Paris le 9/01/1947
Chers camarades,
Nous venons de recevoir votre matériel "International Digest" et le "Socialist Manifesto".
Bien que nous n'ayons pas encore pu nous rendre entièrement compte du contenu de votre littérature, nous avons déjà relevé certains points que nous nous permettrons de discuter.
Nous regrettons vivement que, dans votre "Manifesto", vous n'ayez pas jugé utile de le compléter par une étude sur la révolution russe de 1917 et sur l'État russe actuel. Nous pensons, quant à nous, que la classe ouvrière a beaucoup à apprendre, pour sa lutte, en examinant et en étudiant la révolution d'Octobre et l'État russe. Un événement aussi décisif qu'Octobre 17 et une monstruosité aussi abominable que le pseudo État ouvrier russe ne peuvent être passés presque sous silence dans un "Manifesto".
La lutte quotidienne que l'avant-garde révolutionnaire mène tous les jours contre l'idéologie bourgeoise -qui s'est renforcée dans les rangs de la classe ouvrière- pose la nécessité de dénoncer l'État capitaliste russe face au prolétariat et de résoudre la question primordiale du nouveau programme de la révolution.
La révolution d'Octobre a, pour nous, posé des jalons pour l'idéologie révolutionnaire en ce qui est de la destruction de l'État bourgeois mais elle n'a fait qu'énoncer le problème des rapports entre l'État de la période transitoire et la classe ouvrière.
Tout le chemin emprunté par la révolution d'Octobre a démontré que le problème, parce qu'incomplètement saisi dans son contenu politico-économique, n'a fait que nous donner un enseignement négatif, de ce qu'il ne faut pas faire.
Nous nous expliquons : par son expression internationale, par sa manifestation politique de lutte contre la guerre impérialiste, par son programme embryonnaire et imparfait de lutte franche et ouverte internationalement contre le capitalisme, la révolution d'Octobre exprime non un phénomène national mais le prélude de l'assaut de la classe ouvrière contre le système capitaliste en général.
Nous ne séparons nullement la lutte des Bolcheviks de celle des Liebknecht et Luxemburg du monde entier. La nature du programme bolchevik et non ses détails devient une nature révolutionnaire car il représente un écho qui, jusqu'en 1927, va se répercutant dans la classe ouvrière du monde.
C'est aussi comme continuation et expression internationale du courant de gauche de la 2ème Internationale que nous trouvons les éléments qui confirme notre pensée de reconnaître la révolution d'Octobre comme le prélude de la révolution prolétarienne internationale.
Nous savons, certes fort bien, qu'au jeu de la chicane, une analyse, étroite par son cadre, de la révolution d'Octobre conduit forcément à relever de grandes fautes, des compromis opportunistes, une construction économique du capitalisme d'État.
Mais, ce n'est que parce que l'analyse aura été faite dans un cadre étroit, le cadre proprement russe, que les inexactitudes ressortiront et cela avec toute la violence. Mais le problème est-il là ?
Pouvait-on parler d'un État ouvrier en Russie ? Pouvait-on parler d'une construction socialiste en Russie ? N'a-t-on pas forcé le problème en le limitant à un cadre national et, par-là, donné de l'eau au moulin des droitiers, partisans du socialisme dans un seul pays ? Car, au fond, quel problème se posait la révolution d'Octobre ? Celui de la construction socialiste ou celui de la révolution internationale ?
Pour construire un monde plus progressif que le capitalisme, remplaçant le profit des uns par la satisfaction des besoins de la société en général, tout cadre national était à priori inadéquat ; et toute schématisation socialiste appliquée à un tel cadre devait donner les résultats contraires aux intérêts de la classe ouvrière en général.
On ne reconstruit pas une maison en replâtrant plus ou moins bien qui s'est effondrée ; et cette partie replâtrée n'en est pas moins indissolublement rattachée à l'ensemble de la maison pourrie.
La première nécessité qui s'offrait à nous était donc de rechercher les moyens d'abattre complètement toute la maison pourrie avant de parler de la reconstruire ; et même nos plans pratiques de reconstruction ne pourraient s'ébaucher réellement qu'après reconnaissance parfaite du terrain déblayé.
Et parce que la révolution d'Octobre a mis en tête de sa lutte la révolution mondiale, dont elle se proclamait le premier chaînon, nous ne pouvons dire que cet événement a été l'événement de classe tant attendu depuis la Commune de Paris.
Ce que constituent les réalisations pratiques en Russie à cette époque ? Nous avons le courage de dire qu'elles représentent pour nous l'expérience négative (c'est-à-dire ce qu'il ne faut pas faire) du programme révolutionnaire.
Expérience négative, pas tant dans la portée économique des nationalisations de 1918 et de la NEP en 1921, mais par les deux résultats idéologiques atteints :
Les critiques révolutionnaires se sont plus appesanties sur la révolte de Kronstadt et l'épopée de Makhno que sur la défaite des révolutions allemande, hongroise et sur l'échec de la guerre révolutionaire en Pologne. Cette tournure de la critique révolutionnaire a voulu voir la cause (défectuosité économique et politique en Russie) de ce qui était la conséquence de l'échec révolutionnaire dans le monde. De sorte que l'analyse de la dégénérescence de la révolution s'est trouvée troublée et dirigée par ce qui se passait en Russie et non par ce qui se passait dans le monde.
En conclusion de ce premier problème, la révolution d'Octobre apporte la consécration historique de la conquête politique du pouvoir par le prolétariat. Elle vit une expérience négative, à rebours sur tout parce qu'elle se pose en dehors de son contenu international, comme un corps ne subissant plus les lois historiques générales.
Le cri du prolétariat en 1917 a été : "Un monde nouveau est né dans l'Est." Et l'avant-garde a repris ce cri en l'amplifiant.
Mais nous avons voulu appliquer à l'histoire des méthodes scientifiques de laboratoire. Mal nous en a pris car l'histoire ne se laisse pas mettre in-vitro.
La Russie était le début de la métamorphose du monde ; le monde mettant du retard à se métamorphoser complètement, la Russie ne pouvait être que d'une constitution hybride organiquement et aucun essai expérimental ne pouvait se faire sur elle.
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Un autre problème que la révolution d'Octobre a souligné, nous semble-t-il, c'est le problème de l'État en général.
N'a-t-on pas abusé, à contre sens, du terme "État ouvrier" ? N'avons-nous pas plutôt été mystifié par une sentimentalité révolutionnaire ? Puisque le capitalisme a son État, pourquoi nous, la classe ouvrière, n'avons-nous pas le nôtre ?
Cette sentimentalité - qui a remplacé toute analyse sérieuse et qui a déplacé le problème - nous joue encore aujourd'hui de mauvais tours.
Le capitalisme a besoin d'un État, c'est-à-dire d'une force répressive pour maintenir ses privilèges de classe sur les autres classes. Un État ouvrier ne pouvait qu'exprimer cette nature et remettre en question la société divisée en classes. Mais à ceci vient encore se joindre la notion de dépérissement de l'État ouvrier après la révolution. Et nous tournons continuellement dans un cercle vicieux en donnant de l'énergie à l'État, et en attendant une intervention hasardeuse pour voir dépérir l'État.
Notre groupe s'est posé ce problème et croit l'avoir résolu dans un sens révolutionnaire. La différence entre le prolétariat et les autres classes réside dans le fait que les travailleurs n'ont pas de privilèges à maintenir, donc à défendre (à moins que les chaînes ne soient un privilège). Donc, si les autres classes peuvent s'identifier, après un certain développement, à l'État, telle la féodalité dans la monarchie absolue, telle la bourgeoisie dans le capitalisme d'État, la classe ouvrière est toujours étrangère à l'État et cela surtout après la révolution.
Ce problème historique que la classe ouvrière a à résoudre c'est la société sans classe, une société où les privilèges sont exclus et où il n'est pas besoin d'une force de police pour défendre des privilèges. L'État après la révolution est donc un corps étranger, un mal que la classe ouvrière hérite des autres sociétés divisées en classes. D'où la première tâche de la classe ouvrière réside dans son refus de s'identifier à l'État après la révolution.
Cet État ne représente qu'un vestige du monde ancien et en vue d'assumer la brisure des tentatives de la bourgeoisie pour réassurer ses privilèges.
Car, en fait, cet État d'après la révolution n'est jamais une réalisation de la classe ouvrière ; il resurgit après la destruction de l'État bourgeois en raison de la grande confusion de la situation. Le problème n'est pas d'en assurer la bonne marche en multipliant, comme ceci aura tendance à se produire, les organismes de concentration étatiques mais de créer et développer les moyens de contrôle de la classe ouvrière sur l'État après la révolution. Une méfiance presque égale à celle vis-à-vis de l'État bourgeois doit animer les ouvriers face à cet État - que nous ne devons jamais qualifier d'ouvrier même après la révolution. Jamais au lendemain de la révolution il ne faudra employer les syndicats ou les soviets de la révolution comme organes d'organisation et d'exécution car on aurait une expérience analogue à la monstruosité russe actuelle (pour nous, les syndicats après la révolution doivent rester des organes de défense des intérêts immédiats des ouvriers, les soviets les organes de direction et de décision conjointement avec le parti révolutionnaire).
La formulation de Engels exprimant le dépérissement de l'État après la révolution est une formule incomplète. Du point de vue idéologique, l'État -assurant l'échec des tentatives bourgeoises- doit en même temps assurer son dépérissement puisqu'il constitue un reste de privilège de société divisée en classes. A-t-on vu dans l'histoire, et particulièrement dans ces vingt dernières années, un État luttant pour son dépérissement ? Non!
Alors la formulation de Engels se complète par LA NÉCESSITÉ DE FAIRE DÉPÉRIR L'ÉTAT APRÈS LA RÉVOLUTION.
Ces points d'analyse, auxquels nous sommes arrivés, demandent que la discussion se généralise dans les milieux de l'avant-garde. Ce que nous espérons.
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Un autre point que nous regrettons de ne pas voir traiter dans votre littérature en général, c'est le problème du fascisme et de l'antifascisme. Pour nous, et nous pourrons aujourd'hui mesurer tous les ravages qui ont été causés dans les rangs de la classe ouvrière, les idéologies fascistes et antifascistes n'expriment qu'un contenu bourgeois.
Pourquoi ? Parce qu'elles permettent, fort heureusement pour le capitalisme, de reculer sinon d'étouffer les frontières de classe en regroupant les ouvriers des divers pays sous l'étiquette fasciste ou antifasciste. Alors il est facile de souder, encore une fois en vue de la guerre, chaque prolétariat à sa bourgeoisie.
Pour les travailleurs ne peut se poser le dilemme fascisme ou antifascisme ; et nous devons nous élever contre cette manœuvre de la bourgeoisie en posant la seule solution réellement de classe : la lutte de chaque prolétariat contre sa propre bourgeoisie et la solidarité internationale de classe.
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Enfin, un dernier point, sur lequel nous demandons des précisions, concerne votre participation aux élections britanniques.
Nous regrettons de voir dans votre Manifeste des relents de théories réformistes de la 2ème Internationale. Pour vous, il semble que la révolution peut être le résultat d'une forte majorité parlementaire. Cette majorité parlementaire se verrait obliger d'appliquer des mesures dites révolutionnaires avec des organismes bourgeois.
N'y a-t-il pas une espèce de paresse d'esprit à ne pas saisir que le problème du pouvoir ouvrier est différent de celui du pouvoir bourgeois ? Avec votre théorie, nous allons directement vers un capitalisme d'État plus affreux et plus anonymement cynique que le capitalisme tout court.
Si c'est une question théorique, cette copie de direction et d'organisation bourgeoises pour des buts ouvriers fausse dès le début les nouveaux rapports sociaux qui naissent de la révolution et imprime irrémédiablement un caractère de société divisée en classes à toute l'organisation post-révolutionnaire.
Du point de vue de la violence, croyez-vous fermement que la bourgeoisie se laissera déposséder, sans lutter férocement, par un simple vote d'un parlement à majorité révolutionnaire ?
La violence partira du capitalisme et, que vous le vouliez ou non, nous serons obligés de répondre par la violence avec un appareil étatique contre nous. La bourgeoisie a comme atout : 1- d'avoir attaqué le prolétariat la première, 2- de posséder, dans le camp révolutionnaire, l'État que la majorité révolutionnaire croit pouvoir employer dans la lutte révolutionnaire. Nous serons faits alors comme dans un piège à rats.
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Nous envoyons cette lettre à tous vos groupes de Grande-Bretagne, Canada, E.-U., Australie, Nouvelle-Zélande ainsi qu'à d'autre groupes pour que la discussion soit générale.
En avant pour la construction du futur programme révolutionnaire de la classe ouvrière.
Fraternellement, pour la GCF
SADI
La politique réserve -pour ceux qui se laissent aller à un examen superficiel des événements- des surprises bien choquantes.
C'est ainsi que -contre tous ceux qui, au travers des récentes élections , considéraient le parti socialiste comme liquidé, ne représentant qu'un vestige de la 3ème république, nous opposions la conception que le parti socialiste représentait le présent et l'avenir politique de la France bourgeoise.
Ceux qui enterraient déjà la SFIO, malgré leur prétendue formation marxiste, s'imaginaient peut-être que les élections devenaient facteur déterminant dans la conduite politique du pays . Pour cela il fallait qu'ils aient encore des illusions sur la valeur déterminative de la consultation populaire.
Voilà un parti qui sort des élections comme le grand vaincu, perdant successivement 300.000 et 700.000 voix, et qui, malgré cela, donne un président de l'assemblée, un président du conseil, un président de la république et qui, surtout, arrive à imprimer au pays les grandes lignes économico-politiques du programme de la SFIO et cela sans traficotage de couloir, avec l'assentiment quasi générale de l'assemblée législative.
Pour nos prophètes en marxisme, c'était un rude coup à leur analyse politique de la situation. Et pourtant la réalité, ni pure ni impure, est là, tangible, matérielle.
La France se trouvait, au sortir des élections, devant 2 blocs impérialistes opposés : d'une part la Russie, d'autre part l'Amérique. Elle devait choisir clairement l'une ou l'autre voie. De tous les programmes des partis politiques, il y en avait deux qui exprimaient clairement ces deux voies :
Devant la catastrophe imminente de la France, devant le spectre de l'inflation, devant la pauvreté industrielle, devant les problèmes coloniaux, la bourgeoisie devait choisir rapidement. L'investiture de Blum, des MRP aux staliniens, exprimait non pas l'investiture d'une personnalité mais celle de tout un programme politique.
Que les staliniens aient agrée ce programme, qu'ils aient été obligés de ne pas faire jouer la CGT, son atout important, prouve bien qu'ils se sont rendus compte que, pour relever la France, seule une orientation certaine et décisive vers les USA (même s'ils pensent que c'est temporaire) était nécessaire, la Russie ne présentant aucune garantie d'aide à la France étant elle-même tributaire des USA. Et, à ce titre, on peut, et la bourgeoisie l'a compris, lui décerner le titre de parti bien national et français.
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En quoi consiste l'expérience Blum ? Pose-t-elle le but de relever la France bourgeoise, indépendamment de toutes relations avec le monde extérieur ?
Le problème n'est pas aussi simple. La situation française n'avait pas besoin d'une recette économique. Elle présentait 2 aspects que nous analyserons.
Le premier aspect, l'aspect intérieur, dévoilait une situation économique périclitant de gouvernement en gouvernement. Les charges excessives de l'État, l'augmentation du coût de la vie, les corollaires augmentations de salaires, la pauvreté industrielle du pays, son manque de débouché de matières premières, tout cela entrainant un prix de revient très haut et défavorable dans les échanges internationaux, toutes ces raisons imposaient une solide politique intérieure de défense du franc, de diminution des charges parasitaires de l'État, de stabilisation des prix et, par là, des salaires, d'arrêt d'émissions de monnaie fiduciaire.
Tous ces phénomènes économiques, toutes ces solutions adoptées ne montrent rien d'original.
Pour les chargés de l'État, on comprime le personnel ministériel, on réduit les crédits de certaines branches étatiques telle la défense nationale, on recule le plus possible le reclassement économique des fonctionnaires.
Pour stabiliser les prix, il fallait bloquer les salaires et accepter ou plutôt imposer la différence entre l'indice des prix et l'indice des salaires comme chose admise et normale.
Pour l'arrêt de l'émission d'argent fiduciaire, ceci n'était possible que par une augmentation des ressources étatiques au travers des impôts directs ou indirects et de l'augmentation des prix des industries et exploitations commerciales nationalisées (gaz, électricité, charbon, chemin de fer).
Toutes ces solutions, Laval les avait déjà appliquées en 1934 ; seulement, tous ces problèmes d'ordre économique verraient se greffer et en transformer la nature le problème de la production industrielle proprement ; problème essentiel pour la vie économique du pays et dont les facteurs étaient dépendants d'une politique intérieure et d'une politique extérieure.
D'une politique intérieure, en réduisant la consommation industrielle (ce que Rosa Luxemburg expliquait à propos de l'impérialisme). En effet, la diminution du capital variable du pays (somme des salaires) présentait 2 buts :
Et les 5% nous dira-t-on ? Cette baisse, si elle fut possible, c'est :
Ce qui fait que les 5% n'ont trait qu'à la consommation de subsistance directe et ceci n'influe en rien sur l'équilibre du marché puis que le ravitaillement est là pour freiner nos ardeurs à augmenter notre consommation.
Un fait significatif de cette prétendue baisse de 5% qui ne touche pas réellement les prix industriels, c'est la légalisation du marché noir de l'essence. L'État rend libre la consommation de l'essence à 49 frs le litre.
Voilà l'aspect intérieur du problème de la production industrielle. L'aspect extérieur touche l'âme même de la production. Il faut trouver les débouchés en matière première et en marché outils.
Les matières premières se trouvent dans les colonies ; mais il faut reconquérir économiquement et militairement ces colonies. Pour cela, on a besoin d'une politique d'entente avec les USA qui aideront, par leur neutralité, certains actes militaires et économiques contraires à l'esprit sacro-saint de l'ONU : la liberté des peuples à disposer d'eux-même.
Mais ces sources de matières première, une fois conquises, demandent des transports pour acheminer la main d'oeuvre ; elles demandent aussi des machines-outils neuves et en quantité suffisante pour supporter la concurrence internationale.
Pour cela, un emprunt étranger n'est pas suffisant ; il faut qu'il puisse permettre l'achat des produits industriels de base ; c'est ce que l'on appelle un emprunt à devises étrangères solides.
Il n'y a qu'un seul pays qui se trouve en état de prêter pour qu'on lui achète, et c'est encore les USA. L'emprunt négocié par Blum en mai 1946 à Washington ne pourrait s'effectuer qu'au travers d'une politique d'inféodation de la France aux USA.
Et voilà notre programme SFIO défini. Blum l'a ébauché avec un gouvernement homogène. Ramadier ou un autre ledéveloppera avec un gouvernement multipartite, ne tirant plus à hue et à dia mais homogène du point de vue du programme.
Une fois de plus les staliniens sont amenés à "porter" la politique SFIO pour reprendre le célèbre mot de Thorez.
L'alliance franco-anglaise, ébauchée par le voyage de Blum à Londres, se fera, liant encore plus la France aux USA et déterminant la vulgaire politique de faiblesse édifiée par Churchill : le bloc occidental.
Comble de l'ironie, la Russie donne son assentiment à cet accord. Nous employons le mot ironie pour ceux qui s'imaginent la Russie assez forte pour tenir tête à l'Amérique.
Une fois cette politique esquissée, on aperçoit toute la démagogie que peut représenter la haine des 5%, une politique plus poussée de nationalisation (meilleur moyen de réduire encore le pouvoir d'achat des masses), une politique extérieure de plus grande alliance avec le bloc américain.
Dans tout ceci, le grand pénitent, le grand exploité demeure la classe ouvrière qui forge ainsi les armes pour une très prochaine crise et une plus que certaine 3ème guerre mondiale.
Si certains éléments de l'avant-garde ont décelé une ouverture d'influence des partis traîtres sur la classe, nous préférons ne pas nous hasarder dans le domaine des désirs qu'on voudrait réalité et dire tout simplement que la seule condition actuelle pour un réveil de classe réside dans une brisure entre les partis traîtres dits ouvriers et le prolétariat, autour de la lutte contre les préparatifs de guerre, ces préparatifs pouvant être identifiés avec le programme ébauché par Blum et repris par la SFIO, les staliniens, le Rassemblement des gauches, avec la neutralité bienveillante du MRP et des PRL, en définitive tout le parlement unanime.
Sadi
Les bulletins de guerre viennent de réapparaître avec toute la publicité adéquate : atrocité, ultimatum, poches que l'on colmate, déplacement de personnalités, conférence, parade. Le public peut être assuré de sa ration quotidienne de sadisme et de pseudo honnêteté et objectivité.
Seulement voilà, personne ne semble s'intéresser à ce qui se passe si loin. Peut-être est-ce dû aux 5%, à l'expérience Blum, au nouveau cabinet ou tout simplement à l'indifférence des masses saturées de promesses non réalisées.
Mais à lire la presse et à voir surtout la presse imagée, on voudrait être soulevé d'horreur devant les "crimes monstrueux" des Vietnamiens. C'est inadmissible qu'au siècle de la désintégration atomique, ces barbares fusillent, tuent et se défendent au lieu d'atomiser pour "réduire la guerre" par le vide, comme l'a prouvé le grand cœur de nos amis américains à Hiroshima.
La deuxième guerre mondiale nous a saturé d'image horrifiantes et ce n'est pas les quelques français tués là-bas qui vont soulever notre indignation. Faudrait trouver autre chose de bien plus pimenté (une super chambre à gaz, par exemple), nous commençons à être blasés.
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Voyons comment les événements ont débuté et se déroulent. A la capitulation du Japon, les Indochinois se refusent à réintégrer "la communauté française" au rang de colonie. A cet acte de révolte et d'ingratitude envers la France, les politiciens commencent à redéterrer les crimes commis sur des Français et proposent aux Vietnamiens de devenir un État dans la belle communauté française. C'est-à-dire un gouvernement avec assemblée ratifiant les ordres de la France, dans les mesures économiques, militaire et diplomatique. En d'autres termes, on ne leur donnait rien et on leur faisait signer la prolongation de leur colonialisme.
A la conférence de Fontainebleau, la bourgeoisie française, obligée de céder quelque chose à la bourgeoisie vietnamienne, essaie de dissocier l'Indochine en Vietnam et Cochinchine, la dernière n'étant pas encore un théâtre de guerre. Un gentleman-agreement est signé qui ne résout aucun des problèmes.
Entre temps les influences internationales se font sentir. L'Amérique -qui s'implante de plus en plus en Asie- se trouve devant 2 solutions pour y demeurer : ou bien le gouvernement français s'inféode de plus en plus aux USA, ou bien il faut jouer la carte du nationalisme vietnamien. Avec un Bidault, les USA se montraient réticents et favorisaient les Indochinois. Avec Blum, la vapeur est renversée et Acheson, sous-secrétaire d'État américain, déclare que les événements d'Indochine n'intéressent que la France. Avec la crise ministérielle, les USA, dans l'expectative, déclarent que, s'ils recevaient une demande d'enquête des Vietnamiens, ils y répondraient si certaines conditions sont remplies. Politique du flair ? Non, politique d'assurance !
La Chine, dans sa jeune entrée politique, entend aussi manifester ses velléités impérialistes et, à tout hasard, elle permet la création d'un gouvernement vietnamien à Nankin en Chine.
La Russie, au travers de ses représentants dans le gouvernement de Ho-Chi-Minh, tente de pousser le conflit à l'extrême pour porter la question devant l'ONU et pouvoir officiellement mettre son nez dedans.
Et les trotskistes du gouvernement Ho-Chi-Minh ? Ils veulent radicaliser les masses ; en attendant, ils n'ont enfermé personne qu'eux-mêmes dans leur politique.
La guérilla continue, avec des hauts et des bas, des conversations politiques, des encerclements, des dégagements et des mots.
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Aujourd'hui que la bourgeoisie clame à tout venant la fin de l'ère colonialiste, voyons les arguments que le capitalisme français nous offre pour justifier la guerre d'Indochine : tout d'abord "l'ordre et la civilisation" que la France a exportés en Indochine ; et ensuite... rien ! Oui, il y a beaucoup de mots ronflants et sentimentaux. Mais ces derniers arguments ne sont pas probants. La reconnaissance n'est pas une marchandise. Il y a aussi le sang versé en commun dans les deux guerres, seulement les deux guerres mondiales se sont faites au profit et pour la France et non pour l'Indochine.
Ainsi le seul argument solide c'est l'apport de la France en Indochine. Mais est-ce réellement les sentiments altruistes de la France qui ont conduit les armées françaises à conquérir l'Indochine ? Ne doit-on pas plutôt regarder du côté affaires la conquête indochinoise ? "L'ordre et la civilisation" introduits après la conquête sont-ils d'ordre philanthropique ou bien la nécessité d'organiser un pays en vue de l'exploiter pleinement ?
Et c'est pour cette dernière raison que penche la bourgeoisie vietnamienne. Cette même bourgeoisie sait très bien qu'elle doit tomber sous la coupe réglée d'un impérialisme ; aussi préfère-t-elle à l'impérialisme français bien pauvre un impérialisme plus riche. En plus, du gâteau que représente l'exploitation des colonies, la bourgeoisie indigène entend avoir une part de plus en plus grande. Du rôle d'intermédiaire de mandarin opiomane et corruptible, la bourgeoisie indigène veut accéder aux postes de commandement.
