Soumis par Révolution Inte... le
Dans la première partie de cet article, nous rappelions avec la plume de Rosa Luxemburg que “les révolutions [...] ne nous ont jusqu’ici apporté que défaites, mais ces échecs inévitables sont précisément la caution réitérée de la victoire finale. À une condition il est vrai ! Car il faut étudier dans quelles conditions la défaite s’est chaque fois produite”. (1)
Dans ce bilan, nous avons commencé par mettre en avant que le récent mouvement contre la “réforme” des retraites marque la fin de l’atonie sociale qui caractérisait la dernière décennie et le retour de la combativité ouvrière. La solidarité et la volonté d’être tous ensemble unis dans la lutte, de développer une lutte massive étaient autant d’éléments palpables au sein des cortèges de manifestants. Nous concluions alors ainsi : “émergent des questions profondes sur l’identité de classe et la mémoire ouvrière, sur le développement de la conscience et sur la nature des syndicats”.
L’identité de classe
En voulant se battre “tous ensemble”, en prônant la solidarité entre les secteurs et entre les générations, les prolétaires ont commencé à retrouver leur identité de classe. Car en comprenant que pour faire face au gouvernement, à l’État, à la bourgeoisie, il faut être nombreux, il faut s’unir, il faut développer un mouvement massif. La question qui forcément s’impose à tous est : avec qui s’unir ? Qui est ce “Nous” ? La réponse est : la classe ouvrière. Certes, cette acuité ne s’est pas encore répandue dans l’ensemble de notre classe, mais elle germe. C’est ainsi que dans les cortèges, nombreux étaient les manifestants à chanter “On est là, pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur !” Dans plusieurs discussions, on a pu entendre “La classe ouvrière existe ! Elle est là !” ou encore “il nous faut une grève générale comme en Mai 68”.
Ce début de reconquête de l’identité de classe par le prolétariat dans la lutte est une pleine confirmation de l’analyse que nous faisions en 2003, alors que la classe ouvrière commençait à peine à reprendre le chemin de sa lutte après le long recul des années 1990 :
– “Les attaques actuelles constituent le ferment d’un lent mûrissement des conditions pour l’émergence de luttes massives qui sont nécessaires à la reconquête de l’identité de classe prolétarienne et pour faire tomber peu à peu les illusions, notamment sur la possibilité de réformer le système. Ce sont les actions de masse elles-mêmes qui permettront la réémergence de la conscience d’être une classe exploitée porteuse d’une autre perspective historique pour la société”.
– “L’importance des luttes aujourd’hui, c’est qu’elles peuvent constituer le creuset du développement de la conscience de la classe ouvrière. Si l’enjeu actuel de la lutte de classe, la reconquête de l’identité de classe par le prolétariat, est très modeste en lui-même, il constitue néanmoins la clé pour la réactivation de la mémoire collective et historique du prolétariat et pour le développement de sa solidarité de classe”. (2)
La conscience de classe
La “constitution du prolétariat en classe”, comme le dit le Manifeste du Parti communiste, est inséparable du développement de la conscience de classe. Poussé à la lutte par les coups de boutoir de la crise économique mondiale, le prolétariat en France a, en effet, commencé dans ce mouvement à développer sa conscience de classe. Se sentir faire partie d’un tout, la volonté de se serrer le coudes, de s’unir, de lutter ensemble, mais aussi la compréhension qu’en face existe un ennemi organisé, défendant ses propres intérêts, ou encore la clairvoyance de l’aspect inexorable de la dégradation des conditions de vie et de travail, de l’absence d’avenir pour toute l’humanité sous ce système d’exploitation (et quel meilleur symbole de la noirceur du futur promis par le capitalisme que cette attaque généralisée contre le régime des retraites ?) sont autant d’éléments précieux illustrant le développement de la conscience de classe.
Un exemple de ce processus particulièrement significatif : durant les manifestations de la fin décembre, nombre de discussions faisaient le lien entre l’attaque contre les retraites et les incendies qui ravageaient au même moment toute l’Australie. Un lien ? Cette idée aurait semblé saugrenue, voire loufoque, presque à tous simplement quelques mois auparavant. Mais là, dans la lutte, les manifestants ressentaient que les “réformes” qui détruisent les conditions de vie et de travail en France et l’absence de moyens humains et matériels pour faire face au feu en Australie étaient en fait les différentes facettes d’un même problème sous-jacent. Se situe là, en germe, la compréhension de ce qu’est le capitalisme : un système d’exploitation pourrissant qui entraîne toute l’humanité à sa perte, au nom du profit.
Évidemment, la classe ouvrière n’est qu’au début de ce processus, ce mouvement n’est qu’un pas de plus sur “le chemin que doit se frayer la classe ouvrière pour affirmer sa propre perspective révolutionnaire [qui] n’a rien d’une autoroute, [qui même] va être terriblement long, tortueux, difficile, semé d’embûches, de chausse-trappes que son ennemi ne peut manquer de dresser contre elle”.
