgeoisie péruvienne marque un point, puisqu’elle a réussi à mobiliser plus de 18 millions d’électeurs. Elle a réussi à éteindre momentanément le conflit social et même à mettre la question de la pandémie au second plan, afin de concentrer tout son appareil de communication pour alimenter sa propagande autour des attentes électorales parmi la population.
Cela ne signifie pas pour autant qu’elle a réussi à inverser les confrontations en son sein, l’érosion de ses forces et le rejet par la population de ses anciennes forces politiques. C’est dans ce contexte que la candidature de Pedro Castillo, issu d’un parti socialiste de gauche, surfe sur la vague du discrédit des vieux partis et du chaos provoqué par la pandémie. Ce candidat a réussi à capitaliser politiquement de situations telles que la pauvreté, qui, en 2020, a atteint 30,1 %, c’est-à-dire le niveau d’il y a une décennie. Il a ainsi accru son audience dans certaines provinces du pays et dans le secteur de l’éducation, étant l’un des principaux leaders syndicaux de la grève des enseignants de 2017. Il a relié à lui d’autres personnalités, comme Vladimir Cerrón, fondateur du parti Perú Libre, se définissant comme « marxiste-léniniste-mariatéguiste », (3) qui a été accusé par d’autres fractions de la bourgeoisie d’avoir des liens avec Sentier lumineux […]. En 2019, il a participé à l’événement « Rencontre latino-américaine des gouvernements locaux et de la démocratie participative », à l’invitation de Nicolás Maduro, au cours de laquelle il a déclaré : « Les États-Unis veulent briser l’unité latino-américaine, la démocratie, nous sommes ici pour coordonner les efforts et l’en empêcher […]». La campagne de Castillo s’est attachée à le présenter comme un candidat contre la corruption, dont l’objectif principal est de fermer la voie au retour du Fujimorisme, en plus de réaliser les grandes revendications des enseignants et des paysans : contrôler les importations « pour arrêter la concurrence déloyale des importations qui affectent l’industrie nationale », une nouvelle réforme agraire, discuter d’une nouvelle réforme politique, rediscuter les conditions dans lesquelles les entreprises étrangères opèrent dans le secteur minier, convoquer un référendum pour élaborer une nouvelle Constitution, car il considère que l’actuelle est une « Constitution de la dictature » qui a « une matrice coloniale et ignore les institutions politiques et culturelles des peuples indigènes et des communautés paysannes », et inclure dans le système politique la révocation du président et des parlementaires. Il a également critiqué les médias, tout cela indique qu’il cherche à être perçu comme quelqu’un qui accordera à la population les avantages économiques et sociaux historiquement refusés.
De l’autre côté, il y a la candidate du parti Fuerza Popular, Keiko Fujimori, fille de l’ancien président Alberto Fujimori, lequel purge une peine de 25 ans de prison pour corruption et violation des droits de l’homme. Cette candidate est accusée de crimes liés à l’affaire « Lava Jato » pour avoir reçu des pots-de-vin lors de ses précédentes campagnes présidentielles, pour lesquelles le procureur général de l’affaire a demandé 30 ans de prison à son encontre. Ce parti-là est un parti de droite, continuateur de l’idéologie fujimoriste, « anti-communiste » et conservateur.
Voilà les forces politiques qui s’affrontent et qui représentent le pire du passé politique du Pérou, où règnent en maître la corruption et la violence, un résultat évident de la décomposition croissante du système, et, plus particulièrement, de la façon dont cette phase historique affecte les forces de la bourgeoisie comme classe dominante, caractérisée par la tendance croissante à perdre le contrôle politique de ses propres forces, devenue une tendance dominante de l’évolution sociale et politique. (4) Le fait que la bourgeoisie se trouve prise dans un réseau interminable et inextricable de corruption, de pots-de-vin et de chantage, qui a pris corps dans toutes ses institutions, l’oblige à manipuler jusqu’à l’absurde les lois mêmes qu’elle a créées pour réglementer son système politique, ce qui rend plus difficile l’établissement de conditions garantissant un certain niveau de gouvernabilité et de stabilité politique.
C’est un réel danger pour le prolétariat péruvien d’être entraîné dans la pourriture représentée par ces fractions en guerre, c’est-à-dire de devenir la proie de la bipolarisation dans la confrontation entre factions bourgeoises que les deux parties tentent de creuser, en présentant les choses comme une lutte entre « démocratie et communisme », en disant qu’il faut protéger les « acquis de la démocratie et de l’économie » face à « l’autoritarisme communiste », alors que les deux côtés ne représentent que les intérêts de la classe exploiteuse. Ces deux candidats, une fois élu président, développeront la même répression contre la classe ouvrière. L’un comme l’autre ouvriront un nouveau chapitre de violence politique et sociale, parce que ni l’un ni l’autre ne peuvent échapper à la tendance, ouverte avec l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, au développement des formes d’État totalitaires, à semer un climat de haine, de règlements de compte et de chaos dans la population, dont ces mêmes factions sont porteuses, et qui frappe aussi au sein des couches les plus appauvries de la population et d’une classe moyenne en ruine.
Nous, travailleurs, ne devons pas tomber dans le piège tendu de cette confrontation, ni prendre parti pour l’une ou l’autre des fractions bourgeoises participant à ce cirque électoral. Défendre les institutions bourgeoises, leur idéologie et leurs mécanismes politiques, c’est défendre nos exploiteurs et nos bourreaux. La position marxiste que nous, militants de la Gauche communiste, défendons, s’est ainsi concrétisée dans la plateforme de notre organisation : « Au moment où la tâche fondamentale du prolétariat est de détruire les institutions étatiques bourgeoises et donc le parlement, où il doit établir sa propre dictature sur les ruines du suffrage universel et autres vestiges de la société capitaliste ; sa participation aux institutions parlementaires et électorales conduit, quelles que soient les intentions de ceux qui la préconisent, à maquiller avec une apparence de vitalité ces institutions moribondes ». […] Que ce soit par la « démocratie directe », par une « plus grande participation des citoyens aux décisions politiques », toutes ont abouti à des formules qui ont servi à imposer aux travailleurs tout le poids de la crise économique, en exigeant les plus grands sacrifices, comme c’est le cas aujourd’hui avec la pandémie. Bien qu’à l’heure actuelle, nous ne soyons pas confrontés à d’importantes mobilisations de notre classe, et qu’un moment décisif de la lutte des classes ne soit pas proche, depuis des décennies, les conditions sont réunies pour que le prolétariat réalise une véritable révolution, qui détruise à la racine l’exploitation capitaliste. Tel est le véritable objectif du mouvement ouvrier, et non de servir sur un plateau d’argent à la bourgeoisie ce qui nous a tellement coûté de construire, en participant à leurs processus électoraux. La voie à suivre est celle des luttes contre la dégradation de nos conditions de vie, pour donner le sens politique que ces luttes contiennent, pour renforcer notre autonomie et notre identité de classe, en défendant nos intérêts de travailleurs au niveau international.
Internacionalismo, section au Pérou du CCI (3 juin 2021)
1) Un mois plus tard, ce chiffre s’éléve à plus de 193 000 morts alors que la bourgeoisie parle de décrue depuis 15 jours.
2) Le 11 avril a eu lieu le premier tour de l’élection présidentielle au Pérou. Deux candidats sont restés en lice : l’une d’extrême droite, Keiko Fujimori, (Fuerza Popular) et l’autre d’extrême gauche, Pedro Castillo, (Pérou Libre). Ce dernier l’a finalement emporté, à l’issue d’un second tour serré (Note du traducteur).
3) José Carlos Mariátegui (1894-1930), un des fondateurs du parti socialiste péruvien devenu plus tard parti communiste et théoricien d’un « socialisme adapté au monde latino-américain », mêlant indigénisme et production nationale basée sur l’agriculture, en particulier à la société péruvienne qui pourrait passer notamment directement d’un mode féodal au « socialisme » à partir du collectivisme traditionnel comme le pratiquaient les Amérindiens (Note du traducteur).
4) Lire nos “Thèses sur la décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme”, Revue internationale n° 107 (4e trimestre 2011).
La première partie de cet article [152] dénonçait le rôle de médiocre petit flic et de calomniateur de Bourseiller. Cette seconde partie montrera comment l’auteur de la Nouvelle Histoire de l’ultra-gauche cherche à amalgamer la Gauche communiste à l’extrême gauche de l’appareil politique bourgeois pour mieux la discréditer.
En 2003, Bourseiller avait conclu son Histoire générale de l’ultra-gauche par la prophétie d’une désintégration définitive de l’ultra-gauche. « Née en 1920, lorsque les “gauchistes” de la IIIe Internationale prirent le large et s’affranchirent de la tutelle bolchevik, [l’ultra-gauche] s’est désagrégée dans le siècle finissant. Comme un mirage d’été, s’abolissant au fil de la route ». (1) Il ne s’était pas rendu compte que l’ultra-gauche n’a jamais été autre chose qu’un mirage. Mais il a finalement changé de prophétie : « Je me trompais. Nous assistons actuellement, contre toute attente, au retour de flamme d’un mouvement en pleine effervescence » (p. 7). Pensez-donc ! L’occasion était trop belle d’attaquer une nouvelle fois la réputation de la Gauche communiste ! Sa technique consistait hier à créer tout un brouillard destiné à confondre le marxisme, l’anarchisme et le modernisme ; aujourd’hui, il voudrait bien qu’on confonde la Gauche communiste et la violence nihiliste des zadistes et des black blocs.
Bourseiller divulgue déjà un gros mensonge dans ses interviews, lorsqu’il affirme que c’est Lénine qui a créé la notion d’ultra-gauche. Dans son ouvrage, La Maladie infantile du communisme : le gauchisme, Lénine ne parle jamais d’ultra-gauche. Il polémique fraternellement contre une tendance apparue au sein du mouvement communiste, tendance qu’il appelle « les gauches », « le gauchisme » ou « les communistes de gauche » et qui se caractérise comme une réaction prolétarienne face à la dégénérescence de la révolution en Russie et aux positions opportunistes apparues au sein de l’Internationale communiste à partir de son deuxième congrès en 1920. Bourseiller se garde bien de citer un passage de l’ouvrage de Lénine qui est révélateur de la continuité politique entre les bolcheviks et la Gauche communiste : « L’erreur représentée par le doctrinarisme de gauche dans le mouvement communiste est, à l’heure présente, mille fois moins dangereuse et moins grave que l’erreur représentée par le doctrinarisme de droite ». (2)
Le terme « gauchisme » a finalement été consacré par l’usage dans les années 1970 pour désigner des organisations qui se placent à l’extrême gauche de l’échiquier politique bourgeois. Les trotskistes et une partie des maoïstes défendent la voie parlementaire et nationale pour aller au communisme et se donnent comme objectif une vague République sociale construite à l’aide d’une alliance (le Front unique) avec les partis de la gauche officielle. Cette frange du gauchisme est un peu la Greta Thunberg du terrain social, car elle se traîne à genoux dans la poussière, sans aucune pudeur, en suppliant les partis de gauche et les syndicats de s’unir et de lancer des mots d’ordre de lutte, des appels à la grève générale. Ce sont très clairement des rabatteurs qui cherchent à empêcher les ouvriers de prendre conscience de qui sont leurs ennemis. Les autres maoïstes et les anarchistes (3) se placent sur le terrain de l’action directe, du sabotage, de la grève générale censée abattre d’un seul coup le régime bourgeois au profit du fédéralisme et de l’autogestion. Leur objectif, fortement influencé par l’idéologie de la petite bourgeoisie, est la création, sur la base de l’usine ou du village, de communautés autonomes, conception illusoire et dangereuse qui cherche à détourner le prolétariat de sa tâche politique propre : la prise du pouvoir et l’internationalisation de la révolution.
Finalement, la tendance qui était la cible de Lénine a donc repris son vrai nom, la Gauche communiste, et se caractérise par son attachement au marxisme, à l’internationalisme, à la perspective de la révolution prolétarienne et de son but final, le communisme. Les moyens qu’elle prône pour atteindre ce but sont la grève de masse, l’internationalisation des luttes, la destruction des États dans chaque nation et la dictature du prolétariat sous la forme du pouvoir international des conseils ouvriers. Elle se conçoit comme un pont reliant l’ancien parti qui a trahi et le futur parti mondial qui, le moment venu, pourra jouer tout son rôle d’orientation politique et militante au sein de la classe ouvrière. Tout comme la Gauche marxiste avait mené le combat contre l’opportunisme au sein de la IIe Internationale, la Gauche communiste a repris la lutte contre l’opportunisme qui est à nouveau apparu dans la IIIe Internationale. En ce sens, elle représente la continuité du mouvement ouvrier puisqu’elle s’inscrit dans la tradition de la lutte de Lénine (lui-même fondateur d’une Fraction de gauche au sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, la Fraction bolchevique) et de Rosa Luxemburg contre le révisionnisme et le réformisme.
Il est vrai que le terme « ultra-gauche » a été parfois utilisé par Trotsky durant les années 1930 pour masquer sa dérive opportuniste et déconsidérer ses critiques intransigeants, en particulier la Fraction de la gauche italienne qui publiait Prometeo et Bilan. Mais ce terme a été surtout employé durant les années 1970 lorsque le courant de la Gauche communiste est réapparu en critiquant le volontarisme et la confusion qui régnaient alors du fait de l’agitation des éléments de la petite bourgeoisie. Une partie du milieu politique de l’époque se définissait donc comme ultra-gauche pour se placer à la gauche du gauchisme, exactement comme le gauchisme se positionnait à la gauche des partis soi-disant communistes. Clairement distincte de cette confusion ambiante, la Gauche communiste se plaçait sur le terrain de classe et dénonçait tous les organismes, de gauche ou d’extrême gauche, appartenant à l’appareil politique du capital.
Le magma informe appelé « ultra-gauche » n’a rien à voir avec les organisations du milieu politique prolétarien qui défendent un marxisme vivant et le but communiste qui verra la disparition des classes et de l’État. Rassemblement hétéroclite d’intellectuels divers au radicalisme anarchisant, sans réelle filiation historique et sans tradition organisationnelle, il a toujours été le lieu de passage de toutes sortes de relectures modernistes du marxisme, typiques de l’impatience de la petite bourgeoisie déçue par la classe ouvrière. Fait de personnalités beaucoup plus intéressées à faire parler d’elles qu’à défendre des positions de classe, il est aussi le lieu de tous les aventurismes.
Bourseiller dénonce les « pauvres utopies sociales » incarnées par la Gauche communiste et tente de donner une consistance à cette fiction de l’ultra-gauche. Il la définit comme un courant marxiste anti-autoritaire. Il s’agit là d’un amalgame grossier et en fait d’une véritable œuvre de falsification ! Le but est de discréditer la Gauche communiste en effaçant les frontières qui la distingue de l’anarchisme et du modernisme qui, comme l’Internationale situationniste, a jeté aux poubelles de l’histoire aussi bien le marxisme que la classe ouvrière comme classe révolutionnaire.
Dans la continuité de la social-démocratie révolutionnaire, la Gauche communiste s’est toujours nettement démarquée de l’anarchisme et de ses théories anti-autoritaires. Elle a clairement dénoncé la guerre d’Espagne en 1936 comme une préparation à la Seconde Guerre mondiale, elle est restée internationaliste au cours de celle-ci. Anton Pannekoek écrivait encore en 1948 : « Il semble d’ailleurs qu’à l’heure actuelle, on ait parfois tendance à se rapprocher de l’idée des conseils au sein de l’anarchisme, en particulier dans les cas où celui-ci comprend des groupes ouvriers. Mais la vieille doctrine anarchiste à l’état pur est trop étroite, trop restreinte, pour être utile aujourd’hui à la lutte de la classe ouvrière ». (4)
Quant au modernisme, toujours à la mode chez les petits-bourgeois, elle l’a combattu sans relâche comme une arme de destruction de la perspective prolétarienne et du militantisme ouvrier. Héritier de l’École de Francfort et du groupe Socialisme ou Barbarie, le modernisme a constaté l’échec des révolutions prolétariennes et en a conclu que cette option pouvait être abandonnée pour retourner chez Stirner, Proudhon et Marcuse. (5) Fieffés imbéciles ! N’ayant aucun appui, ni propriété, ni pouvoir, ni patrie dans la société bourgeoise, c’est précisément dans les leçons qu’il tire de ses tragiques défaites que le prolétariat pourra puiser une conscience plus aiguë, une plus grande unité de ses forces. Déçus par la classe ouvrière qui n’a pas balayé le système capitaliste assez vite à leur goût, les modernistes se réfugièrent dans les discours ampoulés à la Hegel. Ils sont ainsi dénoncés à l’avance par Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste : « De cette façon, on émascula complètement la littérature socialiste et communiste française. Et, parce qu’elle cessa entre les mains des Allemands d’être l’expression de la lutte d’une classe contre une autre, ceux-ci se félicitèrent de s’être élevés au-dessus de l’étroitesse française et d’avoir défendu non pas de vrais besoins, mais le “besoin du vrai” ; d’avoir défendu non pas les intérêts du prolétaire, mais les intérêts de l’être humain, de l’homme en général, de l’homme qui n’appartient à aucune classe ni à aucune réalité et qui n’existe que dans le ciel embrumé de la fantaisie philosophique ». (6)
Ceux qui étaient proches de positions révolutionnaires dans les années 1970, se rappelleront comment l’arrogance des modernistes combinait l’état d’esprit de l’intellectuel petit-bourgeois et celui du lumpenprolétariat. L’ultra-gauche est bien une chimère où Bourseiller mélange délibérément les situationnistes, les communistes libertaires et la Gauche communiste pour compromettre celle-ci.
Mais le sommet de toute cette manipulation, sa motivation principale, consiste à ruiner la réputation de la Gauche communiste en lui trouvant des points communs avec les zadistes et les black blocs. Il y a ici tout un art dans la calomnie. La Gauche communiste n’a cessé de condamner en termes marxistes la violence minoritaire, le terrorisme et l’acte exemplaire des anarchistes censé réveiller ou agiter les masses. (7) Tant pis, Bourseiller la déclare coupable de cette violence nihiliste consistant à briser des vitrines, des abribus, à s’affronter aux flics, tout cela justifié par la guerre de classe et les attaques contre la marchandise. Le prolétariat n’a rien à voir avec cette violence gratuite et cette idéologie nihiliste du no future, avec la révolte populiste. C’est le terrain béni des manipulations orchestrées par les aventuriers ou les provocateurs de la police. (8)
Quant aux zadistes, qui défendent eux-mêmes leur théorie de la violence, ils idéalisent la nature sans rien comprendre à la façon dont le capitalisme altère les rapports entre les hommes et celle-ci. (9) Proches des mouvements citoyens ou des courants autogestionnaires, ils finissent toujours dans la défense de la petite propriété et dans un individualisme débridé. Le véritable objectif politique de leur action n’est pas l’abolition des classes mais l’auto-exploitation de la classe ouvrière.
Ce que défend le courant de la Gauche communiste, ce n’est pas un retour en arrière illusoire de l’histoire mais un combat pour le futur où la dissolution des classes et de la loi de la valeur (l’esclavage salarié) permettra une accélération de la socialisation internationale et une production orientée vers la satisfaction des besoins humains, un dépassement de l’aliénation humaine. Seule la révolution prolétarienne internationale rendra possible ce saut du règne de la nécessité dans le règne de la liberté.
Comme les bolcheviks en Russie, la Fraction de Bordiga mena le combat au sein du Parti socialiste et se trouva à la tête du Parti communiste d’Italie fondé à Livourne en 1921. En 1959, Bordiga se moquait encore de ces « piteuses parodies » du programme communiste authentique qui clamaient ces « formules, la terre aux paysans et les usines aux ouvriers ». (10) C’est bien là la tradition de la Gauche communiste défendant les principes du marxisme contre les théories farfelues du zadisme.
Régulièrement au cours de son histoire, le prolétariat a dû défendre son autonomie de classe contre l’interclassisme alors que les couches sociales intermédiaires sont menacées elles-mêmes par la crise du capitalisme. Avant d’être assez fort pour entraîner ces couches sociales derrière lui, il devra défendre ses revendications, ses méthodes de lutte propres et critiquer en actes tous ceux qui récusent sa nature révolutionnaire, ceux qui, récupérateurs, manipulateurs et aventuriers, prétendent se mettre en travers de sa route, tous ceux, justement, qui trouvent grâce aux yeux de Bourseiller : « La révolte des banlieues apparaît en fin de compte comme la préfiguration d’une insurrection populaire globale. Quant aux catégories issues du marxisme, telle la classe prolétarienne, elles appartiennent à un temps révolu. Guy Debord à la fin de sa vie mettait d’ailleurs en exergue, non plus la classe ouvrière, mais “les classes dangereuses”, un ensemble incluant les affranchis de toutes sortes, qu’ils soient délinquants, chômeurs, voyous ou… déclassés » (p. 359).
Cette campagne menée tambour battant par Bourseiller trouve son parallèle et révèle son secret dans l’évolution totalitaire de la démocratie bourgeoise. Avec, par exemple, la loi « sécurité globale » et celle contre le séparatisme adoptées en France, elle renforce son arsenal juridique après avoir surarmé ses forces de répression. C’est ainsi que la bourgeoisie se prépare à affronter son ennemi de classe, en le matraquant dans les rues, en le traînant en justice pour propos « antisystème », en le matraquant de ses calomnies.
Bourseiller utilise l’histoire de manière abusive et tortionnaire. (11) Ce genre de personnage insiste pour apporter sa petite pierre aux entreprises idéologiques pour le maintien de l’ordre existant et finit toujours par travailler pour la police, qu’il en ait conscience ou pas. C’est ce qui faisait dire à Joseph Conrad : « L’impudence affichée de ces opérations, qui jouent de façon insidieuse sur la sottise et la crédulité humaines, le boniment qui crânement, sans vergogne, révèle la fraude tout en insistant sur la régularité du jeu, provoque écœurement et dégoût ». (12)
Et notre conclusion sera celle-ci : cette intense préparation de la bourgeoisie aux futures confrontations de classe est déjà une preuve en soi que la Commune de Paris, de Munich, de Budapest et de Petrograd n’est pas morte. Elle renaîtra plus grande et plus forte dans tous les pays et, comme hier, on pourra lire demain sur ses banderoles déployées : Abolition du travail salarié ! Abolition de la propriété privée !
Avrom E., 30 avril 2021
1) Christophe Bourseiller, Histoire générale de l’ultra-gauche (2003). Voir notre dénonciation dans Révolution internationale n° 344 (mars 2004) : « À propos du livre de Bourseiller : “Histoire générale de l’ultra-gauche [115]”».
2) Lénine, La Maladie infantile du communisme : le gauchisme (1920).
3) Il subsiste malgré tout un courant anarchiste internationaliste qui a refusé la trahison lors des deux Guerres mondiales et qui est resté fidèle au combat de classe.
4) Cité dans Pannekoek et les conseils ouvriers de Serge Bricianer (1977).
5) Stirner et Proudhon sont deux théoriciens de l’anarchisme. Marcuse, issu de l’école de Francfort, prônait dans les années 1970 la fin du rôle révolutionnaire que devait jouer le prolétariat au sein du capitalisme.
6) Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du Parti communiste, Chapitre III, « Littérature socialiste et communiste » (1848).
7) Pannekoek dénonce ces théories fumeuses dans deux articles datant de 1933, « L’acte personnel » et « La destruction comme moyen de lutte », traduits en français dans la revue Échanges, n° 90 (printemps été 1999).
8) Voir notre article : « Black blocs : la lutte prolétarienne n’a pas besoin de masque [109] », Révolution internationale n° 471 (juillet août 2018).
9) Voir notre article en ligne : « Pas de solution à la catastrophe écologique sans l’émancipation du travail de l’exploitation capitaliste [153] ».
10) Amadeo Bordiga, « Tables immuables de la théorie communiste de parti », dans Bordiga et la passion du communisme, (1974). En soutien à Bordiga, nous écrivions dans nos commentaires à ce texte : « Dans le communisme, l’entreprise individuelle doit être abolie en tant que telle. Si l’entreprise continue à être la propriété de ceux qui y travaillent, ou même de la communauté locale autour d’elle, elle n’a pas été vraiment socialisée, et les relations entre les différentes entreprises autogérées doivent nécessairement être fondées sur l’échange de marchandises ». (« Damen, Bordiga et la passion du communisme », Revue internationale n° 158).
11) Pour les lecteurs qui veulent découvrir l’histoire véritable et les positions défendues par la Gauche communiste, nous recommandons les deux livres édités par le CCI, La Gauche communiste d’Italie et La Gauche gérmano-hollandaise.
12) Joseph Conrad, Souvenirs personnels (2012).
La pandémie mondiale de Covid-19 continue, devant l’incapacité de tous les États à coordonner leurs efforts, d’exercer ses ravages sur tous les continents. Et les principaux événements des deux derniers mois confirment la dynamique mortifère dans laquelle le capitalisme plonge la civilisation.
Sur le plan climatique, l’été 2021, le plus chaud jamais enregistré, a été rythmé par la multiplication et l’accumulation de catastrophes aux quatre coins de la planète : méga-feux en recrudescence dans plusieurs régions du globe, pluies diluviennes en Chine et en Inde, inondations dans le Nord-Ouest de l’Europe, coulées de boue au Japon, ouragans et inondations elles aussi meurtrières, canicules et sécheresses extrêmes aux États-Unis, dôme de chaleur au Canada…
L’ampleur, la fréquence et la simultanéité des effets extrêmes du réchauffement climatique ont atteint ces derniers mois des niveaux inégalés, ravageant littéralement des zones entières, causant la plupart du temps des centaines de morts (y compris dans des pays aussi développés que les États-Unis, l’Allemagne ou la Belgique) et plongeant des millions de personnes dans le chaos et la désolation. Au milieu de ce théâtre cataclysmique, le nouveau rapport du GIEC, publié début août 2021, alertant une nouvelle fois sur l’accélération du dérèglement climatique et l’amplification sans précédent des phénomènes météorologiques extrêmes, tombait comme une évidence.
Si les médias ont largement relayé les conclusions effroyables du GIEC, ils se sont très vite empressés de les atténuer, indiquant que la situation n’était pas désespérée, le prétendu salut de la planète résidant selon ce rapport dans la mise en place d’une « économie verte » et la généralisation de comportements individuels « éco-responsables ». Autant de mensonges ne visant qu’à une seule et même chose : masquer la responsabilité du mode de production capitaliste dans le carnage environnemental et l’incapacité de la bourgeoisie à faire face à la situation tant « les États et les services de secours, sous le poids de décennies de coupes budgétaires, sont de plus en plus désorganisés et défaillants ». (1)
Mais les catastrophes en chaîne de ces dernières semaines ne sont qu’un petit aperçu de ce qui attend l’humanité dans les années et décennies à venir si la spirale infernale dans laquelle le capitalisme en décomposition plonge l’humanité n’est pas stoppée. D’autant plus que d’autres événements, eux aussi facteurs aggravant de ce chaos sans fin, se sont juxtaposés.
Le départ en bande désorganisée de l’armée américaine d’Afghanistan, après 20 ans de présence, et le retour au pouvoir des talibans est une marque supplémentaire de l’incapacité des grandes puissances à garantir la stabilité mondiale, en particulier dans les zones où les tensions et les rivalités entre États font rage. Comme on peut d’ores et déjà le constater, le retour à la tête de l’État afghan d’une fraction aussi réactionnaire et délirante que les talibans, ne fait qu’aggraver le désordre mondial et l’instabilité sur tous les plans. Là encore, les médias aux ordres ont polarisé l’attention sur ce fameux retour au pouvoir des sanguinaires talibans. Pour autant, la cruauté et la terreur que va exercer sur les populations cette clique aux idées moyenâgeuses et obscurantistes rivalise largement avec les crimes dont se sont rendus coupables les pays « démocratiques » et leurs alliés depuis des décennies, en Afghanistan et ailleurs.
À ces deux manifestations majeures du pourrissement sur pied de la société capitaliste, s’ajoute bien évidemment l’aggravation significative de la crise économique, d’autant que la pandémie de Covid-19 a eu dans ce domaine une conséquence majeure : « le fait que les effets de la décomposition, l’accentuation du chacun pour soi et la perte de maîtrise, qui touchaient jusqu’alors essentiellement la superstructure du système capitaliste, tendent aujourd’hui à impacter directement la base économique du système, sa capacité à gérer les secousses économiques dans l’enfoncement dans sa crise historique ». (2) Derrière les annonces mensongères d’une « reprise économique florissante », des millions de personnes sont licenciées, expulsées de leurs logements ou incapables de « finir le mois ». Les jeunes générations de la classe ouvrière sont de plus en plus victimes d’une situation de précarité abominable, beaucoup étant contraints de faire la queue pour obtenir un secours alimentaire. La famine a également explosé en Afrique particulièrement, mais désormais, même aux États-Unis, un nombre record d’Américains ne mangent pas à leur faim…
La barbarie guerrière, le désastre écologique, les épidémies et les multiples calamités économiques et sociales ne sont pas de simples phénomènes détachés les uns des autres. Ils forment, par leur accumulation, leur simultanéité, leur imbrication et leur ampleur, un ensemble significatif de « l’enfoncement dans une impasse complète d’un système qui n’a aucun avenir à proposer à la plus grande partie de la population mondiale, sinon celui d’une barbarie croissante dépassant l’imagination ». (3)
Si la bourgeoisie ne cesse d’exploiter toutes les atrocités et les abominations de cette période, visant ainsi à terroriser et paralyser la classe ouvrière en sapant sa confiance dans un autre avenir, il ne faut cependant pas en conclure que « les carottes sont cuites ». Certes, la classe ouvrière n’a pas fini de dépasser le profond recul de sa conscience qu’elle a subi depuis près de trois décennies. Pour autant, elle demeure objectivement la seule classe révolutionnaire au sein de la société capitaliste. Autrement dit, la seule force sociale capable d’orienter l’humanité sur un autre chemin que celui de l’enfer capitaliste. Durant ces trois décennies, le prolétariat a montré à de nombreuses reprises sa capacité à s’affronter à l’État bourgeois en refusant la dégradation de ses conditions de travail et d’existence. Bien que ces luttes aient connu un développement limité, elles n’en constituent pas moins une expérience précieuse pour le futur. La révolution prolétarienne n’est pas une belle idée qui tombera du ciel par l’opération du Saint-Esprit. Au contraire, c’est un combat concret, long et sinueux à travers lequel la classe ouvrière prend conscience de son potentiel révolutionnaire à travers l’expérience et les leçons de ses défaites.
De fait, les luttes contre les attaques sur les conditions de travail forment le terrain privilégié à travers lequel la classe ouvrière pourra s’organiser avec ses propres méthodes et ainsi développer sa solidarité internationale. Dans le capitalisme agonisant, plus que jamais, l’avenir appartient à la classe ouvrière !
Vincent, 2 septembre 2021
1) « Inondations, sécheresses, incendies… Le capitalisme conduit l’humanité vers un cataclysme planétaire ! » (juillet 2021), disponible sur le site web du CCI.
2) « Rapport sur la pandémie et le développement de la décomposition » (juillet 2021) disponible sur le site web du CCI.
3) « Thèses sur la décomposition », Revue internationale n° 107, (4e trimestre 2001).
Le retrait précipité des forces américaines et occidentales d’Afghanistan est une manifestation éclatante de l’incapacité du capitalisme à offrir autre chose qu’une barbarie croissante. L’été 2021 avait déjà vu une accumulation d’événements interdépendants montrant que la planète entière est déjà dans une grave situation de crise : l’apparition de canicules et d’incendies incontrôlables de la côte ouest des États-Unis à la Sibérie, les inondations, les ravages continus de la pandémie de Covid-19 et la dislocation économique qu’elle a causée. Tout ceci est « une révélation du niveau de putréfaction atteint au cours des trente dernières années ». (1) En tant que marxistes, notre rôle n’est pas simplement de commenter ce chaos croissant mais d’analyser ses racines, qui se trouvent dans la crise historique du capitalisme, et de montrer les perspectives pour la classe ouvrière et l’humanité entière.
Les talibans sont présentés comme les ennemis de la civilisation, un danger pour les droits de l’homme et ceux des femmes, en particulier. Ils sont certes brutaux et animés d’une vision qui renvoie aux pires aspects du Moyen Âge. Cependant, ils ne sont pas une exception à l’époque dans laquelle nous vivons. Ils sont le produit d’un système social réactionnaire : le capitalisme décadent. En particulier, leur essor est une manifestation de la décomposition, stade final de la décadence du capitalisme.
La seconde moitié des années 1970 a vu une escalade de la guerre froide entre les blocs impérialistes américain et russe, les États-Unis installant des missiles de croisière en Europe occidentale et forçant l’URSS à s’engager dans une course aux armements qu’elle pouvait de moins en moins se permettre. Cependant, en 1979, l’un des piliers du bloc occidental au Moyen-Orient, l’Iran, s’est effondré dans le chaos. Toutes les tentatives des fractions les plus responsables de la bourgeoisie iranienne pour imposer l’ordre ont échoué et les éléments les plus arriérés du clergé ont profité de ce chaos pour prendre le pouvoir. Le nouveau régime a rompu avec le bloc occidental mais a également refusé de rejoindre le bloc russe. L’Iran a une longue frontière avec la Russie et avait donc joué un rôle clé dans la stratégie occidentale d’encerclement de l’URSS. Suite à cet effondrement, l’Iran est devenu un électron libre dans la région. Ce nouveau désordre a encouragé l’URSS à envahir l’Afghanistan lorsque l’Occident a tenté de renverser le régime pro-russe qu’elle avait réussi à installer à Kaboul en 1978. En envahissant l’Afghanistan, la Russie espérait pouvoir, à un stade ultérieur, accéder à l’océan Indien.
En Afghanistan, nous avons assisté à une terrible explosion de barbarie militaire. L’URSS a déchaîné toute la puissance de son arsenal sur les moudjahidines (« combattants de la liberté ») et la population en général. De l’autre côté, le bloc américain a armé, financé et entraîné les moudjahidines et les chefs de guerre afghans opposés aux Russes. Parmi eux figuraient de nombreux fondamentalistes islamiques ainsi qu’un afflux croissant de djihadistes venus du monde entier. Les États-Unis et leurs alliés ont enseigné à ces « combattants de la liberté » tous les arts de la terreur et de la guerre. Cette guerre pour la « liberté » a tué entre 500 000 et 2 millions de personnes et a laissé le pays dévasté. Elle a également été le berceau d’une forme plus globale de terrorisme islamique, caractérisée par l’ascension de Ben Laden et d’Al-Qaida.
Dans le même temps, les États-Unis ont poussé l’Irak dans une guerre de huit ans contre l’Iran, au cours de laquelle environ 1,4 million de personnes ont été massacrées. Alors que la Russie s’épuisait en Afghanistan, ce qui a fortement contribué à l’effondrement du bloc russe en 1989, et que l’Iran et l’Irak étaient entraînés dans la spirale de la guerre, la dynamique dans la région a montré que la transformation de l’Iran en un État « voyou » était l’une des premières indications que les contradictions croissantes du capitalisme commençaient à saper la capacité des grandes puissances à imposer leur autorité dans différentes régions de la planète. Derrière cette tendance se cachait quelque chose de plus profond : l’incapacité de la classe dirigeante à imposer sa « solution » à la crise du système (une autre guerre mondiale) à une classe ouvrière mondiale qui avait montré son refus de se sacrifier au nom du capitalisme dans une série de luttes entre 1968 et la fin des années 1980, sans toutefois être capable de proposer une alternative révolutionnaire au capitalisme. En somme, l’impasse entre les deux grandes classes a déterminé l’entrée du capitalisme dans sa phase finale, celle de la décomposition, caractérisée, au niveau impérialiste, par la fin du système des deux blocs et l’accélération du « chacun pour soi » .
Dans les années 1990, après le départ des Russes d’Afghanistan, les seigneurs de guerre victorieux se sont retournés les uns contre les autres, utilisant toutes les armes et les connaissances de la guerre que l’Occident leur avait données pour contrôler les ruines. Les massacres, les destructions et les viols massifs ont détruit le peu de cohésion sociale que la guerre avait laissé.
L’impact social de cette guerre ne s’est pas limité à l’Afghanistan. Le fléau de l’héroïnomanie qui a explosé à partir des années 1980, apportant misère et mort dans le monde entier, est l’une des conséquences directes de la guerre. Pour financer la guerre de l’opposition aux talibans, l’Occident l’a encouragée à cultiver l’opium. L’impitoyable fanatisme religieux des talibans est donc le fruit de décennies de barbarie. Ils ont également été manipulés par le Pakistan, ce pays essayant d’imposer un certain ordre à ses portes.
L’invasion américaine de 2001, lancée sous le prétexte de se débarrasser d’Al-Quida et des talibans, ainsi que l’invasion de l’Irak en 2003, ont été des tentatives de l’impérialisme américain d’imposer son autorité face aux conséquences de son déclin. Ce dernier a tenté d’amener les autres puissances, notamment les Européens, à agir en réponse à l’attaque contre l’un de ses membres. À l’exception du Royaume-Uni, toutes les autres puissances se sont alors montrées réservées face à ce projet. En effet, l’Allemagne s’était déjà engagée dans une nouvelle voie « indépendante » au début des années 1990, en soutenant la sécession de la Croatie qui, à son tour, avait provoqué l’horrible massacre des Balkans. Au cours des deux décennies suivantes, les rivaux de l’Amérique se sont enhardis en voyant les États-Unis s’embourber dans des guerres ingagnables en Afghanistan, en Irak et en Syrie.
La politique de retrait d’Afghanistan est un exemple clair de realpolitik. Les États-Unis doivent, en effet, se libérer de ces guerres coûteuses et débilitantes afin de concentrer leurs ressources sur le renforcement des efforts pour contenir et miner la Chine et la Russie. L’administration Biden s’est montrée non moins cynique que Trump dans la poursuite des ambitions américaines.
En même temps, les conditions du retrait américain ont fait que le message de l’administration Biden « America is Back » (les États-Unis sont de retour), selon lequel l’Amérique restait un allié fiable, a reçu un sérieux coup à sa crédibilité. À long terme, l’administration compte probablement sur la peur de la Chine pour forcer des pays comme le Japon, la Corée du Sud et l’Australie à coopérer avec le « virage à l’Est » des États-Unis, qui vise à contenir la Chine en mer de Chine méridionale et ailleurs dans la région.
Ce serait une erreur d’en conclure que les États-Unis se sont tout simplement retirés du Moyen-Orient et de l’Asie centrale. Biden a clairement indiqué que les États-Unis poursuivront une politique contre les menaces terroristes dans quelque partie du monde que ce soit. Cela signifie qu’ils utiliseront leurs bases militaires dans le monde entier, leur marine et leur aviation pour infliger des destructions aux États de ces régions s’ils mettent en danger les États-Unis. Cette menace est également liée à la situation de plus en plus chaotique en Afrique, où des États en déliquescence comme la Somalie pourraient être rejoints par l’Éthiopie, ravagée par la guerre civile, ses voisins soutenant l’un ou l’autre camp. Cette liste s’allongera à mesure que les groupes terroristes islamiques au Nigeria, au Tchad et ailleurs seront encouragés par la victoire des talibans à intensifier leurs campagnes.
Si le retrait d’Afghanistan est motivé par la nécessité de se concentrer sur le danger posé par la montée de la Chine et le renouveau de la Russie en tant que puissances mondiales, les limites de l’entreprise sont évidentes alors qu’il offre à la Chine et à la Russie un moyen d’entrer en Afghanistan. La Chine a déjà investi massivement dans son projet de nouvelle route de la soie en Afghanistan et les deux États ont entamé des relations diplomatiques avec les talibans. Mais aucun de ces États ne peut s’élever au-dessus d’un désordre mondial de plus en plus contradictoire. La vague d’instabilité qui se propage en Afrique, au Moyen-Orient (l’effondrement de l’économie libanaise étant le plus récent), en Asie centrale et en Extrême-Orient (Myanmar, en particulier) représente un danger pour la Chine et la Russie autant que pour les États-Unis. Ils sont parfaitement conscients que l’Afghanistan n’est pas pourvu d’un véritable État opérationnel et que les talibans ne seront pas en mesure d’en construire un. La menace que représentent les seigneurs de la guerre pour le nouveau gouvernement est bien connue. Certaines parties de l’Alliance du Nord ont déjà déclaré qu’elles n’accepteraient pas le gouvernement, et Daesh, qui a également été impliqué en Afghanistan, considère les talibans comme des apostats parce qu’ils sont prêts à conclure des accords avec l’Occident infidèle. Certaines parties de l’ancienne classe dirigeante afghane peuvent chercher à travailler avec les talibans, et de nombreux gouvernements étrangers ouvrent des canaux à cette fin, mais c’est parce qu’ils sont terrifiés à l’idée que le pays retombe dans les mains des seigneurs de guerre et sombre à nouveau dans le chaos, ce qui se répercuterait dans toute la région.
La victoire des talibans ne peut qu’encourager les terroristes islamiques ouïghours qui sont actifs en Chine, même si les talibans ne les ont pas encore soutenus. L’impérialisme russe connaît le coût amer de la situation inextricable en Afghanistan et voit que la victoire des talibans donnera un nouvel élan aux groupes fondamentalistes en Ouzbékistan, au Turkménistan et au Tadjikistan, États qui forment un tampon entre les deux pays. La Russie va tenter de mettre à profit cette menace pour renforcer son influence militaire sur ces États mais, en même temps, elle a bien conscience, que sans le soutien suffisant d’autres États, même la puissance de la machine de guerre américaine ne pourra pas écraser une telle insurrection.
Les États-Unis n’ont pas réussi à vaincre les talibans et à établir un État stable. Ils se sont retirés en sachant que, s’ils ont dû subir une véritable humiliation, ils ont laissé dans leur sillage une bombe à retardement d’instabilité. La Russie et la Chine vont maintenant chercher à contenir ce chaos mais toute idée que le capitalisme puisse apporter la stabilité et une certaine forme d’avenir à cette région est une pure illusion.
Les États-Unis, la Grande-Bretagne et toutes les autres puissances ont utilisé le croque-mitaine taliban pour cacher la terreur et la destruction qu’ils ont infligées à la population afghane au cours des quarante dernières années. Les moudjahidines soutenus par les États-Unis ont massacré, violé, torturé et pillé autant que les Russes. Comme les talibans, ils ont mené des campagnes de terreur dans les centres urbains contrôlés par les Russes. Cependant, l’Occident a soigneusement caché cette situation. Il en a été de même au cours des vingt dernières années. La terrible brutalité des talibans a été soulignée dans les médias occidentaux, tandis que les nouvelles concernant les décès, les meurtres, les viols et les tortures infligés par le gouvernement « démocratique » et ses partisans ont été cyniquement poussés sous le tapis. D’une certaine manière, le fait que des jeunes et des vieux, des femmes et des hommes aient été déchiquetés par les obus, les bombes et les balles du gouvernement soutenu par les États-Unis et le Royaume-Uni, pays « démocratiques » et respectueux des « droits de l’homme », ne mérite pas d’être mentionné. En fait, même l’étendue de la terreur infligée par les talibans n’a pas été rapportée. On considère que cela ne mérite pas d’être signalé dans les médias, sauf si cela peut contribuer à justifier la guerre.
Les parlements européens se sont fait l’écho des politiciens américains et britanniques en déplorant le terrible sort réservé aux femmes et à d’autres personnes en Afghanistan sous le régime des talibans. Ces mêmes politiciens ont imposé des lois sur l’immigration qui ont conduit des milliers de réfugiés désespérés, dont de nombreux Afghans, à risquer leur vie pour tenter de traverser la Méditerranée ou la Manche. Où sont leurs lamentations pour les milliers de personnes qui se sont noyées en Méditerranée ces dernières années ? Quelle inquiétude manifestent-ils pour ces réfugiés contraints de vivre dans des camps de concentration en Turquie ou en Jordanie (financés par l’UE et la Grande-Bretagne) ou vendus sur les marchés aux esclaves de Libye ? Ces porte-paroles bourgeois qui condamnent les talibans pour leur inhumanité encouragent la construction d’un mur d’acier et de béton autour de l’Europe de l’Est pour arrêter le mouvement des réfugiés. La puanteur de leur hypocrisie est vraiment à vomir !
La perspective de la guerre, de la pandémie, de la crise économique et du changement climatique est en effet effrayante. C’est pourquoi la classe dirigeante en remplit ses médias. Elle veut que le prolétariat soit soumis, qu’il se recroqueville dans la peur de la sinistre réalité de ce système social pourri. Elle veut que nous soyons comme des enfants qui s’accrochent aux basques de la classe dominante et de son État. Les grandes difficultés rencontrées par le prolétariat dans la lutte pour la défense de ses intérêts au cours des trente dernières années permettent à cette peur de s’installer davantage. L’idée que le prolétariat est la seule force capable d’offrir un avenir, une société entièrement nouvelle, peut paraître incongrue à certains. Mais le prolétariat est la classe révolutionnaire et trois décennies de recul ne l’ont pas éradiqué, même si la longueur et la profondeur de ce recul rendent plus difficile pour la classe ouvrière internationale de reprendre confiance dans sa capacité à résister aux attaques croissantes contre ses conditions de vie. Mais ce n’est que par ces luttes que la classe ouvrière peut redévelopper sa force. Comme le disait Rosa Luxemburg, le prolétariat est la seule classe qui développe sa conscience à travers l’expérience des défaites. Il n’y a aucune garantie que le prolétariat sera capable d’assumer sa responsabilité historique d’offrir un avenir au reste de l’humanité. Cela ne se produira certainement pas si le prolétariat et ses minorités révolutionnaires succombent à l’atmosphère écrasante de désespoir et d’impuissance propagée par notre ennemi de classe. Le prolétariat ne peut remplir son rôle révolutionnaire qu’en regardant en face la sombre réalité du capitalisme en décomposition et en refusant d’accepter les attaques contre ses conditions économiques et sociales, en remplaçant l’isolement et l’impuissance par la solidarité, l’organisation et une conscience de classe croissante.
CCI, 22 août 2021
1) « Rapport sur la pandémie et le développement de la décomposition », Revue internationale n° 167.
Depuis plus d’un mois, se multiplient les manifestations, largement montées en épingle par les médias, où s’expriment de manière anarchique et contradictoire les revendications anti-vaccins et celles contre un pass sanitaire jugé « liberticide ». Tout cela dans un front anti-Macron généralisé où se côtoient pêle-mêle des partis politiques allant de l’extrême gauche du capital à l’extrême droite, un melting-pot d’individus ou de familles indignés par telle ou telle déclaration ou décision gouvernementales, des prolétaires isolés, des manifestants se réclamant du mouvement des gilets jaunes. Difficile de retrouver sa boussole dans un tel magma informe.
Ces manifestations ne sont en rien l’expression de lutte du prolétariat. Bien au contraire, s’y exprime un élan primaire de nationalisme, avec la présence de nombreux drapeaux tricolores dans les rangs des protestataires, la confusion extrême, l’aveu d’impuissance, le désarroi, l’irrationalité dominante face à une situation de crise sanitaire et sociale qui touche l’ensemble du monde capitaliste. Cette cristallisation autour de revendications multiformes, agrégeant la méfiance envers la science aux appels à la défense des « libertés individuelles », fait effectivement les choux gras de l’actualité médiatique où les intérêts contradictoires, divergents, parfois farfelus, sont mis en balance avec les mesures gouvernementales présentées mensongèrement comme l’expression de la défense de l’intérêt général et du bien commun face à la pandémie de Covid-19 et l’envolée d’une quatrième vague d’infection. Comme d’habitude, chacun est appelé à se positionner comme « citoyen », à choisir son camp face à tel ou tel problème sanitaire, politique et social, pris isolément, occultant ainsi la responsabilité du système capitaliste comme un tout et son obsolescence.
Même si une minorité de prolétaires, ulcérés par l’attitude et les mensonges du pouvoir, participent à ces manifestations, elles expriment avant tout un sentiment de frustration, de colère impuissante propre aux couches petites-bourgeoises, et l’absence de perspective. Ainsi, les syndicats, ces organes bourgeois d’encadrement des luttes, en particulier ceux qui se présentent comme les plus « radicaux », tels SUD-Santé ou certaines fédérations de la CGT, ont saisi l’occasion pour lancer une série de préavis de grèves dans différentes villes comme Marseille, Lyon, Toulouse, Bastia ou des régions (Hauts-de-France) pour appeler les personnels de santé à se mobiliser contre le vaccin obligatoire et réclamer l’abrogation du pass sanitaire. Même chez les pompiers, où les mêmes mesures contraignantes ont été décrétées, le syndicat autonome « maison » a emboîté le pas. Tout cela au nom de la défense de la « liberté de choix », c’est-à-dire sur le terrain du droit bourgeois qui constitue un véritable poison pour la classe ouvrière et sa perspective révolutionnaire.
Les organisations d’extrême gauche en profitent également pour désorienter davantage la classe ouvrière en alimentant la confusion entre les revendications ouvrières et la défense des « droits des citoyens », en présentant mensongèrement ce mouvement comme « un tremplin pour les luttes ouvrières à venir ». La bourgeoisie et ses différentes officines politiques, particulièrement celles de gauche et d’extrême gauche, savent faire flèche de tout bois pour pourrir la réflexion ouvrière face à la crise, au chaos ambiant, à l’incurie des mois précédents, utilisant à plein la décomposition de tout le système capitaliste, expliquant, avec de faux airs de respectabilité, comment l’État bourgeois devrait organiser la gestion de la crise.
En réalité, l’aggravation de la situation est une nouvelle expression, non seulement de l’incurie de la bourgeoisie, mais surtout de l’impuissance généralisée depuis près de deux ans de tous les États, incapables de mettre en commun les avancées, les compétences et les moyens de lutter contre la pandémie. Nous avons assisté à la concurrence effrénée de tous les laboratoires et à l’utilisation des vaccins comme une arme impérialiste par tous les États, sous le poids de la loi universelle du profit capitaliste.
Comment une partie de la population ne pourrait-elle pas avoir peur d’un scandale sanitaire après bientôt deux ans de mensonges quotidiens des autorités ? C’est de manière totalement éhontée que le gouvernement se pare lui-même des atouts d’une vision rationnelle et scientifique alors qu’il a su à de multiples occasions passer outre les insistances des scientifiques au beau milieu des premières vagues de la pandémie, valoriser médiatiquement les plus opportunistes d’entre eux, justifier l’injustifiable pour l’utilisation des masques, des protections sanitaires au travail, dans les transports, relativisant sa propre incurie dans des comparaisons infectes avec des situations plus catastrophiques. Tous ces mensonges, ces innombrables demi-vérités et justifications foireuses du gouvernement ont évidemment créé un climat de suspicion dans la population.
Mais au-delà des doutes et des préjugés, la pandémie a été l’occasion d’un foisonnement de théories fumeuses et d’affirmations délirantes, non seulement sur les réseaux sociaux où les complotistes sont le plus actifs, mais également de la part des médias et des politiciens eux-mêmes. Alors que des milliards de personnes ont été vaccinées depuis les premiers tests, les rares “cas” d’effets secondaires dramatiques suspectés (et rarement confirmés) sont montés en épingle, par de pseudo-experts, au mépris de toute démarche scientifique, quand ils ne sont simplement pas inventés de toutes pièces.
Le Covid-19 a pourtant tué plus de quatre millions de personnes dans le monde, sans doute plus… pas les vaccins ! Le Covid-19 continue de muter, d’infecter et de tuer, particulièrement dans les parties du monde privées de campagne vaccinale d’envergure. Il continue également d’infecter et de fragiliser une population de plus en plus jeune, non vaccinée, dans les pays centraux. Certains, pourtant, doutent encore de l’efficacité vaccinale, dénoncent un prétendu « manque de recul » face aux « nouvelles techniques » (qui en fait ne sont pas nouvelles). Le doute et le scepticisme sont des vertus scientifiques, pas la méfiance irrationnelle !
Les inquiétudes irrationnelles que l’on retrouve peu ou prou dans les affirmations de tous les opposants aux vaccins ne sont pas une nouveauté ! La réticence superstitieuse face à la recherche scientifique s’exprimait déjà à la fin du XVIIIe siècle alors qu’émergeaient les premières pratiques vaccinales contre la variole. Pasteur lui-même, lorsqu’il découvre le vaccin contre la rage en 1885, a dû faire face à ces discours “antivax”. Il est alors accusé de maltraiter les animaux et de n’inventer des vaccins que pour se remplir les poches ! Près d’un siècle et demi plus tard, en dépit des progrès inouïs de la science et de la médecine, la méfiance demeure dans les secteurs les plus rétrogrades de la classe dominante et les plus arriérés de la population. Aujourd’hui, l’irrationalité complotiste va même jusqu’à imaginer une possible modification génétique par la technique de l’ARN ou une manipulation politique et médicale pour un contrôle de la population par les États via l’inoculation de la 5G lors de la vaccination (sic) !
Si ces différents discours obscurantistes résistent aux démonstrations scientifiques, c’est bien parce qu’ils s’adaptent à chaque époque et à chaque contexte. Mais aujourd’hui, la dynamique du processus de décomposition idéologique de la société capitaliste, le sentiment d’impuissance face à la crise, au chaos à l’œuvre, impactent une population davantage éduquée et ne fait que pourrir toute la capacité de raisonnement logique, scientifique et politique dans un magma de conceptions et visions réactionnaires parfois délirantes.
La bourgeoisie n’est pas étrangère à ce processus : non seulement, on a vu des politiciens, issus de l’extrême droite et même des rangs de la droite traditionnelle, véhiculer des idées totalement délirantes, mais ces errements se sont manifestés jusqu’au plus haut sommet de l’État, Macron et sa clique ayant ouvertement dénigré les scientifiques ou déformé leurs propos pour tenter de justifier leur politique à courte vue, comme lorsque le chef de l’État a affirmé avoir eu raison seul contre les épidémiologistes.
Dans les manifestations, les moins caricaturaux des participants ne remettent pas en cause la vaccination mais sont opposés au pass sanitaire, imposé dans un premier temps aux soignants sous peine de licenciement, et refusent son obligation déguisée pour vaquer aux activités les plus quotidiennes comme aller au supermarché, dans un bar, à un concert ou au cinéma.
Pourtant, ces deux réalités anti-vaccination et anti-pass sanitaire cohabitent avec des frontières très poreuses dans des manifestations communes où prédomine la même logique individualiste de défiance, avec une absence de souci collectif face à la poursuite de la pandémie, à ses ravages encore actuels et ceux à venir. Cela au nom de l’atteinte aux « libertés individuelles », un terrain totalement bourgeois.
Ce slogan pour la défense des libertés démocratiques est le cache-sexe le plus grossier de la défense de l’État bourgeois, le terrain le plus anti-ouvrier qui soit. Le mouvement ouvrier a dénoncé à de multiples reprises ce piège et affirmé que « tant que l’État existe, il n’y aura pas de liberté ; quand régnera la liberté, il n’y aura plus d’État ». (1)
Le gouvernement profite de la situation pour monter les gens les uns contre les autres, attisant les tensions et les rancœurs. En multipliant les campagnes de propagande, en faisant plus ou moins ouvertement passer tous les individus qui doutent et ont peur pour des « complotistes antivax » totalement délirants, la bourgeoisie a poussé une partie des vaccinés à voir dans les opposants aux vaccins des boucs émissaires faciles à l’origine des nouvelles vagues de contamination, dédouanant à moindres frais le capitalisme, l’État et son irresponsabilité qui ont conduit à la situation dramatique d’aujourd’hui. Pour les anti-vaccins, leur mobilisation contre la « dictature » Macron est un gage de responsabilité pour faire vivre et défendre la démocratie, en dénonçant et interpelant les « moutons » serviles subissant les lois « liberticides » d’une vaccination forcée. Ces divisions s’inscrivent dans une logique de confrontation désastreuse où les véritables enjeux pour en finir avec le chaos capitaliste disparaissent sous un fatras de confusions et d’impuissance.
L’exaspération qui s’exprime dans les manifestations et dans la population en général a en effet pris la forme d’un désarroi et du sentiment de subir les diktats d’un gouvernement arrogant qui a multiplié les incohérences face à la pandémie, imposant confinements à répétition, soufflant le chaud et le froid sur une population qui ne voit toujours pas le bout du tunnel, se targuant d’une démarche scientifique à la petite semaine alors que l’incurie bourgeoise était à l’œuvre. Mais cette colère ne peut en aucune façon déboucher sur une prise de conscience du prolétariat de l’effondrement grandissant et de l’impasse irrémédiable du système capitaliste quand cette opposition, ce rejet se cristallisent de manière épidermique, sans recul ni réflexion dans une colère impuissante contre un gouvernement et un président ressentis comme sources de tous les maux et perçus comme des mauvais gestionnaires, incompétents et inefficaces, de ce système.
Face à un tel bourbier social et idéologique que la bourgeoisie alimente et attise quotidiennement, il ne sera pas facile au prolétariat de réagir sur son terrain de classe solidaire pour contrer les véritables attaques frontales à venir, de ses conditions de travail et de vie. Son terrain de classe n’est pas celui de la défense de l’État, de la défense de l’économie nationale et du drapeau tricolore. Son autonomie de classe pour l’affirmation de sa lutte, l’organisation de ses combats, il devra la défendre contre toutes les forces vives de l’État, au pouvoir ou non, indépendamment des mouvements interclassistes où des faux amis, généralement de gauche, qui tenteront de dévoyer sa colère. Le prolétariat a besoin de lucidité et de confiance en ses propres forces pour déjouer tous ces pièges et cela est déjà un enjeu immédiat.
Stopio, 13 août 2021
1) Lénine, L’État et la Révolution (1917).
Près de deux ans après les débuts de la pandémie de Covid-19, la situation en Martinique et en Guadeloupe laisse pantois : taux d’incidence démesurés, services de réanimation sursaturés, morgues littéralement débordées, armée à la rescousse, matériel envoyé en masse par les hôpitaux de la métropole, patients transférés en métropole par avion, quand ils peuvent tenir le temps du voyage… Le tableau relève plus d’une médecine de guerre au fin fond du tiers-monde que d’une gestion digne d’un des pays les plus avancés du monde. Comment expliquer un tel désastre ?
Si, il y a encore 18 mois, la fulgurance de la pandémie pouvait rendre vraisemblable l’argument d’une impréparation des services de santé et celui de mesures d’urgence décidées sur la base d’une connaissance scientifique très lacunaire, aujourd’hui ces arguments, qui ne tenaient déjà pas beaucoup à l’époque, ne tiennent plus du tout la route !
Les scientifiques alertent depuis de nombreux mois sur le danger représenté par le variant Delta et sur le risque contenu dans l’allègement des mesures à l’approche de l’été, décidé de façon à ne pas compromettre la « saison touristique ». Par ailleurs, il est maintenant clairement établi que la vaccination permet de ralentir significativement la circulation du virus, y compris ses variants actuels, et représente le seul rempart efficace dans la durée contre les formes les plus graves de la maladie, et donc contre les hospitalisations, les admissions en réanimation et la recrudescence des décès.
Les Antilles présentent le tableau idéal pour une inévitable catastrophe : à l’heure où les voyages à l’étranger sont compliqués par les mesures de quarantaine et/ou la présentation de tests PCR négatifs, les amateurs de chaleur tropicale avaient plus de facilités pour se rendre aux Antilles sans quitter le territoire français. De fait, la saison estivale s’annonçait aussi florissante que celle des fêtes de fin d’année, avec un bon niveau de réservations, avant que la situation sanitaire puis les mesures de confinement ne viennent briser la dynamique. Alors que face au danger annoncé l’État aurait dû prendre des mesures de restriction pour éviter un afflux touristique en été, au contraire, tout a été fait pour promouvoir ces destinations et soutenir l’industrie du tourisme.
En effet, les Antilles présentent un taux de vaccination très inférieur à celui de la métropole : fin juillet, il était autour de 16 % en Guadeloupe, Martinique et Guyane, contre 60 % en métropole. Une raison de plus pour ne pas rajouter un risque exogène dans des zones où, de toute évidence, le variant Delta n’allait trouver aucun obstacle à sa dissémination catastrophique !
Au contraire, la bourgeoisie a fait la sourde oreille et, une fois la catastrophe constatée, elle a sans le moindre scrupule montré du doigt la population locale, désignée comme seule responsable selon elle, en raison de son manque d’enthousiasme pour la vaccination, de la situation désastreuse dans ces trois régions. Au point de stigmatiser la population locale comme étant hostile à la science, embrigadée dans les croyances en la médecine traditionnelle, etc.
Mais la réalité est bien plus complexe que cela ! Certes, la décomposition du système renforce les tendances irrationnelles et le refuge dans les pratiques ancestrales, d’un temps où, finalement, les choses avaient l’air d’aller mieux. La bourgeoisie est la première à être marquée par cette tendance, elle qui est restée sourde aux alertes des scientifiques. Mais s’arrêter là serait trop simple. Les idées irrationnelles et complotistes se développent et trouvent un écho d’autant plus favorable que le terrain y est propice. Ce terrain, c’est celui de la méfiance généralisée envers la « parole officielle ».
Les Antilles françaises ont été parmi les plus rapides à contester les mesures d’État au début de la pandémie. La méfiance envers les discours de l’État est de nature identique, mais bien plus importante que celle répandue dans la population en métropole. Les Antillais n’ont pas oublié le scandale du chlordécone, par exemple, un puissant pesticide reconnu comme très nocif, interdit dès 1976 aux États-Unis, mais qui a continué à être utilisé dans les Antilles jusqu’en 1993, après son interdiction en métropole.
Comme le résume bien la sociologue Stéphanie Mulot, « des affaires comme celle du chlordécone ont montré que l’État et la justice n’avaient pas été capables de protéger la population ». (1) Vincent Tacita, statisticien, rajoute : « à partir du moment où des pouvoirs publics ont autorisé cela, vous imaginez très bien que toute parole provenant de l’État est maintenant écoutée avec moins de recul ». (2)
A cela s’ajoute bien sûr l’incompréhension face à l’afflux de touristes et de locaux revenant de métropole pour les vacances, alors que tout démontre que, partout dans le monde, chaque fois que les aéroports rouvrent, les taux d’incidence augmentent prodigieusement.
Les décisions venant « de Paris » sont encore moins comprises et acceptées qu’elles ne le sont en métropole, dans des régions où le poids de la colonisation pèse encore dans les esprits, entretenu d’ailleurs essentiellement par les fractions bourgeoises locales qui réclament plus d’autonomie de décision face à l’État central.
Aujourd’hui cette situation catastrophique n’est fondamentalement pas due à une population locale méfiante et arriérée mais à l’incapacité de la bourgeoisie d’apprendre de ses erreurs et d’anticiper. Pour le capitalisme, la prévention coûte cher et ne rapporte rien immédiatement, elle n’a donc aucune place dans ce système. Au lieu de renforcer par avance les moyens humains et matériels devant une envolée épidémique dont on pouvait savoir qu’elle ne s’arrêterait pas miraculeusement d’elle-même du jour au lendemain, l’État a laissé s’enliser les hôpitaux, a laissé les soignants s’épuiser physiquement et moralement, a laissé les morts s’entasser dans les morgues puis, faute de place, dans les familles elles-mêmes… Un an et demi après, les mêmes causes produisent les mêmes effets, rien n’a changé !
La bourgeoisie se permet même de vanter hypocritement sa préoccupation en affichant dans toute la presse, à la télé et à la radio, la « solidarité » des hôpitaux de métropole déjà à genoux, qui envoient des lits de réanimation en urgence pour que leurs confrères, là-bas, subissent moins de pression pour choisir entre qui sauver et qui laisser mourir, faute du matériel suffisant.
Cette attitude répugnante ne peut que confirmer qu’il n’y a aucune confiance à accorder à cette classe de menteurs et d’incapables, empêtrés dans les contradictions de leur système pourrissant, décomposé, qui affectent tout sauf leur cynisme et leur mépris de la vie humaine.
GD, 2 septembre 2021
1) « Comment expliquer le faible taux de vaccination dans les Antilles ? », FranceInfo.fr (5 août 2021).
2) Idem.
Personne ne doute de l’augmentation du nombre de chômeurs dans le monde en raison du ralentissement de l’activité économique et de l’aggravation de la crise, accélérée encore par le Covid-19. Au Mexique, selon les données officielles, le nombre de chômeurs a augmenté de 117 % après la pandémie, ce qui représente 2,43 millions de travailleurs, dont près de 57 000 sont sans emploi depuis plus d’un an. Les travailleurs se sont retrouvés dans une situation plus fragile avec la pandémie en raison du danger quotidien d’être exposés à l’infection dans les transports et sur le lieu de travail, de l’incertitude de perdre leur emploi en raison du risque de faillites et de fermetures d’entreprises, ou encore de l’effort supplémentaire qu’ils doivent désormais fournir avec le télétravail, car il implique de couvrir des dépenses supplémentaires pour effectuer leur travail. Toutefois, dans ces circonstances, la situation actuelle rend plus difficile pour les travailleurs de protester pour de meilleures conditions de vie et de travail. Nous avons vu, par exemple, comment les protestations des travailleurs de la santé se sont multipliées au Mexique dans de nombreux hôpitaux, mais ceux-ci étaient très minoritaires et isolés en raison des exigences de la pandémie elle-même, qui n’a pas laissé aux infirmières, médecins, aides-soignants, etc. suffisamment de repos pour répondre à leurs besoins vitaux (parmi eux, il y a également eu de nombreux décès). (1)
Ainsi, il est important de souligner que la grève à l’UNAM montre clairement que le prolétariat n’est pas vaincu, qu’il fait preuve de combativité et qu’il a conservé intactes ses capacités de lutte pour la défense de ses conditions de vie et de travail, malgré les nombreuses difficultés et obstacles de la situation actuelle. L’UNAM est l’université la plus importante du Mexique, avec environ 40 000 enseignants aux niveaux secondaire, supérieur et post universitaire. La plupart d’entre eux n’ont pas de contrat de base, leurs contrats sont donc renouvelés chaque année, voire chaque semestre.
Depuis la pandémie, les activités de recherche ont été réduites, mais les cours n’ont pas été arrêtés, ils ont été repris en ligne avec les ressources des enseignants eux-mêmes, travaillant depuis leur domicile, et bien sûr avec une augmentation considérable de la charge de travail pour préparer le matériel de cours et l’évaluation en ligne.
En plus de l’augmentation de la charge de travail due au télétravail, des centaines de professeurs ont subi des retards dans le paiement de leur salaire, accumulant un retard pouvant aller jusqu’à un an, si bien qu’en février 2021, des réunions de professeurs ont été organisées pour discuter de leur situation, ce qui a conduit à un arrêt de travail de trois jours à partir du 16 mars à l’appel des professeurs de la Faculté des sciences. La grève s’est étendue à partir du 16 mars à différentes facultés, écoles et collèges des différents niveaux de l’UNAM, et au cours de la grève, elle a pris la forme d’une grève illimitée. Dès le 3 mai, certaines facultés et écoles ont repris partiellement les cours, mais le 5 mai, au moins 22 facultés étaient toujours en grève, et l’usure, la lassitude et le désespoir étaient déjà présents.
La particularité de cette mobilisation est que la plupart des arrêts de travail et des protestations ont été organisés par le biais d’assemblées qui ont été réalisées à travers le réseau « zoom » et rassemblant des étudiants comme des professeurs. Cependant, les rassemblements et les manifestations présentiels qui ont eu lieu en personne ont eu une très faible participation, comme celle du 25 mars qui a rassemblé environ 500 manifestants et celle du 11 mai, dans laquelle il y avait encore moins de participants. Cette grève s’est d’abord organisée en dehors du contrôle syndical, si bien que des organisations d’enseignants ont commencé à se créer, dans lesquelles ils ont défini une liste de revendications qui exprimaient leurs besoins et leur reconnaissance en tant qu’exploités : « Nous réclamons des salaires équitables pour les enseignants, un salaire complet, la restitution d’une partie du salaire non payé depuis des années, contre la précarité de l’emploi, la fixation d’un salaire minimum pour l’enseignement des diverses matières, pour la dignité du travail éducatif ».
Malgré les progrès réalisés dans leur reconnaissance en tant que travailleurs exploités, il faut souligner que ces groupes de professeurs qui ont émergé, sont restés dès le début isolés, chacun enfermé dans sa propre faculté, sans établir de relation et de connexion avec les autres facultés et écoles de l’UNAM elle-même et encore moins avec les autres universités qui présentent des problèmes identiques. Cela a été le cas lors de l’ « Assemblée générale des professeurs et assistants de l’UNAM », qui s’est tenue le 24 mars 2021, lorsqu’un professeur d’une autre université publique (UACM) a fait état de problèmes similaires subis par les travailleurs de l’éducation sur ces campus, son intervention a été interrompue par la personne faisant office de président de séance, avec l’argument : « nous devons nous limiter seulement aux problèmes dans l’UNAM, je comprends que ce problème semble être assez important ailleurs, dans l’IPN, l’UACM, l’UAM, mais maintenant nous devons nous en tenir aux questions relatives à l’UNAM ». Lorsqu’un professeur assistant a protesté contre ce type d’argumentation, la réponse a été une fois de plus confirmée de manière catégorique : « Depuis l’assemblée de samedi dernier, nous sommes d’accord sur ce point […] nous ne pouvons pas rejoindre la lutte à l’IPN […] Quiconque ne veut pas participer à l’assemblée dans ces conditions peut partir maintenant ». Les membres des divers groupements faisant partie de l’appareil de gauche ou gauchistes de la bourgeoisie qui étaient présents (trotskystes, féministes…) et d’autres, présumés “radicaux”, n’ont pas dit un seul mot et ont poursuivi imperturbablement leur participation à l’assemblée.
C’est pourquoi ces protestations n’ont pas réussi à effrayer le rectorat, qui a commencé à verser les arriérés au compte-gouttes, en les calculant de manière erronée et en maintenant les arriérés de paiement, mais aussi en ignorant les autres revendications telles que les augmentations de salaire et la fixation d’un salaire de base, en prétendant que pour ces revendications, le seul interlocuteur reconnu était le syndicat AAPAUNAM, puisqu’il était le signataire de la convention collective. Cela montre que, si les trois syndicats qui sont en train de prendre le relais de la domination sur la grève des travailleurs de l’UNAM ont fait profil bas, c’est parce qu’ils attendaient le moment le plus opportun pour se montrer et justifier leur place dans le sabotage de la grève en le rendant plus efficace dans ce partage des tâches : soit comme porte-parole directs du rectorat (l’AAPAUNAM reprenant là son rôle conciliateur traditionnel), soit comme expressions prétendument “critiques” et “alternatives”.
Profitant de l’isolement dans lequel se déroulent les discussions, l’idéologie du gauchisme (2) en profite également pour détourner les discussions hors du terrain des revendications salariales en défense de leurs conditions de vie et de travail en introduisant le slogan de la « démocratisation de l’université » ou pour demander le renvoi de certaines personnalités en haut de la hiérarchie de la structure universitaire. Même la campagne idéologique déclenchée autour du changement supposé que représente le gouvernement « 4T » (de la 4e transformation) (3) remplit son objectif d’étendre et d’approfondir la confusion. Par exemple, un groupe de professeurs a fait appel à l’État en essayant à plusieurs reprises de présenter leurs revendications lors de l’une des conférences de presse “matinales” quotidiennes du président de la nation jusqu’à ce que, le 30 mars, ils y parviennent, en recevant la réponse que c’était une question qui pouvait seulement être réglée par les autorités de l’UNAM.
Bien sûr, il s’agissait d’une mobilisation qui a surgi sur le terrain de la classe ouvrière. La mobilisation a été déclenchée par des attaques directes sur les salaires des enseignants qui les ont affectés immédiatement, et elle est importante en raison de la situation difficile pour la mobilisation imposée par la pandémie. Elle est également importante parce que c’est l’un des premiers arrêts de travail virtuels, ou peut-être un des premiers au monde. Le mouvement est resté combatif pendant quelques semaines, se concentrant sur les revendications économiques, mais a décliné progressivement en raison de son isolement. Cela a permis aux autorités de répondre par une agression directe à la fin du semestre, en licenciant des dizaines de professeurs des facultés et des écoles.
La grève des enseignants n’a pas surmonté bon nombre des obstacles auxquels sont confrontées les mobilisations prolétariennes et a donc présenté de nombreuses faiblesses, certaines découlant des difficultés particulières de longue date du prolétariat au Mexique et d’autres causées par la situation elle-même résultant de la pandémie.
La grève a été très corporatiste, il n’y a pas eu d’unité des enseignants, il n’y a pas eu assez d’élan de solidarité pour briser les barrières administratives que la bourgeoisie impose parmi les travailleurs et pour assurer l’unité des enseignants indépendamment de leur « catégorie ». Il n’y avait pas non plus de véritable unité entre les enseignants des différents niveaux de collèges, écoles et facultés ; chaque entité avait ses propres assemblées et, par conséquent, les revendications et les actions étaient dispersées et émiettées dans d’innombrables divisions. Le mouvement n’a pas non plus cherché activement à obtenir le soutien d’enseignants d’autres établissements et encore moins d’autres types de travailleurs. S’il n’y a pas de dynamique vers l’unité et l’extension du mouvement, celui-ci s’effondrera inévitablement dans la défaite. En outre, il y avait un manque d’assemblées générales de masse et d’assemblées générales conjointes pour assurer le contrôle du développement du mouvement. Cette division se manifeste également dans les décisions relatives à la levée de la grève. Chaque unité décidant du moment où elle le ferait, accélérant la dissipation de la solidarité naissante et de l’unité prolétarienne obtenue, tout en créant une plus grande division et un ressentiment de certains travailleurs contre d’autres. Par conséquent, l’État et l’ensemble de la bourgeoisie font très attention à ce que les grèves soient menées de manière sectorielle afin d’éviter l’unité des travailleurs, qui est l’une de leurs principales forces et qui est essentielle pour obtenir des victoires significatives.
La prolongation de la grève, qui dans certaines écoles dure maintenant depuis trois mois (dans ces circonstances de manque d’unité et d’extension) a conduit à l’impuissance et à la fatigue, ce qui les a obligés à envisager la reprise du travail également de manière dispersée, dans un climat qui favorise l’entrée de la structure syndicale (qu’elle soit estampillée pro-gouvernementale, « critique » ou « indépendante ») pour consolider le contrôle et la confusion, ouvrant la porte à la répression (avec des licenciements, comme c’est déjà le cas, on l’a vu plus haut) et aux mobilisations de minorités désespérées, consommant la défaite du mouvement.
Deux leçons fondamentales sont à tirer qui proviennent déjà des grandes luttes de 1905 en Russie et dans d’autres pays comme de l’ensemble de l’expérience historique du mouvement ouvrier. (4) Ce sont les suivantes :
1) La lutte doit être menée, organisée et étendue par les travailleurs eux-mêmes, en dehors du contrôle syndical, par le biais d’assemblées générales et de comités élus et révocables à tout moment.
2) La lutte est perdue si elle reste confinée à l’entreprise, au secteur ou à la nation ; au contraire, elle doit s’étendre en brisant toutes les barrières que le capital impose et qui la lient au capital.
La voie de la lutte prolétarienne, qui commence par des revendications économiques visant à l’unité toujours plus étendue de la classe ouvrière, est la seule qui puisse conduire à une transformation politique et sociale radicale, à la communauté humaine mondiale. Nous devons continuer à avancer sur ce chemin long et difficile, mais c’est le seul qui puisse empêcher la destruction de l’humanité dont la pandémie de Covid-19 donne un signal d’alerte avant-coureur.
Revolucion Mundial, organe du CCI au Mexique (5 juin 2021)
1) Pour un bilan des luttes ouvrières dans le monde au plus fort de la pandémie, voir : « Covid-19 : Malgré tous les obstacles, la lutte des classes forge son futur », disponible sur le site web du CCI.
2) Nous faisons référence aux divers groupements staliniens, anarchistes, féministes, etc. qui mettent en avant un projet bourgeois en se présentant comme défenseurs des travailleurs et qui sont largement présents dans l’UNAM. Pour comprendre les méthodes anti-ouvrières de ce type d’organisations, voir la série : « Le legs dissimulé de la gauche du capital », disponible sur le site web du CCI.
3) Programme de réformes de l’État promises par le président Lopez-Obrador
4) Voir « Il y a 100 ans, la révolution de 1905 en Russie (III) - Le surgissement des soviets ouvre une nouvelle période historique », Revue internationale n° 123.
À la rentrée 2020, alors que les manifestations contre les violences policières se multipliaient à travers le monde, à la suite de plusieurs meurtres ignobles de Noirs et de violences racistes, sortait un ouvrage qui a fait l’événement : Flic : Un journaliste a infiltré la police.
Au fil des chapitres, Valentin Gendrot, journaliste d’investigation, y narre son parcours en tant qu’adjoint de sécurité au sein de la Police nationale : sa formation express de trois mois, son passage à la controversée Infirmerie psychiatrique de la Préfecture de Police de Paris, puis son infiltration glaçante dans le commissariat du 19e arrondissement. L’auteur livre un témoignage saisissant sur le quotidien des forces de l’ordre, tant sur leur « mal-être » palpable, conduisant de nombreux policiers à se donner la mort, que sur l’ambiance particulièrement brutale et glauque des commissariats.
Mais ce qui frappe le plus, à chaque étape de son récit, c’est la banalisation écœurante du racisme dans les rangs de la police, tant dans les propos orduriers et quotidiens qu’à travers les actes parfois odieux de policiers dont certains n’hésitent pas à tabasser les « petits bâtards » (c’est-à-dire, les immigrés) ou à couvrir de façon totalement éhontée les actes écœurants de leurs collègues. Les scènes de passage à tabac et d’humiliation sont, en effet, insoutenables. Comment ne pas être sidéré par le niveau effarant de bêtise et de méchanceté de certains flics ?
Si l’auteur adopte toutes sortes de précautions rhétoriques, ne voulant pas généraliser son expérience, il constate tout de même, sur la base de travaux de sociologues et d’enquêtes de journalistes, que « la démarche la plus prudente aboutit à cette constatation : 85 % des morts suite à une situation impliquant des gendarmes et/ou des policiers (sans que l’on puisse dire s’il s’agit de bavures ou non) sont des personnes issues de minorités visibles ».
Les innombrables bavures visant systématiquement des Noirs ou des Maghrébins (issus des classes populaires, le plus souvent), les témoignages poignants de familles des « cités », victimes du comportement de petits voyous des forces de l’ordre ou la brutalité inhumaine à l’égard des migrants, laissaient déjà peu de doute sur les « motivations » de nombreux flics : casser du « petit bâtard » ! En janvier 2020, le livreur Cédric Chouviat trouvait ainsi la mort à Paris étouffé par des policiers. En décembre de la même année, d’autres libéraient leur hargne raciste sur le Martiniquais Michel Zecler. En 2017, le jeune Théo était également sauvagement agressé et mutilé lors d’une interpellation. En 2016, Adama Traoré décédait sous les coups de la police. Et tout cela n’est qu’un panel des affaires les plus médiatisées ! Combien de bavures passées sous silence ? Combien d’agressions transformées en actes de « légitime défense » de policiers « victimes » de prétendus voyous ?
Si l’ouvrage de Valentin Gendrot dénonce de façon saisissante la réalité du racisme dans la police, l’auteur a aussi médiatiquement contribué à alimenter le mensonge d’une « police démocratique », « au service du peuple ». Il s’emploie ainsi à démontrer que la formation des flics est trop courte, trop sommaire, que le contrôle hiérarchique est défaillant, que les moyens matériels et humains sont insuffisants. Il suffirait finalement de mettre un peu d’ordre dans ce capharnaüm.
Son récit et ses analyses passent ainsi totalement à côté de la nature politique de ce « détachement spécial d’hommes en arme ». (1) Pourtant, ce qui caractérise les « bavures » à l’égard des « minorités visibles », c’est qu’elles touchent presque systématiquement des personnes issues de la classe ouvrière ou des couches populaires. La police est toujours très prévenante avec les puissants et leurs intérêts, qu’importe la couleur de leur peau. Car la violence policière est en réalité celle de l’État bourgeois, un État qui impose l’ordre capitaliste derrière le masque hypocrite de la démocratie. S’il y a tant de sympathie pour l’extrême droite dans la police, c’est que la bourgeoisie, face au renforcement des contradictions du capitalisme et de la crise, a besoin d’une force idéologiquement fiable et moralement abrutie, moins susceptible d’être retournée par la classe ouvrière et prête à obéir aux ordres les plus barbares.
Sous un apparent discours « humaniste », que signifie une police mieux formée et mieux équipée ? Rien d’autre que plus de répression ! Car l’État et sa police (comme ses magistrats, ses partis de gauche et ses syndicats) sont le produit des antagonismes de classes inconciliables et l’instrument de l’exploitation des opprimés au service exclusif de la bourgeoisie : « Pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’ “ordre” ; et ce pouvoir, né de la société mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État ». (2) Mais « ce pouvoir, en quoi consiste-t-il principalement ? En des détachements spéciaux d’hommes armés, disposant de prisons, etc. […] L’armée permanente et la police sont les principaux instruments de la force du pouvoir d’État ». (3)
Les violences policières ne sont ni un accident de l’Histoire, ni de simples dérapages d’une minorité de flics racistes. Elle est au contraire l’expression de la nature oppressive de l’État. D’ailleurs, compte tenu de l’exacerbation des violences de toutes sortes générées par la phase de décomposition, la brutalité des forces de répression ne fait que s’accentuer sans que celles-ci soient en mesure de les contrecarrer. Bien au contraire ! La répression de plus en plus féroce de la police ne faisant qu’accentuer la tendance au chaos social.
Mais surtout, la bourgeoisie a toujours été d’une férocité sans limites face à toute remise en cause de son ordre social, comme lorsqu’elle déchaînait, il y a 150 ans, ses armées versaillaises contre la Commune de Paris, sur les pavés-même où elle matraque aujourd’hui la classe ouvrière et les « petits bâtards » ! Le même « ordre démocratique » fut invoqué lors de la répression de la semaine sanglante de Berlin en 1919, comme au moment de la répression implacable des grèves et des émeutes de 1947 en France.
La « police de la République » n’a d’ailleurs jamais hésité à faire appel à la racaille d’extrême droite pour mater des manifestants indociles. L’État a toujours encouragé en sous-main l’action de ces groupes qui forment régulièrement une force d’appoint dans la répression des mouvements sociaux. En 1968, par exemple, la police avait laissé les gros bras du groupe néofasciste Occident semer la terreur dans le Quartier latin. C’est dans ce même quartier, en 2006, que la police, assiégeant la Sorbonne, avait laissé passer une horde d’extrême droite pour malmener les étudiants en lutte contre le « Contrat Première Embauche » (CPE). On peut encore citer, parmi d’innombrables exemples, l’évacuation musclée de la faculté de Montpellier, en mars 2018, par des nervis armés de bâtons que la police avait alors raccompagné aimablement à l’extérieur des bâtiments sans les interpeller, ni même s’inquiéter de leur identité.
Parce que Valentin Gendrot est incapable de comprendre la nature historique de la violence policière, son ouvrage passe totalement sous silence la répression de la classe ouvrière en général, une violence pourtant massive et visible aux yeux de tous. Il contribue ainsi à rabattre l’indignation légitime face aux violences racistes de la police sur le terrain du droit bourgeois et des luttes parcellaires.
EG, 18 août 2021
1) Lénine, L’État et la révolution (1917).
2) Engels, L’origine de la famille, de la propriété et de l’État (1884).
3) Lénine, L’État et la révolution (1917).
Nous publions ici un courrier d’un proche sympathisant qui exprime sa solidarité avec la lutte du CCI contre le parasitisme et l’aventurisme et pour la défense de la Gauche communiste. Le plus important dans cette lettre est qu’elle indique la méthode matérialiste historique pour aborder les questions de comportement, de calomnies et de manœuvres, qui font tant de mal au milieu politique prolétarien.
En tirant les leçons de l’histoire de la lutte du mouvement ouvrier, le CCI a pu systématiser la manière de distinguer la vraie Gauche communiste de la fausse « Gauche communiste », qui est essentiellement composée de groupes parasites et d’éléments aventuriers.
Contrairement à d’autres questions, ce n’est pas quelque chose qui peut être résolu par simple intuition, par le bon sens ou comme une affaire privée, ou en se laissant contaminer naïvement par l’idéologie bourgeoise ambiante. La Gauche communiste doit retrouver, maintenir et développer la continuité historique et l’expérience d’un comportement communiste cohérent, d’une cohérence communiste dans les relations entre militants et avec l’organisation dans son ensemble. Ceci afin de pouvoir s’armer pour combattre les dangers de la duplicité, ainsi que les dangers plus indirects et moins apparents pour l’organisation de l’avant-garde politique de la classe ouvrière. Des dangers qui, avec l’avancée de la décomposition du capitalisme, deviennent de plus en plus aigus.
Un principe de la méthode de pensée au cœur de la méthode marxiste est que, pour citer Marx : « on ne juge pas un individu par ce qu’il pense de lui-même ». (1) « Dans la vie courante, n’importe quel boutiquier sait fort bien faire la distinction entre ce que chacun prétend être et ce qu’il est réellement ; mais notre histoire n’en est pas encore réduite à cette connaissance vulgaire ». (2) C’est-à-dire que nous ne pouvons pas faire confiance à quelqu’un, ou à un groupe, simplement en raison de ce qu’il prétend être (c’est-à-dire qu’il fait partie de la Gauche communiste). Les marxistes ne peuvent pas s’appuyer sur cette méthode, typique de la bourgeoisie, qui attend de la classe ouvrière qu’elle croie mot pour mot les promesses et les apparences qu’on lui présente, en se laissant prendre aux pièges de l’idéalisme.
Pour les marxistes, au contraire, « cette conscience doit être expliquée à partir des contradictions de la vie matérielle, du conflit existant entre les forces sociales de production et les rapports de production ». (3) En d’autres termes, seule une méthode de pensée historique et matérialiste peut dépasser et surmonter ce stade des apparences.
Nous devons donc nous poser les questions suivantes : d’où vient la pratique d’un groupe ou d’un individu ? Quels sont les origines et le développement de ce comportement dans l’histoire ? Sous l’influence de quelle tendance sociale et de quelle classe est-elle historiquement apparue ? Nous devons discuter des leçons et des expériences passées du mouvement ouvrier dans de telles situations, lorsque nous voyons des comportements, tels que des accusations et calomnies de lutter pour le pouvoir, des dénigrements, des ambiguïtés, la recherche d’alliances, des appels à l’aide, le fait de se présenter comme victime d’abus, etc. Si l’on reste à la surface d’une situation où le Groupe International de la Gauche communiste (GIGC) accuse le CCI d’employer des méthodes staliniennes, et où le CCI dénonce une tentative de détruire la Gauche communiste de la part du GIGC (et qu’à ce propos, le GIGC lance aussi une accusation similaire !). Si on la regarde en face, la question ressemble à un casse-tête et à un imbroglio procédurier, à peine digne d’un tribunal bourgeois. Cela ne profite qu’aux parasites, aux aventuriers et à tout le milieu de la fausse « Gauche communiste » qui reproduit l’idéologie bourgeoise des apparences !
Pour empêcher l’imaginaire dévoyé et l’affinitarisme de dominer la réalité, il faut procéder tout autrement :
– en s’appropriant l’expérience de la classe ouvrière dans des situations historiques similaires. Par exemple, dans la lutte de la Première Internationale contre la soi-disant « Alliance internationale de la démocratie socialiste » (Alliance de Bakounine) ou dans la lutte contre les personnalités de Lassalle ou Schweitzer, pour comprendre le comportement de ces groupes et éléments et à quoi ils correspondent.
– Procéder à une enquête approfondie pour distinguer la réalité historique des événements du passé et rétablir la vérité des faits dans la Gauche communiste, sur la base des leçons que chaque organisation révolutionnaire du milieu peut en tirer. Le fait que toute la Gauche communiste se batte pour cela est la force qui empêche la vérité des faits de se perdre comme Trotsky disparaissant de la révolution prolétarienne dans l’historiographie stalinienne.
– Analyser la pratique historique de ceux qui se réclament de la Gauche communiste, sa réputation et ses origines, en ne regardant pas chaque petite dispute ou désaccord de manière immédiatiste, où les textes produits sont analysés dans l’abstrait, ou à travers l’utilisation de témoignages dans lesquels le seul objectif serait finalement de désigner un coupable pour le moindre litige.
La plus grande difficulté pour démasquer le parasitisme est que certaines de ses actions les plus puissantes sont :
– Attaquer et accuser dans l’esprit de sa propre logique. Par exemple, lorsque l’Alliance de Bakounine a échoué dans sa lutte pour le pouvoir au sein de la Première Internationale, elle a projeté sa propre logique sur une Internationale supposée autoritaire et dictatoriale. Ainsi, les parasites du GIGC disent aussi, bien qu’ils aient rejeté la théorie du parasitisme comme un supposé « poison pour la Gauche communiste » que « le CCI lance maintenant une véritable attaque parasitaire (pour utiliser ses propres mots) sur ces forces, en particulier sur la Fraction communiste de la côte du Golfe, en essayant de les convaincre de discuter du parasitisme en priorité ». De plus, le CCI aurait un soi-disant allié « satellite du parasitisme, Internationalist Voice ». Et, pour couronner le tout, « si la notion de parasitisme avait une quelconque valeur politique, alors le CCI du 21e siècle, et particulièrement d’aujourd’hui, en serait l’expression et l’incarnation la plus dangereuse ». (4) Bref, pour le GIGC, la notion de parasitisme n’a aucune valeur politique et n’est qu’un poison pour la Gauche communiste, mais en même temps le CCI est présenté comme le parasite le plus dangereux.
– Le camouflage constant dans l’ambiguïté, la confusion, où tous les acteurs semblent tourner le même film.
– Le réveil des fantômes du passé : exploiter misérablement les traumatismes de la contre-révolution stalinienne de manière sentimentale.
L’histoire du GIGC, tout comme celle de Nuevo Curso et de l’aventurier Gaizka, est rangée dans un endroit que « personne n’a besoin de connaître » et qui « n’est pas trop important », elle n’a pas besoin d’être clarifiée ou débattue. Nous devrions faire aveuglément confiance à ce qu’ils disent. Le cas du blog Nuevo Curso, qui prend la forme d’un journal bourgeois, est particulièrement illustratif : il a connu tant de changements d’image que sans le suivi de son évolution par le CCI, sa véritable histoire trouble semblerait inaccessible (nous ne parlons pas ici de l’histoire créée après coup). Que dire de l’aventurier Gaizka, qui est revenu à une réunion publique du CCI à Madrid comme si ses relations et son comportement aventuristes n’avaient pas été découverts dans le passé par le CCI. Gaizka connaît vraiment son passé, il ne l’a pas oublié, et il n’a aucun intérêt à l’exposer : il ne peut pas le nettoyer, car les mêmes méthodes qu’il a toujours utilisée lui servent encore dans le présent.
Le GIGC fuit à tout prix les « divergences fondamentales » qui l’ont fait s’ériger en fausse fraction (nous ne parlons pas ici non plus des « divergences » dont il se serait rendu compte après coup).
Conformément à ce qui a été dit plus haut sur la méthode historique, nous devons nous armer de la nécessité de principes éthiques et des principes d’organisation prolétariens, qui vont au-delà des principes politiques abstraits qui peuvent facilement devenir de simples apparences. Nous devons trouver cette éthique dans l’histoire de notre classe et nous l’approprier afin de lutter contre l’ambiguïté et la duplicité. Nous devons lutter contre la superficialité des évidences, mais partir du fait indéniable que les nouveaux éléments qui s’approchent des positions de la Gauche communiste ne distinguent pas très bien les divergences de fond entre différents groupes et peuvent percevoir la même odeur de pourriture de la politique bourgeoise (ce qui s’est produit lors de la démoralisation des membres du Nucleo Comunista Internacional en 2005, par exemple). La fonction de la fausse « Gauche communiste » pour le capitalisme est qu’ici aussi, il n’y a pas de distinction claire d’un point de vue de la morale prolétarienne entre le bon, le mauvais et le déloyal.
En ce qui concerne l’éthique prolétarienne, nous avons également une série de faits qui, dans l’ensemble de son histoire, caractérisent le GIGC comme un groupe totalement étranger à la classe ouvrière. Certains de ces comportements, qui sont des faits :
Lorsqu’ils étaient une « organisation dans l’organisation » :
– le refus de payer les cotisations ;
– le refus de défendre leur comportement lorsqu’il était critiqué ;
– la tenue de réunions secrètes.
Avant et après leur exclusion, ils se comportaient comme des mouchards :
– à l’intérieur, ils faisaient circuler des rumeurs selon lesquelles un camarade était un agent infiltré de la police.
Après leur exclusion, ils ont indirectement laissé entendre qu’il y avait une taupe au sein du CCI, car des informations internes au CCI leur sont parvenues comme par magie (ils n’ont jamais dit comment), qu’ils ont rendues publiques, y compris des relations familiales entre militants et les véritables initiales de certains militants :
– ils ont rendu publique la date d’une conférence du CCI au Mexique ;
– ils ont fait circuler de fausses rumeurs ou des informations non pertinentes telles que « le CCI loue une chambre de luxe » qui ne peut avoir pour but que d’attaquer le CCI en disant « regardez, le CCI est riche et dilapide l’argent des militants » ;
– ils ont volé des documents ;
– ils ont parlé de Marc Chirik comme s’il était un gourou ou un roi avec des « héritiers » ;
– ils ont proclamé qu’un individu particulier dirigeait en sous-main le CCI ;
– ils ont dit que la tradition de la Gauche communiste de rechercher la vérité des faits ne fait que « répandre la méfiance » ;
– ils ont eu une attitude de chercher à fourguer en douce leur camelote et de recourir à l’intimidation : pendant un temps, ils se sont obstinés à envoyer leur bulletin malgré les protestations, tant à des militants du CCI qu’aux contacts dont ils avaient volé l’adresse. À quoi cela leur servait-il ? Entre autres, à faire fuir les contacts loin de cette atmosphère putride et intimidante.
– ils ont inventé des mensonges ridicules, par exemple, celui que le CCI « cherche à cacher ses problèmes internes ». Alors qu’il est clair que c’est la seule organisation qui tire actuellement ouvertement les leçons de ces problèmes.
La solution aux graves problèmes auxquels est confrontée la Gauche communiste, aggravés par le manque de clarté face au parasitisme et à l’aventurisme, ne peut être de cacher le linge sale sous le lit, de creuser une tombe pour le passé, mais de comprendre pourquoi la saleté s’était introduite et d’aérer les lieux par un débat sur les principes éthiques prolétariens, de nettoyer la vérité pour la débarrasser de la boue qui la recouvre. Non pas en oubliant, mais en développant des leçons claires pour la lutte. Les falsifications et l’ambiguïté sur l’histoire commencent par une première étape consistant à cacher le linge sale comme s’il s’agissait d’une chose dont on doit avoir honte (l’autre côté de la logique de la honte serait de présenter les erreurs comme si elles étaient une gêne… et ainsi entrer dans le cercle vicieux de sentiments étrangers à l’éthique prolétarienne : la honte, l’envie et la vengeance).
Cette attitude opportuniste a été démontrée par la TCI, (5) une organisation de la vraie Gauche communiste, qui risque d’entraîner progressivement la Gauche communiste sur un terrain où il est difficile de distinguer la confusion et les erreurs réelles des actes délibérés de confusionnisme dans lesquels prolifèrent des éléments et des groupes aux intérêts étrangers à la classe ouvrière. Par exemple, si la TCI ne lutte pas clairement pour la vérité des faits, des éléments étrangers à la classe peuvent s’avancer sur un terrain peu clair et où il ne serait pas nécessaire de clarifier de telles choses.
Par cette lettre, je veux exprimer ma solidarité avec le combat du CCI et sa lutte pour la vérité des faits, la clarté de la tradition de la Gauche communiste et l’éthique prolétarienne. Je le fais en réponse aux deux derniers textes que vous m’avez envoyés pour discussion.
Fraternellement,
Teivos, 10 avril 2021
1) Marx, Préface à Une Contribution à la critique de l’économie politique.
2) Marx, L’Idéologie allemande.
3) Marx, Préface à Une Contribution à la critique de l’économie politique.
4) « Bilan et perspectives du 23e Congrès du CCI : introduire le poison de la théorie opportuniste et destructrice du parasitisme parmi les nouvelles forces révolutionnaires » (texte du GIGC de juillet 2019).
5) « La vérité est révolutionnaire – Pour une histoire factuelle de la Gauche communiste » (Correspondance avec la TCI).
Nous publions ci-dessous de larges extraits d’un courrier adressé par un de nos lecteurs ainsi que notre réponse.
Chers Camarades,
[…] Je voudrais aborder un point de l’intervention du camarade F. quand il répondait à P. […]. Il s’agit de la perte de contrôle de la bourgeoisie analysée en tant que telle suite à la montée du populisme (si j’ai bien compris).
Même si je suis d’accord avec le fait que ce soit « l’exacerbation des autres phénomènes caractérisant la décomposition, tels le terrorisme, le chacun pour soi, [qui] attise les flammes et stimule l’extension populiste à tous les aspects de la société capitaliste ». (extrait du Rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie de 2019), et qui entraînerait cette perte de contrôle, peut-on malgré tout, parler de perte de contrôle politique en tant que telle, sachant que :
– le contrôle politique englobe, je crois, tous les aspects de la vie politique dont le contrôle de la bourgeoisie sur le prolétariat
– or dans le contexte actuel que nous connaissons, le prolétariat n’exerce pour l’instant pas de rapport de force significatif sur la bourgeoisie, ce qui laisse donc supposer un contrôle conséquent de celle-ci sur son ennemi de classe.
S’il y a bien un contrôle que la bourgeoisie tient absolument à ne pas perdre, c’est bien celui sur son ennemi de classe juré qu’est le prolétariat. Et ceci, je crois, sera à n’importe quel prix et le sera de plus en plus, au fur et à mesure de l’aggravation de la décomposition et aux dépens de tout le reste dont elle a certainement (je suis d’accord) déjà perdu le contrôle.
D’ailleurs je crois que le contrôle sur le prolétariat n’est pas évoqué dans le texte cité plus haut.
Et je complète mon intervention et évoquant les deux extraits ci-dessous du « Rapport sur la pandémie Covid-19 et la période de décomposition capitaliste » : « l’ineptie de la réponse de la classe dominante à la crise sanitaire a révélé la tendance croissante à la perte de contrôle politique de la bourgeoisie et de son État sur la société au sein de chaque nation » […] « Le confinement de masse décrété par les États impérialistes s’accompagne certes aujourd’hui de la présence accrue de la militarisation dans la vie quotidienne et de son utilisation pour lancer des exhortations guerrières. Mais l’immobilisation forcée de la population est motivée dans une large mesure par la crainte ressentie par l’État face à la menace de désordre social à une époque où la classe ouvrière, bien que tranquille, reste invaincue ».
Il me semble que le premier passage de ce deuxième texte (qui je crois, évoque lui aussi la perte de contrôle de la bourgeoisie comme dans le passage du premier texte cité plus haut), soit contradictoire avec ce deuxième passage qui montre que malgré « la crainte ressentie par l’État », celui-ci contrôle encore le prolétariat par « l’immobilisation forcée de la population » (entre autres).
Ce qui en conclusion, me fait de nouveau revenir sur le fait que (oui je suis d’accord), la bourgeoisie perd le contrôle politique sauf celui sur le prolétariat qui est encore une fois je crois, aussi un des aspects de la vie politique. […].
L
La question que soulève le courrier du camarade pose le problème suivant : il y aurait une contradiction dans notre démarche entre le fait d’affirmer d’un côté qu’il existe une « tendance à la perte de contrôle sur la société » et de l’autre dire que « le confinement de masse décrété par les États impérialistes s’accompagne certes aujourd’hui de la présence accrue de la militarisation dans la vie quotidienne et de son utilisation pour lancer des exhortations guerrières. Mais l’immobilisation forcée de la population est motivée dans une large mesure par la crainte ressentie par l’État face à la menace de désordre social à une époque où la classe ouvrière, bien que tranquille, reste invaincue ». En fin de compte, pour le camarade, « la bourgeoisie perd le contrôle politique sauf celui sur le prolétariat qui est encore une fois je crois, aussi un des aspects de la vie politique ».
En premier lieu, il convient de souligner que nous parlons d’une tendance croissante et non d’une perte absolue de contrôle de la part de la bourgeoisie sur la société. Cette tendance s’est, de notre point de vue, accentuée avec l’accélération des effets du poids de la décomposition depuis les débuts de la pandémie. Toute cette analyse, le camarade la partage. Le fond du problème serait que cette tendance à la perte de contrôle est certes observable, « sauf sur le prolétariat ». Bien que cela puisse paraître paradoxal, nous partageons en réalité pleinement cette idée qui, de notre point de vue, n’est pas en contradiction avec le fait d’affirmer que le processus affecte l’ensemble de la société.
En effet, notre démarche part de la caractérisation du prolétariat comme étant la seule classe, au sein de la société capitaliste, étant à la fois exploitée et révolutionnaire. Dans le rapport capital/travail, le prolétariat est non seulement dépossédé et séparé des moyens de production, mais il est aussi de ce fait totalement étranger lui-même au travail et à ce qu’il produit. Il doit affirmer son existence propre comme classe révolutionnaire par sa conscience politique et sa capacité d’organisation. Deux exigences du combat prolétarien qui s’opposent radicalement au mode de production capitaliste, c’est-à-dire à la fois aux rapports de production et aux superstructures idéologiques. C’est pourquoi Marx a mis en évidence que la classe ouvrière est une “classe étrangère” à l’intérieur de la société capitaliste. Mais par sa condition forcée et sa vie de forçat la classe ouvrière « se sent anéantie dans cette aliénation, y voit son impuissance et la réalité d’une existence inhumaine ». (1) Nous pouvons donc dire que la bourgeoisie tend bien d’un côté à perdre le contrôle sur la société en décomposition et en même temps, qu’elle garde aujourd’hui toute sa maîtrise sur le prolétariat, sans que cela puisse être contradictoire.
De ce fait, la bourgeoise ne peut qu’exercer sa domination et par là même avoir un contrôle en permanence sur la classe ouvrière, son véritable ennemi historique. Seule une situation révolutionnaire planétaire pourrait modifier une telle donne et aboutir, dans ces conditions, à une tendance à la perte de contrôle sur le prolétariat. Lors de la vague révolutionnaire de 1917-1923, on peut dire que la bourgeoisie tendait à perdre le contrôle de sa domination sur la classe ouvrière. Cela ne s’est jamais traduit de manière absolue, même en Russie finalement, puisque si les ouvriers avaient pu prendre les rênes du pouvoir et exercer leur dictature politique dans ce pays, leur avenir politique restait suspendu au rapport de force mondial entre les classes. La bourgeoisie mondiale a fini par s’imposer victorieusement avec la contre-révolution stalinienne. Même dans les débuts de l’effervescence révolutionnaire en Allemagne, de 1917 à 1923, la bourgeoisie n’a jamais perdu totalement son contrôle sur la classe exploitée. Grâce aux sociaux-démocrates transformés en « chiens sanglants » et aux syndicats, devenus des gardes chiourmes au service de l’État, remparts ultimes du capital, elle avait pu casser les reins du prolétariat et le noyer dans le sang dès la Commune de Berlin en janvier 1919, assurant pour la suite la pérennité de sa domination brutale.
Aujourd’hui, a fortiori dans un contexte de décomposition de la société bourgeoise et de recul de la conscience ouvrière, le prolétariat éprouve toutes les difficultés pour mener son combat, restant largement isolé et dispersé, peu confiant en ses propres forces, oubliant même sa mémoire et son identité de classe. Il se trouve donc d’autant plus oppressé par l’ordre bourgeois dont le contrôle est relayé par des organes étatiques puissants, comme les syndicats, les gauchistes ou autres partis politiques, piliers de l’ordre capitaliste. Toutes ces forces politiques l’encadrent de manière très efficace à la fois par les discours idéologiques, la propagande et par une présence physique quotidienne sur le terrain, monopolisant globalement tout l’espace public pour lui faire obstacle et saboter son combat de classe. Nous sommes donc d’accord sur ce plan avec le camarade, la bourgeoisie, en effet, ne perd pas le contrôle sur son ennemi mortel et veille sur lui comme du lait sur le feu. Nous l’avons d’ailleurs bien vu au moment de la lutte contre la réforme des retraites de l’hiver 2019-2020, jamais les syndicats n’ont été pris en défaut et ont toujours su garder un contrôle de A à Z sur le mouvement, même s’ils ont dû s’adapter en même temps pour faire face à une forte combativité qui s’est étalée dans le temps.
En revanche, sur les autres composantes de la société capitaliste, la situation est toute autre et la situation se complique davantage. Sur ce plan, le camarade est complètement d’accord. Au niveau économique, par exemple, alors qu’avec la réalité concurrentielle de la mondialisation la bourgeoisie avait pu développer ses capacités de coopération pour faire face à la crise, aujourd’hui, le chacun pour soi prend clairement le dessus et chaque État s’enferme sur ses propres initiatives, de manière plus unilatérale que par le passé, afin de défendre quasi seul ses intérêts nationaux vitaux. Cela s’est traduit de manière caricaturale, par exemple, lors de la pitoyable « guerre des masques » et des « vaccins », traduisant une sorte de panique et de « sauve qui peut ». On peut donc dire que cela a bien exprimé une tendance à la perte de contrôle.
La bourgeoisie n’a pas de prise sur les effets de la décomposition : elle peut certes les utiliser, mais absolument pas les contrôler. Des phénomènes comme ceux de la violence croissante au sein de la société ne peuvent être éradiqués, de même que la tendance à ne pouvoir contrôler son jeu politique du fait du chacun pour soi qui tend de plus en plus à prendre le pas sur le sens des responsabilités et de l’État. Cela ne signifie pas pour autant que la bourgeoisie ne puisse plus agir sur le plan politique, ni gouverner, que tout lui échappe, mais seulement qu’elle a de plus en plus de mal et de difficultés à contrôler son jeu politique, à faire face aux luttes de fractions et aux querelles d’égos croissantes, à éviter l’instabilité, la fragilisation et les contradictions qui favorisent de nouvelles difficultés ou crises politiques.
La bourgeoisie sait bien qu’elle va devoir porter des attaques de plus en plus dures, que la paupérisation va s’accroître et que le prolétariat va forcément devoir résister par ses luttes. La maturation politique qui s’opère dans les entrailles du prolétariat, la colère, les forces centrifuges qui animent le corps social, les forces destructrices de la société capitaliste qui agissent telle une boite de Pandore, tout cela va pousser la bourgeoisie à renforcer son obsession du « maintien de l’ordre ». Mais tant que le prolétariat ne sera pas en position d’affirmer ouvertement sa perspective révolutionnaire et n’aura pas renversé la classe dominante, il sera en effet sous le joug implacable de la dictature du capital.
WH, 7 juillet 2021
1) Marx, Engels, La sainte famille (1845).
Le mouvement de lutte contre la réforme des retraites en France durant l’hiver 2019-2020 a vu le prolétariat de nouveau relever la tête avec dignité. Durant le mois de juillet 2018, alors que la grève à la SNCF polarisait l’attention des médias, des statistiques soulignaient que la France demeurait la « championne du monde de la grève ». (1) Tout ceci n’est pas le fruit du hasard. Le prolétariat en France conserve en Europe et dans le monde une réputation de combattant qui reste gravée dans la mémoire collective, en particulier depuis les événements de Mai 1968. Mais suite à l’effondrement du bloc de l’est et à la propagande sur la prétendue « mort du communisme », les mensonges sur la « disparition du prolétariat », l’expérience et la tradition du mouvement ouvrier ont systématiquement été attaquées par l’idéologie bourgeoise dominante. L’expérience historique des luttes en France, en apparence singulière, reste donc un des enjeux importants pour permettre au prolétariat de renouer avec son passé et son identité de classe sociale révolutionnaire. En permettant de mieux comprendre le singulier climat social en France, souvent révélateur du rapport de force qui existe au niveau international entre la bourgeoise et prolétariat, il s’agit de s’approprier de manière consciente l’esprit de combat des générations d’ouvriers qui ont préparé la voie de la révolution par des combats souvent héroïques.
Bien qu’à des époques historiques totalement différentes, la bourgeoisie en Europe aura été traumatisée par au moins deux événements majeurs de l’histoire du mouvement ouvrier en France : la Commune de Paris en 1871 et Mai 1968. Si aujourd’hui le monde a souvent les yeux fixés sur la situation sociale en France, c’est certes en lien avec le passé de la Commune et le souvenir des barricades, mais aussi et surtout, de l’impact des événements massifs et spectaculaires de Mai 1968. (2) Indéniablement, le prolétariat en France a joué un rôle politique très important sur un plan historique. Le souvenir de Mai 68, notamment, crispe toujours la bourgeoisie, particulièrement en France, comme le reconnaissait ouvertement l’ex-président Sarkozy qui ne cessait de dire qu’il fallait « en finir avec l’esprit de mai 1968 ».
Avec l’échec de la vague révolutionnaire internationale débutée en 1917, son isolement tragique donnant suite à un processus de dégénérescence, la Russie bolchevique devenait le symbole d’une terrible répression. La classe ouvrière s’étouffait dans une défaite sanglante signant le triomphe de la contre-révolution et du stalinisme au niveau international. Battue physiquement et embrigadée plus tard dans la Seconde Guerre mondiale, la classe ouvrière se retrouvait plongée dans une « longue nuit », écrasée sous le joug de la réaction. Un cauchemar qui allait durer près d’une cinquantaine d’années. Ce n’est qu’à la fin des années soixante que le prolétariat allait enfin retrouver le chemin de ses luttes, son « réveil » se manifestant partout dans les grands foyers industriels du monde et notamment dans les vieux pays de l’Europe occidentale. C’est en France que ses luttes furent les plus spectaculaires et les plus impressionnantes. La classe ouvrière allait se propulser ainsi aux avants postes de cette sortie de la contre-révolution par une explosion spontanée de colère, de contestations et de grèves, par des manifestations massives. Un épisode ouvrant la voie à l’émergence de multiples mouvements de grèves et de luttes dans le monde, s’insérant dans la même dynamique et ayant la même signification politique de fond. Ce mouvement en France allait devenir la plus grande grève de l’histoire : « Le 22 mai, il y a 8 millions de travailleurs en grève illimitée. C’est la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier international. Elle est beaucoup plus massive que les deux références précédentes : la “grève générale” de mai 1926 en Grande-Bretagne (qui a duré une semaine) et les grèves de mai-juin 1936 en France ». (3) L’émergence de minorités en recherche des positions de classe, cherchant à renouer de manière consciente avec l’expérience révolutionnaire du passé, afin de lutter de manière organisée, allaient former un milieu politique, favorisant un contexte de regroupement international. Du fait de l’inexpérience de ces minorités et de leurs faiblesses, de la rupture de la continuité avec les pratiques politiques et organisationnelles des organisations du passé, qui avaient été largement décimées ou avait trahies du fait de la profonde défaite des années 1920, ces nouvelles minorités allaient tenter de se réapproprier les positions de classe oubliées, enfouies sous les décombres de la contre-révolution. Un chemin difficile, semé d’embûches, pour mener vers une réappropriation et clarification sur les bases d’une filiation politique qui avait été maintenue par d’infimes minorités révolutionnaires durant les années 1930, qui avaient su se regrouper et résister en menant un travail de fraction, c’est-à-dire de lutte au sein du cadre de la IIIe Internationale, par un travail critique et d’élaboration théorique. Elles seules ont été capables de tirer les leçons de la défaite et mener une activité politique jusqu’au resurgissement des luttes à la fin des années 1960. Ainsi, la Gauche communiste (4) allait pouvoir transmettre un riche bagage politique à ceux qui allaient se confronter et se regrouper dans de nouvelles forces politiques. C’est aussi sur ces bases et dans la continuité de la Gauche Communiste de France et du groupe Internationalisme, lui-même en continuité avec la Gauche italienne et Bilan, juste après la guerre, animé par notre camarade Marc Chirik, qu’une dynamique allait faire fructifier l’expérience la plus riche et rigoureuse dans le sillage de Mai 1968. Ceci allait permettre, entre autres, la création en France du groupe Révolution internationale en 1972, puis en 1975, la création du Courant communiste international. Ainsi, Mai 1968 allait prendre de l’importance à deux niveaux :
– en renouant et reliant le nouveau milieu révolutionnaire émergent au fil historique de la Gauche communiste, à ses apports politiques, à la rigueur et à l’intransigeance de sa méthode : deux des trois conférences internationales de la Gauche communiste, dans les années 1980, se tenant par la suite à Paris (la première à Milan en 1976) allaient, malgré leur échec pour mener plus loin la clarification, permettre une décantation politique et tirer des leçons politiques importantes ; (5)
– en réveillant le géant prolétarien, ce qui fût le point de départ de toute une expérience au travers de vagues de luttes internationales qui se poursuivirent dans les années 1980, ponctuées par la grève de masse en Pologne, jusqu’à l’effondrement du bloc de l’Est.
Mai 68 montrait l’importance de la massivité du prolétariat pour la lutte, son expression spontanée, avec ses propres méthodes de lutte : les assemblées générales ouvrières, le débat politique ouvert, centré sur les besoins politiques de la lutte et sur une perspective de classe, la capacité de prendre en main la lutte de manière autonome, la solidarité et la réflexion collective. Ce n’est pas un hasard si lors du mouvement contre la réforme des retraites de l’hiver 2019-20, des manifestants affirmaient : « Ce qu’il faut faire, c’est une grève générale. Il nous faut un nouveau Mai 68 ! »
Mai 1968, c’est aussi et surtout des forces politiques révolutionnaires qui surgissent, capables de palier une faiblesse chronique : celle d’une implantation insuffisante et difficile du marxisme en France. Alors que le prolétariat allemand avait été l’épicentre et un phare de la théorie marxiste durant le XIXe et le début du XXe siècle, sa profonde défaite durant les années 1920, notamment après l’écrasement de la Commune de Berlin en 1919, rendait difficile son retour futur au cœur de la lutte et de la résurgence du prolétariat sur le devant de la scène. C’est en France que le prolétariat allait plus nettement reprendre tout cet héritage par un véritable travail international de synthèse, en intégrant celui de ses propres traditions et l’expérience des gauches issues de la IIIe Internationale.
Avec la Commune et Mai 1968, on retrouvait ainsi toutes les caractéristiques d’une vieille tradition de combat en France, faite d’irruptions de grèves spontanées et solidaires, de massivité dans la lutte et de vive fermentation politique. Si l’enfance du mouvement ouvrier et les premiers pas dans le combat de classe se sont déroulés dans l’Angleterre de la première révolution industrielle, le prolétariat a commencé peu après, bien que de manière très embryonnaire et ultra minoritaire, à se manifester aussi en France dans les nombreux soulèvements révolutionnaires urbains : notamment après les premières décennies du XIXe siècle, gardant en mémoire la révolution bourgeoise de 1789. Malgré la loi Le Chapelier de 1791 qui interdisait les grèves et s’attaquait aux premières formes de coalitions et d’associations ouvrières (Marx parlant à ce sujet de « coup d’État des bourgeois »), (6) des confrontations souvent violentes se multipliaient entre les ouvriers, formant peu à peu une classe compacte, solidaire et progressivement autonome, avec ses propres moyens de luttes face aux patrons et à la bourgeoisie. Contrairement à la Grande-Bretagne, où les luttes ouvrières seront marquées par le poids d’idées réformistes, la France verra surgir davantage le principe des organisations de masse et de classe, même si la plupart du temps, « les ouvriers ne disposent que d’une formation très sommaire » et sont seulement « capables d’explosions de colère ». (7) En ce sens, pour un pays où la société rurale était restée très marquée au XIXe siècle et où les ouvriers étaient fraîchement déracinés des campagnes, on assistait souvent à des scènes où « la classe ouvrière n’hésite pas à descendre dans les rues et à prendre les armes pour une cause qui n’est en réalité pas la sienne : la République ». (8) Dans les années 1830, au moment de la monarchie de juillet, les soulèvements parisiens des Trois Glorieuses rappellent encore les heures de gloire populaire de la révolution de 1789. Une singularité historique qui aura un immense poids sur la classe ouvrière. Mais dans la préface à la troisième édition du 18-Brumaire de Louis Bonaparte, Engels écrivait que « la France est le pays où les luttes de classes ont été menées chaque fois, plus que partout ailleurs, jusqu’à la décision complète, et où, par conséquent, les formes politiques changeantes, à l’intérieur desquelles elles se meuvent et dans lesquelles se résument leurs résultats, prennent les contours les plus nets. […] la lutte du prolétariat qui s’éveille contre la bourgeoisie régnante y revêt des formes aiguës, inconnues ailleurs ».
Aux côtés d’une population mécontente, bon nombre d’ouvriers saisonniers et une masse déjà politisée de prolétaires participent très tôt aux barricades avec détermination. Mais c’est dans un tout autre contexte, à Lyon, en 1831, qu’éclatera une de ces « formes aiguës », le soulèvement des canuts, première véritable grande grève du prolétariat, même si elle demeure très localisée. Suite à des baisses de salaires, les métiers à tisser seront arrêtés. De manière spontanée, des dizaines de milliers d’ouvriers dévaleront les pentes des collines de la Croix-Rousse et les armureries seront mises à sac. On s’emparera de fusils et les barricades seront aussitôt dressées. Sur le drapeau des canuts, on lira la devise : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant » ! Les autorités, effrayées, quitteront la ville. Le maréchal Soult et ses 20 000 hommes ne rétabliront l’ordre qu’au prix d’une terrible répression. Cette tendance à l’affirmation d’une très forte combativité et solidarité du prolétariat dans la lutte de classe, après l’expérience des canuts de 1831 puis de 1834, se renforcera par la suite. De nombreux débats ouvriers vont se mener dans les premiers foyers industriels, notamment et au sein de la Fédération des Justes, créée à Paris, qui avait été fortement éprouvée par la défaite de l’insurrection des blanquistes du 12 mai 1839 dans la capitale (provoquant une répression sévère et exil de ses membres à Londres). Cette fermentation parisienne continuelle allait contribuer ultérieurement à gagner le jeune Karl Marx au combat de classe. Tout une maturation allait ainsi se poursuivre, notamment avec des travaux de correspondance internationale et de centralisation, menés surtout par Marx et Engels eux-mêmes au cours de leurs exils. En 1846, par exemple, Engels organisait à Paris un comité de correspondants très actifs, comprenant plusieurs ouvriers. Toute cette vie politique allait contribuer à alimenter une réflexion internationale permettant au congrès de la Ligue des communistes de mandater Marx pour rédiger le célèbre Manifeste du parti communiste. La même année, en 1847, Marx aiguisait sa brillante polémique non moins célèbre face à l’anarchiste Proudhon, répondant à la Philosophie de la Misère par sa Misère de la Philosophie.
En février de l’année suivante, malgré les débats intenses et la progression des idées communistes, le mouvement de la classe ouvrière restera encore fortement marqué par l’idée d’une république sociale et la revendication du suffrage universel. Mais grâce à toute la maturation politique et aux débats qui ont précédé, tant à Paris qu’au niveau européen, la classe ouvrière jouera dès le départ un rôle moteur vers la confrontation : « c’est les armes à la main que la bourgeoisie devait refuser les revendications du prolétariat ». (9) Avec l’insurrection de juin, directement face à la République bourgeoise, le clivage de classe et la force autonome de la classe ouvrière apparaîtra alors de manière très nette aux yeux de Marx : « fut livrée la première grande bataille entre les deux classes qui divisent la société moderne ». (10) Les 22 et 23 juin, sur la place du Panthéon, des cris spontanés dans la foule scandaient « du pain ou du plomb », « la liberté ou la mort » et aussi « aux armes ! ». Dans tout l’est parisien, des barricades s’élevèrent, majoritairement composée d’ouvriers et d’officiers de la garde nationale. Face à ces ouvriers en lutte, les forces de répression se situaient principalement à l’ouest de Paris, notamment la garde nationale des quartiers ouest, la garde mobile et, bien entendu, les troupes commandées par le général Cavaignac. Ainsi, la République se dressait, les armes à la main, directement face aux prolétaires. La bourgeoisie affichait sa prétendue volonté de « conciliation » face à ce qu’elle jugeait être « une sauvagerie » (rappelant ainsi la mésaventure de Mgr. Affre, archevêque de Paris, qui s’était rendu avec de « bonnes intentions » sur une des barricades place de la Bastille pour y être mortellement blessé). Mais les événements qui allaient suivre montrèrent où se situait la véritable « sauvagerie ». Les insurgés furent écrasés dans un véritable bain de sang. Il y eut plusieurs milliers de morts et 25 000 combattants des barricades furent arrêtés et 4 000 prisonniers déportés en Algérie. Dès le 24 juin, l’état de siège donna légalement au général Cavaignac le loisir vengeur de rétablir l’ordre « démocratique » et « républicain ». En plus de la répression physique, on vit la dissolution des ateliers nationaux, la censure et la suppression de journaux, la fermeture de clubs, la suppression de « légions » de la garde nationale. L’ordre pouvait ainsi de nouveau régner sur Paris ! La lutte héroïque des ouvriers parisiens entre février et juin 1848 fut là aussi grande d’enseignements pour l’avant-garde du prolétariat : « En imposant la République au Gouvernement provisoire, et, par ce dernier, à toute la France, le prolétariat se mettait immédiatement au premier plan en tant que parti indépendant ; mais du même coup, il jetait un défi à toute la France bourgeoise. Ce qu’il avait conquis, c’était le terrain en vue de la lutte pour son émancipation révolutionnaire, mais non cette émancipation elle-même ». (11) En fin de compte, « le 25 février 1848 octroya la République à la France, le 25 juin lui imposa la révolution : après juin, révolution voulait dire : renversement de la société bourgeoise, alors qu’avant février, le mot signifiait renversement de la forme de l’État ». (12)
Si Mai 1968 a éclaté en France, ce n’est pas sans rapport avec les journées de juin 1848 évoquées précédemment et le lointain passé de la Commune. Un passé toujours présent dans la mémoire et évoqué parfois dans les assemblées ouvrières. Le prolétariat, indocile, s’est quelques fois remis à parler de cette expérience, de « la révolution ». En 1968 bien sûr, mais plus récemment lors du mouvement de la jeunesse contre le CPE, en 2006, ou on pouvait entendre dans les AG des allusions à Mai 68 et voir refleurir sur des banderoles ce vieux slogan « Vive la commune ! ». Le caractère insurrectionnel et hautement politique de la Commune de Paris en 1871 s’avéra d’une expérience historique des plus élevées, inestimable et de portée internationale, servant déjà de source d’inspiration pour les bolcheviks et de référence lors de la vague révolutionnaire des années 1920. Avec le massacre de plus de 20 000 ouvriers lors de la Semaine sanglante, la bourgeoisie et les troupes du général Galliffet mettaient fin à la première grande expérience révolutionnaire du prolétariat. Malgré l’immaturité des conditions historiques de la révolution mondiale, le prolétariat se montrait déjà la seule force capable de remettre en cause l’ordre capitaliste. Le prolétariat avait mûrit et depuis 1864, date de naissance de la Ier Internationale, il continuait son œuvre pour se constituer en classe et les débats animés autour des idées de Blanqui et de Proudhon se poursuivaient dans les milieux ouvriers. Au sein de l’Internationale la confrontation politique permettait progressivement au prolétariat en France de tirer des leçons et d’avancer dans une unité croissante. Pour la première fois de l’histoire, avec la Commune, les ouvriers montraient qu’ils pouvaient s’emparer du pouvoir. Le Comité central de la garde nationale et des « émeutiers » s’installa à l’Hôtel de ville et adopta le drapeau rouge. Deux jours après sa proclamation, la Commune s’attaquait immédiatement à l’appareil d’État à travers l’adoption de toute une série de mesures politiques : suppression de la police des mœurs, de l’armée permanente et de la conscription (la seule force armée reconnue étant la Garde nationale), suppression de toutes les administrations d’État, confiscation des biens du clergé, déclarés propriété publique, destruction de la guillotine, école gratuite et obligatoire, etc. Le principe de la révocabilité permanente des élus était la condition pour qu’aucune instance de pouvoir ne s’impose au-dessus de la société. Seule une classe qui vise à l’abolition de toute domination d’une minorité d’oppresseurs sur l’ensemble de la société pouvait prendre en charge cette forme d’exercice du pouvoir. Ce mode d’organisation de la vie sociale allait donc dans le sens non de la « démocratisation » de l’État bourgeois, mais de sa destruction. Le prolétariat en France permit ainsi, par sa pratique, de tirer une leçon fondamentale que Marx signalait déjà en 1852 dans Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte : « Toutes les révolutions politiques jusqu’à présent n’ont fait que perfectionner la machine d’État au lieu de la briser ». Cette dernière révolution du XIXe siècle annonçait déjà les mouvements révolutionnaires du XXe siècle : elle montrait dans la pratique que « la classe ouvrière ne peut se contenter de prendre telle quelle la machine d’État et la faire fonctionner pour son propre compte. Car l’instrument politique de son asservissement ne peut servir d’instrument politique de son émancipation ». (13) Cette leçon était réaffirmée vingt ans après par Engels : « le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il [l’État] est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur dans la lutte pour la domination de classe et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s’empêcher de rogner aussitôt au maximum les côtés les plus nuisibles, jusqu’à ce qu’une génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État. Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat ». (14) Si cet épisode restera une expérience fondamentale dans la mémoire collective, ses leçons politiques essentielles demeurent encore assez méconnues. Elles font partie du patrimoine ouvrier et constituent bel et bien une part de son identité politique.
Après la défaite terrible de la Commune de Paris, un coup d’arrêt allait marquer le mouvement ouvrier en France. En fin de compte, jamais il n’allait complètement se remettre de la réaction qui allait s’abattre par la suite. On peut même dire que jusqu’aux lointains événements de Mai 1968, il allait rester divisé et profondément affaibli politiquement. Cela, malgré les efforts effectués pour promouvoir la lutte révolutionnaire et la théorie marxiste, comme ce fut le cas avec le combat de Jules Guesde et la fondation du Parti ouvrier en 1882, devenu Parti Ouvrier Français jusqu’en 1902. Mais de grandes luttes particulièrement longues et très dures allaient encore suivre malgré tout et marquer les esprits près d’une décennie plus tard. On peut citer l’exemple de Decazeville en 1886 où une grève très dure se prolongea 109 jours et où l’ingénieur Watrin fut lynché par des mineurs exaspérés. De même, en 1891, une grève très tendue à Carmaux, soutenue par Jaurès, allait durer près de trois mois. De nombreuses luttes et grèves se poursuivirent aussi avant le premier conflit mondial, contre la guerre, ponctuées par l’assassinat de Jaurès. (15) Des mutineries de 1917 au combat de Monatte et Rosmer, aux grèves à « l’arrière » durant la guerre, en passant par la vague révolutionnaire des années 1920, la solidarité et une forte combativité furent les caractéristiques majeures dont le prolétariat en France a hérité, faisant désormais partie de son ADN. C’est également une des leçons que nous devons retenir pour les luttes du futur.
Ce que nous pouvons conclure pour ce premier article, en dépit du terrible coup porté de manière durable par la défaite de la Commune, c’est que le prolétariat en France est depuis longtemps et malgré tout, l’un des plus combatifs et politisés au monde. Comme nous l’écrivions dans notre « Résolution sur la situation en France » au 23e congrès de notre section en France : « C’est une des spécificités de la classe ouvrière en France, relevée déjà par les marxistes au XIXe siècle, suite à la révolution de 1848 et de la Commune de Paris, le caractère explosif et hautement politique de ses luttes. Ainsi, on pouvait lire sous la plume de Kautsky, lorsqu’il était encore révolutionnaire : “Si en Angleterre, dans la première moitié du XIXe siècle, c’était la science économique qui était la plus avancée, en France c’était la pensée politique ; si l’Angleterre était régie par l’esprit de compromis, la France l’était par celui du radicalisme ; si en Angleterre le travail de détail de la lente construction organique prédominait, en France c’était celui que nécessite l’ardeur révolutionnaire” ». En dépit des difficultés de la classe ouvrière aujourd’hui, cette appréciation de Kautsky reste pleinement valable. Alors que la bourgeoisie entretient l’amnésie en attaquant en permanence la mémoire ouvrière, il est nécessaire de se réapproprier toute cette expérience des luttes en France qui possède une dimension largement universelle.
WH, 19 décembre 2020
1) « La France, championne du monde de la grève », Statista (6 juillet 2018).
2) Lire notre brochure : Mai 68 et la perspective révolutionnaire.
3) « Mai 69 : Le réveil de la classe ouvrière (partie III) », Révolution internationale n° 390 (mars 2008).
4) C’est-à-dire des minorités qui avaient su mener le combat contre la dégénérescence de la révolution au sein, puis en dehors des anciens partis de l’Internationale communiste, passés ensuite dans le camp de la bourgeoisie. Citons en particuliers le combat mené par la Gauche italienne des années 1930, issue du groupe Bilan.
5) Voir notre article : « Les conférences internationales de la Gauche Communiste (1976-1980) – Leçons d’une expérience pour le milieu prolétarien ».
6) Extraits de la loi Le Chapelier : « Tous attroupements composés d’artisans, ouvriers, compagnons, journaliers, ou excités par eux contre le libre exercice de l’industrie et du travail […], ou contre l’action de la police et l’exécution des jugements rendus en cette matière […] seront tenus pour attroupements séditieux, et, comme tels, ils seront dissipés par les dépositaires de la force publique, sur les réquisitions légales qui leur en seront faites, et punis selon toute la rigueur des lois sur les auteurs, instigateurs et chefs desdits attroupements, et sur tous ceux qui auront commis des voies de fait et des actes de violence ».
7) Gérard Adam, Histoire des grèves (1981).
8) Idem.
9) Marx, Les luttes de classe en France (1850).
10) Idem.
11) Idem.
12) Idem.
13) Marx, La Guerre civile en France (1871).
14) Engels, Introduction à La Guerre civile en France (1891).
15) « Jean Jaurès et le mouvement ouvrier », Révolution internationale n° 448 (septembre-octobre 2014).
Aujourd’hui, une série de grèves aux États-Unis, portée par des ouvriers excédés, secoue de grandes parties du pays. Ce mouvement baptisé « striketober » (contraction de « strike » et « october ») mobilise des milliers de salariés qui dénoncent des conditions de travail insupportables, la fatigue tant physique que psychologique, l’augmentation outrancière des profits réalisés par les employeurs de groupes industriels comme Kellog’s, John Deere, PepsiCo ou dans le secteur de la santé et des cliniques privées, comme à New York, par exemple. Difficile de comptabiliser précisément le nombre de grèves car l’État fédéral ne dénombre que celles qui impliquent plus de mille salariés. Le fait que la classe ouvrière puisse réagir et faire preuve de combativité dans un pays désormais au centre du processus mondial de décomposition est un signe que le prolétariat n’est pas défait.
Depuis près de deux ans, partout dans le monde, une chape de plomb s’était abattue sur la classe ouvrière avec le surgissement de la pandémie de Covid-19, les épisodes de confinement à répétition, les hospitalisations d’urgence et les millions de morts. Partout dans le monde, la classe ouvrière comptait les victimes de l’incurie généralisée de la bourgeoisie, du délabrement des services de santé débordés et toujours soumis aux exigences de rentabilité. La vie au jour le jour et la peur du lendemain renforçaient un sentiment d’expectative déjà très fort dans les rangs ouvriers, accentuant davantage le repli sur soi. Après le regain de combativité qui s’était exprimé dans plusieurs pays au cours de l’année 2019 et au début de l’année 2020, la confrontation sociale subissait un coup d’arrêt brutal. Si le mouvement de lutte contre la réforme des retraites en France avait manifesté un nouveau dynamisme dans la confrontation sociale, la pandémie de Covid-19 s’est révélée constituer un puissant étouffoir.
Mais en pleine pandémie, des luttes sur le terrain de la classe ouvrière ont malgré tout pu émerger ici ou là, en Espagne, en Italie, en France, à travers des mouvements sporadiques exprimant déjà une relative capacité à réagir face à des conditions de travail insupportables, particulièrement face à l’exploitation accrue et au cynisme de la bourgeoisie dans des secteurs comme la santé, les transports ou le commerce. L’isolement imposé par le virus mortel et le climat de terreur véhiculé par la bourgeoisie rendaient néanmoins ces luttes impuissantes à affirmer une véritable alternative à la palpable dégradation sanitaire, économique et sociale.
Pire, ces expressions de mécontentement face à des conditions de travail infernales et dangereuses pour la santé, les refus (minoritaires) d’aller travailler sans masque et sans protection, étaient présentés par la bourgeoisie comme des exigences égoïstes, irresponsables et, surtout, coupables de porter atteinte à l’unité sociale et économique de chaque nation dans sa lutte contre la crise sanitaire.
Alors que depuis des années, la population américaine est sommée de s’en remettre à l’État tout-puissant, imposant sa logique sanitaire, économique et sociale, abreuvée, comme partout ailleurs, des mensonges populistes d’un Donald Trump, qui se voulait le champion du plein emploi, et du baratin du « nouveau Roosevelt », Joe Biden, des milliers d’ouvriers créent petit à petit les conditions pour retrouver une force collective qu’ils avaient un temps oubliée. Ils redécouvrent lentement une confiance dans leurs propres forces et leurs capacités à refuser l’ignoble « two-tier pay system », (1) manifestant ainsi une solidarité entre les générations où des ouvriers majoritairement expérimentés et « protégés » se battent aux côtés des jeunes collègues les plus précarisés.
Cette solidarité entre les générations s’était déjà manifestée, en France, en 2014, lors de luttes à la SNCF et à Air France, face à des réformes identiques. Elle s’était également exprimée en Espagne, lors du mouvement des Indignados, en 2011, ou en France, en 2006, lors de la lutte contre le CPE. Cette solidarité entre les générations représente une grande potentialité pour le développement des luttes futures, c’est la marque d’une quête d’unité dans les rangs de la classe ouvrière alors que la bourgeoisie ne cesse de diviser les « vieux profiteurs » et les « jeunes fainéants », comme on peut le voir dans le mouvement « Youth for climate », par exemple, réactivé à l’occasion de la COP 26.
Même si ces grèves sont très bien encadrées par les syndicats (ce qui a, d’ailleurs, permis à la bourgeoisie de présenter ces mobilisations comme le « grand retour » des syndicats aux États-Unis), on a pu voir certains signes de remise en cause d’accords signés par différents syndicats. Cette contestation est embryonnaire et la classe ouvrière est encore loin d’une confrontation directe et consciente avec ces chiens de garde de l’État bourgeois. Mais il s’agit d’un signe bien réel de combativité.
D’aucuns pourraient imaginer que ces luttes aux États-Unis sont l’exception qui confirme la règle : il n’en est rien ! D’autres luttes ont vu le jour ces dernières semaines et ces derniers mois :
– en Iran, cet été, des grèves dans le secteur pétrolier contre les bas salaires et la cherté de la vie ont vu des ouvriers de plus de 70 sites participer au mouvement. Du jamais vu depuis 42 ans et l’avènement de la république islamique. D’autres secteurs ont d’ailleurs apporté leur soutien aux grévistes ;
– en Corée, une grève générale a dû être organisée par les syndicats en octobre pour la protection sociale, contre la précarité et les inégalités ;
– en Italie, il y a eu en septembre et en octobre dernier, de nombreuses journées d’action, de grève, d’appel à la grève générale contre les licenciements, également contre les discussions entre la Confédération générale italienne du travail, le gouvernement et le patronat pour un « pacte social » de sortie du Covid. En clair : pour des licenciements plus faciles et la suppression du salaire minimum ;
– en Allemagne, le syndicat des services publics, « ver.di », se sent obligé de brandir la menace de grèves pour tenter d’obtenir l’augmentation des salaires.
Si l’on écoute les économistes bourgeois, l’actuelle inflation qui fait monter tous les prix de l’énergie et des biens de première nécessité, ponctionnant d’autant le pouvoir d’achat, aux États-Unis, en France, au Royaume-Uni ou en Allemagne, n’est qu’un produit conjoncturel de la « reprise économique ». Liée à des « aspects spécifiques », comme des goulots d’étranglement dans les transports maritimes ou routiers, à la « surchauffe » de la production industrielle, particulièrement dans l’augmentation spectaculaire des prix des carburants et du gaz, elle ne serait qu’un mauvais moment à passer avant une régulation, un équilibre dans la production de marchandises. Tout est bon pour rassurer et justifier un processus inflationniste « nécessaire »… qui risque, malgré tout, de durer.
L’argent « hélicoptère », ces centaines de milliards de dollars, d’euros, de yens ou de yuans que les États ont imprimé et déversé sans compter, pendant des mois, pour faire face aux conséquences économiques et sociales de la pandémie et éviter le chaos généralisé, n’a fait que fragiliser la valeur des monnaies et pousse à un processus inflationniste chronique. Il va falloir payer et la classe ouvrière est aux premières loges pour subir ces attaques.
Même s’il n’y a pas encore eu de réaction directe et massive contre cette attaque, l’inflation peut servir de puissant facteur de développement et d’unification des luttes : l’augmentation des prix des produits de première nécessité, du gaz, du pain, de l’électricité, etc., ne peut que dégrader directement les conditions de vie de tous les ouvriers, qu’ils travaillent dans le secteur public ou le secteur privé, qu’ils soient en activité, au chômage ou à la retraite.
Les gouvernements ne s’y trompent, d’ailleurs, pas. S’ils n’ont pas encore imposé de programmes d’austérité formalisés et, au contraire, ont massivement injecté des millions et des millions de dollars, de yuans et d’euros, ils savent qu’il faut absolument relancer l’activité et qu’une bombe sociale existe. Alors que les gouvernements pensaient en finir rapidement avec toutes les mesures de soutien liées au Covid et « normaliser » au plus tôt les comptes, Biden (pour éviter la catastrophe sociale) a ainsi mis en place un « plan historique » d’intervention qui « créera des millions d’emplois, fera croître l’économie, investira dans notre nation et notre peuple ». (2) On croit rêver ! Il en est de même en Espagne où le socialiste Pedro Sanchez met en œuvre un plan massif de 248 milliards d’euros de dépenses sociales tous azimuts au grand dam d’une partie de la bourgeoisie qui ne sait pas comment sera payée la note. En France, également, derrière tout le fatras et les discours électoralistes pour l’élection présidentielle de 2022, le gouvernement tente d’anticiper la grogne et le mécontentement social avec des « chèques énergie » et une « indemnité inflation » pour des millions de contribuables sans que cela ne règle pour autant le problème.
Mais reconnaître et mettre en lumière la capacité du prolétariat à réagir ne doit pas faire tomber dans l’euphorie et l’illusion qu’une voie royale s’ouvre pour la lutte ouvrière. Du fait de la difficulté de la classe ouvrière à se reconnaître en tant que classe exploitée et à prendre conscience de son rôle révolutionnaire, le chemin des luttes significatives permettant d’ouvrir la voie vers une période révolutionnaire est encore loin.
Dans ces conditions, la confrontation reste fragile, peu organisée, largement encadrée par les syndicats, ces organes d’État spécialisés dans le sabotage des luttes et qui jouent tant et plus le corporatisme et la division. En Italie, par exemple, les revendications initiales et la combativité des dernières luttes ont été dévoyées par les syndicats et les gauchistes italiens vers une dangereuse impasse : le mot d’ordre pourri de « première grève industrielle massive en Europe contre le pass sanitaire » que le gouvernement italien a imposé à tous les travailleurs.
De même, tandis que certains secteurs sont fortement touchés par la crise, les fermetures, les restructurations et l’augmentation des cadences, d’autres secteurs sont confrontés à un manque de main d’œuvre et/ou un boom ponctuel de production (comme dans le transport de marchandises où il manque des centaines de milliers de chauffeurs en Europe). Cette situation contient un danger de division au sein de la classe à travers des revendications catégorielles que les syndicats n’hésiteront ni à exploiter ni à susciter.
Rajoutons à cela les appels de la gauche « radicale » du capital à se mobiliser également sur le terrain bourgeois : contre l’extrême-droite et les « fascistes » ou en faveur des « marches citoyennes » pour le climat… Ceci est une expression de plus de la vulnérabilité des prolétaires à l’égard des discours de la gauche « radicale », capable de faire flèche de tout bois pour dévoyer la lutte sur un terrain non prolétarien, notamment celui de l’interclassisme.
De même, si l’inflation peut agir comme un facteur d’unification des luttes, elle touche aussi la petite-bourgeoisie, avec l’augmentation du prix de l’essence et des taxes, éléments qui avaient, d’ailleurs, donné lieu à l’émergence du mouvement interclassiste des « gilets jaunes » en France. Le contexte actuel reste, en effet, propice à la survenue de révoltes « populaires » dans lesquelles les revendications prolétariennes demeurent enfouies dans les préoccupations stériles et réactionnaires des petits patrons eux-mêmes frappés de plein fouet par la crise. C’est, par exemple, le cas en Chine où l’effondrement du géant de l’immobilier Evergrande symbolise de façon très spectaculaire la réalité d’une Chine surendettée, fragilisée, mais qui amène à la protestation des petits propriétaires spoliés et qui réagissent comme tels.
Les luttes interclassistes sont un véritable piège et ne permettent absolument pas à la classe ouvrière de faire valoir ses propres revendications, sa propre combativité, sa propre autonomie pour une perspective révolutionnaire. Le pourrissement de la société capitaliste, accrue par la pandémie, pèse et va continuer de peser sur la classe ouvrière soumise encore à de grandes difficultés.
L’absentéisme au travail, les démissions en chaîne dans les entreprises, le refus de reprendre un travail souvent pénible pour de très faibles salaires, ne cessent pas de s’amplifier ces derniers mois. Mais ce sont des réactions individuelles témoignant davantage d’une tentative (illusoire) d’échapper à l’exploitation capitaliste plutôt que d’y faire face par un combat collectif avec ses camarades de classe. La bourgeoisie n’hésite pas à exploiter cette faiblesse afin de dénigrer et culpabiliser ces « démissionnaires », ces salariés « exigeants », en les rendant directement « responsables » du manque de personnel dans les hôpitaux ou la restauration, par exemple.Autrement dit, semer davantage la division dans les rangs ouvriers !
Malgré toutes les difficultés et les chausse-trappes, cette dernière période a ouvert une brèche et confirme clairement que la classe ouvrière est bien capable de s’affirmer sur son propre terrain de lutte. Le développement de sa conscience passe par ce renouveau de combativité et c’est un chemin encore long et semé d’embûches. À leur niveau, les révolutionnaires doivent saluer et accompagner ces luttes, mais leur responsabilité première est de lutter du mieux qu’ils peuvent à leur extension, à leur politisation nécessaire pour faire vivre la perspective révolutionnaire, tout en étant capables de reconnaître leurs limites et leurs faiblesses en dénonçant fermement les pièges que leur tend la bourgeoisie et les illusions qui les menacent d’où qu’ils viennent.
Stopio, 3 novembre 2021
1) Système de rémunération inférieure pour les nouveaux embauchés, dite « clause du grand-père » que beaucoup de syndicats avaient signé des deux mains.
2) Ce programme typique du capitalisme d’État est aussi destiné à moderniser l’économie américaine pour mieux faire face à ses concurrents, notamment la Chine.
Depuis la rentrée, nous assistons à tout un battage idéologique censé nous convaincre d’une formidable reprise économique : « forte demande », « croissance de l’emploi », « pénurie de main d’œuvre »… Bref, une sorte de « boom inattendu » laissant entendre que le capitalisme aurait retrouvé sa vitalité après le sommeil dans lequel la pandémie de Covid-19 avait plongé l’économie mondiale.
Mais derrière l’euphorie véhiculée et entretenue par les médias se cache, en réalité, une situation extrêmement dégradée. D’abord, parce que les signes de la maladie chronique du capitalisme décadent et son endettement massif transparaissent de nouveau à travers plusieurs symptômes alarmants venant détériorer fortement les conditions de vie des exploités. Ainsi, loin d’être une simple conséquence du Covid, comme voudrait le faire croire la bourgeoisie, la crise s’exprime, malgré « l’effet rebond », dans la continuité de la spirale récessionniste qui s’annonçait début 2019, juste avant le confinement et les mesures gouvernementales de soutien destinées à limiter la casse. Aujourd’hui, l’inflation semble faire son retour de façon globale : « En France, comme ailleurs en Europe, les prix grimpent tous les mois un peu plus. Déjà en hausse de 2,2 % en septembre, les prix à la consommation ont augmenté de 2,6 % sur un an en octobre dans l’Hexagone ». (1) On assiste notamment à une flambée des prix de l’énergie (gaz, essence, électricité…) au point de redouter des situations catastrophiques au cours de l’hiver prochain : « Les 12 millions de Français en situation de précarité énergétique, vont avoir encore plus de mal à payer cette année leur facture ». (2) Aussi, la prétendue protection des plus démunis n’est, en réalité, qu’un vernis politicien, voire un petit geste électoraliste, comme l’est le lissage de la hausse des prix de l’énergie par le gouvernement avec son fameux « chèque pouvoir d’achat ». Mais les 100 euros supplémentaires ne pourront en rien compenser toutes les augmentations !
Ensuite, parce que la prétendue « baisse du chômage » est un trompe l’œil : « Si l’on s’intéresse à l’ensemble des demandeurs d’emploi, en activité ou non (catégories A, B et C), leur nombre reflue un peu depuis cet été, mais reste plus important qu’avant l’épidémie, à 5,87 millions, ce qui est massif ». (3) Un même emploi peut, par exemple, être enregistré des dizaines de fois pour gonfler les statistiques, du simple fait qu’il apparaît sur plusieurs plateformes et donc recomptabilisé comme autant d’emplois supplémentaires. De même, par une pression accrue engagée depuis des années pour inciter et forcer au travail précaire et au turn over, l’État fait disparaître de vrais chômeurs pour les transformer, grâce à un tour de passe-passe bureaucratique, en « actifs ». Cela, sans compter tous les non inscrits, dits en « marge », qui ne sont plus dans les radars de Pôle emploi ! Si les mesures d’urgence du gouvernement ont évité bien des faillites et des licenciements, il n’empêche que ce véritable travail de faussaire est destiné à masquer une situation réellement dégradée marquant l’approfondissement de la crise du capitalisme.
Mais surtout, tous ces discours triomphalistes cherchent à cacher le million de personnes qui a basculé dans la pauvreté depuis la pandémie. Un chiffre qui ne s’est absolument pas résorbé. D’ailleurs, l’aide alimentaire explose et devient une réalité pour un nombre croissant de prolétaires, notamment les jeunes. Pour ne prendre qu’un exemple local, mais qu’on pourrait aisément généraliser : « Au Secours populaire de Saint-Brieuc, la distribution alimentaire est assurée quotidiennement. Ici, sont venus 4 000 personnes en 2019 et déjà plus de 6 000 en 2021 ». (4)
En réalité, malgré la « reprise de la croissance », les attaques brutales ne cessent de pleuvoir, à commencer par la poursuite des licenciements dans les PME et les suppressions de postes dans les grands groupes : SFR prévoit jusqu’à 2 000 suppressions de postes cette année, pour Ariane Groupe, c’est 600 en France et en Allemagne pour 2022, Air France a déroulé un plan de 7 500 suppressions de postes. Danone prévoit sur cette année et pour l’an prochain 450 suppressions d’emplois, SANOFI 1 700 en Europe dont un millier en France, Michelin planifie 2 300 suppressions en France entre 2021 et 2024… La liste est encore très longue !
Le gouvernement, dans cette même logique et en complémentarité, attaque fortement les chômeurs avec sa réforme de l’assurance-chômage. Ainsi, avec la modification du calcul du salaire journalier de référence, 38 % des allocataires auront une indemnisation diminuée de plus de 20 % en moyenne à ce qu’ils touchaient avant la réforme ! Pour l’ouverture des droits au chômage, il faudra désormais travailler 6 mois sur les 24 derniers mois et non plus 4 mois (durée hors confinement). Cela, pour plus d’un million et demi de chômeurs qui seront impactés, qui bien souvent touchent déjà péniblement à peine 900 euros mensuels ! (5) L’objectif est double : faire des économies et forcer à accepter la généralisation de travaux pénibles et sous-payés en affamant les chômeurs.
Mais les grandes œuvres charitables du gouvernement Macron ne s’arrêtent pas là ! Les retraites du secteur privé vont, quant à elles, être réindexées en dessous du seuil de l’inflation. Dans la même logique, les attaques contre le secteur public se poursuivent (suppression de postes, suppression de lits dans les hôpitaux, gel des salaires, etc.). La loi de transformation de la fonction publique, qui entrera en vigueur le premier janvier 2022, imposera, par l’application stricte des 1 607 heures annuelles de travail, la fin des régimes dérogatoires pour gagner en productivité. Comme dans tous les secteurs d’activités, le miracle de ces réformes aura une conséquence similaire à celle qui touche tous les salariés : travailler plus pour gagner moins ! Accroître considérablement l’exploitation des salariés !
Face à toutes ces attaques, les ouvriers ne restent pourtant pas sans riposter. On a pu le constater dernièrement avec la grève des éboueurs à Marseille, mais aussi à Paris ou à Lyon, par des luttes dans les transports, les bus et tramways, à Avignon ou Nancy, à Montpellier, mais aussi à la SNCF…
Dans bon nombre de petites PME, un peu partout en France, de nombreuses luttes existent plus ou moins isolées, voir dans l’anonymat. On peut prendre pour exemple celle des sages-femmes de la maternité du centre hospitalier de la Seine-Saint-Denis, celle des salariés de l’usine FerroPem, aux Clavaux à Livet-et-Gavet (Isère), contre la suppression de postes, la mobilisation des AESH (accompagnants d’élèves en situation de handicap) pour défendre leurs conditions de travail, celle de l’hôpital de Chinon, en Indre-et-loire, où le personnel proteste contre l’alternance du travail de jour et de nuit, etc.
Toutes ces grèves, témoignant d’une grande colère et du refus de se résigner, sont cependant lancées (et pilotées) par les syndicats de manière totalement dispersées, de sorte qu’elles s’épuisent d’elles mêmes par asphyxie. Le résultat de ce travail de sape, poussant à la démoralisation, exploitant les difficultés et fragilités de la classe ouvrière, s’est vérifié lors de la grève et les manifestations du 5 octobre dernier par une forte démobilisation : peu de monde, des cortèges atones exprimant une réelle difficulté à développer une réflexion politique et ce malgré une grande colère qui persiste.
Face à cette situation difficile et de sabotage, le prolétariat ne doit pas se laisser abuser par les mystifications à propos des prétendues conséquences vertueuses de la « croissance économique » et le piège des élections présidentielles de 2022 qui occupe déjà les chaînes d’informations du matin au soir. Face à la dégradation de la situation et à l’accélération de la décomposition du mode de production capitaliste, le prolétariat n’a pas d’autre choix que de lutter par ses propres moyens. Mais il ne peut le faire que s’il refuse l’isolement en étant lui-même à l’initiative pour rechercher la solidarité. Même si la situation rend très difficile ce combat, il n’est pas d’autre issue. Seule l’unité des travailleurs en lutte pourra ouvrir une perspective.
WH, 2 novembre 2021
1) « L’inflation bondit à 2,6 % en octobre en France », Les Échos (29 octobre 2021).
2) « Précarité énergétique : les associations demandent un geste du gouvernement pour aider à payer les factures », France Inter (22 mars 2021).
3) « En France, moins de chômage, mais plus de précarité au troisième trimestre », Le Monde (27 octobre 2021).
4) « La précarité alimentaire est grandissante dans les Côtes-d’Armor », Ouest France (25 septembre 2021).
5) Certaines personnes passeront à 650 euros par mois, sachant que le seuil de pauvreté est officielement fixé en France à 1060 euros pour une personne seule !
Il y a six ans, toute une nuit, Paris est devenu le théâtre d’un massacre d’une horreur indicible. D’abord, une série d’explosions secoue l’entrée du stade de Saint-Denis où se déroule un match de football. Le président de la République d’alors, François Hollande, est évacué en urgence. Trois terroristes fauchent une vie et blessent une dizaine de personnes en se faisant exploser. S’ensuit une seconde série d’attaques, dans les rues de Paris. À l’intérieur du théâtre du Bataclan, où se tenait un concert de rock, les spectateurs sont froidement exécutés à la kalachnikov. Dans les cafés avoisinants, les badauds en terrasse essuient aussi les rafales de balles. Les hôpitaux parisiens se transforment en hôpitaux de guerre. Cette « nuit rouge » fera 130 tués, 350 blessés et scellera l’attentat terroriste le plus meurtrier qu’ait jamais connu la France.
Ce 8 septembre 2021 s’est ouvert le procès « hors-norme » des attentats du 13 novembre 2015.
Six ans après, les survivants sont encore traumatisés et des centaines de familles toujours brisées. Nombreux sont ceux qui, tout naturellement, se raccrochent à ce procès, pour tenter de se reconstruire un peu. Il va durer neuf mois.
Mais, n’hésitant pas à instrumentaliser la douleur des victimes comme la peur entretenue dans la population, ce procès est surtout l’occasion pour l’État français d’une immense propagande :
– « Ce qui doit rester de ce procès, c’est la force de l’État de droit et de la démocratie ». (1)
– « Ce procès se doit d’être exemplaire. La seule façon de répondre à la barbarie, c’est par l’expression de la démocratie ». (2)
– « Ce qui fait la différence entre la civilisation et la barbarie, c’est la règle de droit ». (3)
Mensonges ! Comme l’écrivait Rosa Luxemburg en 1915 face à la boucherie impérialiste de la Première Guerre mondiale : « Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse : voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l’ordre, de la paix et du droit, c’est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l’anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l’humanité qu’elle se montre toute nue, telle qu’elle est vraiment ». (4)
Ainsi, la sauvagerie terroriste ne puise pas ses racines hors-sol ou dans un autre monde. Non, elle pousse et éclot sur le sol capitaliste, sur la barbarie de ce système d’exploitation inhumain. Les kamikazes, que la « société bourgeoise, bien léchée et bien honnête » nous présente aujourd’hui comme des « monstres », sont en réalité un condensé de tout ce que cette même société porte de pire en elle : la haine et le mépris pour la vie, celle des autres comme la sienne propre. Tous ces terroristes suicidaires sont des êtres broyés, humiliés, désespérés, totalement irrationnels, emportés par une idéologie nauséabonde qui leur promet la reconnaissance qu’ils n’ont jamais eue et leur procure l’illusion de donner enfin un sens à une vie qui n’en a aucun.
Au-delà des individus, les groupes terroristes islamistes eux-mêmes trouvent leur origine dans les affrontements impérialistes des « États de droit », dans la barbarie guerrière des démocraties. Ainsi, l’intervention américaine en Irak en 2003, au-delà des 500 000 morts qu’elle a engendrés, a mis à bas le gouvernement sunnite de Saddam Hussein (5) et créé un chaos permanent. Ce sont sur ces ruines, sur le vide laissé par la déliquescence de l’État irakien qu’est né Daesh en 2006. La déstabilisation de la Syrie en 2012 va être l’occasion d’un nouveau développement de l’État islamique. Le 9 avril 2013, il devient « l’État islamique en Irak et au Levant ». Ainsi, chaque nouveau conflit impérialiste, dans lequel les grandes puissances démocratiques, fortes de leurs « États de droit », jouent toutes un rôle incontournable, va chaque fois être l’occasion pour Daesh d’étendre son emprise en poussant sur le terreau pour lui fertile de la haine et de l’esprit de vengeance. Vont ainsi lui prêter allégeance plusieurs groupes djihadistes, tels Boko Haram dans le Nord-Est du Nigeria, Ansar Maqdis Chouras Chabab al-Islamn en Lybie, Jund al-Khalifa en Algérie et Ansar Dawlat al-Islammiyya au Yémen. Indéniablement, la guerre impérialiste a nourri l’État islamique.
Mais la responsabilité des grandes puissances et des « États de droit » ne s’arrête pas là. Elles sont aussi bien souvent directement à l’origine de la création de toutes ces cliques meurtrières et obscurantistes qu’elles ont cherchées à instrumentaliser. L’État islamique est composé des fractions les plus radicales du sunnisme et a donc pour ennemi premier la grande nation du chiisme : l’Iran. C’est pourquoi les ennemis de l’Iran (l’Arabie saoudite, les États-Unis, (6) Israël, le Qatar, le Koweït…) ont tous soutenu politiquement, financièrement et parfois militairement Daesh.
En menant toutes ces guerres, en semant la mort et la désolation, en imposant la terreur des bombes et en attisant la haine au nom de la « légitime défense », en soutenant tel ou tel régime assassin, selon les circonstances, en ne proposant aucun autre avenir que toujours plus de conflits, et tout cela pour défendre leurs sordides intérêts impérialistes, les grandes puissances sont les premières responsables de la barbarie mondiale, y compris celle de Daesh. En cela, lorsque ce prétendu « État islamique » a pour sainte trinité le viol, le vol et la répression sanglante, lorsqu’il détruit toute culture, lorsqu’il vend des femmes et des enfants, parfois pour leurs organes, lorsqu’il massacre à la kalachnikov dans les rues de Bagdad, Kaboul ou Paris, il n’est rien d’autre qu’une forme particulièrement caricaturale, sans artifice ni fard, de la barbarie capitaliste dont sont capables tous les États du monde, toutes les nations, petites ou grandes, dictatoriales ou démocratiques. Telle est la réelle signification des attentats du 13 novembre à Paris qu’aucun procès n’établira jamais !
« Cette folie, cet enfer sanglant cesseront le jour où les ouvriers […] se tendront une main fraternelle, couvrant à la fois le chœur bestial des fauteurs de guerre impérialistes et le rauque hurlement des hyènes capitalistes en poussant le vieil et puissant cri de guerre du travail : prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » (7)
Pawel, 26 septembre 2021
1) « 13 novembre : Ce qui doit rester de ce procès, c’est la force de l’État de droit et de la démocratie », Public sénat (8 septembre 2021).
2) Marie-Claude Desjeux, présidente de la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (Fenvac).
3) Le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti.
4) La crise de la social-démocratie (1915).
5) Rappelons que ce sont ces mêmes États-Unis qui avaient largement contribué à l’arrivée au pouvoir de Saddam Hussein en 1979 en Irak, en tant qu’allié contre l’Iran.
6) « Daesh dispose d’un véritable “trésor de guerre” (2 milliards de dollars selon la CIA), de revenus massifs et autonomes, sans comparaison avec ceux dont disposait Al-Qaïda. Daesh dispose d’équipements militaires nombreux, rustiques mais aussi lourds et sophistiqués. Plus que d’une mouvance terroriste, nous sommes confrontés à une véritable armée encadrée par des militaires professionnels. Quel est le docteur Frankenstein qui a créé ce monstre ? Affirmons-le clairement, parce que cela a des conséquences : ce sont les États-Unis. Par intérêt politique à court terme, d’autres acteurs (dont certains s’affichent en amis de l’Occident), d’autres acteurs donc, par complaisance ou par volonté délibérée, ont contribué à cette construction et à son renforcement. Mais les premiers responsables sont les États-Unis » (propos tenus par le général Vincent Desportes, professeur associé à Sciences Po. Paris lors de son audition par le Sénat français au sujet de l’opération « Chammal » en Irak et disponible sur le site web du Sénat).
7) Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie (1915).
En 1981, sous la présidence du « socialiste » François Mitterrand, la France, dernier pays d’Europe occidentale à l’appliquer, abolissait la peine de mort. La loi portée par Robert Badinter, ministre de la Justice, permettait à la gauche récemment arrivée au pouvoir de faire d’une pierre deux coups. D’un côté, elle permettait à l’État français de se débarrasser d’un archaïsme judiciaire devenu de plus en plus encombrant dans la « patrie des Droits de l’homme », au point que, depuis plusieurs décennies déjà, les condamnés à mort étaient guillotinés en catimini avant l’aube, dans l’enceinte des prisons et à l’abri des regards. De l’autre, elle permettait à la bourgeoisie de gauche de redorer son blason en inscrivant dans la loi une vieille revendication ouvrière.
En effet, à deux reprises dans son histoire, lors de la Commune de Paris de 1871 et de la Révolution russe de 1917, la classe ouvrière avait initialement mit un terme à la peine de mort, avant d’y recourir à nouveau dans un contexte de guerre civile où se déchaînait la barbarie contre-révolutionnaire de la bourgeoisie (lors de la semaine sanglante à Paris en mai 1871, face à la terreur blanche en Russie en 1917-22). Mais depuis la trahison de la social-démocratie en 1914 et le passage des partis « socialistes » dans le camp du capital, ces derniers n’ont jamais hésité à user du meurtre pour servir les intérêts de la bourgeoisie, que ce soit contre la classe ouvrière, comme l’illustre le rôle de fer de lance de la contre-révolution joué par le SPD (sociaux démocrates) lors de la Révolution allemande de 1918-23, ou contre ses rivaux impérialistes, comme l’illustre la politique menée par le gouvernement de gauche présidé par le « socialiste » Guy Mollet en 1956-57 durant la guerre d’Algérie, gouvernement dont le ministre de la Justice à partir du 2 février 1956 était un certain… François Mitterrand. « Le 17 mars 1956 sont publiées au Journal officiel les lois 56-268 et 56-269, qui permettent de condamner à mort les membres du FLN pris les armes à la main, sans instruction préalable. […] Le 7 janvier 1957, un autre pas est franchi par le gouvernement auquel appartient François Mitterrand : il donne tous pouvoirs au général Massu et à sa 10e division parachutiste pour briser le FLN d’Alger. Les militaires gagneront la “bataille d’Alger”, mais on sait à quel prix : torture systématique et plus de 3 000 exécutions sommaires. La guillotine, elle, s’emballe : “Chiffre jamais atteint jusqu’ici, seize exécutions capitales ont eu lieu en Algérie du 3 au 12 février”, écrit France-Observateur. […] Quand il quitte son bureau de la place Vendôme, le 21 mai 1957, le gouvernement de Guy Mollet cédant la place à celui de Maurice Bourgès-Maunoury, 45 condamnés à mort ont été exécutés en seize mois. […] Sur la peine de mort elle-même, François Mitterrand restera aussi très silencieux durant les années qui le séparent de la présidence. […] Ce n’est qu’à quelques semaines de l’élection présidentielle, le 16 mars 1981, que François Mitterrand se prononce enfin sur le sujet : “Je ne suis pas favorable à la peine de mort […] ma disposition est celle d’un homme qui ne ferait pas procéder à des exécutions capitales” ». (1) Une illustration supplémentaire de l’hypocrisie éhontée, du machiavélisme et la violence sanguinaire de la social-démocratie !
Mais l’année 1981 a-t-elle représenté un « tournant moral » de la part de la bourgeoisie française en général et de la gauche en particulier ? Que nenni ! Sur le plan judiciaire, depuis l’abolition de la peine de mort, le taux de détention en France n’a cessé de croître, passant sur la période 1990-2020 de 78 à 105,4 détenus pour 100 000 habitants, chiffre inégalé depuis le XIXe siècle : la pénalisation d’un nombre de plus en plus important de comportements, le développement de procédures de jugement rapide comme la comparution immédiate, l’allongement de la durée des peines et l’augmentation récente de la détention provisoire ont ainsi abouti à la situation actuelle et persistante de surpopulation carcérale, (2) dans laquelle les détenus vivent dans la promiscuité, l’insalubrité, la souffrance psychique, dans des prisons qui sont des incubateurs notoires de violence.