En conclusion, sous des drapeaux patriotiques de part et d'autre, la bourgeoisie cherche à s'assurer des avantages économiques.
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Et la classe ouvrière ? Parce que jusqu'à présent nous n'avons parlé que des intérêts de la classe bourgeoise.
Dans ces affaires coloniales ou de "libération nationale", le prolétariat fait la masse, la chair à canon, les troupes qui se sont levées "spontanément" à l'appel de la patrie. En d'autres termes, il est le dindon de la farce. Et il continuera de l'être tant qu'il ne se rendra pas compte que ses intérêts sont divergeant de ceux de sa bourgeoisie, que ce soit dans la métropole ou dans les colonies.
Que les soldats français refusent de partir en Indochine, que les ouvriers vietnamiens refusent de se faire racoler par le gouvernement Ho-Chi-Minh et alors le prolétariat manifestera sa solidarité internationale et le premier pas dans sa lutte contre la guerre, pour la révolution.
Mousso
Il y a quelques mois, nous nous sommes efforcés de répondre à la question de la tâche qui incombe aux révolutionnaires dans le moment présent[1]. En marxistes, nous avons donné la réponse en partant de l'analyse de la situation objective qui, à notre avis, loin d'évoluer vers un changement de rapport de forces de classes favorable au prolétariat, est caractérisée essentiellement par l'absence de toute réaction du prolétariat tendant à donner ses solutions propres à la crise de la société capitaliste. L'absence du prolétariat, en tant que force politique indépendante dans la société, permet au capitalisme non seulement de se survivre mais de se survivre de la seule façon possible dans sa phase décadente, dans la guerre permanente.
La guerre de 1939-45 - qui ne fut elle-même que la continuation de la guerre impérialiste de 1914-18, laquelle fut interrompue par l'éclosion du mouvement révolutionnaire du prolétariat - s'est soldée d'une part par la liquidation d'un certain nombre des impérialistes antagonistes (Allemagne, Japon) et d'autre part par un écrasement décisif de toute velléité du prolétariat à reprendre le chemin de la conscience et de l'action de classe révolutionnaire (Italie 1943 – Allemagne 1945).
Tout le monde connaît fort bien le premier résultat de la guerre 1939-45 (écrasement de l'Allemagne et du Japon), mais peu nombreux sont les gens qui s'arrêtent sur le deuxième résultat : la victoire remportée par le capitalisme mondial sur le prolétariat. Cette victoire s'exprime par l'embrigadement du prolétariat, dans sa grande majorité, dans la guerre "antifasciste" jusqu'au bout ; par l'écrasement physique et le fourvoiement idéologiques des premières manifestations contenant d'évolution de la guerre impérialiste en un cours de convulsions sociales révolutionnaires (Italie 1943) ; par la destruction du centre industriel qu'était l'Allemagne et la dispersion de ce prolétariat hautement concentré et politiquement le plus évolué à travers l'Europe. La déportation en masse du prolétariat allemand, transformé en prisonnier-esclave moderne, repose davantage sur des considérations politiques de classe que sur des intérêts économiques et actes de brigandages impérialistes des pays vainqueurs. Le capitalisme mondial se rappelait trop bien ce que peut devenir une armée "vaincue" composée de prolétaires en uniformes, prenant conscience de la monstruosité sanglante de la guerre et du régime social qui l'engendre. Il se souvenait trop bien ce qu'est advenu de cette armée, réalisant le tour de force de repasser le Rhin, dans le court délai qui lui était fixé, avec cette discipline "allemande" qu'il ne cessait d'admirer, et comment cette même armée, une fois le Rhin franchi et se trouvant dans son pays, s'est déchaînée, hissant le drapeau de la révolte, renversant les autorités et la discipline et donnant le signal de départ de la future révolution de Spartacus et du prolétariat. On ne trouve pas toujours les chiens sanglants à la Noske au moment propice ; et l'Allemagne de 1945 n'avait pas immédiatement des Scheidemann, des Ebert, des Noske, un parti social-démocrate pour conjurer la menace révolutionnaire. Aussi, fort de l'expérience passée, les pays vainqueurs devaient accorder toute leur attention au "mauvais moral" de l'armée allemande de fin 1944 et être encore plus attentif aux manifestations de révolte du Polkstarm éclatant un peu partout dans les centres industriels au début de 1945.
Cette fois-ci le capitalisme n'a pas cru possible de renouveler la manœuvre de 1918. Alors qu'en 1918, devant la menace de la révolution, il concluait hâtivement un armistice et mettait fin aux hostilités afin de permettre et d'aider le capitalisme allemand de conjurer la menace prolétarienne, en 1945 il repousse l'offre de l'amiral Dönitz d'engager des pourparlers en vue d'un armistice et accentue les bombardements meurtriers avec une sauvagerie inouïe sur tous les centres industriels de l'Allemagne. Seule la terreur la plus grande, la destruction la plus systématique des villes transformées en ruines, le désarmement et la dispersion de millions d'ouvriers allemands retenus hors d'Allemagne dans des camps de prisonniers offraient au capitalisme mondial une garantie contre une menace révolutionnaire possible.
En d'autres termes, la différence entre 1918 et 1945 consiste qu'en 1918 le capitalisme met fin à sa guerre pour faire face au prolétariat, tandis qu'en 1945, devant les premiers indices bien que très faibles d’une éventuelle menace de classe, le capitalisme accentue ses opérations de guerre, transformant celle-ci en guerre de destruction contre le prolétariat. Il faut ajouter que cette manœuvre du capitalisme fut grandement facilitée par l'adhésion du prolétariat du bloc "démocratique" à l'idéologie de "l'antifascisme" et au mythe mensonger de 'l'État ouvrier" soviétique.
Quant aux groupes révolutionnaires, ils n'ont joué aucun rôle, n'exerçant aucune influence réelle, même petite, dans la masse, soit à cause de leur extrême faiblesse numérique et de leur incapacité organisatrice, soit qu'ils étaient gangrenés par des idées confuses ou nettement anti-prolétariennes, comme ce fut le cas de la tendance Vercesi et de la fraction belge au sein de la Gauche Communiste.
On peut invoquer bien des raisons en partie valables pour disculper les éléments et les groupes révolutionnaires et pour expliquer la médiocrité et l'insuffisance de leur action, il n'en reste pas moins que la faillite pendant la guerre est une amère et indiscutable réalité.
Mais quelles que soient les conditions et les facteurs qui ont facilité et favorisé la politique de classe du capitalisme, que le prolétariat ait ou non compris la portée tragique des événements de la fin de la guerre, qu'il n'ait pas réalisé sa solidarité internationale et qu'il n'ait pas livré sa bataille de classe, la défaite de classe du prolétariat contenue dans la fin de la guerre demeure complète. Le prolétariat n'a pas pris conscience de cette défaite, cela ne diminue en rien sa portée ; au contraire, cela la rend d'autant plus grave. Elle est doublement décisive car elle est à la fois préventive et inconsciemment subie.
Dans les milieux révolutionnaires, on a violemment critiqué ce qu'on appelait notre scepticisme, notre soi-disant esprit "défaitiste" quand nous avons, dans le milieu de 1945, osé poser la question : "1918 ou 1933 ?" Qu’entendions-nous exactement par cette formulation ? Que nous ne nous trouvions pas devant un cours montant, avec des perspectives d'éclosion de mouvements révolutionnaires, comme c'était le fait en 1918, mais que nous sommes déjà après une défaite consommée. Les événements de 1923 en Allemagne furent méconnus et longtemps niés dans leur signification de défaite. Il fallait de longues années pour qu'on puisse saisir toute l'étendue et la portée historique de cette défaite qui a grandement conditionné l'évolution ultérieure du mouvement ouvrier : la dégénérescence de la Russie, la défaite de la Gauche dans l'Internationale Communiste et le renforcement du capitalisme dans le monde.
Aujourd'hui -au risque d'être une fois de plus taxés de pessimistes et de sceptiques par ceux qui prétendaient que c'est justement avec la fin de la guerre que s'ouvrait la perspective rayonnante de grands mouvements de combat de classe, se consolant facilement en prenant leurs désirs pour la réalité- nous pouvons constater que les événements, depuis 1945, malheureusement n'ont que trop confirmé notre analyse. Nous disons trop parce qu'aujourd'hui ce ne sont même pas les années 1923 et suivantes que nous vivons mais plus justement les années 1933-39, les années de marche accélérée vers la guerre impérialiste généralisée.
C'est en pesant chaque mot et non par goût de la phraséologie journalistique que nous disons que le mouvement ouvrier n'a encore jamais vécu des heures aussi sombres que celles que nous traversons. Il serait peut-être plus exact encore de dire qu'il n'existe pas de mouvement ouvrier présentement. Les partis socialistes et staliniens ont depuis longtemps cessé de représenter une tendance du mouvement ouvrier pour n'être que des formations politiques de la bourgeoisie. Le mouvement syndical ne représente pas davantage une organisation unitaire de défense des intérêts économiques immédiats du prolétariat. Les syndicats sont aujourd'hui complètement intégrés à l'État, ils sont un appendice de l'État avec la fonction de faire accepter, par la classe ouvrière, les mesures d'exploitation et d'aggravation de leurs conditions de misère. Les récents mouvements de grève ont mis en évidence que ce moyen classique de lutte des ouvriers a cessé d'être l'arme exclusive du prolétariat, a perdu sa nature absolue de classe et peut aussi servir de moyen de manœuvre d'une fraction politique capitaliste contre une autre, d'un bloc impérialiste contre un autre et finalement dans l'intérêt général du capitalisme.
Dans l'ensemble, la classe ouvrière - désorientée et totalement impuissante - sert actuellement de masse de manœuvre à différents partis et cliques politiques de la bourgeoisie.
Les petits groupes et groupuscules de révolutionnaires sont absolument sans liens physiques avec la classe et leur influence est nulle. N'est-il pas plus tragique que comique de voir ces groupes se prendre au sérieux quand ils parlent de leur action des masses et dans les masses, quand ils s'agitent et sont agités dans le vide et ne s'aperçoivent pas que toute cette agitation se passe et se fait en dehors des masses, en marge de la classe ?
Mais alors que reste-t-il à faire aux militants révolutionnaires ? N'ont-ils, en tant que révolutionnaires, aucune tâche à faire, ni aucune possibilité de s'en acquitter ?
Avant de répondre à ces questions et pour pouvoir répondre d'une façon concrète positive, il est indispensable de reconnaître préalablement la réalité objective du moment présent, reconnaître sans réserve l'inexistence effective, dans l'immédiat, du mouvement ouvrier et de renoncer catégoriquement à la pratique du bluff, à la prétention de vouloir jouer immédiatement et à tout prix un "rôle" de guide et dirigeant, et s'obnubiler de son importance.
Les conditions et les facteurs qui ont déterminé la plus profonde défaite du prolétariat et la nuit historique de la période présente dans laquelle a sombré le mouvement ouvrier révolutionnaire ne sont aucunement épuisés. Ils continuent encore à agir et à dominer le cours présent. Rien ne laisse malheureusement escompter une modification du cours avant la généralisation de la prochaine guerre impérialiste. Peut-être même que la catastrophe humaine que sera la prochaine guerre mondiale est-elle nécessaire pour déterminer le renversement du cours et conditionner la réapparition du prolétariat et la reprise de sa mission et de sa lutte révolutionnaire.
Dans la période présente les révolutionnaires ne peuvent prétendre exercer une influence directe et efficace sur les événements. Ils ne peuvent que représenter des îlots, des hommes allant consciemment et volontairement contre le courant, se trouvant non pas volontairement mais forcément isolés des grandes masses du prolétariat. Leur tâche dans le présent n'est pas celle de l'agitation mais celle de la propagande des idées, nécessairement limitée à des couches restreintes. Leur principal effort doit porter sur le réexamen critique des notions et des conceptions qui ont servi de fondements du programme de la révolution et de l'Internationale Communiste, à la lumière de l'expérience des trente dernières années, riches en actions révolutionnaires et défaites profondes.
C'est dans le plein accomplissement de ce travail que les groupes révolutionnaires s'acquitteront réellement de la tâche qui est la leur et contribueront efficacement à l'élaboration du programme qui permettra demain au prolétariat, à la reprise de ses luttes, de s'en servir comme l'arme décisive pour le triomphe de la révolution et l'édification de la société socialiste. Le programme n'est pas un composé de dogmes qu'une fois donnés il ne reste qu'à vulgariser et à propager. C'est une œuvre constante nécessitant son continuel développement (et dépassement) sur la base de l'expérience vivante de la lutte de classe. La prise de conscience, le travail sur la matière, donnée par l'expérience, en vue de l'enrichissement du programme restent les raisons fondamentales de l'organisation de l'avant-garde ; et c'est dans ce sens et sur cette base uniquement qu'on doit concevoir la formation des cadres.
* * *
Notre premier article déjà mentionné, sur la tâche de l'heure, a suscité des commentaires très divers. La plupart ont exprimé leur accord sur le fond de l'analyse, la façon dont nous avons posé le problème. Cependant, certains manifestaient la crainte de nous voir idéaliser l'isolement et que, sous prétexte de l'étude historique, nous préconisions, pour les autres groupes, de s'orienter vers une secte de doctrinaires où nous nous acheminerions nous-mêmes.
On ne peut nier qu'un tel danger menace en réalité les groupes révolutionnaires qui, répugnant au bluff de l'activisme dans le vide, ne finissent par faire d'une nécessité vertu.
Pour l'instant l'isolement des groupes révolutionnaires n'est pas le fait d'une volonté mais leur est imposé par les circonstances extérieures. Dans l'immédiat, le danger est exclusivement dans l'impatience, dans l'incapacité d'attendre et rester soi-même, dans le besoin de s'agiter pour faire croire à soi et aux autres qu'on agit. Ce besoin de ne pas rester en dehors, de ne pas assister passivement au déroulement des événements a toujours été le point de départ de l'opportunisme, des programmes transitoires, de l'action "réaliste", d'en attendant, d'éviter le pire, du moindre mal, des fronts-uniques, de la politique de présence, de toutes sortes de coalitions et alliances.
L'envers de la médaille - en apparence à l'opposé extrême de l'opportunisme mais en réalité tirant son origine de la même impatience et du même besoin de l'action directe -est l'action individuelle désespérée et, sur une échelle organisée, l'aventurisme qui, en atteignant les proportions de putsch, fait un mal incalculable au développement réel du mouvement révolutionnaire. C'est de ce danger- dont le trotskisme nous offre l'échantillon le plus remarquable de l'opportunisme politique, étroitement lié à la pratique aventuriste - que doivent se garder avant tout les groupes vraiment révolutionnaires et contre quoi ils doivent mettre en garde les militants ouvriers.
Contre le second écueil de transformation en secte, les révolutionnaires, tout en ne fermant pas les yeux sur la réalité, savent qu'il n'y aura pas finalement d'autre remède que la modification du cours, la réapparition du prolétariat se manifestant par des luttes de classe vivantes et non imaginaires. Dans le présent, les révolutionnaires ne peuvent échapper à cette sclérose sectaire qu'en tendant au maintien et au développement de liaison entre les groupes révolutionnaires de tous les pays, en entretenant les discussions les plus larges et les plus publiques, en bannissant l'esprit du Tabou dogmatique, afin que l'esprit de critique vienne continuellement balayer la poussière accumulée et vivifier la pensée. Il n'y a pas d'autre voie de salut et il ne saurait exister de garantie absolue à priori.
* * *
Prenons par exemple le cas du groupe RKD et sa nouvelle métamorphose en le journal le "Prolétaire". Voilà un groupe qui a toujours mis en avant l'activisme à tout prix. Dans le dernier numéro de son journal il dit qu'entre l'organisation du parti et les petits groupes il n'y a qu'une différence de degré, une différence uniquement quantitative. Ce groupe n'a pas encore compris pourquoi, malgré toutes ses déclarations, en y ajoutant celles des trotskistes, le grand parti révolutionnaire ne s'est pas encore constitué. Et le RKD ne l'a pas encore compris parce que se poser simplement la question lui donne d'abord un mal de tête fou et il a horreur des maux de tête. Il est bien plus facile de grappiller quelques idées, souvent mal digérées, à droite et à gauche, les lancer à grand renfort de phrases creuses, dans le vide, en se donnant l'illusion d'agiter les masses. Son histoire est vraiment l'exemple typique de l'inconsistance politique enveloppée dans un activisme. Jusqu'en 1935 ils font partie du parti stalinien ; de 1935 à 1939 au trotskisme ; de 1939 à 1942 à la tendance Cheleriste du trotskisme et sont pour la défense de l'URSS et éditent une plateforme qui n'est, dans sa majeure partie, qu'une compilation de citations de Ciliga et surtout de Lénine. Ce sont des léninistes à tout crin, dans tout le mauvais sens du terme, dans le sens qu'il a pris après la mort de Lénine. Lénine est, pour eux, le génie de la Manœuvre, de l'intrigue, de la pratique du noyautage. Sur le plan politique, il va de soi qu'ils se réclament des 4 premiers congrès de l'IC, du front unique politique, du parlementarisme, du syndicalisme, de la politique nationale et coloniale, des mot-d’ordres démocratiques, de la notion de l'organisation des révolutionnaires professionnels ultra-centralisée et policée. Sur cette base programmatique, ils construisent, au début de 1945, avec un groupe qui venait de quitter le trotskisme, l'Organisation Communiste Révolutionnaire de France et entretiennent un bluff éhonté sur l'existence de groupes semblables s'y rattachant en Angleterre, en Allemagne, en Autriche et ont l'audace de s'annexer le groupe de Bolcheviks militants dont ils ont appris l'existence dans les prisons russes... en 1931-32 par le livre de Ciliga.
Voilà un groupe qui critiquait notre intransigeance de principes - qui lui paraissait être du sectarisme - et notre manquement (...) en général du "bordiguisme" à l'orthodoxie "léniniste", en nous jetant l'accusation d'ultra-gauchisme.
Le voilà ce groupe qui est aujourd'hui métamorphosé, ayant abandonné en route, comme par enchantement, sa phraséologie "léniniste orthodoxe" pour devenir des anti-bolcheviks, des anti-marxistes prônant on ne sait quelle synthèse entre le marxisme et l'anarchisme. Il serait trop long d'entrer dans tous les détails de ces changements, arrêtons-nous donc là et posons-nous la question : le travail de ce groupe présente-t-il tant soit peu un apport, un intérêt ou au moins une volonté de contribuer à la clarification des problèmes posés devant le prolétariat ? Évidemment non. D'autre part, ce groupe accuse-t-il une évolution ? Si on entend par là le changement apparent des positons et surtout de la phraséologie, incontestablement oui. Mais cette évolution ne va pas au-delà. La méthode d'élaboration reste la même qu'avant ; le contenu politique est toujours aussi instable qu'inconsistant. Le RKD a changé de peau et de phrases mais dans sa nature il est resté identique à lui-même. Hier il a pris pour support de son besoin d'activisme le "léninisme orthodoxe" ; aujourd'hui, fatigué de répéter les mêmes phrases, il prend comme support l'anti-marxisme ou le "communisme libertaire".
Peu importe après tout le support, ce qu'il cherche avant tout c'est de pouvoir donner libre cours au besoin de s'agiter, de se dépenser, de faire de l'activisme, le support ne lui servant que de terrain d'envol.
Un tel activisme ne représente pas une manifestation de vie du prolétariat mais une maladie, une éruption d'eczéma sur l'organisme de la classe qui est d'autant plus pernicieuse qu'elle se développe sur un organisme débile, au moment où l'organisme de classe présente une moindre résistance à l'envahissement parasitaire.
Marcou
(à suivre)
[1] Voir article : "La tâche de l'heure : construction du parti ou formation des cadres ?", paru dans Internationalisme n° 12 -août 1946.
Le 9/01/1947
Cher Camarade,
Ayant lu votre réponse au camarade Rochon, nous avons été assez intéressés par la critique, bien qu’hâtive, que vous donnez des 4 points critères que nous proposons pour une discussion constructive.
Tout d'abord il semble que notre premier point ait été déformé. Nous n'avons pas employé le terme de défaitisme révolutionnaire qui est, à votre avis et au nôtre, assez ambigu, au point de permettre aux trotskistes, défenseurs de l'URSS, de se dénommer défaitistes révolutionnaires.
Nous avons, au contraire, repris les termes de Lénine car nous y dénotions un plus grand sens de classe ; et nous disions "lutte contre la guerre impérialiste actuelle et transformation de la guerre impérialiste en guerre civile."
Nous ajoutions que, dans l'état présent de nos forces, ce mot-d'ordre n'avait pas un sens d'agitation directe dans les masses en raison de notre manque d'influence ; mais il indiquait une norme de pensée et d'idéologie qui peut être constructive.
Il s'agissait, dans ce premier point, non de nous délimiter d'un courant politique quelconque, bourgeois ou prolétarien, mais de montrer quel fossé existait entre un mode de pensée bourgeois qu'est la guerre ou le pacifisme bêlant et humanitaire d'avec un mode de pensée révolutionnaire, repoussant non seulement la guerre mais posant aussi la nécessité de la seule solution prolétarienne : guerre civile prolétariat contre capitalisme.
C'était un retour vers la notion de classe et de lutte de classe violente qui aujourd'hui est absent de l'arène politique en rapport avec toutes ces idéologies hybrides de nationalisations et d'étatisations.
Encore une fois nous précisons : il y a dans l'histoire de la classe ouvrière des faits historiques indéniables. La guerre civile, qui en 1917 mit fin à la guerre impérialiste en Russie et en Allemagne un an après, exprimait un caractère net de classe contre classe et c'est ce caractère que, aujourd'hui, nous devons exprimer et imposer pour ne pas nous perdre dans les vues humanitaires d'un MacDonald ou technobureaucratiques d'un Burnham.
Et ceci, sans rejeter à priori ces nouvelles esquisses de l'histoire des sociétés mais après étude et discussion.
Pour le deuxième point, le rejet des idéologies fascistes et anti-fascistes, vous semblez partager notre point de vue, qui n'est pas nouveau, puisque le fascisme date depuis la fin de la première guerre mondiale. Nous reprenons en effet la thèse du Parti Communiste italien et plus particulièrement de sa fraction de gauche.
Les mouvements de résistance, de libération nationale, ont trouvé mêlés, pour des raisons diverses, tous les groupes bourgeois, du PRC au PC ainsi que ceux dits "d'avant-garde", tels les trotskistes et les anarchistes.
Avec l'expérience d'Espagne, où tous ces groupes avaient cherché (...) une politique de présence, même comme laquais de la bourgeoisie, il n'était pas douteux de les voir réaffirmer la même politique qu'entre 1940 et 1945.
Et sans l'étiquette des anti-fascistes de gauche, ces groupes dits d'avant-garde ont trempé dans la guerre impérialiste et n'ont trouvé aucun écho dans la classe, non du fait de la situation de reflux mais en raison de leur vulgaire copie de la politique et de la tactique des grands partis dits ouvriers.
La (...) française, fille adultérine de la CGT n'a même plus la (...) et la spontanéité de la CGTSR d'avant-guerre. Et avec tous les chiens hurlants du capitalisme, des PRC aux anarchistes, la même rengaine pour camoufler les échecs : "Le fascisme n'est pas mort" et "tous les autres partis sont fascistes sauf le nôtre." Quelle belle aubaine pour la bourgeoisie dans cette course au meilleur anti-fasciste de gauche !
Il était donc indispensable de ne pas faire l'autruche. Il ne s'agissait pas de condamner la participation au mouvement de libération seulement mais toute l'idéologie qui, de la guerre d'Espagne à la guerre impérialiste mondiale, représentait la trame réelle de l'enchaînement du prolétariat à sa bourgeoisie.
Le troisième point, la reconnaissance de la nature capitaliste de l'État, c'était pour nous un besoin un besoin de garantir la méthode (...).
Condamner l'État russe ne suffit pas car faut-il en reconnaître la nature, voir s'il ne s'encastre pas dans l'évolution en (...) du capitalisme, ou bien s'il ne sort hors du cadre de l'ancienne société bourgeoise pour représenter, non le socialisme mais une société intermédiaire ayant son temps historique, ses lois de développement et ses caractéristiques.
On rétorquera que notre troisième critère élimine cette possibilité d'étude et de discussion. L'avant-garde n'est pas une école pour élèves retardataires ; nous ne pouvons pas, à chaque instant, remettre en question des points déjà discutés. Et ceci sans que nos documents, que nous avons le plus propagés, soient discutés par ceux-là même qui nous reprochent nos quatre points critères.
Il est aujourd'hui une maladie dans l'avant-garde : considérer que l'époque actuelle n'est plus en rapport direct avec la période de 1914-18. À l'encontre de la méthode scientifique, on énonce une "vérité" et on cherche ensuite les éléments permettant d'asseoir cette "vérité". Comme dans le flot de facteurs il y en a qui sont gênants pour la "vérité" énoncée, on prend une attitude de "grand philosophe" et on décrète, apriori, que ces facteurs ne sont pas intéressants. C'est une tendance très journalistique de traiter les problèmes.
Pour nous, la tendance du capitalisme à se concentrer, à s'amalgamer à l'État n'est pas propre à la période qui va de 1920 à 1946. Cette tendance ne ressort pas d'une nouvelle expression des lois économiques mais de la nécessité de parer et de contourner les lois inflexibles du capitalisme.
