La laïcité, une arme idéologique contre la classe ouvrière (II)

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Dans la première partie de cette série sur la laïcité, nous nous sommes attachés à montrer comment la bourgeoisie avait entretenu un rapport ambivalent à l’Église, d’abord en la combattant farouchement comme l’un des piliers à détruire du féodalisme, puis en la soutenant de plus en plus en tant qu’arme idéologique contre la classe ouvrière. Nous avions aussi souligné à quel point la religion était effectivement “l’opium du peuple”. L’appui du prolétariat à la bourgeoisie dans son combat contre l’Église a cependant contribué à entretenir une certaine ambiguïté et des confusions sur la question de la laïcité au sein du mouvement ouvrier. Dans cette deuxième partie, nous allons donc nous consacrer plus spécifiquement à la nature anti-ouvrière des fondements de la laïcité.

L’Église : une ennemie de classe

L’anticléricalisme ne s’illustre pas avec la même force selon les pays. Si la classe ouvrière anglaise ne se laisse pas réellement duper par ce piège, il en est autrement en France où l’héritage de la Révolution française influence encore fortement les ouvriers et les organisations révolutionnaires. Lors de l’insurrection de juillet 1830, les ouvriers parisiens se liguent avec la bourgeoisie libérale et saccagent l’archevêché et plusieurs églises, ce qui contraint les prêtres à se déguiser en civil 1. Mais cette réaction envers le clergé doit aussi se comprendre comme un instinct de classe nécessitant une maturation politique. En effet, l’identification de l’Église comme une arme de mystification utilisée par la classe dominante est un élément qui allait participer au développement de la conscience dans la classe durant la première partie du xix siècle 2. Au Moyen Âge, l’Église avait été l’ennemie de la classe bourgeoise révolutionnaire. Avec l’avènement de la société capitaliste, elle retourna sa veste et devint une alliée de la bourgeoisie. Kautsky a identifié les facteurs qui ont rendu possible une telle alliance 3 : “Les intérêts de la bourgeoisie et ceux de l’Église catholique se croisent de la façon la plus diverse. Ce résultat tient au rôle que joue cette dernière comme pouvoir organisé, grâce aux fonctions économiques qu’elle exerce, grâce à son caractère international et enfin à ses sympathies réactionnaires.” Ainsi, l’Église resta une puissance économique. De grand seigneur féodal elle se transforma en capitaliste à part entière.

Dans sa brochure intitulée Église et Socialisme, Rosa Luxemburg démontre que l’Église s’enrichit sur le dos de la classe ouvrière comme un propriétaire capitaliste : “L’Église catholique d’Autriche possédait, selon ses propres statistiques (en 1900), un capital de plus de 813 millions de couronnes, dont 300 millions en terres arables et en immeubles, 387 millions en obligations avec rente ; en outre, elle prêtait à usure la somme de 70 millions aux fabricants, hommes d’affaires, etc. Par ailleurs, le clergé continuait d’extorquer par tous les moyens l’argent de la classe travailleuse et notamment au moyen des messes, mariages, enterrements, baptêmes.”

Il ne faut pas non plus oublier que dans la plupart des pays capitalistes, l’Église touchait d’énormes sommes venues de l’État. C’était en particulier le cas en France où au début du xx siècle, “les appointements du clergé catholique s’élèvent jusqu’à 40 millions de francs par an4. Les immenses capitaux amassés par l’Église catholique durant tout le xix siècle (et jusqu’à aujourd’hui) sont le fruit du travail de la classe exploitée.

Ainsi, le rôle de l’Église s’est transformé depuis ses origines : “Mais tandis qu’alors l’Église catholique avait songé à porter secours au prolétariat romain par l’évangile du communisme, de la propriété commune, de l’égalité et de la fraternité, à l’époque capitaliste elle agit d’une tout autre façon. Elle se préoccupe avant tout de profiter de la misère du peuple pour attacher au travail la main-d’œuvre bon marché” 5.

Dès lors, le combat contre le clergé et la religion, parce qu’il fut un moment vecteur du développement de la conscience de classe, allait être instrumentalisé par la bourgeoisie contre le prolétariat. L’évolution de ce combat est le reflet d’un mouvement plus général où une maturité révolutionnaire au sein de laquelle le marxisme allait pouvoir démasquer les confusions entretenues par la classe dominante pouvait émerger.