Mais cette hypocrisie morale est aussi flagrante sur le terrain de l’impérialisme, où les exécutions extra-judiciaires, dont les « opérations Homo » (pour « homicides ») des services secrets, sont monnaie courante. Ainsi, selon le journaliste d’investigation français, Vincent Nouzille, « le nombre de HVT [cibles de haute valeur] “neutralisés” par nos forces armées, ou par nos alliés sur la base de nos renseignements et avec notre aval, atteint la centaine depuis 2013. Soit un rythme soutenu d’au moins une élimination par mois. Sans compter les opérations Homo, menées par des tueurs de la DGSE, par définition difficiles à recenser. Face à des menaces jugées grandissantes, François Hollande, et maintenant Emmanuel Macron, n’ont pas lésiné sur l’usage de la force ». (3) Aujourd’hui encore sous la présidence d’Emmanuel Macron, « la DGSE est autorisée par l’Élysée, dans quelques cas, à pratiquer des opérations Homo contre des “ennemis présumés” hors des lieux d’affrontements directs, de manière clandestine, de façon à ce que ces décès, d’apparence accidentelle, ne puissent être attribués à la France ».
Comme l’histoire le montre, jamais un État bourgeois, y compris sous un démocratique gouvernement de gauche, n’hésitera à prendre les mesures les plus brutales et les plus meurtrières dès lors que les sordides intérêts de la bourgeoisie seront menacés, notamment face à la seule classe ayant la capacité de la renverser en mettant, par là même, fin à sa domination barbare : la classe ouvrière.
DM, 9 octobre 2021
1) « Les guillotinés de Mitterrand », Le Point (31 août 2001).
2) « Comment expliquer la surpopulation des prisons françaises ? », paru sur le site web de l’Observatoire international des prisons (18 février 2021).
3) Vincent Nouzille, Les tueurs de la République (2020).
Depuis quelques années et dans de nombreux pays, face au discrédit croissant des politiciens et des partis politiques traditionnels, surgissent au moment des élections, comme pour l’actuelle campagne présidentielle, des personnalités au profil d’outsider, non encartées dans un parti politique. Comme sortis du chapeau d’un magicien, ces derniers prennent généralement leur envol en surfant sur une popularité soudaine, entretenue et gonflée par les médias, les réseaux sociaux et par leurs discours politiques atypiques.
Le phénomène Zemmour en France et sa popularité soudaine s’inscrivent dans cette tendance qui est propre à une situation où l’accélération de la décomposition du capitalisme favorise l’émergence de ce type de personnalité populiste. Au-delà du contexte et des différences importantes, ce fut le cas d’un Trump aux États-Unis, d’un Bolsonaro au Brésil ou d’un Boris Johnson en Grande-Bretagne : des personnalités perturbant totalement l’équilibre du jeu politique classique.
Échaudée par l’expérience de sa lutte obligée contre le populisme, la bourgeoisie française ne reste pas sans réagir. D’ailleurs, bien avant la lancée de Zemmour, la bourgeoisie en France était préoccupée par le danger que représentait depuis longtemps le Rassemblement national de Marine Le Pen. Si ce polémiste raciste a pu décoller dans les sondages, cela signifie que ce substrat propre au populisme n’a toujours pas disparu en France et qu’il est parfaitement enkysté.
Pour expliquer cette ascension, outre le contexte de décomposition et son talent d’orateur, il faut mentionner aussi quelque chose qui est totalement absent chez les autres candidats : sa conviction ! À l’inverse de la logique des jeux politiciens, des faux semblants et de la langue de bois, du formatage de communiquant laissant transparaître, pour seule motivation, la défense de leurs petits intérêts, Zemmour tranche par ses convictions, croit profondément en ses âneries et n’hésite pas à user d’un langage totalement décomplexé : « Je me fous de la diabolisation » dit-il assez souvent.
Cependant, aussi convaincu soit-il, Zemmour n’aurait certainement pas pu être propulsé de la sorte sans un puissant levier médiatique. À qui profite donc cette ascension si soudaine ? Incontestablement, poser la question est presque déjà apporter une réponse : au futur candidat Macron ! En effet, la première victime de cette ascension est le RN de Marine Le Pen, adversaire potentiel au deuxième tour du futur candidat Macron, meurtri par la défaite de 2017 et usé par une « normalisation » rendant son électorat de plus en plus déçu et sceptique. Un tel torpillage du RN arrange donc tout le reste de la bourgeoisie bien décidée à se débarrasser du danger que représente ce parti populiste.
Mais une telle situation, pour autant, ne profite nullement au parti Les Républicains (LR), lui aussi adversaire de Macron. Au contraire, cette formation en miettes est siphonnée, elle aussi, par Zemmour : bon nombre de ses membres étant séduits et rassurés par sa vision libérale de l’économie et sa capacité à surfer sur les thèmes populaires. Même si on ne sait pas encore si Zemmour va pouvoir se déclarer candidat, tout cela arrange donc parfaitement le camp de Macron, appuyé majoritairement par les fractions bourgeoises dominantes et par les grands médias.
Omniprésent sur la chaîne Cnews de Bolloré et invité en permanence sur différents plateaux de télévision, apparaissant régulièrement à la Une des grands quotidiens et dans les émissions de radio, Zemmour est parfaitement instrumentalisé contre les adversaires de la présidence sortante, encore une fois, principalement contre Marine Le Pen qui était déjà en perte de vitesse et contestée dans ses propres rangs.
Plus « présentable », faisant référence à l’histoire, Zemmour sait donc attirer à la fois les plus radicaux des milieux d’extrême-droite et les moins regardants de la droite classique, grâce à un savant habillage de ses discours, usant des thèmes les plus répugnants contre les immigrés, avec des propos ouvertement xénophobes, contre les musulmans qu’il érige en boucs émissaires, ses diatribes aux relents ouvertement pétainistes mais toujours drapés d’une apparence de culture et d’histoire, et bien sûr son nationalisme ! (1)
Quelle que soit l’issue de la trajectoire de Zemmour, ce dernier permet déjà de saboter le RN et met davantage en difficulté les candidats concurrents du parti LR opposés à Macron. C’est à ce prix, jouant avec le feu de ce nouveau candidat potentiel, pour les intérêts d’un jeu politique qu’elle a de plus en plus de mal à maîtriser, que la bourgeoisie française et son président en viennent à faire la promotion dans l’espace public, directement ou indirectement, de discours aussi répugnants et irrationnels. De telles pratiques, banalisées, en disent long sur la dynamique putride du capitalisme en décomposition et sur le cynisme des politiciens de tous poils, à commencer par ceux qui se situent naturellement à la tête de l’État. La bourgeoisie est une classe prête à tout pour garantir son ordre politique et assurer la bonne marche de ses affaires, pour ses propres intérêts de classe, avec les conditions permettant de gérer au mieux l’exploitation capitaliste.
WH, 4 novembre 2021
1 ) Les discours de Zemmour sont du pain béni pour les gauchistes et l’ensemble de la gauche du capital en mal d’existence.
La rupture du « contrat du siècle » pour la vente de sous-marins conventionnels français à l’Australie n’est pas que la perte de quelques milliards d’Euros par l’industrie d’armement tricolore. Alors que la politique impérialiste de la France dans le bassin Indo-Pacifique consistait à s’affirmer comme un recours entre la Chine et les États-Unis, en s’appuyant sur des alliances politico-militaire avec l’Inde et l’Australie, « les États-Unis et l’Australie ont signifié que Paris n’était pas à leurs yeux un acteur majeur de la sécurité dans la région ». (1) Les États-Unis, engagés dans une lutte de plus en plus ouverte avec leur rival chinois, montrent ici clairement le peu de cas qu’ils font de leur allié français et de ses prétentions dans la région. Quant à l’Australie, il ne fait aucun doute qu’échanger des sous-marins à propulsion classique, avec une autonomie et des capacités offensives limitées, contre une technologie nucléaire qu’elle ne possède pas et une alliance avec un acteur bien plus puissant que la France est une très bonne affaire.
Au-delà de l’indignation de toutes les factions politiques hexagonales et de leurs pirateries sur une prétendue éthique dans les relations entre États capitalistes, ce qui frappe immédiatement est l’impuissance de la bourgeoisie française face à un coup majeur contre ses ambitions dans la région Indo-Pacifique, et qu’elle n’a absolument pas vu venir. Appuyée sur l’Inde et l’Australie, la politique française vient brutalement et sans avertissement de perdre un de ses piliers, ce qui du même coup affaiblit considérablement le poids de cette politique vis-à-vis de ses alliés comme de ses adversaires. Pour la France, la dimension de ce théâtre d’opération, qui va de l’île de la Réunion jusqu’à la Nouvelle-Calédonie, est telle qu’elle ne peut se concevoir sans alliance solide, et l’Australie était évidemment pour elle un partenaire stratégique idéal : par sa position géographique, son statut de puissance régionale et le besoin de se défendre contre les appétits chinois. Et la voilà qui change d’allégeance ! La France se retrouve isolée et renvoyée à son statut de puissance moyenne, écartée du théâtre impérialiste asiatique.
Ce coup n’est que le dernier en date d’une série qui marque un affaiblissement global de l’impérialisme français dans l’arène mondiale. La France est engagée sur beaucoup de fronts et se retrouve pratiquement partout dans une situation de recul ou de repli pur et simple.
L’intervention de l’armée française au Mali et dans la région sahélienne tourne au casse-tête insoluble. Le retrait des forces françaises est inévitable à terme, en laissant la place à d’autres : les mercenaires russes de Wagner, à l’initiative du président malien en exercice, sont déjà en train de s’installer au Mali alors que la force Barkhane réduit sa présence et abandonne clairement certaines zones du pays. L’ours russe n’est pas la seule puissance à s’inviter au festin : la Chine a installé un réseau politico-financier qui enserre de plus en plus d’États africains dans une infernale spirale d’endettement, et elle soutient d’ores et déjà certaines factions locales contre les anciennes puissances coloniales. Dans un autre registre, le récent coup d’État en Guinée s’est fait au détriment du président Alpha Condé, un obligé de l’impérialisme français, ce qui a contraint la France à condamner sans appel ce putsch militaire. Les émeutes qui ont touché le Sénégal au printemps avaient, quant à elles, une forte tonalité anti-française, qui s’est traduite par le pillage de supermarchés de la chaîne Auchan. La politique même menée par les forces françaises au Sahel y a généré dans la population une hostilité qui devient un problème pour l’autorité de la France sur place.
En fait, ce ne sont pas seulement les capacités de l’impérialisme français à intervenir en Afrique qui sont affaiblies, c’est toute son influence qui décline, du fait d’un changement d’orientation d’une partie significative des bourgeoisies locales. Qui plus est, la bourgeoisie française se retrouve très isolée sur cette question vis-à-vis de ses partenaires de l’Union européenne (UE) : « Beaucoup, en Europe, sont désespérés du peu de progrès accomplis depuis dix ans au Sahel […]. Dans le même temps, la menace jihadiste ne cesse de s’étendre. Même si personne ne croit à un départ total des Français, il y a une prise de conscience collective des limites du modèle actuel ». (2) Autrement dit, les bourgeoisies locales s’éloignent peu à peu du parrain français, en même temps que celui-ci n’a jamais réussi à obtenir le soutien qu’il attendait de la part de ses partenaires européens, peu soucieux de s’investir dans ce bourbier sans issue.
Même si les situations ne sont pas comparables, la France s’est également retrouvée très menacée dans ses positions au Proche-Orient. Après plusieurs années de conflit, l’influence française en Syrie est maintenant absolument nulle. Le retrait inopiné des États-Unis de Syrie a mis en évidence l’incapacité de la France de mener seule une campagne militaire lointaine, dépendante qu’elle est de la logistique américaine pour le ravitaillement de ses troupes, y compris, d’ailleurs, pour leur évacuation. Le matériel de l’armée française est, en effet, vieillissant : les véhicules de l’opération Barkhane ont été pour une partie d’entre eux mis en service dans les années 1980, beaucoup de navires ont une trentaine d’années, l’aviation vole aussi sur des appareils souvent âgés.
De même, la tentative de Macron de profiter du désastre causé par l’explosion dans le port de Beyrouth, il y a un an, pour se réimposer en parrain et arbitre au Liban, a tourné à la farce tant la bourgeoisie locale n’a aucune intention de se plier aux diktats de l’ancienne puissance tutélaire. La paralysie actuelle du gouvernement libanais, écartelé entre les différentes factions qui divisent profondément la classe dominante du pays, montre suffisamment l’échec français à réformer un système politique clientéliste, corrompu et incompétent.
Même dans ses bastions les plus proches, l’influence française est battue en brèche : après le camouflet infligé à la France par Trump et Israël au Maroc, la France se trouve maintenant en conflit ouvert avec l’Algérie suite à ses critiques portées contre l’État algérien et à la réduction du nombre de visas offerts aux ressortissants de ce pays. La réponse a été claire : le gouvernement algérien a sorti les crocs en interdisant le passage d’avions militaires français dans son espace aérien, menaçant le ravitaillement en carburant des véhicules de l’opération Barkhane dans le nord du Mali. En Libye, le choix de la France de soutenir le maréchal Haftar se trouve confronté aux ambitions turques, et il semble clair que l’impérialisme français a misé sur le mauvais cheval : non seulement l’offensive de l’hiver de l’Armée nationale libyenne (ANL) d’Haftar contre le Gouvernement d’accord national (GAN) a échoué, mais c’est même le GAN qui regagne du terrain, et Haftar s’avère être un allié particulièrement peu fiable pour Paris.
Pire, la France qui se veut un des moteurs de l’UE est absolument incapable d’y trouver des alliés fiables. La menace que fait peser la Russie sur les frontières orientales de l’UE (sans parler de l’Ukraine directement engagée dans des combats) pousse la plupart des pays d’Europe de l’Est sous le parapluie de l’OTAN, et donc américain ; les bonnes relations qu’entretenaient les gouvernements polonais, hongrois et tchèque avec l’administration Trump ont encore renforcé ce partenariat, alors que Macron a annoncé la « mort cérébrale » de l’Alliance Atlantique. L’Allemagne n’a montré que peu d’empressement à soutenir la France dans ses aventures africaines ou proche-orientales, d’autant que la Turquie, vieil adversaire de la France, est aussi le principal partenaire de l’Allemagne dans la région. L’OTAN cherche par ailleurs à « adapter l’Alliance aux nouveaux défis » posés par la Chine et la Russie. Il s’agit en fait de resserrer les rangs des pays membres derrière les États-Unis contre la Russie et la Chine. Or ce cadre ne convient guère aux besoins français, notamment en Afrique et dans le Pacifique.
En même temps, les alliés de la France sont sous pression partout dans le monde. La Grèce qui est un bon client de l’armement français (et on sait à quel point ce genre de transaction ne peut se faire que sur la base d’un accord politique impérialiste) fait face à l’agressivité de la Turquie en Méditerranée. La France maintient dans cette zone une présence militaire, qui s’est traduite par l’incident du 10 juin 2020, lorsqu’une frégate française voulant contrôler un navire turc soupçonné de contrebande d’armes à destination de la Libye a été prise pour cible par un navire de guerre turc. Mais cette présence française est totalement isolée : face aux ambitions de plus en plus visibles de la Russie, de la Turquie et de l’Iran dans cette zone, « on se sent un peu seuls », comme le dit le commandant de la frégate française Aconit, qui surveille les mouvements de navires en face des côtes syriennes. Si la France a volé au secours de la Grèce suite à divers incidents au cours de l’été 2020, la dispersion de ses moyens militaires, engagés en Méditerranée, en Afrique, en Syrie, dans l’Océan Indien et dans le Pacifique met en évidence des moyens financiers et militaires totalement insuffisants pour courir autant de lièvres à la fois.
Imposante dans l’UE où elle possède les moyens militaires les plus importants, surtout depuis le retrait de la Grande-Bretagne, la France ne peut espérer s’imposer au sein de l’OTAN où elle dispose de bien moins de leviers et d’un poids comparativement bien inférieur. Ceci explique les efforts de longue date de la France de doter l’UE d’une force armée autonome où elle aurait évidemment un rôle prééminent, et d’une « autonomie stratégique en matière économique, industrielle, technologique, de valeur militaire ». (3) Mais l’Allemagne, poids lourd et principal pilier de l’UE, n’y voit que des désavantages : elle devrait suivre la France dans diverses aventures incertaines pour y défendre des intérêts qui ne sont pas les siens, elle briderait son propre développement militaire dans le cadre des exigences françaises, et elle devrait se passer au moins en partie du parapluie de l’OTAN qui l’arrange bien puisqu’il lui permet de ne pas se soucier d’augmenter massivement ses dépenses militaires et d’affronter sur ce point un prolétariat très sensible à un potentiel réarmement.
Mais la France, dont l’industrie d’armement dépend beaucoup des exportations pour compenser une demande « domestique » insuffisante, a besoin non seulement de trouver des alliés capables de lui acheter sa production, mais aussi de partenaires comme l’Allemagne dont les capacités techniques et de production l’aideraient à la fois à produire et à vendre ses armes : l’industrie française d’armement dépend déjà de l’Allemagne pour ses armes d’infanterie. Une des préoccupations centrales du gouvernement français est de limiter, voire si possible d’inverser le déclin industriel et économique du pays, qui handicape lourdement sa capacité à défendre ses intérêts partout dans le monde. Si le Brexit arrange en partie les affaires françaises en lui offrant plus de poids au sein de l’UE, il prive aussi le pays d’un potentiel partenaire pour développer des programmes militaires communs.
L’affaiblissement de la France est caractéristique de la période de décomposition, à la fois sur le plan diplomatique, industriel, militaire et culturel : incapable de peser à la mesure de ses ambitions, son industrie nationale lourdement touchée par la crise économique, l’impérialisme français est condamné, comme les États-Unis, à utiliser principalement son outil militaire pour faire valoir ses ambitions dans l’arène impérialiste.Mais ce faisant, il est de plus en plus seul, ses principaux alliés rechignant franchement à soutenir ses intérêts impérialistes propres. Cette évolution semble irréversible. La liste des reculs et déconvenues subies par la France est fort longue et guère compensée par des succès équivalents. Cette fuite en avant ne peut que générer plus de chaos, de misère et de barbarie partout où elle s’exercera : les exemples de la Syrie, de l’Afghanistan, du Sahel et de la Libye étant suffisamment parlants. Loin de porter « la paix et la démocratie » comme elle le prétend, la classe dominante française est un facteur actif de la désintégration progressive du monde capitaliste et de la généralisation de la barbarie sur toute la planète.
HD, 16 octobre 2021
1) « Après la crise des sous-marins, la stratégie “Indo-Pacifique” de la France dans l’inconnu [179] », Le Monde (29 septembre 2021).
2) « De l’Afghanistan au Sahel, le temps du repli pour l’Occident [180] », Libération (23 septembre 2021).
3) « L’Amérique de retour ? “Assurément”, dit Emmanuel Macron [181] », Libération (12 juin 2021).
Après dix-huit mois de négociations secrètes, l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis officialisaient, le 15 septembre, la création d’un pacte militaire du nom d’AUKUS, un dispositif stratégique dans la région Indo-Pacifique permettant aux États-Unis de renforcer leur position face à la Chine.
Alors que la puissance américaine ne cesse de s’affaiblir sur l’arène mondiale, l’AUKUS a été conçu dans le but explicite d’endiguer l’expansion de la Chine dans la région. Tandis que la « République populaire » militarise des îlots en mer de Chine méridionale et sort des fournées entières de navires de guerre de ses chantiers navals, les États-Unis déversent sans discontinuer des quantités d’armes sur ses alliés et montrent régulièrement les muscles lors de spectaculaires manœuvres militaires conjointes. L’AUKUS est à ce titre une claire confirmation que la rivalité entre l’Amérique et la Chine ne cesse de s’exacerber et tend à occuper le devant de la scène internationale, obligeant les États-Unis à réorganiser leurs forces au niveau mondial (comme en témoigne le retrait d’Afghanistan) et à recentrer leur présence militaire dans le Pacifique sud.
Avec cette alliance sous égide américaine, limitée à trois pays, sans aucune participation de l’Europe, les États-Unis ont clairement décidé d’accentuer leur démonstration de force. Sous Donald Trump, la zone Indo-Pacifique était officiellement devenue « l’axe principal de la stratégie nationale américaine ». Ce n’était, bien sûr, pas une complète nouveauté dans la mesure où Obama avait déjà annoncé faire « pivoter » le gros des forces militaires américaines de l’Atlantique vers le Pacifique. Mais si d’aucuns pensaient, avec l’arrivée au pouvoir du « sage » Joe Biden, que la politique provocatrice et va-t’en-guerre de Donald Trump avait pris fin au profit d’une approche plus diplomatique, il n’en est rien : Biden, sous une forme peut-être plus policée, persiste, signe et aggrave la perspective guerrière face à la Chine, déstabilise toute la situation impérialiste mondiale.
Mais cette situation ne peut qu’exacerber les tensions et pousser la Chine à réagir. Depuis l’effondrement du bloc de l’Est, la Chine s’est imposée comme le principal rival des États-Unis, menaçant même sa toute puissance économique. La « République populaire » revendique une ribambelle de territoires, allant de simples récifs jusqu’à Taïwan, en passant par des « droits historiques » sur la totalité de la mer de Chine méridionale. La Chine souhaite bouter les Américains hors de cette région, qui connaît une présence américaine importante depuis un certain temps, particulièrement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pékin s’efforce donc d’affaiblir et de dénouer les alliances militaires des États-Unis, en s’imposant comme un partenaire incontournable, un « grand frère » asiatique bienveillant et aux poches pleines. Dans l’océan Indien, la Chine avance ses pions et trace ses « routes de la soie » par le biais de concessions portuaires, mais aussi d’infrastructures de transport et de télécommunication. Dans le golfe d’Aden, elle a profité d’opérations anti-piraterie pour entraîner sa marine encore peu expérimentée. En 2017, elle a même installé une base à Djibouti.
Les initiatives dans la région Indo-Pacifique se sont encore accélérées avec la pandémie de Covid-19, en multipliant les manœuvres militaires autour de Taïwan, entre Taïwan et les Philippines, ainsi que dans l’Himalaya. Les affrontements militaires dans la région du Ladakh, entre l’Inde et la Chine ont d’ailleurs montré à quel point les tensions pouvaient aboutir concrètement à des affrontements armés !
Avec les futurs sous-marins atomiques américains, l’Australie va ainsi se doter d’armes et de technologies autrement plus puissantes que les sous-marins diesel français. Avec un approvisionnement en uranium militaire enrichi, les États-Unis fournissent ainsi potentiellement à l’Australie les moyens de fabriquer une bombe atomique avec tous les risques de prolifération nucléaire dans la région et de chaos supplémentaire. L’Inde s’est également dite intéressée par les sous-marins nucléaires français et le renforcement de sa flotte aérienne par des avions Rafale…
Certains voient les États-Unis et la Chine s’engager vers la formation de nouveaux blocs militaires en vue d’une Troisième Guerre mondiale. Ce n’est clairement pas le cas : ce partenariat stratégique, susceptible de dérapages guerriers, n’est nullement l’expression d’une tendance à la reconstitution de blocs. Il s’agit, en effet, le plus souvent, de liens ou d’alliances circonstancielles (comme c’est le cas, par exemple, entre le Japon et la Corée du Sud), voire éphémères et ponctuelles pour d’autres, essentiellement militaires dans le cas de l’alliance AUKUS, mais qui ne vont pas dans le sens d’une alliance solide propre à la formation de deux blocs, comme ce fut le cas au cours de la guerre froide.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser le choix australien, la nouvelle confrontation impérialiste dans cette région Indo-Pacifique ne se borne pas à alimenter une confrontation entre la Chine et les États-Unis. Au contraire, l’intensification de la confrontation sino-américaine a grossi les rangs d’opposants réfractaires ou méfiants. On ne crée pas de blocs en écartant ou en humiliant ses alliés potentiels : l’Allemagne avec les entraves constantes et les sanctions économiques imposées depuis 2017 par les États-Unis aux pays européens face au gazoduc Nord Stream 2, reliant la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique, par exemple, ou la France humiliée aujourd’hui dans l’affaire des sous-marins.
La France continue de se revendiquer comme une « puissance du Pacifique » en s’appuyant jusqu’alors principalement sur sa coopération avec l’Australie et l’Inde. L’État français avait même fait de ses ventes d’équipements militaires un pilier de sa stratégie en Asie-Pacifique. Celles-ci lui permettaient d’atteindre simultanément deux objectifs : l’un, évident, consistant à glaner des débouchés commerciaux et industriels ; l’autre visant à peser dans la tentative de contrer l’influence de la Chine. La France essayait donc de jouer les équilibristes en adoptant une attitude « conciliante » à l’égard de la Chine, tout en voulant affirmer ses intérêts dans la région à travers l’alliance économico-militaire avec l’Australie. Or, en annonçant l’alliance AUKUS et en infligeant un camouflet à la France, les États-Unis et l’Australie ont signifié que Paris n’était pas à leurs yeux un acteur majeur de la sécurité dans la région. La politique quasi unilatérale des États-Unis vis-à-vis de ses alliés constitue en elle-même la négation d’une perspective de création de bloc. La rupture de contrat de l’Australie vient d’ailleurs paradoxalement renforcer l’intérêt d’une coopération de seconds ou troisièmes couteaux impérialistes en dehors du giron américain. C’est en particulier le cas pour l’Indonésie et, bien sûr, pour la France prête à renforcer ses liens avec l’Inde.
Dans le même temps, dans une région qui a vu naître le principe du soi-disant « non-alignement », les velléités d’autonomie stratégique d’autres requins impérialistes régionaux restent importantes. L’Indonésie et la Malaisie, notamment, ont froidement accueilli ce partenariat AUKUS qui vient bousculer leurs intérêts boutiquiers. Il en est de même de la Nouvelle-Zélande qui a immédiatement affirmé son refus de voir les sous-marins australiens dans ses eaux territoriales.
Quant à la perspective d’un possible bloc impérialiste autour de la Chine, les puissances intéressées ne se bousculent pas au portillon. Même si elle a davantage de liens, en particulier commerciaux, avec des pays lointains qu’avec ses voisins, l’isolement de la Chine sur ce plan est presque total. Même la Russie sait le danger d’un partenariat majeur avec la Chine qui pourrait, à terme, venir parasiter son retour sur la scène impérialiste mondiale. Seule la Corée du Nord serait un client potentiel. C’est dire ! Le « bloc chinois » n’est donc pas en route non plus ! La dynamique des forces centrifuges et le chacun pour soi dans les rivalités impérialistes s’affirment plus que jamais dans l’évolution de cette situation.
Face à cette situation impérialiste chaotique, qui agglomère un nombre croissant d’acteurs de plus en plus armés, tous les dangers pèsent sur l’avenir. Comme une illustration de ces tensions palpables, des responsables américains, sous l’administration Trump, avaient déclaré qu’on n’arriverait pas en 2030 sans un affrontement direct entre la Chine et les États-Unis ! Et même si la France a perdu le marché des sous-marins australiens, six corvettes seront livrées à partir de 2023 à la Malaisie, des missiles Aster le sont déjà pour Singapour, des hélicoptères pour de nombreux pays comme le Vietnam, la Thaïlande, la Corée du Sud, Singapour, le Pakistan, la Nouvelle-Zélande, la Malaisie, l’Indonésie ou encore l’Inde. Cela sans compter les divers autres marchés de ventes d’armes américaines, russes, israéliennes, allemandes, chinoises, suédoises… et on en passe !
Voilà la réalité du monde capitaliste en pleine putréfaction où le chaos n’engendre que toujours plus de tensions et de barbarie !
Stopio, 9 octobre 2021
Le 18 septembre dernier s’est tenu une nouvelle permanence du CCI. Cette rencontre en ligne a permis aux participants d’aborder de nombreux sujets afin de mieux comprendre une situation internationale de plus en plus complexe et mouvante. Si les questions d’actualité, comme le retrait des États-Unis d’Afghanistan, le camouflet de la France autour de la vente de sous-marins ou la question des migrants ont été abordés, un point plus particulier de la situation nous a amené à débattre d’une notion élaborée au moment de la révolution russe de 1917 : la théorie du « maillon faible ».
C’est en abordant la question sociale, en lien avec les difficultés actuelles du prolétariat à mener son combat, qu’a été posée cette question théorique du « maillon faible ». Il s’agit d’une : « thèse ébauchée par Lénine et développée par ses épigones, suivant laquelle la révolution communiste débuterait, non dans les grands bastions du monde bourgeois, mais dans des pays moins développés : la “chaîne capitaliste” devait se briser à son “maillon le plus faible” ». Trois positions se sont dégagées dans la discussion :
– la première, défendue par quelques camarades, reprenait à son compte cette théorie développée par Lénine. Par exemple, une intervention avançait ceci : « l’idée de Lénine d’attaquer la révolution dans un pays où la bourgeoisie est la plus faible me semble valable. […] Il est difficile de faire la révolution dans les pays centraux car la bourgeoisie est très implantée et maîtrise la situation ». Une autre intervention, allant dans le même sens, évoquait la « force numérique du prolétariat en Chine », sous-entendant que ce pays pouvait être un possible « maillon faible » pour le futur, du fait du grand nombre d’ouvriers : « la Chine a su développer, avec des moyens capitalistes, une classe ouvrière dont on ne parle jamais. Mais on ne sait jamais ce qui se passe en son sein, alors qu’elle a une histoire ».
– la seconde position, défendue par quelques camarades, consistait à dire que la théorie du « maillon faible » n’avait au fond plus lieu d’être, eu égard à la faiblesse actuelle du prolétariat : « Il n’y a pas de maillon faible. C’est le prolétariat dans son ensemble qui est dans une situation de faiblesse ».
– Enfin, le troisième positionnement, celui du CCI, rejetait la théorie du « maillon faible ».
Avant de revenir sur les différents points de vue qui se sont exprimés, nous voudrions apporter une réponse à la seconde position défendue dans le débat, celle selon laquelle la théorie du « maillon faible » est en quelque sorte devenue sans objet. Nous pensons, au contraire, que déterminer comment « briser la chaîne capitaliste » reste une question que doivent se poser en permanence les révolutionnaires, même si, naturellement, cet objectif lié au but final, le communisme, n’est pas réalisable à tout moment. En effet, derrière une telle question est posée celle du projet communiste lui-même. En faisant dépendre la question que pose la théorie du « maillon faible » des luttes immédiates du prolétariat ou d’un rapport de force sanctionnant les faiblesses immédiates de la classe, cette approche se base sur une vision photographique du mouvement ouvrier. Il s’agit d’une démarche contraire à la façon dont la classe développe sa conscience sur un plan historique. En réalité, la pertinence d’une critique de la théorie du « maillon faible » ne dépend pas du rapport de force immédiat entre les classes, ni des conditions de la lutte dans tel ou tel endroit du globe à l’instant t, mais exprime une des grandes leçons historiques du mouvement ouvrier permettant de saisir le processus conscient, réel et concret de la lutte de classe.
Comme nous l’avons souligné dans nos réponses, si les conditions historiques très particulières liées à la Première Guerre mondiale ont permis l’éclatement de la révolution en Russie et la prise du pouvoir par les ouvriers dans un bastion où la bourgeoisie était effectivement « faible », cet événement ne valide pas pour autant le point de vue de Lénine et le fait qu’il faudrait faire de cette exception une règle.
Tout au contraire, malgré la tentative héroïque et l’extraordinaire expérience de la prise du pouvoir par les soviets, l’échec de la vague révolutionnaire mondiale apporte déjà la réponse. En effet, si la classe ouvrière en Russie a pu bénéficier de l’apport exceptionnel des bolcheviks et, particulièrement, de Lénine, il faut en premier lieu rappeler que cet apport est avant tout celui d’un combat du prolétariat international.
Par ailleurs, si la classe ouvrière a pu prendre le pouvoir en Russie du fait de la guerre qui s’éternisait et du fait d’une bourgeoisie peu préparée, surprise et divisée, le capitalisme mondial, qui semblait vaciller sur son « point faible », a très rapidement repris du poil de la bête. En effet, après la prise du pouvoir d’Octobre 1917, la bourgeoisie a su rapidement tirer des enseignements et faire bloc contre la révolution : tant pour écraser le prolétariat en Allemagne que pour isoler la Russie rouge. Ainsi, comme au moment de la Commune en 1871, les ennemis impérialistes se sont rapidement coalisés contre leur ennemi de classe. La guerre étant un facteur de radicalisation et de prise de conscience révolutionnaire, les bourgeoisies des deux camps (de l’Entente et de la triple Alliance) ont rapidement signé un armistice. Elles ont ensuite coopéré pour étouffer dans le sang et par la famine le bastion russe excentré et écraser la révolution mondiale.
C’est une coopération certes différente, mais de même nature, que nous avons pu observer bien plus tard en 1980 lors de la grève de masse en Pologne. Au moment où le prolétariat exprimait sa lutte de manière autonome dans le bloc de l’Est, les bourgeoisies occidentales, par le biais de « conseillers » syndicaux (notamment de la CFDT), prêtaient main forte aux dirigeants staliniens et syndicalistes afin de contenir et briser le mouvement. Cela, en accentuant les préjugés liés à l’idéologie démocratique par une propagande destinée à enfermer les ouvriers dans l’étau syndical, celui de l’organisation Solidarnosc. La bourgeoisie a cherché, en effet, à briser la force du mouvement qui s’exprimait dans un processus de grève de masse qui rencontrait un énorme écho dans la classe ouvrière de nombreux pays. Il fallait donc à tout prix casser cette dynamique en enfermant le mouvement dans une logique syndicale, privant la classe de la maîtrise de sa lutte, en la livrant pieds et poings liés à la répression féroce du général Jaruzeslki, à la force brutale de l’État.
Un pays comme la Chine, au développement industriel spectaculaire, au prolétariat très nombreux et à la bourgeoisie « faible » (si on considère ses archaïsmes et rigidités héritées du modèle stalinien) n’est-il pas le nouveau « maillon faible » en faveur d’une future révolution ? S’il est vrai que le prolétariat en Chine a bien une histoire, comme l’a souligné une camarade, s’il est effectivement nombreux et concentré dans de grandes usines et villes gigantesques, il ne possède cependant pas la même expérience ni le même poids politique que dans les pays centraux du capitalisme. D’abord, parce qu’il a été totalement écrasé par la contre-révolution stalinienne des années 1920, notamment dans les métropoles comme Shanghaï ou Canton. Ensuite, parce qu’il a été laminé par des décennies de maoïsme, de bourrage de crâne nationaliste, noyé dans les archaïsmes eux-mêmes utilisés et exploités afin d’abrutir des masses longtemps restées incultes et sous le joug du parti-État.
Après les traumatismes des guerres, la pénurie chronique, les famines et ensuite la « révolution culturelle », l’ère ouverte plus tardivement par Deng Xiaoping n’a fait que renforcer l’illusion d’un « nouveau modèle » ultra-nationaliste. Ce rouleau compresseur n’a laissé que peu d’espace au prolétariat en Chine, notamment celui fraîchement déraciné des campagnes, complètement isolé du reste du monde, pour l’instant un des plus perméables à la mystification démocratique, comme on a pu le constater déjà en 1989 lors du soulèvement de la place Tian’anmen et plus récemment lors des mouvements pro-démocratie à Hong Kong.
La position de Lénine sur la théorie du « maillon faible », erronée au moment où il l’avait formulée, est d’autant plus invalidée aujourd’hui qu’elle est devenue une idée très dangereuse pour la classe ouvrière. Elle tend non seulement à sous-estimer la force de la bourgeoisie au niveau mondial, mais aussi à développer une conception biaisée de la lutte de classe et de la situation réelle du prolétariat. Penser que dans la périphérie du capitalisme, l’état de la conscience, la colère et la combativité pourraient déboucher sur un mouvement révolutionnaire, susceptible d’orienter le prolétariat mondial est un leurre. Aujourd’hui, le poids de la contre-révolution, celui des campagnes idéologiques de masse et les mystifications démocratiques et nationalistes, dans un contexte où les effets de la décomposition se sont renforcés, pèseront plus fortement dans les pays de la périphérie où le prolétariat est généralement moins nombreux, moins concentré et surtout moins expérimenté.
Le prolétariat n’est pas un bloc monolithique où toutes les parties seraient homogènes. Le prolétariat a bien une histoire, une expérience, une avant-garde révolutionnaire, mais qui restent liées à l’histoire même du capitalisme et aux conditions variées de son développement dans des nations différentes. Marx et Engels insistaient sur le fait que si le prolétariat était bien une force politique internationale, si les prolétaires de tous les pays devaient s’unir, le cœur de la révolution mondiale, pour les raisons invoquées, était situé au centre de la vieille Europe industrielle. C’était aussi le point de vue de Rosa Luxemburg qui avait tiré les leçons de la grève de masse en 1905 en Russie pour le mouvement international, soulignant au moment de la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917 que « la question en Russie » n’était que « posée » et ne pouvait se résoudre qu’à l’échelle mondiale. Paradoxalement, Lénine lui-même attendait avec impatience des soulèvements en Europe occidentale, plus particulièrement en Allemagne.
La conception du CCI est nourrie par une méthode qui prône une lutte globale et mondiale. Nous n’opposons nullement les prolétaires du « centre » à ceux de la « périphérie ». Nous défendons au contraire l’unité internationale des travailleurs. Ce n’est pas parce que certaines parties du prolétariat sont plus expérimentées que d’autres, qu’elles s’opposent ou se trouvent en concurrence. Le prolétariat, comme classe exploitée, prend conscience de son combat dans un processus hétérogène et non linéaire. Son combat est justement celui de s’unir et s’organiser de façon consciente au niveau international. La classe dominante utilise et instrumentalise, d’ailleurs, systématiquement les faiblesses des luttes et les préjugés démocratiques qui existent chez les ouvriers dans les pays périphériques contre le prolétariat des pays centraux, notamment en Europe. C’est une des raisons pour laquelle le prolétariat des pays centraux a besoin du lien vital avec les luttes de ses frères de classe de la périphérie. Il doit absolument défendre, par son combat, le principe de l’unité internationale du combat contre le capital.
Si le prolétariat mondial parvient à affirmer de nouveau sa perspective révolutionnaire, la clé du succès sera déterminée par le sort du vieux centre industriel en Europe :
– parce que c’est l’endroit de l’enfance du mouvement ouvrier, les débuts de l’expérience révolutionnaire depuis les premiers assauts de 1848 jusqu’à la Commune et à Mai 68 ;
– parce que la bourgeoisie et les mystifications démocratiques, syndicales y sont les plus sophistiquées et le prolétariat le plus aguerri ;
– parce qu’il s’est confronté aussi à la contre-révolution et aux pièges démocratiques les plus pernicieux et radicaux ;
– parce que du fait de la proximité de multiples frontières entre les nations les plus puissantes d’Europe, la question de l’internationalisme se pose d’emblée au prolétariat ;
– parce que le milieu de la Gauche communiste, bien que minoritaire et encore faible, y est le plus présent et le plus nombreux ;
Le prolétariat devra poursuivre un effort conscient pour renouer avec sa mémoire et ses traditions basées sur 200 ans de luttes acharnées au cœur du capitalisme. Cela pour, quand le moment sera venu, montrer le chemin, offrir une perspective, étendre le plus rapidement possible son combat au reste du monde.
WH, 10 octobre 2021
Dans l’extrait ci-dessous, Rosa Luxemburg exprime ce que nous mettons en avant dans notre article à propos de la théorie du « Maillon faible » : l’importance de la responsabilité du prolétariat des pays centraux dans le processus révolutionnaire international. En l’occurence, elle souligne plus particulièrement celle du prolétariat allemand qui, à l’époque, était considéré comme la force déterminante du mouvement international dont on devait attendre la contribution décisive pour une victoire sur la bourgeoisie mondiale.
Tout ce qui se passe en Russie s’explique parfaitement : c’est une chaîne inévitable de causes et d’effets dont les points de départ et d’arrivée sont la carence du prolétariat allemand et l’occupation de la Russie par l’impérialisme allemand. Ce serait exiger de Lénine et de ses amis une chose surhumaine que de leur demander encore, dans des conditions pareilles, de créer, par une sorte de magie, la plus belle des démocraties, la dictature du prolétariat la plus exemplaire et une économie socialiste florissante. Par leur attitude résolument révolutionnaire, leur énergie sans exemple et leur fidélité inébranlable au socialisme international, ils ont vraiment fait tout ce qu’il était possible de faire dans des conditions si terriblement difficiles. [...]
Les socialistes gouvernementaux d’Allemagne peuvent bien crier que la domination des bolcheviks en Russie n’est qu’une caricature de dictature du prolétariat. Qu’elle l’ait été ou non, ce ne fut précisément que parce qu’elle était une conséquence de l’attitude du prolétariat allemand, laquelle n’était pas autre chose qu’une caricature de lutte de classes. Nous vivons tous sous la loi de l’histoire, et l’ordre socialiste ne peut précisément s’établir qu’internationalement. Les bolcheviks ont montré qu’ils peuvent faire tout ce qu’un parti vraiment révolutionnaire peut faire dans les limites des possibilités historiques. Qu’ils ne cherchent pas à faire des miracles. Car une révolution prolétarienne modèle et impeccable dans un pays isolé, épuisé par la guerre, étranglé par l’impérialisme, trahi par le prolétariat international, serait un miracle. Ce qui importe, c’est de distinguer dans la politique des bolcheviks l’essentiel de l’accessoire, la substance de l’accident. Dans cette dernière période, où nous sommes à la veille des luttes décisives dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : non pas telle ou telle question de détail de la tactique, mais la capacité d’action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine, Trotsky et leurs amis ont été les premiers qui aient montré l’exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu’ici encore les seuls qui puisent s’écrier avec Hutten : « J’ai osé ! »
C’est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks. En ce sens, il leur reste le mérite impérissable d’avoir, en conquérant le pouvoir et en posant pratiquement le problème de la réalisation du socialisme, montré l’exemple au prolétariat international, et fait faire un pas énorme dans la voie du règlement de comptes final entre le Capital et le Travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Et c’est dans ce sens que l’avenir appartient partout au bolchevisme.
Rosa Luxemburg, 1918
Dans le premier volet de cette série, nous avons vu que le prolétariat en France était marqué dans ses gènes par une forte tradition de combativité, d’explosivité de ses luttes et par une expérience politique le plaçant aux avant-postes de l’héritage prolétarien international. Dans ce deuxième volet, nous allons revenir plus particulièrement sur sa lutte politique, mais aussi sur les difficiles conditions de son évolution suite à la défaite de la Commune et à la persistance de mythes hérités de la révolution bourgeoise de 1789.
Le combat politique du prolétariat en France a pour toile de fond le cœur des grands et vieux bastions industriels de l’Europe occidentale. En ce sens, il est amené à jouer un rôle important dans la lutte de classe internationale, comme nous avons pu le souligner dans le premier article de cette série.
La révolution ne pourra pas se dérouler dans un seul pays, contrairement au mensonge stalinien ou aux visions petite-bourgeoises « hexagonales » centrées sur le souvenir lointain de la révolution bourgeoise de 1789 et son idéologie républicaine réactionnaire. Engels soulignait ceci en 1847 : « La révolution communiste […] ne sera pas une révolution purement nationale ; elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés, c’est-à-dire tout au moins en Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne. […] Elle est une révolution universelle ; elle aura par conséquent, un terrain universel ». (1) Ce n’est qu’en partant de ce cadre historique et mondial qu’il est possible de comprendre quelle peut être la contribution de telle ou telle partie du prolétariat. Selon cette méthode, les plus grandes figures du mouvement ouvrier, à commencer par Marx, Engels, Luxemburg, Trotsky ou Lénine, se sont intéressés de près aux luttes de classes en France, pays qui compte en effet de grandes concentrations ouvrières, surtout parmi les plus instruites et expérimentées au monde. (2)
Depuis les débuts du mouvement ouvrier, l’unique exemple de prise du pouvoir insurrectionnel fut celui de la Révolution française de 1789. En cela, il marqua les esprits du prolétariat naissant dans tous les pays avancés, tout au long du XIXe siècle et même au-delà. Cette révolution bourgeoise sera une source d’admiration et d’inspiration positive pour les jeunes Marx et Engels et la génération de révolutionnaires de cette époque, encore marquée par la résistance face à la présence politique des vieilles couches ou vestiges de l’aristocratie féodale. Sur le plan des idées, les matérialistes français du XVIIIe siècle vont aussi nourrir ces milieux intellectuels radicaux, notamment celui des jeunes hégéliens de gauche en Allemagne jusqu’à la naissance du matérialisme dialectique propre au marxisme. L’héritage de fortes tensions entre les classes en France, qui pré-existait dans les mouvements pré-capitalistes, allait également marquer la classe ouvrière naissante. Dans les premiers foyers industriels d’Île-de-France, dans le Nord et la région lyonnaise, des luttes « populaires » et une forte tradition de jacqueries avaient précédé les combats ouvriers. Loin en arrière, en 1358, par exemple, autour de la région parisienne, on notait déjà une forte simultanéité des révoltes. À Paris, des mouvements quasi insurrectionnels, comme celui d’Étienne Marcel, riche drapier bourgeois et prévôt des marchands, allaient se multiplier et fortement marquer les esprits en laissant des traces dans les mémoires. Bien entendu, si des « ouvriers » étaient mentionnés à l’époque d’Etienne Marcel, notamment pour creuser des fossés et des travaux de fortifications, comme l’atteste les Chroniques de Jehan Froissart, ils ne pouvaient nullement être assimilés à ceux de l’industrie moderne, ni être les véritables acteurs d’un mouvement mené principalement par la bourgeoisie naissante et la petite bourgeoisie (avec d’autres composantes populaires misérables pratiquant parfois des pillages). Les mécontents étaient drainés dans le sillage d’événements qui les dépassaient, accompagnant domestiques, valets, compagnons et autres manouvriers derrière les maîtres, artisans et boutiquiers. Ces derniers, beaucoup plus à l’initiative, composaient en fait le gros de la population parisienne à l’époque de l’Ancien régime. Bien plus tard en 1539, à Lyon, la ville des canuts, une grève de nature quasi ouvrière, pour l’augmentation des salaires, prenait déjà l’allure d’une sorte de « guerre civile ». Le mouvement dura plusieurs semaines, fût difficilement brisé et seul un édit royal de 1544 allait mettre momentanément un terme à l’agitation persistante. Une telle explosion était assez fréquente dans cette région déjà assez urbanisée. En réalité, tous ces travailleurs n’étaient pas vraiment encore tout à fait des prolétaires, restant le plus souvent en possession de leurs moyens de production : bon nombre possédaient encore leur propre métier à tisser. Au XVIIIe siècle, notamment à Paris, les masses plébéiennes étaient souvent impliquées dans de véritables soulèvements accompagnant le déclin des corporations. Même si elles étaient d’une nature sociale différente des luttes ouvrières à proprement parler, ces traditions ont pu, là encore, marquer de leur empreinte le futur prolétariat. (3) Durant la révolution française, de multiples nuances composaient la masse très hétérogène des sans-culottes participant aux soulèvements populaires. Ils étaient une expression politique là aussi pré-capitaliste et ne sauraient être confondus avec le prolétariat naissant. Cependant, un prolétariat embryonnaire pouvait déjà se distinguer par le potentiel de son radicalisme, formant des groupes de chômeurs affamés, des coalitions de compagnons et journaliers mécontents ne disposant que d’un maigre salaire pour vivre. Les salariés des industries émergentes esquissaient déjà les traits des futures « classes dangereuses » régulièrement rappelées à l’ordre par les milices bourgeoises, souvent par la brutalité et/ou des concessions, notamment sur le prix du pain ou les salaires. Le prolétariat parisien, encore très minoritaire et peu développé participa donc certainement aux moments clés des combats révolutionnaires, aux grands assauts populaires du 14 juillet contre la Bastille, à l’insurrection du 10 août 1792, à la levée en masse d’août 1793 et aux insurrections parisiennes de germinal et prairial de l’an III en 1795 pour des motifs qui étaient encore très loin de ses intérêts de classe et de la forme d’une lutte autonome. Dans le combat contre l’aristocratie, le prolétariat restait encore très soudé à la bourgeoisie. Les faubourgs qui allaient devenir bien plus tard les futures banlieues rouges, marchèrent certainement avec les fédérés. À la fin de l’année 1792, les « enragés » (4) firent de nets progrès dans les sections parisiennes, expression radicale d’une fraction populaire, mais là encore, sans véritable présence du prolétariat. Jaurès dira de ces « enragés » qu’ils n’étaient « pas sur le chemin du communisme » et précisait que « si leur doctrine prépara le communisme, ce fut par sa contradiction et son impuissance ». (5)
Mais avec Babeuf et la « conjuration des Égaux » (1795 et 1796), l’organisation politique du prolétariat en formation marquait déjà une véritable rupture avec les méthodes du mouvement populaire et de la « plèbe » par sa capacité à mettre en avant une identité propre et une perspective : celle du communisme. Ainsi, ce que montre l’aube du mouvement ouvrier en France, outre une tradition de luttes spontanées et violentes, c’est que tout un combat progressif conscient était sur le point de naître et tendre à s’affirmer, certes difficilement, pour se constituer, au cours d’un long processus de maturation, comme classe distincte et se dégager peu à peu de cette masse informe et abstraite que constitue le « peuple ».
Le mythe de la « grande révolution », autour de ses figures radicales (comme Robespierre) allait aussi peser de tout son poids sur la classe ouvrière à travers la construction d’une mythologie autour de notions aussi confuses que celle de « peuple » et de « république sociale » (voire « ouvrière »). Sans pour autant freiner ses progrès historiques et sa capacité à développer ses luttes. En effet, la Révolution française, par son premier impact, fut malgré tout une source d’expérience unique de mouvements à caractère insurrectionnels et explosifs.
Plusieurs courants communistes en France allaient peu à peu fleurir, embués par ce passé lié à la révolution bourgeoise, plus ou moins directement inspirés par le babouvisme, en particulier le courant blanquiste. (6) Parmi les sociétés révolutionnaires blanquistes, on allait vite trouver avant 1848 des camarades d’autres nationalités : des Suisses, des Belges, des Allemands… Une forte tradition organisationnelle et surtout un véritable esprit de combat allaient s’affirmer peu à peu, s’incarnant notamment dans les débats prolétariens qui allaient s’amplifier tout au long du XIXe siècle, pour déboucher sur les premières prises de décisions et les ébauches de correspondances internationales. C’est dans le prolongement de ces combats que Marx allait lui-même être gagné à la cause des ouvriers parisiens et allait jouer un rôle militant et politique central au plan international par ses talents d’organisateur et de théoricien.
Dans les années 1840, Paris était un des centres politiques majeurs de l’Europe, un véritable chaudron dont l’emblème était, là encore, la « grande révolution » de 1789. Le mouvement ouvrier était alors confronté à d’anciens restes de sociétés secrètes ouvrières et à des écoles utopistes, de même qu’à différentes chapelles parmi lesquelles se trouvaient de nombreux proudhoniens. Foyer d’exil de nombreux révolutionnaires, Paris était une capitale d’effervescence politique qui accueillait aussi de nombreuses organisations, influencées par des militants allemands, diffusant une presse révolutionnaire. Marx et Engels séjourneront ensemble et bénéficieront de toute la richesse de la réflexion politique ouvrière de la capitale française pour finir par être pleinement gagnés au communisme, comme l’illustrent les célèbres Manuscrits de 1844, rendant compte d’une première élaboration critique des catégories de l’économie politique bourgeoise. Si Marx a aussi abordé les questions économiques prenant en compte une dimension philosophique, ses contacts dans les clubs ouvriers parisiens et la fréquentation de militants révolutionnaires le conduisirent à affermir sa méthode matérialiste, ses positions fondamentales. Expulsé en 1845, Marx tentera avec Engels de créer un bureau de correspondance communiste à Paris depuis Bruxelles en essayant d’y associer vainement Proudhon.
Cette ébullition politique fut également marquée par de nombreuses polémiques qui permirent de clarifier les principes et les bases programmatiques du mouvement ouvrier. Celle que Marx engage en réponse à Proudhon, dont il critique les doctrines économiques dans Misère de la philosophie, publié en 1847, reste emblématique. Mais il est établi qu’en France, les grands débats théoriques et les questions d’organisation étaient d’emblée posés au niveau international. Le prolétariat en France, formé par des ouvriers de différentes corporations, notamment du luxe et du bâtiment, constituait alors un des piliers majeurs dans la recherche de contacts internationaux. (7) Tout cela participera à la constitution des futures Internationales ouvrières qui verront le jour par la mise en relation des militants socialistes des principaux pays : Anglais, Allemands, Italiens, Suisses, Belges…
La lutte des classes en France était ainsi marquée d’un esprit révolutionnaire particulièrement combatif et d’une réelle vision politique solidaire. Dans notre précédent article, nous avions souligné que le prolétariat international avait pu bénéficier des apports des débats et de ses grandes luttes héroïques, en particulier celles de février et juin 1848 ou le prolétariat s’était exprimé clairement et ouvertement, pour la première fois, faisant irruption comme classe distincte et autonome. Cette dynamique, où des leçons fondamentales avaient été tirées par Marx et Engels notamment, allaient constituer une force pour tout le mouvement international qui allait suivre, de même pour la Commune.
Cependant, les confusions héritées autour de l’expérience de la Révolution française et sa notion de « peuple » et de « république sociale », coexistaient aussi avec une forte influence des idées véhiculées notamment par les proudhoniens. En 1851, outre son mépris et l’expression d’une certaine déception, voire d’amertume, Proudhon exprimait toute sortes de confusions centrées sur la notion de « peuple ».
Après 1860, Proudhon était encore vivant et, après sa sortie de prison, conservait une grande partie de ses adeptes même si son discours s’était émoussé depuis l’époque des premières confrontations et la polémique avec Marx. Il développait désormais « une théorie tout à fait pacifique adaptée au mouvement ouvrier légal. Les proudhoniens se donnaient pour but d’améliorer la situation des ouvriers, et les moyens qu’ils proposaient à cet effet étaient adaptés principalement aux conditions de vie des artisans ». (8)
L’influence des idées de Bakounine se propageait également, mais dans une moindre mesure, affectant malgré tout Jules Guesde lui-même. Elles n’en seront pas moins néfastes. Le poids des idéologies de ce type, de nature petite bourgeoise, allait encore se renforcer par la suite et infester les consciences ouvrières, surtout après l’écrasement de la Commune.
Les combats qui allaient suivre la terrible défaite sanglante de 1871 allaient être marqués par la dispersion des Communards et les divisions en leur sein, rendant très difficile la poursuite d’un travail organisé et structuré sur les bases de la méthode marxiste. L’avant-garde du prolétariat en France s’était en effet avérée incapable de tirer les leçons de la Commune, tant sur le plan politique qu’organisationnel. Marx soulignait déjà, avec mordant, les prémices de ces graves faiblesses et leur corollaire au moment même de la Commune : « On ne voulut pas commencer la guerre civile, comme si ce méchant avorton de Thiers ne l’avait pas déjà commencée, en tentant de désarmer Paris. Deuxième faute : le comité central se démit trop tôt de ses fonctions pour faire place à la Commune ». (9) Toutes ces carences, rendant caduque la possibilité d’une véritable continuité politique tournée vers le futur, fait que cette expérience de nature prolétarienne a donné prise au monde des apparences, à diverses pollutions idéologiques, notamment celles de l’anarchisme officiel : par exemple à son audace de proclamer frauduleusement la Commune comme étant un « modèle d’anarchisme ».
Par ailleurs, la forte influence d’idéologies jacobines, héritage de la Révolution de 1789, teintées de nationalisme, formait un obstacle supplémentaire à l’ancrage de l’internationalisme prolétarien dans les rangs du prolétariat. Tout cela joua un rôle important dans la très faible implantation du marxisme, jamais réellement compris et assimilé. Dans ces conditions, la naissance d’un parti socialiste unifié en France n’allait émerger que difficilement et tardivement, en mai 1905 par la création de la Section française de l’Internationale Ouvrière (SFIO), et qui plus est, avec un tas de faiblesses chroniques. (10)
Un premier pas significatif fut la création en 1878 d’une structure unitaire, la Fédération du parti des travailleurs socialistes de France (FPTSF). Mais la désunion s’imposait au moment des différents congrès, comme ceux de 1880 et 1881. Même si quelques années plus tard, en 1893, se constitua le Parti ouvrier français de Jules Guesde, avec une ossature la plus solide, il allait lui aussi être confronté à des confusions politiques et affronter des scissions. Plusieurs sensibilités politiques allaient renforcer les difficultés et des divisions très profondes. Celle des Possibilistes de Paul Brousse, qui fondèrent en 1882 la Fédération des travailleurs socialistes de France (FTSF), marquée par le mutualisme, un fédéraliste anarchisant proudhonien. Les partisans de Jean Allemane, qui formèrent en 1890 le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR) avec également des visions fédéralistes, celles d’une sorte de syndicalisme autogestionnaire et d’un réformisme municipal. On avait en plus des visions blanquistes, vision d’une petite minorité organisée conspirative, destinée à mener des actions révolutionnaires pour entraîner le « peuple ». Tout ceci fit que la dynamique vers une unification, pourtant appuyée par la Seconde Internationale après 1889 et par la social-démocratie allemande, fut relativement difficile. D’autant plus qu’après l’éclatement de l’affaire Dreyfus en 1894, ces visions ont empoisonné la conscience du prolétariat et alimenté fortement ses divisions pendant des années. À cela, s’ajoutait les conceptions de socialistes indépendants, comme Jaurès ou Millerand, qui allaient devenir hégémoniques, soulevant des questions cruciales, comme celle à propos du « ministérialisme », c’est–à-dire la participation des socialistes au gouvernement, faisant l’objet de vifs débats internationaux. (11)
C’est dans cette situation difficile pour trouver l’unité, que l’opportunisme croissant au sein de la social-démocratie, se manifestant par l’affermissement des illusions réformistes et le poids du crétinisme parlementaire, (12) allait finir par mener de nombreuses organisations socialistes à la trahison du prolétariat par le soutien à la Première Guerre mondiale, la fameuse « union sacrée » à laquelle adhéra la SFIO juste après l’assassinat de Jean Jaurès en août 1914. (13)
L’essentiel du combat contre l’opportunisme s’était exprimé presque essentiellement par l’influence croissante du syndicalisme révolutionnaire. Son idéologie fortement influencée par l’anarchisme, par des penseurs comme Fernand Pelloutier et surtout George Sorel, prônait une organisation de la société sur la base d’un modèle gestionnaire de type syndical, se faisant l’ardent propagandiste du mythe du « grand soir », par le moyen de la « grève générale » qui devait, du jour au lendemain, laisser place à une administration ouvrière gérée par le syndicat. Très présents, avec des figures minoritaires restées fidèles à l’internationalisme prolétarien, comme Rosmer ou Monatte, le syndicalisme révolutionnaire de la CGT trouvait son apogée avant la guerre et la révolution d’Octobre 1917. Ainsi, ils sont aux avant-postes lors de la grève de 1908 à Draveil et Villeneuve-Saint-Georges, réprimée par Clemenceau, où plusieurs grévistes furent tués et arrêtés. De même, lors de la grève des cheminots de 1910, elle aussi sévèrement réprimée par l’armée qui avait dû intervenir pour garantir le maintien de l’ordre. L’idéologie syndicaliste révolutionnaire imprégnait bien alors une partie de la classe ouvrière. La raison principale en est que contrairement à la social-démocratie allemande ou au POSDR en Russie, à l’image du travail de Rosa Luxemburg ou des bolcheviks, le mouvement ouvrier en France n’avait pas été capable de faire émerger une véritable gauche marxiste, capable de construire une démarche organisationnelle sur des bases claires et solides. (14)
Au moment de la prise du pouvoir par le prolétariat en 1917, malgré de nombreuses sympathies pour la révolution mondiale, les forces politiques qui allaient mener à la scission au congrès de Tours, en décembre 1920, (15) étaient désarmées et se prononçaient en faveur de la IIIe Internationale tout en restant profondément marquées par de grandes confusions qui ne pouvaient avoir que des conséquences négatives.
Dans le prochain article de cette série, nous aborderons la question du combat pour la défense de l’internationalisme durant la Guerre, puis le mouvement révolutionnaire et la contre-révolution stalinienne. Nous verrons aussi comment, après le réveil du prolétariat mondial en 1968, les luttes en France se sont développées jusqu’à la fin des années 1980, apportant de nouvelles leçons précieuses pour les combats futurs.
WH, juillet 2021
1) Engels, Principes du Communisme (1847).
2) Voir « Critique de la théorie du maillon faible [190] », Revue internationale n° 31 (4e trimestre 1982).
3) Babeuf, par exemple, était très fortement marqué par la lutte des paysans en Picardie.
4) Lors de la Révolution française, les enragés étaient un groupe de révolutionnaires radicaux revendiquant l’égalité civique, politique et sociale
5) Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française (1908)
6) Mouvement politique de nature conspiratrice né autour de la figure d’Auguste Blanqui dans la première moitié du XIXe siècle.
7) On peut ainsi évoquer les initiatives au moment des expositions universelles officielles à Paris ou à Londres, mais plus encore, les liens et rencontres entre ouvriers, émigrés ou non, à Londres. En septembre 1864, par exemple, l’ouvrier Tolain était mandaté en délégation à Londres.
8) Riazanov, Conférences de 1922.
9) Lettre à Kugelmann (12 avril 1871).
11) Une vive polémique éclata suite à l’entrée du socialiste Alexandre Millerand comme ministre au gouvernement bourgeois Waldeck-Rousseau en 1889.
12) L’opportunisme est une sorte de “maladie” propre au mouvement ouvrier qui se caractérise par la pénétration en son sein d’idéologies étrangères, bourgeoise et/ou petite-bourgeoise. Il se traduit par de l’immédiatisme, de l’impatience, des concessions à des visions qui conduisent à s’accommoder au système capitaliste au lieu de le combattre : en l’occurrence celle du réformisme qui a fortement gangrené les partis socialistes de la IIe internationale, dont la SFIO.
13) « Jean Jaurès et le mouvement ouvrier [192] », Révolution internationale n° 448 (sept.-oct. 2014).
14) Après la lutte révolutionnaire de 1905, Paris fut une ville d’accueil des révolutionnaires dans l’immigration et un centre du parti bolchevik dans la clandestinité. Son séjour parisien aura été une circonstance supplémentaire lui permettant de mettre en exergue la faiblesse du marxisme au sein de la classe ouvrière en France et dans ses organisations politiques.
15) « Il y a 100 ans, le congrès de Tours, un anniversaire dévoyé ! », Révolution internationale n° 486 (janv.-fév. 2021).
La pandémie de Covid-19 continue de faire des ravages avec la fulgurante propagation du variant Omicron partout dans le monde. Nul ne sait actuellement ce qu’il en sera demain, tant les lignes de conduite de tous les États face à la contagion sont chaotiques, contradictoires et, en définitive, irresponsables.
Il y a deux ans, face aux confinements destinés à contrer le Covid-19, tous les espoirs reposaient sur l’élaboration d’un vaccin. Selon les dires de l’ensemble de la bourgeoisie, une course de vitesse était engagée pour produire un vaccin à même d’enrayer, à l’échelle de la planète, ce virus dévastateur. Dès 2020, la communauté scientifique était mobilisée, plus de 200 vaccins candidats étaient en cours de développement, aboutissant à l’homologation d’un certain nombre d’entre eux comme le vaccin de Pfizer/BioNTech, premier à être validé par l’OMS. La sous-directrice générale de l’OMS chargée de l’accès aux médicaments se félicitant de cette prouesse : « C’est une très bonne nouvelle pour l’accès mondial aux vaccins […] les efforts mondiaux doivent s’intensifier […] afin de répondre aux besoins des populations prioritaires partout dans le monde […] Il est indispensable que nous garantissions l’approvisionnement essentiel pour tous les pays du monde afin d’endiguer la pandémie ». Par la suite, la bourgeoisie nous a asséné jusqu’à plus soif, pendant des mois, que la vaccination mettrait fin à la pandémie et désengorgerait une bonne fois pour toutes les hôpitaux.
Un an plus tard, la pandémie a officiellement tué plus de 5,5 millions de personnes dans le monde. L’OMS, estime, quant à elle, en prenant en compte les statistiques de surmortalité, que le bilan de la pandémie pourrait être deux à trois fois plus élevé, soit de 10 millions à 15 millions de morts ! Ces chiffres, à peine imaginables il y a un an, sont pourtant la triste réalité d’aujourd’hui.
Cette hécatombe est-elle le résultat d’un manque de vaccins, de l’échec de la mobilisation scientifique de par le monde ? Bien évidemment, non ! Si les campagnes de vaccination ont abouti à des taux de vaccination gigantesques, avec près de 8 milliards de doses administrées dans le monde, elles l’ont été en priorité dans l’ensemble du monde occidental et industrialisé. Mais dans les pays périphériques du monde capitaliste, seulement 2 % de la population a reçu à ce jour un schéma vaccinal complet ! Avec une telle disparité, l’hypocrisie et l’incurie de la bourgeoisie face à l’évolution de la pandémie sautent aux yeux : les mutations du virus se poursuivent, les zones peu vaccinées du monde constituant un terrain fertile à leur propagation. Les contaminations explosent désormais dans de nombreux pays, la très grande contagiosité du nouveau variant Omicron entraînant davantage d’hospitalisations et de morts en valeur absolue.
Pour cacher la responsabilité du mode de production capitaliste, toutes les bourgeoisies nationales font porter le chapeau de cette énième vague de Covid à une partie de la population : les uns présentent les non vaccinés comme des bouc-émissaires engorgeant les services de réanimations, les autres pointent du doigt les populations occidentales « égoïstes » qui se réserveraient la primeur de la vaccination pour conserver la « qualité » de leur mode de vie.
D’où les plates évidences répétés à plusieurs reprises dans les médias : « les pays riches accumulent les vaccins au détriment des États plus pauvres ». Mais cette opposition faussement indignée entre « pays riches » et « pays pauvres » n’est qu’une pirouette visant à masquer la responsabilité du capitalisme comme un tout et la logique marchande sur laquelle il repose. Le vaccin n’échappe pas à la loi de l’offre et de la demande et donc à la concurrence acharnée entre les différents États pour se l’approprier. Contrairement à toutes les sottises propagées ces derniers temps, dans le monde capitaliste, le vaccin ne pourra jamais être un « bien commun ». Il est condamné à demeurer une marchandise comme une autre, que seuls les plus offrants peuvent s’accaparer. Par conséquent, les appels des grandes démocraties à l’accès aux vaccins dans les zones du monde les plus démunies ne sont rien d’autre que de belles promesses et de grossiers leurres.
En fait, la campagne mondiale de vaccination est un exemple caricatural de l’absence quasi totale de cohésion et de coopération des États capitalistes. La « gestion » de la pandémie a mis en pleine lumière le règne du chacun pour soi et la désorganisation totale de la société capitaliste, aggravée par l’incurie exacerbée de chaque État bourgeois et leur incapacité à contenir les effets de plus en plus dévastateurs de la crise historique du capitalisme. (1) D’où une cacophonie exacerbée : ici on reconfine totalement, là on laisse tout ouvert jusqu’à mettre en œuvre, comme en Afrique du Sud, une politique ignoble consistant à laisser le virus se répandre librement sous prétexte que le variant Omicron serait moins mortel que la souche d’origine. Dans plusieurs pays européens (Royaume-Uni, France…), bien que moins ouvertement, la bourgeoisie laisse aussi le variant Omicron se répandre afin de préserver coûte que coûte les intérêts de chaque capital national. Et tant pis pour les morts qui se compteront par milliers parmi les exploités et dans les couches les plus fragiles de la société !
Mais dans ces conditions, les bourgeoisies des pays centraux craignent malgré tout qu’une nouvelle « vague » ne désorganise tous les secteurs stratégiques des économies nationales, ne vienne davantage fragiliser le climat social et perturber l’appareil productif : la distribution alimentaire, la sécurité, les transports, les communications et, bien sûr, la santé, secteur déjà sur la corde raide.
Car un autre aspect que tente de masquer soigneusement la bourgeoisie, c’est la détérioration inexorable des systèmes de santé et de protection sociale, les attaques contre les conditions de travail, et ce dans la même logique « d’économies » et de « rentabilité » du capitalisme dans de nombreux pays, y compris les plus « développés ».
Le désordre économique bien réel et l’inflation galopante, touchant de plein fouet les conditions de vie de la classe ouvrière, accroissent la colère et le mécontentement face à tous ces États, apprentis sorciers qui nous vantent « l’intérêt général » et agissent comme de vulgaires boutiquiers.
Ainsi, depuis quelques mois, des luttes commencent à se faire jour de par le monde comme aux États-Unis cet automne, (2) en Espagne à Cadix dernièrement, mobilisant par centaines, par milliers, des ouvriers de tous secteurs qui tentent enfin de sortir la tête de l’eau. Mais la bourgeoisie s’empresse de mobiliser ses chiens de garde syndicaux et gauchistes pour diviser la lutte, la mener à l’impasse, la stériliser et, bien sûr, en dissimuler l’existence à tous les autres prolétaires du monde entier !
Dans d’autres pays, la colère du personnel de santé et d’autres secteurs face à des conditions de travail critiques ont pu s’exprimer à travers des journées de manifestation. Mais ces réactions sont également stérilisées par les syndicats, entretenant aisément la division et l’isolement. À cela, s’ajoute une immense colère dévoyée sur le terrain pourri des mouvements anti-pass sanitaire (voire anti-vax) au nom des « libertés fondamentales », comme on a pu le voir aux Pays-Bas, en Autriche ou, dernièrement, en Guadeloupe.
C’est donc la perspective de la lutte autonome de la classe ouvrière, sa confiance en ses propres forces pour mener une lutte d’ampleur sur ses propres revendications qui est sabotée, foulée aux pieds, par tous les pompiers sociaux aux ordres de l’État bourgeois. Pour tenter de déjouer les multiples pièges tendus par la classe dominante, la classe ouvrière doit renouer avec les méthodes de luttes qui ont fait sa force et ont permis, à certains moments de son histoire, de faire vaciller la bourgeoisie et son système :
– la recherche du soutien et de la solidarité au-delà de « son » entreprise, de « son » secteur d’activité, de « sa » ville, de « sa » région, de « son » pays ;
– la discussion la plus large possible à propos des besoins de la lutte, quels que soient l’entreprise, le secteur d’activité ou le pays ;
– l’organisation autonome de la lutte, à travers des assemblées générales notamment, sans en laisser le contrôle aux mains des syndicats et des autres organes d’encadrement de la bourgeoisie
Seule la mise en œuvre de l’unité et de la solidarité à l’échelle internationale, de l’autonomie de la lutte sont des jalons indispensables permettant à la classe ouvrière de s’armer pour préparer les luttes de demain.
Stopio, 30 décembre 2021
1) Cf. « La crise de Covid démontre l’impasse du capitalisme », disponible sur le site internet du CCI (décembre 2021) [194].
2) « Luttes aux États-Unis, en Iran, en Italie, en Corée… Ni la pandémie ni la crise économique n’ont brisé la combativité du prolétariat [195]! », Révolution internationale n° 491 (novembre décembre 2021).
Alors que la pandémie et le désastre écologique font rage, la crise économique nous frappe avec la montée en flèche des prix, la hausse du chômage et de la précarité, et dans ce contexte, les capitalistes nous pressurent encore plus férocement. Nous le voyons à Cadix, où dans la nouvelle convention collective de la métallurgie, on essaie de supprimer la majoration de 50 % des heures supplémentaires, soit une perte moyenne de 200 euros par mois.
La baie de Cadix renvoie une image terrifiante de la crise capitaliste : plus de 40 % de chômage, de nombreuses fermetures d’entreprises, la liquidation d’Airbus Puerto Real et de Delphi…Beaucoup de jeunes sont poussés à émigrer vers la Norvège ou vers d’autres pays supposés « mieux lotis ».
Contre cette menace qui pèse sur la vie et l’avenir de tous les travailleurs, les ouvriers métallurgistes se battent avec une détermination et une combativité que nous n’avions pas vue depuis longtemps. Ils ne sont pas les seuls à se battre. Les employés dans la fonction publique en Catalogne ont manifesté massivement contre le recours intolérable aux emplois d’intérim (plus de 300 000 travailleurs de l’État ont des emplois précaires). Des luttes ont lieu dans les chemins de fer de Majorque, à Vestas (province de La Corogne) contre 115 licenciements ; chez Unicaja contre plus de 600 licenciements ; chez les métallurgistes d’Alicante ; il y a des manifestations dans différents hôpitaux contre le licenciement de travailleurs ayant contracté le Covid. Ces luttes coïncident avec des luttes menées dans d’autres pays : aux États-Unis, en Iran, en Italie, en Corée, etc. (1)
Nous tenons à exprimer notre solidarité avec les travailleurs en lutte de Cadix. Leur combat contribue à briser la passivité et la résignation, il exprime l’indignation des travailleurs face aux outrages que ce système inflige, tout cela peut constituer un encouragement pour les premiers pas d’une réponse prolétarienne à la crise et à la barbarie du capitalisme.
Les employeurs, lors des négociations sur les conventions collectives, ont proposé de « geler les salaires en 2020 et 2021, la suppression du paiement double des heures supplémentaires, l’allongement de la durée de la journée de travail, de créer une nouvelle catégorie de travailleurs payés en dessous de leur qualification et de ne pas négocier une récupération salariale qui serait toxique, douloureuse et dangereuse ». (2) Il s’agit d’une attaque brutale par rapport à laquelle les syndicats ont tenté de désamorcer la tension sociale avec deux journées d’action stériles.
Cependant, face à la montée de l’agitation et de la combativité, ils ont fini par appeler à une grève illimitée à partir du 16 novembre, qui a été massivement suivie et s’est étendue jusqu’à la baie de Gibraltar. Le 17 et le 18, le syndicalisme radical a piégé les travailleurs à travers des blocages de la circulation qui ont conduit à des affrontements avec la police dans une stérile « guérilla urbaine », ce qui a donné des munitions à la presse, à la télévision, aux réseaux sociaux, pour les calomnier comme étant des actions « terroristes »… Ainsi El Mundo a lancé une accusation haineuse contre les travailleurs : « Annulation d’opérations chirurgicales, un accouchement dans une ambulance… La grève des métallurgistes empêche l’accès à l’hôpital des soignants et des malades à l’hôpital de La Línea » (17 novembre 2021). Comme cela a été démontré à Euzkalduna en 1984, à Gijón en 1985 et lors de luttes précédentes à Cadix, de tels affrontements ne servent qu’à s’isoler et à empêcher les autres travailleurs de se joindre à la lutte et s’aliéner les éventuelles sympathies de la population. Ils renforcent le capital et son État, et lui donnent les moyens de déclencher une répression féroce.
Mais les travailleurs sont en train de chercher d’autres moyens d’être forts. Le 19, un piquet de grève de plus de 300 travailleurs s’est formé pour appeler à la solidarité les travailleurs de Navantia à San Fernando. Ce même jour, des manifestations ont été organisées dans les quartiers ouvriers de Cadix, Puerto Real et San Fernando. Après un rassemblement devant le siège des patrons, les travailleurs ont fait le tour de la ville, en suivant un itinéraire improvisé, en expliquant leurs revendications aux passants. Le 20, une manifestation massive a eu lieu dans le centre de Cadix et des rassemblements dans les quartiers ont été organisés pour soutenir les camarades entrés en lutte.
Nous ne pouvons avoir de force que si nous étendons la lutte aux autres travailleurs, si à travers des manifestations, des piquets de grève et des assemblées générales, nous organisons l’extension de la lutte. La lutte est forte si elle se propage, brisant les barrières de l’entreprise, du secteur, de la ville, forgeant dans la rue la lutte unie de toute la classe ouvrière.
Dès le début, les syndicats ont monopolisé les négociations avec les employeurs, par l’intermédiaire du Conseil andalou des relations du travail. Nous savons déjà ce que sont ces « négociations » : une parodie où l’on finit par signer ce que veut le capital. Cela s’est produit à maintes reprises à Cadix : à Delphi, les syndicats ont fait avaler la pilule des licenciements aux travailleurs, la même chose s’est produite dans les différentes luttes dans les chantiers navals ou plus récemment à Airbus. Se souvenant de ces coups de poignard dans le dos, le 20, un rassemblement de travailleurs devant le siège des syndicats a crié « Où sont-elles passées, les Commissions ouvrières et l’UGT [les deux principaux syndicats nationaux en Espagne], on ne les voit pas ! »
Pour être forte, la deuxième nécessité est que la lutte soit prise en charge par l’assemblée générale de tous les travailleurs et que celle-ci organise des comités de lutte élus et révocables pour mener à bien la défense des revendications, promouvoir des actions de lutte, etc.
Depuis les expériences de 1905 et de 1917-23, les luttes où la classe ouvrière a pu manifester sa force sont organisées par les travailleurs eux-mêmes dans des assemblées générales ouvertes au reste de la classe ouvrière : les chômeurs, les retraités, les travailleurs précaires, etc. Cela est aussi le produit de l’expérience des métallurgistes de Vigo en 2006 (3) et du mouvement des Indignados en 2011. (4)
Les ouvriers ne peuvent pas laisser la lutte entre les mains des syndicats. Dans le communiqué d’une coordination des ouvriers de la métallurgie de Cadix, il était déclaré que « les syndicats doivent nous conseiller et nous représenter mais ne pas prendre des décisions pour nous et en secret ». Il ne s’agit absolument pas de cela ! Quel est le « conseil » que donnent les syndicats ? D’accepter ce que les patrons demandent. Quant à la lutte, leur « mobilisation » consiste en des actes isolés, de pressions sans aucune force ou d’affrontements minoritaires avec la police. Ils ne nous représentent absolument pas, ce qu’ils représentent, c’est le capital et son État. Leur fonction même d’instruments au sein du capital, c’est de « prendre des décisions pour nous et en secret ». Ils ne font que renforcer le capital et son État et leur donnent les moyens de déclencher une répression féroce.
Les syndicats veulent enfermer la lutte dans un « mouvement citoyen » pour « sauver Cadix ». Il est vrai que les industries ferment, qu’un jeune sur trois doit émigrer. Mais c’est ce que nous voyons dans tous les pays. Détroit, autrefois le centre de l’industrie automobile américaine, est aujourd’hui un désert de ruines, de fer et de ciment. La même chose se produit dans l’industrie minière des Asturies. Des exemples, il en existe par milliers. Ce n’est pas Cadix qui coule, c’est le monde capitaliste qui s’enfonce dans un processus irréversible de crise économique, de destruction écologique, de pandémies, de guerres, dans une barbarie généralisée.
Le slogan « Sauver Cadix » détourne la lutte des travailleurs sur un terrain localiste totalement impuissant. Depuis 40 ans, on nous a fait lutter pour la « défense des chantiers navals de Cadix », pour réclamer plus d’investissements dans la baie, etc. Nous en voyons maintenant les résultats ! De plus en plus de chômage, de précarité, de besoin d’émigrer.
Le grand danger pour la lutte est que la solidarité qui commence à se manifester soit canalisée et dévoyée vers le slogan : « Sauver Cadix » qui nous plonge dans l’enferment bourgeois du localisme et du régionalisme, qui est le pire des poisons pour la lutte des travailleurs. Elle est détournée vers l’objectif capitaliste d’un soi-disant « développement économique », censé « créer des emplois » et vers le fait de prôner « une unité » avec les petits entrepreneurs qui nous exploitent, les flics qui nous cognent dessus, les politiciens qui nous vendent leur camelote, la petite bourgeoisie égoïste et mesquine. Ils ont mis la lutte de Cadix dans le même sac que les protestations des patrons de transport. Ainsi, Kichi, le maire « radical » de Cadix a déclaré : « Nous avons été obligés de mettre le feu pour que Madrid nous écoute ». C’est adultérer et falsifier la lutte des travailleurs en la transformant en un « mouvement de citoyens en colère » qui « mettent le feu » pour que les « autorités démocratiques » leur octroient « leur » dû.
Non ! La lutte des ouvriers n’est pas une lutte égoïste pour des revendications partielles. Comme le disait le Manifeste du Parti communiste (1848) : « Jusqu’à présent, tous les mouvements sociaux ont été des mouvements déclenchés par une minorité ou dans l’intérêt d’une minorité. Le mouvement prolétarien est le mouvement autonome d’une grande majorité dans l’intérêt de la grande majorité ». La lutte revendicative fait partie du mouvement historique de la classe ouvrière visant à construire une société consacrée à la pleine satisfaction des besoins humains. Ce n’est pas vers la « baie de Cadix » qu’il faut regarder pour que la lutte aille de l’avant. C’est vers la classe ouvrière dans son ensemble qui souffre autant que leurs frères et sœurs de Cadix de l’inflation, de la précarité, des baisses de salaire dans les contrats de travail, de la diminution des prestations sociales, du chaos dans les hôpitaux, de la menace de la poursuite de la pandémie de Covid. Mais, d’autre part, les travailleurs des autres régions doivent voir dans celle de leurs camarades de Cadix, leur lutte et démontrer leur solidarité en se joignant à eux, en mettant en avant leurs propres revendications.
Contrairement aux mensonges démocratiques, la société actuelle n’est pas une somme de citoyens « égaux devant la loi ». Elle est divisée en classes, une minorité exploiteuse qui possède tout et ne produit rien, et en face d’elle, la classe ouvrière, la majorité exploitée, qui produit tout et possède de moins en moins. Seule la lutte en tant que classe peut rendre les revendications des travailleurs de Cadix réalisables, seule la lutte en tant que classe peut ouvrir un avenir face à l’effondrement de l’économie et à la barbarie du capitalisme.
CCI, 21 novembre 2021
1) Cf. « Les luttes ouvrières aux Etats-Unis, en Iran, en Italie, en Corée… Ni la pandémie, ni la crise économique n’ont brisé la combativité du prolétariat ! », Révolution internationale n° 491 (nov.-déc. 2021). [195]
2) Citation tirée d’un communiqué de la Coordination des ouvriers métallurgistes de la baie de Cadix.
3) Cf. notre article de 2006 : « Grève de la métallurgie à Vigo en Espagne : une avancée dans la lutte prolétarienne », Internationalisme n° 326. [197]
4) Cf. notre tract international : « 2011 : de l’indignation à l’espoir », Révolution internationale n° 431 (avril 2012) [198].
À la mi-décembre, suite aux préavis de grève lancés à la SNCF par les syndicats (UNSA, CGT et SUD-rail), notamment dans le sud-est de la France, les médias ont adopté un ton alarmiste face à la menace d’une nouvelle paralysie des transports ferroviaires pour les fêtes de fin d’année. Après le dur et long mouvement de grève isolé de 2018 et la colère qui s’est exprimée lors du mouvement contre la réforme des retraites durant l’hiver 2019-2020, ce secteur très combatif ayant un poids politique important du fait de son expérience, préoccupe la bourgeoisie. Cela, d’autant plus que cette dernière doit gérer une situation difficile, à la fois marquée par la crise sanitaire, par le déroulement de la campagne électorale et par un mécontentement très fort au sein de la population du fait de la crise économique.
Le mouvement à la SNCF s’inscrit en grande partie dans ce contexte de colère qui existe dans l’ensemble de la classe ouvrière, en France, comme au niveau international : aux États-Unis avec les luttes qui se sont déroulées dans les usines Kellog’s, John Deere, PepsiCo, en Corée avec d’énormes grèves contre les conditions de travail et les bas salaires, en Espagne, dans la région de Cadix, avec la lutte dans le secteur de la métallurgie, en Belgique avec la grève de l’usine Volvo, en Italie, etc.
Ce mécontentement s’exprime aussi en France. On a pu s’en rendre compte dans les transports publics, chez les éboueurs de plusieurs grandes villes, comme à Lyon, Montpellier ou Marseille, dans les hôpitaux, mais aussi dans de nombreuses entreprises petites ou moyennes ou dans le commerce, comme à Leroy Merlin, par exemple, entreprises dans lesquelles les ouvriers font rarement grève. Les raisons de tous ces mouvements sont pour la plupart les mêmes : l’inflation qui diminue le « pouvoir d’achat » et des salaires qui n’augmentent pas, alors même que les États ne cessent de parler de « reprise économique » après la difficile période des confinements et des couvre-feux. Les salaires des cheminots sont bloqués depuis huit ans ; différentes mesures comme la suppression de lignes de train, l’ouverture à la concurrence ou la création de filiales low cost ont abouti à la dégradation des conditions de travail et à la diminution des salaires. C’est pour cela, par exemple, que la grève dans le secteur Ouest de la SNCF, les 23 et 24 octobre dernier, portait, sans surprise, sur des revendications liées au pouvoir d’achat.
Une telle dynamique au sein de la SNCF ne pouvait qu’alerter et inquiéter la bourgeoise échaudée par la très forte combativité qui s’était exprimée dans ce secteur contre la réforme des retraites. La bourgeoisie souhaite d’autant plus faire oublier les leçons de cette lutte que le danger de mobilisation plus large est aujourd’hui bien réel et que, malgré des difficultés et de nombreux obstacles, le mouvement à la SNCF risquait de faire tache d’huile et/ou d’encourager d’autres secteurs prêts à lutter. C’est pour cette raison qu’en toute complicité avec la direction de la SNCF, dans le dos des ouvriers, après des négociations et un certain nombre de revendications satisfaites, la CGT et SUD-rail ont maintenu dans un premier temps leur préavis de grève… pour le retirer dès le lendemain. La bourgeoisie et ses syndicats ont alors tenu à faire apparaître le fait suivant : les primes de 600 et 300 euros pour les conducteurs et contrôleurs du sud-est sont censés être une « victoire ». Il n’y aurait donc plus motif à mobilisation. En réalité, ce qui a été obtenu est très loin de rattraper les pertes de salaire depuis des années et l’augmentation du coût de la vie. Surtout, cette « victoire » a été orchestrée en coulisses de manière à générer le maximum de divisions : 600 euros pour les uns, 300 pour les autres, des évolutions de grille salariale différentes en fonction de l’ancienneté, divisant jeunes et vieux, etc.
Les gauchistes, comme ceux du NPA ou de LO, très présents sur le terrain par leur engagement dans l’action syndicale, ont été les artisans de premier plan de ces divisions, masquant leurs forfaits en détournant l’attention sur les seules « directions syndicales » qui, en quelque sorte, auraient pris leurs décisions « non démocratiques » sans en recourir à la « base » : « Il n’est pas venu à l’idée des directions syndicales de demander leur avis aux premiers concernés, ceux qui s’apprêtaient à faire grève ». Ce type de discours hypocrite n’a pour fonction que de dédouaner, in fine, les syndicats et leur sale boulot, en masquant la nature bourgeoise de ces organes dont la fonction est d’encadrer et de contenir les luttes pour le compte de l’État. En fait, ce que ce type de fausse critique vise en premier lieu, c’est à entraîner et à enfermer toujours plus les ouvriers dans la logique syndicale, en laissant croire que le syndicat reste un outil de la lutte de la classe ouvrière malgré la « mollesse » des directions.
De la sorte, les gauchistes préparent et anticipent à leur manière les luttes futures : ils savonnent à l’avance les planches déjà pourries par l’action des syndicats en usant d’un radicalisme de façade. Toute la bourgeoisie est ainsi parvenue à prendre les devants et à entraver la mobilisation, tout en tentant de redonner un certain crédit à l’action syndicale.
La première leçon que nous devons tirer n’est pas celle des gauchistes ou des journaux bourgeois, où les ouvriers sont censés se contenter de miettes et devraient seulement se « méfier des directions syndicales ». Non ! Le prolétariat ne peut pas faire confiance aux syndicats, ni aux gauchistes, pour mener ses luttes. Ces organes d’État et organisations bourgeoises sont de faux-amis et défendent les intérêts de la classe capitaliste et de son État. Comme l’a montré le mouvement contre la réforme des retraites, on ne peut nullement s’appuyer sur les syndicats qui, en prenant d’office la direction de la lutte, ont imposé des simulacres d’assemblées ouvrières, ont divisé et saucissonné les luttes en multipliant les mobilisations étalées dans le temps, en jouant de manœuvres dilatoires pour décourager et mieux épuiser les plus combatifs dans l’impasse d’actions jusqu’auboutistes totalement isolées. Tout cela explique en grande partie pourquoi les cheminots, au lieu de se replier en bon ordre lors du reflux de la lutte contre la réforme des retraites, sont restés isolés et finalement défaits (même si la réforme a été ajournée du fait de la pandémie). Les ouvriers ne peuvent en réalité compter que sur eux-mêmes, sur leur solidarité et leurs initiatives créatrices pour faire vivre de véritables assemblées générales dans lesquelles doit être défendu le principe de s’ouvrir à tous les prolétaires, actifs, chômeurs ou retraités, comme épicentre du combat. Cela, de façon à discuter collectivement et de manière autonome des modalités de la lutte. Seule une prise en main consciente, une réflexion collective par des débats vivants aboutissant à des décisions politiques concrètes pourront étendre et faire progresser la lutte en ne restant pas isolée dans le corporatisme, dans un seul secteur, où la bourgeoisie cherche toujours à l’enfermer. Une telle démarche, même si elle est difficile à mettre en œuvre dans le contexte actuel, doit nourrir toute notre réflexion pour préparer les futurs combats de classe.
WH, 31 décembre 2021
Le 4 décembre dernier, plusieurs milliers de personnels de santé défilaient dans les rues de Paris à l’appel du collectif citoyen « Audace 53 », relayé et soutenu par les syndicats (CGT, FO, Solidaire…) et de nombreux autres collectifs de ce même secteur. Contre « la suppression des lits d’hôpitaux », « le manque de personnels », « l’allongement des journées de travail », « la succession des journées de garde », tels étaient les principaux mots d’ordre des salariés du secteur hospitalier. Ces derniers exprimaient par là un véritable ras-le-bol, une colère mais aussi la volonté de ne pas se résigner et de lutter contre des conditions de travail toujours plus épouvantables depuis le surgissement de la pandémie de Covid-19.
Pour autant, cela veut-il dire que la mobilisation du 4 décembre, organisée et dirigée par les collectifs et les syndicats, mène les exploités du secteur hospitalier vers un terrain favorable à la défense de leurs intérêts et ceux des autres secteurs de la classe ouvrière ?
« Pour la défense de l’hôpital public », « Pour la défense de notre système de santé » : voici quels étaient les deux principaux slogans des syndicats et collectifs. Et nous ne pouvions pas nous attendre à autre chose de la part des « partenaires sociaux », ces organes patentés de l’État bourgeois qui profitent ici d’une grande faiblesse des salariés du secteur hospitalier, le corporatisme, pour orienter ces derniers vers un terrain de lutte totalement pourri : une prétendue amélioration du système hospitalier au nom de la citoyenneté et de la défense du sacro-saint service public, érigé en patrimoine commun… de la nation. Telle était la toile de fond de cette mobilisation que les exploités du médical, comme de tous les autres secteurs, doivent rejeter à tout prix.
Comme nous l’avons soutenu à de nombreuses reprises dans notre presse, les conditions de vie et de travail abominables des salariés du secteur hospitalier sont le produit de l’incurie de la bourgeoisie qui, sous le poids écrasant de la crise économique et de l’endettement massif de l’État, n’a eu de cesse, ces dernières décennies, de démanteler les systèmes de santé afin de rendre ces derniers moins coûteux et si possible rentables ! Ce n’est donc personne d’autre que l’État, le plus puissant et le plus féroce de tous les patrons, quel que soit le gouvernement en place, qui est le responsable de la suppression des postes, de la fermeture des hôpitaux, des cadences de travail infernales, de l’enchaînement de journées à rallonge épuisantes, de la réduction drastique des moyens, etc. Cela conduit la plupart du temps à une situation délirante où les soignants ne peuvent plus soigner.
En véhiculant l’illusion selon laquelle une plus grande participation de l’État améliorerait les conditions de travail au sein de « leur » système de santé, les syndicats tendent un double piège aux exploités du médical :
– Les pousser à lutter seuls dans leur coin, totalement isolés des autres secteurs.
– Les amener à défendre le service public et l’État-providence. Deux mythes n’étant rien d’autre qu’une forme déguisée de l’exploitation capitaliste. (1)
Par conséquent, au risque de développer une espèce de « syndrome de Stockholm » qui les mènerait à sympathiser avec leurs propres exploiteurs, tous les salariés du secteur hospitalier doivent rester sourds aux mystifications des syndicats et autres collectifs en tous genres.
Car c’est la logique même de la crise du système capitalisme qui est la cause profonde de cette situation en France comme dans le monde entier. La saturation des services de réanimation, les déprogrammations d’interventions liées à d’autres pathologies et les autres dommages collatéraux de Covid-19 touchent le monde entier et n’ont fait qu’exacerber une situation déjà très ancienne n’ayant rien de conjoncturelle mais ne faisant qu’exprimer l’incapacité de la société capitaliste comme un tout à pourvoir aux besoins fondamentaux de l’humanité.
Aussi, ce contre quoi les soignants se sont mobilisés le 4 décembre n’est pas spécifique au secteur hospitalier en France. Bien au contraire, c’est à des degrés différents, le propre des conditions de travail de tous les secteurs du salariat et ce dans le monde entier. En définitive, la dureté du quotidien des soignants est une expression parmi d’autres de l’exploitation de la classe ouvrière, que ce soit dans les entreprises privées comme dans le secteur public. Il n’y a en cela aucune différence de nature entre les deux. D’ailleurs, la multiplication des grèves et des luttes dans plusieurs pays comme aux États-Unis au cours du mois d’octobre, dans la métallurgie en Espagne, mais aussi en Italie, en Iran, en Corée… sont autant de réactions aux dégradations des conditions de travail à l’échelle internationale. Cette reprise réelle mais fragile de la combativité ouvrière, à travers des revendications lui étant propres, montre bien que la pandémie n’a pas porté un coup fatal au développement des luttes. Pour autant, ces dernières marquent d’importantes faiblesses handicapant la classe ouvrière pour la perspective d’un combat plus large. À l’image de la mobilisation des soignants, bon nombre de luttes demeurent très isolées. Les ouvriers luttant dans le périmètre étroit de leur usine, de leur entreprise ou de leur secteur.
Or, le combat historique de la classe ouvrière n’est pas mue par la volonté d’améliorer tel ou tel secteur de l’économie nationale mais bien d’œuvrer à la victoire de la révolution prolétarienne et l’avènement d’une société au sein de laquelle la communauté s’organiserait pour assumer et développer les besoins humains tout autrement que la logique du marché capitaliste. Pour parvenir à créer les conditions d’une telle perspective, les prolétaires, en activité soumis à des cadences et des pressions infernales, comme ceux réduits au chômage, devront être en mesure de lutter ensemble, tous unis, derrière des revendications communes. Ce n’est qu’à travers ce cheminement qu’ils seront en mesure de dépasser les préjugés corporatistes et nationaux et ainsi se reconnaître comme une classe unie à l’échelle internationale portant en elle-même un gigantesque projet : l’abolition des classes sociales, de l’État et l’unification de l’humanité.
Face au poison de la division et de l’isolement, prolétaires de tous les pays unissez-vous !
Vincent, le 21 décembre 2021
1) Cf. « Luttes contre les licenciements : La défense du “service public”, c’est la défense de l’exploitation capitaliste », Révolution internationale n° 364, (janvier 2006) [202]. Voir également : « La défense du secteur public : un piège contre la classe ouvrière », Révolution internationale n° 371, (septembre 2006). [203]
Barrages, blocages, incendies, pillages, émeutes, destructions de magasins, de supermarché et de bâtiments, coups de feu, affrontements multiples… Malgré l’instauration rapide du couvre-feu, les révoltes aux Antilles ont abouti à ce que Macron a aussitôt qualifié de « situation très explosive ». L’explosivité de ces révoltes s’inscrit dans un contexte de mécontentement chronique et de méfiance de la population envers la métropole et ses institutions, témoignant d’une colère déjà fortement installée. (1) Comme ailleurs dans le monde, en Guadeloupe, les salariés de la grande distribution (à Baie Mahault, par exemple) ou ceux de la centrale Énergie Antilles rongeaient leur frein depuis plusieurs mois face aux menaces de licenciements. Une bonne partie de la population aux Antilles vit au dessous du seuil de pauvreté (34 % en 2017). Selon l’INSEE, un jeune sur trois est au chômage. Les prix ont fortement augmenté pour l’alimentation comme pour l’usage des transports. Les conditions sanitaires sont fortement dégradées. L’accès à l’eau est très problématique depuis des décennies : il faut supporter la rotation de « tours d’eau » car le réseau d’adduction est hors service. Dans un tel contexte, le durcissement des mesures sanitaires pour le personnel de santé non vacciné, ajouté aux problèmes non réglés depuis trop longtemps, a mis le feu aux poudres.
Profitant de cette forte colère et d’une situation chaotique à Pointe-à-Pitre comme à Fort-de-France, d’une situation marquée par l’accélération de la décomposition du capitalisme comme le CCI le met régulièrement en évidence dans notre presse, par l’exaspération d’une jeunesse désœuvrée et d’une classe ouvrière combative mais peu expérimentée, les syndicats et autres collectifs citoyens ont poussé et encouragé un mouvement entraînant une bonne partie de la population, servant à la fois d’exutoire et d’impasse très dangereuse pour la lutte de classe.
En premier lieu, les syndicats ont instrumentalisé les particularismes et les préjugés ultramarins, comme cela avait déjà été le cas lors des émeutes de 2009. Il s’agit d’endiguer toute colère dans le périmètre étroit de mouvements insulaires et d’accentuer fortement les divisions au sein de la classe ouvrière, (2) notamment au sein du personnel de santé, opposant ainsi les anti-pass/anti-vaccin aux pro-vaccin. Alors qu’elle n’a jamais dénoncé l’incurie sanitaire et les attaques de la bourgeoisie sur le système de santé, l’intersyndicale n’a fait qu’appuyer et soutenir ceux qui s’opposaient de manière irrationnelle à la vaccination, sans leur offrir la possibilité ni les moyens d’organiser une lutte commune avec tout le personnel et les ouvriers des autres secteurs. En provoquant des blocages à l’entrée des CHU et en utilisant des pneus usagés pour faire barrage, les syndicats ont accentué les tensions au sein même du personnel de santé en les enfermant sur leur lieu de travail. En divisant ainsi les prolétaires, sans donner de perspective pour une lutte unie, les privant d’un véritable terrain de classe, les syndicats ont cultivé à dessein le chacun pour soi, encouragé la défense des prétendues « libertés individuelles » et le sentiment d’impuissance qui poussent une grande partie de la jeunesse désorientée à s’exprimer par le déchaînement d’une violence aveugle. De même, la politique des syndicats a favorisé et encouragé les idéologies putrides de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie qui prospèrent derrière des revendications réactionnaires insulaires ou indépendantistes, c’est-à-dire nationalistes.
En fin de compte, les organes d’État que sont les syndicats se sont partagés le travail avec le gouvernement afin de pourrir toute possibilité de riposte ouvrière et mettre en œuvre le souhait de Macron : « Il faut que l’ordre public soit maintenu » ! En réduisant ainsi la classe ouvrière à l’impuissance et en abandonnant la riposte aux seules violences aveugles, les syndicats ont offert au gouvernement une justification en or pour déchaîner la répression, permettant l’envoi de gendarmes en renfort et du GIGN : une manière habile pour faire accepter la répression à la population. Mais aussi de redorer l’image ternie d’un État en « perte d’autorité » capable d’assurer le maintien de « l’ordre public ».
Face à ces manœuvres et instrumentalisations syndicales infâmes, aux attaques et à la vie chère, aux menaces en tous genres contre les conditions de vie, menées et orchestrées par le capital, les prolétaires des Antilles comme de la métropole doivent se battre ensemble ! L’incurie face à la crise sanitaire, la poursuite du démantèlement de l’hôpital public, sont des motifs non pas d’opposer les salariés entre eux, mais au contraire de favoriser leur lutte commune dans un véritable mouvement de classe. Une telle démarche ne sera possible qu’en tirant les leçons de ce qui se passe aux Antilles, notamment afin de mettre en évidence le rôle de saboteurs des syndicats. Ces derniers sont en effet des ennemis de la classe ouvrière, des organes de l’État pour contrôler et museler la classe ouvrière. Cela, depuis qu’ils sont passés dans le camp de la bourgeoisie au moment de la Première Guerre mondiale. Toute une réflexion doit être portée sur leur complicité systématique avec les gouvernements pour mener à bien non seulement les attaques, mais aussi la répression.
Contrairement aux gauchistes, notamment les trotskistes comme ceux du NPA ou de Lutte ouvrière, qui eux-mêmes participent à l’intérieur des syndicats au sabotage qu’ils soutiennent et cherchent à masquer, les révolutionnaires dénoncent ces pratiques anti-ouvrières et les poisons de tels mouvements. Aussi, face aux attaques qui vont s’amplifier, ils soulignent la nécessité non seulement d’une réflexion ouvrière commune, collective, mais également d’une pratique de lutte permettant à tous les prolétaires de se retrouver ensemble dans des grèves et des manifestations unies. Les prolétaires doivent prendre l’initiative de discuter, de se réunir en assemblée générale, de dénoncer les pièges que tentent de dresser les syndicats pour nous diviser, de s’organiser pour préparer les conditions permettant d’élargir d’emblée la lutte aux autres prolétaires, sans s’enfermer dans des revendications spécifiques, encouragées par nos ennemis pour nous diviser et nous enfermer, pour diluer nos revendications et les entraîner dans des révoltes aveugles ou des mouvements réactionnaires sans perspective ni lendemain. Il ne s’agit nullement de foncer tête baissée dans un activisme débridé, mais de poser les conditions d’une lutte consciente, sur un terrain propre aux méthodes de la lutte de classe, capable de s’adapter aux possibilités offertes comme de se replier en bon ordre, sans s’épuiser ni se décourager dans des impasses, sans tomber dans le piège des violences stériles propres à la petite bourgeoisie désespérée et radicalisée, ouvrant toujours un boulevard à la répression.
Le chemin pour mener à une véritable lutte ouvrière commune est encore long et très difficile. Pour cela, les prolétaires doivent commencer par rejeter la propagande véhiculée par les médias et l’État sur les « particularismes antillais », mais aussi et surtout les discours des gauchistes et des syndicats sur le prétendu « modèle » ou « exemple » pour la lutte que seraient les événements de Guadeloupe et de Martinique. L’émeute, le pillage et les violences aveugles, sous le masque de la « grève générale », même si les syndicats cherchent hypocritement et soigneusement à s’en démarquer, n’ont rien à voir avec les méthodes de la lutte de classe ! En réalité, ils ne font qu’exprimer l’impasse dans laquelle nos ennemis cherchent à nous enfermer pour entraver tout frémissement dans le développement du combat de classe.
WH, 26 novembre 2021
1) Cette méfiance s’est ancrée et amplifiée depuis l’empoisonnement des populations due au chlordécone, un pesticide très toxique qui a été utilisé dans les Antilles françaises, entre 1972 et 1993, pour lutter contre le charançon du bananier. De manière générale, la pauvreté et le « sentiment d’abandon » sont particulièrement marqués dans la région.
2) Les gauchistes, comme le NPA, soutiennent pleinement l’action syndicale et son sabotage au nom de la « solidarité avec la grève générale »…
Poutine a justifié le renforcement militaire à la frontière avec l’Ukraine en dénonçant les intentions « agressives » de l’OTAN et des puissances occidentales. Les porte-parole politiques et médiatiques des « démocraties » occidentales appellent à la fermeté face aux menaces « agressives » de la Russie à l’encontre de la souveraineté de l’Ukraine, en soulignant que l’intervention des forces spéciales russes pour aider à « rétablir l’ordre » au Kazakhstan est une preuve supplémentaire d’une ambition de Poutine, celle de « reconstruire un empire ». Autant d’accusations mutuelles des puissances capitalistes et impérialistes, que les prolétaires, qui « n’ont pas de patrie », doivent repousser en refusant d’entrer dans ces querelles, et encore moins de s’abaisser à de quelconques sacrifices, économique ou physique, au nom de leurs exploiteurs, qu’ils soient américains, européens, russes ou ukrainiens.
Avant 1989, Moscou se tenait à la tête de la deuxième puissance mondiale, le leader d’un bloc impérialiste. L’Ukraine et nombre des autres républiques « indépendantes » qui entouraient la Russie faisaient partie d’une soi-disant « Union soviétique ». Mais en 1989-91, point culminant d’une longue crise économique et politique, (1) le bloc de l’Est s’est effondré et l’URSS a été emportée par ce tsunami.
Les États-Unis sont ainsi devenus la seule et unique « superpuissance ». Bush père proclamait l’avènement d’un « Nouvel ordre mondial de paix, de prospérité et de démocratie ». Mais en quelques années, le triomphe des États-Unis s’est avéré frelaté. L’ennemi commun de l’Est ayant été mis à terre, le bloc occidental lui-même a commencé à se diviser, et le principe du « chacun pour soi » a de plus en plus remplacé l’ancienne discipline des blocs, une expression, dans les relations internationales, de l’aube d’une nouvelle phase terminale dans le long déclin du système capitaliste. Ce processus a été illustré de manière frappante par la guerre des Balkans au début des années 1990, où les alliés les plus « loyaux » des États-Unis se sont retrouvés en désaccord, allant même jusqu’à soutenir différentes factions dans les massacres sanglants qui ont accompagné l’éclatement de la Yougoslavie.
La réponse américaine à la menace à l’encontre de son hégémonie fut la tentative de réaffirmer son autorité en s’appuyant sur son écrasante supériorité militaire, avec un certain succès lors de la première guerre du Golfe en 1991, mais avec des résultats beaucoup plus négatifs lors des invasions de l’Afghanistan en 2001 et de l’Irak en 2003. C’était maintenant au tour des États-Unis de s’enliser dans des conflits ingagnables avec des bandes islamistes. Au lieu de bloquer la tendance au chacun pour soi, ces aventures ont accéléré les tendances centrifuges dans toute la région stratégiquement vitale du Moyen-Orient.
Après une courte période (les années Eltsine) au cours de laquelle la Russie semblait prête à se vendre au plus offrant, l’impérialisme russe, dirigé par l’ex-chef du KGB Poutine, a commencé à se réaffirmer, en comptant sur ses seuls atouts réels : l’énorme machine militaire héritée de la période de la guerre froide et ses réserves énergétiques considérables, notamment en gaz naturel, qui pourraient être utilisées pour faire chanter les pays plus dépendants. Même si elle ne pouvait pas affronter directement ses rivaux impérialistes, elle pouvait faire de son mieux pour aggraver les divisions entre eux, notamment par l’utilisation judicieuse de la cyberguerre et de la propagande clandestine. Ses efforts pour affaiblir l’UE en soutenant les forces populistes lors du référendum sur le Brexit, en France, en Europe de l’Est, etc., en sont un exemple évident. Aux États-Unis, ses trolls agissant sur les réseaux sociaux ont soutenu la candidature de Trump.
La renaissance impérialiste de la Russie est passée par plusieurs étapes. D’abord sur le plan intérieur, en mettant fin à la grande braderie d’Eltsine et en imposant un contrôle beaucoup plus strict de l’économie nationale, mais surtout par des actions militaires : en Tchétchénie, qui, de 1999 à 2000, a été réduite en cendres en guise d’avertissement contre de futures tentatives de sécession de la Fédération de Russie ; en Géorgie en 2008, où les forces russes sont intervenues pour soutenir la sécession de l’Ossétie du Sud et pour contrecarrer le rapprochement de la Géorgie avec l’OTAN ; l’annexion de la Crimée en 2014, point culminant de la réaction russe à la « révolution orange » en Ukraine et à l’émergence d’un gouvernement pro-occidental qui souhaitait adhérer à l’OTAN ; et en Syrie, où les armes et les forces russes ont été décisives pour empêcher la chute d’Assad et la perte éventuelle de la base navale russe de Tartous. Dans les années 1970 et 1980, les États-Unis avaient largement réussi à chasser l’influence russe du Moyen-Orient (par exemple en Égypte, en Afghanistan…). Aujourd’hui, la Russie est revenue et ce sont les États-Unis qui se sont retirés. Dans nombre de ces actions militaires, la Russie a bénéficié du soutien ouvert ou tacite de la Chine, non pas parce qu’il n’y a pas de divergences d’intérêts impérialistes entre les deux pays, mais parce que la Chine a vu les avantages des politiques qui affaiblissent l’emprise des États-Unis.
Cependant, malgré le redressement de la Russie et les nombreux revers subis par les États-Unis, ces derniers n’ont pas renoncé à tous les gains qu’ils ont réalisés dans les pays limitrophes de la Russie ; à bien des égards, l’ancienne politique d’encerclement se poursuit. L’expansion de l’OTAN a été le fer de lance de cette politique, attirant de nombreux pays qui faisaient auparavant partie du bloc russe. Tout cela s’est déroulé au cours des deux dernières décennies. Il n’est donc pas surprenant que l’État russe se sente menacé par les efforts visant à faire entrer la Géorgie et l’Ukraine dans l’OTAN. L’une des principales exigences de Poutine pour « désamorcer » la crise ukrainienne est la promesse que l’Ukraine ne rejoigne pas l’OTAN et que les troupes ou les armes étrangères seront retirées des pays qui ont rejoint l’OTAN depuis 1997.
En outre, les États-Unis ont également apporté un soutien maximal à diverses « révolutions de couleur », notamment en Ukraine, en cherchant à canaliser les protestations contre la misère économique et les dirigeants pro-russes despotiques vers un soutien aux forces politiques pro-UE et pro-US.
La Russie reste donc essentiellement sur la défensive dans cette situation. Toutefois, Moscou sait également que les États-Unis sont eux-mêmes confrontés à des difficultés majeures, préoccupés par la montée en puissance de la Chine et soucieux de ne pas être engagés sur trop de fronts en même temps, comme l’illustre clairement le retrait humiliant d’Afghanistan. C’est donc un « bon » moment pour Poutine d’agiter des menaces d’intervention et, comme toujours, cela peut contribuer à renforcer son image d’homme fort à l’intérieur du pays, en particulier alors que sa popularité a diminué à la suite des scandales de corruption, des politiques de plus en plus répressives contre les politiciens et les journalistes de l’opposition et des difficultés économiques croissantes du pays.
Nous dirigeons-nous vers un conflit direct entre la Russie et les États-Unis au sujet de l’Ukraine, voire vers une troisième guerre mondiale, comme le suggèrent certains des rapports les plus alarmistes ? Ni les États-Unis ni la Russie ne font partie d’un bloc militaire stable possédant la discipline nécessaire pour se mobiliser en vue d’une guerre mondiale. Et ni les uns ni les autres n’ont intérêt à un affrontement militaire immédiat et direct. Malgré les atouts agricoles et industriels considérables de l’Ukraine, l’invasion et l’annexion de l’Ukraine ont été comparées à un python avalant une vache : l’envahir est une chose, la conserver en est une autre. L’Amérique a des préoccupations plus pressantes sur le front impérialiste, d’où l’avertissement plutôt inefficace de Biden si la Russie envahit le pays, et son engagement en faveur de pourparlers diplomatiques de haut niveau.
N’oublions pas, cependant, qu’un conflit de faible intensité avec les forces séparatistes russes dans l’est de l’Ukraine s’est poursuivi malgré diverses tentatives de cessez-le-feu. Même si la Russie s’abstient d’une invasion pure et simple, elle pourrait être poussée à renforcer son soutien aux forces séparatistes, ou à grignoter l’intégrité de l’Ukraine en tant qu’État sur d’autres fronts. Même si la dernière chose que souhaite l’ Occident est de poser ses bottes sur le sol ukrainien, il n’est pas totalement impuissant. Il peut continuer à fournir des armes et une formation à l’armée ukrainienne. Il peut également répondre par des mesures économiques préjudiciables à la Russie, telles que le blocage complet des principales banques d’État et agences d’investissement russes, ainsi que de nouvelles sanctions visant les mines, les métaux, le transport maritime et les assurances.
La phase de décomposition dans laquelle est entré le capitalisme mondial, il y a trente ans, est marquée par des conflits militaires chaotiques et une perte de contrôle croissante de la classe dirigeante. Auparavant, pendant la guerre froide, les grandes puissances planétaires avaient suspendu une épée de Damoclès nucléaire au-dessus de la tête de l’humanité. Elle y est toujours suspendue dans un monde qui n’obéit plus aux diktats de blocs cohérents, et où jamais autant de pays n’ont été munis d’armes de destruction massive. Quels que soient les calculs « rationnels » des joueurs sur l’échiquier impérialiste, on ne peut exclure des débordements soudains, des escalades, des plongées dans une destructivité irrationnelle. La guerre reste le mode de vie de ce système décadent, et le fait que les pouvoirs en place soient prêts à jouer avec la vie de l’humanité et de la planète elle-même est déjà une raison de condamner ce système et de lutter pour une communauté humaine mondiale qui reléguerait les États nationaux et les frontières au musée des antiquités.
Amos, 7 janvier 2022
Un contrat « historique » ! C’est par cette formule rebattue que la ministre des Armées, Florence Parly, décrivait la vente de 80 avions de chasse Rafale (Dassault) et de 12 hélicoptères Caracal (Airbus) le 3 décembre dernier, lors de la tournée du président Macron dans les pétromonarchies du Golfe. Résultat de cette vente : 16 milliards d’euros. Une goutte d’eau pour l’État français, troisième plus gros marchand de mort au monde en 2020, d’après le dernier classement en date du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI). Avec 7,9 % des parts de marché, la France est toujours loin derrière les principales puissances impérialistes que sont les États-Unis (36 %) et la Russie (21 %), mais elle a néanmoins « gagné » deux places, avec des ventes en hausse de 72 % par rapport à la période 2010-2014. C’est que les puissances impérialistes régionales, au premier rang desquelles l’Égypte du maréchal al-Sissi, l’Arabie saoudite et les autres États de la péninsule arabique, sont très demandeuses du matériel militaire français pour écraser les opposants ou massacrer les populations civiles au nom de la « guerre contre le terrorisme ». Dernière victime en date : la population yéménite. Comme l’explique le média en ligne Disclose, « depuis 2015, les Émirats arabes unis sont régulièrement accusés de crimes de guerre au Yémen ». (1) 28 millions des Yéménites vivent quotidiennement sous les bombardements de la coalition saoudienne, 8 300 civils ayant perdu la vie suite aux frappes de cette même coalition, dont 1 283 enfants. (2) Ces chiffres, datant de 2019, sont donc bien loin de la sordide réalité et n’évoquent pas les victimes de la famine, du manque d’eau potable et des maladies qui trouvent ainsi un terrain fertile pour aggraver une situation déjà catastrophique.
Mais aux yeux de l’État français, ces morts lointaines ne sont qu’un simple prix à payer pour une industrie florissante pourvoyeuse de 200 000 emplois directs et indirects, d’après ces chiffres de 2019. C’est autant que le secteur de la production automobile. C’est dire que les dirigeants bourgeois s’en donnent à cœur joie pour tenter de culpabiliser, d’accuser les opposants à ces ventes d’armes de condamner des dizaines de milliers de travailleurs au chômage. Dans un article de 2015 où nous condamnions déjà ce système semeur de morts, nous écrivions : « Aux dires de tous les idéologues patentés, de gauche comme de droite, cette industrie guerrière serait une véritable “bouffée d’oxygène” pour une économie en crise. En réalité, outre la perte sèche et le gaspillage que la production d’armement génère du point de vue du capital global, cette question de l’emploi n’est ici qu’un alibi hypocrite, une sordide feuille de vigne destinée à masquer les objectifs guerriers de l’impérialisme français ». (3) Les marxistes ont toujours cherché à révéler la véritable nature de l’État bourgeois. Comme l’écrivait Rosa Luxemburg, « Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l’ordre, de la paix et du droit, c’est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l’anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l’humanité qu’elle se montre toute nue, telle qu’elle est vraiment ». (4) Mais la critique intransigeante du militarisme n’a rien de commun avec les cris d’indignation de nos « naïfs » démocrates et autres gauchistes de tous poils.
Les organisations de défense des droits humains, comme la FIDH ou la LDH ont sauté sur l’occasion pour pourfendre la realpolitik française, insensible aux « violations du droit international des droits humains et du droit international humanitaire ». (5) Mais le droit humanitaire international revendiqué par la LDH fut déjà celui qui considéra comme conformes aux principes de la légalité les procès de Moscou entre 1936 et 1938 ; ce fut celui qui justifia les interventions armées (et leur inévitable cortège de massacres de civils, femmes et enfants compris) au nom du « droit d’ingérence ». Si nos démocrates humanistes bourgeois jouent ici pleinement leur rôle de caution morale d’un capitalisme en putréfaction, il n’en faudrait pas pour autant oublier les gauchistes, nos prétendus « marxistes » et autres « communistes » « révolutionnaires » ! Ainsi, par exemple, le journal Révolution permanente du Courant « Communiste » « Révolutionnaire » (CCR) déplore « au milieu des congratulations et des cocoricos, un silence assourdissant et pas un mot invitant à la modération (sic) des politiques autoritaires menées par la pétromonarchie ». Misère de la fausse naïveté gauchiste… Face à toutes ces larmes de crocodile, il importe plus que jamais de revendiquer clairement et avec intransigeance la seule position véritablement prolétarienne et révolutionnaire. Le socialiste Jean Jaurès, qui pourtant défendait une position réformiste dans le mouvement ouvrier de l’époque disait, à juste titre, que « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». Un capitalisme pacifiste et humaniste est une contradiction dans les termes et une imposture. Il n’y a qu’une seule solution pour le prolétariat mondial, tant des pays centraux que des périphéries : le renversement par une révolution mondiale du capitalisme et l’instauration d’une société communiste sans classes et fraternelle où les luttes impérialistes ne seront plus qu’un lointain souvenir.
Pache, 21 décembre 2021
1) « La France partenaire des crimes des Émirats arabes unis », Disclose [209] (14 décembre 2021).
2) « Cartographie d’un mensonge d’État », Disclose (15 avril 2019).
3) « Ventes de Rafales français [210] : l’illustration d’un système qui sème la mort », disponible sur le site internet du CCI (28 juin 2015).
4) Rosa Luxembourg, La Brochure de Junius (1915).
5) « Ventes d’armes : France et Émirats arabes unis, partenaires dans les crimes commis au Yémen ? », ldh-france.org (14 décembre 2021).
Lors de notre dernière réunion publique en ligne de novembre 2021 portant sur « l’aggravation de la décomposition du capitalisme, ses dangers pour l’humanité et la responsabilité du prolétariat », plusieurs participants ont questionné la validité du concept de décomposition du capitalisme, développé et défendu par le CCI. À travers cet article, nous souhaitons poursuivre le débat en apportant de nouveaux éléments de réponses aux objections énoncées au cours de cette réunion. Sans reprendre textuellement le contenu des différentes interventions, les principales critiques formulées peuvent être regroupées en trois points :
Première critique : une innovation qui ne se situe pas dans la tradition marxiste. « Depuis les débuts du marxisme, personne avant le CCI n’avait développé une telle théorie de la décomposition du capitalisme, ni la Ligue des communistes, ni les trois Internationales, ni aucune autre organisation, passée ou présente, de la Gauche communiste, et personne d’autre que le CCI n’y adhère aujourd’hui. Pourquoi alors cette innovation par rapport au marxisme alors que le cadre de la décadence du capitalisme suffit à expliquer la situation actuelle ? »
Deuxième critique : une approche idéaliste de l’histoire. « Le CCI avance que la phase de décomposition est le résultat d’un blocage entre les classes fondamentales de la société, consistant en une impossibilité tant pour la bourgeoisie que pour le prolétariat d’offrir leur propre réponse à la crise historique du capitalisme : la guerre mondiale pour l’une, la révolution mondiale pour l’autre. Dans cette optique, le prolétariat aurait été suffisamment conscient pour empêcher la bourgeoisie de déclencher la guerre mondiale, mais insuffisamment pour poser sa perspective de révolution mondiale. Les difficultés rencontrées par le prolétariat se seraient encore accrues suite à la campagne anticommuniste déchaînée lors de l’effondrement du stalinisme, entraînant l’enfoncement du capitalisme dans cette phase de décomposition. Mais donner une telle importance aux facteurs subjectifs dans la marche de l’histoire n’est-ce pas adopter une approche idéaliste de celle-ci ? »
Troisième critique : une démarche phénoménologique doublée d’une vision tautologique. « Le CCI commence par établir une liste des catastrophes se produisant dans le monde et s’appuie sur celle-ci pour élaborer, en adoptant une démarche phénoménologique, sa théorie de la décomposition du capitalisme ; il s’ensuit une vision tautologique de la période actuelle, où la décomposition est expliquée par les événements et où les événements sont expliqués par la décomposition, qui au final n’explique rien et ne permet pas une compréhension globale de la situation ».
Le capitalisme, tant lors de son ascendance que lors de sa décadence, a connu différentes phases historiques distinctes. Il en est ainsi, par exemple, de la phase impérialiste, qui débute avec l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence. C’est en s’appuyant fermement sur la méthode scientifique du marxisme que les révolutionnaires de l’époque, parmi lesquels Lénine et Luxemburg, ont pu identifier cette nouvelle phase de la vie du capitalisme alors que le concept même d’impérialisme n’avait pas été théorisé par Marx et Engels.
En effet, le marxisme, ou la méthode du socialisme scientifique, ne peut en aucun cas se figer en un dogme invariant pour appréhender une réalité toujours en mouvement. D’ailleurs, Marx et Engels eux-mêmes ont toujours cherché à développer, enrichir, voire réviser si nécessaire, les positions qui se révélaient devenir insuffisantes ou dépassées, comme l’illustre leur préface à la réédition allemande de 1872 du Manifeste du Parti communiste : « Ainsi que le déclare le Manifeste lui-même, l’application pratique de ces principes dépend partout et toujours des conditions historiques du moment […] En face des immenses progrès de la grande industrie au cours de ces vingt-cinq dernières années et du développement parallèle de l’organisation en parti de la classe ouvrière ; en face des expériences pratiques, d’abord de la révolution de Février, ensuite et surtout de la Commune de Paris, où, pour la première fois, le prolétariat a pu tenir entre ses mains le pouvoir politique pendant deux mois, ce programme a perdu, par endroits, son actualité ».
Ce fut également l’attitude de Luxemburg lorsqu’elle combattit la position défendue jusque-là par le mouvement ouvrier sur la question nationale : « Comme elle l’a dit et démontré très clairement, défendre à la lettre, en 1890, le soutien apporté par Marx à l’indépendance de la Pologne en 1848, ce n’était pas seulement refuser de reconnaître que la réalité sociale a changé mais c’est aussi transformer le marxisme lui-même, faire d’une méthode vivante d’investigation de la réalité un dogme quasi-religieux desséché ». (1) Nous pouvons aussi mentionner tout le travail critique effectué par la Gauche communiste, à partir des années 1920, sur les problèmes inédits posés par la dégénérescence de la Révolution russe et de l’Internationale communiste, notamment sur la question de l’État dans la période de transition et ses rapports avec la dictature du prolétariat.
Les réelles « innovations » (si l’on peut dire) par rapport au marxisme sont, par contre, représentées à la fois par la théorie de « l’invariance du marxisme depuis 1848 », élaborée par Bordiga en pleine période de contre-révolution, reprise et portée par les bordiguistes du Parti Communiste International (PCI), et par l’attitude équivoque des daménistes du Parti Communiste internationaliste (PCIint) à son égard, voire par le rejet pur et simple des bordiguistes de la notion de décadence du capitalisme, alors que ce concept est présent dès les origines du matérialisme historique ! (2) Ce sont d’ailleurs ces mêmes « innovations » par rapport au marxisme qui amènent ces courants de la Gauche communiste à rejeter comme non-marxiste le concept de décomposition du capitalisme.
À l’époque de la décadence du féodalisme, la bourgeoisie, en tant que classe exploiteuse détentrice de ses propres moyens de production et d’échange, pouvait compter essentiellement sur son pouvoir économique croissant dans la société féodale, sur lequel se fondait la conscience aliénée de ses intérêts de classe, pour finalement parvenir à conquérir le pouvoir politique. À l’époque de la décadence du capitalisme, le prolétariat, en tant que classe exploitée ne possédant rien d’autre que sa force de travail, ne peut quant à lui compter et s’appuyer sur aucun pouvoir économique dans la société ; pour conquérir le pouvoir politique, il ne peut compter que sur le développement de sa conscience de classe et sa capacité d’organisation, dont la maturation constitue par conséquent un élément essentiel du rapport de forces entre les classes.
Depuis que les conditions objectives pour le renversement du capitalisme et son remplacement par le communisme sont remplies avec l’entrée du mode de production capitaliste dans sa période de décadence, l’avenir de la révolution communiste mondiale dépend exclusivement des conditions subjectives, de la maturation en profondeur et en étendue de la conscience de classe du prolétariat. C’est pourquoi il est essentiel pour la bourgeoisie d’attaquer en permanence la conscience de la classe ouvrière.
Cet aspect est particulièrement illustré par les événements ayant mené au déclenchement de la Première Guerre mondiale. En juillet 1914, les blocs impérialistes rivaux sont fin prêts à s’affronter militairement. Il ne reste à cette date qu’une incertitude pour la bourgeoisie : l’attitude de la classe ouvrière face à la guerre. Se laissera-t-elle embrigader, notamment en tant que chair à canon, derrière les drapeaux nationaux ? Cette incertitude est levée le 4 août 1914 avec la trahison de la social-démocratie qui, après avoir été gangrenée pendant des années par l’opportunisme, passe définitivement dans le camp de la bourgeoisie en votant les crédits de guerre. Cet acte de trahison fut reçu comme un coup de massue sur la tête du prolétariat, entraînant un recul de sa conscience de classe qui allait être immédiatement exploité par la bourgeoisie pour mobiliser sur-le-champ les prolétaires dans la Première Guerre impérialiste mondiale, avec l’aide précieuse des anciennes organisations de la classe ouvrière récemment passées à l’ennemi de classe : les partis sociaux-démocrates et les syndicats.
Ainsi, c’est le coup porté à la conscience de classe du prolétariat qui a finalement permis à la bourgeoisie de se lancer dans la Première Guerre mondiale en 1914. C’est aussi la faiblesse de cette même conscience de classe dans les années 1980, aggravée par le coup porté par les campagnes anticommunistes ayant suivi l’effondrement du stalinisme, qui a empêché le prolétariat de mettre en avant sa propre perspective historique de révolution communiste mondiale et qui a entraîné l’entrée du capitalisme décadent dans sa phase de décomposition ; autrement dit, l’absence de perspective pour la classe ouvrière revient actuellement à une absence de perspective pour l’ensemble de la société. Tout ceci illustre le caractère central et déterminant des facteurs subjectifs dans la période de décadence du capitalisme pour l’avenir de l’humanité.
Aussi, loin de constituer une approche idéaliste de l’histoire, l’importance donnée aux facteurs subjectifs dans la marche de l’histoire constitue une approche véritablement matérialiste dialectique de celle-ci. Selon Marx, comme pour tous les matérialistes conséquents, la conscience de classe est une force matérielle. La révolution communiste est une révolution où la conscience joue un rôle central : « Le communisme se distingue de tous les mouvements qui l’ont précédé jusqu’ici en ce qu’il bouleverse la base de tous les rapports de production et d’échanges antérieurs et que, pour la première fois, il traite consciemment toutes les conditions naturelles préalables comme des créations des hommes qui nous ont précédé jusqu’ici, qu’il dépouille celles-ci de leur caractère naturel et les soumet à la puissance des individus unis ». (3)
La société féodale décadente fut marquée par la survenue d’éléments ou phénomènes de décomposition, dont les atrocités et le délitement moral qui ont marqué la Guerre de Trente Ans sont une parfaite illustration. Cela dit, l’enfoncement du féodalisme dans la décadence allait de pair avec le développement du capitalisme, dont le dynamisme économique empêchait la société comme un tout de sombrer dans une phase de décomposition.
Il en va tout autrement dans la société capitaliste décadente. Celle-ci ne voit pas grandir en son sein une nouvelle classe exploiteuse dont le pouvoir économique croissant serait un contrepoids à l’enfoncement inéluctable de la société dans la décadence, elle ne voit pas se développer en son sein un nouveau mode de production amené à remplacer l’ancien. Pourquoi ?
Parce que la nouvelle société qui doit émerger des flancs de l’ancienne société, le communisme, est le « mouvement réel qui abolit l’état actuel ». Le communisme ne peut être érigé que sur la base de la destruction des anciens rapports de productions capitalistes. Tant que ce « mouvement qui abolit l’état actuel » n’est pas réalisé par la classe porteuse d’une nouvelle société, les éléments de décomposition s’accumulant et s’amplifiant au fur et à mesure de l’avancée de la période de décadence ne trouvent dans la société aucune force antagonique susceptible d’en limiter l’expression. Sans mode de production capable de prendre le relais du capitalisme agonisant, la société en vient à pourrir sur pied.
C’est armés de ce cadre général d’analyse de la décadence du capitalisme que nous avons observé les phénomènes survenus à partir des années 1980. Cependant nous ne les avons pas observés « en eux-mêmes » mais bien en nous appuyant fermement sur la méthode scientifique du marxisme. C’est bien cette démarche, et non une approche phénoménologique de la situation, qui nous a permis d’identifier l’éclatement du bloc de l’Est comme la dissolution de la politique de blocs, rendant provisoirement et matériellement impossible la marche du capitalisme vers un nouveau conflit mondial. De même, c’est ce cadre qui nous a permis d’analyser l’effondrement du stalinisme comme un phénomène décisif marquant l’évolution durant toutes années 1980 de la phase de décomposition du capitalisme, renforçant pour le prolétariat sa responsabilité cruciale pour l’avenir même de l’humanité. Ce faisant, nous avons adopté la même démarche que celle des révolutionnaires qui ont eu à faire face au phénomène de la Première Guerre mondiale et l’ont identifié comme marquant l’ouverture d’une ère « de guerres et de révolutions », où, comme l’affirmait Lénine, « l’époque de la bourgeoisie progressiste » avait fait place à « l’époque de la bourgeoisie réactionnaire » ; en clair, comme ouvrant la période de décadence du capitalisme. (4)
Contrairement aux objections qui nous ont été faites, ce n’est donc pas tant l’accumulation de phénomènes propres à la décomposition qui donne lieu à notre compréhension de cette phase ultime de la vie du capitalisme mais fondamentalement une analyse historique du rapport entre les deux classes fondamentales de la société. En cela, notre point de départ méthodologique est conforme au marxisme, celui de nous appuyer sur la lutte de classe et sa dynamique, sur ce qui fait le « moteur de l’histoire » et non sur de simples « phénomènes » accumulés par les circonstances.
Cette démarche nous a également permis de comprendre que la décomposition du capitalisme se « nourrissait elle-même ». C’est particulièrement le cas pour le phénomène de la pandémie de Covid-19, à la fois produit de la décomposition du capitalisme (destruction accrue tant de l’environnement naturel planétaire que des systèmes de santé et de recherche médicale, « chacun pour soi » généralisé au sein de la bourgeoisie mondiale culminant dans la « guerre des masques » et la « guerre des vaccins ») mais également facteur d’accélération de cette même décomposition (enfoncement accru dans la crise économique, fuite en avant accélérée dans l’endettement, accroissement des tensions impérialistes). (5) Cette approche de la réalité n’a donc rien de tautologique mais adopte la rigueur méthodologique du matérialisme dialectique.
Nous encourageons les lecteurs à poursuivre leur réflexion sur ce sujet, notamment par la lecture de notre article sur les racines marxistes de la notion de décomposition [214], paru dans la Revue internationale n° 117. Mais également à nous écrire pour poursuivre le débat.
DM, 29 décembre 2021
1) « L’insurrection de Dublin en 1916 et la question nationale [215] », Revue internationale n° 157 (Été 2016).
2) Cf. « La théorie de la décadence au cœur du matérialisme historique (I) : de Marx à la Gauche communiste [216] », Revue internationale n° 118.
3) Marx, Engels, L’Idéologie allemande (1846).
4) Cf. « La théorie de la décadence au cœur du matérialisme historique (IV) [217] », Revue internationale n° 121 (2e trimestre 2005).
5) Voir à ce sujet le « DOSSIER SPÉCIAL COVID-19 [64] » sur notre site web.
Nous publions ci-dessous de larges extraits d’un courrier reçu par une lectrice suivis de notre réponse.
Chers camarades,
Je souhaiterais réagir à l’article paru sur le prolétariat que j’ai relu à l’occasion d’une permanence sur ce qu’est la classe ouvrière (« Qui peut changer le monde ? – 2e partie » dans la Revue internationale n° 74).
Je partage globalement les positions de cet article et surtout je comprends les intentions d’un tel écrit. Face aux campagnes de dévoiement qui sévissent depuis plusieurs décennies pour démontrer par tous les moyens possibles que la classe ouvrière n’existe qu’en tant que catégorie socio-professionnelle en voie de disparition, il est essentiel de démontrer qu’elles sont le fruit de l’idéologie bourgeoise et non de la réalité. Ces campagnes reposent sur deux mensonges et deux grands dévoiements du marxisme. La première est de considérer la question des classes de manière sociologique. Quant au deuxième mensonge, il s’agit de faire croire que les ouvriers ne se résument qu’au travailleur en col bleu considérant que les employés faisant un travail plus intellectuel ne sont pas des ouvriers. […] Le prolétariat en tant que classe n’existe qu’au sein de la lutte, non dans le sens où il n’existerait que dans les périodes de mouvements ouvriers, mais que son existence ne peut se penser que dans le rapport de force qui l’oppose à la bourgeoisie. C’est pourquoi, choisir comme titre de paragraphe : « les critères d’appartenance à la classe ouvrière », ne me paraît pas pertinent et semble être en contradiction avec la première partie de l’article. Ce paragraphe commence en rappelant ceci :« À grands traits… le fait d’être privé de moyens de production et d’être contraint, pour vivre, de vendre sa force de travail à ceux qui les détiennent et qui mettent à profit cet échange pour s’accaparer une plus-value, détermine l’appartenance à la classe ouvrière ».
Je souscris à cette description qui pose clairement la place occupée par le prolétariat dans les rapports de production (elle est une classe exploitée) et qui détermine le caractère révolutionnaire de la classe ouvrière.
Ensuite, l’article précise que face à toutes les « falsifications », il est nécessaire d’apporter des précisions sauf que ces précisions très détaillées finissent par dénaturer l’analyse précédente puisqu’il s’agit de faire une liste de qui appartient à la classe ouvrière ou pas. En voici quelques-unes : « C’est pour cela qu’il est indispensable de signaler qu’une des caractéristiques du prolétariat est de produire de la plus-value. Cela signifie notamment deux choses : le revenu d’un prolétaire n’excède pas un certain niveau au-delà duquel il ne peut provenir que de la plus-value extorquée à d’autres travailleurs […] ».
Ou encore : « Ainsi, au sein du personnel d’une entreprise, certains cadres techniques (et même des ingénieurs d’études) dont le salaire n’est pas éloigné de celui d’un ouvrier qualifié, appartiennent à la même classe que ce dernier, alors que ceux dont le revenu s’apparente plutôt à celui du patron (même s’ils n’ont pas de rôle dans l’encadrement de la main-d’œuvre) n’en font pas partie. […] ».
Suivi de : « D’un autre côté, l’appartenance à la classe ouvrière n’implique pas une participation directe et immédiate à la production de plus-value. L’enseignant qui éduque le futur producteur, l’infirmière ou même le médecin salarié (dont il arrive maintenant que le revenu soit moindre que celui d’un ouvrier qualifié) qui « répare » la force de travail des ouvriers (même si, en même temps, elle soigne aussi des flics, des curés ou des responsables syndicaux, voire des ministres) appartient incontestablement à la classe ouvrière au même titre qu’un cuisinier dans une cantine d’entreprise […] ».
Ces passages ouvrent la voie d’une analyse qui ne peut conduire qu’à « du cas par cas » car la question soulevée est « qui est ouvrier ? » et non « qu’est-ce que la classe ouvrière ? ». Il s’agit de deux approches très différentes qui reposent sur deux méthodes antagoniques. L’une enferme la réflexion dans une approche sociologique et l’autre ouvre la réflexion sur la notion de classe qui permet de penser la question de la conscience de classe dans le processus révolutionnaire.
À la lecture du Manifeste [du Parti communiste], nous pouvons voir que Marx explore de manière approfondie la question du processus historique mais qu’il ne détaille pas qui est le prolétariat. Il détermine de manière matérialiste ce qu’est le prolétariat et non qui est le prolétariat. Je pense que ce garde-fou est nécessaire, car poser cette problématique en termes individuels est le meilleur moyen de noyer la compréhension des rapports de force. La question ne se pose pas à cette échelle, selon moi. La frontière de classe se réalise et se pense dans la lutte : quels sont les mouvements, les discours et les prises de position qui correspondent aux nécessités révolutionnaires du prolétariat et, de ce fait, apparaît qui appartient au prolétariat ou non. Certes, de par leur position dans le processus de production (exploité : extorsion d’une plus-value : salarié qui ne détient pas les moyens de production et qui ne participe pas à la réalisation de l’exploitation) ou la nature de leur travail (associé), certaines catégories de travailleurs portent et apportent la coloration révolutionnaire au mouvement qu’ils engendrent. C’est eux qui peuvent porter un mouvement révolutionnaire sans en être les seuls dépositaires : leur force est justement de rassembler car en s’émancipant, ils émancipent l’homme. […]
Qui appartient à la classe ouvrière n’est pas une question pertinente dans l’absolu et nécessite d’être sans cesse questionnée sur le terrain des idées, des combats et des revendications dans les moments d’opposition ou d’affrontement à la bourgeoisie. Il ne s’agit pas de mettre tout le monde dans le prolétariat mais de ne pas enfermer la définition de la classe ouvrière dans un carcan sociologique ou déterministe qui exclut de fait l’importance de la dynamique interne propre aux rapports de forces dans le capitalisme. Les débats sur cette question restent très importants en cette période où tout est fait pour détruire la pensée et surtout vider de sa substance toutes les perspectives révolutionnaires en niant jusqu’à l’existence même de la classe ouvrière. C’est pourquoi, je salue et veut contribuer à ces débats portés par le CCI.
Fraternellement.
Pomme
Nous saluons tout d’abord la contribution de la camarade Pomme. Dans la tradition du mouvement révolutionnaire, le presse est un lieu de débat au sein de la classe ouvrière où toutes divergences, désaccords et questionnements sont de véritables contributions pour la clarification des questions politiques, un véritable ballon d’oxygène dans le monde mortifère de la société capitaliste en pleine décomposition.
Nous sommes tout à fait d’accord avec la camarade sur la nécessité de combattre l’idéologie de la bourgeoisie sur la disparition de la classe ouvrière alors qu’elle existe bel et bien, ne se résumant ni à des critères socio-professionnels ni aux seuls « cols bleus ». Tout en reconnaissant cette base objective, bien que, selon nous, sous-estimant les critères économiques qui déterminent l’appartenance à la classe des exploités, la camarade critique le titre d’un paragraphe : « Les critères d’appartenance à la classe ouvrière », mais aussi toute sa démarche en contradiction, selon elle, avec la première partie qui dénonçait les falsifications idéologiques de la bourgeoisie. Pour la camarade, il faut s’appuyer, au contraire, sur la méthode qu’utilisent Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste, qui explore de manière approfondie un processus historique et ne détaille pas « qui est prolétaire » mais « ce qu’est le prolétariat ». Pour la camarade, poser cette problématique en termes individuels est le meilleur moyen de noyer la compréhension des rapports de force.
Nous aborderons la question du rapport de force entre les classes dans une deuxième partie. Il s’agit tout d’abord de répondre à la première critique : y a-t-il une contradiction entre les deux parties de l’article ?
Comme le souligne la camarade, contrairement aux discours sur la « disparition de la classe ouvrière » ou son « embourgeoisement » depuis l’avènement de la « société de consommation », jamais le marxisme n’a identifié la classe ouvrière aux seuls « cols bleus ». Même du temps de Marx, et ce alors que le gros bataillon de la classe ouvrière était constitué par le prolétariat industriel, d’autres secteurs, comme les correcteurs d’imprimerie, faisaient aussi partie du prolétariat, quelquefois à l’avant-garde des luttes. En fait, cette distinction entre « cols bleus » et « cols blancs » est destinée à diviser les ouvriers, et c’est ce même discours que la bourgeoisie utilise aujourd’hui, afin de faire croire à beaucoup « d’employés » qu’ils ne font pas partie de la classe ouvrière.
En réalité, ce sont fondamentalement des critères économiques qui déterminent l’appartenance à la classe ouvrière. Du fait de l’évolution du capitalisme et de sa crise, ce qu’on appelle les « cols blancs » représentent la majorité des salariés dans nombre de pays européens, ce qui permet à la bourgeoisie de les présenter comme la « classe moyenne ». Autrement dit, ils n’appartiendraient plus à la classe ouvrière.
Contrairement à ce que pense la camarade, la question de qui produit et de qui dispose de la plus-value une fois celle-ci réalisée est centrale dans les rapports de classe. Il ne s’agit donc nullement de faire du « cas par cas » mais de définir un cadre permettant de caractériser une appartenance de classe de manière rigoureuse. C’est justement en mettant au cœur du problème la plus-value et sa dimension politique qu’on peut poser la question en termes de classes. Comme l’article critiqué l’a montré, ce n’est pas le niveau de salaire en soi qui fait la nature du prolétaire, mais sa place dans un rapport de production et dans un processus lié à l’exploitation. En ce sens, notre démarche, ici, n’est ni « individuelle » ni « sociologique », elle est conforme à la critique de l’économie politique.
Cet article est-il contradictoire avec la méthode du Manifeste ? Marx montre comment, sous la poussée du développement et de l’évolution de la production capitaliste, le prolétariat ne cesse lui aussi de se transformer : quittant l’artisanat et la paysannerie, l’ouvrier intègre la classe ouvrière naissante en vendant sa force de travail dans les premiers ateliers à l’âge de la manufacture, dans les premières fabriques, puis dans les usines des grandes concentrations industrielles. En 1880, Marx lança une grande enquête destinée aux ouvriers français sur la base de toute une série de questions, seuls les prolétaires pouvant « décrire, en toute connaissance de cause, les maux qu’ils endurent ; eux seuls, et non des sauveurs providentiels, peuvent appliquer énergiquement les remèdes aux misères que l’exploitation capitaliste leur font subir ». Kautsky, dans son Programme socialiste, lorsqu’il était encore marxiste, avait analysé l’évolution du prolétariat de la fin du XIXe siècle, période de pleine expansion du capitalisme dans sa recherche de nouveaux marchés à travers la colonisation de grandes zones qui n’étaient pas encore sous sa domination. C’est cette méthode que nous reprenons dans un contexte particulier : la phase de décomposition du capitalisme où sa survie est menacée. Pour Marx et Kautsky, il s’agissait de participer à la prise de conscience de la classe ouvrière comme force sociale. L’objectif aujourd’hui n’est plus le même. Le capitalisme n’est plus dans sa phase d’épanouissement mais dans une lutte pour sa survie afin d’éviter de sombrer dans le chaos, ce face à quoi la bourgeoisie est impuissante, mais surtout cherche à entraver la marche révolutionnaire du prolétariat qui, même affaibli, constitue un danger. Pour dénoncer les campagnes idéologiques de la bourgeoisie qui visent à entretenir, au sein de la classe ouvrière, un sentiment d’impuissance du fait de la perte momentanée de son identité de classe, nous sommes obligés de rentrer plus dans le détail afin de montrer que la classe ouvrière existe bel et bien. Or, celle-ci doit prendre appui sur la réalité sociale du capitalisme, d’une société divisée en classes.
(À suivre [218])
RI, 2 janvier 2022
Cette troisième partie de notre série sera consacrée à la longue résilience du prolétariat en France, longtemps marqué par le traumatisme provoqué par l’écrasement de la Commune de Paris. Affaibli et divisé pendant plusieurs décennies, trahi et enrôlé plus tard dans « l’union sacrée », le prolétariat cherchera à relever la tête. Ce sera le cas progressivement durant la Première Guerre mondiale et surtout lors de la vague révolutionnaire des années 1920. Après une sombre période qui a suivi la défaite de la révolution mondiale, la classe ouvrière en France ne reprendra véritablement le chemin des luttes qu’en Mai 68, cette fois encore, pour se placer aux avant-postes du réveil de la classe ouvrière mondiale.
Après avoir été embrigadés dans la guerre, confrontés à la trahison du parti socialiste, de ses dirigeants et des syndicats ralliés à « l’union sacrée », les ouvriers en France, exposés à l’horreur, aux souffrances et aux privations, accueillaient avec enthousiasme et espoir la révolution prolétarienne éclatant en Russie en octobre 1917 et se répercutant par la suite à l’échelle internationale. Au niveau politique, malgré de grandes faiblesses, la scission du Congrès de Tours concrétisait d’ailleurs ces efforts du combat ouvrier en France.
Durant la guerre, les conflits sociaux à l’arrière s’étaient multipliés, comme dans d’autres pays, surtout à partir de l’année 1916. Cette année-là, par exemple, les ouvrières des aiguilles de l’habillement et de l’armement étaient en grève. En juillet, les grévistes de l’usine de Dion à Puteaux s’étaient arrêtés plusieurs semaines. En mai et juin 1917, les « midinettes » parisiennes du textile et les « munitionnettes » combattaient pour des augmentations des salaires (133 000 grévistes dont 80 % de femmes). (1) Sur le front, 30 000 à 40 000 soldats se livraient à des actes collectifs de refus d’obéissance. Les gréves touchèrent aussi les houillères de Moselle en novembre 1918, au moment même où les ouvriers et marins de Kiel se soulevaient en Allemagne. Malgré une période de terreur, de guerre et de censure, (2) la bourgeoisie était obligée de satisfaire rapidement les revendications pour les besoins prioritaires du front, mais aussi et surtout pour tenter de conjurer sa peur de la « contagion bolchevique ».
Si la situation du prolétariat mondial offrait toutes ses potentialités dès l’assaut révolutionnaire de l’Octobre rouge, (3) si l’effervescence révolutionnaire en Allemagne fin 1918 avait forcé les belligérants à signer l’armistice de manière précipitée, les difficultés et les obstacles n’allaient pas pour autant disparaître pour les ouvriers en France. En effet, dès l’armistice, une propagande massive et le déchaînement de l’hystérie chauvine cultivés sur le thème de la « victoire » accentuaient les divisions au sein du prolétariat. À l’opposition entre les idéologies nationalistes distillées entre pays vainqueurs et pays vaincus, s’ajoutait la terrible nouvelle de l’écrasement du soulèvement révolutionnaire de Berlin en janvier 1919 et la réaction des armées blanches. La colonne vertébrale du prolétariat international était désormais brisée et la Russie rouge allait être isolée, encerclée plus fortement par les troupes de l’Entente. Cela, même si la création de l’Internationale communiste (IC) en mars 1919 suscitait encore un vif espoir pour une nouvelle poussée de la révolution. Ce contexte, marquant surtout les faiblesses subjectives et les difficultés du prolétariat mondial face à l’action contre-révolutionnaire de la bourgeoisie, allait accentuer le reflux de la vague révolutionnaire qui devait provoquer par la suite la dégénérescence de la révolution.
Malgré tous ces obstacles, poussé par la dynamique de la vague révolutionnaire, surtout juste après la guerre, le prolétariat en France exprima une forte combativité, notamment lors des grandes grèves de 1919 et 1920 mais ne fut jamais en mesure de prendre le pouvoir aux dépens de la bourgeoisie française. Cette expérience cuisante, devait montrer que les syndicats, et notamment la CGT, assumaient bien un nouveau rôle depuis « l’union sacrée », celui de serviteur de l’État aux visées ouvertement anti-ouvrières. En avril 1919, Clemenceau pouvait déjà s’appuyer sur ces derniers, craignant une grève généralisée. Il allait d’ailleurs accorder la journée de huit heures afin de désamorcer la colère ouvrière, pour tenter de calmer la grogne à titre préventif. (4) En juin, les grèves des métallos, du métro et des transports en région parisienne, comme celle des fonctionnaires, restaient ainsi encadrées par les syndicats, même si elles menaçaient de se politiser. La question de la révolution était bien sur toutes les lèvres et dans les esprits.
En février et mars 1920, la menace se précisait avec la grève très dure des cheminots qui avait démarré à Périgueux avant de s’étendre aux autres compagnies et réseaux, puis à d’autres corporations, notamment aux mineurs du Nord. En mai, marquant le pas du fait de l’enfermement corporatiste soigneusement orchestré par l’action syndicale. Cette grève sera fortement réprimée, sans aucun scrupule, par le gouvernement du « socialiste » Millerand : emprisonnements, révocation de 10 % des cheminots grévistes, soit 18 000 prolétaires ! Le mouvement et les risques d’extension et d’unification pourront alors être contenus et enrayés par le sabotage des grandes fédérations syndicales, notamment grâce à leur tactique dite de « grèves par vagues ». Ces vagues successives ont permis un saucissonnage et un enfermement sectoriel et corporatiste des grèves, étalées dans l’espace et dans le temps, laissant « échapper la vapeur » en jouant sur des dynamiques à contretemps qui ne pouvaient qu’émietter la lutte et la mener à la défaite. Censée officiellement terrasser la bourgeoisie par des « vagues d’assaut », la politique syndicale isolait en réalité paquets par paquets les ouvriers en les épuisant et en les démoralisant, les divisant de manière délibérée : la CGT a d’abord, déclenché une première « vague » avec les marins, les dockers et les mineurs lancés, le 26 avril, seuls au combat. Puis, le 7 mai, une deuxième « vague » avec les ouvriers du bâtiment et les métallos. Ensuite, le 11 juin, une troisième est menée par des travailleurs du gaz et de l’électricité. Plus tard, les ouvriers agricoles… La CGT pouvait ainsi appeler en toute sécurité à la reprise du travail dès le 22 mai ! Cela, même si elle devait le payer immédiatement par un certain discrédit et une fonte brutale de ses effectifs. Une scission syndicale se produira même l’année suivante.
C’est dans ce contexte difficile que le Congrès de la SFIO se tint en décembre 1920 à Tours (ce lieu fut choisi suite à la forte combativité des cheminots du nœud ferroviaire de Saint-Pierre-des-Corps). (5) Lénine, au nom de l’Internationale communiste, adressera « à tous les membres du Parti Socialiste français, à tous les prolétaires conscients de France » un message optimiste et combatif, imprégné des difficultés importantes qui se présentaient à la classe ouvrière : « La France bourgeoise est devenue le rempart de la réaction mondiale. Le capital français s’est chargé de remplir, aux yeux de l’univers entier, le rôle de gendarme international […]. La révolution mondiale en marche n’a pas de pire ennemi que le gouvernement des capitalistes français. Cela impose aux ouvriers français et à leur parti un devoir particulièrement important. L’histoire a voulu que vous, prolétaires français, fussiez chargés de la mission la plus difficile mais aussi la plus noble, celle de repousser les attaques de la plus enragée, de la plus réactionnaire des bourgeoisies du monde ». (6)
Malgré la longue présence des idées communistes en France et les résistances courageuses du prolétariat, les faiblesses théoriques de la gauche de la SFIO avaient favorisé la dispersion, un fort développement de l’opportunisme marqué par le réformisme, un poids des illusions démocratiques et républicaines conduisant à « l’union sacrée ». La scission au Congrès de Tours donnant naissance au PCF (SFIC) ne fut en réalité qu’une sorte de « compromis » sanctionnant l’échec des luttes, que l’IC encouragea par défaut, commettant en cela une lourde erreur. (7)
Quelques années plus tard en 1924, avec la « bolchevisation », c’est-à-dire la pression opportuniste de l’IC et du parti bolchevik sur le PCF, la résistance ouvrière s’est avérée extrêmement faible. Elle était d’ailleurs quasiment compromise au moment où le prolétariat mondial s’engouffrait dans la nuit de la contre-révolution stalinienne. (8)
Incapable de mener un combat résolu contre le développement de l’opportunisme, suivant dans le meilleur des cas les positions de l’IC, le nouveau Parti communiste en France s’avérera incapable de sécréter une aile de gauche conséquente, plus précisément une fraction sérieuse capable de lutter contre sa dégénérescence et celle de l’IC. (9) Son activisme, en pleine contre-révolution, face à la moindre grève, et son alignement stalinien en feront rapidement un des bourreaux les plus actifs du prolétariat. La dispersion très forte de petits groupes et la présence opportuniste de l’Opposition internationale trotskiste ne permettra pas de construire, malgré plusieurs tentatives et initiatives dans les années 1930, une unité et une force politique conséquente. Le travail de loin le plus sérieux d’analyse de la situation mondiale de l’entre-deux guerre, dans la continuité critique du travail de l’IC (avant qu’elle ne sombre dans le stalinisme), ne sera assuré que par une toute petite minorité, celle de la fraction de gauche du PC d’Italie qui, en exil, décida de publier en 1933 la revue Bilan. Le prolétariat, qui avait été tétanisé par la propagande vantant la « victoire » était désormais plongé dans les conditions terribles de la chape de plomb stalinienne. S’il allait tout de même être capable de se mobiliser en pleine période de contre-révolution, ce ne fut que dans le contexte d’un encadrement total sous le joug des forces de gauche de la bourgeoisie.
Ainsi, en mai et juin 1936, des tréfonds de son expérience et de son instinct de lutte, allait bien surgir une grande colère et une mobilisation massive du prolétariat en France. Mais la réalité de la défaite internationale du prolétariat permit à la bourgeoisie d’enfermer les ouvriers dans les usines et de les embrigader idéologiquement dans la guerre, les immenses manifestations ouvrières se plaçant directement sous le signe du drapeau tricolore avec le chant de La Marseillaise. Avec la propagande omniprésente de « l’antifascisme », le prolétariat devait céder ainsi aux mythes et aux sirènes démocratiques du Front populaire, ce qui le livra pieds et poings liés pour la seconde boucherie mondiale. Cette expérience terrible montrait la puissance du piège démocratique, mais aussi la nécessité pour la bourgeoisie de peaufiner sa propagande d’encadrement idéologique anti-ouvrière.
Seules d’infimes minorités, notamment au moment de la guerre d’Espagne en 1937 résisteront sur un terrain de classe et des militants comme Marc Chirik (10) rejoindront la Gauche italienne en défendant la bannière de l’internationalisme prolétarien. Ce camarade jouera un rôle essentiel pour préparer le futur, transmettre la méthode et le patrimoine organisationnel de la Fraction, permettant de renouer avec la tradition marxiste et d’assurer la continuité politique. C’est sous son initiative que se formera en 1942 le Noyau français de la Gauche communiste durant la guerre qui deviendra en 1944 la Fraction française de la Gauche communiste, puis finalement la Gauche communiste de France, publiant L’Étincelle et Internationalisme. Lors de l’orgie d’hystérie chauvine à la « Libération », ces camarades n’hésiteront pas à intervenir par tract et par voie de presse pour dénoncer le patriotisme, défendant de manière rigoureuse, là encore, le principe de l’internationalisme prolétarien.
Quelques années plus tard, en 1947, encore au pic de la contre-révolution, la classe ouvrière en France se montra capable de résister, notamment durant la grève chez Renault avec l’extension aux mines de charbon et dans d’autres secteurs, grèves suivies un an après d’une terrible répression par les CRS et l’armée. (11) À cette époque, les camarades d’Internationalisme intervenaient à contre courant de l’encadrement syndical et de la pression stalinienne dans ces grèves, vendant la presse, diffusant des tracts. Malgré les ténèbres dans laquelle la période l’avait plongée, la résistance ouvrière s’exprimait encore malgré tout. En 1953, la grève de tout le secteur public entraînait deux millions de grévistes dans la rue. Celle de Saint-Nazaire en 1955, où une émeute éclata, saccageant les locaux patronaux et syndicaux, suivi de nombreuses luttes dans les chantiers navals de plusieurs villes, montrait la réalité de fortes poussées de combativité. Mais le prolétariat n’allait enfin pouvoir sortir de la contre-révolution stalinienne et se propulser aux avant-postes du prolétariat international qu’avec le puissant élan de Mai 1968. (12)
Dans le prochain et dernier article de cette série, nous aborderons les luttes qui se sont développées après Mai 68 jusqu’à l’effondrement du bloc de l’Est qui a initié une période de recul de la conscience pour terminer sur la situation qui s’est ouverte par la pandémie de la Covid-19.
WH, août 2021
1) Les « midinettes » étaient appelées ainsi, car elles prenaient leur déjeuner, à midi, sur le pouce.
2) Le quotidien internationaliste Naché slovo (Notre parole), publié en russe à Paris depuis 1914 est interdit en 1916. Trotsky est expulsé de France le 31 octobre de l’année. Les internationalistes, très minoritaires, comme Rosmer ou Monatte, ont été constamment inquiétés.
3) Les fraternisations inquiétaient fortement la bourgeoisie. En France, des soldats russes devenus indisciplinés, censés venir en renfort, mais considérés comme de « fortes têtes » ont été internés dans un camp à la Courtine et sévèrement réprimés au cours de l’année 1917.
4) En 1891 à Fourmies (Nord), l’armée ouvrait le feu sur une manifestation d’ouvriers revendiquant les huit heures. Neuf d’entre eux tombaient sous les balles.
5) « Il y a 100 ans, le congrès de Tours, un anniversaire dévoyé [219]! », Révolution internationale n° 486 (janv.-fév. 2021).
6) Gérard Walter, Lénine (1971).
7) « La boutade de Lénine [adressée] à Trotsky qu’il “fallait nécessairement employer des planches pourries (Cachin) pour arriver aux militants sains de la classe ouvrière” cache les erreurs colossales qui furent commises et qui, toutes, se résument dans ce fait : la croyance que l’on pouvait, grâce à la victoire en Russie, suivre un autre chemin en France pour former un parti que celui suivi par les bolcheviques… ». Extrait de la Résolution « Pour une Fraction française de la Gauche communiste », publiée dans la revue Octobre n° 4 (1938) et reprise dans notre brochure sur La Gauche communiste de France [220].
8) En 1928, Staline faisait adopter par l’IC la doctrine du « socialisme dans un seul pays » qui est la négation même des principes internationalistes du marxisme.
9) Lire notre brochure : Comment le PCF est passé au service du capital [221].
10) « Il y a trente ans disparaissait notre camarade Marc Chirik [222]», disponible sur le site internet du CCI (mars 2021).
11) « Grèves de 1947-1948 en France : la bourgeoisie “démocratique” renforce son État policier contre la classe ouvrière [223] » sur le site internet du CCI.
12) Voir notre brochure : Mai 68 et la perspective révolutionnaire [224].
Il a suffi d’une nuit pour que le tonnerre des canons et le hurlement des bombes résonnent à nouveau en Ukraine, aux portes du berceau historique d’un capitalisme pourrissant. En quelques semaines, cette guerre d’une ampleur et d’une brutalité inouïe aura dévasté des villes entières, jeté par millions femmes, enfants et vieillards sur les routes gelées de l’hiver, sacrifié d’innombrables vies humaines sur l’autel de la Patrie. Kharkiv, Sumy ou Irpin sont désormais des champs de ruines. Dans le port industriel de Marioupol entièrement rasé, le conflit aura coûté la vie à pas moins de 5 000 personnes, sans doute davantage. Les ravages et les horreurs de cette guerre renvoient aux terrifiantes images de Grozny, de Falloujah ou d’Alep dévastées. Mais, là où il aura fallu des mois, parfois des années, pour aboutir à de telles dévastations, en Ukraine, il n’y aura pas eu « d’escalade meurtrière » : en à peine un mois, les belligérants ont jeté toutes leurs forces dans le carnage et dévasté un des plus vastes pays d’Europe !
La guerre est un terrifiant moment de vérité pour le capitalisme décadent : en exhibant ses engins de mort, la bourgeoisie retire tout à coup le masque hypocrite de la civilisation, de la paix et de la compassion qu’elle feint pourtant d’arborer avec cette insupportable arrogance propre aux classes dominantes devenues anachroniques. La voilà qui se débat dans un torrent furieux de propagande pour mieux dissimuler son immonde visage d’assassin. Comment ne pas être saisi d’effroi à la vue de ces pauvres gamins russes, conscrits de 19 ou 20 ans, avec leurs visages poupins d’adolescents, transformés en tueurs, comme à Boutcha et dans d’autres localités récemment abandonnées ? Comment ne pas s’indigner quand Zelensky, le « serviteur du peuple », prend sans vergogne en otage toute une population en décrétant la « mobilisation générale » de tous les hommes de 18 à 60 ans, désormais interdits de quitter le pays ? Comment ne pas être horrifié par les hôpitaux bombardés, par les civils terrifiés et affamés, par les exécutions sommaires, par les cadavres enterrés dans les jardins d’enfants et par le pleur déchirant des orphelins ?
La guerre en Ukraine est une manifestation odieuse de la plongée vertigineuse du capitalisme dans le chaos et la barbarie. Un tableau sinistre se dessine sous nos yeux : depuis deux ans, la pandémie de Covid a considérablement accéléré ce processus dont elle est elle-même le produit monstrueux. (1) Le GIEC annonce des cataclysmes et des changements climatiques irréversibles, menaçant davantage l’humanité et la biodiversité à l’échelle planétaire. Les crises politiques majeures se multiplient, comme on a pu le voir après la défaite de Trump aux États-Unis, le spectre du terrorisme plane sur la société, comme le risque nucléaire que la guerre a remis sur le devant de la scène. Les massacres et le chaos guerrier incessants, les attaques économiques inexorables, l’explosion de la misère sociale, des catastrophes climatiques de grande ampleur… la simultanéité et l’accumulation de tous ces phénomènes n’a rien d’une malheureuse coïncidence, elle témoigne au contraire de la condamnation du capitalisme meurtrier au tribunal de l’histoire.
Si l’armée russe a franchi la frontière, ce n’est certainement pas pour défendre le « peuple russe » « assiégé par l’Occident », ni pour « porter secours » aux Ukrainiens russophones victimes de la « nazification » du gouvernement de Kiev. La pluie de bombes qui s’abat sur l’Ukraine n’est pas non plus le produit des « délires » d’un « autocrate fou », comme la presse le répète sur tous les tons à chaque fois qu’il faut justifier un massacre (2) et dissimuler que ce conflit, comme tous les autres, est d’abord la manifestation d’une société bourgeoise décadente et militarisée qui n’a plus rien à offrir à l’humanité sinon sa propre destruction !
Peu leur importe les morts et les destructions, le chaos et l’instabilité à leur frontière : pour Poutine et sa clique, il fallait défendre les intérêts du capital russe et sa place dans le monde, tous deux affaiblis par l’ancrage croissant de sa sphère d’influence traditionnelle à l’Occident. La bourgeoisie russe peut bien se présenter en « victime » de l’OTAN, Poutine n’a jamais hésité, face à l’échec de son offensive, à mener une épouvantable campagne de terre brûlée et de massacres, exterminant tout sur son passage, y compris les populations russophones qu’il était venu prétendument protéger !
