Surproduction et inflation

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Cet article ne prétend pas traiter à fond des causes de la crise qui touche aujourd'hui l'ensemble de l'économie capitaliste[1]. Il se propose seulement de tenter d'éclairer sous l'angle de la pensée révolutionnaire quelques-unes des manifestations de celle-ci et principalement celle qui aujourd'hui touche le plus directement les travailleurs : L'INFLATION.

La crise existe-t-elle ?

Aujourd'hui, cette question peut sembler farfelue. Inflation, crise du Système Monétaire International, plans de stabilisation, mesures d'austérité, conférences internationales : ces préoccupations sont devenues quotidiennes et à côté des retombées pétrolières de la guerre du Proche-Orient qui ne font que les aggraver, elles font la une de tous les journaux.

Dans les rangs de la bourgeoisie, le clan des ‘pessimistes’ croît en nombre, et certains de ses ‘experts’ n'hésitent pas à écrire :

  • ‘Aujourd'hui, le pire est devant nous. Nous allons vers le suicide ‘collectif par les excès de toute sorte, comme dans le film ‘La ‘Grande Bouffe’. Il faut avoir le courage de le dire parce que ‘tout le monde veut l'ignorer’[2].

Si toutefois, nous posons la question ‘la crise existe-t-elle ?’, c'est parce que l'évolution de l'économie capitaliste en 1972 et 1973 semble infirmer les craintes qui se manifestaient parmi les plumitifs du capital après la récession de 1971 ainsi que les perspectives que nous tracions dans notre article ‘La crise’ (R. I. n° 6 et 7) :

  • ‘Ralentissement massif des échanges internationaux
  • guerres commerciales entre les différents pays
  • mise en place de mesures protectionnistes et éclatement des unions douanières
  • retour à l'autarcie
  • chute de la production
  • augmentation massive du chômage
  • baisse des salaires réels des travailleurs.

De ces prévisions, 1972 et 1973 n'ont confirmé que l'intensification de la guerre commerciale (par le biais des fluctuations des monnaies) et la dislocation des unions douanières (difficultés accrues du marché commun). Par contre les salaires ont réussi pour le moment à suivre l'inflation (particulièrement en France) ; après une pointe début 1972 le chômage a régressé, les échanges internationaux ne se sont jamais aussi bien portés (augmentations annuelles de 10 à 20 % suivant les pays) et 1972 marque une très nette reprise par rapport aux années précédentes, en particulier pour les Etats-Unis qui connaissent leur plus forte croissance depuis la dernière guerre mondiale.

 

Ces résultats ont conduit certains à conclure que l'économie mondiale avait surmonté sa mauvaise passe et était repartie pour un nouveau boom (il faut d'ailleurs remarquer que ces ‘optimistes’ se recrutent plutôt parmi certains gauchistes[3] que parmi les ‘spécialistes’ officiels qui eux ne se font pas trop d'illusions et, déjà avant la guerre du Proche-Orient, prévoyaient, tels l'OCDE et Giscard, une récession pour 1974). On a en particulier spéculé sur la possibilité pour 1’inflation, telle qu'elle s'est développée en 1972-73, d'assurer une croissance continue.

Il s’agira pour nous d’expliquer pourquoi cette inflation et cette ‘mini-reprise’ annonceront en fait des difficultés accrues pour l'économie capitaliste.

Un autre phénomène fait dire à certains que les difficultés actuelles n’ont rien à voir avec une crise de surproduction modèle 1929. Alors qui en 1929 la crise s'était déclarée brutalement, en pleine période d'euphorie et qu'elle s'était traduite par un effondrement de la Bourse, on n'a pas vu dans la période actuelle de tel effondrement ni de la Bourse[4] ni de la production, mais essentiellement des difficultés sur le plan monétaire. Il s’agit donc de voir ce qui distingue les deux périodes et ce qui les identifie et s'expliquer comment la crise monétaire n'est qu’un reflet d'une crise des débouches. C'est ce que nous ferons d'abord.

Surproduction et crise monétaire

Depuis quelques années, la ‘crise Monétaire Internationale’ est devenue une vedette des journaux. Les dévaluations du dollar succèdent aux réévaluations du mark, les flottements de la livre aux spéculations sur l'or et les conférences internationales de gouverneurs de banques centrales aux réunions a trois, a cinq ou a quarante-sept des ministres des finances. Sur le plan monétaire, tout le monde est d'accord pour répondre : ‘Oui, la crise existe’. Et depuis quatre ou cinq ans, on convient aussi du fait que le ‘Système Monétaire International’ issu des accords de Bretton Woods de 1944 n'est plus adapte aux besoins actuels de l'économie mondiale et que, par conséquent, il faut le réorganiser au plus vite. Mais forts pourtant de ces constatations, les bourgeois n'ont pas réussi encore à résoudre cette crise qui loin de s'atténuer va en s'amplifiant : 1973 a connu une seconde dévaluation du dollar encore plus forte que la précédente (décembre 71 : 8,57 $ et mars 73 : 10 $) suivie d'une autre chute brutale en juillet, ainsi qu'une ascension vertigineuse du prix de l'or qui a triplé son prix officiel.

 
Ces fluctuations ne faisant que refléter l'instabilité généralisée des monnaies depuis 1967 (voir schéma page suivante ). Ce n'est qu’avec la récente conférence de Nairobi qu’un petit pas a été fait pour commencer à préparer cette réforme du S.M.I. et d'ailleurs les commentateurs s'accordent à dire que malgré les déclarations et le rapprochement des positions extrêmes (en fait alignement de celles des français sur celles des américains), rien n'est réglé et que l'avenir n'est pas rose.

Pourquoi donc cette incapacité des bourgeois à résoudre leurs problèmes monétaires et à se mettre d'accord sur un nouveau S.M.I. ?

Est-ce parce qu’ils sont incompétents et ne savent pas par quel bout entreprendre cette tâche ? La compétence ne manque certainement pas au service de la bourgeoisie : depuis de nombreuses années, toutes les sommités économiques, des académiciens aux prix Nobel, se penchent sur le chevet du S.M.I. malade et lui concoctent toutes sortes de potions magiques. Leur échec ne signifie pas que ce sont des imbéciles mais tout simplement qu'ils se sont attaqués à un problème insoluble : remettre sur pied le Système Monétaire International alors que c'est l'ensemble de l'économie mondiale qui est malade, malade d'un mal dont l'issue fatale s'appelle guerre ou révolution.