La concurrence, qui était un élément progressif à la naissance du capitalisme, devient un élément gênant avec le rétrécissement du marché. La bourgeoisie aura donc tendance à réduire cette concurrence par une concentration des industries. La diminution relative de la concurrence n'a fait, d'une part, que cacher le vrai problème qui demeure l'élargissement du marché d'écoulement et, d'autre part, a transporté la concurrence du marché intérieur de chaque pays au marché international, de nation à nation. À ce moment, se fait donc sentir de plus en plus la nécessité de l'intervention de l'État dans le domaine économique. Les protections douanières, les subventions, les crédits aux capitalistes sont des expressions de cette intervention.
Mais le problème sur le marché international est autre. La petitesse du marché pose surtout la nécessité d'un resserrement du prix de revient. Ce prix de revient est conditionné :
a. par un outillage toujours plus perfectionné, diminuant les pertes de temps par une organisation plus concentrée et plus centralisée ;
b. par une compression toujours plus grande du pouvoir d'achat des masses. Cette compression ne peut se faire uniquement par une réduction des salaires ; il faut aussi des moyens indirects tels les impôts, taxes, emprunts, dévaluations.
Seul l'État est capable de remplir ces deux conditions.
Un autre aspect de cette tendance à la concentration de l'économie dans les mains de l'État est donné par le fait que seuls les pays pauvres, mal outillés, désorganisés ou retardataires ont besoin d'un capitalisme d'État pour soutenir, même faiblement, la concurrence internationale sous peine de disparaître. Ainsi devons-nous regarder la Russie, la Tchécoslovaquie, l'Italie de Mussolini, la France etc...
Les pays dont le développement se heurtent aux frontières nationales sans possibilités d'extension doivent aussi faire appel à l'État capitaliste pour lier l'intérêt capitaliste avec l'intérêt de la nation. Et plus la nécessité devient grande, plus le capitalisme s'intègre. L'Allemagne en était un vivant exemple.
Lier la notion de profit et de réalisation des profits à des individualités pour définir le capitalisme, c'est mettre la charrue avant les bœufs.
L'exploitation ne provient pas de la possession des moyens de production mais de l'achat de la force de travail des ouvriers et de la possession des produits fabriqués. Que ce soit le capitaliste individuel ou le capitaliste-État qui s'approprie les produits fabriqués, ceci ne change rien au phénomène. Même la répartition de l'appropriation de la plus-value n'intervient en rien dans le processus économique du capitalisme.
Ce qui intervient inflexiblement dans le processus capitaliste c'est l'échange en une de la réalisation, non du capital constant ni du capital variable (qui se retrouvent), mais de la plus-value non consommée par les capitalistes. Et c'est ce qui fait que les forces économiques qui furent développées par le capitalisme, si elles garantissaient la société des accidents et fléaux naturels, devenaient à leur tour des facteurs étrangers indépendants et primordiaux par rapport à ceux qui croyaient s'en servir, en l'occurrence les capitalistes individuels ou étatiques. Les fluctuations de la monnaie est l'exemple le plus directement visible de cette loi.
Et en revenant particulièrement sur la Russie actuelle, ce pays présente toutes les caractéristiques décrites plus haut sans apporter d'importants éléments économiques nouveaux. Voir une différence fondamentale entre l'enfant, l'adulte et le vieillard est un non-sens scientifique. On ne donnerait aucun crédit à cette idée.
Mais transportons cette ineptie dans le domaine économique et là l'imagination économico-littéraire d'un Burnham trouve écho parmi les chercheurs d'idée nouvelles mais non originales.
* * *
Notre quatrième point posait la reconnaissance du caractère prolétarien de la révolution d'Octobre, non seulement en fonction des vastes mouvements de classe mais surtout en fonction du bolchevisme. Nous savons qu'il est très facile de dire aujourd'hui, après 30 ans, que le parti bolchevik n'a jamais été révolutionnaire, qu'il exprimait un capitalisme d'État et qu'il a été le fossoyeur de la révolution spontanée des masses russes.
Cette façon de voir les choses et surtout les événements historiques rejoint de bien près le mode bourgeois de pensée. Il faut un coupable avec acte prémédité.
Poser à l'ordre du jour la nécessité de faire le procès du parti bolchevik est la preuve d'un infantilisme politique. C'est vouloir considérer une révolution comme absolue, dans un cadre selon ses désirs, avec des forces ennemies battues d'avance. C'est vouloir rendre responsable le parti bolchevik de n'avoir pas résolu à l'avance tous les problèmes post-révolutionnaires.
Car, si des fautes ont été commises, c'est moins grave par manque de démocratie et d'organisation que par impréparation idéologique du programme de classe. Si le parti bolchevik contenait, à sa naissance, les germes du stalinisme, il contenait aussi les germes les plus poussés du programme révolutionnaire.
Nier cela et vouloir donner aujourd'hui un verdict de culpabilité au parti bolchevik, ceci est du ressort des puristes et non de l'avant-garde qui se doit plutôt de relever les éléments les plus poussés du programme bolchevik et d'éliminer, au travers de l'expérience de ces 30 années, les éléments qui ont contribué à sa dégénérescence.
Ce n'est pas dans le cadre de cette lettre que nous pourrions montrer :
Mais si vous jugez utile la nouvelle discussion de ces points ou d'autres ayant trait à la révolution de 1917, il faudrait élargir le débat et poser, et non critiquer seulement, les fondements du mouvement de la révolution et de l'État après la révolution.
* * *
Pourquoi ces critères, direz-vous, quand la discussion serait plus aisée, plus féconde sans critère ?
Il ne s'agit pas pour nous de limiter les débats ; mais, malheureusement, tout débat tourne toujours autour d'une question de méthode et plutôt que de poser des points en l'air, nous nous inspirons de la méthode marxiste et nous recherchons quel est le programme minimum de classe à partir duquel toute discussion est possible.
Reculer les frontières de classe ne donne aucune garantie de résultat concluant mais nous conduit directement vers l'utopie, sœur jumelle de l'opportunisme.
Nous avons créé à Paris un cercle d'étude aussi large que possible pour ne pas gêner la discussion. Mais immanquablement parce que les événements et les phénomènes ne se laissent pas mettre en boite, le problème a tourné et tourne autour de la méthode marxiste et de la méthode anarchiste c'est-à-dire du manque total de méthode caché derrière des énumérations bibliographiques et des phrases creuses.
L'expérience continue mais clairement maintenant ; et, s'il faut rediscuter tout le marxisme, on le fera ; mais on réclame l'honnêteté de la critique et savoir aller jusqu'au bout des conséquences, c'est-à-dire demeurer ou abandonner entièrement le marxisme, car il n'y a pas de mi-chemin. Le marxisme n'est pas un catalogue de classification où il y a du bon et du mauvais, mais une méthode d'analyse et d'interprétation.
* * *
Nous espérons que la discussion internationale se portera sur la valeur de nos 4 points critères ; et ensuite, une fois le terrain déblayé, les problèmes urgents de classe pourront être élaborés et discutés dans toute l'avant-garde.
Fraternellement, pour la GCF
SADI
Des amis nous demandent pourquoi "l'Etincelle" ne paraît plus. En effet, depuis novembre 1946, date de parution du numéro 15 de "l'Etincelle", nous avons suspendu sa publication. Pourquoi ?
"L'Etincelle", en tant qu'organe politique traitant de questions d'actualité, s'est posé pour objectif de toucher de larges couches d'ouvriers. Un tel objectif dépend non de la volonté des militants mais de la situation et de la tendance -réelle et non imaginaire- se faisant jour dans le prolétariat à rompre avec les forces de classe ennemies et à reprendre ses luttes de classe propres et indépendantes. Une telle situation se vérifie entre autres par l'écho vivant que rencontre la presse révolutionnaire parmi les ouvriers.
CET ÉCHO AUJOURD'HUI N'EXISTE PAS. Une presse destinée aux masses ouvrières, non soutenue par elles, est un bluff. C'est un luxe que se paient quelques militants pour leur propre satisfaction d'amour-propre et pour se donner des airs de faire de l'agitation. Cela convient peut-être à des aventuriers et à des littérateurs mais pas à des militants sérieux.
Dans une situation réactionnaire existe momentanément mais inévitablement UNE SÉPARATION ENTRE LE COURANT DANS LEQUEL SONT ENTRAÎNÉES LES MASSES OUVRIÈRES ET LES NOYAUX DE RÉVOLUTIONNAIRES FORÇANT UNE MARCHE À CONTRE-COURANT.
On peut déplorer, regretter ce fait mais non l'empêcher
La presse destinée à l'agitation -ce qu'on entend par des journaux à large diffusion-, si elle ne veut pas se contenter d'être des cris dans le désert, un effort stérile, si elle veut continuer à être une arme au service de la classe, doit s'aligner sur le rapport de force de classe tel qu'il existe réellement et correspondre aux tâches immédiates des militants révolutionnaires dans la situation donnée. Elle ne peut manquer de perdre son caractère d'agitation pour se transformer en une tribune où l'étude, la recherche et la discussion théoriques prennent la place de l'agitation. C'est ainsi que notre journal "l'Etincelle" perdait ses caractères, ne se distinguant plus de notre revue théorique. "L'Etincelle" doublait "Internationalisme" et perdait sa raison d'être.
En suspendant immédiatement sa parution, nous ne renonçons pas à la publication ultérieure de "l'Etincelle". Cela dépendra des événements et du développement de la situation. Nous restons attentifs et sommes toujours prêts à porter dans le prolétariat "l'Etincelle" de la révolution.
Depuis août 1945, nous avons émis l'idée d'une création de revue théorique avec la participation de tous les groupes et militants isolés, se situant sur le terrain de classe et restés fidèles au marxisme révolutionnaire. Si, à la suite de notre inlassable effort, a pu se former un Cercle d'études et de discussion rassemblant des militants ouvriers de tendances diverses, il n'en a pas été de même pour la revue qui est restée à l'état de projet.
Des groupes, comme le RKD et l'OCR, se sont disloqués ou évoluent, dans le silence, vers un "anti-marxisme" anarchisant et désespérément creux. Le groupe FFGC s'use dans l'agitation, professant un mépris caractéristique pour tout et tous ceux qui tendent vers un travail de recherche théorique. C'est une église qui cherche à faire des fidèles et non à former des militants conscients. Notre groupe est trop faible à lui seul pour lancer et assurer la publication régulière d'une revue imprimée.
Pourtant la parution d'une telle revue répond à un besoin incontestable ressenti par tous les militants révolutionnaires. Nous continuerons à faire tous les efforts pour sa réalisation. Mais, en attendant et dans ce but, nous nous efforcerons de faire de "Internationalisme" une réponse aux besoins des militants, en faisant paraître des articles de camarades non forcément d'accord avec nous (voir les articles de Bergeron), en publiant des œuvres telles que celle de J. Harper, en cherchant à enrichir son contenu par des études et en laissant à chacun la liberté de discussion.
Parallèlement au contenu, nous porterons également notre attention sur l'amélioration technique de "Internationalisme" en veillant à sa parution régulière, en augmentant le nombre de pages, en soignant sa présentation.
C'est là un travail dont nous ne saurons pas nous acquitter seuls, sans l'aide continue de nos amis et sympathisants, de tous ceux qui trouvent intérêt à sa publication. Nous convions tous les militants à participer, à apporter leur collaboration par des critiques, par des articles et études, par la diffusion, à la publication de "Internationalisme". Il nous faut aussi une aide active, matérielle, financière des abonnements, des souscriptions.
A tous les militants, amis et sympathisants de nous aider afin qu'ensemble nous puissions assurer que la pensée révolutionnaire du marxisme reste vivante et se développe.
Gauche Communiste de France
Si l'analyse des événements comporte cette monotonie, telle une partie d'échecs qui dure jusqu'au mat : la 3ème guerre mondiale, il est ridicule de voir dans chaque manœuvre une préparation directe à la guerre.
Le soin de compter les coups, de lancer des suppositions, d'imaginer des revirements, ce soin est du ressort de tout bon ou mauvais journaliste bourgeois. Pour de tels gens, le métier les transforme en machine enregistreuse plus ou moins bonne.
Viennent ensuite les troubadours du patriotisme voit partout et en tout une atteinte à l'honneur de leur pays. Criant à la provocation, ils se font les propagandistes zélés d'une paix guerrière et répètent au tout venant la célèbre phrase : "Si tu veux la paix, prépare la guerre".
Puis vient cette masse tourbeuse de fabricants ou découvreurs d'atrocités et de légendes sadiques.
Couronnant tout ceci, les diplomates et l'ONU donnent un cachet de politesse aux négociations serrées et délicates, d'impartialité bien bourgeoise.
Et tous ces acteurs, au grand jour ou par l'intermédiaire d'articles de journaux prétentieux et "impartiaux", montent la grande comédie qui va se jouer à Moscou.
Le problème allemand, point culminant de la guerre qui vient de se dérouler, est-il réellement le véritable enjeu de la conférence ? Ne verra-t-on pas nos bons délégués alliés prévoir le réveil de la "bête allemande", chercher par un traité, chef-d’œuvre de dentelle diplomatique, à préserver le monde d'un retour offensif de ces "boches" ?
Personne n'est dupe de ce jeu ; personne sauf le lecteur naïf, sauf la masse des travailleurs à qui on présente une victoire qui a déjà coûté tant de sacrifices et qui réclame encore tant de sacrifices.
Moscou n'est pas le lieu où s'échafaude un véritable traité de paix comme Paris n'a pas vu la signature de véritables traités de paix. Et ceci, non en fonction des réclamations venant des pays signataires ou menant les pourparlers, mais parce qu’IL NE PEUT Y AVOIR DE VÉRITABLE PAIX BOURGEOISE.
Les traités signés à Paris n'ont exprimé qu'une division de zones d'influence entre les deux Grands. La conférence de Moscou planifiera l'Allemagne aux besoins impérialistes et guerriers des mêmes Grands.
La lutte serrée se jouera, non sur la part de bénéfice qui doit revenir à chacun des alliés, mais essentiellement sur le contrôle des points industriels et stratégiques importants de l'Allemagne.
Si avant 1914 un traité pouvait s'établir sur une certaine foi en les signatures, de nos jours la signature se remplace par l'occupation.
Et, après Moscou, quand l'Allemagne sera apprêtée à la sauce "alliés", quand les deux Grands auront joué la carte du fait accompli, alors la fin de la partie d'échecs se dessinera ; la guerre apparaîtra injuriée par ceux qui l'accepterons avec soulagement : les bourgeoisies du monde entier.
Pourquoi cet avant-propos ? Dans la multitude des interprétations "scientifiques et révolutionnaires" des camarades de l'avant-garde que de fois n'entend-on pas que la guerre recule parce que le prolétariat bouge ; et en avant pour la révolution ! Ou bien décriant un pessimisme défaitiste, ils déclarent, preuves et statistiques en main, que la guerre est loin et que nous entrons dans une ère de production de paix. Ou bien encore ils passent, de semaine en semaine, d'un optimisme "révolutionnaire" à un pessimisme "décevant".
Tout ceci parce qu'on a voulu interpréter séparément chaque événement politique, chaque grève, chaque mouvement financier, militaire et social. Comme par le passé, comme si les 30 dernières années n'avaient été que des pages blanches, on médite les événements un à un et l'on baptisera "vérité" ses désirs, ses déceptions.
Les désirs conduisent à l'opportunisme, à l'activisme ; les déceptions au "je-m'en-foutisme", au "sacrifice inutile" ou à la lassitude. La tâche de l'avant-garde tombe dans le sommeil ou dans le bourbier des idéologies bourgeoises.
Pendant ce temps la bourgeoisie, économiquement conduite vers la guerre, répercute, dans toutes les branches d'activités sociales, une atmosphère de préparation de guerre. Le sacrifice, la bonne volonté des masses sont mis à contribution. C'est tantôt l'inflation, tantôt le ravitaillement que l'on offre comme épouvantail et surtout comme moyen de noyer tout essai de réflexion des ouvriers. Comme nourriture spirituelle, on offre alors les brillantes polémiques d'un Koestler, d'un Courtade. À remarquer que l'un et l'autre crient au danger de guerre dès qu'ils se voient réciproquement. Confusion nécessaire !
La partie s'est jouée hier sur le fascisme et l'anti-fascisme, elle se jouera demain sur le russisme et l'anti-russisme.
L'Europe vient de subir une des plus terrifiantes catastrophes de tous les temps. De 1939 à 1945, la guerre a porté ses ravages jusque dans le plus petit hameau. Tout le monde a subi cette calamité doublée des sacrifices les plus affreux - froid, famine, mort - et personne ne s'est encore libéré de ces visions infernales. Partout l'on se ressent encore de cette guerre malgré les discours ronflants de paix des seigneurs de la guerre.
Deux ans après cette guerre, une famine intolérable vient s'installer à demeure dans chaque logis. L'Ukraine, la Roumanie subissent une crise agricole épouvantable ; les pays de l'Europe centrale, dépossédés de leurs moyens de production par les occupations militaires successives, se voient contraints de revenir vers une certaine économie artisanale et, avec ces pauvres ressources, devoir entretenir des troupes d'occupation venues en "libératrices". Et c'est encore les masses qui voient se réduire la portion bien congrue de leur subsistance.
En Allemagne, les grèves provoquées par la fin et le froid font renaître un nationalisme de désespoir. En Italie, un gouvernement impuissant signe un traité de paix au milieu de luttes confuses de séparatisme et d'irrédentisme. Le marché noir remplace officiellement le rationnement gouvernemental ; une cuisine parlementaire défraie la chronique des amusements.
En Angleterre, le froid immobilise la production et le ravitaillement des grands centres. Encore des chômeurs et les plus grands sacrifices pour les masses travailleuses. Le besoin, pour l'État capitaliste, d'exporter, d'économiser les devises étrangères, de faire face à une situation économique sans précédent a déjà diminué, encore plus que le froid, le pouvoir d'achat des ouvriers.
En tout point de l'Europe, la faim gronde ; des faims qui nous font comprendre l'étendue de la famine en Chine et aux Indes.
Que fait-on contre ceci ? La guerre en Indochine, la guerre en Grèce, la répression en Palestine, aux Indes, la déportation en Pologne, en Russie, dans toute l'Europe centrale.
Les quatre Grands et l'ONU s'occupent plus de prédominance impérialiste que du sort des masses affamées par la guerre. La conférence de Moscou discutera plus des possibilités stratégiques des zones d'occupation en Allemagne que de solutionner la fin de la 2ème guerre mondiale. Et aux cris de famine de toutes les masses travailleuses on leur répondra, on leur demandera un surcroît de travail, non pour augmenter leur subsistance vitale mais pour qu'elles forgent encore les armes d'une nouvelle guerre mondiale, la plus grande catastrophe de tous les temps.
La guerre n'est pas sortie de l'horizon bourgeois car il n'y a pas d'économie de paix pour le capitalisme. Si pour quelques simples d'esprit l'ouverture en 1914 de la crise permanente du capitalisme était une perspective lointaine, aujourd'hui les faits sont là et nous prouvent que, loin de diminuer les antagonismes impérialistes, la deuxième guerre mondiale n'a fait que les exacerber.
A une atmosphère de lassitude et d'acceptation de plus grands maux chez les masses travailleuses, à une frénésie de voir une montée révolutionnaire chez quelques groupes de l'avant-garde, les révolutionnaires doivent lancer un cri de détresse devant la perspective d'une troisième guerre mondiale qui peut être le dernier signe de vie de toute société organisée.
Notre devoir, notre tâche est de dénoncer, par tous les moyens, les nouveaux préparatifs de guerre de quelque côté qu'il vienne.
AUX NOUVELLES IDÉOLOGIES BOURGEOISES QUI PRÉPARENT CETTE 3ÈME GUERRE IMPÉRIALISTE, TELS LE RUSSISME ET L'ANTI-RUSSISME, L'AVANT-GARDE DOIT LUTTER POUR EMPÊCHER UN NOUVEAU MASSACRE.
LES PROLÉTAIRES N'ONT PAS DE PATRIE ET N'ONT RIEN À GAGNER DANS UNE GUERRE IMPÉRIALISTE SI CE N'EST DE NOUVELLES CHAÎNES.
Mousso
Un des problèmes que la révolution d'octobre 1917 a laissé en suspens, c'est bien le problème de l'État de la période transitoire après la prise du pouvoir par la classe ouvrière.
Si la Commune de Paris avait révélé la nécessité de détruire l'État capitaliste, sa trop brève vie a laissé au deuxième plan le problème de l'État après la prise du pouvoir.
Octobre 17 avait donc vérifié les données théoriques de ce problème, telles que Marx et Engels les avaient énoncées, et elle avait à les compléter si elle le pouvait.
Les réflexions qui vont suivre n'ont pas la prétention d'être une étude mais simplement de libres propos.
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Nous savons tous que, depuis près d'un siècle, la grande discussion théorique entre anarchistes et marxistes réside dans le problème de l'État. Tandis que les anarchistes ne veulent voir la cause de tout le mal que dans l'existence de l'État et n'étudient le capitalisme qu'au travers de son État, les marxistes considèrent le problème à l'inverse.
Toute société, quels que soient les hommes qui la composent, ne peut vivre qu'au travers d'un mode de production. Les lois de ce mode de production -basées jusqu'ici sur LA DIVISION DE LA SOCIÉTÉ EN CLASSES ANTAGONIQUES, déterminent certaines obligations et contraintes sociales qui nécessitent un appareil de police et de coercition.
Cette coercition (et cette police) ne se comprend que parce que, dans la société divisée en classes antagoniques, la production se fait dans l'intérêt d'une classe au détriment des autres.
Considérer l'État comme expression de la volonté de puissance d'un homme est une vue de l'esprit qui n'explique nullement la continuité que l'on retrouve dans le déroulement historique des sociétés.
Considérer Napoléon comme le créateur au sens direct du mot de l'État capitaliste par sa seule volonté de puissance et sa forte personnalité n'explique nullement les assises économiques nécessaires à son État et à son empire.
Ainsi la chute de Robespierre et la montée de Napoléon ne peuvent se déterminer par la seule volonté de puissance et de soif de pouvoir. Les éléments qui contribuèrent à l'échec du premier et à la victoire du second sont principalement d'ordre économique.
Il ne peut qu'apparaître que l'État, dans son expression définitive, est une résultante d'un certain ordre économique existant. Sa fonction n'est pas créatrice mais essentiellement conservatrice puisqu'elle s'oppose aux changements sociaux par tout le système de lois et de règles qu'elle applique. Sa nature est coercitive puisque le maintien du système de production existant contre de nouvelles formes exige une force de police et de répression.
A ces lois générales, qui s'appliquent à toutes les formes d'État depuis l'antiquité jusqu'au capitalisme, vient s'ajouter le caractère essentiel de tout le déroulement historique : LA LUTTE DES CLASSES.
L'État sera toujours l'instrument d'une classe qui profite du système de production, c'est-à-dire qui exploité au détriment des autres classes qui subissent le mode de production en se faisant exploiter.
Ainsi se comportait la féodalité par rapport aux "bourgeois" et aux "vilains" -les querelles des parlements et les libertés communales en sont des preuves-, ainsi se comporte le capitalisme par rapport au prolétariat.
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Ainsi si la révolution bourgeoise n'exprimait qu'un changement de dominateur en raison du caractère d'exploitation du système capitaliste, LA RÉVOLUTION PROLÉTARIENNE PORTE, DANS SON PROGRAMME, LA NÉCESSITÉ D'ÉDIFIER UN SYSTÈME QUI ÉLIMINE L'EXPLOITATION DE L'HOMME PAR L'HOMME, DONC TEND NÉCESSAIREMENT À DÉGAGER LA SOCIÉTÉ DE SA DIVISION EN CLASSES. Et ce caractère de la révolution prolétarienne existe aussi dans le processus de lutte politique de cette classe.
Tandis que la classe bourgeoise peut édifier son système économique à l'intérieur d'un cadre politique et économique féodal, la classe ouvrière ne peut même pas esquisser les prémisses de son mode de production dans un cadre économique et politique bourgeois.
La révolution bourgeoise ne s'exprime qu'au travers de la maturité de son système économique, la révolution prolétarienne préface sa construction économique.
Ces données générales n'excluent pas la période de lutte et de guerre civile, classe contre classe. Car la révolution prolétarienne, qui prélude à la construction socialiste, ne s'arrête pas à la simple prise du pouvoir par le prolétariat mais s'étend jusqu'à sa généralisation aux secteurs les plus importants du point de vue industriel et à l'abattement définitif de la bourgeoisie.
Face à un capitalisme dépossédé et encore fort, la classe ouvrière doit appliquer une force répressive contre la bourgeoisie qui, tant qu'elle ne disparaît pas, aura toujours tendance à saisir toutes les occasions pour reprendre le pouvoir. Que cette force répressive se fasse au travers de la Commune Libertaire et Fédéraliste ou au travers d'une force prolétarienne centralisée, le caractère étatique de cette force de police ne disparaît pas. Au lieu d'un État post-révolutionnaire on aura autant d'États que de Communes libertaires. Ce qui se solderait par une confusion dans la classe ouvrière, par une faiblesse face aux forces de la bourgeoisie. Et les anarchistes, au lieu d'éliminer l'État, le reproduiront en plusieurs millions d'exemplaires ; et parce que très petits, ces États standardisés, fabriqués en série ne seront que plus tyranniques et plus difficiles à dépérir.
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Donc la nécessité de lutter contre le retour de la bourgeoisie, contre le chaos dans lequel le capitalisme dépossédé jette la société, cette nécessité implique une force de répression sur la bourgeoisie. Cette force de répression, c'est l'État.