Il n’y a rien, non plus, à attendre de Zelensky et son entourage de politiciens et d’oligarques corrompus. Cet ancien comédien joue à présent à la perfection son rôle de rabatteur sans scrupule pour la défense des intérêts de la bourgeoisie ukrainienne. Par le biais d’une intense campagne nationaliste, il a réussi à armer, parfois de force, la population, et à recruter toute une meute de mercenaires et de maniaques de la gâchette élevés au rang de « héros de la nation ». Zelensky fait désormais le tour des capitales occidentales, s’adresse à tous les Parlements pour quémander en charognard la livraison de toujours plus d’armes et de munitions. Quant à « l’héroïque résistance ukrainienne », elle fait ce que font toutes les armées du monde : elle tire dans le tas, massacre, pille et ne se prive pas de tabasser ou carrément exécuter les prisonniers !
Toutes les puissances démocratiques feignent de s’indigner contre les « crimes de guerre » perpétrés par l’armée russe. Belle hypocrisie ! Au cours de l’histoire, elles n’ont cessé d’entasser les cadavres et les ruines aux quatre coins du monde. Tout en pleurant sur le sort de la population victime de « l’ogre russe », les puissances occidentales livrent des quantités astronomiques d’armes de guerre, assurent les entraînements et fournissent tous les renseignements nécessaires aux attaques et aux bombardements de l’armée ukrainienne, y compris le régiment néo-nazi Azov !
Surtout, en multipliant les provocations, la bourgeoisie américaine a fait tout son possible pour pousser Moscou dans une guerre perdue d’avance. Pour les États-Unis, l’essentiel est de saigner la Russie à blanc et d’avoir les mains libres pour briser les prétentions hégémoniques de la Chine, principale cible de la puissance américaine. Cette guerre permet aussi aux États-Unis d’endiguer et contrecarrer le grand projet impérialiste chinois des « routes de la soie ». Pour arriver à ses fins, la « grande démocratie » américaine n’a pas hésité à encourager une aventure militaire totalement irrationnelle et barbare, accroissant la déstabilisation mondiale et le chaos à proximité de l’Europe occidentale.
Le prolétariat n’a donc pas à choisir un camp contre un autre ! Il n’a aucune patrie à défendre et doit combattre partout le nationalisme et l’hystérie chauvine de la bourgeoisie ! Il doit lutter avec ses propres armes et ses propres moyens contre la guerre !
Aujourd’hui, le prolétariat en Ukraine, écrasé par plus de 60 ans de stalinisme, a subi une défaite majeure et s’est laissé envoûter par les sirènes du nationalisme. En Russie, même si le prolétariat s’est montré un peu plus rétif, son incapacité à freiner les velléités guerrières de sa bourgeoisie explique pourquoi la clique au pouvoir a pu envoyer 200 000 soldats au front sans craindre de réactions ouvrières.
Dans les principales puissances capitalistes, en Europe de l’Ouest et aux États-Unis, le prolétariat n’a aujourd’hui ni la force ni la capacité politique de s’opposer directement à ce conflit par sa solidarité internationale et la lutte contre la bourgeoisie de tous les pays. Il n’est pour le moment pas en mesure de fraterniser et d’entrer en lutte massivement pour stopper le massacre.
Cependant, bien que les dangers de la propagande et les manifestations de toutes sortes risquent de l’entraîner dans l’impasse de la défense du nationalisme pro-ukrainien ou vers la fausse alternative du pacifisme, le vieux prolétariat des pays occidentaux, par son expérience des combats de classe et des manigances de la bourgeoisie, demeure encore le principal antidote face à l’engrenage destructeur et à la spirale mortifère du système capitaliste. La bourgeoisie occidentale s’est d’ailleurs bien gardée d’intervenir directement en Ukraine parce qu’elle sait que la classe ouvrière n’acceptera pas le sacrifice quotidien de milliers de soldats enrôlés dans des affrontements guerriers.
Bien que désorientée et encore affaiblie par cette guerre, la classe ouvrière des pays occidentaux conserve intactes ses potentialités et sa capacité de développer ses luttes sur le terrain de la résistance aux nouveaux sacrifices engendrés par les sanctions contre l’économie russe et par l’augmentation colossale des budgets militaires : l’inflation galopante, la hausse de la plupart des produits de la vie courante qu’elle induit et l’accélération des attaques contre ses conditions de vie et d’exploitation.
D’ores et déjà, les prolétaires peuvent et doivent s’opposer à tous les sacrifices qu’exige la bourgeoisie. C’est à travers ses luttes que le prolétariat pourra créer un rapport de force avec la classe dominante pour retenir son bras meurtrier ! Car la classe ouvrière, productrice de toutes les richesses, est, à terme, la seule force de la société capable de mettre fin à la guerre en s’engageant sur le chemin du renversement du capitalisme.
C’est, d’ailleurs, ce que l’histoire nous a montré lorsque le prolétariat s’est soulevé, en 1917, en Russie puis en Allemagne, l’année suivante, mettant un terme à la guerre par un immense élan révolutionnaire ! Alors que la Guerre mondiale faisait rage, les révolutionnaires avaient tenu le cap en défendant de manière intransigeante le principe élémentaire de l’internationalisme prolétarien. Il incombe aujourd’hui aux révolutionnaires de transmettre l’expérience du mouvement ouvrier. Face à la guerre, leur première responsabilité est de parler d’une seule voix pour brandir fermement le drapeau de l’internationalisme, le seul qui puisse faire trembler de nouveau la bourgeoisie !
CCI, 4 avril 2022
1) En Chine, la pandémie fait un retour en force (reconfinement à Shanghai, notamment). Elle est, d’ailleurs, loin d’être maîtrisée et contrôlée dans le reste du monde.
2) D’Hitler à Assad, en passant par Hussein, Milosevic, Kadhafi ou Kim Jong-un… l’ennemi souffre étonnamment toujours de graves troubles psychologiques.
Les organisations de la Gauche communiste doivent défendre ensemble leur héritage commun d’adhésion aux principes de l’internationalisme prolétarien, en particulier à une époque de grand danger pour la classe ouvrière mondiale. Le retour du carnage impérialiste en Europe dans la guerre en Ukraine est un tel moment. C’est pourquoi nous publions ci-dessous, avec d’autres signataires de la tradition de la Gauche communiste (et un groupe ayant une trajectoire différente mais soutenant pleinement la déclaration), une déclaration commune sur les perspectives fondamentales pour la classe ouvrière face à la guerre impérialiste.
La guerre en Ukraine est menée au nom des intérêts contradictoires de toutes les différentes puissances impérialistes, grandes et petites, et non pas de la classe ouvrière dont l’intérêt est son unité internationale. Il s’agit d’une guerre pour des territoires stratégiques, pour la domination militaire et économique, menée ouvertement et secrètement par les bellicistes à la tête des machines d’État des États-Unis, de la Russie et de l’Europe occidentale, la classe dirigeante ukrainienne agissant comme un pion loin d’être innocent sur l’échiquier impérialiste mondial.
C’est la classe ouvrière, et non l’État ukrainien, qui est la véritable victime de cette guerre, qu’il s’agisse de femmes et d’enfants sans défense massacrés, de réfugiés affamés ou de chair à canon enrôlée dans l’une ou l’autre armée, ou encore du dénuement croissant que les effets de la guerre entraîneront pour les travailleurs de tous les pays.
La classe capitaliste et son mode de production bourgeois ne peuvent surmonter leurs divisions et concurrence nationales qui mènent à la guerre impérialiste. Le système capitaliste ne peut éviter de sombrer dans une plus grande barbarie.
Pour sa part, la classe ouvrière mondiale ne peut éviter de développer sa lutte contre la détérioration des salaires et de son niveau de vie. La guerre actuelle, la plus importante en Europe depuis 1945, met en garde contre l’avenir du monde capitaliste si la lutte de la classe ouvrière ne conduit pas au renversement de la bourgeoisie et à son remplacement par le pouvoir politique de la classe ouvrière, la dictature du prolétariat.
L’impérialisme russe veut effacer l’énorme revers qu’il a subi en 1989 et redevenir une puissance mondiale. Les États-Unis veulent préserver leur statut de superpuissance et leur leadership mondial. Les puissances européennes craignent l’expansion de la Russie mais aussi la domination écrasante des États-Unis. L’Ukraine cherche à s’allier à l’homme fort impérialiste le plus puissant.
Soyons clairs, les États-Unis et les puissances occidentales disposent des mensonges les plus convaincants et de la plus grande machine à mensonges médiatique pour justifier leurs véritables objectifs dans cette guerre. Dans celle-ci, ils sont censés réagir à l’agression russe contre de petits États souverains, défendre la démocratie contre l’autocratie du Kremlin, faire respecter les droits de l’homme face à la brutalité de Poutine.
Les gangsters impérialistes les plus forts ont généralement la meilleure propagande de guerre, fabriquent le plus gros mensonge, parce qu’ils peuvent provoquer et manœuvrer leurs ennemis « pour qu’ils tirent les premiers ». Mais souvenez-vous de la conduite si pacifique de ces puissances au Moyen-Orient, en Syrie, en Irak et en Afghanistan ; de la manière dont la puissance aérienne américaine a récemment rasé la ville de Mossoul, comment les forces de la Coalition ont mis la population irakienne à feu et à sang sous le prétexte fallacieux que Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive. Rappelez-vous encore les innombrables crimes de ces démocraties contre les civils au cours du siècle dernier, que ce soit pendant les années 1960 au Vietnam, pendant les années 1950 en Corée, pendant la Seconde Guerre mondiale à Hiroshima, Dresde ou Hambourg. Les exactions russes contre la population ukrainienne sont essentiellement tirées du même livre du « jeu impérialiste ».
Le capitalisme a catapulté l’humanité dans l’ère de la guerre impérialiste permanente. Il est illusoire de lui demander d’ « arrêter » la guerre. La « paix » ne peut être qu’un interlude dans le capitalisme guerrier.
Plus il s’enfoncera dans une crise insoluble, plus la destruction militaire du capitalisme sera grande, parallèlement aux catastrophes croissantes (dont il est responsable) que sont la pollution et les épidémies. Le capitalisme est pourri et mûr pour un changement révolutionnaire.
Le système capitaliste, de plus en plus un système de guerre et de toutes ses horreurs, ne rencontre pas actuellement d’opposition de classe significative à sa domination, si bien que la classe ouvrière subit l’exploitation croissante de sa force de travail et les sacrifices ultimes que l’impérialisme lui demande de faire sur le champ de bataille.
Le développement de la défense de ses intérêts de classe, ainsi que sa conscience de classe stimulée par le rôle indispensable de l’avant-garde révolutionnaire, recèlent un potentiel encore plus grand de la classe ouvrière, celui de pouvoir s’unir en tant que classe pour renverser complètement l’appareil politique de la bourgeoisie comme elle l’a fait en Russie en 1917 et a menacé de le faire en Allemagne et ailleurs à l’époque. C’est-à-dire, renverser le système qui mène à la guerre. En effet, la Révolution d’Octobre et les insurrections qu’elle a alors suscitées dans les autres puissances impérialistes sont un exemple brillant non seulement d’opposition à la guerre mais aussi d’attaque contre le pouvoir de la bourgeoisie.
Aujourd’hui, nous sommes encore loin d’une telle période révolutionnaire. De même, les conditions de la lutte du prolétariat sont différentes de celles qui existaient à l’époque de la première tuerie impérialiste. Par contre, ce qui ne change pas face à la guerre impérialiste, ce sont les principes fondamentaux de l’internationalisme prolétarien et le devoir des organisations révolutionnaires de défendre ces principes bec et ongles, à contre-courant quand c’est nécessaire, au sein du prolétariat.
Les villages de Zimmerwald et de Kienthal, en Suisse, sont devenus célèbres en tant que lieux de rencontre des socialistes des deux camps lors de la Première Guerre mondiale, afin d’entamer une lutte internationale pour mettre fin à la boucherie et dénoncer les dirigeants patriotes des partis sociaux-démocrates. C’est lors de ces réunions que les bolcheviks, soutenus par la Gauche de Brême et la Gauche hollandaise, ont mis en avant les principes essentiels de l’internationalisme contre la guerre impérialiste qui sont toujours valables aujourd’hui : aucun soutien à l’un ou l’autre des camps impérialistes, le rejet de toutes les illusions pacifistes, et la reconnaissance que seules la classe ouvrière et sa lutte révolutionnaire peuvent mettre fin au système qui est basé sur l’exploitation de la force de travail et qui en permanence produit la guerre impérialiste.
Dans les années 1930 et 1940, seul le courant politique, appelé aujourd’hui la Gauche communiste, s’est accroché aux principes internationalistes développés par les bolcheviks pendant la Première Guerre mondiale. La Gauche italienne et la Gauche néerlandaise se sont activement opposées aux deux camps de la Deuxième Guerre impérialiste mondiale, rejetant les justifications fascistes et antifascistes du massacre. Ce faisant, ces Gauches communistes ont refusé tout soutien à l’impérialisme de la Russie stalinienne dans ce conflit.
Aujourd’hui, face à l’accélération du conflit impérialiste en Europe, les organisations politiques basées sur l’héritage de la Gauche communiste continuent à brandir la bannière d’un internationalisme prolétarien cohérent et de fournir un point de référence à ceux qui défendent les principes de la classe ouvrière.
C’est pourquoi les organisations et groupes de la Gauche communiste, aujourd’hui peu nombreux et peu connus, ont décidé de publier cette déclaration commune et de diffuser le plus largement possible les principes internationalistes qui ont été forgés contre la barbarie des deux guerres mondiales.
Aucun soutien à quelque camp que ce soit dans le carnage impérialiste en Ukraine.
Pas d’illusions dans le pacifisme : le capitalisme ne peut vivre que par des guerres sans fin.
Seule la classe ouvrière peut mettre fin à la guerre impérialiste par sa lutte de classe contre l’exploitation menant au renversement du système capitaliste.
Prolétaires du monde entier, unissez-vous !
Courant Communiste International [229]
Istituto Onorato Damen [230]
Internationalist Voice [231]
Internationalist Communist Perspective [232] (Korea)
6 avril 2022
La société bourgeoise, pourrie jusqu’à l’os, malade d’elle-même, vomit à nouveau son immonde torrent de fer et de feu. Chaque jour, la boucherie ukrainienne étale son cortège de bombardements massifs, d’embuscades, de sièges et de colonnes de réfugiés fuyant par millions le feu roulant des belligérants.
Au milieu du flot de propagande déversé par les gouvernements de tous les pays, deux mensonges se distinguent : le premier présente Poutine comme un « autocrate fou » prêt à tout pour devenir le nouveau Tsar d’un Empire reconstitué et faire main basse sur les « richesses » de l’Ukraine ; l’autre attribue la responsabilité essentielle du conflit aux « génocidaires » des populations russophones du Donbass que les « héroïques » soldats russes se devaient de protéger au péril de leur vie. La bourgeoisie a toujours pris un soin particulier pour masquer les causes réelles de la guerre en les drapant du voile idéologique de la « civilisation », de la « démocratie », des « droits de l’homme » et du « droit international ». Mais le véritable responsable de la guerre, c’est le capitalisme !
Depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir en 2000, la Russie a réalisé d’importants efforts pour se doter d’une armée plus moderne et reconquérir une influence au Moyen-Orient, notamment en Syrie, mais aussi en Afrique avec l’envoi de mercenaires en Libye, en Centre-Afrique et au Mali, semant toujours plus le chaos. Ces dernières années, elle n’a pas non plus hésité à lancer des offensives directes, en Géorgie en 2008, puis en occupant la Crimée et le Donbass en 2014, pour tenter de stopper le déclin de sa sphère d’influence, au risque de créer une forte instabilité à ses propres frontières. Suite au retrait américain d’Afghanistan, la Russie a cru pouvoir profiter de l’affaiblissement des États-Unis pour tenter de ramener l’Ukraine dans sa sphère d’influence, un territoire essentiel à sa position en Europe et dans le monde, d’autant que Kiev menaçait de s’arrimer à l’OTAN.
Depuis l’effondrement du bloc de l’Est, ce n’est certes pas la première fois que la guerre fait rage sur le continent européen. Les guerres dans les Balkans dans les années 1990 et le conflit dans le Donbass en 2014 avaient déjà charrié le malheur et la désolation sur le continent. Mais la guerre en Ukraine a d’ores et déjà des implications beaucoup plus graves que les conflits précédents, illustrant combien le chaos se rapproche de plus en plus des principaux centres du capitalisme.
La Russie, une des principales puissances militaires, est, en effet, directement et massivement impliquée dans l’invasion d’un pays occupant une position stratégique en Europe, aux frontières de l’Union européenne. À l’heure où nous écrivons ces lignes, la Russie aurait déjà perdu plus de 10 000 soldats et bien plus encore de blessés et de déserteurs. Des villes entières ont été rasées par une pluie de bombes. Le nombre de victimes civiles est probablement considérable. Et tout cela, en à peine un mois de guerre ! (1)
La région voit désormais une énorme concentration de troupes et de matériels militaires de pointe, non seulement en Ukraine, avec l’acheminement d’armes, de soldats et de mercenaires de toute part, mais aussi dans toute l’Europe de l’Est avec le déploiement de milliers de soldats de l’OTAN et la mobilisation du seul allié de Poutine, la Biélorussie. Plusieurs États européens ont également décidé d’accroître considérablement leurs efforts en matière d’armements, aux premiers rangs desquels, les États baltes, mais aussi l’Allemagne qui a récemment annoncé le doublement du budget consacré à sa « défense ».
La Russie, de son côté, menace régulièrement tout le monde de représailles militaires et brandit sans vergogne son arsenal nucléaire. Le ministre français de la Défense a lui aussi rappelé à Poutine qu’il avait en face de lui « des puissances nucléaires », avant de calmer le jeu au profit d’un ton désormais plus « diplomatique ». Sans même parler d’un conflit nucléaire, le risque d’un accident industriel majeur est toujours à craindre. Des combats féroces ont déjà eu lieu sur les sites nucléaires de Tchernobyl et Zaporijia, où des locaux (heureusement administratifs) ont pris feu suite à des bombardements.
À cela s’ajoute une crise migratoire majeure en Europe même. Des millions d’Ukrainiens fuient vers les pays limitrophes pour échapper à la guerre et à l’enrôlement de force dans l’armée de Zelensky. Mais compte tenu du poids du populisme en Europe et de la volonté parfois explicite de plusieurs États d’instrumentaliser cyniquement les migrants à des fins impérialistes (comme on a récemment pu le voir à la frontière biélorusse ou à travers les menaces régulières de la Turquie envers l’Union européenne), à terme, cet exode massif pourrait créer de graves tensions et une forte instabilité.
En somme, la guerre en Ukraine comporte un risque majeur de chaos, de déstabilisation et de destruction à l’échelle internationale. Si ce conflit ne débouchait pas lui-même sur une conflagration plus meurtrière encore, il ne fait qu’accroître considérablement de tels dangers, avec des tensions et des risques « d’escalades » incontrôlées pouvant déboucher sur des conséquences inimaginables.
Si la bourgeoisie russe a ouvert les hostilités pour défendre ses sordides intérêts impérialistes, la propagande présentant l’Ukraine et les pays occidentaux comme les victimes d’un « dictateur fou » n’est qu’une hypocrite mascarade. Depuis des mois, le gouvernement américain n’a cessé d’alerter sur l’imminence d’une attaque russe de manière provocatrice, tout en proclamant qu’il ne mettrait pas les pieds sur le sol ukrainien.
Depuis la dislocation de l’URSS, la Russie a continuellement été menacée sur ses frontières, tant en Europe de l’Est que dans le Caucase et en Asie centrale. Les États-Unis et les puissances européennes ont méthodiquement repoussé la sphère d’influence russe en intégrant de nombreux pays de l’Est à l’Union européenne et à l’OTAN. C’est aussi le sens qu’il faut donner à l’éviction de l’ex-président géorgien, Chevardnadze, en 2003, lors de la « révolution des roses » qui a porté une clique pro-américaine au pouvoir, comme à la « révolution orange » de 2004 en Ukraine et à tous les conflits qui s’en sont suivis entre les différentes factions de la bourgeoisie locale. Le soutien actif des puissances occidentales à l’opposition pro-européenne en Biélorussie, la guerre dans le Haut-Karabakh sous la pression de la Turquie (membre de l’OTAN) et les règlements de compte au plus haut sommet de l’État kazakh n’ont fait qu’accentuer le sentiment d’urgence au sein de la bourgeoisie russe.
Tant pour la Russie tsariste que « soviétique », l’Ukraine a toujours représenté un enjeu central de sa politique extérieure. En effet, l’Ukraine est pour Moscou la seule et dernière voie d’accès direct à la Méditerranée. L’annexion de la Crimée en 2014 obéissait déjà à cet impératif de l’impérialisme russe directement menacé d’encerclement par des régimes pour la plupart pro-américains. La volonté affichée des États-Unis de rattacher Kiev à l’Occident est donc vécue par Poutine et sa clique comme une véritable provocation. En ce sens, même si l’offensive de l’armée russe paraît totalement irrationnelle et vouée dès le départ à l’échec, elle est pour Moscou un « coup de force » désespéré destiné à maintenir son rang de puissance mondiale.
Parfaitement lucide sur la situation de la Russie, la bourgeoisie américaine, bien que divisée sur la question, n’a pas manqué de pousser Poutine à la faute en multipliant les provocations. Lorsque Biden a explicitement assuré qu’il n’interviendrait pas directement en Ukraine, il a délibérément laissé un vide que la Russie a aussitôt utilisé en espérant freiner son déclin sur la scène internationale. Ce n’est pas la première fois que les États-Unis font usage d’un froid machiavélisme pour arriver à leurs fins : déjà en 1990, Bush père avait poussé Saddam Hussein dans un piège en prétendant ne pas vouloir intervenir pour défendre le Koweït. On connaît la suite…
Il est encore trop tôt pour prédire la durée et l’ampleur des destructions déjà considérables en Ukraine, mais depuis les années 1990, nous avons connu les massacres de Srebrenica, de Grozny, de Sarajevo, de Falloujah ou d’Alep. Quiconque commence une guerre est bien souvent condamné à s’enliser. Dans les années 1980, la Russie a payé le prix fort suite à l’invasion de l’Afghanistan qui a conduit à l’implosion de l’URSS. Les États-Unis ont connu leurs propres fiascos, les affaiblissant tant sur le plan militaire qu’économique. Toutes ces aventures se sont finalement soldées, en dépit d’apparentes victoires initiales, par des revers cuisants et ont considérablement affaibli les belligérants. La Russie de Poutine, si elle ne devait pas carrément se replier après une humiliante défaite, n’échappera pas à l’enlisement, même si elle parvenait à s’emparer des grandes villes ukrainiennes.
« Un nouvel impérialisme menace la paix du monde », (2) « Les Ukrainiens combattent l’impérialisme russe depuis des centaines d’années »… (3)
« L’impérialisme russe », la bourgeoisie n’a que ces mots à la bouche, comme si la Russie était la quintessence de l’impérialisme face au « poussin sans défense » ukrainien. En réalité, depuis l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, la guerre et le militarisme sont devenus des caractéristiques fondamentales de ce système. Tous les États, petits ou grands, sont impérialistes ; toutes les guerres, qu’elles se prétendent « humanitaires », « libératrices » ou « démocratiques », sont des guerres impérialistes. C’est ce qu’avaient déjà identifié les révolutionnaires lors de la Première Guerre mondiale : au début du XXe siècle, le marché mondial était entièrement partagé en chasses gardées par les principales nations capitalistes. Face à la concurrence accrue et à l’impossibilité de desserrer l’étau des contradictions du capitalisme par de nouvelles conquêtes coloniales ou commerciales, les États constituèrent des arsenaux gigantesques et soumirent l’ensemble de la vie économique et sociale aux impératifs de la guerre. C’est dans ce contexte qu’éclata la Guerre mondiale en août 1914, une boucherie alors inégalée dans l’histoire de l’humanité, éclatante expression d’une nouvelle « ère de guerres et de révolutions ».
Confrontée à une concurrence acharnée et à l’omniprésence de la guerre, dans chaque nation, petite ou grande, se sont développés deux phénomènes qui constituent les caractéristiques majeures de la période de décadence : le capitalisme d’État et les blocs impérialistes. « Le capitalisme d’État […] répond à la nécessité pour chaque pays, en vue de la confrontation avec les autres nations, d’obtenir le maximum de discipline en son sein de la part des différents secteurs de la société, de réduire au maximum les affrontements entre classes mais aussi entre fractions rivales de la classe dominante, afin, notamment, de mobiliser et contrôler l’ensemble de son potentiel économique. De même, la constitution de blocs impérialistes correspond au besoin d’imposer une discipline similaire entre différentes bourgeoisies nationales afin de limiter leurs antagonismes réciproques et de les rassembler pour l’affrontement suprême entre les deux camps militaires ». (4) Le monde capitaliste s’est ainsi divisé tout au long du XXe siècle en blocs rivaux : Alliés contre puissances de l’Axe, bloc de l’Ouest contre bloc de l’Est.
Mais avec l’effondrement de l’URSS, à la fin des années 1980, s’ouvrait la phase ultime de la décadence du capitalisme : la période de sa décomposition généralisée, (5) marquée par la disparition, depuis plus de 30 ans, des blocs impérialistes. La relégation du « gendarme » russe et, de facto, la dislocation du bloc américain, ouvraient la voie à toute une série de rivalités et de conflits locaux jusque-là étouffés par la discipline de fer des blocs. Cette tendance au chacun pour soi et à l’accroissement du chaos s’est entièrement confirmée depuis.
L’unique « super-puissance » amé ricaine tenta dès 1990 de faire régner un minimum d’ordre dans le monde et de freiner le déclin inéluctable de son propre leadership… par le recours à la guerre. Comme le monde avait cessé d’être partagé en deux camps impérialistes disciplinés, un pays comme l’Irak crut possible de faire main basse sur un ex-allié du même bloc, le Koweït. Les États-Unis, à la tête d’une coalition de 35 pays lancèrent une offensive meurtrière censée décourager toute tentation future d’imiter les agissements de Saddam Hussein.
Mais, l’opération ne pouvait nullement mettre fin au chacun pour soi sur le plan impérialiste, manifestation typique du processus de décomposition de la société. Dans les guerres des Balkans s’étalaient déjà au grand jour les pires rivalités entre les puissances de l’ancien bloc occidental, en particulier la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne qui, outre les interventions meurtrières américaines et russes, se faisaient quasiment la guerre par l’intermédiaire des différents belligérants en ex-Yougoslavie. L’attaque terroriste du 11 septembre 2001 marquait à son tour un nouveau pas significatif dans le chaos, frappant le cœur du capitalisme mondial. Loin des théories gauchistes sur les prétendus appétits pétroliers américains dont le coût abyssal de la guerre a révélé l’ineptie, c’est fondamentalement dans ce contexte que les États-Unis ont dû lancer les invasions de l’Afghanistan en 2001 et celle de l’Irak, à nouveau, en 2003, au nom de « la guerre contre le terrorisme ».
L’Amérique était lancée dans une véritable fuite en avant : lors de la seconde guerre du Golfe, l’Allemagne, la France et la Russie ne se contentaient plus seulement de traîner des pieds derrière l’oncle Sam, elles refusaient carrément d’engager leurs soldats. Surtout, chacune de ces opérations n’a fait qu’engendrer un chaos et une instabilité tels que les États-Unis ont fini par s’enliser, au point de devoir quitter de façon humiliante l’Afghanistan 20 ans plus tard, en laissant derrière eux un champ de ruines aux mains des talibans qu’ils étaient pourtant venus combattre, comme ils avaient déjà dû abandonner l’Irak en proie à une immense anarchie, déstabilisant toute la région, en particulier la Syrie voisine. Afin de défendre leur rang de première puissance mondiale, les États-Unis sont donc devenus le principal propagateur du chaos dans la période de décomposition.
Aujourd’hui, les États-Unis ont indéniablement marqué des points sur le plan impérialiste, sans même devoir intervenir directement. La Russie, adversaire de longue date, est engagée dans une guerre ingagnable qui va se traduire, quelle qu’en soit l’issue, par un affaiblissement militaire et économique majeur. Déjà, l’Union européenne et les États-Unis ont annoncé la couleur : il s’agit, selon la cheffe de la diplomatie européenne, de « dévaster l’économie russe »… et tant pis pour le prolétariat en Russie qui paiera toutes ces mesures de rétorsions, comme pour le prolétariat ukrainien qui est la première victime et l’otage du déchaînement de la barbarie guerrière !
Les Américains ont également repris en main l’OTAN que le président français annonçait pourtant « en état de mort cérébrale », renforçant considérablement leur présence à l’Est et contraignant les principales puissances européennes (Allemagne, France et Royaume-Uni) à assumer davantage le fardeau économique du militarisme pour la défense des frontières orientales de l’Europe, politique que les États-Unis essaient de mettre en œuvre depuis plusieurs années, notamment sous la présidence de Trump et poursuivie par Biden, afin de concentrer leur force contre leur principal ennemi : la Chine.
Pour les Européens, la situation représente une défaite diplomatique de premier ordre et une perte d’influence considérable. Le conflit attisé par les États-Unis n’était pas voulu par la France et l’Allemagne qui, du fait de leur dépendance vis-à-vis du gaz russe et du marché que ce pays représente pour leurs propres marchandises, n’ont strictement rien à gagner de ce conflit. Au contraire, l’Europe va subir une nouvelle accélération de la crise économique sous l’impact de la guerre et des sanctions imposées. Les Européens ont donc dû se ranger derrière le bouclier américain alors que l’affaiblissement diplomatique suscité par la désinvolture de Trump leur avait fait espérer un retour en force du vieux continent sur la scène internationale.
Le fait que les principales puissances européennes soient contraintes de se ranger derrière les États-Unis constitue-t-il les prémices de la formation d’un nouveau bloc impérialiste ? La période de décomposition n’interdit pas, en soi, la constitution de nouveaux blocs, bien que le poids du chacun pour soi entrave considérablement cette éventualité. Néanmoins, dans la situation, la volonté irrationnelle de chaque État de défendre ses propres intérêts impérialistes se trouve largement renforcée. L’Allemagne a traîné quelque peu des pieds pour appliquer les sanctions et continue à marcher sur des œufs pour ne pas sanctionner les exportations de gaz russe dont elle dépend fortement. Par ailleurs, elle n’a cessé, avec la France, d’intervenir pour offrir une sortie diplomatique à la Russie, ce que Washington cherche bien sûr à retarder. Même la Turquie et Israël essaient d’offrir leurs « bons services » en tant qu’intermédiaires. À terme, avec l’accroissement de leurs dépenses militaires, les grandes puissances européennes pourraient même chercher à s’émanciper de la tutelle américaine, ambition que Macron défend régulièrement à travers son projet de « défense européenne ». Si les États-Unis ont indéniablement marqué des points de façon immédiate, chaque pays essaie donc aussi de jouer sa propre carte, compromettant la constitution d’un bloc d’autant plus facilement que la Chine, de son côté, ne parvient à fédérer aucune puissance importante derrière elle et se retrouve même freinée et affaiblie pour défendre ses propres objectifs.
À travers cette manœuvre, la bourgeoisie américaine ne visait cependant pas uniquement ni prioritairement la Russie. L’affrontement entre les États-Unis et la Chine détermine aujourd’hui les rapports impérialistes globaux. En créant une situation de chaos en Ukraine, Washington a surtout cherché à entraver l’avancée de la Chine vers l’Europe, bloquant, pour une période encore indéterminée, les « routes de la soie » qui devaient passer par les pays d’Europe de l’Est. Après avoir menacé les voies maritimes de la Chine dans la région de l’Indo-Pacifique avec, notamment, la création de l’alliance AUKUS en 2021, (6) Biden vient de créer un énorme fossé en Europe, empêchant la Chine de faire transiter ses marchandises par voie terrestre.
Les États-Unis ont également réussi à montrer l’impuissance de la Chine à jouer un rôle de partenaire fiable sur la scène internationale, puisque celle-ci n’a pas d’autre choix que de soutenir de façon très molle la Russie. En ce sens, l’offensive américaine à laquelle nous assistons s’inscrit dans le cadre plus global de sa stratégie de confinement de la Chine.
Depuis les guerres en ex-Yougoslavie, en Afghanistan et au Moyen-Orient, les États-Unis sont devenus, comme on l’a vu, le principal facteur de chaos dans le monde. Jusqu’à présent, cette tendance s’est d’abord vérifiée dans les pays périphériques du capitalisme, bien que les pays centraux en aient aussi subi les conséquences (terrorisme, crises migratoires, etc.). Mais aujourd’hui, la première puissance mondiale suscite le chaos aux portes d’un des principaux centres du capitalisme. Cette stratégie criminelle, c’est le « démocrate » et « modéré » Joe Biden qui la conduit. Son prédécesseur, Donald Trump, avait une réputation largement méritée de tête brûlée, mais il apparaît désormais évident que pour neutraliser la Chine, seule la stratégie diffère : Trump voulait négocier des accords avec la Russie, Biden et la majorité de la bourgeoisie américaine veulent la saigner à blanc. Poutine et sa clique d’assassins ne valent pas mieux, tout comme Zelensky qui n’hésite pas à prendre en otage toute une population et à la sacrifier comme chair à canon au nom de la défense de la patrie. Et que dire des hypocrites démocraties européennes qui, tout en pleurant des larmes de crocodile sur les victimes de la guerre, livrent des quantités phénoménales de matériel militaire ?
De gauche ou de droite, démocratiques ou dictatoriales, tous les pays, toutes les bourgeoisies nous mènent vers le chaos et la barbarie à marche forcée ! Plus que jamais, la seule alternative qui s’offre à l’humanité, c’est : socialisme ou barbarie !
EG, 21 mars 2022
1) À titre de comparaison, l’URSS avait perdu 25 000 soldats durant les 9 ans de la terrible guerre qui avait ravagé l’Afghanistan dans les années 1980.
2) « Contre l’impérialisme russe, pour un sursaut internationaliste », Mediapart (2 mars 2022). Cet article au titre évocateur confine à la farce, surtout de la part de son auteur, Edwy Plenel, va-t-en-guerre patenté et grand défenseur de l’impérialisme français.
3) « To understand the Ukraine-Russia conflict, look to colonialism », The Washington Post (24 février 2022).
4) « Militarisme et décomposition [233] », Revue internationale n° 64 (1er trimestre 1991).
5) « La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [61] », Revue internationale n° 107 (4e trimestre 2001).
6) « Alliance militaire AUKUS : L’exacerbation chaotique des rivalités impérialistes [234] », Révolution internationale n° 491 (novembre décembre 2021).
Nous vivons la campagne de propagande guerrière la plus intense depuis la Seconde Guerre mondiale, non seulement en Russie et en Ukraine, mais aussi dans le monde entier. Il est donc essentiel que tous ceux qui cherchent à défendre l’internationalisme prolétarien face aux tambours de la guerre saisissent chaque occasion de se réunir pour discuter et clarifier, pour se soutenir et se solidariser, et pour mieux définir la méthode des révolutionnaires contre la campagne militariste de la bourgeoisie. C’est pourquoi le CCI a organisé une série de réunions publiques en ligne et physiques dans plusieurs langues (anglais, français, espagnol, néerlandais, italien, allemand, portugais et turc) et continuera d’en organiser d’autres dans un avenir proche.
Dans l’espace de ce court article, nous ne pouvons pas résumer toutes les discussions qui ont eu lieu, qui ont été marquées par une atmosphère sérieuse et fraternelle, un réel désir de comprendre ce qui se passe. Nous souhaitons plutôt nous concentrer sur certaines des principales questions et thématiques qui ont émergé. Nous publierons également sur notre site internet des contributions de sympathisants qui apportent leur propre vision des discussions et de leur dynamique.
Le premier thème, et probablement le plus vital, a été un large accord sur le fait que les principes fondamentaux de l’internationalisme (aucun soutien à l’un ou l’autre des camps impérialistes, rejet de toutes les illusions pacifistes, affirmation de la lutte de classe internationale comme seule force pouvant réellement s’opposer à la guerre) restent plus valables que jamais, malgré l’énorme pression idéologique, surtout dans les pays occidentaux, pour se rallier à la défense de la « courageuse petite Ukraine » contre l’ours russe. D’aucuns pourraient répondre qu’il ne s’agit là que de banales généralisations, mais il ne faut en aucun cas les prendre pour argent comptant, et il n’est certainement pas facile de les mettre en avant dans le climat actuel, où l’on observe très peu de signes d’une quelconque opposition de classe à la guerre. Les internationalistes doivent reconnaître qu’ils nagent, pour l’instant, à contre-courant. En ce sens, ils sont dans une situation similaire à celle des révolutionnaires qui, en 1914, ont eu la tâche de s’accrocher à leurs principes face à l’hystérie guerrière qui a accompagné les premiers jours et les premiers mois de la guerre. Mais nous pouvons aussi nous inspirer de la réaction ultérieure de la classe ouvrière contre la guerre qui transforma les slogans généraux des internationalistes en un guide d’action visant à renverser l’ordre mondial capitaliste.
Un deuxième élément clé de la discussion (et qui a été moins largement partagé) était la nécessité de comprendre la gravité de la guerre actuelle qui, après la pandémie de Covid, fournit une preuve supplémentaire que le capitalisme dans sa période de décomposition est une menace croissante pour la survie même de l’humanité. Même si la guerre en Ukraine ne prépare pas le terrain pour la formation de nouveaux blocs impérialistes qui entraîneront l’humanité dans une troisième (et sans doute dernière) guerre mondiale, elle exprime néanmoins l’intensification et l’extension de la barbarie militaire qui, combinée à la destruction de la nature et à d’autres manifestations d’un système à l’agonie, aurait finalement le même résultat qu’une guerre mondiale. À notre avis, la guerre actuelle marque une étape importante dans l’accélération de la décomposition du capitalisme, un processus qui contient la menace de submerger le prolétariat avant qu’il ne soit capable de rassembler ses forces pour une lutte consciente contre le capital.
Nous ne développerons pas ici les raisons pour lesquelles nous rejetons l’argument selon lequel nous assistons à la reconstitution de blocs militaires stables. Nous dirons simplement que, malgré des tendances réelles à une « bipolarisation » des antagonismes impérialistes, nous considérons toujours qu’elles sont contrebalancées par la tendance opposée de chaque puissance impérialiste à défendre ses intérêts particuliers et à résister à la subordination à une puissance mondiale particulière. Mais cette dernière tendance est synonyme d’une perte croissante de contrôle de la part de la classe dirigeante, d’un glissement de plus en plus irrationnel et imprévisible vers le chaos, ce qui, à bien des égards, conduit à une situation plus périlleuse que celle dans laquelle la planète était « gérée » par des blocs impérialistes rivaux pendant la « guerre froide ».
Un certain nombre de camarades présents aux réunions ont posé des questions sur cette analyse ; et certains, par exemple les membres de la Communist Workers Organisation lors des réunions anglophones, étaient clairement opposés à notre cadre d’analyse de la décomposition. Mais il ne fait aucun doute que la défense d’une position internationaliste cohérente doit s’appuyer centralement sur la capacité à développer une analyse sérieuse de la situation mondiale, sinon il y a un danger d’être désorienté par la rapidité et l’imprévisibilité des événements immédiats. Contrairement à l’analyse de la guerre faite par les camarades des Cahiers du Marxisme Vivant lors d’une des réunions en France, nous ne pensons pas que de simples explications économiques, la recherche du profit à court terme, puissent expliquer l’origine réelle et la dynamique du conflit impérialiste dans une époque historique où les motivations économiques sont de plus en plus dominées par les impératifs militaires et stratégiques. Les coûts ruineux de cette guerre fourniront des preuves supplémentaires de cette affirmation.
Il est tout aussi important de comprendre la source et la direction du conflit impérialiste que de faire une analyse lucide de la situation de la classe ouvrière mondiale et des perspectives de la lutte de classe. Bien qu’il y ait un accord général sur le fait que la campagne de guerre inflige de sérieux coups à la conscience d’une classe ouvrière qui avait déjà souffert d’une profonde perte de confiance et de conscience de soi, certains participants à la réunion ont eu tendance à penser que la classe ouvrière n’était plus un obstacle à la guerre. Nous avons répondu que la classe ouvrière ne peut être traitée comme une masse homogène. Il est évident que la classe ouvrière en Ukraine, qui a été effectivement noyée par la mobilisation pour la « défense de la nation », a subi une véritable défaite. Mais c’est différent en Russie où il y a clairement une opposition généralisée à la guerre malgré la répression brutale de toute dissidence, et dans l’armée russe où il y a des signes de démoralisation et même de rébellion. Mais surtout, on ne peut compter sur le prolétariat d’Europe de l’Ouest pour se sacrifier, que ce soit sur le plan économique ou militaire, et la classe dirigeante de ces pays est depuis longtemps incapable d’utiliser autre chose que des soldats professionnels pour ses aventures militaires. Dans le sillage des grèves de masse en Pologne en 1980, le CCI a développé une critique de la théorie de Lénine selon laquelle la chaîne du capitalisme mondial se briserait dans son « maillon le plus faible », c’est-à-dire dans les pays moins développés, selon le modèle de la Russie en 1917. Au lieu de cela, nous avons insisté sur le fait que la classe ouvrière d’Europe occidentale, plus expérimentée politiquement, serait la clé de la généralisation de la lutte des classes. Dans un prochain article, nous expliquerons pourquoi nous pensons que ce point de vue reste valable aujourd’hui, malgré les changements dans la composition du prolétariat mondial qui ont eu lieu par la suite.
Les participants à la réunion ont partagé une préoccupation légitime quant à la responsabilité spécifique des révolutionnaires face à cette guerre. Dans les réunions française et espagnole, cette question a été au centre de la discussion, mais à notre avis, un certain nombre de camarades se sont orientés vers une approche activiste, surestimant la possibilité que nos slogans internationalistes aient un impact immédiat sur le cours des événements. Pour prendre l’exemple de l’appel à la fraternisation entre prolétaires en uniforme : bien qu’il reste parfaitement valable en tant que perspective générale, sans le développement d’un mouvement de classe plus général tel que nous l’avons vu dans les usines et les rues en Russie et en Allemagne en 1917-18, il y a peu de chances que les combattants des deux côtés de la guerre actuelle se considèrent comme des camarades de classe. Et bien sûr, les véritables internationalistes sont une si petite minorité aujourd’hui qu’ils ne peuvent pas s’attendre à avoir un impact immédiat sur le cours de la lutte des classes en général.
Néanmoins, nous ne pensons pas que cela signifie que les révolutionnaires sont condamnés à être une voix dans le désert. Encore une fois, nous devons nous inspirer de figures comme Lénine et Luxemburg, en 1914, qui ont compris la nécessité de planter le drapeau de l’internationalisme même lorsqu’ils étaient isolés de la masse de leur classe, de continuer à lutter pour les principes face à la trahison des anciennes organisations ouvrières, et de développer une analyse profonde des causes réelles de la guerre face aux alibis de la classe dirigeante. De même, nous devons suivre l’exemple de la conférence de Zimmerwald et d’autres conférences qui ont exprimé la détermination des internationalistes à se réunir et à publier un manifeste commun contre la guerre, bien qu’ils aient des analyses et des perspectives différentes.
Dans ce sens, nous nous félicitons de la participation d’autres organisations révolutionnaires à ces réunions, de leur contribution au débat et de leur volonté d’examiner notre proposition de déclaration commune de la Gauche communiste contre la guerre. Nous ne pouvons que regretter la décision ultérieure de la CWO/TCI de rejeter notre proposition, un problème sur lequel nous devrons revenir dans un prochain article.
Il était également important que, en réponse aux questions des camarades concernant ce qui pouvait être fait dans leur localité ou leur pays, le CCI souligne la primauté de l’établissement et du développement de contacts et d’activités internationales, de l’intégration des spécificités locales et nationales dans un cadre d’analyse plus global. Le travail à l’échelle internationale fournit aux révolutionnaires un moyen de lutter contre l’isolement et la démoralisation qui peut en résulter.
Une guerre impérialiste majeure ne peut que souligner la réalité du fait que l’activité révolutionnaire n’a de sens que dans le cadre des organisations politiques révolutionnaires. Comme nous l’avons écrit dans notre rapport sur la structure et le fonctionnement de l’organisation révolutionnaire, « La classe ouvrière ne donne pas naissance à des militants révolutionnaires mais à des organisations révolutionnaires : il n’y a pas de relation directe entre les militants et la classe ». Ceci met en évidence la responsabilité des organisations de la Gauche communiste en fournissant un cadre, un point de référence militant autour duquel les camarades individuels peuvent s’orienter. En retour, les organisations ne peuvent être renforcées que par les contributions et le soutien actif qu’elles reçoivent de ces camarades.
Amos, 8 avril 2022
La lutte contre la guerre ne peut être prise en main par la classe ouvrière que par la lutte sur son propre terrain de classe et son unification internationale. Les organisations révolutionnaires ne peuvent pas attendre une mobilisation massive de la classe ouvrière contre la guerre : elles doivent agir comme un fer de lance déterminé dans la défense de l’internationalisme et mettre en évidence la nécessité du renversement du système. Cela exige que la classe ouvrière et ses organisations révolutionnaires se réapproprient les leçons et les attitudes des luttes précédentes contre la guerre. L’expérience de la conférence de Zimmerwald est très éclairante à cet égard.
Zimmerwald est une petite ville de Suisse. En septembre 1915, elle a accueilli une petite conférence : 38 délégués de 12 pays, tous les internationalistes transportés « dans deux taxis », comme le disait Trotsky en plaisantant. Même parmi eux, seule une petite minorité défendait une position réellement révolutionnaire contre la guerre. Seuls les bolcheviks autour de Lénine et quelques autres groupes allemands défendaient des méthodes et des objectifs révolutionnaires : la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, la destruction du capitalisme comme source de toutes les guerres. Les autres participants avaient une position centriste ou penchaient même fortement à droite.
Le résultat des débats acharnés de Zimmerwald fut un manifeste aux prolétaires du monde qui était à bien des égards un compromis entre la gauche et le centre, puisqu’il ne reprenait pas les slogans révolutionnaires des bolcheviks. Néanmoins, sa dénonciation retentissante de la guerre et son appel à l’action de classe contre celle-ci lui ont permis d’articuler et de politiser les sentiments anti-guerre qui se développaient dans la masse de la classe ouvrière.
L’exemple de Zimmerwald démontre que, pour les révolutionnaires, la lutte contre la guerre se déroule à trois niveaux distincts mais interconnectés :
– La propagande et l’agitation. Les révolutionnaires n’ont pas attendu que la classe se mette en mouvement : ils ont commencé l’agitation contre la guerre dès le premier jour des hostilités, bien avant que la classe ne soit en mesure de réagir. Le regroupement des révolutionnaires en organisations politiques leur a permis de développer leur propagande et leur agitation par le biais d’une presse régulière et de tracts produits en masse, et de prendre la parole dans les assemblées et conseils ouvriers (qui surgirent plus tard), non pas en tant qu’individus ne représentant qu’eux-mêmes mais au nom d’une tendance politique définie au sein du mouvement de classe.
– Organisationnel. La trahison de la majorité des vieux partis exigeait que la minorité d’internationalistes travaille en tant que fraction organisée, pour travailler soit à l’expulsion des traîtres, soit, lorsque cela s’avérait impossible, comme c’était le cas dans la majorité des cas, pour lutter afin de gagner le maximum d’éléments sains et préparer le terrain pour un nouveau parti, une nouvelle Internationale. Cela exigeait une lutte acharnée contre le centrisme et l’opportunisme, contre l’influence idéologique de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. C’est ainsi que la gauche de Zimmerwald, en particulier, a été la force motrice de la formation de la Troisième Internationale en 1919. Dans une situation de guerre ou de révolution imminente, l’héroïsme de militants individuels comme Luxemburg, Liebknecht, John Mclean ou Sylvia Pankhurst était certes vital, mais ne pouvait être suffisant à lui seul. Il ne pouvait avoir un sens réel que dans le contexte d’une organisation collective autour d’un programme politique clair.
– Théorique. La nécessité de comprendre les caractéristiques de la nouvelle époque exige un patient travail d’élaboration théorique, une capacité à prendre du recul et à réévaluer l’ensemble de la situation à la lumière du passé et des perspectives d’avenir. Les travaux de Lénine, Boukharine, Luxemburg, Pannekoek et d’autres ont permis au mouvement politique de classe renaissant de comprendre qu’une nouvelle époque s’était ouverte, une époque dans laquelle la lutte de classe prendrait de nouvelles formes et de nouvelles méthodes pour atteindre des objectifs directement révolutionnaires. Il y avait des divergences considérables sur un certain nombre de questions, par exemple entre Lénine et Luxemburg sur l’auto-détermination nationale, mais cela ne les empêchait pas d’adopter une position commune contre la guerre tout en continuant à débattre aussi passionnément et intensément qu’auparavant.
Nous ne pouvons pas entrer dans les détails ici, mais nous encourageons nos lecteurs à lire les articles suivants :
– « Zimmerwald (1915-1917) : de la guerre à la révolution [235] », Revue internationale n° 44.
– « Conférence de Zimmerwald : les courants centristes dans les organisations politiques du prolétariat [236] », Revue internationale n° 155.
CCI, 7 avril 2022
Face à la barbarie de la guerre, la bourgeoisie a toujours cherché à dissimuler sa responsabilité meurtrière et celle de son système derrière de cyniques mensonges. La guerre en Ukraine n’échappe nullement au torrent de propagande et à l’instrumentalisation immonde des souffrances qu’elle génère. Il ne se passe par un seul jour sans que, sur toutes les chaînes de télévision et à la Une de tous les journaux, d’habitude si discrètes sur les malheurs que le capitalisme inflige à l’humanité, on nous montre l’exode massif et la détresse des familles ukrainiennes fuyant les bombardements. Les médias ont étalé les images d’enfants ukrainiens traumatisés et victimes de la guerre.
Avec l’exploitation propagandiste du choc légitime provoqué par la diffusion d’images atroces d’exactions, d’exode, d’horreur et de bombardements, la guerre en Ukraine a permis à la bourgeoisie des pays démocratiques de récupérer un élan spontané de sympathie et de compassion pour orchestrer une gigantesque campagne « humanitaire » autour des « initiatives citoyennes » envers les réfugiés ukrainiens (et même autour de la répression féroce des manifestants et opposants russes à la guerre) et instrumentaliser cyniquement la détresse et le désespoir des victimes du plus grand exode de populations depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Partout, sont organisés des « couloirs humanitaires » et « des réseaux citoyens » d’aide aux réfugiés ukrainiens, afin de justifier la fourniture d’un immense arsenal mortifère destiné à « défendre un peuple martyr » de « l’ogre russe ». Même dans les petits villages, des collectes, des dons et toutes sortes « d’initiatives » ou de spectacles sont organisés et encouragés par les autorités en solidarité avec les réfugiés ukrainiens.
Derrière les hommages vibrants au martyr du « peuple ukrainien », il y a la sordide réalité d’une exploitation éhontée d’élans de générosité, exploitée par des États, tous des va-t-en guerre et qui n’ont que faire du sort tragique d’une population prise en otage entre les bombardements de la Russie et la « mobilisation générale » forcée du gouvernement Zelensky. Au yeux de la bourgeoisie, le « peuple ukrainien » sert surtout de chair à canon dans un « combat patriotique » contre « l’envahisseur ». Le même cynisme explique pourquoi la bourgeoisie occidentale à jeté un voile pudique sur les massacres perpétrés par le gouvernement ukrainien, depuis 2014, dans les régions russophones de Lougansk et de Donetsk, qui ont tout de même fait près de 14 000 morts en 8 ans.
Le prétendu humanisme des États européens est un énorme mensonge et une pure mystification. L’effort pour accueillir et aider les réfugiés est, pour l’essentiel, dû à l’initiative des populations et nullement le fait des États. Il est indéniable que, depuis le déclenchement de la guerre et dès le début de l’exode des familles, on a assisté à un énorme élan spontané de solidarité. Cette réaction immédiate, profondément humaine, de porter à tous secours, assistance et aide, en proposant un toit, en apportant des repas, à ceux qui sont brutalement plongés dans la détresse et le désespoir est réconfortant.
Mais, cette solidarité élémentaire ne suffit pas. Elle n’est pas le produit d’une mobilisation collective des prolétaires sur leur terrain de classe. Elle provient d’une somme d’initiatives individuelles que la bourgeoisie ne manque jamais de récupérer, d’exploiter et d’instrumentaliser à son profit, comme aujourd’hui. D’ailleurs, ces réactions ont été immédiatement détournées sur le terrain de la propagande bourgeoise pour justifier la guerre, exalter le poison mortel du nationalisme et tenter de recréer un climat d’union sacrée contre « l’infâme envahisseur russe ».
Les puissances démocratiques d’Europe occidentale ne pouvaient pas faire autrement que d’ouvrir leurs frontières aux réfugiés ukrainiens, à moins de bloquer par la contrainte des centaines de milliers d’entre-eux à l’intérieur des frontières ukrainiennes. C'était alors toute leur propagande guerrière anti-russe qui s’effondrait. En effet, si elles se déclarent prêtes à accueillir les Ukrainiens, c’est pour justifier idéologiquement une mobilisation et surtout des livraisons d’armes à l’Ukraine contre les « monstruosités de Poutine » et pour défendre ses propres intérêts impérialistes nationaux.
En même temps, ces campagnes servent à masquer que la responsabilité de cette situation dramatique incombe à tous les États, à la logique de concurrence et de rivalités impérialistes du système lui-même qui génère la multiplication des foyers de guerre, la généralisation de la misère, les exodes massifs de populations, le chaos et la barbarie.
Tous les États charognards versent aujourd’hui des larmes de crocodile sur les réfugiés ukrainiens qu’ils disent accueillir à bras ouverts au nom du prétendu « droit d’asile ». Ces belles promesses d’accueil des réfugiés ne sont que de la poudre aux yeux. Partout, les États d’Europe occidentale ont instauré des quotas d’accueil pour les migrants qui fuient la misère, le chaos et la guerre. Ces réfugiés va-nu-pieds ne sont pas comme la majorité des Ukrainiens, des Européens blonds aux yeux bleus ; ils ne sont pas de confession chrétienne, mais souvent musulmans. Ils sont triés comme du bétail entre les « réfugiés économiques », totalement indésirables, et les « réfugiés de guerre » ou « politiques ». Il faudrait donc faire le tri entre les « bons » et les « mauvais » réfugiés… Tout cela avec le blanc-seing de l’Union européenne et de ses grandes démocraties. Un tel tri, une telle différence de traitement est totalement abjecte. En France, par exemple, il y a moins de deux ans, le gouvernement Macron avait envoyé ses flics déloger manu militari les familles de migrants qui avaient installé leurs tentes place de la République à Paris ; les flics avaient tabassé ces indésirables et lacéré leur tente de coups de couteau. Récemment encore, lorsque des réfugiés irakiens frappaient à la porte de l’Europe, utilisés comme moyen de pression par l’État biélorusse, ils se sont fracassés sur les barbelés de la frontière polonaise, face aux robocops armés jusqu’aux dents de l’Union européenne. Les « grandes démocraties » étaient alors beaucoup moins « accueillantes », en dépit de souffrances pourtant très visibles de gens crevant de froid et de faim.
Quelle réalité se cache derrière la géométrie variable de cette fausse compassion, de cette soi-disant solidarité des États ? La bourgeoisie a pris le soin dans la plupart des pays « d’accueil » de créer un « statut spécial » pour les Ukrainiens, totalement distinct de celui des autres réfugiés afin de créer des oppositions et des divisions au sein de la population et de la classe ouvrière. En Belgique, par exemple, le gouvernement a décidé d’accorder aux Ukrainiens un statut bien distinct des autres réfugiés de guerre. Alors que ces derniers doivent en général d’abord subir un filtrage et un contrôle sévère pour recevoir une éventuelle autorisation de travailler dans le pays « d’accueil », cette autorisation est accordée d’emblée aux ressortissants ukrainiens qui reçoivent également une subvention bien supérieure aux autres. Même le montant de leur allocation est plus élevé que le salaire minimum des salariés « locaux »… Cette manœuvre immonde au service de la propagande impérialiste permet au gouvernement de créer non seulement un antagonisme entre les Ukrainiens et les autres réfugiés mais aussi de susciter un facteur supplémentaire de division et un climat de concurrence au sein de la classe ouvrière.
Une minorité des réfugiés ukrainiens, hautement qualifiée, sera intégrée pour le plus grand bonheur de la bourgeoisie de certains pays, comme l’Allemagne, qui connaissent une pénurie importante de ce type de main d’œuvre. Pour les autres, la très grande majorité, leur afflux massif va poser de gros problèmes pour la bourgeoisie européenne, bien incapable de les absorber. Tôt ou tard, dans la période qui vient, ils seront de toute façon dans leur grande majorité, exposés au souffle nauséabond de l’idéologie populiste, servant de bouc-émissaires pour les problèmes sociaux et économiques que toute la bourgeoisie aura alors intérêt à mettre en exergue.
Avant tout, les prolétaires ne doivent céder à aucun prix devant les chants de sirènes de ces campagnes humanitaires et rejeter leurs pièges idéologiques en refusant catégoriquement toute union sacrée avec leurs exploiteurs face à la guerre. Mais ils doivent en même temps lutter pour défendre leurs propres intérêts de classe face aux intensifications des attaques liées à la crise et à la guerre. C’est seulement à travers le développement international de cette lutte, au-delà des frontières et des conflits dressés par la classe dominante, qu’ils pourront exprimer pleinement leur solidarité de classe aux réfugiés et à toutes les victimes de la barbarie croissante du capitalisme, en leur offrant une perspective : celle d’une société libérée de la loi du profit et de la dynamique mortifère du système.
Wim, 3 avril 2022
Depuis son passage dans le camp bourgeois, le trotskisme n’a jamais manqué une occasion d’attaquer la conscience de la classe ouvrière en poussant les prolétaires à prendre le parti d’un camp impérialiste contre un autre lors des conflits qui se sont succédés depuis la Seconde Guerre mondiale. Leur positionnement face au chaos guerrier sévissant en Ukraine le confirme encore une fois. Ces chiens de garde du capitalisme oscillent donc entre des prises de positions ouvertement bellicistes, appelant à se ranger derrière un des camps belligérants, et d’autres, apparemment plus « subtiles » et « radicales » mais justifiant tout autant la poursuite de la barbarie guerrière. Les mensonges et mystifications du trotskisme sont un véritable poison pour la classe ouvrière, destinés à la désorienter en affectant les postures d’un marxisme qui n’en a que le nom !
La position du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), en France, appartient à la catégorie des bellicistes patentés : « Non à la guerre ! Solidarité avec la résistance du peuple ukrainien ! […] Dans des situations comme celle de l’Ukraine actuellement, tant que les bombardements continueront et tant que les troupes russes seront sur place, toute position “pacifiste” abstraite du type appel au “calme”, à “cesser les violences” ou au “cessez le feu”, renvoient de facto les parties dos à dos et équivaut à une négation des droits des Ukrainiens à se défendre, y compris militairement ». On ne peut être plus clairs ! Cette officine bourgeoise appelle ouvertement les prolétaires à servir de martyrs pour la défense de la Patrie. Autrement dit, pour la défense du capital national qui se nourrit lui-même de leur exploitation.
C’est avec le même mépris mais avec une plus grande subtilité et la perfidie de son double langage que Lutte ouvrière (LO), au nom de la défense de « l’internationalisme », fait mine de condamner une guerre qui « se ferait sur le dos des peuples » pour, en définitive, appeler les prolétaires à se faire trouer la peau et servir de chair à canon au nom de la « résistance à l’impérialisme » et du « droit des peuples à l’auto-détermination »… derrière sa bourgeoisie nationale. Sa candidate à l’élection présidentielle française, Nathalie Arthaud, n’a, d’ailleurs, pas hésité à pousser « les travailleurs » à la défense du pauvre petit État ukrainien contre la Russie « bureaucratique » et l’Amérique « impérialiste » : « Poutine, Biden, et les autres dirigeants des pays de l’OTAN se livrent à une guerre avec la peau des peuples pour lesquels les uns et les autres partagent le même mépris ». Comme si Zelensky et sa clique d’oligarques corrompus n’étaient pas eux-mêmes responsables du dépeçage de la population ukrainienne et en particulier de la classe ouvrière dont les hommes sont contraints de partir aux combats pour des intérêts qui ne sont pas les leurs. Le Mouvement socialiste des travailleurs (MTS), membre sud-Américain de la dite IVe Internationale, dénonce, quant à lui, à la fois l’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’ingérence de l’OTAN. Mais derrière cette prise de position prétendument internationaliste, on retrouve cette fois la reconnaissance du « droit à l’autodétermination du peuple du Donbass », qui est exactement l’alibi avancé par Poutine pour envahir l’Ukraine !
En Grande-Bretagne et aux États-Unis, la Tendance bolchevique internationaliste (IBT) développe une position encore plus habile : dans un article intitulé « Défaitisme révolutionnaire et internationalisme prolétarien » après avoir rappelé la position déjà ambiguë de Lénine suivant lequel « dans tous les pays impérialistes, le prolétariat doit maintenant souhaiter la défaite de son propre gouvernement » (ce qu’il appelle « défaitisme double »), la IBT ajoute : « le double défaitisme ne s’applique pas quand un pays impérialiste attaque un pays non impérialiste dans ce qui est effectivement une guerre de conquête. Dans de tels cas, les marxistes ne se limitent pas à souhaiter la défaite de leur propre gouvernement impérialiste, mais favorisent activement la victoire militaire de l’État non impérialiste » (traduit de l’anglais et souligné par nous). Il suffit donc de définir l’Ukraine comme un État non impérialiste et le choix est vite fait pour pousser les prolétaires au massacre ! Il est vrai que la IBT exploite jusqu’à l’absurde une faiblesse dans la position de Lénine sur l’impérialisme. (1) L’erreur des bolcheviques et de l’Internationale communiste qui vivaient directement le passage de la période ascendante du capitalisme à celle de sa décadente, sans en avoir tiré toutes les implications, est compréhensible. Mais, après un siècle de guerres d’agression de n’importe quel pays sur n’importe quel autre (l’Irak contre le Koweït, l’Iran contre l’Irak, etc.), colporter la même position relève de la pure mystification !
Toute cette mystification est basée sur le mot d’ordre bourgeois du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », faisant de l’impérialisme une lutte entre les seules « grandes puissances ». Mais, comme l’affirmait Rosa Luxemburg dès 1916 dans La crise de la social-démocratie : « La politique impérialiste n’est pas l’œuvre d’un pays ou d’un groupe de pays. Elle est le produit de l’évolution mondiale du capitalisme à un moment donné de sa maturation. C’est un phénomène international par nature, un tout inséparable qu’on ne peut comprendre que dans ses rapports réciproques et auquel aucun État ne saurait se soustraire ». Les soi-disant luttes de défense nationale ne peuvent plus faire partie des revendications de la classe ouvrière et constituent au contraire un véritable poison pour son combat révolutionnaire, une mystification visant, sous un verbiage révolutionnaire, à embrigader les prolétaires sous les drapeaux de l’impérialisme, quel que soit le camp qu’ils choisissent de soutenir !
H., 27 mars 2022
1) Considérant l’impérialisme comme la politique des grandes puissances capitalistes, Lénine n’était pas toujours clair sur la question de l’impérialisme, à la différence de Rosa Luxemburg.
Le déchaînement de la barbarie guerrière en Ukraine n’en finit plus de menacer le monde entier de « dommages collatéraux » dont, en particulier, plus de misère dans le monde, une aggravation considérable des attaques économiques contre la classe ouvrière : intensification de l’exploitation, augmentation du chômage, inflation.
S’ajoutant aux menaces d’éventuelles frappes nucléaires proférées par la Russie et au risque de nuages radioactifs s’échappant de centrales nucléaires ukrainiennes endommagées par les combats, les mesures prises ou prévues par un certain nombre de pays en vue de mettre à genoux l’économie russe comportent le risque de déstabilisation de l’économie mondiale. Par ailleurs, tragique illustration de l’escalade guerrière actuelle, la forte tendance à l’augmentation des budgets militaires (illustrée en particulier par la décision subite du doublement de ceux-ci en Allemagne) va constituer un facteur supplémentaire de fragilisation de la situation économique des pays concernés.
Les mesures de rétorsion économique contre la Russie vont impliquer des pénuries de matières premières dans une grande partie des pays européens, et la perte de marchés en Russie pour un certain nombre d’entre eux. Les prix des matières premières vont flamber durablement et, par voie de conséquence, celui de nombreuses marchandises. La récession s’étendra au monde entier et c’est à cette échelle que va s’accroître la misère et s’amplifier l’exploitation de la classe ouvrière.
Nous sommes loin de donner dans l’exagération, comme en témoignent ces déclarations d’experts allemands destinées à un « public averti » soucieux de prévoir l’avenir en vue de défendre au mieux les intérêts de la bourgeoisie : « Nous parlons alors d’une grave crise économique en Allemagne et donc en Europe ». Des « effondrements d’entreprises et du chômage » se profileraient alors à l’horizon et pour longtemps : « Nous ne parlons pas ici de trois jours ni de trois semaines », mais plutôt de « trois ans ». (1) Dans ce contexte, des prix de l’énergie durablement élevés à un niveau historique auraient des conséquences qui s’étendraient bien au-delà de l’Allemagne et de l’Europe et toucheraient surtout les pays pauvres. En fin de compte, une telle hausse des prix de l’énergie pourrait, disait-on hier, « conduire à l’effondrement d’États entiers en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud ». (2)
L’ampleur et la profondeur des mesures prises contre la Russie, malgré leur sévérité indéniable, n’expliquent cependant pas à elles seules le tsunami économique qui va frapper le monde. Ici il faut faire intervenir le niveau actuel de détérioration de l’économie mondiale, lequel est le produit d’un long processus d’aggravation de la crise du capitalisme. Mais sur cette question, les « experts » se devaient de rester muets, pour n’avoir pas à admettre que la cause du délabrement du capitalisme mondial réside dans sa crise historique et insurmontable, de la même manière qu’ils se gardent bien d’identifier cette guerre, comme toutes celles intervenues depuis la Première Guerre mondiale, comme un produit du capitalisme décadent. Pas plus qu’ils n’évoquent certaines conséquences d’une nouvelle plongée de l’économie dans la crise et de l’accentuation de la guerre commerciale qui en est inséparable : une nouvelle aggravation des tensions impérialistes et une nouvelle fuite en avant dans la guerre des armes. (3) Relevant d’une démarche similaire de défense du capitalisme, certains s’inquiètent des conséquences très probables d’une grave pénurie de denrées alimentaires de base jusque-là produites en Ukraine, à savoir des troubles sociaux dans un certain nombre de pays, sans visiblement se soucier de la souffrance des populations affamées.
La pandémie de Covid avait déjà témoigné d’une vulnérabilité croissante de l’économie face à la convergence d’un certain nombre de facteurs propres à la période de la vie du capitalisme depuis l’effondrement du bloc de l’Est et la dissolution subséquente des blocs.
Une vision de plus en plus à court terme a, en effet, amené le capitalisme à sacrifier, sur l’autel des exigences de la crise et de la compétition économique mondiales, un certain nombre de nécessités impérieuses de tout système d’exploitation, comme celle de maintenir ses exploités en bonne santé. C’est ainsi que le capitalisme n’a rien fait pour prévenir l’irruption de la pandémie de Covid-19, qui est elle-même un pur produit social, concernant sa transmission de l’animal à l’homme et sa propagation sur le globe, alors que les scientifiques avaient alerté sur son danger. De plus, la détérioration du système de santé intervenue dans les trente dernières années a participé à rendre la pandémie beaucoup plus meurtrière. De même, l’ampleur du désastre et ses répercussions sur l’économie ont été favorisées par l’exacerbation du chacun pour soi à tous les niveaux de la vie de la société (une caractéristique de la phase actuelle de décomposition du capitalisme), aggravant ainsi les manifestations classiques de la concurrence, et donnant lieu à des épisodes invraisemblables comme la guerre des masques, des respirateurs, des vaccins… entre pays mais aussi entre services étatiques ou privés au sein d’un même pays. Des millions de personnes sont mortes de par le monde, et la paralysie partielle de l’activité économique et sa désorganisation ont engendré en 2020 la pire dépression depuis la Deuxième Guerre mondiale.
En affectant l’économie partout dans le monde, la pandémie devait aussi révéler de nouvelles entraves à la production capitaliste comme la vulnérabilité accrue des chaînes d’approvisionnement à différents facteurs. En effet, il suffit qu’un seul maillon de la chaîne soit défectueux ou inopérant du fait de la maladie, de l’instabilité politique ou de catastrophes climatiques, pour que le produit final accuse un retard parfois très important, incompatible avec les exigences de mise sur le marché. C’est ainsi que, dans certains pays, un nombre considérable d’automobiles n’ont pu être mises en vente sur le marché car immobilisées sur les chaînes de montage en attente de pièces manquantes, livrées notamment par la Russie. Le capitalisme est ainsi confronté à l’effet boomerang de la « mondialisation » à outrance de l’économie que la bourgeoisie avait progressivement développée à partir des années 1980 pour améliorer la rentabilité du capital à travers l’externalisation d’une partie de la production réalisée par une main d’œuvre bien meilleur marché.
De surcroît, le capitalisme est de plus en plus confronté aux catastrophes résultant des effets du réchauffement climatique (incendies monstres, cours d’eau qui sortent violemment de leur lit, inondations étendues…) qui affectent de façon de plus en plus significative, non plus seulement la production agricole mais aussi l’ensemble de la production. Le capitalisme paie ainsi son tribut à l’exploitation et la destruction forcenées de la nature depuis 1945 (et dont l’impact devenait plus largement perceptible à partir des années 1970) par les différents capitaux en concurrence les uns avec les autres pour la recherche de nouvelles sources de profit de plus en plus restreintes.
Le tableau que nous venons d’esquisser ne tombe pas du ciel, mais il est l’aboutissement de plus de cent années de décadence du capitalisme, initiée par la Première Guerre mondiale, durant lesquelles ce système a dû se confronter en permanence aux effets de la crise de surproduction, au cœur de toutes les contradictions du capitalisme. Celle-ci s’est trouvée à l’origine de toutes les récessions de cette période : la grande dépression des années 1930 et, après un semblant d’embellie sur le plan économique durant la période 1950-1960, que d’aucuns ont baptisé « Trente glorieuses », la crise ouverte du capitalisme fait de nouveau son apparition à la fin des années 1960. Chacune de ses expressions se traduit par une récession plus grave que la précédente : 1967, 1970, 1975, 1982, 1991, 2001, 2009. À chaque fois, la machine économique a dû être relancée au moyen de dettes qui, dans une proportion toujours plus grande, ne seront remboursées qu’au moyen de nouvelles dettes, et ainsi de suite… Si bien que chaque nouvelle manifestation ouverte de la crise est à la fois plus ravageuse alors que le moyen mis en œuvre pour y faire face, l’endettement, constitue une menace croissante pour la stabilité économique.
Un ralentissement de la croissance dix ans après le krach financier de 2008 nécessitait à nouveau une relance de l’endettement ; deux ans plus tard, la chute de la production intervenue en 2020 appelait à son tour un soutien record de l’économie face à un ensemble de facteurs “nouveaux” (pandémie, réchauffement climatique, vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement...). De records en records, la dette mondiale se déconnectait davantage de l’économie réelle, bondissant à 256% de la valeur du PIB mondial. Or, cette situation n’est pas anodine. Elle constitue un facteur de dévalorisation des monnaies et donc de développement de l’inflation. Une flambée durable des prix contient le risque de troubles sociaux de différents ordres (mouvements interclassistes, lutte de classe) et constitue une entrave au commerce mondial. C’est pourquoi la bourgeoisie va de plus en plus être contrainte à un numéro d’équilibriste (qui, bien que lui étant familier, devient de plus en plus périlleux) en vue de prendre en charge deux nécessités antagoniques :
– Augmenter les taux d’intérêt pour freiner l’envolée de l’inflation mais avec pour conséquence de réduire le débit du robinet du crédit ;
– Soutenir l’économie, incapable de se maintenir sans injection permanente de crédit.
Et cela dans un contexte tendant vers la stagnation de l’économie conjuguée à une inflation importante.
Par ailleurs, une telle situation est propice à l’éclatement de bulles spéculatives pouvant participer à déstabiliser l’activité et le commerce mondiaux (comme dans l’immobilier aux États-Unis en 2008, en Chine en 2021).
Face à chacune des calamités de ce monde, qu’elle relève de la guerre ou des manifestations de la crise économique, la bourgeoise dispose toujours d’une panoplie de fausses explications qui, dans leur grande diversité, ont toutes en commun de mettre hors de cause le capitalisme face aux maux qui accablent l’humanité.
En 1973 (année qui n’a été qu’un moment dans l’approfondissement de la crise ouverte devenue depuis lors plus ou moins permanente), le développement du chômage et de l’inflation était expliqué par la hausse du prix du pétrole. Or, la hausse du pétrole est une péripétie du commerce capitaliste et non pas d’une entité qui serait extérieure à ce système. (4)
La situation actuelle est une nouvelle illustration de cette règle. La guerre en Ukraine devient la faute de la Russie totalitaire et non pas du capitalisme en crise, comme si ce pays n’était pas une partie à part entière du capitalisme mondial.
Face aux perspectives d’aggravation considérable de la crise économique, la bourgeoisie prépare le terrain en vue de faire accepter aux prolétaires les terribles sacrifices qui vont lui être imposés et présentés comme la conséquence des mesures de rétorsion contre la Russie. Son discours est déjà le suivant : « la population peut bien accepter de se chauffer ou de se nourrir un peu moins en solidarité avec le peuple ukrainien, car c’est le coût de l’effort nécessaire pour affaiblir la Russie ».
Depuis 1914, la classe ouvrière a vécu un enfer : tantôt chair à canon dans les deux guerres mondiales et des conflits régionaux incessants et meurtriers ; tantôt victime du chômage de masse durant la grande dépression des années 1930 ; tantôt contrainte de relever ses manches pour la reconstruction des pays et économies ravagées par deux guerres mondiales ; tantôt jetée dans la précarité ou la pauvreté à chaque nouvelle récession depuis le retour de la crise économique mondiale à la fin des années 1960.
Face à une nouvelle plongée dans la crise économique, face aux menaces de guerre de plus en plus pesantes, elle irait à sa perte si elle écoutait la bourgeoisie lui demandant de se sacrifier. Au contraire, elle doit mettre à profit les contradictions du capitalisme qui s’expriment dans la guerre et les attaques économiques pour pousser le plus loin et le plus consciemment possibles sa lutte de classe en vue du renversement du capitalisme.
Silvio, 26 mars 2022
1) « Habeck : examiner les moyens de modérer les prix de l’énergie », Sueddeutsche (8 mars 2022).
2) « Les États-Unis mettent un embargo sur le pétrole à l’ordre du jour », Frankfurter Allgemeine Zeitung (8 mars 2022).
3) « Résolution sur la situation internationale [243] », Revue internationale n° 63 (juin 1990).
4) Cf. « La hausse du prix du pétrole : une conséquence et non la cause de la crise [244] », Revue internationale n° 19 (4e trimestre 1979).
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Nous publions le tract que le CCI a commencé à diffuser à partir du 28 février de cette année. Nous nous sommes efforcés de le rendre également accessible dans des langues pratiquées dans des pays où le CCI ne possède pas de militants, et un certain nombre de contacts nous ont aidés dans ce travail. C’est donc grâce au travail de traduction par des contacts que notre tract peut aujourd’hui être lu dans les pays où sont parlées les langues suivantes : anglais, français, allemand, italien, suédois, espagnol, turc, néerlandais, portugais, grec, russe, hindi, farsi, coréen, japonais, tagalog, chinois, hongrois, finnois, arabe. Pour un certain nombre de ces langues, le tract est téléchargeable depuis notre site, afin que ceux qui le désirent puissent l’imprimer et le diffuser lors de rassemblements.
L’Europe est entrée dans la guerre. Ce n’est pas la première fois depuis la Deuxième boucherie mondiale de 1939-45. Au début des années 1990, la guerre avait ravagé l’ex-Yougoslavie, provoquant 140 000 morts avec des massacres de masse de civils, au nom du « nettoyage ethnique » comme à Srebrenica, en juillet 1995, où 8000 hommes et adolescents furent assassinés de sang froid. La guerre qui vient d’éclater avec l’offensive des armées de Russie contre l’Ukraine n’est, pour le moment, pas aussi meurtrière. Mais nul ne sait encore combien de victimes elle fera au final. Dès à présent, elle a une envergure bien plus vaste que celle de l’ex-Yougoslavie. Aujourd’hui, ce ne sont pas des milices ni des petits États qui s’affrontent. La guerre actuelle met aux prises les deux États les plus étendus d’Europe, peuplés respectivement de 150 et 45 millions d’habitants, et dotés d’armées imposantes : 700 000 militaires pour la Russie et plus de 250 000 pour l’Ukraine.
En outre, si les grandes puissances s’étaient déjà impliquées dans les affrontements en l’ex-Yougoslavie, c’était de façon indirecte ou en participant à des « forces d’interposition », sous l’égide de l’Organisation de Nations Unies. Aujourd’hui, ce n’est pas seulement l’Ukraine que la Russie affronte mais l’ensemble des pays occidentaux regroupés dans l’OTAN qui, s’ils ne participent pas directement aux combats, ont pris des sanctions économiques importantes contre ce pays en même temps qu’ils ont commencé à envoyer des armes à l’Ukraine.
Ainsi, la guerre qui vient de commencer constitue un événement dramatique de la plus haute importance, pour l’Europe en premier lieu, mais aussi pour le monde entier. Elle a déjà fauché des milliers de vies parmi les soldats des deux camps, parmi les civils. Elle a jeté sur les routes des centaines de milliers de réfugiés. Elle va provoquer de nouvelles hausses des prix de l’énergie et des céréales, synonymes de froid et de faim, alors que dans la plupart des pays du monde, les exploités, les plus pauvres voyaient déjà s’effondrer leurs conditions d’existence face à l’inflation. Comme toujours, c’est la classe qui produit l’essentiel de la richesse sociale, la classe ouvrière, qui va payer au prix fort les menées guerrières des maîtres du monde.
On ne saurait ainsi séparer cette tragédie guerrière de toute la situation mondiale des deux dernières années : la pandémie, l’aggravation de la crise économique, la multiplication de catastrophes écologiques. C’est une manifestation claire de l’enlisement du monde dans la barbarie.
Toute guerre s’accompagne de campagnes massives de mensonges. Pour faire accepter aux populations, particulièrement aux exploités, les terribles sacrifices qu’on leur demande, le sacrifice de leur vie pour ceux qu’on envoie au front, les deuils de leurs mères, de leurs compagnes, de leurs enfants, la terreur des populations civiles, les privations et l’aggravation de l’exploitation, il faut leur bourrer le crâne.
Les mensonges de Poutine sont grossiers, et à l’image de ceux du régime soviétique dans lequel il a commencé sa carrière comme officier du KGB, l’organisation de la police politique et des services d’espionnage. Il prétend mener une « opération militaire spéciale » pour venir en aide aux populations du Donbass victimes de « génocide » et il interdit aux médias, sous peine de sanctions, d’employer le mot de « guerre ». À ses dires, il veut libérer l’Ukraine du « régime nazi » qui la gouverne. C’est vrai que les populations russophones de l’Est sont soumises aux persécutions de milices nationalistes ukrainiennes, souvent nostalgiques du régime nazi, mais il n’y a pas de génocide.
Les mensonges des gouvernements et des médias occidentaux sont en général plus subtils. Pas toujours d’ailleurs : les États-Unis et leurs alliés, dont le très « démocratique » Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie ainsi que… l’Ukraine (!) nous avaient vendu l’intervention en Irak de 2003 au nom de la menace (totalement inventée) « d’armes de destruction massive » entre les mains de Saddam Hussein. Une intervention qui fit plusieurs centaines de milliers de morts, deux millions de réfugiés dans la population irakienne et plusieurs dizaines de milliers de tués parmi les soldats de la coalition.
Aujourd’hui, les dirigeants « démocratiques » et les médias d’Occident nous servent la fable du combat entre le « méchant ogre » Poutine et le « gentil petit poucet » Zelensky. Que Poutine soit un criminel cynique, nous le savions depuis longtemps. En plus, il a le physique de l’emploi. Zelensky bénéficie de ne pas avoir un palmarès criminel aussi chargé que Poutine et d’avoir été, avant d’entrer en politique, un acteur comique populaire (disposant de ce fait d’une grosse fortune dans les paradis fiscaux). Mais ses talents de comédien lui ont permis maintenant d’entrer avec brio dans son nouveau rôle de chef de guerre, de celui qui interdit aux hommes de 18 à 60 ans d’accompagner leurs familles qui voudraient se réfugier à l’étranger, de celui qui appelle les ukrainiens à se faire tuer pour « la Patrie », c’est-à-dire pour les intérêts de la bourgeoisie et des oligarques ukrainiens. Car quelles que soient la couleur des partis qui gouvernent, la tonalité de leurs discours, tous les États nationaux sont avant tout les défenseurs des intérêts de la classe exploiteuse, de la bourgeoisie nationale, face aux exploités et face à la concurrence des autres bourgeoisies nationales.
Dans toutes les propagandes de guerre, chacun des États se présente comme « l’agressé » qui doit se défendre contre « l’agresseur ». Mais comme tous les États sont en réalité des brigands, il est vain de se demander quel brigand a tiré le premier dans un tel règlement de comptes. Aujourd’hui, Poutine et la Russie ont dégainé les premiers. Mais, par le passé, l’OTAN, sous tutelle américaine, a intégré dans ses rangs quantité de pays qui, avant l’effondrement du bloc de l’Est et de l’Union soviétique, étaient dominés par la Russie. En prenant l’initiative de la guerre, le brigand Poutine vise à récupérer une partie de la puissance passée de son pays, notamment en empêchant l’Ukraine de rejoindre l’OTAN.
En réalité, depuis le début du XXe siècle, la guerre permanente avec toutes les terribles souffrances qu’elle engendre, est devenue inséparable du système capitaliste, un système basé sur la concurrence entre les entreprises et entre les États, où la guerre commerciale débouche sur la guerre des armes, où l’aggravation de ses contradictions économiques, de sa crise, attise toujours plus les conflits guerriers. Un système basé sur le profit et l’exploitation féroce des producteurs, où ces derniers sont contraints de payer le prix du sang après avoir payé le prix de leur sueur.
Depuis 2015, les dépenses militaires mondiales étaient en fortes hausses. Cette guerre vient d’accélérer encore brutalement ce processus. Comme un symbole de cette spirale mortifère : l’Allemagne a commencé à livrer des armes à l’Ukraine, une première historique depuis la Seconde guerre mondiale. Pour la première fois aussi, l’Union européenne finance l’achat et la livraison d’armes pour l’Ukraine, tandis que le président Russe Vladimir Poutine menace ouvertement d’user de l’arme nucléaire, afin de prouver sa détermination et ses capacités de destruction.
Nul ne peut prédire avec exactitude comment va évoluer la guerre actuelle, même si la Russie dispose d’une armée bien plus puissante que celle de l’Ukraine. Aujourd’hui, on assiste de par le monde, et en Russie même, à de nombreuses manifestations contre cette intervention. Mais ce ne sont pas ces manifestations qui pourront mettre fin aux hostilités. L’histoire a montré que la seule force qui peut mettre fin à la guerre capitaliste, c’est la classe exploitée, le prolétariat, l’ennemi direct de la classe bourgeoise. Ce fut le cas lorsque les ouvriers de Russie renversèrent l’État bourgeois en octobre 1917 et que les ouvriers et les soldats d’Allemagne se révoltèrent en novembre 1918 contraignant leur gouvernement à signer l’armistice. Si Poutine a pu envoyer des centaines de milliers de soldats se faire tuer en Ukraine, si de nombreux Ukrainiens sont prêts aujourd’hui à donner leur vie pour la « défense de la Patrie », c’est en grande partie parce que, dans cette région du monde, la classe ouvrière est particulièrement faible. L’effondrement en 1989 des régimes qui se prétendaient « socialistes » ou « ouvriers » avait porté un coup très brutal contre la classe ouvrière mondiale. Ce coup avait affecté les travailleurs qui avaient mené de grands combats à partir de 1968 et au cours des années 1970 dans des pays comme la France, l’Italie ou le Royaume-Uni mais, beaucoup plus encore ceux des pays dits « socialistes », comme ceux de Pologne qui avaient lutté massivement et avec une grande détermination en août 1980, contraignant le gouvernement à renoncer à la répression et à satisfaire leurs revendications.
Ce n’est pas en manifestant « pour la paix », ce n’est pas en choisissant de soutenir un pays contre un autre qu’on peut apporter une solidarité réelle aux victimes de la guerre, aux populations civiles et aux soldats des deux camps, prolétaires en uniforme transformés en chair à canon. La seule solidarité consiste à dénoncer TOUS les États capitaliste, TOUS les partis qui appellent à se ranger derrière tel ou tel drapeau national, TOUS ceux qui nous leurrent avec l’illusion de la paix et des « bons rapports » entre les peuples. La seule solidarité qui pourra avoir un impact véritable, c’est le développement partout dans le monde des luttes ouvrières massives et conscientes. En particulier conscientes qu’elles constituent une préparation pour le renversement du système responsable des guerres et de toute la barbarie qui menace de plus en plus l’humanité : le système capitaliste.
Aujourd’hui sont plus que jamais à l’ordre du jour les vieux mots d’ordre du mouvement ouvrier qui figuraient dans le Manifeste du Parti communiste de 1848 : « Les prolétaires n’ont pas de patrie ! Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Courant Communiste International, 27 février 2022
Voilà plus de quatre mois que la guerre sévit aux portes de l’Europe, quatre mois que dure ce spectacle macabre et ses milliers de victimes, ses millions d’exilés, ses scènes de destruction et de désolation, quatre mois donc que les carnages et la dévastation ont fait leur grand retour en Europe, accélérant ainsi la spirale guerrière dans laquelle s’enfonce le capitalisme.
Cette manifestation odieuse de la plongée du capitalisme dans le chaos et la barbarie s’accompagne du regain de la pandémie de Covid-19 avec une « septième vague » qui déferle actuellement sur l’Europe sans que la moindre mesure sanitaire soit envisagée par les États, la bourgeoisie laissant les populations à leur propre sort dans la plus parfaite incurie.
De même, les canicules en chaîne, comme celle s’étant abattue sur l’Inde et le Pakistan en mars et avril derniers, rappellent que les cataclysmes liés au dérèglement climatique menacent toujours davantage l’humanité. Les effets les plus extrêmes (canicules, sécheresses, inondations, tempêtes, etc.) tendent même à devenir la norme et rendront bientôt impossible la vie humaine dans des régions entières de la planète.
Nous pourrions ajouter bien d’autres aspects à cette accumulation et à la simultanéité des catastrophes qui ne démontrent qu’une seule chose : l’accentuation considérable du pourrissement de la société capitaliste et la totale incapacité de la classe dominante à contrecarrer cette tendance historique. Ces trois événements majeurs sont une illustration flagrante du fait que le capitalisme est devenu un mode de production obsolète, incapable de garantir un futur à l’humanité sinon celui de sa propre destruction.
Depuis le début du XXe siècle, la guerre est inséparable de la société capitaliste. Elle est le produit même de ce mode de production définitivement en crise, « ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, et trouvant dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l’expression de ce croulement qui […] ne fait qu’engouffrer dans l’abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines ». (1) Mais contrairement au désastre climatique ou au surgissement de la pandémie, le militarisme et la prolifération des conflits guerriers sont le produit de l’action volontaire et délibérée de la bourgeoisie, incapable de régler ses rivalités impérialistes autrement que par la loi des armes et avec le sang des exploités.
La guerre en Ukraine ne déroge pas à cette logique totalement irrationnelle (2) et constitue même un approfondissement du militarisme et de ses conséquences barbares comme en témoigne l’ampleur des combats, les dizaines de milliers de morts, la destruction systématique de villes entières, l’exécution de civils, le bombardement irresponsable de centrales nucléaires et les conséquences économiques considérables pour l’ensemble de la planète. L’explosion des budgets militaires de tous les États, et l’adhésion prévue de la Suède et de la Finlande au panier de crabes qu’est l’OTAN, ne sont en rien des marques du fameux « Si tu veux la paix, prépare la guerre » si hypocritement martelé par la bourgeoisie. Bien au contraire, le gonflement des arsenaux militaires et, de façon plus générale, l’accentuation tous azimuts de l’économie de guerre ne feront qu’accroître les tensions entre États et font d’ores et déjà le lit de conflits futurs.
Alors que le monde subit depuis près de trois ans l’une des pandémies les plus meurtrières de l’histoire, que la crise économique et le désastre environnemental s’accentuent, tous les États s’enivrent dans les dépenses d’armement à des niveaux abyssaux. Plus que jamais l’économie est au service de la guerre, au service de la production effrénée d’outils de destruction sans la moindre cohérence économique. Car un fusil, un missile ou un avion de chasse ne génèrent aucune valeur supplémentaire et sont un pur gaspillage, une perte sèche du point de vue du capital à l’échelle globale. Dès lors, l’accentuation de la production d’armes, la conversion éventuelle de secteurs stratégiques à l’industrie militaire, l’endettement que tout cela va provoquer et la baisse des investissements dans d’autres secteurs de l’économie vont altérer considérablement le commerce mondial et aggraver davantage les conditions d’existence des exploités.
À cela s’ajoutent les effets directs de la guerre se faisant d’ores et déjà sentir au sein d’une large partie de la population mondiale : l’inflation exorbitante, la désorganisation totale des chaînes de production, les mesures de rétorsions économiques entre États rivaux. Les conséquences de la guerre impérialiste touchent de plein fouet les exploités du monde entier qui doivent faire face à des situations de pénuries. Devant cette situation catastrophique, la bourgeoisie n’a pas d’autre porte de sortie que la sempiternelle idéologie du sacrifice, à l’image des gouvernements européens qui, face aux coupures de gaz russe, exhortent la population à se serrer la ceinture et de pratiquer la « sobriété énergétique », tout ça au nom d’une pseudo-solidarité avec le « peuple ukrainien ». Cette propagande ignoble relayée par les grandes entreprises de l’énergie montre toute la perfidie et le cynisme de la classe dominante qui ne renonce jamais à faire payer sa crise à la classe ouvrière. Mais les mensonges de la classe dominante font pâle figure face à la dure réalité que des milliards de personnes subissent au quotidien dans leur chair. Pour preuve, la progression de la faim dans le monde : en 2021, le capitalisme a plongé 2,3 milliards de personnes dans l’insécurité alimentaire dont environ 800 millions ont souffert de la faim, et ce avant même l’actuelle guerre en Ukraine et ses conséquences
Comme nous l’avons affirmé à plusieurs reprises au cours des derniers mois, le prolétariat, privé de sa conscience de classe, est pour le moment incapable de se reconnaître comme une force sociale en mesure de s’opposer à la guerre et de défendre la perspective révolutionnaire. Face à l’inflation et aux pénuries, des révoltes se sont ainsi fracassées sur un terrain de lutte totalement étranger aux méthodes et aux objectifs du prolétariat, comme au Sri Lanka où la colère de la population a été instrumentalisée pour chasser le président en exercice, servant ainsi de masse de manœuvre dans les confrontations entre cliques bourgeoises. En Équateur, des milliers d’ « indigènes », regroupés sur des bases ethniques et coupés de la classe ouvrière, se sont également donnés pour objectif de renverser le pouvoir en place… au profit d’une autre clique bourgeoise.
Toutefois, ces dernières semaines, les premières lueurs de réactions ouvrières face à l’accentuation de l’exploitation sur les lieux de travail et à la dégradation des conditions d’existence, sous l’effet de la flambée des prix, se sont exprimées au cœur du capitalisme mondial. Fin juin, en Grande-Bretagne, plus de 50 000 cheminots étaient en grève pour revendiquer des hausses de salaires. En Allemagne, en Espagne et en France, des grèves ont également éclaté dans les transports aériens et ferroviaires, sur la base des mêmes revendications. Si ces luttes défensives restent pour le moment très embryonnaires, isolées les unes des autres et encadrées par les syndicats, ces derniers déployant à merveille leur arsenal de sabotage par l’enfermement corporatiste et la division entre secteurs, il n’en demeure pas moins qu’elles illustrent une grande colère dans les rangs ouvriers ainsi qu’un potentiel de combativité pour la période à venir.
Mais surtout, ces mouvements démontrent pleinement que la crise économique reste le meilleur allié du prolétariat, le terrain le plus favorable sur lequel celui-ci pourra développer sa solidarité, son unité internationale et recouvrer peu à peu son identité et la conscience de sa force révolutionnaire. Ce n’est qu’à travers ces combats longs et sinueux qu’il sera en mesure d’extirper l’humanité de la spirale de destruction dans laquelle l’entraîne le capitalisme et par là même montrer la voie du communisme. Plus que jamais
l’avenir appartient à la classe ouvrière !
Vincent, 8 juillet 2022
1) « Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche communiste de France », cité dans « Le cours historique », Revue internationale n° 18 (3e trimestre 1979).
2) Pour de plus amples développements au sujet du caractère irrationnel de la guerre, voir notamment : « Militarisme et décomposition », Revue internationale n° 64 (octobre 1990), et « Militarisme et décomposition (mai 2022) », Revue internationale n° 168, actualisation du premier texte.
Incontestablement, les enjeux auxquels la bourgeoisie française devait faire face lors de ces élections étaient particulièrement importants. Lorsque Macron déclarait le 24 février que « les événements [la Guerre en Ukraine] auront des conséquences durables, profondes sur nos vies », il voulait dire que la guerre qui venait de se déclencher en Europe allait impliquer la détérioration du niveau de vie d’une grande partie de la population française, en particulier de la classe ouvrière. Pour ceux qui n’auraient pas compris, Bayrou, l’homme qui a permis à Macron d’être élu en 2017, précisait avec gravité le 3 juillet, que la période allait demander « aux Français » des « efforts considérables » alors que la pandémie de Covid-19 avait déjà détérioré de manière significative les conditions de travail et d’existence.
L’objectif de ces élections était de placer les forces politiques de la bourgeoisie en bon ordre tant pour adopter les orientations permettant de défendre au mieux ses intérêts que pour faire accepter à la classe ouvrière de nouvelles dégradations de ses conditions de vie. Or, cette mise en place souffrait de plusieurs handicaps majeurs, en particulier, l’avancée continue du parti populiste, le Rassemblement national (RN), qui, à l’image du Brexit ou de l’arrivée au pouvoir de Trump, est l’expression de l’irrationalité et de la perte de maîtrise du jeu politique qui ne cessent de se développer au sein de la bourgeoisie, ces forces politiques étant inadaptées à la défense des intérêts de la bourgeoisie nationale.
S’il s’agissait d’abord d’écarter du pouvoir Marine Le Pen et le RN, cela devait se faire malgré la détestation d’une grande partie de la population à l’égard de Macron. Malgré ces handicaps, les élections présidentielles ont été une réussite pour la bourgeoisie puisque Macron a été réélu avec un bon pourcentage des voix, Le Pen ayant une fois de plus échoué.
Mais, les handicaps liés à cette situation, un temps voilés par l’artifice du « front républicain », sont revenus comme un boomerang lors des élections législatives. Ces dernières s’étant conclues par un échec cuisant pour Macron et le regroupement « Ensemble » étant donné l’incapacité du parti du président à obtenir la majorité absolue à l’Assemblée. La fraction la plus lucide de la bourgeoisie a donc échoué puisque l’autre résultat des élections est la progression fracassante du RN qui passe de 8 à 89 députés. Les manœuvres de Macron visant à affaiblir le RN n’ont finalement abouti qu’à son contraire : l’amplification de la popularité des thèmes populistes, en offrant même au RN des gages de respectabilité. Il en est ainsi de toute la campagne médiatique sur les « points de deal » qui visait à montrer que le gouvernement était soucieux de la « sécurité des citoyens ». En réalité, cette campagne a accru le sentiment d’insécurité et a donc été favorable au RN. Alors que la publicité médiatique considérable qui a été donnée à Zemmour lors de la campagne présidentielle visait à diviser le camp populiste, en fin de compte, il s’est produit l’effet inverse puisque le RN est vite apparu comme plus modéré, « normalisé », comme disent les journalistes politiques, ce qui lui a permis de se « dédiaboliser » et, par conséquent, de voir sa base électorale s’élargir. La campagne du parti de droite « Les Républicains » (LR) a apporté sa pierre à l’édifice en focalisant les débats pour la désignation de la candidate LR à l’élection présidentielle sur le programme abject de contrôle le plus strict possible de l’immigration. LR escomptait notamment retenir certains de ses électeurs tentés par le RN. Là encore, l’objectif de la manœuvre s’est mué en son contraire tant les prétendants à l’investiture des Républicains sont apparus comme une pâle copie de la propagande du parti d’extrême-droite.
Cerise sur le gâteau, alors que Macron et ses partisans avaient fait campagne avant l’élection présidentielle sur la nécessité de n’accorder aucune voix à l’extrême-droite, la concurrence imprévue des « Insoumis » lors de ces élections législatives les a amenés à abandonner le credo du « front républicain », en tirant un trait d’union entre la NUPES et l’extrême-droite.
Tout cela montre que les manifestations de la phase de décomposition du capitalisme (1) se développent de manière inexorable et que les petites manœuvres des uns et des autres pour préserver leurs intérêts de clique, au détriment des intérêts de l’État, amplifient cette tendance touchant l’ensemble de la bourgeoisie à l’échelle mondiale, à l’image, par exemple, de l’aggravation de l’instabilité de l’appareil politique au Royaume-Uni suite à la démission de Boris Johnson.
Au final, le système politique français se retrouve dans une situation inédite et anormale sous la Ve République. Aucune majorité absolue ne s’est dégagée et l’Assemblée nationale est divisée en trois blocs. Ceci signifie que le gouvernement ne sera jamais sûr d’obtenir la majorité et l’appareil politique rentre dans une période d’instabilité. Cette situation va même accroître la tendance au chacun pour soi comme le montre le refus des LR de s’allier avec « Ensemble » pour permettre à ce dernier de voir la situation potentiellement se débloquer, LR, qui joue sa survie politique à l’échelle nationale, ne voulant pas apparaître comme un simple supplétif du parti présidentiel.
Il faut ajouter que le regroupement qu’est « Ensemble » est lui-même instable (2) parce qu’il contient des partis dont la concurrence, aujourd’hui mise sous le boisseau, tendra à s’exprimer si l’impopularité de Macron devient trop profonde.
Du coup, alors qu’il s’agit d’attaquer le niveau de vie de la grande majorité de la population et, en particulier, de la classe ouvrière, Macron et son gouvernement parient sur « des majorités de circonstance » selon l’orientation des différentes lois. Un jeu d’équilibriste qui risque fort d’aboutir à l’ouverture d’une crise politique lorsque LR ou le RN penseront tirer avantage d’une telle situation. En tout état de cause, une telle instabilité (et encore plus si elle débouche sur une crise politique) ne peut que gêner, sur le plan intérieur, la capacité du gouvernement à prendre les mesures que la crise du capitalisme impose. Cette instabilité n’est pas favorable non plus à la bourgeoisie française sur le plan extérieur à l’heure où la pression américaine pour que les États européens s’alignent sur leur politique, tant à l’égard de la Russie que partout dans le monde, est devenue particulièrement forte.
Le résultat de ces élections législatives représente cependant une réussite de la bourgeoisie sur un point : le regroupement des partis de gauche (la NUPES), chargé d’empêcher la classe ouvrière de prendre conscience des moyens et des buts de son combat, sort renforcé de ces élections. Le score de Mélenchon aux élections présidentielles l’a fait apparaître comme étant l’homme qui pourrait vraiment changer les choses lors de prochaines élections. Cela lui a permis de dire avant les élections législatives : « Élisez-moi Premier ministre », ce qui sous-entendait qu’il est inutile de mener des luttes car, « moi au pouvoir », la dégradation de vos conditions de vie n’aura pas lieu. Avec 131 députés pour la NUPES (dont 75 pour la seule « France insoumise »), cette apparente capacité d’arriver au pouvoir lors de prochaines échéances électorales a été confirmée. La force capable d’orienter le mécontentement des ouvriers vers les urnes est bien en place. Son programme peut se résumer dans l’idée que la taxation des très hauts revenus va permettre de nous retrouver dans « la France des jours heureux » chère au candidat du PCF, Roussel, et ce, alors que la crise historique du capitalisme étend ses ravages sur l’ensemble de la planète. D’autre part, la prétention à parvenir au pouvoir d’une telle force accroît la capacité des syndicats, déjà en train d’isoler et d’émietter un nombre significatif de grèves, à bloquer l’expression de la combativité de la classe ouvrière puisqu’ils appuieront leur action sur le programme d’un parti prétendant améliorer ses conditions de vie.
Par ailleurs, la bourgeoisie utilise la perte de contrôle de sa propre vie politique pour renforcer les illusions dans les institutions démocratiques. Ainsi, depuis les législatives, on n’arrête pas d’entendre des proclamations venant de tous les partis politiques nous déclamant que le Président n’ayant plus le pouvoir sur l’Assemblée nationale, cette dernière est enfin devenue « la Maison du Peuple » qu’elle aurait toujours due être. Encore une fois, le but est de faire croire que les institutions de la démocratie bourgeoise permettent de protéger le niveau de vie de la très grande majorité de la population. Une telle propagande vise à laisser croire qu’il est absolument inutile, voire néfaste, de vouloir renverser ces institutions et de détruire le capitalisme.
De la même manière, le succès du RN permet aux partis de gauche de remettre au premier plan toute la campagne idéologique antifasciste qui permet également de mobiliser les prolétaires sur des terrains totalement pourris, en les écartant du combat pour la destruction du capitalisme. Et ce, alors que se développent la crise, les guerres, la crise climatique, etc.
Toutes ces manœuvres et ces campagnes idéologiques et médiatiques ne peuvent pas empêcher que la classe ouvrière soit confrontée chaque jour un peu plus à l’inflation qui rabote son salaire réel, à la récession dans laquelle l’économie mondiale est en train de s’enfoncer et qui va provoquer une augmentation du chômage, ni aux attaques que l’État français va mettre en œuvre contre le niveau de vie de la classe ouvrière en vue de récupérer des marges de manœuvre financières. Ces dégradations des conditions de vie provoquent un peu partout dans le monde, et aussi en France, toute une série de grèves démontrant que la classe ouvrière est en mesure de développer ses luttes, bien qu’avec encore beaucoup de difficultés. Mais c’est l’unique direction qui lui permettra de s’affronter à la classe dominante. Car dans les élections, la bourgeoisie sera toujours gagnante !
Vitaz, 8 juillet 2022
1 ) Cf. « Thèses : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste », Revue internationale n° 107. [61]
2 ) Les rivalités et les concurrences internes ne sont pas l’exclusivité d’ « Ensemble » mais sont aussi à l’œuvre au sein de la NUPES (composée de quatre formations politiques majeures distinctes) et également chez LR.
Dans toutes les guerres, les armes classiques et incontournables des États sont celles de la propagande de masse, de la manipulation et de la désinformation. Les grandes puissances démocratiques ont, depuis la Première Guerre mondiale, été un véritable creuset pour le contrôle des esprits, un laboratoire permettant d’imposer l’« union sacrée », d’obtenir l’adhésion de la population, en particulier le prolétariat, à la guerre et un « consentement » aux sacrifices. Manipuler l’opinion reste l’objectif central de la classe dominante pour masquer ses crimes et en préparer de nouveau.
La guerre impérialiste en Ukraine ne déroge en rien à ces ignobles entreprises de manipulation et de propagande. Les puissances démocratiques, notamment de l’Europe occidentale, sont celles qui doivent assurer la propagande la plus subtile et élaborée pour tenter de légitimer leurs entreprises sanguinaires auprès d’un prolétariat qui possède la plus grande expérience de lutte et un niveau d’éducation parmi les plus élevés au monde. (1)
À la veille du conflit en Ukraine, comme toujours, les chefs d’État et les gouvernements se défendaient, la main sur le cœur, de tout faire pour « préserver la paix ». Au moment où les troupes russes se sont massées à la frontière de l’Ukraine, Poutine prétendait n’avoir aucune intention belliqueuse et parlait de simples « manœuvres militaires ». Il avait d’ailleurs engagé un retrait partiel de ses troupes avant sa rencontre avec le chancelier allemand, Olaf Scholz, qui s’était dit « ravi » de la nouvelle. Même après le début de l’invasion, jamais il n’a été question pour Poutine de parler de « guerre », mot totalement prohibé, mais d’une « opération spéciale ».
Quant à Joe Biden, qui annonçait à l’avance les plans de Poutine, précisant que les États-Unis n’interviendraient pas en cas de conflit, donnant ainsi le feu vert au maître du Kremlin pour lancer ses troupes et son pays dans un piège, il apparaissait aux yeux du monde comme un homme de paix, souhaitant selon ses dires « donner toutes ses chances à la diplomatie ».
Zelensky était d’emblée, lui aussi, le chantre de la paix, « victime pacifique », courageuse, déterminée et « pleine d’héroïsme ». Ainsi, par exemple, lors de son discours du 23 mars dernier face à l’Assemblée nationale en France, il s’exprimait devant des députés conquis et séduits d’avance : « […] Comment arrêter cette guerre ? Comment instaurer la paix en Ukraine ? […] Nous devons agir ensemble, faire pression sur la Russie ensemble pour chercher la paix ».
Derrière les discours de paix, la thèse du petit pays victime et envahi, poussait l’émotion et la volonté de combattre l’ineffable Poutine. Le piège d’une « guerre défensive » était tendu dès le départ. Zelensky pouvait alors mobiliser de force sur le sol ukrainien la chair à canon, les hommes de 18 à 60 ans, pour « défendre la patrie », quémandant sans cesse « des armes pour l’Ukraine » aux occidentaux « solidaires », instrumentalisant de manière ignoble la détresse des réfugiés à des fins purement politiques et guerrières.
En 1914, une exploitation idéologique du même type avait déjà été utilisée par le bloc de l’Entente face aux puissances de la Triple alliance. L’Allemagne était alors considérée comme l’unique « responsable » de la guerre par son invasion de la petite Belgique, pays désormais livré aux « boches », à une « horde de barbares ». Le Président français Poincaré qui avait frénétiquement préparé la guerre en coulisse avec la Russie et son allié britannique se faisait en même temps le chantre de la paix, comme le montre son discours du 14 juillet 1915 où en pleine guerre il affirmait : « Depuis de longues années notre démocratie laborieuse se plaisait aux travaux de la paix. Elle aurait considéré comme un criminel, ou comme un insensé, tout homme qui aurait osé nourrir des projets belliqueux ». Un comble de cynisme et d’hypocrisie ! Quelques jours plus tard, le 19 juillet, lors d’un discours au Reichstag, le chancelier allemand affirmait pratiquement la même chose : « Nous n’avons pas désiré la guerre, […] c’était la paix que nous prospérions ». Son malheur avait été d’attaquer le premier !
Comme un remake, en septembre 1939, l’invasion de la Pologne apparaissait de nouveau comme l’attaque d’un « loup » face à « l’agneau innocent » et non comme le résultat d’une logique propre au capitalisme et à l’impérialisme. La « volonté de paix » et le statut de « victime » sont de grands classiques !
Même Hitler se déclarait en faveur de la paix ! En 1938 à Berlin, concernant les relations franco-allemandes, il déclarait, à l’ambassadeur de France, son désir qu’elles soient « pacifiques et bonnes ». Et le diplomate Von Ribenttrop répétait souvent que « le Führer ne veut pas la guerre ». (2) C’est aussi au nom de la « paix » et de « l’antifascisme » que le prolétariat fut embrigadé dans la guerre.
Comme personne ne « veut la guerre » alors qu’elle constitue le mode de vie du capitalisme en décadence, elle est forcément, pour chaque camp, le fait de l’adversaire. Ainsi, pour Poutine, la faute revient au régime ukrainien, formé de « nazis », de « persécuteurs des minorités russophones » qui bataillent « contre les libertés et la démocratie ». Bien entendu, il fustige au passage un autre « responsable », les forces de l’OTAN qui l’encerclent depuis des décennies et qui cherchent à « affaiblir la Russie ».
La propagande de Zelensky et des occidentaux qui le soutiennent militairement, rend les choses d’autant plus pernicieuses et dangereuses pour les populations et le prolétariat de l’Ouest, puisque la « petite Ukraine pacifique » apparaît bel et bien comme « étranglée par l’ogre russe ». Effectivement, parmi tous les gangsters impérialistes parties prenantes de ce conflit, Poutine est bien celui qui a dégainé le premier. Dès la guerre enclenchée, de persona non grata, il est devenu rapidement un « fou sanguinaire ». La diabolisation (facilitée ici par la personnalité de Poutine et son cursus stalinien) est aussi un grand classique de la propagande ! (3)
Lors de la Première Guerre mondiale, l’armée allemande et ses soldats étaient présentés eux aussi comme des monstres, accusés de « violer, torturer et égorger froidement les enfants ». (4) La guerre actuelle et ses images, l’exploitation des cadavres étendus sur le sol, les clichés de villes dévastées, la multiplication des enquêtes internationales sur les « crimes de guerre » (5) commis par l’armée russe, le silence quasi total sur les exactions de l’armée ukrainienne du côté occidental, l’accumulation de montages grossiers du côté russe, tout ceci s’accompagnant d’une cyber-propagande enfumant les esprits, témoignent d’une intense et quotidienne guerre de l’information.
Dès lors, même si cette guerre est jugée inquiétante par les populations de l’Ouest, ces dernières finissent insidieusement par soutenir l’envoi des « armes pour l’Ukraine » afin de « donner une leçon à l’envahisseur ». Autrement dit : alimenter la guerre et les massacres au nom d’une riposte « légitime » et « défensive » !
Dans cette guerre qui frappe brutalement l’Europe, où la terre brûlée et l’irrationalité totale révèlent l’absurdité complète d’une aventure tragique et barbare, les grandes puissances démocratiques occidentales jouent désormais le beau rôle de procureur. Elles apparaissent comme « pacifiques », mises devant une sorte de fait accompli qui ne dépendrait nullement de leur propre volonté, mais de celle d’un seul homme, le dictateur suicidaire froid et cynique Poutine.
En réalité, comme le soulignait déjà Rosa Luxemburg, tous les États, petits ou grands, sont de véritables brigands qui ne font que défendre leurs sordides intérêts impérialistes, comme le rappelle aussi notre tract international : « Depuis le début du XXe siècle, la guerre permanente avec toutes les terribles souffrances qu’elle engendre, est devenue inséparable du système capitaliste, un système basé sur la concurrence entre les entreprises et entre les États, où la guerre commerciale débouche sur la guerre des armes, où l’aggravation de ses contradictions économiques, de sa crise, attise toujours plus les conflits guerriers. Un système basé sur le profit et l’exploitation féroce des producteurs, où ces derniers sont contraints de payer le prix du sang après avoir payé le prix de leur sueur ». (6)
Évidemment, si la responsabilité des rivaux de Poutine est plus difficile à percevoir derrière les rideaux de fumée propres à la propagande occidentale, elle n’en est pas moins présente. L’action notamment de ces puissances impérialistes au sein de l’OTAN, fournissant des armes à l’Ukraine en grande quantité, alimentant une guerre qui s’enkyste, démontre amplement leur responsabilité dans la logique irrationnelle du militarisme, et de la planification massive de la destruction par les armes. Au premier rang de ces gangsters, acteurs de l’accélération du désordre et du chaos, l’État impérialiste de Biden n’est pas le moins habile. En piégeant la Russie et les alliés occidentaux européens par ses déclarations, laissant implicitement un feu vert à Poutine, il exprimait tout le machiavélisme de sa stratégie.
Le fait de pousser l’adversaire à engager lui-même les hostilités est un classique. C’est ce que montrait déjà, à propos de la Première Guerre mondiale, Alfred Rosmer, citant un ancien sénateur, Jacques Bardoux, s’exprimant au sujet des provocations ayant amené l’Allemagne à attaquer la première : « Quand une guerre est-elle offensive ou défensive ? Les épithètes se prêtent à mille interprétations. Elles sont l’expression d’opinions mobiles et changeantes. Quand un diplomate est habile, la guerre qu’il provoque n’est jamais offensive. Il a l’air de se défendre lorsqu’il attaque ». (7)
Par le cordon sanitaire dressé par l’OTAN autour de la Russie depuis l’effondrement de l’URSS, par la volonté d’adhésion de nouveaux pays comme la Finlande ou la Suède à l’Alliance, le gouvernement Biden, comme ses alliés ponctuels et forcés d’Europe occidentale, a bien « l’air de se défendre lorsqu’il attaque ». Telle est sa force. Mais en même temps, cette entreprise criminelle est l’expression d’une faiblesse historique plus fondamentale tant la dynamique du militarisme est porteuse de chaos, d’irrationalité et de destructions.
En réalité, tous les dirigeants des puissances impérialistes opposées qui poussent des cris d’horreur devant les exactions de Poutine sont ceux qui ont eux-mêmes du sang sur les mains et finissent par accélérer davantage la dynamique mortifère du désordre mondial. Lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté, ces mêmes puissances alliées n’étaient nullement ces « chevaliers de la liberté » qu’ils prétendaient être, mais des acteurs barbares de l’impérialisme défendant leurs sordides intérêts : « les occidentaux n’interviennent pas pour détruire le nazisme ni écarter la menace d’un régime totalitaire. C’est l’équilibre européen qui est en jeux ». (8) En réalité, cet « équilibre européen » n’était rien d’autre qu’une question de rapport de forces entre gangsters impérialistes.
Aujourd’hui, l’Europe est menacée d’un chaos plus grand dans cette vaste foire d’empoigne. Quoi qu’elles en disent, ce sont les grandes puissances mondiales qui sont à la manœuvre. Les mêmes qui par le passé commirent les pires exactions, toujours au nom du « bien ». Pensons aux « bombardements stratégiques » de 1943 où les Alliés déversaient des tapis de bombes incendiaires sur les quartiers ouvriers de Dresde et Hambourg, faisant au moins 250 000 morts. Plus récemment, n’oublions pas que les forces américaines rasaient des villes entières comme celle de Falloujha en Irak en 2004. Aujourd’hui, la menace atomique et le battage terrifiant des uns et des autres autour de l’arme nucléaire ne doit pas nous faire oublier que ceux qui l’ont utilisée pour la première fois au Japon se prévalaient des mêmes valeurs, celles de « paix », de « liberté » et de « démocratie ». Alors qu’ils n’étaient nullement acculés militairement, ces mêmes voyous avaient envisagé très sérieusement dans les années 1950 de vitrifier la Corée par l’arme nucléaire !
Il n’y a pas d’illusion à se faire, le capitalisme en décomposition ne peut que porter la guerre et le chaos, les destructions, la crise, les épidémies et tous les fléaux. Le prolétariat ne doit pas oublier le bourrage de crâne qu’il a subi pendant toutes les guerres du passé. Aujourd’hui, il doit absolument repousser celui de tous les belligérants et des fauteurs de guerre qui les accompagnent. Ceux qui se laissent abuser peuvent penser que les livraisons d’armes à l’Ukraine sont malgré tout une « solution », même insatisfaisante, le prolétariat n’étant pas en mesure de stopper immédiatement la guerre. Or, loin d’épargner les souffrances, cette option ne peut justement qu’alimenter la folie meurtrière en dynamisant les forces destructrices dont les deux camps aux prises sont responsables en tant qu’agents du capitalisme. Seule la conscience de classe et les leçons du passé permettent aux révolutionnaires de dénoncer les mensonges de la bourgeoisie pour permettre au prolétariat de ne pas se faire happer par la logique de guerre et développer son combat de classe.
WH, 11 juin 2022
1 ) Contrairement au prolétariat en Ukraine qui a été battu et enrôlé, et au prolétariat en Russie, extrêmement fragile et très perméable, celui d’Europe de l’Ouest, bien qu’incapable, actuellement, de mettre un terme au conflit, n’est pas prêt à accepter le sacrifice de milliers de victimes chaque jour.
2 ) Anne Morelli, Principes élémentaires de la propagande de guerre (2001).
3 ) Ce fut le cas, pour prendre quelques exemples, de Saddam Hussein, transformé du jour au lendemain en « boucher de Bagdad », de Milosevic en Serbie pendant la Guerre en ex-Yougoslavie, et maintenant de Poutine.
4 ) « Naissance de la démocratie totalitaire », Revue internationale n° 155 (été 2015).
5 ) Notion juridique permettant de légitimer la barbarie guerrière ordinaire en faisant oublier que la guerre est elle-même un véritable crime du capitalisme.
6 ) Cf. notre tract international : « Conflit impérialiste en Ukraine : Le capitalisme c’est la guerre, guerre au capitalisme [254]! ».
7 ) Alfred Rosmer, Le mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale (1936-1959). Il faut aussi préciser que l’argument « défensif » a été utilisé par tous les sociaux-traîtres en 1914 (social-démocratie) afin de désarmer et de mieux embrigader le prolétariat dans la guerre.
8 ) Philippe Masson, Une guerre totale (1990).
Alors que la Russie déverse en continu des tapis de bombes sur les villes ukrainiennes, à la fin de la réunion du G7, organisée dans le cadre bucolique des Alpes bavaroises, le 28 juin, les représentants des grandes puissances « démocratiques » répétaient en cœur : « La Russie ne peut et ne doit gagner ! » (Macron), faussement indignés face à l’horreur des combats, aux dizaines de milliers de morts et aux millions de réfugiés, à la destruction systématique de villes entières, à l’exécution de civils, au bombardement irresponsable de centrales nucléaires, aux conséquences économiques considérables pour l’ensemble de la planète. En simulant ainsi l’effroi, cette bande de cyniques cherchait aussi à dissimuler la responsabilité bien réelle de l’Occident dans ce massacre, en particulier l’action déstabilisatrice des États-Unis qui, par leurs tentatives de contrer le déclin de leur leadership mondial, n’ont pas hésité à attiser le chaos et la barbarie aux portes du centre historique du capitalisme.
Aujourd’hui, les États-Unis et les autres puissances de l’Ouest se présentent comme les champions de la paix, de la démocratie et de la pauvre et innocente Ukraine confrontée à l’ignoble attaque de l’ogre russe. Si les horreurs de l’impérialisme russe sont plus difficiles à dissimuler, ni les États-Unis ni l’Ukraine ne présentent un pedigree de « chevalier blanc ». Ils ont au contraire joué un rôle actif dans le déclenchement et la perpétuation du massacre.
La bourgeoisie ukrainienne, corrompue jusqu’à l’os, avait déjà saboté les accords de paix de Minsk de 2014, qui impliquaient entre autres une certaine autonomie du Donbass et la protection de la langue russe en Ukraine. Elle se montre aujourd’hui particulièrement intransigeante et va-t-en-guerre face à la Russie, certaines factions envisageant même une reconquête de la Crimée.
Mais la politique américaine s’avère largement plus hypocrite et calculatrice. Au début des années 1990, les États-Unis avaient, en effet, « informellement » promis à Moscou de ne pas profiter de l’implosion du bloc de l’Est pour étendre leur influence aux frontières de la Russie. Ils n’ont cependant pas hésité à intégrer un à un les anciens pays du bloc de l’Est dans leur sphère d’influence, tout comme ils n’ont pas hésité à armer massivement Taïwan et à soutenir ses velléités de distanciation envers Pékin après avoir promis de respecter le principe « d’une seule Chine ». La politique américaine envers l’Ukraine n’a donc rien à voir avec la défense de la veuve et de l’orphelin ou de la démocratie, ni avec les beaux principes humanitaires qu’aucun pays n’hésite à rouler dans le sang et dans la boue pour la défense de ses sordides intérêts impérialistes.
En défiant Poutine d’envahir l’Ukraine (et en l’y poussant en précisant qu’ils n’interviendraient pas), en l’entraînant dans une guerre à grande échelle, les États-Unis ont, par une manœuvre machiavélique momentanément marqué des points importants dans l’arène impérialiste, car la stratégie américaine vise avant tout à contrer le recul irrémédiable de son leadership dans le monde.
La bourgeoisie américaine a ainsi pu restaurer le contrôle de l’OTAN sur les impérialismes européens. Alors que cette organisation semblait en perdition, « en état de mort cérébrale » selon Macron, la guerre en Ukraine a permis un retour au premier plan de cet instrument de subordination des impérialismes européens aux intérêts américains. Washington a exploité l’invasion russe pour rappeler à l’ordre les « alliés » européens contestataires : l’Allemagne, la France ou l’Italie ont été amenés à rompre leurs liens commerciaux avec la Russie et à lancer dans la précipitation les investissements militaires que les États-Unis réclamaient depuis 20 ans.
De même, les États-Unis portent des coups décisifs à la puissance militaire de la Russie. Mais derrière la Russie, les États-Unis ciblent fondamentalement la Chine et la mettent sous pression. L’objectif de fond de la manœuvre machiavélique des États-Unis est de poursuivre l’endiguement de la Chine, débuté dans le Pacifique, en affaiblissant le couple russo-chinois. L’échec de la Russie face à l’aide militaire américaine auprès de l’armée ukrainienne constitue ainsi un clair avertissement adressé à Pékin. La Chine n’a d’ailleurs pas manqué de réagir de manière embarrassée à l’invasion russe : tout en désapprouvant les sanctions, Pékin évite de transgresser la ligne rouge qui entraînerait des sanctions américaines. De plus, le conflit ukrainien permet de bloquer une large zone, de la baltique à la mer noire, indispensable au déploiement des « nouvelles routes de la soie », ce qui constitue sans nul doute un objectif non négligeable de la manœuvre américaine.
Quelle que soit la faction de la bourgeoisie au gouvernement, depuis le début de la période de décomposition, les États-Unis, dans leur volonté de défendre leur suprématie en déclin, sont la principale force d’extension du chaos et de la barbarie guerrière par leurs interventions et leurs manœuvres : ils ont créé le chaos en Afghanistan, en Irak et favorisé l’éclosion d’Al-Qaïda comme de Daesh. Pendant l’automne de 2021, ils ont consciemment fait mousser les tensions avec la Chine autour de Taïwan dans le but de regrouper les autres puissances asiatiques derrière eux. Leur politique en Ukraine n’est pas différente aujourd’hui, même si leur stratégie machiavélique leur permet de se présenter comme une nation pacifique qui s’oppose à l’agression russe. Forts de leur suprématie militaire écrasante, les États-Unis fomentent le chaos guerrier qui constitue pour eux la barrière la plus efficace contre le déploiement de la Chine comme challenger. Mais, loin de stabiliser la situation mondiale, cette politique intensifie la barbarie guerrière et exacerbe les confrontations impérialistes tous azimuts et ceci dans un contexte chaotique, imprédictible, particulièrement dangereux.
En mettant la Russie dans les cordes, Washington intensifie les menaces de chaos et de barbarie guerrière en Europe. La guerre en Ukraine conduit à des pertes de plus en plus calamiteuses pour la Russie. Cependant, Poutine ne peut arrêter à ce stade les hostilités car il a besoin à tout prix de trophées pour justifier l’opération sur le plan intérieur et sauver ce qui peut l’être encore du prestige militaire de la Russie, le tout sans renoncer à soustraire ce territoire hautement stratégique pour elle à l’influence américaine. D’autre part, plus la guerre s’éternise, plus la puissance militaire et l’économie russes s’effriteront. Les États-Unis n’ont donc aucun intérêt à favoriser un arrêt des hostilités, quitte à sacrifier cyniquement la population en Ukraine. Dans les conditions actuelles, le carnage ne peut donc que continuer et la barbarie s’étendre, probablement pendant des mois, voire des années, et ceci sous des formes particulièrement sanglantes et dangereuses, comme la menace que font peser les armes nucléaires « tactiques ».
En restaurant le joug de l’OTAN, les États-Unis exacerbent également les ambitions impérialistes et le militarisme des bourgeoisies européennes. Si les pays européens ont pu nourrir l’illusion après 1989 qu’ils pourraient mener leur politique impérialiste en se basant essentiellement sur leurs atouts économiques, la présidence de Trump et encore plus nettement depuis la politique agressive de l’administration Biden, fondées sur la supériorité militaire des États-Unis, qui se concrétise aujourd’hui en Ukraine, leur fait prendre conscience de leur dépendance sur le plan militaire et donc de l’urgence de renforcer leur politique d’armement, même si, dans un premier temps, ils ne peuvent prendre trop nettement leur distance envers l’OTAN. La décision de l’Allemagne de réarmer massivement, doublant ainsi son budget militaire, constitue une donnée impérialiste majeure à moyen terme car, depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne avait maintenu des forces armées modestes. D’ores et déjà apparaissent les dissensions au sein de l’OTAN entre un pôle « intransigeant » qui veut « mettre Poutine à genoux », (États-Unis, Grande-Bretagne et Pologne, pays baltes) et un pôle plus « conciliant » (« tout cela doit finir par des négociations », « il faut éviter d’humilier la Russie »).
En accentuant la pression sur la Chine, la bourgeoisie américaine augmente, par ailleurs, le risque de nouvelles confrontations guerrières. La crise ukrainienne a des conséquences dangereusement déstabilisatrices pour le positionnement impérialiste du principal challenger des États-Unis. Pékin continue à mener une politique de soutien formel envers Poutine sans engagement compromettant, mais la guerre affecte lourdement ses « nouvelles routes de la soie » et les contacts avec les pays d’Europe centrale que la Chine avait réussi à séduire. Ceci alors même que le ralentissement de son économie devient de plus en plus manifeste, avec une croissance évaluée pour le moment à 4,5 % du PIB. Alors que les États-Unis ne se privent pas d’accentuer ces difficultés et de les exploiter dans leur confrontation avec Pékin, la situation exacerbe les tensions au sein de la bourgeoisie chinoise et accentue le risque d’une accélération des confrontations sur le plan économique, voire militaire.
L’absence de toute motivation économique pour les guerres était patent dès l’entrée en décadence du capitalisme : « La guerre fut le moyen indispensable au capitalisme lui ouvrant des possibilités de développement ultérieur, à l’époque où ces possibilités existaient et ne pouvaient être ouvertes que par le moyen de la violence. De même, le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l’expression de ce croulement qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu’engouffrer dans l’abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines ». (1)
Le conflit en Ukraine illustre de manière éclatante combien la guerre a perdu non seulement toute fonction économique mais illustre aussi que la fuite en avant dans le chaos guerrier tend de plus en plus à réduire les avantages de la guerre sur un plan stratégique. La Russie s’est ainsi lancée dans une guerre au nom de la défense des russophones mais elle massacre des dizaines de milliers de civils dans les régions essentiellement russophones tout en transformant ces villes et régions en champs de ruines et en subissant elle-même des pertes matérielles et infrastructurelles considérables. Si dans le meilleur cas, au terme de cette guerre, elle s’empare du Donbass et du Sud-Est de l’Ukraine, elle aura conquis un champ de ruines (le prix de la reconstruction est actuellement évalué à 750 milliards d’euros), une population la haïssant et aura subi un recul stratégique conséquent sur le plan de ses ambitions de grande puissance.
Quant aux États-Unis, dans leur politique d’endiguement de la Chine, ils sont amenés à encourager une politique cynique de la « terre brûlée », conduisant à une explosion incommensurable du chaos sur les plans économique, politique et militaire. L’irrationalité de la guerre n’a jamais été aussi éclatante.
Cette tendance à l’irrationalité croissante des confrontations guerrières va de pair avec une irresponsabilité croissante des fractions dirigeantes arrivant au pouvoir, comme l’illustrent l’aventure irresponsable de Bush junior et des « néo-cons » en Irak en 2003, celle de Trump de 2018 à 2021 ou encore la faction autour de Poutine en Russie. Elles sont l’émanation de l’exacerbation du militarisme et de la perte de contrôle de la bourgeoisie sur son appareil politique, pouvant mener à un aventurisme fatal, à terme, pour ces factions mais périlleux, surtout, pour l’humanité.
En même temps, les conséquences de la guerre pour la situation économique de nombreux pays s’annoncent dramatiques. La Russie est un grand fournisseur d’engrais et d’énergie, le Brésil dépend de ces engrais pour ses récoltes. L’Ukraine est un grand exportateur de produits agricoles, et les prix des denrées comme le blé risquent de flamber. Des États comme l’Égypte, la Turquie, la Tanzanie ou la Mauritanie dépendent à 100 % du blé russe ou ukrainien et sont au bord de la crise alimentaire. Le Sri Lanka ou Madagascar, déjà surendettés, sont en faillite. Selon le secrétaire général de l’ONU, la crise ukrainienne risque « de faire basculer jusqu’à 1,7 milliard de personnes (plus d’un cinquième de l’humanité) dans la pauvreté, le dénuement et la faim ». Les conséquences économiques et sociales seront mondiales et incalculables : paupérisation, misère, faim…
Il en va de même avec les menaces écologiques pour la planète. Les combats qui font rage en Ukraine, pays doté du troisième parc nucléaire d’Europe, dans une région dotée d’une industrie vieillissante, héritage de l’ère « soviétique », présentent des risques énormes de catastrophes écologiques et nucléaires. Mais plus généralement en Europe et dans le monde, si officiellement, la transition énergétique reste la priorité, la nécessité de se défaire des combustibles russes et de répondre à l’envolée des prix de l’énergie poussent les grandes économies à chercher déjà à relancer la production de charbon, de pétrole, de gaz et de l’énergie nucléaire. L’Allemagne, les Pays-Bas ou la France ont déjà annoncé des mesures dans ce sens.
L’imprévisibilité du développement des confrontations, les possibilités de dérapages de celles-ci, qui sont plus fortes que lors de la guerre froide, marquent la phase actuelle de décomposition et constituent une des dimensions particulièrement préoccupantes de cette accélération du militarisme. Plus que jamais, la barbarie guerrière actuelle met en évidence l’actualité pour l’humanité de l’alternative « socialisme ou destruction de l’humanité ». À la place de la mort et de la barbarie capitaliste : le socialisme !
R. Havannais, 4 juillet 2022
1) « Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France ».
Suite à la publication de la Déclaration commune par des groupes de la Gauche communiste, (1) deux réunions publiques en ligne ont été organisées par ces groupes, l’une en italien et l’autre en anglais, pour discuter et clarifier la nécessité de la Déclaration commune et les tâches des révolutionnaires face à la guerre impérialiste et aux nouvelles conditions mondiales. Les réunions se sont déroulées dans une atmosphère sérieuse et cordiale ; les différences d’opinion n’ont pas empêché la camaraderie ni un débat animé.
L’importance de la Déclaration commune tient au fait qu’elle suit l’esprit de la conférence de Zimmerwald de 1915, où les révolutionnaires ont pu publier une déclaration internationaliste commune face à la Première Guerre mondiale. Dans les années 1930, en revanche, les communistes de gauche italiens et néerlandais se sont opposés à la guerre d’Espagne mais n’ont pas pu publier de déclaration commune. De même, pendant la guerre sino-japonaise, la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée, les communistes internationalistes n’ont pas réussi à publier de déclaration commune. Il est indéniable qu’aujourd’hui, les groupes de la Gauche communiste n’ont pas l’influence que les révolutionnaires avaient en 1915. Cependant, parler d’une même voix est nécessaire, non pas pour les conséquences immédiates, mais pour la perspective des batailles futures. Il n’est pas possible de refléter les discussions des deux sessions dans un court article, mais nous voulons donner un résumé des sujets discutés.
Dans la réunion en langue italienne, tous les participants, sans exception, ont analysé la nature de la guerre comme impérialiste et ont souligné la nécessité de défendre l’internationalisme, c’est-à-dire de ne soutenir aucun des camps impérialistes. Rejetant toute illusion pacifiste, ils ont vu la classe ouvrière et la lutte de classe comme la seule force capable de s’opposer à la guerre. Les participants, sans exception, ont souligné l’importance de la Déclaration commune. Les participants estiment que, même si la situation actuelle n’est pas comparable à celle de 1915 et que les révolutionnaires n’ont pas l’influence qu’ils avaient sur la classe ouvrière en 1915, l’esprit de la conférence de Zimmerwald, comme boussole, est encore valable aujourd’hui. La conférence de Zimmerwald est une référence pour les révolutionnaires, à laquelle ils se réfèrent dans leur lutte contre la guerre impérialiste. Un seul participant a déclaré que la référence à la conférence de Zimmerwald n’était pas valable, arguant que les courants qui ont signé la Déclaration commune n’ont pas l’influence de Lénine ou de Luxemburg sur la classe ouvrière. D’autres ont répondu que l’importance d’une Déclaration commune réside dans une prise de position internationaliste commune que les courants de la Gauche communiste n’avaient pas pu exprimer auparavant face à la guerre.
Le fait que d’autres groupes de la Gauche communiste aient refusé de signer la Déclaration commune reflète la faiblesse du milieu politique prolétarien. La majorité des participants ont déploré le refus des autres groupes de la Gauche communiste de se référer à Lénine sur la nécessité d’une réponse commune, malgré les différences théoriques. À Zimmerwald, les participants avaient des différences d’opinion et d’analyse, mais cela ne les a pas empêchés de faire une déclaration commune. La majorité des participants n’étaient pas d’accord avec les raisons invoquées par la Tendance communiste internationaliste (TCI) pour ne pas signer la Déclaration commune. Alors que certains participants ont parlé de poursuivre la discussion avec la TCI pour les encourager à signer la Déclaration commune ou, au moins, à développer une action commune avec eux, d’autres ont souligné que nous devrions éviter d’entrer dans des controverses et passer à autre chose sans prêter attention aux autres. Quoi qu’il en soit, tous les participants à la réunion sont d’accord pour dire que la proposition de No War but the Class War (NWCW) rédigée par la TCI représente un énorme pas en arrière par rapport à leur propre tradition politique, déléguant effectivement à la classe ouvrière les fonctions que les avant-gardes révolutionnaires devraient remplir.
Les participants ont souligné qu’il n’est pas possible de combattre la guerre sans combattre le capitalisme. Après la guerre, l’inflation a augmenté non seulement dans la périphérie du capitalisme, mais aussi dans les centres métropolitains, et donc le coût de la vie pour le prolétariat a augmenté, ce qui signifie que son niveau de vie a diminué. Les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière, avec le déclenchement de la guerre impérialiste en cours, ne peuvent que s’aggraver, et peuvent inciter, dans un avenir plus ou moins proche, le prolétariat à riposter aux attaques continues du capital.
Un autre point de la discussion a souligné que la lutte du prolétariat ne peut se développer dans une direction révolutionnaire que si elle est basée sur la continuité historique des positions de la Gauche communiste. Bien sûr, cela ne signifie pas que seuls les groupes de la Gauche communiste peuvent soutenir ces positions, mais que celles-ci doivent servir de point de référence pour montrer la voie à suivre. Il y a eu un accord au cours de la discussion autour de l’idée que c’est la tâche des révolutionnaires de travailler à la construction du futur parti international et internationaliste du prolétariat, sans lequel toutes les luttes éventuelles de la classe ouvrière seront inévitablement vouées à la défaite. Et c’est dans cette perspective que s’inscrit la déclaration contre la guerre impérialiste signée par les différents groupes adhérents.
Lors de la session en anglais (à laquelle les camarades de l’IOD n’ont pas pu participer), comme lors de la session en italien, les participants ont évalué sans équivoque la nature de la guerre comme impérialiste et, rejetant toute illusion pacifique, ils ont vu dans la classe ouvrière et la lutte de classe la seule force capable de contrer la guerre. Lors de la réunion, à l’exception du délégué de la TCI/CWO, (2) les participants ont souligné l’importance de la Déclaration commune. Un participant a déclaré que même s’il n’était pas entièrement d’accord avec la Déclaration commune, il la soutenait néanmoins. Comme lors de la réunion en langue italienne, les participants, à l’exception du délégué de la TCI/CWO ont également fait valoir que, bien que la situation actuelle ne soit pas comparable à celle de 1915 et que les révolutionnaires n’aient pas l’influence qu’ils avaient dans la classe ouvrière en 1915, l’esprit de la Conférence de Zimmerwald doit servir de boussole, toujours valable aujourd’hui, et de référence à laquelle les révolutionnaires se réfèrent dans la lutte contre la guerre impérialiste.
Lors de la réunion, le délégué de la TCI/CWO a eu l’occasion d’exposer les raisons de leur refus de signer la Déclaration commune. Il a exposé ces raisons mais ses arguments non seulement n’ont pas convaincu l’auditoire mais ont également alimenté d’autres discussions. Le représentant de la TCI/CWO a déclaré que le refus de signer la déclaration n’était pas un principe mais que son organisation considérait que les critères pour signer étaient trop étroits. Selon le camarade, ils veulent rassembler ceux qui sont d’accord avec l’initiative de NWCW. En signant la Déclaration commune, la TCI approuverait implicitement le point de vue du CCI sur le parasitisme. Ils travaillent avec Controverses et le Groupe international de la Gauche communiste (GIGC), ce qui n’est pas le cas du CCI ; le CCI a qualifié de parasites des camarades qui luttent depuis des années. Peut-être que la TCI peut les ramener dans la Gauche communiste par le biais du NWCW.
Plusieurs participants qui étaient d’anciens membres du CCI ont rejeté la déclaration du représentant de la TCI/CWO selon laquelle tout militant qui quitte le CCI est étiqueté par celui-ci comme un parasite, affirmant qu’ils n’ont jamais été exclus d’aucune activité et que les camarades du CCI sont toujours très ouverts à la discussion et à la solidarité. Ils ont souligné que le problème du parasitisme est lié à un comportement qui n’est pas prolétarien.
Certains participants sont intervenus pour critiquer l’initiative NWCW, cependant le présidium a demandé aux participants de reporter la discussion sur le NWCW à la prochaine réunion publique. Au cours des discussions, il a été avancé que les internationalistes n’avaient pas pu publier une déclaration commune face à la guerre d’Espagne, la Seconde Guerre mondiale, la guerre de Corée, etc. Aujourd’hui, l’adoption de la Déclaration commune est un coup porté au sectarisme dans le milieu politique prolétarien et un pas en avant. Au début de la réunion, certains camarades qui avaient approuvé la TCI pour avoir refusé de signer la Déclaration commune ont été convaincus par la discussion de la nécessité de cette dernière. Un camarade a déclaré dans les conclusions qu’il pensait que la discussion était constructive, même si les différences entre le CCI et la TCI étaient importantes. Ces différences doivent être davantage articulées et développées dans des discussions communes. Un autre participant a déclaré que, bien qu’il ne soit pas d’accord avec certaines positions de la CWO, il est convaincu que la Gauche communiste ne serait pas en mesure de mener à bien ses tâches historiques sans la participation de groupes tels que les bordiguistes ou la TCI. Selon lui, il est dommage qu’ils n’aient pas compris l’importance de cette action sur la guerre en Ukraine.
L’opinion qui a prévalu lors de la réunion est que, même si seule une minorité de tous les groupes de la Gauche communiste a signé la Déclaration commune, celle-ci deviendra tout de même un point de référence dans la tradition de la Gauche communiste, pour d’autres groupes et militants.
Internationalist Voice
Istituto Onorato Damen
Courant communiste international
(15 juin 2022)
1) Le Courant communiste international (CCI), Internationalist Voice (IV) et l’Institut Onorato Damen (IOD).
2) Communist Workers Organisation, groupe affilié à la TCI en Grande-Bretagne (NdR).
En réponse à la meurtrière guerre en Ukraine, le CCI a, de façon répétée, souligné le besoin d’une réponse commune de l’expression la plus cohérente de l’internationalisme prolétarien, la Gauche communiste, afin de créer un pôle de référence clair pour tous ceux qui cherchent à s’opposer à la guerre impérialiste sur une base de classe.
L’appel à une prise de position commune, et le texte qui en est l’émanation, a ainsi été reçu positivement par trois groupes. (1) Les groupes bordiguistes ont plus ou moins ignoré notre appel alors que la Tendance communiste internationaliste (TCI), tout en annonçant être, par principe, favorable à de telles prises de position communes des internationalistes, a rejeté notre appel pour des raisons qui, de notre point de vue, restent peu claires. Des désaccords dans l’analyse ont été mentionnés au départ, suivis par des divergences sur ce qui constitue l’authentique Gauche communiste ainsi qu’un rejet de notre conception du parasitisme semblent venir au premier rang. Nous reprendrons ces arguments à un autre moment ; nous voulons ici nous concentrer sur la proposition alternative de la TCI, qui consiste à pousser à la formation de groupes locaux et nationaux de No War but the Class War (NWCW), qu’elle voit comme le point de départ d’une action internationaliste contre la guerre à une échelle bien plus large qu’une prise de position commune signée par les groupes de la Gauche communiste.
Lorsqu’on examine le texte du premier appel à créer des groupes NWCW en réponse à la guerre en Ukraine, (2) publié par NWCW à Liverpool, on peut dire qu’il est clairement internationaliste, qu’il renvoie les deux camps impérialistes dos à dos, qu’il rejette les illusions pacifistes et insiste sur le fait que la descente du capitalisme décadent aux enfers de la barbarie militariste ne peut être stoppée que par la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière. Nous pensons cependant qu’il existe un élément clairement immédiatiste dans ce texte, dans le paragraphe suivant : « Les actions anti-guerre éparses dont nous avons eu l’écho (manifestations en Russie, actes de désobéissance de soldats en Ukraine, refus des dockers d’expédier des chargements en Grande-Bretagne et en Italie, sabotage des cheminots en Biélorussie) doivent être envisagées dans une perspective ouvrière pour être réellement anti-guerre, de peur qu’elles soient instrumentalisées par un bord ou par l’autre. Un soutien à la Russie ou à l’Ukraine dans ce conflit signifie soutenir la guerre. La seule voie pour les ouvriers pour mettre fin à ce cauchemar est de fraterniser par-delà les frontières et de détruire la machinerie de guerre ».
Cette prise de position démontre correctement que les manifestations isolées contre la guerre peuvent être récupérées par différentes factions bourgeoises ou idéologies. Mais l’impression donnée est que la classe ouvrière, dans la situation présente, que ce soit dans la zone de guerre ou dans les pays capitalistes plus centraux, serait, à court terme, en mesure de développer une perspective révolutionnaire, et d’abattre la machinerie guerrière pour mettre fin à l’actuel conflit. Et derrière cela se trouve une autre ambiguïté : que la formation de groupes NWCW pourrait être une étape de ce saut soudain de l’état actuel de désorientation de la classe ouvrière vers une véritable réaction contre le capital. Si nous examinons l’implication de la Communist workers organisation (CWO), l’organisation affiliée à la TCI en Grande-Bretagne, dans les précédents projets de NWCW, il est clair que de telles illusions existent parmi ces camarades.
Nous publierons bientôt une analyse plus détaillée des perspectives de la lutte de classe dans l’actuelle phase d’accélération de la barbarie, pour expliquer pourquoi nous ne pensons pas qu’un mouvement de masse dans la classe ouvrière directement dirigé contre la guerre soit une possibilité réaliste. La TCI pourrait répondre en disant que l’appel de NWCW a surtout pour but de regrouper toutes les minorités qui défendent des positions internationalistes et pas de déclencher un quelconque mouvement de masse. Mais même à ce niveau, une véritable compréhension de la nature du projet de NWCW est indispensable pour éviter les erreurs de caractère opportuniste, où l’unique élément de cohérence de la Gauche communiste se perd dans un labyrinthe de confusion fortement influencé par l’anarchisme ou même par des idées gauchistes.
Le but du présent article est avant tout d’examiner de façon critique l’histoire du NWCW afin d’en tirer les leçons les plus claires possibles pour notre actuelle intervention. Cette dimension est entièrement absente de la proposition de la TCI.
Lorsqu’en 2018 la CWO a lancé un appel similaire et mené une série de réunions sous la bannière de NWCW avec le Anarchist communist group (ACG) et une ou deux autres formations anarchistes, nous avions expliqué, lors de l’une de ces réunions, pourquoi nous ne pouvions pas accepter leur invitation à « rejoindre » ce groupe. La principale raison était que cette nouvelle formation avait été construite sans aucune tentative de comprendre les leçons essentiellement négatives des précédents efforts de construire des groupes NWCW. L’incapacité à mener l’examen critique de cette expérience s’est répétée lorsque le groupe a tout simplement disparu sans aucune explication publique, ni de la CWO, ni de l’ACG. Concernant l’incursion la plus récente de la TCI dans ce projet, nous avons spécifiquement invité ces camarades à participer à nos dernières réunions publiques sur la guerre en Ukraine et de nous envoyer leur évaluation de l’évolution du projet NWCW jusqu’à aujourd’hui. Malheureusement, les camarades n’ont pas assisté à ces réunions et une opportunité de mener le débat plus avant a été perdue. Néanmoins, nous offrons cet examen du contexte et de l’histoire de NWCW comme notre contribution propre pour faire avancer le débat.
L’idée de créer des groupes NWCW a d’abord surgi dans le milieu anarchiste en Angleterre. À notre connaissance, la première tentative de mettre sur pied un tel groupe a eu lieu en réponse à la première Guerre du Golfe en 1991. Mais ce n’est qu’avec la formation de nouveaux groupes NWCW en réponse à la guerre en ex-Yougoslavie et lors des invasions de l’Afghanistan et de l’Irak en 2001 et 2003, que nous avons pu acquérir une expérience directe de la composition et des dynamiques de cette initiative. Notre décision de participer aux réunions organisées par ces groupes, principalement à Londres, était basée sur notre compréhension de la nature « proche du “marais” » de l’anarchisme, qui comprend une série de tendances allant du gauchisme bourgeois pur et simple, à un véritable internationalisme. Pour nous, ces nouveaux groupes NWCW, qui étaient bien entendu extrêmement hétérogènes, contenaient des éléments en recherche d’une alternative prolétarienne aux mobilisations « Stop the War » organisées par la gauche du capital.
Notre intervention au sein de ces groupes était basée sur les objectifs suivants :
– clarifier les principes de l’internationalisme prolétarien et le besoin d’une claire démarcation de la gauche du capital et du pacifisme ;
– se concentrer sur le débat politique et la clarification contre les tendances à l’activisme qui, en pratique, signifiaient se dissoudre dans les manifestations « Stop the War » ;
– malgré les accusations disant que notre approche, qui met en avant la primauté de la discussion politique, serait purement « monastique » et « inactiviste », et que nous ne serions intéressés que par la discussion pour le plaisir de la discussion, nous avons fait plusieurs propositions définies pour l’action, en particulier la possibilité d’appeler à un « meeting internationaliste » à Trafalgar Square à la fin de la grande marche « Stop the War » de novembre 2001, en directe opposition aux discours gauchistes qui se plaçaient sur la plate-forme « Stop the War ». Cette proposition a été partiellement mise en œuvre, non par NWCW en tant que tel, mais par le CCI et la CWO… (3) Nous reviendrons plus loin sur la signification de tout cela.
En 2002, la CWO est alors intervenue dans ce processus, particulièrement à Sheffield où elle joue un rôle central dans la formation d’un nouveau groupe NWCW, l’un de ceux qui prend des positions proches, voire identiques à celles de la Gauche communiste. Dans notre article : « L’intervention des révolutionnaires et la guerre en Irak » dans World revolution n° 264, qui tente de tirer un bilan de notre intervention en direction de NWCW, nous saluons ce fait, mais nous critiquons également la surestimation par la CWO du potentiel du réseau NWCW, en particulier de son groupe à Londres, pour agir en tant que centre organisé de l’opposition prolétarienne à la guerre, la reliant avec quelques petites expressions de lutte de classe qui se font jour concomitamment au mouvement « anti-guerre ». (4) Contre cette idée, notre article montrait clairement que « nous n’avons jamais pensé que NWCW était un signe avant-coureur de la reprise de la lutte de classe ou un mouvement politique de classe clairement identifié que nous devrions “rejoindre”. Il peut au mieux être un point de référence pour une petite minorité qui se poserait des questions sur le militarisme capitaliste et les mensonges pacifistes et élitistes qui l’accompagnent. Et c’est bien pourquoi nous avons défendu ses positions de classe (bien que limitées) contre les attaques réactionnaires des gauchistes du type Workers Power (dans World revolution n° 250) et insisté depuis le début sur l’importance de ce groupe en tant que forum de discussion, et nous avons mis en garde contre les tendances à “l’action directe” et le fait de rapprocher ce groupe des organisations révolutionnaires ».
Pour les mêmes raisons, dans un autre article intitulé : « En défense des groupes de discussion » dans World revolution n° 250, nous expliquions nos divergences avec la CWO sur la question des « intermédiaires » entre la classe et l’organisation révolutionnaire. Nous nous sommes toujours opposés à l’idée développée par le Partito comunista internazionalista (aujourd’hui groupe italien affilié à la TCI) et reprise plus tard par la CWO des « groupes d’usine », définis comme des « instruments du parti » pour gagner en implantation dans la classe et même pour « organiser » ses luttes. Nous pensons qu’il s’agit d’une régression vers la notion de cellules d’entreprises comme base de l’organisation politique, défendue par l’Internationale communiste dans la phase de « bolchevisation », dans les années 1920, et à laquelle la Gauche communiste d’Italie s’est fortement opposée. La récente transformation de cette idée de groupes d’usine en appel à la constitution de groupes territoriaux, puis de groupes anti-guerre, en a changé la forme, mais pas vraiment le contenu. L’idée de la CWO selon laquelle NWCW pourrait devenir un centre organisé de la résistance de classe contre la guerre contient une certaine incompréhension de comment la conscience de classe se développe dans la période de décadence du capitalisme. Évidemment, à côté de l’organisation politique proprement dite, il existe une tendance à la formation de groupes plus informels, lesquels se constituent aussi bien lors des luttes sur le lieu de travail qu’en opposition à la guerre capitaliste, mais de tels groupes, qui n’appartiennent pas à l’organisation politique communiste, restent des expressions d’une minorité qui cherche à se clarifier elle-même et à diffuser cette clarification dans la classe, et ne peuvent se substituer ou prétendre être les organisateurs de mouvements plus larges de la classe, un point sur lequel, à notre avis, la TCI reste ambiguë. (5)
Bien qu’il y ait eu un certain nombre de discussions fructueuses lors des premières périodes d’existence des groupes NWCW, il est devenu clair que, en tant qu’expression de l’anarchisme, ces groupes sont soumis à toutes sortes de pressions contradictoires : une réelle recherche de positions et pratiques internationalistes, mais aussi l’influence du gauchisme et de ce que nous appelons : le parasitisme, des groupes essentiellement motivés par la volonté d’isoler, voire de détruire les courants authentiquement révolutionnaires. De tels éléments ont eu un poids grandissant dans les deux phases des regroupements de NWCW. En 1999, le CCI est exclu (bien que par une faible majorité) de la participation au sein du groupe du fait que nous serions léninistes, dogmatiques, que nous dominerions les réunions, etc. ; (6) et les principaux éléments qui ont poussé à notre exclusion n’étaient autres que Juan McIver et « Luther Blisset » qui ont publié deux pamphlets particulièrement calomniateurs dénonçant le CCI comme une secte paranoïaque stalinienne, comme de petits voleurs, etc.
En 2002, nous avons vu une autre série de manœuvres contre la Gauche communiste, cette fois menée par K., un élément proche de « Luther Blisset ». Dans Revolutionary perpectives n° 27, la CWO, elle-même, parle du rôle irresponsable de K. et de son « cercle d’amis » au sein de NWCW, après que K. a fait tout son possible pour exclure à la fois le groupe de Sheffield et le CCI des réunions de NWCW. Cette fois, le mécanisme utilisé n’a pas été un vote « démocratique » comme en 1999, mais une décision prise en coulisses de ne tenir que des réunions fermées dont les lieux et les horaires n’ont plus été communiqués au CCI et au groupe de Sheffield.
Qu’est-ce que cela montre ? Que dans un environnement dominé par l’anarchisme, les groupes de la Gauche communiste doivent soutenir un dur combat contre les tendances destructrices, voire bourgeoises, qui vont inévitablement être présentes et pousseront toujours dans une direction négative. Ce devrait être une réponse élémentaire des groupes de la Gauche communiste de combattre ensemble les manœuvres de ceux qui cherchent à les exclure de la participation à des formations temporaires et hétérogènes produites par les tentatives de combattre l’idéologie dominante. La propre expérience de la CWO en 2002 devrait lui rappeler la réalité de tels dangers. Nous pourrions ajouter que les groupes qui se présentent comme faisant partie de la Gauche communiste mais agissent de la même façon méritent l’appellation de « parasites politiques » et ne devraient pas être laissés libres comme l’air par les groupes de la Gauche communiste.
L’accusation que la vision de l’intervention du CCI au cours de ces épisodes aurait été « monastique » a été portée par la CWO dans son article de Revolutionary perpectives n° 27, en se référant à la manifestation de septembre 2002. Mais avant une grande manifestation qui s’est tenue en novembre 2001, la CWO nous avait écrit pour soutenir notre proposition d’une réunion internationaliste distincte à Trafalgar Square. Lors de la manifestation elle-même, une coopération fructueuse entre les deux groupes a eu lieu. Comme le dit notre article de World revolution n° 264, nous avions surestimé la capacité du groupe NWCW d’organiser une large réunion d’opposition à Trafalgar Square, du fait que la plupart (mais pas tous) de ses participants ont préféré manifester avec un « bloc anticapitaliste » qui ne se distinguait que très peu, voire en rien des organisateurs de « Stop the War ». Mais s’il y a eu une petite réunion à la fin, c’est avant tout à l’initiative du CCI et de la CWO, soutenue par quelques membres de NWCW pour tendre nos mégaphones à ceux qui voulaient défendre une alternative internationaliste aux gauchistes sur la scène principale. Une autre preuve que le meilleur moyen d’aider ceux qui sont en dehors de la Gauche communiste à approcher une position et une pratique clairement internationalistes est que les groupes de la Gauche communiste agissent ensemble.
Revenant sur le projet de l’actuel NWCW, dans un récent article sur une réunion de NWCW à Glasgow, la TCI a affirmé que ce projet rencontre un considérable succès : « le premier groupe s’est formé à Liverpool, il y a quelques semaines et, depuis, son message a été repris par des camarades partout dans le monde, depuis la Corée, la Turquie, le Brésil, la Suède, la Belgique, les Pays-Bas, la France, l’Allemagne, l’Italie, le Canada, jusqu’aux États-Unis, ainsi que dans d’autres endroits ».
Nous ne pouvons pas évaluer la réelle substance de ces groupes et initiatives. L’impression que nous ont donnée les groupes dont nous connaissons l’existence, c’est qu’il s’agit principalement de “doublons” de la TCI ou de ses affiliés. En ce sens, ils ne peuvent que difficilement constituer une avancée sur les groupes qui sont apparus dans les années 1990 et 2000, lesquels, avec toutes leurs confusions, représentaient au moins un certain mouvement venu d’éléments qui cherchaient une alternative internationaliste au gauchisme et au pacifisme. Mais nous reviendrons sur cette question dans un futur article et nous continuons à appeler la TCI à contribuer à la discussion.
Amos, juillet 2022
1 ) Cf. « Déclaration commune de groupes de la Gauche communiste internationale sur la guerre en Ukraine », Révolution internationale n° 493 (avril-Juin 2022). [256]
3 ) « Communists work together at “anti-war” demo », World revolution n° 250.
4 ) « Communism against the war drive : intervention or monaticism ? », Revolutionary perspectives n° 27.
5 ) « L’organisation du prolétariat en dehors des périodes de luttes ouvertes (groupes, noyaux, cercles., etc.) », Revue internationale n° 21, (2e trimestre 1980). [258] Voir également : « Factory groups and ICC Intervention », World revolution n° 26.
6 ) « Political parasitism sabotages the discussion », World revolution n° 228.
Nous publions ci-dessous un courrier que nous saluons pour sa réaction combative et qui dénonce la démocratie bourgeoise, ses journalistes et politiciens et leurs discours, en particulier ceux des faux amis du prolétariat que sont la gauche, les gauchistes et les syndicats. À l’heure où ces forces politiques tentent de reprendre du poil de la bête, usant de mystifications et d’amalgames pour tromper le prolétariat, en particulier les jeunes générations dont une grande partie boude les urnes, la réflexion du camarade Edgar dénonce justement le terrain politique pourri sur lequel la bourgeoisie tente de mobiliser la jeunesse pour justement la faire revenir dans les isoloirs. Ce courrier est donc un exemple du sens critique à développer face aux campagnes idéologiques.
La bourgeoisie a toujours cherché à entraver les luttes de la classe ouvrière. Quand son avant-garde commence à comprendre la nature de classe du fascisme ou quand le populisme risque de remporter une élection, elle va lancer des campagnes pour la défense de la « démocratie ».
C’est notamment le cas d’organisations étudiantes avec entre autres l’UNEF, Solidaires étudiants ou encore la section jeunesse d’Europe-Écologie-Les-Verts qui ont publié le 21 avril une tribune dans le journal Libération. (1)
Cette dernière revendique un aspect « rebelle » avec un titre pseudo-radical : « La jeunesse emmerde le Rassemblement national ». Derrière cet enrobage punk, la tribune met en avant que « depuis toujours, nos organisations rappellent leur engagement historique pour lutter contre l’extrême droite ». Tout en critiquant la politique gouvernementale et en refusant les programmes des candidats du second tour des présidentielles, elle rappelle que « l’extrême droite n’est jamais du côté de la jeunesse et des classes populaires ». Il semble difficile d’être en désaccord avec ce constat. Mais ce que cette tribune sous-entend, c’est qu’il s’agit d’un aspect spécifique à ce bord politique. Or, les différents gouvernements ont bel et bien contribué à la précarisation de la classe ouvrière (et des futurs ouvriers présent par milliers dans les universités) avec la bénédiction de nombreux signataires. De plus, les discours anti-immigration du RN n’ont rien à envier (excepté peut-être leur subtilité) aux discours de LR sur le « Kärcher » ou des sorties anti-Roms sous le dernier quinquennat du PS, avec le soutien de fractions du centre dans les deux cas. Même LFI peine à cacher son nationalisme en parlant de « protectionnisme » ou de « souverainisme ». « La France aux français » n’est peut-être qu’un vulgaire slogan du RN mais les autres partis ont adopté le même état d’esprit.
Cette fausse radicalité est en fait une façade pour un réformisme éhonté. On appelle à proposer un programme « écologiste », « féministe » et « contre les discriminations ». En instrumentalisant les préoccupations légitimes des jeunes ainsi que leur inexpérience politique, ces organisations maintiennent la possibilité d’un programme pour empêcher l’humanité de sombrer quand elle évoque « des combats sociaux, antiracistes, féministes, LGBTI+ ». Elle prétend qu’il est possible de mettre fin aux discriminations via un programme politique et qu’il ne s’agit pas de la conséquence du pourrissement du capitalisme dont le fervent protecteur est… l’État. Cette tribune est donc un moyen de plus pour ramener les futurs ouvriers sur un terrain où ils seront désarmés : la démocratie. Outre ces illusions, cette tribune met en avant l’idée qu’il y aurait des intérêts communs aux personnes de même sexe, orientation sexuelle ou même d’identités fictives et qu’elles seraient un tremplin pour le progrès de la société. Enfin, ce sont les syndicats et les gauchistes signataires qui ont soutenu les gouvernements de gauche avant de prétendre les « contester ». Doit-on rappeler que c’est avec l’appui du PSU (ancêtre des Verts et du groupuscule Ensemble ! lié à LFI) et des trotskistes (LCR/NPA, et Lutte Ouvrière) que Mitterrand a été élu ? Les dirigeants de ces officines méritent la Légion d’Honneur pour leur service rendu à la nation.
Mais les gauchistes et les syndicats ne sont pas les seuls à répandre le poison anti-fasciste. Il est également utilisée par des fractions plus modérées dans le but de salir l’histoire des mouvements ouvriers. Même lors de la montée du fascisme dans les années 1920, la Gauche communiste italienne a rejeté tout soutien aux partis bourgeois. C’est cette position que dénonce un article publié sur le site web de France culture portant le titre « 1922, quand l’extrême-gauche (sic) italienne regardait Mussolini prendre le pouvoir ». (2) Le chapeau de l’article commence par une référence à un article d’Antonio Gramsci qui aurait « bien vu le fascisme arriver » mais que malgré cela « la gauche italienne est restée divisée ». On voit que cet article assimile les révolutionnaires à l’extrême-gauche et les place donc sur le même axe politique que les social-chauvins du PSI (Parti socialiste italien). Ce qui a différencié la gauche et l’extrême-gauche des véritables révolutionnaires, c’est entre autres la décision de la majorité du PCd’I à refuser de participer aux élections car elle était un obstacle pour la conscience de classe.
L’article indique plus loin que « En France, plus tard, les ligues tenteront le même passage en force, en profitant à leur tour de l’instabilité de la Troisième république pour la déstabiliser pour de bon. Alors, le mouvement ouvrier ripostera. En particulier après ce qui restera comme le sommet des haines anti-parlementaristes dans l’histoire politique française : le 6 février 1934 ». Quelles ont été ces ripostes ? La réponse est donnée un peu plus loin où le journaliste s’extasie devant les « Journées ouvrières » : « En une décennie, depuis le grand divorce entre sociaux-démocrates et communistes, c’est la première fois que la gauche se rassemble ».
Le PCF, désormais dans le camp du capital, embrigade les ouvriers dans l’anti-fascisme conjointement avec la SFIO. La CGT est aussi dans le coup en appelant « à cesser le travail contre le fascisme ». Le même argument utilisé pour le massacre de millions de soldats en 1939, tout en refusant d’accueillir les juifs expulsés d’Allemagne. C’est le sabotage des luttes ouvrières que ce média fait passer pour… des luttes ouvrières.
L’article critique aussi la position de Bordiga énoncée dans les Thèses de Rome où il identifie le PSI comme étant le plus grand danger pour le prolétariat. En réalité, outre de donner du crédit à la maxime « les extrêmes se rejoignent », ce média dénonce le rejet du soutien à n’importe quelle fraction de la classe dominante. Or, le fascisme a pu arriver non pas par manque de fronts unis mais grâce aux actions des sociaux-démocrates (sabotage des grèves italiennes par le PSI, assassinats de révolutionnaires allemands par le SPD, etc.) qui ont désarmé le prolétariat. Ce n’est pas un hasard si Gramsci est mentionné dans cet article. Ce personnage reste très utile pour la bourgeoisie qui n’hésite pas à mettre en avant ses aberrations comme « l’hégémonie culturelle » pour justifier les luttes parcellaires qui possèdent un certain prestige chez les intellectuels.
Ces deux articles nous montrent que les médias, peu importe leur bord, cherchent à pourrir la conscience de la classe ouvrière. Il est aisé de voir que cette propagande permet de maintenir l’illusion d’une « union de la gauche » – vendue par le saltimbanque Mélenchon avec sa NUPES – bénéfique aux travailleurs. Il est de notre devoir en tant que révolutionnaires de rappeler ces leçons. L’Homme n’évitera pas de sombrer dans la barbarie en luttant contre « l’extrême droite », Son seul avenir se forgera dans la lutte de classe.
Edgar
1) « La jeunesse emmerde le Rassemblement National », Libération (20 avril 2022).
2) « Quand l’extrême-gauche italienne regardait Mussolini prendre le pouvoir », France culture (21 avril 2022).