En effet, la monnaie n'a pas une existence indépendante par rapport à l'ensemble de l'économie. Il y a monnaie parce qu'il y a marchandise et c'est parce que celle-ci a besoin pour exister, qu'une marchandise spécifique s'autonomise par rapport aux autres que la monnaie revêt un certain aspect d'indépendance. Et c'est parce que la marchandise se trouve au cœur du mode de production capitaliste que les problèmes monétaires ont aujourd'hui une telle importance.

Le comportement de la monnaie au niveau international, sa stabilité aussi bien que ses fluctuations sont le reflet des conditions dans lesquelles se poursuit le mécanisme essentiel du mode de production capitaliste : la valorisation du capital. Cela est d'autant plus vrai aujourd'hui où la seule base sur laquelle repose la valeur de la monnaie d'un pays est la capacité de celui-ci à produire de façon rentable et à affronter la concurrence internationale.

Dans le passé, la monnaie papier émise par les banques centrales avait une contrepartie systématique, en or ou en argent ; convertibles avec des métaux précieux auxquels l'utilité sociale et le travail de production avaient conféré une réelle valeur d'échange, les billets de banque avaient cette même valeur.

Avec la diminution massive du taux de couverture des billets émis[5] c’est à dire l'impossibilité théorique de reconvertir en or une part importante de la monnaie en circulation, le problème change de données : désormais, ce qui garantit la valeur d'une monnaie, c'est la possibilité qu'elle a d'ache- ter des marchandises du pays où elle est produite. Tant que celui-ci est capable de fabriquer des marchandises échangeables sur le marché mondial (qualité et prix) le Monde a confiance dans sa monnaie. Par contre, si les marchandises produites par ce pays (pays A) n'arrivent plus à se vendre parce qu'elles sont plus chères que celles des autres, les détenteurs de la monnaie du premier s'en débarrassent au bénéfice de la monnaie des pays dont les marchandises se vendent bien. La monnaie du pays A n'étant la contrepartie d'aucune valeur réelle perdra alors la confiance de ses détenteurs et son cours s’effondrera[6]. Cet avatar arrive communément aux monnaies des pays sous-développés depuis de nombreuses années : leur chute presque incessante exprime les difficultés chroniques de l'économie de ces pays.

Mais le phénomène auquel nous assistons a une autre signification que 1'effondrement du Peso argentin, du Quetzal guatémaltèque ou du Kwacha du Malawi. La monnaie qui sombre aujourd'hui, qui, en trois ans,(Mars 70, Juillet 73) a perdu 37% de sa valeur par rapport au Mark, 34% par rapport au Franc suisse, 26% par rapport au Yen et même par rapport à la livre Sterling, cette monnaie donc n'est autre que le dollar ; devise de la nation qui produit 40% de la richesse mondiale, fait 20% du commerce international, devise qui pour cette raison, s'était imposée comme la monnaie universelle.

L'effondrement récent du dollar a exprimé le recul de la compétitivité des marchandises américaines sur le marché international, ainsi que sur son marché intérieur, face à celles de 1'Europe et du Japon. Et ceci est illustré par le fait qu'il a suffi, fin juillet, qu'on annonce que la balance commerciale américaine redevenait positive pour que le dollar accuse aussitôt un redressement spectaculaire.

       
 
 

 

 

Mais ce phénomène dépasse de loin le cadre de 1'économie américaine, compte tenu justement de sa place à part dans l'économie mondiale : dans la mesure où le dollar reste la monnaie universelle, sa crise est celle du Système Monétaire International. Dans la mesure où les U.S.A. sont encore la plus grande puissance commerciale du monde, leur difficulté à écouler leurs marchandises est le signe d'une saturation mondiale des marchés, l'un et l'autre phénomène étant évidemment lies de façon intime.

Comme nous l’expliquions dans notre précédent article[7], les causes profondes de la crise actuelle résident dans 1'impasse historique dans laquelle se trouve le mode de production capitaliste depuis la première guerre mondiale : les grandes puissances capitalistes se sont partagé entièrement le Monde et il n'existe plus de marchés en nombre suffisant, pour permettre l'expansion du capital; désormais, en 1'absence de révolution prolétarienne victorieuse, seule capable d'en finir avec lui, le système se survit grâce au mécanisme : crise, guerre, reconstruction, nouvelle crise, etc. Parvenant maintenant (en gros à partir du milieu des années soixante) à la fin de la période de reconstruction, le capitalisme est de nouveau hanté par le spectre de la surproduction généralisée.

La bataille que se livrent les grands pays à coups de dévaluations, flottaisons de monnaies, etc. et qui a disloqué l'ancien S.M.I n'exprime rien d'autre que les tentatives de chaque pays, et en particulier des plus atteints, de faire porter aux: autres le fardeau des difficultés croissantes de l'économie mondiale. Dans cette guérilla, un pays encore une fois, est mieux armé que ses rivaux : les États-Unis. Ceux-ci restent forts du poids présent de leur production et de leur commerce, comme de leur poids politique et militaire (régulièrement, pour inciter les pays européens à plus de docilité, ils agitent le martinet du retrait de leurs troupes et de leur parapluie atomique). Mais, ce qui est plus paradoxal, ils restent forts de leur faiblesse, c'est à dire de leurs dettes : les centaines de milliards de dollars actuellement en circulation dans le monde entier sont autant de dettes contractées par l'économie américaine et les détenteurs de cette monnaie ont tout intérêt à ce que leurs débiteurs soient épargnés par toute catastrophe qui les empocherait de les honorer. C'est pour cela que les autres pays sont contraints d'accepter les diktats américains, que cela leur plaise ou non[8] ;

  • réévaluation de leur monnaie (Yen, Mark, Florin, Franc Belge, etc.)