Seulement la différence de l'État post-révolutionnaire d'avec l'État bourgeois ou de toutes sociétés divisées en classes réside dans le fait que le premier est institué en vue d'empêcher le retour offensif de la bourgeoisie, c'est-à-dire d'un mode de production, tandis que le deuxième réprime pour assurer la bonne marche sociale du système d'exploitation en vigueur. L'État post-révolutionnaire repousse les assauts de la bourgeoisie mais n'intervient pas dans les nouveaux rapports sociaux et économiques ; l'État capitaliste, lui, maintient l'exploitation et intervient dans les rapports sociaux et économiques.
Cette différence définit bien les normes d'action de l'État post-révolutionnaire ainsi que ses limites historiques.
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Il n'a pourtant pas échappé aux marxistes, et l'expérience russe est là pour le rappeler en cas d'oubli, le danger que présente un tel État post-révolutionnaire, danger qui viendrait d'une augmentation de son champ d'action sur le plan de la construction socialiste.
Toute révolution, demain, courra un tel danger si, aujourd'hui, à la lumière de l'expérience russe, on ne tire pas les premiers enseignements, négatifs il est vrai, parce qu'ils indiquent ce qu'il ne faut pas répéter.
Un premier élément de ce danger réside dans la tendance assez sentimentale d'appeler l'État post-révolutionnaire : "État ouvrier".
Si l'on peut parler de dictature du prolétariat, on ne peut pas parler d'"État ouvrier". La dictature du prolétariat indique la nécessité pour la classe ouvrière d'employer une forme politique d'abord pour imposer la société socialiste. La dictature du prolétariat exprime la volonté de la classe d'imposer la seule solution historique au monde capitaliste décadent et en crise permanente : la RÉVOLUTION MONDIALE et la CONSTRUCTION DU SOCIALISME ; et c'est une FORCE IDÉOLOGIQUE qui a à son service l'État post-révolutionnaire pour ce qui est de la lutte contre la bourgeoisie, et les organismes socialistes pour ce qui est de la révolution et de la construction socialiste.
L'État ouvrier, au contraire, indiquerait plutôt la perpétuation d'une société divisée en classes et tendant par sa force de coercition à sauvegarder découlant de cette société de classes. Car la notion d'ouvrier est indissolublement liée à la notion de classe bourgeoise, et la tâche de la dictature du prolétariat c'est la société sans classes.
Ces deux notions -dictature du prolétariat et État ouvrier- sont donc en contradiction flagrante ; les identifier donnera comme résultat de confondre les tâches bien distinctes de la dictature du prolétariat et de l'État post-révolutionnaire, confusion qui nous ferait répéter l'expérience étatique russe.
Nous répétons : il n'y a pas d'"État ouvrier" après la révolution car la tâche de cette dernière consiste essentiellement à faire disparaître le système d'exploitation capitaliste, les classes antagoniques, et nous entendons par là non seulement la classe bourgeoise mais aussi la classe ouvrière.
Cet État, n'ayant donc pas à sauvegarder les privilèges de la classe ouvrière -privilèges qui ne peuvent être que les chaînes et l'esclavage-, a, au contraire, à lutter contre le retour d'un système économique qui ré-instituerait les classes ouvrière et bourgeoise. Cet État ne peut se dénommer "ouvrier". Et ceci n'est pas une querelle de mot.
Ainsi, une fois compris la tâche de l'État post-révolutionnaire, nous ne nous illusionnerons plus sur lui jusqu'à en faire le but de la révolution.
De plus, ayant limité son action coercitive, nous diminuerons du même coup ses possibilités d'intervention dans la construction socialiste et surtout dans les nouveaux rapports sociaux et politiques.
L'État post-révolutionnaire - mal que nous héritons des sociétés divisées en classes, ne joue un rôle que dans ce qui rattache encore la révolution aux formes passées ; et nous devons comprendre par-là que la lutte contre le capitalisme. Et nous ne devons jamais perdre de vue que, peut-être, demain, le mot capitalisme pourra cacher une immixtion de l'État dans les nouveaux rapports sociaux. L'histoire ne délivre pas de garantie car le problème est toujours de nature idéologique.
De par sa fonction unique de lutte contre le capitalisme, l'État doit dépérir avec la disparition par l'anéantissement du capitalisme. Ce dépérissement que Engels pouvait considérer comme aboutissement logique et fatal de la révolution, l'expérience russe nous a prouvé qu'il nous faut avoir plus de garantie. Et cette garantie ne peut résider que dans la méfiance de la classe ouvrière envers l'État post-révolutionnaire et sa volonté de le faire dépérir, au besoin par la force.
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Cette méfiance envers l'État post-révolutionnaire, la classe ouvrière la ressent car ELLE NE S'IDENTIFIE JAMAIS AVEC CET ÉTAT.
Quand nous parlons de la classe ouvrière, nous n'entendons pas seulement la masse anonyme des ouvriers mais aussi son organisme idéologique : le parti, ses organismes de construction socialiste : les soviets, ses organismes de défense de ses intérêts immédiats et économiques, les syndicats.
Les grands problèmes post-révolutionnaires seront donc la résolution des rapports délicats entre le parti, les soviets, les syndicats et surtout la classe dans son ensemble avec ses tendances retardataires en son sein. Car de la confusion qui naitrait dans ces rapports, l'État post-révolutionnaire pourra se perpétuer et remplacer les solutions idéologiques et socialistes par la solution toujours employée : la force coercitive.
La résolution de ces rapports sociaux, condition pour la construction d'un mode de production de société sans classe, ne sera pas aisée et facile et surtout ne s'acquerra pas du premier coup. La classe et son avant-garde n'a pas le sens divinatoire.
Une seule garantie nous est donnée -et elle est bien petite-, c'est de ne jamais confondre les problèmes vitaux avec les problèmes organisationnels, c'est-à-dire disciplinaires. Et c'est en ceci que réside la DÉMOCRATIE SOCIALISTE ; c'est aussi la seule possibilité d'élever la conscience socialiste de demain. Préparons-nous aujourd'hui à admettre que demain nous pourrons faire des erreurs, les amoindrir par le seul travail de discussion théorique et politique des problèmes socialistes, et ne pas élever, par la force, l'infaillibilité au rang de méthode révolutionnaire. Mais aussi ne crions pas à la contre-révolution si des erreurs sont commises, car cette méthode ne résout rien ; elle n'indiquerait que des tendances socialistes utopiques et, par-là, retardataires.
SADI
L'absence de toute analyse sérieuse des événements des dernières années et des forces qui, par leur présence ou absence ont déterminé l'évolution des événements dans un sens profondément révolutionnaire est actuellement le trait frappant des militants révolutionnaires et des groupes qui se disent d'avant-garde. L'habitude prise d'appliquer des schémas tirés du passé aux situations nouvelles, réelles qui se présentent a en quelque sorte libéré les militants du souci de la nécessité de se livrer à des études qui leur semblent pénibles et les fatiguent. À quoi bon, se disent-ils, analyser, étudier la situation présente quand, d'après les schémas, ils savent ce qu'elle devrait être. Il ne leur reste qu'à savoir bien appliquer la tactique adéquate... et à bien organiser l'agitation.
Il est dans l'ordre des choses qu'avec un tel esprit la plupart des groupes devaient proclamer "révolutionnaire" ou "pré-révolutionnaire" ou, plus prudemment, "cours montant des luttes de classe" la situation qui a surgi à la cessation de la guerre. Ils estimaient inutile de s'arrêter sur la signification des premières tentatives d'action de classe du prolétariat italien en 1943 et sur la défaite subie. Ils voyaient encore moins l'importance de la destruction du foyer de révoltes qu'était l'Allemagne au début de 1945. Ils proclamaient l'ouverture d'une situation révolutionnaire, non en partant de l'analyse de la situation réelle qui, elle, était un produit de défaite, de dévoiement de la classe et, en conséquence, profondément réactionnaire, mais en vertu du schéma du lendemain de la première guerre mondiale et de la vague révolutionnaire qui a suivi.
Il n'est pas étonnant que les groupes qui venaient directement du trotskisme - où, pendant des années, ils ont désappris à penser - aient été les plus acharnés à présenter la situation réactionnaire du lendemain de la guerre comme une situation de montée révolutionnaire, et à se livrer à la phraséologie la plus ronflante et la plus creuse. Tel le groupe qui a quitté l'organisation trotskiste à la fin de 1944 pour constituer, avec le RKD, l'Organisation Communiste Révolutionnaire. Si ce groupe s'est distingué du trotskisme en rompant avec "la défense de l'URSS" ce qui représentait indiscutablement un grand pas en avant -, il avait néanmoins gardé en héritage toutes les tares du trotskisme et, en premier lieu, celui de remplacer l'analyse et la pensée par la phrase et le schéma. C'est ainsi que le dernier numéro de son organe "Le pouvoir ouvrier", sorti en mars 1946, portait en gros titre : "La révolution inévitable". Cette affirmation idéaliste et mystique - que l'on pourrait à la rigueur admettre comme une profession de foi - tenait lieu et place d'analyse de la situation. "Le pouvoir ouvrier" ne paraissant plus depuis, "la révolution inévitable" apparaît maintenant comme le dernier cri d'un désespéré.
La réalité n'ayant pas intégré le schéma comme le demandaient les "vrais bolcheviks" (OCR), le désespoir de l'OCR fut immense et sa déception fut telle que, dans la rage de son amertume, il s'en est pris à ses idoles et les a brûlées.
Hier on pouvait concevoir autrement que la situation après la deuxième guerre mondiale devait reproduire fidèlement la situation du lendemain de la première guerre, c'est-à-dire la montée de la vague révolutionnaire. Mais la réalité d'aujourd'hui n'est pas une montée révolutionnaire. Alors c'est que les schémas mentent ; on nous a menti sur la réalité d'hier ; c'est qu'Octobre 1917 ne fut pas non plus révolutionnaire ; tout ce qu'on nous a dit ou enseigné sur l'histoire n'est que mensonge. Le système des schémas continue à tenir lieu d'examen critique mais, cette fois, à rebours.
Ce n'est plus la réalité d'aujourd'hui qui doit entrer dans leurs schémas d'hier ; mais on exige de la réalité d'hier d'intégrer leurs nouveaux schémas crées aujourd'hui. Et toute l'histoire est refaite et corrigée d'après leur nouveau modèle.
Nos anciens "vrais bolcheviks", en désespoir de cause, n'ont pas compris leurs erreurs dues à leur schématisme politique et à leur méconnaissance théorique. Ils cherchent les responsables en dehors d'eux et, ainsi, ont-ils été amenés à se confronter à l'histoire, à découvrir qu'Octobre 1917 était le triomphe de la contre-révolution, que les bolcheviks, Lénine et Trotsky en tête, n'ont été que des ambitieux assoiffés du désir de domination et d'oppression, jusqu'à Marx et Engels qui deviennent les théoriciens et les représentants les plus qualifiés du capitalisme d'État.
Si le marxisme est avant tout l'étude objective de la réalité et l'effort de la comprendre pour pouvoir intervenir efficacement dans son évolution, il est tout à fait naturel que ceux qui placent l'intervention volontariste indépendamment et en dépit de la réalité des situations doivent trouver pour fondement à leur existence idéologique l'anti-marxisme.
L'aventure politique à laquelle aboutit ce mécanisme de la pensée, si médiocre que soit son importance pour l'avenir du mouvement révolutionnaire, comporte quand même un enseignement à méditer.
* * *
Il est absolument juste de constater qu'aucun des groupes issus tardivement et directement du trotskisme n'a su s'affranchir du mode de penser et de la façon d'être du trotskisme. Tous ces groupes, du RWL d'Amérique aux RKD et CR, conçoivent leur existence et la justifie par l'agitation plus ou moins grande qu'ils tendent à faire "dans les masses". Cela est tout à fait compréhensible pour les trotskistes qui considèrent qu'avec les thèses et les résolutions des 4 premiers congrès de la 3ème Internationale se trouvent achevées les données essentielles du programme de la révolution et de l'édification de la société socialiste, ainsi que les questions de la tactique et de la stratégie. Les résolutions et thèses des 4 premiers congrès de l'IC auront été non seulement justes au moment de leur élaboration mais encore seront valables pour l'avenir et seront considérés comme une série de préceptes applicables aux situations les plus variées. Il ne s'agirait plus, pour l'avant-garde du prolétariat, qu'à bien apprendre à appliquer ces préceptes et à faire le maximum d'agitation dans les masses, sur la base de mot-d’ordres appropriés et convenablement choisis, pour assurer une marche ascendante de la révolution jusqu'à son triomphe final.
Tout cela est d'une logique implacable et d'une simplicité déconcertante. Mais, dès qu'on se tourne vers la réalité des 25 dernières années, tout s'écroule et il apparaît que, non seulement les travaux des 4 premiers congrès n'ont pas assuré la marche triomphale de la révolution mais étaient incapables même de maintenir les cadres révolutionnaires existants et d'empêcher que les larges masses du prolétariat ne retombent à nouveau sous l'influence de l'idéologie bourgeoise et se laissent entraîner, dans tous les pays, à la participation du plus grand massacre que fut la deuxième guerre mondiale.
Si, dans les milieux révolutionnaires, on s'accordait généralement à considérer les conditions objectives de la révolution données par le fait de la crise permanente du capitalisme, il s'est avéré qu'il n'en a pas été de même en ce qui concerne la maturité du facteur subjectif de la classe appelée à accomplir cette révolution.
Il n'existe pas d'automatisme dans le rapport entre une situation objective existante et la prise de conscience qui peut accuser des retards notables. Cette immaturité de la conscience, déterminée par les conditions historiques dans lesquelles évoluent la formation et la vie de la classe, trouve son reflet dans les propositions inachevées et erronées du programme qui, en se cristallisant, deviennent autant d'éléments contribuant à la défaite de la classe. L'expérience vivante de la lutte, en confirmant certaines parties du programme et en infirmant d'autres, en faisant surgir des nouvelles données, des éléments nouveaux, rend nécessaire d'incessantes modifications et fait que le programme ne peut être conçu que comme une interminable élaboration et un continuel dépassement.
La rapidité foudroyante de la dégénérescence de la 3ème Internationale ne pouvait être expliquée uniquement et exclusivement par les défaites du prolétariat mais devait être également recherchée dans les énoncés du programme, dans les positions erronées qu'il contenait et qui ont par ailleurs grandement contribué aux échecs du prolétariat dans différents pays. Le problème de la révolution sociale, les conditions objectives une fois données, n'est pas une question de rapport de forces physiques entre le capitalisme et le prolétariat mais de rapport de forces idéologique. Et ce rapport de forces se trouve matérialisé et au plus haut point exprimé dans le programme du parti révolutionnaire de la classe. Quand, à la suite de grandes luttes révolutionnaires où tous les espoirs d'émancipation sociale furent permis, surgit non la victoire mais la défaite, celle-ci entraînera alors, dans son gouffre, les meilleures forces de la révolution et le parti de classe s'effondrera d'autant plus rapidement et complètement que son armature idéologique, ses principes et son programme, aura contenu plus de lacunes et d'erreurs et offriront une résistance moindre. Dans une telle période de recul, les forces révolutionnaires s'effritent et les militants passent les uns avec armes et bagages dans le camp de la contre-révolution, les autres désillusionnés se retirent et quittent la lutte, d'aucuns s'accrochent désespérément aux formulations passées des positions erronées et se consolent en s'usant dans une agitation stérile, d'autres encore brûlent leurs dieux de la veille les accusant d'avoir été impuissants à les préserver de la catastrophe, deviennent des "hérétiques" à la recherche de nouveaux dieux et passent leur temps à se venger, par les insultes, de ce qu'ils adoraient la veille.
Peu nombreux sont ceux qui ne perdent pas la tête, qui ne cherchent pas à tromper leur désespoir par des agitations vaines et ont une préparation théorique suffisamment solide pour éviter de tomber dans les fantaisies qui tiennent lieu de pensée aux autres. Ceux-là prennent le chemin de l'étude objective du passé, l'analyse minutieuse de l'expérience de la lutte et des causes et des conditions de la défaite, et soumettent le programme d'hier à un examen critique à la lumière de l'expérience. En se livrant à ce travail, ils s'efforcent non seulement de comprendre les enseignements de l'expérience –ce qui est une condition de l'action consciente de demain- mais ils continuent à forger l'arme de la révolution en élaborant les principes, en élaborant les fondements du programme nouveau, indispensable au prolétariat pour avancer et triompher dans sa lutte pour une société socialiste.
Cette tâche du militant révolutionnaire ne fut comprise, dans la période noire entre les deux guerres, que par une petite phalange de militants formant quelques groupes dispersés dans le monde et, au premier chef, par le groupe de la Fraction de Gauche Italienne qui donnera naissance à la Gauche Communiste Internationale.
La Gauche Communiste n'a jamais eu la prétention d'avoir résolu tous les problèmes laissés en suspens par l'expérience passée, ni de représenter la seule organisation révolutionnaire du prolétariat. Au contraire, la Gauche Communiste, considérant son travail comme une simple contribution à l'œuvre d'élaboration du programme communiste mais dont la réussite dépassait ses propres forces, exigeait la collaboration théorique active de tous les courants marxistes révolutionnaires qu'elle n'a cessé de convier à ce travail.
Isolée trop longtemps dans son effort, la Gauche Communiste Internationale n'a pas échappé complètement aux ravages et aux errements politiques et théoriques. L'éclatement de la guerre a trouvé la Gauche Communiste en pleine crise de luttes de tendances et a surpris la majorité de l'organisation professant la théorie de l'économie de guerre qui nie l'existence des antagonismes inter-impérialistes et la possibilité de guerres impérialistes généralisées. La guerre, elle-même, devait achever de disloquer la Gauche Communiste en plusieurs tendances évoluant séparément dans des sens politiques opposés, au point de retrouver, au moment de la libération, une de ces tendances qui avait participé aux Comités socialistes anti-fascistes.
Mais, dans les dernières années de la guerre et, pour prendre une date précise, à partir des événements de juillet 1943 en Italie, un certain nombre d'ouvriers a rompu avec les organisations qui, dans un camp ou dans l'autre, participaient effectivement à la guerre. Ces ruptures reflétaient moins une évolution individuelle qu'un processus plus profond de rupture avec la guerre impérialiste qui commençait à se faire dans la classe et qui s'est exprimé encore embryonnairement, dans les événements de 1943 en Italie et dans les manifestations contre la guerre au printemps 1945 en Allemagne.
La plupart de ces éléments ne sont pas allés plus loin que de rompre avec leurs anciennes organisations ; une faible partie a donné jour à des petits groupes organisés comme l'OCR et l'UCI en France, un petit nombre a rejoint les divers groupes de la Gauche Communiste. C'est surtout en Italie où la situation sociale était la plus convulsée qu'un nombre relativement important de trois mille ouvriers s'est regroupé autour des militants de la Gauche Italienne pour constituer le Parti Communiste Internationaliste de la Gauche Communiste Internationale.
Les prémices d'une reprise de lutte révolutionnaire contenues dans les troubles des années 1943 et début 1945 furent rapidement circonscrites et anéanties par le capitalisme international. Avec elles ont été également compromis les espoirs d'un regroupement et d'un renforcement du mouvement révolutionnaire international. Les groupes révolutionnaires qui avaient surgi périclitent, s'effritent ou se perdent dans des théories fantaisistes. La Gauche Communiste Internationale -emballée par la construction prématurée d'un nouveau parti en Italie, envahie par des jeunes éléments politiquement neufs, comme c'est le cas en Italie, ou venant du trotskisme, comme c'est le cas en France, et qui n'ont pas assimilé les idées fondamentales de la GCI- se jette dans l'agitation, croit le moment venu de la construction des partis et reproduit l'erreur si caractéristique du trotskisme dans le passé : la création hâtive et artificielle des partis et d'un Secrétariat International.
L'impatience est le point de départ de l'opportunisme et de l'aventurisme. Vivant toujours en retard d'une situation, la nouvelle majorité de la Gauche Communiste découvrira que la situation réactionnaire -qui s'est ouverte à la cessation de la guerre dans la deuxième moitié de 1945- est précisément celle d'un cours montant de luttes de classe. À chaque moment, elle verra les ouvriers se détacher des partis traîtres et les diverses péripéties des intrigues, des luttes et des arrangements entre les partis de la bourgeoisie pour l'exercice du pouvoir seront ridiculement interprétés en rapport avec "la menace du prolétariat", justement au moment où le prolétariat est malheureusement totalement absent de l'arène politique.
Chaque grève économique en Amérique sera saluée comme le début d'une offensive de classe et la grève des postiers en France -qui fut avant tout une machination électorale contre la clique stalinienne- sera vue sous l'angle d'un débordement spontané des chefs par les masses combatives. La situation internationale -qui, dans son ensemble, est celle de la continuation de la guerre sous une forme localisée en attendant la reprise généralisée-, les massacres en Grèce, en Iran, dans les colonies -qui n'expriment que le déchaînement des appétits des divers impérialismes luttant pour s'emparer du maximum de butin- seront doctement expliqués par la Fraction belge de la GCI comme le commencement de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire, transformation qui ne pouvait se faire qu'après la fin de la guerre. Pas moins que cela !
Les stupidités les plus criantes trouveront leur source dans cette appréciation complètement renversée de la situation réelle. Il n'est pas étonnant que, marchant ainsi à contre-sens et levant les pieds en descendant les escaliers, ceux qui dirigent la GCI (s'il est possible d'appeler "direction" une telle marche) voient d'un très mauvais œil et supportent mal les incrédules, ceux qui ne partagent pas leur façon originale d'apprécier les événements.
Il y avait crise dans la Gauche Communiste Internationale à la veille de la guerre ; il y avait formation de tendances et confrontation passionnée des positions que les années de guerre n'ont fait qu'accentuer. Les luttes d'idées n'ont jamais affaibli mais au contraire enrichi le mouvement révolutionnaire. Et même si des déviations apparaissent présentant un danger certain, on ne pouvait les surmonter par des décrets et des oukases mais uniquement en recourant à l'arme de la critique, de la discussion et de la clarification.
La Gauche Communiste Internationale, aujourd'hui, a résolu tous les problèmes, a liquidé toutes les divergences, a fini avec les tendances en son sein ; et ce miracle a été obtenu par l'élimination pure et simple des uns (dont nous sommes), par la réduction au silence des autres qui s'y prêtent (cas de la tendance Vercesi) et le triomphe de la bonne agitation stérile. Mais, en le faisant, la GCI a rompu avec ses traditions ; elle s'est vidée de son contenu, elle s'asphyxie dans un monolithisme et un manque d'oxygène ; et sous l'étiquette de la GCI revit aujourd'hui les conceptions et les méthodes d'un néo-trotskisme.
* * *
La correcte appréciation de la situation présente est une condition primordiale pour l'activité des militants et groupes révolutionnaires.
Cette appréciation se rattache étroitement à la compréhension qu'on a de l'évolution du capitalisme libéral classique vers sa forme capitaliste d'État ; à l'inévitabilité, dans la période présente, de l'inféodation de toute large organisation économique stable des ouvriers, comme les syndicats, à l'État capitaliste ; à l'inefficacité de toute lutte sur la base des revendications dites transitoires, économiques, démocratiques ; au problème de la participation aux campagnes électorales et de ce qu'on appelait la politique du parlementarisme révolutionnaire. La défaite subie par le prolétariat dès ses premières manifestations à la fin de la 2ème guerre mondiale montre non seulement l'immaturité du programme en ce qui concerne les principes et la stratégie qui doivent guider l'action révolutionnaire du prolétariat mais -et cela est encore peut-être plus important- la nécessité de réviser l'appréciation classique du capitalisme dont la capacité de résistance s'est avérée autrement plus redoutable que ne le pensaient les révolutionnaires au début de l'IC.
Durant les premières 20 années de notre siècle, le mouvement ouvrier s'est heurté au problème de l'impérialisme qui représentait un phénomène nouveau de l'évolution du capitalisme. De l'analyse économique de l'impérialisme et de son appréciation politique dépendait le développement révolutionnaire de l'idéologie de la 2ème Internationale ou sa dégénérescence et sa chute dans l'opportunisme et la trahison. Toute cette période est justement remplie de travaux sur l'impérialisme, problème auquel s'attaquent, sans exception, tous les théoriciens, tous les penseurs du mouvement ouvrier. Tous ont senti, dans la question de l'impérialisme, la question-clé et son importance telle que, même dans la période fiévreuse de la révolution entre février et octobre 1917, Lénine et les bolcheviks estiment indispensable de modifier leur programme et de le compléter par une analyse de l'impérialisme.
Ce qui valait pour la question de l'impérialisme vaut pour la nouvelle phase du capitalisme : le capitalisme d'État.
Face au prolétariat n'existe plus un capitalisme individuel mais un État capitaliste ou même un groupe d'États capitalistes. L'État a cessé de jouer le rôle d'arbitre pour le maintien de l'ordre, pour devenir le maître capitaliste. Il possède aujourd'hui non seulement la force politique et de répression mais également tous les leviers de commande de la production et de l'économie de la société. La structure économique et politique a subi de profondes modifications qui entraînent à leur tour un changement profond dans les rapports entre les classes et modifient le comportement des classes dans leur stratégie de la lutte. Il suffit de jeter un coup d'œil sur la Russie -où l'organisation sociale est telle que l'État est parvenu à empêcher, durant ces vingt dernières années, toute manifestation de lutte de classe, de remarquer que le prolétaire est en train de perdre sa position sociale de salarié-ouvrier libre pour se transformer en un type d'esclave moderne- pour comprendre toute l'importance que représente l'évolution du capitalisme moderne, de ses profondes modifications de structure et les conséquences que cela entraîne pour la lutte révolutionnaire du prolétariat.