En mars 2022, nous avons publié une première déclaration sur la guerre en Ukraine du groupe anarcho-syndicaliste KRAS en Russie, une expression courageuse de l’internationalisme opposé aux deux camps de cette guerre impérialiste. (1) Nous avons également publié un article sur l’incohérence de la réponse anarchiste à la guerre, qui comprend de véritables positions internationalistes comme celles du KRAS, mais aussi des déclarations ouvertement bourgeoises en faveur de la défense militaire de l’Ukraine, et même une participation directe à l’effort de guerre ukrainien par des « milices » anarchistes. (2) Le groupe Black Flag en Ukraine, par exemple, a créé son propre peloton au sein des forces de défense territoriale mises en place par l’État ukrainien. Et tout en parlant d’anarcho-communisme dans le futur, il ne peut cacher son soutien à la nation en ce moment : « merci pour le soutien et pour la lutte pour la liberté dans certains bataillons ukrainiens. La vérité gagne, donc l’Ukraine gagnera ». (3) Et en Russie même, il y a des anarchistes comme le groupe Anarchist Fighter qui prétend être contre le régime de Poutine et appelle même à la défaite de l’impérialisme russe dans cette guerre, mais qui affirme aussi que « Quant à l’Ukraine, sa victoire ouvrira aussi la voie au renforcement de la démocratie de base – après tout, si elle est atteinte, ce ne sera que par l’auto-organisation populaire, l’entraide et la résistance collective ». (4) Il s’agit d’une déformation éhontée du slogan du « défaitisme révolutionnaire » lancé par Lénine pendant la Première Guerre mondiale : lorsque Lénine insistait sur la nécessité de la lutte de classe contre le régime tsariste, même si cela signifiait la défaite militaire de la Russie, cela ne signifiait jamais qu’il fallait soutenir le camp adverse dirigé par l’impérialisme allemand. Alors que le soutien à la victoire ukrainienne proposé par ces anarchistes ne peut signifier que le soutien à la machine de guerre de l’OTAN.
La présente déclaration du KRAS montre clairement que les défensistes sont entièrement du côté de l’ordre capitaliste. Dans ce cas, certains d’entre eux ont non seulement calomnié les camarades du KRAS en les qualifiant de laquais de Poutine pour leur opposition au nationalisme ukrainien, mais en publiant leur nom et leur adresse, ils les ont directement exposés à la répression des forces de sécurité russes. Nous publions cette nouvelle déclaration du KRAS comme une déclaration élémentaire de solidarité avec ces camarades.
CCI
Des “anarchistes” qui oublient les principes
La section de l’Association internationale des travailleurs de la région de Russie appelle au boycott des provocateurs et des délateurs qui se cachent derrière le nom d’« anarchistes » et dénoncent les militants de notre organisation.
Notre position contre la guerre menée par les oligarchies capitalistes pour le repartage de « l’espace post-soviétique » rencontre la compréhension et le soutien des internationalistes anarchistes d’Ukraine, de Moldavie et de Lituanie, avec lesquels nous entretenons des contacts.
Mais dès le début de la guerre russo-ukrainienne, les soi-disant « anarchistes », qui ont abandonné la position anarchiste internationaliste traditionnelle de la défaite de tous les États et nations et qui soutiennent l’une des parties belligérantes, ont lancé une campagne de diffamation contre notre organisation.
Par exemple, les anciens anarchistes Anatoly Dubovik et Oleksandr Kolchenko vivant en Ukraine ont publié les noms et adresses de nos militants sur l’Internet ouvert. Le premier a écrit le texte correspondant, et le second lui a donné son compte Facebook pour la publication et l’a approuvé. Le prétexte était que notre organisation adopte une position internationaliste cohérente et condamne tant l’invasion russe de l’Ukraine que le nationalisme ukrainien et la politique expansionniste du bloc de l’OTAN.
MM. Dubovik et Kolchenko ont tenté sans vergogne et impudemment de calomnier notre section de l’AIT, en essayant sans raison de nous attribuer une position de défense du Kremlin. En outre, ils admettent que nous appelons les soldats ukrainiens et russes à refuser de se battre.
Cela signifie que ces faux anarchistes, en publiant les adresses de militants anti-guerre situés en Russie, incitent directement les services secrets et les voyous nationalistes russes contre eux, en tant qu’opposants à la guerre, afin de s’occuper d’eux ! Dans le contexte actuel de harcèlement, de licenciements, de menaces et de représailles physiques à l’encontre des personnes hostiles à l’armée en Russie, de telles actions équivalent à une véritable dénonciation et indiquent directement vers qui les forces répressives doivent se tourner.
Une fois de plus, les nationalistes des deux côtés de la ligne de front, suivant la logique du « qui n’est pas avec nous est contre nous », sont prêts à détruire conjointement leurs principaux adversaires, les internationalistes qui refusent de faire un choix entre les États en guerre et les cliques bourgeoises, entre la peste et le choléra.
Les anarchistes du monde entier devraient être conscients des actes honteux des provocateurs-informateurs et refuser une fois pour toutes d’avoir quoi que ce soit à faire avec eux, les jeter à jamais hors du milieu anarchiste et les renvoyer à leurs patrons et maîtres des services secrets et de la police secrète !
Cette déclaration a été approuvée par les membres du KRAS-AIT lors d’un référendum.
KRAS-AIT, 8 juin 2022
2 ) « Les anarchistes et la guerre : Entre internationalisme et “défense de la nation” », en page 8 de ce numéro.
3 ) « Ukrainian anarchists take part in relief to population of the massacred Kyiv suburbs [263] », Libcom.org.
4 ) « Russian Anarchists on the Invasion of Ukraine [264] ».
La diversité de la réponse des organisations anarchistes au massacre impérialiste en Ukraine était assez prévisible. Dès sa naissance, l’anarchisme était marqué par une profonde révolte contre l’exploitation capitaliste, par une véritable résistance au processus de prolétarisation dans l’artisanat. Par la suite, en laissant de côté son rôle au sein de la petite bourgeoisie radicale, l’anarchisme a eu une influence sur une partie du prolétariat, apportant avec lui une vision qui tendait à osciller en permanence entre la bourgeoisie et le prolétariat.
De ce fait, l’anarchisme a toujours été divisé en toute une série de tendances, allant de ceux qui sont devenus une partie de l’aile gauche du capital, comme ceux qui ont rejoint le gouvernement républicain pendant la guerre de 1936-39 en Espagne, à ceux qui ont clairement défendu des positions internationalistes contre la guerre impérialiste, comme Emma Goldman pendant la Première Guerre mondiale. En ce qui concerne la guerre en Ukraine, la réponse de l’anarchisme est extrêmement dispersée : elle va des va-t-en-guerre affichés aux défenseurs de la solidarité internationale et de l’action unie contre la guerre. Aux moments cruciaux de l’histoire, comme peuvent l’être les révolutions et les guerres impérialistes, les éléments authentiquement prolétariens se démarquent des suppôts du capital entraînés dans l’Union sacrée et le nationalisme. Seuls les éléments prolétariens de l’anarchisme sont capables d’adopter une ligne internationaliste et doivent être soutenus. En tant que communistes de Gauche, nous dénonçons donc clairement les positions gauchistes ou bourgeoises, mises en avant par divers anarchistes, mais en même temps nous soutenons les tentatives de groupes tels que le KRAS en Russie (1) (dont nous avons déjà publié la déclaration dans ce numéro), Anarcho-syndicalist initiative (ASI) en Serbie (2) et l’Anarchist communist group (ACG) en Grande-Bretagne (3) pour intervenir dans la situation avec une position internationaliste claire.
L’ACG a adopté une position fondamentalement internationaliste dès le début de la guerre. (4) En même temps, cette déclaration contient un certain nombre de revendications confuses, telles que le « démantèlement de l’OTAN », et « l’occupation massive des propriétés des oligarques russes en Grande-Bretagne et leur conversion immédiate en logements sociaux ». Qu’en est-il des propriétés des oligarques ukrainiens ? On peut rencontrer la même vision immédiatiste dans la déclaration du groupe ASI de Belgrade qui, malgré une certaine clarté sur la nature de ce que signifie la « paix » dans le capitalisme, déclare : « Transformons les guerres capitalistes en une révolution ouvrière ! ». Cet appel à l’action révolutionnaire est totalement irréaliste étant donné le faible niveau de la lutte des classe aujourd’hui. Mais ces confusions n’effacent pas les fondements internationalistes des réponses de ces groupes à la guerre.
Une déclaration internationaliste commune avait déjà été publiée, signée par 17 groupes autour de la Coordination Anarkismo, le 25 février, dont l’ACG. Elle affirme clairement que « … notre devoir révolutionnaire et de classe nous dicte l’organisation et le renforcement du mouvement internationaliste, anti-guerre et anti-impérialiste de la classe ouvrière. La logique d’un impérialisme plus agressif ou plus progressiste est une logique qui mène à la défaite de la classe ouvrière. Il ne peut y avoir de voie impérialiste favorable au peuple. Les intérêts de la classe ouvrière ne peuvent pas être identifiés avec ceux des capitalistes et des puissances impérialistes ». (5) Sur le site de l’ACG, on trouve également une forte dénonciation des groupes et publications anarchistes défendant le nationalisme, comme le groupe Freedom à Londres. (6)
Mais les déclarations des différents courants anarchistes doivent être lues avec attention et de manière critique. Par exemple, la section francophone de la Fédération anarchiste internationale, dans un tract publié le 24 février, proclame : « Nous appelons également, dans le monde entier, à lutter contre le capitalisme, le nationalisme, l’impérialisme ainsi que l’armée […] qui nous poussent toujours vers de nouvelles guerres ». (7)
Au même moment, dans la même Fédération anarchiste internationale, nous pouvons voir un appel ouvert à la participation à la guerre : un appel de soutien aux Comités de Résistance en Ukraine, luttant pour la « libération » du pays. Différents groupes anarchistes en uniforme et armés sont présentés comme des « combattants de la liberté », souvent en référence à l’Armée noire de Makhno pendant la guerre civile en Russie. Il y a donc clairement un très large éventail de positions dans le milieu anarchiste d’aujourd’hui qui va des appels à l’internationalisme à un appel à la participation à ce conflit qui s’intensifie, en tant qu’adjoints de l’armée ukrainienne sous la bannière des Comités de résistance. (8) De même, des anarchistes biélorusses vivant en Ukraine rejoignent les forces de l’État ukrainien.
Un autre exemple, relevant à l’évidence d’une position complètement bourgeoise, est donné par la déclaration des anarchistes russes du groupe Anarchist fighter : « ce qui se passe actuellement en Ukraine va au-delà de cette simple formule, et du principe selon lequel tout anarchiste doit se battre pour la défaite de son pays en guerre ». (souligné par nous). Ils affirment également que « la défaite de la Russie, dans la situation actuelle, augmentera la probabilité que les gens se réveillent, de la même manière que cela s’est produit en 1905 [lorsque la défaite militaire de la Russie face au Japon a conduit à un soulèvement en Russie], ou en 1917 [lorsque les difficultés de la Russie dans la Première Guerre mondiale ont conduit à la Révolution russe] en ouvrant les yeux sur ce qui se passe dans le pays… Quant à l’Ukraine, sa victoire ouvrira également la voie au renforcement de la démocratie de base. Après tout, si elle se réalise, ce ne sera que par l’auto-organisation populaire, l’entraide et la résistance collective. Ce sont là les réponses aux défis que la guerre lance à la société ». (9)
Pendant la guerre de 1914-18 et par la suite, les internationalistes authentiques comme Lénine ont utilisé le terme de « défaitisme révolutionnaire » pour insister sur le fait que la lutte de classe devait se poursuivre même si cela signifiait la défaite militaire de son « propre » pays, mais cela allait de pair avec une dénonciation claire des deux camps rivaux. Dans les mains de l’aile gauche du capital, qu’elle s’appelle « léniniste » ou anarchiste, l’appel à la défaite d’un pays va de pair avec le soutien à son rival impérialiste, comme c’est manifestement le cas avec le groupe des Combattants anarchistes. Cela n’a absolument rien à voir avec l’internationalisme prolétarien.
Des secteurs significatifs de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme, tout en se référant à leur forte tradition antimilitariste, ont une fois de plus exprimé leur soutien à la guerre nationaliste – tout comme ils l’ont fait, avec la social-démocratie, au début de la Première Guerre mondiale. Mais la différence était que, tandis que les sociaux-démocrates trahissaient leurs principes internationalistes, les anarchistes suivaient une certaine logique, comme nous l’avons souligné dans notre article sur « L’anarchisme et la guerre impérialiste » en 2009 : « le ralliement à la guerre impérialiste et à la bourgeoisie de la plupart des dirigeants anarchistes internationaux lors de la Première Guerre mondiale ne constitue pas un faux pas mais l’aboutissement logique de leur anarchisme, conformément à leurs positions politiques essentielles.
Ainsi, en 1914, c’est au nom de l’anti-autoritarisme, parce qu’il est inadmissible “qu’un pays soit violenté par un autre” que Kropotkine justifie sa position chauvine en faveur de la France. En fondant leur internationalisme sur “l’autodétermination” et “le droit absolu à tout individu, toute association, toute commune, toute province, toute région, toute nation de disposer d’eux-mêmes, de s’associer ou de ne point s’associer, de s’allier avec qui ils voudront et de rompre leurs alliances” (D. Guérin, l’Anarchisme) les anarchistes épousent les divisions que le capitalisme impose au prolétariat. Au fond, cette position chauvine prend racine dans le fédéralisme qui se trouve à la base même de toute la conception anarchiste. En admettant la nation comme un “phénomène naturel”, “le droit de toute nation à l’existence et au libre développement”, l’anarchisme, jugeant que le seul danger dans “l’existence des nations c’est leur propension à céder au nationalisme instillé par la classe dominante pour séparer les peuples les uns des autres”, est naturellement amené, dans toute guerre impérialiste, à opérer une distinction entre “agresseurs/agressés” ou “oppresseurs/opprimés”, etc., et donc à opter pour la défense du plus faible, du droit bafoué, etc. Cette tentative de baser le refus de la guerre sur autre chose que les positions de classe du prolétariat laisse toute latitude pour justifier le soutien en faveur de l’un ou de l’autre belligérant, c’est-à-dire, concrètement, à choisir un camp impérialiste contre un autre ». (10)
Aujourd’hui, la « famille » anarchiste est déchirée par la contradiction fondamentale entre internationalisme et soutien à la guerre impérialiste. Aujourd’hui, plus que jamais, la Gauche communiste doit assumer ses responsabilités et agir comme un pôle de référence et de clarté face à toute cette confusion. Pour la Gauche communiste, qui s’inscrit dans la tradition marxiste, l’internationalisme prolétarien ne repose pas sur des idéaux abstraits tels que la liberté des individus, des régions ou des nations, mais sur les conditions réelles de l’existence prolétarienne : « L’internationalisme est fondé sur les conditions universelles qui lui sont imposées par le capitalisme au niveau mondial c’est-à-dire l’exploitation la pire possible de sa force de travail, dans tous les pays et sur tous les continents. Et c’est au nom de cet internationalisme qu’est née, du mouvement ouvrier lui-même, la Première Internationale. L’internationalisme a pour point de référence que les conditions de l’émancipation du prolétariat sont internationales : par-delà les frontières et les fronts militaires, les “races” et les cultures, le prolétariat trouve son unité dans la lutte commune contre ses conditions d’exploitation et dans la communauté d’intérêt pour l’abolition du salariat et pour le communisme ». (11)
Edvin
1) Groupe affilié à l’Association internationale des travailleurs (AIT, anarcho-syndicaliste).
2) « Let’s turn capitalist wars into a workers’ revolution ! » sur le site de l’AIT.
3) « Take the side of the working class, not competing imperialist states ! », sur le site de l’ACG.
4) « Prenez le parti de la classe ouvrière, pas des intérêts impérialistes concurrents », sur le site de l’ACG (27 février 2022).
5) « Ukraine : international statement [266] ».
7) « Face à l’invasion russe, solidarité internationale ! Stop à la guerre ! ». La suite de cet appel n’est qu’une contorsion hypocrite naviguant entre pacifisme et défense de l’Ukraine
8) « Ukrainian Anarchists Mobilize for Armed Defense, Draw Solidarity from Abroad as Russia Invades [268] », sur le site Militant wire.
9) « Russian Anarchists on the Invasion of Ukraine [264] »
Depuis les trois dernières années, nous assistons à une simultanéité et à une aggravation des différentes crises et catastrophes qui accélèrent le délabrement de la société capitaliste : guerre, crise économique, crise écologique, pandémie… Cela, au point d’entrevoir sérieusement et plus concrètement que jamais la menace d’un anéantissement de l’espèce humaine.
La pandémie de la Covid-19, dont la huitième vague est en cours, constituait dès 2020, comme nous l’avions souligné, une nouvelle étape de l’enfoncement de la société dans la phase finale de sa décadence, celle de sa décomposition. Elle cristallise, en effet, toute une série de facteurs de chaos qui semblait jusque-là n’avoir aucun lien entre-eux. (1) L’incurie de la classe dominante s’y était révélée partout plus nettement avec l’effondrement des systèmes sanitaires (manque de masques, de lits et de soignants) responsable de l’hécatombe planétaire dont les chiffres oscillent entre 17 et 27 millions de morts, à ce jour. La pandémie a même durablement atteint la chaîne mondiale de production, accentuant les pénuries et l’inflation. Elle révélait aussi les difficultés accrues de la bourgeoisie à organiser une réponse coordonnée à la pandémie comme à la crise.
La guerre en Ukraine s’enkyste déjà comme un cancer foudroyant aux portes de l’Europe et constitue un palier supplémentaire de l’enfoncement accéléré de la société capitaliste dans la décomposition, en particulier à travers l’exacerbation du militarisme à l’échelle planétaire. Le grand désordre de l’instabilité dans les pays de l’ex-URSS, les frappes risquant d’endommager la centrale nucléaire de Zaporijjia, les menaces répétées d’utilisation de l’arme nucléaire, (2) les fuites catastrophiques des gazoducs Nord stream dans la Baltique suite à de probables actes de guerre, la mobilisation partielle aventuriste de Poutine virant au fiasco, les risques d’escalade terrifiants d’un régime russe aux abois, tout cela ne laisse présager qu’un avenir capitaliste apocalyptique sur toute la planète. Désormais, le gouffre des dépenses militaires qui a précédé et accompagne davantage la guerre en Ukraine et les tensions dans le Pacifique, comme l’endettement abyssal d’États croulant sous le poids de l’économie de guerre, se traduisent par un enfoncement accéléré dans la crise économique. La crise, conjuguée à un réchauffement climatique catastrophique, plonge déjà des millions d’êtres humains dans la malnutrition, non seulement en Ukraine mais dans de nombreuses régions du globe ; les pénuries se multiplient et l’inflation condamne une grande partie de la classe ouvrière à la pauvreté. Les « sacrifices » exigés par la bourgeoisie présagent déjà de maux bien pires. Le militarisme, qui s’accroît sauvagement sous nos yeux, incarne donc toute l’irrationalité d’un capitalisme qui ne peut mener qu’à la ruine et au chaos sanglant. À commencer par la logique des États-Unis, dont la volonté de préserver leur rang de première puissance mondiale passe par le renforcement continu d’une surpuissance militaire, agissant dans cette guerre, comme ailleurs, au prix de toujours plus de chaos et de déstabilisation.
Des myriades de catastrophes en tous genres, de plus en plus fréquentes, interagissent et s’alimentent les unes les autres plus intensément, formant une véritable spirale destructrice. Les derniers mois ont renforcé considérablement cette trajectoire apocalyptique, tant par l’intensification de la guerre et ses ravages que par l’évolution spectaculaire des manifestations du dérèglement climatique. (3) Outre les destructions, la terre brûlée, les massacres et les exodes forcés, la production agricole se restreint à l’échelle mondiale, l’accès à l’eau se raréfie, les pénuries et les famines se multiplient, le monde souillé par les pollutions multiples devient invivable. Les ressources qui s’épuisent tendent elles-mêmes à être transformées presque exclusivement et sans scrupules en armes stratégiques, comme le gaz ou le blé, livrées à un véritable pillage et à un marchandage effréné dont l’issue reste la confrontation militaire et la souffrance humaine. Cette tragédie n’est pas le fruit du hasard. Elle est le produit de la faillite irrémédiable du mode de production capitaliste et de l’action aveugle d’une bourgeoisie sans boussole. Un mode de production miné depuis plus de cent ans par ses contradictions et limites historiques, qui s’enfonce depuis plus de trente ans dans sa phase ultime de décomposition. Le monde plonge désormais plus rapidement encore dans un processus de fragmentation, de destructions accélérées à plus vaste échelle, dans un immense chaos. La bourgeoisie est impuissante à offrir une perspective viable, de plus en plus divisée, incapable de coopérer à un niveau minimum comme elle le faisait ne serait-ce qu’il y a une dizaine d’années lors de ses sommets mondiaux contre la crise. Elle reste sans inspiration, prisonnière de ses œillères et de sa cupidité, minée par les forces centrifuges d’un chacun pour soi grandissant. La victoire en Italie du parti d’extrême droite « post-fasciste » de Giorgia Meloni, est un exemple supplémentaire d’une tendance aggravée à la perte de contrôle sur son appareil politique par la bourgeoisie. De plus en plus, la classe dominante se trouve guidée dans sa gouvernance par des cliques plus dangereuses et irresponsables que jamais.
La bourgeoisie reste d’ailleurs déterminée à vouloir accentuer l’exploitation, à faire payer sa crise insoluble et sa guerre au prolétariat. Cependant, il va désormais falloir davantage tenir compte de la lutte de classe. Alors que l’accélération de la décomposition avec la pandémie avait été un frein au développement de la combativité qui s’était exprimée, par exemple, en France à l’hiver 2019-2020, et bien que les luttes se soient fortement réduites après l’invasion de l’Ukraine, elles n’ont jamais totalement disparu. L’hiver dernier, des grèves avaient éclaté en Espagne et aux États-Unis. Cet été même, l’Allemagne a connu aussi des débrayages. Mais surtout, face à la crise, au chômage et au retour de l’inflation, l’ampleur de la mobilisation ouvrière au Royaume-Uni constitue une véritable rupture par rapport à la situation sociale qui a précédé au Royaume-Uni et une expression de la combativité sur le plan international. Elle initie un véritable changement d’état d’esprit. Ces grèves constituent un nouvel événement de dimension historique. En effet, après presque quarante années de quasi-étouffoir en Grande-Bretagne, des grèves hautement symboliques s’y sont multipliées dès le mois de juin, mettant en mouvement de nouvelles générations ouvrières prêtes à relever la tête et à combattre pour leur dignité, servant de relais et d’encouragement pour d’autres mouvements futurs. Malgré la campagne idéologique internationale qui a accompagné les obsèques royales, les dockers de Liverpool, qui avaient été défaits dans les années 1990, ont ainsi annoncé de nouvelles mobilisations. Les syndicats prennent déjà les devants et se radicalisent, jouant leur rôle de saboteurs et de diviseurs. Même si ce mouvement connaîtra nécessairement un reflux, il est déjà une victoire par son exemplarité. Mais le chemin de la lutte internationale du prolétariat reste encore long avant que ce dernier puisse retrouver son identité de classe et défendre de façon déterminée sa propre perspective révolutionnaire. Son chemin est semé d’embûches. Les risques de dévier de son propre terrain de classe en se diluant dans des luttes interclassistes avec la petite-bourgeoisie aux abois ou dans des luttes parcellaires, à la remorque de mouvements petit-bourgeois ou bourgeois, comme celui initié par les mouvements féministes ou antiracistes, ne sont pas sans graves dangers, notamment dans les pays de la périphérie. Ainsi, en Iran, l’immense flambée de colère contre le régime des Mollahs, suite à l’assassinat de Mahsa Amini, a été poussée sur le terrain bourgeois des revendications démocratiques, où la classe ouvrière se dilue dans le « peuple iranien » au lieu de se battre pour ses propres revendications de classe. En Russie, malgré la multiplication des manifestations aux cris de « Non à la guerre ! », et les expressions de colère des conscrits envoyés au front sans arme ni nourriture, la situation reste confuse, l’opposition à la mobilisation militaire prenant une forme plus individuelle que collective. Preuve en négatif que seule la classe ouvrière peut offrir une perspective à tous les opprimés, et qu’en l’absence d’une réponse de classe, la bourgeoisie pourra occuper le terrain social.
Mais de façon plus globale, les conditions pour un développement des luttes internationales de classe face aux attaques à venir, notamment du fait du développement de l’inflation, du chômage et de la précarité extrême, ouvrent la possibilité de dégager les conditions nécessaires à l’affirmation de la perspective communiste, en particulier dans les pays centraux du capitalisme, là où le prolétariat est le plus expérimenté et s’est frotté aux pièges les plus sophistiqués de la bourgeoisie.
La nouvelle décennie engagée laisse pour l’instant intacte la possibilité d’une telle affirmation historique du prolétariat, même si le temps ne joue plus en sa faveur aux vues des dévastations générées par le capitalisme. Cette décennie qui a commencé à la fois avec des luttes ouvrières et l’accélération de la réalité d’une barbarie et d’un chaos croissants, permettra très probablement à la classe ouvrière de développer plus profondément la conscience de la seule alternative historique qui demeure : révolution communiste mondiale ou destruction de l’humanité !
WH, 28 septembre 2022
1) « Rapport sur la pandémie Covid-19 et la période de décomposition capitaliste (juillet 2020) », Revue internationale n° 165.
2) L’utilisation de l’arme nucléaire ne se résume pas au bon vouloir d’un « dictateur fou », comme l’affirme la bourgeoisie pour mieux effrayer et faire adhérer la population aux « sacrifices nécessaires ». Elle nécessite un certain consensus au sein de la bourgeoisie nationale. Mais bien qu’une telle utilisation équivaudrait à un suicide volontaire de la bourgeoisie russe, le niveau d’irrationalité et d’imprévisibilité dans lequel plonge le capitalisme ne rend plus tout à fait impossible son usage. Par ailleurs, les centrales ukrainiennes vieillissantes, véritable gouffre financier, demeurent, plusieurs décennies après la catastrophe de Tchernobyl, d’effrayantes bombes à retardement.
3) Des incendies d’une ampleur inégalée ont frappé la planète durant l’été, des sécheresses et des pics de chaleurs records atteignant les 50 °C (comme en Inde) couplés à de terribles inondations, comme celle qui a quasiment noyé les surfaces cultivées du Pakistan.
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Depuis le 27 septembre, les travailleurs des groupes pétroliers TotalEnergies et Esso-ExxonMobil sont de plus en plus nombreux à lutter. Au moment où nous mettons sous presse, sept raffineries sur huit sont bloquées. Leur principale revendication est claire : pour faire face à la flambée des prix, ils réclament une augmentation des salaires de 10 %.
Tous les salariés, retraités, chômeurs, étudiants précaires, qui subissent aujourd’hui l’inflation, cette hausse vertigineuse des prix de l’alimentaire et de l’énergie, sont confrontés au même problème : des salaires, des pensions ou des indemnités qui ne permettent plus de vivre dignement. La détermination des grévistes des raffineries, leur colère et leur combativité, incarnent et concrétisent ce que ressent toute la classe ouvrière, dans tous les secteurs, du public ou du privé.
Les médias peuvent bien faire tourner en boucle les images de files d’attente interminables devant les stations-service, multiplier les reportages sur la galère des automobilistes qui souhaitent se rendre sur leur lieu de travail (eux !), rien n’y fait : cette lutte provoque, pour le moment, plus que de la sympathie dans les rangs prolétariens, elle suscite aussi le sentiment que les travailleurs de tous les secteurs sont dans la même galère !
Alors les médias aux ordres auront beau crier : « Regardez ces nantis qui touchent plus de 5 000 euros par mois ! ». Franchement qui peut croire un tel mensonge ? D’autant qu’ils nous font le coup à chaque grève des cheminots ou des travailleurs du secteur aérien… 5 000, 7 000, 10 000… Qui dit mieux ? En réalité, ces salariés ne touchent pas plus de 2 000 euros pour débuter, 3 000 pour certains en fin de carrière, comme les professeurs, les infirmiers, les ouvriers qualifiés, etc. Mais cette propagande devient de moins en moins audible au fil des mois, parce que grandit au sein de la classe ouvrière l’idée que nous sommes tous frappés par la dégradation des salaires et les attaques toujours plus insupportables.
La montée palpable de la colère et de la combativité dans de nombreux secteurs en France, ces dernières semaines, n’est donc pas une surprise. Elle s’inscrit, en effet, dans une dynamique plus large, plus ample, dans une dynamique internationale dont l’indice le plus significatif a été la lutte menée cet été (et qui continue) par les workers au Royaume-Uni. Dans notre tract international du 27 août nous écrivions ainsi : « Il s’agit du mouvement le plus important de la classe ouvrière dans ce pays depuis des décennies ; il faut remonter aux immenses grèves de 1979 pour trouver un mouvement plus important et massif. Un mouvement d’une telle ampleur dans un pays aussi important que le Royaume-Uni n’est pas un événement “local”. C’est un événement de portée internationale, un message aux exploités de tous les pays. […] Les grèves massives au Royaume-Uni sont un appel au combat pour les prolétaires de tous les pays ». Depuis, les grèves en Allemagne ou celles annoncées en Belgique, par exemple, n’ont fait que confirmer cette tendance.
Pour autant, la classe ouvrière fait face à une véritable faiblesse : le morcellement de ses luttes. Ces deux derniers mois, des grèves ont éclaté dans les transports (à Metz le 7 octobre, à Dijon le 8, à Saint Nazaire le 11, à l’échelle nationale du 17 au 23 octobre), dans le secteur de la petite enfance et dans la fonction publique territoriale (le 6 octobre), une journée de manifestation le 29 septembre essentiellement dans le secteur public, etc.
Pourquoi cette division ? Parce que les syndicats ont aujourd’hui entre leurs mains l’organisation de ces mouvements, qu’ils éparpillent et séparent en autant de corporations, de secteurs et de revendications spécifiques. Parce qu’ils se partagent le travail d’encadrement des ouvriers entre organisations syndicales « radicales » et « conciliantes », jouant ainsi de divisions qui finissent par générer doutes et méfiance dans les rangs ouvriers.
Face à Macron et son gouvernement, les syndicats se présentent aujourd’hui comme radicaux, comme les champions de la lutte… pour mieux nous encadrer et nous séparer les uns des autres. En donnant crédit à l’idée de « taxer les superprofits » et de mieux « répartir les richesses », en dénonçant la réquisition par l’État des grévistes, de même qu’en vantant les vertus d’une véritable négociation, les « partenaires sociaux » donnent, par le jeu de leur « opposition », un coup de pouce à l’État qui cherche justement à apparaître comme le garant d’un arbitrage bienveillant. Et les médias, les dirigeants de la classe bourgeoise, d’enfoncer le clou en présentant la CGT et FO comme des « irresponsables jusqu’au-boutistes », tout cela pour mieux les crédibiliser aux yeux des exploités en leur prêtant une prétendue combativité alors que ces officines sont elles-mêmes des organes d’État, parfaitement institutionnalisées.
Aujourd’hui, nous apprenons que les salariés de la centrale nucléaire de Gravelines, la plus puissante d’Europe de l’Ouest, entrent à leur tour en grève. Tout comme les travailleurs de la SNCF, de la RATP ou de la grande distribution. Eux aussi demandent des hausses de salaire ! Dans quelques jours, le 18 octobre, une journée « interprofessionnelle » de grève et de manifestations est prévue dans le secteur de l’enseignement professionnel, dans les cliniques, dans les EHPAD privés… Autrement dit chacun dans son coin, les uns séparés des autres. D’ailleurs, aux micros de BFM TV, le leader de la CGT, Philippe Martinez ne veut surtout pas de mouvement unitaire de la classe. C’est pourquoi en brandissant la « grève générale », il orchestre la multiplication des actions locales : « Il faut que dans toutes les entreprises, on discute d’actions et généraliser les grèves. Cela veut dire qu’il faut qu’il y ait des grèves partout ». En clair : les syndicats organisent la division et l’éparpillement, entreprise par entreprise, sous couvert de « généralisation ».
Rappelons-nous de la faiblesse du mouvement social contre la réforme des retraites en 2019 : il y avait une grande sympathie pour les cheminots en grève, mais cette solidarité est demeurée platonique, se limitant à donner de l’argent aux caisses de « solidarité » mises en avant par la CGT dans les cortèges des manifestants. Or, la force de notre classe, ce ne sont pas les encouragements de loin ou la juxtaposition de grèves isolées les unes des autres.
Non ! Notre force c’est l’unité, c’est la solidarité dans la lutte ! Il ne s’agit pas de « converger », de se mettre les uns à côté des autres. La lutte des travailleurs est un seul et même mouvement : se mettre en grève et aller en délégation massive à la rencontre des travailleurs les plus proches géographiquement (l’usine, l’hôpital, l’école, le centre administratif…) pour se rencontrer, discuter et gagner à la lutte de plus en plus de travailleurs ; organiser des assemblées pour débattre ; se rejoindre sur des revendications communes. C’est cette prise en main de leurs luttes par les travailleurs eux-mêmes, cette dynamique de solidarité, d’extension et d’unité qui a toujours fait trembler la bourgeoisie à travers l’histoire. En clair, tout le contraire de ce que font les syndicats.
Aujourd’hui, il est encore très difficile pour les exploités de mener eux-mêmes leur lutte ; cela leur paraît même impossible tant est présente l’idée assénée en permanence qu’il faut confier la direction de ces luttes aux « spécialistes » syndicaux. Mais l’histoire ouvrière prouve le contraire ! C’est lorsque la direction de la lutte a été prise en main par les assemblées générales, décidant collectivement de la conduite du combat, nommant des comités de grève élus et révocables, responsables devant les assemblées, et non devant les différentes centrales syndicales qui n’hésitent jamais à étaler leurs divisions pour démoraliser les travailleurs, que ces derniers ont été les plus forts et ont pu faire reculer leurs exploiteurs.
Courant communiste international, 13 octobre 2022
Macron et derrière lui toute la bourgeoisie française, comme les syndicats, aimeraient nous faire croire que l’État est l’instrument de « l’intérêt commun », un organisme au-dessus des classes et de leurs petits intérêts particuliers. Mais en réalité, « l’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l’État des capitalistes, le capitaliste collectif idéal. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble » (Engels, Anti-Dühring, 1878). C’est bien l’État capitaliste, qu’il soit patron ou non, qui a contribué à la dégradation de nos salaires et de nos conditions de vie, qui a renforcé l’exploitation des ouvriers depuis des décennies !
Alors que les troupes russes se ruaient sur l’Ukraine, le président Biden, dans son allocution du 24 février, affirmait que « Poutine a commis une attaque contre les principes mêmes qui protègent la paix mondiale ». Le monde serait ainsi confronté à la fatalité d’une nouvelle tragédie guerrière due à la folie d’un seul homme. Cette propagande, présentant l’Ukraine et les « occidentaux » comme des victimes n’œuvrant que pour la « paix » face à la barbarie du seul ogre de Russie, est un mensonge.
En réalité, ce conflit meurtrier est un pur produit des contradictions d’un monde capitaliste en crise, d’une société pourrissant sur pied et soumise au règne du militarisme. La guerre actuelle, comme toutes les guerres dans la décadence du capitalisme, est issue d’un rapport de force impérialiste permanent, affectant tous les protagonistes, petits ou grands, qu’ils soient directement ou indirectement impliqués dans ce conflit. (1) Dans la lutte cynique au sein de ce panier de crabe planétaire, les États-Unis sont, en tant qu’unique superpuissance, aux avant-postes de la barbarie, n’hésitant pas à propager le chaos et la misère pour défendre leurs sordides intérêts et freiner l’inéluctable déclin de leur leadership.
Après la guerre froide, parallèlement à leur volonté de garder une emprise sur leurs ex-alliés du bloc occidental, les États-Unis n’ont jamais abandonné leur stratégie d’endiguement du glacis de l’ex-URSS. Ainsi, dès le 15 février 1991, se formait le groupe de Visegrad, composé d’ex-pays de l’Est (Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie), afin de promouvoir leur intégration à l’OTAN et à l’Europe. Une telle pression amenait d’ailleurs les puissances européennes à exprimer leur grand souci de ne pas « humilier la Russie ». Cette tonalité laissait déjà apparaître une contestation larvée à l’égard des États-Unis.
Alors que l’effondrement du mur de Berlin annonçait symboliquement la fin de la guerre froide, une nouvelle guerre, la première guerre du Golfe, initiée par les États-Unis, (2) allait préfigurer le chaos du siècle à venir. Loin d’être une « guerre pour le pétrole », il s’agissait pour la puissance américaine, suite à la banqueroute de l’ennemi commun (l’URSS), de faire pression cette fois directement sur ses ex-alliés les plus puissants, afin de les maintenir sous le joug de son autorité en les entraînant dans cette aventure militaire barbare.
Comme le monde avait cessé d’être partagé en deux camps impérialistes disciplinés, un pays comme l’Irak crut possible de faire main basse sur un ex-allié du même bloc, le Koweït. Les États-Unis, à la tête d’une coalition de 35 pays lancèrent une offensive meurtrière censée décourager toute tentation future d’imiter les agissements de Saddam Hussein. Ainsi, l’opération « Tempête du désert », menée par une « coalition internationale » contre l’Irak, était en réalité une entreprise de l’impérialisme américain destinée à « mettre au pas » leurs anciens alliés susceptibles de contester son leadership, en s’affirmant comme l’unique « gendarme du monde ». Tout cela au prix de plusieurs dizaines de milliers de morts.
Bien entendu, la victoire du président Bush (père) promettant « paix, prospérité et démocratie » n’allait pas faire illusion très longtemps. L’apparente stabilité, gagnée au prix du fer et du sang, fut momentanée, confirmant certes les États-Unis comme « gendarme du monde », mais contenant en germe des contradictions et tensions croissantes.
Si la guerre du Golfe avait mis momentanément sous l’étouffoir les premières tentatives d’opposition ouvertes à la politique américaine, ces dernières se sont exprimées ensuite assez rapidement, notamment avec le conflit en ex-Yougoslavie (de 1991 à 2001). Au début des années 1990, le gouvernement du chancelier Helmut Kohl, poussant et soutenant l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie afin de donner à l’Allemagne un accès à la Méditerranée, s’opposait directement à la puissance américaine, mais aussi aux intérêts de la France et du Royaume-Uni. Par ses initiatives audacieuses, l’Allemagne initiait le processus qui allait mener à l’explosion de la Yougoslavie.
Face à la contestation ouverte de leur autorité, les États-Unis ne sont pas restés les bras croisés. Dès l’été 1995, ils ont lancé une vaste contre-offensive en s’appuyant sur leur atout majeur : leur puissance militaire. Les États-Unis ont ainsi constitué leur propre force armée, l’Implementation Force (IFOR) en évinçant l’ONU et les troupes européennes, exhibant par là-même leur supériorité écrasante et leur logistique impressionnante. Cette démonstration de force, pilotée et accompagnée diplomatiquement sous l’autorité du président Clinton, allait imposer aux européens, en décembre 1995, la signature des Accords de Dayton. Là encore, le conflit causa des dizaines de milliers de victimes.
Bien entendu, ces accords, signés aux conditions imposées par les États-Unis, par la pression des armes et d’une diplomatie agressive, jouant notamment sur les divisions entre les États européens, ne cesseront d’être sabotés par ces mêmes États. L’Allemagne, par exemple, n’a ensuite jamais cessé de mettre des bâtons dans les roues des États-Unis dans les Balkans, notamment en Bosnie, favorisant également des rapprochements diplomatiques qui tendaient à hérisser Washington, concrétisés notamment par les liens tissés entre les chancelleries turque et iranienne.
Même au Moyen-Orient, pourtant chasse gardée de l’Oncle Sam, les rivaux européens ont progressivement pu entraver la politique américaine. Une telle contestation gagnait aussi les plus fidèles lieutenants des États-Unis, à commencer par Israël, surtout après la prise du pouvoir de Netanyahou en 1996, alors que la Maison-Blanche misait sur le travailliste Shimon Peres. De même, l’Arabie Saoudite manifestait de plus en plus ouvertement ses réticences face aux diktats américains dans la région.
Des revers successifs pour l’Oncle Sam intervenaient ainsi seulement quelques mois après sa contre-offensive réussie en ex-Yougoslavie. Sur toutes les zones stratégiques de la planète, les intérêts américains étaient de plus en plus contrariés.
À l’aube du nouveau siècle, ce que nous affirmions au milieu des années 1990 s’est largement confirmé. Les États-Unis allaient même être frappés sur leur propre sol lors des attentats meurtriers du 11 septembre 2001 à New-York. L’effroyable et symbolique effondrement des tours jumelles marquait une nouvelle dimension dans le développement de l’horreur et du chaos capitaliste.
Mais ces attentats ont également représenté pour les États-Unis une formidable occasion de défendre leurs intérêts impérialistes dans une fuite en avant guerrière. Là encore, la politique américaine allait s’engager de plus belle dans de vastes représailles et opérations militaires meurtrières pour tenter de maintenir son autorité, au nom de la « lutte contre le terrorisme ». L’administration de Georges W. Bush Junior, avec ses forces armées, se lança rapidement dans des frappes aériennes, puis une opération terrestre contre Al Qaida et les talibans en Afghanistan, entreprise soutenue alors par d’ex-alliés.
Cependant, très rapidement, la nouvelle croisade envisagée par Washington, en Irak, contre « l’axe du mal », allait faire l’objet de critiques virulentes et croissantes. En 2003, favorisant la propagation de fausses informations sur les « armes de destruction massive » de Saddam Hussein, pour stimuler le soutien de sa population et celui de ses anciens partenaires, les États-Unis se retrouvaient de plus en plus isolés dans leur nouvelle entreprise guerrière. (3) La France, cette fois, défiait ouvertement les États-Unis, usant même de son droit de veto au conseil de sécurité de l’ONU.
Censée éliminer le terrorisme et endiguer le déclin du leadership américain, cette nouvelle démonstration de force ouvrait cependant davantage la boite de Pandore et les attentats qui allaient suivre partout dans le monde ne pouvaient que souligner l’irrationalité de ces entreprises militaires, qui en réalité alimentaient cette même spirale infernale, augmentant la contestation, le chaos et la barbarie.
Les États-Unis poursuivaient également leur politique déterminée vers l’Est, avec les voyages de la secrétaire d’État Condoleezza Rice en faveur du « changement » et de la « démocratie ». Son travail allait porter ses fruits. En 2003, l’impérialisme américain avançait clairement ses pions dans le Caucase en soutenant la « révolution des roses » en Géorgie, ce qui allait permettre d’évincer le pro-russe Chevarnadze et le remplacer par une clique pro-américaine. La « révolution des tulipes » au Kirghizistan, en 2005, s’inscrivait également dans la même stratégie. Pièce maîtresse pour la Russie, l’Ukraine était déjà en proie à des tensions politiques aiguës. Derrière La « révolution orange » de 2004, comme celle de 2014, l’enjeu majeur n’était nullement celui d’une prétendue « lutte pour la démocratie », mais un objectif stratégique dans le jeu d’influences des grandes puissances et de l’OTAN. (4)
Mais la force militaire colossale et l’usage croissant des armes n’ont pu permettre à l’impérialisme américain d’éradiquer la contestation de leur leadership. Loin d’assurer la « paix et la prospérité », les États-Unis se sont enlisés sur tous les grands points stratégiques qu’ils cherchaient à stabiliser et à défendre à leur profit.
Le retrait américain d’Irak en 2011 accentuait encore le développement du chacun pour soi, la même année où la guerre civile en Syrie contribuait à l’explosion du chaos dans une région du monde devenue totalement incontrôlable. Le retrait d’Afghanistan en 2021 s’est également accompagné d’une inextricable situation de chaos, portant même les talibans au pouvoir. Chacune de ces opérations destinées à imposer « l’ordre » de la Pax americana, n’a fait que renforcer le chaos et la barbarie, obligeant les États-Unis a poursuivre leur fuite en avant guerrière.
Ces échecs ne constituent pas à eux seuls les raisons du retrait des troupes américaine d’Irak et d’Afghanistan. (5) En effet, dès 2011, joignant la parole aux actes, la Secrétaire d’État Hillary Clinton annonçait l’adoption d’un « pivot stratégique vers l’Asie ».
Loin d’un prétendu « désengagement » des affaires du monde, cette orientation politique du mandat de Barack Obama était reprise par Donald Trump avec le slogan « America first ». Alors que, par le passé la Chine occupait une place de second plan au sein de l’arène mondiale, elle a progressivement pris la dimension d’un véritable challenger, inquiétant et menaçant de plus en plus ouvertement une bourgeoisie américaine déterminée à conserver son statut de leader. Face à la montée en puissance de la Chine, l’objectif était clairement annoncé : « placer l’Asie au cœur de la politique américaine », ce que la fraction autour de Joe Biden a dû poursuivre et renforcer. Mais loin d’avoir « déserté » les autres grands points chauds, ce repositionnement permettait de donner un nouveau souffle à l’impérialisme américain.
L’impression de « désengagement » amenait certains rivaux des États-Unis à s’engager dans leurs propres entreprises impérialistes, là où l’oncle Sam n’était plus présent ouvertement. Beaucoup, comme la Russie, payent cette sous-estimation au prix fort ! En lançant ses troupes dans une invasion militaire ubuesque en Ukraine, la Russie envisageait de desserrer l’étau qui l’étouffe désormais davantage. Elle tombait ainsi dans un piège tendu par la bourgeoisie américaine. (6)
En réalité, le désengagement américain, correspond à une vision planétaire, à plus long terme, dictée par la volonté d’endiguer la Chine devenue une puissance impérialiste menaçant ses intérêts vitaux. De ce fait, l’offensive actuelle des États-Unis, par la pression qu’ils exercent sur les pays européens, comme à travers la contre-offensive spectaculaire de l’Ukraine permise par un soutien logistique et matériel sophistiqué, ou le maintien de la pression diplomatique sur l’Iran (à propos du programme nucléaire) et sur le continent africain avec les voyages de son chef de la diplomatie Antony Blinken face aux appétits de la Russie et de la Chine, restent toujours déterminés à lutter contre le déclin historique de leur leadership. En contrecarrant les « nouvelles routes de la soie » chinoises vers l’Europe par la guerre en Ukraine et en contrôlant davantage les routes maritimes du Pacifique-Sud, les États-unis ont réussi, pour l’instant, à contraindre la Chine à n’étendre ses ambitions que par voie terrestre et dans une sphère limitée. Conscients que la Chine est loin de pouvoir encore égaler leur puissance militaire, les États-unis mettent à profit cette faiblesse pour maintenir la pression et même se permettre des provocations comme celle du voyage très politique et symbolique de la démocrate Nancy Pelosi à Taïwan. Cet affront sans précédent, révélant la relative impuissance de la Chine, peut se reproduire à l’avenir, risquant peut-être de pousser Pékin dans des aventures militaires dangereuses, même si, jusqu’ici, la bourgeoisie chinoise évite prudemment toute confrontation directe avec les États-Unis.
De toute cette évolution liée aux agissements de l’impérialisme américain, nous pouvons tirer quelques leçons :
– loin d’être basé sur la simple raison ou même sur la simple recherche du profit économique immédiat, le mobile de l’action de l’impérialisme américain, comme celui des autres grandes puissances, est de défendre son rang dans un monde de plus en plus chaotique, participant ainsi à renforcer la foire d’empoigne, le chaos et les destructions ;
– afin d’assurer cet objectif de plus en plus irrationnel, les États-Unis n’hésitent pas à semer le chaos en Europe, comme on le voit avec le piège tendu à la Russie, les armes sophistiquées et l’aide militaire qu’ils délivrent à l’Ukraine pour entretenir la guerre en épuisant leur rival ;
– pour défendre leur rang, la seule force sur laquelle compter est bien confirmée : celle des armes. C’est ce que montre toute la trajectoire de l’Oncle Sam, devenu ces dernières décennies le fer de lance du militarisme, du chacun pour soi et du chaos guerrier. D’ores et déjà, nous vivons le plus grand chaos de l’histoire des sociétés humaines.
Dans sa phase ultime de décomposition, le capitalisme plonge ainsi le monde dans la barbarie et conduit inexorablement vers des destructions gigantesques. Cet effroyable tableau et l’horreur installée au quotidien nous montrent à quel point les enjeux et la responsabilité de la classe ouvrière mondiale sont cruciaux. Il en va bel et bien aujourd’hui de la survie de l’espèce humaine.
WH, 15 septembre 2022
1) Pour davantage d’explication, voir l’actualisation du texte : « Militarisme et décomposition », Revue internationale n° 168. [275]
2) Cf. « Guerre du Golfe : massacres et chaos capitalistes », Revue internationale n° 65 (1991).
3) Excepté l’appui du Royaume-Uni, aucune grande puissance militaire n’a participé à ce conflit aux côtés des troupes américaines.
4) Les masses qui ont soutenu Viktor Iouchtchenko ou qui se sont rangées derrière Viktor Ianoukovitch n’étaient que des pions, manipulés et baladés derrière l’une ou l’autre des fractions bourgeoises rivales pour le compte de telle ou telle orientation impérialiste.
5) D’ailleurs, comme l’a démontré l’assassinat du chef d’Al Qaïda, Ayman Al-Zawahiri, le 31 juillet 2022, les États-Unis n’ont nullement renoncé à peser sur la situation de ce pays.
6) Cf. « Signification et impact de la guerre en Ukraine », Revue internationale n° 168 (2022).
Dès la fin de la « semaine de deuil » de la reine, avec ses hymnes glorifiant l’unité nationale, plus de 500 dockers de Liverpool se sont mis en grève, suivis immédiatement par les dockers de Felixstowe qui avaient déjà fait grève dans les semaines précédant la mort de la reine. Les grèves prévues dans les chemins de fer, reportées par les syndicats « par respect pour la reine », sont maintenues et seront accompagnées d’autres grèves dans les postes, les bus et le métro. D’autres conflits, impliquant des éboueurs, des ouvriers du bâtiment, des magasiniers d’Amazon et d’autres encore, se poursuivent. Les travailleurs de l’éducation et d’autres secteurs ont également soumis la grève au vote. « L’été de la colère » semble se transformer en un automne chaud et peut-être en un autre « hiver du mécontentement », alors que les prolétaires sont confrontés à la hausse des prix et à des augmentations de salaire minuscules.
Entre-temps, la presse de gauche a dénoncé le « mini-budget » du gouvernement Truss, qui a ostensiblement supprimé le plafond des primes accordées aux banquiers et offert des réductions d’impôts qui profiteront clairement aux très riches, comme une déclaration de guerre de la part du gouvernement Truss. Et c’est bien sûr exact : la classe dirigeante est constamment en guerre contre ceux qu’elle exploite et, surtout en temps de crise, elle est obligée d’abaisser le niveau de vie des exploités, qu’elle le fasse grossièrement et ouvertement ou de manière plus subtile, étape par étape. La lutte des classes n’est pas une déformation idéologique, un choix adopté par nos gouvernants : elle est la réalité fondamentale de ce système social, qui ne peut vivre et « pousser » que dans le sol de l’exploitation du travail de la majorité.
Mais ce que les grèves de cet été et de cet automne ont montré, c’est que la classe exploitée fait les premiers pas vers la lutte sur son propre terrain de classe et pour ses propres intérêts.
Nous avons écrit dans notre récent tract sur la signification internationale des luttes en Grande-Bretagne qu’elles sont un signe que la classe ouvrière n’a pas disparu, qu’elle n’a pas été engloutie par la désintégration accélérée du système capitaliste. Elles sont une sorte d’appel à la classe ouvrière mondiale pour qu’elle réponde aux attaques contre ses conditions de travail et d’existence en reprenant le chemin de la lutte.
Le système capitaliste a d’abord pris racine en Grande-Bretagne, et pendant la période d’ascendance du capitalisme au XIXe siècle, la classe ouvrière britannique a été, à certains moments, à l’avant-garde du mouvement ouvrier international. C’est en Grande-Bretagne que les travailleurs ont d’abord formé des syndicats pour se défendre contre une exploitation brutale, et plus tard un parti politique, les Chartistes, qui cherchait à mettre en avant les intérêts indépendants de la classe au parlement et dans la société dans son ensemble.
Les syndicats et les partis créés par les travailleurs sont depuis longtemps devenus des rouages du système capitaliste, mais l’esprit combatif de la classe ouvrière n’est pas mort avec eux, qu’il s’agisse de « Glasgow la rouge » en 1919, de la grève générale de 1926 ou, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, des vagues de lutte qui ont marqué le retour du prolétariat après la longue contre-révolution qui s’est abattue sur la classe ouvrière internationale à partir de la fin des années 1920.
C’est pour contrer la combativité de la classe ouvrière en Grande-Bretagne que la bourgeoisie, dirigée par le gouvernement Thatcher mais avec le soutien total de la classe dominante mondiale, a lancé une contre-offensive majeure. Celle-ci a pris sa forme la plus évidente dans la défaite de la grève des mineurs, qui a duré un an et a ouvert la porte non seulement à la fermeture des mines, mais aussi au démantèlement de secteurs entiers de l’industrie britannique. Mais les dockers ont eux aussi subi d’importantes défaites en 1989 et à nouveau en 1995-98.
Le processus de désindustrialisation avait ses motivations économiques (en particulier la recherche de taux de profit plus élevés dans les économies émergentes), mais ce n’est pas un hasard s’il a également dispersé certains des secteurs les plus combatifs de la classe ouvrière, non seulement les mineurs, mais aussi les travailleurs des chantiers navals, des aciéries et des usines automobiles, des docks et ainsi de suite, tandis que les nouvelles mesures de privatisation ont également fait en sorte que des secteurs importants comme les cheminots ne soient plus confrontés au seul patron étatique, mais à plusieurs, et puissent donc être plus facilement divisés.
Tout cela s’est accompagné d’une nouvelle offensive idéologique, basée sur le thème de la fin de la lutte des classes, de la lutte des classes reléguée aux livres d’histoire. Avec l’effondrement du bloc de l’Est en 1989-91, cette campagne a pris de l’ampleur dans le monde entier, insistant encore plus fortement sur le fait que la classe ouvrière était morte et que toute idée qu’elle pourrait changer le système actuel ne pouvait aboutir qu’à un échec. La « mort du communisme », (1) nous disait-on, signifiait la fin de tout espoir d’une alternative au capitalisme.
L’effondrement du bloc de l’Est a marqué l’entrée du capitalisme dans une nouvelle et dernière phase de sa décadence, marquée par une fragmentation et un chaos croissants à tous les niveaux. Une fois encore, ce processus a frappé la classe ouvrière britannique avec une sévérité particulière, accentuant l’atomisation sociale, alimentant la montée des violences urbaines, nourrissant les divisions entre les différents groupes ethniques, mettant en avant de nouvelles « identités » pour remplacer l’identité de classe et donc la solidarité de classe. Au cours de la dernière décennie, toutes ces divisions ont été exacerbées par la campagne autour du Brexit et par l’intensification des « guerres culturelles » alimentées par les ailes gauche et droite de la bourgeoisie.
La classe ouvrière britannique a donc eu particulièrement du mal à se remettre des revers des années 1980 et 1990. Mais aujourd’hui, malgré ce long recul, malgré toutes les divisions, la classe ouvrière relève la tête, et dans bien des cas, ce sont les secteurs « traditionnellement » combatifs, ceux qui ont une longue histoire de luttes passées (chemins de fer, docks, bus, poste) qui donnent l’exemple et peuvent être suivis par d’autres secteurs, plus nombreux mais n’ayant pas toujours la même expérience de lutte : éducation, santé, distribution, etc. La crise économique, et surtout la flambée de l’inflation, pose la nécessité objective pour tous les travailleurs de lutter ensemble, et ce faisant, de retrouver le sentiment d’appartenir à une classe avec ses propres intérêts indépendants et, en définitive, avec sa propre alternative pour l’avenir de la société. Bien que ces luttes ne s’opposent pas directement à la poussée capitaliste vers la guerre ou ne dénoncent pas ouvertement les appels au sacrifice au nom du conflit entre l’OTAN et l’impérialisme russe, le fait même qu’elles aient lieu face à de tels appels est la preuve que la classe ouvrière, surtout dans les pays centraux du système, n’est pas prête à se sacrifier sur l’autel de la guerre capitaliste.
La plupart des grèves dans les secteurs clés ont été bien contrôlées par les syndicats, qui ont rempli leur rôle pour le capitalisme en maintenant les grèves isolées les unes des autres (tout comme ils l’ont fait avec les mineurs et d’autres secteurs dans les années 1980), en les répartissant sur différents jours, même parmi les travailleurs de différentes parties du système de transport (rail, métro, bus…), et souvent limitées à un ou deux jours de grève avec un préavis donné longtemps à l’avance.
Mais un signe de la combativité sous-jacente des travailleurs est le rôle prépondérant joué par les dirigeants syndicaux de gauche. Mick Lynch, du RMT (le principal syndicat ferroviaire), a été le plus en vue, et il a été largement loué pour sa capacité à répondre à des questions hostiles lors d’interviews dans les médias. Par exemple, il a répondu à l’accusation des médias selon laquelle les grèves ferroviaires étaient menées au nom d’un secteur privilégié, en insistant sur le fait que ses membres se battaient parce que tous les travailleurs étaient attaqués et devaient lutter ensemble. La secrétaire générale du syndicat Unite, Sharon Graham, s’est distanciée de l’attitude mièvre des travaillistes à l’égard des grèves et a pris le contre-pied de ses propres bureaucrates en créant des « comités combinés » réunissant des représentants syndicaux de différents secteurs (déchets, entrepôts, hôtellerie, etc.). Nous ne devrions pas être surpris si, alors que les luttes se poursuivent en automne et en hiver, nous entendons davantage d’appels à l’unité de la classe ouvrière et davantage d’actions communes, de manifestations, etc. Les groupes gauchistes, comme le Socialist Workers’ Party (SWP), présentent frauduleusement cela comme la preuve que la base peut forcer les dirigeants à se battre s’ils exercent une pression suffisante sur eux, mais pour les communistes qui comprennent que les syndicats sont devenus des organes d’État, la radicalisation des syndicats obéit à la nécessité de s’adapter au mouvement de la classe afin d’en garder le contrôle.
L’esprit combatif des travailleurs s’est également exprimé par des actions non officielles, voire des grèves sauvages, dans différents secteurs. Dans leur article : « Wildcat Strikes in the UK : Getting Ready for a Hot Autumn », la Tendance communiste internationaliste (TCI) en a dressé une liste (non exhaustive) : « 10 mai : une centaine d’éboueurs de Welwyn Hatfield ont débrayé pour protester contre un directeur accusé de sexisme, de racisme et d’intimidation. 11 mai : quelque 300 ouvriers du bâtiment d’une raffinerie de Hull se sont mis en grève parce que le paiement des salaires était retardé ou incomplet. 17 mai : plus d’un millier d’ouvriers de l’industrie pétrolière offshore de la mer du Nord ont débrayé sur 19 plates-formes pour exiger que leurs salaires correspondent à l’inflation. 27 juillet : une centaine d’ouvriers d’une usine alimentaire de Bury ont débrayé parce qu’ils n’avaient pas droit à des pauses correctes au travail. 3 août : des centaines de travailleurs d’Amazon sur divers sites à Tilbury, Rugeley, Coventry, Bristol, Dartford et Coalville ont organisé des débrayages et des ralentissements en réponse à une “augmentation” de salaire de seulement 35 pence de plus par heure. 10 août : des centaines de travailleurs contractuels, y compris des échafaudeurs et des ouvriers d’entretien, dans des raffineries, des usines chimiques et d’autres installations à Teesside, Grangemouth, Pembroke, Fife, Fawley et Drax, ont débrayé dans une lutte pour les salaires, faisant le piquet devant les automobilistes entrant et sortant des installations ».
La TCI a donné suite à cet article en publiant l’appel du comité de grève des travailleurs de l’industrie pétrolière et gazière offshore, qui explique pourquoi ils lancent une « lutte sauvage » sans attendre un scrutin syndical : « Nos syndicats disent qu’ils n’ont pas actuellement les effectifs nécessaires pour voter la grève. Nous disons que c’est de la foutaise car toute la Mer du Nord est absolument furieuse du traitement qui nous est réservé.
Les grèves sauvages dont on parle et qui sont prévues sont le résultat d’années d’inaction de la part des syndicats et de nos employeurs et nous ont donné l’impression que nous ne pouvons obtenir des résultats qu’en prenant les choses en main.
Nous sommes passés par toutes les étapes de la procédure de règlement des griefs. Nous avons utilisé les canaux appropriés, mais nous avons l’impression qu’on nous mène en bateau.
L’ensemble du Royaume-Uni est en colère contre le coût de la vie. Nous ne sommes pas différents ».
Cette grève a été dénoncée par le RMT, Unite et le GMB qui ont déclaré dans une lettre commune : « Notre préoccupation est qu’une action non officielle risque de tout compromettre. Certains exploitants de l’ancienne infrastructure utiliseront l’agitation industrielle pour justifier un déclassement anticipé et tout ce que nous obtiendrons, c’est davantage de licenciements. D’autres verront une main-d’œuvre divisée et l’exploiteront ».
Les actions chez Amazon sont également intéressantes, car la majorité des travailleurs ont fait grève sans faire partie d’un syndicat. Le groupe « ouvriériste » Notes from Below a publié des comptes rendus de certains des travailleurs impliqués dans les grèves, celui-ci provenant du « Fulfilment Centre » d’Amazon à Coventry : « Nous avons travaillé pendant toute la pandémie de Covid, y compris pendant les confinements. Nous attendons des informations sur cette augmentation de salaire depuis le mois d’avril, chacun s’attendant à recevoir au moins 2 £ de plus par heure. Cependant, la direction a annoncé mercredi que nous n’aurions qu’une augmentation de 50 pence par heure.
Nous n’avons prévu de nous mettre en grève que deux heures avant que cela ne se produise. Nous avions vu les grèves des centres de distribution de Tilbury et de Rugeley sur TikTok pendant notre pause, et cela nous a donné envie de faire grève. Nous avons regardé ces vidéos à 11 heures et avons commencé à diffuser l’idée d’un débrayage par le bouche à oreille dans l’entrepôt. À 13 heures, plus de 300 personnes avaient débrayé et cessé de travailler. Au début, nous n’avons reçu aucune aide des syndicats pour les grèves. Nous avons tout organisé nous-mêmes. Cependant, après notre débrayage, le GMB a pris contact avec nous pour adhérer au syndicat et nous donner des conseils ».
Ce récit met en lumière un certain nombre de questions : un élément de la montée actuelle de la colère de classe est le fait que de nombreux secteurs (santé, recyclage, transport, distribution, etc.) à qui l’on a dit pendant la pandémie que leur travail était essentiel et qu’ils étaient des héros, sont maintenant récompensés par des augmentations de salaire insultantes. Elle montre également la capacité des travailleurs à mener des actions de grève sans aucune « assistance » syndicale, comme le décrit plus en détail un compte-rendu de la première vague de lutte sauvage chez Amazon.
Mais cela montre aussi que les syndicats, dans l’intérêt de la classe dominante, sont toujours prêts à intervenir et à « organiser » les travailleurs. S’il ne s’agit pas d’un syndicat officiel comme le GMB (qui se qualifie lui-même de « syndicat pour tous les travailleurs »), comme c’est le cas ici, il existe un certain nombre d’organisations « de base », semi-syndicalistes, comme les United Voices of the World et l’IWGB (The Independent Workers’ Union of Great Britain), qui se sont spécialisées dans le recrutement des secteurs les plus précaires, jusqu’ici ignorés par les principales instances syndicales. Sans oublier que le niveau le plus bas des syndicats officiels, les délégués syndicaux ou les organisateurs locaux, peuvent également mettre en place des comités de grève et des coordinations pseudo-indépendantes qui ne sont pas de véritables expressions des réunions de masse des grévistes et qui cherchent à agir comme le dernier rempart des syndicats.
Les syndicats, et l’idéologie de base du syndicalisme, ont une très longue histoire en Grande-Bretagne et il faudra beaucoup de temps et de nombreuses confrontations avec le sabotage syndical avant que les travailleurs ne soient capables de développer des formes d’organisation autonomes à grande échelle, en particulier des assemblées générales souveraines où les travailleurs peuvent débattre et prendre leurs décisions sur la manière d’étendre et d’unir leurs luttes. Il est également probable que les nouvelles mesures « anti-syndicales » annoncées par le gouvernement Truss contribueront à renforcer l’idée que les syndicats appartiennent réellement aux travailleurs et qu’ils doivent être défendus, même si les syndicats sont devenus très habiles pour contrôler et normaliser la législation anti-grève précédente (bulletins de vote, enfermement sur les piquets de grève corporatistes, etc.)
Néanmoins, nous pouvons voir dans certains de ces exemples récents que l’authentique tradition de classe consistant à décider des actions lors des assemblées générales, à organiser des piquets de grève de masse et à appeler directement d’autres lieux de travail à se joindre à la lutte, n’a nullement disparu de la mémoire collective de la classe ouvrière en Grande-Bretagne et existe toujours sous une forme embryonnaire.. La vague actuelle de grèves est une préparation essentielle pour que les luttes de l’avenir atteignent les niveaux d’auto-organisation indispensables qui permettront aux travailleurs d’unifier leurs luttes.
Amos, 3 octobre 2022
1) Cette campagne reposait sur un mensonge : l’identification du communisme au capitalisme d’État stalinien.
Dans la dernière partie de cette série, nous poursuivons notre historique sur la lutte de classe en France depuis les grandes vagues de luttes qui ont suivi les événements de Mai 1968. Nous verrons ainsi que toutes les caractéristiques combatives des luttes en France vont de nouveau se manifester. Nous reviendrons sur la progression de ces combats successifs pour en tirer les leçons essentielles et nous finirons en évoquant les difficultés croissantes liées à la phase de décomposition qui va suivre, dès la chute du mur de Berlin et l’éclatement de l’URSS. Nous finirons en concluant sur les défis posés par la pandémie de Covid-19.
Avec Mai 1968 en France, le « Mai rampant » de 1969 en Italie, les combats ouvriers de l’hiver 1970 en Pologne et toute une série de luttes ouvrières en Europe et sur d’autres continents : c’en était fini de la contre-révolution.
Ce réveil prolétarien s’est par la suite traduit par toute une accumulation d’expériences au cours de vagues de luttes internationales qui se poursuivront jusqu’à l’effondrement du bloc de l’Est. Le prolétariat en France fut alors bien souvent en première ligne d’expériences très combatives, comme lors des grèves dans le secteur de la sidérurgie à Longwy et Denain en 1979. Il fut capable au cours des années 1980 de montrer bien souvent le chemin par des tentatives audacieuses de prise en main et d’extension de la lutte, malgré l’obstacle syndical (1) et l’entretien, par les organisations d’extrême gauche, des mystifications syndicales avec, par exemple, les politiques d’entrisme, le sabotage des luttes par l’étouffement et l’enfermement des ouvriers sur leur lieu de travail, dans les assemblées générales comme au sein même des syndicats. La classe ouvrière fût confrontée à toutes sortes de manœuvres, aux pièges les plus sophistiqués de l’encadrement syndical ou gauchiste, comme le piège de « l’autogestion » mis en avant par la CFDT et les trotskystes de la LCR, en particulier avec l’expérience de Lip en 1973 qui s’est avérée un véritable fiasco, au nom de « la défense de l’outil de travail » et entretenant l’illusion de pouvoir « sauver leur entreprise », c’est-à-dire l’autogestion de leur propre exploitation.
Le « syndicalisme de base » fût aussi une arme redoutable de la bourgeoisie pour saboter les luttes ouvrières, par exemple lors de la grève des cheminots en 1986, jouant sur le corporatisme pour isoler la lutte, à travers des « coordinations » créées à l’initiative d’organisations gauchistes. Ce fut également le cas au moment de la lutte des infirmières en 1988, avec les mêmes « coordinations » exploitant la méfiance vis-à-vis des syndicats officiels pour mener la résistance ouvrière dans une impasse. (2)
Sur le plan politique, le prolétariat devait surtout faire face à l’idéologie gauchiste, notamment la propagande des maoïstes et des trotskystes jouant le rôle de « rabatteurs » vers des institutions bourgeoises, pourtant de plus en plus rejetées, et des « partis de gouvernement », comme lorsque LO appelait, en 1974 et en 1981, à voter pour Mitterrand. Ce sale travail des gauchistes se manifesta notamment par les tentatives de recrédibiliser le jeu électoral, par la propagande démocratique en défense de l’État bourgeois. Plus ou moins ouvertement, ils se feront toujours les ardents défenseurs de « l’État providence », c’est-à-dire d’une imposture destinée à faire accepter l’ordre capitaliste.
Une telle présence des gauchistes en France, si on la compare à d’autres pays d’Europe occidentale, témoigne de tous les efforts de la bourgeoisie pour essayer de contrer, d’enrayer la lutte de classe et notamment de couper les ouvriers du véritable milieu politique prolétarien.
L’émergence de ce milieu fut d’ailleurs le produit du retour du prolétariat sur la scène de l’histoire et de la fin de la contre-révolution puisque la fin des années 1960 et les années 1970 furent marquées par le surgissement et le développement en de nombreux endroits du monde de groupes se rattachant, souvent de façon confuse, à la tradition et aux positions de la Gauche communiste. Le CCI s’est d’ailleurs constitué en 1975 comme regroupement d’un certain nombre de ces formations que la reprise historique du prolétariat avait fait surgir, (3) et particulièrement en France sous la poussée de la lutte massive de Mai 68. Un tel regroupement avait porté ses fruits grâce à un travail méthodique hérité de la Fraction italienne, de la Gauche communiste de France ainsi qu’au développement de la lutte de classe. (4) Ceci allait notamment permettre au Courant de surgir d’emblée sur la base d’une véritable centralisation à l’échelle internationale. En tant qu’organisation révolutionnaire, le CCI allait donc défendre le programme communiste et ainsi participer au développement de la prise de conscience au sein de la classe ouvrière. En particulier, il participait activement aux combats de la classe ouvrière comme notre presse territoriale en a rendu compte régulièrement au cours de cette période. Malgré ses faibles forces, notre organisation était présente dans les différentes luttes. Non seulement elle y a diffusé sa presse et des tracts, mais elle a participé directement, chaque fois que c’était possible, aux assemblées ouvrières pour y défendre la nécessité de l’extension des luttes et de leur prise en main par les ouvriers en dehors des différentes formes de syndicalisme, syndicalisme « officiel » ou syndicalisme « de base ».
Durant les années 1980, c’est sur deux fronts que le CCI engageait le combat :
– la lutte contre le sectarisme des autres groupes se réclamant de la Gauche communiste. L’échec des Conférences de la Gauche communiste, l’implosion du PCI bordiguiste, le courant de la Gauche communiste le plus important des années 1970 en France, sont le produit de l’incapacité de l’avant-garde du prolétariat à s’ouvrir afin de mener un véritable débat en son sein.
– L’émergence du parasitisme pour isoler le CCI du milieu politique prolétarien et vis-à-vis des éléments en recherche des positions révolutionnaires. Le but du parasitisme étant clairement de détruire l’organisation héritière des traditions du mouvement ouvrier et, en particulier, de tout le legs de la Gauche communiste. La France est l’épicentre de cette attaque parasitaire.
Depuis 1968, le prolétariat en France est, probablement avec le prolétariat en Italie et en Grande-Bretagne, un des plus expérimentés au monde, celui qui a poussé le plus loin les expériences lors des trois grandes vagues de luttes internationales qui se sont achevées à l’aube des années 1990 : l’expérience de prise en main des luttes face à l’obstacle syndical, la confrontation la plus poussée face aux idéologies les plus radicales du gauchisme et du syndicalisme, font bien du prolétariat en France une fraction à la pointe de la lutte et une des plus réactives et conscientes aujourd’hui. Dans les années 1970 et 1980, après chaque vague de luttes internationales successives, le prolétariat en France commençait à tirer plus profondément des leçons de son expérience, parvenait à mieux combattre l’encadrement syndical, même s’il se heurtait encore fortement aux pièges de ces ennemis de classe. Ce n’est pas un hasard si ce sont surtout les syndicats français qui sont venus à la rescousse pour porter main forte au syndicat polonais Solidarnosc afin d’éteindre l’incendie de la grève de masse en Pologne en 1980.
Si, lors de la reprise des luttes en 1983, lançant une troisième vague commencée en Belgique, le prolétariat à fini par marquer le pas également en France, se concrétisant vers la fin des années 1980 par une sorte de « piétinement des luttes », c’était le résultat d’une faiblesse avant tout de la conscience du prolétariat international, notamment celles du milieu politique prolétarien qui avait été profondément marqué par le poids de la rupture avec les organisations politiques du prolétariat avant 1968 et par ses difficultés à prendre en charge un travail de réappropriation critique des expériences du passé. C’est ce facteur important qui, couplé à la difficulté de dégager une perspective clairement révolutionnaire dans les luttes par les ouvriers, allait fragiliser les prolétaires confrontés aux premiers effets délétères de la phase de décomposition du capitalisme.
Après l’effondrement du bloc de l’Est à la fin des années 1980, produit spectaculaire de la nouvelle phase de la décadence dans laquelle le capitalisme venait d’entrer, sa décomposition, une immense propagande s’est partout déchaînée assimilant frauduleusement « stalinisme » et « communisme », proclamant « la fin du communisme », la « faillite du marxisme » et la « disparition de la classe ouvrière ». Cela allait saper durablement la confiance du prolétariat en sa force collective et occasionner un profond recul de la combativité et surtout de la conscience, jusqu’à lui faire perdre de vue la reconnaissance de sa propre existence comme classe. Depuis une trentaine d’années, semblant donner raison à tous ces discours intensifs et nauséabonds, le prolétariat, très affaibli, est resté confronté à de très nombreux obstacles, tant sur les lieux de travail en pleine mutation que face à la propagande idéologique incessante de la classe dominante.
Afin de faire oublier le sale travail des syndicats durant les décennies précédentes, la bourgeoisie toujours à l’offensive, devait orchestrer une manœuvre d’ampleur en 1995 dans le cadre des attaques du plan Juppé, avec pour pivot les cheminots, afin de recrédibiliser les syndicats, semant même l’illusion d’une prétendue « victoire ». (5)
Face à l’aggravation de la crise économique et face au risque de nouvelles poussées de combativité du prolétariat, la bourgeoisie devait en effet prendre les devants : « Décidée à anticiper la remontée générale de la combativité dans la classe ouvrière, la bourgeoisie a poussé le plus possible d’ouvriers dans un combat prématuré alors qu’ils n’avaient, dans la plupart des secteurs, pas encore la force ni la détermination pour engager massivement la lutte. Grâce à la réelle provocation que constituait le plan Juppé pour certains secteurs, les syndicats lancèrent d’abord ceux-ci dans la lutte. Forts de leur nouvelle image au sein de la classe ouvrière, ils parvinrent à entraîner derrière ces secteurs des centaines de milliers d’ouvriers de la Fonction publique, tout en gardant un contrôle étroit et total sur la lutte, du début à la fin, sans qu’ils aient eu à craindre le moindre débordement ». (6) En fait, l’essentiel des attaques du gouvernement de l’époque est passé. Non seulement le gouvernement Juppé a pu mettre en place sa réforme de la sécurité sociale, mais la classe ouvrière fragilisée face aux attaques de la bourgeoisie a dû subir par la suite de nombreux autres coups (licenciements massifs, précarisation…), sans pouvoir véritablement riposter.
Le poids de ces faiblesses se retrouvait ainsi accru huit ans plus tard, lors des grèves et manifestations de 2003. Prévoyant d’attaquer les retraites et de programmer de nouvelles suppressions de postes dans l’enseignement, afin de « dégraisser le mammouth » (dixit Claude Allègre, ancien ministre « socialiste » de l’Éducation nationale), le gouvernement et les syndicats se sont partagés le travail de manière à relayer au second plan les revendications les plus unificatrices, comme la question des retraites, pour focaliser l’attention et la colère des enseignants sur des « intérêts » purement corporatistes (la question de la décentralisation) permettant d’isoler fortement, là encore, le secteur public du reste de la classe, notamment les enseignants et d’induire, finalement, l’idée perverse que « la lutte ne paie pas ».
Si en 2006 la jeunesse reprenait le flambeau avec les méthodes de lutte du prolétariat contre le Contrat première embauche (CPE), par l’expression de la solidarité en direction des travailleurs qui se sont également mobilisés pour soutenir leurs enfants, par les assemblées générales souveraines ouvertes à tous, obligeant même le gouvernement Villepin à reculer, le mouvement ne parvenait pas à s’identifier comme expression d’une classe, à retrouver son identité de classe. (7) Même s’il permettait de souligner fortement les capacités du prolétariat à lutter dans un contexte de décomposition, s’il montrait le potentiel marqué par la résistance des futurs prolétaires face au monde du travail et à l’exploitation capitaliste, cela présentait une faiblesse qui sera exploitée par la suite, en particulier lors du mouvement contre la réforme des retraites en 2010, où la bourgeoisie et ses syndicats ont su œuvrer de nouveau pour dénaturer et faire oublier les leçons de 2006.
Déjà au moment du CPE, le leader de la CGT, à l’époque Bernard Thibault, affirmait pernicieusement et habilement (lors de l’émission radio du Grand jury RTL le 26 mars) que « les salariés n’ont pas les mêmes méthodes de lutte que les étudiants » ! En 2010, exploitant les difficultés en mettant des bâtons dans les roues du prolétariat, comme ce fut le cas lors des manifestations promenades à répétition, totalement stériles, chacun derrière « son syndicat » et « sa corporation », les syndicats enfonçaient le clou pour faire passer les nouvelles attaques sur les retraites et surtout affaiblir davantage la conscience ouvrière :
– par la pratique classique du saucissonnage de la lutte, la dépossession des ouvriers de toute initiative lors des rares assemblées générales ;
– la fausse solidarité derrière la mystification de « l’intersyndicale » comme simulacre d’unité (en réalité l’unité des diviseurs) ;
– par les actions faussement radicales comme les « grèves reconductibles » et le jusqu’auboutisme, chacun isolé dans son coin, méthode préconisée par exemple par le syndicat Sud/Solidaires afin d’épuiser la combativité et démoraliser les ouvriers en les coupant des autres secteurs ;
– par les « blocages », enfermant les ouvriers sur eux-mêmes en les laissant « mijoter dans leur jus », comme cela s’est produit dans les raffineries de pétrole sous la houlette de la CGT.
Si les journées des 7 et 23 septembre 2010 avaient pu réunir jusqu’à 3 millions de personnes, l’impression était finalement que la bourgeoisie, « quoi qu’on fasse », reste toujours droite dans ses bottes !
Doutant fortement de lui-même, oubliant sa propre expérience historique et ses grandes luttes, le prolétariat en est venu à perdre d’autant confiance sans retrouver sa propre identité de classe. Dans ce contexte difficile, la poussée des populismes au niveau international ne pouvait que s’exprimer et qu’obscurcir encore un peu plus l’horizon politique ces dernières années. Parmi les effets négatifs engendrant une plus grande confusion, le mouvement des « gilets jaunes » n’a pas été des moindres, véhiculant toutes sortes d’idéologies petite-bourgeoises mêlées à de rares slogans ouvriers noyés et très confus, alimentant un puissant courant de conservatisme : allant d’un démocratisme contestataire aux accents d’un nationalisme teinté parfois de xénophobie.
Cependant, au-delà de ces évolutions pesantes, la plus grande partie du prolétariat, même affaiblie, est restée en marge de la lutte interclassiste des « gilets jaunes ». Ce dernier garde toujours bien présent son potentiel de lutte comme seul fossoyeur du capitalisme. La réaction très combative du prolétariat en France lors de la réforme des retraites pendant l’hiver 2019 et au début 2020, de même que la gréve générale en Finlande, les luttes ouvrières aux États-Unis, en Espagne et ailleurs qui ont suivies, témoignent d’une force de résilience et de la réalité du fait que la lutte de classe n’est pas enterrée. Même si la période liée à la pandémie de Covid augmente les difficultés pour la classe ouvrière sur tous les plans, social, économique, politique et sanitaire, la lutte de classe, du fait des attaques inévitables qui vont suivre, ne pourra que pousser tôt ou tard à des luttes.
Toute l’expérience des combats du prolétariat en France, même si cela a été en grande partie oublié, fait partie de la mémoire ouvrière internationale. Les révolutionnaires, en tant que combattants, se devront de la rappeler. C’est une de leurs responsabilités essentielles de raviver ces leçons et toutes ces expériences face aux défis posés depuis la pandémie. Les révolutionnaires devront être attentifs aux expressions de colère, aux moindres luttes, en participant à favoriser l’effort de réflexion et de conscience qui, même s’il est encore très fragile, minoritaire et embryonnaire, se développe néanmoins au sein de notre classe au niveau international. Si le CCI a compris son rôle qui s’apparente à celui d’une fraction au sein de la classe ouvrière, ce n’est pas le cas pour les autres groupes de la Gauche Communiste, empêtrés dans leur opportunisme viscéral, incapables de comprendre le grand tournant du capitalisme vers la décomposition tels que les différents PCI bordiguistes qui, même très affaiblis, continuent néanmoins à avoir une influence sur un milieu politisé. Cette faiblesse du milieu politique prolétarien laisse un boulevard à la propagande mensongère du parasitisme qui trouve dans le marais anarchisant, hostile à toute forme d’organisation prolétarienne et théorisant la fin du prolétariat comme sujet révolutionnaire, le terreau idéal pour déverser ses calomnies contre le CCI. Cela constitue un handicap supplémentaire auquel est confrontée l’avant-garde du prolétariat au niveau international et plus particulièrement en France qui concentre le plus grand nombre de groupes parasites. Pour le CCI, ce combat est vital car il s’agit de détruire ce cordon sanitaire qui l’entoure afin de pouvoir intégrer les nouvelles forces militantes qui poursuivront le travail entrepris par la génération fondatrice de notre Courant.
Aujourd’hui comme hier, le prolétariat en France constitue une sorte de baromètre permettant d’aider à cerner le rapport de forces international entre les classes. Dans Où va la France ? Trotsky le constatait déjà en 1936 : « Le prolétariat français n’est pas un novice. Il a derrière lui le plus grand nombre de batailles de l’Histoire ».
WH, août 2021
1) On peut citer, par exemple, dans les années 1980, la tentative de prise en main et d’extension de la lutte entre les ouvriers de Chausson (constructeur de camions) et de la SNECMA (moteurs d’avions), ou l’expérience plus tardive des AG souveraines au moment de la lutte contre le CPE en 2006.
2) Cf. notre brochure : Octobre 1988 : Bilan de la lutte des infirmières.
3) Cf. « Construction de l’organisation révolutionnaire : les 20 ans du CCI », Revue internationale n° 80 (1995).
4) Différents groupes politiques se sont clarifiés et toute une évolution des débats permettait la création en France de Révolution internationale en 1972, puis en 1975, la création du CCI. Deux des trois conférences internationales de la Gauche communiste, dans les années 1980, se sont tenues à Paris.
5) Cf. notre brochure : Luttes de décembre 1995 dans la Fonction publique en France : victoire pour les syndicats ; défaite pour la classe ouvrière.
6) Idem.
7) Voir nos « Thèses sur le mouvement des étudiants du printemps 2006 en France », Revue internationale n° 125 (2e trimestre 2006).
Le capitalisme est de plus en plus étranglé par un ensemble de contradictions qui interagissent en se renforçant mutuellement, menaçant la société de convulsions d’une fréquence et d’une ampleur inconnues jusque-là. Face à ces calamités, la bourgeoisie a toujours comme préoccupation majeure d’écarter, en la discréditant, toute explication mettant en cause la responsabilité du système. Son but est de masquer aux yeux de la classe ouvrière, la cause des guerres, du désordre mondial, du changement climatique, des pandémies, de la crise économique mondiale…
La surproduction est identifiée par Marx comme l’origine des crises cycliques du capitalisme au XIXe siècle. (1) Déjà, le Manifeste du Parti communiste de 1848 signale une « épidémie sociale éclate, qui, à toute autre époque, eût semblé absurde : l’épidémie de la surproduction ». Mais, dans la phase ascendante du capitalisme, cette contradiction constituait un facteur d’expansion du capitalisme à travers la recherche de débouchés pour écouler la production des puissances industrielles.
Par contre, dans sa phase de décadence, la surproduction est à l’origine de l’impasse économique marquée par la dépression mondiale des années 1930, la succession de récessions de plus en plus profondes depuis la fin des années 1960, mais aussi par le développement vertigineux du militarisme du fait que « la seule voie qui reste ouverte à la bourgeoisie pour tenter de desserrer l’étau de cette impasse est celle d’une fuite en avant avec d’autres moyens [...] qui ne peuvent être que militaires ». (2) Illustrations tragiques de cette impasse : deux guerres mondiales et, depuis la Première, une succession quasi-ininterrompue de guerres locales entre États.
La cause de la surproduction a très tôt été mise en évidence par Marx dans le Manifeste. Poussée par la concurrence à s’élargir toujours plus sous peine de mort, la production tend en permanence à être trop importante, non par rapport aux besoins réels des hommes mais par rapport au salaire des prolétaires et au revenu des capitalistes. « Jamais ni les ouvriers ni les capitalistes réunis ne pourront à eux seuls absorber toutes les marchandises produites. Et pour cause, puisqu’une partie du produit du travail de l’ouvrier, celle qui n’est ni reversée sous forme de salaires ni consommée par les capitalistes, mais qui est destinée à être réinvestie, c’est-à-dire transformée en nouveau capital, ne peut trouver d’acheteurs dans la sphère capitaliste ». (3) Il n’existe donc pas de solution à la surproduction au sein du capitalisme. Par essence, celle-ci ne peut être éliminée que par l’abolition du salariat dont la condition est l’établissement d’une société sans exploitation.
Des questionnements et incompréhensions sur cette question se sont exprimées dans les réunions publiques et permanences du CCI. Pour l’une d’entre elles, la surproduction pourrait être amoindrie, voire éliminée sous l’influence de contradictions « inverses » conduisant à la pénurie de certaines marchandises. En réalité, si une pénurie affecte certains secteurs de la production mondiale, du fait, par exemple, des carences dans les chaînes d’approvisionnement, les autres secteurs continueront d’être affectés par la surproduction.
Si les rouages de l’économie mondiale ne se sont pas grippés durablement face à la tendance permanente et croissante à la surproduction, c’est parce que la bourgeoisie a eu massivement recours à l’endettement non remboursé pour créer une demande, conduisant à l’accumulation d’une dette mondiale colossale, constituant ainsi une épée de Damoclès suspendue au-dessus de l’économie mondiale.
La baisse tendancielle du taux de profit, également mise en évidence par Marx, se présente comme une entrave supplémentaire à l’accumulation. En effet, face à l’exacerbation de la concurrence et en vue de maintenir en vie leurs entreprises, les capitalistes sont contraints de produire moins cher. À cette fin, ils doivent augmenter la productivité en faisant intervenir toujours plus de machines dans le processus de production (élévation de la composition organique du capital). Il en résulte que chaque marchandise ainsi produite contient proportionnellement toujours moins de travail vivant (cette partie du travail de l’ouvrier non payée par le capitaliste), et donc moins de plus-value. Néanmoins, les effets de la baisse du taux de profit peuvent être compensés par différents facteurs dont l’augmentation du volume de la production, mais cela ne fait qu’accroître la surproduction. (4) Si la baisse tendancielle du taux de profit ne s’est pas présentée d’emblée dans la vie du capitalisme comme un frein absolu à l’accumulation, c’est parce qu’il existait dans la société des débouchés, d’abord réels et ensuite basés sur l’accroissement de la dette mondiale, permettant qu’elle soit compensée. Dans le contexte d’une surproduction chronique liée à la décadence du système capitaliste, de tendancielle, cette baisse du taux de profit devient de plus en plus effective.
Avec l’éclatement de la Première Guerre mondiale, le capitalisme est entré dans une nouvelle période de sa vie, sa décadence, où l’exacerbation de ses contradictions impose la mise en place du capitalisme d’État chargé de maintenir la cohésion de la société face à celles-ci, notamment :
– la guerre ou sa menace omniprésentes impliquant le développement du militarisme et des dépenses militaires ;
– la lutte de classe, mais aussi le développement de la délinquance et du banditisme, qui requièrent la mise en place de différents corps répressifs de police, de justice…
Ce type de dépenses du capitalisme d’État étant totalement improductives, loin de contribuer à l’accumulation, elles constituent au contraire une stérilisation de capital. Ici aussi, des incompréhensions se sont manifestées. La production et la vente d’armements ont été vues comme participant à l’accumulation, conférant ainsi une certaine rationalité économique à la guerre. En fait, l’argument utilisé à l’appui de cette thèse, « la vente d’une telle marchandises implique la réalisation de plus-value », n’en est pas un pour le marxisme. Pour s’en convaincre il suffit de revenir à Marx : « Une grande partie du produit annuel est consommé comme revenu et ne retourne plus à la production comme moyen de production […] il s’agit de produits (valeur d’usage) […] qui sont destinés uniquement à la consommation improductive et qui dans leur réalité, en tant qu’articles, n’ont pas de valeur d’usage pour le processus de la reproduction du capital ». (5) Dans cette dernière catégorie entrent tout autant les produits de luxe destinés à la bourgeoisie que les armes, ne retournant évidemment pas à la production comme moyen de production. Depuis le début du XXe siècle, les dépenses improductives n’ont fait que croître, les dépenses militaires en particulier.
L’inflation ne doit pas être confondue avec un autre phénomène de la vie du capitalisme se traduisant par l’évolution à la hausse du prix de certaines marchandises sous l’effet d’une offre insuffisante. Ce dernier phénomène a pris récemment une ampleur particulière du fait de la guerre en Ukraine qui a affecté la fourniture d’un volume significatif de différents produits agricoles dont la privation est d’ores et déjà un facteur d’aggravation de la misère et la faim dans le monde.
L’inflation ne fait pas partie des contradictions inhérentes au mode de production capitaliste, comme c’est le cas pour la surproduction, par exemple. Néanmoins, elle est une donnée permanente de la période de décadence du capitalisme qui impacte lourdement l’économie. Elle se traduit, comme l’insuffisance de l’offre, par l’augmentation des prix, mais elle est la conséquence du poids des dépenses improductives dans la société, dont le coût est répercuté sur celui des marchandises produites. En effet, « dans le prix de chaque marchandise, à côté du profit et des coûts de la force de travail et du capital constant consommés dans sa production interviennent, de façon de plus en plus massive, tous les frais indispensables à sa vente sur un marché chaque jour plus encombré (depuis la rétribution des personnels des services de marketing jusqu’aux impôts destinés à payer la police, les fonctionnaires et les armes du pays producteur). Dans la valeur de chaque objet, la part revenant au travail nécessaire à sa production devient chaque jour plus faible par rapport à la part revenant au travail humain imposé par les nécessités de la survie du système. La tendance du poids de ces dépenses improductives à annihiler les gains de productivité du travail se traduit par le constant dérapage vers le haut du prix des marchandises ». (6)
Enfin un autre facteur d’inflation est la conséquence de la dévalorisation des monnaies résultant de l’utilisation de la planche à billets qui accompagne l’augmentation incontrôlée de la dette mondiale, laquelle approche actuellement les 260 % du PIB mondial.
Si la bourgeoisie se jette avidement sur les ressources naturelles en les incorporant aux forces productives, c’est parce qu’elles présentent cette particularité d’être « gratuites » pour le capitalisme. Mais aussi polluant, meurtrier et exploiteur qu’ait été le capitalisme lors de sa phase ascendante, alors qu’il conquérait le monde, ce n’est rien comparé à la spirale infernale de destruction de la nature qui est à l’œuvre depuis la Première Guerre mondiale, comme conséquence d’une concurrence économique et militaire féroce. La destruction de l’environnement a ainsi atteint de nouveaux seuils, les entreprises capitalistes, qu’elles soient privées ou publiques, ayant accru comme jamais la pollution de l’environnement et le pillage des ressources de la planète. De plus, les guerres et le militarisme ont apporté leur contribution à la pollution et aux destructions du milieu naturel. (7) Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle s’est imposée clairement une nouvelle dimension au désastre que le capitalisme réserve à l’humanité à travers le changement climatique, mettant en péril l’existence même de l’humanité. Ses causes sont économiques et, en retour, ses conséquences le sont aussi. En effet, le réchauffement climatique a de plus en plus d’impact sur la vie des hommes et sur l’économie : incendies gigantesques, inondations, canicules, sécheresses, violents phénomènes météorologiques… affectent de façon de plus en plus significative, non plus seulement la production agricole, mais aussi la production industrielle, l’habitat et, de fait, pénalisent de plus en plus lourdement l’économie capitaliste.
Un tel péril ne pourra être écarté qu’avec le renversement du capitalisme. Mais il existe l’idée selon laquelle la bourgeoisie pourrait éviter le désastre climatique grâce à la mise au point de nouvelles technologies « propres ». Il ne fait aucun doute que la bourgeoisie est encore capable de faire des avancées considérables, voire décisives dans ce domaine. Par contre, ce dont elle est incapable, c’est de s’unifier mondialement pour rendre opérationnelles de telles avancées technologiques et les mettre en œuvre.
Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que s’exprime une telle illusion vis-à-vis de la bourgeoisie. Elle s’apparente d’une certaine manière à la thèse du « super impérialisme » développée par Kautsky à la veille de la Première Guerre mondiale et destinée à « démontrer » que les grandes puissances pouvaient se mettre d’accord afin d’établir une domination en commun et pacifique sur le monde. Une telle conception était évidemment un des fers de lance des mensonges pacifistes, voulant faire croire aux ouvriers qu’il était possible de mettre fin aux guerres sans avoir besoin de détruire le capitalisme. Cette vision éludait la concurrence à mort qui existe entre les puissances capitalistes. Elle semble ignorer que le plus haut niveau d’unification des différentes fractions de la bourgeoisie est celui de la nation, les rendant tout à fait incapables de mettre en place une véritable autorité politique et une organisation de la société réellement supranationales.
La réalité est tout à fait à l’opposé de l’illusion d’une bourgeoisie capable d’éviter le désastre climatique. Ce qui s’impose c’est bien la persistance, voire l’aggravation de la plus totale irrationalité et la plus grande irresponsabilité face au changement climatique, lesquelles s’expriment aussi bien à travers l’ouverture de nouveaux conflits impérialistes, comme la guerre en Ukraine, (catastrophiques pour les hommes mais aussi pour la planète) qu’à travers d’autres aberrations plus mineures mais hautement significatives, telle la gestion du Bitcoin dont la consommation énergétique annelle est équivalente à celle de la Suisse.
La décomposition correspond à la période ultime de la vie du capitalisme, initiée par un blocage entre les deux classes antagoniques, aucune d’entre elles n’étant en mesure d’apporter sa solution propre à la crise historique du capitalisme. L’approfondissement de la crise économique détermine alors un phénomène de pourrissement sur pied de la société. Celui-ci affecte toute la vie sociale notamment à travers le développement du chacun pour soi dans l’ensemble des relations sociales en particulier au sein de la bourgeoisie. Cela avait été magistralement illustré durant l’épidémie de Covid, notamment à travers :
– l’incapacité de coordonner et de centraliser la recherche d’un vaccin et de mettre en place une politique de production, de diffusion et de vaccination planifiée et réfléchie pour l’ensemble de la planète ;
– le comportement de gangster de certains pays volant le matériel médical destiné à d’autres pays, parfois sur le tarmac des aéroports.
Ainsi, alors que la toile de fond de la décomposition est la crise économique, il s’avère que, en retours, cette dernière se trouve désormais affectée de façon croissante, depuis le début des années 2020, par des manifestations plus sévères de la décomposition. Ainsi le cours de la crise économique est aggravé notamment par le développement du chacun pour soi, dans tous les domaines, en particulier les relations internationales entre les grandes puissances. Une telle situation ne manquera pas d’handicaper lourdement la mise en place de politiques économiques concertées face à la prochaine récession.
En effet, la situation est beaucoup plus alarmante qu’il y a deux ans. La conjonction d’un ensemble de facteurs atteste plutôt d’un risque élevé de perturbations considérables dans la sphère économique et, par voie de conséquence, bien au-delà :
– Toutes les contradictions du capitalisme sur le plan économique évoquées dans cet article (réduction de marchés solvables, course effrénée à la productivité, intensification de la guerre commerciale…) sont exacerbées.
– Le capitalisme se trouve face à la quasi-certitude de devoir assumer de nouvelles dépenses considérables : partout dans le monde, en particulier en Europe de l’Ouest, l’accélération du militarisme génère une forte hausse des dépenses improductives. De même, sur un autre plan, l’infrastructure vieillissante souffre d’avoir été oubliée des budgets des États, depuis des décennies, ce qui fragilise en retour la société avec la menace des dépenses énormes non provisionnées face à des problèmes pourtant prévisibles.
– Il existe des détonateurs potentiels à un cataclysme économique comme la crise de l’immobilier en Chine, (à l’origine d’une croissance nulle dans ce pays au deuxième trimestre 2022) où des faillites comme celle d’Evergrande pourraient n’être pas circonscrites à ce pays mais avoir de lourdes répercussions internationales, tant est fragilisée l’économie mondiale. L’envolée de l’inflation, en plus d’affecter lourdement la vie des exploités, constitue un frein au commerce international déjà mis à mal par les tensions impérialistes. Si bien que, face à la perspective qui parait inéluctable d’un relèvement des taux d’intérêt dans un certain nombre de pays industrialisés, la récession paraît inévitable. Une menace dont la bourgeoisie semble ne pas oser évoquer la gravité tant elle se situe dans le contexte d’une situation économique fortement dégradée et que fait rage le chacun pour soi et même, dans certains cas, l’hostilité ouverte entre les principales puissances.
Aujourd’hui, après plus d’un siècle de décadence capitaliste, nous pouvons constater combien les paroles de l’Internationale communiste étaient visionnaires quant à la « désintégration interne » du capitalisme mondial qui ne disparaîtra pas de lui-même mais entraînera l’humanité dans la barbarie, si le prolétariat n’y met pas fin. Il est à nouveau l’heure pour le prolétariat de réagir en tant que classe face à l’apocalypse que nous réserve le capitalisme. Il est encore temps pour cela.
Silvio, 5 octobre 2022
1) Cf. « Décadence du capitalisme (V) : les contradictions mortelles de la société
bourgeoise » Revue internationale n° 139.
2) « Décadence du capitalisme guerre, militarisme et blocs impérialistes (2e partie) », Revue internationale n° 53.
3) « Crise économique : la surproduction, maladie congénitale du capitalisme », Révolution internationale n° 331 (2003).
4) Il existe également d’autres contre-tendances à la baisse tendancielle du taux de profit, comme l’accroissement de l’exploitation.
5) Marx, Matériaux pour l’économie, « Travail productif et travail improductif ».
6) « Surproduction et inflation [282] », Révolution internationale (nouvelle série) n° 6 (1973).
7) Cf. « Écologie : c’est le capitalisme qui pollue la Terre [283] », Revue internationale n° 63 ; « Le monde à la veille [284]d’une catastrophe environnementale (I) [284] », Revue internationale n° 135 ; « Le monde à la veille [285]d’une catastrophe environnementale (II) [285] : Qui est responsable [285] ? », Revue internationale n° 139.
La guerre en Ukraine s’enlise dans la barbarie, une spirale irrationnelle et infernale où s’accumulent les morts et les décombres. La guerre de « haute intensité » s’est bien installée en Europe, donnant un monstrueux coup d’accélérateur à tous les maux qui frappaient déjà le monde avant elle. Le militarisme et les tensions impérialistes ne font que s’accentuer, comme nous avons pu le voir, par exemple, entre la Chine et les États-Unis, cet été, à propos de Taiwan, avec pour corollaire le développement du chaos mondial.
La guerre accentue la fragmentation et la désorganisation de la production mondiale et des échanges, elle alimente fortement l’inflation, génère de nouvelles pénuries. La crise économique, également aggravée par l’accroissement des dépenses militaires, conduit à de nouvelles guerres commerciales entre tous les États, au point où certaines décisions stratégiques, comme l’adoption par les États-Unis d’un programme de 369 milliards de dollars destiné à attirer les entreprises sur son sol, est vécu par les concurrents européens comme un véritable « acte de guerre », une situation qui leur fait craindre la désindustrialisation massive du Vieux Continent. Partout, les pénuries frappent et menacent des secteurs vitaux comme ceux de l’énergie ou des médicaments, voire certaines denrées alimentaires.
L’approfondissement de la crise contribue elle-même à l’aggravation du pillage des ressources et, in fine, à la multiplication des catastrophes « naturelles » ou industrielles. C’est ainsi que les incendies qui ont ravagé des régions entières, les sécheresses et les températures records, les inondations et autres phénomènes climatiques extrêmes viennent empirer l’état de la société toute entière.
La pandémie de Covid s’est en même temps étendue avec le variant Omicron. Elle fait peser la menace de nouvelles mutations venant de Chine où les millions de contaminés et les centaines de milliers de victimes supplémentaires témoignent de l’aggravation des conditions déjà désastreuses d’une économie en crise, plombant plus lourdement des systèmes de santé exsangues.
L’année 2022 n’est pas seulement une confirmation spectaculaire de cette dynamique et de ces miasmes, une simple annus horribilis. Elle marque un pas supplémentaire dans la trajectoire morbide du capitalisme. La société est donc en train de sombrer plus profondément et rapidement dans le chaos à tous les niveaux et personne ne peut plus croire le discours véhiculé par la classe dominante demandant de se serrer davantage la ceinture pour un « avenir meilleur » plus qu’hypothétique.
En réalité, la logique qui génère les catastrophes combinées en une véritable spirale de destructions provient de la crise et des limites historiques du mode de production capitaliste et non de « mauvais dirigeants » en mal de « réformes », pas plus que de la « mauvaise gestion néolibérale », tant dénoncée par les partis de gauche de la bourgeoisie. Elle est le produit des contradictions du capitalisme qui, comme tous les modes de production du passé, est un système transitoire, devenu obsolète. C’est par son déclin irréversible que le capitalisme plonge l’humanité toujours davantage dans l’abîme. Après avoir plongé le continent africain ou le Moyen-Orient dans le chaos et la barbarie, la décomposition du capitalisme vient désormais frapper avec brutalité les pays les plus puissants de la planète.
Sans perspective ni solution autre que de voir son propre système sombrer dans la barbarie, la bourgeoisie ne cultive plus que le désespoir et le chacun pour soi, le repli sur la nation en blindant ses frontières, poussant au rejet des migrants, fustigeant les « superprofits » pour mieux justifier et faire accepter l’exploitation et la paupérisation croissante. Les manifestations populistes, miroir de ces idéologies putréfiées typiques de la période de décomposition du capitalisme, ont poussé les partisans fanatisés de Trump à pénétrer violemment dans le Capitole, il y a deux ans, avec pour seul exutoire le vandalisme à l’état pur. Dernièrement, les meutes bolsonaristes revanchardes au Brésil ont saccagé elles aussi des locaux institutionnels, laissant planer toujours en arrière plan le spectre d’une guerre civile aux conséquences incalculables.
Face à ces fléaux, qui rendent le monde invivable et la classe dominante fébrile, seule la classe ouvrière peut offrir une perspective par le développement de ses luttes contre les attaques du capital et contre ce monde en ruines. Ainsi, les manifestations et grèves qui ont dernièrement surgi un peu partout dans le monde, après des années d’apathie, sont venues rappeler qu’il fallait désormais encore compter sur la lutte de classe. Au Royaume-Uni, avec les multiples grèves massives qui se poursuivent, celles aux États-Unis et en Europe qui se sont déroulées dans de nombreux secteurs, les manifestations monstres qui ont mobilisé entre un et deux millions de personnes, le 19 janvier en France, contre la réforme des retraites, tous ces mouvements montrent le chemin à suivre pour prendre confiance en nos propres forces et tenter de retrouver, à terme ,une identité de classe perdue. (1)
Cependant, ce combat difficile est déjà semé d’embûches. Le prolétariat doit, en effet, se méfier des faux amis que sont les syndicats et les partis de gauche et d’extrême-gauche de la bourgeoisie, forces étatiques destinées à encadrer et à saboter les luttes.
Le long chemin de la riposte de classe met, d’ailleurs, en lumière la responsabilité plus particulière de la fraction la plus expérimentée et concentrée du prolétariat mondial, celle des bastions ouvriers de l’Europe occidentale. La classe ouvrière ne pourra s’affirmer que sur la base de cette expérience historique, celle d’un combat autonome, sur un ferme terrain de classe. Elle ne devra pas se laisser entraîner dans des mouvements stériles, sans perspective et dangereux pour son unité et sa conscience. Elle devra, au contraire, se méfier des révoltes « populaires » ou des luttes interclassistes qui noient les intérêts du prolétariat dans le « peuple national » et le livre pieds et poings liés aux règlements de compte entre fractions de la bourgeoisie. La classe ouvrière doit ainsi se détourner de mouvements comme ceux qui ont touché l’Iran, la Chine, cet automne, et le Pérou plus récemment, des mouvements dans lesquels les prolétaires se trouvent piégés sur le terrain de la bourgeoisie : la défense de la démocratie bourgeoise ou de luttes parcellaires comme le féminisme, c’est-à-dire réclamer à la classe dominante de gentiment bien vouloir « réformer » son système pourri jusqu’à la moelle. Si ces mouvements peuvent exprimer des colères légitimes, comme la situation insupportable des femmes en Iran, ils entraînent néanmoins les ouvriers derrière des idéologies petites-bourgeoises ou derrière une clique bourgeoise quelconque, détournant ainsi le prolétariat de ses luttes autonomes, un aspect essentiel au développement de la conscience de classe.
Les révolutionnaires ont ici une responsabilité énorme et un rôle indispensable pour mettre en garde la classe ouvrière face à ces nombreux pièges et dangers. Ils doivent défendre l’avenir qui n’appartient qu’à la lutte de classe et à ses méthodes spécifiques de combat. Regroupons-nous ! Prenons en main nos luttes par des discussions et des initiatives collectives ! Défendons notre propre autonomie de classe ! Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
WH, 19 janvier 2023
1) Cf. notre tract international : « Comment développer un mouvement massif, uni et solidaire ? », disponible sur le site web du CCI.
« À un moment donné, ça suffit ! », voilà le cri qu’on a pu entendre lors de la première journée de mobilisation du 19 janvier contre la « réforme » des retraites. Ce « ça suffit ! » ne peut que faire écho au « Enough is enough » (« Trop, c’est trop ») qui se propage depuis le mois de juin en Grande-Bretagne, grève après grève.
Depuis plusieurs mois et partout dans le monde, l’inflation atteint des niveaux inédits depuis des décennies. Partout dans le monde, l’augmentation des prix des produits et biens de première nécessité, comme l’alimentation, le gaz, l’électricité ou le logement, touche de plein fouet les exploités dont une partie de plus en plus large n’a plus les moyens de vivre décemment, y compris dans les pays les plus développés. La dégradation accélérée de la situation économique ne peut que déboucher sur des conditions de vie toujours plus difficiles et même misérables pour des millions de personnes.
La colère de plus d’un million de manifestants en France exprimait donc clairement, au-delà de la seule réforme des retraites, un ras-le-bol plus général et la réalité du retour de la combativité des exploités dans de nombreux pays face à l’augmentation du coût de la vie, à la dégradation des conditions de travail, à la précarité. La massivité de cette première journée de mobilisation ne fait que confirmer le changement d’état d’esprit qui s’opère à l’échelle internationale, dont le signal a été donné par les grèves de la classe ouvrière au Royaume-Uni depuis l’été dernier.
Pourquoi, dans ces conditions, la bourgeoisie française entreprend-elle de porter une telle attaque contre la classe ouvrière ? Le retard pris depuis plusieurs années par la bourgeoisie française pour « réformer » le système des retraites demeure une faiblesse de poids vis-à-vis des bourgeoisies concurrentes. Cet impératif s’accroît d’autant plus que l’intensification de l’économie de guerre impose une intensification inexorable de l’exploitation de la force de travail. (1) Après avoir échoué une première fois en 2019, Macron et sa clique font de cette nouvelle tentative un enjeu pour leur crédibilité et leur capacité à jouer pleinement leur rôle dans la défense des intérêts du capital national.
D’abord prévue pour l’été 2023, puis avancée à la fin de l’année 2022 pour ensuite être reportée au mois de janvier 2023, le gouvernement a choisi ce qu’il considérait être le meilleur moment pour porter cette attaque, sachant qu’il peut encore compter sur les multiples « boucliers tarifaires » permettant d’amortir en partie le choc de la crise.
Si la bourgeoisie était déterminée à porter un nouveau coup aux pensions de retraite et à l’allongement de la durée du travail, elle sait aussi que la précédente tentative, en 2019-2020, s’était soldée par des manifestations massives pendant presque deux mois. Et si la colère et la combativité exprimées alors furent stoppées net par le surgissement de la pandémie de Covid-19, cela n’a pas été vécu comme une « défaite » aux yeux de la classe ouvrière. Bien plus, dans l’intervalle, la colère et la volonté de lutter sont restées intactes. Cette nouvelle attaque sur les retraites en France avait donc toutes les chances de mobiliser une large partie de la classe ouvrière dans la rue et lors de grèves. Et ce fut le cas ! C’est, en effet, une attaque directe, plus dure socialement, et qui touche l’ensemble de la classe ouvrière.
Par conséquent, bien que la bourgeoisie soit parfaitement consciente de cette situation et surtout de la combativité s’exprimant à l’échelle internationale (outre-Manche et ailleurs), la réussite de l’attaque portée pourrait s’avérer plus délicate que prévue. C’est pourquoi, depuis des mois, les réunions entre le gouvernement et les syndicats se sont enchaînées, et ce, pour mettre au point la stratégie la plus efficace permettant de s’adapter et de répondre à la réaction ouvrière prévisible.
Après la manifestation interprofessionnelle très suivie du 29 septembre, les syndicats n’ont pas cessé d’enchaîner et de multiplier les journées de grèves, secteur par secteur. Durant l’automne, l’action concertée du gouvernement, des partis de gauche et d’extrême-gauche comme des syndicats, n’avait pas d’autre but que de fragiliser et empêcher autant que possible, aussi longtemps que possible, toute unité réelle, toute solidarité dans les différents secteurs de la classe ouvrière. Ce fut, par exemple, le cas en octobre 2022, au moment de la grève dans les raffineries : en vantant les mérites d’une véritable négociation, les « partenaires sociaux », saboteurs en chef des luttes, permettaient à l’État d’apparaître comme un arbitre responsable face au patronat, et à la CGT et FO d’être présentées par les médias comme déterminées, radicales, inflexibles, donc crédibles pour la lutte… alors que ces officines sont elles-mêmes des organes d’État, parfaitement institutionnalisés. (2)
Alors que les possibilités de solidarité dans la lutte se font jour de plus en plus, les syndicats ont entre leurs mains l’organisation de mouvements qu’ils éparpillent et séparent en autant de corporations, de secteurs et de revendications spécifiques jouant ainsi sur toutes les divisions possibles pour entraver les luttes et enrayer leur développement.
Cette volonté de contrecarrer toute poussée de la classe s’est vérifiée lors de la grève des contrôleurs de la SNCF de décembre dernier. Face à l’arrêt du travail de plus de la moitié des contrôleurs, les syndicats ont tout fait pour que le mouvement se termine le plus vite possible. Ce qui a abouti à des négociations avec la direction de la SNCF et à la satisfaction d’une partie des revendications, cela afin de lever le préavis de grève du week-end du jour de l’An. Les syndicats ont donc oeuvré pour empêcher toute tentative de lutte autonome. Nous avions vu la même chose en 1986 dans la lutte à la SNCF où la naissance de coordinations indépendantes des centrales syndicales avait amené la CGT à créer, au tout début du mouvement, des piquets « anti-grève », s’opposant physiquement aux grévistes, pour finalement retourner sa veste dans un second temps. Ces coordinations, aussi « radicales » furent-elles, n’avaient pu dépasser un corporatisme étroit, celui des conducteurs de train à l’époque, fermement appuyés par l’organisation trotskiste Lutte Ouvrière. Aujourd’hui, malgré une certaine méfiance vis-à-vis des directions syndicales, le poids du corporatisme a maintenu les contrôleurs et cheminots très vulnérables face à d’autres formes syndicales plus « radicales », plus « officieuses », comme le « Collectif National des Agents du Service Commercial Train » (CNASCT), mais tout autant corporatistes.
Depuis le 10 janvier, date de l’annonce de la réforme des retraites, sur tous les plateaux de télévision et les radios, les syndicalistes se relayaient pour appeler « à tous descendre dans la rue », en claironnant « l’unité syndicale », symbole prétendu de leur volonté de repousser l’attaque. C’est, en réalité, les signes indubitables de leur volonté de contenir la colère qui devait s’exprimer dans la rue. Ainsi, à côté de leurs discours mensongers, les syndicats avaient entrepris tout un travail d’émiettement des luttes et de division :
– Appel à la grève et à une mobilisation spécifique d’un secteur important de la classe ouvrière, l’Éducation… mais le 17 janvier, soit deux jours avant la journée d’action du 19, pour mieux démobiliser ce secteur ce jour-là !
– Grève appelée dans les hôpitaux dès le 10 janvier !
– Grève à la RATP le 13 janvier…
– Grève dans le secteur pétrolier fin janvier, puis début février…
– « Journée noire » organisée dans les transports en commun parisiens pour la journée du 19 janvier, à l’appel des syndicats, pour empêcher de nombreuses personnes de se rendre sur les lieux de manifestations.
Après ça, les sonos syndicales eurent beau jeu de hurler un hypocrite : « Tous ensemble, tous ensemble », le 19 janvier !
À cela s’ajoutait, sur les mêmes plateaux de télévision et les mêmes émissions radio, un « débat » assourdissant sur l’injustice de la réforme pour telle ou telle catégorie de la population. Il faudrait la rendre plus juste en intégrant mieux les profils particuliers des apprentis, de certains travailleurs manuels, des femmes, mieux prendre en compte les carrières longues, etc. Bref, toujours le même piège, pousser à ce que chacun se préoccupe de sa propre situation, tout en mettant uniquement en avant le sort des « catégories » les plus défavorisées face à cette attaque !
Mais au final, tous ces contre-feux, mis en place durant les trois dernières semaines, n’ont pas fonctionné. Et la combativité exprimée par un à deux millions de manifestants impose désormais aux syndicats de s’adapter à la situation. D’où le décalage de la prochaine journée de mobilisation du 26 au 31 janvier. Si les « partenaires sociaux » de la bourgeoisie justifient ce changement par la nécessité « d’inscrire le mouvement dans la durée », en réalité, il s’agit pour eux de se donner du temps afin de poursuivre l’entreprise de division et de sabotage de la lutte. D’ailleurs, dès le 20 janvier, ils se sont empressés d’appeler les « bases à s’organiser » en lançant des appels à des méthodes de lutte totalement stériles telles que « aller devant une préfecture faire du bruit », « couper le courant des permanences des députés » ou « aller manifester sa mauvaise humeur devant celles-ci ». Tout cela sans oublier d’isoler les secteurs les uns des autres en appelant, par exemple, à une journée de grève dans les raffineries pour le 26 janvier. Autant de gesticulations qui ne visent qu’à tenter d’organiser la dispersion, d’épuiser et d’amoindrir le rapport de force d’ici le 31 janvier. Nul doute que les mobilisations secteur par secteur vont également se multiplier d’ici là.
Comment, à l’inverse de ce travail de sabotage préventif des luttes, créer un rapport de force permettant de résister aux attaques contre les conditions de vie et de travail ?
– Par la recherche du soutien et de la solidarité au-delà de sa corporation, de son entreprise, de son secteur d’activité, de sa ville, de sa région, de son pays.
– En s’organisant de façon autonome, à travers des assemblées générales notamment, sans en laisser le contrôle aux syndicats.
– Par la discussion la plus large possible sur les besoins généraux de la lutte, sur les leçons à tirer des combats et aussi des défaites. Car il y aura des défaites, mais la plus grande défaite serait de subir les attaques sans réagir.
L’entrée en lutte est la première victoire des exploités. L’autonomie, la solidarité et l’unité sont les jalons indispensables à la préparation des luttes de demain. Car les luttes actuelles ne sont pas seulement des expressions de résistance contre la dégradation des conditions de vie et de travail. Elles sont également la seule voie vers la reconquête de la conscience d’appartenir à une seule et même classe. Elles forment le principal sillon à travers lequel le prolétariat pourra entrevoir une alternative à la société capitaliste : le communisme.
Stopio, 21 janvier 2023
1) À l’image de ses homologues étrangers, Macron vient d’annoncer une augmentation considérable des budgets alloués à l’armement.
2) Cf. « Grèves dans les raffineries françaises et ailleurs… La solidarité dans la lutte, c’est la force de notre classe ! », Révolution internationale n° 495.
« “Enough is enough”, “trop c’est trop”. Voilà le cri qui s’est propagé d’écho en écho, de grève en grève, ces dernières semaines au Royaume-Uni ». Cet extrait de notre tract diffusé fin août 2022 ne s’est pas démenti. Depuis lors, et malgré la pandémie, la guerre en Ukraine et le battage nationaliste après la mort de la reine, la classe ouvrière a poursuivi ses luttes durant l’hiver, refusant les licenciements, la précarité, la dégradation des conditions de travail et l’énorme accroissement du coût de la vie.
Cette longue vague de luttes, dans un pays où le prolétariat semblait fortement résigné depuis les années Thatcher, presque apathique, exprime une véritable rupture, un changement d’état d’esprit au sein de la classe ouvrière, non seulement au Royaume-Uni, mais aussi au niveau international. Ces luttes montrent que face à l’approfondissement considérable de la crise, les exploités ne sont pas prêts à se laisser faire.
Après la chute des salaires de 20 % depuis 2010, 47 000 postes non pourvus et l’effondrement du système de soins britannique, les soignants n’avaient pas connu pareille mobilisation depuis plus d’un siècle. C’est dire l’immensité de la colère ! Mais, au-delà du secteur médical, avec une inflation à plus de 11 % et l’annonce d’un budget de rigueur par le gouvernement de Rishi Sunak, les grèves se sont succédé dans presque tous les secteurs ! Le secteur des transports (trains, bus, métro, aéroports) et celui de la santé, les postiers du Royal Mail, les fonctionnaires du département de l’environnement, de l’alimentation et des affaires rurales, les employés d’Amazon, ceux des écoles en Écosse, les ouvriers du pétrole de la Mer du Nord et bien d’autres employés du privé et du public ont fait grève et sont, parfois, descendus par milliers dans les rues. Les mobilisations sont telles que le gouvernement cherche même à imposer un « service minimum » dans les « secteurs critiques » comme ceux du rail ou de la santé.
Après six mois de grèves soigneusement dispersées par les syndicats, la lassitude pourrait finalement gagner les rangs ouvriers. Aucun nouveau secteur important de la classe n’est, en effet, entré en lutte depuis que les infirmières et les ambulanciers ont débuté leur grève à la mi-décembre. Les cheminots et les postiers commencent à être épuisés et de plus en plus démoralisés par l’interminable série de grèves d’un ou deux jours. Mais il est encore trop tôt, à l’heure où nous écrivons ces lignes, pour déterminer avec certitude l’évolution des luttes. Les enseignants pourraient, en effet, entrer à leur tour en grève. Surtout, les manifestations contre la réforme des retraites en France pourraient donner un nouveau souffle aux revendications des ouvriers au Royaume-Uni.
Quoi qu’il en soit, parce qu’elles ont massivement ouvert la voie, cet été, et fait preuve d’une immense détermination, ces grèves sont l’expression la plus significative de la combativité retrouvée du prolétariat à l’échelle internationale. Face à l’ampleur sans précédent des attaques, la colère et la combativité n’ont, en effet, cessé de croître ces derniers mois, partout dans le monde, particulièrement en Europe :
– en Espagne, où les médecins et les pédiatres de la région de Madrid se sont mis en grève fin novembre, tout comme le secteur aérien et celui du ferroviaire en décembre.
– En Allemagne, où la flambée des prix fait craindre au patronat d’avoir à affronter les conséquences d’une crise énergétique sans précédent. Le vaste secteur de la métallurgie et de l’électro-industrie a ainsi connu plusieurs semaines de grèves au mois de novembre.
– En Italie, mi-octobre, grève du contrôle aérien s’ajoutant à celle des pilotes de la compagnie EasyJet. Le gouvernement a même interdit toute grève les jours de fête.
– Grève nationale en Belgique le 9 novembre et le 16 décembre.
– En Grèce, à Athènes, une manifestation a rassemblé des dizaines de milliers de salariés du privé scandant : « La cherté de la vie est insupportable ! ».
– En France, c’est une multiplicité de luttes et de grèves qui se sont succédé tout le long de l’automne dans les transports en commun et qui vont continuer les unes après les autres à la SNCF, à Air France… Grèves également dans les cantines scolaires. Tout en sachant que la réforme des retraites, que le gouvernement veut faire passer au plus vite, reste une potentielle bombe à retardement.
– Au Portugal, les ouvriers réclament un salaire minimum à 800 euros contre 705 actuellement. Le 18 novembre, c’est la fonction publique qui était en grève. Au mois de décembre, le secteur des transports s’est également mobilisé.
– Aux États-Unis, les élus de la Chambre des représentants sont intervenus pour débloquer un conflit social et éviter une grève du fret ferroviaire. Mais en ce début d’année 2023, 7 000 soignants dénonçant le manque d’effectifs sont entrés en grève dans deux grands hôpitaux privés de New York.
Partout, les ouvriers relèvent la tête et refusent de payer le prix de la crise, avec une volonté grandissante de lutter ensemble ; cela, même si le poids du corporatisme reste encore dominant et s’avère un frein puissant. Au Royaume-Uni, sur plusieurs piquets de grève, le sentiment d’être impliqué dans quelque chose de plus large que son entreprise, son administration, son secteur était cependant palpable, avec une atmosphère d’ouverture et des travailleurs se questionnant parfois sur la « tactique » des syndicats consistant à lancer des appels dispersés à la grève entre les différents secteurs. Les syndicats ont même été contraints de « durcir » leur discours pour coller aux aspirations des ouvriers, avec des appels hypocrites à « l’unité des luttes ». Ce besoin encore embryonnaire d’unité et de solidarité est un pas, certes minime, mais bien réel pour retrouver le chemin de l’identité de classe, c’est-à-dire la conscience que les travailleurs salariés de tous les secteurs, de toutes les nations, au chômage ou au travail, avec ou sans diplôme, en activité ou à la retraite, forment une seule et même classe, la classe ouvrière, seule à même de faire reculer la bourgeoisie et ses attaques.
La bourgeoisie ne craint rien de plus que la réponse unitaire et massive de la classe ouvrière. C’est la raison pour laquelle elle fait son possible pour enfermer les travailleurs dans leur corporation en exploitant leurs préjugés et la faiblesse de la conscience de classe, pour diviser les ouvriers entre catégories, boîtes, secteur public et secteur privé, entre jeunes et vieux, en pointant du doigt les « privilégiés », les « profiteurs »…
Pour effectuer ce sale travail de sape, elle s’appuie sur les syndicats, ces organes de la classe dominante chargés par l’État capitaliste de garder les luttes sous contrôle et de les saboter. De fait, malgré une énorme combativité, les luttes sont restées, pendant six mois, largement séparées les unes des autres. Chacun derrière son piquet et sa journée de mobilisation. Les syndicats ont évité d’appeler à des manifestations de grande envergure (à l’exception d’une en juin) pour empêcher les travailleurs de se rassembler. Le Communication Workers Union (CWU), syndicat des postes et télécommunications, est même allé jusqu’à appeler séparément à la grève les différentes parties du Royal Mail (les conducteurs de fourgons un jour, les postiers le lendemain, etc.) en prétendant faire ainsi pression sur la direction. En France, en 2018, la CGT avait également isolé les cheminots dans une « grève perlée » épuisante et joue sur la dispersion aujourd’hui.
Les syndicats britanniques n’ont d’ailleurs pas hésité à contrefaire les aspirations à l’unité dans des parodies de solidarité ouvrière. L’University and College Union a, par exemple, invité les dirigeants d’un certain nombre d’autres syndicats impliqués dans les grèves à prendre la parole lors d’un rassemblement. C’est le bon vieux coup de la « convergence des luttes », où les travailleurs sont bien saucissonnés, secteur par secteur, entreprise par entreprise, derrière les banderoles syndicales unies, sans discussion ni réflexion. On est loin de la solidarité active, de l’extension des luttes, des délégations massives et des assemblées souveraines dont a tant besoin le prolétariat pour étendre ses luttes.
Dans les années 1980, avec les mêmes recettes corporatistes, le gouvernement de Thatcher et les syndicats avaient porté un immense coup sur la tête à des ouvriers, pourtant très combatifs et massivement mobilisés. Pendant plus d’un an, les mineurs étaient restés enfermés dans les puits pour empêcher la sortie du charbon prétendument « stratégique », se retrouvant totalement isolés des autres secteurs du prolétariat. Cette défaite a marqué un tournant, celui du reflux de la combativité ouvrière au Royaume-Uni pendant plusieurs décennies. Elle annonçait même le reflux général de la combativité ouvrière au plan international.
Aujourd’hui, malgré son immense détermination, le prolétariat est confronté au même danger, celui de l’enfermement corporatiste que les syndicats n’ont cessé de faire peser, pendant six mois, sur chacune des grèves. Quels que soient les prétextes, les « tactiques » corporatistes des syndicats sont un piège destiné à détourner les ouvriers de leur seule force : la recherche de leur unité à travers l’extension massive et active des luttes ! La bourgeoisie fera toujours son possible pour empêcher une telle extension et la concrétisation d’une solidarité réelle, afin d’éviter que soient semés les germes pour que la classe ouvrière se reconnaisse comme telle, comme une force collective, internationale, capable de défendre ses propres intérêts de classe.
Stopio et EG, 14 janvier 2023
La détérioration de la crise sanitaire et le fort ralentissement économique en Chine ont provoqué une explosion du mécontentement populaire, mais aussi l’apparition d’importants mouvements de la classe ouvrière. Après les manifestations de milliers d’acheteurs dupés par l’explosion de la bulle de l’immobilier et l’effondrement de divers grands promoteurs (comme le groupe Evergrande), la poursuite des confinements massifs de centaines de milliers de gens dans toutes les régions de Chine, avec la détérioration épouvantable des conditions de vie qu’elles impliquent, a été l’étincelle qui a fait exploser le ras-le-bol. Il y a d’abord eu la mort, le 18 septembre 2022, de 27 personnes dans un bus de quarantaine dans la région de Guizhou, puis les protestations massives des 200 000 ouvriers de l’immense usine du géant taïwanais Foxconn qui assemble les iPhone d’Apple, protestant contre les confinements inhumains et le non-paiement des salaires, et la mort dans un incendie à Urumqui (Xinjiang) de 10 personnes parce que les conditions de confinement avaient empêché les pompiers d’agir. Dans la continuité de ces protestations, des manifestations ont éclaté à Pékin, Canton, Nankin, Wuhan, Chengdu, Chongqing et aussi Shanghai. Dans la capitale économique de la Chine, une foule compacte s’est réunie dimanche 27 novembre aux cris de « Xi Jinping démission ! PCC démission ! ».
– ces mobilisations ont eu lieu dans un grand nombre de villes chinoises ; cependant, les médias ne font état que de « centaines » de personnes, ce qui laisse penser que, face à la répression et aux menaces policières, il existe effectivement une grande agitation, mais que la participation aux manifestations reste encore relativement limitée ;
– elles sont un mélange, d’une part, de véritables actions de lutte des travailleurs, par exemple à Foxconn, où se sont manifestés de claires revendications salariales et un combat contre les conditions de travail inhumaines, et, d’autre part, des mobilisations étudiantes ou citoyennes protestant contre les mesures scandaleuses d’enfermement et exigeant la fin des contrôles et de la censure ;
– la dynamique qui domine et unifie ces rassemblements n’est pas celle d’un développement massif de la mobilisation et de la solidarité ouvrière, mais celle du rejet du régime stalinien et de la défense d’une alternative démocratique, cela en continuité avec les émeutes de Hong Kong en 2019 ou encore celles de Pékin en 1989.
Il faut donc constater que la perspective ouverte par cette soudaine explosion de manifestations n’est pas celle d’un développement des luttes ouvrières mais bien celle d’une mobilisation sur le terrain bourgeois de la lutte pour des réformes démocratiques (même si des exceptions ponctuelles existent). Certes, ces mouvements posent de sérieux problèmes à la bourgeoisie chinoise : dans la plus grande précipitation, cette dernière a été obligée d’abandonner en quelques jours la politique « zéro Covid » qu’elle maintenait contre vents et marées. Cependant, ils ne présentent en aucun cas une perspective pour le prolétariat. Celui-ci risque au contraire d’être détourné de son terrain de classe et englouti, soit dans un mouvement citoyen désespéré contre le parti stalinien et pour des réformes démocratiques, soit dans une lutte entre fractions bourgeoises au sein du PCC.
La situation des ouvriers chinois est, toute proportion gardée, comparable à ce qui se passe depuis plusieurs mois en Iran, où le meurtre d’une jeune fille par la police des mœurs a provoqué un raz-de-marée d’émeutes, de manifestations et aussi de nombreuses grèves ouvrières. Malgré le caractère très combatif de la classe ouvrière iranienne, la dissolution des luttes ouvrières dans le mouvement populaire contre l’autocratie religieuse et pour les réformes démocratiques est une menace imminente et constante. De fait, l’utilisation des prolétaires comme masse de manœuvre dans la lutte entre fractions bourgeoises (démocrates, religieuses « éclairées », régionales) ou même entre impérialismes (kurde, turc, arabe…) est un danger mortel et il est de la responsabilité des révolutionnaires d’en avertir la classe.
Or, c’est fondamentalement au même danger de dissolution de ses luttes dans des révoltes populaires qu’est confrontée la classe ouvrière en Chine. Il est donc important d’abord de prévenir les ouvriers chinois contre les chants de sirène des révoltes populaires pour plus de démocratie, mais aussi et surtout de les armer contre « l’idée que “tout est possible à tout moment, en tout lieu”, dès que surgissent à la périphérie du capitalisme des affrontements de classe aigus, laquelle idée repose sur l’identification entre combativité et maturation de la conscience de classe ». (1)
En Chine, tous les éléments de la situation laissent présager le début d’une déstabilisation du régime. Même si l’État parvient momentanément à ramener la situation à la normale, la mèche de nouvelles protestations restera allumée. Dans ce contexte, même si le prolétariat chinois développe sa combativité et acquiert un poids dans la situation, son terrible retard politique et sa vulnérabilité aux mystifications démocratiques constituent une entrave considérable. Aussi, il faut être clair sur les perspectives qui s’y présentent pour la classe ouvrière : « Le CCI rejette la conception naïvement égalitariste suivant laquelle n’importe quel pays pourrait être le point de départ de la dynamique révolutionnaire. Cette conception repose sur la croyance anarchiste que tous les pays (à l’exemple de la grève générale révolutionnaire) pourraient simultanément initier un processus révolutionnaire ». (2)
De fait, malgré sa combativité, la classe ouvrière en Chine, comme en Iran ou dans d’autres parties du monde, aura du mal à renforcer ses luttes sur son terrain de classe et développer sa conscience tant que le prolétariat des pays occidentaux ne montrera pas le chemin. Car si toutes les fractions du prolétariat mondial peuvent et doivent apporter leur contribution dans la lutte contre le capitalisme, celles d’Europe occidentale, par leur expérience de la lutte mais aussi des mystifications démocratiques et syndicales de la bourgeoisie, ont une importance déterminante pour le processus révolutionnaire. Cela ne fait que souligner la responsabilité décisive du prolétariat de l’Europe de l’Ouest.
R.H., 14 janvier 2023
1) « Résolution sur la critique de la théorie du maillon faible, adoptée en janvier 1983 par l’organe central du CCI », Revue internationale n° 37 (1984).
2) Idem.
Alors que de nombreux observateurs affirmaient, il y a deux ans, que la Chine était la grande gagnante de la crise du Covid, les événements récents soulignent qu’elle est au contraire confrontée à la persistance de la pandémie, au ralentissement significatif de la croissance économique, à la bulle de l’immobilier, aux obstacles majeurs entravant le développement de la « nouvelle route de la soie », à une forte pression impérialiste de la part des États-Unis, bref à la perspective de turbulences majeures.
Depuis fin 2019, la Chine subit la crise pandémique qui paralyse largement sa population et son économie. Depuis 3 ans, la politique de « zéro Covid », prônée par le président Xi, a provoqué de gigantesques et d’interminables confinements, comme encore en novembre 2022 où pas moins de 412 millions de Chinois étaient enfermés sous des conditions terribles dans diverses régions de Chine, souvent pendant plusieurs mois. En affirmant que la Chine serait la première à dompter la pandémie par sa politique « zéro Covid », Xi et le PCC ont rejeté les stratégies anti-Covid et les recherches médicales sur le plan international. En conséquence, ils se sont retrouvés coincés dans une logique catastrophique du point de vue économique et social, et ceci sans véritable alternative : les vaccins chinois sont largement inopérants, le système hospitalier est incapable d’absorber la vague d’infections résultant d’une politique moins restrictive (Cuba a quatre fois plus de médecins et de lits d’hôpitaux par habitant que la Chine), d’autant plus que la corruption de l’administration politique des provinces ne permet pas d’obtenir des données fiables sur l’évolution de la pandémie (tendance à maquiller les chiffres pour éviter la disgrâce politique).
Les autorités chinoises allaient donc dans le mur. Confrontées à une contestation sociale qui explosait face à l’inhumanité horrible des confinements massifs, elles ont abandonné abruptement la politique « zéro Covid » sans pouvoir proposer la moindre alternative, sans immunité construite, sans vaccins efficaces ou stocks de médicaments suffisants, sans politique de vaccination des plus vulnérables, sans système hospitalier capable d’absorber le choc, et la catastrophe irrémédiable a effectivement eu lieu : des malades font la file pour pouvoir entrer dans des hôpitaux débordés et les cadavres s’accumulent devant les crématoriums surchargés, des dizaines de milliers de personnes mourant à la maison, les morgues débordent de cadavres, les autorités sont totalement dépassées et incapables de faire face à la déferlante : les projections prévoient 1,7 million de morts et des dizaines de millions de personnes lourdement affectées par le raz-de-marée actuel du virus.
Depuis plusieurs années, la Chine subit des pressions économiques et militaires intenses de la part des États-Unis, que ce soit de manière directe à Taiwan ou à travers la constitution de l’alliance AUKUS, mais aussi de manière indirecte en Ukraine. En effet, plus la guerre en Ukraine s’éternise, plus la Chine subit des dégâts importants à travers la déchéance de son principal partenaire sur la scène impérialiste, la Russie, mais surtout à cause de la perturbation des voies européennes du projet de « nouvelle route de la soie ». Par ailleurs, l’explosion du chaos et du chacun pour soi, intensifiés par la politique agressive des États-Unis, pèse aussi lourdement, comme le montre la plongée de l’Éthiopie, un des principaux pivots de la Chine en Afrique, dans la guerre civile. Les projets d’expansion de la « nouvelle route de la soie » sont également en difficulté à cause de l’aggravation de la crise économique : près de 60 % de la dette envers la Chine est aujourd’hui due par des pays en difficulté financière, alors qu’elle n’était que de 5 % en 2010. De plus, la pression économique des États-Unis s’intensifie, avec en particulier les « Inflation Reduction Act » et « Chips in USA Act », des décrets qui soumettent les exportations de produits technologiques de diverses firmes technologiques chinoises (par exemple, Huawei) vers les États-Unis à de lourdes restrictions sur le plan de tarifs douaniers protectionnistes, de sanctions contre la concurrence déloyale, mais surtout du blocage du transfert de technologie et de la recherche.
Les confinements à répétition puis le tsunami des infections menant au chaos dans le système de santé, la bulle de l’immobilier et le blocage de différents itinéraires des « routes de la soie » par des conflits armés ou le chaos ambiant ont provoqué un très fort ralentissement de l’économie chinoise. La croissance au cours du premier semestre de cette année était de 2,5 %, ce qui rend l’objectif de 5 % de cette année inatteignable. Pour la première fois en trente ans, la croissance économique de la Chine sera inférieure à celle des autres pays asiatiques. De grandes entreprises technologiques ou commerciales telles Alibaba, Tencent, JD.com et iQiyi ont licencié entre 10 et 30 % de leur personnel. Les jeunes ressentent tout particulièrement cette détérioration de la situation, avec un taux de chômage estimé à 20 % parmi les étudiants universitaires à la recherche d’un emploi.
Face aux difficultés économiques et sanitaires, la politique de Xi Jinping avait été de revenir aux recettes classiques du stalinisme :
– sur le plan économique, depuis la gouvernance de Deng Xiao Ping, la bourgeoisie chinoise avait créé un mécanisme fragile et complexe pour maintenir un parti unique tout-puissant cohabitant avec une bourgeoisie privée, stimulée directement par l’État. Or, « à la fin de 2021, l’ère des réformes et de l’ouverture de Deng Xiaoping est de toute évidence révolue, et remplacée par une nouvelle orthodoxie économique étatiste ». (1) La faction dominante derrière Xi Jinping tend donc à renforcer le contrôle absolu de l’État sur l’économie et à clore la perspective d’un renouveau économique et de l’ouverture relative de l’économie aux capitaux privés.
Sur le plan social, avec la politique « zéro Covid », Xi s’assurait non seulement d’un contrôle étatique impitoyable sur la population, mais imposait aussi ce contrôle sur les autorités régionales et locales, qui avaient démontré leur manque de fiabilité et d’efficacité au début de la pandémie. Encore dernièrement en automne, il envoyait des unités de police de l’État central à Shanghai pour rappeler à l’ordre les autorités locales qui libéralisaient les mesures de contrôle.
Cependant, alors que la politique de l’État chinois a été depuis 1989 d’éviter à tout prix toute turbulence sociale de grande ampleur, les mouvements d’acheteurs dupés par les difficultés et faillites des géants de l’immobilier, mais surtout les manifestations et émeutes généralisées dans de nombreuses villes chinoises, exprimant le ras-le-bol de la population face à la politique de « zéro Covid », ont donné des sueurs froides à Xi et ses partisans. Le régime a été obligé de reculer dans la plus grande précipitation face au grondement des troubles sociaux et d’abandonner en quelques jours la politique qu’il maintenait depuis trois ans contre vents et marées. Aujourd’hui, les limites de la politique de Xi Jinping, de retour aux recettes classiques du stalinisme, apparaissent à tous les niveaux : sanitaire, économique et social, alors que celui qui l’imposait, le même Xi Jinping, vient d’être réélu pour un troisième mandat après des tractations complexes en coulisses entre fractions au sein du PCC.
En conclusion, il apparaît aujourd’hui que si le capitalisme d’État chinois a pu profiter des opportunités présentées par son passage du bloc « soviétique » au bloc américain dans les années 1970, par l’implosion du bloc « soviétique » et la mondialisation de l‘économie prônée par les États-Unis et les principales puissances occidentales, les faiblesses congénitales de sa structure étatique de type stalinien constituent aujourd’hui un handicap majeur face aux problèmes économiques, sanitaires et sociaux auxquels le pays est confronté et à la pression agressive de l’impérialisme américain qu’il subit.
La situation en Chine est une des expressions les plus caractéristiques de « l’effet tourbillon » de la concaténation et de la combinaison de crises qui marquent les années 20 du XXIe siècle. Ce « tourbillon » de bouleversements et de déstabilisations instille une lourde pression, non seulement sur Xi et ses partisans au sein du PCC, mais plus généralement aussi sur la politique impérialiste de la Chine. Une déstabilisation du capitalisme chinois entraînerait des conséquences imprévisibles pour le capitalisme mondial.
R. Havanais, 15 janvier 2023
1) « Foreign Affairs », repris par Courrier international n° 1674.
Presque un an de guerre en Ukraine… La Russie est bel et bien enlisée, prise au piège. (1) Absorbé par l’engrenage du militarisme, face à une armée ukrainienne préparée à l’avance et à des puissances occidentales qui avaient anticipé, non le moment, mais les visées du Kremlin acculé, l’impérialisme russe aux abois s’est embarqué dans une aventure « spéciale » suicidaire. Il se retrouve aujourd’hui sonné et très affaibli par un conflit qui ne pouvait que l’entraîner sous les décombres.
L’objectif à peine voilé des États-Unis et de l’OTAN, en poussant habilement Moscou au crime, était de briser le fragile lien entre la Russie et la Chine, d’affaiblir et d’isoler davantage Poutine sur la scène internationale. Tout cela, au prix d’une politique de la terre brûlée dont les puissances occidentales sont nettement complices, armant et poussant leur allié ukrainien dans une résistance sanglante, installés dans un chaos dont les conséquences imprévisibles sont potentiellement cataclysmiques.
Dès juillet, les troupes russes ont marqué le pas, laissant paraître des signes d’usure, ne parvenant plus à progresser face à l’armée ukrainienne renforcée par une artillerie dont les armes sophistiquées proviennent largement des alliés occidentaux. Une nouvelle étape est venue accentuer la déconfiture de l’armée russe, lorsqu’en septembre, les troupes ukrainiennes ont obtenu une victoire spectaculaire dans la province de Kharkiv et au nord de Sloviansk. Ce revirement s’est confirmé dès que l’armée ukrainienne s’est emparée de Kherson ; une ville déclarée « russe pour toujours » à peine un mois plus tôt par Poutine, abandonnée ensuite sans résistance.
Aujourd’hui, le bilan de toute cette guerre est effroyable. Début décembre, les belligérants ont tué ou blessé 200 000 personnes. 40 000 civils sont morts en Ukraine et près de 8 millions de réfugiés ont été comptabilisés. (2) Malheureusement, civils et soldats sont d’ores et déjà condamnés a d’autres deuils, d’autres souffrances, aux violences physiques et psychologiques des deux camps : déportations, tortures, viols, exécutions sommaires, bombardements aveugles (en particulier des bombes à sous-munitions très meurtrières). S’ajoutent encore la misère, la faim et le froid au quotidien, la terreur générée par l’État ukrainien, son union patriotique, avec ses contrôles, les quadrillages policiers assurés par ses sbires zélés.
Cherchant désespérément à briser le moral de la population ukrainienne, l’armée russe multiplie, quant à elle, les exactions et les bombardements, privant déjà les habitants de chauffage, d’eau et d’électricité pour l’hiver. L’Ukraine est devenue un charnier et un véritable champ de ruines, un concentré des haines. Une ville comme Marioupol, par exemple, rasée à 90 %, en est un tragique symbole. Des quartiers entiers, des milliers d’écoles, des centaines d’hôpitaux et d’usines sont endommagés ou détruits dans de nombreuses villes, comme celles de Kiev, la capitale, mais également Lviv, Dnipro et Ternopil, en représailles de la destruction du pont de Crimée. Les destructions sont telles qu’il faudrait au minimum 350 milliards de dollars pour reconstruire tout le pays. (3) Le Premier ministre ukrainien, Denys Shmygal, annonce même 750 milliards de dollars. Mais ce zèle patriotique et l’estimation de tels chiffres n’empêcheront nullement l’issue faite de cendres, ruines et cadavres !
Un puissant accélérateur de la décomposition du capitalisme
Alors que la pandémie de Covid-19 est venue torpiller depuis trois ans l’économie mondiale, dont les signaux étaient déjà au rouge, la guerre en Ukraine donne un immense coup d’accélérateur au marasme planétaire, accentuant fortement tous les phénomènes de la décomposition du système capitaliste déjà précipités dans un véritable tourbillon destructeur. Un impact direct sur la situation mondiale qui se manifeste déjà à différents niveaux dans un scénario noir totalement inédit. En premier lieu, par la subite poussée d’une inflation mondiale liée, non seulement à un endettement colossal et à une crise financière, mais aussi et surtout à l’explosion des dépenses militaires destinées au conflit et à de futurs combats de « haute intensité ».
Outre les faillites industrielles en Russie, le bond des dépenses propres à chaque État depuis le début de la guerre, les budgets militaires et civils en soutien à l’Ukraine sont devenus un véritable gouffre financier : « Entre le 24 février et le 3 août, au moins 84,2 milliards d’euros ont été dépensés par quarante et un pays, essentiellement occidentaux ». Les États-Unis ont versé, à eux seuls, 44,5 milliards d’euros (soit près du tiers du PIB ukrainien de 2020). (4)
Bien entendu, cela n’empêche nullement la pauvreté d’exploser dans ce pays en guerre, passant de 2 à 21 % de la population. Une telle situation nécessite des attaques contre tous les ouvriers, générant une paupérisation croissante qui s’installe partout, même dans les pays les plus riches de la planète. Les denrées alimentaires, tout comme les énergies indispensables à la vie courante, sont devenues parfois inaccessibles, de véritables armes de guerre entre voyous au mépris des populations qui doivent péniblement se nourrir et se chauffer. Ainsi, des récoltes de blé en Ukraine, dont les prix explosent, ont été détruites délibérément par l’armée russe. Le marché mondial tend d’ailleurs à davantage se fragmenter, dans une crise qui affecte le commerce et les bases mêmes de la production.
Cette crise et cette guerre alimentent, en plus, la catastrophe climatique et environnementale. L’impact est déjà bien visible en Ukraine. Les véhicules militaires, les bombardements sur les bâtiments civils et industriels, les incendies criminels, ont généré des pollutions très graves : fortes émissions de gaz en tous genres, d’amiante, de métaux lourds et autres produits toxiques. Des rivières sont fortement polluées, comme l’Ikva, contaminée à l’ammoniac. La faune et la flore sont très gravement touchées : « 900 zones naturelles protégées d’Ukraine ont été affectées par les activités militaires de la Russie, soit environ 30 % de l’ensemble des espaces protégés du pays ». Et « près d’un tiers des cultures ukrainiennes pourraient être inexploitables après la guerre ». (5) Le scandale du sabotage des gazoducs russes en mer Baltique révèle, à lui seul, que : « les infrastructures ont relâché environ 70 000 tonnes de méthane, un puissant gaz à effet de serre, soit l’équivalent des émissions de Paris pendant un an ». (6) Les menaces d’une catastrophe nucléaire par les tirs et les frappes des deux camps à Zaporijjia viennent encore assombrir ce sinistre tableau pourtant loin d’être complet.
Même si, en général, les militaires peuvent faire preuve d’expertises indéniables, les États d’habiletés reconnues, même s’ils sont en capacité de marquer des points diplomatiques à tel ou tel moment avec des vues d’ensemble ingénieuses pour défendre leurs propres intérêts, tous leurs savants calculs sont au service d’intérêts étroits, marqués par un mode de production à l’agonie, où la logique du profit et l’économie sont phagocytés par les besoins absurdes de la guerre.
Cette spirale, totalement irrationnelle, de barbarie militaire froidement planifiée par les États, est parfaitement illustrée par les intentions autour de la guerre en Ukraine. Elle confirme pleinement le fait de l’absence de toute motivation ou avantage économique possible : « le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l’expression de ce croulement qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu’engouffrer dans l’abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines ». (7) Ainsi, il est désormais parfaitement clair que « la guerre en Ukraine illustre de manière éclatante combien la guerre a perdu non seulement toute fonction économique mais même ses avantages sur un plan stratégique : la Russie s’est lancée dans une guerre au nom de la défense des populations russophones mais elle massacre des dizaines de milliers de civils dans les régions essentiellement russophones tout en transformant ces villes et régions en champs de ruines et en subissant elle-même des pertes matérielles et infrastructurelles considérables. Si dans le meilleur cas, au terme de cette guerre, elle s’empare du Donbass et du Sud-Est de l’Ukraine, elle aura conquis un champ de ruines, une population la haïssant et subi un recul stratégique conséquent au niveau de ses ambitions de grande puissance. Quant aux États-Unis, dans leur politique de ciblage de la Chine, ils sont amenés ici à mener (littéralement même) une politique de la “terre brûlée”, sans gains économiques ou stratégiques autres qu’une explosion incommensurable du chaos sur les plans économique, politique et militaire. L’irrationalité de la guerre n’a jamais été aussi éclatante ». (8)
Face à la débâcle militaire de la Russie, il a existé des signaux diplomatiques discrets qui ont été interprétés comme une disposition de Poutine à peut-être vouloir « négocier ». De même, les occidentaux, en premier lieu les États-Unis, se préoccupent de l’issue d’un conflit qui pourrait, laissé à son libre cours, potentiellement aboutir à une implosion catastrophique de la Russie. Mais quelles que soient les intentions ou la politique des uns et des autres, quelle que soit la durée de cette guerre dont nous ignorons encore l’issue ou les ravages à venir, une chose est certaine : la dynamique d’accélération du chacun pour soi et du chaos, du militarisme, ne pourront que s’exacerber. Seule la révolution mondiale du prolétariat pourra mettre fin à cette folie du capital qui prend désormais les allures de l’apocalypse.
WH, 20 décembre 2022
1) Cf. « Signification et impact de la guerre en Ukraine », Revue internationale n° 168, (Rapport adopté en mai 2022).
2) Mark A. Milley, chef d’État-major américain, cité par Courrier international : « Selon les États-Unis, la guerre en Ukraine a fait 200 000 victimes chez les soldats » (10 novembre 2022).
3) « Ukraine : la reconstruction coûtera au moins 350 milliards de dollars », La Tribune (10 septembre 2022).
4) « Guerre en Ukraine : six mois de conflit résumés en neuf chiffres clés », Les Échos (24 août 2022).
5) « Pourquoi la guerre en Ukraine est aussi un désastre écologique », BFMTV.com (30 octobre 2022).
6) « Les fuites de méthane des gazoducs Nord Stream sont moins importantes qu’annoncé », Le Monde (6 octobre 2022).
7) Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France, repris dans le « Rapport sur le Cours Historique » adopté au 3e congrès du CCI, Revue internationale n° 18 (1979).
8) Cf. « Signification et impact de la guerre en Ukraine », Revue Internationale n° 168, (Rapport adopté en mai 2022).
Nous publions ci-dessous un extrait d’un courrier adressé par un de nos lecteurs, Robert, suite à une permanence en ligne à laquelle il a assisté, suivi de notre réponse.
Concernant les luttes des prolétaires : les révolutionnaires doivent-ils dénoncer les luttes des prolétaires qui se trompent, utilisent des méthodes qui ne sont pas les siennes ou juste faire la critique ? Car à mon avis, il y a une différence entre dénoncer et critiquer. Dénoncer : veut dire signaler comme coupable. Signaler publiquement les pratiques malhonnêtes, immorales ou illégitimes. Condamner : « déclarer (quelqu’un) coupable », « blâmer quelque chose », « Fermer, empêcher », « interdire ». Critiquer : « capable de discernement, de jugement », « séparer », « choisir », « décider », « passer au tamis »)
Si on regarde ces trois définitions, à mon avis, il faut condamner et dénoncer les organisations bourgeoises et petites-bourgeoises qui désorientent le prolétariat. Mais il faut critiquer un mouvement mené par les prolétaires pour plus de clarification, dans un but de le soustraire à l’influence bourgeoise et petite-bourgeoise. Si on dénonce une lutte du prolétariat, on la dénonce auprès de qui ? De la police, de la justice ? De l’Etat en général ? Ou bien dénoncer des prolétaires auprès d’autres prolétaires ? Par exemple, dénoncer les prolétaires noirs, sous prétexte que leur mouvement est embrigadé par les organisations bourgeoises, auprès des prolétaires blancs ? Dire aux prolétaires blancs qu’il faut soutenir vos frères noirs mais sur des bases de classe ? Ou leur dire non, c’est un mouvement interclassiste, il faut le dénoncer ??? Critiquer, c’est passer au tamis une lutte afin de voir les forces et les faiblesses.
Voyons ce que dit Marx à ce propos, et je souligne que c’est le CCI qui m’a appris cette phrase, pour critiquer le PCInt, que je trouve juste. Marx dit : « Par conséquent, rien ne nous empêche de relier notre critique à la critique de la politique, à la prise de partie en la politique, donc à des luttes réelles, et de nous identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas alors au monde en doctrinaires armés d’un nouveau principe : voici la vérité, agenouille-toi ! Nous développons pour le monde des principes nouveaux que nous tirons des principes mêmes du monde. Nous ne lui disons pas : “renonce à tes luttes, ce sont des enfantillages ; c’est à nous de te faire entendre la vraie devise du combat”. Tout ce que nous faisons, c’est montrer au monde pourquoi il lutte en réalité, et la conscience est une chose qu’il doit faire sienne, même contre son gré ».
Lorsque Marx dit que nous ne lui disons pas : « renonce à tes luttes, ce sont des enfantillages ; c’est à nous de te faire entendre la vraie devise du combat ». Cela veut dire, à mon avis que Marx ne dénonce pas et même ne condamne pas les luttes des prolétaires, même si les prolétaires se trompent. Mais Marx rajoute : « Tout ce que nous faisons, c’est montrer au monde pourquoi il lutte en réalité, et la conscience est une chose qu’il doit faire sienne, même contre son gré ». Cela veut dire, à mon avis que les révolutionnaires doivent faire la critique des luttes des prolétaires et faire en sorte à l’orienter vers des buts de classe, vers le but final qui est la dictature du prolétariat.
Pour les luttes parcellaires et le rôle des révolutionnaires : « Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production » (Karl Marx). Ce que j’ai compris de cette phrase, c’est que les révolutionnaires ne doivent pas se limiter à la façade des luttes, mais à chercher les causes qui poussent les prolétaires à s’engager dans des luttes inter-classistes. Car la signification que donnent les organisations bourgeoises, petites-bourgeoises et les prolétaires à des slogans n’est pas la même. Les prolétaires lorsqu’ils parlent de liberté, égalité, fraternité, cela veut dire dignité, pain, paix… Même si les mots sont ambigus.
Robert
Pour commencer, nous voulons saluer le courrier du camarade qui a souhaité poursuivre le débat et apporter d’autres arguments à ceux développés dans la discussion lors de la permanence. Nous ne pouvons qu’encourager ce type d’initiative et c’est dans cette démarche que nous inscrivons la réponse que nous faisons ici au camarade.
Les questions que soulève le camarade sont d’une grande importance : il s’agit, en effet, de déterminer comment les révolutionnaires doivent orienter leur intervention face à des mouvements de protestation de toutes sortes. La première chose que nous devons mettre en avant ici, c’est la question du terrain de classe.
La société capitaliste offre un nombre considérable de possibilités d’indignation, de colère, de protestation, tellement les horreurs, les violences et la misère qu’elle propage sont innombrables. Ceci entraîne toute une série de mouvements épars dans lesquelles peuvent se retrouver des prolétaires refusant d’accepter sans broncher toutes ces expressions de barbarie. Il arrive aussi que des prolétaires, sincèrement indignés, soutiennent et participent à des mouvements revendiquant des droits et une législation pour des catégories opprimées (les femmes, les minorités ethniques, les homosexuels, etc.). Mais il s’agit là de véritables pièges tendus par la bourgeoisie, bien souvent par ses associations et partis de gauche qui instrumentalisent le dégoût évident que suscitent, par exemple, la situation des Noirs aux États-Unis ou les violences à l’encontre des femmes. Ces prolétaires se retrouvent donc englués dans des mouvements parcellaires, et par conséquent embrigadés derrière des revendications purement bourgeoises.
Deux exemples peuvent illustrer ces situations. Beaucoup de prolétaires sont inquiets pour l’avenir de la planète face au réchauffement climatique, à la multiplication des catastrophes dites « naturelles ». Mais en s’impliquant dans des luttes pour une meilleure action des États dans le respect de la nature, ces ouvriers s’allient avec toutes les couches de la société dans l’illusion que des améliorations au sein du capitalisme sont possibles. Ils passent ainsi à côté du seul combat efficace pour sauver la planète : la lutte pour la destruction du capitalisme ! Un combat que seule la classe ouvrière peut mener.
De même, les violences policières dans beaucoup de pays développés, fortement médiatisées pour certaines, ont profondément indigné nombre de prolétaires ! Mais en allant lutter pour que des lois et des procédures viennent garantir une intervention policière plus « respectueuse des droits individuels », les ouvriers se mettent tout simplement à la merci de la bourgeoisie et de ses États en oubliant que les forces de police sont toujours le bras armé de l’État bourgeois dans la répression des luttes du prolétariat, comme l’histoire du mouvement ouvrier l’a démontré à de très nombreuses reprises.
On ne peut donc pas caractériser un mouvement par le fait sociologique que des prolétaires y participent. En tant qu’individus, les prolétaires sont potentiellement sensibles à toutes les causes et ne représentent rien en termes de force sociale. La seule force sociale capable de combattre le capitalisme, c’est la classe ouvrière et cette classe n’est pas la simple somme des individus qui la composent, elle n’est pas une entité sociologique qui n’existerait qu’à travers les individus qui la composent. La classe ouvrière existe à travers ses dimensions économique et politique au sein du capitalisme, à travers sa lutte contre l’exploitation de sa force de travail par le salariat. Autrement dit, en tant que classe exploitée et classe révolutionnaire. Elle trouve sa force dans son histoire, ses luttes, son caractère international. Par conséquent, c’est en tant que force collective, dont le ciment est la solidarité de classe internationale, qu’elle peut véritablement instaurer un rapport de force avec la bourgeoisie.
De même, les révolutionnaires ne sont pas des missionnaires qui interviennent auprès d’individus prolétaires pour les sauver de l’idéologie dominante, ce serait de toute façon impossible, aucun individu ne pouvant seul résister au rouleau compresseur de l’idéologie dominante. Les révolutionnaires sont la partie la plus décidée et consciente de la classe ouvrière. Ils représentent, de façon organisée, son bras armé pour développer sa conscience de classe et permettre au prolétariat de prendre le chemin de l’affrontement au capitalisme.
Dans ce cadre, l’intervention des révolutionnaires ne peut s’entendre que comme s’adressant à la classe ouvrière en tant que telle. C’est quand la classe ouvrière lutte en tant que classe qu’elle peut le mieux entendre et assimiler ce que les révolutionnaires ont à lui dire, notamment dénoncer les pièges que lui tend la bourgeoisie pour l’amener à la défaite. Mais aussi lui rappeler les outils et méthodes qu’elle a développés dans toute son histoire pour mener ses combats, en particulier le fait que, de manière consciente, seules son unité et son autonomie peuvent la préserver des pièges de la bourgeoisie et générer un rapport de force en sa faveur.
De ce fait, nous devons caractériser un mouvement d’abord par ses revendications et ses méthodes de lutte. Cela ne signifie nullement d’attendre patiemment un mouvement « pur » mais de déceler deux choses nécessaires pour orienter l’intervention :
– sur quel terrain se situe la lutte ?
– dans un mouvement, est-ce la classe ouvrière qui est mobilisée ou des individus indifférenciés et mêlés à d’autres couches sociales de la société ?
À l’heure actuelle, la plus grande majorité des luttes ouvrières sont organisées par les syndicats. Ces derniers, conformément à leur fonction au sein de l’État, n’ont de cesse de diviser les prolétaires afin de conduire la classe ouvrière à la défaite. Si les syndicats se placent aux avant-postes, c’est parce que la bourgeoisie perçoit la colère et la combativité qui s’éveillent. Ainsi, au cours des grèves ou dans les manifestations, sont reprises des revendications qui appartiennent à la classe ouvrière comme de meilleures rémunérations ou de meilleures conditions de travail. C’est en reprenant des revendications se situant sur le terrain de la classe ouvrière que les syndicats parviennent à se présenter comme les professionnels de la lutte et à en garder le contrôle. Il incombe donc aux révolutionnaires de dénoncer ces pratiques de sabotage et de défendre l’auto-organisation de la classe par une véritable prise en main dans des assemblées générales souveraines. En somme, comme le dit le camarade, il s’agit « d’orienter » les luttes vers « des buts de classe » et surtout « vers le but final » qui est le communisme.
Quand, au contraire, des mouvements se situent sur des terrains interclassistes, voire carrément bourgeois, que doivent faire les révolutionnaires ? Ils doivent mettre la classe ouvrière en garde sur la tentation d’y trouver un moyen lui permettant de développer sa lutte et sa conscience. Cela ne veut pas dire, comme le pense le camarade, qu’on « dénonce » ou qu’on attaque nommément les prolétaires qui y participent. Ce qu’on dénonce, ce sont les pratiques menant à des impasses, les revendications qui n’appartiennent pas au terrain de classe du prolétariat. Il ne s’agit pas d’une posture de censeur, il s’agit du seul moyen que nous avons pour faire prendre conscience aux ouvriers déboussolés que la cause qu’ils estiment juste (réclamer des droits à la bourgeoisie) est en fait un piège qui les conduit finalement à défendre le capitalisme (souvent à la remorque de la petite-bourgeoisie). Nous savons aussi que ces mouvements, ne se situant pas sur le terrain de classe, ne permettent pas à la classe ouvrière d’y être présente en tant que classe, du fait qu’elle se retrouve noyée ou diluée, sans force autonome. Notre intervention auprès des prolétaires directement impliqués n’en est que plus inaudible, incompréhensible. Cela signifie que nous devons assumer d’être à contre-courant car les révolutionnaires ont la lourde tâche d’essayer d’orienter la classe ouvrière vers le chemin le plus propice au développement de sa conscience sans jamais perdre de vue le but de la révolution et de la dictature du prolétariat.
Pour autant, la dénonciation de ce type de mouvement, n’exempte pas les révolutionnaires de réfléchir aux raisons pour lesquelles un nombre plus ou moins important d’ouvriers a participé à ces mouvements. C’est notamment ce qu’avait fait le CCI dans son analyse du mouvement des « gilets jaunes » en France.
Bien-sûr, la classe ouvrière n’est pas une entité désincarnée ni, non plus, un être homogène. Elle est traversée de courants, de mouvements, de débats, de réflexions, de combats. En son sein et à chaque période, la propagande des révolutionnaires obtient un écho plus ou moins important sur une partie plus ou moins étendue de la classe. C’est la raison pour laquelle notre intervention doit se concevoir sur une base collective, de classe et non individuelle. Le niveau de conscience de la classe ouvrière à un moment donné n’est pas la somme des consciences individuelles qui la composent mais le résultat de ce bouillonnement permanent de réflexion et de débat qui permet, parfois en quelques semaines comme en 1905 et 1917 en Russie, à des ouvriers analphabètes et sans intérêt pour la politique, de créer les conditions d’une insurrection et inventer les méthodes d’exercice du pouvoir par le prolétariat en faisant surgir des conseils ouvriers.
Il ne s’agit pas d’une science exacte, mais d’une méthodologie pour déterminer la nature de classe d’un mouvement et pour orienter l’intervention des révolutionnaires en son sein. Mais partir de l’individu est, en revanche, une impasse car l’individu sur le plan politique n’existe pas dans le capitalisme. Défendre le contraire reviendrait à nier les conditions réelles de la production capitaliste et donner du crédit à l’idéologie démocratique qui, en partant des votes d’individus dans l’isoloir, construit la légende de la « volonté du peuple ».
Ce qui est le plus important est de partir, au contraire, de la dimension historique et internationale du prolétariat, de déceler en chaque lutte de quelle manière la classe ouvrière s’inscrit dans ce cadre. Dans quelle mesure elle est en capacité de développer sa lutte en défendant ses propres intérêts. Des luttes dont le terrain privilégié reste celui du combat contre l’exploitation capitaliste. Il s’agit de prendre la mesure du développement de la combativité, de la recherche de la solidarité et de l’unité.