  • dévaluations brutales et répétées du dollar, suivies par la flottaison en baisse de cette monnaie, encouragée en partie par le gouvernement américain (cf. son attitude en juillet 73)

autant de mesures qui ont le double avantage :

  • d'amputer d'autant la valeur des dettes américaines
  • de baisser les prix des produits américains sur le marché mondial, et partant, de les rendre plus compétitifs (1'achat récent par la Belgique d'avions américains au lieu des ‘Mercure’ français prévus, en est une des illustrations les plus spectaculaires, parce qu'elle montre la futilité des C.E.E., etc. devant la crise...)

Pour des raisons que nous avons vues dans notre précédent article, la crise de surproduction s'est d'abord attaquée au plus puissant des pays capitalistes, mais parce qu'il est le plus puissant, ce pays s'arrangera pour reporter sur les épaules des autres le fardeau de ses difficultés.

Actuellement, c'est à cela qu'on assiste : la dévalorisation massive du dollar a permis un regain de compétitivité des marchandises américaines, qui reviennent concurrencer celles d'Europe et du Japon et permettent à la balance commerciale américaine de se rééquilibrer. Mais c'est là un répit de courte durée pour les Etats-Unis : 1'invasion des autres pays par leurs marchandises conduira ceux-ci à réduire leur production, ainsi que leur main d'œuvre, ce qui diminuera d'autant leur demande et se répercutera donc à terme sur les exportations américaines. En résumé, ce qu'exprime la crise monétaire, c'est que le marché mondial est aujourd'hui trop étroit pour la production capitaliste, et cela même, les économistes bourgeois l'ont compris bien que chez eux, l'empirisme continue à être de règle et que la volonté se maintienne comme facteur économique :

  • ‘La cause fondamentale de la crise monétaire peut se résumer en une phrase : chaque pays capitaliste, pour maintenir chez lui le plein emploi, veut réduire le déficit de sa balance commerciale (différence entre les exportations et les importations) ou en maintenir, voire accroître l'excédent. Ces différents ‘projets’ nationaux sont incompatibles entre eux, dans la mesure où l'excédent global qui résulte de l'addition de ces projets ne peut être absorbé par le reste du monde non capitaliste[9].’

Marx constate quelque part que ce n'est que dans les moments de crise que la bourgeoisie devient intelligente, qu'elle comprend la réalité de son système et se persuade des contradictions de celui-ci. Il faut que la crise actuelle soit bien avancée pour qu'elle commence à faire ce que la plupart des ‘marxistes’ de ce siècle ont refusé ; reconnaître la validité de la thèse de Rosa Luxemburg sur la nécessité de l'existence de marchés extra-capita- listes pour que se poursuive le développement du capital[10].

Avec 1929 quelles différences ?

Depuis la 1ère guerre mondiale, le capitalisme est entré dans sa phase de décadence. Les crises de cette période se distinguent de celles du siècle dernier par le fait qu’elles ne peuvent se résoudre que par la guerre impérialiste. En ce sens on ne peut plus les considérer comme des crises cycliques de la croissance mais comme des râles de 1 ‘agonie. La crise actuelle fait évidemment partie de cette deuxième catégorie mais elle se distingue de la plus grande crise passée, celle de 1929 par le fait qu’elle commence par une crise monétaire et non par une catastrophe boursière comme celle du ‘jeudi noir’. Comment expliquer ces différences ?

La reconstruction suivant la première guerre mondiale a les caractéristiques suivantes :

  • les productions d’armement sont réduites de façon considérable -applaudi par les économistes de l’époque qui y voient le remède enfin trouve à tous les maux du capitalisme, le crédit et particulièrement celui des banques privées se développe à une allure vertigineuse ;
  • après l'intervention omniprésente de l'Etat dans l'économie de la période de guerre, on assiste à un certain retour au ‘laissez- faire’.

La reconstruction suivant la deuxième guerre mondiale se distingue par contre :

  • par le maintien d'une économie d'armement (guerre froide)
  • par une présence systématique de l'Etat dans la vie économique (achat d'armes, nationalisations, politiques budgétaires) qui se traduit sur le plan idéologique par le succès des conceptions néo-keynésiennes.
  • un affaiblissement progressif du rôle de la bourse : des transactions importantes de capital se font maintenant directement entre grandes entreprises et souvent sous contrôle gouvernemental.

En résume on peut dire que si la première reconstruction se fait sous le signe du développement du crédit, la seconde se fait sous le signe de l'économie d'armement et de l'intervention de l'État.

Pour ces raisons c'est l'effondrement brutal (puisque l’État n'intervient pas pour ralentir le processus) du crédit et par suite de son instrument, la bourse, qui inaugure la crise de 1929.

De même, c'est parce que l'État contrôle maintenant l'ensemble de la vie économique et que les gouvernements ont tiré parti de l'expérience du passé que la crise actuelle n'a pas revêtu d'emblée un caractère brutal, que ses effets sont progressifs et qu'elle commence par se manifester sur le terrain par excellence des manipulations gouvernementales : la monnaie.

Les Conférences Internationales à répétition d'aujourd'hui où les gouvernements essaient constamment de faire front tout en ne pouvant cesser de tirer la couverture chacun à soi, sont à la crise actuelle ce que le ‘jeudi noir’ fut à la crise de 1929.

Ces différences entre les deux périodes de reconstruction expliquent également l’existence d'un phénomène relativement nouveau dans le capitalisme et qui aujourd'hui s'abat avec violence dans le monde entier : l'inflation.

Dans la partie qui suit, nous essaierons de dégager les causes de ce phénomène.

Les interprétations de l’inflation

L'inflation est un phénomène qui se manifeste depuis le début du siècle mais qui a connu son âge d'or depuis la deuxième guerre mondiale. Mais même les taux de l'après-guerre longtemps considérés comme inquiétants sont, depuis quelques années, amplement surpassés.

Hausse annuelle des prix à la consommation (en pourcentage)

Et ce qu'il est frappant de constater, c'est que la ‘flambée’ des prix la plus importante correspond justement à la ‘mini-reprise’ de 1972. Ce n'est pas là un phénomène fortuit, c'est au contraire une manifestation de l'interpénétration des différents aspects de la crise actuelle. Pour comprendre l'inflation galopante actuelle, il nous faut d'abord expliquer le phénomène plus général de l'inflation telle qu'elle se manifeste depuis la deuxième guerre mondiale, particulièrement sous sa forme ‘rampante’.