Or une appréciation erronée de la situation présente frappe de cécité les groupes et les militants qui ne voient rien de tous ces problèmes et continuent tranquillement, en perroquets savants, à rabâcher les vieilles formules usées et à propager les vieilles conceptions périmées. Plus particulièrement, l'erreur d'appréciation de la situation présente entraîne une méconnaissance fatale des tâches actuelles des groupes et des militants d'avant-garde.
Dans un article paru dans Internationalisme n° 2 (organe de la FFGC), le camarade Chazé essaie de répondre aux arguments que nous avons donné dans notre article "sur les tâches politiques de l'heure" (Internationalisme n°1) où nous nous prononçons contre la fabrication artificielle des partis et pour la formation des cadres. Chazé est un vieux militant récemment converti aux idées de la Gauche Communiste, aussi intitule-t-il son article : "La formation du parti de classe, hier non, aujourd'hui oui".
Ce titre déjà prometteur est suivi d'une affirmation qui ne laisse subsister aucun doute quant aux intentions décidées de la FFGC. Voilà le début de cet article :
"Nous avons appelé les ouvriers les plus conscients à former le parti de classe. Et cet appel nous l'avons renouvelé dans ce journal et dans chaque réunion où il nous a été possible de nous exprimer. Parfaitement. Nous ajoutons même que notre organisation va travailler de toutes ses forces à cette formation du parti."
Et, après nous avoir expliqué l'impossibilité de former le parti hier, dans une situation qui allait déboucher dans la guerre, il tend à démontrer ce qu'il y a de changé aujourd'hui, "... ce sur quoi nous basons notre opinion que la formation du parti de classe est une tâche à entreprendre maintenant" :
"Ce qu'il y a de nouveau, c'est le développement lent mais indubitable d'un courant contraire à celui qui a entraîné les ouvriers dans la guerre."
"- Une cassure s'est amorcée entre les dirigeants politiques et syndicaux, staliniens et socialistes réformistes, et une partie des travailleurs."
"- ... le divorce amorcé (?) ne pourra que s'approfondir (évidemment) peu à pe ; plus nombreux seront les ouvriers qui se libéreront des mots d'ordre tendant à les asservir au capitalisme."
Il est évidemment difficile de discuter avec des gens qui, en guise d'arguments, vous offrent un tableau tiré de leur propre besoin de se consoler et ne pas désespérer. Tout homme qui a observé l'évolution politique en France depuis la "libération" chercherait en vain "le développement indubitable d'un courant contraire à la guerre", à moins que l'absence de toute réaction des ouvriers, si petite soit-elle, contre le massacre en Indochine, leur profonde apathie soit cet "indubitable courant" qu'a entrevu Chazé. Quant aux cassures et divorces amorcés entre les dirigeants et les ouvriers qui "peu à peu etc.…", ce sont là des mots creux, dénués de toute réalité, n'ayant d'autres fondements que les sentiments et souhaits de l'auteur. Il est vrai que Chazé retombe, par instant, de ses nuages pour constater "et des huit mois après l'arrêt des hostilités que la situation générale internationale, aussi bien que nationale, évolue manifestement vers horizons bien noirs" ou bien encore "... le spectre d'une nouvelle guerre est là devant nous" et encore "certes les perspectives offertes par la situation restent sombres..." Mais cette réalité le terrifie tellement qu'à l'instar de l'autruche il préfère se cacher la tête pour ne plus la voir. La contradiction est évidemment criante entre ce "spectre de la guerre" qui est devant nous, entre cette situation générale qui "évolue vers des horizons bien noirs" et ce cri du début Aujourd'hui, oui. Parfaitement." C'est là une manifestation typique de l'héroïsme de la peur plutôt qu'une démonstration politique. De crainte de tomber dans un pessimisme noir, on a recours à l'optimisme de commande. La seule alternative que Chazé et la FFGC semblent connaître c'est le désespoir ou la formation maintenant du parti de classe. "Parfaitement."
Nous ne savons pas si la méthode Coué a des rapports avec le marxisme mais c'est certainement cette méthode qu'ils appliquent en guise d'analyse. "Avant la guerre, nous dit l'article, seuls des individus en pleine maturité politique purent se détacher du stalinisme ; il n'en est plus de même aujourd'hui. Déjà, en France, l'expérience du Front populaire avait provoqué le début d'une rupture avec de larges couches de militants. La guerre stoppa ce processus. Actuellement IL A REPRIS ET IL S'ACCÉLÉRERA car les dirigeants staliniens ont fait le pas décisif ; ils ont participé au gouvernement."
Ne nous arrêtons pas sur le dernier argument qui est tout hypothétique et qui fait partie de cet arsenal de schémas connus. L'expérience des 40 dernières années de participation des socialistes aux gouvernements sans que ces partis aient fatalement perdu la confiance des larges masses ouvrières, comme on s'y attendait, devrait inciter à plus de prudence dans l'emploi de cet argument qu'on voudrait décisif. Mais, pour revenir à ce processus de rupture avec le stalinisme qui, parait-il, "a repris et s'accélérera", Chazé pouvait vérifier immédiatement sa prophétie. Aux élections à l'assemblée nationale -qui ont eu lieu quelques jours après son article- le parti stalinien est sorti renforcé, premier parti de France totalisant plus de 5 millions de voix. Mais allez discuter avec un adepte de Coué. L'article ne pouvait se terminer, naturellement, sans une prosternation -qui est de règle- devant le Parti Communiste Internationaliste d'Italie : "Ils nous donnent l'exemple de ce qui peut être fait. Cet exemple nous le suivrons."
Le PCI d'Italie, entre autres, donne l'exemple de la participation aux élections parlementaires et municipales. Un exemple à ne pas suivre. Il fait sienne la vieille position de l'IC qui a fait faillite sur la question syndicale : militer pour conquérir la direction syndicale. Dans ce but, le PCI forme des minorités syndicales dans la CGT d'Italie. Encore un exemple plutôt à ne pas suivre. Tout démontre que la constitution du parti en Italie fut prématurée et que cette constitution préjuge gravement du développement idéologique des militants. Exemple à méditer et à ne pas répéter. Et puisque nous parlons d'exemple, nous disons que l'article en question est bien un exemple parfait de ce que c'est de comprendre une situation à l'envers. ET SURTOUT À NE PAS SUIVRE.
(à suivre)
Marco
"L'opportunisme veut tenir compte d'une situation de conditions sociales qui ne sont pas arrivées à maturité. Il veut 'un succés immédiat'. L'opportunisme ne sait pas attendre et c'est pourquoi les grands événements lui paraissent toujours inattendus." Trotsky ("1905", la réaction et les perspectives de la Révolution)
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La FBGC[1] vient de publier le premier numéro d'une revue imprimée "Entre deux mondes". Le numéro de cette revue est entièrement consacré à l'affaire espagnole. De nombreuses remarques s'imposent à nous à propos du contenu de cette brochure.
La première et la plus importante, c'est sur l'idée qui semble avoir présidé consistant à présenter la situation de 1936 en Espagne et dans le monde comme ayant une analogie avec la période présente.
Extrêmement curieuses l'inconscience et la naïveté des camarades de la FB qui présentent une étude historique et veulent lui donner un rapport avec la situation actuelle en disant : "Voyez quelles sont les expériences que nous avons faites et les leçons que nous en avons tirées.", alors qu'en réalité leurs faits et gestes, leurs actions politiques et certaines de leurs positions pratiques sont en contradiction d'un jour à l'autre, d'un lieu à l'autre.
Dans cette brochure il y a quatre parties : un éditorial, un article dit "d'actualité", une citation d'un article de Maurice donnée comme axe idéologique de la brochure, un article posthume de Jehan écrit en polémique dans la scission au sein de la Ligue des Communistes Internationalistes belges contre la tendance Henneau.
L'article, ou plutôt l'étude de Jehan est très sérieuse et, de plus, a la valeur d'une prise de position de classe dans une des périodes historiques les plus noires du mouvement ouvrier. C'est sur la base de la position exprimée par Jehan que s'est constituée la Fraction belge. Dans l'étude de Jehan, on voit presque le développement de la pensée critique du militant en face des problèmes. Il passe chaque fait en revue ; sa position ne se complète qu'au fur et à mesure de la poursuite de son analyse, elle ne se dégage pleinement qu'à la fin ; et il semble qu'il en est de même dans le processus de la pensée du militant.
Ce texte a incontestablement une très grande valeur quoiqu'ayant une forme polémique et que la position ne soit dégagée pleinement plutôt après réflexion sur l'article lui-même. Cela est tout à fait normal et c'est ce qui fait l'intérêt et la valeur aujourd'hui pour nous.
Jehan, dans une telle période historique, dégage peu à peu une position de classe. Il démontre ici toute la signification de classe de l'antifascisme et se dresse pour appeler les ouvriers à ne pas participer à la guerre impérialiste. Tandis que tout ce qui "l'accompagne" dans le reste de la brochure, en plus d'une fausse position, met la FB dans une situation grotesque.
En effet, non seulement les camarades de la FB semblent vouloir remettre à l'ordre du jour le dilemme fasciste-antifasciste pour la préparation idéologique à la 3ème guerre impérialiste mondiale mais encore ils ont bien montré, dans les faits, que, s'ils tirent les enseignements de l'antifascisme pour les autres -c'est-à-dire le mouvement ouvrier international- eux ont embrassé l'idéologie bourgeoise antifasciste et ont réalisé le plus beau front unique, réédition d'un "frente popular italien en Belgique.
"Mais vous êtes des maniaques, des hystériques !" nous réplique-t-on, "La position de participation au Comité anti-fasciste de Bruxelles a été condamnée par le CC[2] du PCI d'Italie, par la FFGC[3] et par le BI[4] ; cela ne vous suffit pas encore ?"
Oh que oui ! Il nous suffit seulement, en conclusion à toutes ces "décisions", "résolutions" et "condamnations", de signaler
1. que ce sont ceux qui ont été "condamnés" qui publient un bulletin dans lequel est exprimée "la ligne" de l'organisation ; et que ce sont justement ceux-là qui ont fait le Comité anti-fasciste de Bruxelles et qui restent intégralement sur leur position et qui cessent d'affirmer à qui veut bien les entendre qu'ils sont prêts à recommencer, dans une situation identique, la même politique !
[Ici, nous ne condamnons pas seulement la position de ces camarades mais surtout leur attitude de "soumission honteuse" à "la ligne".]
2. qu'intéressant également est de rappeler que la FFGC - deuxième édition - a été formée avec, comme élément premier, ceux-là justement qui avaient scissionné d'avec la FI sur cette même question espagnole avant la guerre et que ces camarades ont exprimé publiquement qu'ils étaient entrés avec leurs positions, sans aucun abandon, que c'était au contraire la GCI qui avait "fait des concessions" sur ce terrain.
Dans ces conditions il n'y a plus qu'à "tirer l'échelle" devant l'inconséquence politique d'une organisation, la lâcheté des militants et les petites cuisines à qui l'on mêle la figure "du camarade mort dans les camps de concentration de la bourgeoisie allemande", Jehan, qui eut, en son temps, plus de décision et de valeur que tous ces Gauche-communistes en peau de caméléon d'aujourd'hui.
* * *
L'axe de la brochure se trouve être une courte citation d'un article de Maurice intitulé : "L'Espagne sanglante, terre d'élection de la contre-révolution mondiale".
Ici on émet l'idée que, en cas de perspective d'une 3ème guerre mondiale, l'Espagne serait de nouveau le théâtre des prémisses du conflit.
Il n'y a aucune identité entre la situation présente et celle de 1936, quoique les perspectives nous paraissent, en toute évidence, évoluer vers une 3ème guerre mondiale.
En 1936, l'affaire d'Espagne a été la conclusion de tout un cours historique de recul du prolétariat en même temps qu'un des premiers actes de la guerre impérialiste généralisée. Il fut le plus important dans le sens des conclusions historiques qu'il permettait de tirer pour l'avant-garde, pour sa préparation idéologique à la guerre.
Mais aujourd'hui le terrain de préparation idéologique à la guerre est déplacé. Il ne se trouve plus sur le terrain de fascisme/anti-fascisme. Aujourd'hui tout le monde accuse son voisin de fasciste : les États-Unis et la Grande-Bretagne parlent du régime fasciste stalinien. Les staliniens parlent du fascisme des capitalistes anglo-américains. La droite accuse la gauche de fascisme rouge et la gauche traite la droite de fasciste comme une tradition de la droite fasciste. Les staliniens appellent même les trotskistes "hitléro-trotskistes".
Les uns et les autres ont très peu de mal à se convaincre de fascisme, l'époque présente restant profondément viciée par tout ce que le vrai fascisme a légué à la société corrompue et décadente du capitalisme mourant. De plus les contradictions actuelles du régime créent une exacerbation des rapports entre les classes, les différents secteurs capitalistes, les individus eux-mêmes ; une telle exacerbation qu'on peut dire que, quoique dépassé, le fascisme est plus que jamais présent dans toute la société actuelle.
On ne peut aujourd'hui parler sérieusement de lutte contre le fascisme sans voir, en son nom, se dresser de toute part gauche, droite, centre etc.
Le terrain de préparation idéologique à la prochaine guerre se trouve dans le dilemme anglo-américain/russe. Et c'est au travers du mot-d'ordre, aujourd'hui dépassé et devenu réactionnaire, du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" et au nom de la liberté et de la démocratie que déjà se joue le premier acte de préparation à la prochaine guerre.
La Russie se bat sur ses frontières en attaques défensives contre l'impérialisme américain. C'est tantôt en Iran, en Inde, en Chine du nord ou en Grèce que des "soulèvements" nationalistes viennent en réalité à point pour défendre les intérêts et le jeu de l'impérialisme russe.
Aujourd'hui, c'est en Indochine, demain en Palestine, après-demain de nouveau en Grèce ou en Chine ; la lutte se poursuit.
Si demain une "guerre civile" devait conclure le cours vers la guerre et ouvrir le conflit généralisé, nous pencherions plutôt pour un pays comme la France.
* * *
Pour terminer ces quelques remarques, citons encore :
Curieuse conception du sens historique de la dictature du prolétariat. Curieux parallèle entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste. Que ces camarades ne se plaignent pas quand des Rodion ou des Méric montrent le socialisme, le marxisme comme la théorie du capitalisme d'État. Ce n'est somme toute que l'envers de la même médaille, les uns et les autres partant de conceptions erronées, bizarrement tronquées du socialisme et de la dictature du prolétariat.
* * *
Une dernière remarque :
Les leçons jaillissent avec une telle spontanéité chez ces camarades qu'ils ne font que répéter comme des perroquets tous les bégaiements du bolchevisme sur "l'État ouvrier", "la révolution dirigée par le parti" et sur "les soviets". Toujours la même ligne "bolcheviste-léniniste", les mêmes fadaises que le trotskisme sur ce sujet.
La FB ne cesse de répéter, dans tous ses écrits, que la garantie de réussite dans la prochaine révolution se trouve assurée si tous les militants lisent bien "L'État et la révolution" de Lénine et s'ils en tirent les enseignements nécessaires.
Or, si la révolution russe a apporté un enseignement pour l'avant-garde c'est surtout, au sujet de l'État, un enseignement négatif. En effet toute l'expérience de "l'État ouvrier" est inscrite comme "à ne pas refaire", en premier, dans la longue liste des enseignements de la révolution russe. "L'État et la révolution" de Lénine est un essai fait "à-priori", incomplet et contenant de grandes lacunes confirmées par l'expérience de "l'État ouvrier" russe.
L'État est par excellence l'instrument d'oppression des classes dominantes dans toute la longue histoire de la domination des classes.
Que la transformation de la société après la révolution exige la dictature momentanée de la dernière des classes opprimées de l'histoire et l'oblige à se servir d'une forme étatique de domination ne veut pas dire qu’il ne puisse jamais y avoir identité entre l'État et la classe ouvrière. En effet, même si le prolétariat a à se servir d'un appareil étatique et bureaucratique d'administration et d'oppression, il doit toujours rester indépendant vis-à-vis de celui-ci et le considérer, historiquement, comme une survivance de tous les États précédents qui ont maintenu les classes opprimées dans la servitude. Rien ne nous dit en effet que "le dépérissement de l'État", considéré par Engels comme automatique, ne doive être précipité par la volonté révolutionnaire du prolétariat. L'État reste et restera toujours un instrument réactionnaire et conservateur, non seulement étranger mais ennemi de tout ce qui est révolutionnaire (À ce sujet, voir Internationalisme n° 9 : "Thèses sur la nature de l'État et la révolution prolétarienne").
Pour ce qui est de la direction de la révolution par le parti, nous savons très bien quelle signification elle a chez ces camarades. Il s'agit d'une conception bureaucratique, monolithique du Parti-Dieu qui conduit d'un côté au stalinisme et de l'autre à une conception négative, individualiste comme celle exprimée récemment par A. Koestler.
Le parti dirige la révolution dans le sens où il la représente idéologiquement. Dans ce sens , une nouvelle conception du parti doit se former dans une nouvelle situation révolutionnaire, en correspondance avec les nouvelles tâches qui se présenteront au prolétariat. Pour l'instant le parti est en gestation ; ce sont les différents groupes qui tendent vers la révolution et cherchent à constituer un programme futur, à montrer justement les nouvelles tâches. De toutes façons, les idées exprimées par Lénine à propos du centralisme et par Rosa Luxemburg à propos du démocratisme sont dépassées. La démocratie n'est pas une garantie en soi et le centralisme poussé jusqu'au monolithisme est une grave entrave au développement idéologique du parti. Il faut dépasser et faire une synthèse qui fasse du parti l'avant-garde vivante du prolétariat destiné à faire la révolution et à être capable d'évoluer sans cesse vers le socialisme et le communisme, c'est-à-dire à englober réellement en son sein toutes les possibilités réelles d'évolution idéologique vers un stade sans cesse supérieur. Tout en restant, aux heures de la révolution et après, capable d'être ce que le parti bolchevik fut aux heures de la révolution d'octobre 1917. Le problème est loin d'être résolu et mieux vaut s'expliquer que de répéter les phrases creuses, aujourd'hui malheureusement chargées d'un sens funeste, sur le parti "directeur" de la révolution. La FB n'a malheureusement rien apporté de nouveau, pas même des balbutiements sur toutes ces questions ; elle ne fait que répéter, d'une façon monotone, des conceptions inachevées, souvent erronées, à travers des phrases toutes faites et équivoques.
Philippe.
Nous commençons dans ce numéro d'Internationalisme la publication de l'ouvrage de J. Harper : "Lénine en tant que philosophe".
Cette brochure de plus de 100 pages est parue en 1937 en allemand. De larges extraits ont été publiés dans plusieurs revues d'avant-garde en Amérique. Elle paraît aujourd'hui, pour la première fois, en France. Malheureusement nos faibles moyens ne peuvent assurer une grande diffusion, en une édition imprimée, comme nous aurions voulu le faire, de ces écrits en tous points remarquables.
J. Harper occupe, dans le mouvement révolutionnaire, une place prépondérante dans la lutte contre les déformations idéologiques et l'opportunisme politique. Dans cet ouvrage il aborde des problèmes fondamentaux du mouvement ouvrier et de l'idéologie marxiste. Que l'on soit d'accord ou non avec toutes les conclusions qu'il donne, personne ne saurait nier la valeur énorme de son travail qui fait de cet ouvrage au style simple et clair un des meilleurs écrits théoriques des dernières décades.
Dans "Lénine en tant que philosophe", J. Harper continue la voie de la pensée socialiste dans ce qu'elle a de plus scientifique et de plus dynamique. À ce titre, il apporte une contribution de premier ordre au mouvement révolutionnaire et à la cause de l'émancipation du prolétariat.
La dégénérescence de l'IC a entraîné un désintéressement inquiétant dans le milieu de l'avant-garde pour la recherche théorique et scientifique. À part la revue Bilan -publiée avant la guerre par la Fraction italienne de la Gauche Communiste- et les écrits des Communistes de conseils -dont fait partie le livre de J. Harper-, l'effort théorique du mouvement ouvrier européen est quasi inexistant. Et rien ne nous paraît plus redoutable, pour la cause du prolétariat, que l'engourdissement théorique dont font preuve ces militants.
Parlant du magnifique développement qu'a connu le mouvement socialiste en Allemagne, dans les années 1870, Engels explique qu'une des raisons, et non la moindre, de ce développement est le fait que les ouvriers d'Allemagne ont conservé ce sens de la théorie presque complètement perdu par les classes dites "éclairées" ; et il ajoute :
"Combien est immense cet avantage ; c'est ce que montrent, d'une part, l'indifférence à toute théorie qui est une des principales raisons pour lesquelles le mouvement ouvrier anglais progresse si lentement malgré la magnifique organisation des métiers et, d'autre part, le trouble et les hésitations qu'a provoqué le proudhonisme, sous sa forme primitive, chez les Français et les Belges et, sous sa forme caricaturale - que lui a donnée Bakounine -, chez les Espagnols et les Italiens."
Jamais encore le mouvement ouvrier n'a connu, plus qu'à l'heure actuelle, le trouble et les hésitations dont parle Engels. Cela est le produit, d'une part, de la longue chaîne de défaites terribles essuyées par le prolétariat dans tous les pays et, d'autre part, la conséquence de l'habitude prise par les militants révolutionnaires de substituer à l'étude des problèmes l'application des formules toutes faites.
Le marxisme a cessé d'être ce qu'il était pour Marx, Engels et leurs compagnons, c'est-à-dire une méthode d'investigation permettant de saisir la réalité sociale et d'intervenir. Il s'est transformé, entre les mains des adeptes bornés, en un catalogue de préceptes tout prêt à être appliqué aux maux sociaux. D'une méthode scientifique, ils ont fait du marxisme un système dogmatique. Et, plus que jamais, Marx aura eu raison de dire : "Moi, je ne suis pas marxiste."
Cette déformation du marxisme -que nous devons aux "marxistes" aussi empressées qu'ignorants- trouve son pendant dans ceux qui, non moins ignorants, font de l'anti-marxisme leur spécialité propre. L'anti-marxisme est devenu aujourd'hui l'apanage de toute une couche de semi-intellectuels petits-bourgeois déracinés, déclassés, aigris et désespérés qui, répugnant au monstrueux système russe issu de la révolution prolétarienne d'Octobre et au travail ingrat, dur de la recherche scientifique, s'en vont de par le monde, les cendres de deuil sur la tête, dans une "croisade sans croix" à la recherche de nouveaux idéaux non à comprendre mais à adorer.
Dans une période réactionnaire comme est la nôtre, la fuite et la désertion sont inévitables dans les rangs des révolutionnaires et les cris des sceptiques, devenus philosophie du désespoir, trouvent naturellement un certain écho parmi les militants.
Contre les apologistes ignorants et les non moins ignorants- destructeurs du marxisme, également nuisibles au mouvement d'émancipation de la classe ouvrière, les militants révolutionnaires ne sauraient réagir qu'en s'inspirant de ce conseil du vieil Engels :
"NE JAMAIS OUBLIER QUE LE SOCIALISME, DEPUIS QU'IL EST UNE SCIENCE, EXIGE DÊTRE TRAITÉ COMME UNE SCIENCE, C'EST-À-DIRE D'ÊTRE ÉTUDIÉ."
"Internationalisme"
(*) Pseudo d'Anton Pannekoek
Le 23 février se réunit à Londres -retenez bien le nom de Londres, c'est tout un programme- une conférence "pour les États-Unis socialistes d'Europe". C'est la résurrection du Bureau de Londres d'avant la guerre qui regroupait les différentes organisations internationales de "gauche" : POUM espagnol en vacances de ministérialisme, PSOP français ayant son derrière entre deux chaises, SAP allemand, ILP anglais et autres petits champions de l'anti-fascisme de gauche. C'est parait-il un troisième camp, celui de la démocratie, "du socialisme et de la liberté" ; les deux autres étant respectivement le camp russo-stalinien et le camp américano-capitaliste.
Qu'est devenu au juste le Bureau de Londres pendant la guerre ? Quelle a été précisément l'attitude de ces "socialistes de gauche" pendant les six années de massacre mondial ? ILS ONT PARTICIPÉ, TOUS SANS EXCEPTION, AU MASSACRE AUX CÔTÉS DES DÉMOCRATIES CONTRE LE FASCISME. Ils ont participé à la guerre aux côtés des démocraties anglo-américaines, comme l'expliquerait profondément l'un d'eux, A. Koestler, non "à cause de..." mais "en dépit de...". Ils se sont fait les pourvoyeurs du charnier impérialiste ; ils ont appelé les prolétaires de tous les pays à s'entre-tuer pendant six années, sur tous les points du globe, sachant bien leur indiquer "contre qui" mais sans pouvoir leur expliquer "pourquoi" il fallait qu'ils se fassent trouer la peau.
A l'heure décisive, ces pitoyables larbins pleurnichent sur "on n'a pas le choix", qu'entre deux maux il faut choisir le moindre et se consolent facilement, trop facilement, que "pour une fois nous serons du côté des vainqueurs".
Voilà ce camp qui va se réunir à Londres et que M? Pivert glorifie, dans la revue "Masses" de février-mars, en ces termes :
Quand M. Pivert parle de la "participation à la lutte indépendante", il faut entendre : la participation à la guerre 1939-45 aux côtés du bloc impérialiste anglo-américano-russe ; et quand il écrit "contre les ennemis de la révolution sociale", il faut lire : contre les armées de l'Allemagne et de l'Italie. Ces rectifications faites et le sens du texte rétabli, nous sommes parfaitement d'accord avec lui pour dire que cette "armature solide" est tout à fait qualifiée et tout désignée pour constituer le troisième camp dans et pour la 3ème guerre impérialiste. Le passé répond de l'avenir.