Or, la principale chausse-trappe, ce mouvement a fait la démonstration que la classe ouvrière n’en avait absolument pas conscience, qu’elle n’avait pas encore retrouvé la mémoire face à ce piège maintes fois éprouvé durant les luttes des années 1970 et 1980 : les syndicats.
Le rôle des syndicats
Ce mouvement a été conduit du début à la fin par les syndicats. C’est eux qui ont mené la classe à la défaite. Parfaitement au courant de l’état d’esprit combatif de la classe ouvrière, ils ont été vigilants à proposer chaque fois des formes de luttes qui permettent de coller au mouvement et de maintenir très clairement les ouvriers sous leur joug. Ils ont manœuvré pour, à terme, épuiser, saboter toute réelle unité, et ainsi préparer la défaite :
– Pour répondre à la poussée de la combativité ouvrière, les syndicats ont organisé de multiples luttes en réalité isolées les unes des autres. Tout en reprenant officiellement l’appel à “Lutter tous ensemble”, ils ont organisé “l’extension”… de la défaite ! Ils n’ont eu de cesse d’appeler sur le terrain, dans les boîtes, à des luttes secteur par secteur, en prenant soin de ne surtout pas mobiliser les grandes entreprises du privé. Le collectif para-syndical “inter-urgence” a même refusé de se joindre aux manifestations interprofessionnelles prévues en décembre au prétexte de ne pas “noyer leurs revendications spécifiques dans les autres revendications”.
– Pour répondre au besoin ressenti par les ouvriers de débattre, les syndicats ont organisé un peu partout des AG soi-disant “interprofessionnelles” complètement verrouillées et noyautées (y compris par les gauchistes) où il était difficile et vain de prendre la parole. (3)
– Pour éviter que la solidarité active des ouvriers dans la lutte ne se développe, ils ont partout mis en avant les caisses de solidarité pour aider les cheminots (et autres grévistes) “à tenir”… seuls. Le succès de ces collectes est la marque de la popularité du mouvement, le soutien de l’ensemble de la classe ouvrière. Mais ce sont les syndicats (notamment la CGT) qui ont mis en place cette solidarité financière, qui l’ont initiée, organisée et encadrée, afin d’en faire un substitut à la véritable solidarité active par l’extension immédiate de la lutte. À travers ces caisses de solidarité, les syndicats ont poussé la classe ouvrière à la “grève par procuration”, laissant les cheminots seuls à perdre près de deux mois de salaire.
Pour résumer la tactique syndicale qui ressort de ces derniers mois : face à une telle explosion de combativité, ils ont collé à la classe ouvrière, afin d’épouser les besoins de la lutte pour mieux les dénaturer et pour faire croire que les “partenaires sociaux” du gouvernement défendent les intérêts de la classe ouvrière en étant capables d’organiser la lutte et les manifestations.
La classe ouvrière n’a pas été en mesure de démasquer ce sabotage, comme elle a été incapable de prendre en main ses luttes, d’organiser elle-même des assemblées générales souveraines et autonomes tout comme l’extension géographique du mouvement par l’envoi de délégations massives, de proche en proche, d’usine en usine (les hôpitaux étant, par exemple, souvent la plus grande “usine” du coin). Cette faiblesse découle de la perte d’identité de classe, de la perte de mémoire du prolétariat depuis les années 1990. L’affrontement aux syndicats (et au syndicalisme en général) ne peut se passer de l’expérience des manœuvres accumulées du sabotage de la lutte. Les syndicats sont, avec la démocratie bourgeoise, les derniers remparts de l’État capitaliste. Ce n’est que dans un long processus et une série de luttes massives jalonnées de défaites que la classe ouvrière va peu à peu développer sa conscience. La confrontation aux syndicats ne pourra intervenir que dans une étape plus avancée de la lutte.
Pour le moment donc, la classe ouvrière manque encore de confiance en elle-même pour déborder l’encadrement syndical. Elle a encore beaucoup d’illusions sur la démocratie et la légalité bourgeoise. Le chemin qui mène vers la perspective d’affrontements révolutionnaires est donc encore très long et parsemé d’embûches. Mais cela n’enlève absolument rien au fait que le dernier mouvement en France est, justement, un premier pas sur ce très long chemin. Au contraire même, le contexte historique très difficile rend toute manifestation d’une volonté de lutte, toute expression de solidarité particulièrement significative et révélatrice de ce qui se passe en profondeur dans les entrailles de notre classe.
L’interclassisme
Une embûche, peut-être encore plus pernicieuse, attend les luttes futures : l’impasse de l’interclassisme.
Tout au long de 2018 et 2019, la presse internationale a mis en avant le mouvement de contestation sociale “gilets jaunes” en France. (4) Ce mouvement interclassiste a menacé de renforcer la perte d’identité de classe du prolétariat, diluant les ouvriers au sein du “peuple”, les mettant ainsi à la remorque de l’idéologie de la petite-bourgeoisie, avec son nationalisme, son drapeau tricolore, sa Marseillaise, ses illusions sur la démocratie et ses appels aux “puissants” pour être “écouté et entendu”, etc. Ce danger va continuer de planer durant les années à venir. Cela dit, le mouvement contre la réforme des retraites a montré une autre voie. Le prolétariat a été capable de refuser le mélange avec les “gilets jaunes” qui voulaient prendre la direction des manifestations avec leurs drapeaux tricolores. À l’intonation de la Marseillaise par une poignée de “gilets jaunes” au sein des cortèges a été plusieurs fois opposée l’Internationale. En fait, ce sont au contraire les “gilets jaunes” qui se sont retrouvés dilués au sein des manifestations et de la classe ouvrière en lutte, derrière des mots d’ordre et des méthodes de lutte prolétariens.