GD, 11 novembre 2022
Le vendredi 2 décembre avait lieu à Paris la première réunion en France du comité No war but the class war (NWCW).
L’existence de ces comités dans le monde n’est pas nouvelle, elle a plus de 30 ans. L’idée de créer des groupes NWCW a d’abord surgi dans le milieu anarchiste en Angleterre en réponse à la première guerre du Golfe en 1991. Il s’agissait d’une réaction, d’un refus de participer aux mobilisations « Stop the War » organisées par la gauche du capital et qui avaient pour fonction essentielle de dévoyer le refus de la guerre dans l’impasse du pacifisme. D’ailleurs, le slogan No war but the class war fait référence à une phrase prononcée dans le premier épisode de la série « Days of Hope » en 1975, de Ken Loach, par un soldat socialiste ayant déserté l’armée britannique durant la Première Guerre mondiale : « Je ne suis pas un pacifiste. Je me battrai dans une guerre, mais je me battrai dans la seule guerre qui compte, et c’est la guerre de classe, et elle viendra quand tout ça sera fini ».
De nouveaux groupes NWCW se sont ensuite formés face à la guerre en ex-Yougoslavie en 1993, au Kosovo en 1999, puis lors des invasions de l’Afghanistan et de l’Irak en 2001 et en 2003.
Chaque fois que possible, nous sommes intervenus dans ces comités qui rassemblaient un milieu extrêmement hétérogène, des gauchistes bourgeois aux internationalistes.
Un autre groupe de la Gauche communiste, la Communist Workers Organisation (CWO), qui est aujourd’hui l’organisation en Grande-Bretagne de la Tendance Communiste Internationaliste (TCI), est intervenu à son tour dans les NWCW à partir de 2001. Immédiatement, la CWO est allée plus loin, en participant activement à la création de nouveaux groupes, comme à Sheffield par exemple : « Nous assistons à une reprise significative des actions de grève, y compris celles des pompiers, des cheminots et des actions au-delà des syndicats dans les transports et les hôpitaux de Strathclyde. “No war but the class war” nous donne la possibilité de travailler dans tout le pays avec les forces qui voient un lien entre les deux et souhaitent associer la lutte de classe à la résistance à la guerre impérialiste ». (1)
Quant au CCI, en 2002, nous écrivions : « nous n’avons jamais pensé que NWCW était un signe avant-coureur de la reprise de la lutte de classe ou un mouvement politique de classe clairement identifié que nous devrions “rejoindre”. Il peut au mieux être un point de référence pour une petite minorité qui se poserait des questions sur le militarisme capitaliste et les mensonges pacifistes et idéologiques qui l’accompagnent. Et c’est bien pourquoi nous avons défendu ses positions de classe (bien que limitées) contre les attaques réactionnaires des gauchistes du type Workers Power (dans World revolution n° 250) et insisté depuis le début sur l’importance de ce groupe en tant que forum de discussion, et nous avons mis en garde contre les tendances à “l’action directe” et le fait de rapprocher ce groupe des organisations révolutionnaires ». (2)
C’est pourquoi l’intervention du CCI au sein de ces groupes avait pour objectifs :
– de clarifier les principes de l’internationalisme prolétarien et le besoin d’une claire démarcation de la gauche du capital et du pacifisme ;
– et de se concentrer sur le débat politique et la clarification contre les tendances à l’activisme qui, en pratique, signifiaient se dissoudre dans les manifestations « Stop the War ».
Vingt ans plus tard, face à l’éclatement de la guerre en Ukraine, ces groupes NWCW ont réémergé, d’abord à Glasgow, puis dans plusieurs villes au Royaume-Uni, et aussi dans le monde. Souvent à l’initiative d’organisations anarchistes, certains NWCW ont aussi été lancés parfois directement par la TCI.
Début décembre, nous nous sommes donc rendus à la première réunion de NWCW. Le comité avait lancé un appel authentiquement internationaliste : « Contre la guerre impérialiste, que peuvent les révolutionnaires ? La guerre en Ukraine a bouleversé la situation politique mondiale en alignant, face à face, la Russie d’une part et l’Otan et les États-Unis d’autre part. […] Comme lors des deux autres guerres mondiales, les révolutionnaires internationalistes affirment que la guerre impérialiste et ses fronts doivent être désertés, quels qu’en soient leurs formes. Dans la guerre et le nationalisme, la classe ouvrière a tout à perdre et rien à gagner. Le seul véritable choix qui s’offre à elle reste la transformation de la guerre impérialiste en guerre de classe, en construisant une alternative basée uniquement sur ses propres intérêts immédiats et à plus long terme. Cette alternative implique, d’ores et déjà, le rejet de l’économie de guerre et de l’ensemble des sacrifices qu’il nous faudrait lui consentir ». C’est sur cette base que nous avions encouragé tous nos contacts à venir participer à cette réunion.
En préambule à la discussion, le présidium a annoncé une division de la discussion en deux parties : d’abord l’analyse de la situation impérialiste, ensuite les moyens d’action du Comité.
La première introduction réalisée par le présidium pour lancer le débat a clairement maintenu ce cap de l’internationalisme, sans aucune ambiguïté. Elle a aussi décrit la réalité de la barbarie impérialiste actuelle. Et elle a défendu une perspective que nous ne partageons pas, celle de la généralisation de la guerre, d’un processus en cours vers l’affrontement de blocs dans une guerre mondiale.
Toute la première partie de la discussion a été assez chaotique. Des participants refusaient tout net de discuter de la situation impérialiste, ils rejetaient tout effort d’analyse comme une perte de temps et appelaient à agir ici et maintenant. Ceux-là se sont moqués de toute intervention jugée « théorique », se gaussant de l’âge des intervenants, éclatant de rire à l’évocation de référence historique du siècle dernier, coupant la parole et intervenant par-dessus les autres. Le présidium a dû à maintes reprises en appeler au respect du débat, sans succès. Une partie d’entre eux ont déserté la salle en cours de route.
Au-delà de l’anecdote, cette ambiance et les propos avancés, contre la « théorie » et pour « l’action immédiate », en disent beaucoup sur la composition de l’assemblée, sur qui a répondu à l’appel et pourquoi. Le texte de l’appel finissait par « Débattons ensemble de la situation, réfléchissons aux actions à entreprendre pour intervenir en commun ! Toutes les initiatives internationalistes sont bonnes à envisager et à populariser ! ». En guise d’initiatives bonnes à prendre, nous avons alors eu la proposition d’attaquer la démocratie (comment ? Mystère..), de manifester devant l’ambassade russe, de soutenir financièrement ceux qui résistent en Ukraine, d’héberger les déserteurs russes…
C’est pourquoi, dans notre première intervention, nous avons eu à cœur de défendre que :
– la guerre en Ukraine est de nature entièrement impérialiste. La classe ouvrière ne doit soutenir quelque camp que ce soit dans ce carnage dont elle est la principale victime ;
– la présente période de guerres impérialistes du capitalisme, matérialisée par la guerre en Ukraine, nous rapproche de l’extinction de l’humanité ;
– seul le dépassement du capitalisme peut mettre fin aux guerres impérialistes ;
– Il est donc dangereux de tomber dans l’activisme, illusoire de croire que la situation peut changer par l’action spectaculaire de quelques poignées d’individus ;
– par conséquent, seule l’action consciente et organisée des masses ouvrières peut mettre fin à la barbarie capitaliste. Il s’agit donc pour les révolutionnaires de participer à ce long processus, à cette élévation générale de la conscience de classe, en étant capable de tirer les leçons de l’histoire.
Cette défense intransigeante de l’internationalisme et du rôle des révolutionnaires n’aura certainement pas suffi. Au contraire, ce qui ressort surtout de cette première partie de discussion, c’est la confusion, l’affaiblissement de la défense de l’internationalisme. Car à l’activisme, à l’appel à la résistance est venue encore s’ajouter une intervention en faveur de la possibilité de la lutte ouvrière pour l’autonomie ukrainienne. Le représentant du groupe trotskiste « Matière et Révolution » a en effet défendu cette thèse classique de l’extrême-gauche. Loin de provoquer une réaction extrêmement ferme du présidium, il n’y a pas même eu une remarque. Il a fallu que de la salle, un participant dénonce cette position nationaliste et demande pourquoi le comité avait directement invité ce groupe trotskiste. Pour réponse, l’un des membres du présidium, le militant de la TCI responsable de cette invitation, a fait la moue et prétendu que non, « Matière et Révolution » n’était pas à proprement parler trotskiste. Ce qui a déclenché le cri dudit militant : « Ah, si, je suis trotskiste ! ». Une situation des plus comiques, s’il en est.
Rappelons que l’appel de la TCI, à la source de l’apparition de ces nouveaux comités NWCW, affirme dans son point 11 que cette « initiative internationale […] offre une boussole politique pour les révolutionnaires de différents horizons qui rejettent toutes les politiques social-démocrates, trotskystes et staliniennes consistant, soit à se ranger carrément d’un côté d’un impérialisme ou d’un autre, soit à décider que l’un ou l’autre est un ‘moindre mal’ qu’il faut soutenir, soit à approuver le pacifisme qui rejette la nécessité de transformer la guerre impérialiste en guerre de classe, ce qui sème la confusion et désarme la classe ouvrière pour qu’elle n’entreprenne pas sa propre lutte ».
Nous ne saurions mieux dire à l’égard de cette fameuse « initiative internationale ». Effectivement, elle « sème la confusion et désarme la classe ouvrière » !
Dans notre première intervention, nous avons aussi commencé à exposer notre principal désaccord avec l’initiative NWCW. Comme en 1991, 1993, 1999, 2001, 2003…, il y a l’illusion que face à la guerre peut naître et, même, est en train de naitre une réaction massive de la classe ouvrière, réaction dont ces comités seraient en quelque sorte soit l’expression, soit les prémices. À l’appui de cette thèse, chaque grève actuelle est mise en exergue. Seulement, c’est ici tout mettre la tête en bas.
Au début des années 1990 et des années 2000, la combativité de la classe ouvrière était faible. Il y avait par contre une véritable réflexion face à la barbarie impérialiste dans laquelle les grandes puissances démocratiques étaient toutes directement engagées. C’est pourquoi les fractions de la gauche du capital avaient instauré un contre-feu en organisant de grandes manifestations pacifistes partout en Europe et aux États-Unis. En s’opposant à ce piège, à cette impasse incarnée par le slogan « Stop the War ! », les comités NWCW, au-delà de toutes leurs confusions, représentaient au moins un certain mouvement venu d’éléments qui cherchaient une alternative internationaliste au gauchisme et au pacifisme. C’est cet effort que le CCI essayait de pousser le plus loin possible en intervenant dans ces comités, quand la TCI s’illusionnait sur le potentiel de la classe et de ces comités, et croyait pouvoir étendre son influence sur le prolétariat par l’intermédiaire de ces groupes.
Aujourd’hui, la colère sociale gronde, la combativité de la classe se développe. Les grèves qui ne s’arrêtent plus depuis le mois de juin 2022 au Royaume-Uni sont l’expression la plus claire de la dynamique actuelle de notre classe à l’échelle internationale. Mais le ressort de ces luttes, ce n’est pas la réaction ouvrière face à la guerre. Non, c’est la crise économique, la dégradation des conditions de vie, la hausse des prix et les salaires misérables qui provoquent ces grèves. Il est indéniable que par ces luttes, la classe ouvrière refuse, dans les faits, les sacrifices que la bourgeoisie impose au nom du « soutien à l’Ukraine et à son peuple » ; et ce refus montre que notre classe n’est pas embrigadée, qu’elle n’est justement pas prête à accepter la marche généralisée vers la guerre ; mais elle ne fait pas encore consciemment tous ces liens.
Concrètement, qu’est-ce que la réalité de cette dynamique implique ? Pour le comprendre, il suffit de constater ce qui s’est passé à Paris lors de cette première réunion NWCW.
Ce « comité » n’en a que le nom. Dans la réalité, c’est la TCI qui a constitué ce groupe, épaulé par un groupe parasitaire nommé GIGC. Dans la salle, il y avait presque exclusivement des représentants de groupes et quelques individus politisés qui gravitent autour de ces deux groupes. La CNT-AIT Paris, Robin Goodfellow, Matière et révolution, l’Asap, et donc quelques individus, certains de la mouvance autonome, d’autres de la CGT ou du syndicalisme révolutionnaire. Donc pêle-mêle des militants trotskistes, anarchistes, autonomes, staliniens, et de la Gauche communiste… Le GIGC l’écrit lui-même : « Dès l’Appel de la TCI lancé, ses membres en France et nous-mêmes avons, de fait, constitué un comité dont les premières interventions eurent lieu, par voie de tracts, lors des manifestations de juin dernier à Paris et quelques villes de province ». (3) Il s’agit donc là d’une création totalement artificielle, véritablement hors-sol. Un comité, c’est tout autre chose.
En 1989, nous écrivions : « La période que nous vivons aujourd’hui voit, ici et là, au sein de la classe ouvrière, l’émergence de comités de lutte. Ce phénomène a commencé à se développer, en France au début de 1988 (au lendemain de la grande lutte à la SNCF). Depuis lors, plusieurs comités regroupant des ouvriers combatifs se sont formés dans différents secteurs (PTT, EDF, Enseignement, Santé, Sécurité Sociale, etc.) voire même, et de plus en plus, sur une base inter-sectorielle.
Signe du développement général de la lutte de classe et de la maturation de la prise de conscience qu’il engendre, ces comités correspondent à un besoin (ressenti de plus en plus largement parmi les ouvriers) de se regrouper pour réfléchir (tirer les leçons des luttes ouvrières passées) et agir (participer à toute lutte qui surgit) ensemble, sur leur propre terrain de classe, et cela hors du cadre imposé par la bourgeoisie (partis de gauche, groupes gauchistes et surtout syndicats).
C’est un tel comité (le “Comité pour l’extension des luttes” qui regroupe des ouvriers de différents secteurs de la fonction publique et dans lequel le CCI intervient régulièrement) qui est intervenu à plusieurs reprises dans le mouvement de luttes de l’automne 1988 ».
Il y avait donc, à ce moment là, la vie et l’expérience concrète de la classe. Evidemment, une organisation révolutionnaire doit encourager la création de ces comités, s’y investir, pousser en leur sein pour développer l’organisation et la conscience de la classe, mais elle ne peut les créer artificiellement, sans lien avec la réalité de la dynamique de la classe.
Aujourd’hui, il faut surveiller la situation sociale. La question de la guerre n’est pas le point de départ, le socle sur lequel la classe ouvrière se mobilise, ni ne se rassemble en comités de lutte ; par contre, il est tout à fait envisageable que la possibilité de formation de cercles de discussion ou de comités de lutte mûrisse, compte-tenu du développement en cours de la combativité ouvrière face à l’aggravation de la crise économique et de son cortège d’attaques aux conditions de vie. Et alors, faire le lien avec la guerre, défendre l’internationalisme, sera de la responsabilité des révolutionnaires.
D’ailleurs, c’est ce que font déjà tous les groupes de la Gauche communiste par la diffusion de leur presse et leurs éventuels tracts. Cette voix porterait plus loin, aurait une signification historique bien plus profonde, si tous ces groupes formaient un chœur, en portant ensemble un seul et même appel internationaliste.
Refusant une telle démarche au sein de la Gauche communiste, alors que l’Institut Onorato Damen, Internationalist Voice et le CCI ont été capables de voir qu’au-delà de leurs désaccords, ils portaient le même héritage internationaliste à défendre et à diffuser, la TCI préfère à la place créer, avec l’officine parasitaire du GIGC, des coquilles vides à Toronto, Montréal, Paris… en les appelant « comités ». Elle préfère se regrouper avec des groupes trotskistes, autonomes, anarchistes défendant la résistance et faire croire qu’il s’agit là d’un élargissement de la base internationaliste dans la classe.
La même erreur répétée encore et encore depuis 1991. Marx écrivait que l’histoire se répète, « la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce ». D’ailleurs, depuis la salle, un participant a par trois fois demandé quel bilan le comité faisait de l’expérience NWCW depuis 1991. La réponse du membre de la TCI au présidium a été hautement révélatrice : « Il n’y a pas besoin de faire un tel bilan. C’est comme les grèves, cela échoue et cela ne doit pas empêcher de recommencer ». Les révolutionnaires, comme toute la classe, doivent évidemment faire l’exact opposé : toujours débattre pour tirer les leçons des échecs passés. « L’autocritique, une autocritique impitoyable, cruelle, allant jusqu’au fond des choses, voilà l’air et la lumière sans lesquels le mouvement prolétarien ne peut vivre » disait Rosa Luxemburg en 1915. (4) Tirer les leçons des échecs de NWCW permettrait à la TCI de commencer à regarder en face ses errements.
Voilà ce que voulait souligner notre seconde intervention et qu’une participante dans la salle a mal comprise, y voyant une forme de sectarisme, quand il s’agissait de montrer que l’absence de principes dans ce regroupement qui n’a de comité que le nom venait non seulement ternir l’étendard internationaliste de la Gauche communiste mais aussi semer la confusion.
Durant cette réunion, le membre de la TCI au présidium a répété plusieurs fois, pour justifier cet appel au regroupement sans principe ni base réelle, que les forces de la Gauche communiste étaient isolées, se réduisant, selon lui, à « un pelé et trois tondus ». Par conséquent, ces comités permettaient de ne pas être seul et de pouvoir détenir une influence dans la classe.
Au-delà du fait qu’il y a là l’aveu de l’opportunisme le plus épuré, « oui, je m’allie avec n’importe qui et n’importe comment pour étendre mon influence », au-delà du fait que cette « influence » est illusoire, ces propos révèlent surtout la motivation réelle de la création de ces comités par la TCI : s’en servir comme instrument, comme « intermédiaire » entre la classe et elle. C’était déjà le cas en 2001 quand elle avait rejoint les comités NWCW au Royaume-Uni. Déjà en décembre 2001, nous écrivions un article intitulé « En défense des groupes de discussion », (5) pour nous opposer à l’idée développée par le Partito comunista internazionalista (aujourd’hui groupe italien affilié à la TCI), et reprise plus tard par la CWO, des « groupes d’usine », définis comme des « instruments du parti » pour gagner en implantation dans la classe et même pour « organiser » ses luttes. (6) Nous pensons qu’il s’agit d’une régression vers la notion de cellules d’entreprises comme base de l’organisation politique, défendue par l’Internationale communiste dans la phase de « bolchevisation », dans les années 1920, et à laquelle la Gauche communiste d’Italie s’est fortement opposée. La récente transformation de cette idée de groupes d’usine en appel à la constitution de groupes territoriaux, puis de groupes anti-guerre, en a changé la forme, mais pas vraiment le contenu. L’idée de la CWO selon laquelle NWCW pourrait devenir un centre organisé de la résistance de classe contre la guerre contient une certaine incompréhension de comment la conscience de classe se développe dans la période de décadence du capitalisme.
Évidemment, à côté de l’organisation politique proprement dite, il existe une tendance à la formation de groupes plus informels, lesquels se constituent aussi bien lors des luttes sur le lieu de travail qu’en opposition à la guerre capitaliste, mais de tels groupes, qui n’appartiennent pas à l’organisation politique communiste, restent des expressions d’une minorité qui cherche à se clarifier elle-même et à diffuser cette clarification dans la classe, et ne peuvent se substituer ou prétendre être les organisateurs de mouvements plus larges de la classe, un point sur lequel, à notre avis, la TCI reste ambiguë.
Or, la pratique actuelle de la TCI par la création artificielle de ces comités a des conséquences catastrophiques. Elle engendre la confusion sur l’internationalisme défendu par la Gauche communiste, elle brouille les frontières de classe entre les groupes de la Gauche communiste et la gauche du capital et, peut-être surtout, elle dévoie la réflexion et l’énergie des minorités en recherche vers une impasse activiste.
Toutes ces aventures que la TCI accumule, décennie après décennie, ont toujours mené à la catastrophe, celle de décourager ou de gaspiller l’effort actuellement immensément difficile et précieux du prolétariat à secréter des minorités en recherche des positions de classe.
Nous appelons donc encore une fois, publiquement, la TCI à travailler avec tous les autres groupes de la Gauche communiste qui le souhaitent pour brandir ensemble plus haut l’étendard prolétarien, défendre et faire vivre la tradition de la Gauche communiste.
CCI, 11 janvier 2023
1) « Communism Against the War Drive », disponible sur le site web de la TCI.
2) « L’intervention des révolutionnaires et la guerre en Irak » dans World revolution n° 264.
3) « Réunion publique à Paris du comité “pas de guerre, sauf la guerre de classe” », disponible sur le site web du GIGC.
4) La brochure de Junius (1915).
5) World revolution n° 250.
6) Le compte-rendu publié par la TCI de l’action du comité qu’elle a créé, encore avec le GIGC, à Montréal est à ce sujet édifiant.
Les grèves qui ont éclaté sur fond de colère immense en Grande-Bretagne, au mois de juin dernier, après des décennies d’attaques et d’atonie, ont marqué un changement d’état d’esprit très net au sein de la classe ouvrière : « Enough is enough ! » Les manifestations monstres contre la réforme des retraites en France, la multiplication des grèves et manifestations un peu partout dans le monde confirment la réalité d’une véritable rupture : les prolétaires refusent de subir de nouvelles attaques sans broncher ! Face à l’inflation, aux licenciements, aux « réformes », à la précarité, au mépris, à la dégradation continue des conditions de vie et de travail, le prolétariat relève la tête !
En France, croyant enterrer le mouvement rapidement, la bourgeoisie se heurte à une énorme mobilisation, à une colère profonde et durable.
Des rassemblements massifs en Espagne contre l’effondrement du système de soin et la dégradation des conditions de travail, avec des luttes et grèves dans différents secteurs se poursuivent.
En Allemagne, les prolétaires du secteur public et les postiers demandent des hausses de salaires. Le secteur des transports a été paralysé par une mega streik et la situation s’envenime plus largement au vu des négociations en cours entre le patronat et le syndicat IG Mettal qui encadre une colère montante.
En Grèce, la classe ouvrière a exprimé de manière explosive son indignation suite à un accident ferroviaire qui a coûté la vie à 57 personnes, révélant le manque de moyens, de personnels et le cynisme de la bourgeoisie qui voulait faire porter le chapeau à un lampiste pour se dédouaner d’une politique de coupes budgétaires massives et meurtrières.
Au Danemark, des grèves et manifestations ont éclaté contre la suppression d’un jour férié destiné à financer la hausse du budget militaire pour l’effort de guerre en Ukraine.
La liste des conflits sociaux pourrait être bien plus longue tant ils sont étendus et présents sur tous les continents.
Progressivement, le clivage entre exploiteurs et exploités, que la bourgeoisie a prétendu obsolète, réapparaît aux yeux des prolétaires, même si c’est une image encore très confuse et balbutiante. La crise économique qui s’approfondit, dans un monde de plus en plus fragmenté, accroît, en effet, la brutalité de l’exploitation de la force de travail et, en retour, engendre des réactions de luttes poussant à la solidarité et à la réflexion. Face à des conditions de travail dont les injustices criantes deviennent purement et simplement insupportables, les prolétaires, qu’ils soient du public ou du privé, en blouse bleue ou en blouse blanche, derrière une caisse ou un bureau, à l’usine ou au chômage, commencent à se reconnaître comme les victimes d’un même système et comme les acteurs d’un destin commun par la lutte. En somme, les prolétaires font, sans en avoir encore réellement conscience, leurs premiers pas pour se reconnaître comme une classe sociale : la classe ouvrière.
Mieux, encore : les prolétaires commencent à se tendre la main par-delà les frontières, comme on a pu le voir avec la grève des ouvriers d’une raffinerie belge en solidarité avec les travailleurs en France, ou la grève du « Mobilier national » en France, avant la venue (repoussée) de Charles III à Versailles, en solidarité avec « les travailleurs anglais qui sont en grève depuis des semaines pour des augmentations de salaires ». À travers ces expressions encore très embryonnaires de solidarité, les ouvriers commencent à se reconnaître comme une classe internationale : nous sommes tous dans le même bateau !
Mais si de nombreux pays sur tous les continents sont touchés par cette vague de fond, cela reste encore à des degrés très divers, avec des niveaux de fragilité, de mobilisation et de conscience très différents. La situation en cours vient, en fait, confirmer pleinement la distinction que l’on doit faire entre le vieux prolétariat des pays centraux, notamment de l’Europe occidentale, et celui de ses frères de classe dans les pays de la périphérie. Comme on a pu le voir en Chine ou en Iran, le manque d’expérience historique de la lutte, la présence de couches sociales intermédiaires plus importantes, le poids des mystifications démocratiques plus marqué, expose davantage les ouvriers aux risques de se noyer dans la colère de couches intermédiaires petites-bourgeoises et ultra-paupérisées. Voire d’être embrigadés derrière une fraction bourgeoise comme le montre la situation au Pérou.
Si les luttes conduisent à une lente réémergence de l’identité de classe, c’est bien en Europe occidentale qu’elle est le plus apparente, sur un terrain de classe et avec une conscience, certes encore faible, mais plus avancée : par les mots d’ordre, les méthodes de combat, le processus de maturation de la conscience dans des minorités en recherche de positions politiques prolétariennes, par la réflexion qui s’amorce plus largement au sein des masses ouvrières.
Le prolétariat effectue donc ses premiers pas dans une lutte de résistance face à la barbarie croissante et aux attaques brutales du capital. Quels que soient les résultats immédiats de telle ou telle lutte, victoires (toujours provisoires tant que le capitalisme n’aura pas été renversé) ou échecs, la classe ouvrière ouvre aujourd’hui la voie pour d’autres combats partout dans le monde. Aiguillonné par l’approfondissement de la crise du capitalisme et ses conséquences désastreuses, le prolétariat en lutte montre le chemin !
La responsabilité historique de la classe révolutionnaire face aux dangers que le système capitaliste fait peser sur toute l’humanité (climat, guerre, menaces nucléaires, pandémies, paupérisation…) devient plus intense et dramatique. Le monde capitaliste plonge dans un chaos de plus en plus sanglant, et ce processus, non seulement s’accélère fortement, mais s’expose désormais à la vue de tous. (1)
Déjà un an de guerre et de massacres en Ukraine ! Ce conflit barbare et destructeur se poursuit avec des combats interminables, comme le montre la polarisation meurtrière autour de Bakhmout, témoignage d’un tragique enlisement. Accumulant les ruines aux portes de l’Europe, ce conflit a déjà réussi l’exploit de dépasser les pertes humaines des soldats de « l’armée Rouge » tués pendant dix ans de guerre en Afghanistan (de 1979 à 1989) ! Pour les deux camps, les estimations portent déjà le nombre de morts à au moins 300 000 ! (2) La folie meurtrière en Ukraine révèle le visage hideux du capitalisme décadent dont le militarisme imprègne la moindre fibre.
Après la terrible secousse de la pandémie de Covid-19, sur fond de chaos, crise de surproduction, de pénuries et d’endettement massif, la guerre en Ukraine n’a fait que renforcer les pires effets de la décomposition du mode de production capitaliste, débouchant sur une accélération phénoménale du pourrissement de la société.
Guerre et militarisme, crise climatique, catastrophes en tout genre, désorganisation de l’économie mondiale, montée en puissance des idéologies les plus irrationnelles, effondrement des structures étatiques de soin, d’éducation, de transport… cette cascade de phénomènes catastrophiques semble non seulement s’aggraver dramatiquement, mais également s’entretenir, poussant les uns les autres dans une sorte de « tourbillon » mortifère au point de menacer la civilisation de destruction pure et simple.
L’actualité récente ne fait que confirmer davantage cette dynamique : la guerre accentue aussi la crise économique déjà très profonde. À une forte inflation, alimentée par la course aux armements, s’ajoute encore une nouvelle turbulence du secteur bancaire en Europe et aux États-Unis, marquée par la faillite de banques dont celle de la Silicon Valley Bank (SVB) en Californie et le sauvetage du Crédit Suisse avec un rachat forcé par UBS. Le spectre d’une crise financière plane de nouveau sur le monde ; tout cela, sur fond de désordre planétaire accentué, de concurrence effrénée, de guerre commerciale sans merci qui pousse les États à des politiques sans boussole, précipitant la fragmentation et les désastres, dont celui du réchauffement climatique n’est pas des moindres. (3) Ces catastrophes ne peuvent que conduire à de nouvelles convulsions et à une fuite en avant dans la crise, avec des phénomènes imprévisibles.
Tandis que la classe ouvrière s’engage sur le terrain de la lutte de classe, le système capitaliste ne peut que nous plonger dans la faillite et les destructions s’il n’est pas terrassé par le prolétariat. Ces deux pôles de la situation historique vont désormais se heurter et s’affronter davantage dans les années à venir. Cette évolution, malgré sa dynamique complexe, laissera apparaître plus nettement à terme la seule alternative historique possible : communisme ou destruction de l’humanité !
WH, 5 avril 2023
1) Y compris de la bourgeoisie qui, dans le dernier rapport sur les risques mondiaux du forum de Davos, a exposé de façon très lucide la catastrophe dans laquelle le capitalisme nous entraîne.
2) L’ONU a même révélé le fait d’exécutions sommaires dans les deux camps.
3) Dès la fin mars, en Espagne, de nouveaux incendies « typiques de l’été » ont déjà obligé l’évacuation de 1500 personnes !
« Une mobilisation de plus en plus violente » (The Times), « un feu qui fascine et qui détruit » (El pais), « Incendie devant la mairie de Bordeaux » (Der Spiegel)…
Les affrontements entre black-blocs et la police dans les manifestations contre la réforme des retraites ont fait les choux gras de nombreux journaux en Europe et ailleurs. Les médias étrangers ont également relayé les vidéos des poubelles brûlées, des vitrines brisées, des jets de projectiles ou de grenades, mettant habilement en scène un vrai décor d’apocalypse. Alors que, jusqu’à présent, le mouvement contre les retraites en France subissait un véritable black-out à l’international, les médias étrangers aux ordres sont soudainement sortis de leur torpeur pour déformer entièrement ce qui se passe dans les rues de toutes les villes de France depuis le milieu du mois de janvier.
Réduire le mouvement social à des émeutes destructrices, en réalité très minoritaires et marginales, tel a toujours été l’exercice dont se délectent les médias pour tenter de discréditer la lutte. L’écho de la lutte en France auprès de la classe ouvrière en Italie, au Royaume-Uni ou en Allemagne n’a fait qu’accentuer le zèle de la bourgeoisie pour véhiculer de grossiers mensonges.
Très loin des quelques rassemblements « d’incendiaires » (de poubelles...), ce sont pourtant des millions de personnes qui défilent, semaine après semaine, dans des cortèges chaleureux et toujours aussi déterminés à se battre et à repousser cette attaque. L’activation, le 16 mars, par le gouvernement, de l’article 49.3 de la Constitution, permettant l’adoption de la loi sans vote des députés, suivi, quelques jours plus tard, d’une intervention méprisante de Macron comparant les manifestants à des « factieux » semblables aux troupes haineuses et vociférantes de Trump ou Bolsonaro, ont même renforcé encore plus la colère et la volonté de faire reculer le gouvernement.
Lors de la neuvième journée de mobilisation, le 23 mars, de 2 à 3 millions de personnes étaient rassemblés : salariés, retraités, chômeurs, lycéens et étudiants… Tout le monde était dans la rue pour crier le refus toujours intact d’être exploités jusqu’à 64 ans. Les actes de violences aveugles de quelques centaines de black-blocs tournant en boucle sur les chaînes d’infos en continu et relayés à l’international, n’ont en réalité absolument rien à voir avec la nature de ce mouvement.
Ces actes stériles et inutiles servent justement de caution aux CRS, BRAV-M et autres porte-flingues de « l’ordre » des exploiteurs pour réprimer et faire régner la terreur. Tout cela dans le but de dissuader des travailleurs de rejoindre les manifestations et d’empêcher les rassemblements et les discussions.
Pour autant, la stratégie du pourrissement par la violence, sciemment orchestrée par le gouvernement, ne s’est pas avérée payante pour le moment. La massivité et la détermination lors des deux journées de mobilisation suivantes, le 28 mars et le 6 avril, étaient toujours au rendez-vous. Le déchaînement de brutalité de la police sur les manifestants a même amené des parties de la bourgeoisie mondiale, par l’intermédiaire du Conseil de l’Europe ou de l’ONU, à mettre en garde Macron et son gouvernement face à « l’usage excessif de la violence », la mort d’un manifestant pouvant avoir un impact retentissant dans l’ensemble du prolétariat en Europe de l’Ouest.
Ainsi, malgré les provocations, les multiples pièges tendus par le gouvernement, les syndicats et toutes les autres forces de la bourgeoisie, la lutte en France se poursuit ! La massivité, la combativité et la solidarité restent intactes. Ce qui n’est pas sans préoccuper des parties de la bourgeoisie française qui, face à l’isolement et au « jusqu’au boutisme » de Macron et son gouvernement cherchent résolument une porte de sortie. (1)
L’ampleur de ce mouvement est tel qu’il inspire les travailleurs dans plusieurs pays. En Italie, on se demande pourquoi « personne n’a levé le petit doigt » lors du passage de la retraite à 67 ans en 2011 ? Pourquoi n’avons-nous pas refusé de nous faire exploiter davantage comme le font, aujourd’hui, les travailleurs en France ? En Allemagne, les travailleurs des transports en grève ont affirmé ouvertement s’inspirer du mouvement en cours en France. Il en a été de même au Royaume-Uni ou encore en Tchéquie, également à propos des retraites. Ainsi, loin d’être une spécificité de « gaulois réfractaires », la lutte contre la réforme des retraites participe activement au développement de la combativité et de la réflexion de la classe ouvrière au niveau international.
Pourquoi ? Parce que c’est toute la classe ouvrière dans le monde qui est touchée par l’inflation, les attaques des gouvernements, la dégradation des conditions de vie, l’intensification de l’exploitation sur les lieux de travail.
C’est pour cela que le « enough is enough ! » scandé au Royaume-Uni depuis des mois par les travailleurs de nombreux secteurs, le « ça suffit ! » des manifestants en France, la réaction des travailleurs en Grèce suite à un accident ferroviaire … s’inscrivent tous dans le même mouvement de colère et de mécontentement international : Espagne, Allemagne, Grèce, Corée du Sud, Mexique, Chine, Italie… partout des grèves et des manifestations, partout la même lutte pour se défendre contre les pires effets de la crise du capitalisme.
Comme le montre l’écho international de la lutte en France, un embryon de liens naît, peu à peu, entre les travailleurs qui dépasse les frontières. Ces réflexes de solidarité sont l’exact opposé du monde capitaliste divisé en nations concurrentes vantant en permanence le culte de la patrie ! Ils rappellent tout au contraire le cri de ralliement de la classe ouvrière depuis 1848, celui du Manifeste communiste de Marx et Engels : « Les prolétaires n’ont pas de patrie ! Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».
Ainsi, les luttes actuelles sont le terrain le plus propice à la prise de conscience que « nous sommes tous dans le même wagon » comme le clamaient les manifestants en Grèce, dernièrement. Même si c’est un processus encore très fragile et confus, toutes ces luttes permettent de prendre peu à peu conscience qu’il est possible de lutter comme une force unie et collective, comme une classe, comme la classe ouvrière mondiale !
Si la combativité et la massivité à elles seules n’ont pas été en mesure de faire reculer la bourgeoisie, le seul fait de faire l’expérience de la lutte collective, de mesurer les impasses, se confronter aux pièges tendus par la bourgeoisie et de pouvoir y réfléchir pour en tirer les leçons est déjà une victoire et un pas supplémentaire pour les combats futurs : « Parfois les ouvriers triomphent ; mais c’est un triomphe éphémère. Le résultat véritable de leur lutte est moins le succès immédiat que l’union grandissante des travailleurs ». (2)
Toutes les semaines, dans les cortèges, des slogans sont exprimés tels que « Tu nous mets 64, on te re-Mai 68 », « Mars 2023 is the new Mai 68 ». De même, la lutte contre le CPE en 2006 revient dans toutes les têtes. (3) Ces expériences de l’histoire de la classe ouvrière sont très précieuses pour le développement des luttes. Elles forment une boussole permettant à la classe de trouver le chemin de l’extension et de l’unité de la lutte.
En 1968, le prolétariat en France avait contraint le gouvernement et les syndicats à un accord sur la hausse des salaires grâce à des débrayages massifs et la propagation des assemblées générales dans les usines et d’autres lieux de travail.
En 1969 et 1972, les mineurs au Royaume-Uni étaient également parvenus à créer un rapport de force favorable à la classe ouvrière en étant en mesure de sortir de la logique corporatiste par l’extension de la lutte : par dizaines et par centaines, ils s’étaient rendus dans les ports, les aciéries, les dépôts de charbon, les centrales, pour les bloquer et convaincre les ouvriers sur place de les rejoindre dans la lutte. Cette méthode devenue célèbre sous le nom de flying pickets (piquets volants) exprimait la force collective, celle de la solidarité et de l’unité de la classe ouvrière.
En 1980, la classe ouvrière en Pologne a fait trembler la bourgeoisie de tous les pays en se rassemblant dans d’immenses assemblées générales (les MKS), décidant des revendications et des actions de lutte, en ayant comme souci constant d’étendre la lutte.
En 2006, ce sont les assemblées générales organisées par les étudiants et ouvertes à tous (travailleurs, chômeurs, retraités…) qui étaient le poumon d’une lutte qui, face à sa dynamique d’extension, avait contraint le gouvernement Chirac à retirer le Contrat Première embauche (CPE).
Tous ces mouvements démontrent que la classe ouvrière peut repousser les attaques et faire reculer la classe dominante dès qu’elle est véritablement en mesure de prendre en main ses luttes afin de les étendre et les unifier sur la base de revendications et de moyens d’action communs.
Les black-out médiatiques sur la massivité de la lutte en France comme la diabolisation ultra-médiatisée des violences minoritaires visent justement à empêcher le prolétariat de renouer avec ce passé lui permettant de prendre conscience de ses forces. C’est pour cela qu’aujourd’hui, le développement de véritables lieux de débats, tels que les assemblées générales souveraines et ouvertes à tous, doit être défendu comme moyen d’action, comme le moyen par excellence permettant de réfléchir à comment développer et unifier les luttes. La réappropriation des leçons des luttes du passé est un jalon fondamental de ce processus et, plus largement, de la récupération de la conscience d’appartenir à une seule et même classe portant en elle-même la force de renverser l’ordre capitaliste.
Vincent, 7 avril 2023
1) Depuis des semaines, les syndicats ne cessent de tendre la main au gouvernement pour tenter de calmer le mouvement. Mais ce dernier reste pour le moment « droit dans ses bottes ».
2) Marx et Engels, Manifeste communiste (1848).
3) Bien qu’elle n’ait pas la même signification, ni la même portée historique que Mai 68.
Face à la détermination des ouvriers en France, la bourgeoisie multiplie les chausse-trappes et les pièges : provocations éhontées du gouvernement, fausses espérances dans une « issue institutionnelle » ou le « dialogue social »… de gauche comme de droite, la bourgeoisie fait tout pour conduire la lutte dans une impasse. Ces dernières semaines, c’est la violence décomplexée de la police qui a été surtout utilisée et dont les images ont fait le tour du monde.
La violence et les provocations policières sont de grands classiques du maintien de l’ordre. Après avoir misé, en vain, sur un épuisement provoqué par la perte répétée de journées de salaire, Macron et son gouvernement jouent désormais la carte de l’instrumentalisation de la violence aveugle et stérile des black-blocs. Ce qui leur permet d’orchestrer sciemment une vaste entreprise de provocations policières et de répression sur l’ensemble des manifestants et des travailleurs en grève.
Tout a été fait, par exemple, pour que les manifestations du 28 mars tournent à l’affrontement violent et massif avec les forces de l’ordre. Il y a d’abord eu les provocations verbales de Macron à l’encontre des « factieux », présentant les manifestants comme une horde de voyous. Ensuite, les vidéos et enregistrements très choquants inondant les réseaux sociaux dans lesquels des flics agressent, intimident, humilient des manifestants, notamment les plus jeunes. Enfin, des gamins se retrouvant entre la vie et la mort à Sainte-Soline, blessés par des armes de guerre, après que les secours aient été empêchés d’intervenir par la préfecture. Ces provocations étaient insupportables et le risque devenait grand que le sentiment à l’égard des forces de l’ordre ne s’arrête pas aux slogans : « Tout le monde déteste la police ! » mais qu’il se transforme en batailles de rue chaotiques et barricades incendiaires.
Pourtant, le 28 mars, les manifestations se sont déroulées dans le calme, la colère grondant d’un bout à l’autre des cortèges mais avec des échauffourées ponctuelles et marginales de quelques dizaines de personnes. Même chose, mais plus calme encore, le 6 avril. La classe ouvrière n’est pas tombée dans le piège !
Car il s’agissait bien d’un piège : la bourgeoisie a tout fait pour exacerber la colère de ceux qui se mobilisent dans les mouvements sociaux, laissant ses flics agir impunément et en le faisant savoir : pas de sanctions, pas de suspension, un ministre de l’Intérieur cynique et arrogant dont la morgue n’a guère de concurrence ailleurs qu’à l’Élysée ! Dès lors, le message était clair : la prochaine fois ce sera pire, la prochaine fois ce sera la guerre et on vous aura prévenus !
Les manifestants auraient pu prendre peur massivement, les parents retenir leurs enfants, lycéens ou étudiants, et la bourgeoisie se serait gaussée d’une mobilisation « sur le déclin ». Une partie des manifestants aurait aussi pu se laisser entraîner dans l’affrontement direct avec la police, la bourgeoisie aurait eu une belle occasion de dire que tout mouvement social finit toujours par la destruction et le chaos et que seul l’État et sa police peuvent garantir la « sécurité et la paix ».
La bourgeoisie ne se contente toutefois pas d’exercer la terreur et de pousser aux affrontements stériles, elle a entre les mains une arme très efficace et dangereuse à travers son idéologie « démocratique » et ses syndicats. En effet, ces derniers se présentent comme responsables, comme les garants de manifestations pacifiques et des luttes efficaces. En réalité, non seulement ils collaborent de manière classique en partenariat avec la préfecture et les flics pour préparer les cortèges, mais en plus ils assurent eux-mêmes un service d’ordre, organisent les manifestations de manière à bien les saucissonner, à les segmenter par secteur, profession, catégorie, chacun derrière sa banderole, encadré par son syndicat et ses sonos pour empêcher les discussions et couper court à toutes autres initiatives que celles qu’ils ont orchestrées.
Bien sûr, une autre face de cette médaille est celle des partis de gauche et les médias bourgeois qui cherchent à distiller un poison dans la tête des ouvriers : faire croire qu’il pourrait exister une « police au service du peuple » agissant dans le cadre d’une « déontologie irréprochable ». Ce sont des mensonges !
Les syndicats, comme la police, sont des organes d’État. Ils sont fondamentalement au service du fer de lance de la défense de l’ordre bourgeois et de l’exploitation.
Face à la répression : unité et solidarité !
La lutte de classe n’a rien à voir avec la violence aveugle et minoritaire qui s’exprime actuellement dans les quelques affrontements avec les forces de répression, pas plus qu’elle ne s’inscrit dans les illusions d’un capitalisme plus « humain » et prétendument plus « démocratique ».
La force de la classe ouvrière réside dans sa lutte collective et massive, terreau dans lequel pourra se renforcer sa conscience d’être une classe révolutionnaire, capable d’imposer un réel rapport de force avec la classe dominante, de répondre massivement et solidairement à la répression, pas de brûler des poubelles ou chasser un peloton de CRS d’une avenue.
La bourgeoisie le sait bien et elle cherche par tous les moyens à empêcher ce processus en essayant de provoquer des réactions de colère aveugle qui servent d’exutoires et qu’elle sait parfaitement canaliser.
GD, 4 avril 2023
Le thème de la « taxation des super-profits » s’est glissé dans les discours de nombreux politiciens, dans la presse et même dans la bouche d’économistes médiatiques. Les dividendes des actionnaires du CAC-40 en France, les profits de TotalEnergies, LVMH, Engie, Arcelor Mittal, ceux des grands distributeurs d’énergie en Allemagne, en Italie ou en Grande-Bretagne, comme Shell, BP, British Gas… tous enregistrent des records. Ainsi, TotalEnergie a doublé son bénéfice net au deuxième trimestre 2022. Au Royaume-uni, le groupe Shell a engrangé un bénéfice de 40 milliards de dollars. Les cent plus grandes entreprises allemandes connaissent un revenu record de 1 800 milliards d’euros par rapport à la même période, l’année dernière. Le géant mondial des transports de marchandises CMA CGM a augmenté de 7,2 milliards de dollars le sien pour le premier trimestre 2022, soit une hausse de près de 243 % !
Cette situation, qui accentue les écarts et inégalités sociales, s’accompagne d’une exhibition écœurante de certains revenus alors que les salaires des travailleurs stagnent, quand ils ne régressent pas. La précarité est devenue la norme et l’inflation plonge dans la pauvreté une masse croissante d’ouvriers. (1)
Face à cette situation de dégradation constante, la taxation des super-profits est présentée comme une solution possible ou comme un des moyens pour répondre à la crise. Le Bundestag et d’autres chambres parlementaires en Europe ont ainsi été amenés à prévoir ce type de taxe, principalement sur les profits liés au secteur de l’énergie. Dans ses discours, le Président Macron, préférant bannir toute référence au lexique du gauchisme, évoquait par exemple la possibilité de taxer les « bénéfices indus » des grands énergéticiens. Il s’agissait probablement de rendre moins insupportable aux yeux des ouvriers l’utilisation forcée de leur véhicule, notamment pour les plus précaires, et répondre idéologiquement à ce qui est vécu comme une véritable injustice : « les riches se gavent pendant qu’on peine de plus en plus à faire le plein ».
Une telle propagande, dans la bouche d’autres dirigeants européens du même acabit, en pleine crise économique et dans un contexte de forte poussée inflationniste, témoigne d’ailleurs plus largement de l’inquiétude de la bourgeoisie face à une situation sociale de plus en plus tendue. Du fait de la poussée des luttes dans le monde, la bourgeoisie est obligée d’accorder quelques miettes. Mais ce qu’elle va lâcher d’une main, elle le reprendra aussitôt et inévitablement de l’autre.
Toutefois, au-delà de ces inquiétudes, le danger pour la classe ouvrière est celui d’une mystification en apparence plus radicale portée par la gauche, les syndicats et surtout par les gauchistes, comme les organisations trotskistes. En France, à la fin du mois d’août 2022, la NUPES organisait déjà une pétition intitulée : « taxons les super-profits ». Dans bon nombre de leurs discours, les députés LFI, de Manuel Bompard à François Ruffin, soulignaient la nécessité d’une taxation comme réponse à la crise sociale.
Cette idée était le créneau idéologique quasi exclusif des gauchistes, il y a encore quelques années. Comme ceux de LO (Lutte ouvrière), dont le slogan démagogique se résumait souvent à « faire payer les riches », sorte de variante des discours staliniens du passé qui se présentaient comme les « ennemis des trusts », exploitant au passage le vieux mythe des « 200 familles ». (2) Cette idée ancienne de « prendre aux riches » était aussi véhiculée par d’autres propagandistes, comme ceux d’Attac, qui préconisent toujours une application de la taxe Tobin. (3) En somme, malgré les contradictions irréversibles du capitalisme, sa faillite historique, il serait possible de « soulager les travailleurs » par une « juste redistribution des richesses ».
Mais aujourd’hui, ces anciens discours de l’extrême-gauche, recyclés face à la réflexion au sein de minorités ouvrières plus conscientes et plus combatives, ne suffisent plus. Alors que la gauche classique perpétue son idéologie de « redistribution » et de « régulation » par l’État, les gauchistes s’obligent désormais à parler de la « nécessité de renverser le système ».
Pour LO, cette taxation devient désormais une « supercherie ».Un groupe comme Révolution Permanente, scission du NPA, critique lui aussi ce slogan qui « ne permet pas de s’attaquer à la propriété privée capitaliste ». Sans pour autant abandonner les vieilles platitudes « réformistes » comme l’« indexation des salaires sur l’inflation […] pour unir notre classe » prouvant par là que cette nouvelle boutique gauchiste ne souhaite en aucun cas remettre en cause l’exploitation salariée.
Derrière l’apparente radicalité de ses discours, se cache la défense acharnée du capitalisme d’État sous les traits « d’expropriations » qui permettraient de construire un soi-disant « État ouvrier ». Les organisations gauchistes ne se démarquent absolument pas des conceptions véhiculées par la gauche classique, consistant à entretenir l’illusion de constituer un État « au-dessus des classes », capable de « réguler l’économie au service des travailleurs ». Par conséquent, loin d’être au service de l’émancipation des travailleurs, la gauche et l’extrême-gauche demeureront toujours dans le camp bourgeois au service de la conservation du capitalisme.
Le monde capitaliste s’enfonce inexorablement dans une guerre économique de plus en plus aiguë, sur fond d’endettement massif. Toutes les entreprises et toutes les nations se battent les unes contre les autres pour maintenir leur compétitivité face à une concurrence acharnée. Pour survivre dans cette jungle, il n’y a pas cent chemins : il faut accumuler le maximum de capital en pressurant les travailleurs pour baisser les coûts de production. Contrairement à des mythes tenaces, comme celui des « Trente Glorieuses », le capitalisme n’a jamais et ne pourra jamais « redistribuer justement la richesse », ce serait se vouer à la ruine. Avec la crise généralisée du système, il n’est même pas pensable d’octroyer la moindre réforme en faveur des ouvriers. La seule perspective que peut proposer le capitalisme au prolétariat, c’est une dégradation permanente des conditions de vie et de travail des ouvriers.
Voilà ce que cherche à dissimuler la propagande sur la « taxation des profits » ! Aussi sophistiqué qu’il puisse l’être dans la bouche des économistes « de gauche », ce mensonge n’a pour unique fonction que de bourrer le crâne des ouvriers d’illusions sur la « sortie de la crise ». Le capitalisme n’a aucune vocation philanthropique, il est conforme à sa nature : accumuler du capital et réaliser du profit par la sueur des travailleurs.
L’idée martelée autrefois par les gauchistes, notamment des trotskistes, de « taxer les riches » pour investir un « argent qui dort » et prétendre investir dans l’école, la santé, etc. en vue d’un monde meilleur sous la houlette d’un État démocratiquement contrôlé par les ouvriers est un pur mensonge. Contrairement à ce qu’ils veulent nous faire croire, le capitalisme ne peut nullement surmonter ses contradictions insolubles qui génèrent une crise de surproduction permanente et un endettement devenu abyssal. Le « modèle » de « redistribution » fantasmé, ou celui d’un contrôle étatique assimilé frauduleusement à du « communisme », reste en réalité celui du capitalisme d’État stalinien ! Un « modèle » de gestion capitaliste dont tous les politiciens d’extrême-gauche sont encore porteurs et nostalgiques.
Contrairement à la croyance en la possibilité d’agir pour un État plus « social », la réalité est que l’État représente le fer de lance de la bourgeoisie. La bourgeoisie se plaît à dépeindre des États soumis aux grandes firmes transnationales. Mais le rapport de force entre la bourgeoisie « privée » et l’État est strictement inverse : sans le contrôle étatique étroit de la production et du commerce à tous les niveaux, sans appareil réglementaire sophistiqué (favorisant les passe-droits fiscaux), sans l’armée de fonctionnaires pour former ou soigner les travailleurs, sans l’influence impérialiste des États, les entreprises, petites ou milliardaires, ne seraient rien. Il suffit de voir comment un mégalomane richissime comme Elon Musk est entièrement dépendant des commandes et du bon vouloir de l’État américain pour s’en convaincre.
L’État bourgeois n’est donc pas un lieu neutre de pouvoir à conquérir, c’est l’instrument principal d’exploitation et de la domination de la bourgeoisie sur la société. Il est, à ce titre, le principal ennemi de classe à abattre.
Le mythe de l’État « protecteur » a la vie dure. Fer de lance de toutes les attaques, c’est en son nom que sont menées les « réformes » qui dégradent nos conditions de vie. En réalité, l’État a pour seule fonction de garantir l’ordre qui permet d’exploiter au mieux la force de travail : toute idée de « régulation » de « redistribution » ou de « contrôle ouvrier » n’est qu’un leurre.
Les prolétaires n’ont pas le choix : ils doivent mener le combat le plus unitaire et le plus large possible. Pour cela, ils doivent commencer par rester sourds au vacarme médiatique, mais aussi et surtout à ceux des faux amis que sont les gauchistes et les syndicats qui prétendent qu’il est possible de réformer ou contrôler l’État en faveur des travailleurs. Les plus dangereux ennemis sont ceux qui derrière le masque de la justice, voire celui de la révolution, restent les derniers remparts de l’État bourgeois.
WH, 17 mars 2023
1) Ces bénéfices records ne sont pas pour autant les signes d’une bonne santé de l’économie. Ils s’expliquent essentiellement par la flambée des prix des hydrocarbures, la spéculation et la baisse des coûts de production, en particulier du fait de l’intensification de l’exploitation de la force de travail et des bas salaires maintenus pour l’ensemble des prolétaires.
2) Ce mythe apparaît à la fin du Second Empire, laissant entendre que le pouvoir politique en France et celui de l’argent, via le système bancaire et le crédit, serait aux mains de quelques « 200 familles » extrêmement riches.
3) L’économiste américain, James Tobin, proposait en 1972 une taxation des opérations de change par un prélèvement de l’ordre de 0,05 % à 1 %.
À de multiples occasions, lors de catastrophes climatiques ou industrielles causant de nombreuses victimes, le CCI a systématiquement dénoncé les larmes de crocodile des gouvernants, des responsables politiques ou économiques qui, toujours, invoquent la « fatalité », la faute à pas de chance, des « erreurs humaines », l’ « irresponsabilité » de tel ou tel technicien, salarié ou structure locale en charge de l’entretien, ou encore l’ « imprévisibilité » d’épisodes climatiques…
À chaque fois, face à de telles catastrophes, inondations, feux de forêt gigantesques, effondrement d’un pont, comme à Gênes, chute d’un téléphérique, effondrement d’une usine, coulée de boue, etc. (et ces événements tragiques se sont accélérés au fil des années), l’hypocrisie et le cynisme éhontés de la bourgeoisie sont sans borne. Elle a toujours cherché à désigner un bouc-émissaire idéal, tenté de trouver une explication boiteuse pour justifier l’injustifiable, pour faire oublier qui sont les véritables responsables : les représentants et défenseurs d’un système capitaliste déliquescent, à l’agonie, qui transpire la mort par tous ses pores, partout dans le monde.
Aujourd’hui encore, en Grèce, avec la catastrophe ferroviaire de deux trains se percutant frontalement, gouvernement et sociétés ferroviaires ont tenté de faire porter le chapeau à un chef de gare lampiste, inexpérimenté, qui a fait une erreur fatale qu’il a lui-même reconnue et assumée.
Mais, à la différence d’autres accidents tout aussi dramatiques, y compris en Grèce au moment des incendies gigantesques de 2018 et 2021 ayant occasionné des dizaines de morts, le choc, la douleur et la tristesse de la population, face au décès de ces 57 victimes, ne se sont pas cantonnés au recueillement intime, à des hommages solennels sous l’égide de l’État bourgeois, ne se sont pas retournés contre ce chef de gare désigné « coupable » par le gouvernement et par le premier ministre Mitsotakis.
Refusant la « fatalité », l’indignation et l’immense colère de la majeure partie de la population, surtout de la classe ouvrière, a explosé dans la rue, à Athènes, à Thessalonique, dans les entreprises, dans des manifestations massives regroupant des dizaines de milliers de personnes, par des grèves spontanées chez les cheminots, avec un appel à cesser le travail le mercredi 8 mars dans une grande partie des secteurs public et privé, de la santé aux enseignants, aux marins, aux travailleurs du métro, aux étudiants… du jamais vu depuis plus de dix ans !
Comme en Grande-Bretagne depuis plus de neuf mois, comme en France aujourd’hui face à la réforme des retraites, la classe ouvrière en Grèce crie à son tour : « trop c’est trop ! » La coupe est pleine !
Face à la déliquescence des services publics, suite aux plans d’austérité depuis plus de dix ans, la rue a répondu au pouvoir par ce slogan entendu dans tous les rassemblements : « Ce n’était pas une erreur humaine, ce n’était pas un accident, c’était un crime ». « À bas les gouvernements assassins ! » « Mitsotakis, ministre du crime »… La publication des excuses penaudes du premier ministre Mitsotakis suite à ses minables premières déclarations sur l’ « erreur humaine » du chef de gare, ont été vécues comme une provocation supplémentaire, entraînant spontanément dans la rue plus de 12 000 personnes.
La classe ouvrière en Grèce crie sa solidarité avec toutes les victimes de l’exploitation capitaliste, son refus de payer la crise, son refus des plans d’austérité à répétition, ou de l’allongement de la durée de travail comme en France, son refus de mourir en utilisant les transports du quotidien qui sont devenus des engins de mort : manque de personnel, délabrement des infrastructures, bus ou trains en ruine, systèmes de sécurité absents ou obsolètes, pénurie de matériel… « Cet accident de train, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Rien ne fonctionne en Grèce. L’éducation, le système de santé, les transports publics, tout est en ruine. Ce gouvernement n’a rien fait pour redresser cette situation intolérable dans le secteur public, mais il a dépensé de l’argent pour l’armée et la police ! » (une enseignante grecque).
C’est la réalité quotidienne du monde capitaliste, de l’aggravation de nos conditions de vie, de travail, partout, dans tous les pays !
Cette combativité massive de la classe ouvrière aujourd’hui en Grèce rejoint celle du prolétariat en France, en Grande-Bretagne, qui se bat et se mobilise déjà depuis des semaines, des mois, par des luttes qui expriment une grande colère et détermination.
L’indignation face à l’hypocrisie de l’État, face à la recherche effrénée du profit des entreprises privatisées ou non, exprime la même colère, la même solidarité, le même refus de courber l’échine, de subir encore et encore l’exploitation et payer de sa vie la décomposition au quotidien du système capitaliste putride.
C’est le même « réflexe » de classe qui resurgit ici en Grèce, dans la continuité des autres expressions massives de colère partout dans le monde face à la crise, à la gabegie et l’incurie de l’État. Là aussi, cela faisait des années que la combativité ouvrière en Grèce ne s’était pas exprimée à un tel niveau.
Ce « réflexe » de solidarité dans les rangs ouvriers vient rompre avec des années de repli sur soi, d’apathie ou d’expectative pour la classe ouvrière. Un exemple parlant et hautement significatif : lors de la journée de grève du 8 mars, à Athènes, les salariés des transports publics, en grève, ont décidé de faire fonctionner des bus et lignes de métros quelques heures, afin de faciliter le transport et la participation des manifestants aux rassemblements ! Voilà comment la lutte peut faire vivre la mobilisation, la solidarité, à l’inverse des « blocages » proposés par les syndicats comme en France !
La bourgeoisie, en Grèce, déstabilisée un temps par la réaction massive des ouvriers, tente bien sûr de limiter la mobilisation et la réflexion : elle crie haro sur la corruption, le clientélisme, le recul de l’ « État de droit », l’austérité, appelle à la mobilisation électorale pour les prochaines élections législatives ! Tout est bon pour botter en touche et masquer la réalité de la décomposition du monde capitaliste et sa véritable responsabilité, en Grèce comme partout.
Mais quelle que soit la suite de ce mouvement de lutte, son expression ouverte aujourd’hui, massive, solidaire, est déjà une victoire, une étape, qui participe directement au renouveau de la lutte ouvrière internationale.
Stopio, 10 mars 2023
« […] tant que le capitalisme existe, il y aura des luttes ouvrières. C’était le cas dans la phase ascendante du capitalisme. Et aussi, dans la période de décadence (à partir de 1914 environ, et cela était vrai même pendant la période de la contre-révolution. Et même au début de la période COVID, il y avait des luttes ouvrières, en Italie, aux États-Unis, etc. […]
Alors je me demande : les grèves sont-elles en elles-mêmes, aussi positives soient-elles, l’indice d’une reprise générale de la lutte ouvrière ? Les grèves ne peuvent-elles pas parfois être l’expression du désespoir, du doute ? […] quels sont les critères pour déterminer qu’une lutte ouvrière particulière représente un véritable renouveau de la lutte ouvrière, une lutte qui offre une perspective ? » C.
Le point soulevé par le camarade est crucial pour l’intervention des révolutionnaires dans la lutte de classe : comment identifier la signification d’une lutte, « une lutte qui offre une perspective » ? Certes, il n’existe pas de critères absolus pour déterminer si une grève particulière représente « un véritable renouveau de la lutte ouvrière ». Cependant, il faut se garder d’une appréhension empirique d’un tel mouvement car, dans de nombreux cas, les apparences peuvent être trompeuses. Pour saisir sa signification réelle, l’analyse doit aller au-delà des caractéristiques superficielles et partir d’un cadre d’évaluation qui prend en compte :
– D’abord, les caractéristiques de la période historique dans laquelle il se déroule : expansion ou déclin du capitalisme, certes. Mais, plus important dans le capitalisme décadent actuel, s’agit-il d’une période caractérisée par une tendance globale à la contre-révolution ou au contraire par l’ouverture d’un cours vers d’importants affrontements de classe ?
– Ensuite, l’appréciation du rapport de force entre la bourgeoisie et le prolétariat dans une période historique particulière : quelle est la dynamique de la lutte de classe au niveau de son extension, unification ou politisation ? Quel est l’impact des manœuvres et des obstacles idéologiques mis en place par la bourgeoisie ?
Un tel cadre permet d’estimer l’évolution du facteur subjectif au sein de la classe, d’apprécier le niveau de conscience du prolétariat.
Dans la période présente de décadence du capitalisme, le cours général vers la défaite ou au contraire vers un renforcement du mouvement prolétarien est un point de référence capital pour évaluer les potentialités d’une lutte particulière, quelle que soit son apparence radicale à première vue. Il permet de prendre en compte le niveau de conscience dans les masses ouvrières au-delà de la simple combativité ou même le nombre d’ouvriers en lutte.
Quelques exemples historiques le démontrent. En mai-juin 1936, une immense vague de grèves et d’occupations d’usines déferlait sur la France : deux millions et demi de travailleurs de tous les secteurs, privés et publics, et de toutes les industries et services se mettent en lutte de sorte que Trotsky écrivait le 9 juin 1936 que « la révolution française a commencé ». En réalité, le prolétariat commençait au contraire à être enrôlé derrière l’idéologie bourgeoise de l’antifascisme. Une idéologie qui allait le mener à la défaite et vers la guerre. Ce mouvement se situait dans une dynamique générale du combat défavorable. Après la défaite de la Révolution allemande et d’autres mouvements massifs en Europe occidentale, après la victoire du Stalinisme en Russie, la contre-révolution triomphait et la conscience de classe subissait un recul profond parmi les prolétaires. Dès lors, malgré des gains temporaires tels que des augmentations de salaires, la semaine de 40 heures et les congés payés, le mouvement de 1936 s’est rapidement transformé en hymne nationaliste et en soutien au gouvernement du Front populaire, qui conduira à une mobilisation des travailleurs pour préparer la guerre mondiale.
Le 23 octobre 1956, des étudiants et de jeunes ouvriers organisent une manifestation à Budapest pour exprimer leur solidarité avec un soulèvement ouvrier réprimé dans le sang à Poznan en Pologne. Le 25, les ouvriers de tous les centres industriels de Hongrie rejoignent les protestations, se mettent en grève et forment spontanément des conseils ouvriers : un développement spectaculaire qui semble annoncer le début d’une révolution prolétarienne. Or, dans les années 1950 et 1960, le prolétariat, atomisé par la Seconde Guerre mondiale, restait toujours globalement mobilisé derrière la classe dirigeante démocratique ou stalinienne. Aussi, après les premières mobilisations, la bourgeoisie pouvait bénéficier des illusions démocratiques qui minaient la conscience ouvrière. Elle pouvait ainsi contrôler le mouvement. Le 27, elle installait un gouvernement « progressiste » dirigé par Imre Nagy, qui lança immédiatement une contre-offensive en démantelant la police de sécurité détestée, en promettant des réformes démocratiques et en appelant au rétablissement de l’ordre. Rapidement, les conseils ouvriers baignés d’illusions exprimaient leur soutien au gouvernement Nagy en décidant de mettre fin aux grèves et de reprendre le travail.
Lorsque le mouvement de grève de Mai 68 éclate en France, les conditions historiques ont radicalement changé. Son terreau est constitué par les premiers signes du retour de la crise historique du capitalisme et il est initié par une nouvelle génération de travailleurs, qui n’avait pas subi les événements horribles de la contre-révolution. Ce contexte permet au prolétariat de sortir de la chape de plomb stalinienne et de tenter de renouer à travers le renouveau des luttes avec son expérience passée, en prenant conscience du besoin de la lutte au plan historique. Alors qu’il s’agissait de la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier international, impliquant au moins neuf millions de travailleurs, les médias et les intellectuels bourgeois minimisaient son importance et mettaient en exergue la révolte étudiante.
L’apparence moins spectaculaire de la vague de grèves masquait en réalité un événement de la plus haute importance, qui a marqué la fin à la période de contre-révolution, a annoncé la résurgence historique de la lutte des classes à l’échelle mondiale durant les deux décennies suivantes, a amorcé une prise de conscience et a suscité un intérêt massif dans un vaste milieu pour les écrits de militants du mouvement ouvrier révolutionnaire.
Avec les nombreuses luttes dans le prolongement du mouvement de Mai 1968, qui ouvrait la voie à une dynamique vers des affrontements de classe décisifs et un processus conscient, le rapport de force était initialement en faveur du prolétariat et cela a été mis en évidence lorsque les ouvriers de Pologne ont posé la question de la politisation ouverte de la lutte, impliquant une confrontation avec l’État bourgeois.
Cependant, la classe ouvrière, dans les pays centraux du capitalisme en particulier, n’a pas réussi à prendre la question à bras le corps dans les années 1980 en élevant son niveau de conscience de classe. Malgré de nombreuses luttes, elle n’a pas su sortir du cadre syndical et porter sa lutte au niveau d’un affrontement ouvert classe contre classe, perdant dès lors son avantage dans le rapport de force avec la bourgeoisie, tout en empêchant néanmoins par sa combativité cette dernière d’imposer sa solution à la crise, la guerre mondiale.
Cette situation contradictoire aboutit finalement à une impasse, puisque ni la bourgeoisie ni le prolétariat ne réussissaient à imposer leur perspective. Après l’effondrement du bloc de l’Est, la campagne idéologique sur la « mort du communisme » et la « victoire finale de la démocratie », ainsi que l’ouverture de la phase de décomposition avec un pourrissement accéléré de la société ont conduit à un reflux de la lutte des classes, induisant un recul de la conscience dans la classe, un rapport de force devenant défavorable pour le prolétariat : « la décomposition du capitalisme a profondément affecté les dimensions essentielles de la lutte de classe : l’action collective, la solidarité, le besoin d’organisation, les relations qui sous-tendent toute vie en société et qui s’effondrent de plus en plus, la confiance en l’avenir et en ses propres forces, la conscience, la lucidité, la cohérence et l’unité de la pensée, le goût de la théorie ». (1)
Tandis que la tendance existait de sous-estimer l’ampleur de ce reflux et de prédire prématurément, comme en 2003, la fin du recul de la lutte ouvrière, les mouvements prolétariens étaient freinés d’abord par une emprise croissante des syndicats dans les années 1990 et menacés plus généralement par les effets délétères de la pression de l’individualisme et du chacun pour soi ou par leur dissolution dans des révoltes populaires et interclassistes, comme lors du « printemps arabe » en 2010-11 ou avec le mouvement des « gilets jaunes » en 2018-19.
Des manifestations de résistance prolétarienne contre la crise économique ont surgi durant ces années, comme le mouvement anti-CPE en 2006 en France ou le mouvement des Indignados en Espagne (2011), mais ils n’ont pu marquer la fin de la profonde retraite dans la mesure où ils n’étaient pas assez puissants et surtout conscients pour imposer une alternative sur un terrain de classe face aux attaques du capitalisme.
Contrairement aux décennies précédentes, la vague de lutte actuelle, qui a débuté au Royaume-Uni, marque une rupture significative avec les trente années précédentes. Au-delà des expressions immédiates, le contexte dans lequel ces luttes se développent met en évidence leur signification profonde :
– malgré la pression de la décomposition stimulant la recherche de solutions individuelles ou les révoltes interclassistes et populistes,
– malgré les deux années de pandémie de Covid, qui ont rendu plus difficile le rassemblement des travailleurs pour la lutte ;
– malgré le « tourbillon » actuel des effets de la décomposition capitaliste (pandémie, catastrophe écologique, perturbations économiques, etc.), au sein duquel la guerre en Ukraine en particulier tend à amplifier l’impuissance face à la barbarie croissante,
Les travailleurs sont arrivés à la conclusion que « trop c’est trop » et que le seul moyen d’y mettre fin est de se mobiliser sur leur terrain de classe pour défendre leurs conditions de vie et de travail. En fait, l’expansion de cette vague ne peut être comprise que comme la modification de l’état d’esprit dans les masses, comme le résultat d’un long processus de maturation souterraine au sein de la classe, de désillusion et de désengagement vis-à-vis des principaux thèmes de l’idéologie bourgeoise.
Plus particulièrement, il est particulièrement significatif que la classe ouvrière britannique se soit trouvé à l’avant-garde de cette rupture :
– alors que la défaite de la grève des mineurs, en 1984-85, lui avait porté un coup sévère et avait pesé sur sa combativité et fortement sur sa conscience ces dernières décennies,
– alors que la campagne populiste intensive du Brexit, avait créé de profondes divisions dans ses rangs entre « remainers » et « leavers » (pro et anti UE),
le prolétariat d’Angleterre, sous la pression de l’impact généralisé de la crise économique et des lourdes atteintes à ses conditions de vie, a relevé la tête et s’est résolument engagé dans le combat.
À l’instar de Mai 68 (mais dans un contexte différent), l’actuel mouvement international indique une tendance à amorcer une réflexion en profondeur et à retrouver progressivement les repères qui mènent, à terme, au retour de son identité de classe. Il exprime une rupture avec une longue période de reflux, caractérisée par la désorientation, par une réduction de la conscience dans la classe et par des luttes ouvrières bien souvent complètement isolées les unes des autres. Malgré leurs faiblesses, la simultanéité même des luttes actuelles (dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest, mais aussi en Corée ou aux États-Unis) souligne une fois de plus la réalité que, pour qu’une lutte soit couronnée de succès, elle doit se développer en un mouvement commun et uni dans toute la classe. La vague actuelle montre non seulement un développement de la combativité mais aussi un retour de la confiance des ouvriers dans leur propre force en tant que classe et une réflexion en profondeur (même si nous ne sommes qu’au tout début de ce processus difficile).
À travers les exemples de l’histoire du mouvement ouvrier, nous avons voulu montrer :
– l’importance pour les révolutionnaires d’analyser avec précision le contexte de la lutte ouvrière pour pouvoir estimer le niveau de la conscience dans la classe ouvrière.
– qu’un regard superficiel sur les grèves peut être trompeur et conduire à une appréciation erronée et aboutit finalement à une mauvaise orientation de l’intervention des organisations révolutionnaires.
Comme l’écrivait Lénine : « “Notre doctrine n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action”, ont toujours dit Marx et Engels, se moquant à juste titre de la méthode qui consiste à apprendre par cœur et à répéter telles quelles des “formules” capables tout au plus d’indiquer les objectifs généraux, nécessairement modifiés par la situation économique et politique concrète à chaque phase particulière de l’histoire ».
Dennis, 24 février 2023
1) « Comment le prolétariat peut-il renverser le capitalisme ? », Revue internationale n° 168 (2022).
Après dix mois de grèves dans de nombreux secteurs, la classe dirigeante, à la fois sur le continent européen et outre-Manche, ne peut plus cacher le fait que la classe ouvrière en Grande-Bretagne a relevé la tête. Les médias bourgeois, d’abord réticents dans leurs reportages, doivent maintenant admettre que les grèves ont battu tous les records : non seulement par le nombre de travailleurs et de secteurs concernés, mais aussi par leur développement en une véritable vague de grève. (1)
La Tendance communiste internationaliste (TCI), un groupe de la Gauche communiste, a pris position sur ces mouvements avec plusieurs articles et tracts. La TCI y défend globalement des positions de classe, insistant sur le fait que le capitalisme n’a aucun moyen de sortir de sa crise qui s’aggrave et qu’il est obligé d’intensifier ses attaques contre les ouvriers, que ces derniers doivent s’échapper de la prison syndicale s’ils veulent surmonter les divisions en prenant en main l’organisation de la lutte.
Mais il ne suffit pas de proposer des positionnements abstraits entrecoupés d’analyses aléatoires. Les organisations révolutionnaires ont la responsabilité d’évaluer avec précision les rapports de forces et le contexte dans lequel les luttes s’inscrivent afin de présenter des perspectives concrètes pour la dynamique du mouvement. À cet égard, l’analyse de la TCI de la signification de ces luttes est extrêmement contradictoire et révèle un cadre d’appréhension incohérent pour saisir le rapport de force entre les classes.
Les premières expressions de la lutte au Royaume-Uni ont d’abord suscité chez la TCI un certain enthousiasme : « les assauts frontaux contre les travailleurs provoquent les prémices d’une nouvelle résistance […] après des décennies de recul de la classe » et « dans la vague actuelle d’actions sauvages, nous voyons déjà la possibilité de dépasser à la fois le cadre syndical et le cadre juridique de l’État capitaliste ». (2)
Mais par la suite, l’enthousiasme de la TCI s’est nettement refroidi : « Nous sommes encore loin du niveau de militantisme des années 1970 », tandis qu’au début 2023, elle estimait que « le danger d’un “militantisme salarial” planait : des secteurs isolés de travailleurs s’épuisant par des grèves assez éreintantes pour se disputer des miettes ». (3)
La TCI renvoie ici à sa position sur les luttes des années 1970, « quand chaque secteur de la classe ouvrière, divisée par les syndicats, revendiquait des pourcentages toujours plus élevés pour une augmentation salariale. Cela non seulement n’a pas conduit à une remise en cause du système salarial mais l’a même renforcé ». (4) Mais surprise, dans l’un de ses articles les plus récents, la TCI s’emballe à nouveau : « Le premier février 2023 a été le plus grand jour de grève depuis plus d’une décennie. Et ce n’est que le début d’une vague de grèves ». (5)
Outre le fait que la bourgeoisie elle-même l’avait constaté bien avant la TCI, on aimerait comprendre le bilan global que la TCI tire des luttes au Royaume-Uni : indiquent-elles « le début d’une vague de grèves » ou s’agit-il seulement de « secteurs isolés de travailleurs s’épuisant dans des grèves assez éreintantes » ? Ce mouvement constitue-t-il « le début d’une nouvelle résistance […] après des décennies de recul de classe » ou a-t-il « même renforcé » le salariat ?
Depuis l’été 2022, l’expansion des luttes ouvrières en Grande-Bretagne a inspiré des mouvements similaires dans d’autres pays. En conséquence, une appréciation correcte de la vague actuelle au Royaume-Uni est impossible en la déconnectant de l’évolution de la lutte des classes au niveau international. Pourtant, la TCI considère les luttes presque exclusivement à travers des lunettes britanniques : les sept articles produits sur les grèves en Grande-Bretagne manquent de référence aux luttes qui se développent ailleurs : c’est comme si chaque secteur national de la classe ouvrière menait sa propre lutte dans son coin et que la lutte mondiale n’était qu’une somme de luttes nationales et non l’expression d’une seule et même dynamique.
Certes, la TCI communique sur des luttes qui se déroulent dans d’autres parties du monde capitaliste, mais elle ne perçoit pas l’importance du mouvement au Royaume-Uni en tant qu’expression d’une tendance internationale du prolétariat à rompre avec la période précédente de faible combativité et de manque de confiance en soi. Elle sait que les luttes au Royaume-Uni et en France se déroulent sur un terrain prolétarien, mais elle ne saisit pas, dans la pratique, la base commune partagée par ces deux fractions de la classe ouvrière.
La vision déformée qu’a la TCI de la dimension internationale de la lutte prolétarienne n’est pas nouvelle. Elle est clairement illustrée, par exemple, dans l’article sur la lutte des travailleurs des télécoms de 2015 en Espagne, dans lequel la TCI écrit qu’« il existe ici des possibilités concrètes d’extension internationale de la lutte car Telefonica opère dans cinq pays ». (6) Ce type d’extension sectorielle « internationale » de la lutte ne fait que renforcer le corporatisme de la classe ouvrière et tend à miner son unification internationale, alors que le besoin réel et immédiat des travailleurs en grève est justement d’entrer en contact direct avec les travailleurs impliqués dans la lutte « dans l’usine, l’hôpital, l’école, l’administration les plus proches ». (7)
Pour apprécier la signification d’un mouvement de classe particulier, il est indispensable de le situer dans un contexte plus historique et global. Ainsi, pour le CCI, les luttes actuelles sont importantes car elles marquent une rupture avec une période de recul qui remonte à la fin des années 1980 et à l’implosion du bloc « communiste », mais aussi parce qu’elles confirment que ce recul n’équivalait pas au type de défaite historique mondiale qu’a connue la classe ouvrière après l’écrasement de son premier assaut révolutionnaire, entre 1917 et 1923, période que la résurgence internationale des luttes en 1968 a close.
Mais, sur ces questions, la TCI confirme son incohérence. Il y a dix ans, elle affirmait carrément que nous vivions encore dans une période contre-révolutionnaire : « La fragmentation et la dispersion de la classe […] a réduit la capacité de la classe ouvrière à riposter et le refrain persistant qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme est une preuve de plus que la classe n’a toujours pas surmonté la lourde défaite des années 1920 ». (8) Cependant, en 2016-2017, elle soutient prudemment que « actuellement, la classe se remet lentement de décennies de recul et de restructuration ». (9) Mais la TCI a retiré très vite cette analyse pour affirmer que « nous nous battons toujours pour redresser le rapport de force que nous avons saisi comme celui d’un recul depuis 40 ans ». (10)
La preuve la plus évidente que la TCI n’arrive pas à appréhender globalement le contexte historique est le fait que sa sous-estimation de la signification des luttes actuelles va de pair avec la forte énergie qu’elle investit dans sa campagne en faveur des comités « No War But The Class War », qui repose sur l’illusion que la classe ouvrière serait déjà capable de mener une lutte directe contre la guerre, sans prendre conscience qu’une telle attente est en complète incohérence avec son idée que le prolétariat est toujours sous le poids d’une défaite historique.
Une incompréhension du processus de prise de conscience dans la classe
Si la TCI est assez cohérente dans sa dénonciation des divisions syndicales, elle a régulièrement tendance à tomber dans le piège des syndicats, lorsque ceux-ci usent d’un langage plus radical et brandissent même l’étendard des « comités de grève » qui correspondent, en réalité, à une adaptation des structures syndicales afin de maintenir leur contrôle sur les travailleurs. Pour la TCI, ces organes syndicaux sont un pas en avant, comme le montre l’exemple du « Bus Workers Combine » mis en place par le syndicat « Unite », « qui est une tentative de coordination de la lutte pour l’amélioration des salaires et des conditions dans les différents dépôts. Différents groupes de travailleurs unissant leurs luttes sont extrêmement importants et constituent notre meilleure chance de succès ». (11)
Cette attitude opportuniste envers le syndicalisme de base est liée à la confusion de la TCI sur le rapport entre lutte économique et lutte politique. La notion de « militantisme salarial » (voir citation ci-dessus dans l’article) exprime en fait une dévalorisation des luttes économiques, une sous-estimation de leur dimension implicitement politique.
Pour le CCI, la lutte sur le terrain économique est une dimension essentielle et incontournable, forgeant les armes de l’assaut révolutionnaire de demain. En d’autres termes, toute lutte prolétarienne « est à la fois pour des revendications immédiates et elle est révolutionnaire. Revendiquer, résister à l’exploitation capitaliste, est la base et le moteur de l’action révolutionnaire entreprise par la classe. […] Dans l’histoire du mouvement ouvrier, il n’y a pas une seule lutte révolutionnaire prolétarienne qui ne soit en même temps une lutte pour des revendications. Et comment pourrait-il en être autrement, puisqu’il s’agit de la lutte révolutionnaire d’une classe, d’un groupe d’hommes caractérisés par leur position économique et unis par leur situation matérielle commune ? ». (12)
Pour la TCI, au contraire, « la lutte économique surgit, produit ce qu’elle peut produire au niveau des revendications, puis décline sans laisser de trace politique. Sauf s’il y a une intervention du parti révolutionnaire ». (13) Les travailleurs ne sont pas capables de politiser leur lutte et cela ne peut se faire que par l’intervention du « parti », qui fonctionne ici comme le deus ex machina nécessaire pour surmonter l’opposition entre les deux dimensions de la lutte.
Bref, face aux mouvements en Grande-Bretagne mais aussi un peu partout en Europe, il est particulièrement préoccupant qu’une organisation qui prétend donner des orientations pour la lutte révolutionnaire du prolétariat soit incapable d’apprécier ces luttes dans leur période historique et d’appréhender leur dimension internationale. Mais pour la TCI, cette responsabilité ne semble pas s’imposer puisque « le parti » surgira, tel Superman, pour tout résoudre d’un coup de baguette magique !
D.&R., 12 avril 2023
1) Par exemple, « The UK is experiencing historic strikes », Washington Post (2 mars 2023).
2) « Wildcat Strikes in the UK : Getting Ready for a Hot Autumn », disponible sur le site web de la TCI (août 2022), ainsi que les références suivantes.
3) « Notes sur la vague de grèves au Royaume-Uni » (janvier 2023).
4) « Unions - Whose Side Are They On ? ».
5) « Unite the Strikes » (mars 2023).
6) « Spanish Telecom Workers on All-Out Strike » (juin 2015).
7) « Partout la même question : Comment développer la lutte ? Comment faire reculer les gouvernements ? », Tract international du CCI (mars 2023).
8) « ICC theses on decomposition » sur le forum de la TCI (septembre 2011).
9) « A Crisis of the Entire System ».
10) « The Party, Fractions and Periodisation » sur le forum de la TCI (février 2019).
11) « Two Comments on Recent Bus Strikes in the UK » (mars 2023).
12) « Pourquoi le prolétariat est la classe révolutionnaire : Notes critiques sur l’article “Leçons de la lutte des ouvriers anglais” (Révolution internationale n° 9) », Revue Internationale n° 170 (2023)
13) « The Question of Consciousness : A Basis for Discussion », traduction de Bilan & Perspectives n° 6 (décembre 2005).
Depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites en France, l’attitude des syndicats est qualifiée d’exemplaire part de larges parties de l’appareil politique et des journalistes. Le plus ancien député de l’Assemblée nationale, Charles de Courson, a même rendu hommage aux syndicats pour être parvenus à « tenir le mouvement ». Alors, pourquoi de si grands éloges de la part de la classe des exploiteurs ?
En se montrant tous unis au sein de l’intersyndicale, inflexibles vis-à-vis de l’âge de départ à 64 ans, les syndicats se présentent, aux yeux d’une grande partie des travailleurs, comme leurs véritables représentants et comme une force indispensable pour faire reculer le gouvernement. Bien sûr, au vu de la colère, de la massivité et de la combativité s’exprimant depuis près de trois mois, ils ne peuvent que continuer à occuper le terrain en appelant toutes les semaines à des journées de mobilisation.
Dans le même temps, ils n’ont de cesse de déplorer l’ignorance du gouvernement à leur égard, eux, les « partenaires sociaux » de l’État qui restent des garants de la « cohésion sociale » (donc de l’ordre capitaliste), comme le soulignait le secrétaire du syndicat UNSA, dernièrement. Depuis des semaines, les syndicats n’ont de cesse de tendre des perches à Macron et son gouvernement pour tenter de calmer la colère et trouver une issue à cette « crise démocratique » (Laurent Berger, secrétaire de la CFDT).
D’ailleurs, comme ils le disent tous, les choses n’en seraient pas arrivées là si un « vrai dialogue » et de « vraies négociations » avaient eu lieu et si « un vrai compromis » avait été trouvé. Comme on pouvait s’en douter, la décision du Conseil constitutionnel, survenue le 14 avril, consistant à valider pour l’essentiel la réforme, n’offre absolument pas de porte de sortie au gouvernement. Cela va toutefois permettre aux partis d’opposition et aux syndicats de continuer à crier au « déni de démocratie » ou encore à appeler, comme LFI, à la formation d’une « nouvelle République ».
De même, les syndicats et les partis de gauche ont sorti dernièrement une autre mystification de leur chapeau : le référendum d’initiative partagée. Cette nouvelle supercherie de la « démocratie directe », consistant à faire croire qu’il serait possible de gagner par l’alliance des « représentants du peuple » et des « citoyens », ne visent ni plus ni moins, qu’à vouloir détourner les travailleurs du terrain de la lutte pour les rabattre sur celui des Institutions républicaines !
C’est donc cette habileté à « tenir le mouvement », à éviter qu’il leur échappe, à essayer de l’enfermer dans le piège de la « démocratie » que saluent ouvertement les fractions de la bourgeoisie soucieuses qu’une issue soit rapidement trouvée.
Si ce coup-ci, les syndicats ne semblent pas en mesure de saper le mouvement par leurs tactiques classiques (telles que l’épuisement des secteurs les plus combatifs ou la division à travers la rupture du front syndical), ils parviennent par d’autres moyens à jouer leur rôle de saboteurs des luttes et de défenseur de la démocratie bourgeoise.
Vincent, 14 avril 2023
Nous avons eu la surprise de voir mentionné notre organisation, au détour d’une phrase, dans la chronique de Gavin Mortimer, publiée le 22 janvier dans le journal britannique The Spectator. Il y a quelques années déjà, le Daily Mail, un tabloïd sensationnaliste, pas tout à fait réputé pour son honnêteté et sa hauteur de vue, avait finement cru déceler dans le CCI le cerveau d’un complot lycéen destiné à saccager un local du parti conservateur au Royaume-Uni. Il s’agissait, ô surprise, d’un grossier mensonge que nous avions dénoncé dans un article de 2010 : « Le “Daily Mail” démasque un complot du CCI [299] ».
Cette fois, rien de tel. Il ne s’agit que d’une brève mention, vaguement moqueuse, dans un très sérieux magazine conservateur. Pas de quoi crier au scandale. Mais, puisque Gavin Mortimer nous tend (involontairement) la perche, profitons de l’occasion pour remettre quelques pendules à l’heure.
Dans sa chronique, Gavin Mortimer présente les récentes manifestations contre la réforme des retraites comme l’expression d’un « art de vivre à la française », une sorte de curiosité nationale que notre tract, entre une poignée de « gilets jaunes » et un vendeur de merguez, serait censé illustrer.
Au risque de décevoir ce cher Gavin, notre tract n’a heureusement rien d’une particularité folklorique pour touriste en mal de sensation forte : le CCI distribue des tracts dans tous les pays où ses militants sont présents, en français, en philippin, en espagnol, en hindi, en italien, en allemand et même… en anglais !
Nous lui conseillons d’ailleurs la lecture de notre tract international sur les luttes au Royaume-Uni : « La bourgeoisie impose de nouveaux sacrifices, la classe ouvrière répond par la lutte [300] », publié en août 2022, et qui a rencontré un succès indéniable sur les piquets de grève de sa « mère patrie ». Neuf mois consécutifs de grèves et des millions d’ouvriers en lutte sur les deux rives de la Manche ont largement confirmé ce que nous y défendions : « Il est impossible de prévoir où et quand la combativité ouvrière va de nouveau se manifester massivement dans l’avenir proche, mais une chose est certaine, l’ampleur de la mobilisation ouvrière actuelle au Royaume-Uni constitue un fait historique majeur : c’en est fini de la passivité, de la soumission. Les nouvelles générations ouvrières relèvent la tête ».
Partout dans le monde, et pas seulement en France, les exploités reprennent, en effet, le chemin de la lutte face à la dégradation inexorable de leurs conditions de travail et d’existence, face à la misère, à la précarité, à l’accroissement du coût de la vie.
Comme le souligne, Gavin Mortimer, à sa manière et avec ses préjugés, dans les manifestations, « il y avait des ouvriers et des cadres, des jeunes comme des vieux, et cette colère couve depuis des années. Le rejet du report de l’âge de départ à la retraite à 64 ans est certes une cause qui fédère une bonne partie des Français mais leur ras-le-bol est bien plus profond ». En effet, les manifestations en France expriment bien plus qu’un simple rejet de la réforme des retraites. Même si les prolétaires n’en ont pas encore conscience, les luttes en France et au Royaume-Uni sont une réaction à la spirale de chaos et de misère dans laquelle le capitalisme enfonce l’humanité.
Nous ne trouvons d’ailleurs rien de méprisable à voir des « jeunes » se mêler aux « boomers grisonnant ». Car dans ces luttes s’expriment aussi, un début de solidarité entre les différents secteurs de notre classe, entre les « cols bleus » et les « cols blancs », comme entre les générations. C’est parce que « des ouvriers et des cadres, des jeunes comme des vieux » partagent, dans tous les secteurs et dans tous les pays, les mêmes conditions d’exploitation que le combat du prolétariat est fondamentalement international.
C’est pourquoi les révolutionnaires s’efforcent de montrer que chaque lutte doit encourager les autres par-delà les frontières, en dépit du silence de la presse bourgeoise et de la déformation systématique de ce qu’elles représentent. Pour lutter contre ces mensonges, nos tracts, tout comme notre presse, n’ont cessé de montrer le lien qui unit le « Enough is enough ! » des grévistes au Royaume-Uni au « Ça suffit ! » des manifestants en France. Nous avons donc « salué la récente mobilisation des travailleurs britanniques » car, cher Gavin, ces grèves massives sont un appel au combat pour les prolétaires de tous les pays !
EG, 2 février 2023
Du 25 février au 11 mars, l’armée française a mené un exercice militaire d’une ampleur inédite depuis vingt ans : 14 départements concernés, 12 000 militaires engagés, dont plusieurs centaines de parachutistes. Cet exercice baptisé Orion devait simuler une intervention dans un pays frontalier d’un État puissant. Toute ressemblance avec un conflit actuel ne serait évidemment que pure coïncidence ! « Bienvenue dans la guerre », nous dit le général commandant les opérations.
On ne saurait mieux dire : l’armée française « renoue avec les opérations de grande ampleur » et s’entraîne à « un conflit de haute intensité », avec opérations amphibies, aéroportées, aériennes, aéronavales et finalement terrestres.
Mais le but n’est pas uniquement de tester les capacités opérationnelles de ces braves soldats : cet exercice est également « une occasion unique pour la population d’aller à la rencontre de son armée, de découvrir ses matériels et de mieux comprendre son action. [...] Le soutien de la population, portée par une cohésion nationale affirmée et résiliente, est l’une des clés du succès d’une intervention d’ampleur pour protéger notre souveraineté ». C’est donc également une opération de relations publiques pour faire accepter à une population qui a perdu l’habitude de ces déploiements en kaki la possibilité d’un conflit impliquant directement le pays.
Depuis la fin de la Guerre froide, et pour des raisons très matérielles, les grandes nations militaires (à part les États-Unis) ont rogné sur les budgets militaires successifs, jusqu’à un niveau qui préoccupe maintenant tous les gouvernements. Trump avait été le premier à dire aux Européens qu’il fallait qu’ils prennent leur part et augmentent significativement leurs dépenses militaires face à des « menaces » diverses, notamment la Russie et la Chine. L’invasion de l’Ukraine a montré qu’effectivement « le recours à la force n’est désormais plus un tabou et la perspective d’un conflit majeur ne relève plus de la science-fiction ».
Mais après des décennies de coupes budgétaires et de réductions d’effectifs, l’armée française n’est pas en mesure de relever le gant : matériels vieillissants et en disponibilité insuffisante, effectifs et préparation en-dessous des besoins, production et stocks d’armes et de munitions très faibles demandaient une réponse claire de la part de l’État, et Macron a commencé à apporter cette réponse en promettant 413 milliards d’euros aux armées pour les sept ans qui viennent. C’est un tiers de plus que ce qui était initialement prévu. Entre le beurre et les canons, la bourgeoisie effectue toujours les mêmes choix ! Le but est clair : « Nous devons avoir une guerre d’avance » (Macron).
L’irruption de la guerre sur un champ de bataille européen n’est pas une première depuis la fin de la guerre froide (la dislocation de l’ex-Yougoslavie en 1992 avait déjà entraîné un grave conflit sur le continent), mais le niveau de ce conflit et les buts de guerre des belligérants marquent une claire escalade militaire. Les gouvernements des grandes puissances ne s’y sont pas trompés : après les rodomontades militaires de la Chine et l’appel américain à ne pas les sous-estimer, le champ de bataille ukrainien a montré l’impréparation militaire de tous ces pays dans une situation impérialiste profondément belliciste. La période de décomposition que connaît aujourd’hui le capitalisme n’a jamais arrêté l’escalade des oppositions entre États, et les soubresauts économiques de plus en plus marqués depuis la crise du Covid ne pouvaient que laisser augurer d’un retour à l’intensification du militarisme sur le devant de la scène. Les conséquences de la crise économique devenant de plus en plus aiguës, chaque État doit défendre ses intérêts propres, y compris contre ses « alliés » qui sont aussi de féroces concurrents, ce qui attise le chacun-pour-soi et la fragmentation des liens politiques internationaux.
En témoigne le fait que, suite à la « trahison » australienne de l’épisode Aukus, la France a compris qu’elle devait consacrer plus de moyens à défendre ses positions propres sans tenir compte de ses « alliés », par exemple dans la région indo-pacifique et en Afrique : « La future [Loi de Programmation Militaire, ndr] intègre en ce sens le fait que la France puisse avoir à défendre seule ses intérêts à la tête d’une coalition hors de l’Alliance atlantique si les États-Unis regardent ailleurs ». La bourgeoisie française a parfaitement tiré les conclusions de la crise ukrainienne : il lui faut renouveler, moderniser, développer son armée.
Chaque État ne voyant donc que dans le réarmement comme porte de sortie, et ce réarmement devant se faire aux frais du prolétariat, la bourgeoisie doit attaquer les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière. En même temps, ces dépenses d’armement totalement improductives mais de plus en plus monstrueuses attisent toujours plus la crise économique et en particulier l’inflation. C’est donc sur le dos de la classe ouvrière, à travers toujours plus d’attaques contre ses conditions de travail et d’existence que chaque État va continuer à renforcer son arsenal militaire.
Cette spirale infernale ne peut que renforcer un véritable tourbillon de contradictions économiques, politiques et sociales. On comprend mieux pourquoi « le soutien de la population [...] est l’une des clés du succès ». La guerre dans le capitalisme n’est pas une option particulière choisie par des dictateurs plus ou moins paranoïaques : elle est une nécessité du système. Comme le disait Jaurès : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ».
La bourgeoisie française ne peut pas, de but en blanc, annoncer qu’elle prépare une guerre prochaine, ni montrer à quel point cela va être coûteux. L’expédition en Ukraine des armements promis, comme les canons Caesar ou les blindés AMX-10, avec tout ce qui les accompagne (munitions, pièces de rechange, formation des équipages…) ne fait déjà pas l’objet d’une grande publicité, et la bourgeoisie sait parfaitement que le prolétariat en France n’est absolument pas prêt à se sacrifier pour défendre le Capital national.
L’autre souci pour elle est que le coût colossal des équipements militaires pèsera évidemment sur les finances publiques, et par contrecoup sur la bourse des prolétaires. D’ores et déjà, l’augmentation significative du budget de la Défense pour l’année 2023 constitue un poids qui pèsera sur les investissements dans les infrastructures, que ce soit l’Éducation, la Santé ou les services publics. Et ce n’est qu’un début ! La bourgeoisie se prépare à un « conflit de haute intensité » et mettre les moyens pour y embrigader les prolétaires.
C’est de cette façon qu’on peut interpréter la réforme, pour le moment avortée, du Service National Universel (SNU) et de la réserve nationale.La bourgeoisie française aimerait renforcer les « forces morales » et la « résilience » de la société, en ayant en vue le « modèle » que constitue la « résistance ukrainienne ». L’État aimerait doubler la réserve nationale, déjà composée de 40 000 personnes, mais considérée pour l’instant comme « un système qui pompe de l’argent et qui n’est pas très sérieux ».
Du point de vue de l’État, le premier problème avec ces réservistes est qu’ils ne sont pour l’instant pas aptes à soutenir les militaires professionnels en opérations. Et l’autre gros problème est que, pour modifier la doctrine d’emploi de ces réservistes, il faudrait en changer totalement le recrutement et les équiper. Ce qui est coûteux. Mais tout un travail a déjà été mis en place pour rendre plus attractive l’appartenance à cette réserve nationale, notamment auprès des entreprises.
En même temps, la bourgeoisie française tente de promouvoir une réforme du SNU qui lui permettrait d’encadrer et d’exercer plus de poids idéologique sur les jeunes. En 2022, seulement 32 000 jeunes de 15 à 17 ans sur les 800 000 potentiellement concernés se sont engagés dans cette formation idéologique qui comprend port de l’uniforme, lever des couleurs, initiation à l’autodéfense, à « l’engagement civique », aux « questions de mémoire », etc. Il était donc question de rendre ces douze jours de formatage obligatoires pour tous les jeunes, ce qui évidemment pose quelques soucis budgétaires, mais démontre la volonté de l’État capitaliste de s’adresser de façon plus pressante aux jeunes pour leur inculquer quelques principes de civisme et d’éducation à la défense du Capital national…
Pour le prolétariat, tous ces bruits de bottes sont une menace très concrète. La bourgeoisie, pour qui l’intérêt national a toujours été le cœur de ce qu’elle défend, pousse constamment le prolétariat à se sacrifier sur l’autel du Capital national, à défendre la nation et tout ce qu’elle représente : l’État capitaliste, l’exploitation, la répression des mécontents, la division de la société en classes, les privilèges de la classe bourgeoise… Dans la situation actuelle, où chaque nation est de plus en plus amenée à défendre impitoyablement ses intérêts, il est central pour chaque bourgeoisie que « son » prolétariat accepte de les défendre aussi, et par conséquent abdique toute velléité de défendre ses intérêts propres : l’internationalisme, le combat pour une société sans classes, sans exploitation, contre toutes les divisions que le capitalisme génère dans la société. Toute la propagande en faveur de la « défense nationale » n’est qu’une tentative de la bourgeoisie de faire accepter par le prolétariat l’« union sacrée », la guerre, le militarisme, l’inéluctabilité des carnages guerriers que l’on voit se multiplier partout sur terre. La seule alternative à cette politique militariste barbare et à la propagande infâme qui l’accompagne, c’est de refuser, absolument, les sacrifices qu’elle implique, en luttant sur notre terrain de défense de nos intérêts économiques, en opposant à la politique du chacun-pour-soi la solidarité prolétarienne, l’unité de nos luttes contre la bourgeoisie et son État. Les luttes actuelles dans de très nombreux pays (en France, au Royaume-Uni et en Allemagne notamment), les grèves, les manifestations massives sont justement la meilleure des réponses que le prolétariat peut apporter. Elles sont le signe que les exploités ne sont pas prêts à accepter ces fameux sacrifices que chaque État veut lui imposer à tout prix.
HG, 5 avril 2023
Plus d’un an déjà d’un carnage effroyable, des centaines de milliers de soldats massacrés des deux côtés, plus d’un an de bombardements et d’exécutions aveugles, assassinant des dizaines de milliers de civils, plus d’un an de destructions systématiques transformant le pays en un gigantesque champ de ruines, tandis que les populations déplacées se chiffrent en millions, plus d’un an de budgets énormes engloutis des deux côtés à pure perte dans cette boucherie (la Russie engage aujourd’hui environ 5 % du budget de l’État dans la guerre, tandis que l’hypothétique reconstruction de l’Ukraine en ruine demanderait plus de 400 milliards de dollars). Et cette tragédie est loin d’être terminée.
Sur le plan des confrontations impérialistes, le déclenchement de la guerre en Ukraine a également constitué un pas qualitatif important dans l’enfoncement de la société capitaliste dans la guerre et le militarisme. Certes, depuis 1989, diverses entreprises guerrières ont secoué la planète (les guerres au Koweït, en Irak, en Afghanistan, en Syrie…), mais celles-ci n’avaient jamais impliqué un affrontement entre puissances impérialistes majeures. Le conflit ukrainien est la première confrontation militaire de cette ampleur entre États qui se déroule aux portes de l’Europe depuis 1940-45, impliquant les deux pays les plus vastes d’Europe, dont l’un est doté d’armes nucléaires ou d’autres armes de destruction massive et l’autre est soutenu financièrement et militairement par l’OTAN, et qui peut déboucher sur une catastrophe pour l’humanité.
Si de manière immédiate, la Russie a envahi l’Ukraine, une leçon majeure de cette année de guerre est incontestablement que, derrière les protagonistes sur le champ de bataille, l’impérialisme américain est à l’offensive.
Face au déclin de leur hégémonie, Les États-Unis mènent depuis les années 1990 une politique agressive visant à défendre leurs intérêts, en particulier envers l’ancien leader de l’ex-bloc concurrent, la Russie. Malgré l’engagement pris après la désagrégation de l’URSS de ne pas élargir l’OTAN, les Américains ont intégré dans cette alliance tous les pays de l’ex-Pacte de Varsovie. En 2014, la « révolution orange » avait remplacé le régime pro-russe en Ukraine par un gouvernement pro-occidental et une révolte populaire menaçait quelques années plus tard le régime pro-russe en Biélorussie. Confronté à cette stratégie d’encerclement, le régime de Poutine a réagi en employant sa force militaire, le reliquat de son passé de tête de bloc. Après la prise de contrôle de la Crimée et du Donbass en 2014 par Poutine, les États-Unis ont commencé à armer l’Ukraine et à entraîner son armée à l’utilisation des armes plus sophistiquées. Lorsque la Russie a déployé son armée aux frontières de l’Ukraine, ils ont resserré le piège en affirmant que Poutine allait envahir l’Ukraine tout en assurant qu’eux-mêmes n’interviendraient pas sur le terrain. Au moyen de cette stratégie d’encerclement et d’étouffement de la Russie, les États-Unis ont réussi un coup de maître qui vise un objectif bien plus ambitieux qu’un simple coup d’arrêt signifié aux ambitions russes :
– dès à présent, la guerre en Ukraine débouche sur un net affaiblissement de la puissance militaire subsistante de Moscou et à un rabaissement de ses ambitions impérialistes. Elle démontre aussi la supériorité absolue de la technologie militaire américaine, à la base du « miracle » de la « petite Ukraine » qui fait reculer « l’ours russe » ;
– le conflit leur a aussi permis de resserrer les boulons au sein de l’OTAN, les pays européens étant contraints de se ranger derrière la position américaine, surtout la France et l’Allemagne qui développaient leur propre politique envers la Russie, et ignoraient l’OTAN que le président français Macron considérait il y a deux ans encore en « état de mort cérébrale » ;
– l’objectif prioritaire des Américains à travers la leçon administrée à la Russie était incontestablement un avertissement non équivoque adressé à leur challenger principal, la Chine. Depuis une dizaine d’années, les États-Unis orientent la défense de leur leadership contre la montée en puissance du challenger chinois : d’abord à travers une guerre commerciale ouverte lors de la présidence de Trump, mais l’administration Biden a actuellement accentué la pression sur le plan militaire (les tensions autour de Taïwan). Ainsi, le conflit en Ukraine a affaibli le seul allié militaire important de la Chine et met en difficulté le projet de la nouvelle route de la soie, dont un axe passait par l’Ukraine.
Si une polarisation des tensions impérialistes a progressivement émergé entre les États-Unis et la Chine, celle-ci est cependant le produit d’une politique systématique menée par la puissance impérialiste dominante, les États-Unis, pour tenter d’enrayer le déclin irréversible de son leadership. Après la guerre de Bush senior contre l’Irak, la polarisation de Bush junior contre « l’axe du mal » (Irak, Iran, Corée du Nord), l’offensive américaine vise aujourd’hui à empêcher toute émergence de challengers. Trente années d’une telle politique n’ont nullement amené plus de discipline et d’ordre dans les rapports impérialistes mais ont au contraire exacerbé le chacun pour soi, le chaos et la barbarie. Les États-Unis sont aujourd’hui un vecteur majeur de l’expansion terrifiante des confrontations guerrières.
Contrairement aux constats journalistiques superficiels, le développement des événements montre que le conflit en Ukraine n’a nullement abouti à une « rationalisation » des contradictions. Outre les impérialismes majeurs, qui subissent la pression de l’offensive américaine, l’explosion d’une multiplicité d’ambitions et de rivalités accentue le caractère chaotique et irrationnel des rapports impérialistes.
L’accentuation de la pression américaine sur les autres impérialismes majeurs ne peut que les pousser à réagir :
– Pour l’impérialisme russe, c’est une question de survie car il est d’ores et déjà évident que, quelle que soit l’issue du conflit, la Russie sortira nettement diminuée de l’aventure qui a exposé ses limites militaires et économiques. Elle est exsangue sur le plan militaire, ayant perdu deux cent mille soldats, en particulier parmi ses unités d’élite les plus expérimentées, une grande quantité de chars, d’avions, d’hélicoptères modernes. Elle est fortement affaiblie du point de vue économique à cause des coûts énormes de la guerre ainsi que par l’effondrement de l’économie causé par les sanctions occidentales. Si la fraction Poutine tente par tous les moyens de garder le pouvoir, des tensions surgissent au sein de la bourgeoisie russe, surtout avec les fractions les plus nationalistes ou certains « seigneurs de guerre » (Prigojine). Ces conditions militaires défavorables et politiques instables pourraient même amener la Russie à recourir à des armes nucléaires tactiques.
– Les bourgeoisies européennes, surtout la France et l’Allemagne, avaient instamment tenté de convaincre Poutine de ne pas déclencher la guerre et étaient même prêtes, comme l’ont révélé les indiscrétions de Boris Johnson, à entériner une attaque limitée en ampleur et en temps visant à remplacer le régime en place à Kiev. Face à l’échec des forces russes et à la résistance inattendue des Ukrainiens, Macron et Scholz ont dû rejoindre tout penauds la position de l’OTAN, dictée par les États-Unis. Cependant, il n’est pas question de se soumettre à la politique américaine et d’abandonner leurs intérêts impérialistes propres, comme l’illustrent les récents voyages de Scholz et Macron à Pékin. De plus, ces deux pays ont fortement augmenté leur budget militaire en vue d’un réarmement massif de leurs forces armées (un doublement pour l’Allemagne, soit 107 milliards d’euros). Ces initiatives ont d’ailleurs fait surgir des tensions dans le couple franco-allemand, en particulier à propos du développement de programmes d’armement communs et sur la politique économique de l’UE.
– La Chine s’est positionnée avec une grande prudence par rapport au conflit Ukrainien, face aux difficultés de son « allié » russe et aux menaces à peine voilées des États-Unis à son égard. Pour la bourgeoisie chinoise, la leçon est amère : la guerre en Ukraine a démontré que toute ambition impérialiste mondiale est illusoire en l’absence d’une puissance militaire et économique capable de concurrencer la superpuissance américaine. Or aujourd’hui, la Chine, qui n’a pas encore des forces armées à la hauteur et son expansion économique, est vulnérable face aux pressions américaines et au chaos guerrier ambiant. Certes, la bourgeoisie chinoise ne renonce pas à ses ambitions impérialistes, en particulier à la reconquête de Taïwan, mais elle ne peut progresser que dans la durée, en évitant de céder aux nombreuses provocations américaines (ballons « espions », interdiction de l’application TikTok…) et en menant une large offensive de charme diplomatique visant à éviter tout isolement international : réception à Pékin d’un grand nombre de chefs d’État, rapprochement irano-saoudien parrainé par la Chine, proposition d’un plan pour arrêter les combats en Ukraine…
D’autre part, le chacun pour soi impérialiste provoque une explosion du nombre de zones de conflits potentiels. En Europe, la pression sur l’Allemagne mène à des dissensions avec la France et l’UE a réagi de manière ulcérée au protectionnisme de la « Inflation Reduction Act » de Biden, vue comme une vraie déclaration de guerre envers les exportations européennes vers les États-Unis. En Asie centrale, le recul de la puissance russe va de pair avec une rapide expansion de l’influence d’autres puissances, telles la Chine, la Turquie, l’Iran ou les États-Unis dans les républiques de l’ex-URSS. En Extrême-Orient, les risques de conflits persistent entre la Chine d’une part et l’Inde (avec des accrochages réguliers aux frontières) ou le Japon (qui réarme massivement), sans oublier les tensions entre l’Inde et le Pakistan et celles récurrentes entre les deux Corées. Au Moyen-Orient, l’affaiblissement de la Russie, la déstabilisation interne de protagonistes importants comme l’Iran (révoltes populaires, luttes entre fractions et pressions impérialistes) ou la Turquie (situation économique désastreuse) auront un impact majeur sur les rapports impérialistes. En Afrique enfin, tandis que la crise énergétique et alimentaire et des tensions guerrières sévissent dans différentes régions (Éthiopie, Soudan Libye, Sahara Occidental), la concurrence agressive entre vautours impérialistes stimule la déstabilisation et le chaos.
Un an de guerre en Ukraine a souligné avant tout que la décomposition accentue un des aspects les plus pernicieux de la guerre en décadence : son irrationalité. Les effets du militarisme deviennent, en effet, toujours plus imprédictibles et désastreux quelles que soient les ambitions initiales :
– les États-Unis ont mené les deux guerres du Golfe, comme la guerre en Afghanistan, pour maintenir leur leadership sur la planète, mais dans tous les cas, le résultat est une explosion du chaos et d’instabilité, ainsi que des flots de réfugiés ;
– quels qu’aient pu être les objectifs des nombreux vautours impérialistes (russes, turcs, iraniens, israéliens, américains ou européens) qui sont intervenus dans les horribles guerres civiles syrienne ou libyenne, ils ont hérité d’un pays en ruine, morcelé et divisé en clans, avec des millions de réfugiés vers les pays voisins ou fuyant vers les pays industrialisés.
La guerre en Ukraine en est une confirmation exemplaire : quels que soient les objectifs géostratégiques des impérialismes russes ou américains, le résultat est un pays en ruine (l’Ukraine), un pays ruiné économiquement et militairement (la Russie), une situation impérialiste encore plus tendue et chaotique dans le monde et encore des millions de réfugiés.
L’accentuation du militarisme et de l’irrationalité de la guerre implique une expansion terrifiante de la barbarie guerrière sur l’ensemble de la planète. Dans ce contexte, des alliances conjoncturelles peuvent se constituer autour d’objectifs particuliers. Ainsi, la Turquie, membre de l’OTAN, adopte une politique de neutralité envers la Russie en Ukraine en espérant en profiter pour s’allier avec elle en Syrie contre les milices kurdes appuyées par les États-Unis.
Cependant, et contrairement à la propagande bourgeoise, le conflit ukrainien ne mène pas à un regroupement d’impérialismes en blocs et donc n’ouvre pas la dynamique vers une nouvelle guerre mondiale, mais plutôt vers une terrifiante expansion d’un chaos sanglant : des puissances impérialistes importantes comme l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil et même l’Arabie Saoudite gardent clairement leur autonomie par rapport aux protagonistes, le lien entre la Chine et la Russie ne s’est pas resserré, bien au contraire, et si les États-Unis utilisent la guerre pour imposer leurs vues au sein de l’OTAN, des pays membres comme la Turquie ou la Hongrie font ouvertement cavalier seul tandis que l’Allemagne et la France essaient par tous les moyens de développer leur propre politique. En outre, le chef d’un bloc potentiel doit être capable de générer la confiance des pays adhérents et de garantir la sécurité de ses alliés. Or, la Chine s’est montrée fort frileuse dans son soutien envers son allié russe qu’elle tend plutôt à phagocyter. Quant aux États-Unis, après l’« America first » de Trump, qui avait refroidi les « alliés », Biden mène fondamentalement la même politique : il leur fait payer un prix énergétique fort pour le boycott de l’économie russe, alors que les États-Unis sont autosuffisants sur ce plan et les lois « anti-chinoises » toucheront de plein fouet les importations européennes. C’est d’ailleurs précisément ce manque de garanties concernant sa sécurité qui a amené l’Arabie Saoudite à conclure un accord avec la Chine et l’Iran.
Ce qui rend la situation d’autant plus délicate c’est que la « crise ukrainienne » n’apparaît pas comme un phénomène isolé mais comme une des manifestations de cette « polycrise », (1) l’accumulation et l’interaction des crises sanitaire, économique, écologique, alimentaire, guerrière, qui caractérise les années 20 du XXIe siècle. Et la guerre en Ukraine constitue dans ce contexte un véritable multiplicateur et intensificateur de barbarie et de chaos au niveau mondial : « À propos de cette agrégation de phénomènes destructeurs et de son “effet tourbillon”, il faut souligner le rôle moteur de la guerre en tant qu’action voulue et planifiée par les États capitalistes ». (2) De fait, la guerre en Ukraine a accentué la hausse de l’inflation et la récession dans différentes régions du monde, provoqué une crise alimentaire et énergétique, causé un recul des politiques climatiques (remise en activité des centrales nucléaires et même au charbon) et entraîné un nouvel afflux de réfugiés. Et ceci sans mentionner un risque toujours présent de bombardement de centrales nucléaires, comme on le voit encore autour du site de Zaporijjia, ou d’utilisation d’armes chimiques, bactériologiques ou nucléaires.
Bref, un an de guerre en Ukraine met en évidence combien elle a intensifié « le grand réarmement du monde », symbolisé par le réarmement massif des deux grands vaincus de la Deuxième Guerre mondiale, le Japon qui engage 320 milliards de dollars dans son armée en 5 ans, le plus gros effort d’armement depuis 1945, et surtout l’Allemagne qui augmente également son budget de défense. Ainsi, le conflit ukrainien illustre clairement la faillite de ce système (étant à l’évidence un produit volontaire de la classe dominante). Cependant, l’impuissance et l’horreur que la guerre suscite ne favorisent pas aujourd’hui le développement d’une opposition prolétarienne au conflit. Par contre, l’aggravation sensible de la crise économique et des attaques contre les travailleurs qui en découlent directement, pousse ces derniers à se mobiliser sur leur terrain de classe pour défendre leurs conditions de vie. Dans cette dynamique de reprise des luttes, la barbarie guerrière constituera à terme une source de prise de conscience de la faillite du système, ce qui se limite aujourd’hui encore à de petites minorités de la classe.
R. Havanais, 25 mars 2023
1) Le terme est utilisé par la bourgeoisie elle-même dans le Global Risks Report 2023 présenté au Forum Économique Mondial en janvier 2023 à Davos.
2) « Années 20 du XXIe siècle : L’accélération de la décomposition pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité », Revue internationale n° 169 (2022).
La période écoulée confirme la brutale accélération de la décomposition du mode de production capitaliste, à travers la multiplication des tragédies qui frappent le monde, particulièrement du fait de la guerre en Ukraine. Les destructions en cours, comme celle du barrage de Kakhovka, l’action du groupe Wagner en Russie, à mi-chemin entre rébellion et putsch avorté, alimentent une déstabilisation et un chaos accrus.
Désormais au bord de l’implosion, malgré le « retour au calme » à Rostov et à Moscou suite à des négociations ubuesques, le régime de Poutine se trouve fortement affaibli. D’autres seigneurs de guerre ne peuvent que venir, à terme, alimenter l’instabilité inquiétante de cette puissance nucléaire qu’est la Russie, semer le chaos au-delà des marges de l’Europe avec, à la clé, l’éclatement possible de la Fédération de Russie elle-même. Il s’agit là, après l’effondrement de l’URSS en 1991, d’une nouvelle phase dans le processus susceptible d’entraîner le prolétariat en Russie vers des affrontements meurtriers. Ce nouvel épisode désastreux met plus nettement en exergue les dangers croissants que fait peser sur le monde la dynamique mortifère du capitalisme en décomposition. Une dynamique destructrice qui ne cesse de s’amplifier.
La guerre en Ukraine nourrit d’autres événements dramatiques de dimension planétaire :
– Ce conflit accélère la paupérisation massive du prolétariat, y compris dans les pays les plus riches qui doivent financer la guerre et les armements. L’accès à la nourriture, au chauffage, à un logement décent deviennent de plus en plus difficiles pour une partie croissante de la classe ouvrière, particulièrement chez les plus précaires.
– La guerre est aussi un des facteurs aggravant considérablement la dégradation de l’environnement, directement par des destructions à grande échelle (barrage de Kakhovka, dépôts d’armements, usines, etc.), et indirectement par la réticence accrue des gouvernements impliqués dans cette guerre à adopter la moindre mesure contre le changement climatique mettant en péril leur économie exsangue, aiguillée par un besoin croissant d’armement.
Les destructions à grande échelle, les pertes en vies humaines sur les terrains de guerre, la terreur pour des populations livrées à elles-mêmes, que ce soit dans les zones de conflit ou de « paix », s’installent durablement. Fuyant les conflits armés et les régions devenues invivables, les réfugiés, dont le nombre atteint des records, sont transformés en spectres vivants qui viennent croupir dans de nombreux camps inhumains, en proie aux réseaux mafieux et à la brutalité des États.s. D’autres se heurtent aux murs de barbelés ou se noient par milliers dans les eaux du monde entier. Avec la bunkérisation accrue des frontières des États « démocratiques », les cadavres continuent de s’échouer ou de disparaître dans les abysses.
Alors que les pandémies menacent encore, que les États s’avèrent de moins en moins capables de faire face aux catastrophes qui ne cessent de se multiplier, les sécheresses inédites du printemps font désormais place à des incendies monstrueux, comme au Canada où Montréal s’est transformée en ville la plus polluée au monde. Dans d’autres parties du globe, des inondations catastrophiques ont frappé le Népal ou le Chili dernièrement. Les températures records exposent déjà les populations à des coups de chaleur meurtriers (comme en Asie ou en Amérique Latine). Avec les cyclones et les tempêtes qui s’accumulent au sud des États-Unis, la période estivale laisse présager les pires catastrophes.
Tous ces maux sont bien ceux d’une spirale liée au mode de production capitaliste en faillite, ceux d’une société putréfiée, où les producteurs sont acculés à la misère et de plus en plus exposés à la mort, mais où ils sont aussi en proie aux inquiétudes et surtout à une colère légitime.
Cette colère est d’autant plus profonde que la crise économique, amplifiée par l’inflation, est un puissant stimulant pour le développement de la lutte de classe. Comme en témoignent les attaques qui se poursuivent contre la classe ouvrière dans tous les pays, la crise économique prépare le terrain à de nouvelles ripostes du prolétariat. Le développement des luttes massives en Grande-Bretagne a initié un phénomène de « rupture », un changement profond d’état d’esprit et une nouvelle poussée de combativité au sein de la classe ouvrière mondiale. Cette dynamique s’est confirmée par les luttes un peu partout dans le monde et, surtout, par les grandes manifestations contre la réforme des retraites en France. Retrouver sa propre identité de classe dans la lutte, renouer avec ses méthodes de combat, tout cela n’est qu’un premier pas, certes fragile, mais fondamental pour le futur.
Alors que des grèves se poursuivent encore au Royaume-Uni, la fin des manifestations en France ne signifie nullement un abattement quelconque ni un sentiment de défaite. Au contraire, la colère toujours présente alimente aujourd’hui une réflexion dans des minorités ouvrières sur la façon de poursuivre ce combat.
S’il convient aujourd’hui de tirer les premières leçons, c’est pour préparer les nouvelles luttes à venir et faire face à tous les obstacles et difficultés qui s’y opposent, en particulier les risques de s’engager sur le terrain d’une violence stérile, comme celle de l’affrontement avec les forces de l’ordre dans laquelle s’est engagée une partie de la jeunesse précarisée lors des émeutes spectaculaires en France, et qui s’opposent radicalement aux méthodes de lutte du prolétariat. Un autre danger, c’est celui de faire disparaître le combat de la classe ouvrière sur le terrain de la bourgeoisie, celui de la « défense de la démocratie » contre le « fascisme » et les « dérives autoritaires » ou de l’obtention de « droits » illusoires pour telle ou telle minorité ou catégorie opprimées.
Face aux défis mondiaux gigantesques et face à la menace de plus en plus palpable de destruction de l’humanité, ce premier pas nécessaire de la classe ouvrière n’est cependant pas suffisant. Le prolétariat devra développer sa conscience bien au-delà de ce qu’il a pu produire lors des grandes grèves de Mai 68 en France et partout ailleurs dans le monde, bien au-delà de la grève de masse qu’il a été capable d’engager en Pologne en 1980.
Dans ce cadre, les organisations révolutionnaires jouent un rôle essentiel. Elles détiennent les armes politiques pour permettre de féconder la mémoire ouvrière, pour défendre la perspective révolutionnaire et un point de vue internationaliste dans les combats ouvriers face à la propagande nationaliste et à la politique réactionnaire de la bourgeoisie. En s’appuyant solidement sur les acquis de la Gauche communiste, les organisations ouvrières ont la responsabilité de faire vivre et de transmettre l’acquis théorique fondamental de la lutte prolétarienne : le marxisme.
Face aux confusions et aux doutes, face aux campagnes idéologiques de la bourgeoisie qui entravent le processus de prise de conscience de la classe ouvrière, ce combat hérité des traditions du mouvement ouvrier doit permettre de dégager des perspectives concrètes et de défendre de façon intransigeante les principes et méthodes de lutte de la classe ouvrière. À commencer par l’internationalisme prolétarien face à la guerre en Ukraine et à toute la propagande militariste.
Face aux campagnes idéologiques insidieuses sur le thème de la « défense de la démocratie », face à l’exploitation idéologique de l’indignation que suscitent les méthodes des Poutine et autre Prigojine (d’ailleurs similaires à celles des Zelensky et consorts), face à l’exploitation idéologique des récentes émeutes et des comportements ignobles de la police, la vigilance et le combat pour la conscience ouvrière doivent se frayer un chemin difficile. Mais il n’y a pas d’autre issue. Les futures luttes du prolétariat devront donc peu à peu se politiser pour assumer, de manière claire, unitaire et consciente, la perspective de la révolution mondiale : une révolution destinée à renverser le capitalisme et à établir une société sans classes ni guerres : le communisme.
WH, 8 juillet 2023
Les 23 et 24 juin, en pleine contre-offensive ukrainienne, l’une des armées les plus puissantes de la planète et son État ont été menacés par le groupe Wagner, une milice privée composée de mercenaires liés à l’entourage de Poutine lui-même. Toute une division militaire, commandée par Prigojine, s’est dirigée vers Moscou sans rencontrer d’obstacles… De telles situations, qui semblent absurdes, se répètent de plus en plus à mesure que la putréfaction du capitalisme s’accélère. La guerre en Ukraine est devenue, en elle-même, un facteur considérable d’accélération de la décomposition, semant l’instabilité et le chaos dans le monde.
Les États-Unis, qui ont monté un piège consistant à pousser la Russie à la guerre pour affaiblir avant tout la Chine, apparaissent comme des apprentis sorciers. Ils avaient unitialement estimé pouvoir maintenir un certain contrôle sur le conflit, il s’avère désormais qu’ils ne sont pas en mesure d’en contrôler les conséquences à plus long terme. Déjà, lors de la « guerre contre le terrorisme » qui a justifié les invasions de l’Afghanistan (2001) et de l’Irak (2003), par exemple, les États-Unis avaient également provoqué le chaos au Proche et au Moyen-Orient pour maintenir leur leadership mondial. S’ils ont réussi dans une certaine mesure à prendre le contrôle de ces régions et à obliger les puissances européennes à les suivre à contrecœur, ils ont favorisé la déstabilisation et un chaos encore plus grand et irréversible.
En Russie, la rébellion de Wagner, bien qu’elle se soit rapidement arrêtée, a exposé les faiblesses de l’État russe qui menacent de conduire à une fragmentation politique, affectant non seulement la bourgeoisie russe, mais conduisant également à une grande instabilité dans le monde. Des personnages du genre de Prigojine ne vont cesser d’apparaître sur la scène, prêts à disputer le contrôle du pouvoir tout comme, bien évidemment, celui des armes nucléaires.
L’implosion du bloc de l’Est en 1989 a confirmé que le capitalisme entrait dans sa phase de décomposition, caractérisée par un désordre mondial et une lutte de « tous contre tous ». L’effondrement de l’URSS qui s’en est suivi a été principalement causé par la pression de la double faillite économique et politique, découlant d’un enfoncement inéluctable du capitalisme dans la crise, accompagnée de flambées brutales de nationalismes séparatistes dans diverses parties du territoire. Après le coup d’État raté de 1991, ce processus s’est encore accentué, obligeant les puissances occidentales, surtout les États-Unis, à tenter de contenir le cataclysme qui s’abattait sur l’ex-URSS et menaçait de submerger ses frontières. Elles ont offert une aide alimentaire, des facilités de financement par emprunt, etc. Cette « aide » n’était pas faite par altruisme mais, comme toujours, sur la base de calculs impérialistes pour profiter de la nouvelle configuration géopolitique.
Aujourd’hui, une fois de plus, la Russie est au centre des convulsions, mais dans un contexte marqué par l’aggravation de la situation et par des circonstances beaucoup plus sérieuses encore et imprévisibles. L’enfoncement de plus de trente ans du capitalisme dans la décomposition a accentué la tendance au déclin de l’hégémonie des États-Unis, ce qui a exacerbé les ambitions impérialistes de tous les autres pays, ravivant en particulier en Russie la prétention à retrouver une place importante dans l’arène impérialiste.
Mais la prolongation de la guerre conduit la Russie à un affaiblissement de ses forces et à de nouvelles fractures dans l’unité de la bourgeoisie russe, menaçant d’atteindre des niveaux explosifs. Un an avant la mutinerie de Wagner, nous avions prévenu que « l’opération spéciale » en Ukraine risquait « de constituer une seconde déstabilisation profonde après la fragmentation découlant de l’implosion de son bloc (1989-92) : sur le plan militaire, elle perdra probablement son rang de deuxième armée mondiale ; son économie déjà affaiblie tombera encore plus en déliquescence […] les tensions internes entre factions de la bourgeoisie russe ne peuvent que s’intensifier […]. Des membres de la faction dirigeante (cf. Medvedev) avertissent déjà des conséquences : un possible effondrement de la Fédération de Russie et le surgissement de diverses mini Russies avec des dirigeants imprévisibles et des armes nucléaires ». (1)
Au début de la guerre, la bourgeoisie semblait unifiée autour de Poutine, mais à mesure que le conflit s’éternise, des rivalités et des querelles entre les différentes cliques apparaissent. En janvier 2023, certains indices annonçaient des tensions dans le commandement militaire, comme le limogeage de Sergueï Sourovikine qui commandait les troupes russes en Ukraine. Dans le contexte de la décomposition et du chacun pour soi, tout prétexte au déclenchement de rivalités devient rapidement explosif. En ce sens, la mutinerie menée par Prigojine, alors qu’elle pouvait apparaître initialement comme une simple fissure, s’est rapidement amplifiée, montrant la fragile unité au sein de la structure du pouvoir et l’impuissance de l’État à contenir les dynamiques chaotiques. Le professeur et analyste russe Vladimir Gelman, qui a observé le comportement des différents secteurs lors de la soi-disant « marche pour la justice » de Prigojine, note que, si le convoi militaire n’a reçu de soutien explicite d’aucune faction militaire ou civile, il en allait de même pour Poutine : « personne ne s’est manifesté pour le soutenir. Ni les maires ni les dirigeants régionaux n’ont manifesté […]. Ils n’ont fait aucune démarche politique ». Cette expectative pour voir d’où le vent allait souffler souligne la vigilance et la prudence dans lesquelles se trouvent les factions de la bourgeoisie, car la méfiance et les conflits d’intérêts se sont accentués. Si un personnage comme Loukachenko a proposé de négocier avec Prigojine, c’est pour empêcher que, vu la plus grande fragilité du régime en Russie, la guerre s’étende vers la Biélorussie par l’incursion du « bataillon Kalinowski », formé par des opposants au gouvernement Loukachenko et qui combattent aux côtés de l’Ukraine.
Les bourgeoisies des grandes puissances ont exprimé leurs craintes vis-à-vis d’une implosion de l’État russe. Lors de la crise entre le groupe Wagner et l’armée russe, « les responsables américains portaient une attention particulière à l’arsenal nucléaire russe, ils étaient inquiets de l’instabilité d’un pays ayant le pouvoir d’anéantir la majeure partie de la planète ». (2) La bourgeoisie est clairement préoccupée par les difficultés de l’État russe, révélées par la mutinerie de Prigojine, et ceci apparaît dans ses prises de position. Tous les portes-paroles de la bourgeoisie s’accordent à dire qu’ils constatent une grande division et une fragilité en son sein. Zelensky est le premier à affirmer que Poutine est en situation de faiblesse et que son gouvernement « s’effondre ». Antony Blinken, secrétaire d’État américain, tout en affirmant qu’ « il est trop tôt pour savoir comment cela va se terminer », estime que de « vraies fissures » apparaissent dans le régime de Poutine, qui désorientent et divisent la Russie, compliquant la « poursuite de l’agression contre l’Ukraine ». Même Trump, qui s’est présenté comme un « ami » de la Russie, affirme que « Poutine est quelque peu affaibli », et appelle le gouvernement américain à profiter de la situation pour négocier un cessez-le-feu. Seule la Chine évite de mettre en exergue les faiblesses du régime de Poutine et présente la mutinerie de Wagner comme une « affaire intérieure ». La légèreté avec laquelle elle qualifie les événements est plus qu’un acte diplomatique et cache, en réalité, une inquiétude sur les effets qu’aurait un affaiblissement de la Russie sur ses frontières. C’est d’autant plus vrai si se produisait un éclatement de la Fédération de Russie qui constitue, jusqu’à présent, le principal allié de la Chine. De son côté, Poutine assure qu’il maintiendra l’unité de la Fédération et son pouvoir, tout en tentant de fidéliser les différentes forces de répression en promettant plus d’armes et en augmentant les salaires. Mais cela suffira-t-il à éliminer les divisions dans la structure militaire et à rehausser le moral défaillant des troupes ?
Ce qui devient de plus en plus évident, c’est qu’à mesure que la guerre en Ukraine s’éternise, le chaos et la barbarie s’étendent et s’approfondissent, affectant directement la Russie. Mais comme c’est « l’État le plus grand du monde et l’un des plus armés, [sa déstabilisation] aurait des conséquences imprévisibles pour le monde entier ». (3)
Or, de possibles conséquences de la prolongation de la guerre pourraient être :
– une aggravation des fissures au sein de la bourgeoisie, menant à l’éclatement d’une guerre civile, transformant toute la population et particulièrement la classe ouvrière en chair à canon ;
– une action plus irréfléchie et irresponsable de la faction au pouvoir dirigée par Poutine qui, acculée, pourrait faire usage de l’arsenal nucléaire. Pour l’instant, Poutine a annoncé le déploiement d’armes nucléaires tactiques sur le territoire biélorusse à partir du 7 ou 8 juillet ;
– l’apparition de cliques irrationnelles qui se disputent le pouvoir et qui disposeraient d’un stock important d’armes nucléaires, prêtes à être brandies face aux adversaires pour mieux se positionner dans la nouvelle répartition du pouvoir. Les actions du groupe Wagner sont un exemple clair de ce risque. En outre, il existe des indices effrayants à cet égard, comme la menace de bombarder la centrale nucléaire de Zaporijjia dans le sud de l’Ukraine, la plus grande d’Europe et l’une des dix plus grandes au monde, plongeant l’humanité dans un danger très réel de catastrophe nucléaire. Mais la folie de la guerre n’est pas exclusive à cette partie de l’impérialisme russe. Les États-Unis viennent de fournir à l’Ukraine des bombes à fragmentation, qui se fractionnent en de nombreux projectiles explosifs, restant potentiellement actifs pendant des décennies.
Quelles que soient les initiatives prises, elles entraîneront des catastrophes pour le monde entier. Comme nous l’affirmions fin 2022, les années 2020 s’annoncent comme les plus mouvementées de l’histoire avec une accumulation de catastrophes et de souffrances pour l’humanité (pandémies, famines, catastrophes environnementales…), qui, hors de contrôle, pose la question, à terme, de sa propre survie. Dans ce contexte, la guerre en tant qu’action intentionnelle et planifiée de l’État capitaliste est, sans nul doute, le principal déclencheur de la barbarie et du chaos.
En ce qui concerne les répercussions internationales, bien que nous ne puissions pas spéculer, car la situation est hautement imprévisible, d’importants pays d’Europe de l’Est calculent comment tirer parti de la situation pour faire progresser leurs propres visées impérialistes : c’est le cas, par exemple, de la Pologne, qui, avec la guerre, a acquis une plus grande importance stratégique pour les États-Unis. Elle est parvenue à renforcer son armée avec la fourniture d’armes par l’OTAN, y compris avec des chars de technologie avancée, ce qui réactive ses vieux rêves impérialistes d’étendre son influence en Europe de l’Est.
Tous ces affrontements entre factions de la bourgeoisie sont aussi instrumentalisés par la bourgeoisie pour diffuser ses poisons idéologiques contre la classe ouvrière. Avec leurs mystifications, leurs manifestations martiales et leurs déclarations, toutes les cliques de la classe dirigeante cherchent à montrer leur force à l’adversaire, mais aussi à semer la peur et la confusion parmi les ouvriers. Chaque faction participant à la guerre essaie de se présenter comme une victime ou un défenseur de la liberté, afin de dominer et de contrôler l’esprit des exploités et de les utiliser comme de la véritable chair à canon sur les fronts de guerre ou de leur imposer la passivité face à l’augmentation de l’exploitation et de la dégradation des conditions de vie pour le bien de la « patrie ». Profitant de la guerre en Ukraine et de la mutinerie de Wagner, la bourgeoisie, notamment celle des pays occidentaux, renforce son discours sur la « démocratie » et sa lutte contre l’« autocratie ». À tout prix, elle essaie de cacher le fait que son système pourri, construit sur l’exploitation, la misère et la guerre, ne peut offrir que destruction et chaos, et met en danger l’existence même de l’humanité. La guerre en Ukraine, avec toutes ses conséquences destructrices, illustre l’avancée de cette menace.
Face à la barbarie capitaliste, la seule force sociale capable de la contenir est le prolétariat. « Ce ne sont pas des négociations diplomatiques ou les conquêtes de tel ou tel impérialisme qui ont mis fin à la Première Guerre mondiale. C’est le soulèvement révolutionnaire international du prolétariat ». (4)
T/RR, 9 juillet 2023
1) « Signification et impact de la guerre en Ukraine », Revue internationale n° 168 (2022).
2) « Un motín en Rusia ofrece pistas sobre el poder de Putin », New York Times (26 juin 2023).
3) « L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité », Revue internationale n° 169 (2022).
4) « 3e Manifeste du CCI : Le capitalisme mène à la destruction de l’humanité… Seule la révolution mondiale du prolétariat peut y mettre fin », disponible sur notre site web ou en version papier.
Quatorze journées d’action contre la réforme des retraites, des millions de personnes dans les rues. Comme ses frères de classe au Royaume-Uni, en Allemagne, en Espagne… le prolétariat en France a crié son ras-le-bol, un clair refus de subir passivement les attaques de la bourgeoisie : « Ça suffit ! ». (1) Les travailleurs ont recommencé, peu à peu, à se reconnaître comme une classe en lutte dont la force réside avant tout dans leur capacité à se serrer les coudes.
Les syndicats ont semblé, aux yeux de beaucoup d’ouvriers, prendre en charge ces aspirations. À écouter la presse, les syndicats ont été à la pointe de ce mouvement, multipliant les journées d’action, semblant incarner la solidarité lors des grèves dans les raffineries, les transports ou chez les éboueurs, sur les piquets de grève, à travers les caisses de grève ou face à la répression. L’appel de l’intersyndicale à des mobilisations massives, y compris le samedi pour permettre à tous de participer, a semblé donner corps à la volonté qui s’est exprimée, semaine après semaine, dans les rangs des manifestants : nous devons lutter tous ensemble.
Face à la poussée de combativité et aux aspirations à la solidarité entre tous les secteurs, toutes les générations, les syndicats ont appelé à la « grève générale » : « L’intersyndicale appelle à faire du 7 mars une journée “France à l’arrêt”. Il s’agit d’une journée de grève générale qui doit permettre le soutien de l’ensemble de la population à la mobilisation ». Mettre « la France à l’arrêt », n’a-t-on pas cessé d’entendre dans la bouche des organisations syndicales. Mais comment ? En bloquant de prétendus « secteurs stratégiques », évidemment ! Effectivement, les syndicats ont appelé dès février à toute une série de blocages et de grèves reconductibles à la RATP, dans les transports aériens, à la SNCF, dans les ports, chez les éboueurs, dans les raffineries, etc.
Or, ils ont poussé à la reconduction de grèves très localisées, en prenant surtout bien soin de ne pas favoriser leur extension : aucun lien véritable, aucune délégation vers d’autres entreprises, aucune véritable assemblée générale, des grévistes isolés des autres ouvriers, dans des grèves peu suivies, à protéger leur piquet face aux CRS. Au milieu du mois de mars, par exemple, la CGT a imposé une grève reconductible aux éboueurs de Paris, en les exposant seuls à la répression policière, pour soi-disant « emmerder les bourgeois »… avant de suspendre ce mouvement faute de grévistes (6 % des salariés). Les syndicats n’ont d’ailleurs cessé, dans les entreprises, de mettre en avant des revendications très sectorielles, comme si la question des salaires, de l’inflation, des cadences de travail et même des retraites étaient spécifiques à chaque boîte.
Ce n’est pas la première fois que les syndicats mettent en avant des grèves par procuration dans des secteurs dits « stratégiques », poussant des ouvriers souvent très combatifs, qui peuvent peser dans la balance de la lutte, à se mobiliser dans des grèves épuisantes et corporatistes. En 2018, la CGT avait envoyé au casse-pipe les cheminots seuls à travers des « grèves perlées ». Elle avait également été le fer de lance du « blocage de l’économie » en 2015, déjà en polarisant sur le secteur des raffineries. De francs succès qui n’avaient rien bloqué, tout en divisant la classe ouvrière ! À chaque fois, les travailleurs avaient tout de même été appelés à la « solidarité »… mais une solidarité platonique consistant à grossir les caisses de grève que les syndicats se sont empressés de reverser, dans un flou artistique, à leurs seuls adhérents.
Mais, cette fois-ci, le piège n’a pas fonctionné au mieux des espérances de la bourgeoisie. Les grèves syndicales sont souvent restées minoritaires : pas de queues interminables aux stations service, pas d’usagers des transports « excédés » mais plutôt compréhensifs, pas de grèves corporatistes perdues d’avance. La classe ouvrière, malgré ses faiblesses, n’est pas tombée dans le piège des grèves longues, où chacun est seul dans son coin. La grève « par procuration » n’a pas vraiment fait recette.
Lors de la première journée d’action, le 19 janvier 2023, près de deux millions de salariés étaient dans la rue, une mobilisation beaucoup plus forte qu’attendue, exprimant un sentiment de colère et d’injustice, mais aussi de solidarité, de joie à se retrouver tous ensemble. Dans les cortèges, l’enthousiasme de nous retrouver, semaine après semaine, dans des manifestations massives, était palpable. Les syndicats et les partis de gauche n’ont cessé de répéter que le nombre de manifestants était susceptible d’imposer à lui seul un rapport de force, de « faire pression » tantôt sur le gouvernement, tantôt sur le Parlement. Mais en dépit de ces mobilisations historiques, le gouvernement n’a pas reculé.
Pourquoi ? Parce que le nombre de manifestants, sans une réelle prise en mains de la lutte par la classe ouvrière elle-même, n’est nullement susceptible, à lui seul, de créer un véritable rapport de force. La massivité de la lutte en France a été un pas très important dans le retour de la combativité du prolétariat dans le monde. Mais si nous rassembler massivement, sentir la force collective de notre classe sont indispensables, être des millions ne suffit pas !
Lors du mouvement contre le CPE, en 2006, les étudiants et les jeunes précaires étaient bien moins nombreux, mais ils avaient su prendre la direction de la lutte, à travers des assemblées générales souveraines, et commençaient à étendre le mouvement aux travailleurs, aux retraités. Bref, la classe ouvrière commençait à se battre avec ses propres armes : celle de son unité. C’est cela qui, à l’époque, a effrayé le gouvernement Villepin au point de le faire reculer.
Aujourd’hui encore, la bourgeoisie a tout fait pour empêcher les ouvriers de prendre eux-mêmes en main la solidarité et l’extension de la lutte. En polarisant quasi exclusivement sur le seul nombre de manifestants, en appelant, pendant plusieurs semaines, à des journées d’actions massives, sans discussion, sans véritables assemblées ouvertes à tous, les syndicats n’ont fait que coller aux aspirations qui s’exprimaient au sein de notre classe, aux besoins d’unité et de solidarité… pour mieux les dénaturer et disperser les forces !
Ainsi, au nom de la « solidarité avec tous ceux qui n’ont pas les moyens de faire grève et de se mobiliser en semaine », quelques journées d’action ont été organisées le samedi. Les syndicats ont prétendu que nous serions plus nombreux, sans que cela nous coûte, avec la présence des familles, des enfants. Mais l’extension dont nous avions besoin ne pouvait nullement se réaliser de la sorte ! La solidarité dont nous avions besoin ne s’arrête pas à nos familles ou à nos amis. Elle doit s’étendre à notre classe ! À d’autres ouvriers susceptibles de nous rejoindre dans la lutte, avec qui discuter, débattre et décider collectivement ! Rien de tel avec les mobilisations syndicales du samedi, avec leur même logique de saucissonnage et de dilution, chacun derrière sa banderole, sans discussion, ni décision collective en fin de manifestation !
La mobilisation s’est cependant maintenue, semaine après semaine, au grand étonnement de tous les acteurs gouvernementaux et syndicaux. L’intersyndicale a dû progressivement espacer les journées d’action, passant de quelques jours, au début du mouvement, à plus d’un mois entre la manifestation du 1er mai et celle du 6 juin, pour tenter d’user et de décourager les manifestants. Ce fut la douche froide : « Je suis en colère contre la stratégie de l’intersyndicale… Pourquoi, après un 1er mai historique, avoir attendu aussi longtemps pour mobiliser ? C’était une erreur » (un syndiqué de FO, à Rennes). « L’union intersyndicale aurait dû être plus vindicative et combative » (une gréviste de l’INSEE à Paris). Malgré l’énorme combativité et les mobilisations toujours massives, l’absence de lien réel au sein d’assemblées générales, de possibilité d’éprouver concrètement notre solidarité entre chaque manifestation, ont fini par essouffler la lutte et distiller un sentiment croissant d’impuissance.
Face au scepticisme grandissant vis-à-vis des balades syndicales, la bourgeoisie a pu compter sur la gauche et les syndicats pour détourner le prolétariat sur le terrain pourri du soutien aux institutions bourgeoises.
D’emblée, réduire le rapport de force au seul nombre de manifestants avait pour vocation de détourner la classe ouvrière de ses méthodes de lutte, de la réduire à l’impuissance en polarisant l’attention sur le terrain du jeu démocratique bourgeois : mettre soi-disant la pression pour soutenir le « combat parlementaire » ! Si le prolétariat s’est fait peu d’illusions sur les « institutions républicaines », il n’en a pas moins été gêné par cet écran de fumée idéologique.
Tout le tapage autour du 49.3 n’avait pas d’autre objectif. Avec le « cri de rage » du 16 mars contre le « déni de démocratie » de Macron, soigneusement organisé par les partis de gauche aux abords du Palais Bourbon, une nouvelle mobilisation démocratique nous a été proposée en guise de dérivatif. Cette mascarade a ainsi été le point de départ d’une explosion de colère totalement stérile et minoritaire. L’État n’a, d’ailleurs, pas hésité à réprimer violemment ces manifestations « sauvages » plusieurs nuits durant, avec le silence complice de l’intersyndicale qui a profité de l’occasion pour tenter de redonner un peu de crédit à ses balades hebdomadaires.
La focalisation sur le vote du 8 juin porté par l’opposition au Parlement, et dont tout le monde savait qu’il était perdu d’avance, a également été utilisée par la bourgeoisie pour canaliser la colère. Après le 1er mai, tout devait se jouer sur cette seule et unique date. Un mois de trêve, sans rassemblements afin de « se faire entendre des parlementaires ». Et ce fut un mois de « casserolades », de coupures de courant et de mobilisations ponctuelles et localisées pour « emmerder », cette fois, le président Macron et sa clique. La polarisation sur la « visibilité » propre à la mystification démocratique, comme la pression qu’elle était censée exercer sur le Parlement et le gouvernement, servaient, en réalité, à faire diversion et empêcher de réfléchir sur les véritables armes du prolétariat.
Les syndicats ne sont en aucune façon des organisations « trop molles » pour la lutte, entravées par des « directions traîtres » ou multipliant les erreurs et indécisions dans l’action. Ce sont clairement des organes de l’État qui, par leur nature, par leurs actions manœuvrières contre la classe ouvrière, sont devenus ses ennemis. La forme de lutte syndicale, si elle a été au XIXe siècle une arme du prolétariat, ne correspond plus, depuis le début du XXe siècle, aux besoins de la lutte. Depuis l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, les syndicats se sont entièrement intégrés à l’appareil d’État de la bourgeoisie, avec pour rôle de saboter les luttes et de tenter de maintenir la classe ouvrière, y compris leurs propres adhérents, dans l’impuissance et le désespoir.
C’est la raison pour laquelle, dans le mouvement qui vient de s’achever, les syndicats ont systématiquement œuvré à stériliser la lutte et à entraver la marche de la classe ouvrière. Face au retour de la combativité du prolétariat à l’échelle internationale, ils œuvreront encore et toujours à saboter les luttes !
Stopio, 23 juin 2023
1) Cf. le tract distribué par le CCI lors de la journée d’action du 6 juin : « Bilan du mouvement contre la réforme des retraites : la lutte est devant nous ! ».
« L’ACG, Angry Workers, Plan C et la Communist Workers Organisation discuteront des grèves récentes et à venir au Royaume-Uni et ailleurs. Beaucoup de temps pour les questions, les réponses et la discussion ». C’est ainsi que l’Anarchist Communist Group (ACG) a annoncé sa réunion publique du 12 mai 2023. La réunion visait à « promouvoir l’idée d’organisations de base contre les machinations des bureaucrates syndicaux, qui entravent et font obstruction aux actions de grève tant ici, au Royaume-Uni, qu’à l’étranger ». (1)
L’ACG s’est séparée de l’Anarchist Federation (AF), il y a cinq ans, sur la question de la politique identitaire, dans une tentative de mettre davantage l’accent sur la lutte authentique de la classe ouvrière. Elle a adopté une position essentiellement internationaliste contre la guerre en Ukraine, bien qu’avec des faiblesses évidentes. (2)
Les Angry Workers of the World (AWW) sont un groupe plus « ouvriériste » de l’ouest de Londres, très proche du milieu anarchiste dans ses idées et ses méthodes. Ce groupe n’a formulé une position collective sur la guerre en Ukraine qu’un an après son déclenchement. Malgré une discussion récente sur le défaitisme révolutionnaire, il ne défend toujours pas une position internationaliste sans ambiguïté. (3)
Plan C est une organisation ouvertement gauchiste, même sans idéologie particulière, qui se caractérise comme expérimentale et non dogmatique. Le 25 juin 2022, elle a tenu une réunion de « solidarité avec la classe ouvrière ukrainienne » (mais pas avec la classe ouvrière en Russie !), avec des orateurs et un film sur les anarchistes en Ukraine qui aident leurs voisins et soutiennent les soldats combattants.
Enfin, la Communist Workers Organisation (CWO) est une organisation du milieu révolutionnaire affiliée à la Tendance communiste internationaliste (TCI) et a défendu une position internationaliste claire contre la guerre.
En octobre 2022, avant une réunion de l’ACG à Londres, le CCI a reçu un courriel du groupe qui disait : « Si le CCI pense venir à la réunion publique de ce soir, veuillez y réfléchir à deux fois, car nous avons décidé que votre présence serait préjudiciable ». Nous avons répondu en demandant une explication à l’ACG. Mais nous n’avons jamais reçu de réponse.
Dès notre arrivée à la réunion de l’ACG du 12 mai dernier, nous avons été reconnus comme le CCI et avons reçu l’ordre de quitter la réunion. Nous avons protesté, rappelant à l’ACG qu’elle avait été exclue du Salon du livre anarchiste à l’automne dernier parce qu’elle s’opposait à la guerre en Ukraine. Nous avons également rejeté le prétexte selon lequel le CCI « parle trop », puisque notre pratique est de respecter les règles de l’organisation animant la réunion. Nos objections ont été ignorées et nous n’avons pas eu d’autre choix que de distribuer nos tracts et d’exposer notre presse à l’extérieur.
Nous ne savons pas ce qui a motivé l’ACG à organiser des discussions publiques avec un groupe gauchiste comme Plan C, mais si elle pense que cela renforcera sa capacité à défendre des positions prolétariennes, elle se trompe. De nombreux exemples de l’histoire du mouvement ouvrier démontrent que l’activité conjointe entre une organisation bourgeoise et une organisation prolétarienne (ou, dans le cas présent, qui cherche à s’orienter en direction des positions prolétariennes) se fait toujours au détriment de cette dernière.
L’exemple le plus clair est celui de la CNT qui avait été une organisation révolutionnaire du prolétariat et avait même envisagé de demander l’adhésion au Komintern. Mais au cours des années 1920, elle a commencé à collaborer de plus en plus avec des organisations politiques bourgeoises, (4) jusqu’à ce qu’elle décide, en 1936, de participer aux gouvernements de la Généralité de Catalogne et de la République de Madrid. Ce virage n’était pas accidentel puisque, pendant la Seconde Guerre mondiale, la CNT en France, saisie par l’antifascisme, a combattu dans les armées de la « Libération » contre l’occupation allemande. La CNT était définitivement devenue une organisation bourgeoise.
Aujourd’hui, l’ACG est bien contente de tenir une réunion avec ceux qui se sont montrés incapables d’adopter une position internationaliste claire et collectivement acceptée, comme les AWW, et, plus grave encore, avec un groupe comme Plan C, qui s’est révélé être dans le camp de la bourgeoisie. Parallèlement, l’ACG exclut de sa réunion une organisation qui, tout comme l’ACG elle-même, défend l’internationalisme prolétarien et la perspective du communisme. Comment l’ACG explique-t-elle cette incohérence ?
Une autre incohérence de l’ACG est le fait qu’elle formule publiquement un point de vue sur la lutte de classe, mais ne veut pas le confronter dans un débat public avec celui du CCI, même si sa position sur cette question est loin d’être antagoniste à celle du CCI, comme on le voit, par exemple, dans la citation suivante d’un article de l’ACG : « Comme de plus en plus d’ouvriers sont contraints par nécessité de se mettre en grève, il devient de plus en plus nécessaire de créer de nouvelles formes d’organisation. Celles-ci devraient permettre une lutte efficace et unifiée, en contournant les bureaucrates syndicaux et en allant au-delà des syndicats ». (5) Comme tous ceux qui lisent notre presse peuvent le constater, cette position est relativement proche de celle du CCI, même si elle est défendue avec un cadre d’analyse différent.
Un débat public permettrait de confronter les argumentations. Les questions sont donc les suivantes : pourquoi l’ACG évite-t-elle une confrontation politique avec le CCI et pourquoi pense-t-elle qu’un débat sur la lutte de classe avec le CCI est contre-productif pour le développement d’une perspective prolétarienne ?
La CWO fait partie du même milieu des organisations révolutionnaires de la Gauche communiste que le CCI. Ce milieu est fondé sur certains principes que toutes les organisations devraient respecter. L’un de ces principes est qu’une attaque contre une organisation de la Gauche communiste est une attaque contre l’ensemble de la Gauche communiste. Ainsi, lorsqu’un groupe de ce milieu est attaqué, boycotté ou exclu, toutes les organisations sont attaquées et devraient réagir comme un tout. Car chaque attaque contre une organisation révolutionnaire contient une menace pour le processus historique de construction du parti.
Ainsi, le CCI a apporté son soutien total lorsque le Parti communiste international (bordiguiste) a été attaqué après la publication de la brochure : Auschwitz ou le grand alibi. En 2015, il a publié un Communiqué de solidarité avec la TCI lorsque les militants de cette organisation ont été pris pour cible par d’anciens membres de la section en Italie de la TCI. Mais quelle est la réponse de la CWO dans le cas de l’exclusion du CCI de la réunion publique de l’ACG ? En novembre 2022, après le courriel de l’ACG, le CCI avait déjà écrit à la CWO pour lui demander sa position sur cette question, mais n’a jamais reçu de réponse.
Lorsque des camarades de la CWO sont venus à une réunion publique du CCI après l’incident, nous leur avons demandé de prendre position sur l’exclusion, mais au lieu de le faire, les camarades ont évité la question, expliquant pourquoi ils pensaient que l’ACG avait agi de la sorte, ce que les membres de l’ACG avaient pu leur dire à ce sujet, comme s’ils étaient ses apologistes. L’ACG peut pourtant parler pour elle-même et la CWO a le devoir de prendre une position claire.
Le camarade qui représentait la CWO à la réunion de l’ACG du 12 mai avait expliqué à son arrivée sur place qu’il ne savait pas que le CCI avait été exclu de la réunion, ni même que la CWO était mentionnée dans l’annonce de la réunion comme l’un des groupes participants. S’est-il rendu compte qu’il participait à un débat avec une organisation ouvertement gauchiste ? L’ignorance est un mauvais argument derrière lequel se cacher, mais entre-temps, il avait été informé par nos camarades de l’exclusion du CCI de la réunion et pourtant il n’a pas pris de position claire.
Il est clair qu’après avoir ouvert la porte à des groupes parasitaires et à des mouchards, comme lors du comité No War But The Class War de Paris, (6) la CWO ouvre maintenant la porte à des organisations qui défendent ouvertement des positions bourgeoises, comme Plan C.
Mais les organisations révolutionnaires ne peuvent pas s’engager dans une discussion publique sur la lutte de classe avec des organisations qui ne défendent pas une position internationaliste. De telles organisations sont fondamentalement hostiles aux intérêts historiques de la classe ouvrière. Mais la CWO, voulant jouer sur les deux tableaux, n’a pas le courage de dire ouvertement qu’elle cherche à se rapprocher d’un groupe gauchiste « non dogmatique » comme Plan C, au lieu d’exprimer sa solidarité ou de collaborer avec le CCI.
Dans sa politique d’« ouverture », la CWO ne veut pas que le CCI soit témoin de sa « romance » avec des groupes anarchistes ou gauchistes. Elle est donc prête à mettre sous le tapis le principe de solidarité au sein de la Gauche communiste et refuse de condamner l’exclusion du CCI par l’ACG.
Finalement, la CWO a démontré qu’elle renonçait au principe de la défense des organisations de la Gauche communiste contre les attaques de l’extérieur : « et aucune organisation prolétarienne ne peut ignorer cette nécessité élémentaire [de solidarité] sans en payer le prix ». (7)
CCI, 14 juillet 2023
1) « All Out ! The Current Strike Wave », disponible sur le site de l’ACG (12 mai 2023).
2) Lire notre article : « Les anarchistes et la guerre : Entre internationalisme et “défense de la nation” », Révolution internationale n° 494 (2023).
3) Voir notre article : « AWW and Ukraine war : There is no middle ground between internationalism and “national defence” », disponible sur notre site web (septembre 2022).
4) Cf. « La contribution de la CNT à l’instauration de la République espagnole (1921-1931) », Revue internationale n° 131 (2007).
5) « Oil rig workers strike », disponible sur le site de l’ACG (9 juin 2023).
6) « Un comité qui entraîne les participants dans l’impasse », Révolution internationale n° 496.
7) Cf. « Les conférences internationales de la Gauche Communiste (1976-1980) : Leçons d’une expérience pour le milieu prolétarien », Revue internationale n° 122 (2005).
En mai dernier, le CCI a tenu des réunions publiques dans différents pays sur le thème : « Grande-Bretagne, France, Allemagne, Espagne, Mexique, Chine… Aller plus loin qu’en 1968 ! ». Il s’agissait de mieux comprendre la signification politique, mondiale et historique de ces luttes, les perspectives dont elles sont porteuses mais aussi les faiblesses importantes que la classe ouvrière devra surmonter pour assumer les dimensions économique et politique de son combat. La participation active aux débats qui ont eu lieu est une illustration de la lente maturation de la conscience qui s’opère en profondeur au sein de la classe ouvrière mondiale et dont sont plus particulièrement porteuses de petites minorités, appartenant souvent à une nouvelle génération. Elles renouent ainsi progressivement avec l’expérience du mouvement ouvrier et de la Gauche communiste.
Ces réunions ont été animées par une claire volonté de clarification à travers la confrontation aux différentes positions en présence. Ainsi, face à l’analyse défendue par le CCI, se sont exprimés des soutiens, des nuances, des doutes et questionnements, voire des désaccords. L’objet de cet article est d’en rendre compte afin d’encourager la poursuite du débat.
Malgré les difficultés pour saisir la complexité de la situation marquée par le chaos grandissant du mode de production capitaliste, rythmée par des épisodes dramatiques et destructeurs tels que la guerre en Ukraine, avec en perspective l’enlisement sans fin dans la crise économique, les intervenants ont, en général, reconnu ce fait essentiel que la classe ouvrière était à nouveau entrée massivement en scène, depuis un an, dans la lutte face à la détérioration insupportable de ses conditions de vie. Certains ont fait un parallèle entre la situation actuelle et celle de Mai 68. (1) En 1968, le retour du chômage (pourtant alors bien faible par rapport à la situation actuelle) inaugurait de fait la fin de la période dite des « Trente glorieuses », et la réapparition de la crise ouverte, période faite de récession, reprise, récession plus profonde. Aujourd’hui, l’approfondissement brutal de la crise économique et le retour en force de l’inflation constituent sans conteste le ressort essentiel des mobilisations de la classe ouvrière. Des camarades ont souligné que Mai 68 et la période actuelle avaient en commun l’irruption de mobilisations massives de la classe ouvrière. Un camarade en Grande-Bretagne précisait à ce propos que « la plus grande différence avec 68 est la profondeur de la crise économique actuelle ».
Un autre camarade reconnaissait que « Mai 68 avait ouvert une nouvelle phase après la contre-révolution ». En effet, suite à l’échec de la vague révolutionnaire des années 1917-1923 et à la chape de plomb stalinienne qui a suivi la défaite du prolétariat mondial, Mai 68 inaugurait le réveil de la classe ouvrière sur un plan international. À Paris, un camarade caractérisait de la sorte les conditions subjectives de la lutte de la classe ouvrière, en 1968 et aujourd’hui : « la référence à Mai 68 est pertinente. Cet événement coïncide avec l’arrivée d’une nouvelle génération de la classe ouvrière qui n’avait pas subi, comme ses parents, l’écrasement idéologique de la contre-révolution et notamment la chape plomb de l’influence du stalinisme. Aujourd’hui, il a fallu une nouvelle génération pour sortir de l’idéologie de la “mort du communisme” ». Il est remarquable qu’au Brésil les participants aient reconnu, presque comme une « évidence », qu’il se passait quelque chose au niveau de la lutte de classe et que c’est le prolétariat des pays centraux du capitalisme, en Europe occidentale, qui se plaçait à l’avant-garde de la mobilisation du combat ouvrier mondial. En rapport avec la situation actuelle, un camarade de Grande-Bretagne notait d’ailleurs « l’importance des luttes actuelles. Elles représentent la possibilité d’une véritable renaissance de la lutte des classes ».
Mais cette même intervention, comme d’autres d’ailleurs, au Brésil en particulier, s’inquiétaient « des faiblesses de la classe ouvrière », ou « des manœuvres de la bourgeoisie qui a le contrôle, surtout avec les syndicats ».
En fait, certaines interventions tendaient à vouloir plaquer la réalité de Mai 68 sur la période actuelle alors que d’autres opposaient les deux situations. Bref, toutes manifestaient une difficulté à comprendre, au-delà des analogies et des différences entre ces deux moments historiques, ce qu’on entend par « rupture » dans la dynamique de la lutte de classe, respectivement en 1968 et aujourd’hui.
En 1968, le réveil de la classe ouvrière mondiale mettait un terme à quarante de contre-révolution, correspondant à une profonde défaite physique et idéologique du prolétariat consécutive à l’écrasement de la vague révolutionnaire de 1917-23. La rupture de 2022, signalée par la mobilisation du prolétariat au Royaume-Uni, met en mouvement une classe ouvrière qui n’a pas subi de défaite physique comparable à celle ayant entraîné la contre-révolution mondiale mais qui, par contre, a subi de plein fouet les campagnes sur « la mort du communisme », sur « la disparition de la classe ouvrière », etc.
Durant plus de trente ans, la classe ouvrière mondiale, déboussolée, ayant perdu son identité de classe, s’est montrée incapable d’une mobilisation à la hauteur des attaques qu’elle subissait. Il a fallu cette longue période d’attaques incessantes, profondes et de plus en plus insoutenables pour qu’elle renoue avec des mobilisations inégalées en ampleur depuis des décennies (depuis 1985 pour les ouvriers au Royaume-Uni), clairement en rupture avec la situation qui prévalait depuis 1989. Trente années pendant lesquelles, du fait justement que la classe ouvrière n’était pas défaite, il se développait une réflexion en son sein (la maturation souterraine de la conscience) se traduisant par une perte croissante d’illusions quant à l’avenir que nous réserve le capitalisme, puis par la certitude que la situation ne pourra qu’empirer. C’est ainsi que fermentait un profond sentiment de colère qui s’est exprimé par le « trop c’est trop » des grévistes en Grande-Bretagne.
Pour n’être pas complètement comprise, la dynamique des trente années précédentes a donné lieu, dans la discussion, à différentes interprétations erronées. Ainsi, une camarade à Toulouse invoquait une « continuité » dans la lutte depuis ces trente ans, jalonnée par des victoires et des défaites, en particulier la mobilisation contre le CPE (2006), contre la réforme des retraites de Sarkozy-Fillon (2010) et aussi le mouvement des Indignés (2011). Mais justement, durant cette période, une telle continuité (où des luttes en cours font écho à des luttes passées) n’existait pas, la classe ouvrière ne parvenant pas à relier entre elles, dans sa mémoire collective, les quelques nouvelles et rares expériences qu’elle faisait.
Il en va de même de l’idée d’un « bond qualitatif » utilisée par certains camarades, notamment au Brésil, pour caractériser l’irruption des luttes en Grande-Bretagne et en France. Une telle conception qui, en général, tend à réduire la conscience à un simple produit ou reflet de la lutte immédiate elle-même, minimise toutes les autres dimensions du processus de prise de conscience. L’idée de « bond qualitatif » peut être préjudiciable en laissant entendre que la classe ouvrière aurait brusquement surmonté bon nombre de ses faiblesses.