Le rôle des minorités révolutionnaires

Les premiers théoriciens socialistes dénoncèrent le rôle du clergé tout en entretenant des confusions sur la religion et notamment le christianisme. Ils percevaient le clergé comme une puissance exploiteuse tout en considérant que le message du Christ devait inspirer le prolétariat dans sa lutte révolutionnaire. Charles Fourier opposa au Dieu catholique de la souffrance un seigneur généreux ennemi de tout despotisme. Proudhon revendiqua son anticléricalisme tout en affirmant le caractère révolutionnaire et progressiste du christianisme primitif. Si ce constat était juste sur le plan historique, il ne pouvait sous cette forme renforcer la maturité politique de la classe ouvrière. Engels avait perçu cette faiblesse : “Il y a quelque chose de curieux, tandis que les sociologues anglais sont en général opposés au christianisme et ont à pâtir de tous les préjugés religieux d’un peuple réellement chrétien, les communistes français eux, alors qu’ils font partie d’une nation célèbre pour son incroyance, se trouvent être chrétiens. Un de leur axiomes favoris est que le “christianisme est le communisme”. C’est ce qu’ils s’efforcent de prouver par la Bible, par l’état communautaire dans lequel les premiers chrétiens sont dits avoir vécu…” Ces confusions, visibles dans le mouvement ouvrier international ne furent dépassées que par l’intervention critique de Karl Marx contre ces nouveaux prophètes, en particulier dans sa controverse avec Wilhlem Weitling. Ce dernier, fondateur de la Ligue des Justes, considéré par Engels comme “le fondateur du communisme allemand”, était un élément très influent du mouvement révolutionnaire. Voici en quels termes s’exprimait Marx à son égard : “La bourgeoisie, y compris philosophes et érudits, peut-elle nous présenter une œuvre semblable aux Garanties de l’harmonie et de la liberté de Weitling, concernant l’émancipation de la bourgeoisie, l’émancipation politique ?” Malgré sa combativité et son rejet de l’exploitation bourgeoise, Weitling développa une vision mystique et messianique de la révolution. Il en vint à considérer que la révolution communiste ne pourrait provenir que par l’agitation des déclassés et de tous les miséreux. Cette vision anarchisante fut vivement critiquée par Marx. Lors de la séance des Comités de Correspondance Communiste du 30 mars 1846, Marx rétorqua à Weitling que l’ignorance n’avait jamais servi à rien et que ce dernier avait sa place parmi les absurdes prophètes. Ce combat contre la vision religieuse du communisme se poursuivit par la critique à l’égard d’Hermann Kriege et de son journal fondé à New York et intitulé Der Volkstribun, dans lequel il développait une théorie du communisme comme une nouvelle religion. La circulaire contre Hermann Kriege fut adoptée à l’unanimité en mars 1846 à l’exception de Weitling au sein de la Ligue des Justes. Les communistes matérialistes s’attaquaient à une vision du prolétariat comme “objet biblico-mythologique”, comme “agneau de Dieu, portant les péchés du monde”.

Dans une Europe encore largement féodale, la religion devait être combattue et critiquée pour pouvoir critiquer la société et l’État bourgeois. C’est la tâche à laquelle s’attaqua Karl Marx afin de repousser l’esprit religieux au sein de la classe ouvrière : “L’émancipation politique du juif, du chrétien, de l’homme religieux en un mot, c’est l’émancipation de l’État du judaïsme, du christianisme, de la religion en général. Sous sa forme particulière, dans le mode spécial à son essence, comme État, l’État s’émancipe de la religion en s’émancipant de la religion d’État, c’est-à-dire en ne reconnaissant aucune religion, mais en s’affirmant purement et simplement comme État. S’émanciper politiquement de la religion, ce n’est pas s’émanciper d’une façon absolue et totale de la religion, parce que l’émancipation politique n’est pas le mode absolu et total de l’émancipation humaine” 6. Marx soulignait ainsi les limites de la revendication politique de la séparation de l’Église et de l’État ainsi que de l’adoption du caractère privée de la religion. Marx ne considérait pas ces principes comme des armes politiques permettant au prolétariat de s’émanciper des carcans conservateurs et ainsi, de poursuivre la critique de la société bourgeoise. Si Marx savait bien que ce combat ne pourrait être mené sans la collaboration de la bourgeoisie progressive, il importait surtout de permettre à la classe ouvrière d’adopter une position autonome vis-à-vis de la bourgeoisie.