Il existe autant d'interprétations de l'inflation qu'il y a d'écoles économiques. Pour certains c'est 1'excédent de la demande sur l'offre qui détermine une hausse constante des prix (inflation par la demande) : on comprend mal alors que le capitalisme mondial n'ait pu depuis de nombreuses années ajuster son offre à cette demande excédentaire alors que depuis longtemps il apparaît très nettement que ce qui limite la croissance ce ne sont pas des problèmes techniques d'élargissement de la production, mais un problème d'élargissement des marchés (existence de chômage et de capital sous utilisés), On comprend encore plus difficilement que la plus grande ‘flambée’ de l'après-guerre survienne à l'issue de sa récession la plus sérieuse : celle de 1971. Face à cette situation inexplicable pour eux, les économistes n'ont pu faire mieux que d'inventer un mot nouveau pour la désigner : la ‘stagflation’.

Tableau : capital et force de travail inutilisés aux USA.

Pour d’autres idéologues, il y a inflation parce qu’il y a hausse des coûts de production (inflation par les coûts) et comme ceux-ci sont eux-mêmes déterminés par un certain niveau de prix (des matières premières, des services, des machines, des biens de consommation entrant dans le capital variable...) cela revient à dire qu'il y a hausse des prix parce qu'il y a ... hausse des prix[11].

Suivant la première interprétation on explique donc la hausse brutale actuelle des prix par une demande exceptionnelle sur l'ensemble des biens et en premier lieu sur les matières premières et les produits agricoles pour lesquels les augmentations ont atteint leurs plus hauts sommets (doublement en six mois du prix de certaines matières premières et du blé, augmentation de 20 à 30% du prix de la viande, etc.). Ces hausses se répercuteraient ensuite sur l'ensemble des marchandises qui utilisent ces biens de base (deuxième interprétation) et, entre autres, sur les produits alimentaires, ce qui d'autant le prix de la force de travail, grande consommatrice de ces produits.

Tout mensonge, pour être crédible, doit receler une part de vérité ; en ce sens, cette interprétation de l'emballement actuel des prix est partiellement juste. En effet, c'est bien parce qu'il y a eu dernièrement des mauvaises récoltes de produits de base comme le blé et, par suite, une demande massive (achats considérables de l'URSS) que les prix de celui-ci et de l'ensemble des produits agricoles ont décollé[12]. Et les hausses record du prix du pétrole sont évidemment pour quelque chose dans 1'affolement actuel des prix.

De même, la poussée de la demande des acheteurs voulant devancer les hausses a été un des éléments contribuant à cet affolement, et ceci d'autant plus que la pratique d'anticipation des augmentations de tarifs, utilisée de façon courante par les fournisseurs, s'est généralisée avec les premiers assauts de l'inflation galopante.

Nous avons donc là une série de phénomènes : inflation par la demande, par les coûts, par l’anticipation des achats et des augmentations de tarifs, qui ont été longuement décrits et analysés ces derniers temps et qui, sans doute, contribuent partiellement à la panique actuelle. Mais toutes ces interprétations postulent :

  • soit que la demande a, depuis la dernière guerre, dépassé l'offre, et principalement ces dernières années,
  • soit que l'inflation existait parce qu'il y avait déjà inflation.

Nous avons vu plus haut ce qu'on peut penser de la première hypothèse; quant à la seconde, il suffit de la formuler pour qu'elle apparaisse comme une plate tautologie.

Ce qu'il s'agit de déterminer, c'est pourquoi, depuis plusieurs décennies, 1'ensemble des couts de production n'a cessé de monter alors que Hans la même période la productivité du travail a connu des taux d'augmentation inconnus jusqu'alors.

Certains bourgeois (parmi les plus réactionnaires) ainsi que certains ‘marxistes” ont une réponse toute trouvée, bien que formulée différemment :

  • pour les premiers, c'est l'augmentation des ‘coûts salariaux’ imposée par l'action des syndicats qui est responsable de la hausse des coûts de production et donc des prix. Pour vaincre l'inflation, il faut donc briser l'échine des syndicats;
  • pour les seconds, la lutte de classe, moteur de l'ensemble de la vie sociale, est à l'origine de la pression à la hausse sur les coûts de production, dans la mesure où elle contraint la bourgeoisie à accorder des augmentations de salaire aux ouvriers.[13],

Si l'on peut admettre effectivement que l'intensification des luttes ouvrières est un des éléments qui contribuent à faire évoluer l'inflation rampante (1945-1969) vers l'inflation galopante (après 1969)[1], cette hypothèse est cependant incapable de donner une réponse aux questions suivantes :

  • pourquoi l'inflation s'est-elle poursuivie même pendant les années où la lutte de classe était particulièrement faible (années 50 et début des années 60), alors qu'au siècle dernier des luttes bien plus puissantes ne remettaient pas en cause la tendance à la baisse de 1'ensemble des prix ?
  • pour quelle mystérieuse raison la lutte de classe s'est-elle intensifiée vers la fin des années 60 ?

L'incapacité de l'hypothèse des ‘coûts salariaux’ à rendre compte de ces phénomènes montre donc que ce ne sont pas, en dernier ressort, les prix qui courent après les salaires mais bien les salaires après les prix.

Une autre explication, dont le PCF s'est fait le spécialiste, consiste à dire que ce sont les sur-profits des monopoles qui sont responsables de la hausse des prix à la production. Il suffirait donc que la gauche vienne au pouvoir pour mettre au pas ces monopoles (éventuellement en les nationalisant) et briser net l'inflation. Il fallait y penser !

Nous ne nous attarderons pas sur le côté démagogique de cette explication (les monopoles sont-ils autre chose que la tendance générale du capitalisme vers la concentration du capital, et depuis quand l'État bourgeois est-il autre chose que le représentant du capital national ?). Nous nous contenterons de voir ce que contient cette notion de sur-profit monopoliste.