Par ailleurs, des interventions au Mexique, tendant à diluer la lutte du prolétariat en l’emmenant sur des terrains tels que celui de la défense de l’environnement ou du féminisme, ont été justement critiquées. En effet, l’idéologie qui les sous-tend et qui est elle-même favorisée par la perte de l’identité de classe, représente une claire menace pour la lutte autonome du prolétariat, la seule à même de résoudre les problèmes de la société à travers le renversement du capitalisme.
Si les participants aux réunions ont admis la réalité de la massivité des luttes actuelles, il faut bien reconnaître qu’en général ils n’ont pas été capables de prendre en compte leur importance en tant qu’élément fondamental de la rupture qualitative. Des millions d’ouvriers concentrés dans quelques pays d’Europe de l’Ouest qui se mobilisent, malgré ce que cela leur en coûte financièrement, qui luttent solidairement avec leurs camarades pour refuser la misère que le capitalisme veut leur imposer par l’exploitation et la divisions, cela constitue en soi une victoire considérable.
Des camarades ont exprimé des critiques à ce qu’ils considéraient comme une surestimation du mouvement par le CCI. Ainsi, en Grande-Bretagne et en France, on a pu entendre :
– « je trouve que le CCI surestime la séquence de la lutte. Je ne comprends pas la méthode de maturation souterraine. Il y a là une association d’idées, ce n’est pas massif, on fait juste référence à des minorités actives ».
– « C’est vrai qu’à la fin des manifestations il y avait bien des discussions, certes, mais il n’y a pas eu de grèves ! Sans la grève, le mouvement s’est tassé. Le problème est que l’arme du prolétariat est la grève générale. (2) En Mai 68, il y avait une grève générale et là ce n’était pas le cas […]. Je ne veux pas ternir le tableau mais amplifier la profondeur du mouvement [comme le fait le CCI], je ne suis pas sûre que cela serve ». Dans le cas qui nous préoccupe, on semble oublier que pour aller manifester dans la rue par centaines de milliers, voire par millions, en France, les ouvriers étaient en grève !
À plusieurs endroits (à Nantes en France, au Brésil…) des interventions voulaient tempérer la réalité de la rupture dans la lutte de classe mise en avant par le CCI par le fait que les syndicats n’avaient pas été remis en cause. À cette objection, ce sont des participants qui, à Nantes, ont opposé l’analyse suivante : « Certes, il n’y a pas eu de remise en cause des syndicats, pas d’auto-organisation, mais le mécontentement reste très fort et permanent, même s’il n’y a pas de nouvelle lutte spectaculaire. Car il faut voir d’où vient la classe, elle sort d’une période de trente ans de difficultés. Il n’y a pas eu de défaite politique, en fait. La classe réunit ses forces pour aller plus loin ».
À ceci nous ajoutons qu’en France (mais pas seulement), la bourgeoisie avait anticipé la colère ouvrière et les syndicats avaient fait tout leur possible pour n’être pas contestés par les ouvriers. Face au besoin et à la volonté des ouvriers en lutte de s’unir par-delà les catégories et corporations, les syndicats avaient pris les devants en maintenant, du début à la fin, un front uni syndical le plus large possible « farouchement opposé » à la réforme des retraites.
Alors que des interventions tendaient à chercher des « preuves » et des « faits » pour essayer de convaincre ou se convaincre soi-même de la réalité de la « rupture », d’autres camarades ont essayé d’illustrer le changement de situation à travers la capacité des « syndicats expérimentés » (en France, notamment) à « coller au mouvement », aux « aspirations d’unité » en utilisant « le piège de l’intersyndicale ». Dans le même sens, ces camarades ont mis en évidence la complicité de différentes fractions de la bourgeoisie en vue d’isoler par un black-out savamment dosé les différents foyers de lutte : « Pourquoi la bourgeoisie fait-elle un black-out sur les grèves à l’étranger ? C’est pour ne pas qu’on puisse créer de liens, la bourgeoisie connaît très bien son ennemi de classe. Il y a là un signe supplémentaire de la maturation. Il faut avoir une vision globale, internationale ». De manière très juste, des camarades ont souligné qu’il ne fallait pas se polariser sur tel ou tel élément pris en soi, mais qu’il était préférable de « voir un faisceau d’indices et savoir les interpréter », faisant référence en ce sens à la démarche de Marx, mais aussi à celle de Lénine qui « avaient la capacité de percevoir les changements d’état d’esprit du prolétariat ».
À chaque fois, pour tenter de clarifier les choses, le CCI a essayé d’aller plus loin en défendant cette idée valable de « processus de maturation souterraine », de rupture et non pas celle de « saut qualitatif ». Le CCI a surtout insisté pour élargir et poser les problèmes avec méthode, comme en témoigne une de ses interventions à Paris : « plusieurs interventions ont mis en évidence des discussions qu’on ne voyait plus depuis des années. Que fait-on de cela ? Comment l’analyser ? Est-ce qu’on replace cela dans un cadre plus large et global ? Au lieu de voir les choses avec un microscope, il nous faut prendre du recul, prendre un télescope ; c’est-à-dire avoir une démarche historique et internationale. Nous sommes dans une période où le capitalisme mène l’humanité à sa perte. La classe ouvrière a le potentiel de se battre et d’entrer en lutte, de pouvoir faire la révolution. À l’échelle internationale, depuis trois décennies, on a vu le reflux des luttes et un recul de la conscience. La classe a perdu conscience d’elle-même, son identité. Or l’été dernier, il y a eu un mouvement très important en Grande-Bretagne qu’on n’avait pas vu depuis quarante ans ! Est-ce uniquement en Grande-Bretagne ? Cela témoignait que quelque chose était en train de changer en profondeur à l’échelle mondiale. C’est à partir de cela que nous avons dit que quelque chose changeait. On a vu la capacité à lutter face à l’aggravation de la crise économique. On a vu des luttes dans de nombreux pays. C’est dans ce cadre que s’inscrit la confirmation de la lutte contre la réforme des retraites en France. On a vu trois mois de luttes, une combativité. D’autre part, on commence à voir des slogans, une réflexion qu’on n’avait pas vue depuis les années 1980. Il y a un ras le bol général, on voit une tentative de se réapproprier l’histoire. C’est cela qu’il y a derrière le slogan “tu nous mets 64 on te Mai 68” […]. Il existe une tendance a se réapproprier le passé, comme avec le resurgissement de l’expérience du CPE de 2006 alors qu’on n’en avait plus entendu parler. Comment expliquer que cela resurgisse ? Il y a d’autres aspects plus minoritaires sur : comment faire la révolution ? Une partie réfléchit sur : qu’est-ce que le communisme ? Il y a un effort de la classe. Ce n’est pas simplement la question de : est-ce que la réforme des retraites passe ou pas ? Il faut tirer les leçons. Comment aller plus loin ? Avec quelle méthode de lutte ? C’est cela l’enjeu ».
Nous devons donc reconnaître, comme leçon fondamentale, la nécessité de prendre en compte, pour nos analyses, le contexte international et historique : une accélération de la décomposition de la société capitaliste, son « effet tourbillon » destructeur, la gravité et la dangerosité de la guerre, et en même temps la brutale accélération de la crise économique, avec l’inflation comme puissant aiguillon à la lutte de classe. Nous devons reconnaître également qu’en luttant sur son terrain de classe, de façon massive, le prolétariat commence à prendre confiance en ses propres forces, va acquérir la conscience croissante de mener une même lutte par-delà les corporations et les frontières.
Les luttes aujourd’hui sont une première victoire : celle de la lutte elle-même.
WH, 26 juin 2023
1) Il faut signaler que la plupart de ces réunions ont eu lieu à une date symbolique, celle de l’anniversaire des manifestations massives du 13 mai 1968 en France. À ce propos nous recommandons à nos lecteurs notre brochure : 1968 et la perspective révolutionnaire, publiée aussi en deux parties dans les numéros 133 et 134 de la Revue internationale.
2) Faute de temps, la question de la différence entre « gréve générale » et « gréve de masse » n’a pu être traitée. Mais nous avons souligné notre désaccord avec le fait d’assimiler ces deux termes. La grève générale, si elle constitue un indice du mécontentement dans la classe, renvoie néanmoins à l’organisation (et donc au contrôle) de la lutte par les syndicats. En ce sens, aux mains des syndicats, elle peut aussi constituer un moyen d’épuiser la lutte. À la grève générale, nous opposons la grève de masse telle qu’elle s’est manifestée magistralement en Russie ne 1905 en se donnant ses propos moyens de centralisation de la lutte, alliant revendications économiques et politiques.
Alors que la bourgeoisie et ses médias ne cessent de dissimuler la faillite historique du capitalisme, la bourgeoisie, quand elle réunit les principaux dirigeants du monde au Forum Économique Mondial de Davos et se parle à elle-même, ne peut faire l’économie d’une certaine lucidité. Les conclusions du rapport général soumis au Forum sont de ce point de vue particulièrement édifiantes : « Les premières années de cette décennie ont annoncé une période particulièrement perturbée de l’histoire humaine. Le retour à une “nouvelle normalité” après la pandémie de Covid-19 a été rapidement affecté par l’éclatement de la guerre en Ukraine, inaugurant une nouvelle série de crises alimentaires et énergétiques, déclenchant des problèmes que des décennies de progrès avaient tenté de résoudre.
En ce début d’année 2023, le monde est confronté à une série de risques à la fois totalement nouveaux et sinistrement familiers. Nous avons assisté au retour des risques “anciens” (inflation, crises du coût de la vie, guerres commerciales, sorties de capitaux des marchés émergents, troubles sociaux généralisés, affrontements géopolitiques et spectre de la guerre nucléaire) que peu de chefs d’entreprise et de décideurs publics de cette génération ont connus. Ces phénomènes sont amplifiés par des évolutions relativement nouvelles dans le paysage mondial des risques, notamment des niveaux d’endettement insoutenables, une nouvelle ère de faible croissance, d’investissements mondiaux réduits et de démondialisation, un déclin du développement humain après des décennies de progrès, le développement rapide et sans contrainte de technologies à double usage (civil et militaire), et la pression croissante des impacts et des ambitions liés au changement climatique dans une fenêtre de transition vers un monde à 1,5° C qui ne cesse de se rétrécir. Tous ces éléments convergent pour façonner une décennie unique, incertaine et troublée.
La prochaine décennie sera caractérisée par des crises environnementales et sociétales, alimentées par des tendances géopolitiques et économiques sous-jacentes. La “crise du coût de la vie” est classée comme le risque mondial le plus grave pour les deux prochaines années, avec un pic à court terme. La “perte de biodiversité et l’effondrement des écosystèmes” est considérée comme l’un des risques mondiaux qui se détérioreront le plus rapidement au cours de la prochaine décennie, et les six risques environnementaux figurent parmi les dix principaux risques pour les dix prochaines années. Neuf risques figurent dans le classement des dix principaux risques à court et à long terme, notamment la “confrontation géo-économique” et l’ “érosion de la cohésion sociale et la polarisation sociétale”, ainsi que deux nouveaux venus dans le classement : “cybercriminalité et cyber-insécurité généralisées” et “Migration involontaire à grande échelle” ». (1)
Cette longue citation ne sort pas d’une publication du CCI. Elle est le fruit du travail d’un des « think tanks » les plus cotés parmi les principaux dirigeants politiques et économiques de la planète. De fait, ces constats rejoignent largement le texte adopté par le CCI en octobre 2022 sur l’accélération de la décomposition capitaliste : « Les années 20 du XXIᵉ siècle s’annoncent comme une des périodes parmi les plus convulsives de l’histoire et accumulent déjà des catastrophes et des souffrances indescriptibles. Elles ont commencé par la pandémie du Covid-19 (qui se poursuit encore) et une guerre au cœur de l’Europe, qui dure déjà depuis plus de neuf mois et dont personne ne peut prévoir l’issue. Le capitalisme est entré dans une phase de graves troubles sur tous les plans. Derrière cette accumulation et imbrication de convulsions se profile la menace de destruction de l’humanité. […]
Avec l’irruption foudroyante de la pandémie de Covid, nous avons mis en évidence l’existence de quatre caractéristiques propres à la phase de décomposition :
– La gravité croissante de ses effets […].
– L’irruption des effets de la décomposition sur le plan économique […].
– L’interaction croissante de ses effets, ce qui aggrave les contradictions du capitalisme à un niveau jamais atteint auparavant […].
– La présence croissante de ses effets dans les pays centraux […].
L’année 2022 a été une illustration éclatante de ces quatre caractéristiques, à travers :
– L’éclatement de la guerre en Ukraine.
– L’apparition de vagues jamais vues de réfugiés.
– La poursuite de la pandémie avec des systèmes sanitaires au bord de la faillite.
– Une perte de contrôle croissante de la bourgeoisie sur son appareil politique, dont la crise au Royaume-Uni a constitué une manifestation spectaculaire.
– Une crise agricole menant à une pénurie de beaucoup de produits alimentaires dans un contexte de surproduction généralisée, ce qui constitue un phénomène relativement nouveau depuis plus d’un siècle de décadence.
– Des famines terrifiantes qui frappent de plus en plus de pays.
Or, l’agrégation et l’interaction de phénomènes destructeurs débouche sur un “effet tourbillon” qui concentre, catalyse et multiplie chacun de ses effets partiels en provoquant des ravages encore plus destructeurs. […] Cet “effet tourbillon” constitue un changement qualitatif dont les conséquences seront de plus en plus manifestes dans la période qui vient ». (2)
En réalité, ce n’est pas de quelques mois que l’analyse du CCI a précédé celle des experts les plus avisés de la classe dominante, mais de plusieurs décennies puisque les constats qui sont établis dans ce texte ne sont qu’une confirmation saisissante des prévisions que nous avions déjà mises en avant à la fin des années 1980, notamment dans nos « Thèses sur la décomposition ».
« L’effet tourbillon », évoqué dans notre texte, met en évidence qu’il suffit que l’un de ces phénomènes s’aggrave pour provoquer aussitôt des explosions et réactions en chaine sur d’autres effets de la décomposition, de telle sorte que les crises partielles se transforment en un tourbillon incontrôlable de catastrophes.
Le Global Risks Report n’annonce pas autre chose lorsqu’il évoque la dynamique menant à ce que la bourgeoisie appelle une « polycrise » : « Les chocs concomitants, les risques profondément interconnectés et l’érosion de la résilience font naître le risque de polycrises, où des crises disparates interagissent de telle sorte que l’impact global dépasse de loin la somme de chaque partie. L’érosion de la coopération géopolitique aura des effets en chaîne sur le paysage mondial des risques à moyen terme, notamment en contribuant à une polycrise potentielle de risques environnementaux, géopolitiques et socio-économiques interdépendants liés à l’offre et à la demande de ressources naturelles. Le rapport décrit quatre futurs potentiels centrés sur les pénuries de nourriture, d’eau, de métaux et de minéraux, qui pourraient tous déclencher une crise humanitaire et écologique, allant des guerres de l’eau et des famines à la surexploitation continue des ressources écologiques et au ralentissement de l’atténuation et de l’adaptation au changement climatique ». La description très précise que le Global Risks Report fait de « l’inter-connectivité entre les risques globaux » est fondamentalement, sans en avoir réellement conscience, le processus qui conduit vers la barbarie totale et la destruction de l’humanité.
Cette objectivité, en revanche, les experts de la bourgeoisie l’abandonnent lorsqu’ils essayent d’expliquer l’origine de ces « risques ». Bien qu’ils ne se fixent pas cet objectif, on peut déduire des éléments qu’ils présentent que les racines des cataclysmes se trouvent dans de prétendues prises de décision inadéquates. Les solutions qu’ils proposent reposent sur un optimisme naïf, espérant « un changement significatif de politique ou d’investissement », une heureuse collaboration entre États, ainsi qu’avec le capital privé.
Empêtré dans une vision bourgeoise de la situation historique, le Global Risks Report ne peut pas comprendre que les phénomènes qu’il parvient à décrire sont le résultat de l’existence même du capitalisme, que la guerre, la destruction écologique ou la crise économique n’ont pas de solution dans ce système. Bien que, dès son origine, le capitalisme ait été un système basé sur l’exploitation humaine, sur la déprédation et la destruction de la nature, le capitalisme était un facteur de développement politique et social au moment de son essor (principalement au XIXᵉ siècle). Mais comme tout mode de production, il a finit par atteindre sa phase de décadence, phase où le développement des forces productives entre de plus en plus en opposition avec les rapports de production qui les contraignent. Ce n’est pas un hasard si c’est la Première Guerre mondiale qui a ouvert le processus de décadence du système : depuis, le militarisme et la guerre définissent la vie économique et politique de la bourgeoisie.
Reconnaissant la décadence capitaliste, les révolutionnaires de la Troisième Internationale l’ont définie dans leur plateforme programmatique comme « l’époque de la désintégration du capitalisme, de son effondrement interne. Époque de la révolution communiste du prolétariat ». De sorte que la décadence représente les conditions matérielles qui permettent la maturation des conditions de la révolution sociale.
Plus de cent ans après ce basculement, l’impasse dans laquelle se trouve le capitalisme, l’effroyable barbarie et les destructions massives qu’elle induit s’imposent chaque jour davantage à l’humanité. Depuis l’implosion du bloc « soviétique » en 1989, les contradictions internes qui caractérisaient la phase de décadence du capitalisme ont véritablement explosé, mettant en évidence le pourrissement sur pied du système. Cette nouvelle période, celle de la décomposition du capitalisme, est marquée par un processus d’accroissement du chacun pour soi et de dislocation, qui est devenu le facteur déterminant de l’évolution de la société, rapprochant et aggravant les phénomènes destructeurs et exposant le danger que le capitalisme représente pour l’humanité.
Ces tendances destructrices se sont non seulement accentuées mais apparaissent conjointement et, surtout, interagissent entre elles. Ainsi, au début de la phase de décomposition, les différents États pouvaient intervenir et isoler les effets, de sorte que chaque catastrophe se produisait sans être liée aux autres.
La pandémie et surtout la guerre en Ukraine ont marqué un changement qualitatif dans la décomposition, non seulement parce que leurs effets ont été mondiaux et ont entraîné des millions de morts et de déplacés, mais aussi parce qu’elles ont eu un impact aggravant sur des conflits dans divers domaines : elles ont mis en évidence l’incapacité de la bourgeoisie à circonscrire les catastrophes de manière coordonnée ainsi que son irrationalité, elles ont paralysé l’économie, accéléré la crise sanitaire, aiguisé les rivalités commerciales et impérialistes, etc.
C’est précisément cette interaction des contradictions du capitalisme décadent, avançant sous forme de tourbillon, qui apparaît comme la caractéristique majeure de cette phase de décomposition. C’est dans l’histoire de la décadence du système capitaliste qu’on peut situer les fondements des événements actuels et comprendre pourquoi les années 20 du XXIᵉ siècle s’annoncent « comme l’une des périodes les plus convulsives de l’histoire ».
Pas plus que les modes de production qui l’ont précédé, le mode de production capitaliste n’est éternel. Comme les modes de production du passé, il est destiné à être remplacé, (s’il ne détruit pas avant l’humanité) par un autre mode de production supérieur correspondant au développement des forces productives, développement qu’il a lui-même permis à un moment de son histoire. Un mode de production qui abolira les rapports marchands qui sont au cœur de la crise historique du capitalisme, où il n’y aura plus de place pour une classe privilégiée vivant de l’exploitation des producteurs.
Si la bourgeoisie, avec toutes ses équipes de spécialistes, peut décrire les phénomènes, elle ne peut fondamentalement pas les comprendre et encore moins leur apporter une solution. La seule classe qui peut présenter une alternative à sa barbarie, c’est le prolétariat, la classe exploitée au sein du capitalisme et qui n’a aucun avantage à y défendre. Par ailleurs, la classe ouvrière est aussi celle qui subit de plein fouet les attaques contre ses conditions de travail et de vie qui découlent directement de la pression accentuée de la crise, accentuée par l’ensemble des manifestations de la décomposition.
Malgré toutes les attaques subies ces dernières décennies, deux conditions permettent aux ouvriers de se maintenir comme une force historique capable d’affronter le capital : la première est que le prolétariat n’est pas vaincu et maintient sa combativité. La seconde est précisément l’approfondissement de la crise économique, qui met à nu les causes premières de toute la barbarie qui pèse sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement le système et de ne plus seulement chercher à en améliorer illusoirement certains aspects.
Précisément à l’heure actuelle, sous l’impulsion de la crise économique, le prolétariat a commencé à développer ses luttes, comme le montrent les mobilisations en Europe. Depuis l’été 2022, la classe ouvrière en Grande-Bretagne est descendue dans la rue pour défendre ses conditions de vie. La même combativité s’est exprimée ensuite lors des mobilisations en France, en Allemagne, en Espagne, en Belgique et même des grèves aux États-Unis. De ce point de vue, la décennie qui s’ouvre s’exprime aussi par la rupture avec la passivité et la désorientation que le prolétariat a longtemps manifesté.
Actuellement, la combativité qui s’exprime en Europe souligne qu’un processus de maturation est amorcé, qui avance vers la reconquête d’une véritable identité de classe et la confiance en la force du prolétariat au niveau international. Ce processus est le terreau sur lequel pourra éclore le combat historique de la classe ouvrière contre la barbarie du capitalisme en putréfaction, pour la perspective révolutionnaire.
MA, 15 mai 2023
1) « Global Risks Report, Principales conclusions : quelques éléments », présenté au Forum économique mondial de Davos (janvier 2023).
2) « L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité », Revue internationale n° 169 (2022).
La mort tragique du jeune Nahel, à Nanterre, dans la banlieue parisienne, assassiné par un policier, a mis le feu aux poudres. Immédiatement, des émeutes ont éclaté dans les grandes et petites villes de France contre cette ignoble injustice.
Comme en témoigne la vidéo qui a immédiatement circulé sur les réseaux sociaux, Nahel a été abattu froidement, à bout portant, pour un simple refus d’obtempérer. Ce meurtre fait suite à une longue liste de tués et de blessés par la police, la plupart du temps en toute impunité.
La multiplication des contrôles au faciès, les discriminations éhontés et le harcèlement systématique de jeunes à la couleur de peau un peu trop « foncée » sont légions. Toute une partie de la population, souvent pauvre, parfois marginalisée, ne supporte plus le racisme permanent dont elle est victime, ne supporte plus les comportements arrogants et humiliants de nombreux flics, comme les discours haineux dont elle fait les frais matin et soir à la télévision et sur internet. Le communiqué ignoble du syndicat Alliance qui se déclare « en guerre » contre les « nuisibles » et les « hordes sauvages » illustre cette réalité insupportable.
Mais les relents xénophobes répugnants de nombreux flics permettent aussi à tous les défenseurs de la « démocratie » et de « l’État de droit » de masquer à bon compte la terreur et la violence de plus en plus évidentes que l’État bourgeois et sa police exercent sur la société. Car le meurtre de Nahel témoigne d’une montée en puissance de la violence de l’État, d’une volonté à peine voilée de terroriser et réprimer face à la crise inexorable du capitalisme, face aux inévitables réactions de la classe ouvrière, comme aux risques d’explosion sociale (émeutes, pillages, etc.) qui ne vont cesser de se multiplier à l’avenir.
Si cette violence s’incarne de manière ordinaire par la mise au pas des exploités sur leur lieu de travail, par les humiliations constantes et la violence sociale assénées aux chômeurs et à toutes les victimes du capitalisme, elle s’exprime aussi dans le comportement de plus en plus violent d’une partie significative de la police, de la justice et de tout l’arsenal répressif de l’État, que ce soit au quotidien dans les « quartiers » ou contre les mouvements sociaux.
Depuis la loi de 2017, qui a allégé les conditions dans lesquelles la police pouvait tirer, le nombre de meurtres a été multiplié par cinq. Depuis cette loi adoptée par un gouvernement de gauche, celui de Hollande, les policiers ont la gâchette facile ! Parallèlement, la répression des mouvements sociaux n’a cessé de se renforcer ces dernières années, comme en témoigne le mouvement des gilets jaunes avec une multitude d’éborgnés, d’estropiés ou de blessés. Plus récemment, la lutte contre la réforme des retraites a vu un déchaînement terrible de la police symbolisé par les nombreuses agressions de la BRAV-M. Les opposants aux méga-bassines de Sainte-Soline ou les immigrés clandestins chassés de Mayotte ont également fait l’objet d’une répression ultra-violente. L’ONU a même condamné « le manque de retenue dans l’usage de la force », mais aussi la « rhétorique criminalisante » de l’État français.
Et pour cause ! L’arsenal des forces de l’ordre en France est un des plus fournis et dangereux d’Europe. L’usage croissant des grenades de désencerclement, des lacrymogènes ou des LBD, le recours aux chars anti-émeutes, etc., tendent à transformer les mouvements sociaux en véritables scènes de guerre, face à des personnes que les autorités n’hésitent plus à taxer sans vergogne de « criminels » ou de « terroristes ».
Les récentes émeutes ont encore été l’occasion pour la bourgeoisie d’exercer une répression féroce, avec l’envoi de 45 000 policiers, des unités d’élite de la BRI et du RAID, des blindées de la gendarmerie, des drones de surveillance, des chars anti-émeutes, des canons a eau, des hélicoptères… En 2005, les émeutes dans les banlieues avaient duré trois semaines parce que la bourgeoisie avait cherché à calmer le jeu en évitant un mort supplémentaire. Aujourd’hui, la bourgeoisie doit immédiatement s’imposer par la force et empêcher que la situation ne lui échappe. Face à des émeutes bien plus violentes et étendues qu’en 2005, elle cogne avec une force décuplée.
Plus la situation se dégrade, plus l’État, en France comme partout dans le monde, est en fait contraint de réagir par la force et une débauche de moyens répressifs. Mais l’usage de la violence physique et juridique (1) accentue paradoxalement le désordre et la barbarie que la bourgeoisie cherche à contenir. En lâchant, depuis des années, ses chiens contre les populations les plus précarisées, en multipliant les discours haineux et racistes au plus haut sommet de l’État et dans les médias, la bourgeoisie a créé les conditions-mêmes d’une immense explosion de colère et de violence aveugle. À l’avenir, il est certain que la répression brutale des émeutes qui ont secoué la France ces derniers jours, engendrera également, plus de violence et plus de chaos. Le gouvernement de Macron n’a fait que poser un couvercle sur un feu qui ne va cesser de couver.
Le meurtre de Nahel a fait déborder le vase. Une immense colère a explosé simultanément sur l’ensemble du territoire français, jusqu’en Belgique ou en Suisse. Partout se sont engagés des affrontements très violents avec les forces de l’ordre, notamment dans les grands centres urbains autour de Paris, Lyon ou Marseille. Partout, des bâtiments publics, des magasins, du mobilier urbain, des bus, des tramways, de nombreux véhicules ont été détruits par des émeutiers incontrôlables, parfois très jeunes, âgés seulement de 13 ou 14 ans. Des incendies ont ravagé des centres commerciaux, des mairies, des commissariats, mais aussi des écoles, des gymnases, des bibliothèques, etc. Les pillages se sont rapidement multipliés dans des boutiques ou des supermarchés, parfois pour quelques vêtements, d’autres fois pour de la nourriture.
Ces émeutes ont exprimé une véritable rage face aux comportements des flics, face à leur violence permanente, aux humiliations, au sentiment d’injustice, à l’impunité. Mais comment expliquer l’ampleur de ces violences et l’étendu de ce chaos, alors même que le gouvernement a initialement joué l’indignation après le meurtre de Nahel et promis des sanctions exemplaires ?
La mort tragique d’un adolescent a été l’élément déclencheur de ces émeutes, une étincelle, mais c’est le contexte d’approfondissement de la crise du capitalisme et toutes ses conséquences sur les populations les plus précarisées, les plus rejetées qui sont la véritable cause et le carburant de la révolte, qui sont à l’origine d’un malaise profond qui a fini par exploser. Contrairement aux déclarations de café du commerce de Macron et de sa clique rejetant la responsabilité sur les « jeux vidéos qui ont intoxiqués » les jeunes, ou sur les parents qui devraient asséner « deux claques » à leurs gamins, les jeunes de banlieue, déjà victime d’une discrimination chronique, sont frappés de plein fouet par la crise, par la marginalisation croissante, par une paupérisation extrême, par les phénomènes de débrouille individuelle les conduisant parfois à recourir aux trafics en tous genres. Bref, par l’abandon et l’absence de perspective.
Mais loin d’exercer une violence organisée et consciente de ses buts, les émeutes ont vu exploser la rage aveugle de jeunes sans boussole, qui agissent de manière désespérée et sans perspective. Les premières émeutes de banlieues sont apparues en France à peu près au début de la phase de décomposition du capitalisme : depuis celles de 1979 à Vaux-en-velin, près de Lyon, jusqu’à celles d’aujourd’hui. Comme nous l’avons déjà souligné par le passé, les émeutes ont en commun d’être une « expression du désespoir et du no future qu’il engendre et qui se manifeste par leur caractère totalement absurde. Il en est ainsi des émeutes qui ont embrasé les banlieues en France en novembre 2005 […]. Le fait que ce soit leur propre famille, leurs voisins ou leurs proches qui aient été les principales victimes des déprédations révèle le caractère totalement aveugle, désespéré et suicidaire de ce type d’émeutes. Ce sont, en effet, les voitures des ouvriers vivant dans ces quartiers qui ont été incendiées, des écoles ou des gymnases fréquentés par leurs frères, leurs sœurs ou les enfants de leurs voisins qui ont été détruits. Et c’est justement du fait de l’absurdité de ces émeutes que la bourgeoisie a pu les utiliser et les retourner contre la classe ouvrière ». (2)
Contrairement à 2005 où les émeutes étaient restées relativement confinées aux seules banlieues, comme celle de Clichy-sous-bois, les émeutes de ce début d’été 2023 touchent maintenant les centres urbains, le cœur des villes jusqu’ici protégés et même les petites agglomérations de provinces autrefois épargnées, comme Amboise, Pithivier ou Bourges, qui ont été vandalisées. L’exacerbation des tensions et le profond désespoir qui anime ses acteurs n’ont fait qu’accroître et amplifier ce phénomène.
Contrairement à tout ce que peuvent affirmer les partis de la gauche du Capital, trotskistes du NPA et anarchistes en tête, les émeutes ne sont pas un terrain favorable pour la lutte de classe, ni une expression de cette dernière, mais tout au contraire, un véritable danger. En effet, la bourgeoisie peut d’autant plus facilement instrumentaliser l’image de chaos renvoyée par les émeutes qu’elles font toujours des prolétaires les victimes collatérales :
– par les dégâts et destructions occasionnés qui pénalisent les jeunes eux-mêmes et leur voisinage ;
– par la stigmatisation des « banlieusards » présentés comme des « sauvages » à l’origine de tous les maux de la société ;
– par la répression qui trouve là un motif en or pour se renforcer contre tous les mouvements sociaux, et donc particulièrement contre les luttes ouvrières.
Ces émeutes permettent donc à la bourgeoisie de déchaîner toute une propagande pour couper davantage la classe ouvrière des jeunes de banlieue en révolte. Comme en 2005, « leur médiatisation à outrance a permis à la classe dominante de pousser un maximum d’ouvriers des quartiers populaires à considérer les jeunes émeutiers non pas comme des victimes du capitalisme en crise, mais comme des “voyous”. Elles ne pouvaient que venir saper toute réaction de solidarité de la classe ouvrière envers ces jeunes ». (3)
La bourgeoisie et les médias instrumentalisent ainsi très facilement les événements en favorisant les amalgames entre les émeutes et la lutte ouvrière, entre la violence aveugle et gratuite, les affrontements stériles avec les flics et ce qui relève de la lutte de classe consciente et organisée. En criminalisant l’un, elle peut déchaîner toujours plus de violence contre l’autre ! Ce n’est pas un hasard si pendant le mouvement contre la réforme des retraites, les images qui tournaient en boucle sur les chaînes de télévision du monde entier étaient les scènes d’affrontements avec la police, les violences et les feux de poubelles. Il s’agissait de tirer un trait d’égalité entre ces deux expressions de luttes sociales, de nature radicalement différente, pour tenter d’en donner l’image d’une continuité et d’un dangereux désordre. L’objectif était de gommer et d’empêcher les ouvriers de tirer les leçons de leurs propres luttes, de saboter la réflexion amorcée sur la question de l’identité de classe. Les émeutes en France ont été l’occasion parfaite pour renforcer cet amalgame.
La classe ouvrière possède ses propres méthodes de lutte qui s’opposent radicalement aux émeutes et aux simples révoltes urbaines. La lutte de classe n’a strictement rien à voir avec les destructions et la violence aveugles, les incendies, le sentiment de vengeance et les pillages qui n’offrent aucune perspective.
Bien qu’ils puissent se coordonner via les réseaux sociaux, leur démarche d’émeutiers est immédiate et purement individuelle, guidée par l’instinct des mouvements de foules, sans autre but que la vengeance et les destructions. La lutte de la classe ouvrière est aux antipodes de ces pratiques. Une classe dont les luttes s’inscrivent au contraire dans une tradition, dans un projet conscient, organisé, en vue du renversement de la société capitaliste à l’échelle mondiale. En ce sens, la classe ouvrière doit prendre garde de ne pas se laisser entraîner sur le terrain pourri des émeutes, sur la pente de la violence aveugle et gratuite et encore moins dans des affrontements stériles avec les forces de l’ordre, ce qui ne fait que justifier la répression.
Contrairement aux émeutes qui renforcent le bras armé de l’État, les combats ouvriers, lorsqu’ils sont unitaires et ascendant, permettent de faire reculer la répression. En Mai 1968, par exemple, face à la répression des étudiants, les mouvements massifs et l’unité des ouvriers avaient permis de limiter et de faire reculer la violence des flics. De même, lorsque les ouvriers Polonais s’étaient mobilisés en 1980 sur tout le territoire en moins de 48 heures, ils s’étaient protégés par leur unité et leur auto-organisation de la brutalité extrême de l’État « socialiste ». Ce n’est qu’au moment où ils ont remis leur combat dans les mains du syndicat Solidarnosc, lorsque ce dernier à repris le contrôle de la lutte, lorsque les ouvriers ont été ainsi divisés et dépossédés de la direction de la lutte, que la répression s’est abattue sauvagement.
La classe ouvrière doit rester prudente et sourde au danger que représente la violence aveugle, de façon à opposer sa propre violence de classe, la seule qui soit porteuse d’avenir.
WH, 3 juillet 2023
1) Après la répression policière, les milliers de jeunes arrêtés ont écopé de peines très lourdes au cours de procès expéditifs.
2) « Quelle différence entre les émeutes de la faim et les émeutes des banlieues ? », Révolution internationale n° 394 (2008).
3) Idem.
Le 23 mars dernier, à l’issue de la neuvième journée de mobilisation contre la réforme des retraites en France, des affrontements entre la police et des black blocs éclataient à l’arrivée de la manifestation parisienne, Place de l’Opéra, en plein cœur d’un quartier cossu de la capitale. Tout au long de la soirée, les chaînes de télévision en continu n’auront de cesse de montrer des vitrines brisées, des magasins vandalisés, des poubelles en flammes…
Le lendemain, ces mêmes médias relayaient la crainte des riverains et des commerçants : « Tout a brûlé, la marchandise a fondu… C’est la première fois que ça m’arrive. D’habitude, les manifestations ne se terminent pas ici donc on est un peu épargnés », réagissait la gérante apeurée d’un kiosque à journaux. En décidant de terminer la manifestation dans un endroit exigu, au cœur de Paris, en pleins travaux, la préfecture de police et le gouvernement plantaient le décor pour que la violence éclate. Et ce avec le consentement total des syndicats qui ne se sont à aucun moment opposés à ce choix !
Une semaine avant, le 16 mars, la réforme des retraites avait été adoptée au forceps par un subterfuge constitutionnel, l’article 49.3. Ce « passage en force », ce « déni de démocratie », aux dires des partis d’opposition et des syndicats, n’a pas fait baisser la colère et la mobilisation. Bien au contraire, le soir même, des manifestations s’organisaient un peu partout. À Paris, ordre était donné de disperser brutalement les 5 000 personnes rassemblées Place de la Concorde sans le moindre danger pour « l’ordre public ».
Dans les jours qui ont suivi, des manifestations, « non déclarées » par les syndicats, éclataient tous les soirs dans de nombreuses villes, en particulier dans les rues de Paris. Les rassemblements se déroulant dans le calme jusqu’à ce que la situation dégénère en affrontements entre une partie des manifestants et la police. Les vidéos et les photos de poubelles ou de bâtiments publics incendiés ont fait le tour du monde, présentant la lutte menée par la classe ouvrière en France comme de vulgaires émeutes générant chaos et anarchie. De son côté, Macron et ses ministres, loin de vouloir apaiser les choses, n’ont eu de cesse de jeter de l’huile sur le feu en dénonçant « la foule sans légitimité », la « bordélisation » et les « factieux ».
Malgré les risques de dérapage, cette situation fut donc largement cultivée et exploitée par le gouvernement et les forces de l’ordre pour légitimer la terreur de l’État, à l’image des fameuses Brigades de répression de l’action violente motorisée (BRAV-M) agressant toute personne se trouvant sur leur passage, roulant même carrément en moto sur des manifestants jetés au sol. Comme d’habitude, tous les chiens de garde de l’ordre capitaliste (médias, commentateurs et intellectuels aux ordres) ont voulu faire croire aux dérapages de quelques flics, aux fameuses « bavures ». Mais la simultanéité de la répression partout en France, n’était absolument pas un hasard. Il s’agissait d’une politique totalement délibérée de la part du gouvernement et de tous les porte-flingues de l’État policier. L’objectif était simple et c’est même un classique :
– entraîner les jeunes les plus en colère dans un affrontement stérile avec les forces de l’ordre ;
– faire peur à la majorité des manifestants, les décourager de venir dans la rue ;
– empêcher toute possibilité de discussion, en pourrissant systématiquement les fins de manifestations, moment habituellement propice aux rassemblements et aux débats ;
– rendre impopulaire le mouvement en faisant croire que toute lutte sociale dégénère automatiquement en violence aveugle et en chaos, alors que le pouvoir serait le garant de l’ordre et de la paix.
L’État et son gouvernement ont donc joué à fond la carte de « l’escalade de la violence ». D’ailleurs, la confirmation de cette stratégie est venue tout droit de la bouche d’un ancien grand serviteur de l’ordre bourgeois, Jean-Louis Debré : « Pourquoi, par exemple, a-t-on accepté de laisser se terminer une manifestation à Opéra, très près des ministères et de l’Élysée, sachant que le quartier est plein de petites rues. Pourquoi, ce jour-là, n’a-t-on pas fait le ménage pour enlever les poubelles ? Comme si on avait voulu que ça dérape un peu. […] Dans quelle mesure ce pouvoir veut refaire le coup de 1968, incarner l’ordre public face au désordre ». Ces interrogations faussement naïves de la part de l’ancien ministre de l’Intérieur à l’époque du mouvement de grève contre la réforme des retraites de 1995, ne font que soulever le voile, certes peu opaque, de la provocation fomentée par le pouvoir. En organisant le désordre, Macron et ses sbires misaient sur le retournement d’une partie de l’opinion en faveur du retour à l’ordre social.
Le parallèle effectué par Jean-Louis Debré avec le mouvement de Mai 68 montre également que ce gouvernement n’a rien inventé. Les provocations policières ne sont pas nouvelles et le « parti de l’ordre » à une vieille histoire ! Lors du mouvement de Mai 68, des milices gaullistes ou des policiers en civil infiltraient délibérément les manifestations pour « attiser le feu » et faire peur à la population. Des agents provocateurs poussaient les étudiants à commettre des actions violentes. Les images chocs des voitures incendiées, des vitrines brisées, des jets de pavés contre les CRS, contribuèrent à galvaniser le « peuple de la trouille » et retourner une partie de l’opinion. Les barricades et les violences allaient devenir un des éléments de la reprise en main de la situation par les différentes forces de la bourgeoisie, le gouvernement et les syndicats, en sapant la très grande sympathie acquise dans un premier temps par les étudiants dans l’ensemble de la population et notamment dans la classe ouvrière.
En 2006, lors du mouvement contre le CPE, la bourgeoisie française avait utilisé ces mêmes procédés perfides pour saboter la lutte. À plusieurs reprises, l’État avait délibérément laissé agir les bandes de « lascars » des banlieues, venus « casser du flic et des vitrines ». Lors de la manifestation du 23 mars 2006, c’est même avec la bénédiction des forces de police que des « casseurs » s’en prirent aux manifestants eux-mêmes pour les dépouiller et les tabasser sans raison. Mais les étudiants étaient parvenus à déjouer ce piège en nommant des délégations à plusieurs endroits chargées d’aller discuter avec les jeunes des quartiers défavorisés, notamment pour leur expliquer que la lutte des étudiants et des lycéens était aussi en faveur de ces jeunes plongés dans le désespoir du chômage massif et de l’exclusion. (1)
Déjà au XIXᵉ siècle, la classe ouvrière a dû faire l’expérience de ces procédés vils et sournois visant à torpiller et à mater les luttes. Comme a pu le démontrer Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, la terrible répression du prolétariat parisien par les troupes de Cavaignac, lors des journées de juin 1848, avait également contribué à apeurer le bourgeois, le prêtre et l’épicier qui tous souhaitaient ardemment le retour à l’ordre par tous les moyens !
Dans les zones industrielles des États-Unis à la fin du XIXᵉ siècle, le patronat s’était doté d’entreprises privées spécialisées dans la fourniture de briseurs de grèves, d’espions, de provocateurs et même de tueurs. Les massacres que ces derniers perpétraient contre la classe ouvrière permettait également de retourner « l’opinion » en faveur d’un retour à l’ordre. Tout ça avec l’aval de l’État fédéral. (2)
La mobilisation écologiste contre le projet de méga-bassine le samedi 25 mars à Sainte-Soline a constitué une nouvelle occasion d’utiliser laa stratégie de l’escalade de la violence. Ce jour-là, plusieurs milliers de personnes se sont rassemblés en pleine campagne, au milieu de grands champs ouverts, pour protester contre la mise en place de méga-bassines destinées à servir de réserve d’eau à l’agriculture intensive. La situation a dégénéré très vite en une véritable bataille rangée entre flics et manifestants, filmée toute la journée par les chaînes d’info en continu. Deux personnes finiront entre la vie et la mort.
Les choses auraient pu se passer tout autrement. Quel intérêt pouvaient avoir gendarmes et policiers de venir charger des milliers de personnes rassemblées dans un champ troué de grandes piscines ? Rien ! Sinon allumer une nouvelle mèche pour que le feu de la violence se propage. Le grand bourgeois Jean-Louis Debré, une nouvelle fois, n’en pense pas moins : « Pourquoi n’a-t-on pas fouillé les gens en amont ? Est-ce qu’il y a eu une volonté de laisser faire un certain désordre, pour mieux incarner l’ordre ensuite ? ».
Le soir même, Darmanin pouvait dénoncer « l’extrême violence », le « terrorisme » de « l’ultra-gauche » « pour casser du flic ». Tout comme il l’avait fait déjà, quelques-jours avant, au soir de la manifestation du 23 mars.
Là encore, cette campagne n’a rien de fortuit. L’ultra-gauche est une notion étrangère au camp prolétarien et révolutionnaire. (3) C’est en revanche un terme fourre-tout, forgé par la bourgeoisie, lui permettant d’amalgamer les authentiques organisations révolutionnaires de la Gauche communiste avec des intellectuels modernistes, des anarchistes radicaux mais surtout des groupuscules « anti-État » faisant l’apologie de la violence aveugle. Ces derniers étant, d’ailleurs, infiltrés et manipulés par les flics. Par conséquent, les black blocs ou encore les « zadistes » sont les idiots utiles de l’État policier permettant à celui-ci de justifier le renforcement de l’arsenal judiciaire et répressif. C’est ce qui s’est d’ailleurs produit dernièrement avec la validation d’un décret autorisant l’usage de drones équipés de caméra lors des manifestations.
Mais au-delà de ça, l’agitation du chiffon de l’ultra-gauche permet surtout de préparer le terrain à la criminalisation des organisations révolutionnaires à l’avenir. La bourgeoisie reprend ici peu ou prou les mêmes procédés utilisés dans les années 1970 dans les gigantesques campagnes anti-terroristes suite aux affaires Schleyer en Allemagne et Aldo Moro en Italie ayant servi de prétexte à l’État pour renforcer son appareil de contrôle et de répression contre la classe ouvrière. Il a été démontré par la suite que la bande à Baader et les Brigades Rouges avaient été infiltrées respectivement par les services secrets de l’Allemagne de l’Est, la Stasi, et les services secrets de l’État italien. Ces groupuscules terroristes n’étaient en réalité rien d’autre que les instruments des rivalités entre cliques bourgeoises.
Déjà au XIXᵉ siècle les actions terroristes des anarchistes avaient été utilisées par la bourgeoisie pour renforcer sa terreur d’État contre la classe ouvrière. On peut rappeler par exemple les « lois scélérates » votées par la bourgeoisie française suite à l’attentat terroriste de l’anarchiste Auguste Vaillant qui, le 9 décembre 1893, avait lancé une bombe dans l’hémicycle de la Chambre des Députés, faisant une quarantaine de blessés. Cet attentat avait été manipulé par l’État lui-même. En effet, Vaillant avait été contacté par un agent du Ministère de l’Intérieur qui, s’étant fait passer pour un anarchiste, lui avait prêté de l’argent et expliqué comment fabriquer une bombe artisanale (avec une marmite et des clous) à la fois fracassante et pas trop meurtrière. (4) C’est également par le même procédé, que le gouvernement prussien était parvenu à faire voter les lois anti-socialistes en 1878, plongeant la social-démocratie en Allemagne dans la clandestinité.
En 1925, Victor Serge publiait : Ce que tout révolutionnaire devrait savoir sur la répression. Cette brochure, rédigée sur la base des archives de la police tsariste (l’Okhrana) tombées entre les mains de la classe ouvrière au lendemain de la Révolution d’Octobre, avait permis de faire connaître à l’ensemble de la classe ouvrière les méthodes et les procédés policiers utilisés contre les révolutionnaires durant des années. Serge mettait également en évidence la coopération étroite de toutes les polices d’Europe dans l’espionnage, la provocation, la calomnie et la répression contre le mouvement révolutionnaire de l’époque. Un siècle après, il serait naïf de considérer que ces procédés auraient été jetés au magasin des accessoires oubliés. Bien au contraire, la terreur de l’État bourgeois est vouée à se reproduire et à se perfectionner sans cesse et à s’étendre à tous les rapports existants au sein de la société.
Le prolétariat devra tirer les leçons de toutes ces expériences liées à la répression. Il devra se rappeler que derrière le masque démocratique que prend l’État bourgeois au quotidien se cache le vrai visage d’un bourreau sanguinaire qui se réveille brutalement à chaque fois que son ordre est menacé par les exploités.
Vincent,16 juin 2023
1) Cf. « Thèses sur le mouvement des étudiants en France », Revue internationale n° 125 (2006).
2) Bernard Thomas, Les provocations policières (1972).
3) Pour plus de précisions voir :
– « A propos du livre de Bourseiller “Histoire générale de l’ultra-gauche” : La bourgeoisie relance sa campagne sur la mort du communisme », Révolution internationale n° 344 (2004).
– « Nouvelles attaques contre la Gauche communiste : Bourseiller réinvente “la complexe histoire des Gauches communistes”) », Révolution internationale n° 488 et 489 (2021).
4) Bernard Thomas, op.cit..
Depuis samedi, un déluge de feu et d’acier s’abat sur les populations vivant en Israël et à Gaza. D’un côté, le Hamas. De l’autre, l’armée israélienne. Au milieu, des civils qui se font bombarder, fusiller, exécuter, prendre en otage. Les morts se comptent déjà par milliers.
Partout dans le monde, les bourgeoisies nous appellent à choisir un camp. Pour la résistance palestinienne face à l’oppression israélienne. Ou pour la riposte israélienne face au terrorisme palestinien. Chacun dénonce la barbarie de l’autre pour justifier la guerre. L’État israélien opprime les populations palestiniennes depuis des décennies, à coup de blocus, de harcèlement, de check-points et d’humiliation : alors, la vengeance serait légitime. Les organisations palestiniennes tuent des innocents à coup d’attentats, au couteau ou à la bombe : alors, la répression serait nécessaire. Chaque camp appelle à faire couler le sang de l’autre.
Cette logique de mort, c’est celle de la guerre impérialiste ! Ce sont nos exploiteurs et leurs États qui toujours se livrent une guerre impitoyable pour la défense de leurs propres intérêts. Et c’est nous, la classe ouvrière, les exploités, qui en payons toujours le prix, celui de notre vie.
Pour nous, prolétaires, il n’y a aucun camp à choisir, nous n’avons pas de patrie, pas de nation à défendre ! De chaque côté des frontières, nous sommes des frères de classe ! Ni Israël, ni Palestine !
Le XXe siècle a été un siècle de guerres, les guerres les plus atroces de l’histoire humaine, et jamais aucune d’entre elles n’a servi les intérêts des ouvriers. Ces derniers ont toujours été appelés à aller se faire tuer par millions pour les intérêts de leurs exploiteurs, au nom de la défense de « la patrie », de « la civilisation », de « la démocratie », voire de « la patrie socialiste » (comme certains présentaient l’URSS de Staline et du goulag).
Aujourd’hui, il y a une nouvelle guerre au Moyen-Orient. De chaque côté, les cliques dirigeantes appellent les exploités à « défendre la patrie », qu’elle soit juive ou palestinienne. Ces ouvriers juifs qui en Israël sont exploités par des capitalistes juifs, ces ouvriers palestiniens qui sont exploités par des capitalistes juifs ou par des capitalistes arabes (et souvent de façon bien plus féroce que par les capitalistes juifs puisque, dans les entreprises palestiniennes, le droit du travail est encore celui de l’ancien empire ottoman).
Les ouvriers juifs ont déjà payé un lourd tribut à la folie guerrière de la bourgeoisie au cours des cinq guerres qu’ils ont subies depuis 1948. Sitôt sortis des camps de concentration et des ghettos d’une Europe ravagée par la guerre mondiale, les grands-parents de ceux qui aujourd’hui portent l’uniforme de Tsahal avaient été entraînés dans la guerre entre Israël et les pays arabes. Puis leurs parents avaient payé le prix du sang dans les guerres de 67, 73 et 82. Ces soldats ne sont pas d’affreuses brutes qui ne pensent qu’à tuer des enfants palestiniens. Ce sont de jeunes appelés, ouvriers pour la plupart, crevant de trouille et de dégoût qu’on oblige à faire la police et dont on bourre le crâne sur la « barbarie » des Arabes.
Les ouvriers palestiniens aussi ont déjà payé de façon horrible le prix du sang. Chassés de chez eux en 1948 par la guerre voulue par leurs dirigeants, ils ont passé la plus grande partie de leur vie dans des camps de concentration, enrôlés de gré ou de force à l’adolescence dans les milices du Fatah, du FPLP ou du Hamas.
Leurs plus grands massacreurs ne sont d’ailleurs pas les armées d’Israël mais celles des pays où ils étaient parqués, comme la Jordanie et le Liban : en septembre 1970 (le « septembre noir »), le « petit roi » Hussein les extermine en masse, au point que certains d’entre eux vont se réfugier en Israël pour échapper à la mort. En septembre 1982, ce sont des milices arabes (certes chrétiennes et alliées à Israël) qui les massacrent dans les camps de Sabra et Chatila, à Beyrouth.
Aujourd’hui, au nom de la « Patrie palestinienne », on veut mobiliser à nouveau les ouvriers arabes contre les Israéliens, c’est-à-dire, en majorité, des ouvriers israéliens, de même qu’on demande à ces derniers de se faire tuer pour la défense de la « terre promise ».
Des deux côtés coulent de façon répugnante les flots de propagande nationaliste, une propagande abrutissante destinée à transformer des êtres humains en bêtes féroces. Les bourgeoisies israélienne et arabe n’ont cessé de l’attiser depuis plus d’un demi-siècle. Aux ouvriers israéliens et arabes, on n’a cessé de répéter qu’ils devaient défendre la terre de leurs ancêtres. Chez les premiers, on a développé, à travers une militarisation systématique de la société, une psychose d’encerclement afin d’en faire de « bons soldats ». Chez les seconds, on a ancré le désir d’en découdre avec Israël afin de retrouver un foyer. Et pour ce faire, les dirigeants des pays arabes dans lesquels ils étaient réfugiés les ont maintenus pendant des dizaines d’années dans des camps de concentration, avec des conditions de vie insupportables.
Le nationalisme est une des pires idéologies que la bourgeoisie ait inventées. C’est l’idéologie qui lui permet de masquer l’antagonisme entre exploiteurs et exploités, de les rassembler tous derrière un même drapeau pour lequel les exploités vont se faire tuer au service des exploiteurs, pour la défense des intérêts de classe et des privilèges de ces derniers.
Pour couronner le tout, s’ajoute à cette guerre le poison de la propagande religieuse, celle qui permet de créer les fanatismes les plus déments. Les juifs sont appelés à défendre avec leur sang le mur des lamentations du Temple de Salomon. Les musulmans doivent donner leur vie pour la mosquée d’Omar et les lieux saints de l’Islam. Ce qui se passe aujourd’hui en Israël et en Palestine confirme bien que la religion est « l’opium du peuple » comme le disaient les révolutionnaires dès le XIXe siècle. La religion a pour but de consoler les exploités et les opprimés. À ceux pour qui la vie sur terre est un enfer, on raconte qu’ils seront heureux après leur mort à condition qu’ils sachent gagner leur salut. Et ce salut, on leur échange contre les sacrifices, la soumission, voire contre l’abandon de leur vie au service de la « guerre sainte ».
Qu’en ce début du XXIe siècle, les idéologies et les superstitions remontant à l’Antiquité ou au Moyen Âge soient encore abondamment agitées pour entraîner des êtres humains au sacrifice de leur vie en dit long sur l’état de barbarie dans lequel replonge le Moyen-Orient, en même temps que beaucoup d’autres parties du monde.
Ce sont les dirigeants des grandes puissances qui ont créé la situation infernale dans laquelle meurent aujourd’hui par milliers les exploités de cette région. Ce sont les bourgeoisies européennes, et particulièrement la bourgeoisie anglaise avec sa « déclaration Balfour » de 1917, qui, afin de diviser pour mieux régner, ont permis la constitution d’un « foyer juif » en Palestine, favorisant ainsi les utopies chauvines du sionisme. Ce sont ces mêmes bourgeoisies qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu’elles venaient de remporter, se sont arrangées pour acheminer vers la Palestine des centaines de milliers de juifs d’Europe centrale sortis des camps ou errant loin de leur région d’origine. Cela leur permettait de n’avoir pas à les recueillir dans leur pays.
Ce sont ces mêmes bourgeoisies, anglaise et française d’abord, puis la bourgeoisie américaine qui ont armé jusqu’aux dents l’État d’Israël afin de lui attribuer le rôle de fer de lance du bloc occidental dans cette région pendant la guerre froide, alors que l’URSS, de son côté, armait le plus possible ses alliés arabes. Sans ces grands « parrains », les guerres de 1956, 67, 73 et 82 n’auraient pas pu avoir lieu.
Aujourd’hui, les bourgeoisies du Liban, d’Iran, probablement de Russie, arment et poussent le Hamas. Les États-Unis viennent d’envoyer leur plus grand porte-avion en méditerranée et ont annoncé de nouvelles livraisons d’armes en faveur d’Israël. En fait, toutes les grandes puissances participent plus ou moins directement à cette guerre et ces massacres !
Cette nouvelle guerre risque de plonger tout le Moyen-Orient dans le chaos ! Il ne s’agit pas d’un énième affrontement sanguinaire qui endeuille à nouveau ce coin du monde. L’ampleur des tueries dénote en elle-même que la barbarie a franchi un nouveau cap : des jeunes en train de danser fauchés à la mitraillette, des femmes et des enfants exécutés en pleine rue à bout portant, sans aucun autre objectif qu’assouvir un désir de vengeance aveugle, un tapis de bombes pour annihiler toute une population, deux millions de personnes privés de tout, d’eau, d’électricité, de gaz, de nourriture… Il n’y a aucune logique militaire à toutes ces exactions, à tous ces crimes ! Les deux camps se vautrent dans la fureur meurtrière la plus effroyable et la plus irrationnelle !
Mais il y a plus grave encore, cette boîte de pandore ne se refermera plus. Comme avec l’Irak, comme avec l’Afghanistan, comme avec la Syrie, comme avec la Libye, il n’y aura pas de retour en arrière possible, pas de « retour à la paix ». Le capitalisme entraîne des parties de plus en plus larges de l’humanité dans la guerre, la mort et la décomposition de la société. La guerre en Ukraine dure déjà depuis bientôt deux ans et s’enlise dans un carnage sans fin. Dans le Haut-Karabagh, des massacres aussi sont en cours. Et déjà, un nouveau foyer de guerre menace entre les nations de l’ex-Yougoslavie. Le capitalisme, c’est la guerre !
Les ouvriers de tous les pays doivent refuser de prendre parti pour un camp bourgeois ou pour un autre. En particulier, ils doivent refuser de se laisser berner par les discours des partis qui se réclament de la classe ouvrière, les partis de gauche et d’extrême gauche qui leur demandent de manifester leur « solidarité avec les masses palestiniennes » en quête de leur droit à une « patrie ». La patrie palestinienne ne sera jamais qu’un État bourgeois au service de la classe exploiteuse et opprimant ces mêmes masses, avec des flics et des prisons. La solidarité des ouvriers des pays capitalistes les plus avancés ne va pas aux « palestiniens » comme elle ne va pas aux « israéliens », parmi lesquels on trouve des exploiteurs et des exploités. Elle va aux ouvriers et chômeurs d’Israël et de Palestine (qui d’ailleurs ont déjà mené des luttes contre leurs exploiteurs malgré tout le bourrage de crâne dont ils sont victimes), comme elle va aux ouvriers de tous les autres pays du monde. La meilleure solidarité qu’ils puissent leur apporter ne consiste certainement pas à encourager leurs illusions nationalistes.
Cette solidarité passe avant tout par le développement de leur combat contre le système capitaliste responsable de toutes les guerres, un combat contre leur propre bourgeoisie.
La paix, la classe ouvrière devra la conquérir en renversant le capitalisme à l’échelle mondiale, ce qui passe aujourd’hui par un développement de ses luttes sur un terrain de classe, contre les attaques économiques de plus en plus dures que lui assène un système plongé dans une crise insurmontable.
Contre le nationalisme, contre les guerres dans lesquelles veulent vous entraîner vos exploiteurs : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
CCI, 9 octobre 2023
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« Nous devons dire que trop, c’est trop ! Pas seulement nous, mais l’ensemble de la classe ouvrière de ce pays doit dire, à un moment donné, que trop, c’est trop ! » (Littlejohn, chef de maintenance dans les métiers spécialisés à l’usine d’emboutissage Ford de Buffalo aux États-Unis).
Cet ouvrier américain résume en une phrase ce qui est en train de mûrir dans la conscience de toute la classe ouvrière, dans tous les pays. Il y a un an, éclatait « L’été de la colère » au Royaume-Uni. En scandant « Enough is enough » (« trop, c’est trop »), les travailleurs britanniques sonnaient la reprise du combat après plus de trente ans d’atonie et de résignation.
Cet appel a été entendu au-delà des frontières. De la Grèce au Mexique, contre la même dégradation insupportable de nos conditions de vie et de travail, les grèves et les manifestations se sont développées durant toute la fin de l’année 2022 et le début de l’année 2023.
Au milieu de l’hiver, en France, un pas supplémentaire a été franchi : les prolétaires ont repris cette idée qu’ « à un moment donné, ça suffit ! ». Mais au lieu de multiplier les luttes locales et corporatistes, isolées les unes des autres, ils ont su se rassembler par millions dans la rue. À la nécessaire combativité s’ajoutait donc la force de la massivité. Et maintenant, c’est aux États-Unis que les travailleurs tentent de porter un peu plus loin le flambeau de la lutte.
Un vrai black-out médiatique entoure le mouvement social qui embrase actuellement la première puissance économique mondiale. Et pour cause : dans ce pays ravagé depuis des décennies par la pauvreté, la violence, la drogue, le racisme, la peur et l’individualisme, ces luttes montrent qu’un tout autre chemin est possible.
Au cœur de toutes ces grèves brille un véritable élan de solidarité ouvrière : « Nous en avons tous assez : les intérimaires en ont assez, les employés de longue date comme moi, nous en avons assez… parce que ces intérimaires sont nos enfants, nos voisins, nos amis » (le même employé New-Yorkais). Voici comment les ouvriers se serrent les coudes, entre générations : les « vieux » ne sont pas en grève seulement pour eux-mêmes, mais avant tout pour les « jeunes » qui subissent des conditions de travail encore plus dégradées et des salaires encore plus bas.
Un sentiment de solidarité grandit progressivement dans la classe ouvrière au fur et à mesure que nous comprenons que nous sommes « tous dans le même bateau » : « Tous ces groupes ne sont pas simplement des mouvements séparés, mais un cri de ralliement collectif : nous sommes une ville de travailleurs – cols-bleus et cols-blancs, syndiqués et non-syndiqués, immigrés et nés ici » (Los Angeles Times).
Les grèves actuelles aux États-Unis rassemblent d’ailleurs bien au-delà des seuls secteurs mobilisés. « Le complexe Stellantis de Toledo, dans l’Ohio, a été envahi par les acclamations et les klaxons au début de la grève » (The Wall Street Journal). « Des klaxons soutiennent les grévistes devant l’usine du constructeur automobile à Wayne, dans le Michigan » (The Guardian).
La vague de grèves actuelle a une importance historique :
– les scénaristes et les acteurs, à Hollywood, ont lutté ensemble pour la première fois depuis 63 ans ;
– les infirmières du privé, au Minnesota et au Wisconsin, ont mené la plus grande grève de leur histoire ;
– les travailleurs des services municipaux de Los Angeles se sont mis en grève pour la première fois depuis 40 ans ;
– les ouvriers des « Big Three » (General Motors, Ford, Chrysler) mènent une lutte commune inédite ;
– les travailleurs de Kaiser Permanente, en grève dans plusieurs États, ont mené la plus grande manifestation jamais organisée dans le secteur de la santé.
Nous pourrions encore ajouter les multiples grèves de ces dernières semaines chez Starbucks, Amazon et McDonald’s, dans les usines de l’aviation et du ferroviaire, ou celle qui s’est progressivement étendue à tous les hôtels en Californie… autant d’ouvriers qui se battent pour un salaire digne, face à une inflation galopante qui les réduit à la misère.
Par toutes ces grèves, le prolétariat américain montre qu’il est aussi possible aux travailleurs du secteur privé de lutter. En Europe, jusqu’à maintenant, c’est très majoritairement les agents du public qui se sont mobilisés, la peur de perdre son emploi étant un frein décisif pour les salariés des entreprises du privé. Mais, face aux conditions d’exploitation de plus en plus insoutenables, nous allons tous être poussés à la lutte. L’avenir appartient à la lutte de classe dans tous les secteurs, ensemble et unis !
La colère monte à nouveau en Europe, en Asie et même en Océanie. La Chine, la Corée et l’Australie connaissent elles-aussi, depuis cet été, une succession de grèves. En Grèce, fin septembre, un mouvement social a rassemblé le secteur des transports, de l’éducation, de la santé contre un projet de réforme du travail pour flexibiliser l’emploi. Le 13 octobre marque le retour des manifestations en France, sur la question des salaires. En Espagne aussi, un vent de colère commence à souffler : les 17 et 19 octobre, grèves dans l’enseignement privé ; le 24 octobre, grève dans l’enseignement public ; le 25 octobre, grève de l’ensemble du secteur public basque ; le 28 octobre, manifestation des retraités, etc. Face à ces prévisions de luttes, la presse espagnole commence à anticiper « un nouvel automne chaud ».
Cette liste n’indique pas seulement le niveau grandissant du mécontentement et de la combativité de notre classe. Elle révèle aussi la plus grande faiblesse actuelle de notre mouvement : malgré la solidarité grandissante, nos luttes restent séparées les unes des autres. Nos grèves peuvent se dérouler en même temps, nous pouvons même être côte à côte, parfois dans la rue, mais nous ne luttons pas véritablement ensemble. Nous ne sommes pas unis, nous ne sommes pas organisés en une seule et même force sociale, dans une seule et même lutte.
La vague de grèves en cours aux États-Unis en est une nouvelle démonstration flagrante. Lors du lancement du mouvement dans les « Big Three », la grève a été limitée à trois usines « désignées » : à Wentzville (Missouri) pour GM, à Toledo (Ohio) pour Chrysler, et à Wayne (Michigan) pour Ford. Ces trois usines sont séparées de plusieurs milliers de kilomètres, rendant ainsi impossible pour les ouvriers de se rassembler et lutter véritablement ensemble.
Pourquoi cet éparpillement ? Qui organise cette fragmentation ? Qui encadre officiellement ces ouvriers ? Qui organise les mouvements sociaux ? Qui sont les « spécialistes de la lutte », les représentants légaux des travailleurs ? Les syndicats ! Aux quatre coins du monde, on les retrouve à éparpiller la riposte ouvrière.
C’est bien l’UAW, l’un des principaux syndicats des États-Unis, qui a « désigné » ces trois usines ! C’est bien l’UAW qui, tout en appelant faussement un mouvement « fort, uni et massif », limite volontairement la grève à seulement 10 % du personnel syndiqué alors que tous les ouvriers clament haut et fort leur volonté de mener une grève totale. Quand les travailleurs de Mack Truck (camions Volvo) ont tenté de rejoindre les « Big Three » dans leur lutte, qu’ont fait les syndicats ? Ils se sont empressés de signer un accord pour mettre fin à la grève ! À Hollywood, alors que la grève des acteurs et des scénaristes durait depuis des mois, un accord patron/syndicat a été signé au moment même où les travailleurs de l’automobile rejoignaient le mouvement.
Même en France, lors des manifestations qui rassemblent des millions de personnes dans la rue, les syndicats saucissonnent les cortèges en faisant défiler « leurs » syndiqués regroupés par corporation, non pas ensemble mais les uns derrière les autres, empêchant tout rassemblement et toute discussion.
Aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France, en Espagne, en Grèce, en Australie et dans tous les pays, pour arrêter cette division organisée, pour être réellement unis, pour pouvoir aller les uns vers les autres, nous entraîner mutuellement, étendre notre mouvement, nous devons arracher le contrôle des luttes des mains des syndicats. Ce sont nos luttes, celles de toute la classe ouvrière !
Partout où nous le pouvons, nous devons nous rassembler au sein d’assemblées générales ouvertes et massives, autonomes, décidant réellement de la conduite du mouvement. Des assemblées générales dans lesquelles nous discutons le plus largement possible sur les besoins généraux de la lutte, sur les revendications les plus unificatrices. Des assemblées générales depuis lesquelles nous pouvons partir en délégations massives à la rencontre de nos frères de classe, les travailleurs de l’usine, de l’hôpital, de l’établissement scolaire, de l’administration les plus proches.
Face à l’appauvrissement, face au réchauffement climatique, face aux violences policières, face au racisme, face aux violences faites aux femmes… il existe depuis quelques années d’autres types de réactions : les manifestations des « gilets jaunes » en France, les rassemblements écologistes comme « Youth for climate », les protestations pour l’égalité comme « Black Lives Matter » ou « MeToo », ou les cris de rage comme lors des émeutes aux États-Unis, en France ou au Royaume-Uni.
Seulement, toutes ces actions visent à imposer un capitalisme plus juste, plus équitable, plus humain, plus vert. C’est pourquoi toutes ces réactions sont si facilement récupérables par les États et les bourgeoisies, qui n’hésitent pas à soutenir tous les « mouvements citoyens ». D’ailleurs, les syndicats et tous les politiques font tout ce qu’ils peuvent pour limiter les revendications ouvrières au strict cadre du capitalisme en mettant en avant la nécessité d’une meilleure répartition des richesses entre patronat et salariés. « Maintenant que l’industrie reprend du poil de la bête, [les travailleurs] devraient participer aux bénéfices » a même déclaré Biden, premier Président américain à s’être retrouvé sur un piquet de grève.
Mais en luttant contre les effets de la crise économique, contre les attaques orchestrées par les États, contre les sacrifices imposés par le développement de l’économie de guerre, le prolétariat se dresse, non comme citoyens réclamant des « droits » et la « justice », mais comme exploités contre ses exploiteurs et, à terme, en tant que classe contre le système lui-même. C’est pourquoi, la dynamique internationale de la lutte de la classe ouvrière porte en elle le germe d’une remise en cause fondamentale de tout le capitalisme.
En Grèce, lors de la journée d’action du 21 septembre contre la réforme du travail, des manifestants ont fait le lien entre cette attaque et les catastrophes « naturelles » qui ont ravagé le pays cet été. D’un côté, le capitalisme détruit la planète, pollue, aggrave encore et encore le réchauffement climatique, déforeste, assèche les terres, engendre inondations et incendies. De l’autre, il supprime les emplois qui entretenaient la nature et protégeaient les hommes, préfère construire des avions de guerre plutôt que des canadairs.
Au-delà de la lutte contre la dégradation de ses conditions de vie et de travail, la classe ouvrière est en train de mener une réflexion bien plus large sur ce système et son avenir. Il y a quelques mois, dans les manifestations en France, on a commencé à lire sur quelques pancartes le refus de la guerre, le refus de se serrer la ceinture au nom de cette économie de guerre : « Pas de sous pour la guerre, pas de sous pour les armes, des sous pour les salaires, des sous pour les retraites ».
Crise économique, crise écologique, barbarie guerrière… autant de symptômes de la dynamique mortifère du capitalisme mondial. Le déluge de bombes et de balles qui est en train de s’abattre sur les populations d’Israël et de Gaza, au moment même où nous écrivons ces lignes, alors que se poursuivent les massacres en Ukraine, est une énième illustration de cette spirale infernale dans laquelle le capitalisme enfonce la société et qui menace la vie de toute l’humanité !
À travers les grèves de plus en plus nombreuses, on voit que deux mondes s’affrontent : celui de la bourgeoisie fait de concurrence et de barbarie, et celui de la classe ouvrière empreint de solidarité et d’espoir. Telle est la signification profonde de nos luttes actuelles et à venir : la promesse d’un autre avenir, sans exploitation ni classe sociale, sans guerre ni frontière, sans destruction de la planète ni recherche de profit.
CCI, 8 octobre 2023
Contrairement aux gauchistes et aux éléments excités de la petite-bourgeoisie qui voient le spectre de la révolution sociale derrière « tout ce qui bouge », les révolutionnaires, pour mener une intervention lucide, doivent se doter d’une boussole, d’une méthode que leur a enseigné le marxisme, en s’appuyant sur les expériences de l’histoire du mouvement ouvrier depuis près de deux siècles. C’est justement cette méthode qui seule peut leur permettre de comprendre et intervenir dans les luttes de la classe ouvrière avec une vision historique et à long terme, afin de ne pas tomber dans le piège de l’impatience, de l’attente de résultats immédiats et ainsi de se retrouver à la remorque des officines de l’extrême-gauche du capital ou encore du syndicalisme de base.
Au cours de l’été 2022, le CCI a analysé l’éclatement des luttes au Royaume-Uni non pas comme un simple événement local mais bien comme un phénomène de portée internationale et historique. La reprise des luttes ouvrières, d’une ampleur inédite dans ce pays depuis les années 1980, marquait une véritable rupture dans la dynamique de la lutte de classe. Face à un tel événement, le CCI a décidé de produire un tract international dans lequel nous affirmions que les grèves massives au Royaume-Uni étaient « un appel au combat pour les prolétaires de tous les pays ».
Ceci se confirma pleinement les mois suivants puisqu’outre la poursuite des luttes dans de nombreux secteurs au Royaume-Uni, des grèves et des mobilisations ont éclaté aussi bien dans plusieurs pays d’Europe que sur d’autres continents. Elles aussi ont été, la plupart du temps, d’une ampleur inédite depuis des années, confirmant le retour de la combativité ouvrière après plusieurs décennies d’atonie à l’échelle mondiale.
Au cours de l’automne 2022, le CCI s’est donc mobilisé dans les manifestations ou sur les piquets de grève. La section du CCI en Grande-Bretagne est intervenue à huit reprises sur les piquets de grève, principalement à Londres et Exeter, distribuant plusieurs centaines de tracts. Mais également lors du salon du livre anarchiste de Londres. Le CCI était également présent lors de la journée de mobilisation interprofessionnelle en France, le 29 septembre 2022. Lors des discussions au sein des cortèges ou sur les piquets, nous avons défendu la dimension internationale des attaques et donc la nécessité de lutter tous ensemble, en réagissant de façon unitaire et en évitant de s’enfermer dans des luttes locales, au sein de son entreprise ou de son secteur.
Dans le même temps, le CCI a publié régulièrement dans sa presse (site web, journaux, Revue internationale) des articles qui mettaient en évidence le terrain prolétarien de ces différentes luttes, mais surtout leur signification historique en mettant en évidence qu’elles formaient un véritable tremplin pour la récupération de l’identité de classe.
L’éclatement de la lutte contre la réforme des retraites en France à partir du mois de janvier a donné une nouvelle impulsion à cette dynamique de luttes internationales. Ce mouvement allait réunir, presque chaque semaine, et ce pendant près de cinq mois, des millions de travailleurs dans la rue pour s’opposer à une attaque ignoble de la part de l’État bourgeois. Durant les quatorze journées de mobilisations, à Paris comme en province, le CCI a mobilisé toutes ses forces, regroupant autour de lui ses sympathisants, pour diffuser sa presse le plus largement possible, distribuant environs 130 000 tracts et en assurant la vente militante de ses journaux.
La qualité de l’intervention a reposé sur la capacité du CCI à s’adapter à l’évolution de la réaction de la classe à l’échelle internationale mais aussi à l’évolution plus spécifique de la lutte en France. C’est pourquoi le CCI a produit à la fois des tracts de portée internationale et des tracts plus « territoriaux » quand cela le nécessitait. Et ce afin de répondre au mieux aux besoins du mouvement, non seulement en France, mais surtout à l’échelle internationale, puisque des luttes ont éclaté au cours de la même période dans de nombreux pays, et dans lesquelles le CCI a également été en mesure d’intervenir. À des degrés divers, ce fut le cas en Belgique, en Espagne, aux Pays-Bas, en Allemagne, au Royaume-Uni, au Mexique.
Quels ont donc été les principaux axes d’interventions défendus dans les manifestations aussi bien à travers les tracts et les journaux territoriaux que lors des discussions au sein des cortèges ?
– Dès le mois de janvier 2023, un nouveau tract international intitulé : « Comment développer un mouvement massif, uni et solidaire ? », mettait en évidence la nécessité de contrer le travail de division entrepris par les syndicats en développant la solidarité au-delà de sa corporation, son entreprise, son secteur d’activité, sa ville, sa région, son pays.
– Par la suite, tout en continuant à défendre la même nécessité, le CCI mit au cœur de son intervention la défense de l’auto-organisation et des méthodes de luttes permettant de créer un rapport de force avec l’État bourgeois. Le tract du 2 février : « Être nombreux ne suffit pas, il faut aussi prendre nos luttes en mains », et le troisième tract international : « Partout la même question : comment développer la lutte ? Comment faire reculer les gouvernements ? », répondaient à cette préoccupation s’exprimant de plus en plus au fil des semaines, en particulier dans les discussions que nous avions au sein des cortèges. Nous avons tout particulièrement défendu la nécessité de créer des lieux de discussions tels que les assemblées générales souveraines et ouvertes à tous.
– Malgré de nombreuses faiblesses toutes ces luttes exprimaient bel et bien la tentative de créer une force collective, unie, solidaire, de se retrouver, non pas en tant qu’individus isolés, mais comme une classe exploitée s’affrontant à son exploiteur. Les échos de la lutte en France auprès des ouvriers britanniques ou allemands l’illustraient pleinement.
L’une des responsabilités des révolutionnaires consiste justement à contribuer au développement de cet effort vers la récupération de l’identité de classe. C’est pourquoi nous avons également toujours appuyé notre intervention sur la nécessité de se réapproprier l’expérience et l’histoire de la classe ouvrière. D’autant que cette préoccupation s’exprimait spontanément dans la lutte en France à travers le slogan « Tu nous mets 64, on te re-Mai 68 » brandit dans tous les cortèges. Ou encore, dans le resurgissement de la mémoire de la lutte contre le CPE en 2006.
Ainsi, le tract : « Comment avons-nous gagné en 2006 ? » défendait l’expérience des AG souveraines qui avaient contribué à la dynamique d’extension du mouvement pour finir par faire reculer le gouvernement. Quelques semaines plus tard, le quatrième tract international : « Royaume-Uni, France, Allemagne, Espagne, Mexique, Chine… Aller plus loin qu’en 1968 ! », prolongeait cet effort mais permettait surtout de défendre plus explicitement l’enjeu historique de la reprise des luttes ouvrières et le défi qu’il contient : le renversement du capitalisme et la victoire de la révolution prolétarienne pour la survie de l’humanité.
Globalement, nos différents tracts ont toujours trouvé un bon accueil, les titres faisant souvent mouche, et suscitant des réactions de la part des manifestants : « Oui, on est tous dans le même bateau ! », « Oui, il faut lutter tous ensemble ! », « Je suis venu d’Allemagne et là-bas aussi il y a des luttes ! », « Nous sommes originaires d’Italie, et nous sommes venus manifester avec les travailleurs français », « J’étais là en Mai 68, il faut refaire la même chose ! », « Ah oui, il faut effectivement faire la révolution ! ». Voilà les réactions les plus significatives qui se sont exprimées parmi les nombreuses discussions que nous avons pu avoir. Bien-sûr, elles restent minoritaires, et parfois confuses, mais elles expriment l’effort de réflexion qui est en train de s’opérer dans les tréfonds de la classe ouvrière pour se reconnaître en tant que classe, pour prendre les luttes en mains et développer le combat permettant à la classe ouvrière de prendre le chemin de la révolution.
C’est effectivement cette dynamique historique à l’œuvre que nous avons mise en évidence dans le tract faisant le bilan de la lutte contre la réforme des retraites lors de la dernière journée de mobilisation du 6 juin dans laquelle s’exprimait toujours autant l’envie de se battre et de lutter. À plusieurs reprises, des manifestants acquiesçant au titre du tract, nous ont même dit : « Nous avons perdu une bataille mais nous n’avons pas perdu la guerre ! ». Alors oui, « la lutte est bel et bien devant nous ! »
Notre intervention s’est aussi accompagnée par la diffusion de centaines d’exemplaires du troisième Manifeste du CCI (1) qui, face à la spirale toujours plus mortifère et destructrice de la société capitaliste, défend bec et ongle que l’avenir de l’humanité est entre les mains de la classe ouvrière. Nous considérons qu’il relève de la responsabilité des organisations révolutionnaires d’exposer à la classe ouvrière de la façon la plus lucide possible, les conditions historiques dans lesquelles se déroule son combat et les enjeux qu’il recouvre.
C’est avec la même démarche que le CCI a également organisé deux cycles de réunions publiques sur la lutte de classe dans le monde. Le premier avait pour thème : « Nous ne sommes pas seuls à nous mobiliser… Il y a des luttes ouvrières dans de nombreux pays ! » La deuxième : « Grande-Bretagne, France, Allemagne, Espagne, Mexique, Chine… Aller plus loin qu’en 1968 ! ». (2)
Ces réunions ont été animées par une volonté de clarification à travers la confrontation aux différentes positions en présence. Ce furent de véritables lieux de débats prolétariens où se sont exprimés des soutiens, des nuances, des doutes et questionnements, voire des désaccords avec les positions du CCI. Cette participation active aux débats est une illustration de la lente maturation de la conscience qui s’opère en profondeur au sein de la classe ouvrière mondiale et dont sont plus particulièrement porteuses de petites minorités, appartenant souvent à une nouvelle génération, qui renouent progressivement avec l’expérience du mouvement ouvrier et de la Gauche communiste.
En intervenant activement dans les manifestations, ainsi que dans notre presse web et papier, le CCI a pleinement rempli ses responsabilités politiques au sein de la classe ouvrière. Le fruit de cette intervention s’est notamment manifesté par le fait que de nouveaux éléments en recherche de positions de classe ont pris contact avec le CCI et sont même venus, pour certains, participer à nos réunions publiques.
Si depuis le mois de juin dernier, la dynamique enclenchée à l’été 2022 au Royaume-Uni semble connaître une forme de « pause », l’éclatement des grèves dans le secteur de l’automobile aux États-Unis démontre bien que la dynamique de luttes se poursuit. Pour le CCI, ces luttes économiques sont le terrain privilégié permettant à la classe de développer sa réflexion et sa conscience. Il est de la responsabilité des organisations révolutionnaires d’y participer afin de faire mûrir cet effort vital pour le développement du combat révolutionnaire.
Vincent, 1ᵉʳ octobre 2023
1 ) « Le capitalisme mène à la destruction de l’humanité… Seule la révolution mondiale du prolétariat peut y mettre fin », Revue internationale n°169 (2022).
2 ) Pour un bilan plus développé de ces réunions publiques voir : « Pourquoi le CCI parle-t-il de “rupture” dans la dynamique de la lutte de classe ? », Révolution internationale n° 498 (2023).
Au moment du « passage en force » du gouvernement Macron pour imposer la réforme des retraites, ce dernier promettait cyniquement : « cent jours d’apaisement, d’unité, d’ambitions et d’actions au service de la France ». En guise d’apaisement, nous avons eu le meurtre de Nahel et les émeutes du début juillet, puis la répression policière. La poursuite de l’inflation et les attaques sur les conditions de vie et de travail ont plongé une plus grande partie de la population dans la pauvreté. Même les vendanges en Champagne sont devenues l’expression aiguë de l’esclavage salarié moderne, tuant carrément quatre saisonniers.
Avec la loi « Plein emploi », ce sont deux millions de bénéficiaires du maigre RSA qui devront « mériter » leur aumône et justifier pour cela d’un minimum de quinze heures d’activité hebdomadaire. En d’autres termes : ne pas accepter le chantage destiné à imposer les sales boulots et le travail précaire se payera immédiatement par la misère la plus absolue. Si l’État cherche à mieux encadrer les conditions d’attribution des allocations sociales et du chômage, c’est dans l’optique de l’aggravation sans précédent de la situation. Les entreprises licencient déjà par centaines dans de multiples secteurs : à Carrefour, Euronews, Michelin, BNP Paribas, etc. Et cela ne fait que commencer !
La précarité de la vie étudiante explose également. Il faut faire des choix au quotidien : se nourrir, se soigner, voire devoir coucher sous la tente ou sous des arches du périphérique parisien.
Avec cette dégradation brutale des conditions de vie ouvrières, même les organisations caritatives n’arrivent plus à suivre, à financer la logistique, les achats, les transports des denrées alimentaires. Les « restos du cœur », par exemple, à l’origine sensés répondre « dans l’urgence » à la précarité des plus démunis depuis 1985, n’arrivent plus à joindre les deux bouts aujourd’hui. Et pour cause ! De 8,5 millions de repas servis déjà en 1985/86, ce sont désormais 170 millions de repas qui sont distribués aux chômeurs, aux précaires, aux étudiants, aux retraités, à des familles monoparentales, à des travailleurs pauvres… La misère permanente est maintenant imposée à tous les exploités et le soutien caritatif « urgent » pendant près 40 ans n’apparaît que pour ce qu’il est : un emplâtre sur une jambe de bois.
Dans un contexte de crise, l’économie de guerre se développe très clairement. Nous en faisons déjà les frais avec le délabrement des secteurs de l’Éducation, de la santé, etc., pendant que le budget consacré aux dépenses militaires a vertigineusement augmenté de 46 % depuis 2017 !
La bourgeoisie en France comme ailleurs s’inquiète du climat social de ras le bol et de la maturation de la conscience qui s’opère en profondeur. Elle sait pertinemment que la classe ouvrière ne peut que réagir énergiquement face aux attaques, face à l’inflation, telle qu’elle le fait actuellement aux États-Unis dans un black-out médiatique quasi-total. C’est particulièrement vrai en France où la combativité ouvrière s’est révélée massivement au printemps dernier, avec le sentiment, même si cela reste encore très confus dans les rangs ouvriers, que la confiance dans notre force collective et notre unité offre la possibilité d’aller plus loin dans la lutte.
La bourgeoisie l’a très bien compris et tente de l’anticiper au mieux en organisant ses forces d’encadrement, idéologiques ou répressives, notamment par le biais des organisations syndicales. Face au besoin d’une réponse unitaire de la classe ouvrière, la planification d’une journée d’action intersyndicale le 13 octobre ne sera a priori qu’une journée d’action qui doit donner l’illusion que les syndicats envisagent toujours une mobilisation la plus large au service de la lutte.
Or les syndicats négocient avec le gouvernement la meilleure stratégie à tenir pour dévoyer la combativité et l’unité ouvrières, préparant et orientant les esprits vers la « Conférence sociale » du 16 octobre avec le gouvernement, comme la suite logique de la journée d’action. Cette Conférence, polarisant les esprits sur le terrain de la démocratie bourgeoise ne pourra avoir comme perspective que de mieux torpiller nos luttes. Dès aujourd’hui, les syndicats prennent les devants et sont omniprésents dans les multiples grèves locales ou sectorielles, comme à la SNCF, à Pôle Emploi, en les stérilisant dans le cadre de l’entreprise ou de revendications spécifiques…
Les forces politiques de l’extrême-gauche bourgeoise ne sont pas en reste : pour les organisations trotskistes ou anarchistes les plus radicales, comme Lutte Ouvrière ou Révolution Permanente, la critique des « bureaucraties syndicales » ne sert qu’à mieux faire passer la mystification d’un syndicalisme plus « authentique », à la « base ». Ce sont leurs contributions au dévoiement de l’unité ouvrière et au sabotage des réels moyens de la lutte.
Aujourd’hui, la maturation de la conscience en profondeur est encore à l’œuvre et ne demande qu’à surgir à la lumière. Où, quand, comment ?… Nul ne le sait précisément. Mais une chose est certaine, la bourgeoisie s’y prépare activement. Le prolétariat doit préparer les luttes de demain en tirant les leçons de ses combats du passé.
Stopio, 6 octobre 2023
Au cours de l’année écoulée, des luttes ouvrières importantes ont éclaté dans les pays centraux du capitalisme et un peu partout dans le monde. Cette série de grèves a débuté au Royaume-Uni, durant l’été 2022 et les travailleurs de nombreux autres pays sont ensuite entrés en lutte : en France, en Allemagne, en Espagne, aux Pays-Bas, aux États-Unis, en Corée, en Grèce…
Partout, la classe ouvrière relève la tête face à la dégradation considérable de ses conditions de vie et de travail, à l’augmentation vertigineuse des prix, à la précarité systématique et au chômage de masse, causés notamment par la déstabilisation économique, les catastrophes écologiques et l’intensi fication du militarisme fortement renforcé par la barbarie guerrière en Ukraine.
Depuis trois décennies, le monde n’avait pas connu une telle vague de luttes simultanées dans autant de pays ni sur une si longue période. L’effondrement du bloc de l’Est en 1989 et les campagnes sur la prétendue « mort du communisme » avaient provoqué un profond reflux de la lutte de classe au niveau mondial. L’implosion du bloc impérialiste stalinien et d’une des deux plus grandes puissances mondiales, l’URSS, était l’expression la plus spectaculaire de l’entrée du capitalisme dans une nouvelle phase de sa décadence encore plus destructrice, celle de sa décomposition. (1) Le pourrissement sur pied de la société, avec son lot de violence et de chaos croissant à tous les niveaux, l’ambiance nihiliste et désespérée, les tendances au repli sur soi… tout cela a eu à son tour un impact très négatif sur la lutte de classe.
Nous avons ainsi assisté à un affaiblissement considérable de la combativité par rapport aux années 1970/1980. La résignation qui a frappé la classe ouvrière en Grande-Bretagne pendant plus de trois décennies, un prolétariat ayant une longue expérience de lutte, illustre à elle seule la réalité de ce recul. Face aux attaques de la bourgeoisie, aux « réformes » extrêmement brutales, à la désindustrialisation massive, à la baisse considérable du niveau de vie, les ouvriers de ce pays n’ont plus connu de mobilisation significative depuis la défaite cinglante infligée aux mineurs par Thatcher en 1985.
Si, ponctuellement, la classe ouvrière a montré des signes de combativité et tenté de se réapproprier ses armes de lutte (lutte contre le CPE en France en 2006, mouvement des Indignés en Espagne en 2011, première mobilisation contre la réforme des retraites en France en 2019), prouvant par là qu’elle n’était nullement sortie de la scène de l’histoire, ses mobilisations sont largement restées sans lendemain, incapables de relancer un mouvement plus global.
Pourquoi ? Parce que les travailleurs n’ont pas seulement perdu leur combativité pendant toutes ces années, ils ont également été victimes d’un profond recul de la conscience de classe dans leurs rangs, qu’ils avaient chèrement acquise aux feux de leurs combats dans les années 1970 et 1980, oubliant les leçons de leurs luttes, de leurs confrontations avec les syndicats, des pièges tendus par l’État « démocratique », perdant leur confiance en eux, leur capacité à s’unir, à lutter massivement comme classe antagoniste à la bourgeoisie... Dans ce contexte, le communisme paraissait bel et bien mort avec les horreurs du stalinisme, et la classe ouvrière semblait ne plus exister.
Et pourtant, confrontée à l’accélération considérable du processus de décomposition (2) depuis la pandémie mondiale de Covid-19, et plus encore avec les massacres de la guerre en Ukraine et les réactions en chaine que cela a provoqué sur les plans économique, écologique, social et politique, la classe ouvrière relève partout la tête, engage le combat et refuse désormais de subir les sacrifices au nom du soi-disant « bien commun ».
S’agit-il d’un hasard ? D’une réaction épidermique ponctuelle sans lendemain face aux attaques de la bourgeoisie ? Non ! Le slogan « ça suffit ! » dans ce contexte de déstabilisation généralisée du système capitaliste illustre bien qu’un véritable changement d’état d’esprit est en train de s’opérer au sein de la classe. Toutes ces expressions de combativité font partie d’une nouvelle situation qui s’ouvre pour la lutte de classe, une nouvelle phase qui rompt avec la passivité, la désorientation et le désespoir des trois dernières décennies.
L’éclatement simultané de luttes depuis un an ne vient pas de nulle part. Il est le produit de tout un processus de réflexion dans la classe à travers une série de tentatives tâtonnantes antérieures. Déjà, lors de la première mobilisation en France contre la « réforme » des retraites à la fin de l’année 2019, le CCI avait identifié l’expression d’un fort besoin de solidarité entre les générations et les différents secteurs. Ce mouvement avait aussi été accompagné par d’autres luttes ouvrières dans le monde, aux États-Unis comme en Finlande, mais s’était éteint face à l’explosion de la pandémie de Covid en mars 2020. De même, dès octobre 2021, des mouvements de grève ont éclaté à nouveau aux États-Unis dans différents secteurs, mais la dynamique de lutte était interrompue, cette fois par le déclenchement de la guerre en Ukraine qui a, dans un premier temps, paralysé les travailleurs, en particulier en Europe.
Ce long processus de tâtonnements et de maturation a débouché, à partir de l’été 2022, sur une réaction décidée des travailleurs sur leur propre terrain de classe face aux attaques. Les ouvriers britanniques ont ouvert une nouvelle période de la lutte ouvrière internationale, dans ce que l’on a appelé : « l’été de la colère ». Le slogan « trop c’est trop » a été élevé au symbole de toute la lutte prolétarienne au Royaume-Uni. Ce mot d’ordre n’exprimait pas des revendications particulières à satisfaire, mais une révolte profonde contre les conditions de l’exploitation. Cela montrait que les travailleurs n’étaient plus disposés à avaler des compromis minables, mais qu’ils étaient prêts à poursuivre la lutte avec détermination. Ce mouvement des ouvriers britanniques est particulièrement symbolique dans la mesure où c’est la première fois depuis les années 1980 que ce secteur du prolétariat mondial se retrouve sur le devant de la scène.
Et tandis que l’inflation et la crise s’intensifiaient partout dans le monde, les travailleurs de la santé en Espagne et aux États-Unis sont également rentrés en lutte, suivi d’une vague de grèves aux Pays-Bas, d’une « megastreik » des travailleurs des transports en Allemagne, de plus de cent grèves contre les arriérés de salaires et les licenciements en Chine, d’une grève et de manifestations après un terrible accident de train en Grèce, d’enseignants réclamant des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail au Portugal, de 100 000 fonctionnaires réclamant une augmentation des salaires au Canada, et surtout, d’un mouvement massif du prolétariat en France contre la réforme des retraites.
Ces mobilisations contre l’austérité imposée par la crise et le poids croissant du militarisme contiennent, à terme, une opposition à la guerre. En effet, la mobilisation directe des travailleurs contre la guerre était illusoire : le CCI avait souligné, dès février 2022, que la réaction ouvrière se manifesterait sur le terrain des attaques contre le pouvoir d’achat, qui découleraient de l’intensification et de l’interconnexion des crises et catastrophes, et que celle-ci irait aussi à l’encontre des campagnes appelant à accepter des sacrifices pour soutenir « l’héroïque résistance du peuple ukrainien ». Voilà aussi ce que les luttes de l’année écoulée portent en germe, même si les travailleurs n’en ont pas encore pleinement conscience : le refus de se sacrifier toujours plus pour les intérêts de la classe dominante, le refus des sacrifices pour l’économie nationale et pour l’effort de guerre, le refus d’accepter la logique de ce système qui mène l’humanité vers une situation de plus en plus catastrophique.
Dans ces luttes, l’idée que « nous sommes tous dans le même bateau » a commencé à émerger dans la tête des ouvriers. Sur les piquets de grève au Royaume-Uni, des grévistes nous ont exprimé le sentiment de lutter pour quelque chose de plus grand que les revendications corporatistes des syndicats. La bannière « Pour nous tous » sous laquelle la grève s’est déroulée en Allemagne, le 27 mars, est particulièrement significative du sentiment général qui se développe dans la classe : « nous nous battons tous les uns pour les autres ».
Mais c’est en France que s’est le plus clairement exprimé le besoin de lutter tous unis. Les syndicats ont bien tenté de diviser et pourrir le mouvement dans le piège de la « grève par procuration » derrière des secteurs soi-disant « stratégiques » (comme l’énergie ou le ramassage des ordures) pour « mettre la France à l’arrêt ». Mais les travailleurs ne sont pas tombés massivement dans le piège, déterminés à se battre tous ensemble.
Lors des quatorze journées de mobilisation en France, le CCI a distribué plus de 130 000 tracts : l’intérêt pour ce qui se passait au Royaume-Uni et ailleurs ne s’est jamais démenti. Pour certains manifestants, le lien avec la situation au Royaume-Uni semblait évident : « c’est partout pareil, dans tous les pays ». Ce n’est pas un hasard si les syndicats du « Mobilier national » situé à Versailles ont été contraints par les ouvriers de prendre en charge un mouvement de grève lors de la visite (annulée) de Charles III à Paris au nom de la « solidarité avec les travailleurs anglais ».
Malgré l’inflexibilité du gouvernement français, malgré les échecs à faire reculer la bourgeoisie ou à obtenir réellement de meilleurs salaires en Grande-Bretagne ou ailleurs, la plus grande victoire des travailleurs, c’est la lutte elle-même et la conscience, sans doute encore balbutiante et très confuse, que nous formons une seule et même force, que nous sommes tous des exploités qui, atomisés, chacun dans leur coin, ne peuvent rien face au capital mais qui, unis dans la lutte, deviennent la plus grande force sociale de l’histoire.
Certes, les travailleurs n’ont toujours pas retrouvé la confiance en leur propre force, en leur capacité à prendre les luttes en main. Les syndicats ont partout gardé le contrôle des mouvements, en parlant un langage plus combatif pour mieux stériliser les besoins d’unité, tout en maintenant une séparation rigide entre les différents secteurs. En Grande-Bretagne, les ouvriers sont restés isolés derrière le piquet de grève de leur entreprise, bien que les syndicats aient été contraints d’organiser quelques parodies de manifestations prétendument « unitaires ». De même, si, en France, les travailleurs se sont rassemblés dans de gigantesques manifestations, ce fut systématiquement sous le contrôle absolu des syndicats, saucissonnés derrière les banderoles de leur entreprise, de leur secteur. Globalement, l’enfermement corporatiste est demeuré une constante dans la plupart des luttes.
Pendant les grèves, la bourgeoisie, particulièrement les fractions de gauche, a continué à déverser ses campagnes idéologiques autour de l’écologisme, de l’antiracisme, de la défense de la démocratie et autres, destinées à maintenir la colère et l’indignation sur le terrain illusoire du droit bourgeois et à diviser les exploités entre blancs/non-blancs, hommes/femmes, jeunes/vieux… On a ainsi pu voir, en France, en plein mouvement contre la réforme des retraites, se développer des campagnes tant écologistes autour de l’aménagement de « méga-bassines » que démocratiques contre la répression policière. Bien que la majorité des luttes des ouvriers soit restée sur un terrain de classe, c’est-à-dire la défense des conditions matérielles des travailleurs face à l’inflation, aux licenciements, aux mesures d’austérité du gouvernement, etc., le danger que représentent ces idéologies pour la classe ouvrière demeure considérable.
À l’heure actuelle, les luttes ont diminué dans plusieurs pays, mais cela ne signifie nullement qu’un sentiment de découragement ou de défaite s’est emparé des travailleurs. La vague de grèves s’est poursuivie pendant une année entière au Royaume-Uni, tandis que les manifestations en France ont duré cinq mois, en dépit du fait que la grande majorité des travailleurs était consciente depuis le début que la bourgeoisie ne céderait pas immédiatement à leurs revendications. Ainsi, semaine après semaine aux Pays-Bas, mois après mois en France et pendant une année entière au Royaume-Uni, les travailleurs ont refusé de jeter l’éponge. Ces mobilisations ouvrières ont montré clairement que les travailleurs sont déterminés à ne pas accepter une nouvelle détérioration de leurs conditions de vie. Or, en dépit de tous les mensonges de la classe dominante, la crise ne s’arrêtera pas : les prix pour se loger, pour se chauffer, pour se nourrir ne vont pas cesser de grimper, les licenciements et les contrats précaires vont continuer à pleuvoir, les gouvernements vont poursuivre leurs attaques…
Incontestablement, cette nouvelle dynamique de lutte n’en est qu’au tout début et, pour la classe ouvrière, « Toutes ses difficultés historiques persistent, sa capacité à organiser ses propres luttes et plus encore à la prise de conscience de son projet révolutionnaires sont encore très loin, mais la combativité grandissante face aux coups brutaux portés par la bourgeoisie aux conditions de vie et de travail est le terrain fertile sur lequel le prolétariat peut retrouver son identité de classe, prendre conscience à nouveau de ce qu’il est, de sa force quand il lutte, se solidarise, puis développe son unité. Il s’agit d’un processus, d’un combat qui reprend après des années d’atonie, d’un potentiel que laissent entrevoir les grèves actuelles ». (3) Nul ne sait ni ou ni quand de nouvelles luttes significatives surgiront. Mais il est certain que la classe ouvrière va devoir continuer à se battre partout !
Être des millions à se battre, ressentir la force collective de notre classe en se serrant les coudes dans les rues, tout cela est indispensable, mais ce n’est nullement suffisant. Le gouvernement français a reculé en 2006, lors de la lutte contre le CPE, non parce que les étudiants et les jeunes précaires étaient plus nombreux dans les rues, mais parce qu’ils avaient immédiatement confisqué le mouvement aux syndicats, à travers des assemblées générales souveraines, ouvertes à tous et massives. Ces assemblées n’étaient pas des lieux d’enfermement dans son secteur ou son entreprise, mais des lieux d’où partaient des délégations massives vers les entreprises les plus proches afin de chercher activement la solidarité.
Aujourd’hui, l’incapacité de la classe ouvrière à prendre activement en main la lutte, en cherchant à l’étendre à tous les secteurs, est la raison pour laquelle la bourgeoisie n’a pas reculé. Cependant, la reconquête de son identité a permis à la classe ouvrière de commencer à se réapproprier son passé. Dans les cortèges en France, les références à Mai 68 et à la lutte de 2006 contre le CPE se sont multipliées. Que s’est-il passé en 1968 ? Comment a-t-on fait reculer le gouvernement en 2006 ? Dans une minorité de la classe, un processus de réflexion est en cours, ce qui est un moyen indispensable pour tirer les leçons des mouvements de l’année écoulée et pour préparer les luttes futures qui devront aller encore plus loin que celles de 1968 en France ou celles de 1980 en Pologne.
De même que les luttes récentes sont le produit d’un processus de maturation souterraine qui s’est développé depuis un certain temps, de même les efforts d’une minorité pour tirer les leçons des luttes porteront leurs fruits dans les combats plus larges qui nous attendent. Les travailleurs reconnaîtront que la séparation des luttes imposée par les syndicats ne peut être surmontée que s’ils redécouvrent des formes autonomes d’organisation telles que les assemblées générales et les comités de grève élus et révocables, et s’ils prennent l’initiative d’étendre la lutte au-delà de toutes les divisions corporatistes.
A. et D., 13 août 2023
1 ) Cf. « La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste (mai 1990) [61] », Revue internationale n° 107 (2001).
2 ) Cf. « Rapport sur la décomposition pour le 25e congrès du CCI [317] », Revue internationale n° 170 (2023).
3 ) Cf. « Rapport sur la lutte de classe pour le 25e congrès du CCI [318] », Revue internationale n° 170 (2023).
L’année 2023 a une nouvelle fois démontré l’ampleur du désastre environnemental dans lequel le capitalisme entraîne toute l’humanité. Les feux de forêt dévastateurs au Canada comme à Hawaï, les inondations en Asie, les pénuries d’eau potable en Uruguay ou en Afrique, les tempêtes dévastatrices aux États-Unis, la fonte inéluctable des glaciers… toutes ces « cata strophes naturelles » ont un lien direct avec le phénomène de réchauffement climatique.
Non seulement le réchauffement climatique est réel, mais il s’accélère de façon vertigineuse et catastrophique. Ce mois de juillet 2023 a été le plus chaud jamais enregistré sur la planète. Le mois d’août a connu la journée la plus chaude jamais enregistrée sur cette période. Les prévisionnistes indiquent que l’année 2024 pourrait bien dépasser ces tristes records. L’effondrement du système de courants marins comme le Gulf Stream, régulateur essentiel du climat sur la planète, pourrait, s’il se confirmait, bouleverser le climat sur Terre et considérablement fragiliser l’espèce humaine à l’horizon de quelques décennies. Une nouvelle menace qui reste à confirmer mais qui pourrait se rajouter à toutes celles qui pèsent déjà sur l’humanité !
La bourgeoisie ne peut plus nier cette réalité, bien qu’elle ait volontairement cherché à diminuer, voire à dissimuler les risques pendant de nombreuses années pour protéger ses profits ! (1) Mais l’accélération et l’accentuation des conséquences du dérèglement climatique ne lui permet plus de dissimuler la vérité : le climat mondial évolue vers une situation catastrophique qui rendra de plus en plus de zones inhabitables sur la planète. Outre les « climato-sceptiques » totalement irrationnels comme Trump ou l’extrême droite européenne, les chefs d’État les plus « responsables » promettent tous, la main sur le cœur, de réduire les émissions de gaz à effet de serre, pour développer une économie plus respectueuse de l’environnement. Bien entendu, ces engagements ne sont jamais tenus ou sont très en deçà des enjeux, voire parfaitement risibles (interdiction des pailles en plastique, des tickets de caisse…).
Alors la bourgeoisie change son fusil d’épaule et commence à nous préparer à vivre l’invivable en prenant des mesures « d’adaptation ». Il est inutile de préciser que, comme pour les pandémies passées ou à venir, la bourgeoisie fait preuve d’une incurie inqualifiable et ne se prépare pas sérieusement à affronter la catastrophe. Derrière ces prétendues « adaptations », la classe dominante prépare surtout les esprits à l’austérité et aux pénuries au nom de la « transition écologique ».
Au nom du climat, la bourgeoisie commence à réorienter son économie… mais certainement pas pour préserver la planète ! Plusieurs pays envisagent, en effet, de réactiver les centrales au charbon ou (comme la France) trafiquent sans scrupule les quotas pour éviter de les arrêter ! Le gouvernement français est tout près d’autoriser de nouveaux forages pétroliers en Gironde, symboliquement situés à l’endroit-même où des forêts ont été dévastées l’année dernière ! Les États se bagarrent pour éviter de trop contraindre leur économie et se servent de l’écologisme comme d’une arme impérialiste pour vilipender l’inaction des uns et des autres, protéger leur marché, tenter d’affaiblir des concurrents avec, par exemple, les procès retentissants contre telle ou telle marque de voiture concurrente ayant enfreint les règles environnementales… Ainsi la loi européenne sur la protection de la nature, adoptée le 12 juillet, contient une disposition instaurant une clause de sauvegarde économique : si l’économie souffre des dispositions prévues hypocritement par la loi, on les annule ! Pour le capital, il ne devrait y avoir aucune contrainte à l’expansion et à l’intensification de son économie. La préservation de l’environnement passe après.
À côté de cela, les dispositions préventives ne sont pas prises, au risque évidemment d’accélérer toujours plus l’ampleur des catastrophes. Ainsi, les incendies à Hawaï étaient incontrôlables parce que, malgré les vents violents, le courant n’avait pas été coupé dans les lignes électriques non enfouies, entraînant leur chute et l’inflammation de la végétation, et que certaines bouches d’incendie alimentant les lances des pompiers ont manqué d’eau ou de pression. En Asie, le manque de médicaments contre le paludisme et la dysenterie a largement contribué à aggraver le bilan humain des inondations. En Uruguay, faute d’avoir les capacités de fournir suffisamment d’eau potable aux robinets des habitants, on y a ajouté de l’eau salée ! À Mayotte, département français d’outre-mer, rien n’a été prévu pour anticiper une sécheresse privant la population d’eau potable.
Il ne s’agit nullement de « choix » ou de « manque de volonté politique », mais de la logique même de l’accumulation capitaliste qui interdit toute remise en cause de la dynamique ultra-polluante de la société bourgeoise. Car c’est bien le capitalisme qui est responsable de ces dérèglements, ce sont ses lois qui obligent chaque capitaliste à produire toujours plus et à moindre coût. Pour le capitalisme il faut « vendre ». Et c’est tout ! Une démarche anarchique et à court terme. Une démarche suicidaire même. Vendre, ce n’est pas satisfaire des besoins humains, c’est uniquement profiter de marchés solvables.
Il est donc inutile et mystificateur d’imaginer que ce système soit capable de s’inventer, tout d’un coup, une vision à long terme et une organisation raisonnée : il n’en est pas capable et ne le sera jamais. Si la concurrence acharnée qui le caractérise a pu, à sa naissance, constituer un puissant moteur de progrès pour les forces productives, une fois le partage du monde et de ses marchés achevé, cette concurrence acharnée s’est transformée en machine de guerre : guerre économique, guerre militaire, pour la domination du monde et à tout prix.
Aujourd’hui la recherche et le développement de l’appareil de production sont bien davantage mis au service de l’industrie militaire que de la protection de l’environnement et la satisfaction des besoins humains. Les dépenses militaires mondiales dépassent les 2 000 milliards de dollars et n’ont jamais été aussi importantes depuis la fin de la guerre froide. Ces dépenses sont un pur gâchis, elles n’ont pour but que de détruire et tuer ou, au mieux, rouiller dans un hangar. Elles mobilisent des milliers de cerveaux pour détruire, répandre le chaos et la mort. L’accélération des tensions impérialistes depuis la fin de la guerre froide laisse facilement imaginer que cette tendance est encore loin d’avoir atteint son apogée.
Sauver la planète ne passera pas par la « sobriété » ou la « décroissance » qui ne sont qu’un aveu d’impuissance, voire un fantasme de retour aux temps pré-capitalistes. Non, sauver la planète passera par l’abolition consciente de l’économie capitaliste et de ses rapports de production devenus obsolètes, par l’édification d’une société capable de produire pour les besoins humains, de façon raisonnée et soucieuse des équilibres naturels.
Le temps est clairement compté et le capitalisme pourrait, à terme, considérablement compromettre l’existence de la civilisation, voire de l’humanité tout entière. Mais les moyens humains et matériels existent pour réorganiser à l’échelle mondiale une production respectueuse de l’environnement et de la vie humaine. Les possibilités inexploitées de la science et de la technologie sont encore immenses.
Seul le prolétariat, lorsqu’il aura pris le pouvoir à l’échelle mondiale, pourra libérer les forces productives des contraintes capitalistes qui les enserrent. Lui seul est capable de concevoir, décider et mettre en œuvre à l’échelle internationale une politique qui permettra de libérer ce monde des lois du profit et de reconstruire une société sur les ruines que le capitalisme est en train de léguer à l’humanité. En mettant fin à la concurrence qui pourrit le monde, il libérera les forces productives de la domination de la sphère militaire qui oriente tout le génie humain vers une œuvre de destruction. Il pourra aussi les libérer du gâchis permanent de la production capitaliste : surproduction inutile et polluante, obsolescence programmée, dépenses improductives liées au chômage de masse, à l’espionnage industriel, etc. Il pourra enfin élever les consciences et l’esprit humain par le développement d’une éducation non plus tournée vers le profit immédiat mais vers l’émancipation des hommes et un rapport harmonieux à la nature.
Guy, 28 août 2023
1 ) En 1972, le « Rapport du club de Rome » alertait déjà sur la gravité de la situation posée par la pollution de la planète, notamment sur la menace pour le climat terrestre de l'augmentation des émissions de CO2 dans l'atmosphère. Pendant des décennies, la bourgeoisie a globalement cherché à dissimuler cette réalité ou à la noyer sous un torrent de mystifications idéologiques, dont le rapport lui-même, prônant une « croissance limitée » (parfaitement contraire à la réalité de l’économie capitaliste) est une évidente illustration.
Depuis 2020, les coups d’État se succèdent en Afrique de l’Ouest et centrale, de la Guinée au Gabon en passant par le Mali, le Burkina-Faso et le Niger. Sans compter les « coups d’État constitutionnels » qui ont également eu lieu en Côte d’Ivoire et au Tchad.
Au Mali, au Burkina-Faso ou au Niger, les régimes corrompus et sanguinaires soutenus par la France ont été renversés par des factions militaires (tout aussi corrompues et sanguinaires) sous les vivats de la foule qui n’en peut plus d’être affamée par des prédateurs sans scrupule et leurs complices occidentaux. Mais les manifestants se bercent d’illusions : ni les putschistes, ni les candidats se pressant au portillon pour remplacer la France dans sa zone d’influence traditionnelle (Russie, Chine, etc.) ne se préoccupent du sort de la population. Bien au contraire, ces putschs sont l’expression d’une déstabilisation accélérée de la région et la promesse de toujours plus de misère.
La région du Sahel, dans laquelle le Niger occupe une place centrale, est caractérisée par une instabilité croissante causée notamment par la détresse économique aiguë des populations, la détérioration de la situation sécuritaire, l’augmentation rapide de la population, les déplacements massifs de migrants (4,1 millions de personnes déplacées rien qu’en 2022) et la terrible dégradation de l’environnement.
L’ensemble de la région du Sahel connaît une recrudescence dévastatrice des attaques menées par des groupes armés islamistes, qui profitent de la porosité et de l’étendue des frontières. Ces groupes terroristes attaquent régulièrement les institutions des États, ciblent les communautés et bloquent les centres urbains en coupant les routes et les lignes d’approvisionnement. Le Burkina Faso, le Mali et le Niger figurent parmi les dix pays les plus touchés par le terrorisme.
Selon l’indice de fragilité des États, les pays du Sahel figurent parmi les 25 États les plus fragiles. La plupart de ces gouvernements ne sont pas en mesure de contrôler leur territoire. Au Burkina Faso, par exemple, les groupes armés islamistes contrôlent jusqu’à 40 % du territoire. Malgré le « soutien » du groupe Wagner au gouvernement malien, l’État islamique a doublé son territoire dans ce pays en un an.
Après le Mali et le Burkina Faso, l’impérialisme français est contraint d’évacuer le Niger avec armes et bagages, sous les huées de manifestants. Le Niger était considéré comme un « pays sûr » sur lequel comptaient diverses puissances impérialistes, en particulier la France et les États-Unis, pour préserver leurs intérêts.
Mais, contrairement à ce que peut avancer la presse bourgeoise, ce coup d’État (tout comme ceux qui l’ont récemment précédé au Mali ou au Burkina-Faso) n’est pas un simple revirement d’alliance comme on a pu en connaître pendant la guerre froide, avec des putschistes préférant désormais traiter avec la Russie ou la Chine plutôt qu’avec les pays occidentaux. Il s’agit, en réalité, de l’expression d’une forte accélération de la décomposition de la société bourgeoise qui tend à emporter dans le chaos le plus absolu les zones les plus fragiles du capitalisme.
Loin d’une réorientation impérialiste en faveur d’un nouveau « partenaire », on voit plutôt des factions bourgeoises totalement irresponsables profiter de la déstabilisation des gouvernements et de la fragilité des États pour « tenter leur chance ». Ils adoptent n’importe quel discours leur permettant d’accéder au pouvoir et sont prêts à s’allier avec qui sera en mesure de les soutenir sur le moment. Au Niger, le putsch s’est fait ouvertement contre l’ancienne puissance coloniale, avec le soutien du Mali, du Burkina-Faso et celui, relatif, du groupe Wagner, arme de déstabilisation de la Russie. Mais personne ne peut exclure que la junte au pouvoir rétropédale et finisse par négocier avec la France.
Les grandes puissances impérialistes sont préoccupées non pas par le sort des populations ou le maintient de gouvernements « démocratiquement élus » (quelle vaste plaisanterie !) mais par les conséquences des coups d’État pour la défense de leurs sordides intérêts. Au Gabon, par exemple, les putschistes ont poussé vers la sortie Ali Bongo, grand défenseur des intérêts de la France, sans remettre en cause l’énorme influence française dans le pays… Ce coup d’État a donc été qualifié de « réajustement » par la presse occidentale et n’a pas suscité de « vive émotion » du Quai d’Orsay. En revanche, au Niger, les putschistes ont été menacés de subir sanctions économiques et intervention militaire.
Mais les réactions des grands requins impérialistes se sont, elles aussi, faites dans un contexte où règne le chacun pour soi. Paris a immédiatement tenté d’organiser une intervention miliaire mais a, une nouvelle fois, fait la preuve de son impuissance. Macron a ainsi tenté de montrer les muscles en se disant « intraitable » sur le « retour à la légalité », alors que tout indique qu’il n’en a pas les moyens : « La France pousse la Cedeao à intervenir [...]. Mais elle tente aussi de faire entrer ses partenaires européens dans la danse. Le hic, c’est que les Allemands ne sont pas convaincus de l’intérêt d’une intervention, pas plus que les Italiens, qui n’ont pas oublié les dramatiques erreurs françaises en Libye. Quant aux États-Unis, ils veulent conserver leurs positions au Niger ». (1) Tandis que « des diplomates français et militaires français pointent avec amertume le “jeu trouble au Niger de Washington”, qui n’a même pas employé le terme “coup d’État”, […] un général américain de répliquer : “Nous luttons depuis le Niger contre l’influence et les pressions de la Russie, via Wagner, et de la Chine. Ainsi que contre le terrorisme international au Sahel” ». (2)
Le chaos nigérien est tellement brûlant et l’incapacité des occidentaux à agir de concert tellement criant qu’il oblige ces puissances impérialistes à revoir leur positionnement sur place pour ne pas y perdre trop de « plumes ». C’est vrai pour Washington, qui considère le Niger comme un pion central dans sa lutte contre l’influence de la Chine et de la Russie dans la zone, mais sans être sûr de pouvoir compter sur les putschistes.
En clair : « Au Niger, l’Occident n’est pas en mesure de soutenir une invasion, même dirigée par des États régionaux eux-mêmes en mal de légitimité domestique. Ceux-ci seraient de toute façon perçus comme agissant sous la houlette de l’Occident ». (3) Surtout, « l’Occident » se souvient sans doute de son intervention militaire désastreuse en Libye en 2011 dont l’une des conséquences fut l’extension du terrorisme djihadiste à tout le Sahel et l’effondrement d’un État dans une situation encore inextricable.
Tous les impérialismes présents dans la zone du Sahel se repositionnent donc pour mieux défendre leurs intérêts quitte à accélérer le chaos et à accentuer les turbulences impérialistes.
Amina, 25 septembre 2023
1) Le Canard enchaîné (16 août 2023).
2) Le Canard enchaîné (23 août 2023).
3) « Niger : “Il est temps de rompre avec la pratique du paternalisme envers les Africains”… », Le Monde (20 août 2023).
La 15ᵉ université d’été du NPA s’est tenue à la fin du mois d’août et a été, aux dires du site web de l’organisation trotskiste : « résolument internationaliste »… Quel culot ! Surtout quand on sait que depuis le début du conflit en Ukraine, le NPA n’a eu de cesse de soutenir l’armée ukrainienne et d’appeler le « peuple ukrainien » à se faire massacrer dans les tranchées pour la défense des intérêts de l’État et la bourgeoisie qui exploite les ouvriers ! C’est tout le contraire de l’internationalisme qui consiste en la solidarité des prolétaires par-delà les frontières et la lutte contre la bourgeoisie dans tous les pays.
Le soi-disant internationalisme du parti trotskiste reste bien une honteuse caricature de ce principe prolétarien fondamental pourtant essentiel au combat de la classe ouvrière contre le capitalisme. Lors de cette université d’été « c’est le soutien à la résistance, armée et non armée, du peuple Ukrainien, qui emporte l’adhésion la plus manifeste, d’autant plus, peut-être, que l’expression dans le débat d’une position “anti-guerre” la rend plus nécessaire et que la très grande majorité des camarades, à la tribune et dans la salle, ne veulent laisser subsister aucun doute sur leur engagement aux côtés du peuple ukrainien contre l’agression impérialiste russe ».
Depuis le début de la guerre, pour le NPA, être « résolument internationaliste » se traduit par le soutien indéfectible à un camp impérialiste contre un autre. Pour défendre l’internationalisme, il faudrait « apporter une solidarité sans faille à la résistance ukrainienne face à l’agression impérialiste russe : cela passe par soutenir le droit des ukrainien.nes à s’armer, y compris via les États-Unis et l’OTAN, militer pour l’accueil des deplacé.es et l’annulation de la dette ukrainienne ». La seule issue à la guerre ne peut être que « la victoire militaire du peuple Ukrainien, qui renforcerait la crise du régime politique russe et la contestation de la guerre, et ouvrirait les possibilités pour le peuple russe de renverser le régime ». Tout au plus, le NPA se défend de soutenir le camp ukrainien en appelant hypocritement à « contester les politiques néolibérales du gouvernement Zelensky ». (1) Le NPA soutient sans sourciller les massacres de masse, mais la politique « néolibérale de Zelensky », c’est « résolument » : non ! Quelle imposture !
Alors que l’internationalisme prolétarien constitue le fondement même du combat « anticapitaliste » de la classe ouvrière, le NPA, dans la pure tradition du trotskisme, l’inonde d’une fange nationaliste insupportable. Alors que les combats en Ukraine tournent quasiment au corps-à-corps dans les tranchées, nos prétendus internationalistes appellent à la « résistance », à l’armement par les États-Unis et l’OTAN d’une armée impérialiste pour en écraser une autre.
Et au nom de quoi ? D’une prétendue position « anti-guerre » ! Depuis quand appeler à fournir des fusils à une armée contre une autre armée, est-il la manifestation d’une position « anti-guerre » ?
Rien ne différencie les mots d’ordre du NPA de ceux des nombreux États qui soutiennent l’Ukraine dans le conflit et qui, eux, assument pleinement leur nationalisme. Le NPA démontre, s’il était encore nécessaire de le faire, qu’il est un fidèle et acharné défenseur des intérêts de la bourgeoisie, en endossant, comme n’importe quelle officine bourgeoise, les habits de sergent recruteur.
Contrairement au NPA, le mouvement ouvrier a très tôt décelé le mode de vie guerrier du capitalisme et la nécessité pour le prolétariat de s’opposer à toute division nationale. Dès 1848 le Manifeste du Parti communiste scandait : « Les prolétaires n’ont pas de patrie » !
Au moment de l’entrée en décadence du capitalisme, les communistes ont su comprendre que l’ère qui s’ouvrait serait celle « des guerres et des révolutions ». Rosa Luxemburg, en particulier, saura analyser l’omniprésence de l’impérialisme et du militarisme dans le mode de vie du capitalisme décadent. Elle comprendra que l’impérialisme n’est pas une manifestation parmi d’autres de la décadence du capitalisme : il est la forme centrale et permanente d’une période dans laquelle le capitalisme est arrivé à son plus haut degré de maturité et amorce son déclin historique, ne pouvant qu’enfoncer l’humanité dans toujours plus de chaos et de guerres.
Ainsi le monde est dominé par les antagonismes internationaux, économiques et politiques. Il n’y a pas l’impérialisme « agresseur », d’un côté, et les « agressés », de l’autre. Toutes les guerres sont des guerres impérialistes. Dans le capitalisme décadent, toute nation, petite ou grande, est nécessairement impérialiste et cherche à conquérir ou garder une place dans l’arène mondiale. Si les grandes nations attaquent les plus petites, ces dernières n’en sont pas moins engagées dans un conflit pour défendre les intérêts de leur bourgeoisie et leur capital national.
Aujourd’hui Poutine attaque l’Ukraine mais Zelensky, de son côté, ne fait que « défendre la patrie ukrainienne », c’est-à-dire l’indépendance du capital ukrainien. Il n’est pas moins impérialiste que son voisin. Les soutiens de nombreuses grandes puissances démontrent également le caractère indéniablement impérialiste de ce conflit comme de tous les conflits dans le capitalisme décadent.
Rosa Luxemburg s’est battue de toutes ses forces pour faire reconnaître au camp prolétarien la nouvelle dimension impérialiste mondiale qui devait trouver sa plus flagrante illustration dans les deux guerres mondiales qui ont ensanglantées le monde. Elle n’a cessé de défendre que seule la lutte de classe internationale, contre tout esprit chauvin, pouvait mettre fin à la guerre. Cet héritage dont l’histoire a montré l’exactitude dans un torrent de sang, est aujourd’hui piétiné par ceux qui le travestissent pour mieux tenter de le liquider. Nous dénions à ces défenseurs acharnés du camp bourgeois le droit d’utiliser le terme « internationalisme », eux qui le salissent chaque jour de leurs mots d’ordre nationalistes et qui l’éclaboussent du sang des ouvriers dont ils saluent le massacre dans une guerre qui n’est pas la leur mais celle de leurs exploiteurs.
En se levant contre les sacrifices que les bourgeoisies leur demandent pour payer leur guerre, les ouvriers renoueront progressivement avec l’internationalisme tel que Rosa Luxemburg et le mouvement ouvrier l’ont défendu. Ils finiront, en développant leurs luttes, par démasquer tous ceux qui les ont maintenus dans le mensonge pendant tant d’années, dévoyant leur indignation vers la défense des intérêts ennemis !
GD, 3 octobre 2023
1) « Toujours avec la résistance ukrainienne », L’Anticapitaliste n° 139 (octobre 2022). Si nous axons l’article sur la dénonciation du NPA « historique » de Besancenot et Poutou, le NPA-L’Anticapitaliste, sa récente scission, le NPA-Révolutionnaires, est sur une ligne identique, comme l’illustre leur prise de position sur le sujet : « Notre solidarité va aux Ukrainiens qui luttent pour ne pas crever sous la botte de Poutine et aux opposants russes à la guerre qui risquent leur vie » (« Les révolutionnaires et la guerre en Ukraine : quelle voie pour les travailleurs et les peuples ? », mars 2023).
Des villes entièrement dévastées, des hôpitaux en plein naufrage, une foule de civils errant sous les bombes, sans eau, sans nourriture ni électricité, des familles pleurant partout leurs morts, des gosses hagards à la recherche de leur maman, d’autres impitoyablement déchiquetés, des innocents exécutés de sang-froid sous les yeux de leur famille… Ce terrifiant paysage d’apocalypse n’est pas celui de Varsovie ou d’Hiroshima après six ans de guerre mondiale, ni celui de Sarajevo après quatre ans de siège. Ce paysage, c’est celui du « capitalisme du XXIe siècle », celui des rues de Gaza, de Rafah et de Khan Yunis après seulement trois mois de conflit.
Trois mois ! Il n’aura fallu que quelques semaines pour raser Gaza, emporter des dizaines de milliers de vies et jeter des millions d’autres sur des routes qui ne mènent nulle part ! Et pas par n’importe qui ! Par « la seule démocratie du Proche et du Moyen-Orient », par l’État d’Israël, allié des grandes « démocraties » occidentales, qui se prétend le dépositaire unique de la mémoire de l’Holocauste.
Depuis des décennies, les révolutionnaires s’époumonent : « le capitalisme enfonce peu à peu l’humanité dans la barbarie et le chaos ! » Nous y voilà… Bas les masques ! Le capitalisme montre son vrai visage et l’avenir qu’il réserve à toute l’humanité !
Ce qui se passe aujourd’hui au Proche-Orient n’est pas qu’un nouvel épisode dans la longue série des poussées de violence qui émaillent tragiquement le conflit israélo-palestinien depuis des décennies. Le conflit actuel n’a même rien à voir avec la vieille « logique » de confrontation entre l’URSS et les États-Unis. Comme l’Ukraine avant elle, cette guerre est une étape supplémentaire dans la dynamique du capitalisme mondial vers le chaos, la prolifération de convulsions incontrôlables et la généralisation de conflits toujours plus nombreux.
Le niveau de barbarie, à l’échelle de Gaza, est peut-être pire encore que l’extraordinaire violence du conflit ukrainien. Toutes les guerres de la décadence ont entraîné des massacres de masse et des destructions gigantesques. Mais même les plus grands meurtriers du XXe siècle, les Hitler, les Staline, les Churchill, les Eisenhower, ne s’étaient engagés dans les pires horreurs qu’après plusieurs années de guerre, multipliant les « justifications » pour transformer des villes entières en tas de cendre. Or, il est frappant de constater à quel point les rues de Gaza ressemblent déjà à s’y méprendre aux paysages en ruines de la fin de la Seconde Guerre mondiale, les mêmes paysages de destruction qu’après quelques semaines de conflit en Ukraine. Toute cette clique de barbares est ainsi emportée par la logique de terre brûlée qui prédomine désormais les conflits impérialistes.
Quel avantage stratégique pouvait bien tirer le Hamas en envoyant un millier d’assassins massacrer des civils, si ce n’est mettre le feu aux poudres et s’exposer à sa propre destruction ? Qu’espèrent donc l’Iran ou Israël, si ce n’est semer le chaos chez leurs rivaux, un chaos qui reviendra nécessairement les frapper comme un boomerang ? Aucun État n’a rien à gagner dans ce conflit sans issue. La société israélienne pourrait sortir profondément déstabilisée par la guerre, menacée pour des décennies par une génération de Palestiniens ivres de vengeance. Quant à l’Iran, si ce pays est celui qui tire le plus avantage de la situation, c’est, pour elle, une victoire à la Pyrrhus ! Car si les États-Unis ne parviennent pas à restreindre le déchaînement aveugle de la barbarie militaire, l’Iran s’expose à des représailles très dures contre ses positions au Liban et en Syrie, voire à des attaques destructrices sur son territoire. Et tout cela au risque de déstabiliser des régions toujours plus étendues de la planète, avec des pénuries, des famines, des millions de déplacés, des risques accrus d’attentats, de confrontations communautaires…
Même si les États-Unis tentent d’empêcher que la situation n’échappe à tout contrôle, le risque d’un embrasement généralisé du Moyen-Orient n’est clairement pas négligeable. Car, loin de la discipline de bloc qui avait prévalu jusqu’à l’effondrement de l’URSS, tous les acteurs locaux sont prêts à appuyer sur la gâchette.
La première chose qui saute aux yeux est qu’Israël a agi en cavalier seul, suscitant la colère et des critiques ouvertes de l’administration Biden. Netanyahou a, en effet, profité de l’affaiblissement du leadership américain pour tenter d’écraser la bourgeoisie palestinienne et détruire les alliés de l’Iran, s’opposant ainsi à la « solution à deux États » promue par les États-Unis. L’indiscipline d’Israël, davantage préoccupé par ses propres intérêts immédiats, est un énorme coup porté aux efforts de Washington pour empêcher la déstabilisation de la région.
Après trois mois d’atrocités, il est de plus en plus évident que la guerre entre Israël et le Hamas aura des conséquences mondiales dramatiques : sur le plan économique avec la quasi-fermeture du détroit Bab-el-Mandeb, nœud commercial mondial pilonné par les milices houthistes, ou sur le plan humanitaire avec plusieurs millions de personnes qui se retrouvent désormais sur les routes de l’exil.
Surtout, les récentes échauffourées entre Israël et le Hezbollah, comme les bombardements américains au Yémen, font déjà craindre le pire avec le risque accru de voir s’ouvrir un nouveau front face à l’Iran et ses alliés. Une telle extension du conflit représenterait un pas supplémentaire dans la perte de contrôle de Washington sur la situation mondiale : contraint de soutenir son allié israélien, ce serait un énorme coup porté à sa politique d’endiguement de la Chine et de soutien à l’Ukraine, avec tous les risques d’embrasement que cela fait peser sur ces régions.
La guerre à Gaza comme celle en Ukraine montrent que la bourgeoisie n’a pas de solution à la guerre. Elle est devenue totalement impuissante à contrôler la spirale de chaos et de barbarie dans laquelle le capitalisme entraîne toute l’humanité.
Le prolétariat à Gaza est aujourd’hui écrasé. Celui en Israël, sidéré par l’attaque du Hamas, s’est laissé embarquer par la propagande nationaliste et guerrière. Dans les principaux bastions du prolétariat, particulièrement en Europe, si la classe ouvrière n’est pas prête à se sacrifier directement dans les tranchées, elle est encore incapable de se dresser directement contre la guerre impérialiste, sur le terrain de l’internationalisme prolétarien.
Alors, tout est perdu ?… Non ! La bourgeoisie a exigé des sacrifices énormes pour alimenter la machine de guerre en Ukraine. Face à la crise et en dépit de la propagande, le prolétariat s’est dressé contre les conséquences économiques de ce conflit, contre l’inflation et l’austérité. Certes, la classe ouvrière a encore des difficultés pour faire le lien entre le militarisme et la crise économique, mais elle a bel et bien refusé les sacrifices : au Royaume-Uni avec une année de mobilisations, en France contre la réforme des retraites, aux États-Unis contre l’inflation et la précarité…
Alors que le conflit ukrainien s’enlise, que la guerre israélo-palestinienne fait rage, que la bourgeoisie redouble d’efforts pour bourrer le crâne des exploités avec son ignoble propagande nationaliste, la classe ouvrière est toujours en lutte ! Récemment, le Canada a connu un mouvement de lutte historique. Des luttes inédites, avec des expressions de solidarité, ont lieu dans les pays scandinaves. La classe ouvrière n’est pas morte !
À travers ses luttes, le prolétariat se confronte aussi à ce qu’est la solidarité de classe. Or, face à la guerre, la solidarité des ouvriers ne va ni aux Palestiniens, ni aux Israéliens. Elle va aux ouvriers de Palestine et d’Israël, comme elle va aux ouvriers du monde entier. La solidarité avec les victimes des massacres, ce n’est certainement pas entretenir les mystifications nationalistes qui ont conduit des ouvriers à se placer derrière un fusil et une clique bourgeoise. La solidarité ouvrière passe avant tout par le développement du combat contre le système capitaliste responsable de toutes les guerres.
La lutte révolutionnaire ne peut surgir d’un claquement de doigts. Elle ne peut, aujourd’hui, que passer par le développement des luttes ouvrières, contre les attaques économiques de plus en plus dures que lui assène la bourgeoisie. Les luttes d’aujourd’hui préparent la révolution de demain !
EG, 8 janvier 2024
Face au déchaînement de barbarie à Gaza, les belligérants et leurs supporters de par le monde se rejettent la responsabilité des crimes.
Pour les uns, Israël mènerait une « sale guerre » (comme s’il en existait des propres…) que même l’ONU et son très circonspect secrétaire général ont dû dénoncer, allant jusqu’à parler de « grave risque de génocide ». Une partie de la gauche du capital n’hésite même pas à soutenir les ignobles exactions du Hamas repeintes en « acte de résistance » face au « colonialisme israélien », prétendu unique responsable du conflit.
De son côté, le gouvernement israélien justifie le carnage à Gaza en affirmant venger les victimes du 7 octobre et empêcher les terroristes du Hamas d’attenter à nouveau à la « sécurité de l’État hébreu ». Tant pis pour les milliers de victimes innocentes ! Tant pis pour les « boucliers humains » de 6 ans ! Tant pis pour les hôpitaux, les écoles et les habitations en ruine ! La sécurité d’Israël vaut bien un massacre !
Partout, on entend les sirènes du nationalisme défendre un État prétendument victime de l’autre. Mais quel esprit délitant peut bien s’imaginer que la bourgeoisie gazaouie, cette bande de fous furieux assoiffés de fric et de sang, vaut mieux que la clique d’illuminés et de corrompus de Netanyahou ?
« Nous ne défendons pas le Hamas, nous défendons le droit du “peuple palestinien” à disposer de lui-même », entonnent en cœur toute la coterie gauchiste à la tête des manifestations pro-palestiniennes, espérant sans doute, par cette pirouette de demi-habiles, faire oublier que « le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même » n’est qu’une formule destinée à dissimuler la défense de ce qu’il faut bien appeler l’État de Gaza ! Les intérêts des prolétaires en Palestine, en Israël ou dans n’importe quel autre pays du monde ne se confondent en rien avec ceux de leur bourgeoisie et leur État. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler comment le Hamas a réprimé dans le sang les manifestations de 2019 contre la misère. La « patrie palestinienne » ne sera jamais qu’un État bourgeois au service des exploiteurs ! Une bande de Gaza « libérée » ne signifierait rien d’autre que consolider l’odieux régime du Hamas ou de toute autre faction de la bourgeoisie gazaouie.
« Mais la lutte d’un pays colonisé pour sa libération porte atteinte à l’impérialisme des États colonisateurs », contre-attaquent, sans rire, une partie des trotskistes et ce qui reste de staliniens. Quel grossier mensonge ! L’attaque du Hamas s’inscrit dans une logique impérialiste qui dépasse largement ses seuls intérêts. L’Iran a contribué à mettre le feu aux poudres en armant le Hamas. Elle tente de répandre le chaos chez ses rivaux, en particulier Israël, en multipliant les provocations et les incidents dans la région : le Hezbollah au Liban, les rebelles houthistes au Yémen, les milices chiites en Syrie et en Irak… « toutes les parties de la région ont les mains sur la gâchette », comme l’affirmait, fin octobre, le ministre des Affaires étrangères iranien. Aussi faible soit-il face à la puissance de Tsahal, le Hamas, comme toute bourgeoisie nationale depuis l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, ne peut nullement, comme par magie, se soustraire aux rapports impérialistes qui régissent toutes les relations internationales. Soutenir l’État palestinien, c’est se ranger derrière les intérêts impérialistes de Khamenei, de Nasrallah et même de Poutine qui se frotte bien les mains.
Mais voilà qu’entrent en scène les inénarrables pacifistes pour parachever le carcan nationaliste dans lequel la bourgeoisie cherche à enfermer la classe ouvrière : « Nous ne soutenons aucun camp ! Nous réclamons un cessez-le-feu immédiat ! » Les plus naïfs s’imaginent sans doute que l’enfoncement accéléré du capitalisme dans la barbarie vient du manque de « bonne volonté » des assassins à la tête des États, voire d’une « démocratie défaillante ». Les plus malins savent parfaitement quels sordides intérêts ils défendent. Il en est ainsi, par exemple, du Président Biden : fournisseur de missiles à sous-munitions en Ukraine, horrifié par les « bombardements aveugles » à Gaza. Il faut dire qu’Israël a pris de court l’Oncle Sam, ouvrant sans concertation un nouveau front potentiellement explosif dont les États-Unis se seraient bien passés. Car si Biden a haussé le ton face à Netanyahou, ce n’est pas pour « préserver la paix dans le monde », c’est pour mieux concentrer ses efforts et ses forces militaires en direction de son rival chinois dans le Pacifique, comme face à l’encombrant allié russe de Pékin en Ukraine. Il n’y a donc rien à espérer de la « paix » sous la férule du capitalisme, pas plus qu’après la victoire de tel ou tel camp. La bourgeoisie n’a pas de solution à la guerre !
EG, 16 décembre 2023
La Scandinavie est témoin d’une vague de grèves d’une ampleur jamais vue depuis la fin des années 1970. Fin octobre, le constructeur automobile américain Tesla (l’entreprise de voitures électriques d’Elon Musk) a refusé de signer des conventions collectives avec le syndicat suédois IF Metall, garantissant un salaire minimum. Une grève a été déclarée dans les dix ateliers de réparation de l’entreprise. Elle a été suivie par des manifestations de solidarité de la part des postiers, qui ont bloqué tout le courrier à destination des ateliers de Tesla, des dockers de quatre ports suédois, qui se sont joints à la grève le 6 novembre et des électriciens qui ont refusé d’effectuer des travaux de maintenance sur les bornes de recharge électrique. Début novembre, face au risque de grève pour des augmentations de salaires à la banque Karna, les syndicats et les patrons ont rapidement conclu un accord.
Le conflit avec Tesla a aussi rapidement pris une dimension internationale, avec d’autres actions de solidarité dans les ports près des ateliers de réparation de l’entreprise au Danemark et en Norvège, ainsi que dans les usines Tesla en Allemagne.
Il y avait déjà eu des signes annonciateurs de cette irruption de combativité ouvrière. En avril 2023, une grève sauvage a éclaté parmi les travailleurs des transports publics de Stockholm, qui a duré quatre jours. Il s’agit de la première grève sauvage depuis des décennies en Suède. Les travailleurs ont fait grève contre la détérioration des conditions de travail et bien que la grève se soit limitée à une partie des transports publics, aux conducteurs de train, des assemblées ont été ouvertes aux autres travailleurs. Les travailleurs ont également été soutenus par des collectes de fonds et des soutiens sur les réseaux sociaux. Contrairement à la grève actuelle de Tesla, cette grève n’a pas été médiatisée, sauf pour dénoncer le « désordre » créé.
À l’exception de la grève sauvage des transports en avril, toutes ces grèves depuis octobre ont été étroitement contrôlées par les syndicats. Mais cela ne change rien au fait que ce mouvement ne peut être compris que comme faisant partie d’une reprise mondiale de la lutte des classes en réaction à la grave crise économique du capitalisme, et surtout aux pressions inflationnistes derrière la « crise du coût de la vie ». Cette situation touche désormais aussi les travailleurs des pays scandinaves, réputés pour leur « qualité de vie » et leurs « généreux » services sociaux. Les syndicats scandinaves ont été alertés à de nombreuses reprises face à la recrudescence des luttes dans d’autres pays (Grande-Bretagne, France, États-Unis et maintenant Canada), et leurs mobilisations et « actions de solidarité » font partie d’une politique visant à faire dérailler une véritable maturation des consciences dans la classe ouvrière. Ce qui préoccupe les patrons comme les syndicats, c’est le retour d’un véritable sentiment de solidarité au sein et entre les secteurs de la classe, même au-delà des frontières nationales, et donc le début d’un rétablissement de l’identité de classe, la prise de conscience que les travailleurs de tous les secteurs et de tous les pays font partie d’une même classe exploitée par le capital et confrontée à des attaques similaires contre ses conditions d’existence.
Tout aussi significatif est le fait que des luttes éclatent même en Suède, pays sur le point d’adhérer à l’OTAN, qui contribue de manière substantielle à l’armement de l’Ukraine, où la propagande autour de la guerre avec la Russie est pratiquement incessante. En janvier, deux hauts responsables de la défense ont averti que les Suédois devaient se préparer à l’éventualité d’une guerre : « Le ministre de la Défense civile Carl-Oskar Bohlin a déclaré lors d’une conférence sur la défense qu’il pourrait y avoir une guerre en Suède. Son message a ensuite été soutenu par le commandant en chef militaire, le général Micael Byden, qui a déclaré que tous les Suédois devraient se préparer mentalement à cette éventualité ».
Pourtant, malgré les tentatives de la bourgeoisie d’attiser la fièvre guerrière, les travailleurs ont donné la priorité à leurs conditions de vie. Cela ne signifie pas que les travailleurs réagissent directement à la menace de guerre, mais la volonté de lutter sur leur propre terrain contre l’impact de la crise économique est la base d’un futur développement de la conscience sur le lien qui existe entre la crise économique et la guerre. Et donc la nécessité de se confronter au capitalisme, un système global de pillage et de destruction.
Il n’en reste pas moins que ces avancées de la conscience de classe sont très fragiles et, comme toujours, les syndicats sont là pour les entraver et les dénaturer. Le principal slogan des syndicats a été celui de la « défense du modèle suédois » et ses accords collectifs entre syndicats et patrons.
Depuis plus de cinq ans, IF Metall réclame des conventions collectives pour les travailleurs des ateliers Tesla présents en Suède. Tesla a catégoriquement refusé, ce qui n’a laissé à IF Metall d’autre choix que d’appeler à la grève, le 27 octobre. Le conflit a été dès le départ hautement coordonné par les syndicats suédois. Le 7 novembre, le Syndicat des travailleurs des transports et le Syndicat des travailleurs portuaires se sont joints au conflit et ont bloqué tous les ports de Suède où les voitures Tesla sont chargées et déchargées. Au cours du mois de novembre, plusieurs syndicats officiels ont annoncé des actions de solidarité, notamment le Syndicat des électriciens, celui des peintres, l’Association des employés du gouvernement. Des clients importants de Tesla, comme Stockholm Taxi, ont annoncé qu’ils n’achèteraient plus leurs voitures à moins que Tesla ne signe une convention collective, vu que « le modèle suédois de conventions collectives est un principe important qui doit être défendu ».
Les nouvelles de ce blocus étaient publiées quotidiennement dans les médias suédois, ainsi que des mises à jour continues du conflit. Tandis que la grève se poursuivait, l’intérêt médiatique ne se limitait pas à la Suède, puisque des publications bourgeoises prestigieuses comme The Economist, Financial Times et The Guardian la suivaient de près, ainsi que des représentants de l’UE, qui défendaient le « modèle suédois » de « l’Europe sociale » contre la « politique antisyndicale américaine ». Tout au long des événements, l’accent mis sur la personnalité d’Elon Musk en tant que milliardaire exceptionnellement impitoyable a été utilisé pour détourner l’attention de la réalité : tous les capitalistes doivent intensifier leurs attaques contre les salaires et les conditions de travail des travailleurs. Mieux encore, le fait que cette attaque particulière soit menée par une entreprise américaine permettait d’attiser le sentiment nationaliste.
L’autre face de l’idéologie de la « convention collective » est la promotion des divisions entre travailleurs syndiqués et non syndiqués. Lors de la grève de Tesla, les travailleurs non syndiqués ont continué à travailler, ce qui a conduit IF Metall à établir des piquets de grève devant les ateliers, accusant ces travailleurs non syndiqués d’être des « jaunes ».
Aujourd’hui, la grève se poursuit, sans aucune perspective d’issue, puisqu’Elon Musk et Tesla refusent de négocier. Certains travailleurs syndiqués ont repris le travail, risquant d’être exclus d’IF Metall, et sont également qualifiés de « jaunes » dans la presse de gauche. Depuis le début du mois de décembre, aucune nouvelle n’est parue concernant la grève. Présentée à l’origine comme une lutte entre David et Goliath, l’intérêt médiatique semble s’être évanoui.
Aujourd’hui, les dirigeants d’IF Metall n’ont pas l’intention d’appeler à la solidarité les autres travailleurs du même secteur. Les travailleurs de Tesla sont enfermés dans une dynamique de défaite, dont témoignent les campagnes actuelles contre les « jaunes ».
Face aux sacrifices qui leur seront de plus en plus demandés au nom de l’économie nationale et de la défense du pays, les travailleurs doivent défendre leurs propres revendications, se rassembler et prendre des décisions dans des assemblées générales souveraines, hors du contrôle syndical, étendre leurs luttes à d’autres entreprises et secteurs, syndiqués ou non, et ne pas se laisser piéger par l’idéologie du prétendu modèle suédois.
Eriksson et Amos, 10 janvier 2024
L’expression « le modèle scandinave » a souvent été utilisée pour décrire l’État-providence suédois. Mais à l’origine, elle signifiait une réglementation très stricte des conflits sur le marché du travail.
Dans les années 1930, les grèves étaient monnaie courante en Suède et le gouvernement social-démocrate, arrivé au pouvoir en 1932, ne voulait pas intervenir, se tournant vers LO (l’appareil syndical central suédois, comme le TUC en Grande-Bretagne) pour y mettre un terme. En 1938, LO a signé un accord historique avec la fédération patronale, la SAF, dans lequel il était stipulé que des négociations centrales devaient avoir lieu, syndicat par syndicat, aucun syndicat particulier ne devant en profiter afin de respecter une limite salariale maximale. De cette manière, l’État était assuré d’une économie stable sans avoir besoin d’intervenir pour maintenir les salaires à un faible niveau (très pratique pour l’appareil d’État social-démocrate). Dans cet accord, il était stipulé qu’aucune action revendicative n’était autorisée pendant la période d’accord.
En fait, il s’agissait d’une interdiction des grèves qui était effectivement en vigueur jusqu’à ce que les grèves sauvages commencent à apparaître à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Le modèle scandinave signifie en réalité « la paix sur le marché du travail » et l’interdiction des grèves, ce que les syndicats et la bourgeoisie en général soutient !
Avoir une convention collective sur un lieu de travail signifie que les travailleurs se voient garantir des horaires de travail limités, des congés et le paiement des heures supplémentaires ainsi que des assurances et des allocations chômage (réglementées en Suède par les syndicats). Elles font donc partie du système général de protection sociale.
L’absence de convention collective signifie que dans le cas de Tesla, à l’exception des avantages sociaux et des assurances générales, l’entreprise décide de votre salaire via son propre système de primes et vous devez signer un contrat de confidentialité avant de commencer à travailler (un travailleur a été licencié parce que sa femme avait posté sur X/Twitter un message sur les conditions de travail de l’entreprise).
Bien sûr, ces conditions sont épouvantables, mais c’est une profonde illusion de penser que la légalité des syndicats et les « conventions collectives » peuvent réellement protéger les travailleurs des assauts d’une classe capitaliste poussée au pied du mur par une crise économique mondiale croissante du fait du poids de l’économie de guerre.
De plus, les syndicats comme composante de l’appareil étatique signifie qu’ils sont eux-mêmes agents de ces assauts. IF Metall, le syndicat le plus fort et le plus influent de Suède, est depuis longtemps un rouage de l’appareil d’État social-démocrate. Stefan Löfvén, l’ancien Premier ministre suédois, a montré ses capacités de leadership en tant que président d’IF Metall lorsqu’il a réussi à réduire les revendications salariales de l’accord central juste après la crise financière de 2008, déclarant que les travailleurs doivent être « responsables » face de la crise.
« Cela suffit ! » « Trop, c’est trop ! » Le même sentiment de révolte, de colère et de ras-le-bol traverse les rangs des prolétaires de la Grande-Bretagne aux États-Unis en passant par la France et les pays scandinaves. Les attaques contre nos conditions de vie et de travail, l’attitude brutale, arrogante et cynique tant des gouvernements que des patrons privés n’ont fait que renforcer la combativité et la détermination à lutter. Ce sentiment domine aussi au Québec alors que la grève a mobilisé massivement les 565 000 fonctionnaires du secteur public de la province fédérale (soit 15 % de sa population active) face à la hausse des prix et à la dégradation générale des conditions d’exploitation. Une partie de plus en plus importante des prolétaires dans les pays les plus puissants du capitalisme se trouve ainsi, comme aux États-Unis par exemple, précipitée dans une paupérisation absolue.
Les grèves qui se sont déroulées dans le secteur public pendant plus d’un mois au Canada constituent une pleine confirmation de la reprise internationale des luttes de la classe ouvrière. Ces grèves ont pris une ampleur qui ne s’était pas manifestée depuis plus de cinquante ans quand, le 11 avril 1972, une grève avec occupation d’usines et de mines avait paralysé le territoire du Québec.
Cela constitue aussi un prolongement de la vague de luttes aux États-Unis, notamment dans le secteur automobile où le syndicat UAW a finalement signé successivement avec Ford, Stellantis et GM, entre le 25 et le 30 octobre, un accord présenté comme une « victoire » et qui a mis fin à plus d’un mois de conflit social.
À un niveau plus large, elles confirment la rupture avec trente ans de recul et de désorientation que nous mettions en avant dans le « Rapport et la résolution du 25e congrès du CCI » dans lequel nous soulignions que la reprise de la combativité ouvrière dans un certain nombre de pays qui constituent les centres économiques vitaux du capitalisme, était un événement historique majeur.
Un souffle très puissant de rage, de détermination et d’indignation s’est manifesté pendant plus d’un mois dans la vague de grèves qui a mobilisé massivement le secteur public au Québec, démontrant la très forte combativité des prolétaires face à l’attitude provocatrice et arrogante du gouvernement fédéral. Les attaques ont pris pour cible aussi bien les enseignants que le personnel du secteur de la Santé, et visent à durcir et précariser davantage encore leurs conditions de travail devenues de plus en plus intolérables. Le nombre d’enseignants qui ont démissionné a doublé en quatre ans (plus de 4 000 !), alors que la pénurie de profs est criante dans les écoles publiques québécoises où les classes ont été fermées depuis un mois pour un million d’élèves. Cette mobilisation massive a touché tous les niveaux du corps enseignant (primaire, secondaire, supérieur) mais aussi les transports scolaires, les crèches et garderies, de même que le personnel administratif.
La même explosion de ras-le-bol s’exprime dans les rangs des services de santé comme dans les services sociaux avec la menace d’une « vaste réforme du système de santé ». La bourgeoisie se prépare, là aussi, à accroître drastiquement la détérioration des conditions de vie et de travail. Le gouvernement fédéral promet d’aller encore plus loin avec des centres de gestion de la santé encore plus autonomes et concurrentiels, misant sur une mobilité et une flexibilité accrue du personnel, les déplacements volontaires en fonction des besoins des services, impliquant une pénurie encore plus forte de postes et une surcharge accrue de tâches individuelles déjà épuisantes, des heures de travail supplémentaires non rémunérées. Une technicienne de labo déclarait par exemple : « On travaille déjà comme des chiens les fins de semaine, les jours fériés et les nuits. Et on nous dit : ça ne suffit pas ».
Dans ce contexte, le gouvernement a affiché son intransigeance et son mépris avec le plus grand cynisme et ne propose des hausses salariales négociables qu’en « échange » et au prix d’une « flexibilité » plus forte et étendue, misant délibérément sur un pourrissement de la grève. Cela, tant à travers les déclarations de « fermeté » du Premier ministre Legault que de la Présidente du Conseil chargée des Finances publiques, Sonia Le Bel.
Mais la colère et la mobilisation massive sont déjà ainsi parvenues à provoquer une rupture avec la tendance au repli individuel comme avec le climat de profonde démoralisation qui pesait auparavant.
Ce bras-de-fer a suscité et stimulé en même temps une vague d’entraide et de solidarité. Par exemple, pour les enseignants, un groupe d’entraide, notamment pour fournir de la nourriture ou des vêtements en soutien aux grévistes non payés a été créé sur les réseaux sociaux et sur les piquets de grève. Le mouvement, y compris dans le privé, bénéficie encore de la sympathie ou du soutien de 70 % de la population. Le nombre, la fréquence, la massivité des mobilisations ont démontré la grande détermination des grévistes et la combativité du mouvement.
Déjà, les syndicats avaient consciemment pris les devants pour canaliser la colère et encadrer le mouvement en orchestrant la mobilisation en ordre dispersé pour mieux le diviser. On a ainsi pu voir la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) appeler ses 66 000 adhérents à se lancer dans une grève illimitée à partir du 13 novembre alors que les quatre principales confédérations syndicales qui composent le « Front commun » du secteur public, représentant 420 000 salariés, ont seulement appelé à la grève de manière sporadique, du 21 au 23 novembre puis du 8 au 14 décembre. De son côté, la Fédération interprofessionnelle de la santé a appelé ses 80 000 membres à cesser le travail les 6, 8, 9, 23 et 24 novembre, puis du 11 au 14 décembre. Les uns et les autres avaient d’ailleurs promis de se lancer dans une grève plus dure si les négociations avec le gouvernement n’aboutissaient pas, tout en gagnant du temps et en repoussant cette éventualité… après les fêtes de fin d’année !
Le gouvernement a également sorti de sa manche un atout qu’il n’a pas manqué d’exploiter à fond dans sa manœuvre pour tenter de désamorcer la combativité et instaurer un climat de division et de concurrence : il a entrepris de négocier à la fois par secteur d’activité et de façon séparée avec telle ou telle centrale syndicale et a pu pleinement s’appuyer sur le travail de sape, de division et d’encadrement des luttes par les différents syndicats.
Ainsi, dès le 20 décembre, dans l’enseignement, une partie du « Front commun » a commencé à se fissurer, la FSE-FSQ a manifesté sa volonté de conclure un accord séparé avec le gouvernement et le Conseil du Trésor. Tandis que, parallèlement, la fraction la plus « radicale » des grévistes derrière la FAE en grève illimitée multipliait les « actions commandos » minoritaires comme le blocage de l’accès aux ports de Montréal et de Québec avant de conclure finalement un accord de son côté mettant ainsi fin à la grève des enseignants le 28 décembre.
Ainsi, les syndicats et l’État de Québec sont parvenus à trouver une porte de sortie à travers certaines mesures spécifiques de revalorisation au cas par cas sur les salaires et les retraites comme sur une limitation de la surcharge des effectifs par classe. En revanche, aucun accord n’a apparemment encore été trouvé dans le secteur des infirmiers, ce qui semble montrer une tentative de division en poussant un secteur particulièrement combatif à continuer la grève de façon isolée.
Cela n’exclut toutefois pas que de nouvelles grèves pourraient prochainement éclater dans d’autres secteurs tant le mécontentement est profond.
Malgré ses limites et l’avertissement qu’elle contient déjà sur les dangers mortels pour le développement des luttes futures de se laisser enfermer dans les manœuvres de la bourgeoisie et les pièges de l’encadrement syndical, la grève du secteur public au Québec est avant tout révélatrice de la reprise internationale de la combativité et de la détermination ouvrières, dans un contexte global de fermentation des luttes et de maturation de la conscience ouvrière. Elle réaffirme avant tout la pleine capacité du prolétariat à développer ses combats de classe sous les coups de boutoirs de la crise mondiale et des attaques tous azimuts de la bourgeoisie et de tous ses gouvernements, qu’ils soient de gauche comme de droite. Ces luttes sont une étape majeure indispensable pour le prolétariat sur le chemin qui le conduit vers la réappropriation de son identité et de sa conscience de classe.
Face à toute la propagande et au tombereau de mensonges sur la prétendue faillite ou mort du communisme déversés depuis 1989, elles démontrent que le prolétariat demeure et constitue plus que jamais la seule classe porteuse d’une perspective révolutionnaire de renversement du capitalisme et d’un avenir pour l’humanité, à l’opposé de l’enfoncement inexorable de la société capitaliste dans un océan de misère, de chaos, de guerre généralisée et de barbarie.
GD, 4 janvier 2024
Le gouvernement israélien a proclamé que le but de sa campagne dévastatrice contre Gaza est la destruction du Hamas et ne vise pas les civils, mais les infrastructures et centres de commandement du Hamas. Cependant, tuer « collatéralement » des milliers de civils au point d’atteindre un massacre de masse, des femmes et des enfants en grand nombre, est certainement le moyen le plus sûr de recruter de plus en plus de convertis à la soi-disant « résistance palestinienne », même si elle doit changer de nom, animés par une soif de vengeance toujours plus grande.
Un porte-parole du gouvernement israélien, Avi Dichter a apporté le meilleur éclairage sur les buts réels de l’assaut israélien : « Nous menons maintenant la Nakba [exode palestinien de 1948] de Gaza. D’un point de vue opérationnel, il n’est pas possible de mener une guerre, comme les forces armées israéliennes cherchent à le faire à Gaza, avec des masses de civils au milieu des blindés et des soldats ». (1)
Au cours de la Nakba, en 1948, plus de 700 000 réfugiés palestiniens ont fui le territoire d’Israël, « motivés » à partir par les atrocités perpétrées par les milices sionistes (la plus célèbre étant le massacre de Deir Yassin commis par le gang Stern) et encouragées par la proclamation triomphaliste des pays arabes, lesquels promettaient que les réfugiés pourraient retourner chez eux dès leur imminente victoire militaire. Les armées arabes ont été vaincues et les réfugiés n’ont jamais pu retrouver leurs foyers. Des centaines de milliers d’entre eux sont restés depuis dans les conditions de vie misérables des camps de réfugiés. Pour résumer, la Nakba a été l’épuration ethnique d’Israël, et la « Nakba de Gaza » pourrait se solder par l’expulsion d’une grande majorité de ses habitants, fuyant la mort, les destructions et le blocus permanent.
Une telle « solution » ne reflète que l’absence totale de lucidité et de perspective à long terme de l’actuel gouvernement israélien, du fait qu’elle ne peut qu’être le prélude d’une future instabilité et de nouvelles guerres. L’atroce politique du gouvernement Netanyahou ne fait que refléter une réalité plus profonde : le fait que la classe dominante, dans tous les pays, gardienne d’un ordre capitaliste agonisant, n’a aucune perspective à offrir à l’humanité et se trouve de plus en plus aspirée dans une spirale destructrice, irrationnelle et suicidaire. La tentative de l’OTAN de saigner la Russie à blanc dans la guerre en Ukraine, et les efforts désespérés de la bourgeoisie russe pour annexer les confins orientaux de ce pays, sont la preuve que cette spirale n’épargne pas les plus puissants pays de la planète.
Des centaines de milliers de manifestants ont pris part à travers le monde aux manifestations dénonçant la destruction de Gaza et appelant à un cessez-le-feu. Il ne fait aucun doute que beaucoup d’entre eux étaient motivés par une légitime indignation contre ces impitoyables bombardements, qui auraient fait autour de 20 000 victimes et laissés derrière eux bien plus de blessés et de sans-abris. Malgré cela, la vérité est qu’ils prennent part à des manifestations en faveur de la guerre, dont le principal slogan, « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre », ne peut devenir réalité que par la destruction militaire d’Israël, le massacre de masse et l’expulsion des Juifs israéliens, une Nakba à l’envers. Et sur ces ruines, une Palestine islamique sur le modèle de l’Iran ? (2) Le massacre indiscriminé perpétré par le Hamas le 7 octobre, pratiquement jamais condamné et même parfois célébré dans ces manifestations, a clairement montré les véritables méthodes et buts de cette « résistance ».
L’impossibilité d’une « Palestine libre » n’est que le reflet d’une réalité plus profonde qui montre à nouveau la décadence avancée de ce système : l’impossibilité de toute soi-disant lutte de « libération nationale » et de tout mouvement nationaliste à être autre chose qu’une pièce supplémentaire dans la rivalité sanglante des puissances impérialistes, petites et grandes. L’humanité ne sera libre que lorsque la prison capitaliste qu’est l’État national aura été détruite et qu’il existera une véritable communauté mondiale, sans exploitation ni frontières nationales.
Bien sûr, il existe ceux qui condamnent à la fois la déstruction de Gaza et les atrocités du Hamas. Certains sont engagés dans le dialogue entre Israéliens et Palestiniens malgré le mur de haine toujours plus épais créé par cette guerre. Ils placent leurs espoirs dans une « solution politique » dans laquelle puissances locales et globales s’assiéraient et négocieraient un arrangement en faveur d’une coexistence pacifique entre Israël et un État palestinien nouvellement créé.
Mais faire appel à la « bonne volonté » des États impérialistes n’a jamais arrêté les guerres et ni un Israël plus « libéral », ni un futur État palestinien ne pourraient éviter la tendance à la guerre et à l’impérialisme.
« L’histoire a montré que la seule force qui peut mettre fin à la guerre capitaliste, c’est la classe exploitée, le prolétariat, l’ennemi direct de la classe bourgeoise. Ce fut le cas lorsque les ouvriers de Russie renversèrent l’État bourgeois en octobre 1917 et que les ouvriers et les soldats d’Allemagne se révoltèrent en novembre 1918 : ces grands mouvements de lutte du prolétariat ont contraint les gouvernements à signer l’armistice. C’est cela qui a mis fin à la Première Guerre mondiale, la force du prolétariat révolutionnaire ! La paix réelle et définitive, partout, la classe ouvrière devra la conquérir en renversant le capitalisme à l’échelle mondiale ». (3)
Quelles que soient leurs bonnes intentions, tous ceux qui diffusent les slogans pacifistes propagent des illusions sur la nature intrinsèquement violente du système capitaliste. La voie vers une communauté humaine mondiale repose sur la lutte de classe dans tous les pays, et cette lutte implique obligatoirement de développer les moyens de nous défendre nous-mêmes contre les assauts de la classe dominante, laquelle se battra jusqu’à la mort pour ses privilèges. Les illusions pacifistes désarment idéologiquement et matériellement la classe ouvrière.
Face à la cacophonie de désillusions et de faux slogans que toute guerre capitaliste génère, le principe de l’internationalisme prolétarien, la solidarité des exploités partout sur terre demeurent notre seule défense, la seule base pour comprendre comment répondre.
Amos, décembre 2023
1 Cette déclaration, qui constitue probablement une critique de la politique officielle, a au moins le mérite de « faire sortir la vérité du placard » en ce qui concerne les buts de guerre du gouvernement israélien.
2 Un autre slogan a émergé de ces manifestations : « Israël est un État terroriste ». Et c’est indubitablement vrai ! Mais trouvez-nous dans le monde capitaliste un État qui n’utilise pas la terreur, aussi bien pour écraser toute dissidence intérieure que pour mener ses guerres. Le principal soutien du Hamas, l’Iran, en est un excellent exemple : au cours de la répression sauvage des manifestations « Femmes, vie, liberté » dans ses propres villes, il a exécuté 127 personnes depuis le début de la guerre entre Israël et la Palestine, dont beaucoup avaient pris part à ces manifestations.
3 Voir notre tract international : « Massacres et guerres en Israël, à Gaza, en Ukraine, en Azerbaïdjan… Le capitalisme sème la mort ! Comment l’en empêcher ? », disponible sur le site web du CCI (7 novembre 2023).
La guerre actuelle au Moyen-Orient est une catastrophe pour les travailleurs et la population en général : le déchaînement de barbarie guerrière a fait plus de mille morts en Israël, des dizaines de milliers à Gaza et des centaines en Cisjordanie, terrorisé des populations entières, jeté des millions de personnes à la rue, sans eau, ni nourriture. Ce conflit a accentué des divisions presque insurmontables entre les travailleurs de ces territoires, où chacun est tenu de choisir un camp impérialiste, entre la barbarie du Hamas ou celle de l’État d’Israël, tandis que les intenses campagnes de propagande exercent une énorme pression sur les travailleurs de tous les pays pour qu’ils soutiennent Israël au nom de la lutte contre l’antisémitisme ou se joignent aux manifestations pro-palestiniennes « pour la paix » contre les massacres perpétrés par l’armée israélienne.