Dans la deuxième moitié du xixsiècle, la pression religieuse s’intensifia, ce qui poussa les organisations révolutionnaires à prendre davantage en compte cette question. Le premier Congrès de l’AIT qui se tint à Genève rédigea une déclaration de principe stipulant que la religion “est une des manifestations de la conscience humaine, respectable comme toutes les autres, tant qu’elle reste chose intérieure, individuelle, intime (…) chacun pensera sur ce point, ce qu’il jugera convenable, à la condition de ne point faire intervenir “son Dieu” dans les rapports sociaux et de pratiquer la justice et la morale.” Le combat n’était pas orienté contre la religion en soi mais contre la polarisation sur les pouvoirs religieux. Le développement des forces productives avait déjà permis un net recul de l’esprit religieux au sein de la classe ouvrière. Les marxistes considéraient qu’une propagande antireligieuse s’avérait stérile et laissait courir un risque de division au sein de la classe. C’est pourquoi ils se sont opposés aux blanquistes et aux anarchistes qui voulaient faire apparaître le principe d’athéisme dans le programme des organisations révolutionnaires. Dans une période de pleine expansion du capitalisme, les marxistes tracèrent donc une trajectoire claire en ce qui concernait la question religieuse : la séparation de l’Église et de l’État et la conception de la religion comme une affaire privée non seulement n’étaient pas au centre du combat mais elles étaient utilisées contre la classe ouvrière.

Il est important de souligner que les revendications constitutives de la laïcité ne faisaient pas consensus au sein de la bourgeoisie. Seule l’opposition républicaine à l’Empire revendiquaient la séparation de l’Église et de l’État mais sans une véritable structuration. Ainsi, jusqu’à l’avènement de l’État bourgeois républicain (entre les années 1871-1880) la classe ouvrière devait faire face à toute la propagande de la bourgeoisie libérale. La loi de 1868 sur le droit de réunion permit une offensive bourgeoise développant des assemblées publiques dans lesquelles participaient aussi bien des bourgeois, petits-bourgeois et des ouvriers, dont des membres de l’AIT. Si ces réunions étaient des lieux où les ouvriers pouvaient exprimer leurs positions, elles restaient contrôlées par la bourgeoisie, sclérosées par l’influence de la petite-bourgeoisie. Cependant, le discours anticlérical était présent dans les luttes ouvrières à la fin des années 1860 et encore davantage dans toute la période qui suivit l’écrasement de la Commune, exprimant les difficultés et les confusions du moment. Dès lors, lorsqu’elle prit le pouvoir pour la première fois de son histoire, la classe ouvrière mit en pratique des principes qui exprimaient l’héritage des confusions du passé. En effet, la Commune de Paris, par le décret du 3 avril 1871 énonce :

Art 1er. – L’Église est séparée de l’État.

Art 2. – Le budget des cultes est supprimé.

Art 3. – Les biens dits de mainmorte, appartenant aux congrégations religieuses, meubles et immeubles, sont déclarés propriétés nationales.

Art 4. -Une enquête sera faite immédiatement sur ces biens, pour en constater la nature et les mettre à la disposition de la Nation.”

Dans les années qui suivirent, le SPD 7 et le Parti ouvrier français intégrèrent ces revendications dans leurs programmes, reprises ensuite au sein de la II Internationale.

Une question de principe : l’adhésion à l’anticléricalisme bourgeois ou l’autonomie du combat ?

L’accession au pouvoir de la bourgeoisie républicaine en France et dans une moindre mesure le Kulturkampf en Allemagne 8 permirent à la bourgeoisie libérale de mener sa politique de séparation de l’Église et de l’État. La légitimation de ces mesures était naturellement une attaque idéologique contre la classe ouvrière. Le discours anticlérical bourgeois avait vocation de faire de la laïcité une fin en soi, autrement dit, il s’agissait de détourner la classe ouvrière de son véritable objectif : la lutte contre le capitalisme. A partir de 1879 9, une séparation progressive s’effectua dans les domaines scolaire, judiciaire, militaire, hospitalier et privé. La campagne anticléricale fut renforcée par la lutte contre les congrégations. Rosa Luxemburg a souligné que ces mesures étaient avant tout des manœuvres contre la classe ouvrière : “L’incessante guérilla menée depuis des dizaines d’années contre la prêtraille est, pour les républicains bourgeois français, un des moyens les plus efficaces de détourner l’attention des classes laborieuses des questions sociales et d’énerver la lutte des classes, L’anticléricalisme est, en outre, restée la seule raison d’être du parti radical; l’évolution de ces dernières trente années, l’essor pris par le socialisme a rendu vain tout son ancien programme. (…) Pour les partis bourgeois, la lutte contre l’Église n’est donc pas un moyen, mais une fin en soi ; on la mène de façon à n’atteindre jamais le but ; on compte l’éterniser et en faire une institution permanente. (…) La campagne, stérile à dessein, sans espoir, que les républicains bourgeois mènent depuis trente ans contre l’Église revêt un caractère particulier : ils s’obstinent à diviser artificiellement en deux questions différentes un problème qui, politiquement est un et indivisible ; ils séparent le clergé séculier du clergé régulier et portent des coups ridiculement impuissants aux congrégations qu’il est bien plus difficile d’atteindre, tandis que le nœud de la question est dans la réunion de l’Église et de l’État. Au lieu de trancher ces liens d’un seul coup par la suppression du budget des cultes et de toutes les fonctions administratives abandonnées au clergé, d’atteindre dans sa source l’existence des ordres religieux, on donne éternellement la chasse à des congrégations non autorisées. Au lieu de séparer l’Église de l’État, on cherche au contraire à rattacher les ordres à l’État. Tandis qu’on feint d’arracher l’école aux congrégations, on s’empresse d’enlever à ces tentatives toute efficacité politique en soutenant, en protégeant l’Église comme institution d’État” 10.