D'abord, supposons qu'une entreprise donnée soit seule sur 1e marché d'un produit. Dans une telle hypothèse, il est évident que cette entreprise ne serait plus obligée de fixer le prix de ses produits en fonction de leur valeur véritable. La loi de l'offre et de la demande ne jouant plus, puisque les clients ne pourraient s'adresser à aucun autre fournisseur, cette entreprise pourrait, théoriquement, établir ses prix aussi haut qu'elle le voudrait. Une telle situation ne peut exister dans les faits, puisqu'on verrait alors apparaître d'autres entreprises qui, même avec une productivité moindre, seraient en mesure de pratiquer des prix plus bas et donc de prendre les marchés de la première.

Et dans les faits, il n'existe aucun véritable monopole. Aucun marché dans le monde (excepté peut-être pour certains produits très particuliers et sur des volumes non significatifs) n'est la propriété exclusive d'une seule entreprise. Ce qui existe, par contre, ce sont des cartels, c'est-à-dire des ententes plus ou moins temporaires entre grandes compagnies, ayant pour but de limiter leur concurrence et de se répartir le marché. Ces ententes sont d'ailleurs toujours à la merci des fluctuations du marché mondial et ne sont, en fait, que de petites trêves dans la guerre continuelle que se livrent entre elles les différentes fractions du capital mondial[14]. Pour cette raison, même les ‘monopoles’ tant décriés ne sont pas en mesure de fixer librement leurs prix et provoquer 1'inflation, même s'ils peuvent, grâce aux cartels, s'opposer, dans certaines limites, aux tendances à la baisse et être les instruments de la transmission internationale de cette inflation.

En fait, ces ‘monopoles’ et ces ‘cartels’ existent depuis fort longtemps déjà et ils alimentaient déjà les préoccupations des économistes à une époque où l'inflation était inconnue. Ils ne sont donc d'aucune utilité pour expliquer les causes fondamentales d'un phénomène qui est apparu bien après eux. Cet argument vaut également pour la thèse suivant laquelle c'est la baisse tendancielle du taux de profit qui serait responsable de l'inflation : pour lutter contre cette baisse, les monopoles auraient tendance à fixer leurs profits au- dessus du taux permis par la composition organique du capital, provoquant ainsi un déséquilibre général vers la hausse des prix. En fait, la tendance à la baisse du taux de profit s'exerce depuis que le capitalisme existe et n'a pas empêché pendant, toute une époque les prix de baisser. Si on peut donc admettre que c'est en partie à travers la baisse du taux de profit que les ‘monopoles’ ressentent aujourd'hui les contradictions du système et qu'ils sont obligés d'augmenter leurs prix, cette explication ne permet pas non plus de coup rendre l'essence de l'inflation. Là encore, on peut dire que les monopoles et les cartels en sont l'instrument, mais non la cause.

Les causes réelles de l’inflation

Les causes fondamentales de l’inflation sont à rechercher dans les conditions spécifiques du fonctionnement du mode de production capitaliste dans sa phase de décadence. En effet, l'observation empirique nous permet de noter que l'inflation est fondamentalement un phénomène de cette époque du capitalisme ainsi que de relever qu'elle se manifeste avec le plus d'acuité dans les périodes de guerre (1914-18, 1939-45, guerre de Corée, 1957-58 en France pendant la guerre d'Algérie...) c'est-à-dire celles où les dépenses improductives sont les plus élevées. Il est donc logique de considérer que c'est à partir de cette caractéristique spécifique de la décadence, la part considérable des armements et plus généralement des dépenses improductives dans l'économie[15], qu'on doit tenter d'expliquer le phénomène de l'inflation.

Comme nous l'avons vu plus haut, la décadence du capitalisme est causée par les difficultés croissantes et de plus en plus insurmontables que rencontre le système à écouler ses marchandises. Ces difficultés provoquent au niveau de chaque État l'augmentation constante des dépenses improductives destinées à maintenir en vie un système historiquement condamné :

  • frais d'armement permettant à chaque État de défendre poings et ongles les positions de son capital national face à celles des autres capitaux concurrents.
  • frais de fonctionnement de l'État qui, face à une société qui tend à se disloquer de plus en plus, se rend, véritable Moloch, maître de toute la vie sociale (police, administration, justice).
  • frais de marketing, publicité, de recherches destinées à rendre les produits de plus en plus éphémères, frais qui sont tous consacrés à l'écoulement des marchandises et non à leur production.

Inexistence de frais improductifs dans la société capitaliste n'est pas en soi une nouveauté. Elle est le fait de toutes les sociétés et particulièrement des sociétés d'exploitation. Elle est la règle dans la féodalité, par exemple, où les nobles consomment la plus grosse part du surproduit social en biens de luxe. Elle se manifeste dans le capitalisme depuis ses débuts sous la forme de l'État, des porteurs de sabre et de goupillon et de la consommation de la classe capitaliste. Mais ce qui est fondamentalement nouveau dans la période de déclin du capitalisme, comme des autres systèmes d'ailleurs, c'est 1'ampleur que prennent ces dépenses par rapport à l'ensemble des activités productives : a ce stade, la quantité se transforme en qualité.

Aujourd'hui, dans le prix de chaque marchandise, à côté du profit et des coûts de la force de travail et du capital constant consommés dans sa production interviennent, de façon de plus en plus massive, tous les frais indispensables à sa vente sur un marché chaque jour plus encombré (depuis la rétribution des personnels des services de marketing jusqu’aux impôts destinés à payer la police, les fonctionnaires et les armes du pays producteur). Dans la valeur de chaque objet, la part revenant au travail nécessaire à sa- production devient chaque jour plus faible par rapport à la part revenant au travail humain imposé par les nécessités de la survie du système. La tendance du poids de ces dépenses improductives à annihiler les gains de productivité du travail se traduit par le constant dérapage vers le haut du prix des marchandises.

En d'autres termes, l'inflation exprime l'immense gaspillage de forces productives que le système en décadence est obligé de faire pour se maintenir en vie. Et dans la mesure où nous sommes dans une société d'exploitation l'inflation apparaît comme le moyen à travers lequel ce système fait porter aux travailleurs, par une agression continuelle contre leur niveau de vie, le fardeau de ses contradictions insolubles.