Globalement, les groupes anarchistes ont bien évidemment défendu sans vergogne la « résistance palestinienne » ou entretenu un silence complice. Rien de plus normal pour des groupes bourgeois et les idéologies de la petite-bourgeoisie radicale que d’apporter leur contribution aux discours bellicistes afin d’affaiblir la conscience de classe du prolétariat et le pousser dans le piège du nationalisme.
Seules quelques minorités internationalistes qui se revendiquent de l’anarchisme ont refusé de choisir en faveur de l’une des parties belligérantes, souvent avec d’importantes ambiguïtés. La CNT à Paris et le KRAS à Moscou ont ainsi publié un article intitulé : « Halte à la barbarie », qui n’appelle effectivement pas à la défense des intérêts nationaux de la Palestine ou d’Israël, mais qui ne défend toutefois pas clairement des positions internationalistes. L’article n’affirme pas explicitement que les travailleurs n’ont pas de patrie et que la réponse à la guerre se trouve dans le combat des exploités de tous les pays. En fait, il ne parle tout simplement pas de la classe ouvrière.
Heureusement, le KRAS a aussi publié une traduction d’un autre article intitulé « Contre le nationalisme israélien et palestinien ». Cet article est plus clair que celui de la CNT. Comme l’admet la préface : « Le texte publié exprime bien une position internationaliste, anti-nationaliste, anti-ethnique et de classe ».
D’autres groupes anarchistes ont défendu une position internationaliste plus claire, comme l’ont fait des organisations de la Gauche communiste. Nous avons déjà fait référence à ces déclarations dans un article disponible sur notre site web : « Positions internationalistes contre la guerre ». Parmi eux cependant, il y a l’Anarchist Communist Group (ACG) qui, tout en défendant une position internationaliste dans un premier article, (1) fait d’importantes concessions au nationalisme bourgeois dans un second article, intitulé : « The situation in Gaza ».
Ce second article de l’ACG présente la guerre en Israël comme une confrontation entre une nation coloniale et une nation colonisée dans laquelle Israël serait « l’agresseur dominant, en raison de son statut d’État colonisateur ». Quelles sont les conséquences d’une telle analyse selon l’ACG ?
– Qu’il s’agisse d’une nation colonisatrice ou d’une nation colonisée, « les deux sont des entités qui, en fin de compte, font obstacle à la libération de la classe ouvrière palestinienne et à l’unité de classe de tous les travailleurs de la région ». Par conséquent, l’ACG s’oppose à l’État israélien ainsi qu’au régime du Hamas.
– L’Organisation de libération de la Palestine dans le passé, et le Hamas aujourd’hui, ne peuvent apporter la liberté aux Palestiniens. Aussi, cette libération doit venir de la classe ouvrière palestinienne, « la partie la plus opprimée de la classe ouvrière », dotée d’une « forte conscience politique » et dont la lutte est « une condition préalable à un mouvement révolutionnaire dans la région ».
– Mais la classe ouvrière palestinienne ne peut y parvenir seule, « le peuple palestinien, comme tout peuple,… ne peut être libéré que par une lutte de classe internationaliste ». L’ACG appelle donc « la classe ouvrière internationale à s’organiser pour soutenir et défendre ses homologues palestiniens ».
En soi, nous pourrions être d’accord avec certaines affirmations de cet article, en particulier avec l’appel à la « lutte de classe internationaliste ». Mais, il s’agit de l’arbre qui cache la forêt, car derrière tous ces mots radicaux (« lutte de classe internationaliste », « solidarité internationale », « lutte révolutionnaire »…) se cachent des concessions au nationalisme.
Pourquoi ? Selon l’article, Israël occupe une nation, la Palestine. Dès lors, il préconise que les travailleurs palestiniens combattent l’État israélien et organisent une autodéfense armée. Il affirme donc « le droit et la nécessité pour la classe ouvrière palestinienne de résister à l’État israélien ». La lutte contre l’occupation israélienne vise donc à éjecter Israël de la Palestine. Mais qu’est-ce d’autre qu’une lutte de libération nationale qui ne serait pas dirigée par la bourgeoisie mais par une partie de la classe ouvrière ? L’ACG dit « nous rejetons l’idée d’une libération sous une bannière nationale », mais dans l’article, il a déjà complètement ouvert la fenêtre à cette même idée.
En outre, l’article ne dit rien sur la nécessité pour la classe ouvrière en Palestine de lutter contre sa propre bourgeoisie. L’article ne mentionne pas l’existence d’un État palestinien ou d’une nation palestinienne. C’est une manière d’occulter le vrai enjeu. C’est la porte ouverte à l’idée que les travailleurs de Palestine ne devraient pas lutter contre la bourgeoisie palestinienne. Il ne s’agit que de résister à « l’État israélien, y compris par la méthode de la lutte révolutionnaire », lutte qui pourait « se distinguer des forces nationalistes ». Mais sur un tel terrain, la classe ouvrière en Palestine ne peut en aucun cas mener une véritable lutte de classe autonome et ne pourra pas se distinguer des forces nationalistes palestiniennes.
L’article ne se contente pas d’appeler les travailleurs palestiniens à se libérer de l’occupation israélienne, il lance même un appel aux travailleurs du monde entier pour qu’ils soutiennent cette lutte de « libération ». Abstraction faite de la question de savoir si le prolétariat en Palestine est actuellement capable de se battre sur son propre terrain de classe, ce dont on peut fortement douter, il n’appartient pas à la classe ouvrière mondiale de soutenir un certain secteur de la classe ouvrière pour se débarrasser du joug d’une domination coloniale.
Même s’il est vrai que les travailleurs en Palestine sont généralement plus pauvres que leurs frères de classe en Israël, et que leurs conditions de vie sont bien pires, cela ne change rien au fait que toute idée de « libération » d’une nation particulière n’est rien d’autre qu’un produit de la logique de l’impérialisme mondial, et ne peut donc avoir lieu que sur un terrain bourgeois. (2)
L’article suggère que la libération de cette domination coloniale entraînera également la libération des travailleurs palestiniens en tant que classe. Mais rien n’est plus faux ! La libération de la classe ouvrière dans n’importe quel pays ne peut se produire que par la destruction du capitalisme à l’échelle mondiale. Si l’article souligne que le capitalisme est la base de l’idéologie coloniale, il ne dit rien sur la nécessité de détruire le capitalisme pour abolir tous les États-nations.
En réalité, la position défendue par l’ACG dans cet article est très pernicieuse car, à première vue, elle semble effectivement défendre l’internationalisme prolétarien. Mais ce n’est qu’une apparence. Car si on le lit attentivement, c’est le contraire qui se révèle. L’article ne défend pas directement et ouvertement le nationalisme palestinien, mais sa logique, tout son raisonnement, va dans ce sens. Il s’agit, en vérité, d’un exposé très sophistiqué de l’idéologie de la libération nationale.
Dans les conditions de décadence du capitalisme, toute lutte pour la « libération nationale » est par définition une impasse, ne menant qu’à une chaîne ininterrompue d’affrontements militaires, à l’issue desquels ce n’est pas la classe ouvrière qui prend le pouvoir, mais une nouvelle faction bourgeoise. Dans l’histoire du capitalisme, il n’y a jamais eu de lutte de libération nationale dans laquelle la classe ouvrière ait pu se libérer de manière autonome de l’occupation et de la répression par des factions bourgeoises. Au contraire, toute tentative de se « libérer » d’une occupation étrangère dépend du positionnement d’autres puissances impérialistes qui l’exploiteront dans leur propre intérêt. Les intérêts de la population qui cherche à se « libérer » sont complètement subordonnés aux appétits impérialistes de ces puissances.
Comme nous le rappelions dans un récent article, « l’anarchisme a toujours été divisé en toute une série de tendances, allant de ceux qui sont devenus une partie de l’aile gauche du capital (comme ceux qui ont rejoint le gouvernement républicain pendant la guerre de 1936-39 en Espagne), à ceux qui ont clairement défendu des positions internationalistes contre la guerre impérialiste, comme Emma Goldman pendant la Première Guerre mondiale ». (3) L’internationalisme des anarchistes qui cherchent sincèrement à défendre ce principe ne se fonde toutefois pas sur les conditions imposées au prolétariat par le capitalisme au niveau mondial, c’est-à-dire l’exploitation de sa force de travail dans tous les pays et sur tous les continents.
L’internationalisme prolétarien a, en effet, comme point de départ les conditions pour l’émancipation du prolétariat : par-delà les frontières et les fronts militaires, les races et les cultures, le prolétariat trouve son unité dans la lutte commune contre ses conditions d’exploitation et sa communauté d’intérêt dans l’abolition du salariat, dans le communisme. C’est ce qui fonde sa nature de classe. C’est précisément l’absence d’un fondement pour l’internationalisme de ces anarchistes dans le combat ouvrier contre l’exploitation capitaliste qui explique que l’ACG ait publié cet article. La raison en est que la dénonciation internationaliste de la guerre par l’anarchisme « fait plus partie de ces “principes” abstraits dans lesquels il recueille son inspiration générale et éternelle, comme l’anti-autoritarisme, la liberté, le rejet de tout pouvoir, l’anti-étatisme, etc., plutôt que d’une conception claire et établie que cet internationalisme constitue une frontière de classe inaltérable qui délimite le camp du capital et du prolétariat ». (4)
Une des conséquences est qu’au sein d’une même fédération anarchiste, les positions nationalistes et internationalistes peuvent facilement coexister sans poser de problèmes et sans provoquer de débats houleux. Cette absence de positionnement internationaliste cohérent est également illustrée par la référence, à la fin de l’article de l’ACG, à Palestine Action, un groupe gauchiste totalement pro-palestinien, qui s’en prend aux fournisseurs d’armes à Israël. Lors de la récente Radical Bookfair à Londres, ils ont refusé de discuter de l’argumentation du CCI qui soulignait le contexte impérialiste de la guerre, la qualifiant carrément d’analyse « infantile », reprenant ainsi la rhétorique du stalinisme contre la Gauche communiste.
L’échec de l’anarchisme organisé à combattre la guerre impérialiste sur une base prolétarienne a été clairement démontré en Espagne en 1936, ce qui n’est pas reconnu aujourd’hui par des groupes comme l’ACG ou les minorités internationalistes au sein de la CNT. Tous deux parlent toujours de la « révolution espagnole » au lieu de la guerre impérialiste en Espagne, une répétition générale pour la Seconde Guerre mondiale. Mais tirer les leçons de l’échec et des inconséquences de l’anarchisme face à la guerre n’est possible qu’en rompant avec son approche abstraite, en remettant en cause l’absence de fondement solide et matérialiste à ses proclamations « internationalistes ».
Face à la guerre impérialiste, une seule position rejette toute identification à l’un des camps en présence et trace en même temps une perspective pour mettre fin à toutes les guerres, c’est l’internationalisme prolétarien. Cela signifie que le capitalisme ne peut être renversé qu’à l’échelle mondiale, lorsque la classe ouvrière sera unie au-delà des frontières nationales. Ce point de vue représente la seule perspective qui puisse mettre fin à l’exploitation capitaliste, à la barbarie de la guerre qui menace de plus en plus l’existence même de l’humanité.
Dennis, 15 décembre 2023
1 « Neither Israel nor Hamas ! », sur le site web de l’ACG (11 octobre 2023).
2 L’article accuse même les travailleurs israéliens de complicité dans l’exploitation des travailleurs palestiniens : « la classe ouvrière juive israélienne est honteusement complice de l’oppression du prolétariat palestinien », mais il appelle néanmoins les travailleurs israéliens à exprimer leur solidarité avec les travailleurs palestiniens.
3 « Les anarchistes et la guerre : Entre internationalisme et “défense de la nation” », Révolution internationale n° 494 (2022).
4 « Les anarchistes et la guerre (1er partie) », Révolution internationale n° 402 (2009).
La 28e conférence annuelle des Nations Unies sur le climat, qui s’est tenue, cette année, à Dubaï, s’est achevée sur un nouvel accord qui incite prétendument les nations à abandonner (très) progressivement les combustibles fossiles, à accélérer les « actions en cours » afin d’atteindre un « bilan carbone neutre ». Et tout cela d’une manière « juste, ordonnée et équitable »… d’ici 2050. Le président de la COP 28, Sultan el-Jaber, qui est Ministre de l’Industrie des Émirats arabes unis et PDG de la compagnie pétrolière Adnoc, a loué l’accord, qui a été approuvé par près de 200 pays : « Pour la première fois, notre accord fait référence aux combustibles fossiles ». À l’en croire, il s’agit d’un accord « historique » et d’un « plan solide » pour maintenir à portée de main l’objectif de limiter les températures mondiales à 1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels.
Quelle sinistre farce ! Les experts expriment déjà des commentaires pour le moins critiques. La résolution contient, en effet, des lacunes très accommodantes qui offrent à l’industrie pétrolière de nombreuses échappatoires en s’appuyant sur des technologies non éprouvées et peu sûres. Mais bien naïf est celui qui s’attendait à autre chose de la part des organisateurs de ce sommet. Les dirigeants de cette région, connue comme l’Eldorado de toutes les mafias et du blanchiment massif de l’argent de la drogue, des armes et de tout ce qu’on voudra, sont rompus, comme leurs homologues du monde entier, aux petits arrangements et l’exploitation des « failles juridiques ». Alors qu’ils se présentent aujourd’hui comme les promoteurs de la transition énergétique, préoccupés par le climat, ils vivent le reste de l’année des énergies fossiles et ne manquent évidemment pas de les promouvoir.
L’évaluation des progrès de chaque État dans la réduction des émissions imposée depuis la COP 21 de Paris de 2015, prétendument contraignante, pour limiter l’augmentation de la température mondiale d’ici 2030, se heurte à la triste réalité du système capitaliste. Aujourd’hui, les combustibles fossiles (charbon, gaz et pétrole) représentent toujours 82 % de l’approvisionnement énergétique ! Au lieu de diminuer, les émissions mondiales ne cessent d’augmenter : de 6 % en 2021 et de 0,9 % en 2022.
Cela démontre une fois de plus que ces sommets internationaux sont incapables d’avoir le moindre impact sur le réchauffement climatique et les conséquences catastrophiques que cela entraîne pour l’humanité, et qu’ils ne sont en fait rien d’autre que des salons de discussion destinés à rassurer sur le fait que la bourgeoisie « agit » et qu’il n’y a plus d’autre choix que de « s’adapter ». L’année 2023 illustre cela de manière dramatique avec de violentes tempêtes et des inondations de grande ampleur sur tous les continents, des incendies de forêt dévastateurs en Amérique du Nord, dans le sud de l’Europe et à Hawaï, la sécheresse dans de vastes zones de la planète.
La crainte grandit que la planète s’approche d’une série de points de basculement où les dommages environnementaux deviendraient incontrôlables et conduiraient à de nouveaux niveaux de destruction. Le réchauffement de la planète, conjugué à des manifestations plus immédiatement palpables de la destruction de l’environnement, telles que la déforestation et la pollution des terres et de la mer par les déchets chimiques, plastiques ou autres, menacent déjà d’extinction un nombre incalculable d’espèces animales et végétales.
La même bourgeoisie qui prétend, lors de ses conférences, chercher des « solutions globales à des problèmes globaux » est elle-même impliquée dans la compétition économique impitoyable qui est le premier obstacle majeur à toute coopération internationale réelle contre le changement climatique. Et, dans la phase actuelle de décomposition du capitalisme, la concurrence nationale prend de plus en plus la forme de rivalités et d’affrontements militaires chaotiques, destructeurs et hyper-polluants. La crise écologique n’approche donc pas seulement d’une série de points de basculement qui en exacerberont et en accéléreront les conséquences, mais elle fait partie d’une série de phénomènes destructeurs qui conduisent l’humanité toujours plus rapidement vers l’abîme.
Sauver la planète ne viendra pas d’une bourgeoisie qui, par nature, est prisonnière d’une logique qui exclut toute remise en cause de l’accumulation capitaliste, de sa soif de profit et de sa dynamique apocalyptique. Car c’est bien le capitalisme qui est responsable de ces dérèglements, ce sont ses lois qui obligent chaque capitaliste à produire toujours plus et à moindre coût. Pour le capitalisme il faut « vendre ». Et c’est tout ! Une démarche anarchique et à court terme, une démarche suicidaire même !
Louis, 29 décembre 2023
Le 20 décembre dernier, le gouvernement français faisait voter au Parlement une loi dite « immigration » dont le contenu est clairement une attaque contre les conditions de vie des prolétaires immigrés en France.
La durée de résidence minimale en France pour que les étrangers non européens en situation régulière touchent des prestations sociales, qui était de six mois, est portée à trente mois à condition de travailler, et à cinq ans pour ceux qui ne peuvent justifier d’un travail.
L’aide personnalisée au logement (APL), que l’on pouvait auparavant toucher immédiatement, demande maintenant un délai de carence de trois mois.
Le regroupement familial des immigrés en situation régulière était possible sans autre condition à partir de 18 mois de présence en France, il l’est maintenant à partir de 24 mois sous condition de ressources financières régulières. Il est également suspendu à l’obtention d’un examen de langue française pour les proches désireux de venir.
Le délit de séjour irrégulier en France, aboli en 2010, est rétabli, avec amende de 3750 € et une interdiction de territoire de trois ans à la clé.
Il n’est plus possible, pour un jeune d’obtenir automatiquement la nationalité française à ses 18 ans quand il est né en France.
Les étudiants étrangers désireux d’étudier en France sont maintenant astreints à déposer une caution, récupérable éventuellement à la fin des études.
La loi fait maintenant la distinction entre les immigrés travaillant dans les métiers dits « à tension », qui peuvent obtenir plus facilement un titre de séjour, et les autres.
Les infractions permettant l’expulsion d’immigrés délinquants sont plus nombreuses.
Il est clair que ces nouvelles dispositions légales ne menacent ni les bourgeois étrangers arrivant en France, ni les étudiants qui ont les moyens de se passer des prestations sociales. Ce n’est évidemment pas le cas du plus grand nombre des immigrés qui arrivent en général sans un sou (après avoir été rackettés par diverses mafias pendant leur voyage) et qui auraient besoin d’une aide financière dès le début de leur séjour. Quant aux étudiants étrangers pauvres, le gouvernement leur signifie clairement qu’il ne veut plus d’eux.
Non seulement la loi inscrit une discrimination et une division entre prolétaires français et étrangers immigrés, mais elle rend la régularisation encore plus compliquée. Sans couverture sociale, isolés et incapables de se défendre, les sans-papiers subissent toutes les avanies du capitalisme : salaires et heures supplémentaires non payés, rémunération en dessous des minimums légaux, horaires de travail à rallonge, absence de prestations sociales, difficultés à se soigner, à se loger, travaux dangereux… Le gouvernement a clairement mis en place une machine pour que cette situation perdure. La main-d’œuvre immigrée clandestine et sans-papiers représente une grande masse de « bouches inutiles » pour le capital, mais elle peut aussi constituer une source de profit indéniable, vu le flux constant de réfugiés qui cherchent à rentrer dans la « forteresse Europe ».
Ceci dit, la mise en place de cette loi par le gouvernement a amené plusieurs secteurs de la bourgeoisie à questionner ce choix, indiquant d’abord qu’un certain nombre de dispositions étaient inconstitutionnelles. Le fait qu’une partie des députés du parti présidentiel a refusé de voter ce texte et que plusieurs ministres ont menacé de démissionner s’il était ratifié montre les dissensions importantes dans la bourgeoisie à son sujet.
De fait, pour obtenir le soutien de la droite « dure » autour des Républicains (LR), et pour empêcher le Rassemblement national (RN) de rester seuls sur le créneau du « contrôle de l’immigration », Macron et Borne n’ont pas hésité à fracturer leur propre majorité et à jouer une partition purement électoraliste, cherchant à limiter les déconvenues trop fortes lors des prochaines élections. La volonté affichée par Macron de réduire l’influence électorale du RN se heurte à la réalité politique d’une absence de majorité claire à l’Assemblée et de la nécessité de s’appuyer sur LR, un parti de plus en plus fracturé et gangrené par le populisme et prêt à toutes les manœuvres pour sauver sa peau. Nous voyons là les effets du chacun-pour-soi et la perte de vue par les fractions pourtant parmi les plus lucides de la bourgeoisie française de toute perspective à long terme.
De fait, Macron et sa fraction au pouvoir ont, à travers cette loi, légitimé les thèmes à coloration populiste et d’extrême-droite : la « lutte » contre l’immigré et le choix de la « préférence nationale ».
En même temps, à l’autre bout de l’échiquier politique, se développait un autre discours, celui de la gauche et des gauchistes : « Le texte est le fascisme en marche », selon Elisa Martin, députée de La France insoumise (LFI). « Ce soir vous avez un choix : la Collaboration, ou la République », a-t-elle même lancé aux parlementaires de la majorité.
Toute la mouvance gauchiste s’est mise en mouvement, du Monde Libertaire à l’Union Communiste Libertaire, de la CNT-f à ATTAC, de Lutte Ouvrière à Révolution Permanente et au NPA, et tout ce beau monde rivalise de volonté de « faire barrage au Rassemblement national » et à « la montée des idées réactionnaires et fasciste ».
Pour cela, comme l’exprime clairement Révolution Permanente, « le mouvement ouvrier a un rôle central à jouer, aux côtés des organisations du mouvement social, notamment anti-racistes et antifascistes, pour structurer une réponse par en bas qui permette d’imposer un autre agenda, de mettre en déroute l’extrême-droite et de faire le lien entre la bataille contre les lois antisociales et xénophobes, nos salaires et la situation à Gaza ».
Ces mots ne servent qu’à masquer que « les organisations du mouvement social », c’est-à-dire les partis de gauche et les syndicats, sont les principaux outils de la bourgeoisie pour détourner le prolétariat de ses véritables luttes. Ces discours ne font que désarmer la classe ouvrière en masquant que la bourgeoisie, c’est autant la gauche que la droite, et qu’en matière d’attaques anti-ouvrières, et notamment contre les immigrés, il n’y a jamais eu la moindre différence.
Le PCF a ainsi mené nombre de campagnes xénophobes dans les années 1980, alors même qu’entre 1981 et 1984 il avait des ministres au gouvernement ! Il suffit de se souvenir du bulldozer envoyé en décembre 1980 par la municipalité stalinienne de Vitry contre un foyer SONACOTRA occupé par des immigrés maliens, ou de la déclaration de Georges Marchais, premier secrétaire du PCF, qui en 1983 disait que « notre position, depuis qu’il y a le chômage, est simple : il faut arrêter la venue des travailleurs immigrés en France ».
Le racisme et la xénophobie ne sont pas une particularité de l’extrême-droite. Ils sont le produit de la division du monde en nations, en classes sociales, de la concurrence entre nations, ils sont les enfants du nationalisme, qui est l’idéologie que toute la bourgeoisie partage, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche : une idéologie du capitalisme !
« L’exode massif de leurs terres d’origine de centaines de milliers d’êtres humains fuyant la famine et la misère n’est pas un phénomène nouveau. Il n’est pas non plus un fléau spécifique aux pays sous-développés. L’immigration appartient au système capitaliste lui-même et remonte aux origines de ce mode de production fondé sur l’exploitation du travail salarié ». (1) La classe ouvrière a toujours été une classe d’immigrés depuis les paysans affamés arrachés à leur campagne, par l’exode de la révolution industrielle.
Les guerres plus ou moins étendues ont elles aussi entraîné des déplacements de population parfois colossaux : Allemands chassés d’Europe centrale en 1945, Juifs rescapés des camps de la mort expédiés en Palestine, Espagnols fuyant la guerre entre 1936 et 1939… Partout la classe ouvrière a fait les frais des soubresauts du développement du capitalisme, avec ses corollaires : guerres, famines, misère, recherche à tout prix d’un moyen de subsistance, sans parler des déportations organisées.
La bourgeoisie cherche aujourd’hui, comme elle l’a toujours fait, à reporter sur les « étrangers » les problèmes générés par son propre système. Il n’y a pas de « bonne » ou de « mauvaise » loi sur l’immigration. Partout, toujours, la concurrence et la xénophobie qui en découle poussera la bourgeoisie à criminaliser les migrants. Et plus le pourrissement sur pied du système capitaliste poussera de miséreux sur les routes pour aller chercher ailleurs de quoi survivre, comme on le voit déjà massivement en Afrique et en Amérique Latine, plus ces politiques xénophobes, racistes, anti-immigrés proliféreront.
La seule issue et véritable perspective ne pourra venir que du développement des luttes ouvrières basées sur la solidarité entre frères de classe qui amènera les migrants les plus récents à s’intégrer aux luttes prolétariennes. La bourgeoisie aura beau chercher à diviser les ouvriers entre immigrés et « autochtones », elle ne pourra pas empêcher la crise historique de son système, ni les attaques toujours plus féroces sur les conditions de vie de tous les prolétaires, quelles que soient leurs origines et leur culture, les forçant même à combattre dans l’unité pour défendre leurs conditions d’existence. Alors le mot d’ordre lancé par le Manifeste du Parti communiste sera à nouveau le point de ralliement de tous les ouvriers : « Les prolétaires n’ont pas de patrie ! Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
HG, 10 janvier 2024
1 « Le prolétariat : une classe d’immigrés ! », Révolution internationale n° 206 (1991).
Avec plus de cinquante ans d’existence et son numéro 500, notre publication Révolution internationale poursuit son combat révolutionnaire de façon déterminée. Ce chiffre rond, marquant une longévité remarquable, pourrait paraître au premier abord celui d’un anniversaire transformé en vulgaire marronnier, le sujet d’un simple prétexte à écriture ritualisée. En réalité, ce numéro est pour nous la marque symbolique d’une trajectoire de lutte, d’un effort constant de construction et d’engagement militant. Ceci est d’autant plus important à souligner que ce numéro, un peu particulier par le temps et la durée de travail qu’il célèbre, s’inscrit dans un contexte international totalement inédit et imprévisible, d’une extrême gravité.
D’un côté le capitalisme en décomposition menace de manière accélérée l’humanité de destruction. De l’autre, le renouveau de la lutte de la classe ouvrière permet d’entrevoir à terme la perspective révolutionnaire. Jamais les enjeux n’auront été aussi cruciaux pour les organisations prolétariennes et pour la presse révolutionnaire que ceux du temps présent.
Pour notre presse et notre journal RI, une telle situation constitue un véritable défi, tant sur le plan théorique que pour assurer une intervention régulière. Nous sommes donc, avec la classe ouvrière, un peu à la croisée des chemins. Plus que jamais, il est important de savoir d’où vient notre presse et vers quoi elle s’oriente.
À ses débuts, dans le feu de la vague internationale des luttes de Mai 68, Révolution Internationale allait faire ses premiers pas en avançant à tâtons et sans expérience, sans lien organique avec les organisations du passé. Le seul fil qui nous permettait d’établir une continuité avec ce passé était assuré par la solide expérience de notre camarade Marc Chirik et par ses efforts patients pour transmettre une méthode de travail et un esprit militant.
Notre publication était au départ une revue ronéotée presque « artisanale », tirée à la main, vendue en librairie, dans les marchés, les manifs et devant les usines. Elle était l’expression du groupe « Révolution Internationale » qui deviendra plus tard la section en France du CCI.
Ce qui allait faire sa force, comme pour tout notre Courant, c’était bel et bien d’inscrire son activité sur le long terme, dans les pas de nos prédécesseurs et de leurs publications héroïques, avec le souci de réappropriation et d’examen critique, avec une ferme volonté d’ancrer notre combat dans toute la tradition du mouvement ouvrier. Notre source d’inspiration fut naturellement celle des bolcheviks, mais aussi et surtout, l’expérience essentielle de Marc Chirik et son legs inestimable puisé dans le combat de la Gauche communiste dans les années 1930.
Avec le développement des luttes ouvrières, notre travail d’écriture et de publication s’est peu à peu intensifié. De 1968 à 1972, notre publication « ancienne série » s’établissait à sept numéros. Fort de cette première expérience et de ces premiers pas, nous nous sommes engagés dans un travail de plus grande ampleur. En 1973, d’un pas plus assuré, « nous lançâmes la seconde série, toujours sous la forme revue, de notre organe. Cela était également le résultat d’un effort de regroupement des forces révolutionnaires, puisque cette nouvelle série devenait l’instrument d’une organisation française élargie par fusion de trois groupes. De 1973 aux derniers mois de 1975, les quelques quinze numéros de RI qui sortirent en moins de trois années, traduisent indubitablement, par rapport à l’époque précédente, l’accélération de notre solidification organisationnelle. La régularité de l’effort, test imparable pour des groupes révolutionnaires prétendant tenir leur rôle dans la classe ouvrière, étant acquise, nous passâmes d’un rythme bimestriel de notre revue à une fréquence mensuelle. Cette adaptation annonçait une mutation plus importante encore, la transformation de la revue en journal. Un journal en effet suppose une plus profonde implication politique par rapport à la marche de la lutte des classes. Cette mutation intervint en février 1976, elle sanctionnait chez nous une prise de conscience des tâches révolutionnaires à notre époque ». (1) Ces progrès allaient s’accompagner d’une mise à l’épreuve durant les trois vagues de luttes internationales au cours des années 1980. Notre journal était alors notre principal outil d’intervention, indispensable pour développer toute une analyse et propagande révolutionnaire au sein même des lieux de combats ouvriers, accompagnant à l’occasion toute agitation militante : dans les manifestations, les AG, les comités de lutte et les cercles de discussions qui avaient émergé de cette dynamique ouverte après 1968. Partout où cela était possible et selon ses forces, le CCI se donnait les moyens d’être présent avec le journal RI pour diffuser et combattre.
À l’aube des années 1990, suite au piétinement des luttes et à l’effondrement du bloc de l’Est, un nouveau défi se présentait à notre organisation : résister dans la durée au recul de la conscience et de la lutte dans la classe et à l’immense battage médiatique, celui d’une prétendue « mort du communisme ». Face à ce rouleau compresseur idéologique, contre vents et marées, notre journal a défendu le combat ouvrier, la perspective révolutionnaire en poursuivant le combat à contre-courant. Ce combat pour le communisme permettait à d’infimes minorités de la classe de résister face à un véritable bourrage de crâne planétaire, au plus grand mensonge de l’histoire consistant également à tirer un trait d’égalité entre stalinisme et communisme. C’est au cours de ces années difficiles que notre journal a su résister et que notre site web est passé au premier plan de notre travail de publication. Par la suite, RI est ainsi passé à un rythme bimestriel (fin 2012) puis trimestriel (printemps 2022), mais cela ne nous a pas empêché de continuer à intervenir dans les luttes avec le journal et nos tracts comme outils d’intervention.
Aujourd’hui, alors que le prolétariat reprend le chemin du combat au niveau international après plusieurs décennies d’atonie, dans un contexte de plus en plus imprévisible, dangereux et menaçant, notre journal papier reste plus que jamais une boussole essentielle, un outil d’intervention irremplaçable, comme il l’a été, par exemple, lors des grandes manifestations en France contre la réforme des retraites en 2023 où nous l’avons diffusé systématiquement.
Ce journal matérialise et incarne bel et bien le caractère vivant de notre organisation, preuve en elle-même de ce qui la distingue nettement de tous les bavards et autres blogueurs. Mais bien au-delà des luttes immédiates, RI reste un véritable outil de réflexion pour les éléments en recherche des positions de classe et de clarté politique révolutionnaire, de même que pour l’ensemble du milieu politique prolétarien.
Naturellement, notre journal ne serait pas totalement ce qu’il est sans nos lecteurs. Nous tenons au passage à les saluer chaleureusement et à les encourager tant pour leur soutien politique et financier que pour le sens critique dont ils ont su faire preuve à différentes occasions. Même si dans nos articles nous pouvons parfois commettre des erreurs, notre état d’esprit est de compter sur leurs critiques fraternelles comme de celles de tous les groupes politiques ouvriers sérieux. Certains de nos sympathisants ou contacts n’ont d’ailleurs pas hésité à s’adresser à nous par courrier pour émettre des critiques ou pour contribuer par des analyses. À chaque fois que possible, nous avons répondu, en alimentant quand nous le jugions opportun notre rubrique « courrier des lecteurs » ou par des polémiques avec les autres organisations révolutionnaires. Certains sympathisants ont également participé à la rédaction et traduction d’articles. Nous les remercions et les encourageons à poursuivre.
Aujourd’hui, RI lutte avec détermination, en complémentarité avec nos autres publications et notre site web. Notre journal poursuit son œuvre, participe à tout l’effort que nous souhaitons développer pour alimenter un véritable débat international. À l’instar des mots de Lénine, il reste « une arme de combat » que nous devons soutenir et défendre.
CCI, 10 janvier 2024
1 Voir Révolution internationale n° 100 (août 1982).
Avec un discours d’ultra-droite, Milei est devenu président de l’Argentine, alors qu’il était inconnu il y a deux ans, tout comme son parti politique. C’est un exemple de plus de la montée du populisme comme résultat de la décomposition accélérée du capitalisme, caractérisée par la perte croissante de contrôle du jeu politique de la bourgeoisie, principalement dans les pays les plus développés, comme l’illustrent des exemples récents en Europe tels que le populisme agraire autour de Caroline van der Plas aux Pays-Bas, ou Kristian Thulesen Dahl, au Danemark, leader du Parti populaire danois, qui est rejeté par l’Union européenne. Ce phénomène, qui touche et se diffuse à partir des pays centraux, touche également les pays périphériques depuis des années. Pour la classe ouvrière, le populisme apparaît comme une mystification et un obstacle supplémentaire à sa prise de conscience.
« Il n’y a pas d’alternative », « ils ne nous ont pas laissé le choix » sont les phrases utilisées par Milei dans son discours de prise de fonction, avec lesquelles il a annoncé la série d’attaques qu’il a préparée contre les exploités. L’avancée de la crise économique et la longue chaîne de gouvernements de droite et de gauche qui, tout en prétendant assainir l’économie argentine, l’ont encore aggravée, ont fait que les partis traditionnels de la bourgeoisie ont fini par perdre beaucoup de leur prestige. Ni les péronistes, qu’ils se présentent de gauche comme de droite, ni les radicaux, ni la stratégie de fusion dans des alliances électorales, n’ont été en mesure de redonner confiance envers les partis politiques d’État traditionnels et institutionnalisés. Cette situation a permis l’émergence d’un leader messianique comme Milei, issu de la droite populiste, qui, bien que chaperonné par certains secteurs de la bourgeoisie, n’était pas dans la situation de pouvoir compter sur un soutien de l’ensemble de la bourgeoisie ou prétendre exercer un contrôle total sur l’État.
Au début de sa campagne électorale, certains secteurs de la bourgeoisie l’ont effectivement poussé en avant, cherchant à tirer profit de sa personnalité déséquilibrée, de ses emportements et de ses mesures économiques basées sur la sanctification du marché et la défense fanatique de la propriété privée. Mais de larges fractions de la classe dirigeante elle-même se sont inquiétées et ont tenté de freiner son ascension. La tendance dominante dans la phase actuelle de décomposition s’est vérifiée : la perte de contrôle de la bourgeoisie sur sa propre stratégie politique, permettant à un personnage comme Milei de se « faufiler » à la tête du gouvernement, avec une équipe « immature et sans expérience ni envergure, sans moyens réels, facilement manipulable », de sorte que, surtout après le premier tour, ils ont essayé de « l’adoucir » en l’accompagnant et l’encadrant avec des membres expérimentés de « l’élite » politique traditionnelle qu’il prétendait rejeter…
C’est ainsi qu’arrive en Argentine un gouvernement populiste qui se révèle être un problème pour la bourgeoisie, mais qu’elle utilise néanmoins pour attaquer les travailleurs. Car la fameuse tronçonneuse de Milei a pour principale victime la classe ouvrière.
Surfant sur la vague populiste, Milei a mis en difficulté le jeu électoral qui s’était formé entre deux coalitions, l’aile centre-gauche des péronistes animée par le couple Kirchner et la fraction péroniste de centre-droit menée par Mauricio Macri. Cette concurrence entre deux factions bourgeoises, qui remonte à 2015, a tenté de redonner de l’air frais au bipartisme rassis qui gravitait autour du péronisme et de l’anti-péronisme. Mais l’usure des partis traditionnels et de leurs coalitions était bien avancée, car au moment où ce schéma se renouvelait, la bourgeoisie a réussi à remplacer un cycle péroniste de centre-gauche de douze ans par un gouvernement de centre-droit, avec Macri à sa tête, qui, face à son échec dans le domaine économique, a été à nouveau remplacé par la coalition péroniste de centre-gauche.
C’est ce qui a conduit des secteurs de la bourgeoisie à promouvoir Milei, qui s’est dressé avec véhémence contre ce cadre politique déjà usé et discrédité et qu’il a décrit comme une « caste politique » qui, de plus, est impliquée depuis des années dans des scandales de corruption, les mêmes dans les gouvernements du couple Kirchner et de Macri. C’est pourquoi, afin de limiter l’incertitude politique qui en découle, ils ont imposé des personnages issus des rangs de la « caste de privilégiés » que Milei dit mépriser, en le forçant à leur octroyer les postes-clés essentiels parmi les portefeuilles gouvernementaux : Patricia Bullrich au ministère de l’Intérieur et Luis Caputo au ministère de l’Économie.
Un autre aspect qui a renforcé les différences au sein de la bourgeoisie argentine et contribué à fracturer le jeu des partis traditionnels a été l’aggravation de la crise économique. Les mesures appliquées par les gouvernements kirchneristes ou par le gouvernement de droite de Macri, dans leur tentative d’assainir l’environnement du capital, avaient fortement accéléré la progression de l’inflation. Les dépenses publiques et le crédit, qui ont été les instruments favoris avec lesquels ils pensaient oxygéner l’économie, ont fini par être un fardeau et bien que la bourgeoisie et son État aient déjà transféré l’essentiel des répercussions de l’accélération de la crise sur le dos des travailleurs, cela n’a pas empêché le mécontentement de se manifester au sein de la bourgeoisie elle-même.
Mais la bourgeoisie n’est pas la seule à s’indigner de ces projets, des fractions du prolétariat aussi ont pu se laisser piéger par les discours radicaux d’un populisme de droite qui, en critiquant le bilan des gouvernements précédents, ont fait miroiter les illusions sur des améliorations miraculeuses et, surtout, en utilisant le désespoir et le nihilisme qui ont pu se répandre dans la population, semant ainsi de faux espoirs parmi les exploités.
L’aggravation du processus d’appauvrissement de la population argentine, qui voit ses salaires se dégrader chaque jour en raison de l’inflation, a conduit au désespoir une grande masse d’exploités (surtout les jeunes), qui, ayant perdu leur identité de classe, ont fini par se laisser piéger par les promesses de Milei.
Mais quelques semaines à peine se sont écoulées depuis l’arrivée au pouvoir de Milei et les coups économiques comme les menaces lancées envers eux montrent déjà clairement aux travailleurs que la bourgeoisie, quel que soit le parti à la tête du gouvernement, et quel que soit le caractère outrancier de son discours, n’a aucune solution à proposer face à la crise capitaliste. La seule chose qu’elle peut leur offrir, c’est plus d’exploitation, plus de misère et plus de répression.
Une plus grande intervention de l’État dans l’économie ou la libéralisation du marché sont de vieux arguments utilisés par la bourgeoisie dans son discours lorsqu’elle définit l’orientation de ses politiques économiques, mais il s’agit d’une pure mystification car que ce soit avec une part plus importante de propriété étatique ou à travers la privatisation des capitaux, la bourgeoisie recherche toujours les conditions qui lui permettent de poursuivre de la manière la plus rentable possible son exploitation. Pour un travailleur, il est indifférent que son exploitation soit gérée par le capital privé ou par l’État.
Engels expliquait déjà que « les forces productives ne perdent pas leur statut de capital, qu’elles deviennent la propriété de sociétés anonymes et de trusts ou qu’elles soient la propriété de l’État. En ce qui concerne les sociétés par actions et les trusts, c’est tout à fait clair. L’État moderne, quant à lui, n’est lui aussi qu’une organisation créée par la société bourgeoise […]. L’État moderne, quelle que soit sa forme, est essentiellement une machine capitaliste, c’est l’État des capitalistes, le capitaliste collectif idéal ». (1) Le danger que représente Milei ne réside donc pas, comme le répète la gauche du capital, dans la menace de privatisation ou la perte de « souveraineté nationale » par l’adoption du dollar comme monnaie nationale. La tronçonneuse de Milei avance en écrasant les travailleurs en lançant contre eux des mesures qui lui permettront d’atteindre son véritable objectif : défendre les profits et les intérêts du capital national, en lançant les attaques les plus brutales contre les conditions de vie des travailleurs.
Pour réduire le déficit et éliminer la banque centrale, dollariser la monnaie et laisser fonctionner à plein régime la libre concurrence sur le marché, il a besoin d’une profonde austérité, qui va paralyser immédiatement la production, ce qui, avec la hausse des prix et des tarifs, va fortement accélérer l’inflation. Cela va frapper aussi directement les salaires en éliminant les primes de Noël et en baissant les pensions. Tout cela, au nom de la défense de l’économie nationale.
Le populisme, comme phénomène général de la société, « comporte un élément commun à la plupart des pays avancés : la perte de confiance profonde dans les “élites” […] en raison de leur incapacité à rétablir la santé de l’économie et à endiguer la montée continue du chômage ou de la pauvreté. Cette révolte contre les dirigeants politiques […] ne peut en aucun cas déboucher sur une perspective alternative au capitalisme ». (2)
En ce sens, elle affecte directement la classe ouvrière, car les campagnes populistes de haine et de ressentiment contre « l’establishment » cherchent un bouc émissaire pour tenter d’expliquer ce qui « ne marche pas », masquant le fait que c’est le système capitaliste dans son ensemble qui est responsable et non telle ou telle personnalité ou parti politique. Pour les travailleurs, il n’y a rien à célébrer dans cette effervescence démocratique de la bourgeoisie, qui s’apprête à commémorer le 40e anniversaire des élections démocratiques dans le pays après la fin de la dictature militaire (1983), avec un « outsider » au gouvernement depuis le 10 décembre 2023, grâce au « vote de sanction » massif dont les partis traditionnels ont fait l’objet, principalement de la part de la jeunesse. L’alternance des partis au pouvoir dans la démocratie électorale est certes un piège pour les travailleurs destiné à leur faire croire que leur vote décide des changements de gouvernement et de politiques publiques, mais le « vote sanction » n’est rien d’autre que la « vengeance » qui lui est offerte pour continuer à les lier à l’idéologie de la démocratie bourgeoise.
S’il n’y a pas de différence entre les kirchneristes et les partisans de Macri quand il s’agit de défendre le capital national et de frapper les travailleurs, il y a déjà des signes évidents montrant que Milei s’est emparé du gouvernement précisément pour continuer cette défense. Cela ne peut se faire qu’en s’attaquant aux conditions de travail et de vie de la classe exploitée, qu’il a d’ailleurs stigmatisée en désignant les bénéficiaires des aides sociales de l’État comme étant les complices de la crise, c’est-à-dire des boucs émissaires, qualifiés de paresseux, de profiteurs et de voleurs.
En somme, si les phénomènes de décomposition comme le populisme affectent son jeu politique, la bourgeoisie a encore les moyens d’en retourner les effets contre la classe ouvrière, par exemple en renforçant le mythe de la démocratie, de l’alternance politique, de la valeur du vote, etc.
Toute la campagne électorale de Milei était basée sur la candidature d’un « libertaire », critique des élites politiques traditionnelles, qui a réussi à effrayer la « caste », et donc porteur d’une alternative. Mais dès son entrée en fonction, il a commencé à attaquer frontalement les travailleurs, rappelant les « plans de choc » des régimes dictatoriaux largement utilisés en Amérique latine dans les années 1980.
Le vieille recette bourgeoise d’alternance de la carotte et du bâton comprend également des mesures qui prétendent être destinées à « l’amélioration des prestations sociales ». Ainsi, il est annoncé une augmentation de 50 % des montants accordés par des programmes tels que le « revenu universel par enfant » et la « carte d’alimentation » qui sont en fait des miettes qu’il saupoudre, pour essayer d’apparaître « bienveillant », et qu'il utilise en réalité comme un instrument de contrôle, car il menace de les retirer à tous ceux qui manifestent dans les rues.
Cette mesure, présentée comme un « protocole anti-piquets de grève » est un complément au plan de répression sauvage des manifestations, présenté par la ministre de l’intérieur Patricia Bullrich, qui prévoit que les personnes participant aux grèves et manifestations devront payer les frais de l’opération policière ! Mais en plus, des amendes seront appliquées aux parents qui accompagnent leurs enfants mineurs aux manifestations. Quelle arrogance et quel mépris de la bourgeoisie pour la classe exploitée et opprimée !
Pour notre part, nous sommes persuadés que les travailleurs argentins ont une tradition historique de lutte et qu’ils seront poussés à se battre. Un aperçu de la réponse dont les travailleurs sont capables s’est déjà manifesté dans la nuit du 20 décembre. Après avoir terminé la présentation télévisée du « décret de nécessité et d’urgence », qui, entre autres aspects, énonçait « la déréglementation de l’économie » et l’interdiction des grèves, dans de nombreux endroits dans Buenos Aires comme en province, des masses d’exploités se sont rassemblées spontanément dans les rues en frappant sur des casseroles et des cuivres, et des centaines d’entre eux ont défilé jusqu’au parlement afin de protester.
Ces réactions, même si elles sont encore bien faibles, sont importantes car elles révèlent le mécontentement et l’effort qui existe chez les travailleurs pour briser les chaînes de leurs illusions dans les promesses du gouvernement. Elles montrent aussi qu’ils ne sont pas prêts à se sacrifier et à accepter docilement leur misère.
Le prolétariat en Argentine doit tirer profit de l’expérience des récentes mobilisations de ses frères de classe en Europe et aux États-Unis : ces mobilisations massives montrent que la classe ouvrière « en luttant contre les effets de la crise économique, contre les attaques orchestrées par les États, contre les sacrifices imposés par le développement de l’économie de guerre, le prolétariat se dresse, non comme citoyens réclamant des “droits” et la “justice”, mais comme exploités contre ses exploiteurs et, à terme, en tant que classe contre le système lui-même. C’est pourquoi, la dynamique internationale de la lutte de la classe ouvrière porte en elle le germe d’une remise en cause fondamentale de tout le capitalisme ». (3)
JRT, 7 janvier 2024
1 Du socialisme utopique au socialisme scientifique (1880).
2 « Rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie », Revue internatonale n° 164 (2020).
3 « Rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie », Revue internatonale n° 164 (2020).
Face au danger croissant que représente l’opportunisme au sein du camp prolétarien, le CCI est intervenu à de nombreuses reprises dans sa presse (1) et a organisé plusieurs discussions avec ses contacts et sympathisants proches. Si ce combat peut sembler, à première vue, anecdotique ou secondaire, l’histoire du mouvement ouvrier, depuis les combats déterminés de Marx et Engels (déjà qualifiés de « querelles de clochers » à l’époque), a amplement démontré qu’il n’en est rien. Il suffit, d’ailleurs, pour s’en convaincre de voir comment la Tendance communiste internationaliste (TCI), une organisation de la Gauche communiste, peut se vautrer dans la recherche illusoire d’une influence à tout prix dans la classe ouvrière : la TCI préfère renoncer à la défense des principes politiques fondamentaux du mouvement ouvrier (en particulier, la défense sérieuse de l’internationalisme) et mettre en péril la perspective révolutionnaire, pour espérer se gagner une poignée de militants.
Le CCI n’a pas non plus hésité à défendre becs et ongles le camp révolutionnaire face à la complaisance et la porosité d’organisations de la Gauche communiste vis-à-vis des petites officines de mouchards (comme le GIGC) ou des groupuscules et individus parasitaires. Le parasitisme, tout comme la complaisance des révolutionnaires à son égard, ont toujours été un fléau dans l’histoire du mouvement ouvrier, comme en témoignaient déjà le combat de la Première Internationale face aux manœuvres de Bakounine. La raison d’être de la mouvance parasitaire, pleine de demi-savants à l’égo surdimensionné, est d’entraver le combat et la clarification entre les véritables organisations révolutionnaires.
C’est pourquoi nous saluons fortement le courrier ci-contre rédigé par un de nos contacts en soutien à ce combat.
CCI, 29 novembre 2023
Chers camarades,
Dans la continuité de mes critiques et de mon rejet, à travers mes précédentes déclarations, des différentes formes de parasitisme qui minent le camp politique prolétarien depuis des années, j’exprime également aujourd’hui ma plus large condamnation du parasitisme et ma pleine solidarité avec le CCI.
Mais, parallèlement à cette déclaration, je veux lancer un avertissement aux organisations qui font encore partie du camp politique prolétarien : attention à l’opportunisme, autre fléau irrépressible du mouvement ouvrier et en particulier de ses avant-gardes. Car il ouvre insidieusement la porte non seulement à certains renoncements aux principes prolétariens qui caractérisent ce même camp (jusqu’à le conduire à la trahison, voir par exemple le cas de la social-démocratie allemande à la veille de la Première Guerre mondiale), mais aussi à l’aventurisme, et pire encore, comme le dit justement le rapport du CCI, au dédouanement du parasitisme en lui donnant une reconnaissance communiste de gauche. Cela peut conduire à une véritable contagion pernicieuse du camp politique prolétarien, mettant en péril sa survie, sans laquelle il n’y aura pas de parti demain, organe indispensable pour mener la révolution prolétarienne à la victoire.
Et à cet égard, je veux dénoncer les parasites et les espions du GIGC qui, en tant que menteurs éhontés, en plus d’autres accusations infondées dûment démenties par le CCI – documents en main – à travers sa presse et dans des réunions publiques, se permettent d’attaquer ce dernier en lui attribuant des faiblesses conseillistes inexistantes, précisément sur la conception du parti, faisant ainsi un clin d’œil aux autres formations du camp politique prolétarien. Or, il peut y avoir et il y a des différences sur la conception du parti entre, par exemple, le CCI et la TCI ou les groupes bordiguistes, et celles-ci peuvent et doivent être discutés fraternellement et publiquement avec les différents groupes, précisément dans la continuité de la tradition que la gauche communiste nous a léguée. Au lieu de cela, nous trouvons les camarades de la TCI en train de collaborer, voire même d’accepter dans leurs rangs des éléments indignes et dangereux comme ceux du GIGC. C’est donner un mauvais exemple au milieu, en particulier concernant l’importance et la nécessité de son existence pour des éléments qui évoluent vers des positions de classe (voir la réunion du comité du NWBCW à Paris). Malheureusement, je crains que l’opportunisme de la TCI ne l’entraîne dans une dérive dangereuse, qui menace à la fois sa survie en tant que groupe appartenant au camp politique prolétarien et celle de ce même camp dans son ensemble.
Je suis donc tout à fait d’accord avec votre présentation et lutte sans relâche contre l’opportunisme, l’aventurisme et le parasitisme.
Osvaldo, 15 novembre 2023
1 Lire à ce sujet : « Réunions publiques de la TCI : une véritable faillite politique ! » et « Congrès de la Haye : comment la TCI nie les leçons du marxisme sur la lutte contre le parasitisme politique ». Ces deux articles sont disponibles sur le site web du CCI.
L’attentat sanglant du City Hall à Moscou, le 22 mars, le cynisme froid de Poutine en Ukraine, le jusqu’au-boutisme criminel du gouvernement Netanyahou massacrant en masse et affamant les civils… tout cela confirme que le système capitaliste est en faillite, que la société bourgeoise est bel et bien aspirée dans un tourbillon de destructions et de chaos généralisé. Et ce processus ne peut que s’accélérer, à l’image du délitement effrayant du Moyen-Orient où le risque d’une confrontation catastrophique directe entre deux puissances régionales, Israël et l’Iran, est immense.
Le CCI a de nombreuses fois souligné la dynamique historique de chaos qui règne sur la société capitaliste depuis la disparition des blocs et l’affaiblissement inéluctable du leadership américain sur la planète. Désormais, la discipline entre « alliés » tend à disparaître, les sordides intérêts impérialistes, des grandes comme des petites puissances, se déchaînent. Même un allié des États-Unis comme Israël, qui dépend entièrement de la protection américaine, se permet de n’en faire qu’à sa tête, de multiplier les provocations, comme l’attaque de la représentation iranienne à Damas, et de déchaîner un chaos dans la région que Washington tente tant bien que mal de freiner. Quant à l’Iran, il jette de l’huile sur le feu depuis le début de la guerre à Gaza (par Hamas, Hezbollah et Houthis interposés) et vient de franchir un nouveau pas dans l’affrontement en lançant une attaque aérienne massive directement contre Israël. Malgré les tentatives désespérées des États-Unis de circonscrire l’incendie, l’évolution de la situation au Moyen-Orient confirme le déclin continu de sa puissance sur le monde et risque d’entraîner la région vers un embrasement généralisé.
La bourgeoisie ne peut rien face à la dynamique mortifère de son système. La crise économique chronique, les désastres écologiques et les guerres expriment le visage hideux de la décomposition du capitalisme, le pourrissement sur pied de la société issue d’un mode de production obsolète, façonné par l’exploitation de la force de travail, la concurrence de tous contre tous et la guerre, et qui n’a plus rien à offrir que terreur, souffrances et mort. De plus en plus de régions du monde deviennent invivables pour les populations, comme Haïti en proie au chaos, livré aux bandes criminelles, ou comme pour bon nombre d’États en Afrique et en Amérique Latine, exposés à la corruption généralisée, aux seigneurs de guerre, aux mafias et autres narcotrafiquants.
L’épicentre de cette spirale infernale se situe au cœur même du capitalisme, en premier lieu au niveau de la première puissance mondiale, les États-Unis. Après avoir amplifié le chaos ces dernières décennies en tentant d’imposer leur rôle de gendarme du monde (en Irak et en Afghanistan, particulièrement), les États-Unis cherchent par tous les moyens à contrer leur déclin irréversible et n’hésitent pas à piétiner sans ménagement leurs anciens « alliés » devenu rivaux.
La mise en place de cette politique exacerbe aussi les tensions au sein de la bourgeoisie américaine elle-même, comme en témoigne les affrontements qui marquent dès à présent la campagne électorale pour les présidentielles de novembre prochain. Ces tensions attisent la déstabilisation de l’appareil politique américain, de plus en plus fragmenté et polarisé, non seulement par les clivages entre Républicains et Démocrates, mais aussi et surtout par les déchirements croissants au sein de chacun des deux camps rivaux. Le populiste Trump s’impose pour le moment comme le favori malgré toutes les tentatives de le mettre hors d’état de nuire par les fractions les plus responsables de la bourgeoisie américaine. De fait, la lame de fond du populisme reste profondément ancrée dans la vie politique américaine comme elle se manifeste nettement aussi dans plusieurs pays européens.
Une telle situation plonge la bourgeoisie américaine mais aussi les chancelleries du monde entier dans l’incertitude, en ne pouvant déterminer à l’avance quel sera le positionnement de Washington sur les dossiers brûlants affectant la géopolitique mondiale. Ces affrontements entre fractions au sein de la bourgeoisie américaine (des déclarations incendiaires de Trump aux blocages politiques au Congrès concernant le soutien militaire à l’Ukraine) constituent un accélérateur majeur de déstabilisation impérialiste.
La pagaille intérieure fragilise la crédibilité et l’autorité même des États-Unis, qui sont par ailleurs de plus en plus mises à mal par une situation internationale chaotique. Cette instabilité enhardit plus encore les grands rivaux de même que les puissances d’ordre secondaire : elle conforte dans leur logique mortifère tant Poutine que Zelensky, elle stimule l’ivresse guerrière de Netanyahou, de l’Iran et des groupes terroristes affidés.
Et si la Chine évite de répondre immédiatement aux provocations et aux pressions de Washington, elle accentue la pression sur Taïwan et les Philippines et envisage plus ouvertement la possibilité à plus long terme de pouvoir renforcer son statut de challenger de l’Oncle Sam.
L’agressivité croissante des requins impérialistes, petits ou grands, qui tentent d’exploiter les affrontements entre cliques bourgeoises aux États-Unis, ne signifie nullement que ceux-ci seraient épargnés par les tensions internes : Poutine est coincé entre la boucherie dans le Donbass et la « guerre contre le terrorisme » de l’État islamique, dont les commandos s’infiltrent à partir des anciennes républiques « soviétiques » d’Asie centrale, une menace que le clan au pouvoir et ses services secrets n’ont pas su neutraliser malgré les avertissements de divers services secrets étrangers. En Chine, Xi est confronté à la stagnation de l’économie, à la déstabilisation des « routes de la soie » à cause du chaos ambiant et aux tensions internes au sein de l’appareil du PCC. Quant à la fuite en avant d’Israël, elle est le produit d’affrontements féroces entre les cliques nationalistes extrémistes au pouvoir et d’autres factions de la bourgeoisie, de même que de la lutte pour la survie politique d’un Netanyahou, poursuivi par la justice.
L’instabilité actuelle de la politique américaine inquiète également les chancelleries européennes et tend à accentuer les clivages au sein même de l’UE vis-à-vis de la politique à adopter face aux pressions de l’OTAN et face aux États-Unis. Ainsi, les querelles au sein du « couple franco-allemand », déjà contraint au « mariage forcé », s’intensifient fortement.
Face à l’enfoncement de la société dans la barbarie, le prolétariat n’a rien à attendre des futures élections présidentielles en Amérique, comme d’ailleurs de toutes les autres à venir. Quel que soit le résultat des élections de novembre prochain aux États-Unis, elles n’inverseront aucunement la tendance au chaos, à la guerre et à la fragmentation du monde et la classe ouvrière subira plus que jamais les conséquences de l’exploitation capitaliste.
L’échéance électorale n’a d’importance que pour diffuser l’illusion parmi la classe ouvrière que celle-ci peut par un « juste choix » influer sur le cours des choses, alors que le cirque électoral n’exprime que le déchirement des cliques bourgeoises qui s’affrontent de plus en plus brutalement pour le pouvoir. Contrairement aux mensonges véhiculés par les démocrates, et notamment par les groupes gauchistes, opposant un camp « progressiste » ou du « moindre mal » de Biden au « mal absolu » de Trump, le prolétariat devra contrer le discours « démocratique », refuser le piège des urnes et mener son combat de classe autonome.
Quant aux fractions bourgeoises, elles s’affrontent uniquement sur la stratégie la plus efficace et la moins coûteuse pour pérenniser la suprématie américaine qu’elles s’accordent à vouloir maintenir par tous les moyens, quelles que soient les conséquences pour l’humanité et la planète. Attaquer militairement l’Iran ou l’affaiblir par un blocus économique ? Accentuer la pression sur la Russie au risque de la faire imploser ou « geler » la guerre de position ? Formuler un véritable chantage à la sécurité envers les « alliés » européens ?… Quelles que soient les réponses, elles s’inscriront toujours dans la logique de guerre et son financement exigera toujours de nouveaux « sacrifices » aux travailleurs. Bref, quelle que soit la faction qui remportera les élections, le résultat sera une déstabilisation accrue, de nouveaux massacres, une politique de la « terre brûlée ».
Face à cette barbarie innommable, face aux promesses de chaos généralisé, le prolétariat représente la seule alternative possible pour sauver l’espèce humaine d’une destruction programmée par la logique meurtrière d’un système capitaliste complètement obsolète. La classe ouvrière a repris le chemin de son combat et son potentiel révolutionnaire reste intact pour affirmer, à terme, sa perspective et son projet communiste.
C’est pour ce combat que nous devons nous battre comme classe, en refusant dès maintenant toute logique planifiée de guerre et de « sacrifice ». Les discours bourgeois présentant la guerre comme une « nécessité », au nom de la préservation de la paix, sont d’ignobles mensonges ! Le véritable responsable, c’est le système capitaliste !
EKA, 18 avril 2024
L’État fait pleuvoir les coupes budgétaires et les attaques contre les travailleurs, les chômeurs, les minima sociaux, les retraités… Les licenciements massifs se multiplient. Dans le public comme dans le privé, les moyens manquent partout. Les services publics sont totalement défaillants. Les pénuries de médicaments, voire de denrées alimentaires, sont devenues monnaie courante. Des millions de familles, même parmi celles qui ont encore la « chance » d’occuper des emplois stables, n’arrivent plus à boucler les fins de mois. Les prix de la nourriture, du chauffage, des logements et du carburant s’envolent. Les factures de gaz et d’électricité explosent. À la moindre distribution alimentaire, les queues s’allongent dramatiquement. Les plus pauvres en sont même réduits à sauter des repas… Quelle image plus terrifiante et plus explicite que celle de gosses crevant de froid dans les rues des grandes capitales européennes, au cœur des plus puissantes économies de la planète ? En quatre ans, les événements dramatiques se sont succédé à un rythme effréné : Covid, guerre en Ukraine, massacre en Israël et à Gaza, catastrophes climatiques… Ce tourbillon de catastrophes n’a fait qu’aggraver la crise et alimenter davantage le chaos mondial. (1) L’avenir que nous réserve le capitalisme est on ne peut plus clair : le développement de la crise économique accélère considérablement les menaces qui pèsent sur l’humanité et qui pourraient aboutir à la destruction de l’humanité. Mais la crise est aussi le creuset du combat de la classe ouvrière !
Face à de tels enjeux et à l’inexorable et terrifiant enlisement de la société bourgeoise, la classe ouvrière ne s’est pas résignée à accepter la misère. Depuis deux ans bientôt, malgré les guerres et le matraquage va-t-en-guerre, la classe ouvrière lutte partout et massivement. Dans de nombreux pays, les luttes sont souvent qualifiées d’« historiques » par le nombre de grévistes et de manifestants mais aussi par la détermination des ouvriers à se battre pour leur dignité et leurs conditions d’existence. C’est une véritable rupture après des décennies de résignation. (2)
Dès l’été 2022, le prolétariat en Grande-Bretagne s’est dressé contre la crise. Mois après mois, les travailleurs ont fait grève et manifesté dans les rues, réclamant de meilleurs salaires et des conditions de travail plus dignes. Du jamais vu depuis plus de trois décennies ! Début 2023, alors que les grèves se multipliaient un peu partout dans le monde, le prolétariat en France s’est à son tour mobilisé massivement contre la réforme des retraites. Des millions de personnes enthousiastes ont manifesté dans la rue avec la ferme volonté de se battre tous ensemble, tous secteurs et toutes générations confondus. Puis, à la rentrée, les ouvriers aux États-Unis ont engagé l’une des plus massives grèves de l’histoire de ce pays, notamment dans le secteur automobile, suivi par un mouvement du secteur public également décrit comme historique au Québec.
Récemment encore, dans un pays présenté comme un « modèle social », les ouvriers des usines Tesla en Suède se sont mis en grève, suivis par des manifestations de solidarité des postiers qui ont bloqué tout le courrier à destination des ateliers de l’entreprise du bouffon milliardaire, Elon Musk. Les dockers ont à leur tour bloqué quatre ports et les électriciens ont refusé d’effectuer les travaux de maintenance sur les bornes de recharge des véhicules électriques.
En Irlande du Nord, au mois de janvier, la plus grande grève ouvrière de l’histoire de cette région a également rassemblé des centaines de milliers de travailleurs, notamment du secteur public. Ils réclamaient le paiement de leur salaire.
Encore aujourd’hui, alors que la guerre fait toujours rage en Ukraine et à Gaza, les grèves et les manifestations ouvrières se multiplient dans le monde entier, particulièrement en Europe.
En Allemagne, première économie européenne, les cheminots ont lancé, fin janvier, une grève massive « record » d’une semaine. C’est la dernière d’une longue série de grèves contre l’augmentation des heures de travail et pour la revalorisation des salaires. Dans les mois à venir, le réseau ferroviaire pourrait être touché par des grèves illimitées. Dans le pays du « dialogue social », les grèves se multiplient depuis des mois dans de nombreux secteurs : grèves dans la sidérurgie, la fonction publique, les transports, la santé, le ramassage des ordures… Le 30 janvier, un rassemblement national de 5 000 médecins s’est déroulé à Hanovre. Le 1er février, onze aéroports du pays étaient touchés par une grève du personnel de sécurité, tandis que 90 000 conducteurs de bus, de tramways et de métros cessaient le travail. 10 000 ouvriers de la grande distribution étaient également en grève mi-février. Le personnel au sol de la Lufthansa était appelé à la grève le 20 février…
Ce mouvement de grève, par son ampleur, sa massivité et sa durée, est lui aussi inédit dans un pays réputé pour les énormes entraves administratives dressées devant chaque mouvement social et le corset de fer syndical qui a longtemps permis à la bourgeoisie d’accumuler plans de rigueur et « réformes » sans que la classe ouvrière ne réagisse réellement. Malgré les difficultés à sortir du carcan corporatiste et à se mobiliser « tous ensemble », les luttes en Allemagne sont d’une immense importance et d’une forte portée symbolique. Elles s’expriment en effet au cœur d’un grand poumon industriel, dans le pays qui a été l’épicentre de la vague révolutionnaire des années 1917-23 et d’une longue période de contre-révolution. Le mouvement actuel s’inscrit clairement dans le cadre de la reprise internationale de la lutte de classe.
Mais la combativité ouvrière ne se limite pas à l’Allemagne. En Finlande, dans un pays peu coutumier des mobilisations, une « grève historique » s’est déroulée pendant 48 heures début février. Encore récemment, les dockers ont paralysé durant quatre jours l’activité portuaire dans ce pays entre le 18 et le 21 février. Elle a rassemblé jusqu’à 300 000 grévistes contre la réforme du droit du travail. En Turquie, des dizaines de milliers d’ouvriers métallurgistes se sont mobilisés pendant des mois pour réclamer des augmentations de salaires alors que les prix explosent. En Belgique, c’est le secteur « non-marchand » qui part en grève et manifeste à Bruxelles le 31 janvier. En Espagne, au Royaume-Uni, en France, en Grèce… les grèves se multiplient dans de nombreux secteurs. La bourgeoisie entretient un black-out médiatique assourdissant autour de ces luttes, car elle est bien consciente du mécontentement croissant des travailleurs et du danger que représente de telles mobilisations.
Mais la rupture à laquelle nous assistons n’est pas uniquement liée à la massivité et à la simultanéité des mobilisations.
Le prolétariat recommence, en effet, de façon encore approximative et balbutiante, à se reconnaître comme une force sociale, à retrouver son identité. Malgré toutes les illusions et les confusions, on a pu voir s’exprimer partout, sur les pancartes et dans les discussions, le fait que « nous sommes des ouvriers ! », « nous sommes tous dans le même bateau ! ».… Il ne s’agit nullement de mots creux ! Car derrière ces paroles, la solidarité est bien réelle : solidarité entre les générations, d’abord, comme on a pu le voir très clairement en France alors que des retraités descendaient massivement dans la rue pour soutenir « les jeunes » ; entre les secteurs, ensuite, comme aux États-Unis avec les concerts de klaxons devant les usines en grève ou en Scandinavie pour la défense des ouvriers de Tesla.
Des expressions embryonnaires de solidarité internationale ont même surgi. Le Mobilier national en France s’est ainsi mis en grève par solidarité avec les travailleurs de la culture en lutte en Grande-Bretagne. Des raffineries en Belgique ont débrayé pour soutenir la mobilisation en France, pendant que de petites manifestations se multipliaient dans le monde pour dénoncer la répression féroce de l’État français. En Italie, alors que de nombreux secteurs se mobilisent depuis plusieurs mois, les conducteurs de bus, de tramways et de métros se sont mis en grève le 24 janvier : dans le sillage du mouvement contre la réforme des retraites en France, les ouvriers ont affirmé vouloir mener des mobilisations « comme en France », témoignant par là des liens que les ouvriers commencent à reconnaître par-delà les frontières et de la volonté de tirer les leçons des mouvements précédents.
Le prolétariat recommence aussi à s’approprier son expérience des luttes. En Grande-Bretagne, le dénommé « été de la colère » renvoyait explicitement aux importantes grèves de « l’hiver du mécontentement » en 1978-1979. Dans les manifestations en France, les références à Mai 68 et à la lutte contre le CPE en 2006 ont fleuri sur les pancartes en même temps qu’un début de réflexion sur ces mouvements. Et tout ceci alors que l’État impose des restrictions et continue de mener tout un battage pour justifier la guerre.
Bien sûr, nous sommes encore loin d’un retour massif et profond de la conscience de classe. Bien sûr, toutes ces expressions de solidarité et de réflexion sont pétries de confusions et d’illusions, facilement dévoyées par toutes les structures d’encadrement de la bourgeoisie que sont les syndicats et les partis de gauche. Mais les révolutionnaires qui regardent tout cela du balcon en se pinçant le nez (3) mesurent-ils l’inflexion qui est en train de se produire par rapport aux décennies précédentes, des décennies de silence, de résignation, de rejet de l’idée même de classe ouvrière et d’oubli de son expérience ?
Si ces luttes démontrent de façon éclatante que la classe ouvrière n’est pas vaincue et qu’elle demeure la seule force sociale en mesure d’affronter la bourgeoisie, son combat est loin d’être terminé. Pèsent encore sur elle des faiblesses et des illusions immenses que les mouvements en cours illustrent cruellement. Jusqu’à présent, les syndicats ont réussi à encadrer l’ensemble des luttes, à les maintenir dans un cadre très corporatiste, comme on peut le voir aujourd’hui en France ou en Allemagne, tout en privilégiant, quand cela a été nécessaire, un semblant d’unité et de radicalité à l’exemple du « Front commun » des syndicats canadiens ou du mouvement en Finlande.
Lors du mouvement contre la réforme des retraites en France, beaucoup d’ouvriers, circonspects face aux sempiternelles journées de mobilisation syndicales, ont commencé à se poser des questions sur comment lutter, comment s’unir, comment faire reculer le gouvernement… mais nulle part la classe n’a pu disputer la direction des luttes aux syndicats à travers des assemblées générales souveraines, comme elle n’a pu rompre avec la logique corporatiste imposée par les syndicats.
La bourgeoisie déploie, par ailleurs, tout son arsenal idéologique pour dévoyer la conscience qui commence à mûrir dans la tête des ouvriers. Alors qu’elle garde le silence sur les grèves massives de la classe ouvrière, elle a bien entendu fait un tintamarre assourdissant autour du mouvement des agriculteurs. En Allemagne, aux Pays-Bas, en France, en Belgique, en Pologne, en Espagne… la bourgeoisie a une nouvelle fois pu compter sur ses partis de gauche pour vanter les mérites de méthodes de lutte aux antipodes de celles du prolétariat et expliquer que « le mouvement ouvrier doit profiter de la brèche ». (4) Alors que le prolétariat commence timidement à retrouver son identité de classe, la bourgeoisie exploite idéologiquement le combat des agriculteurs par une offensive médiatique visant à pourrir le processus de réflexion en cours et à masquer les nombreuses grèves ouvrières.
Elle ne ménage pas non plus ses efforts pour attacher la classe ouvrière au chariot de la démocratie bourgeoise. En Europe comme en Amérique, alors que la pourriture de son système engendre des aberrations politiques à l’image de Trump aux États-Unis, de Milei en Argentine, du Rassemblement national en France, de Alternative für Deutschland, de Fratelli d’Italia et consorts, la bourgeoisie, du moins ses fractions les moins pourries par la décomposition de la société, tout en cherchant à limiter l’influence des partis d’extrême droite, s’empresse d’instrumentaliser leurs succès contre la classe ouvrière. En Allemagne, particulièrement, où plus d’un million de personnes sont descendues dans les rues de différentes villes, à l’appel des partis de gauche et de droite, pour protester contre l’extrême droite. Il s’agit, là encore, d’entretenir les illusions démocratiques et d’empêcher le prolétariat de défendre son combat historique contre l’État bourgeois.
Une chose est sûre, cependant, c’est dans le feu des luttes, en cours et à venir, que la classe ouvrière trouvera peu à peu les armes politiques pour se défendre face aux pièges tendus par la bourgeoisie et trouvera la voie, à terme, vers la révolution communiste.
EG, 20 février 2024
1) « Révolution communiste ou destruction de l’humanité : la responsabilité cruciale des organisations révolutionnaires », Revue internationale n° 170 (2023).
2) « Après la rupture dans la lutte de classe, la nécessité de la politisation des luttes », Revue internationale n° 171 (2023).
3) « Les ambiguïtés de la TCI sur la signification historique de la vague de grèves au Royaume-Uni », Révolution internationale n° 497 (2023).
4) « Colère des agricultures : Un cri de désespoir instrumentalisé contre la conscience ouvrière ! », publié sur le site web du CCI (2024).
Bruno Le Maire nous avertit cyniquement : « le gouvernement n’est pas une pompe à fric ». Il nous rappelle que c’est bel et bien la fin « du quoi qu’il en coûte ». En réalité, les prolétaires n’ont jamais goûté de prétendues « largesses » et ne s’attendent pas aujourd’hui plus qu’hier à des « cadeaux de l’État ». Cela, alors qu’il plonge dans la misère une partie croissante de la population et particulièrement les ouvriers. Le nouveau plan d’attaque contre les chômeurs s’inscrit à la suite des différents plans d’austérité successifs, accentuant le flicage et la misère, notamment depuis la réforme du chômage de 2019 remaniée en pis en 2021. Ces précédentes attaques avaient déjà fortement durci les conditions d’accès à l’ouverture des droits : avoir travaillé 6 mois sur 24 au lieu de 4 sur 28 auparavant. Les résultats ont été rapidement visibles au niveau des statistiques : baisse de 17 % du nombre total d’inscrits, et notamment - 24 % pour les moins de 25 ans, - 25 % à la fin d’un CCD et même - 35 % à la fin d’un contrat d’intérim. Mais pour le gouvernement Attal, comme pour tous les politiciens et patrons bourgeois, les chiffres se substituent aux souffrances et aux vies broyées dont ils se fichent comme d’une guigne. Le traitement de choc ne sera jamais suffisant à leurs yeux pour pressurer les travailleurs. Le gouvernement Attal nous a donc promis lors d’un entretien au 20 h de TF1 le 27 mars « qu’ une vraie réforme globale de l’assurance chômage serait élaborée d’ici l’été pour qu’elle puisse entrer en vigueur à l’automne ». Entendons qu’il s’agit d’attaques plus sévères encore afin de réduire une nouvelle fois comme peau de chagrin l’indemnisation des chômeurs.
Rappelons que, depuis 2018, les règles en matière de droits au chômage ont été changées pour passer à un système géré directement par le ministère du travail. Sans accord des « partenaires sociaux », le texte est exclusivement géré par le gouvernement afin de durcir plus rapidement et drastiquement la situation des chômeurs. C’est habile : les syndicats refusent de signer un projet immonde et passent la main au gouvernement. De fait, l’État nous refait la même duperie que pour la réforme des retraites avec un subtil partage du travail permettant, en partie, de dédouaner les syndicats qui peuvent ainsi mieux assumer leur fonction, occuper le terrain social comme opposants au projet alors qu’ils en sont les promoteurs cachés, encadrant et stérilisant par avance toute forme de contestation sociale sur le sujet. Une démarche et un dispositif qui sont révélateurs de l’ampleur de l’attaque brutale portée contre les chômeurs.
Face à la crise économique, à l’endettement massif et à l’inflation, la hausse du chômage ne pouvait qu’obliger le gouvernement à forcer les prolétaires sans emploi à accepter des conditions de travail totalement indignes. Il est clair que les énormes dépenses militaires engagées pour moderniser l’armement (413,3 milliards d’euros d’ici à 2030) le seront aux dépens de toute la société : que ce soit la santé, l’éducation, les travailleurs et surtout ceux que les bourgeois taxent de « bouches inutiles » : les retraités et naturellement les chômeurs.
Paradoxalement, il existe bien une pénurie de main d’œuvre dans bon nombre de secteurs, en particulier pour les travaux pénibles, dangereux et très mal rémunérés. L’objectif du gouvernement est de poursuivre la politique d’attaques engagées bien avant, depuis l’ère Sarkozy et Hollande, pour littéralement affamer les chômeurs afin de les contraindre à accepter avec servilité n’importe quel poste. Comme nous l’évoquions déjà il y a plus d’une quinzaine d’années, « le chômeur n’a pas de véritable choix : ou il accepte des travaux pénibles, peu rémunérés et il sombre davantage dans la précarité ; ou alors il refuse ces mêmes travaux proposés et il plonge sans aucune ressource dans l’exclusion totale. Cette pression terrifiante permet de mettre en concurrence sauvage les chômeurs afin de faire baisser partout les salaires bloqués depuis des années et rognés de toutes parts maintenant par le retour de l’inflation ».
Depuis le 1er janvier 2024, la sinistre machine étatique (Pôle emploi) contre les chômeurs est devenue une arme de guerre plus offensive, rebaptisée pour cela « France Travail » ! Tout un symbole. Désormais, la politique du chiffre déjà institutionnalisée depuis des décennies s’accompagne d’un durcissement des sanctions, avec la suppression pure et simple de l’allocation prévue dès le premier manquement à une obligation (excepté théoriquement pour le cas d’un rendez-vous manqué) au lieu de sa seule suspension.
Ajoutons à cette panoplie d’attaques la grande réforme complémentaire en direction des vieux travailleurs mise en chantier depuis des années qui doit permettre à ces derniers de travailler et d’être exploités jusqu’à la moelle avant la retraite : « le contrat de valorisation de l’expérience » ou « le nouveau pacte de la vie au travail », qui n’est autre qu’une funeste mise au pas au service d’une exploitation accrue.
Les attaques permanentes et violentes contre les chômeurs annoncent les autres attaques plus brutales contre toute la classe ouvrière. Les chômeurs sont des travailleurs comme les autres et appartiennent à la classe ouvrière à ce détail près qu’ils sont plus isolés que leurs compagnons de galère au travail. C’est donc toute la classe ouvrière qui doit se battre de manière solidaire en refusant les mesures favorisant l’indigence, l’asservissement et l’exploitation.
R, 17 avril 2024
L’inscription de « la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse » dans la Constitution a fait grand bruit dans les médias. Dans un contexte de crise politique, d’attaques réduisant tous les budgets sociaux et d’une crise économique rognant fortement les revenus, Macron et son gouvernement tentent à nouveau de polariser l’attention en cherchant à donner l’illusion d’un possible progrès dans la société capitaliste pourrissante. Cette prétendue liberté n’est pas, loin de là, une garantie, la loi n’étant d’ailleurs nullement contraignante en la matière. En réalité, ce nouveau « droit » offert par l’État français ne change absolument rien à la condition des femmes qui souhaitent interrompre leur grossesse. Il n’y a là qu’une opération d’enfumage destinée à enfoncer dans les crânes de la classe ouvrière que l’État est le garant des « libertés individuelles » et qu’il est capable d’améliorer le sort des exploités.
Cette campagne idéologique est aussi une tentative pour Macron de contrer la montée du RN tout en obtenant les bonnes grâces de l’électorat de gauche et du centre. Toute cette campagne autour de la Constitution française n’est donc qu’une pure fumisterie, largement teintée de cynisme, qui plus est. Les casseroles de certains ministres et députés accusés d’agressions sexuelles, tout comme la façon dont Macron a réagi quand ont éclaté les scandales et les propos ignobles de l’acteur Depardieu, suffisent à mesurer les hautes préoccupations de l’Exécutif envers les femmes…
Derrière tout le rideau de fumée médiatique et les gesticulations du gouvernement, la réalité reste celle d’une inévitable continuité de l’oppression de la femme qui relève fondamentalement de l’oppression du capital. Des « libertés », le capitalisme en offre à qui en veut ! Mais la liberté dans le capitalisme, c’est d’abord celle de répondre aux besoins du capital et de l’exploitation des travailleurs. Quelles sont les conditions de travail des ouvrières ? Dans les hôpitaux exsangues et en sous-effectifs ? Dans des écoles manquant de moyens ? Dans les usines aux cadences infernales ?
La démarche des révolutionnaires en Russie était bien différente lorsqu’ils furent les premiers à légaliser l’avortement en 1920. Après la Première Guerre mondiale, alors que la main d’œuvre manquait cruellement, aucune bourgeoisie au monde ne voulait entendre parler d’avortement. Aujourd’hui, là ou le prolétariat est le plus concentré et expérimenté, c’est l’inverse ! Dans un contexte où le prolétariat international reprend le chemin de la lutte et exprime de nouveau sa combativité, la bourgeoisie cherche à tout prix à empêcher la possibilité d’une lutte autonome et solidaire. En cela, les luttes parcellaires, comme celle du féminisme, sont un moyen de canaliser la colère et de diviser le prolétariat en cherchant à le détourner de son véritable combat de classe.
Les partis de gauche ne sont pas en reste pour en rajouter une couche, que ce soit Lutte Ouvrière appelant à combattre pour obtenir des moyens en faveur de l’IVG ou le NPA qui crie victoire en s’octroyant la réussite d’un combat pour le droit des femmes. Ce faisant, ils participent à enfermer les prolétaires dans ces combats parcellaires et inoffensifs pour le capital. La condition des femmes est indigne oui, mais comme l’écrivait Bebel en 1879 : « Quelle place doit prendre la femme dans notre organisme social afin de devenir dans la société humaine un membre complet, ayant les droits de tous, pouvant donner l’entière mesure de son activité, ayant la faculté de développer pleinement et dans toutes les directions ses forces et ses aptitudes ? C’est là une question qui se confond avec celle de savoir quelle forme, quelle organisation essentielle devra recevoir la société humaine pour substituer à l’oppression, à l’exploitation, au besoin et à la misère sous leurs milliers de formes, une humanité libre, une société en pleine santé tant au point de vue physique qu’au point de vue social. Ce que l’on nomme la question des femmes ne constitue donc qu’un côté de la question sociale générale ».
Une société qui repose sur la concurrence de tous contre tous dans la recherche de toujours plus de profit ne laisse qu’une seule liberté, celle de servir le capital ou de mourir. Pour le capital, une femme enceinte, quand elle appartient à la classe ouvrière, ne sert qu’à produire de la chair à usine ou de la chair à canon. L’enfant à naître devra au cours de sa vie être l’un ou l’autre. Aujourd’hui Macron se désespère de voir la natalité chuter en France mais faut-il s’en étonner ? Avoir un enfant n’est pas non plus une liberté quand, pour l’élever, il faudra lui garantir un toit, à manger, une éducation, des soins, une présence, de l’affection, un avenir… tout ce que la société capitaliste n’est plus en mesure d’offrir, bien au contraire.
Les libertés du capitalisme sont un leurre. Pour se libérer des chaînes du capital, et libérer l’humanité aujourd’hui menacée par l’irrationalité capitaliste, il appartient à la classe ouvrière de se lever et lutter pour scier les barreaux derrière lesquels le capital l’enferme.
GD, 15 mars 2024
Depuis le déchaînement barbare du conflit en Ukraine et son pourrissement dans une terrible guerre de position, les massacres en Israël et à Gaza, et les menaces d’embrasement au Moyen-Orient à travers un conflit direct entre Israël et l’Iran, les tensions autour de Taïwan, les incontrôlables appétits des nations conduisent les politiciens bourgeois à faire mine de « découvrir » que le vieux monde capitaliste est un sinistre panier de crabes. Au début du conflit en Ukraine, les discours cherchaient aussitôt à nous convaincre qu’il fallait rompre avec « l’angélisme » et accepter de se préparer à la « guerre de haute intensité » : faire des sacrifices pour alimenter de nouveaux meurtres de masse et planifier des destructions ! Bien sûr, au nom de la « paix » et de la « défense de la démocratie »…
Dans un contexte d’accélération des tensions impérialistes où le chacun pour soi est la règle, les bourgeoisies occidentales, en Europe comme aux États-Unis, redoublent d’efforts pour propager dans les médias les pires campagnes bellicistes. Ainsi, de manière totalement cavalière, le Président Macron s’est trouvé en pointe, soutenu par les chefs d’État de sept pays en Europe, pour affirmer qu’envisager l’envoi de soldats occidentaux en Ukraine « ne doit pas être exclu ». En Grande-Bretagne, le Général Patrick Sanders préconise de « doubler les effectifs de l’armée britannique » et appelle à préparer les citoyens ordinaires à une « mobilisation civique ». Il a été rejoint par le chef du comité militaire de l’OTAN, l’amiral Rob Bauer, qui a déclaré dans un discours : « La responsabilité de la liberté ne repose pas uniquement sur les épaules de ceux qui portent l’uniforme. […] Nous avons besoin que les acteurs publics et privés changent de mentalité par rapport à une époque où tout était planifiable, prévisible, contrôlable, axé sur l’efficacité… à une époque où tout peut arriver à tout moment ». En clair, ils souhaitent pouvoir mobiliser la population pour « l’effort de guerre » et préparer des troupes au combat.
Si de tels propos se multiplient et font polémique, ils sont aussitôt contredits du fait même des divisions et des tensions entre les différentes fractions bourgeoises. Mais toutes s’accordent cependant sur une chose : nous pousser à soutenir un camp parmi les belligérants dans la guerre, en l’occurrence celui de l’Ukraine. Tous les discours affirment de manière unanime que « l’Ukraine se bat pour nous » et « qu’en cas de défaite l’armée russe sera à nos portes ». C’est d’ailleurs dans ce contexte que l’anniversaire des soixante-quinze ans de l’OTAN a pris un relief particulier, fêté en grandes pompes tout en soulignant que l’enlisement de Poutine ne le rendait pas moins dangereux. Et si le secrétaire général Jens Stoltenberg a bien précisé qu’il n’était « pas prévu d’envoyer des troupes de l’OTAN sur le terrain ukrainien », il a tenu à préciser que « les alliés de l’OTAN apportent un soutien sans précédent à l’Ukraine ».
Il s’agit bel et bien de préparer les esprits à accepter le principe de la guerre et ses sacrifices. Ceci est d’autant plus important que, comme le soulignait Rosa Luxemburg au moment du premier conflit mondial, « la guerre est un meurtre méthodique, organisé, gigantesque. En vue d’un meurtre systématique, chez des hommes normalement constitués, il faut […] produire une ivresse appropriée. C’est depuis toujours la méthode habituelle des belligérants. La bestialité des pensées et des sentiments doit correspondre à la bestialité de la pratique, elle doit la préparer et l’accompagner ». (1)
Naturellement, dans cette optique, tous les discours bellicistes aujourd’hui ont d’abord pour objectif premier de justifier partout la hausse vertigineuse des budgets militaires. À cet égard, les augmentations impressionnantes des dépenses d’armement dans les pays scandinaves (par exemple de 20 % en Norvège) et dans les pays baltes sont hautement symboliques de cette nouvelle course frénétique aux armements. En fait, tous les pays en Europe font de gros efforts. On le voit, par exemple, avec la Pologne qui vise une part record de 4 % de son PIB (le plus fort taux au sein de l’OTAN), avec l’Allemagne qui, avec le budget de cette année (68 milliards d’euros), atteindra 2,1 % de son PIB pour la première fois depuis plus de trente ans, ou avec la France qui prévoit de dépenser la coquette somme de 413,3 milliards d’euros sur sept ans.
Aujourd’hui, l’implication et les efforts à fournir en dépenses d’armement prennent une qualité nouvelle. Pourtant, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la « paix » n’a été en réalité qu’une mystification tant les cadavres se sont accumulés. Après l’effondrement du bloc de l’Est, le nouveau « monde multipolaire » n’a fait qu’engendrer un chaos impliquant de manière croissante les armées des grandes puissances impérialistes dans des conflits coûteux, au premier rang desquels celle des États-Unis. Mais les sommes gigantesques programmées aujourd’hui le sont cette fois dans un contexte d’accélération de la décomposition et d’approfondissement dramatique de la crise économique qui a suivi le choc brutal occasionné par l’épidémie de Covid.
La situation actuelle est marquée par une stagnation de la croissance industrielle, voire par des signes de récession, alors que les dettes ne font que se creuser et que l’inflation rogne toujours les salaires. C’est dans ce contexte fortement dégradé que la bourgeoisie se doit d’attaquer encore davantage les ouvriers afin de renforcer de manière consistante ses moyens militaires. En clair, la bourgeoisie n’a pas d’autre choix, du fait de la spirale dans laquelle l’entraîne la faillite de son système, le capitalisme, que de planifier froidement des attaques en vue de préparer la guerre, d’imposer l’austérité pour nous entraîner davantage dans sa logique de destruction.
Une telle folie et les nouvelles attaques économiques qu’elle induit ne peuvent que favoriser les conditions pour une poursuite de la lutte de classe. En réalité, les campagnes idéologiques sur la guerre révèlent de manière paradoxale que la bourgeoisie marche sur des œufs pour tenter d’imposer l’austérité. Toutes ses inquiétudes sont d’ailleurs confirmées par la reprise des luttes ouvrières au niveau international, particulièrement en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord. De telles résistances, malgré leurs grandes faiblesses, témoignent du fait que la classe ouvrière de ces pays n’est pas prête à « mourir pour la patrie ».
WH, 10 avril 2024
1) Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie (1915).
Mi-janvier, la bourgeoisie allemande a lancé une intelligente campagne visant à soutenir la démocratie. Cette campagne a montré tout le caractère sournois de la bourgeoisie allemande et comment elle essaie d’exploiter particulièrement contre la classe ouvrière les répugnants effets de la décadence de son système, et ce avec un certain succès.
En novembre 2023, diverses fractions de l’AfD, des extrémistes de droite, des membres de la CDU qui en faisaient toujours partie à ce moment-là, se sont réunis « en secret » à Potsdam pour discuter de mesures radicales à prendre contre les étrangers et tous les immigrés. Dans leurs plans complètement irrationnels, sur fond de haine et de nationalisme et dont les conséquences s’opposent souvent aux intérêts du capital allemand, ils envisageaient apparemment des déportations massives de millions de personnes. La réunion a été suivie par des journalistes de Correctiv (et probablement aussi par l’Office fédéral de protection de la constitution). L’événement a été rendu public à la mi-janvier, et peu de temps après a été lancée la plus grande mobilisation d’État contre la droite et en particulier contre l’AfD pour la « défense de la démocratie » (entre autres slogans) depuis des années.
Tout cela intervient juste au moment où les partis bourgeois ont mené un intense lobbying contre le « trop-plein de réfugiés » et en faveur d’« expulsions massives », et après que, « enfin », des « mesures coercitives » plus générales (la « réforme du droit d’asile ») ont été décidées au niveau européen, c’est-à-dire des déportations, etc., menées non par des groupes de droite fanatisés, haineux et xénophobes, mais sanctifiées démocratiquement, prises en main par l’État lui-même et avec des mesures policières appropriées. Les politiciens de la CDU, à l’instar du gouvernement anglais (dirigé par les Conservateurs), souhaitent eux aussi expulser les clandestins vers le Rwanda.
Il serait naïf de croire que cette rencontre n’était qu’une aubaine pour la classe dirigeante. Il est trop évident que de telles rencontres et les fantasmes de déportation de la droite et de l’AfD font le jeu de l’État, car l’une des plus grandes campagnes a maintenant eu lieu (sous l’impulsion des plus hautes instances) soi-disant pour la protection des personnes concernées et surtout pour la défense de la démocratie.
Il s’agit de détourner l’attention de la politique menée depuis des années par la Forteresse Europe et qui chaque année fait d’innombrables victimes qui laissent la vie dans leurs tentatives désespérées de rejoindre l’Europe, ou une fois arrivées se retrouvent dans des camps de réfugiés ou n’importe où dans la rue. Mais il ne s’agit pas seulement de l’hypocrisie de ceux qui sont au pouvoir, lesquels veulent dissimuler la violence quotidienne et bien plus large de leurs propres mesures en mettant en lumière les projets de déportation de la droite. En réalité, les dirigeants endossent là toute une démarche politique. À la demande des plus hauts niveaux du gouvernement, à travers les syndicats et toutes les initiatives de la « société civile », des centaines de milliers de personnes se rassemblent désormais, principalement le week-end, dans presque toutes les villes pour protester contre la droite et défendre la démocratie. L’État et les forces qui travaillent pour lui n’auraient pas pu rêver mieux pour rallier la population à eux. Le piège de la démocratie était désormais tendu !
La classe dirigeante, partout dans le monde, a effectivement un énorme problème avec la perte de crédibilité de tous ses partis parlementaires et l’abstention croissante aux élections. De plus en plus de personnes doutent des promesses et des engagements des dirigeants et sont profondément préoccupées par l’avenir de la planète et la spirale destructrice déclenchée par le capitalisme, avec toutes les guerres et l’aggravation de la crise économique. Mais comme en même temps elles ne voient pas de solution, beaucoup ont été poussées dans les bras des partis protestataires. En outre, le nombre de membres des partis établis diminue et il y a de plus en plus de petits « groupes dissidents », tant à droite qu’à gauche.
Comme dans nombre d’autres pays, cette éclosion massive de partis populistes et de droite pose un gros problème aux partis bourgeois traditionnels, car elle mine la stabilité des gouvernements et la cohésion de la société. Mais la classe dominante ne serait pas la classe dirigeante si elle ne tentait pas d’exploiter à son profit cette décomposition des fondements de la société capitaliste.
D’où le stratagème visant à exploiter les aspirations réelles des populistes et de la droite (y compris l’envie de mener des pogroms) à travers une campagne visant à défendre la démocratie et à entraîner la population derrière le char de l’État. Ledit État vient tout juste d’appeler la population à s’unir derrière lui pour en renforcer tous les aspects militaristes. C’est pourquoi cet appel à la défense de la démocratie est aussi un leurre pour lier la population à l’État.
Dans le même temps, on a vu ces dernières semaines d’importantes manifestations d’agriculteurs, de transporteurs routiers et d’artisans contre les réductions de subventions que l’État a entreprises, ainsi que des protestations contre la vague de plans d’austérité que le gouvernement a dû adopter en partie à cause de la guerre en Ukraine. Ces manifestations, menées par des agriculteurs et d’autres travailleurs indépendants, sont une conséquence de l’aggravation mondiale de la crise économique et de la guerre. Mais à cause des blocages de la circulation, ces manifestations attirent beaucoup l’attention ou sont mises en lumière sans pour autant gêner la classe dominante. On voit colportée l’idée que les blocus isolés et radicaux constitueraient un moyen central de résistance. Mais de tels barrages routiers n’offrent en tant que tels aucune perspective d’unité contre l’État et sa politique de guerre.
Si derrière ces manifestations se profile réellement la colère de tous ceux qui sont touchés par la dégradation de leur condition suite aux effets de la crise, elles servent en même temps d’écran de fumée à une confusion idéologique. Elles ne sont pas l’expression de la contradiction entre les deux principales classes du capitalisme, la bourgeoisie et le prolétariat, mais expriment plutôt la peur et la colère de couches intermédiaires, de travailleurs indépendants et de dirigeants d’entreprises agricoles, qui n’expriment aucune perspective en-dehors et contre l’exploitation capitaliste. Ce n’est pas un hasard si la première attaque frontale, à savoir les attaques sociales baptisées « austérité », a été dirigée contre ces couches intermédiaires. Ces manifestations de colère sans perspective sont instrumentalisées pour contenir les luttes de la classe ouvrière sur un faux terrain, essayer de les mener dans le piège des luttes interclassistes.
Un autre objectif important de l’État, dans l’organisation de la campagne pour la défense de la démocratie et l’alliance la plus large possible autour de lui, est d’affaiblir la combativité croissante de la classe ouvrière par le biais de l’anesthésiant qu’est la démocratie.
À l’automne dernier, les syndicats et notamment Ver.di, le syndicat des services publics où l’État est l’employeur, ont dû mener plusieurs grèves d’avertissement afin de canaliser la pression des salariés. Du fait de l’inflation, encore exacerbée par la guerre et la détérioration des conditions de travail au fil des années (intensification du travail, suppression d’effectifs, etc.), Ver.di a été contraint de revendiquer des hausses de salaires, en particulier pour les plus basses tranches. Toutes ces négociations salariales se sont finalement conclues à l’automne 2023, avant que le syndicat des conducteurs de trains GdL ne présente cet hiver ses revendications. Bien entendu, le GdL a attendu que son concurrent le syndicat EVG, ainsi que les autres travailleurs des transports, aient leurs conventions collectives en poche.
Après que la grève des conducteurs de train du 24 au 29 janvier ait été annoncée puis terminée le 28 janvier, c’était au tour des travailleurs de la santé le mardi 30 janvier, puis des travailleurs des aéroports le jeudi 1er février et ceux des ÖPVN (travailleurs des transports en commun urbains) le vendredi 2 janvier d’être appelés à mener une grève d’avertissement et des manifestations dans de nombreuses villes. Tous ces mouvements ont été strictement séparés les uns des autres, afin que personne n’ait l’idée qu’il existe des intérêts communs entre les salariés et qu’il n’y ait aucun sentiment de solidarité, ni même de nécessité et de possibilité de se rassembler pour lutter ensemble.
Dans le même temps, on a privé de toute possibilité de manifestation de grande ampleur les salariés qui auraient bien sûr été contrôlés et encadrés par les syndicats, mais dont au moins les revendications auraient été portées contre leur employeur à tous (souvent l’État). Cela signifie qu’en une semaine, on a vu dans pratiquement tous les Länder une résistance et des manifestations ouvrières contre la dégradation de leur condition, mais divisées et séparées les unes des autres ! Les syndicats ont ainsi réussi à maintenir la division grâce à leur calendrier de grèves d’avertissement bien isolées.
Dans ce contexte, depuis janvier, le tambour n’a cessé de battre le rassemblement des citoyens, des personnes assez courageuses pour défendre la démocratie, etc. Même s’il n’y a pas actuellement de risque d’explosion de la lutte de classe, les manifestations organisées par l’État pour défendre la démocratie ont d’abord et avant tout servi à masquer le fossé de classe entre les intérêts de la classe ouvrière et ceux de l’État, lequel protège les intérêts du Capital.
Alors que la classe dominante cherche à instrumentaliser la décomposition de sa propre société contre la classe ouvrière et à créer une unité nationale derrière l'État par des campagnes sophistiquées pour défendre la démocratie, la classe ouvrière ne doit pas se laisser duper par ces campagnes idéologiques. Un véritable combat de classe ne peut se déployer qu’en se débarrassant des entraves syndicales et en comprenant que les intérêts entre Capital et Travail sont opposés, que ce système nous mène dans une impasse.
Wg, 5 février 2024
Les violences organisées qui secouent le Moyen-Orient ont suscité une profonde indignation dans le monde entier. Tout d’abord en raison de l’attaque terroriste du Hamas, le 7 octobre, qui a fait 1 200 morts et 2 700 blessés parmi la population israélienne, et ensuite à cause du massacre incessant et massif de la population vivant dans la bande de Gaza, perpétré par les forces de défense israéliennes (FDI). Les organisations révolutionnaires ont le devoir de dénoncer cette barbarie impérialiste comme elles l’ont fait tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier, et ce depuis le manifeste « aux ouvriers de toutes les nations » des membres parisiens de l’Internationale : « La guerre pour une question de prépondérance ou de dynastie ne peut être, aux yeux des travailleurs, qu’une criminelle folie ». (1)
Ainsi, au regard de cette responsabilité, des groupes comme la Tendance communiste internationaliste (TCI) Internationalist voice ou Internationalist communist perspective (Corée) ont répondu à ce devoir fondamental en défendant dans leurs articles une position internationaliste claire sur la guerre au Moyen-Orient.
– « La classe ouvrière doit refuser d’être enrôlée dans les guerres de la classe dominante et lutter contre les exploiteurs des deux pays. Il n’y a qu’une seule voie pour la classe ouvrière israélienne et palestinienne […] : la lutte au-delà des nations et des frontières pour les intérêts communs de la classe ouvrière. Seule une lutte de classe internationale pour renverser le système capitaliste peut mettre fin au carnage et aux guerres ». (2)
– « Seule la lutte de classe des travailleurs peut offrir une alternative à la brutalité du capitalisme, car le prolétariat n’a pas de patrie à défendre, son combat doit franchir les frontières nationales et se développer à l’échelle internationale ». (3)
– « Toutes les bourgeoisies sont également les ennemis mortels du prolétariat, qui ne doit pas verser la moindre goutte de sang pour ses exploiteurs et pour ses objectifs nationaux-impérialistes. […] L’indication fondamentale de l’unité de classe de tous les secteurs du prolétariat (contre la bourgeoisie, ses États, ses alignements impérialistes) indépendamment de l’origine “nationale”, aura encore plus de valeur, si jamais cela était possible ». (4)
Dans le cas des différents groupes bordiguistes, la situation est plus nuancée. En tant que composants du milieu révolutionnaire, leur position est fondamentalement internationaliste dans la mesure où ils dénoncent le massacre impérialiste et rejettent tout soutien à l’un ou l’autre des camps opposés. Cependant, malgré les grands discours sur leur engagement internationaliste, leur défense concrète de l’internationalisme n’est pas sans équivoque. En soutenant pour les uns la lutte contre « l’oppression nationale » des prolétaires et des masses palestiniennes, pour les autres l’idée que ces massacres vont générer un développement des luttes ouvrières dans la région et dans le monde, ces groupes révèlent de dangereuses ambiguïtés sur la manière de promouvoir et de défendre l’internationalisme prolétarien dans la période actuelle de décomposition du capitalisme.
Le Parti communiste international (PCI – Le Prolétaire), derrière sa déclaration de solidarité vis-à-vis des prolétaires palestiniens, appelle en réalité à lutter contre l’oppression nationale des Palestiniens : « Palestine : un prolétariat et un peuple condamnés à être massacrés. Israël : un État né de l’oppression du peuple palestinien et un prolétariat juif prisonnier des avantages immédiats et complice de cette oppression ». (5) Ainsi, alors que les révolutionnaires internationalistes devraient dénoncer la spirale des affrontements impérialistes entre bourgeoisies dans laquelle sont entraînées les différentes fractions du prolétariat du Moyen-Orient, promouvoir auprès des ouvriers le rejet de tout mouvement de « libération nationale » car « les prolétaires n’ont pas de patrie », Le Prolétaire appelle, tout d’abord, à une lutte pour mettre fin à « l’oppression par Israël des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie », ce qui exclut, par la suite, toute solidarité avec la classe ouvrière d’Israël qui est « prisonnière des avantages immédiats et complice de cette oppression ».
Un autre groupe, le PCI (Il partito comunista), semble défendre des positions internationalistes convaincantes lorsqu’il écrit : « Nous devons appeler les prolétaires palestiniens et israéliens à ne pas se laisser berner par leur bourgeoisie […], à ne pas s’immoler comme chair à canon dans des guerres contraires à leurs intérêts ». Mais dans la phrase suivante, il ajoute : « Nous devons appeler les prolétaires Juifs israéliens à saboter l’effort de guerre de leur bourgeoisie impérialiste et génocidaire et à lutter contre leur bourgeoisie et contre l’oppression nationale de leurs frères de classe palestiniens ». (6) Il n’appelle donc pas ici à la solidarité internationale de tous les prolétaires contre la guerre impérialiste, mais exhorte les prolétaires israéliens à soutenir la lutte des travailleurs palestiniens contre cette oppression nationale.
Enfin, le PCI (Cahiers internationalistes) constate l’épuisement des mouvements « révolutionnaires nationaux » anticoloniaux et avance ainsi la perspective que « dans cette situation terrible, le prolétariat moyen-oriental pourra trouver la force d’échapper aux rets de l’opportunisme qui l’emprisonnent. Nous souhaitons que, comme dans les grandes batailles du passé, il sache aligner les meilleurs combattants de sa cause, qu’il sache faire de la défaite hélas inévitable d’aujourd’hui le point de départ d’un avenir riche en victoires ». (7) En d’autres termes, ils propagent la perspective fallacieuse selon laquelle le prolétariat au Moyen-Orient, seul, mobilisé comme il l’est derrière des mystifications religieuses et nationalistes et écrasé par les massacres impérialistes, pourra tirer les leçons de ces défaites et être à la base de la résurgence des luttes qui renouent « avec les grandes batailles du passé » (on se demande lesquelles… peut-être les soi-disant « mouvements nationaux-révolutionnaires » des années 1960 et 1970 où la classe ouvrière du Moyen-Orient était mobilisée derrière diverses factions bourgeoises nationales ?).
Même si ces organisations ne soutiennent pas ouvertement un camp impérialiste (ni la bourgeoisie palestinienne de Cisjordanie, ni celle de la bande de Gaza), elles laissent la porte ouverte à un soutien à la lutte des « masses » et du « peuple » palestiniens contre leur « oppression nationale », ce qui ne peut qu’exacerber le fossé entre la classe ouvrière d’Israël et celle des pays arabes… Ces dérives vers des perspectives dites « nationales-révolutionnaires » constituent une menace pour le positionnement internationaliste de ces organisations.
L’internationalisme prolétarien est une frontière de classe qui, face à la guerre impérialiste, sépare la classe ouvrière de la bourgeoisie. C’est un principe que nous devons défendre bec et ongles à chaque instant : dans nos interventions dans les luttes ouvrières, dans nos réunions publiques, dans nos rapports et dans notre presse. En ce sens, nous faisons nôtres les paroles de Lénine selon lesquelles « Il n’est qu’un, et un seul internationalisme véritable : il consiste à travailler avec abnégation au développement du mouvement révolutionnaire et de la lutte révolutionnaire dans son propre pays, à soutenir (par la propagande, la sympathie, une aide matérielle) cette même lutte, cette même ligne, et elle seule, dans tous les pays sans exception. Tout le reste n’est que mensonge et optimisme béat ». (8) Les bolcheviks ont souvent fait cavalier seul dans leur critique des positions opportunistes sur la question de la guerre, mais il s’agissait là d’une partie indispensable de leur travail de construction du parti mondial. Ce combat théorique était et reste essentiel pour approfondir toutes les conséquences d’une position internationaliste et pour distinguer les révolutionnaires des ennemis de la classe ouvrière, en particulier des social-chauvins.
Dans la période de décadence du capitalisme, période où les rapports de production établis par le mode de production capitaliste se sont transformés en un obstacle de plus en plus grand au développement des forces productives, la bourgeoisie n’a plus de rôle progressiste à jouer dans le développement de la société. Aujourd’hui, la création d’une nouvelle nation, la constitution juridique d’un nouveau pays, ne permet aucune avancée réelle dans le cadre d’un développement que les pays les plus anciens et les plus puissants sont eux-mêmes incapables d’assumer. Dans un monde dominé par les affrontements impérialistes, toute lutte de « libération nationale », loin de constituer une dynamique progressiste, ne constitue en réalité qu’un épisode d’affrontements impérialistes auxquels les prolétaires et les paysans enrôlés, de gré ou de force, ne participent que comme chair à canon.
Les mouvements de « libération nationale », qui ont marqué les années 1960 et 1970 en particulier, ont clairement démontré que le remplacement des colonisateurs par une bourgeoisie nationale ne représentait en rien un progrès pour le prolétariat, mais l’entraînait au contraire dans d’innombrables conflits d’intérêts impérialistes, dans lesquels ouvriers et paysans étaient massacrés. Mais le cadre théorique obsolète des groupes bordiguistes les empêche de comprendre les enjeux réels auxquels le prolétariat international, et ses éléments en Israël/Palestine, est confronté dans le brasier impérialiste de Gaza.
Le Prolétaire continue d’analyser la question palestinienne dans le cadre de « l’esprit et la poussée “nationale-révolutionnaire” indépendantiste qui caractérisaient les luttes contre l’oppression nationale en Algérie, au Congo et, plus tard, en Angola et au Mozambique et qui avaient longtemps caractérisé la révolte spontanée du prolétariat palestinien ». (9) Le drame et le défi du « mouvement de libération » palestinien est, pour Le Prolétaire que « le gigantesque potentiel de classe représenté par le prolétariat et les masses prolétarisées palestiniennes, tout en se manifestant à travers leur lutte armée et indomptable en Palestine, au Liban, en Syrie et en Jordanie, n’exprimait pas un programme politique autonome, de classe, capable de guider le mouvement national ». Ainsi, ce groupe appelle toujours à un « mouvement de libération » palestinien, alors que les révolutionnaires doivent au contraire défendre la position qu’aujourd’hui tous les États, toutes les bourgeoisies sont impérialistes et que les prolétaires ne doivent en aucun cas soutenir les mouvements contre l’oppression nationale.
Il partito comunista partage fondamentalement le même cadre, puisqu’il formule la critique selon laquelle cette guerre n’est pas une véritable « lutte de libération nationale » menée par les Palestiniens, parce qu’une telle lutte « n’aurait pas exposé avec un tel cynisme la population de Gaza à l’épouvantable vengeance d’Israël ». (10) Alors que les révolutionnaires doivent appeler au rejet de tout soutien à des objectifs nationalistes, ce groupe insiste pour gagner le soutien de la classe ouvrière israélienne à la lutte contre l’oppression nationale et regrette cyniquement que le massacre perpétré par le Hamas l’ait rendu impossible : « En outre, la lutte contre l’odieuse oppression nationale imposée aux Palestiniens aurait pu gagner le soutien même des Israéliens, principalement de la classe ouvrière, si elle n’avait pas été placée sur le plan du massacre de civils, conformément au programme délibéré de tuer les Juifs où qu’ils se trouvent, mis en œuvre par l’obscurantiste Hamas ».
Pour sa part, Cahiers internationalistes fait le constat de l’épuisement des mouvements anticoloniaux depuis le milieu des années 1970 et souligne que « les “questions nationales” non résolues au milieu des années 70, c’est-à-dire au moment où les potentialités des mouvements anti-coloniaux se sont transformées en gangrènes contre-révolutionnaires ». (11) Cependant, en raison de l’impossibilité de mouvements révolutionnaires nationaux contemporains, ce groupe affirme que ce contexte de destruction impérialiste totale et de chaos barbare constitue un terrain fertile pour le développement d’un vaste mouvement prolétarien : « Ce qui alarmera le plus les gouvernements, si le bain de sang continue, ce seront les témoignages massifs de solidarité en provenance des capitales arabes […] et des nombreuses métropoles capitalistes (où réside depuis des années le prolétariat arabe immigré, en particulier palestinien) ».
Certes, la bourgeoisie locale, en alliance avec les divers chefs religieux et nationalistes, exploitera les divisions religieuses et nationalistes « pour éviter la contagion de classe. Les gouvernements bourgeois feront tout pour rompre le lien instinctif avec les lointains prolétaires massacrés par des forces aussi puissantes : ce lien a aussi un rôle matériel à jouer dans la lutte, alors que la tempête de “plomb fondu” s’abat sur les habitations et sur les corps ». En bref, comme le titre de leur article le suggère déjà, leur perspective est que la réaction prolétarienne partira des bains de sang des confrontations impérialistes et des parties mêmes du prolétariat mondial qui sont piégées dans les « gangrènes contre-révolutionnaires » de la libération nationale et massacrées par les différents impérialismes au Moyen-Orient. Mais contrairement à ce qui s’est passé lors de la Première guerre mondiale, dans la période actuelle de décomposition du capitalisme, c’est l’extension de la lutte du prolétariat mondial contre les attaques provoquées par la crise économique et l’expansion du militarisme qui offrira une perspective aux prolétaires du Moyen-Orient.
En aucun cas, depuis la Première guerre mondiale, une lutte « nationale-révolutionnaire » n’a constitué une perspective pour la lutte révolutionnaire du prolétariat susceptible de former le point de départ d’une véritable réaction prolétarienne. Le cadre obsolète de ces groupes bordiguistes les empêche de comprendre les enjeux actuels au Moyen-Orient et les conduit à développer des positions ambiguës, ouvrant la porte à des dérives opportunistes.
La guerre à Gaza n’est pas, comme l’affirme Cahiers internationalistes, « la énième vague de massacres », supposément suivie d’une nouvelle période de stabilité et de paix. Au contraire, cette guerre représente une nouvelle étape significative dans l’accélération du chaos dans la région et même au-delà. « L’ampleur des tueries dénote en elle-même que la barbarie a franchi un nouveau cap. […] Les deux camps se vautrent dans la fureur meurtrière la plus effroyable et la plus irrationnelle ! ». (12) Nous sommes face à l’expression la plus aboutie de la barbarie, un combat sanglant jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des ruines dans une région devenue totalement inhabitable. La guerre en Ukraine était déjà une nouvelle étape dans l’aggravation des affrontements impérialistes. La guerre à Gaza franchit une étape supplémentaire.
Même si cela ne conduit pas au déclenchement d’une guerre mondiale, le cumul et les effets combinés de toutes ces guerres peuvent avoir des conséquences similaires, voire pires, pour la vie sur la planète. Mais les groupes bordiguistes expriment une forte tendance à sous-estimer les enjeux de la situation actuelle, ce qui conduit à des conclusions et des orientations erronées. Leur incapacité à comprendre les dangers réels de la situation actuelle est clairement démontrée par le fait que ces organisations banalisent la gravité historique et l’impact de la guerre à Gaza. (13) D’une part, les positions du Prolétaire soutiennent que les conditions actuelles permettent encore au prolétariat palestinien de lutter pour ses propres intérêts contre les bourgeoisies israélienne et palestinienne. En revanche, Il partito comunista penche pour la guerre mondiale, qui est « une nécessité économique inéluctable », car le capitalisme « ne peut survivre qu’en détruisant. C’est pourquoi il a besoin de la guerre générale ». (14)
Ce que nous avons vu au cours des quatre dernières années n’est pas une montée en puissance vers une guerre mondiale, mais une situation qui s’est accélérée au niveau mondial à travers une accumulation de crises : pandémie, crise écologique, crise alimentaire, crise des réfugiés et crise économique. Même si certains de ces groupes ont identifié cette accumulation de crises, aucun d’entre eux ne comprend que ces crises ne sont pas isolées les unes des autres, mais qu’elles font partie d’un même processus de décomposition du monde capitaliste, chacune d’entre elles renforçant les effets de l’autre. Dans ce processus de décomposition, la guerre est devenue le facteur central, le véritable catalyseur, celui qui aggrave toutes les autres crises. Elle aggrave la crise économique mondiale, plonge des pans entiers de la population mondiale dans la barbarie ; elle entraîne le chômage et la misère sociale dans les pays capitalistes les plus puissants, et accroît les effets destructeurs du péril écologique. Il est donc erroné de considérer la guerre actuelle à Gaza comme un énième massacre au Moyen-Orient qui pourrait être suivi d’une période de calme ou de reconstruction, quelle qu’en soit la forme. (15)
Face à cette guerre, les différents groupes bordiguistes montrent leur totale incapacité à comprendre les enjeux des confrontations impérialistes actuelles. L’absence d’un cadre adéquat, celui de la décadence et de la décomposition du capitalisme, conduit toutes les organisations bordiguistes à s’accrocher à un concept dépassé, incapable d’expliquer toute la dynamique de la situation actuelle et ouvrant la porte à de graves dérives opportunistes.
D&R, 22 Février 2024
1) Le Réveil du 12 juillet 1870 (cité par Marx dans La Guerre civile en France [344]).
2) « Against the carnage in the Middle East, beyond nationalism to class war against the ruling class [345]! », Internationalist communist perspective (Corée, 2023).
3) « The Propaganda War, The War of Propaganda [346] », Internationalist voice (2023).
4) « La dernière boucherie au Moyen-Orient fait partie de la marche vers la guerre généralisée [347] », Tendance communiste internationaliste (2023)
5) « Ce ne sont pas les actions terroristes du Hamas mais la lutte de classe indépendante et la solidarité prolétarienne de tous les pays qui pourront mettre fin à l’oppression des Palestiniens [348]! », Le Prolétaire n° 551 (décembre 2023 – janvier 2024)
6) « Guerre à Gaza [349] », publié sur le site du PCI-Il partito comunista en français (13 octobre 2023).
7) « Israël et Palestine : Terrorisme d’État et défaitisme prolétarien [350] », Cahiers internationalistes (2023).
8) Lénine, Les tâches du prolétariat dans notre révolution [351] (1917).
9) « Les actions terroristes du Hamas aujourd’hui comme hier celles du Fatah ou des autres organisations guérilléristes ne pourront mettre fin à l’oppression israélienne des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie. L’avenir du prolétariat palestinien, comme celui des prolétaires de tout le Moyen-Orient, d’Europe et du monde, réside dans la lutte de classe indépendante et la solidarité de classe prolétarienne de tous les pays ! », article publié sur le site du PCI-Le Prolétaire [352] dans la rubrique « Prise de position [352] » (4 janvier 2024).
10) « The Gazan Proletariat Crushed in a war between world imperialisms [353] », The communist party n° 56 (2024).
11) « Israël et Palestine : Terrorisme d’État et défaitisme prolétarien [350] », Cahiers internationalistes (2023).
12) « Ni Israël, ni Palestine ! Les ouvriers n’ont pas de patrie [354]! », Révolution internationale n° 499 (2023).
13) Cahiers internationalistes a republié un article sur la guerre à Gaza en 2009, un choix que ce groupe a justifié en disant que « rien n’a pratiquement changé, si ce n’est l’augmentation exponentielle de la puissance de feu [israélienne] qui s’est déchaînée dans la Bande de Gaza ».
14) « Un 1er Mai contre la guerre », tract d’Il partito comunista.
15) Cette sous-estimation s’exprime aussi, par exemple, par le peu d’activités publiques de ces groupes au début de cette guerre : Le Prolétaire n’a publié que deux articles, Il partito comunista deux articles et organisé une réunion publique, Cahiers internationalistes deux articles et une réunion publique.
Dans de nombreux pays déjà, les partis populistes sont présents et, dans certains d’entre eux, ils sont même parvenus au gouvernement. Les partis populistes ont un poids important dans au moins une douzaine de Parlements de pays européens, mais l’événement le plus déterminant a été l’arrivée de Trump à la présidence des États-Unis, sans oublier le Brexit adopté par le Royaume-Uni. Il ne faut cependant pas négliger l’extension de cette tendance en Amérique Latine, avec le gouvernement de Bolsonaro au Brésil ou celui actuellement en place en Argentine dirigé par Javier Milei.
L’arrivée à la tête de l’État de l’actuel gouvernement argentin a, en effet, ses racines dans une vague populiste internationale, un pur produit de la crise économique et de la décomposition qui pèse sur la société capitaliste en déclin. Les gouvernements, de gauche comme de droite, après avoir promis d’améliorer la situation, n’ont fait qu’attaquer davantage les prolétaires en généralisant la misère et la pauvreté. Les groupes bourgeois qui se présentent fallacieusement comme des critiques des politiques traditionnelles ne font que reprendre et accentuer les mêmes politiques anti-ouvrières. Lors de son investiture, Milei a d’ailleurs déclaré qu’il ouvrait « une nouvelle ère en Argentine, une ère de paix et de prospérité, une ère de croissance et de développement, une ère de liberté et de progrès… ». Mais il a suffi de quelques semaines seulement pour montrer que derrière ces promesses se cachait une dégradation encore plus terrible des conditions de vie : salaires en baisse, licenciements et répression.
Pour tenter d’atténuer l’impact de la crise économique, la bourgeoisie ne peut qu’accroître l’exploitation et la misère des travailleurs. Ce constat a été corroboré de manière particulièrement dramatique dans le cas du prolétariat argentin. Le « plan de choc » anti-inflationniste, appliqué par Milei en moins de cent jours, a déclenché une véritable famine et un réel désespoir parmi les travailleurs. Au cours des deux premiers mois de ce gouvernement, les salaires se sont tellement dégradés qu’ils ne suffisent plus à acquérir les biens essentiels à la subsistance. Les prix des denrées alimentaires ont augmenté de 66 % et ceux des médicaments de 65 %. Mais ce n’est pas la seule chose qui devient inaccessible : le prix des transports publics a augmenté de 56 %, le carburant de 125 %, l’électricité de 130 %… et à tout cela, il faut ajouter les licenciements massifs, qui ont déjà atteint un chiffre qui se situe entre 50 et 60 000 personnes. On s’attend à ce que durant l’année 2024, il y ait 200 000 licenciements.
Les chiffres officiels pour évaluer les conditions de vie de la population indiquent une augmentation accélérée de la pauvreté. Les chiffres de décembre 2023 montrent que 44,7 % de la population est en dessous du « seuil de pauvreté ». Et en janvier 2024, ce taux est déjà passé à 57,4 % ! Les attaques ne s’arrêtent pas : les salaires de base des enseignants ont été réduits, un « ajustement » des départs à la retraite et une plus grande « flexibilité du travail » se préparent, ce qui signifie des licenciements sans indemnités, la suppression de la rémunération des heures supplémentaires et, bien sûr, l’interdiction des grèves. La faim et les pertes d’emploi sont les principales raisons qui ont poussé les travailleurs à manifester dans les rues. Ces mobilisations, bien que naissantes, ont exprimé une grande combativité.
Les travailleurs argentins ne sont pas seulement confrontés aux attaques directes du gouvernement, ils sont également confrontés aux pièges que les syndicats et les partis d’opposition préparent pour encadrer le mécontentement. Les partis de gauche du capital se sont réorganisés, détournant le mécontentement vers la défense de l’économie nationale, comme l’a fait la CGT lors de la grève du 24 janvier, avec le slogan « le pays n’est pas à vendre », ou comme le font les gouverneurs « en révolte », en essayant de réduire le problème à « la défense constitutionnelle des ressources des provinces », ou comme les députés péronistes qui cherchent à détourner le mécontentement vers l’appel à la destitution de Milei. L’opposition détourne les luttes ouvrières sur le terrain nationaliste, essayant de faire en sorte que les revendications concernant l’emploi et l’augmentation des salaires, qui étaient présentes dans les manifestations, soient noyées dans la défense de l’économie nationale et que toute la combativité soit enfermée dans le faux dilemme entre les politiques de « plus État » proposées par le péronisme, et celles « néolibérales » ou « libertariennes » de Milei.
Dans cet enchevêtrement de faux choix, se distinguent les manœuvres du péronisme qui, après s’être discrédité pendant des décennies au sein du gouvernement en organisant lui-même l’austérité, est maintenant déterminé à effacer son discrédit en assumant à nouveau le rôle d’opposition au gouvernement, dans le cadre de la répartition des tâches que tous les partis accomplissent dans le jeu de la soi-disant « alternance démocratique ». Face au « plan de choc », Sergio Massa (ancien candidat à la présidentielle) et des gouverneurs péronistes s’unissent pour « tenir tête » au gouvernement. Surtout, il y a Cristina Kirchner (ancienne vice-présidente du précédent gouvernement), avec sa lettre « L’Argentine dans sa troisième crise de la dette », et le gouverneur de Buenos Aires Axel Kicillof (ancien ministre de l’Économie du gouvernement de Cristina Kirchner), avec son rapport d’ouverture du congrès en mars, qui ont donné le ton aux forces d’opposition bourgeoises. Leurs discours « enflammés » critiquant les plans de Milei mettent uniquement l’accent sur les différences de « méthode » dans l’adoption des mesures économiques, c’est-à-dire utiliser la tronçonneuse avec modération et discrétion pour renforcer l’économie nationale.
Ces attaques brutales contre les travailleurs en Argentine ne peuvent être menées qu’avec un encadrement syndical et politique fort et, pour ce faire, la bourgeoisie peut compter non seulement sur des organisations péronistes comme la CGT et la CTA, qui jouent un rôle important en se présentant comme « l’expression organisée du mouvement ouvrier », mais aussi avec des « alternatives » plus « radicales » ou « critiques » comme l’appareil de gauche regroupé au sein du Front de l’unité de gauche (FIT-U). Le FIT-U accuse les dirigeants de ces centrales d’être des « traîtres bureaucrates », propageant ainsi l’illusion que la CGT, par exemple, pourrait être « sauvée » en la forçant à assumer la direction des mobilisations, rôle que devrait, bien sûr, jouer la plus grande centrale syndicale du pays… Bien entendu, dans ces manœuvres, nous devons inclure d’autres organisations prétendument « de base » qui, comme l’Union des travailleurs de l’économie populaire (UTEP) et l’Unité Piquetera, ont appelé à la manifestation de fin février pour demander plus de budget pour les cantines populaires, comme si la solution à l’exploitation salariale était la gestion de la misère et l’adaptation à la famine !
Dans la lutte contre les assauts brutaux menés par la bourgeoisie, ni les syndicats, ni les péronistes, ni le FIT-U, ni les organisations « de base » et « indépendantes » ne sont du côté des travailleurs, tous sont des instruments que la bourgeoisie utilise pour contrôler la mobilisation et stériliser le mécontentement.
Dans ce contexte, il existe deux dangers importants pour les travailleurs argentins :
– les mobilisations inter-classistes où les revendications prolétariennes se diluent et se mélangent avec les revendications d’autres couches sociales, notamment la petite-bourgeoisie, qui n’ont pas les mêmes intérêts, comme cela s’est produit avec les « gilets jaunes » en France (2018). En Argentine, ces expressions ont été expérimentées, par exemple, lors des révoltes populaires de 2001, au cours desquelles les travailleurs ont quitté le terrain de classe de la défense de leurs conditions de travail et de vie en général.
– les mobilisations bourgeoises, comme les manifestations pour la démocratie à Hong Kong (2019), ou celles réclamant à la bourgeoisie l’égalité raciale comme lors des manifestations Black Lives Matter (2013), ou encore les marches récurrentes de jeunes pour le climat (Young For Climate), etc. Les conflits sur les ressources des provinces, par exemple, vont dans ce sens.
Il faut se garder du piège de la polarisation autour des pro-Milei ou anti-Milei et plus spécifiquement entre populistes et anti-populistes, car c’est un terrain totalement miné pour détourner le mécontentement et la combativité du vrai problème de la défense des intérêts prolétariens contre le capital.
Comme nous l’avons dénoncé dès les débuts de ce gouvernement, « la bourgeoisie sait que l’unité du prolétariat est la seule force qui peut arrêter la tronçonneuse de Milei, c’est pourquoi elle a besoin, pour faire passer ses coups, de l’appareil de gauche et de la structure syndicale. Ces organisations sont des rouages de l’État au service des intérêts de la bourgeoisie et ils se préparent déjà à empêcher que se dessinent l’unité et la solidarité ouvrière. Par exemple, les syndicats ont déjà commencé à présenter des discours “radicaux” contre l’austérité, pour gagner les sympathies des travailleurs et pour les entraîner [...], dans des impasses ». (1)
Les mobilisations qui ont eu lieu, comme nous l’avons dit, bien qu’encore embryonnaires et contrôlées par l’appareil syndical et politique, doivent être saluées pour la détermination des exploités à défendre leurs conditions de vie et de travail car, en effet, les attaques ne peuvent être stoppées qu’avec les travailleurs en lutte. Ces nouvelles mobilisations s’inscrivent dans le sillage de celles qui se sont développées en Europe depuis 2022, notamment en Grande-Bretagne et en France, mais aussi dans le reste de l’Europe, se poursuivant aux États-Unis et dans bien d’autres pays.
La prochaine étape doit nécessairement être de considérer que la lutte n’a d’avenir qu’en dehors de l’appel et du contrôle des syndicats et des partis d’opposition de la bourgeoisie. Cela signifie que les travailleurs doivent prendre le contrôle de leurs combats dès le premier instant de la lutte en définissant leurs revendications et en prenant eux-mêmes leurs propres décisions. « Aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France, en Espagne, en Grèce, en Australie et dans tous les pays, pour arrêter cette division organisée, pour être réellement unis, [...] étendre notre mouvement, nous devons arracher le contrôle des luttes des mains des syndicats. Ce sont nos luttes, celles de toute la classe ouvrière ! ». (2)
T/RR, 29 mars 2024
1) « La motosierra de Milei contra los trabajadores argentinos », publié sur le site web du CCI (2024).
2) « Grèves et manifestations aux États-Unis, en Espagne, en Grèce, en France… Comment développer et unir nos luttes ? », tract disponible sur le site web du CCI.
Au cours des dernières décennies, il est devenu évident que le capitalisme fait peser une grave menace sur les conditions naturelles qui constituent la base de l’existence humaine. Les principales fractions de la classe dominante sont désormais contraintes de reconnaître la gravité de la crise environnementale, et même son lien avec les autres expressions d’une société capitaliste en déclin, surtout la fuite en avant dans le militarisme et la guerre(1). Cette « compréhension » récemment acquise n’empêche nullement d’autres parties de la classe dirigeante de se retrancher dans une négation ouvertement irrationnelle et suicidaire du danger que représente le changement climatique et la pollution de l’air, du sol et de l’eau. Mais ni la reconnaissance ni le déni ne peuvent masquer le fait que la bourgeoisie est incapable de ralentir, et encore moins d’arrêter, le rouleau compresseur de la destruction environnementale. On peut notamment citer l’échec patent et répété des spectaculaires Conférences sur les changements climatiques (COP).
La mise en évidence de l’impuissance de la bourgeoisie a suscité le besoin de véritables campagnes idéologiques, notamment de la part de l’aile gauche de la bourgeoisie. D’où la montée d’une sorte de « keynésianisme vert » et de la notion de « New Deal vert » dans lequel l’État, en pénalisant les pires pollueurs et en investissant dans des technologies « durables », serait non seulement capable d’empêcher le changement climatique d’échapper à tout contrôle, mais aussi de créer des emplois verts et une croissance verte. En bref, un capitalisme vert et en bonne santé.
Mais il y a aussi des voix plus radicales qui n’hésitent pas à pointer du doigt les défauts de ce prétendu capitalisme vert. Au premier rang de ces voix figurent les partisans de la « décroissance ». Des auteurs comme Jason Hickel(2) démontrent aisément que le capitalisme est mû par le besoin constant de s’étendre, d’accumuler de la valeur et qu’il ne peut que traiter la nature comme un « don gratuit » à exploiter au maximum alors qu’il cherche à soumettre chaque région de la planète aux lois du marché. Hickel parle donc de la nécessité d’une transition vers une économie post-capitaliste.(3) D’autres, comme John Bellamy Foster, vont plus loin et font plus explicitement référence à l’intérêt croissant de Karl Marx pour les questions écologiques à la fin de sa vie, à ce qu’ils appellent l’«éco-socialisme» de Marx.(4) Mais plus récemment, les livres de l’écrivain japonais Kohei Saito, qui connaît très bien les derniers écrits de Marx grâce à son implication dans la nouvelle édition des œuvres complètes de Marx et Engels (le projet MEGA), ont suscité un énorme intérêt et des ventes considérables, en particulier son ouvrage le plus récent intitulé Slow Down : How Degrowth Communism Can Save the Earth (2024). Alors que les précédents livres de Saito étaient rédigés dans un style plutôt académique, il s’agit ici d’un travail de vulgarisation qui présente non seulement son argument clé selon lequel Marx lui-même est devenu un « communiste de la décroissance », mais qui décrit également les étapes qui pourraient conduire à l’adoption du communisme de la décroissance, aujourd’hui. Et en effet, à première vue, il semble bien parler du communisme tel qu’il est compris par le mouvement communiste historique : une société de producteurs librement associés, où le travail salarié n’existe plus. Le fait qu’il cherche à dépasser le terme d’«éco-socialisme» (qui implique qu’il peut y avoir et qu’il y a eu des formes de socialisme qui n’étaient pas écologiques, qui n’étaient pas moins écologiquement destructrices que le capitalisme) et qu’il parle maintenant de communisme, est une réponse à la recherche croissante de solutions qui vont aux racines mêmes de la crise d’aujourd’hui. Mais un examen plus approfondi et plus critique de l’argumentation de Saito montre qu’il s’agit d’une réponse mystificatrice qui ne peut conduire qu’à de fausses solutions.
Comme nous l’avons dit, Saito n’est pas le premier à souligner que le « Marx de la maturité » a développé un fort intérêt à la fois pour les questions écologiques et pour les formes sociales communautaires qui ont précédé l’émergence de la société de classes et qui ont continué à laisser des traces même après l’essor du capital. Ce qui est spécifique à Saito, c’est l’idée que l’étude de ces questions a conduit Marx à une «rupture épistémologique»(5), avec ce qu’il appelle la « vision linéaire et progressiste » de l’histoire, marquée par le « productivisme » et l’« euro-centrisme », et vers une nouvelle vision du communisme. En somme, Marx aurait abandonné le matérialisme historique au profit d’un « communisme de décroissance ».
En réalité, Marx n’a jamais adhéré à une « vision linéaire et progressiste » de l’histoire. Sa conception était plutôt dialectique : les différents modes de production ont connu des périodes d’ascension où leurs rapports sociaux respectifs permettaient un réel développement de la production et de la culture, mais aussi des périodes de stagnation, de déclin, voire de régression, qui pouvaient conduire soit à leur disparition pure et simple, soit à une période de révolution sociale susceptible d’inaugurer un mode de production supérieur. Par extension, si l’on peut discerner un mouvement globalement progressif dans ce processus historique, tout progrès a eu jusqu’ici un coût : d’où, par exemple, l’idée exprimée par Marx et Engels que le remplacement du communisme primitif par la société de classes et l’État était à la fois une chute et un progrès, et que le communisme de l’avenir serait une sorte de « retour à un niveau plus élevé » à la forme sociale archaïque.
En ce qui concerne le capitalisme, le Manifeste communiste de Marx et Engels a souligné l’énorme développement des forces productives rendu possible par l’essor de la société bourgeoise. Là encore, ces progrès se sont faits au prix d’une exploitation impitoyable du prolétariat, mais la lutte de ce dernier contre cette exploitation a jeté les bases d’une révolution communiste qui pourrait mettre les nouvelles forces productives au service de l’ensemble de l’humanité.
Et même à ce stade précoce de la vie du capital, Marx était impatient de voir une telle révolution, identifiant les crises de surproduction comme des signes que les rapports de production capitalistes étaient déjà devenus trop étroits pour les forces de production qu’ils avaient libérés. La défaite de la vague de révolutions de 1848 l’a amené à revoir ce point de vue et à reconnaître que le capitalisme avait encore une longue carrière devant lui avant qu’une révolution prolétarienne ne devienne possible.
Mais cela ne signifiait pas que tous les pays et toutes les régions du monde étaient condamnés à connaître exactement le même processus de développement. Ainsi, lorsque la populiste russe Véra Zassoulitch lui écrit en 1881 pour demander son avis sur la possibilité que le mir russe ou la commune agricole puissent jouer un rôle dans la transition vers le communisme, Marx pose le problème en ces termes : alors que le capitalisme en est encore à ses débuts dans une grande partie du monde, « le système capitaliste a dépassé son âge d’or en Occident, il approche du moment où il ne sera plus qu’un régime social régressif ». Cela signifie que les conditions objectives d’une révolution prolétarienne mûrissent rapidement dans les centres du système capitaliste et que, si la révolution se produit, « la propriété foncière communale russe actuelle peut servir de point de départ à un développement communiste ».(6)
Cette hypothèse n’impliquait pas l’abandon du matérialisme historique. Au contraire, il s’agissait d’une tentative d’appliquer cette méthode dans une période contradictoire où le capitalisme montrait simultanément des signes de déclin historique tout en disposant d’un « arrière-pays » très important dont le développement pouvait temporairement atténuer ses contradictions internes croissantes. Et, loin de préconiser ou de soutenir cette évolution, qui s’exprimait déjà dans la poussée impérialiste des grandes puissances, Marx considérait que plus tôt la révolution prolétarienne éclaterait dans les centres industrialisés, moins la douleur et la misère seraient infligées à la périphérie du système. Marx n’a pas vécu assez longtemps pour voir toutes les conséquences de la conquête de la planète par l’impérialisme, mais d’autres qui ont repris sa méthode, comme Lénine et Luxemburg, ont pu reconnaître, dans les premières années du XXe siècle, que le capitalisme dans son ensemble entrait dans son ère de déclin, posant ainsi la possibilité et la nécessité d’une révolution prolétarienne à l’échelle mondiale.
C’est cette même préoccupation qui a nourri l’intérêt naissant du Marx « de la maturité » pour la question écologique. Stimulé par ses lectures de scientifiques tels que Liebig et Fraas, qui avaient pris conscience du côté destructeur de l’agriculture capitaliste (Liebig l’appelait « agriculture de rapine »), qui, dans sa soif de profit immédiat, épuisait la fertilité du sol et détruisait sans raison les forêts (ce qui, Marx l’avait déjà noté, avait un effet délétère sur le climat), le Marx « de la maturité » s’intéressait de plus en plus à la question écologique. Si le développement du capitalisme sapait déjà les bases naturelles de la production des biens nécessaires à la vie humaine, sa « mission progressiste » touchait peut-être à sa fin. Mais cela n’invalidait pas la méthode qui avait su reconnaître le rôle positif joué par la bourgeoisie dans le dépassement des barrières du féodalisme. Par ailleurs (et Saito le sait bien pour l’avoir montré dans ses travaux antérieurs), la préoccupation de Marx pour l’impact du capitalisme sur le rapport entre l’homme et la nature ne vient pas de nulle part : elle trouve ses racines dans la notion d’aliénation de l’homme par rapport à son « corps inorganique » dans les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844, notion approfondie dans les Grundrisse et Le Capital, notamment dans l’idée de la « faille métabolique » dans ce dernier ouvrage. De même, la reconnaissance du fait que la société communiste devrait surmonter la séparation rigide entre la ville et la campagne se trouve à la fois dans les premiers écrits de Marx et d’Engels et dans la période où Marx s’est penché sur la science agricole, lorsqu’elle était considérée comme une condition préalable à la restauration de la fertilité naturelle du sol. Élaboration, développement, critique des idées dépassées, mais pas de « rupture épistémologique ».
Nous pourrions en dire beaucoup plus sur la vision du communisme de Saito. En particulier, elle s’appuie fortement sur la notion de « biens communs », impliquant que les formes communautaires précapitalistes ont encore une existence substantielle dans le capitalisme actuel, et pourraient même servir de noyau pour la transformation communiste. En fait, il était déjà évident à l’époque de Lénine que le capital impérialiste achevait rapidement le travail effectué pendant la période d’« accumulation primitive », à savoir la destruction des liens communautaires et la séparation du producteur et de la terre. Un siècle plus tard, c’est encore plus évident. Les vastes bidonvilles qui entourent les mégapoles dans les périphéries du système témoignent à la fois de la dévastation des anciennes formes communautaires et de l’incapacité du capitalisme décadent à intégrer un grand nombre de dépossédés dans le réseau « moderne » de production.
Cette idée que la nouvelle société pourrait être construite dans la coquille de l’ancienne révèle ce qui est peut-être la distorsion la plus fondamentale du marxisme dans le livre de Saito. Saito critique le « Green New Deal » à la fois parce qu’il s’appuie sur des mesures « descendantes » imposées par l’État et parce qu’il n’aborde pas le problème du besoin de croissance sans fin du capitalisme, qui est incompatible avec le maintien d’un environnement naturel sain. Mais Saito insiste aussi sur le fait que la nouvelle société ne peut naître que d’un mouvement social « d’en bas ». Pour Marx, le communisme était le mouvement réel de la classe ouvrière, partant de la défense de ses intérêts de classe et conduisant au renversement de l’ordre existant. Pour Saito, le mouvement social est un conglomérat de différentes forces : à côté des tentatives de mise en place « d’espaces communs » dans les quartiers des villes d’aujourd’hui, comme Détroit, il fait référence à des protestations interclassistes comme les gilets jaunes en France, à des groupes de protestation qui dès le départ se situent sur un terrain bourgeois, comme Extinction Rebellion, à un saupoudrage de grèves ouvrières, aux « assemblées citoyennes » mises en place sous l’égide de Macron en réponse aux protestations des gilets jaunes... Bref, pas la lutte de classe, pas la lutte des exploités pour s’affranchir des organes capitalistes qui les tiennent sous contrôle (comme les syndicats et les partis de gauche), pas l’émergence d’une conscience communiste qui s’exprime dans la formation de minorités révolutionnaires.
L’une des preuves les plus claires que Saito ne parle pas de la lutte de classe comme levier du communisme est son attitude à l’égard du mouvement des Indignados apparu en Espagne en 2011. Il s’agissait d’un mouvement basé sur une forme d’organisation prolétarienne (les assemblées de masse) même si la majorité de ses protagonistes se considéraient comme des « citoyens » plutôt que comme des prolétaires. Au sein des assemblées, il y avait une bataille entre les organisations comme Democracia Real Ya qui voulaient que les assemblées revitalisent le système « démocratique » déjà existant, et une aile prolétarienne qui défendait l’autonomie des assemblées par rapport à toutes les expressions de l’État, y compris ses tentacules locaux et municipaux. Saito fait l’éloge du « Mouvement des places » mais se prononce en même temps en faveur de la canalisation des assemblées vers la formation d’un parti politique municipal, Barcelona en Comú, et l’élection d’un maire radical, Ada Colau, dont l’administration a proposé une série de mesures « démocratisantes » et écologistes. Par ailleurs, l’expérience barcelonaise a donné naissance au mouvement Fearless Cities, qui vise à appliquer le même modèle dans plusieurs autres villes du monde.
Il ne s’agit pas de l’extension internationale de la lutte des travailleurs (une condition préalable à la révolution communiste) mais d’une structure de récupération d’un authentique combat de classe.
Et elle repose sur le rejet d’un autre élément fondamental du projet communiste : la leçon que Marx, Engels, Pannekoek et Lénine ont tirée de l’expérience de la Commune de Paris de 1871 : la tâche du prolétariat, la première étape de sa révolution, est de démanteler la machine étatique existante, non seulement ses armées, sa police et son appareil gouvernemental central, mais aussi ses conseils municipaux et d’autres formes de contrôle localisé. Pour Saito, en revanche, « il serait stupide de rejeter l’État comme moyen de faire avancer les choses, comme la création d’infrastructures ou la transformation de la production ».
Ce n’est pas le lieu d’aborder les immenses défis auxquels la classe ouvrière sera confrontée une fois qu’elle aura pris le pouvoir et entamé la transition vers le communisme. Il est clair que la question écologique sera au centre de ses préoccupations, ce qui nécessitera une série de mesures visant à supprimer le besoin d’accumulation capitaliste et à le remplacer par la production pour l’usage non seulement à l’échelle locale, mais sur l’ensemble de la planète. Il faudra également démanteler le gigantesque appareil de production de déchets qui alimente le désastre climatique : l’industrie de l’armement, la publicité, la finance, etc.
Comme nous l’avons montré dans un précédent article,(7) les marxistes, de Bebel à Bordiga, ont également parlé de surmonter la course folle alimentée par le processus d’accumulation, de ralentir le rythme effréné de la vie sous le capital. Mais nous ne parlons pas de « décroissance » pour deux raisons : premièrement, parce que le communisme est la base d’un véritable « développement des forces productives » d’une qualité entièrement nouvelle, compatible avec les besoins réels de l’humanité et son lien avec la nature. Ensuite, parce que parler de décroissance dans le cadre du système existant (et le prétendu « communisme » de Saito n’y échappe pas) peut facilement servir de justification à l’austérité administrée par l’État bourgeois, deux raisons pour la classe ouvrière de cesser ses luttes « égoïstes » contre les réductions de salaires ou d’emplois et de s’habituer à réduire encore plus drastiquement sa consommation.
Amos, avril 2024
1) Voir notre « Rapport sur la décomposition [317] », Revue internationale n° 170 (2023).
2) Moins, c’est plus : Comment la décroissance sauvera le monde (2020).
3) Cependant, la critique de Hickel sur le New Deal vert ne va pas très loin. Pour lui, le New Deal des années 1930 encourageait la croissance « afin d’améliorer les moyens de subsistance des gens et d’obtenir des résultats sociaux progressistes […] les premiers gouvernements progressistes ont traité la croissance comme une valeur d’usage ». En réalité, l’objectif du New Deal était de sauver l’économie capitaliste et de préparer la guerre.
4) Par exemple, L’écologie de Marx : Matérialisme et nature (2000).
5) Saito emprunte ce terme à Althusser, un apologiste très sophistiqué du stalinisme, qui l’a appliqué à ce qu’il considérait comme le passage du Marx jeune et idéaliste des Manuscrits de 1844 au scientifique pur et dur du Capital. Nous avons critiqué cette idée dans l’article suivant : « L’étude du Capital et les fondements du communisme [358] », Revue internationale n° 75. Si rupture il y a eu, elle a eu lieu lorsque Marx a rompu avec la démocratie radicale et s’est identifié au prolétariat en tant que porteur du communisme, vers 1843-1844.
6) Voir « Marx de la maturité : communisme du passé, communisme de l’avenir [359] », Revue internationale n° 81.
7) Voir « Le programme communiste dans la phase de décomposition du capitalisme : Bordiga et la grande ville [360] », Revue internationale n° 166 (2022).
Guerres, terrorisme, pandémies, dérèglement climatique, précarité généralisée, famines… Pas un jour ne passe sans une nouvelle catastrophe, sans un nouveau massacre ! Toutes les régions du monde, même au sein des pays les plus puissants, sont touchées par cet immense chaos planétaire. La bourgeoisie n’a pas de solution à la crise historique de son système, elle ne peut plus qu’entraîner l’humanité dans sa course folle de guerres et de destructions. Outre la tragédie des conflits guerriers toujours plus sanglants qu’elles alimentent et attisent de par le monde, les grandes puissances sont elles-mêmes affectées par des soubresauts politiques de plus en plus brutaux.
À cet égard, la situation aux États-Unis est emblématique : si Trump est une caricature d’égocentrisme et d’irresponsabilité, faisant ouvertement valoir ses petits intérêts de clique au détriment de ceux du capital national, toute la bourgeoisie américaine, y compris ses fractions les plus « responsables », est touchée par une épidémie du chacun pour soi à travers laquelle les différents partis de la classe dominante parviennent de moins en moins à coopérer. La tentative d’assassinat du candidat Républicain et la façon dont Joe Biden, président gâteux, s’est accroché désespérément à sa candidature en compromettant gravement la victoire de son camp, sont des symboles éclatants de cette tendance au délitement et au chaos au sein même de l’appareil d’État, censé garantir la cohésion de la société.
L’incapacité des factions dominantes de la bourgeoisie américaine de disqualifier jusqu’à présent Trump, malgré de nombreuses tentatives sur le plan judiciaire ou financier, n’ont fait qu’exacerber les tensions entre les différents camps politiques avec, notamment, l’intensification de l’esprit revanchard des partisans trumpistes ou le battage médiatique assourdissant autour du « danger » que représenterait Trump et sa clique pour la « démocratie américaine ».
Chaque camp se retrouve chauffé à blanc, d’autant que, depuis la démission forcée de Biden et malgré les craintes d’une implosion du camp démocrate, Kamala Harris a fait l’objet d’un soutien massif qui lui a permis d’être rapidement au coude-à-coude avec Trump dans les sondages. Le caractère indécis des résultats accentue la violence des confrontations et les difficultés à maîtriser le jeu électoral.
Les institutions de l’État américain se trouvent ainsi malmenées par une importante déstabilisation qui ne peut rester, du fait de la place des États-Unis dans l’arène impérialiste mondiale, sans conséquences sur l’ensemble de la planète. L’issue de cette confrontation entre Démocrates et Républicains ne cesse d’inquiéter les chancelleries du monde entier qui ne savent plus sur quel pied danser. Cette élection est aussi l’objet de vives inquiétudes sur le cours des conflits militaires, notamment en Ukraine ou au Moyen-Orient.
Mais au-delà des résultats immédiats de novembre, le niveau de tensions au sein de la bourgeoisie de la superpuissance américaine ne va pas s’améliorer et ne peut que déstabiliser davantage l’ensemble des rapports entre toutes les puissances impérialistes de la planète.
Si la situation politique aux États-Unis a un impact majeur sur tous les continents, celle-ci est cependant loin d’être un cas isolé. Elle se situe, au contraire, dans le prolongement de la vague populiste mondiale, pur produit de la décomposition du système capitaliste, où triomphent les conceptions bourgeoises les plus rétrogrades, clivantes et irrationnelles. La montée du populisme en Europe s’est largement confirmée lors des élections européennes, accélérant le processus de déstabilisation du « vieux continent » qui ne pourra que s’amplifier dans le futur.
Mais la vague populiste n’est que la forme la plus spectaculaire d’un processus bien plus large de délitement et de chaos croissant au sein des bourgeoisies européennes. En France, la dissolution de l’Assemblée nationale a conduit à une situation politique de moins en moins contrôlable. Le mariage forcé du couple franco-allemand bat de l’aile et le chancelier Scholz est lui-même affaibli politiquement par la forte poussée de l’AfD, en particulier à l’Est du pays. En Grande-Bretagne, le Parti conservateur s’est effondré et le Reform party populiste de Farage a réalisé une percée électorale inédite, tandis que les émeutes menées par des groupuscules d’extrême droite donnent lieu à des contre-manifestations qui traduisent une situation, elle aussi de plus en plus polarisée et chaotique. La déstabilisation et la fragilisation des États européens commencent d’ores et déjà à avoir des conséquences sur la situation mondiale, notamment sur le front ukrainien et en Europe de l’Est comme dans le chaos inextricable de l’Afrique subsaharienne.
La classe ouvrière est confrontée à l’enfoncement du capitalisme dans la crise économique, au chômage, à la précarité, aux coupes budgétaires et à une inflation non jugulée. Dans ce contexte fortement dégradé, les États sont obligés, face aux tensions et confrontations impérialistes tous azimuts, d’accroître les dépenses militaires déjà colossales qui ne peuvent que creuser les dettes et multiplier les coupes budgétaires comme les attaques.
Face à l’austérité, le prolétariat a déjà commencé à répondre partout dans le monde, comme ce fut le cas dans les vastes luttes en Grande-Bretagne de juin 2022 au printemps 2023, lors du mouvement en France contre la réforme des retraites en 2023 ou lors des grèves aux États-Unis dans la fonction publique en Californie ou dans l’automobile en 2023. Aujourd’hui encore, les mobilisations sont nombreuses : grèves des cheminots au Canada durant l’été, grèves massive chez Samsung en Corée du Sud, menace de débrayages massifs dans le secteur de l’automobile et de l’aviation aux États-Unis...
Le sentiment d’appartenir à une même classe, victime des mêmes attaques et devant se battre unie et solidaire commence peu à peu à se développer. Mais cette rupture, après des décennies d’atonie, reste marquée par des fragilités et des questions sans réponse. Comment échapper au corporatisme dans lequel nous enferment les syndicats ? Comment lutter pour ne pas rester impuissants ? Quelle société voulons-nous ?
La décomposition de la société bourgeoise et la déstabilisation des appareils politiques de la bourgeoisie ne constituent, actuellement, en rien un avantage pour le combat de la classe ouvrière. La bourgeoisie cherche à instrumentaliser tous les phénomènes et miasmes de la décomposition pour les exploiter idéologiquement et les retourner contre le prolétariat. Elle le fait déjà massivement avec les guerres en tentant de pousser les prolétaires à choisir un camp impérialiste contre un autre, comme on a pu le voir avec le conflit en Ukraine mais surtout dans la guerre à Gaza avec des manifestations pro-palestiniennes destinées à détourner le dégoût des massacres sur le terrain du nationalisme. Elle le fait aussi avec la montée du populisme et la déstabilisation de son appareil politique à travers une vaste propagande en faveur de la démocratie bourgeoise.
Les partis de gauche sont particulièrement efficaces dans ce domaine, ne cessant d’appeler à barrer la route au populisme dans les urnes, à revitaliser les institutions « démocratiques » contre la « lente fascisation de la droite », en promettant monts et merveilles une fois au pouvoir. En France, c’est le cas du Nouveau Front populaire qui s’insurge face au refus du Président Macron de nommer sa candidate Lucie Castets à Matignon et fustige ce « déni de démocratie ». Une partie de la gauche autour de La France insoumise et des écologistes ont d’ailleurs organisé « une riposte », le 7 septembre, pour occuper les rues et empêcher la classe ouvrière de lutter contre les attaques économiques et la barbarie capitaliste. Aux États-Unis, Kamala Harris, par son « empathie » et sa politique privilégiant la « proximité », chasse efficacement sur les terres de Trump et parvient à séduire un large auditoire féminin et un jeune électorat. Cette relance de la campagne idéologique en faveur de la démocratie, qui suscite un relatif succès, tente de détourner là aussi le prolétariat de la lutte.
La classe ouvrière doit rejeter en bloc ces campagnes idéologiques qui ne visent ni plus ni moins qu’à la réduire à l’impuissance, à la rabattre vers la défense de l’État « démocratique » bourgeois et le carcan nationaliste. Elle doit se méfier de cette idéologie et surtout de ses versions antifascistes, comme celles qui se sont déployées en Grande-Bretagne, à l’occasion des émeutes d’extrême droite, lors de manifestations où s’est particulièrement exprimé le faux radicalisme des gauchistes, notamment des trotskistes, toujours enclins à dénaturer le marxisme et l’histoire du mouvement ouvrier pour mieux rabattre le prolétariat sur le terrain de la bourgeoisie, sur celui du soutien aux « guerres justes » ou du « vote pour le changement ».
WH, 8 septembre 2024
Depuis la publication de cet article, les événements récents, et en particulier les développements au Moyen-Orient, confirment clairement que nous assistons à une escalade croissante de la guerre entre Israël et le Hezbollah au Liban. La guerre s’est déjà étendue au Yémen avec les frappes israéliennes contre les ports tenus par les Houthis et à la Syrie avec une attaque sur Damas. L’offensive israélienne contre le Hezbollah a débuté par une opération ultra-sophistiquée et pourtant totalement barbare au cœur de Beyrouth, faisant exploser simultanément près de 500 téléavertisseurs piratés. Elle a été suivie d’intenses bombardements aériens, tuant des centaines de personnes, dont de nombreux enfants, blessant plus de 1 800 civils au 26 septembre et forçant jusqu’à un million de personnes à fuir leurs foyers. Les rapports indiquent que 100 000 d’entre eux ont cherché refuge en Syrie, qui compte déjà de nombreux camps de réfugiés où les approvisionnements de base sont pratiquement inexistants.
Le 27 septembre, nouveau coup porté par l’État israélien : l’assassinat du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Ces coups portés contre le Hezbollah profitent clairement au régime de Netanyahou, qui peut se vanter de « victoires » définitives, contrairement au bourbier meurtrier de Gaza. Pendant ce temps, une offensive terrestre israélienne dans le sud du Liban a déjà commencé, avec des raids commandos sur les bases du Hezbollah, soutenus par la puissance aérienne. L’offensive israélienne a privé le Hezbollah d’une partie considérable de sa direction actuelle, mais c’est une illusion totale de penser que l’on peut éliminer le terrorisme en supprimant quelques commandants. La guerre au Liban n’aura pas une issue rapide et facile pour Israël, comme il l’a déjà découvert en 2006.
Le Hezbollah a juré de se venger et continue d’appeler à la destruction d’Israël, tandis que Téhéran lance à son tour une pluie de missiles balistiques sur Tel-Aviv et Jérusalem en représailles, ce qui va une nouvelle fois provoquer une escalade dans la réponse israélienne. Les deux parties profitent de l’attention portée actuellement aux prochaines élections américaines, de leur issue incertaine et de la proximité de cette échéance, pour intensifier leur politique de provocation, faisant la sourde oreille aux injonctions des États-Unis et de l’Union européenne qui ont appelé à un cessez-le-feu immédiat. Les pouvoirs locaux se précipitent pêle-mêle dans une situation militaire de plus en plus irrationnelle qui menace d’incendier toute la région.
Le conflit révèle aussi la position contradictoire des États-Unis, qui continuent d’inonder Israël d’armes et de fournir des renseignements pour certaines de ses attaques, comme lors du raid israélien au Yémen. Washington a intérêt à affaiblir l’Iran et ses alliés dans la région, ce qui serait également un coup dur pour la Russie, puisque l’Iran est l’un de ses principaux fournisseurs d’armes. Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont joué un rôle direct dans la réponse d’Israël à l’attaque de missiles iraniens (renseignements et tirs antimissiles de la flotte américaine en Méditerranée). Mais en même temps, Washington ne veut pas que la situation dans son ensemble devienne incontrôlable ; et le mépris croissant de Netanyahu envers les appels américains est un signe supplémentaire de la diminution de l’autorité américaine à l’échelle mondiale.
La guerre entre la Russie et l’Ukraine s’enlise et s’enracine. Zelensky a récemment prononcé un discours à l’ONU pour tenter de convaincre la « communauté internationale » de soutenir plus efficacement l’Ukraine, en présentant hypocritement un « plan de paix », alors qu’en réalité il admet de manière à peine déguisée qu’il s’agit de faire pression sur Moscou afin de « forcer la Russie à faire la paix » dans les nouvelles conditions imposées par l’Ukraine. Cela n’a fait que provoquer une réaction virulente de la part de Poutine, qui a déclaré qu’« il n’accepterait jamais la paix sous la contrainte » et a réaffirmé que les conditions posées par Moscou pour un cessez-le-feu étaient toujours les mêmes : reconnaissance des régions conquises par la Russie au début de la guerre, et exclure l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Ces conditions sont à leur tour totalement inacceptables pour Kiev. De plus, la Grande-Bretagne a envoyé des missiles longue portée Storm Shadow et semble avoir changé sa position quant à leur utilisation contre des cibles situées sur le territoire russe. Si les États-Unis, l’Allemagne et d’autres pays occidentaux donnaient le feu vert à leur utilisation en Russie, cela constituerait un pas de plus vers l’abîme.
En réponse, Poutine a modifié le protocole d’utilisation des armes nucléaires, qui autorise désormais leur usage « asymétrique » en cas de menace contre des installations cruciales sur le sol russe, même par une puissance non nucléaire. Résultat : la perspective d’une réouverture des négociations entre les deux principaux protagonistes du conflit est une fois de plus enterrée. Sur le terrain en revanche, les combats et les destructions mutuelles non seulement s’intensifient mais menacent une fois de plus de prendre une tournure encore plus dangereuse avec la reprise des bombardements autour des réacteurs nucléaires de la centrale nucléaire de Zaporizhzha, tandis que chaque camp accuse l’autre de jouer avec le feu.
Ces guerres montrent que lorsqu’il s’agit de jouer avec le feu, toute la classe dirigeante de ce système barbare est coupable !
En Ukraine et au Moyen-Orient, les tensions meurtrières se sont exacerbées, cet été, dans une escalade destructrice dont l’issue est on ne peut plus claire : il ne sortira jamais rien de profitable de ces guerres pour aucun des belligérants.
Aux avancées de l’armée russe à l’Est de l’Ukraine ont répondu de nouvelles incursions, cette fois directement sur le sol russe par l’armée ukrainienne dans la région de Koursk. Un pas supplémentaire a été franchi, menaçant les populations et le monde d’une extension du conflit et d’un affrontement encore plus meurtrier. Tous les belligérants sont aspirés dans une spirale extrêmement dangereuse : ainsi, Zelensky n’attend que de pouvoir frapper la Russie plus en profondeur grâce aux missiles européens et américains qu’il reçoit. Et ceci ne fait qu’alimenter la fuite en avant meurtrière du Kremlin, à l’image des frappes à Poltava ajoutant 55 morts à la liste interminable des victimes. De son côté, la Biélorussie demeure toujours une force susceptible de participer activement au conflit : avec le raid ukrainien sur Koursk, cette possibilité s’est accrue. À la frontière commune de la Biélorussie et de l’Ukraine, le gouvernement Loukachenko a, en effet, placé un tiers de son armée et ses exercices militaires de juin ont rappelé qu’il dispose d’armes nucléaires russes sur son territoire. Le risque d’extension de la spirale guerrière est aussi présent en Pologne, qui a une fois de plus exprimé sa préoccupation en maintenant ses troupes en alerte. Bien que l’OTAN, dont la Pologne est membre, ait officiellement refusé d’envoyer des troupes, le Premier ministre polonais, Donald Tusk, a évoqué, fin mars, une « époque d’avant-guerre ».
Au Moyen-Orient, aux ignominies quotidiennes à Gaza se sont ajoutées l’offensive de l’armée israélienne en Cisjordanie et son intervention au sud-Liban, dans une fuite en avant totalement irrationnelle. L’assassinat provocateur du chef du Hamas à Téhéran n’a abouti qu’à son remplacement par un nouveau leader encore plus extrémiste et sanguinair, allumant une mèche de plus dans la poudrière régionale. Tout cela a bien entendu offert de nouveaux prétextes à l’Iran et ses alliés pour s’impliquer davantage dans le conflit, multiplier les crimes et les provocations.
Alors que les hypocrites pourparlers pour un cessez-le-feu se tenaient à Doha durant la mi-août, les massacres et les destructions se poursuivaient avec plus d’intensité. Netanyahou ne cesse de torpiller toute tentative d’ouverture diplomatique pour mieux renforcer sa politique de terre brûlée, entassant les cadavres pour tenter de sauver sa peau. Chaque camp n’a fait qu’accentuer les carnages en vue de peser sur les négociations.
Netanyahou comme le Hamas, aussi bien Poutine et Zelensky que les puissances impérialistes qui les soutiennent activement, tous ces vautours impérialistes s’enfoncent dans une logique inépuisable de confrontations sans fin toujours plus destructrices. Cela confirme pleinement que la spirale guerrière du capitalisme en pleine déliquescence a perdu toute rationalité économique et tend à échapper au contrôle de ses protagonistes directs comme de toutes les puissances impérialistes impliquées.
À la fois par leur durée, leur déroulement et l’impasse politique dans laquelle ils s’enfoncent, par leur irrationnalité et la fuite en avant dans des logiques de terre brûlée, ces conflits illustrent le poids énorme de la décomposition du système capitaliste dont l’accélération irréversible menace de plus en plus de destruction l’humanité. Si la guerre mondiale n’est pas à l’ordre du jour, du fait de l’instabilité des alliances et de l’indiscipline généralisée qui caractérisent désormais les relations internationales, l’intensification et l’extension progressive des conflits ne peuvent, à terme, que conduire à toujours plus de destructions et de chaos.
L’inexistence de blocs impérialistes prêts à la guerre mondiale (comme l’ont été le bloc occidental ou le bloc de l’Est pendant la guerre froide) engendre finalement davantage d’instabilité : comme il n’existe plus d’ennemi commun ni de discipline de bloc, chaque État et/ou faction agit à présent exclusivement pour ses propres objectifs, ce qui les amène plus facilement aux affrontements dans une lutte de tous contre tous, entravant l’action des autres, rendant de plus en plus difficile le contrôle de leur politique.
C’est à cause de cette tendance que les États-Unis, tout en maintenant leur soutien à l’OTAN, voient en leur sein les fractions s’entre-déchirer sur la politique à suivre, tant en Ukraine qu’à Gaza. Alors que l’administration Biden propose de maintenir l’aide à ses alliés, les Républicains cherchent à la limiter, gelant dans un premier temps au Congrès 60 milliards de dollars de soutien à l’Ukraine et 14 milliards à Israël, pour finalement céder et accepter de les débloquer. Ces fractures finissent par accentuer la difficulté des États-Unis à imposer leur hégémonie dans le monde. Ils perdent ainsi de plus en plus le contrôle de leur politique et leur autorité sur les protagonistes des conflits.
C’est dans ce cadre que la polarisation croissante entre les deux grandes puissances que sont la Chine et les États-Unis ajoute de l’huile sur le feu. Si la perspective d’une guerre frontale entre ces deux puissances n’est pas envisageable pour le moment, les tensions sont constantes et le risque d’une confrontation régionale à propos de Taïwan ne fait que s’accroître. La Chine continue, en effet, ses exercices militaires à proximité et autour de l’île, poursuit et intensifie, certes avec prudence, ses provocations militaires en mer de Chine et multiplie les intimidations, notamment envers les Philippines et le Japon. Les États-Unis, très préoccupés, haussent le ton et réaffirment un soutien à leurs alliés locaux menacés, tout en multipliant également les provocations. La situation devient de moins en moins contrôlable et de plus en plus imprévisible. Les risques de dérapages vers de nouvelles conflagrations s’accroissent constamment.