Les grandes manifestations et conférences internationales pour les Etats-Unis socialistes d'Europe ne tromperont personne. C'est la réplique anglaise et socialiste aux mascarades des congrès contre la guerre d'Amsterdam Pleyel, montées à la veille de l'autre guerre par la Russie stalinienne. Cette conférence, comme les autres, a pour tâche de mieux préparer les esprits des masses à la guerre et d'obtenir leur participation aux côtés de ceux qui la montent. Et pour que personne ne s'y trompe, citons encore ce passage :
Mais qui donc a déjà prononcé ce programme, presque en termes identiques, pour les pays actuellement réduits à l'impuissance ? N'est-ce pas Churchill à Lausanne ? N'est-ce pas tout le programme impérialiste du "bloc occidental" du gouvernement travailliste anglais ? Ainsi percent les oreilles d'âne des gauches "socialisme libertaire".
* * *
Un ami a été naguère choqué par une phrase blessante à l'égard de M. Pivert dans un article que nous avons publié alors que celui-ci était encore au Mexique. Il nous assurait que Pivert était un homme sympathique, loyal, sincère et tout. Cela se peut. Ce à quoi nous nous en prenons ce n'est pas à la personne mais à la fonction politique, au rôle qu'elle joue. Il ne faut pas confondre les deux. Toute atténuation de la critique de la fonction sous prétexte de la personnalité sympathique devient compromission et complicité politiques. Et c'est cela qu'il importe avant tout de ne pas faire.
Vercesi, lui aussi justifiait son apologie de De Brouckère sous prétexte de l'attitude très amicale de celui-ci dans les rapports personnels. Cela n'empêche qu'en tant que personnalité politique, De Brouckère présente exactement le même danger pour le prolétariat qu'un Vandervelde ou un Van Acker et qu'il est un grand complice du massacre du prolétariat pour la sauvegarde du régime capitaliste.
Bien sûr, tous les chefs socialistes ne sont pas individuellement des chiens sanglants, des Noske. Mais tous sont solidairement responsables de l'assassinat de Karl et de Rosa, tous ont activement participé, d'une façon ou d'une autre, à la sanglante répression de la révolution spartakiste allemande où des dizaines de milliers d'ouvriers ont trouvé la mort.
La bourgeoisie, pour régner, a besoin de Gallifet et de Cavaignac, de Thiers et de Gambetta, de Ebert et de Kautsky, de Hindenburg et de Hitler, de Franco et de Negrin, de Caballero et de Garcia, de Blum et de Laval. Sa domination ne serait pas possible autrement. Chaque homme politique, chaque parti politique de la bourgeoisie représente une pièce nécessaire et indispensable pour assurer la bonne marche de sa machine d'oppression. Et les "gauches", les "gauches socialistes" ont leur place tout indiquée, que rien d'autre ne saurait remplacer.
La gauche socialiste n'est pas en dehors du jeu. Sa fonction consiste à calmer les impatiences, à servir de feuille de vigne pour cacher la nudité monstrueuse du parti socialiste bourgeois. Comme les lévites dans la religion juive qui lavent les mains du grand sacrificateur, elle lave et essuie les mains des Noske, des mains rouges du sang des ouvriers. Le Parti socialiste sans sa "gauche" est aussi impossible que le régime capitaliste sans parti socialiste. Enlevez cette pièce et la machine ne tournera plus rond. Voilà pourquoi les socialistes, qui accomplissent les tâches les plus infâmes du capitalisme, veillent soigneusement à entretenir la reproduction, en leur sein, des tendances gauchistes, ces "enfants terribles" et tendrement aimés. Voilà pourquoi aussi la SFIO a réintégré triomphalement M. Pivert dans le parti à son dernier congrès.
Le Parti socialiste français vote des résolutions gauchistes de lutte des classes, de révolution sociale et tout ce que vous voulez, à son congrès, pour mieux permettre à ses hommes d'assurer "loyalement" la gestion de l'État capitaliste. De cette "loyauté", la bourgeoisie ne doute pas un instant, pas plus que le Parti socialiste ne doute de la "loyauté" de ses "gauches". La bourgeoisie confie au Parti socialiste les postes les plus importants de son État, y compris la Présidence de la République ; les socialistes confient les postes les plus importants de leur parti à la "gauche", celui de secrétaire général du parti au gauchiste Guy Mollet et celui de secrétaire général de sa plus importante fédération, la Fédération de la région parisienne, au "terrible "ultra-gauchiste Marceau Pivert. Un gouvernement socialiste homogène, avec Blum en tête, déclenche un ignoble massacre, une guerre de conquête coloniale en Indochine pour les intérêts impérialistes de la bourgeoisie française qui applaudit. Et le gauchiste Pivert de pleurnicher comme une vieille femme sur... les machinations de la clique militaire et fasciste, "au moment où la formation d'un gouvernement socialiste homogène allait mettre en danger leurs calculs de reconquête coloniale". Et encore un peu plus perfide "au moment où un ministre socialiste allait venir sur place pour étudier la situation ; à ce moment précis, l'attaque du Vietnam vient justifier la répression et la guerre".
Les socialistes Blum et Ramadier, présidents du gouvernement, le socialiste Marius Moutet, ministre des colonies, dirigent les opérations de brigandage impérialiste en Indochine où des milliers d'ouvriers et paysans français et surtout indochinois se font massacrer.
La gauche socialiste et les Pivert de tous poils gardent le silence pour ne pas gêner leurs petits copains au gouvernement ou versent des larmes de crocodiles, rejetant la faute sur "les cliques militaires et fascistes" ou sur le Viet-Minh qui a commis la maladresse d'attaquer au moment précis où Moutet se rendait sur place, ce qui, pour Pivert, ne peut que "justifier la répression et la guerre".
Les gendarmes du gouvernement socialiste embarquent de force les ouvriers de France, transformés en soldats, sur des bateaux à destination de l'Indochine pour faire d'eux de la chair à canon ; le ministre de l'intérieur, le socialiste Depreux, interdit toute réunion de protestation contre la guerre en Indochine et ses fidèles flics matraquent sauvagement les manifestants ; les "gauches socialistes" gardent pudiquement le silence. Où croyez-vous rencontrer cette "armature solide", ces militants révolutionnaires qui ont pu mettre à l'épreuve de fait "leur internationalisme" ? En attendant d'aller à Londres constituer le "troisième camp", ils sont à la tête de la manifestation chauvine de commémoration du 12 février 1934, jour d'une autre manifestation chauvine qui constituait une étape importante dans la préparation idéologique de la guerre de 1939. Sans trop savoir besoin de chercher, vous trouvez Pivert en personne, ce guignol révolutionnaire, à la tribune de cette manifestation d'union sacrée, entre un ministre stalinien et le préfet de police, cela certainement à titre de représentant symbolique du "troisième camp".
En se portant garant des sentiments nationaux et des services rendus au parti, le dernier congrès socialiste n'a pas voté à la légère la résolution de réintégration de M. Pivert. Par sa participation à la tête de la manifestation du 12 février, Pivert vient prouver qu'il n'est pas un ingrat. Rien ne permettait de croire en effet qu'avec sa lettre offrant ses services à De Gaulle pendant la guerre, sa carrière était finie ; au contraire, comme il vient de le démontrer, il a encore devant lui de biens beaux jours.
La gauche socialiste, le mouvement de "socialisme libertaire" et leur revue "Masses" se sont spécialisés dans la dénonciation des crimes du stalinisme et du monstrueux régime russe. Cette dénonciation absolument justifiée est toutefois unilatérale car ils semblent dénoncer d'autant plus fort les crimes russes et staliniens qu'ils couvrent par leur silence les crimes non moins monstrueux de leurs propres partis et des pays démocratiques que les partis socialistes dirigent. Leur indignation contre le stalinisme est d'autant plus suspecte qu'à travers lui ils entendent combattre le bolchevisme dans ce qu'il avait de plus révolutionnaire : sa lutte contre la guerre impérialiste, contre la défense nationale, pour la destruction par la violence révolutionnaire de l'État capitaliste, sa rupture et sa dénonciation de la trahison de la 2ème Internationale et de ses partis socialistes nationaux. "Masses" se sert volontiers de toute phrase, de toute critique faite par Luxemburg contre les bolcheviks mais elle oublie de souligner que ces divergences se situaient dans le camp de la Révolution ; et quelle que pouvait être l'ampleur de ces divergences, la solidarité révolutionnaire entre Rosa et Lénine fut inébranlable et absolue, face aux partis socialistes de tous les pays dont la trahison inspirait, à elle comme à lui, les plus profonds dégoûts et mépris.
Et quand ces hommes -qui se disent de gauche, révolutionnaire et internationaliste- se présentent devant le prolétariat, même s'ils sont animés des meilleures intentions, les ouvriers ne peuvent que manifester la plus extrême méfiance et répéter ce vieux proverbe qui dit "garde-nous de nos 'amis', de nos ennemis nous saurons bien en venir à bout !"
GM
Un des problèmes que l'avant-garde n'a jamais étudié avec sérieux et a préféré toujours répéter les données simples et trop vague d'une époque révolue, c'est bien celui des revendications économiques.
Depuis le début du siècle, la tactique de lutte de classe quotidienne et revendicative n'a pas varié d'un pouce.
Toujours à l'affût du moindre incident entre salariés et patrons, les militants ont cherché à établir surtout une échelle de revendications économiques qui puissent se faire comprendre par les "ventres ouvriers".
Nous nous expliquons plus clairement. Pour les militants, les seuls problèmes que les travailleurs peuvent comprendre sont ceux de leur subsistance quotidienne. Hormis ceux-ci, ils n'ont d'oreille pour aucun problème social ou politique.
Comme ce stade de lutte de classe ne dépassera jamais la phase de la société actuelle - les revendications n'exprimant en réalité qu'un marchandage entre possesseurs de force de travail, les ouvriers, et les loueurs de force de travail, les patrons ; marchandage normal dans une économie échangiste capitaliste -, il semble n'exister aucun moyen de faire comprendre à la masse ouvrière la relation qu'elle doit faire entre la lutte quotidienne économique et son but politique et social.
Nos braves militants se réfèrent alors, comme à une formule magique, au principe selon lequel, au travers des luttes quotidiennes, fatalement la classe arrivera à comprendre -toujours au travers de son "ventre"- les problèmes politiques de classe.
Non seulement cette tactique est fausse dans sa compréhension de la lutte de classe mais aussi parce qu'elle ne tient nullement compte et des périodes de lutte et des conjonctures.
***
La lutte quotidienne contient en elle tous les éléments permettant de dénoncer les abus de la société capitaliste actuelle mais surtout de révéler et de faire comprendre à la classe ouvrière les lois de l'économie bourgeoise ainsi que celles qui la conduisent à creuser sa propre tombe. Dans la lutte quotidienne, on ne retient le plus souvent que les éléments dénonçant les abus de la présente société.
En insistant sur ce côté dans le travail de propagande journalière, on n'abaisse pas plus le sujet au niveau des "ventres ouvriers".
Ce qui est compréhensible pour les travailleurs, c'est leurs conditions de vie. Chaque jour ils se rendent compte de leur standard de famine. Si l'on ne s'attache qu'à leur montrer le côté abus qui cause leur misérable condition, ils sont de toute façon portés à réfléchir avec leur cerveau ; mais fait plus grave : ils ne saisissent pas -et là il n'y a aucune fatalité qui puisse les guider- que, dans la société capitaliste, quel que soit le redressement des abus, leur condition restera toujours misérable.
Engels avait raison en disant que le serf était capable de connaître la part de travail qui revenait au seigneur, tandis que l'ouvrier, quand au bout d'une journée il reçoit son salaire, il lui est impossible de savoir si c'est huit heures ou quatre heures qu'on lui paie.
Ce côté du système capitaliste est une véritable arme contre le prolétariat, surtout quand l'État devient le capitaliste. Si l'avant-garde se plie au niveau de la lutte syndicale, elle se bat et se défend sur le terrain capitaliste où elle est surement battue car la bourgeoisie, au travers de ses partis est capable de la plus grande surenchère verbale et nominale (augmentation des salaires, rendement, travail à la pièce sont synonymes, en système capitaliste, de hausse du coût de la vie à un pourcentage supérieur).
Ce qui devient une arme redoutable contre la bourgeoisie, c'est quand l'avant-garde, tout en dénonçant dans chaque lutte les abus du système de production et tout en posant la nécessité de lutter contre la condition de (...) des ouvriers, explique -en le disant tout haut et en portant l'accent dessus- que le système actuel n'est gros que de nouvelles misères pour les travailleurs, non en raison de l'esprit de lucre seulement des patrons mais parce que le système creuse sa propre tombe du point de vue économique, et par là du point de vue social et politique ; que la tâche de la classe ouvrière ne consiste pas à se laisser entraîner dans le gouffre capitaliste mais, au contraire, à réagir contre la famine par la seule solution de classe : la révolution.
Et c'est sur ce dernier côté de la lutte quotidienne que l'avant-garde doit axer son travail de propagande et d'agitation. le prolétariat est tout aussi apte à comprendre la portée politique de la lutte que sa portée économique. Cette compréhension n'est pas fonction du niveau intellectuel des masses mais de deux facteurs d'importance égale, bien que le 2ème dépende du premier :
Voilà pourquoi nous disons que les militants aujourd'hui ne tiennent pas réellement compte de la période et de la conjoncture du moment.
Nous connaissons depuis pas mal de temps des organisations tel le PCI, l'UCI ainsi que la FFGC qui font la quotidienne expérience de rassembler quelques ouvriers sur des mots d'ordre économiques et d'en être quitte à les voir se désintéresser et s'enfuir dès que ces organisations se dévoilent politiquement. Un fait devrait donc être acquis : si les ouvriers ne comprennent pas le côté politique de leur lutte quotidienne, leur méthode pourrait être fausse et l'est sûrement puisque, au travers de simples revendications économiques, ils ne sont pas arrivés à radicaliser les quelques ouvriers qui les ont approchés.
Nous disions bien : notre méthode pourrait être fausse si on ne tient pas compte de la situation objective présente. le problème actuel -et toute lutte politique est absurde si on n'en tient pas compte- ne peut être de disputer l'influence sur les masses travailleuses aux partis traitres à la classe mais d'organiser et de former les éléments les plus avancés dans la classe ouvrière.
Ce n'est pas un désir que nous exprimons mais une conséquence d'un fait ignoré de personne : la classe ouvrière se trouve dans une situation de reflux qui la livre pieds et poings liés à la bourgeoisie.
On peut ne pas accepter cette situation, se jeter contre le courant et essayer de faire entendre la voix révolutionnaire dans chaque lutte du prolétariat.
On peut aussi se croire assez volontaire et assez fort pour donner le coup de barre à la situation de reflux. Ainsi sont les groupements trotskistes et apparentés.
Comme leur influence est quasiment nulle sur les masses, ils emploient des ruses de sioux, se cachent, se dévoilent le moins possible, édulcorent leurs mots d'ordre politiques, croient être écoutés par la classe et, au dernier acte, se dévoilent devant une salle vide. Ils sont patients car ils recommencent, mais en édulcorant encore plus leur action politique et quotidienne jusqu'au jour où, sans se rendre compte, ils n'ont pas redressé la barre mais ont été plutôt entraînés par le courant en reflux.
Le résultat, dans le premier cas, c'est des noyaux d'ouvriers conscients qui se regroupent et s'organisent dans chaque usine ; et leur action à découvert peut à la longue réveiller les masses de leur apathie grâce au travail de propagande politique au travers des luttes économiques.
Dans le second cas, on est si pressés de transformer ses désirs en réalité qu'on tombe dans l'opportunisme.
Entre ces deux voies, nous choisissons la première, la seule révolutionnaire.
Aussi notre action quotidienne doit s'orienter vers l'étude économique et politique des événements et de la situation en général.
Le problème des soi-disant étapes que nous devons faire franchir au prolétariat est un faux problème. Nous ne sommes pas des éducateurs et la classe ouvrières n'est pas une immense classe d'enfants.
Vouloir expérimenter tel ou tel mot d'ordre transitoire un peu à la manière des instituts Gallup, c'est la tâche que les groupements opportunistes se donnent.
Leurs journaux sont remplis de mots d'ordre d'action pour se donner l'illusion de diriger de vastes mouvements de classe qui n'existent que dans leur imagination, illusion qui ne dure qu'en fonction de leur opportunisme grandissant.
Quant à nous, cette méthode-là ne fait pas avancer d'un seul pas le mouvement ouvrier dans la période actuelle et ne résout aucun des problèmes qui sont à la base de toute maturité historique des masses travailleuses.
Aux usines Renault ou dans toute autre usine, si le cas se présente, dans un mouvement revendicatif des ouvriers, nous préférons mettre l'accent sur le côté politique du problème et ne pas lutter pour une surenchère économique fort démagogique.
Notre travail est de propagande ; nous devons plus démontrer aux ouvriers que le régime capitaliste ne peut que réduire de plus en plus leur standard de vie. Les revendications même satisfaites entraînent, à très brèves échéances, des manœuvres financières qui les réduisent à néant.
La lutte des ouvriers devient non une lutte pour une satisfaction immédiate mais une volonté de tous les jours de s'opposer à la famine que la bourgeoisie, malgré sa "philanthropie", ne peut qu'offrir aux travailleurs.
Cette opposition en elle-même serait stérile si, d'autre part, ne se fait pas comprendre la nécessité pour la classe ouvrière de passer de l'opposition défensive à l'offensive révolutionnaire.
Le travail est long et dur ; toute cette texture est le plan de propagande révolutionnaire. Ce plan ne se débite pas comme du saucisson ; il forme un tout indivisible. C'est le seul garant d'un travail effectif et positif.
Sadi
Nous publions ci-dessous l'extrait d'une lettre qu'un camarade nous écrit. Pendant longtemps ce camarade a défendu notre point de vue sur la question syndicale. L'expérience des dernières luttes l'ont forcé, comme tant d'autres, à réviser ses positions et à se rapprocher des conclusions qui sont les nôtres. Mais ses réflexions n'épuisent pas le problème ; elles ne font seulement, à notre avis, que le poser. Nous comptons revenir sur la question syndicale -qui demeure une question cruciale du mouvement ouvrier actuel - dans les prochains numéros de notre revue.
"... A la suite de la grève des dockers d'Anvers et de la grève des transports à Londres, j'ai réexaminé tous les documents que je possède sur la question syndicale, de la FB, de la FFGC et du PCI d'Italie et les vôtres. Je suis arrivé à la conclusion que, partout, les syndicats sont des organes de l'État. L'argument de ceux qui disent que les syndicats gardent leur caractère de classe parce que les patrons n'en font pas partie, contrairement à ce qui se passe avec les syndicats fascistes, ne tient pas. D'abord est-ce bien certain que, sous un régime corporatiste, il n'y a pas de syndicats "ouvriers" d'un côté et "patronaux" de l'autre se rejoignant il est vrai au sein d'une organisation supérieure : la corporation ? Je ne sais pas. Mais admettons cela. A l'heure actuelle, en régime démocratique, syndicats ouvriers et fédérations patronales se retrouvent à tous les échelons dans des organismes qui sont analogues aux corporations : conseils d'entreprises, commissions paritaires, conférences économiques qui se réunissent deux ou trois fois par an. Des bureaucrates, haut placés dans l'appareil syndical, sont députés des partis "ouvriers" gouvernementaux au parlement bourgeois et même ministres. L'argument de ceux qui prétendent que les syndicats gardent un caractère de classe (leur principal argument si j'ai bien compris les documents que je viens de relire) est sans valeur, formaliste et par conséquent non-marxiste. Car on ne peut retenir le fait que dans la CGT il y a des ouvriers ; il y en a aussi dans les syndicats chrétiens qui sont "indépendants" des organisations patronales ; il y en a aussi à l'église, comme disait Gorter.
Mais le fait est que maintenant, lorsqu'ils veulent lutter pour l'amélioration de leurs conditions d'existence, ces ouvriers doivent le faire en dehors des syndicats, contre les syndicats qui se placent aux côtés de l'État.
Je crois que pratiquement il faut dire aux ouvriers de quitter les syndicats et de former un comité de grève indépendant à chaque mouvement, indépendant de l'État, du patron et du syndicat et contre eux. Certes nous n'avons pas la force d'influencer les ouvriers ; plutôt, nous ne sommes pas dans une situation qui nous permet de les influencer et les syndicats actuels sont le produit d'une situation réactionnaire. Mais est-ce une raison pour ne pas avoir une position claire ? Dire que les syndicats sont intégrés au système de domination de la bourgeoisie, qu'ils sont une pièce importante dans le mécanisme de capitalisme d'État et ne pas dire de les abandonner, n'est-ce pas entretenir la confusion ? Je ne suis pas loin de croire - lorsque je lis le texte d'un camarade qui, après avoir démontré le caractère véritable du syndicat, passe à la démonstration de la thèse selon laquelle il faut y rester - que cela devient nébuleux à tel point que quelque chose ne s'adapte pas.
Nous n'avons pas d'influence, pourtant nous avons une position nette, pratique au sujet des élections et la FI n'avait pas d'influence lorsqu'elle a dit aux ouvriers de briser avec le PC (avec beaucoup de retard d'ailleurs).
Je crois qu'une exception doit être faite pour les syndicats tels que ceux du "livre" qui ne sont pas intégrés à l'État, qui participent aux organismes paritaires car ils sont pris dans l'engrenage de la collaboration (collaboration qui, dans l'ensemble, répond aux désirs des ouvriers) où surtout la démocratie existe encore. Mais, dans de telles organisations, il faut attaquer la direction qui louvoie pour ménager, malgré ses déclarations de principe anarcho-syndicalistes, la haute bureaucratie."
PR
"En luttant contre le capital, contre les tendances du capital absolutistes et génératrices de misère, en limitant ces tendances et en rendant, de ce fait, l'existence possible à la classe ouvrière, le mouvement syndical s'est mis à remplir un rôle dans le capitalisme et il est devenu lui-même, de cette manière, un membre de la société capitaliste. Mais du moment où la révolution commence en tant que le prolétariat, de membre de la société capitaliste se mue en son destructeur, il rencontre devant lui le syndicat comme obstacle."
Pannekoek – 1920
(*)
L'existence du parti révolutionnaire du prolétariat est directement conditionnée par la vie de la classe, par l'existence d'un mouvement de lutte, par la tendance au sein de la classe à l'indépendance idéologique, en un mot par l'existence d'un mouvement ouvrier vivant et indépendant. L'œuvre de la recherche théorique et de la formulation doctrinale n'est pas le caractère distinctif du parti, quoique cette œuvre reste une de ses tâches constantes.
Dans une certaine mesure on peut dire que la constitution du parti est nécessairement précédée par l'accomplissement préalable d'une certaine somme de travail théorique. La doctrine, le socialisme en tant que science ne découle nullement de la lutte de classe ; mais, tout comme cette dernière, il a ses racines dans le développement historique de la société et de son mode de production, et dans le développement culturel et dans la science qui s'en suit. Le travail de la recherche théorique reste donc une tâche constante des militants révolutionnaires, indépendamment de la conjoncture de la lutte de classe contingente, tandis que l'existence du parti est conditionnée par ce travail théorique et est directement fonction de la contingence, de la conjoncture de la lutte de classe.
Un siècle d'expérience du mouvement ouvrier nous apporte cet enseignement et confirme ce que nous venons d'énoncer plus haut. Chaque période prolongée de recul du mouvement ouvrier, ou de stagnation de lutte, entraîne l'effondrement, la disparition inévitable du parti. L'alternative est alors posée ainsi : ou le maintien organisationnel du parti, ce qui ne peut se faire qu'au dépens de sa doctrine et de son programme révolutionnaire ; en voulant à tout prix coller aux masses, il finit par refléter l'état d'esprit contingent, arriéré, s'accommodant ainsi et composant idéologiquement avec cette période de recul, c'est-à-dire qu'il tombe dans l'opportunisme ; ou bien le parti cesse d'exister momentanément dans sa fonction comme tel -c'est-à-dire qu'il prend conscience de l'impossibilité momentanée, pour lui, de jouer un rôle déterminant dans la vie de la classe- et renonce consciemment à la volonté d'être, dans l'immédiat, l'organisme politique dirigeant des mouvements contingents. C'est alors, non seulement organisationnellement et numériquement mais également dans sa fonction que le parti disparaît pour donner naissance à sa place à un organisme d'élaboration et de développement des fondements théoriques de l'idéologie de la classe, un organisme maintenant et développant la conscience des buts historiques de la classe, à travers laquelle se continue la prise de conscience du prolétariat. Cet organisme que nous nommons fraction -mais dont le nom, fraction, groupe ou autre, importe peu, l'important étant la conscience qu'on a de sa fonction historique- est le chaînon qui assure la continuité historique de la classe et l'outil le plus indispensable pour la construction du futur parti quand les conditions objectives de reprise de la lutte de classe auront surgi.