Que l'on considère l'histoire du XXe siècle sur de courtes ou de longues périodes, on peut constater que 1'augmentation des dépenses militaires (et en général les dépenses improductives) est toujours un facteur d'inflation. Sur de courtes périodes, on a déjà remarqué que les guerres provoquaient un taux record d'inflation. Sur de longues périodes, on peut faire apparaître que l'inflation rampante ininterrompue depuis la seconde guerre mondiale est le corollaire de la production massive d'armements depuis la guerre froide jusqu'à maintenant, alors que pendant l'entre-deux-guerres la période de désarmement était marquée par un ralentissement ou une disparition de l'inflation.

L’inflation galopante

En ce qui concerne la flambée actuelle des prix à l'échelle internationale, l'ensemble des éléments cités plus haut interviennent effectivement dans une certaine mesure.

Par exemple, la hausse des produits agricoles est liée à une pénurie réelle, mais il semble absurde qu'en 1973 l'humanité soit encore soumise aux caprices de la nature comme elle l'était au Moyen Age ou dans l'antiquité. En fait, cette brusque pénurie a pour cause véritable toute la politique de restriction de la production agricole (primes à l'arrachage, à la mise en jachère, destruction de stocks, etc. menée par les grandes puissances depuis la Seconde Guerre Mondiale. Soucieux de soutenir l'écoulement des produits agricoles dans un marché mondial saturé, le capitalisme, en en limitant la production au plus juste des besoins solvables, s'est mis à la merci de la première mauvaise récolte venue. Paradoxalement, c'est donc la surproduction qui est encore à l'origine de la pénurie actuelle des produits agricoles et donc des hausses qui les frappent.

On peut également dire que la montée mondiale de la lutte de classe depuis 1968 n'est pas absolument étrangère au processus d'emballement de l'inflation, mais là encore il faut préciser que cette montée était elle- même la conséquence d'une aggravation des conditions de vie des travailleurs, ressentie, entre autres choses, à travers la hausse des prix, aggravation due à l'exacerbation des contradictions du système capitaliste. Même si partiellement elle peut l'amplifier, la lutte de classe n'est pas la cause de l'inflation mais la conséquence.

De la même façon, nous avons vu que les explications bourgeoises sur le rôle des anticipations (à l'achat et à la hausse) sur la flambée des prix ne sont pas dénuées de tout fondement.

Nous avons donc là une série d'éléments qui permettent d'expliquer partiellement le passage de l'inflation rampante a l'inflation galopante. Il faut y ajouter un autre élément qui permet de comprendre comment la récession de 71 a contribué à renforcer le tourbillon inflationniste de 72-73. Depuis de nombreuses années, le système capitaliste se caractérise, outre l'existence séculaire d'une ‘armée industrielle de réserve’, par une sous-utilisation chronique du capital. Ce phénomène signifie que, outre les frais improductifs déjà signalés, le système doit supporter l'amortissement de la proportion importante du capital constant qui, bien que créée, n'est pas engagée dans la production et qui intervient donc comme frais improductif. En d'autres tenues, le coût de production d'une marchandise créée dans ces conditions. Incorporera, à côté du capital fixe réellement consommé, la part inemployée mais néanmoins payée de ce capital fixe.

Quand on sait que les taux d'utilisation des capacités productives sont respectivement (d'après l'I.N.S.E.E.) on peut prendre conscience de l'influence que le ralentissement de 1971 a eue sur la flambée des prix de 1972-73.

À l'influence de la sous-utilisation du capital constant vient s'ajouter, pendant la même période, celle de l'augmentation du chômage. En effet, même si les secours versés aux chômeurs sont souvent dérisoires, ils n'en représentent pas moins une dépense improductive que supporte l'ensemble de la société et qui se répercute donc sur les coûts, de production des marchandises.

Chômage et sous-utilisation des capacités productives sont donc deux éléments de la récession de 1971 qui contribuent encore à accentuer 1'explosion inflationniste de 1972-73.

Face à cette inflation galopante, quelles mesures peut prendre la bourgeoisie ?

L’échec de la lutte contre l’inflation

Comme nous l'avons vu, les causes fondamentales de l'inflation résident dans le mode d'existence actuel du système capitaliste, qui se traduit par un développement démesuré des dépenses improductives. En ce sens, il ne saurait y avoir de lutte efficace contre l'inflation sans réduction massive de ces dépenses improductives. Mais, comme nous l'avons vu également, ces dépenses sent absolument indispensables à la survie du système, ce qui revient à dire que le problème de la lutte contre l'inflation est aussi insoluble que celui de la quadrature du cercle.

Ne pouvant s'attaquer aux causes fondamentales du mal, la bourgeoisie est obligée de s'attaquer aux conséquences. C'est ainsi qu'elle a tenté de mettre en place une série de mesures :

  • économies budgétaires
  • freinage de la demande par la limitation du crédit
  • blocage des prix
  • blocage des salaires

Les économies budgétaires tentant de s'inscrire dans le sens d'une attaque contre les causes fondamentales de l'inflation. En fait, dans la mesure où une telle attaque est impossible sans toucher aux fondements mêmes du système, les politiques de ‘rigueur budgétaire’ ne signifient pas autre chose qu'austérité et restriction des ‘dépenses sociales’.

C'est ainsi qu'on a vu Nixon liquider la politique de ‘Grande Société’ mise en place par Johnson, Cette mesure n'a d'ailleurs pas été suffisante pour empêcher des déficits de plusieurs dizaines de milliards de dollars des deux derniers budgets américains, déficits qui, dans la mesure où ils sont couverts par la planche à billets, c'est-à-dire l'injection dans l'économie d'une masse de monnaie ne correspondant à aucune création de valeur en contre-partie, se traduisent par une baisse de la valeur de la monnaie et donc par l'inflation.

Par ailleurs, dans la mesure où les achats de l'État ont été pendant toute la période de la reconstruction un des débouchés de la production capitaliste, ces restrictions ont pour effet d'accentuer la récession actuelle. Les gouvernements doivent donc faire face au dilemme : inflation ou récession sans qu'ils puissent d'ailleurs réellement empêcher l'une par l'autre.