Que ce soit directement dans les zones de conflits ou hors des fronts face aux morsures des attaques liées à l’économie de guerre, les prolétaires sont toujours les plus touchés. Dans les zones de guerre, ils sont victimes des bombardements, subissent les restrictions et doivent supporter la terreur, les horreurs et les massacres. Quand ils ne sont pas exploités dans les usines, les mines ou les bureaux, la bourgeoisie les utilise comme chair à canon. En Ukraine, le gouvernement enrôle à sa discrétion n’importe quel homme entre 25 et 60 ans, directement par enlèvement ou avec l’appât d’un salaire plus élevé que celui d’un travail dans le civil. En plus de l’enrôlement obligatoire, la bourgeoisie profite ainsi des conditions misérables des travailleurs pour se payer leur sang et leur vie.
Tout cela n’est possible que grâce à une intense propagande nationaliste, de vastes campagnes idéologiques et un conditionnement planifié par l’État : « La guerre est un meurtre méthodique, organisé, gigantesque. En vue d’un meurtre systématique, chez des hommes normalement constitués, il faut […] produire une ivresse appropriée. C’est depuis toujours la méthode habituelle des belligérants. La bestialité des pensées et des sentiments doit correspondre à la bestialité de la pratique, elle doit la préparer et l’accompagner ». (1) C’est pour cette raison qu’à l’heure actuelle, la classe ouvrière en Ukraine, en Russie ou au Moyen-Orient, n’a pas la capacité de réagir et il lui sera très difficile de le faire face à « l’ivresse » à laquelle elle est soumise.
Il est vrai que le gouvernement de Netanyahou est de plus en plus impopulaire, et la nouvelle de chaque assassinat d’otages israéliens par le Hamas a provoqué d’énormes manifestations, car de plus en plus d’Israéliens reconnaissent que l’objectif déclaré du gouvernement de libérer les otages et de détruire le Hamas sont mutuellement contradictoires. Mais les manifestations, même lorsqu’elles exigent un cessez-le-feu, restent dans les limites du nationalisme et de la démocratie bourgeoise et ne contiennent pas de dynamique vers une réponse prolétarienne à la guerre.
Le prolétariat des pays occidentaux, par son expérience de la lutte des classes, notamment des pièges sophistiqués imposés par la domination bourgeoise, demeure le principal antidote à la spirale destructrice. Par ses luttes contre les effets de l’économie de guerre, tant les coupes budgétaires que l’inflation galopante, il pose les jalons de ses futurs assauts contre le capitalisme.
Tatlin/WH, 5 septembre 2024
En France, la recherche d’un nouveau gouvernement et l’arrivée de Michel Barnier à Matignon a ressemblé à une série Netflix avec rebondissements et dramatisation. Castets, Cazeneuve, Bertrand… derrière les têtes d’affiche de ce mauvais divertissement, la bourgeoisie a déchaîné sa propagande en faveur de la « démocratie » bourgeoise.
Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, il y a deux mois déjà, la fragmentation de l’appareil politique bourgeois en trois blocs rivaux se révèle tous les jours un peu plus incontrôlable, chaque bloc se déchirant d’ailleurs dans des luttes intestines pour faire valoir les intérêts de telle clique ou de tel leader. Avec la montée du populisme et les difficultés pour y faire face, l’instabilité politique de la bourgeoisie française est l’expression concrète de l’aggravation de la décomposition de la société capitaliste sur tous les continents.
Si l’été olympique et son chauvinisme débridé ont pu être mis à profit pour retarder les échéances ministérielles et parlementaires, la réalité a aussitôt repris ses droits : une foire d’empoigne où chacun revendique son droit d’être calife à la place du calife.
Contrer la montée en puissance du Rassemblement national (RN) était un objectif prioritaire de la bourgeoisie depuis 2017 avec l’élection de Macron. Rien n’y a fait. Le résultat des dernières élections européennes, étape majeure pour la potentielle accession au pouvoir du RN en 2027, a confirmé la progression et l’ancrage du parti de Marine Le Pen.
Mais la dissolution surprise et kamikaze de l’Assemblée nationale, supposée prendre de court la concurrence et particulièrement la fraction populiste, a abouti à offrir un boulevard au RN, bousculant toute la classe politique et amenant certains leaders de droite, comme Ciotti, à aller à la soupe lepéniste. Cette stratégie d’un président apprenti sorcier se la jouant solo est déjà en soi un signe explicite d’une faiblesse de fond dans la vie politique de la bourgeoisie, y compris au plus haut sommet de l’État !
Les reports de voix et la réaction « républicaine » de toute la gauche, extrême gauche comprise, et de la droite libérale, lors des élections législatives, a permis de freiner a minima la vague populiste et ses conséquences chaotiques pour le capital national, empêchant le RN d’empocher une majorité absolue à l’Assemblée. Mais son poids croissant dans la vie politique se confirme et le RN aura de nombreuses cartes en main pour jouer les troubles-fête à l’Assemblée.
Depuis lors, le jeu politique de Macron et ses tergiversations, accompagnées de la spirale médiatique infernale pour la nomination du Premier ministre, se sont enfin terminées avec la nomination de Michel Barnier, membre du parti de droite Les Républicains (LR) et ancien ministre sous François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy... Le penchant du futur gouvernement vers une droite traditionnelle, pourrie jusqu’à la moelle, annonce de prochains soubresauts politiques et une stabilité parlementaire déjà compromise avant même la nomination du nouveau gouvernement.
Mais la bourgeoisie a encore la capacité de retourner ses propres difficultés, sa propre fragilisation contre la classe ouvrière, au nom de la défense de la « démocratie » et des urnes, comme si le terrain électoral était une clé de voûte du rapport de force fondamental entre les classes, comme si la défense de nos conditions de vie et notre avenir en dépendaient…
En réalité, le terrain électoral est un cirque, une mascarade, comme le montre, au passage, la nomination d’un Premier ministre issu d’un camp qui a lamentablement échoué dans les urnes. Quel que soit le résultat, nous avons tout à perdre : notre lucidité sur la réalité de la crise, sur les enjeux, sur le fait que nous sommes une classe exploitée et non les citoyens d’un État exploiteur, perdre notre conscience et notre combativité pour mener une véritable lutte contre la bourgeoisie et son État.
Au sein des forces politiques bourgeoises, ses fractions de gauche sont les plus à même de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, dévoyer notre réflexion et questionnement sur le terrain pourri du parlementarisme, de la défense de la « démocratie » face au danger du populisme, de l’extrême droite ou du « fascisme » et maintenant du « coup de force de Macron ».
Outre la permanence d’une participation aux élections bourgeoises depuis des décennies (1974 pour Lutte Ouvrière par exemple), la gauche persiste et signe dans son travail de sape de la conscience ouvrière, y compris pendant les luttes ! Au moment de la lutte contre la réforme des retraites, l’ex-NUPES avait tout fait pour que le mouvement social cherche à faire pression sur le parlement, contribuant à renforcer la stérilisation syndicale des journées d’action et s’opposant de fait à l’extension et à l’auto-organisation de la lutte, seules à même de créer un véritable rapport de force avec la classe dominante. C’est encore le cas aujourd’hui avec l’alliance du Nouveau Front populaire (NFP), s’estimant grand gagnant des élections législatives et clamant qu’avec lui aux commandes, cette fameuse réforme des retraites serait abrogée, les salaires revalorisés, la fonction publique (enseignement, santé...) refinancée. En clair, avec la gauche au pouvoir, demain on rase gratis !
Mais la gauche au pouvoir, la classe ouvrière l’a déjà expérimentée dans sa chair : cette gauche devait « changer la vie » en 1981 avec Mitterrand au pouvoir. Ce fut surtout le « tournant de la rigueur » dès 1983 et les attaques contre nos conditions de vie, en employant sans état d’âme, ses forces de l’ordre « démocratiques ». Rebelote en 2012 avec François Hollande au pouvoir : loi « Travail », chômage, hausse des impôts, opérations militaires à répétition…
Plus récemment, d’autres expériences de la gauche prétendument radicale au pouvoir ont vu le jour. Le mouvement Siriza en Grèce promettait début 2015 « d’en finir avec l’austérité » et de rejeter le mémorandum des créanciers de la BCE… Il le signe dès juillet 2015 et l’austérité est alors menée par une « gauche réaliste qui n’a pas le choix », imposant sa poigne de fer avec des sanglots dans la voix…
En Espagne, le parti Podemos en 2014 se proposait aussi de monter « à l’assaut du ciel » en reprenant la formule de Marx au moment de la Commune de Paris, et d’être dans la continuité de la lutte des Indignés de 2011 : lutte contre la corruption, demandes de transparence, fin des politiques d’austérité... Là encore, l’échec patent du miroir aux alouettes serait le fruit d’un « tsunami réactionnaire » en Europe et des campagnes menées par la « droite médiatique ».
Pourtant, à chaque fois, la classe ouvrière est appelée à faire confiance à de « nouvelles gauches », ayant fait mea culpa, plus radicales les unes que les autres, appelée à les suivre sur le terrain électoral, anti-populiste ou même antifasciste. Tout cela pour mieux lui faire oublier ses propres luttes, son histoire, son expérience, lui faire oublier sa combativité, dévoyer sa réflexion pour une véritable prise en main de la solidarité, de l’extension de la lutte à d’autres secteurs, de ses assemblées générales ouvertes et souveraines.
L’objectif majeur du NFP, face à « l’autoritarisme de Macron », son « déni démocratique », est d’appeler tous les jeunes, tous les exploités, à la mobilisation démocratique pour imposer le résultat des urnes, le respect du « choix » des électeurs, appeler même à la destitution du Président, soutenir et imposer le travail parlementaire du NFP qui pourrait alors obtenir ce que les luttes n’ont pas pu. La pseudo-radicalité de la fraction LFI, les propositions d’un SMIC à 1 600 €, d’une abrogation de la réforme des retraites, d’une augmentation des dépenses publiques ne peuvent agir que comme repoussoir aux yeux de toutes les fractions bourgeoises, cristalliser des motions de censure à répétition de tous les autres concurrents politiques. La gauche le sait et se conforte dans ce jeu oppositionnel et radical particulièrement efficace pour maintenir la classe ouvrière dans les illusions électorales et la seule perspective de « dégager Macron », éjectant d’emblée toute remise en cause globale d’un système social putride, le capitalisme mondial ! Les cris d’orfraie de la gauche ont de fait permis l’élection de Macron par deux fois, permis d’assurer les bons reports de vote pour la droite et les macronistes aux dernières élections législatives.
Le populisme est stigmatisé par la gauche, pour mieux pousser la classe ouvrière à légitimer les institutions démocratiques bourgeoises et son jeu d’opposition ou d’appui à telle ou telle fraction bourgeoise.
À ce titre, la bourgeoisie peut à nouveau compter sur les partis gauchistes, trotskistes en tête, qui se sont encore partagés le sale boulot :
– le NPA-Anticapitaliste participant directement au NFP aux côtés du PS et des écologistes, appelait à se battre contre « la république autoritaire de Macron » et le « fascisme ».
– Plus subtilement, Révolution Permanente, LO et consorts dénoncent le « réformisme » de la gauche et des syndicats, rejettent la perspective d’un bloc électoral… pour mieux légitimer ce même objectif démocratique « en exigeant la suppression d’institutions réactionnaires comme la Présidence de la République et le Sénat, dans la perspective d’une République ouvrière et d’un gouvernement de ceux qui n’ont vraiment jamais été au pouvoir et pourraient transformer la société, les travailleuses et travailleurs ».
Face à ces campagnes et les confrontations démocratiques qui vont inéluctablement se poursuivre sur fond d’escarmouches ministérielles et parlementaires, l’aggravation de la crise économique et l’annonce de mesures d’austérité drastiques que devront assumer un ou de multiples gouvernements, pour les mois à venir, vont frapper de plein fouet la classe ouvrière qui devra réagir.
Stopio, 7 septembre 2024
Fin juillet, nous avons organisé une réunion publique internationale en ligne pour discuter du thème : « Les élections en Amérique, en Grande-Bretagne et en France : la gauche du capital ne peut pas sauver ce système moribond ».
Nous avions constaté dans les différentes réunions publiques, permanences, courriers, e-mails, l’inquiétude que pouvait provoquer l’avalanche de signes de montée du populisme, de la poussée de ces formations, lors des élections européennes, particulièrement en France et en Allemagne, jusqu’au coup de pouce électoral qu’a constitué l’attentat contre Trump aux États-Unis. Il était donc important d’inciter au débat sur ce phénomène pour en comprendre le sens et combattre l’exploitation idéologique qu’en fait la bourgeoisie.
Nous avons déjà publié différents articles pour présenter notre analyse du phénomène de développement du populisme et pour dénoncer les campagnes idéologiques de la bourgeoisie tentant de retourner les effets de sa propre putréfaction contre la classe ouvrière, pour que les doutes sur nos analyses, les critiques ou les suggestions puissent s’exprimer, susciter une réflexion afin d’alimenter une confrontation qui permette d’aboutir au maximum de clarté. L’accueil réservé à notre proposition a été très positif, avec la participation de camarades de différents pays, parlant différentes langues (le CCI a assuré la traduction des interventions en anglais, français, espagnol et italien). Bref, un débat international vivant s’est développé sur l’un des nombreux problèmes auxquels est confrontée la classe ouvrière mondiale, témoignant de la validité de notre initiative.
Dans notre présentation, nous avions proposé trois axes liés aux questionnements de nos contacts :
– Que signifie la montée du populisme ?
– Quel impact la montée du populisme peut-elle avoir sur la classe ouvrière, notamment à travers les campagnes démocratiques avec lesquelles la gauche du capital nous appelle à le combattre ?
– Quelles sont les responsabilités des révolutionnaires ?
Le débat s’est concentré surtout sur les deux premiers axes. Au début de la discussion, plusieurs interventions tendaient à voir le populisme comme une « manœuvre délibérée », une sorte de « stratégie préméditée de la bourgeoisie toute entière pour infliger une défaite idéologique à la classe ouvrière ». Les interventions d’autres camarades ainsi que celles du CCI n’ont pas partagé ce point de vue et ont cherché à favoriser la clarification de ce débat à travers différents arguments : « même si la montée du populisme n’est pas une stratégie planifiée par la bourgeoisie, cela ne signifie pas que la classe dirigeante ne soit pas capable de retourner les effets de sa propre pourriture et de sa décomposition contre le prolétariat ».
La montée du populisme n’exprime pas la capacité de la bourgeoisie à pouvoir orienter la société vers sa « solution organique à la décadence capitaliste », c’est-à-dire de déclencher une guerre mondiale. Un nouveau carnage impérialiste généralisé comme la Première et la Seconde Guerres mondiales, n’est pas aujourd’hui possible du fait de la réalité du chacun pour soi dans les rapports internationaux et au sein même des bourgeoisies nationales, de l’impossibilité qu’a la bourgeoisie de garantir une discipline minimale permettant de constituer des blocs impérialistes. L’exacerbation du chacun pour soi témoigne du fait que la bourgeoisie tend, au contraire, à perdre le contrôle politique sur son propre système qui s’emballe dans une dynamique où le fléau du militarisme s’accompagne de guerres localisées qui s’étendent et deviennent de plus en plus irrationnelles. Tous les protagonistes concurrents se retrouvent perdants et témoignent de leur incapacité à limiter un désastre écologique dont ils sont pleinement conscients mais qu’ils sont incapables de combattre car cela remettrait en cause leur nature capitaliste : la recherche de profits.
Même dans les pays où les bourgeoisies sont les plus « responsables » et les plus expérimentées, leurs différentes factions politiques sont de plus en plus divisées et l’influence croissante du populisme ne propose que des programmes politiques irréalisables ou défavorables au capital national dans son ensemble. Le Brexit en est un exemple éclatant, tout comme la perméabilité des fractions populistes à l’influence d’une puissance impérialiste rivale qu’est la Russie de Poutine : l’AfD en Allemagne, le RN en France et même, dans une moindre mesure parmi les partisans de Trump.
Que le populisme soit un ramassis de valeurs bourgeoises est indéniable. C’est pourquoi des capitalistes très en vue le soutiennent sans vergogne (c’est le cas d’Elon Musk ou de Trump, par exemple). Mais son accession à la tête de l’État ne l’a pas empêché de représenter un handicap pour toutes les fractions de la bourgeoisie. Cela se vérifie dans bon nombre de pays. Par conséquent, les efforts pour le contenir ne sont pas un simple jeu « théâtral » des autres factions bourgeoises pour tromper le prolétariat. Le cordon sanitaire mis en place en Allemagne, la montée en puissance de Macron aux élections présidentielles de 2017 ou le lancement fulgurant de Kamala Harris aux États-Unis dernièrement, démontrent précisément que la bourgeoisie craint de perdre le contrôle de son appareil politique notamment à cause du danger que représente le populisme : une entrave à la défense conséquente des intérêts du capital national.
Certains camarades ont émis des doutes, soulignant que de nombreux ouvriers votent pour des partis populistes. Or, ce qui a été précisé, c’est que le terrain électoral n’est pas le terrain d’expression du prolétariat comme classe. Lors des élections, apparaissent des individus atomisés, mystifiés et isolés devant l’avenir noir qu’annonce la société capitaliste et, dans de nombreux cas, sensibles aux explications « simplistes et biaisées » des politiciens populistes, qui cherchent des boucs émissaires : les immigrés, comme les prétendus « bénéficiaires » de quelques miettes dérisoires de l’État exploiteur, désignés comme responsables de leur misère, de leur précarité, de leur chômage ou de leurs logements insalubres.
Mais si ce parti pris est trompeur et dangereux, celui soutenu par les fractions « démocratiques » et de gauche du capital l’est encore davantage, nous appelant à les soutenir comme seuls remparts contre le populisme, alors qu’ils sont les produits et les défenseurs du même système moribond. En réalité, ce à quoi nous assistons aujourd’hui est un discrédit croissant de ces formations traditionnelles de la bourgeoisie, précisément parce que leurs gouvernements ne peuvent pas arrêter le cours vers la crise, la barbarie et la guerre que nous réserve le capitalisme, puisqu’ils en sont les sinistres acteurs et défenseurs.
Même si tout ce qui est nécessaire à l’argumentation n’a pas pu être développé au cours de la discussion, un débat a émergé pour tenter de distinguer le sens du populisme actuel par rapport au fascisme ou au stalinisme des années 1930, alors que ceux-ci étaient le résultat d’une défaite du prolétariat qui s’était produite auparavant, et dans laquelle les forces de la gauche du capital avaient joué un rôle décisif. La montée actuelle du populisme, au contraire, ne se situe pas du tout dans un contexte de contre-révolution, c’est-à-dire de défaite idéologique et physique du prolétariat. En essayant d’imiter et d’exploiter ce passé tragique, celui de l’arrivée de Léon Blum et du Front populaire au pouvoir, de surfer sur l’image de « victoire » véhiculée depuis lors par la propagande bourgeoise, le Nouveau Front populaire en France n’est qu’une ridicule farce toute aussi bourgeoise que le Front Populaire des années 1930 en France ou en Espagne. Ce qui ne le rend pas pour autant inoffensif. Bien au contraire ! Cette alliance, créée à la hâte, reste dangereuse par sa propagande démocratique en faveur de l’État bourgeois. Le Front populaire était constitué précisément des forces capables d’embrigader et de discipliner la population, notamment le prolétariat, pour l’entraîner vers la guerre impérialiste mondiale. Aujourd’hui, même s’il connaît de grandes difficultés et fragilités, le prolétariat est loin d’être vaincu.
Cette question est l’une de celles qui doit permettre d’avoir une discussion plus approfondie : comment la conscience de classe peut-elle se développer dans le prolétariat ? Quels intérêts l’opposent à la société capitaliste ? Quelle perspective porte la lutte de classe ? Et dans tout cela, quelle est la responsabilité des révolutionnaires ?
Ce débat international a été fructueux et dynamique. Nous comptons bien évidemment poursuivre et développer la discussion sur ces questions à travers nos réunions publiques et nos permanences dans le prolongement de cette réflexion qui, nous en sommes persuadés, au-delà de nos contacts directs, existe plus largement au sein du prolétariat.
CCI, 9 septembre 2024
Suite au meurtre à Southport, le 29 juillet, de trois enfants à l’arme blanche, l’extrême droite a mené une infâme offensive sur les réseaux sociaux. En faisant circuler de fausses informations et des rumeurs, elle a aussitôt instrumentalisé ces crimes ignobles en désignant des boucs émissaires. Sans surprise : les immigrés.
Très rapidement, les attaques racistes se sont multipliées, visant des résidences de demandeurs d’asile et des avocats spécialisés en droit de l’immigration. Des mosquées et des magasins appartenant à des immigrés ont également été saccagés. Les émeutes se sont généralisées dans plus de 35 localités. En Irlande du Nord, des attaques ont aussi été signalées. Même si l’influence idéologique de la Ligue de défense anglaise (officiellement dissoute) était notable, les émeutes n’étaient pas organisées, mais émergeait plutôt de réseaux d’extrême droite sur internet. Il s’agit des pires émeutes depuis 2011 qui révèlent les profondes divisions au sein de la société britannique.
Cette vague d’agressions racistes n’est pas un cas isolé. Ces dernières années, la rhétorique anti-migrants et les crimes de haine se sont répandus de plus en plus au Royaume-Uni. De telles explosions se sont généralisées dans le monde. Des attaques brutales contre les migrants et les réfugiés par des foules composées le plus souvent des couches de la population les plus socialement défavorisées, se produisent aujourd’hui dans de nombreux pays du monde, du Chili au Kirghizistan et de la Suède à l’Inde. Quelques exemples frappants :
– À Chemnitz, en Allemagne, les 26 et 27 août 2018, deux jours de violentes manifestations d’extrême droite ont dégénéré en poursuites contre des personnes soupçonnées d’être des immigrés. Agitant des drapeaux allemands et certains effectuant des saluts nazis, une foule en colère de 8 000 personnes s’est frayée un chemin dans les rues. Chassant en meute, ils s’en prenaient aux passants à la peau foncée et incitaient les « blancs » à participer à la chasse. Cette agression, qui a débuté après le meurtre au couteau d’un Allemand de 35 ans par un migrant Syrien, exprimait une recrudescence de la haine et la propagation d’un esprit de pogrom.
– En Turquie, la nuit du 30 juin 2024 a marqué le début de trois nuits de déferlement de haine et d’attaques racistes contre les réfugiés Syriens et leurs biens. À Kayseri, un véritablement pogrom s’est abattu sur la ville, incendiant les maisons des réfugiés, vandalisant et brûlant les véhicules, pillant et endommageant les magasins, le tout accompagné de slogans anti-réfugiés. Les jours suivants, les attaques se sont étendues à d’autres villes, où les Syriens ont été de nouveau terrorisés. À Antalya, un Syrien de 17 ans a été tué et deux de ses amis ont été grièvement blessés. Le motif des attaques était complètement inventé.
– En septembre 2019, des migrants en Afrique du Sud ont été brutalement attaqués et leurs propriétés détruites dans diverses villes et provinces du pays. Les attaques ont commencé sous la forme d’une manifestation anti-émeute avec des chants exigeant que les étrangers retournent d’où ils viennent. Au cours de la manifestation, la foule a pillé, détruit et incendié les entreprises appartenant à des migrants. Elles ont également attaqué ceux qui tentaient de protéger ou d’empêcher le pillage ou la destruction de leurs magasins. Ces attaques ont entraîné la mort de douze migrants africains et provoqué des milliers de blessés.
L’escalade des attaques contre les migrants, contre les populations arabes ou noires ne se produit pas de manière fortuite : elles sont le résultat d’années de politiques et de propos racistes colportés par les politiciens des partis de droite comme de gauche. La classe dirigeante a toujours joué la carte du racisme quand cela lui convenait. Mais les populistes et l’extrême droite sont toujours l’expression la plus virulente et la plus brutale de la rhétorique anti-migrants, présentant « l’autre » comme une menace pour le bien-être de la population autochtone. Les haines profondes qu’ils alimentent à leur égard trouvent un terrain toujours plus fertile dans une société capitaliste pourrissant sur pied.
Dans cette vision déformée du monde, les migrants sont responsables des souffrances de tous. Cette désignation de bouc émissaire implique un acte de déshumanisation, où les discours d’extrême droite et populistes présentent les réfugiés comme des espèces d’une autre nature. Marine Le Pen, du Rassemblement national, a comparé par exemple l’afflux de réfugiés en Europe à l’invasion des barbares. Laurence Fox, du Reclaim Party, a suggéré que les musulmans sont des envahisseurs. Jarosław Kaczyński, chef du parti polonais Droit et Justice, a averti que les migrants pouvaient apporter toutes sortes de parasites. Donald Trump a déclaré que la plupart des immigrés venant du Mexique sont des violeurs, des trafiquants de drogue et des criminels.
La bourgeoisie utilise les émeutes pour légitimer l’expansion et le renforcement de son appareil répressif. Le chef du syndicat de la police du Royaume-Uni a profité des émeutes pour demander que davantage de pouvoirs soient accordés aux forces de l’ordre. Après les émeutes, le gouvernement britannique a donc annoncé des mesures de maintien de l’ordre pour lutter contre l’extrême droite, notamment la création d’une « armée permanente » de policiers spécialisés pouvant être rapidement déployés dans les zones d’émeutes et de violences d’extrême droite. Mais comme nous l’avons dit dans un article précédent, « Face à la division, notre seul moyen de défense, c’est la lutte de classe ! » : Le renforcement des moyens de répression sera inévitablement utilisé contre les futurs combats de la classe ouvrière.
La montée du discours anti-immigrés est liée au nombre croissant de personnes déplacées fuyant vers les régions sûres du monde ainsi qu’à l’incapacité des bourgeoisies nationales d’organiser leur accueil et leur intégration dans le pays d’arrivée. Mais il est également important de noter que l’État a de plus en plus de difficultés à contrer la fragmentation et l’érosion profonde de la cohésion sociale. Dans de telles conditions, l’insatisfaction s’exprime souvent plus facilement à travers la violence aveugle, servant d’exutoire aux habitants dans les régions les plus touchées par les phénomènes de la décomposition.
Face à cela s’ajoute l’indignation générale provoquée par le traitement inhumain des migrants qui cherche également une issue : manifestations dénonçant la politique raciste des gouvernements et des partis politiques, tentatives des minorités pour défendre les résidences des migrants ou blocus pour empêcher les expulsions.
Mais certaines fractions de la bourgeoisie tentent toujours de transformer cette indignation en défense de la démocratie bourgeoise, prétendument menacée par les organisations d’extrême droite ou fascistes. L’étiquette « fasciste », apposée sur les organisations qui appellent, et dans certains cas dirigent, des attaques à caractère raciste, est destinée à mobiliser la population, y compris les ouvriers, contre le danger que ces groupes représenteraient pour la démocratie. Face à cette « menace fasciste », les partis politiques de la droite modérée jusqu’à l’extrême gauche se retrouvent la plupart du temps d’accord pour mobiliser la population dans le sillage de l’État bourgeois.
Une telle manœuvre a été réalisée début 2024 lors des manifestations en Allemagne en réaction aux organisations Alternative für Deutschland et Mouvement identitaire, qui avaient discuté d’un projet d’expulsion massive de demandeurs d’asile. Appelés par une alliance de mouvements de défense des droits civiques, de syndicats et de partis politiques, et activement soutenus par la plupart des organisations de gauche, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour protester pendant trois week-ends consécutifs, au nom de ce que Olaf Scholz a qualifié d’« attaque contre notre démocratie ».
Ces mobilisations contre le racisme restent des luttes partielles ou « parcellaires », qui « se manifestent essentiellement au niveau des superstructures, leurs revendications se concentrant sur des thématiques qui laissent de côté les fondements de la société capitaliste, même si elles peuvent pointer du doigt le capitalisme comme responsable ». (1)
Lorsqu’il ne s’agit pas ouvertement de quémander des droits démocratiques, les forces politiques de la classe dominante font leur possible pour empêcher les ouvriers de faire le lien nécessaire entre la lutte contre le racisme et toutes les formes de ségrégation ou d’exploitation particulières (contre les femmes, les homosexuels, etc.) avec le combat historique de la classe ouvrière… ce qui aboutit inéluctablement à se placer sur le terrain des droits démocratiques, à se laisser emporter par l’illusion dangereuse que l’État bourgeois peut apporter une réponse à toutes ces ignominies.
Contrairement à ce que prétendent les groupes de gauche, la lutte antiraciste ne peut jamais être le début d’une lutte contre le système capitaliste. La démocratie n’est qu’une des expressions de la dictature du capital. La lutte pour la démocratie ne résout pas le problème du racisme dans la société et ne fait que conduire à la poursuite de l’exploitation et de la domination capitalistes. Mais la bourgeoisie profite de chaque opportunité pour détourner la classe ouvrière de la lutte sur son propre terrain pour l’entraîner dans une impasse. Il s’agit d’une manœuvre délibérée, comme ce fut le cas avec les mobilisations du début de l’année en Allemagne, pour détourner les travailleurs de la lutte des classes, seul terrain où peut s’exprimer une réelle solidarité avec les damnés de la terre.
La classe ouvrière britannique a une histoire riche. Elle était à l’origine du mouvement ouvrier international et luttait pour l’unité internationale de tous les travailleurs, quelle que soit leur origine.
– Le 31 décembre 1862, des milliers de travailleurs se rassemblèrent à Manchester et furent les premiers à exprimer leur sympathie pour les États du Nord des États-Unis et à appeler Lincoln à abolir l’esclavage.
– En 2022-2023, les travailleurs de toutes couleurs, religions et ethnies se sont battus ensemble pour défendre leurs conditions de vie contre la crise du coût de la vie.
– En août de cette année, alors que près de 20 % du personnel du NHS est d’origine étrangère, des expressions de solidarité se sont manifestées avec les travailleurs de la santé immigrés, qui étaient les plus vulnérables dans l’exercice de leurs fonctions.
Ce sont des luttes comme celles-ci qui contiennent la clé pour vaincre le racisme et toutes les autres divisions venimeuses de la société.
Dennis, 5 septembre 2024
1) « Rapport sur la lutte des classes internationale pour le 24e congrès du CCI », Revue internationale n° 167 (2021).
Nous publions, ci-dessous, un extrait de la contribution d’une camarade qui a participé à la réunion publique internationale organisée par le CCI en juillet. Nous tenons tout d’abord à saluer la démarche très sérieuse et l’état d’esprit combatif de la camarade C. qui cherche à tirer un premier bilan des débats en exprimant quels arguments ont su renforcer et faire évoluer son point de vue, tout en enrichissant encore la réflexion qu’a suscitée la discussion. En cela, la camarade s’inscrit pleinement, et avec responsabilité, dans le cadre d’un débat prolétarien qui a pour objectif la clarté des buts historiques et des moyens de la lutte du prolétariat.
Dans la partie de sa contribution que nous publions, la camarade manifeste son souci de la clarté politique en s’appuyant sur la méthode historique du marxisme pour expliquer la différence entre le Front populaire de 1936 et le Nouveau Front populaire de 2024. Elle montre ainsi, non seulement la nature bourgeoise de ces deux coalitions de gauche dans un contexte différent, mais aussi toute la mystification démocratiste qui se cache derrière l’évocation de Léon Blum par la gauche aujourd’hui.
CCI, 5 septembre 2024
J’aimerais réagir à la réunion publique de cet après-midi sur les élections. Déjà j’aimerais vous remercier pour la tenue de cette discussion. Je me doutais bien que nous n’aurions pas le temps d’aborder tous les sujets proposés, ce qui est dommage, mais la discussion fut tout de même très intéressante. Le caractère international de la réunion, avec des camarades de pleins de pays différents, offrant des perspectives différentes fut très enrichissante, et j’espère que malgré les problèmes et la difficulté de tenir des réunions dans de multiples langues, que le CCI sera en mesure d’organiser d’autres réunions de ce type […].
Le deuxième point que j’aimerais aborder, et que malheureusement je n’ai pas pu aborder lors de la discussion, c’est le rôle des fronts populaires, et notamment l’analyse qu’en fait la TCI. (1) Je n’ai pas eu l’occasion d’approfondir la position de la TCI, donc je ne peux que me référer à ce que la camarade P. a dit, c’est-à-dire que la TCI effectue un parallèle entre le NFP et le Front populaire de Léon Blum en 36. La TCI affirme que le rôle des Fronts populaires est d’entraîner la classe ouvrière dans l’engrenage de la guerre impérialiste mondiale. Il s’agit d’un parallèle fallacieux et vide de substance, mais peu étonnant lorsqu’on écarte le cadre de la décomposition. Le sujet a malheureusement été assez peu développé, en relisant la discussion, je constate qu’il y a eu très peu d’interventions sur ce sujet.
Pour comprendre en quoi la situation diffère, il faut effectuer une comparaison de la situation actuelle avec celle de 36 et l’élection du Front populaire. En 1936, la classe ouvrière venait de subir une défaite très importante. Cette défaite a laissé le champ libre à la bourgeoisie de poursuivre et imposer toutes ses ambitions, ce qui à terme, a donné lieu au massacre de la Deuxième Guerre mondiale. Le Front populaire à cette époque, était la manifestation de la faiblesse et de la défaite du prolétariat qui n’avait d’autre choix que de se ranger derrière la bourgeoisie, et de se laisser embrigader par toutes les idéologies bourgeoises comme l’antifascisme.
Aujourd’hui, la situation est radicalement différente, le prolétariat ne vient pas de subir une défaite, au contraire, il commence justement à se remettre de sa précédente défaite, et de la période de contre-révolution, comme en témoignent les mouvements à l’internationale ces dernières années qui ont bien plus d’ampleur que ceux des décennies précédentes. Comme vu précédemment, si le populisme constitue une menace pour la bourgeoisie, il a tout de même cet avantage qu’il permet d’être utilisé pour mobiliser la classe ouvrière sur le champ parlementaire. En ce sens, la gauche s’est placée à l’avant-garde de la défense de la démocratie, se présentant comme seule alternative au populisme. Mais même en se présentant ainsi, après des décennies de déception, de mensonge, et d’attaques dès qu’elle arrive au pouvoir, la gauche reste relativement décrédibilisée.
C’est pour cela que pour essayer de convaincre et de mobiliser, elle présente un programme de plus en plus irréaliste. Je pense par exemple au SMIC à 1600€ présenté par le NFP en France. Un autre indice, c’est le manque d’unicité au sein du NFP, contrairement au Front Populaire des années 30, celui-ci à peine arrivé au pouvoir que le NFP est déjà en train de se dissoudre du fait de son hétérogénéité et de son incohérence politique. Ces quelques éléments/pistes montrent bien que la situation est incomparable à celle des années 30, et qu’en faisant un tel parallèle, la TCI ne peut que se tromper totalement dans son analyse.
Quant à la gauche, il est de mon avis que de faire appel à la mémoire du Front Populaire dans le contexte actuel, alors qu’elle est incapable de ne serait-ce que mobiliser et obtenir l’approbation des ouvriers est une erreur gravissime pour elle et que cela risque de lui coûter très cher sur le long terme en étant un gros facteur de décrédibilisation […].
C.
1) Tendance communiste internationaliste, organisation issue de la Gauche communiste (NdR).
C’est avec une profonde tristesse que nous informons nos sympathisants et lecteurs du décès, à l’âge de 74 ans, de notre camarade Enrique. Sa mort inattendue a mis un terme soudain à plus de cinquante ans de dévouement et de contribution à la lutte du prolétariat. Ses camarades et amis ont bien sûr subi un choc très douloureux. Pour notre organisation, pour toute la tradition et le présent de la Gauche communiste, c’est une perte considérable que nous devrons tous affronter ensemble.
Parler de la trajectoire militante d’un camarade comme Enrique évoque pour nous tous qui l’avons connu, au niveau personnel et politique, des milliers de souvenirs de son enthousiasme, de sa solidarité et de sa camaraderie. Son sens de l’humour était contagieux, non pas celui du cynisme incrédule si courant chez les soi-disant « intellectuels » et « critiques », mais plutôt l’énergie et la vitalité de quelqu’un qui nous encourage à nous battre, à donner le meilleur de nous-mêmes dans la lutte pour la libération de l’humanité et pour qui, comme pour Marx, « lutter correspond à l’idée qu’il se faisait de la recherche du bonheur ». C’est pour cette raison qu’il s’est montré patient et compréhensif dans les discussions, sachant comprendre les préoccupations qui persistaient chez ceux qui n’étaient pas d’accord avec ce qu’il défendait. Mais il a aussi fait preuve de fermeté dans ses arguments. C’était, comme il le disait, sa façon d’être honnête dans une lutte pour la clarification qui profite à l’ensemble de la classe ouvrière. Et même s’il possédait une énorme capacité théorique et créative pour rédiger des articles et des contributions aux discussions, Enrique n’était pas ce qu’on appelle un « théoricien ». Il participait avec enthousiasme aux interventions pour les ventes, distributions de tracts dans les manifestations, rassemblements, etc.
Il faisait partie d’une génération éduquée pour occuper des postes de l’État démocratique et prendre la relève des vieux schnocks du franquisme ; d’où sont sortis les Felipe González, Guerra, Albors, etc. Il avait plus que suffisamment de qualités politiques, intellectuelles et personnelles pour « faire carrière » misérablement dans l’État comme d’autres l’ont fait. Mais dès le début, il s’est rangé du côté de la classe ouvrière dans sa lutte contre l’État bourgeois pour la perspective du communisme.
Enrique a été l’un des nombreux jeunes travailleurs poussés à la lutte ouvrière par les nombreuses grèves survenues en Espagne à la fin des années 1960 et au début des années 1970, et qui étaient en réalité l’expression du surgissement international de la lutte des classes qui a mis fin à la contre-révolution après la Seconde Guerre mondiale. Ce fut l’une des premières raisons pour lesquelles Enrique rompit avec l’enchevêtrement des groupes gauchistes de tous bords qui abondaient à cette époque. Tandis que ceux-ci présentaient les luttes ouvrières des Asturies, de Vigo, Pampelune, Bajo Llobregat, Vitoria, etc., comme des expressions d’un combat antifranquiste et qu’ils voulaient les détourner vers la conquête de la « démocratie », Enrique comprit qu’elles faisaient partie d’un mouvement indivisible de luttes (Mai 68, automne chaud italien, cordobazo en Argentine 1969, Pologne 1970…) se confrontant à l’État capitaliste dans sa version « dictatoriale » ou « démocratique » et même « socialiste ». Cette perspective internationaliste de la lutte des classes a été l’une des sources de l’enthousiasme qui a accompagné Enrique toute sa vie. Alors qu’une grande majorité des militants ouvriers des années 1970 se sont retrouvés démoralisés et frustrés par ce travestissement de la lutte ouvrière en « combat pour les libertés », Enrique a su renforcer sa conviction dans la lutte du prolétariat mondial. Il avait un temps émigré en France, et rien n’était plus stimulant pour lui que d’aller intervenir dans des luttes partout dans le monde (comme il a eu récemment l’occasion de le faire lors de « l’été de la colère » en Grande-Bretagne) ou de participer à des discussions sur les cinq continents avec des camarades s’approchant pour participer à la lutte historique et internationale de la classe ouvrière. Il faisait toujours preuve d’une énergie qui impressionnait les plus jeunes, et qui émanait de sa confiance et de sa conviction dans la perspective historique de la lutte du prolétariat, du communisme.
En raison de son internationalisme authentique et conséquent, Enrique avait fini par rompre avec des organisations qui, sous un discours apparemment plus radical que celui des « réformistes », prônaient que le prolétariat devait prendre parti dans les conflits impérialistes, alors appelés « luttes de libération nationale ». Comme c’est le cas aujourd’hui, par exemple à Gaza, les gauchistes de l’époque appelaient les travailleurs à soutenir les guérilleros du Vietnam, ou ceux d’Amérique latine. Mais ce faux internationalisme était tout le contraire de ce que les révolutionnaires avaient toujours défendu face à la Première et à la Seconde Guerre mondiale. Cette recherche de la continuité avec le véritable internationalisme a conduit Enrique à s’orienter vers la filiation historique de la Gauche communiste.
Il en va de même pour la dénonciation permanente des syndicats comme organes de l’État capitaliste. Dépassant le dégoût résultant du sabotage des luttes par les syndicats partout dans le monde, l’alternative n’était pas « d’être déçu » par la classe ouvrière ou de désavouer ses luttes contre l’exploitation, mais de se réapproprier les apports de la Gauche communiste (italienne, germano-néerlandaise puis française) pour défendre l’auto-organisation des luttes, les assemblées de travailleurs, embryons des conseils ouvriers.
C’est la recherche de cette continuité avec les positions révolutionnaires qui conduisit Enrique à prendre contact avec Révolution Internationale (RI) (1) en France en octobre 1974, après avoir trouvé dans une librairie de la ville de Montpellier (où il travaillait) la publication Accíon Proletaria. (2) Enrique a toujours dit qu’il était surpris par la rapidité avec laquelle Révolution Internationale (section du CCI en France) répondait à sa correspondance et venait discuter avec lui. À partir de ce moment, un processus rigoureux et patient de discussion a eu lieu qui a conduit à la constitution de la section espagnole du CCI en 1976, avec un groupe de jeunes éléments émergeant également des luttes et qu’Enrique lui-même s’efforçait de regrouper et de stimuler en vue de développer chez eux la conviction militante de la nécessité et de la possibilité de la révolution internationale.
Dans cette intervention, Enrique a pu compter sur le soutien et l’orientation de l’organisation révolutionnaire internationale et centralisée qu’était déjà le CCI qui assurait la transmission et donnait une continuité à la lutte historique de la Gauche communiste. Enrique, qui a dû faire presque en solitaire les débuts de son parcours militant, a insisté à maintes reprises sur l’importance de mettre à profit le « trésor », la continuité que représente le Courant communiste international. Il est devenu lui-même un facteur actif et persévérant dans cette transmission de l’héritage révolutionnaire.
Avec l’honnêteté et la capacité critique (y compris l’autocritique) qui l’ont toujours caractérisé, Enrique reconnaissait que cette question de l’organisation d’avant-garde lui était difficile à assimiler. La sous-estimation de la fonction, voire le rejet de la nécessité de l’organisation des révolutionnaires, étaient relativement courants à cette époque parmi les jeunes en quête d’orientation politique, étant donné la « démonstration de force » par un prolétariat très jeune dans les grandes luttes des années 1960 et 1970, et qui faisait que l’activité des organisations révolutionnaires semblait superflue. Cela peut se comprendre en raison des expériences vécues avec la trahison des partis « socialistes », « communistes », trotskystes, etc., qui a laissé des traces, un traumatisme et une méfiance dans la classe ouvrière, aggravés par l’action démoralisante du militantisme aliéné dans le gauchisme des années 1970 et 1980. Enrique a notamment reconnu avoir été influencé par l’anarchisme (3) et avait participé à l’université à un groupe situationniste. Au sein même du CCI, la sous-estimation de la nécessité de l’organisation s’est exprimée par des tendances conseillistes, dont Enrique lui-même était initialement le porte-parole, se traduisant par le refus de combattre de telle tendances, par un centrisme envers le conseillisme. La lutte contre ces tendances a été décisive dans l’évolution d’Enrique sur la question de l’organisation. Il ne s’est pas laissé emporter par la frustration ou le sentiment de désillusion, mais s’est efforcé de comprendre l’indispensable nécessité de l’organisation révolutionnaire et s’est dédié sans compter à la défense de celle-ci, inséparable de la lutte acharnée contre l’opportunisme, contre la pression de l’idéologie de la bourgeoisie dans les rangs de la classe ouvrière.
Enrique a toujours été un polémiste patient, capable d’expliquer l’origine des confusions et des erreurs qui exprimaient une influence idéologique étrangère au prolétariat et en même temps de souligner les apports théoriques et politiques du mouvement ouvrier qui ont aidé à les surmonter. Cet esprit de combat permanent fut une autre de ses contributions, réagissant à chaque erreur, à chaque malentendu, allant au fond des racines, tirant des leçons pour l’avenir.
Ce contre quoi il s’est toujours rebellé, avec énergie et intransigeance, c’est contre la contamination des débats politiques par l’hypocrisie, la duplicité, la calomnie, la dénonciation et les manœuvres, c’est-à-dire par le comportement et la moralité de la classe ennemie, la bourgeoisie. Là aussi, Enrique a toujours constitué un barrage pour la défense de la dignité du prolétariat.
La trajectoire militante de notre camarade Enrique, toute sa contribution, toute cette passion militante, toute cette énergie et cette capacité de travail manifestées tout au long de plus de cinquante ans de lutte constante pour la révolution mondiale ne sont pas seulement des manifestations caractéristiques de la personnalité d’Enrique. Ces traits de caractère correspondent à la nature révolutionnaire de la classe qu’il a servie de manière généreuse et exemplaire. Bilan, la Gauche communiste italienne, qui cherchaient à se démarquer du personnalisme, préconisaient que « chaque militant doit se reconnaître dans l’organisation et qu’à son tour l’organisation doit se reconnaître dans chaque militant ». Enrique représentait l’essence du CCI comme peu d’autres. Tu nous manqueras toujours, camarade, et nous nous efforcerons d’être à la hauteur de ton exemple. Continuons ton combat !
CCI, juin 2024
1) Révolution Internationale est le groupe français qui a poussé à la formation du CCI (qui a été créé en 1975) après le regroupement de plusieurs organisations telles que World Revolution en Grande-Bretagne, Internationalisme en Belgique ou Revoluzione Internazionale en Italie.
2) Acción Proletaria était, avant 1974, la publication d’un groupe de Barcelone que RI avait contacté et qui s’était initialement rapproché des positions de la Gauche communiste. Le groupe a édité les deux premiers numéros de la publication et a fini par se disperser sous le poids du nationalisme et du gauchisme. Par la suite, Acción Proletaria continua à être publiée à Toulouse et des militants de Révolution Internationale la faisaient passer clandestinement en Espagne (toujours sous le franquisme). À partir de 1976, avec la formation d’une section du CCI en Espagne, cette dernière en reprit la publication.
3) Dans les années 1970, l’anarchisme avait un poids important en Espagne. À titre d’exemple, le 2 juillet 1977, 300 000 personnes se sont rendues à Montjuic pour assister à un meeting de Federica Montseny.
Le 5 août 2024, des dizaines d’étudiants applaudissaient sur le toit de la résidence de la Première ministre du Bangladesh en fuite, Sheikh Hasina. Ils y fêtaient la victoire de la lutte qui a duré cinq semaines, coûté la vie à 439 personnes et fini par renverser le gouvernement en place. Mais de quel genre de « victoire » s’agit-il réellement ? Était-ce une victoire du prolétariat ou de la bourgeoisie ? Le groupe trotskiste Internationale communiste révolutionnaire (ICR, ancienne Tendance marxiste internationale) affirme carrément qu’une révolution a eu lieu au Bangladesh et que les manifestations en étaient au point où elles pouvaient « dénoncer l’imposture de la “démocratie” bourgeoise, convoquer un congrès des comités révolutionnaires et prendre le pouvoir au nom des masses révolutionnaires [et] qu’un Bangladesh soviétique serait à l’ordre du jour si tel était le cas ».
L’économie du Bangladesh est en difficulté depuis plusieurs années déjà. La crise économique internationale a eu un impact majeur sur le pays en raison de la hausse des prix de la nourriture et du carburant. L’inflation a atteint près de 9, 86 % début 2024, l’un des taux les plus élevés depuis des décennies. Le chômage touche près de 9, 5 % des 73 millions d’actifs…
La corruption est omniprésente à tous les niveaux de la société bangladaise. Des paiements irréguliers et des pots-de-vin sont fréquemment échangés afin d’obtenir des décisions de justice favorables. Le portail anti-corruption des entreprises a classé la police bangladaise parmi les moins fiables au monde. Des personnes sont menacées et/ou arrêtées par la police dans le seul but de les extorquer...
Pendant des années, la Ligue Awami, le parti « socialiste » de Sheikh Hasina, en collaboration avec la police, a exercé le pouvoir dans les rues en pratiquant l’extorsion, la perception illégale de péages, la « médiation » pour l’accès aux services, sans oublier l’intimidation des opposants politiques et des journalistes. Les pratiques de gangsters de la Bangladesh Chhatra League (BSL), l’aile étudiante de la Ligue Awami, sont notoires : entre 2009 et 2018, ses membres ont tué 129 personnes et en ont blessé des milliers. Lors des manifestations de cette année, ils étaient largement détestés en raison de leurs comportements impitoyables, en particulier envers les femmes. Durant des années, ils ont pu commettre ces crimes en toute impunité, en raison de leurs relations étroites avec la police et la Ligue Awami.
Le gouvernement de Cheikh Hasina, entré en fonction en 2009, s’est rapidement transformé en régime autocratique. Au cours de la dernière décennie, il a établi son emprise exclusive sur les institutions clés du pays, notamment sur la bureaucratie, les agences de sécurité, les autorités électorales et le système judiciaire. Le gouvernement de Sheikh Hasina a systématiquement réduit au silence les autres fractions bourgeoises. Avant les élections de 2024, le gouvernement a arrêté plus de 8 000 dirigeants et partisans du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), parti d’opposition.
Mais la suppression des voix de l’opposition politique, des médias, des syndicats, etc., a rendu très instable les fondations du régime. L’étouffement complet du « débat public », même au Parlement, a contribué à l’érosion encore plus grande des bases du jeu politique et finalement à la perte totale de tout contrôle politique. En 2024, Cheikh Hasina n’était plus confrontée à une simple opposition loyale. La plupart des fractions de la bourgeoisie étaient devenues ses ennemies les plus féroces, prêtes à la mettre en prison pour le reste de sa vie et même à exiger sa mort.
Les manifestations ont eu lieu dans un contexte de chômage massif. Le pays n’a pas de système d’assurance chômage, de sorte que les demandeurs d’emploi ne reçoivent aucune allocation et vivent, par conséquent, dans la plus grande misère. Ce contexte a fait du système de quotas, qui réserve 30 % des emplois de la fonction publique aux descendants des « combattants de la liberté » de la guerre d’indépendance de 1971, une source de colère et de frustration pour tous ceux qui sont confrontés au chômage.
La protestation contre le système de quotas n’est pas nouvelle. Déjà en 2008, 2013 et 2018, des manifestations ont eu lieu. Mais pendant toutes ces années, les protestations sont restées confinées aux seules universités, entièrement centrées sur le système des quotas. L’étroitesse des revendications des étudiants en faveur d’une répartition « équitable » des emplois dans la fonction publique ne pouvait pas constituer une base pour étendre le mouvement à l’ensemble de la classe ouvrière, y compris les chômeurs non scolarisés. Les étudiants ont ignoré l’importance de formuler des revendications unificatrices afin d’étendre la lutte aux travailleurs confrontés au même spectre du chômage.
Et en 2024, les revendications des étudiants n’étaient pas différentes : au lieu d’essayer d’étendre la lutte aux travailleurs, sur la base de revendications ouvrières, ils se sont retrouvés à nouveau piégés dans de violents affrontements avec la police et les bandes politiques. Même lorsque le personnel, les enseignants et autres travailleurs de 35 universités se sont mis en grève, le 1er juillet 2024, contre le nouveau régime de retraite universel, les étudiants n’ont même pas cherché le soutien des 50 000 travailleurs universitaires en lutte. Cette grève a duré deux semaines, mais, fait remarquable, elle a été pratiquement ignorée par les étudiants.
Les étudiants et une partie de la population ont organisé une manifestation qui s’est transformée en un soulèvement qui a défié ouvertement le régime. Finalement, le 5 août 2024, Cheikh Hasina a signé sa démission en présence des chefs militaires et a remis le pouvoir à l’armée. Le changement de régime, qualifié de « révolution », était en réalité un coup d’État militaire en coulisse dont les manifestants ont servi de caution civile et de masse de manœuvre.
Les gauchistes cités plus haut prétendent que les étudiants ont pu « dénoncer l’imposture de la démocratie bourgeoise ». Si la réponse brutale du gouvernement a montré qu’un gouvernement démocratique élu était en réalité une dictature ouverte, les émeutes l’ont remplacé par la dictature d’une autre fraction bourgeoise ! Les organisations étudiantes réclament désormais de nouvelles élections plus « démocratiques ». Voilà tout !
La question du chômage a été instrumentalisée pour un règlement de comptes entre cliques bourgeoises d’autant plus facilement que la revendication du partage « équitable » des emplois dans la fonction publique pour les seuls étudiants ne constitue pas un terrain de lutte favorable pour la classe ouvrière. C’est au contraire un piège, celui de l’enfermement corporatiste. Les « masses révolutionnaires » n’existaient que dans l’imagination des gauchistes.
À l’image des grèves de 4,5 millions de travailleurs de l’industrie textile, l’an dernier, la lutte des travailleurs contre les effets de la crise économique demeure la seule véritable perspective. Car la seule classe capable de donner une perspective politique à la lutte contre la crise du capitalisme, c’est la classe ouvrière.
Mais, il ne faut se faire aucune illusion : la classe ouvrière au Bangladesh est trop inexpérimentée pour résister, seule, aux nombreux pièges que lui tend la classe dominante, avec ses partis de gauche comme avec ses syndicats. C’est à travers la lutte internationale du prolétariat, particulièrement dans les plus anciens bastions de la classe ouvrière en Europe, que les ouvriers aux Bangladesh trouveront le chemin de la lutte révolutionnaire.
Dennis, 10 septembre 2024
Au début de la Première Guerre mondiale, l’un des premiers signes du réveil de la classe ouvrière après la trahison de ses organisations politiques et la première année de massacre a été la conférence tenue à Zimmerwald, en Suisse, en septembre 1915, qui a réuni un petit nombre d’internationalistes de différents pays. Lors de cette conférence, de nombreux points de vue différents sur la guerre se sont exprimés, la majorité d’entre eux tendant vers le pacifisme. Seule la minorité de gauche défendait une opposition clairement révolutionnaire à la guerre. Ce travail, combiné à la reprise de la lutte des classes à un niveau plus général culminant avec la flambée révolutionnaire en Russie et en Allemagne, devait donner naissance à un nouveau parti politique mondial basé sur des positions révolutionnaires, l’Internationale communiste, fondée en 1919.
Aujourd’hui, nous sommes encore loin de la formation d’un tel parti, surtout parce que la classe ouvrière a encore un long chemin à parcourir avant de pouvoir poser à nouveau la question de la révolution. Mais, face à un système mondial qui se dirige vers l’autodestruction, face à l’intensification et à la prolifération des guerres impérialistes, nous voyons réémerger de petits signes de la conscience qu’une réponse internationale et internationaliste à la guerre impérialiste est nécessaire. Comme nous l’avons dit dans notre précédent article sur l’Action Week de Prague, (1) le rassemblement de Prague était l’un de ces signes, pas moins hétérogène et confus que la conférence initiale de Zimmerwald (et beaucoup plus désorganisé), mais un signe tout de même.
Pour nous, organisation qui puise ses origines dans la Gauche communiste des années 1920, et avant cela, dans la gauche de Zimmerwald autour des bolcheviks et d’autres groupements, il était nécessaire d’être présents autant que possible à l’événement de Prague afin de défendre un certain nombre de principes politiques et de méthodes d’organisation :
– Contre la désorganisation ambiante qui a transformé certaines parties de cette « semaine d’action » en un véritable fiasco, la nécessité d’un débat organisé et ouvert autour de thèmes précis et visant des résultats clairs. Cela signifie que les réunions doivent être présidées, que des notes doivent être prises, que des conclusions doivent être tirées, etc.
– Contre l’envie immédiatiste de parler uniquement de « ce que nous pouvons faire maintenant », la nécessité de discuter dans un cadre historique plus large afin de comprendre la nature des guerres actuelles, l’équilibre des forces entre les deux classes principales et la perspective de futurs mouvements de classe massifs.
– Contre l’idée d’actions « exemplaires » de substitution menées par de petits groupes dans le but de saboter les efforts de guerre de différents États, la nécessité de reconnaître que seule la mobilisation massive de la classe ouvrière peut constituer une véritable opposition à la guerre impérialiste, et que, dans un premier temps, de tels mouvements sont plus susceptibles d’émerger de la lutte contre l’impact de la crise économique (exacerbée, bien sûr, par la croissance d’une économie de guerre) que d’une action de masse directe contre la guerre.
– Pour faire valoir ces points de vue, il a fallu s’opposer à l’exclusion des groupes de la Gauche communiste souhaitée par les éléments à l’origine de l’organisation de l’Action Week. Nous reviendrons sur cette question plus loin.
Dans notre premier article [394], qui visait à rendre compte de l’issue chaotique de l’Action Week et à en évoquer certaines des raisons sous-jacentes, nous avons souligné le rôle constructif joué par les groupes de la Gauche communiste, mais aussi par d’autres éléments, en essayant de construire un cadre organisé pour un débat sérieux (qui s’est appelé l’« assemblée auto-organisée »). La délégation du CCI a soutenu cette initiative, mais nous ne nous faisions pas d’illusions sur les difficultés rencontrées par cette nouvelle formation, et encore moins sur la possibilité d’un suivi organisé de l’événement, à travers, dans un premier temps, la création d’un forum en ligne pour les débats qui n’ont pas pu être développés à Prague. Il semble aujourd’hui que même cet espoir minimal n’ait pas abouti et qu’il faille repartir de zéro pour définir les modalités et les possibilités des futurs rassemblements.
Depuis la semaine de Prague, il y a eu très peu de tentatives pour décrire ce qui s’est passé, et encore moins pour tirer les leçons politiques de cet échec évident. L’Anarchist Communist Network a écrit un bref compte rendu, (2) mais qui se concentre principalement sur la division parmi les anarchistes tchèques entre les « défenseurs de l’Ukraine » et ceux qui recherchent une position internationaliste sur la guerre. Cela a certainement été un élément dans la désorganisation de l’événement mais, comme nous l’avons soutenu dans notre premier article, il est nécessaire d’aller beaucoup plus loin dans la réflexion, au moins en ce qui concerne l’approche activiste qui est encore dominante chez les anarchistes opposés à la guerre sur une base internationaliste. (3)
À notre connaissance, ce sont les plus hostiles aux groupes de la Gauche communiste qui se sont le plus exprimés. Tout d’abord, un groupe d’Allemagne qui se concentre sur la solidarité avec les prisonniers. (4) Ce groupe n’a assisté qu’à la fin du premier jour de l’assemblée auto-organisée et à une partie du deuxième, avant de se rendre à la conférence officielle (5) dont ils prétendent qu’elle aurait donné lieu à des discussions intéressantes… sans rien dire sur ce qui y a été discuté. Mais ils sont très clairs sur les personnes qu’ils accusent d’avoir saboté l’Action Week : « Nous ne l’avons pas réalisé à ce moment-là, mais il était déjà clair que dans la situation déjà chaotique, des groupes essayaient de faire exploser la réunion de l’intérieur, en plus des attaques des anarchistes de l’OTAN, tandis que d’autres conflits entre groupes se déroulaient à ce moment-là. Il s’agissait avant tout de groupes communistes de gauche ». Ainsi, au lieu de proposer des solutions pour sortir de la situation chaotique léguée par les organisateurs officiels, les groupes de la Gauche communiste n’auraient fait qu’aggraver la situation !
Le récit le plus « substantiel » de ce qui s’est passé est fourni par le groupe tchèque Tridni Valka, que la plupart des gens savaient impliqué dans l’organisation de l’Action Week, et à juste titre, puisque leur site web hébergeait toutes les annonces à ce sujet.
Mais ce qui est le plus important dans cet article, ce sont les nombreuses déformations et calomnies qu’il contient. En réalité, ils veulent masquer leur propre responsabilité dans ce fiasco en l’imputant à ce qu’ils décrivent comme un « comité d’organisation » totalement distinct, dont la composition reste à ce jour un mystère. Tridni Valka affirme qu’il n’était favorable qu’au Congrès anti-guerre non public et qu’il pensait que les organisateurs n’avaient pas les ressources nécessaires pour gérer une semaine entière d’événements. Ils critiquent en particulier la « manifestation anti-guerre » prévue le vendredi, qui avait été rejetée la veille comme dénuée de sens et comme une menace pour la sécurité par tous les éléments qui s’étaient prononcés en faveur du boycott de la manifestation et de la poursuite du débat politique (c’est-à-dire de la tenue de l’assemblée auto-organisée). Pourtant, l’annonce appelant les gens à participer à la manifestation est toujours en ligne sur le site web de Tridni Valka. (6) Cette confusion est le résultat inévitable d’une conception politique qui évite ou rejette une démarcation politique claire entre les différentes organisations et rend impossible de déterminer quel groupe ou comité est responsable de quelle décision, une situation qui ne peut que semer la confusion et la méfiance.
Ils cherchent surtout à justifier leur politique d’exclusion de la Gauche communiste du congrès, d’abord en développant un argumentaire terminologique sur l’étiquette « Gauche communiste », puis en lançant un certain nombre d’exemples historiques visant à accuser les groupes existants de la Gauche communiste d’essayer de construire un « parti de masse » sur le modèle bolchevique. Ils affirment également que tous les groupes de la Gauche communiste défendent la signature par les bolcheviks du traité de Brest Litovsk en 1918. Ils dénoncent aussi la conférence de Zimmerwald et la gauche de Zimmerwald, à laquelle se réfère également la Gauche communiste, comme n’étant qu’un ramassis de pacifistes, et prétend même que « le soi-disant “communisme de gauche” défend (plus ou moins, selon les nuances privilégiées par chacune de ces organisations) la position de la IIIe Internationale sur la question coloniale »…
Tous ces arguments sont avancés pour démontrer que les positions de la Gauche communiste étaient incompatibles avec la participation au congrès contre la guerre. Il n’est pas possible de répondre ici à tous ces arguments, mais un ou deux points méritent d’être soulignés, car ils révèlent la profondeur de l’ignorance (ou de la déformation délibérée) que révèle l’article de Tridni Valka :
– Premièrement, la critique de l’idée social-démocrate du parti de masse a été développée en premier lieu par… les bolcheviks à partir de 1903.
– En Russie, en 1918, c’est précisément l’opposition au traité de Brest-Litovsk qui a donné naissance à la fraction communiste de gauche au sein du parti russe (même s’il est vrai que, plus tard, certains communistes de gauche, notamment la fraction italienne, se sont opposés (à juste titre selon nous) à la position de « guerre révolutionnaire » que les communistes de gauche proposaient comme alternative à la signature du traité).
– Quant à l’argument selon lequel les groupes actuels de la Gauche communiste continuent tous à défendre la position de la IIIe Internationale sur la question coloniale, nous pouvons renvoyer Tridni Valka à n’importe lequel de nos articles sur le sujet pour constater qu’ils soutiennent exactement l’inverse !
Au fond, Tridni Valka veut exclure définitivement le CCI du camp prolétarien. Pourquoi ? Parce que nous affirmons que le groupe qui a le plus fortement influencé Tridni Valka, le Groupe Communiste Internationaliste (GCI), a fini par flirter avec le terrorisme et que Tridni Valka n’a jamais clarifié les différences qu’il avait avec le GCI. Réponse de Tridni Valka : « Il est très probable que les services de sécurité de l’État tchèque (et d’autres) se réjouissent de ce genre de “révélations” et d’“informations” sur les liens supposés de notre groupe “avec le terrorisme”. Merci aux indicateurs du CCI, qui ferait mieux de se rebaptiser CCI-B, avec un B pour “Bolchevik” et surtout pour “Betrayer” [traître] ! Putains de balances !!! »
En fait, le CCI a depuis longtemps assumé sa responsabilité politique en dénonçant la prétention du GCI à représenter le nec plus ultra de l’internationalisme, en exprimant leur soutien de plus en plus grotesque aux prétendues expressions du prolétariat que seraient les organisations terroristes, comme le Bloc Révolutionnaire Populaire au Salvador et le Sentier Lumineux au Pérou, ou en décelant carrément une « résistance prolétarienne » dans les atrocités d’Al-Qaïda. De telles positions politiques exposent clairement toutes les organisations révolutionnaires authentiques à la répression des services de sécurité de l’État qui les utiliseront pour faire l’amalgame entre l’internationalisme et le terrorisme islamique.
Par ailleurs, nous avons montré une autre facette de la capacité du GCI à faire le travail de la police : ses menaces de violence contre nos camarades du Mexique, dont certains avaient déjà été agressés physiquement par des maoïstes mexicains. (7) Si Tridni Valka avait le sens des responsabilités face à la nécessité de défendre le camp internationaliste, il aurait pris publiquement ses distances avec les dérives du GCI.
Nous n’avons pas dit notre dernier mot sur les leçons de l’événement de Prague, ni sur les autres tentatives de développer une réponse internationaliste à la guerre, mais nous ne pouvions pas ne pas répondre à ces attaques. En présentant la tradition de la Gauche communiste comme un obstacle à l’effort de rassemblement des modestes forces internationalistes d’aujourd’hui, les auteurs de ces attaques révèlent que ce sont eux qui s’opposent à cet effort. Dans les prochains articles, nous avons l’intention de répondre au bilan de la conférence dressé par la TCI et d’aborder certaines des questions clés posées par la conférence. Cela signifie, en particulier, approfondir les raisons pour lesquelles nous insistons sur le fait que seul le mouvement réel de la classe ouvrière peut s’opposer à la guerre impérialiste, pourquoi seul le renversement du capitalisme peut mettre fin à la spirale croissante de la guerre, et pourquoi les approches activistes privilégiées par la majorité des groupes participant à la semaine d’action ne peuvent que conduire à une impasse.
Amos, 22 août 2024
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1) « “Action Week” à Prague : L’activisme est un obstacle à la clarification politique [394] », Revue internationale n° 172 (2024) ?
2) « Together Against Capitalist Wars and Against Capitalist Peace ! [395] », publié sur le site web du groupe (2024).
3) La Communist Workers Organisation (CWO) a également rédigé un bref compte rendu, mais nous souhaitons y répondre dans un article séparé.
4) « Das Treffen in Prag, der Beginn von einer Katastrophe [396] » du Soligruppe für Gefangene (publié en ligne).
5) C’est-à-dire le « Congrès anti-guerre » non public convoqué par le Comité d’organisation initial, qui excluait les groupes de la Gauche communiste. Cette réunion a donné lieu à une courte déclaration commune [397] publiée sur le site web de l’Anarchist Communist Network.
6) « Manifestation contre les guerres capitalistes et la paix capitaliste [398] » publié sur le site de Tridni Valka en plusieurs langues.
7) « Menaces de mort contre le CCI : Solidarité avec nos militants menacés ! [399] », Révolution internationale n° 355 (2005).
Le 20 janvier, Donald Trump a officiellement pris ses fonctions présidentielles. Cette victoire représente un échec retentissant pour les factions les plus responsables de la bourgeoisie américaine qui avaient tenté d’empêcher le retour au pouvoir de ce triste sire durant tout le mandat de Joe Biden.
Si lors de la première élection de 2016, la bourgeoisie avait été surprise par la victoire de Trump, elle avait cherché après coup à encadrer les humeurs et les incohérences du locataire du bureau ovale.
Mais ses discours revanchards et le discrédit de ses rivaux Démocrates se sont avérés plus puissants que les condamnations et les procès intentés contre lui pour agression, chantage ou comportement séditieux pendant l’assaut de janvier 2021 contre le Capitole. Cette fois, la bourgeoisie américaine est clairement dépassée par la situation créée par ce trublion qui n’a jamais caché sa volonté d’affaiblir les institutions de l’État fédéral et de se placer au-dessus d’elles. La mainmise de Trump sur l’ensemble des institutions est plus solide et étendue qu’elle ne l’était en 2017, ce qui traduit une perte de contrôle plus importante sur l’appareil politique de la part des fractions les plus lucides de la bourgeoisie américaine et l’exacerbation des tensions en son sein pour défendre au mieux les intérêts du capital national. Le programme de Trump, plus brutal et outrancier qu’entre 2017 et 2021, traduit bien l’enkystement et l’expansion du populisme qui sévit sur le monde. 1
Les manifestations de l’irresponsabilité de Trump résident tant dans ses outrances et son programme que dans la promotion des nouveaux cadres de son gouvernement, dont l’ineffable Elon Musk est le symbole. Pete Hegseth, ancien présentateur de Fox News, accusé d’agressions sexuelles, sans aucune expérience du haut commandement, se retrouve secrétaire à la défense. Robert Kennedy Jr., un antivax qui fait le bonheur des complotistes devient secrétaire à la santé. Le climato-sceptique Chris Wright est nommé secrétaire à l’énergie… Bref, une équipe de pieds nickelés révélatrice d’une phase historique dans laquelle la bourgeoisie américaine, à l’avant-garde de toutes les bourgeoisies des grandes puissances occidentales, tend à perdre la boussole avec, en perspective, des crises politiques toujours plus profondes et chaotiques.
En somme, ce que préfigure ce nouveau mandat ne représente rien de moins qu’une nouvelle accentuation du désordre mondial. La politique menée par la nouvelle équipe ne pourra qu’alimenter le tourbillon destructeur des crises qui s’auto-alimentent et interagissent à l’échelle du monde : chocs économiques, guerres, dégradation accélérée du climat et effondrement des écosystèmes, crises sociales, vagues migratoires incontrôlées…
Utilisant sournoisement les miasmes de la décomposition de son système moribond, la bourgeoisie sait parfaitement les retourner contre la conscience de la classe ouvrière, tant pour pousser les prolétaires au désespoir que pour semer l’illusion d’un futur plus « juste » et plus « démocratique ». Si le gouvernement Trump est un acteur et un agent saillant du désordre planétaire, il n’en est cependant pas à l’origine, contrairement à ce que cherchent à faire avaler une bonne partie de la bourgeoisie et ses médias, pour mieux dissimuler l’impasse historique du système, derrière la « folie » d’un seul homme.
Cette campagne idéologique mondiale prolonge une vaste offensive politique, initiée au moment de la campagne électorale, visant bien sûr à déboussoler les ouvriers derrière le drapeau de l’antifascisme et promouvoir « la défense de la façade démocratique des gouvernements au service de la domination capitaliste. Une façade conçue pour cacher la réalité de la guerre impérialiste, de la paupérisation de la classe ouvrière, de la destruction de l’environnement, de la persécution des réfugiés. C’est la feuille de vigne démocratique qui masque la dictature du capital, quel que soit le parti (de droite, de gauche ou du centre) qui accède au pouvoir politique dans l’État bourgeois ». 2 C’est cette campagne idéologique démocratique qui se poursuit, chacun apportant sa pierre à l’édifice mystificateur, tel Macron en France dénonçant une « internationale réactionnaire » ou les bourgeoisies allemande et britannique dénonçant les « ingérences » de Musk. Mais ce sont surtout les fractions les plus à gauche de la bourgeoisie qui parviennent, en réalité, à mystifier avec le plus d’efficacité la classe ouvrière, au nom de la défense de la « démocratie » contre le « fascisme ». Les partis de gauche apportent ainsi leur caution « radicale » et du crédit à l’idée d’une « internationale réactionnaire ».
Le prolétariat doit rester sourd à cette intense propagande qui se poursuit et qui va s’intensifier, au risque de se trouver plus affaibli face aux forces du capital. Il doit comprendre que l’État démocratique est l’outil du capital, son pire ennemi. Aujourd’hui, le seul moyen de lutte pour la classe ouvrière reste le combat sur le terrain de ses intérêts de classe et la défense de ses conditions de vie face aux attaques de tous les États, même les plus « démocratiques », et de tous les gouvernements, qu’ils soient de droite ou de gauche.
Ce combat devra aussi se mener contre les faux amis de la classe ouvrière que sont les syndicats. En Belgique, malgré le front commun syndical qui cherche à encadrer et stériliser la lutte en organisant chaque mois une journée d’action, accompagnée d’autres grèves, comme dans l’enseignement francophone et dans les chemins de fer, la classe tend à dépasser le carcan syndical et de plus en plus de travailleurs se joignent aux journées d’action. Les prolétaires en Belgique ne sont pas seuls. Depuis 2022, partout dans le monde, au Royaume-Uni, en France, au Canada, aux États-Unis, la classe ouvrière relève la tête, refuse de courber l’échine face à la crise, aux licenciements, à l’inflation, aux « réformes ». Partout, elle commence peu à peu à se reconnaître comme une force sociale. Partout, de petites minorités émergent en se questionnant sur les origines de la crise, de la guerre et du chaos dans lequel nous plonge le capitalisme. Un tel combat contient en germe la perspective d’une politisation, il contient la perspective, pour le futur, du renversement du capitalisme et de l’édification d’une autre société, sans exploitation, sans barbarie guerrière.
WH, 22 janvier 2025
1) Cf. « Ni populisme, ni démocratie bourgeoise… La seule véritable alternative, c’est le développement mondial de la lutte de classe contre toutes les fractions de la bourgeoisie », publié sur le site web du CCI (janvier 2025).
2) Extrait de notre proposition d’« Appel de la Gauche communiste contre la campagne internationale de mobilisation en faveur de la démocratie bourgeoise », publiée sur le site web du CCI.
Une fois de plus, « trop c’est trop » a été le mot d’ordre des journées d’action de Bruxelles des 13 décembre et 13 janvier contre les plans d’austérité sur la table des négociations du nouveau gouvernement fédéral en devenir en Belgique. Ces plans avaient été révélés par des « fuites » dans les médias ; aujourd’hui, ils ne sont plus un secret. Les syndicats parlent des « mesures les plus drastiques des 80 dernières années ». Alors que les travailleurs des entreprises privées seront licenciés en masse (27 000 d’ici 2024) et que l’indexation automatique des salaires sera remise en cause, le nouveau gouvernement national veut tailler dans les dépenses de sécurité sociale, les allocations de chômage et les pensions. Pour couronner le tout, il souhaite réduire drastiquement le nombre de fonctionnaires et rendre le travail encore plus précaire pour l’ensemble des travailleurs.
Si lors de la première journée d’action, avec quelque 10 000 manifestants, ce sont surtout les délégués syndicaux qui ont été mobilisés (et principalement ceux de la région wallonne), la situation a pris une toute autre dynamique le 13 janvier. Au lieu des 5 000 à 10 000 manifestants initialement prévus par les syndicats, ce sont finalement plus de 30 000 travailleurs des différentes régions du pays et d’un nombre croissant de secteurs qui ont participé à la manifestation. 47 000 enseignants de la région flamande se sont également mis en grève, un chiffre historiquement élevé. Des arrêts de travail ont également eu lieu dans les chemins de fer, les transports publics, chez les éboueurs, à la poste et dans de nombreux autres services publics. Une nouvelle journée d’action est annoncée pour le 13 février, désormais derrière le mot d’ordre : « pour la défense des services publics et du pouvoir d’achat ».
Avant même ces deux journées d’action, une autre manifestation avait déjà mobilisé beaucoup plus de travailleurs que prévu en novembre. Lors de cette manifestation des travailleurs de la santé et du secteur social, la participation a également été trois fois plus importante que prévu : plus de 30 000 travailleurs. Le 26 novembre, le personnel francophone de l’enseignement a mené une grève largement soutenue sous le slogan « enseigner oui, saigner non ». Les 27 et 28 janvier, deux autres journées de grèves et de manifestations sont prévues. Et le syndicat de l’enseignement, sous pression, envisage d’annoncer une grève illimitée.
Ces manifestations, grèves et protestations confirment un développement de la combativité dans le monde entier, dont nous avons parlé à maintes reprises dans notre presse, ces dernières années. L’escalade des tensions impérialistes et le chaos croissant, la fragmentation du commerce mondial, la hausse de l’inflation et des coûts de l’énergie sont autant de signes d’une aggravation sans précédent de la crise. Dans tous les pays, la bourgeoisie tente donc de répercuter les conséquences de la crise économique sur les travailleurs. La Belgique ne fait pas exception.
La bourgeoisie est bien consciente que ces plans allaient provoquer des réactions dans de larges secteurs de la classe. Elle sait qu’à l’échelle internationale, la classe ouvrière a déjà montré, dans de nombreux pays, qu’elle avait surmonté des décennies de reflux des luttes. C’est pourquoi la bourgeoisie attache de l’importance à être bien préparée et à mettre en place les forces nécessaires pour absorber et détourner la résistance attendue.
Les syndicats ont vu l’inquiétude et le mécontentement des travailleurs grandir de semaine en semaine et ne sont pas restés passifs pour éviter que le mécontentement ne se manifeste par des actions « incontrôlées ». Le 8 décembre, Ann Vermorgen (présidente du syndicat ACV) a déclaré à la télévision que les syndicats communs avaient décidé d’organiser une journée d’action le 13 de chaque mois au cours de la période à venir. Cette déclaration a été suivie de journées d’action en décembre et en janvier, au cours desquelles les syndicats ont tenté de limiter les mobilisations à certains secteurs (en particulier l’éducation) et à certaines revendications (la réforme des pensions dans l’éducation). Les syndicats utilisent là des tactiques bien rodées : l’isolement et la division des différents secteurs et des régions dans une série de journées d’action destinées à épuiser la combativité.
Cependant, la forte mobilisation du 13 janvier a exprimé un mécontentement plus large et s’est développée dans d’autres secteurs et régions au point de surprendre les syndicats eux-mêmes. La colère va au-delà d’une mesure particulière ou d’une « réforme » annoncée. C’est l’expression d’un mécontentement et d’une indignation plus générale et la réalité du retour de la combativité face à l’augmentation du coût de la vie, à la dégradation des conditions de travail, à l’insécurité de l’emploi et au spectre grandissant de la pauvreté.
Pendant des années, on nous a dit que le capitalisme était le seul système possible et que la « démocratie » bourgeoise était la meilleure et la plus parfaite des institutions politiques imaginables. Ces mystifications n’ont pas d’autres buts que de démobiliser la classe ouvrière, de réduire les prolétaires isolés à l’impuissance, de les couper de la force et de la solidarité de leur classe. Pourtant, malgré les appels incessants à se mobiliser dans les urnes pour prétendument « peser contre l’austérité », comme les appels à défendre la « démocratie » contre les discours ignobles des populistes, les travailleurs reprennent le chemin de la lutte, redécouvrent le besoin de lutter tous ensemble sur leur terrain de classe. Il est aussi significatif que cette rupture, cette nouvelle dynamique dans le développement de la lutte des classes s’inscrit dans un contexte croissant de guerre et d’augmentation drastique des dépenses militaires qui doivent être payées par la classe ouvrière.
Pour parer réellement aux attaques contre nos conditions de vie, il faut donner à la lutte la base la plus large possible en unissant tous les travailleurs, indépendamment de l’entreprise, de l’institution, du secteur ou de la région dans lesquels ils travaillent. Tous les travailleurs sont « dans le même bateau ». Toutes ces luttes ne sont pas des mouvements séparés, mais un cri collectif : « nous sommes une ville de travailleurs, cols bleus et cols blancs, syndiqués et non syndiqués, immigrés et nés dans le pays », comme l’a déclaré un enseignant en grève à Los Angeles en mars 2023. Les grèves en Belgique s’inscrivent pleinement dans les mouvements qui ont eu lieu ces trois dernières années dans d’autres pays, tels que la Grande-Bretagne, les États-Unis et la France.
Mais il est indispensable que la classe ouvrière, en Belgique comme ailleurs, surmonte certaines faiblesses de ces luttes antérieures :
– En 2022-23, en Grande-Bretagne, des travailleurs d’entreprises de secteurs différents, parfois distantes de moins de 100 mètres, n’ont pas tenté de briser le système rigoureux des piquets de grève, de rechercher la solidarité et d’unir leur lutte.
– En 2023 en France, les travailleurs ont participé en masse à 14 « journées d’action » contre le plan de réforme des retraites du gouvernement, sans réussir à élargir la lutte à des grèves massives dans les entreprises.
En Belgique, la bourgeoisie et ses syndicats ne cessent de répandre le poison de la division : entre le secteur public et le secteur privé, comme entre les travailleurs des deux côtés de la frontière linguistique. Il s’agit d’un obstacle traditionnellement difficile à surmonter, 1 mais pas impossible, comme nous l’avons vu le 23 avril 2023 lorsque les enseignants francophones et néerlandophones ont manifesté à l’unisson à Bruxelles. Les grèves de 1983 et de 1986 avaient également rassemblé des centaines de milliers de travailleurs des secteurs public et privé et de régions wallonne, bruxelloise et flamande. 2 Tirer les leçons des luttes passées est indispensable pour s’armer face aux pièges tendus par la bourgeoisie.
Notre force, c’est l’unité, la solidarité dans la lutte ! Ne pas lutter côte à côte mais unir la lutte dans un même mouvement : faire grève et envoyer des délégations massives pour rejoindre les autres travailleurs dans la lutte, lutter ensemble, gagner de plus en plus de travailleurs à la lutte ; organiser des assemblées générales pour délibérer ensemble sur les besoins de la lutte ; s’unir autour de revendications communes. C’est cette dynamique de solidarité, d’expansion et d’unité qui a toujours ébranlé la bourgeoisie au cours de l’histoire.
Lac, 21 janvier 2025
1) Cf. « La coalition “Arizona” prépare une attaque frontale contre les conditions de travail et de vie », Internationalisme n° 381
2) Cf. « Vers l’unification de la lutte », Internationalisme n° 111 (1986).
Les institutions économiques les plus respectées de la bourgeoisie se targuent d’un bilan plutôt positif de l’état actuel de l’économie mondiale, qui « a fait preuve d’une remarquable résilience face à la pandémie, à la guerre en Ukraine et à une poussée d’inflation ». 1 Le FMI, la Banque mondiale et d’autres institutions prévoient pour 2025 un peu plus de croissance qu’en 2024, malgré leurs inquiétudes quant aux grandes incertitudes et aux risques considérables, dus notamment à l’augmentation des tensions géopolitiques. Mais la réalité est tout autre : le système capitaliste poursuit bel et bien sa trajectoire dans les abîmes d’une crise économique chronique, plongeant davantage le monde dans la misère et le marasme.
En 2024, l’économie mondiale ne s’est pas remise de la pandémie de Covid-19 et de ses rigoureux confinements, ce qui se traduit par une économie mondiale plus affaiblie que jamais. Comment pourrait-il en être autrement ? Avant l’apparition de Covid-19, le capitalisme était déjà confronté à une grande fragilité du système monétaire et financier ainsi qu’à un endettement massif des États nationaux, ce qui laissait présager l’ouverture d’une période de graves convulsions. 2 La pandémie qui s’est développée en 2020 n’a fait qu’accentuer ces tendances, notamment en désorganisant davantage les chaînes de production et du commerce mondial.
Au cours des 25 dernières années, l’économie mondiale a été principalement maintenue à flot grâce à l’administration d’une dose massive de crédit entraînant une envolée de la dette publique. « La dette publique mondiale a plus que quintuplé depuis l’an 2000, dépassant nettement le PIB mondial, qui a triplé au cours de la même période ». 3 L’ONU parle d’une augmentation alarmante de la dette publique mondiale qui atteindra le chiffre record de 97 000 milliards de dollars en 2023, tandis que la dette mondiale totale (une dette totale qui comprend également celle des entreprises et des ménages) atteindra le chiffre délirant de 300 000 milliards de dollars, pour un PIB mondial de seulement 105 000 milliards de dollars.
Ces dernières années, l’économie mondiale a été touchée par l’éruption de guerres extrêmement violentes au Moyen-Orient et en Ukraine. Cette dernière a provoqué une flambée de l’inflation dans les deux pays belligérants, avec un phénomène de contagion dans plusieurs pays voisins, tels les pays baltes où l’inflation a dépassé les 20 % en 2022. Les sanctions contre la Russie ont eu un impact négatif à la fois sur l’économie russe et sur celles des pays situés à proximité de la zone de guerre. L’impact le plus notable est celui sur l’économie allemande, qui a rompu ses relations commerciales avec la Russie et perdu l’approvisionnement en gaz bon marché.
Les années 2020-2024 ont été la plus faible demi-décennie de croissance du PIB depuis trente ans. Cette situation déplorable laisse entrevoir la possibilité réelle que des économies importantes comme les États-Unis, l’Europe et la Chine soient touchées par la stagflation.
L’économie européenne, déjà fragile, est mise à rude épreuve par des prix de l’énergie relativement élevés et des dettes nationales colossales. L’économie allemande est au bord de la récession. Son secteur manufacturier (automobile et chimie), autrefois réputé, est affecté par les coûts élevés de l’énergie et une concurrence internationale féroce. Elle subit une baisse importante de la demande extérieure. En 2024, la production industrielle était inférieure de 15 % au pic de 2016 et des dizaines de milliers de travailleurs sont sur le point d’être licenciés. La France a perdu le contrôle de ses finances publiques avec des niveaux d’endettement dépassant largement les 100 % du PIB, un problème auquel sont également confrontés la Grèce, l’Italie, le Portugal, l’Espagne et la Belgique. L’une des principales économies européennes est donc sur une trajectoire économique insoutenable. Le secteur manufacturier français est également en crise, et aucun signe de reprise ne se profile à l’horizon. L’escalade des tensions impérialistes et le développement du chaos, la fragmentation du commerce mondial, la hausse de l’inflation et des coûts de l’énergie convergent donc vers un approfondissement sans précédent de la crise de l’économie européenne.
En Chine, l’impact des sanctions américaines et les mesures de confinement lors du Covid-19 avaient déjà fortement affaibli l’économie. Mais l’éclatement de la bulle immobilière a encore aggravé la crise, la valeur totale des logements inachevés et invendus s’élevant à environ 4,1 billions de dollars. Aujourd’hui, la bulle a également entraîné la faillite de quarante petites banques. Enfin, elle a anéanti environ 18 000 milliards de dollars d’épargne des ménages, ce qui affecte gravement la confiance des consommateurs et freine leurs dépenses. Conjuguée à une baisse continue des recettes d’exportation, cette situation entraîne un ralentissement sans précédent depuis des décennies. Aujourd’hui, l’économie chinoise ne sera certainement pas en mesure de fonctionner comme le moteur de l’économie mondiale, comme elle l’a fait après la crise financière de 2008.
Trump a annoncé une politique protectionniste agressive, avec l’intention d’imposer des barrages douaniers à tous ses concurrents, y compris ses « partenaires ». Cette politique provoquera une guerre commerciale acharnée, les autres pays fixant leurs propres tarifs. Elle risque fort d’alimenter l’inflation et de ralentir encore plus la croissance mondiale, en particulier celle en Chine, et probablement aussi en Europe. Les droits de douane annoncés constituent une nouvelle étape d’une politique qui jette l’économie mondiale dans la tourmente, exacerbe sa fragmentation et laisse présager un nouveau démantèlement de la mondialisation. Leur mise en œuvre donnera une impulsion considérable à la crise mondiale qui n’épargnera aucune puissance, pas même les États-Unis.
La guerre est le mode de vie du capitalisme dans sa phase de décadence, l’économie suit donc naturellement la voie du militarisme qui domine la plupart des économies nationales. Avec la prolifération des conflits armés dans le monde, cette tendance s’accentue considérablement. Par exemple, les dépenses militaires mondiales ont augmenté pour la neuvième année consécutive en 2023, atteignant un total de 2 443 milliards de dollars, le niveau le plus élevé jamais enregistré. L’Allemagne a doublé son budget militaire, tandis que le budget des États-Unis atteint près de 1 000 milliards de dollars. Les dépenses improductives constituent une perte nette pour l’économie nationale et pourraient même conduire à sa faillite.
L’état de décomposition de la société capitaliste est tel qu’au-delà de sa superstructure idéologique, ses propres fondements économiques sont eux-mêmes affectés par ses effets destructeurs. L’accumulation de l’effet combiné de ces facteurs (crise, guerre, réchauffement climatique, chacun pour soi) produit « une spirale dévastatrice aux conséquences incalculables pour le capitalisme, frappant et déstabilisant toujours plus gravement l’économie capitaliste et son infrastructure de production. Si chacun des facteurs qui alimentent cet effet “tourbillon” de décomposition risque d’entraîner l’effondrement des États, leurs effets combinés dépassent de loin la simple somme de chacun d’entre eux pris isolément ». 4
Ainsi, les deux guerres, en Ukraine et au Moyen-Orient, n’entraînent pas seulement une destruction catastrophique de l’infrastructure des pays concernés, mais aussi une fragmentation et une déstabilisation de pans entiers de l’économie mondiale. Par exemple, l’une des « nouvelles routes de la soie », liaisons terrestres et maritimes entre la Chine et l’Europe, qui passait par le territoire de la Russie et du Belarus, est complètement paralysée depuis le début de la guerre. Les vols en provenance d’Amérique du Nord et d’Europe ne peuvent plus survoler la Sibérie et ce détour entraîne une augmentation spectaculaire du coût des vols concernés. Différentes routes commerciales maritimes, comme le passage par la mer Rouge et la mer Noire, sont risquées pour le trafic maritime à cause des menaces liées aux guerres en cours. Ces sérieuses entraves au commerce mondial conduisent à l’augmentation des coûts du fret maritime, avec la menace d’une crise alimentaire dans certaines parties du monde.
Les chocs climatiques récurrents, aléatoires et potentiellement importants entraînent la destruction des infrastructures, la dégradation des sols, l’effondrement des écosystèmes et des populations humaines, tandis que la nature est de moins en moins capable de se remettre de ces événements catastrophiques, ce qui conduit à une perte permanente de la capacité de production. Entre 2014 et 2023, environ 4 000 événements liés au climat semblent avoir entraîné des pertes économiques estimées à 2 000 milliards de dollars. Et comme le capitalisme, en raison de la concurrence mondiale féroce, n’est pas en mesure de freiner le réchauffement climatique, ces pertes augmenteront à un rythme accéléré.
Sous l’influence croissante du populisme, les mesures de la bourgeoisie deviennent de plus en plus irrationnelles et parfois même au détriment des intérêts économiques nationaux. Prenons par exemple le sabotage lors de la première présidence de Trump des travaux de l’OMC, une institution destinée à maintenir un minimum de stabilité dans l’économie mondiale, laissant libre cours au développement international du chacun pour soi. De même, la décision de la bourgeoisie britannique de se retirer de l’UE a créé des obstacles majeurs au commerce avec le continent, avec un impact négatif important sur son économie. Enfin, la gestion totalement irrationnelle de la crise du Covid-19 par Bolsonaro et Modi a entraîné beaucoup plus de pertes humaines que la moyenne générale, accroissant la crise économique.
Ces dernières années, la crise a déjà entraîné une paupérisation significative dans les régions économiques les plus importantes du monde capitaliste. Selon Eurostat, en 2023, 16,2 % des citoyens européens étaient menacés de pauvreté, ce qui signifie qu’environ 71,7 millions de personnes souffrent de privations matérielles et sociales et n’ont pas de revenus suffisants pour mener une vie décente. Les États-Unis ont l’un des taux de pauvreté les plus élevés du monde occidental. Selon le Brookings Institute, 43 % des familles américaines ne parviennent pas à satisfaire leurs besoins fondamentaux.
En Chine, il n’y a officiellement pas de pauvreté. Mais en 2020, 600 millions de Chinois subsistaient encore avec l’équivalent de 137 dollars par mois, peinant à subvenir à leurs besoins.
Avec la détérioration de la situation économique, cette tendance se poursuivra dans les années à venir, comme en témoignent déjà la série de licenciements annoncée. 384 entreprises technologiques américaines, par exemple, ont déjà licencié plus de 150 000 travailleurs en 2024, s’ajoutant aux 428 449 travailleurs de ce même secteur qui ont perdu leur emploi au cours des deux années précédentes. En Europe, des licenciements massifs sont annoncés chez Bosch (5 000 emplois), Volkswagen (35 000 emplois), Schaeffler AG (4 700 emplois), Ford (4 000 emplois), Airbus (2 043 emplois) et Air France KLM (1 500 emplois)… Les plus grandes entreprises privées chinoises ont supprimé 300 000 emplois. Le taux de chômage des jeunes en Chine a atteint 20 %. Ces chiffres illustrent la façon dont le ralentissement de l’économie chinoise se répercute sur la main-d’œuvre. Les intentions stupéfiantes de Trump II porteront certainement un nouveau coup aux conditions de vie des travailleurs.
En réaction à l’aggravation de l’économie mondiale et à la détérioration de ses conditions d’existence, la classe ouvrière doit se préparer à la lutte, comme l’ont fait les ouvriers de différents pays depuis 2022, 5 lorsque ceux-ci ont fermement affirmé qu’ils n’accepteraient pas les attaques économiques sans se battre et se sont engagés dans la lutte avec plus d’assurance. Cela doit encourager tous les travailleurs à surmonter leurs hésitations, à suivre l’exemple de leurs frères de classe et à se joindre à leur lutte.
Dennis, 15 janvier 2025
1) « Exploiter le pouvoir de l’intégration : A Path to Prosperity in Central Asia », Rapport du FMI (2024).
2) Cf. « Résolution sur la situation internationale (2019) : [404] Conflits impérialistes ; vie de la bourgeoisie, crise économique [404] », Revue internationale n° 164 (2020).
3) « Un monde de dettes – Un fardeau croissant pour la prospérité mondiale [405] », Rapport de l’ONU (2024).
4) « Rapport sur la pandémie de Covid-19 et la période de décomposition capitaliste [406] », Revue internationale n° 165 (2021).
5) « Pourquoi le CCI parle-t-il de “rupture” dans la dynamique de la lutte de classe ? », Révolution internationale n° 498.
Les ravages de trois années de guerre en Ukraine, tout comme la barbarie sans nom des quinze mois du conflit israélo-palestinien, qui a contribué à embraser l’ensemble du Moyen-Orient, constituent une terrible illustration des guerres engendrées par la période de décomposition du capitalisme
Quelles que soient les trêves éventuelles et les cessez-le-feu conclus dans le cadre des manœuvres impérialistes à venir, ils ne pourront être que temporaires et ne représenteront que des accalmies momentanées dans le renforcement du militarisme le plus barbare qui caractérise le mode de production capitaliste.
En février 2022, Poutine avait certifié que l’armée russe progresserait rapidement en Ukraine par le biais d’une « opération militaire spéciale » de courte durée. Trois ans se sont écoulés et, bien que les missiles et l’artillerie continuent de détruire des villes entières et de faire des milliers de victimes, la guerre a atteint un point où aucune des deux parties ne progresse significativement, ce qui rend les opérations militaires encore plus désespérées et destructrices. Il est difficile de connaître avec certitude le nombre de victimes de la guerre, alors que les médias parlent désormais de plus d’un million de morts ou de blessés et que les protagonistes éprouvent de plus en plus de peine à recruter de la « chair à canon » pour « boucher les trous » sur la ligne de front.
Au Moyen-Orient, après l’attaque barbare du Hamas, les représailles de l’État d’Israël causent des destructions et des massacres qui atteignent un niveau de sauvagerie inimaginable. Comme Poutine, Netanyahou, après l’attaque sanglante du 7 octobre 2023, assurait qu’en trois mois, il en finirait avec le Hamas : cela dure déjà depuis plus d’un an et la barbarie qu’il a déclenchée n’a cessé de prendre de l’ampleur. Israël a largué sans discrimination 85 000 tonnes d’explosifs, soit l’équivalent de trois fois la quantité de matière explosive contenue dans les bombes larguées sur Londres, Hambourg et Dresde pendant la Seconde Guerre mondiale ! Ces attaques féroces ont fait près de 45 000 morts, plus de 10 000 disparus et près de 90 000 blessés, dont de nombreux mutilés, y compris des milliers d’enfants. Selon Save the Children, chaque jour depuis le début de la guerre à Gaza, une dizaine d’enfants ont été victimes de graves mutilations. Et au scénario d’horreur des bombardements s’ajoutent la faim et les maladies telles que la polio et l’hépatite, qui se propagent en raison des conditions sanitaires inhumaines.
Toute cette folie guerrière qui dure depuis si longtemps en Ukraine et dans la bande de Gaza s’étend aujourd’hui à d’autres pays, élargissant la spirale du chaos et de la barbarie. Après les combats au Sud-Liban et les bombardements sur Beyrouth, la reprise des affrontements en Syrie, qui a conduit au renversement rapide de Bachar Al Assad, illustre bien la façon dont l’instabilité se propage. Le soutien militaire conséquent de la Russie et de l’Iran avait permis à Al Assad de s’imposer à l’issue de la guerre civile syrienne de 2011 à 2020, même si la situation était précaire. Avec l’affaiblissement militaire des alliés d’Assad, en particulier la Russie prise au piège en Ukraine et le Hezbollah occupé au Liban, leur soutien militaire s’est fortement réduit, ce qui a entraîné une perte de contrôle de la situation par le régime, exploitée par le groupe Hayat Tahrir al-Sham (HTS) pour attaquer et renverser le gouvernement. Cependant, la fuite d’Al Assad ne signifie nullement que le nouveau régime qui a pris le pouvoir à Damas présente un projet cohérent et unifié. Au contraire, une multitude de groupes, « démocratiques » ou « islamistes » plus ou moins radicaux, chrétiens, chiites ou sunnites, kurdes, arabes ou druzes sont plus que jamais impliqués dans les confrontations pour le contrôle du territoire ou de certaines de ses portions, avec derrière eux la camarilla des parrains impérialistes : la Turquie, Israël, le Qatar, l’Arabie Saoudite, les États-Unis, l’Iran, les pays européens et peut-être encore la Russie, chacun avec son propre agenda et ses propres intérêts impérialistes. Plus que jamais, la Syrie et le Moyen-Orient en général représentent un foyer de multiples tensions qui poussent à la guerre et au militarisme.
De nombreuses armes nouvelles et sophistiquées ont été déployées en Ukraine comme au Moyen-Orient : boucliers de défense antimissiles, drones d’attaque, manipulation de systèmes de communication pour les transformer en engins explosifs… Les budgets que les différents États allouent à l’achat d’armes conventionnelles et à la modernisation ou à l’expansion de l’arsenal atomique explosent également : selon les données du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), les dépenses militaires dans le monde en 2023 s’élevaient à 2 443 milliards de dollars, soit une augmentation de 7 % par rapport à 2022 (le taux de croissance le plus élevé depuis 2009). Et tant les commandes que les déclarations des chefs d’États sur tous les continents ne permettent pas d’entrevoir autre chose qu’une expansion générale impressionnante de la militarisation, ce qui amène par la même occasion une remarquable augmentation des bénéfices des entreprises d’armement.
Mais cela signifie-t-il que la guerre a pour autant un effet positif sur l’économie capitaliste ? Le capitalisme est né dans la boue et le sang de la guerre et du pillage, mais leur rôle et leur fonction ont changé au fil du temps. Dans la phase ascendante du capitalisme, les dépenses militaires et la guerre elle-même étaient un moyen d’étendre le marché et de stimuler le développement des forces productives, car les nouvelles régions conquises nécessitaient de nouveaux moyens de production et de subsistance. Au contraire, l’entrée dans la phase de décadence (qui s’est ouverte avec la Première Guerre mondiale) indiquait que les marchés solvables avaient été globalement répartis et que les rapports de production capitalistes étaient devenus une entrave au développement des forces productives. Dans ce contexte, le système capitaliste trouve dans la guerre (et sa préparation) certes une impulsion pour la production d’armements, mais, en tant que moyens de destruction, ils ne bénéficient pas à l’accumulation du capital. La guerre représente, en réalité, une stérilisation de capital. Pour autant, cela ne signifie pas, comme l’expliquait déjà la Gauche communiste de France, « que la guerre s’est transformée en objectif de la production capitaliste. Cet objectif reste pour le capitalisme la production de la plus-value. Ce que cela signifie, c’est que la guerre, en prenant ce caractère permanent, est devenue le mode de vie du capitalisme décadent ». 1
Dans la période de décomposition du capitalisme, qui constitue la dernière phase du déclin irréversible dans la barbarie de ce mode de production, les caractéristiques de la décadence sont non seulement maintenues, mais accentuées, de sorte que la guerre non seulement continue à n’avoir aucune fonction économique positive, mais se présente maintenant comme un élément déclencheur d’un chaos économique et politique toujours croissant et perd par là même sa finalité stratégique : l’objectif de la guerre se réduit de plus en plus à la destruction massive irrationnelle, ce qui en fait un des principaux facteurs menaçant l’humanité de destruction totale. La menace d’une confrontation nucléaire en témoigne tragiquement.
Cette dynamique est clairement illustrée dans les guerres actuelles comme en Ukraine ou à Gaza. La Russie ou Israël ont rasé ou anéanti des villes entières et contaminé durablement les terres agricoles avec leurs bombes, de sorte que l’avantage qu’ils retireront d’une hypothétique fin de la guerre se limitera à des champs de ruines. Les massacres répugnants de civils et d’enfants, tout comme le bombardement de centrales nucléaires en Ukraine soulignent le changement qualitatif que prend la guerre dans la décomposition, dans la mesure où l’irresponsabilité et l’irrationalité rythment la guerre, puisque le seul objectif est de déstabiliser ou de détruire l’adversaire en pratiquant systématiquement une politique de « terre brûlée ». Dans ce sens, si « la fabrication de systèmes sophistiqués de destruction est devenue le symbole d’une économie moderne et efficace […] elle n’est, du point de vue de la production, de l’économie, qu’un gigantesque gaspillage de ressources ». 2
Le développement croissant de la militarisation a récemment conduit certains pays qui avaient abandonné le service militaire obligatoire à le réintroduire, comme en Lettonie, en Suède et la CDU l’a même proposé en Allemagne. Il se reflète surtout à travers la pression généralisée pour augmenter les dépenses militaires, au moyen d’une campagne de différents porte-parole de la bourgeoisie plaidant, par exemple, pour la nécessité que les pays de l’OTAN dépassent largement le montant convenu de 2 % du PNB consacré à la défense. Dans un scénario où les États-Unis de Trump joueront plus que jamais la carte de l’« America first », même envers les pays « amis » qui se croyaient en sécurité sous l’ombrelle nucléaire américaine, les pays européens cherchent à renforcer d’urgence leurs infrastructures militaires et augmentent fortement leurs dépenses militaires pour mieux défendre leurs propres ambitions impérialistes. Lorsque la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, déclare : « Nous devons dépenser plus, nous devons dépenser mieux, nous devons dépenser européen », elle résume bien la stratégie d’expansion des infrastructures militaires de l’Europe et d’une industrie d’armement européenne autonome.
En réalité, la tendance à l’explosion des dépenses d’armements est mondiale, stimulée par une avancée tous azimuts du militarisme. Chaque État est ainsi poussé à renforcer sa puissance militaire. Cela exprime fondamentalement la pression de l’instabilité croissante des rapports impérialistes dans le monde.
Tatlin, 14 janvier 2025
1) « Rapport de la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France », reproduit dans la Revue internationale n° 59 (1989).
2) « Où en est la crise ? Crise économique et militarisme », Revue internationale n° 65 (1991).
Dans un article précédent, 1 nous avons dénoncé les récentes inondations catastrophiques de Valence (en Espagne) et avons souligné l’incompétence crasse de la bourgeoisie à la fois pour prévenir et pour réagir efficacement face à une catastrophe qu’elle nous présente comme le résultat de « l’imprévisibilité de la nature » et de « l’impact d’une mauvaise gestion ». Les chiffres sont absolument effrayants : plus de 200 morts, plus de 850 000 personnes directement affectées, des dizaines de milliers de maisons et de véhicules endommagés, l’effondrement des transports, des pôles d’entreprise et d’enseignement, des conséquences psychologiques traumatisantes pour les habitants…
En 2021, nous avions assisté à un phénomène similaire en Allemagne et dans d’autres pays d’Europe centrale, avec plus de 240 morts, des milliers de blessés et des milliards d’euros de dégâts matériels. L’ampleur de ces deux catastrophes a suscité le désespoir et la colère de personnes indignées.
Déjà en Allemagne, les médias soulignaient le manque de préparation des autorités face au changement climatique : « Les inondations mortelles révèlent les lacunes de la préparation aux catastrophes en Allemagne » ; « Alors que de fortes pluies étaient attendues, de nombreux habitants n’ont pas été prévenus » ; « Les inondations mortelles en Allemagne étaient jusqu’à neuf fois plus probables en raison du changement climatique, et le risque continuera d’augmenter » (CNN). Mais, au-delà des constats résignés de la bourgeoisie, de la recherche de coupables, de l’illusion d’une reconstruction « solidaire » et des promesses solennelles des gouvernements de s’impliquer dans la lutte contre le changement climatique, il faut identifier les causes et les conséquences profondes de ces catastrophes, celles qui se cachent derrière l’horreur des images et l’incurie des autorités.
Ces terribles inondations ne sont pas qu’une simple anecdote dans la succession des catastrophes au cours de l’histoire de l’humanité. Dès les années 1980, une tendance se dessine à l’accumulation de toute une série de catastrophes naturelles et des désastres de différents types dans la vie quotidienne des pays centraux du capitalisme : les accidents d’usines Seveso, les catastrophes nucléaires de Three Mile Island et de Tchernobyl, les effets meurtriers des canicules, la résurgence des épidémies, etc. Le système capitaliste avait réussi jusqu’alors à limiter la prolifération de ces phénomènes aux pays périphériques, mais, tout en continuant à s’y multiplier, elles tendaient aussi à s’étendre à l’ensemble de la planète, affectant directement, comme un boomerang, les grandes métropoles au cœur du système.
À la fin des années 1980, après des années de pourrissement du capitalisme en déclin, la situation historique a débouché sur une impasse : face au resurgissement de la crise économique, la bourgeoisie n’a pu concrétiser sa « solution », celle de la mobilisation en vue d’une nouvelle guerre mondiale apocalyptique, du fait même du développement de luttes ouvrières. Le prolétariat, de son côté, s’est mobilisé dans une série de luttes ouvertes importantes à partir de la fin des années 1960, mais n’est pas parvenu à avancer vers une politisation de son combat et des confrontations décisives avec la bourgeoisie. La conséquence de cette impasse dans le rapport de force entre les deux classes antagoniques a été une intensification du processus de putréfaction de la société, notamment illustrée par l’effondrement du bloc capitaliste de l’Est et l’entrée dans un Nouveau Désordre Mondial, 2 une terrible dynamique, apparemment moins directe, mais finalement tout aussi destructrice que la guerre mondiale elle-même !
L’ampleur de la décomposition est parfaitement illustrée, sur un plan strictement écologique, 3 par des manifestations allant de l’expansion de mégalopoles asphyxiantes ou de pollutions de tout genre jusqu’à des phénomènes planétaires comme le changement climatique et l’effet de serre, eux-mêmes exacerbés par la multiplication des effets interconnectés des ravages des guerres et de la crise économique. La bourgeoisie est de plus en plus incapable de dissimuler son impuissance face à la perspective des catastrophes en chaîne à venir.
Alors que le système capitaliste exploite la technologie et les ressources les plus avancées pour s’armer jusqu’aux dents, pour mettre en place des communications transatlantiques instantanées et pour mener les recherches scientifiques et techniques les plus complexes, dans le même temps, il subit l’approfondissement de ses contradictions internes et se trouve dès lors de moins en moins capable de reporter les pires conséquences de celles-ci vers le futur et ne peut empêcher que les effets de décennies de déclin se retournent contre lui.
L’Oxford Environmental Change Institute souligne, à propos des inondations de 2021, que « cela montre à quel point même les pays développés ne sont pas à l’abri de l’impact de conditions météorologiques extrêmes qui, nous le savons, vont s’aggraver avec le changement climatique ». Les phénomènes extrêmes vont devenir de plus en plus fréquents, comme en témoigne la récente succession de sécheresses et d’inondations extrêmes en Méditerranée. À la suite de l’année 2021, une série d’enquêtes scientifiques avaient été commanditées pour tenter soi-disant de prévenir ce type de catastrophes inattendues et l’Agence européenne pour l’environnement avait posé la question : « inondations en 2021, l’Europe tiendra-t-elle compte des avertissements ? » La réponse est clairement non, comme nous l’avons vu à Valence. En réalité, le capitalisme se révèle de plus en plus incapable de répondre aux recommandations scientifiques concernant l’avenir de l’humanité et de la planète.
Tout au contraire, on observe même une tendance à l’abandon de la population par l’État, pas seulement due au manque de préparation, au chaos ou à la détérioration des systèmes d’alerte, mais fondamentalement au manque de moyens et à la manière dont la bourgeoisie esquive le problème, en se refilant la patate chaude des responsabilités entre ses différentes factions régionales ou centrales. Déjà en Allemagne en 2021, la critique était que « les communautés devraient décider comment réagir. Dans le système politique allemand, les États régionaux sont responsables des efforts d’urgence » (BBC News). En Espagne, nous avons assisté à un spectacle similaire, voire pire. Face à cette tendance croissante à l’abandon « ce qui a redonné espoir, c’est l’arrivée de volontaires de toute l’Allemagne sur les lieux de la tragédie, déblayant la boue, parlant aux personnes touchées… et les dons ont atteint des niveaux records » (DW News). De même, la catastrophe en Espagne a généré un élan de solidarité populaire similaire, reflet de la nature sociale de l’être humain. Mais, ce type d’impulsion sociale représente-t-il un espoir pour l’avenir, constitue-t-il la base de la lutte pour une société qui vaincra le capitalisme ?
Avant d’approfondir cette question, il faut constater que, au-delà de la banalisation de ces catastrophes, de leur normalisation, l’idée de « la nécessité de s’adapter aux changements inéluctables » est de plus en plus propagée, de façon à inculquer qu’il est impossible d’anticiper et donc qu’il faudra « faire avec » en espérant circonscrire les effets les plus destructeurs, stimulant ainsi fatalisme et désespoir, le chacun pour soi et la débrouille individuelle face à un système qui se déclare inapte à inverser la tendance. De fait, les sommets mondiaux sur le climat passent du stade d’engagements totalement creux à l’imposture ouverte !
La dernière COP 29, marquée par l’absence d’une grande partie des dirigeants mondiaux, a donné des résultats qualifiés de décevants dans la presse bourgeoise elle-même : « accord honteux » (Greenpeace) ; « une perte de temps totale » (EuroNews). Pour le magazine Nature, les fonds alloués ne convaincront personne et l’accord n’anticipe même pas l’impact du prochain « scénario Trump » ; 4 des chercheurs de Cambridge présents à la COP confiaient : « Je n’ai parlé à aucun scientifique qui pensait que la limite de 1,5 °C était encore réalisable avec les moyens actuels ».
En Espagne, la réaction spontanée de la population face à la catastrophe a donné naissance à une vague de volontaires et à un élan de générosité pour aider les sinistrés et, face à l’inaction et à l’incompétence de l’État, cela a même généré des slogans tels que « seul le peuple peut sauver le peuple ».
Cette réaction a été exploitée de manière éhontée par différentes factions de la bourgeoisie, de son extrême droite à son extrême gauche, dans une lutte de charognards. Les groupes d’extrême gauche se sont partagés le travail avec les partis de gauche en réorientant de façon subtile la réflexion des travailleurs vers un terrain bourgeois.
Ils ne présentent jamais une analyse sérieuse de l’évolution et de la nature du capitalisme, mais proposent aux travailleurs toutes sortes de fausses alternatives axées sur une « gestion populaire » du système capitaliste. Des groupes comme Izquierda revolucionaria en Espagne, la branche allemande du CIO, ou le WSWS, 5 crachent apparemment du feu contre « l’irresponsabilité et l’inaction criminelle des politiques et autorités » et nous disent d’abord que « le capitalisme est responsable » pour cracher ensuite leur venin mystificateur en affirmant que « ce n’est pas l’establishment, mais le peuple lui-même qui a organisé la solidarité et l’hospitalité et même une partie de l’hospitalité. Les dons, les gens, les services et les secouristes… une solidarité pleine d’espoir “d’en bas” qui doit être démocratisée et coordonnée efficacement ». Une caricature de l’idéologie selon laquelle la solidarité spontanée face à la catastrophe serait une alternative prolétarienne à l’incurie du capitalisme est défendue, par exemple, par les trotskistes de Voix de gauche (Révolution permanente en France) qui disent qu’elle peut provoquer une sorte de « communisme de catastrophe », où « les gens se libèrent des capitalistes et commencent à reconstruire la société de manière collaborative […] quand je ressens le désespoir climatique, je pense à cette perspective de me joindre à d’autres personnes du monde entier pour lutter contre la catastrophe ».
À Valence, nous avons vu comment toute la solidarité, la colère, l’indignation et le désespoir suscités par la catastrophe ont été canalisés dans des campagnes d’unité nationale comme les rassemblements de deuil commun avec des hommes d’affaires aux portes des entreprises en « soutien à Valence » ou « pour le peuple valencien, fier de sa solidarité ». Les anarchistes qui font normalement appel aux « alternatives de quartier » et à l’autogestion se sont lancés dans l’aventure des « réseaux locaux de solidarité, pour l’auto-organisation et l’autonomisation du peuple ». Et la provocation de l’arrivée des autorités a été accueillie par une pluie de boue et d’insultes.
Cependant, il n’y a eu aucun embryon d’approche de classe, aucune protestation contre la pression exercée sur les travailleurs pour qu’ils continuent à travailler, ou contre la perte de salaires, d’allocations de chômage ou d’aides au logement. Les assemblées ou les discussions pour réfléchir sur les causes profondes de la catastrophe étant inexistantes, les gauchistes et les syndicats n’ont eu aucune peine à canaliser une partie de la colère, tandis qu’une partie des habitants s’est égarée dans la pure désorientation, dans les conflits entre partis bourgeois, voire sur le terrain du populisme contre les élites politiques ineptes, « insensibles aux souffrances du peuple ».
Il ne faut avoir aucune illusion sur l’impact de ces réactions immédiates ! Comme les réflexes de survie sociale consistant à aider les autres ne trouve pas à s’exprimer sur un terrain de classe, ils sont immédiatement mis à profit par la bourgeoisie pour désarmer le prolétariat et l’empêcher de développer sa propre réponse de classe ! Ce type d’indignation, de désespoir et de rage spontanés face à la destruction, expriment fondamentalement l’impuissance, la frustration, le manque de perspective face au pourrissement de la société. Les effets de la décomposition du capitalisme, en eux-mêmes, ne constituent pas une base favorable pour une réaction du prolétariat en tant que classe contre le capitalisme, comme les gauchistes veulent nous le faire croire. À la lutte de classe du prolétariat, ils opposent et substituent le magma informe qu’est le « peuple », condamnant ainsi les travailleurs à se diluer dans la masse dominée et impuissante de « ceux d’en bas ».
L’accélération de la décomposition du capitalisme conduira inévitablement à une multiplication de catastrophes de plus en plus terribles face auxquelles les États se montreront de plus en plus incompétents et indifférents. Mais la bourgeoisie exploitera idéologiquement à la fois les effets de la décomposition de son système et les « réactions de solidarité spontanées » pour encadrer la population derrière la défense de l’État, avec de prétendues purges des corrompus ou des promesses d’amélioration de l’efficacité de sa gestion. Mais l’exploitation de la solidarité humaine par la classe dirigeante (des sacrifices volontaires au travail aux campagnes humanitaires pour crédibiliser le système) n’active nulle flamme d’espoir pour l’avenir. Seule la classe ouvrière, par sa lutte contre les attaques envers ses conditions de vie, et la recherche de leur extension et leur unité, de leur politisation, représente l’espoir de renverser cette société pourrie.
Opero, 12 janvier 2025
1) « Inondations à Valence. Le capitalisme est une catastrophe assurée », publié sur le site web du CCI (2024). Au moment où nous écrivons ces lignes, de gigantesques incendies frappent la région de Los Angeles aux États-Unis : l’incurie et l’incapacité croissante de la bourgeoisie à affronter les catastrophes dont son système est l’origine, se sont une nouvelle fois confirmées.
2) Le « Nouvel Ordre Mondial » est une expression inventée par Bush père lors de l’invasion du Koweït, faisant référence à une nouvelle ère dans laquelle les États-Unis étaient censés assurer l’ordre en tant que gendarme du monde.
3) Voir « Sécheresse en Espagne : Le capitalisme ne peut pas atténuer, il ne peut pas s’adapter, il ne peut que détruire », publié sur le site web du CCI (mars 2024).
4) Le « scénario Trump » : la nouvelle administration Trump compte écarter tout discours sur le changement climatique, en implémentant la politique de « drill baby drill » tout en se retirant de tous les traités internationaux combattant le réchauffement climatique. La réponse de Trump aux incendies catastrophiques de Los Angeles donne le ton : Trump n’a pas imputé la responsabilité de l’assèchement des forêts au changement climatique, mais au refus présumé du gouverneur de Californie de libérer des réserves d’eau dans la région, juste pour protéger ce que le nouveau Président appelle un « poisson sans valeur », l’éperlan.
5) Le soi-disant « Comité pour une Internationale ouvrière » ou le « World Socialist Web Site (Comité international de la Quatrième Internationale) ».
Une nouvelle polémique a vu le jour, il y a quelques mois, entre les deux groupes trotskistes, Révolution permanente (RP), issue du NPA, et Lutte ouvrière (LO), concernant la question palestinienne. Cette dispute centrée avant tout sur ce que chacune de ces organisations considère être la position internationaliste la plus claire face à la barbarie du conflit moyen-oriental, RP reprochant à LO de renvoyer dos à dos l’État d’Israël et le Hamas et de se refuser à « choisir un camp militaire ». Même si ces deux groupes trotskistes prétendent défendre l’internationalisme prolétarien et la perspective révolutionnaire, la réalité est tout autre : en éminents membres de l’extrême gauche du capital, ils se font encore et toujours les défenseurs les plus acharnés du nationalisme palestinien de manière plus ou moins insidieuse, appuyant toujours derrière un verbiage retors un camp impérialiste contre un autre.
Dans les conflits guerriers où la classe ouvrière est embrigadée comme chair à canon et massacrée par milliers, leur démarche est toujours la même : tout cet échange mené dans un prétendu débat de clarification n’est qu’un discours bourgeois où chacun se veut être le « champion » le plus radical de la défense du « peuple » et de la cause nationale palestinienne. Et cela au nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », au nom du « droit des oppressés à répondre à l’oppresseur impérialiste », principes considérés comme émancipateurs et tremplins d’une prétendue perspective révolutionnaire : « le fait de renvoyer dos-à-dos le nationalisme des oppresseurs et celui des opprimés est une faute politique. Cela revient à ne pas comprendre que le sentiment national, anti-impérialiste et/ou anticolonial d’un peuple opprimé a un contenu progressiste et libérateur (quand bien même il serait limité) » (RP, septembre 2023).
En dépit de leurs beaux discours et de leurs références falsifiées à Marx ou Lénine et même Trotski, le terrain nationaliste n’a strictement rien de prolétarien et, dans la phase de déclin du système capitaliste, le « contenu progressiste » des aventures guerrières « d’un peuple opprimé » s’est toujours avéré en pratique réactionnaire et barbare. L’entretien d’un discours confus et louvoyant n’est autre que la contribution de ces organisations, sous toutes leurs formes plus ou moins radicales, à la barbarie guerrière elle-même, l’appel à choisir un camp impérialiste contre un autre !
Cette dispute est introduite par RP critiquant LO pour sa « position bordiguiste » considérée comme le fait d’avoir une position politique invariante, incapable d’analyser l’évolution réelle de rapports de force impérialistes : les positions seraient « justes » de manière générale mais « ne tiendraient pas compte de la situation du moment ». RP défend l’idée qu’il y a des principes internationalistes, certes, mais à géométrie variable, ceux-ci devant être défendus dans le cadre d’un « principe de réalité », d’une politique de moindre mal, adaptée aux circonstances !
Cette référence au bordiguisme 1 n’est toutefois pas anodine. Elle cherche à dénigrer la tradition historique internationaliste du mouvement ouvrier qui n’a pas trahi le prolétariat durant la Guerre civile en Espagne ni durant la Guerre mondiale. Cela, contrairement aux trotskistes qui se sont vautrés dans l’antifascisme et ont sombré dans le soutien du camp impérialiste Allié derrière l’État stalinien. L’objectif de cette dispute est clairement empoisonné ! Elle n’est qu’une tromperie destinée à travestir la véritable défense des principes internationalistes par les groupes existants de la Gauche communiste, comme le courant bordiguiste ou le CCI.
Quelles que soient les critiques, même importantes, que le CCI peut adresser au courant bordiguiste et aux groupes qui le composent, ce courant est demeuré dans le camp du prolétariat et celui de Gauche communiste depuis qu’il a dénoncé le caractère impérialiste de la Seconde Guerre mondiale, refusant de choisir entre la barbarie du camp antifasciste et celle de l’Axe.
RP et LO mettent en vitrine de grandes déclarations internationalistes : « les organisations révolutionnaires cherchent à analyser dans les conflits quels sont les camps en présence et où se situent, en dernière instance, les intérêts du prolétariat international dans tel ou tel affrontement armé. Quel dénouement peut-être le plus favorable ou, à l’inverse, opposé, à l’horizon révolutionnaire ? » (RP, novembre 2024). Mais leur fonds de commerce nationaliste n’est jamais loin. Pour Révolution permanente : « Prendre parti pour un camp politique sans se positionner en faveur d’un camp militaire revient à se cacher derrière son petit doigt ». « Dans le cas d’un conflit mettant aux prises un belligérant impérialiste […] et des peuples colonisés ou des pays semi-coloniaux, […] sous le joug de l’impérialisme, les révolutionnaires se situent dans le “camp militaire” de ces derniers ». « Qu’on le veuille ou non, le Hamas n’est pas Daesh et il s’agit, sur le plan militaire, de la principale organisation de la résistance nationale palestinienne à l’État d’Israël »…
C’est au nom de la perspective révolutionnaire que ces sergent-recruteurs ont le culot de défendre une politique de massacreurs la plus éhontée : « Cette fuite en avant guerrière, toujours plus destructrice, pourrait ouvrir une brèche pour l’entrée en scène des masses populaires de la région, sur un terrain social, politique et militaire, en fonction des différents théâtres et pourrait changer la dynamique du conflit […]. Une victoire ou une avancée du camp palestinien pourrait ouvrir la voie à un processus révolutionnaire dans la région ».
Une telle outrance guerrière et nationaliste amène LO à prendre un peu plus de distance quant à leur propre défense de la cause palestinienne, en critiquant l’ « abandon de l’internationalisme » par RP. Mais rien n’y fait : la logique nationaliste sue par tous ses pores. Ce que ne manque d’ailleurs pas de lui rappeler RP qui estime, avec regrets, que lors de la guerre de 1973, LO avait choisi clairement un camp. Il est vrai que le radicalisme apparent et contrefait de LO à propos du conflit israélo-palestinien n’est que de la poudre aux yeux tant, à d’autres occasions, LO n’a jamais hésité à défendre des positions ouvertement nationalistes (Cambodge, Vietnam, Cuba, Irak…).
C’est alors un réflexe au quart de tour pour LO de nous resservir son discours visqueux après avoir cultivé à merveille les ambiguïtés : « En tant que communistes révolutionnaires, nous sommes solidaires des Palestiniens, des Libanais et de tous les peuples victimes de la violence de l’impérialisme et de l’État israélien qui lui sert de bras armé au Moyen-Orient. Dans la guerre qu’il mène, nous souhaitons la défaite militaire de l’État israélien » (LO, septembre 2024). Voilà donc les choses remises à leur place ! Quelle que soit la plus ou moins grande radicalité des discours de Lutte ouvrière ou de Révolution permanente, leur internationalisme est un bluff, une tromperie authentiquement bourgeoise !
Mais loin de nous amener à nous moquer de cette esbroufe, de ces discours parfois tortueux pour justifier l’injustifiable, nous persistons à penser qu’ils représentent surtout un piège important pour la politisation de ceux qui cherchent à comprendre ce que représentent vraiment les guerres dans le chaos impérialiste d’aujourd’hui et comment s’y opposer. Pour les trotskistes, c’est clair : d’une manière ou d’une autre, il faut y prendre part et choisir un camp : « Nous avons donc bien choisi un camp, mais qui est d’abord un camp politique : nous sommes inconditionnellement solidaires du peuple palestinien face à l’oppression qu’il subit » (LO, septembre 2024).
C’est tout le sens de leur intervention pour répondre et pourrir la réflexion dans la classe ouvrière autour des massacres du Hamas et de Tsahal. RP et LO se sont finalement partagé la sale besogne : alors que RP patauge dans un soutien « critique » aux barbares du Hamas, LO assume un soutien plus sournois en disant « arborer le drapeau rouge, celui de la classe ouvrière internationale et non le drapeau national palestinien, à l’inverse de RP ». Unanimement, ces deux organisations regrettaient que les manifestations pro-palestiniennes « n’ont entraîné qu’une fraction très minoritaire de la jeunesse, en particulier en France où elles n’ont jamais atteint un niveau de mobilisation comparable à celui des États-Unis ». (LO, septembre 2024)
Ces mobilisations sont un piège visant à exploiter la difficulté de la classe ouvrière et de sa jeune génération à comprendre, derrière les conflits guerriers, la gravité de la situation de décomposition et de chaos du capitalisme. Mais le peu de mobilisation derrière les drapeaux nationalistes palestiniens est aussi le signe que la jeune génération ouvrière des pays centraux, malgré toutes ses confusions, n’est pas prête à s’enrôler sur un terrain va-t-en-guerre, refuse l’embrigadement dans des boucheries toujours plus sanglantes et irrationnelles contraires à ses intérêts de classe. Au grand dam du trotskisme…
Stopio, 5 janvier 2025
1) Comble du mensonge, cette référence au bordiguisme passe par la référence à Lotta comunista, un groupe italien également gauchiste, issu de l'anarchisme et produit d'une dissidence stalinienne, mais qui cherche à se faire passer pour un groupe de la Gauche communiste. Il est d’ailleurs étonnant que la critique de « déviation » bordiguiste que RP adresse à LO soit peu ou prou la même que celle que LO adressait, il y a quelques années… à Lotta comunista ! RP et LO font ici la publicité d’un groupe qui n’est rattaché à la Gauche communiste ni par sa filiation, ni, et surtout, par ses positions politiques. Les positions de Lotta comunista sont en tous points aux antipodes de celles de la Gauche communiste authentique.
Le 16 novembre, le CCI a tenu une réunion publique en ligne sur le thème : « Les implications mondiales des élections américaines ». En plus des militants du CCI, plusieurs dizaines de personnes réparties sur quatre continents et une quinzaine de pays ont participé à cette discussion. Des traductions simultanées en anglais, en espagnol et en français ont permis à tous de suivre ces échanges qui ont duré un peu plus de trois heures.
Évidemment, au regard de la nécessaire révolution à accomplir par toute la classe ouvrière au niveau mondial, ce petit nombre peut paraître insignifiant. Le chemin devant nous est encore long pour que se développent au sein du prolétariat une profonde conscience et une vaste organisation. Ce type de réunion internationale est justement un moyen d’avancer sur ce chemin. Pour l’instant, les minorités révolutionnaires sont encore très réduites : une poignée dans telle ville, un individu dans telle autre.
Se rassembler depuis plusieurs pays pour discuter, élaborer, confronter les arguments et ainsi comprendre au mieux la situation mondiale est un moment précieux pour rompre l’isolement de chacun, nouer des liens, ressentir la nature mondiale du combat révolutionnaire prolétarien. Il s’agit de participer à l’effort de notre classe pour secréter une avant-garde. Ce type de réunion est ainsi un jalon qui présage de la nécessaire organisation des révolutionnaires à l’échelle mondiale. Ce regroupement des forces révolutionnaires est un long processus, qui nécessite un effort conscient et constant. C’est là une des conditions vitales pour préparer l’avenir, pour s’organiser en vue des affrontements révolutionnaires décisifs qui viendront.
Cette forte mobilisation pour notre réunion révèle aussi la préoccupation, voire l’inquiétude, que suscite l’élection de Donald Trump à la tête de la première puissance mondiale.
Tous les intervenants ont souligné, avec le CCI, que la victoire de ce président ouvertement raciste, machiste, haineux, revanchard, prônant une politique économique et guerrière irrationnelle, va accélérer toutes les crises, va aggraver les incertitudes et le chaos. À partir de cette position commune, de nombreuses questions et nuances, des désaccords aussi, ont émergé au fil de la discussion :
Le triomphe de Trump est-il le fruit d’une politique voulue et consciente de la bourgeoisie américaine ? Trump est-il la meilleure carte pour la défense des intérêts de la bourgeoisie américaine ? Ses choix impérialistes vis-à-vis de l’Iran, de l’Ukraine ou de la Chine sont-ils un pas en avant vers la Troisième Guerre mondiale ? Sa politique protectionniste, à coups de hausses des taxes douanières, est-elle une pièce de ce puzzle vers la guerre ? Ses velléités d’attaquer férocement la classe ouvrière, en particulier les fonctionnaires, sont-elles liées aux sacrifices nécessaires pour préparer l’économie nationale à cette guerre ?
Ou, au contraire, comme l’ont affirmé le CCI et d’autres participants, l’arrivée de Trump à la tête de la première puissance mondiale témoigne-t-elle d’une difficulté croissante des bourgeoisies nationales à empêcher ses fractions les plus obscurantistes et irrationnelles à prendre le pouvoir ? La guerre des cliques au sein même de la bourgeoisie, comme la fragmentation de la société entre américains / immigrés, hommes / femmes, noirs / blancs, tout ce que le clan Trump aggrave, ne sont-elles pas un signe de la tendance vers le désordre et le chaos de la société ? La guerre commerciale voulue par Trump, en revenant aux mesures protectionnistes des années 1920 et 1930 qui avaient à l’époque ruiné tous les pays, ne montre-t-elle pas l’irrationalité de sa politique du point de vue même de l’intérêt du capital américain ? Dans le même sens, les incertitudes grandissantes quant à la politique impérialiste de la nouvelle administration américaine ne renforcent-elles pas les tensions guerrières entre tous les pays, poussant encore plus vers les alliances instables et changeantes, vers le chacun pour soi, la politique à courte vue, l’éclatement de guerres n’engendrant rien d’autre que la terre brûlée ?
Pour le CCI, répondre à toutes ces questions implique de se pencher, avec une plus grande profondeur, sur la période historique que nous traversons : la décomposition. Parce qu’au fond, la victoire de Trump n’est pas un élément à prendre en soi, à analyser en soi et dans l’immédiat, elle est le fruit de toute une situation mondiale, d’une dynamique historique, celle qui voit le capitalisme pourrir sur pied. La victoire de Donald Trump aux États-Unis ou de Javier Milei en Argentine, la politique sans avenir d’Israël au Moyen-Orient ou de la Russie en Ukraine, la mainmise des cartels de la drogue sur des pans de plus en plus larges de l’Amérique latine ou des groupes terroristes en Afrique ou des seigneurs de la guerre en Asie centrale, la montée de l’obscurantisme, du complotisme, les explosions de violence de certaines couches de la société… tous ces phénomènes apparemment sans rapport les uns avec les autres sont en réalité l’expression de la même dynamique de fond du capitalisme : la décomposition.
La deuxième partie de la discussion, qui s’est attachée à comprendre au mieux où en est la lutte de classe, s’est inscrite dans la même dynamique. Là aussi, le débat a été ouvert, franc et fraternel, là aussi de très nombreuses questions ont été posées, des nuances et désaccords ont émergé.
La victoire de Trump signifie-t-elle que le prolétariat est vaincu, ou à minima gangréné lui-aussi par le racisme et le populisme ? Au contraire, le rejet du parti démocrate par les ouvriers induit-il une prise de conscience de la réelle nature de ce parti bourgeois ? L’apparence de dictateur de Trump peut-elle favoriser la colère et la réaction de la classe ouvrière ? Au contraire, la campagne poussant à défendre la démocratie va-t-elle être un piège mortel pour le prolétariat ? L’aggravation des conditions de vie et de travail, menée de façon extrêmement brutale par Trump, Musk et leur bande, va-t-elle pousser à la lutte ? Au contraire, ces sacrifices vont-ils renforcer la recherche de boucs émissaires, comme l’étranger, l’illégal ?
Toutes ces interrogations, contradictoires, ne sont pas étonnantes. La situation est extrêmement complexe, difficile à appréhender dans sa globalité et sa cohérence. L’actualité est jalonnée d’événements opposés : ici une grève ouvrière, ici une émeute, là-bas un rassemblement populiste…
Et tout comme pour la première partie de la discussion, ce qui manque c’est une boussole, celle de considérer chaque question non pas en soi, séparément les unes des autres, mais dans un ensemble et dans un contexte international et historique.
Il est impossible de penser le monde sans se référer consciemment, volontairement, systématiquement à la dynamique générale et profonde du capitalisme mondial : le système plonge dans la pourriture (avec tous les relents nauséabonds qui s’en dégagent), mais le prolétariat n’est pas vaincu et même, depuis 2022 et l’été de la colère au Royaume-Uni, il relève la tête, retrouve le chemin de la lutte et de son combat historique.
Nous ne pouvons ici développer plus notre réponse, nous y reviendrons, dans notre presse et dans nos prochaines réunions.
Ce débat n’est donc qu’un début. Nous encourageons tous nos lecteurs à venir participer à cet effort, aux débats entre révolutionnaires, au processus collectif de clarification. Ne restez pas isolés ! Le prolétariat a besoin que ses minorités tissent des liens, à l’échelle internationale, qu’elles s’organisent, qu’elles débattent, confrontent les positions, échangent les arguments, comprennent le plus profondément possible l’évolution du monde.
Le CCI vous invite ainsi chaleureusement à venir participer à ses différentes réunions : les réunions publiques en ligne et internationales, les réunions publiques physiques dans plusieurs villes, les permanences. Tous ces moments pour se rencontrer et débattre sont annoncés régulièrement sur notre site web.
Au-delà de ces réunions, nous vous encourageons aussi à nous écrire, pour réagir à un article, poser des questions ou affirmer un désaccord. Les colonnes de notre presse sont ouvertes, elles appartiennent à la classe. Vos propositions de textes sont les bienvenues.
Le débat est une absolue nécessité. Nous sommes loin les uns des autres, isolés, souvent à contre-courant des idées qui se développent autour de nous. Se regrouper, à l’échelle internationale, est un enjeu vital pour préparer l’avenir.
Toutes les minorités révolutionnaires ont cette responsabilité.
CCI, novembre 2024
Le 23 novembre, la Tendance communiste internationale (TCI) a tenu une réunion publique à Paris sur le thème : « Face à la montée des guerres et confrontations nationalistes, la seule perspective est la lutte de classe internationaliste ». Ont participé à cette réunion, en plus évidemment de la TCI, des militants du Parti communiste international-Le Prolétaire (PCI), du Courant communiste international (CCI), un représentant du Groupe international de la Gauche communiste (GIGC), et plusieurs sympathisants de ces différentes organisations. La TCI publiera certainement sur son site un bilan de cette réunion. 1
Nous n’avons pas ici la prétention d’être exhaustifs, nous voulons simplement souligner les points cruciaux qui, pour nous, sont ressortis de cette discussion.
La présence d’une assistance relativement large lors de cette réunion publique, caractérisée en partie par sa jeunesse, est un fait très significatif de la dynamique actuelle de notre classe. « L’été de la colère » en 2022 au Royaume-Uni, cette série de grèves qui a touché presque tous les secteurs durant plusieurs mois, a été le signe que le prolétariat reprenait le chemin de la lutte après plus de vingt ans d’atonie. Face aux coups de boutoir de la crise économique, face aux attaques incessantes du capital et de ses gouvernements, les ouvriers sont à nouveau prêts à entrer en grève, à manifester, à lutter.
Cette dynamique est aussi marquée par un processus global invisible : l’effort considérable de réflexion qu’est en train de produire notre classe. Face à l’impasse du système, tout un questionnement germe dans les têtes ouvrières. C’est ainsi qu’apparaissent aux quatre coins du globe des minorités qui recherchent les positions révolutionnaires, qui viennent à la rencontre des groupes du camp prolétarien, ceux qui défendent l’autonomie de la classe et l’internationalisme. Au-delà de la participation plus forte aux réunions des organisations de la Gauche communiste, il y a d’autres nombreux signes comme l’émergence de conférences autour de l’internationalisme (à Arezzo, Prague, Bruxelles…).
Mais le plus significatif est sûrement l’attitude de la bourgeoisie elle-même. Soucieuse d’encadrer cette réflexion et de la diriger dans des impasses, son extrême gauche radicalise de plus en plus son langage, n’hésitant plus à mettre en avant la nécessité de la révolution, ses syndicats affichent de plus en plus combativité et unité en prônant un « syndicalisme de classe ». Il s’agit pour la gauche du capital de jouer son rôle, celui d’attirer à elle les jeunes qui sont de plus en plus nombreux à vouloir lutter.
Il pèse donc sur les épaules de la Gauche communiste une responsabilité historique, celle de transmettre à la nouvelle génération qui émerge lentement, les positions, la méthode, les principes dont elle a elle-même hérité du mouvement ouvrier. Ces leçons acquises de longues luttes depuis deux siècles sont absolument vitales pour l’avenir ; il ne pourra y avoir de révolution prolétarienne internationale victorieuse si elles sont oubliées. La réunion de la TCI qui s’est tenue à Paris doit être évaluée à la lumière de cette exigence qui s’impose à tous les groupes de la Gauche communiste :
1. Débattre pour clarifier. La présentation réalisée par la TCI pour lancer les débats a clairement exposé les points suivants :
– Au XIXe siècle, certaines luttes de libérations nationales pouvaient être soutenues par les révolutionnaires, quand elles permettaient de balayer les dernières entraves féodales et ainsi accélérer le développement du capitalisme. Mais depuis le début du XXe siècle, dans ce système en déclin, ce n’est plus la formation des nations capitalistes qui est à l’ordre du jour, c’est la révolution internationale prolétarienne.
– Le développement actuel du chaos guerrier, en Ukraine, à Gaza, ou ailleurs, est le produit du système capitaliste.
– Face à cette situation, seule la classe ouvrière est en mesure de s’opposer au système qui engendre cette situation toujours plus barbare : le capitalisme.
– Contre les campagnes nationalistes dans lesquelles la bourgeoisie tente de mobiliser la classe ouvrière pour la défense d’un camp contre un autre, les révolutionnaires doivent défendre au sein de la classe, l’internationalisme prolétarien.
Le CCI est intervenu d’emblée pour soutenir les grandes lignes de l’exposé. Nous avons notamment souligné l’effort produit pour adopter une démarche historique afin de comprendre ces différentes questions si cruciales pour le développement de la conscience de classe et l’avenir de la lutte prolétarienne. C’est pour cela, que nous avons jugé nécessaire d’insister sur les profonds changements engendrés par l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. Comme l’Internationale communiste le proclama dès sa fondation en mars 1919 : l’expérience du carnage de la guerre de 1914 et la vague révolutionnaire internationale qui a suivi prouvaient que le monde était rentré dans « l’ère des guerres et des révolutions » : le capitalisme devenu décadent n’a plus rien à offrir à l’humanité, la seule alternative réside dans sa destruction par la révolution prolétarienne mondiale. La guerre devient dès lors le mode de vie du capitalisme, chaque nation, chaque bourgeoisie, petite ou grande, est impérialiste et contribue à la fièvre guerrière et nationaliste. Dans cette nouvelle configuration, les luttes de libération nationale, l’appel des peuples à disposer d’eux-mêmes, soutenus par les révolutionnaires dans certaines circonstances au cours de la période d’ascendance, deviennent des orientations et mots d’ordre caducs et réactionnaires.
Le PCI a, quant à lui, défendu une tout autre démarche : fidèle à sa théorie de l’invariance, cette idée que le programme a été établi une fois pour toute en 1848 et qu’il n’y a plus rien à ajouter ou à modifier depuis lors, il a soutenu qu’aujourd’hui encore les luttes de libérations nationales étaient possibles. Cohérents avec cette approche, le PCI et son sympathisant ont donc défendu la légitimité de la lutte du « peuple palestinien » contre « l’oppression israélienne » (sans évidemment à aucun moment soutenir le Hamas ou une quelconque fraction bourgeoise locale). Le sympathisant du PCI a même affirmé que, pour lui, ne pas soutenir le peuple palestinien alors que celui-ci est massacré, torturé, qu’il subit la barbarie la plus effroyable, est une forme d’indifférentisme vis-à-vis de toutes ses souffrances.
En réponse, plusieurs interventions ont essayé de démontrer que les luttes de libération nationale sont un piège consistant à enchaîner une partie de la classe ouvrière à la domination de sa propre bourgeoisie. Face à cela, nous devons brandir le mot d’ordre déjà contenu dans le Manifeste du Parti communiste : « Les prolétaires n’ont pas de patrie ! »
Si, durant cette première partie du débat, la TCI et le CCI ont défendu ensemble la même position politique générale, deux nuances sont aussi apparues :
– Contrairement au CCI, jamais les militants de la TCI n’ont prononcé les mots « ascendance » et « décadence » pour définir les deux grandes phases de vie du capitalisme. Or, selon nous, ces termes reflètent la vision la plus juste et la plus précise de l’évolution profonde et historique du système.
– La TCI a dit reconnaître l’existence de nations opprimées et de nations qui oppriment, ce qui, pour le CCI, est une erreur car elle entretient l’ambiguïté quand il s’agit de défendre fermement que toutes les nations, petites ou grandes, bien ou mal armées, sont impérialistes.
La seconde partie de la discussion était consacrée aux enjeux historiques qui se présentent aujourd’hui : la guerre et la lutte de classe.
Dans de nombreuses interventions, notamment celles de la TCI et du PCI, la vision défendue a été celle d’un cours vers la Troisième Guerre mondiale (ou vers la « généralisation de la guerre ». Nous avouons n’avoir pas forcément bien saisi s’il y avait pour eux une différence entre ces deux termes). Il y a dans cette position une évaluation pessimiste de l’état de la classe ouvrière et de ses luttes.
Le CCI a alors développé une autre évaluation de la situation : le capitalisme ne se dirige pas, dans un avenir prévisible, vers une Troisième Guerre mondiale mais est en train de s’enfoncer dans la décomposition. Concrètement, cela signifie une multiplication des conflits guerriers (comme en Ukraine, Palestine, Syrie, etc.), une désagrégation du tissu social (atomisation, montée des violences, du racisme et du repli identitaire, gangrène de la drogue et du trafic, etc.), une érosion de la pensée cohérente et rationnelle… Il ne s’agit pas là d’un danger moins grand que l’éventualité d’une guerre mondiale, ces deux chemins mènent à la disparition de la civilisation humaine. Par contre, cette dernière approche permet de comprendre la réalité qui se développe sous nos yeux dans toute sa complexité et son chaos, de relier entre eux des phénomènes qui peuvent apparaitre indépendants les uns des autres, ou même contradictoires.
Quant à la lutte de classe, pour le CCI, le prolétariat n’est aujourd’hui pas vaincu. C’est cette force du prolétariat, en particulier en Europe et en Amérique du Nord, qui a empêché durant quarante ans que la guerre froide ne se transforme en Troisième Guerre mondiale. Le prolétariat a même commencé à reprendre aujourd’hui le chemin des luttes et tente de développer plus loin sa réflexion et sa conscience. Nous le disions dès l’introduction : depuis 2022 et la série de grèves nommées « L’été de la colère » au Royaume-Uni, le CCI a mis en avant le retour de la combativité ouvrière. 2
Tous ces désaccords au sein de l’assemblée se sont exprimés dans un climat très chaleureux et ouvert, où tout le monde était soucieux de comprendre et de répondre de façon argumentée aux positions des uns et des autres. Ce moment positif doit servir de repère : les groupes de la Gauche communiste doivent développer beaucoup plus le débat entre eux, la confrontation de leurs positions politiques, la participation aux réunions publiques des uns et des autres. Nos journaux et nos revues aussi doivent participer à ce processus de clarification ; les polémiques publiques entre nos groupes sont très largement insuffisamment nombreuses. S’il y a des articles du PCI et du CCI qui se répondent, effort que nous devons poursuivre et amplifier ensemble, la TCI refuse presque systématiquement ce débat public, nos courriers et nos articles demeurant lettres mortes.
2. S’unir autour des positions fondamentales du camp prolétarien. Un moment de la réunion de la TCI doit attirer tout particulièrement notre attention : alors que les interventions soulignaient toutes sans détour les points de désaccords, quelques jeunes participants sont intervenus pour dire qu’ils ne comprenaient pas vraiment ce qui distinguait les positions des différentes organisations présentes. Ces remarques révèlent un point essentiel : les organisations de la Gauche communiste, aussi importantes que peuvent être leurs divergences, ont en commun une histoire, un héritage, des positions fondamentales.
Le titre de la réunion résumait en lui-même cette unité : « Face à la montée des guerres et confrontations nationalistes, la seule perspective est la lutte de classe internationaliste ». Tous les intervenants lors de ce débat ont ainsi eu à cœur de se dresser contre les guerres impérialistes, de défendre l’internationalisme prolétarien, de réfléchir au développement de la lutte et de la conscience ouvrières.
La dynamique de cette réunion est une nouvelle preuve concrète que les différents groupes de la Gauche communiste ont une double responsabilité : confronter leurs divergences dans un processus collectif vers la clarification et se rassembler pour défendre ensemble, d’une voix plus forte, ce qu’ils ont d’essentiel en commun.
C’est pourquoi, lors de chacune de ses interventions, le CCI a rappelé systématiquement que nous devrions ensemble être capables de défendre d’une seule et même voix la position internationaliste de la Gauche communiste face aux conflits guerriers qui se développent à travers la planète. Nous avons aussi rappelé que cet appel commun pourrait permettre aux nouvelles générations de s’appuyer sur cette expérience comme nous-mêmes nous pouvons nous appuyer sur l’expérience de Zimmerwald. Ce serait un jalon pour l’avenir.
Mais une nouvelle fois, la TCI comme le PCI ont rejeté cet appel commun.
La nouvelle génération aura donc ici un rôle important à jouer, pour pousser les groupes de la Gauche communiste à la fois à polémiquer entre eux et à s’unir sur les points cardinaux qu’ils ont en commun, pour pousser les groupes de la Gauche communiste à être à la hauteur de leur responsabilité historique.
3. Défendre les principes du mouvement ouvrier et la solidarité prolétarienne. Les lecteurs attentifs auront remarqué que nous avons signalé en introduction la participation à cette réunion d’un représentant du GIGC, l’individu Juan, sans jamais rien dire de son rôle dans les débats.
Certainement qu’en apparence, aux yeux des participants, Juan a eu une attitude fraternelle vis-à-vis de l’assemblée, qu’il a participé au débat de manière claire et dynamique, qu’il a fait de très bonnes interventions permettant à la réflexion collective d’avancer.
Il est tout à fait vrai que Juan a été éloquent, que ses interventions étaient même brillantes, qu’il a toujours affiché sourire et bonne humeur. Il a ainsi défendu dans la première partie du débat les mêmes positions que le CCI sur le piège des luttes de libérations nationales en période de décadence et donc contre l’invariance du PCI. Dans la deuxième partie, il a repris les positions de la TCI pour dire que la Troisième Guerre mondiale approche. Surtout, il a souligné avec insistance son accord avec le combat que mène le CCI afin que les groupes de la Gauche communiste produisent un appel commun pour défendre l’internationalisme, affirmant qu’il était prêt à le signer.
Mais les apparences sont souvent trompeuses. Nous devons donc ici rappeler quelques faits pour démasquer le niveau d’hypocrisie et de manœuvre de cet individu : Juan a frappé dans la rue un de nos camarades, obligeant celui-ci à aller à l’hôpital à cause de ses tuméfactions au visage. Un de ses acolytes, en la présence de Juan, a menacé un autre militant du CCI de lui trancher la gorge (sachant que ce Monsieur a effectivement toujours un couteau dans la poche). Lors d’une fête de Lutte ouvrière où nous intervenions, Juan s’est mis à rire d’un camarade parce qu’il savait que celui-ci venait de frôler la mort à cause d’une crise cardiaque, se réjouissant de son malheur. Voilà pour la réalité de la fraternité quand les témoins manquent !
Évidemment, le soutien affiché lors de cette réunion aux positions du CCI souffre de la même duplicité. Il suffit de lire les articles du GIGC pour constater que la colonne vertébrale de ce groupe est sa haine pour notre organisation. Dès son texte de fondation, le GIGC lance « le Courant communiste international se délite sous nos yeux tant au plan théorique, politique qu’organisationnel, liquidant sa presse régulière, abandonnant ses réunions publiques, après avoir abandonné la plus grande partie de ses principes ». Ses bulletins sont parsemés de ragots contre le CCI. Par exemple, sous son ancien nom de FICCI, il disait déjà en 2014 dans un article titré « Une nouvelle (ultime ?) crise interne dans le CCI ! » : « Le CCI vit à nouveau – selon des documents internes récents – une nouvelle crise interne […]. Les énergies militantes gaspillées en introspections psychologiques et autocritiques couvrent des dizaines de pages de bulletins alors même que les sections de cette organisation diminuent la fréquence de leurs publications – lorsqu’elles ne l’arrêtent pas tout simplement – ou encore décident de ne plus tenir de réunions publiques et d’assurer l’intervention dans la rue et les luttes. S’il ne s’agissait pas d’une entreprise délibérée de destruction d’une organisation devenue une véritable secte et qui s’attaque sur tous les plans à la Gauche communiste, […] nous ne serions pas intervenus publiquement sur cette affaire non encore révélée par l’organisation en crise. Mais là, il y a urgence ! […] Pour nous, il est clair qu’il y a une volonté et une entreprise consciente de destruction des militants du CCI, de leur conviction communiste et de leur engagement communiste, qui a été initiée, c’est vrai, depuis une bonne vingtaine d’années maintenant. Certainement passe-t-elle, à l’occasion de cette crise, une dernière étape ». Nous sommes aujourd’hui fin 2024, dix ans après cette oraison funèbre quelque peu prématurée. 3
Mais attardons-nous quelques instants sur certains mots : « selon des documents internes récents » ; « nous ne serions pas intervenus publiquement sur cette affaire non encore révélée par l’organisation en crise »… Nous touchons là l’essence profonde du GIGC, la réelle nature de Juan, quand le masque est retiré : le mouchardage ! Depuis sa naissance, ce groupe (qu’il se nomme GIGC ou FICCI), n’a de cesse de publier sur internet des informations qui touchent à la vie interne et à la sécurité du CCI et de ses militants : citations de bulletins internes, délation des vraies initiales des militants, révélation de qui écrit tel ou tel article, 4 dates de nos réunions internes… 5 Tout y passe ! 6
Quant à la déclaration de Juan concernant son accord avec un ensemble de positions politiques du CCI, il s’agit d’un leurre destiné à duper les participants à la réunion publique de la TCI et dont témoignent les nombreux textes qu’il a écrits déformant nos positions pour pouvoir les calomnier. 7
Lors de la réunion de la TCI, nous avons rappelé très brièvement qui est réellement Juan en disant : « Nous ne débattons pas avec les mouchards ». La réaction de Juan a alors été de tourner en dérision notre accusation, en en rajoutant : « Oui, c’est moi le mouchard, le flic ! », ce qui a fait rire l’assistance. L’arme de la dérision est efficace et maligne, elle détourne et distrait, mais elle est aussi l’aveu que Juan ne peut contredire notre accusation, car il sait que toutes les preuves sont accessibles, tous ses actes de mouchardages sont sur Internet.
À tous ceux qui considèrent que le comportement prolétarien est une question cruciale, que les révolutionnaires ne peuvent pas accepter le vol, le chantage, le mensonge et la manipulation, les menaces de mort et le mouchardage, nous leur conseillons de ne pas se laisser berner par le sens de la dérision de Juan, ni par ses flagorneries adressées au CCI lors de cette réunion. La réalité de sa politique, de ses agissements, de sa haine anti-CCI, de son mouchardage, vous la trouverez étalée à longueur de colonnes sur son propre site. Les révolutionnaires ont toujours traité de façon extrêmement sérieuse et intransigeante ces combats pour les principes, pour la défense des organisations révolutionnaires, à commencer par Marx 8 contre Bakounine ou contre Vogt.
C’est pourquoi nous regrettons que les autres organisations soient restées silencieuses sur cette question quand Juan l’a tournée en ridicule, comme nous regrettons que la TCI continue à accepter dans ses réunions un individu porteur de tels comportements destructeurs. Cette tolérance tourne le dos à toute la tradition du mouvement ouvrier et salit la Gauche communiste. Elle est aussi un manquement à la plus élémentaire solidarité que se doivent les révolutionnaires.
Cette acceptation du mouchardage est une faiblesse terrible, mais elle ne doit pas effacer l’aspect positif de cette réunion tenue par la TCI : la confirmation de l’apparition d’une nouvelle génération en recherche des positions révolutionnaires et une confrontation nécessaire des positions de trois organisations de la Gauche communiste !
Il reste justement à nos organisations d’être à la hauteur de leurs responsabilités, de ce que nous devons transmettre à la nouvelle génération, pour l’avenir de la révolution, y compris sur le plan des principes prolétariens.
Nous finirons ce bilan comme nous avons fini la réunion de la TCI : en saluant la TCI et tous les participants pour la tenue de ce débat, et en invitant la TCI, le PCI ainsi que tous les présents à venir participer à nos prochaines réunions publiques.
Pawel, 9 décembre 2024
1) Au moment de la mise en ligne de cet article, la TCI a publié sur son site web son bilan de la réunion : « Bilan de la réunion publique du 23/11/24 ». Nous invitons nos lecteurs à en prendre connaissance.
2) Cf. « Après la rupture dans la lutte de classe, la nécessité de la politisation des luttes », Revue internationale n° 171 (2023).
3) Nous avions à l’époque répondu avec humour à cette attaque dans notre article : « Conférence internationale extraordinaire du CCI : la “nouvelle” de notre disparition est grandement exagérée ! », Revue internationale n° 153 (2014).
4) « Ce texte est de la main de CG, alias Peter, ce que prouve le style et surtout la référence », Bulletin de la FICCI n° 14.
5) Y compris des dates de nos réunions au Mexique, pays où nos camarades sont menacés de mort !
6) Pour connaître la liste (non exhaustive des méfaits dont se rend régulièrement coupables le GIGC, lire notre article : « Attaquer le CCI : la raison d’être du GIGC », publié sur notre site web (2023).
7) Cf. les articles suivants : « Le parasitisme politique n’est pas un mythe, le GIGC en est une dangereuse expression » et « Le GIGC tente de discréditer la plateforme du CCI ».
8) En voyant Juan sourire et être fraternel, certains peuvent douter qu’une telle duplicité existe. Alors rappelons simplement ces mots de Marx et d’Engels quand, dans La Sainte Famille, ils décrivent justement sous quels traits se présente en général un mouchard : « De son métier, le Chourineur était boucher. […] Rodolphe le prend sous sa protection. Suivons la nouvelle éducation du Chourineur, guidée par Rodolphe. […] Pour commencer, le Chourineur reçoit des leçons d’hypocrisie, de perfidie, de trahison et de dissimulation, […] c’est-à-dire qu’il en fait un mouchard […]. Il lui conseille d’avoir l’air […]. Le Chourineur, en jouant de la camaraderie et en inspirant confiance, mène son ancien compagnon à sa perte ».
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/tag/structure-du-site/revolution-internationale
[2] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_4_80_bat.pdf
[3] https://fr.internationalism.org/tag/situations-territoriales/lutte-classe-france
[4] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/reforme-des-retraites
[5] https://fr.internationalism.org/tag/5/59/irak
[6] https://fr.internationalism.org/tag/5/42/italie
[7] https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/11/09/chute-du-mur-de-berlin-ne-nous-trompons-pas-de-funerailles_6018607_3232.html
[8] https://www.lepoint.fr/europe/chute-du-mur-de-berlin-en-pleines-dissensions-l-allemagne-fete-les-30-ans-09-11-2019-2346185_2626.php
[9] https://www.ladepeche.fr/2019/11/09/il-y-a-30-ans-la-chute-du-mur-de-berlin,8532162.php
[10] https://fr.internationalism.org/rinte60/edito.htm
[11] https://fr.internationalism.org/rinte68/impe.htm
[12] https://fr.internationalism.org/tag/evenements-historiques/chute-du-mur-berlin-effondrement-lurss
[13] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_481_bat.pdf
[14] https://fr.internationalism.org/content/10086/mouvement-contre-reforme-des-retraites-partie-2-tirer-lecons-preparer-luttes-futures
[15] https://fr.internationalism.org/tag/5/56/moyen-orient
[16] https://fr.internationalism.org/tag/5/445/syrie
[17] https://fr.internationalism.org/tag/5/257/turquie
[18] https://fr.internationalism.org/tag/4/491/populisme
[19] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_482_bat_0.pdf
[20] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/coronavirus
[21] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/covid-19
[22] https://fr.internationalism.org/content/10081/mouvement-contre-reforme-des-retraites-partie-1-tirer-lecons-preparer-luttes-futures
[23] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_483_bat_0.pdf
[24] https://fr.internationalism.org/tag/5/50/etats-unis
[25] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/luttes-parcellaires
[26] https://www.liberation.fr/checknews/2020/04/26/l-etude-de-la-surmortalite-donne-t-elle-les-vrais-chiffres-du-covid-19-au-dela-des-bilans-officiels_1786454
[27] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/05/14/non-le-covid-19-n-est-pas-seulement-au-17e-rang-mondial-en-nombre-de-morts_6039679_4355770.html
[28] https://www.liberation.fr/checknews/2020/05/22/covid-19-l-etude-des-chiffres-de-la-surmortalite-en-allemagne-confirme-t-elle-le-bilan-officiel_1789108
[29] https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/05/17/coronavirus-une-surmortalite-tres-elevee-en-seine-saint-denis_6039910_3224.html
[30] https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200521.OBS29165/coronavirus-l-europe-doit-s-attendre-a-une-deuxieme-vague-selon-ecdc.html
[31] https://www.liberation.fr/checknews/2020/05/15/que-sait-on-de-cette-photo-d-enfants-assis-dans-des-carres-dessines-a-la-craie-lors-d-une-recreation_1788236
[32] https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200512.OBS28723/une-fiche-invitant-a-signaler-les-propos-inacceptables-des-eleves-sur-le-covid-agace-les-profs.html
[33] https://fr.internationalism.org/rinte76/mensonge.htm
[34] https://fr.internationalism.org/tag/situations-territoriales/situation-sociale-france
[35] https://fr.internationalism.org/files/fr/strike_gdansk_1980.jpg
[36] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/pologne-1980
[37] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_484_bat.pdf
[38] https://fr.internationalism.org/tag/situations-territoriales/france
[39] https://fr.internationalism.org/content/10220/bhopal-capitalisme-seme-lhorreur
[40] https://fr.internationalism.org/ri316/catastrophe_AZF.htm
[41] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201509/9257/explosion-meurtriere-tianjin-chine-apprendre-tout-ne-rien-oubl
[42] https://fr.internationalism.org/content/9754/effondrement-du-pont-genes-italie-loi-du-profit-engendre-catastrophes
[43] https://fr.internationalism.org/content/9989/lubrizol-derriere-lecran-fumee-responsabilite-du-capital
[44] https://fr.internationalism.org/tag/5/513/russie
[45] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/bielorussie
[46] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/belarus
[47] http://news.bbc.co.uk/onthisday/hi/dates/stories/may/26/newsid_4396000/4396893.stm
[48] https://www.fo-daa.fr/wp-content/uploads/2020/01/Tract-FO-du-12-juin-2020.pdf
[49] https://fr.internationalism.org/content/9181/contribution-a-histoire-du-mouvement-ouvrier-afrique-du-sud-naissance-du-capitalisme-a
[50] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201508/9245/contribution-a-histoire-du-mouvement-ouvrier-afrique-du-sud-seconde
[51] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201702/9521/du-mouvement-soweto-1976-a-l-arrivee-au-pouvoir-l-anc-1993
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[53] https://fr.internationalism.org/rinte70/amerique.htm
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[55] https://www.marxists.org/francais/engels/works/1845/03/fe_18450315.htm
[56] https://www.marxists.org/francais/marx/works/47-pdc.htm
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[58] https://fr.internationalism.org/rint124/iww_syndicalisme_revolutionnaire.htm
[59] https://fr.internationalism.org/rint125/IWW_syndicalisme_revolutionnaire.htm
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[62] https://fr.internationalism.org/tag/evenements-historiques/esclavagisme
[63] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_485_bat.pdf
[64] https://fr.internationalism.org/content/10105/dossier-special-covid-19-vrai-tueur-cest-capitalisme
[65] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/coronavirus-covid-19
[66] https://fr.internationalism.org/tag/4/459/democratie
[67] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/terrorisme
[68] https://www.lefigaro.fr/international/des-enfants-tentent-de-se-suicider-pour-echapper-a-l-enfer-des-camps-de-migrants-de-lesbos-20191210
[69] https://www.radiofrance.fr/insalubrite-manque-de-nourriture-violences-le-calvaire-des-enfants-du-camp-de-refugies-de-lesbos
[70] https://www.infomigrants.net/fr/post/23102/grece--les-demandes-dasile-suspendues-pour-un-mois
[71] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/frontex-deployee-a-la-frontiere-terrestre-greco-turque-20200313
[72] https://www.infomigrants.net/en/post/25739/greece-to-deploy-antimigrant-barrier-off-lesbos
[73] https://www.nytimes.com/2020/08/14/world/europe/greece-migrants-abandoning-sea.html
[74] https://www.lefigaro.fr/social/coronavirus-visualisez-les-effets-de-la-crise-sur-l-emploi-en-france-20201001
[75] https://www.latribune.fr/economie/france/les-ruptures-de-contrats-lies-a-un-pse-ont-double-par-rapport-a-2019-861063.html
[76] https://www.capital.fr/entreprises-marches/valeo-est-parvenu-a-signer-un-accord-majoritaire-de-competitivite-avec-les-syndicats-1381880
[77] https://www.lefigaro.fr/flash-eco/airbus-fo-ne-signera-pas-d-accord-si-la-direction-fabrique-un-groupe-a-deux-vitesses-20201001
[78] https://www.lefigaro.fr/societes/airbus-s-est-engage-au-zero-licenciement-contraint-selon-fo-20201012
[79] https://fr.internationalism.org/content/10189/groupes-gauchistes-face-a-pandemie-chiens-garde-et-rabatteurs-du-capitalisme
[80] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201507/9237/laicite-arme-ideologique-contre-classe-ouvriere
[81] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201509/9260/laicite-arme-ideologique-contre-classe-ouvriere-ii
[82] https://www.cnt-f.org/contre-les-manipulations-racistes-defendons-les-libertes.html?utm_source=edito&utm_medium=image&utm_campaign=home&utm_content=btn
[83] https://fr.internationalism.org/tag/5/60/russie-caucase-asie-centrale
[84] https://en.internationalism.org/ir/094_china_part3.html#_ftnref4
[85] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_486_bat.pdf
[86] https://fr.internationalism.org/tag/30/475/donald-trump
[87] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/joe-biden
[88] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/assaut-du-capitole
[89] https://francais.rt.com/international/82563-gilets-jaunes-manifestants-pro-trump-ayant-envahi-capitole--comparaison-fait-debat
[90] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/permanences
[91] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/sport
[92] https://fr.internationalism.org/tag/evenements-historiques/congres-tours
[93] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_487_bat.pdf
[94] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/reunions-publiques
[95] https://fr.internationalism.org/tag/5/119/asie
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[411] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/ecologie
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