Nous avons cité la résolution que Marx a présenté lors de la discussion dans la Ligue des Communistes après l'échec des mouvements révolutionnaires de 1848. Dans cette résolution, Marx combat violemment la tendance Wilich-Shapper qui voulait maintenir la Ligue des Communistes, dans une période de recul et de réaction, dans sa forme et sa fonction telle qu'elle l'était dans la période de montée révolutionnaire. La scission dans la Ligue s'est faite sur ce point. Pendant les premières années, la tendance Wilich-Shapper semblait avoir remporté la victoire, non seulement du fait qu'elle avait gardé la majorité et maintenu l'organisation de la Ligue mais aussi par toutes la manifestations bruyantes et tapageuses qu'elle suscitait ou auxquelles elle participait avec les autres formations politiques de l'émigration allemande, tandis que la fraction de Marx et Engels semble être réduite au silence ou ne pas exister. Mais 13 ans après, dans une période de reprise réelle de luttes ouvrières, lors de la fondation de la 1ère Internationale, nous retrouverons Marx, Engels et leurs camarades occupant les premières places du mouvement, prenant une place prépondérante dans le travail de constitution des partis du prolétariat, alors que la tendance Wilich-Shapper sera complètement volatilisée, ne laissant derrière elle aucune trace et dont l'apport théorique et pratique à la nouvelle organisation de la classe aura été nul.
Le chartisme disparaît avec la disparition des conditions qui lui ont donné naissance. Le parti bolchevik - que les trotskistes aiment tant à citer et à prendre pour exemple sans trop connaître son histoire véritable - fut en réalité, dans la période entre 1905 et 1917, plutôt une fraction - avec fonction de fraction - qu'un parti. Par contre le trotskisme n'a pu se constituer en parti dans une période de recul qu'à la condition de cesser d'être révolutionnaire.
C'est le mouvement vivant des luttes de classe qui fait le parti et non le parti qui fait le mouvement. Cette vérité évidente et simple est totalement méconnue de tous ceux qui demeurent des trotskistes-qui-s'ignorent et qui croient même fermement ne pas l'être.
"Tu as parfaitement raison de dire qu'il est impossible de surmonter l'apathie contemporaine par la voie des théories. Je généraliserai même cette pensée en disant que jamais encore on a pu vaincre l'apathie par des moyens purement théoriques ; c'est-à-dire que les efforts de la théorie pour vaincre cette apathie ont engendré des disciples et des sectes ou bien des mouvements pratiques qui sont restés infructueux, mais qu'ils n'ont jamais suscité un mouvement mondial réel, ni un mouvement général des esprits. Les masses n'entrent dans le torrent du mouvement, en pratique comme en esprit, que par la force bouillonnante des événements." (Lettre de Lassalle à Marx -1854)
Un exemple nous est donné avec l'article de Chazé que nous avons déjà cité. Chazé qui s'est récemment converti à la notion de fraction, après l'avoir combattue pendant 15 ans, nous donne, par son article, un échantillon prouvant que, malgré sa conversion, il n'a pas compris grand-chose à cette notion. Il s'est donné pour but de nous expliquer pourquoi la constitution du parti était "hier non, aujourd'hui oui". Pour le faire, il aurait fallu nous démontrer que les luttes de classe actuelles se développent et dépassent, par leur combativité et leur orientation, le niveau d'avant 1939, ce qui lui est assez difficile de faire en comparant les petites grèves dans le présent avec l'étendue des grèves des années 1936-38.
Il est vrai que Chazé dit, dans son article, qu'à la suite des grèves de 1936 on enregistrait une tendance, parmi les ouvriers, de rupture avec le stalinisme, tendance que l'éclatement de la guerre aurait stoppée. Mais c'est là une appréciation qui ne correspond à aucune réalité et qui a toujours été répétée par la Fraction italienne et par nous-même qui voyons dans les années 1936-38 se faire jour, non pas un processus de détachement des ouvriers du stalinisme mais au contraire une accentuation d'un processus de dissolution de la conscience de classe et un entraînement des ouvriers derrière le stalinisme dans le courant de la guerre impérialiste. Cette appréciation, Chazé ne la tire pas des écrits de la Gauche communiste mais bien de l'arsenal du trotskisme qui proclamait que la France est entrée dans une période révolutionnaire. Certes Chazé ne reprend pas à son compte l'erreur par trop grossière de Trotsky mais son appréciation, si elle diffère de degré, ne diffère pas de sens. Et alors si le sens du cours des années après 1936 consistait dans un processus de détachement des ouvriers d'avec les partis traitres et leur idéologie nationaliste-chauvine, les trotskistes n'avaient pas tellement tort de poser la question de la formation d'un nouveau parti révolutionnaire, tout comme le fait Chazé aujourd'hui.
Mais comment le capitalisme peut déclencher la guerre quand il se fait jour dans le prolétariat un processus de rupture avec les forces idéologiques du capitalisme ? On ne peut se sortir de cette contradiction à moins de professer cette idée que les deux cours se font simultanément, le capitalisme évoluant vers la guerre et le prolétariat vers la révolution ; ou bien encore en séparant la situation internationale qui évoluerait vers la guerre et les situations nationales accusant un cours de reprise de conscience de classe. Mais en faisant ainsi on n'échappe pas à la contradiction ; on ne fait que la repousser et l'aggraver.
Avec le développement achevé du capitalisme, le décalage des situations dans les divers pays tend à disparaître et ne joue plus un rôle déterminant dans les événements. Le capitalisme développé égalise les situations nationales particulières en les fondant dans une situation mondiale générale dont elles ne sont plus qu'une expression de ce tout. Seuls des opportunistes et des renégats avérés, comme les chefs de la 3ème Internationale et du stalinisme pouvaient invoquer la thèse du "développement inégal" dont parle Marx et la hisser opportunément à la hauteur d'une loi immuable de l'histoire, les premiers, pour justifier leur coalition avec la bourgeoisie internationale contre la jeune révolution prolétarienne d'Octobre, et les seconds pour justifier leur politique du "socialisme dans un seul pays" et pour étrangler la révolution chinoise.
La Fraction belge et la FFGC ont poussé des cris d'enthousiasme lorsqu'en fin 1945 et début 1946 elles ont appris la constitution du PCI en Italie. Elles voulaient expliquer cette constitution par une situation révolutionnaire particulière à l'Italie et parlaient volontairement de décalage, de divorce existant entre les ouvriers d'Italie et ceux des autres pays du monde. Il n'y a aucun doute que leur enthousiasme ne reposait pas sur les stupides théories de décalage et sur les vertus du prolétariat italien, mais était le produit de leur extrême jeunesse politique qui incline naturellement à l'exaltation et à leur fameuse tendance au fétichisme pour tout ce qui vient d'Italie. Elles ont fini d'ailleurs par déchanter et reconnaître qu'en Italie la situation était franchement réactionnaire ; mais cela seulement après que les camarades d'Italie, plus vieux et plus instruits sur la situation réelle aient calmé leurs ardeurs.
De même que la situation, la lutte révolutionnaire du prolétariat est internationale, c'est-à-dire que la lutte d'un prolétariat dans un pays donné ne peut être envisagée du point de vue d'une situation nationale mais doit être comprise comme une expression locale d'une situation générale, mondiale. On ne peut comprendre la lutte de classe sur le plan national qu'en la considérant en tant que lutte d'un secteur ayant le monde entier pour front de combat. C'est en cela que consiste l'erreur de ceux qui considèrent la révolution d'Octobre comme une révolution bourgeoise ; et ils commettent cette erreur parce qu'ils examinent Octobre du point de vue national russe au lieu de la situer dans la situation internationale et comme une manifestation de cette situation dans le secteur russe.
Ce qui est vrai pour la lutte du prolétariat l'est également pour la constitution de son organisme politique, le Parti. La constitution du Parti ne relève pas de la situation particulière de tel ou tel pays pris isolément mais d'une situation générale, d'un cours historique valable internationalement.
Mais laissons là toutes ces réflexions qui nous ont été suggérées par des "appréciations" sur les années d'avant-guerre contenues dans l'article de Chazé et auxquelles il n'a sûrement pas trop réfléchi en écrivant son article. D'ailleurs cette constatation d'une tendance de rupture d'avec le stalinisme et la collaboration de classe, voisine dans le même article avec cette autre constatation d'un "courant emportant le prolétariat à l'acceptation et la participation à la guerre". Cela arrange tout et il ne reste plus qu'à s'appuyer sur l'une ou l'autre constatation et de s'en servir d'argument selon le besoin. Tout cela n'explique pas encore pourquoi "hier non et aujourd'hui oui". Qu'y a-t-il donc de changé entre hier et aujourd'hui ?
Examinant la situation actuelle Chazé constate : "Et 18 mois après l'arrêt des hostilités, la situation générale internationale aussi bien que nationale évolue manifestement vers des horizons bien noirs... le spectre d'une nouvelle guerre est devant nous". On ne peut être plus catégorique et plus clair. Cela ressemble tout à fait à la situation d'avant 1939. Tout homme sensé serait enclin à tirer d'une telle analyse de la situation la seule conclusion qui convienne au problème de la construction du Parti, c'est-à-dire tout comme hier : "Non".
Mais c'est mal connaître Chazé, le nouveau type de militant de la GCI. Tout comme pour le passé (comme nous venons de le voir) il constate à nouveau deux courants existants simultanément : l'un sombre, noir, le spectre de la guerre, l'autre tout rose, d'une "cassure amorcée entre les dirigeants politiques, syndicaux et une partie des travailleurs", "le divorce amorcé ne pourra que s'approfondir peu à peu..." L'énigme de cette contradiction, de l'existence simultanée de ces deux courants opposés est résolue quand on sait qu'un courant, le premier, existe dans la réalité et que le second n'existe que dans la tête et le cœur de Chazé. De ce fait, il lui est infiniment plus proche et plus cher que le premier et domine toutes ses pensées. Avec un peu de bonne volonté, il finit par se rassurer presque complètement et par nous rassurer à notre tour.
Il s'est donné pour tâche de nous démontrer pourquoi "Hier, non et aujourd'hui, oui" et il a presque réussi à nous démontrer que le "oui" était aussi bien valable hier qu'aujourd'hui. Il s'est proposé de nous donner l'opposition, la différence entre hier et aujourd'hui et il a abouti à nous démontrer leur identité. Ses explications n'expliquent rien sinon l'ordre arbitraire de ces quatre mots dans la construction de sa phrase qui pourraient être tout aussi bien intervertis, ces mots se prêtant à bien des combinaisons. La constitution du Parti, aujourd'hui comme hier, demeure une impossibilité. Il nous a donné une image renversée de la réalité, et la réalité de son imagination. Empêtré de plus en plus dans ses explications contradictoires, à bout de souffle et d'arguments, il nous renvoie finalement à l'Italie.
Et là, comme chacun le sait, c'est un argument décisif et sans appel.
***
Tout le monde n'est pas aussi convaincant, ni aussi convaincu que Chazé dans la nécessité et la possibilité de la construction immédiate du nouveau Parti. On chuchote, dans la GCI, que Bordiga en personne serait très réservé à l'égard du PCI dont il considère la constitution fort prématurée. C'est peut-être à cela que nous devons d'entendre, de temps à autre, des acclamations moins catégoriques et des avis plus sceptiques. Il est vrai que la plupart des articles dans les "Internationalistes" de Belgique et de France se terminent presque toujours par des appels enflammés pour la constitution du Parti. Cela est devenu une sorte de manie douce et inoffensive. Mais il faut tout de même signaler la présence, rare il est vrai, d'autres articles essayant d'analyser plus sérieusement ce problème.
Dans "l'Internationaliste" de Belgique nous trouvons, par exemple, des affirmations aussi superficielles que celle-ci : "Au même titre que la guerre de 1914-18, celle de 1939-45 se solde par une période d'intense lutte de classe" (n°13 – octobre 1946). Une affirmation aussi déroutante par sa légèreté, établissant un parallèle entre les batailles formidables qu'a livrées le prolétariat mondial au lendemain de 1918 et les grèves d'aujourd'hui, ne peut être que le fait d'un militant qui n'a connu les luttes ouvrières d'autrefois pas même dans les manuels d'histoire. Mais il n'est pas moins déroutant de lire, dix lignes plus loin, que les ouvriers sont, dans les circonstances actuelles, non seulement "incapables de transformer leurs luttes en une bataille pour le socialisme" mais encore "leurs luttes restent dirigées vers des buts qui sont loin de combattre le capitalisme, comme après 1918, mais le renforcent."
Faut-il apprendre à l'auteur de ces lignes que des luttes qui se dirigent vers des buts" qui "renforcent le capitalisme" ne peuvent en aucune façon être qualifiées de lutte de classe et encore moins d'intense lutte de classe, comme il dit, même si des millions d'ouvriers y participent. Il n'existe pas de lutte de classe ayant pour direction le renforcement de l'ennemi de classe car, dans ces conditions, la lutte cesse d'être une lutte de classe. Les luttes armées des ouvriers derrière les forces du capitalisme et dirigées vers des buts de renforcement de ce dernier, comme par exemple en Espagne en 1936-38 ou pendant la Résistance et la Libération nationale s'appellent : la guerre impérialiste. Il en est de même pour les grèves ou toute autre forme de lutte où sont incorporées physiquement les masses ouvrières mais dont les objectifs restent ceux de la classe ennemie. Dans de telles luttes, les révolutionnaires n'ont pas à pousser des "hourra!", ni à se frotter les mains d'aise en clamant : "Dans le monde entier les ouvriers entrent en lutte", mais à expliquer sans cesse aux ouvriers le rôle de dupes et de victimes qu'ils jouent réellement. Seules les luttes dont les objectifs sont la défense des intérêts immédiats et historiques des ouvriers présentent un caractère de lutte de classe du prolétariat et peuvent être prises pour mesure de l'intensité de sa lutte et seules de telles luttes engendrent les conditions pour la constitution du Parti de classe.
Après de telles prémisses, après avoir salué les ouvriers qui, dans le monde entier, entrent en lutte "malgré les appels" de leurs chefs réformistes et staliniens mais dont le seul défaut consisterait en ce que ces luttes "renforcent le capitalisme" (rien que ça...), il n'est pas trop étonnant que l'article sur un appel au prolétariat à former son Parti de classe pour "couronner par des victoires les actuelles et futures périodes de luttes de classe". C'est ce qu'on appelle vulgairement : mettre la charrue avant les bœufs.
Pour illustrer cette période "d'intense lutte de classe" que nous vivons présentement, d'après les camarades de la Fraction belge, et qui poserait la tâche de la construction immédiate du Parti, on pourrait citer l'exemple de leur propre journal "l'Internationaliste". Ce journal qui tire à quelques centaines d'exemplaires paraissait au début tous les 15 jours. Au moment où il annonçait que nous sommes entrés dans la phase de "la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile (en 1945), il s'est vu obligé de ne paraître plus que... mensuellement ; et quelques temps après avoir découvert "l'intensité de la lutte de classe dans le monde entier, il se voit, lui, dans la triste obligation de suspendre sa parution, faute de moyens. Ceci n'est pas une boutade. Le développement de la presse révolutionnaire ne relève pas du caprice ou du savoir-faire des individus mais suit la courbe de la lutte de classe et de la maturation de la conscience de classe chez les ouvriers. L'anémie progressive de la presse révolutionnaire est aussi un indice de la paralysie dont est frappée la classe et non le signe du développement intensif de ses luttes.
Ce qui est le cas pour "l'Internationaliste" de Belgique peut être constaté par tous les petits journaux des petits groupes révolutionnaires dans tous les pays. La même remarque peut être faite en ce qui concerne leur recrutement. Depuis des années que la FB fait de la propagande, nous ne croyons pas trahir un secret en le disant, ses forces numériques ne dépassent le nombre que l'on peut compter sur les doigts des deux mains. Nous doutons fort que la répétition enthousiaste de "Construisons le Parti" à la façon dont les étudiants du Quartier latin scandent "Formons le monôme" ait amené un seul nouvel adhérant à la FB dans cette dernière période de lutte intense du prolétariat. Cet état d'esprit du militant qui s'égosille sans vouloir regarder autour de lui, sans remarquer les choses les plus simples est vraiment triste. Nous nous excusons de troubler les rêves mirifiques de la FB mais il est temps de redescendre sur terre et de ne pas craindre d'examiner la réalité même si elle doit vous décevoir.
À côté de ce genre d'article, nous en trouvons d'autres qui méritent d'être signalés par l’effort de raisonnement et d'examen qu'ils présentent. Tel l'article du camarade Maurice publié dans "l'Internationaliste" n° 12 de septembre 1946, portant le titre : "L'État capitaliste totalitaire et les grèves". Dans cet article le camarade Maurice pose la question de savoir si "toute l'économie de l'État capitaliste ne devra pas parcourir sa courbe avant que la prémisse historique soit fournie pour la réaffirmation de la classe prolétarienne."
On peut essayer de répondre affirmativement ou négativement à la question ainsi posée. Mais la réponse, quelle qu'elle soit, doit s'appuyer sur l'étude objective du développement du capitalisme et de la lutte de classe de ces dernières trente années. Cette question se pose d'autant plus que la situation actuelle offre cette hypothèse qui "ne peut nullement être exclue pour un marxiste, que les travailleurs soient condamnés à traverser la cruelle perspective qui les jetterait dans la troisième guerre impérialiste avant que les conditions historiques soient déterminées pour qu'ils puissent réapparaître sur la scène sociale."
Parlant de la grève revendicative et des luttes économiques des ouvriers dans les pays où l'étatisme totalitaire n'est pas achevé, c'est-à-dire précisément les pays où ces mouvements revendicatifs ont lieu et peuvent avoir lieu, il rejette la thèse si chère aux trotskistes et à Chazé que ces grèves puissent être "le phénomène économique déterminant directement la formation d'un organisme de classe."
"Jadis, écrit-il plus loin, la lutte revendicative était une lutte de classe ; aujourd'hui, la lutte revendicative peut se dérouler sans que soient compromis le programme et la fonction des syndicats actuels lesquels, malgré la différence de l'étiquette, remplissent la même fonction que précédemment les corporations fascistes."
Ici nous sommes très loin des "cassures et divorces amorcés" entre une partie des travailleurs et l'appareil politique du capitalisme que sont les partis "ouvriers". Ici, loin de monter en épingle quelques grèves économiques qui justifieraient la thèse de l'accélération d'un cours d'intense lutte de classe, on insiste sur "la multiplication des grèves" qui ne parviennent pas à identifier l'ennemi -l'État capitaliste-, ne déclenchent pas le cours révolutionnaire mais déterminent leurs conditions pour le gouvernement "fort". Une telle période, et c'est la réalité de la période présente, ne détermine pas les conditions pour la constitution du Parti, à moins de ne concevoir le Parti comme précédant les conditions et déterminant le renversement du cours.
Sans partager entièrement tous les entendus et toutes les réflexions de l'auteur, nous partageons avec lui le sens général de son article. Nous ajouterons cependant qu'il est très regrettable que l'auteur ait cru nécessaire de farcir son article avec des épithètes comme : rufians, chipoteurs, pontifes etc. Cela ne rend pas sa pensée plus claire ni sa démonstration plus décisive. Cela ne fait que suivre la déplorable habitude prise par "l'Internationaliste" de recourir à des termes aussi recherchés. Il est vrai que Maurice doit être un cousin germain de Vercesi. C'est une maladie de famille.
Nous avons examiné jusqu'à présent les conditions qui sont nécessaires et actuellement inexistantes pour la construction d'un nouveau Parti de classe. Nous pouvons maintenant passer aux méthodes dont se servent les "constructeurs". Ce sera l'objet de notre prochain article.
Marcou
(*) Voir le commencement dans "Internationalisme" n° 17 et n° 18
Revenons maintenant aux circonstances politiques dans lesquelles naquit le marxisme. En Allemagne, la bourgeoisie devait continuer sa lutte. La Révolution de 1848 ne lui avait pas apporté le pouvoir politique sans partage. Mais après 1850 le capitalisme prit un grand essor en France et en Allemagne. En Prusse, le Parti progressiste se lança dans la lutte pour le parlementarisme, mais sa faiblesse profonde devait se manifester dès que le gouvernement, en recourant aux méthodes militaristes eut satisfait les désirs de la bourgeoisie qui voulait un État national fort. Les mouvements en faveur de l'unité nationale vinrent au premier plan de la vie politique de l'Europe centrale. Partout, sauf en Angleterre où elle avait déjà le pouvoir, la bourgeoisie montante luttait contre l'oppression féodale et absolutiste.
La lutte d'une nouvelle classe pour la maîtrise de l'État et de la société s'accompagne toujours d'une lutte idéologique pour une nouvelle conception du monde. Les vieilles puissances de la tradition ne peuvent être vaincues que si les masses se révoltent contre elles, ou du moins ne leur obéissent plus. La bourgeoisie avait donc besoin d'être suivie par les masses ouvrières, de gagner leur soutien à la société capitaliste. Il fallait donc détruire les vieilles conceptions paysannes et petites-bourgeoises et les remplacer par la nouvelle idéologie bourgeoise. Le capitalisme lui-même en fournit les moyens.
Les sciences de la nature sont le fondement spirituel du capitalisme. Le progrès technique, qui pousse le capitalisme en avant, dépend entièrement de leur développement. Aussi les sciences de la nature jouissaient de la plus haute estime aux yeux de la bourgeoisie montante, d'autant plus que la science libérait cette nouvelle bourgeoisie de la domination des vieux dogmes traditionnels qui régnaient au temps du féodalisme. Les découvertes scientifiques firent naître une nouvelle conception du monde au sein de la bourgeoisie montante, tout en lui fournissant les arguments nécessaires pour s'opposer aux prétentions des puissances d'autrefois. Cette nouvelle conception se répandit dans les masses. La croyance en l'Église et en la Bible faisait partie du monde économique des paysans et des artisans. Mais dès que les fils des paysans et des artisans ruinés deviennent ouvriers, ils sont saisis par l'idéologie du capitalisme en développement ; les perspectives libérales du progrès capitaliste sourient même à ceux qui restent encore dans les conditions précapitalistes et qui, ainsi, deviennent sensibles à la propagation d'idées nouvelles.
Cette lutte idéologique était au premier chef une lutte contre la religion. La croyance religieuse est une idéologie liée à des conditions périmées ; c'est l'héritière d'une tradition qui maintient les masses dans la soumission aux puissances anciennes, tradition qui doit être extirpée. La lutte contre la religion fut imposée par les conditions sociales et, par conséquent, selon les circonstances, elle a dû revêtir des formes diverses. Là, comme en Angleterre, où la bourgeoisie exerçait déjà le pouvoir sans partage, la lutte n'était plus nécessaire et elle put témoigner à l'Église traditionnelle tout son respect. Ce n'est que parmi les petits-bourgeois et les ouvriers que les courants d'idées plus radicaux purent trouver des partisans. En revanche, dans les pays où l'industrie et la bourgeoisie durent lutter pour assurer leur plein épanouissement, on afficha un christianisme libéral et éthique, en opposition à la foi orthodoxe. Là où la lutte contre la classe des nobles et des princes, encore puissante, restait difficile et exigeait le maximum d'efforts, la nouvelle vision du monde dût être poussée jusqu'à un radicalisme extrême et devint le matérialisme bourgeois. C'est ce qui se passa dans la plus grande partie de l'Europe centrale ; et ce n'est pas un hasard si les œuvres de propagande les plus connues du matérialisme (celles de Moleschott, Vogt, Büchner, etc.) proviennent de cette partie de l'Europe, ce qui ne les empêcha pas de rencontrer un écho favorable dans d'autres pays. A ces pamphlets radicaux vinrent s'adjoindre une foule de livres populaires qui vulgarisaient les découvertes scientifiques modernes et fournissaient ainsi des armes non négligeables pour arracher les masses bourgeoises, paysannes et ouvrières aux griffes spirituelles de la tradition et pour les entraîner à la suite de la bourgeoisie progressiste. Les intellectuels, les universitaires, les ingénieurs, les médecins furent les porte-parole les plus zélés de cette propagande.
L'essentiel des sciences exactes, c'est la découverte des lois qui régissent la nature. L'étude attentive des phénomènes naturels avait permis de découvrir certaines régularités périodiques d'où on put tirer des lois, permettant de faire des prévisions. C'est ainsi qu'au XVII° siècle, Galilée avait déjà découvert la loi de la chute des corps et de l'inertie, Kepler celle du mouvement des planètes, Snellius la loi de la réfraction de la lumière et Boyle la loi des gaz parfaits. Puis vint à la fin du même siècle, la théorie de la gravitation universelle élaborée par Newton, qui plus que tout autre a eu une influence prépondérante sur la pensée philosophique des XVIII° et XlX° siècles. Alors que les autres lois n'étaient qu'approximatives, les lois de Newton apparurent comme tout à fait exactes, comme des lois auxquelles les mouvements des corps célestes obéissaient strictement, des lois qui permettaient aux savants de prévoir les phénomènes naturels avec une précision équivalente à celle des mesures qui permettaient de les observer. A la suite de ces découvertes, s'est développée l'idée que les phénomènes naturels étaient tous régis par des lois rigides et précises. La causalité règne dans la nature : la pesanteur est la cause de la chute des corps, la gravitation est la cause du mouvement des planètes. Tous les phénomènes ne sont que des effets entièrement déterminés par leurs causes, sans qu'aucune place ne soit laissée au hasard, ni à une liberté ou à un arbitraire quelconque.