Les politiques de limitation du crédit, dans la mesure où elles se proposent de freiner la demande et, par suite, de réduire les débouchés, se trouvent elles aussi confrontées au même dilemme ; inflation ou récession. De plus, ces politiques de ‘crédit cher’ ont pour conséquence d'augmenter les frais d'amortissement du capital investi, frais qui se répercutent sur le prix des marchandises d'où à nouveau inflation.

Les blocages des prix, quant à eux, sont devenus maintenant l'occasion d'un scénario bien réglé : les prix ne bougent pas tant qu'ils sont soumis à la réglementation gouvernementale, mais dès que celle-ci cesse de s'appliquer on assiste à des bons spectaculaires, bons qui sont simplifiés par le fait que beaucoup de fournisseurs ayant attendu la fin du blocage pour effectuer leurs livraisons ont créé un déséquilibre entre l'offre et la demande au bénéfice de cette dernière. Loin d'empêcher l'inflation les politiques de blocage, des prix substituent une inflation par saccades a une inflation continue. Ces blocages n'auraient donc d'efficacité que s'ils étaient définitifs mais, dans la mesure où le système ne peut tricher avec ses propres lois et que celles-ci lui imposent une hausse continue des prix, il s'ensuivrait, dans ce cas un déséquilibre majeur qui se traduirait nécessairement par la récession : là encore la bourgeoisie est placée devant le même dilemme

Le blocage des salaires est la seule mesure qui ne fasse pas seulement intervenir des critères économiques mais également un rapport de force entre les classes. En ce sens l'échec ou la réussite (momentanée) d'une telle politique est conditionnée par le niveau de la combativité ouvrière. Dans la période actuelle, où la classe ouvrière s'est relevée de son écrasement de 50 années, toute agression majeure contre son niveau de vie se traduit par des réactions violentes (mai68, Gdansk70, grève des mineurs anglais en 71 qui ont obtenu 30% d'augmentation en période de blocage, grèves récentes des métallurgistes allemands). Par suite, la bourgeoisie, malgré quelques tentatives, continue à hésiter à imposer à la classe ouvrière la politique draconienne d'austérité que la situation réclame de plus en plus :  les réactions de celle-ci lui font trop peur pour qu'elle ose l'affronter.

Si l'atteinte au niveau de vie des travailleurs est la seule politique qui reste à la bourgeoisie pour tenter de juguler l'inflation, c'est encore une politique qu'elle est obligée de manier aujourd'hui avec la plus grande circonspection.

En fait, depuis plusieurs années, le capitalisme mondial marche sur une corde raide: d'un coté la chute dans l'inflation galopante, de l'autre celle dans la récession. La récession de 1971 et le tourbillon inflationniste de 1972-73 sont l'illustration flagrante de cette situation. Ce que recouvre en fait la mini-reprise de 1972-73, c'est une certaine démission des gouvernements devant l'inflation qui a permis à celle-ci de se hisser à des taux spectaculaires. La libération temporaire du crédit, les anticipations des acheteurs sur les hausses, ainsi que le ‘rattrapage’ par rapport à l'année 71 (la reprise est d'autant plus spectaculaire qu'elle suit une année de stagnation) ayant permis cette reprise de 1972, certains ont voulu voir dans l'inflation un remède à la surproduction : du moment qu'elle reste plus ou moins uniforme dans chaque pays (il suffit de ne pas faire plus mal que son voisin), l'inflation galopante serait le ‘dopant’ qui manque aux économies actuelles. Qu'importerait, après tout, si les prix montaient de 10 ou 20% par an si, en même temps, pouvait se poursuivre le commerce international ?

Une telle possibilité, indépendamment de toutes les raisons qui nous ont permis d'expliquer le phénomène de l'inflation, est en soi absurde. En effet, une des fonctions fondamentales de la monnaie est d'être mesure de la valeur, fonction qui lui permet d'assurer toutes les autres (moyen de circulation des marchandises, de thésaurisation, de paiement, etc.). À partir d'un certain taux de dépréciation, une monnaie ne sera plus en mesure de remplir cette fonction : on ne peut pas passer de marché avec une monnaie dont la valeur change d'un jour sur l'autre ; en ce sens, la continuation du tourbillon inflationniste n'a d'autre issue que la paralysie a du marché mondial.

Par ailleurs, dans la mesure ou ce sont les anticipations qui, sont en grande partie responsables de la reprise de 1972-73, on se retrouve maintenant dans une situation:

  • où les achats que devaient faire les entreprises pour la période actuelle sont déjà faits,
  • où ceux-ci se sont traduits par un renforcement des capacités productives.

Cela signifie que la flambée inflationniste et la mini-reprise de 72-73 ne peuvent que déboucher sur une nouvelle récession à côté de laquelle celle de 1971 apparaîtra comme une aimable plaisanterie.

Plus que jamais, donc, les perspectives sont celles que nous tracions dans notre article précèdent :

  • ralentissement massif des échanges internationaux
  • guerres commerciales entre les différents pays
  • mise en place de mesures protectionnistes et éclatement des unions douanières
  • retour à l'autarcie
  • chute de la production
  • augmentation massive du chômage
  • baisse des salaires réels des travailleurs

La crise et les tâches du prolétariat

Cette étude sur la situation économique actuelle ne correspond de notre part, à aucune préoccupation a caractère académique, mais uniquement militant. Les arguments du type : "il est inutile de se préoccuper de la situation économique puisque, de toute façon, nous n'y pouvons rien" ou "ce qui est important, c'est l'action des révolutionnaires" sont le fait d'irresponsables.

L’économie est le squelette de la société, c'est elle la base sur laquelle sont fondes l'ensemble des rapports sociaux. En ce sens, pour les révolutionnaires, connaître la société qu'ils combattent et se proposent de renverser, c'est connaître en premier lieu son économie. C'est à cause de sa place spécifique dans l'économie que le prolétariat est la classe révolution- maire et c'est a partir de conditions économiques précises de crise qu'il est en mesure d’accomplir sa tâche historique . C'est toujours à partir de la connaissance des conditions économiques dans lesquelles se déroule le combat de leur classe que les révolutionnaires ont tenté d'en préciser les objectifs et les perspectives.