En soutenant activement le parti radical et le gouvernement, le courant réformiste, amené par le parti socialiste français, apporta un soutien actif à cette campagne idéologique menée par le gouvernement Combes (1902-1905). L’aile marxiste incarnée par le Parti ouvrier français de Jules Guesde considérait que les réformistes, en soutenant le gouvernement, faisait le jeu de la bourgeoisie et mettaient de côté la lutte de classes. Cette stratégie d’alliance provoqua des réactions chez les socialistes allemands : “Qu’ont donc les socialistes de France à se jeter dans l’anticléricalisme vulgaire ?” C’est dans ce contexte que Le Mouvement socialiste 11 lança une enquête internationale auprès des représentants des différents partis socialistes sur “l’anticléricalisme et le socialisme”. Il s’agissait surtout de se positionner sur la situation en France. Mais l’hétérogénéité des interventions, leur caractère trop général et l’incapacité de la plupart des intervenants à aller au-delà des positions programmatiques de l’Internationale Socialiste 12 n’ont pas permis d’apporter une réponse à la question posée. Les interventions de Bernstein ou de Bebel sont symptomatiques du routinisme, de la fossilisation de la pensée, de la perte d’esprit de combat dans le mouvement socialiste de l’époque. Si la contribution de Kautsky est d’une grande importance sur le plan historique, la tactique proposée repose sur la neutralité et souligne la position centriste du “pape du marxisme”. Seule Rosa Luxemburg a identifié la spécificité du combat des socialistes français en restant irrémédiablement sur le terrain de la lutte de classes : “Les socialistes sont précisément obligés de combattre l’Église, puissance antirépublicaine et réactionnaire, non pour participer à l’anticléricalisme bourgeois, mais pour s’en débarrasser. (…) Ainsi, ils ne doivent adopter ni la tactique de la démocratie socialiste allemande ni celle des radicaux français ; il leur faut à la fois faire front et contre la réaction de l’Église antirépublicaine et contre l’hypocrisie de l’anticléricalisme bourgeois” 14. Contrairement à l’hypothèse de Rosa, la séparation de l’Église et de l’État fut établie par la loi de 1905. Cette mesure a surtout marqué une étape supplémentaire dans l’affirmation de l’État bourgeois démocratique contre le mouvement ouvrier.

(A suivre)

Joffrey, 25 août 2015

1 Pierre Pierrard, L’Église et les ouvriers en France (1840-1940), Hachette, 1984.

2 Karl Kautsky fait du “cléricalisme capitaliste” l’apanage du clergé égulier. Alors que le clergé séculier détient une fonction beaucoup plus idéologique du fait de son incorporation dans l’État bourgeois.

3 Dans un précédent article, nous avons souligné les raisons internes à la bourgeoisie qui ont poussé celle-ci à utiliser le clergé et la religion pour préserver ses intérêts de classe.

4 R. Luxemburg, Église et socialisme, 1905.

5Idem.

6 K. Marx, La question juive, 1843.

7 Le programme d’Erfurt du Parti Social-démocrate allemand adopté en 1891comporte le point suivant : “La religion déclarée chose privée. Suppression de toutes les dépenses faites au moyen des fonds publics pour des buts ecclésiastiques et religieux.

Les communautés ecclésiastiques et religieuses doivent être considérées comme des associations privées qui règlent leurs affaires en pleine indépendance.”

8 Combat entre l’Empire allemand appuyé par les libéraux et l’Eglise soutenue par le parti catholique (le Zentrum).

9 Date à laquelle les Républicains détiennent tous les rouages de l’Etat.

10 Rosa Luxemburg, “Réponse dans l’enquête internationale sur le socialisme et l’anticléricalisme”, Le Mouvement socialiste, 1903.

11 Revue fondée par l’anarcho-syndicaliste Hubert Lagardelle. Les grands théoriciens du socialisme international y collaborèrent.

12 Les paragraphes 6 et 7 du programme d’Erfurt.

13 Rosa Luxemburg, “Réponse dans l’enquête internationale sur le socialisme et l’anticléricalisme”, Le Mouvement socialiste, 1903.

 

 

Rubrique: 

Histoire du mouvement ouvrier