Autre exemple de ce processus révélant la force de ce mouvement : la grève des avocats. Eux aussi touchés violemment par cette réforme, les avocats ont été nombreux à participer, en robe noire, aux cortèges. Surtout, ils ont été, par centaines, à accrocher leurs robes aux grilles des ministères et des tribunaux. Ces images insolites et spectaculaires ont fait la Une des médias. Évidemment, ils ont rejoint le mouvement avec leurs faiblesses et leurs illusions sur le Droit, la Justice et la République. Mais le mot important est “rejoint”. Contrairement au mouvement des “gilets jaunes”, ce n’est pas la petite-bourgeoisie qui a donné la couleur et la tonalité à la lutte. Au contraire, la colère des avocats est celle de certaines couches de la petite-bourgeoisie de plus en plus touchée par la prolétarisation et qui rejoignent, ici momentanément, le combat prolétarien. Ce processus montre la tendance générale et historique de ce que Marx et Engels avaient décrit dans le Manifeste du Parti communiste en 1848. Il annonce la dynamique des luttes futures, quand le prolétariat, dans son processus révolutionnaire, pourra se mettre à l’avant-garde de la remise en cause du capitalisme en montrant une perspective pour l’ensemble de la société, entraînant dans son combat de plus en plus de couches de la société :
– “Petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat ; d’une part, parce que leurs faibles capitaux ne leur permettant pas d’employer les procédés de la grande industrie, ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes ; d’autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population”.
– “Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu’elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices ; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire. Si elles sont révolutionnaires, c’est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels ; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat”.
Le chemin qui mène à la victoire de la révolution est encore très long. Le mouvement de 2019-2020, révélant le retour de la combativité ouvrière et la fin de la paralysie qui a dominé le terrain social ces dix dernières années, n’est qu’un pas supplémentaire. Pour aller plus loin, il faudra que la classe ouvrière se retourne, regarde d’où elle vient, se réapproprie les leçons de ses luttes passées : 1980 en Pologne, 1968 en France, 1919-1921 en Allemagne, 1905 et 1917 en Russie, 1871 et 1848 en France, et bien d’autres. Car l’histoire du mouvement ouvrier est riche de combats et forme une longue chaîne continue jusqu’à nous.
Pour se réapproprier ainsi sa propre histoire ensevelie sous les tombereaux de mensonges de la bourgeoisie, il faut qu’au sein de la classe ouvrière se développent des débats, des comités, des cercles… et de la patience car, comme Luxemburg l’expliquait, être directement confrontés à la banqueroute de cette société rend de plus en plus difficile d’entrer en lutte. Non seulement la paupérisation rend le coût de la grève difficilement supportable, mais bien plus encore la crise économique mondiale révèle presque immédiatement l’ampleur des enjeux. Or, “Les révolutions prolétariennes [...] reculent constamment devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière”. (5) Ainsi le développement des luttes ralentit et devient plus tortueux.
Mais à terme, cette même crise économique mondiale et les attaques contre nos conditions de vie et de travail qu’elle charrie, pousseront inexorablement à l’éclatement de nouvelles luttes. C’est dans ce processus de développement des luttes économiques contre la misère et la dégradation générale de toutes ses conditions d’existence que la classe ouvrière pourra se politiser et politiser ses combats pour affronter l’État bourgeois et, au bout du chemin, s’affirmer comme classe révolutionnaire.
Pawel, 13 mars 2020
1) Rosa Luxemburg, L’ordre règne à Berlin (1919).
2) Extrait de notre article “Rapport sur la lutte de classe de 2003”, disponible sur notre site Internet.
3) Lorsque les ouvriers voulaient continuer à rester ensemble à la fin des manifestations, les syndicats ont organisé des animations pour éviter les discussions (comme à Marseille le 11 janvier 2020) ou ont laissé le champ libre aux policiers pour gazer les manifestants qui résistaient, comme à Paris. Cependant, à Nantes, par deux fois, en fin de manifestation, le cortège a refait un tour du centre-ville sans les syndicats en scandant “Une balade syndicale n’a jamais fait une lutte sociale”. Au-delà d’une réflexion très minoritaire sur l’action des syndicats, ces événements prouvent la volonté des ouvriers de rester ensemble et de continuer à discuter. Lors des manifestations suivantes, les syndicats ont imposé des concerts, la musique empêchant toute possibilité de débat.
4) Contrairement au mouvement contre la “réforme” des retraites qui, lui, a eu le droit à un véritable black out hors de France.
5) Marx, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (1851).