En ce sens, les deux sujets traités dans cet article : l'inflation et la crise de surproduction permettent de situer les tâches actuelles du prolétariat.

L'inflation est l'expression de la crise historique du mode de production capitaliste, crise qui remet en cause le fonctionnement des rouages mêmes du système et de l'ensemble de la société. Par suite, son existence même comme maladie chronique de notre époque signifie que ce qui est historiquement, à l'ordre du jour pour le prolétariat ce n'est plus l'aménagement de sa place dans le système mais bien le renversement de celui-ci.

La récession qui s'annonce, quant à elle, dans la mesure où elle plonge le système dans des contradictions accrues et, partant, dans une situation de faiblesse, indique que c'est dans la période présente que ce renversement devient possible.

Dans les années qui viennent, la crise économique contraindra les travailleurs à mener des luttes de plus en plus dures. Face à celles-ci, le capital emploiera toute la panoplie de ses mystifications et, en particulier, tentera d'expliquer que ‘ce sont les anciennes directions qui portent la responsabilité de la crise’, ‘qu'avec une meilleure gestion, la situation pourra s'améliorer’... Déjà les forces de rechange du capital préparent le terrain : en France, la gauche se lance dans de grandes campagnes ‘contre la vie chère’, épaulée en cela par les gauchistes qui n'hésitent pas à écrire: "gouvernement et patrons organisent la vie chère"[16].

Contre ce type de phrases démagogiques, ce que doivent affirmer les révolutionnaires c'est, au contraire, que la bourgeoisie ne contrôle pratiquement plus rien, qu'elle est placée devant une situation contre laquelle elle peut de moins en moins, si ce n'est de tenter de mystifier les travailleurs pour mieux les massacrer ensuite.

Si les révolutionnaires ont une tâche fondamentale aujourd'hui, c'est d'expliquer que la crise actuelle est sans issue, qu'elle ne peut être résolue par aucune réforme du capital et que, par conséquent, il n'existe qu’une seule voie possible : celle de la révolution communiste, de la destruction du capital, de la marchandise et du salariat.

C.G.


[1] Pour une étude plus approfondie, voir ‘La Crise’ dans RI N°6 et 7 ancienne série.

[2] Article du professeur Christian Goux dans ‘Les Informations’, journal patronal

[3] Tels ceux qui considèrent que ‘les révolutionnaires qui n'avaient que trop souvent fondé leurs espoirs sur la perspective -présentée comme pierre de touche du marxisme- d'une catastrophe inévitable de l'économie capitaliste, ne semblaient plus que des esprits chimériques enfermés dans des rêves anachroniques’ (‘Organiser le courant marxiste révolutionnaire’, brochure éditée par les ancêtres de l'actuelle Gauche marxiste’).

[4] Les baisses brutales de Wall Street en Août 71, Juillet 73 et Novembre 73 ne peuvent quand même pas être comparées à la catastrophe qui débute le ‘jeudi noir’ de 1929’

[5] Aujourd'hui, les dollars en circulation dans le monde sont couverts à peine à quelques % par de l'or ou des devises étrangères.

[6] Ce n'est pas nécessairement vrai si la parité de la monnaie A est fixe par rapport aux autres (comme ce fut le cas jusqu'à ces dernières années entre les grandes monnaies) mais, sinon, le maintien d'une monnaie à un taux surévalué conduit à une spéculation effrénée contre elle. Ce qui veut dire que la banque centrale du pays A se vide de toutes ses réserves en devises fortes ou en or et reste uniquement en possession d'un papier qu'elle a elle-même fabriqué, qui ne peut pas acheter grand- chose et dont personne ne veut. Une telle situation ne peut prendre fin qu'avec un contrôle draconien des changes pratiquement impossible à mettre en œuvre ou avec une dévaluation qui a une double fonction : abaisser le prix des marchandises de ce pays sur le marché mondial et décourager les spéculateurs qui désormais vendront leur monnaie à un prix moindre.

[7] ‘La Crise’ R I. N°6 et 7, ancienne série.

[8] L’alignement de Giscard sur les positions américaines lors de la conférence de Tokyo ouvrant le Nixon Round et lors de la réunion du F. M. I. Nairobi, après qu'il a crié sur tous les toits qu'il n'était pas question de se soumettre à ces conditions, est particulièrement significatif à cet égard.

[9] Philippe Simonot, ‘Le Monde’, 13 février 73 p.2.

[10] Cette bourgeoisie est certainement plus lucide que certains ‘marxistes'’ actuels, grands pourfendeurs de ‘piètres lecteurs de Marx’, qui prétendent que ‘la source des difficultés de fonctionnement du capitalisme se situe au niveau de la production et non sur le marché’ (Lutte de Classe, organe du GLA.T, Sept.-Oct. 73). Comme si on pouvait séparer les deux et comme si la production capitaliste n'était pas une production de marchandises ! Marx était certainement un bien ‘piètre lecteur de Marx’ lorsqu'il écrivait : ‘Toutes les contradictions de la production bourgeoise éclatent collectivement dans les crises générales du marché mondial... La surproduction est une conséquence particulière de la loi de la production générale du capital : produire en proportion des forces productives (...) sans tenir compte des limites de marché ni des besoins solvables...’(Marx, La Pléiade T.2 p 496.)

[11] Notons que ces deux interprétations ne sont pas contradictoires et que la plupart des économistes les utilisent simultanément : leur seul défaut est de ne rien expliquer.

[12] Nous verrons ailleurs que cette pénurie elle-même ne se comprend qu'en la replaçant dans le cadre de la surproduction actuelle.

[13] Il est évident que 1'augmentation de 10% accordée aux ouvriers français en mai 1968 est en partie responsable des hausses qui ont suivi.

[14] On se souvient de la guerre sans merci que se sont livrées les compagnies aériennes sur les tarifs des traversées de l'Atlantique Nord,  guerre qui suivait une période de paix et qui a abouti à un nouveau statu quo? quand ces compagnies se sont retrouvées au bord de la faillite.

[15] Voir articles sur ‘la décadence du capitalisme’ dans RI N°2,4,5 ancienne série.

[16] ‘Lutte Ouvrière’ N°272.

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Crise économique