Cet ordre rigide de la nature que dévoilait la science se trouvait en contradiction totale avec la religion traditionnelle selon laquelle Dieu, souverain despotique, règne sur le monde selon son bon plaisir, distribuant heurs et malheurs comme bon lui chante, frappant ses ennemis de la foudre ou de la peste, faisant des miracles pour récompenser ceux qui lui plaisent. Les miracles sont en contradiction avec cet ordre strict de la nature : les miracles sont impossibles et tous ceux que rapportent la Bible et les Évangiles ne sont que pure imagination. Les interprétations de la nature que l'on trouve dans la Bible et dans la religion traditionnelle appartiennent à une époque où dominait un système primitif de production rurale autarcique, sous le règne de despotes absolus et lointains. La bourgeoisie montante professait en matière de philosophie de la nature des conceptions où les lois naturelles régissaient tous les phénomènes. Cette philosophie correspondait à un ordre nouveau de l'état et de la société, un ordre où, à la place de l'arbitraire du despote, règne la loi impérative pour tous.
La philosophie de la nature, que l'on trouve dans la Bible et que la théologie prétend être la vérité absolue et divine, n'est que la philosophie de l'ignorance, d'un monde qui s'est laissé abuser par des apparences, qui peut croire que la Terre est immobile au centre de l'Univers, et prétendre que toute matière a été créée et peut disparaître. L'expérience scientifique a montré que, tout au contraire, chaque fois que la matière apparemment disparaissait (comme par exemple lors d'une combustion) elle prenait une forme gazeuse invisible. La balance permit de constater que, dans ce processus, le poids total de matière ne diminuait pas et que, par conséquent, aucune matière n'était détruite. Cette découverte fut généralisée en un principe nouveau : la matière ne peut être détruite, la quantité de matière est une constante, seules changent ses formes et ses combinaisons. Ceci est valable pour tous les éléments chimiques : les atomes sont les éléments constitutifs de tous les corps. Ainsi la science, avec son principe de conservation de la matière et ses affirmations sur l'éternité de la nature, entrait en conflit direct avec le dogme théologique d'une création du monde il y a quelque 6.000 ans.
Mais la matière n'est pas l'unique substance impérissable que découvrit la science en étudiant des phénomènes pourtant de courte durée. Depuis le milieu du XIX° siècle, la loi de conservation de l'énergie (d'abord appelée loi de conservation des forces, mais le mot allemand Kraft (force), qui avait des acceptions par trop diverses, dut être abandonné, car il ne pouvait correspondre à ce nouveau concept bien défini : l'énergie) est considérée comme l'axiome fondamental de la physique. Là encore se manifestait un ordre profond et rigide de la nature : dans tous les phénomènes l'énergie change de forme. Tantôt chaleur tantôt mouvement, tantôt tension tantôt attraction, tantôt énergie électrique ou chimique, l'énergie se modifie mais sa quantité totale reste constante. Ce principe permit d'atteindre à une compréhension de l'histoire des corps célestes, du Soleil et de la Terre, telle que les affirmations de la théologie eurent l'air de balbutiements enfantins.
Plus importants encore furent les résultats des recherches scientifiques sur la place occupée par l'homme dans la nature. La théorie de Darwin sur l'origine des espèces montrait que l'homme provenait de l'évolution du règne animal, ce qui était en contradiction avec toutes les doctrines religieuses. Mais déjà avant Darwin, les découvertes de la biologie et de la chimie avaient montré que l'homme et le monde vivant en général étaient composés des mêmes constituants que le monde inorganique. Le protoplasme, cette matière protéinique qui forme les cellules des êtres vivants et auquel toute vie est liée, se compose des mêmes atomes que tout autre matière. L'esprit humain, considéré comme une partie de la divinité dans la doctrine théologique de l'immortalité de l'âme, est étroitement lié aux propriétés physiques du cerveau : toutes les manifestations spirituelles accompagnent des processus matériels à l'intérieur du cerveau ou en résultent.
Le matérialisme bourgeois tira de ces découvertes scientifiques les conclusions les plus radicales. Tout ce qui est spirituel n'est que le produit de processus matériels ; les idées sont une sécrétion du cerveau comme la bile est une sécrétion du foie. La religion a beau affirmer, disait Büchner, que tout ce qui est corporel est mortel et que l'esprit est immortel, en réalité c'est tout juste le contraire. La moindre lésion du cerveau entraîne la disparition de tout ce qui est spirituel, il ne reste rien de l'esprit quand le cerveau est détruit, tandis que la matière qui la compose est indestructible et éternelle. Toutes les manifestations de la vie, y compris la pensée humaine, ont leur cause dans les processus physico-chimiques de la substance cellulaire, qui ne se distinguent de ceux de la matière inerte que par leur plus grande complexité. En fin de compte, ces processus, pour être expliqués, doivent être ramenés à la dynamique et aux mouvements des atomes.
Toutefois, il est impossible de soutenir les conclusions du matérialisme des sciences de la nature poussé à ses dernières conséquences. Les idées sont quand même autre chose que la bile ou tout autre sécrétion corporelle : l'esprit ne peut être considéré comme une forme particulière de force ou d'énergie, il appartient à une tout autre catégorie. Si l'esprit est un produit du cerveau, organe qui ne se différencie somme toute des autres tissus et cellules que par un degré de complexité plus grand, il faut en conclure qu'une trace de cet esprit, une certaine forme de sensibilité, se trouve déjà dans chaque cellule animale. Et puisque la matière cellulaire n'est qu'un agrégat d'atomes, sans doute plus complexe mais qui ne diffère pas fondamentalement du reste de la matière, on arrive logiquement à la conclusion que quelque chose de ce que nous appelons esprit se trouve déjà dans chaque atome : dans la plus petite des particules de matière doit se trouver une particule de la "substance spirituelle". Cette théorie de l'âme des atomes se trouve notamment exposée par le zoologiste éminent Ernst Haeckel, propagandiste fervent du darwinisme et adversaire passionné du dogmatisme religieux et, comme tel, haï et constamment attaqué par les réactionnaires de son époque. Haeckel ne qualifiait pas sa philosophie de la nature de matérialisme mais de monisme, ce qui est assez étrange car chez lui la dualité de l'esprit et de la matière s'étend jusqu'aux plus petits éléments de l'univers.
Le matérialisme ne pouvait régner sur l'idéologie bourgeoise que pendant un temps très court. Tant que la bourgeoisie pouvait croire que sa société, celle de la propriété privée, de la liberté individuelle et de la libre concurrence, pourrait résoudre les problèmes vitaux de l’humanité toute entière grâce au développement de la production, de la science et de la technique, elle pouvait croire également que la science permettrait de résoudre ses problèmes théoriques sans qu'il soit nécessaire d'en appeler à des forces spirituelles surnaturelles. Mais dès que la lutte de classe prolétarienne eut révélé en s'amplifiant que le capitalisme n'était manifestement pas en mesure de résoudre ces problèmes vitaux des masses, la philosophie matérialiste, sûre d'elle-même, disparut. On se représenta de nouveau l'univers comme lieu de contradictions insolubles et d'incertitudes peuplé de puissances funestes menaçant la civilisation. C'est pourquoi la bourgeoisie s'abandonna à toutes sortes de croyances religieuses et que les intellectuels et les philosophes bourgeois succombèrent à l'influence des tendances mystiques. Très vite ils découvrirent les faiblesses et les insuffisances de la philosophie matérialiste et se mirent a faire de grands discours sur les "limites des sciences" et sur les "énigmes" insolubles de l'Univers.
Le matérialisme ne resta en honneur que dans une faible partie de la petite-bourgeoisie radicale, demeurée fidèle aux anciens mots d'ordre politiques de la bourgeoisie naissante. Il trouva un terrain favorable dans la classe ouvrière. Les anarchistes en furent toujours les partisans les plus convaincus. Les ouvriers socialistes accueillirent avec un égal intérêt les doctrines sociales de Marx et le matérialisme des sciences de la nature. La pratique du travail en régime capitaliste, l'expérience quotidienne et la compréhension des forces sociales, qui s'éveillait alors, contribuèrent largement à saper, chez ces ouvriers, les croyances religieuses traditionnelles. Dès lors pour mettre fin à toute espèce de doute, ils s'intéressèrent de plus en plus aux connaissances scientifiques et se firent les lecteurs assidus de Büchner et de Haeckel. Mais tandis que la doctrine marxiste déterminait déjà leur idéologie pratique, politique et sociale, ce n'est que progressivement qu'une compréhension plus profonde s'affirma chez eux ; bien peu se rendirent compte que le matérialisme scientifique bourgeois avait été depuis longtemps dépassé par le matérialisme historique. Ceci correspond d'ailleurs au fait que le mouvement ouvrier ne dépassait pas encore le cadre capitaliste, que la lutte de classe ne cherchait qu'à garantir au prolétariat sa place au sein de la société capitaliste et que l'on croyait dans les mots d'ordre démocratiques des mouvements bourgeois d'autrefois, des slogans valables également pour la classe ouvrière. La compréhension pleine et entière du marxisme n'est possible qu'en liaison avec une pratique révolutionnaire.
L'un et l'autre sont des philosophies matérialistes, c'est-à-dire que l'un comme l'autre reconnaît la primauté du monde matériel extérieur, de la réalité de la nature, dont dérivent les phénomènes spirituels, sensation, conscience et idées. Là où ils s'opposent c'est en ce que le matérialisme bourgeois s'appuie sur les sciences de la nature tandis que le matérialisme historique est au premier chef une science de la société. Les savants bourgeois ne considèrent l'homme qu'en sa qualité d'objet de la nature, d'animal le plus élevé dans l'échelle zoologique, mais déterminé par les lois naturelles. Pour rendre compte de sa vie et de ses actes ils ne font intervenir que les lois générales de la biologie et, d'une manière plus générale, les lois de la physique, de la chimie et de la mécanique. Mais celles-ci ne permettent guère d'avancer dans l'intelligence des idées et des phénomènes sociaux. Le matérialisme historique en revanche établit les lois spécifiques de l'évolution des sociétés humaines et met l'accent sur l'interaction continue des idées et de la société.
Le principe fondamental du matérialisme qui affirme que le monde matériel détermine le monde spirituel a donc un sens entièrement différent dans chacune de ces deux doctrines. Suivant le matérialisme bourgeois, ce principe exprime le fait que les idées sont des produits du cerveau et qu'il faut pour les expliquer partir de la structure et des transformations de la matière cérébrale, c'est-à-dire, en dernier ressort, de la dynamique des atomes du cerveau. Pour le matérialisme historique, il signifie que les idées de l'homme sont déterminées par les conditions sociales. La société est le milieu qui agit sur l'homme par l'intermédiaire de ses organes sensoriels. Il en résulte que les deux doctrines se posent des problèmes différents, qu'elles les attaquent sous des angles différents, qu'elles adoptent un système de pensée différent et que par conséquent leurs théories de la connaissance sont différentes.
Le matérialisme bourgeois voit dans la signification du savoir une simple question de relation entre les phénomènes spirituels et les phénomènes physico-psycho-biologiques de la matière cérébrale. Pour le matérialisme historique, il s'agit des rapports de la pensée aux phénomènes qui sont expérimentés comme monde extérieur.
Or la position de l'homme au sein de la société n'est pas celle d'un observateur pur et simple, il constitue une force dynamique réagissant sur le milieu et le transformant. La société est la nature transformée par le travail. Pour le savant la nature est Ia réalité objective donnée qu'il observe et qui agit sur lui par l'intermédiaire de ses sens : le monde extérieur est l'élément actif et dynamique tandis que l'esprit est l'élément récepteur. Il insiste donc sur le fait que l'esprit n'est qu'une réflexion, une image du monde extérieur. C'est cette idée qu'exprime Engels quand il dégage la différence entre les philosophies matérialistes et idéalistes. Mais la science des savants n'est qu'une partie de l'activité humaine dans son ensemble, qu'un moyen pour atteindre un but supérieur. Elle est la partie initiale, passive de son activité à laquelle succède la partie active : l'élaboration technique, la production, la transformation du monde par l'homme.
L'homme est avant tout un être actif. Dans le travail il emploie ses organes et ses facultés pour constamment construire et modifier le monde environnant. Au cours de ce processus, il a non seulement inventé ces organes artificiels que nous appelons des outils, mais il a également perfectionné ses facultés corporelles et mentales, de sorte qu'elles puissent réagir efficacement face au milieu environnant, devenant ainsi des instruments pour se maintenir en vie. L'organe principal de l'homme est le cerveau, dont l'activité, la pensée, est une activité corporelle comme les autres. Le produit le plus important de l'activité du cerveau, de l'action efficace de l'esprit sur le monde est la science, outil spirituel qui s'ajoute aux outils matériels et, par conséquent une force productive, base de la technologie et comme telle partie essentielle de l'appareil productif.
Voilà pourquoi le matérialisme historique voit tout d'abord dans les résultats de la science, ses concepts, ses substances, ses lois naturelles, ses forces - sans doute extraits de la nature - des créations du travail de l'esprit humain.
A l'opposé, le matérialisme bourgeois, en adoptant le point de vue des savants, y voit une partie de la nature elle-même, découverte et mise en lumière par la science. Les savants considèrent les entités invariantes, comme la matière, l'énergie, l'électricité, la pesanteur, l'éther, la loi de gravitation, la loi de croissance de l'entropie, etc., comme autant d'éléments fondamentaux du monde, comme la réalité à découvrir. Du point de vue du matérialisme historique, ce sont des produits de l'activité créatrice de l'esprit, formés à partir de la matière primitive des phénomènes naturels. C'est là une différence fondamentale dans le mode de pensée des deux matérialismes.
Une seconde différence fondamentale consiste en l'utilisation de la dialectique que le matérialisme historique a hérité de Hegel. Engels a souligné que la philosophie matérialiste du XVIII° siècle négligeait l'évolution ; or c'est l'évolution qui rend indispensable la dialectique en tant que mode de pensée. Depuis lors, on a souvent confondu dialectique et évolution, et on a cru pouvoir rendre compte du caractère dialectique du matérialisme historique en le présentant comme la théorie de l'évolution. Pourtant l'évolution était déjà partie intégrante des sciences de la nature dès le XIX° siècle. Les savants connaissaient le développement qui mena d'une cellule unique à des organismes plus complexes. Ils connaissaient aussi la théorie de l'évolution des espèces animales exposée par Darwin, et celle de l'évolution du monde physique connue sous le nom de loi de croissance de l'entropie. Pourtant leur manière de raisonner n'était pas dialectique. Ils voyaient dans leurs concepts des objets rigides, dont les identités et les oppositions étaient absolues et tranchées. Ainsi l'évolution du monde et le progrès des sciences conduisit à des contradictions dont de nombreux exemples sont donnés par Engels dans l'Anti-Dühring. Le raisonnement en général et la science en particulier classent dans un système de concepts précis et de lois rigides ce qui dans le monde réel des phénomènes présentent toutes les gradations et toutes les transitions. Le langage, par l'intermédiaire des noms, sépare les phénomènes en groupes ; tous les phénomènes d'un même groupe, spécimens du concept, sont considérés comme équivalent et invariables. En tant que concepts abstraits, deux groupes diffèrent de manière tranchée alors que, dans la réalité, ils se transforment et se fondent les uns dans les autres. Le bleu et le vert sont deux couleurs distinctes mais il existe des nuances intermédiaires et il est impossible de discerner où finit le bleu et où commence le vert. Il est impossible de dire à quel moment de son développement une fleur commence ou cesse d'être une fleur. L'expérience quotidienne nous montre qu'il n'y a pas d'opposition absolue entre le bien et le mal et que le comble du droit peut être le comble de l'injustice, comme le dit l'adage latin. La liberté juridique prend en réalité, dans le système capitaliste, la forme de l'esclavage pur et simple. Le raisonnement dialectique est adapté à la réalité car, dans le maniement des concepts, on n'y perd pas de vue qu'il est impossible de représenter l'infini par ce qui est fini, ou le dynamique par le statique : chaque concept doit se transformer en de nouveaux concepts et même dans le concept contraire. Le raisonnement métaphysique et non dialectique, tout au contraire, mène à des affirmations dogmatiques et à des contradictions, car il voit dans les concepts des entités fixes et indépendantes qui forment la réalité du monde.
Les sciences de la nature mêmes n'en souffrent pas trop. Elles surmontent leurs difficultés et leurs contradictions dans la pratique en révisant sans cesse leur formulation, en s'intéressant à des détails de plus en plus fins, en améliorant, grâce aux formules mathématiques, les distinctions qualitatives, en étendant et en corrigeant ces formules, amenant ainsi l'image de plus en plus près de l'original, c'est-à-dire du monde des phénomènes. L'absence de la dialectique ne se fait sentir que le jour où le savant passe de son domaine spécialisé de la connaissance à des considérations philosophiques générales, comme par exemple dans le cas du matérialisme bourgeois.
Ainsi on déduit souvent de la théorie de l'évolution des espèces que l'esprit humain, résultant de l'évolution de l'esprit "animal", lui est qualitativement identique et n'en diffère que quantitativement. A l'opposé la différence qualitative entre ces deux sortes d'esprit que chacun peut constater quotidiennement, a été élevée par la théologie au rang d'une antithèse absolue qui s'incarne dans la doctrine de l'immortalité de l'âme. Dans les deux cas, l'absence d'un raisonnement dialectique est manifeste. Celui-ci nous conduit à conclure que, dans un processus de développement, la différence quantitative qui s'accroît sans cesse aboutit à une différence de qualité - le changement de la quantité en qualité - si bien qu'une similitude originelle possède de nouvelles caractéristiques et doit être désignée par de nouveaux mots sans qu'elle se soit transformée intégralement en son contraire ou qu'elle ait perdu tout rapport avec sa forme première.
La même pensée métaphysique non dialectique se retrouve dans le fait d'assimiler la pensée aux produits des autres organes corporels (comme, par exemple, la bile) sous prétexte qu'elle résulte de processus du cerveau, ou dans le fait de supposer que l'esprit est une propriété de la matière en général sous prétexte qu'il est une propriété d'une matière particulière. Elle se retrouve plus encore dans l'affirmation que l'esprit, parce qu'il est autre chose que la matière, doit appartenir à un univers totalement différent, sans rapport et sans contact possible avec le monde matériel, d'où résulte le plus extrême des dualismes entre l'esprit et la matière, un dualisme qui s'étend jusqu'aux atomes. Pour la pensée dialectique, l'esprit est simplement un concept qui englobe tous les phénomènes que nous qualifions de spirituels, un concept qu'on ne peut étendre au-delà des observations, c'est-à-dire au-delà des animaux inférieurs où ces phénomènes se manifestent encore. Dans le cas de ces animaux, le terme même d'esprit devient sujet à caution parce que les phénomènes spirituels disparaissent progressivement jusqu'à n'être plus que la sensibilité pure et simple, que les formes les plus élémentaires de la vie. "L'esprit" en tant que propriété caractéristique, en tant qu'entité séparée, présente ou absente dans tel ou tel organisme, n'existe pas dans la nature ; l'esprit n'est qu'un mot, un nom que nous attribuons à un certain nombre de phénomènes bien déterminés que nous percevons comme spirituels, tantôt clairement tantôt de façon vague et incertaine.
Il en va de même pour la vie. Quand on passe des organismes microscopiques les plus petits aux bactéries invisibles et aux virus encore plus petits, on finit par atteindre le domaine des molécules albuminoïdes, d'un haut degré de complication mais qui relèvent de la chimie. Il est bien impossible de déterminer dans cette succession où cesse la matière vivante et où commence la matière morte ; les phénomènes changent progressivement, se simplifient, restent semblables tout en étant déjà différents. Ceci ne veut pas dire que nous soyons incapables de tracer des lignes de démarcation, mais que simplement la nature ne connaît pas de frontières, nettes ou non. Une propriété telle que la "vie", qui serait présente ou absente selon les cas, n'existe pas dans la nature ; ici encore nous avons affaire à un mot, à un concept que nous avons forgé pour englober les variétés innombrables des phénomènes de la vie. Le matérialisme bourgeois, pour qui la vie et la mort, la matière et l'esprit sont des réalités authentiques existant par elles-mêmes, se trouve contraint d'utiliser des oppositions tranchées, là où la nature présente une immense variété de transitions plus ou moins progressives.
C'est donc jusque dans les conceptions philosophiques les plus fondamentales que diffèrent le matérialisme bourgeois et le matérialisme historique. Le premier n'est qu'un matérialisme limité, incomplet et trompeur, par rapport au matérialisme historique plus vaste et parfaitement réaliste, tout comme le mouvement de classe bourgeois, dont il fut l'expression théorique, ne représente qu'une émancipation imparfaite et trompeuse par rapport à l'émancipation complète et réelle qu'amènera la lutte de classe prolétarienne.
Dans la pratique, leur différence se manifeste dans leur attitude envers la religion. Le matérialisme bourgeois voulait en triompher. Mais on ne peut détruire une conception née de la vie sociale à coup d'arguments : cette manière de faire signifie qu'à un point de vue donné on oppose un autre point de vue, or contre n'importe quel argument on peut toujours trouver un contre-argument. On ne peut éliminer une conception donnée qu'après avoir découvert quelles raisons et quelles circonstances la rendent nécessaire et démontré que ces circonstances sont passagères. C'est pourquoi la réfutation de la religion par les sciences de la nature ne fut effective que dans le cas des croyances religieuses primitives où l'ignorance des lois de la nature et de l'explication qu'elles fournissent du tonnerre et des éclairs, de la matière et de l'énergie, permet le développement de toutes sortes de superstitions. La théorie de la société bourgeoise a pu détruire les idéologies liées à l'économie agricole primitive. Mais la religion dans la société bourgeoise est profondément ancrée dans ces forces sociales à la fois inconnues et incontrôlables, face auxquelles le matérialisme bourgeois reste impuissant. Seule la théorie de la révolution ouvrière peut détruire les idéologies de l'économie bourgeoise. Le matérialisme historique dégage le fondement social de la religion et montre pourquoi, à certaines époques et pour certaines classes, elle a été un mode de pensée nécessaire. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut rompre son charme. Le matérialisme historique ne mène pas de lutte directe contre la religion ; partant d'un point de vue plus élevé, il peut l'analyser et l'expliquer comme étant un phénomène naturel se déroulant dans des conditions déterminées. Ce faisant, il en sape les fondements et prévoit qu'elle disparaîtra avec la naissance d'une nouvelle société. Il explique de manière semblable l'apparition temporaire du matérialisme au sein de la bourgeoisie ainsi que la rechute de cette classe dans des tendances religieuses et mystiques : conservant une conception fondamentalement semblable à celle du matérialisme bourgeois, c'est-à-dire la croyance en des lois absolues, la bourgeoisie abandonne son optimisme des débuts pour adopter, à l'opposé, la conviction que les problèmes du monde sont insolubles. II explique de même que le matérialisme gagne du terrain parmi les ouvriers non qu'ils aient été convaincus par des arguments antireligieux mais parce qu'ils voient croître leur compréhension des forces réelles de la société. La religion disparaîtra donc avec le début de la révolution prolétarienne, dont l'expression théorique est le matérialisme historique. C'est par une telle explication que le marxisme vient à bout de la religion.
(à suivre)
(*) Pseudo d’Anton Pannekoek
Nous reproduisons ici quelques extraits significatifs sur les conditions de vie des ouvriers en Russie et la part qui est la leur dans la répartition des produits rationnés. Le capitalisme s'emploie, de bien des manières, à réduire le niveau de vie des travailleurs mais le système russe présente des méthodes originales qui méritent d'être signalées.
Nous tirons ces renseignements de la revue, publiée par l'ambassade russe en France, les "Cahiers de l'économie soviétique".
Les rationnaires sont répartis en 6 catégories qui sont les suivantes : 1°- Non-travailleurs (incapables de travail, invalides) ; 2°- Non-travailleurs (capables de travailler, lycéens, ménagères etc.) ; 3°- Enfants (jusqu'à 8 ans) ; 4°- Employés ; 5°- Travailleurs (ex-ouvrier ordinaire) ; 6°- Travailleur spécial (ex-ouvrier spécialiste de choc).
Toute la population est répartie entre ces catégories par les soins des comités d'entreprises ou organismes dont ils dépendent. Les cartes donnent droit aux denrées suivantes : pain noir, farineux (orge, pois secs et autres denrées servant à faire la "cacha"), viande, matières grasses, poisson, sucre, tous produits de base répartis de façon régulière ainsi que l'alcool, la poudre de lessive, les allumettes, le beurre, la moutarde, du vinaigre, du bicarbonate de soude. Les répartitions de savon, tabac, spiritueux, lait et œufs sont le fait de différents organismes (entreprises, hôpitaux, écoles, maternité etc.).
Voici le tableau des rations de la carte "travailleurs spéciaux" (ces rations varient quelque peu entre les différentes régions)
Ville estonienne | Ville ukrainienne | |
pain noir, par jour en Gr | 500 | 1000 |
Farineux, par mois en Gr | 1800 | 2000 |
Matière grasse, par mois en Gr | 600 | 900 |
Viande et poisson, par mois en Gr | 2200 | 3200 |
Sucre, par mois en Gr | 500 | 500 |
En plus de ces cartes normales existent des cartes spéciales dites "cartes B" et des "cartes limites" attribuées à CERTAINES PERSONNES - L'ÉLITE SOCIALE - QUI LES CUMULENT AVEC LA CARTE "TRAVAILLEUR SPÉCIAL".
Le critère pour l'attribution d'une carte privilégiée est le caractère de "responsabilité" du travail. Il est possible de cumuler plusieurs cartes privilégiées car celles-ci sont attribuées non seulement à l'individu mais aussi à la fonction.
Il résulte de ce système que parfois le salaire est inférieur au coût des produits auxquels les cartes donnent droit.
La carte "B" donne droit à (nous ajoutons la rubrique "Travailleurs spéciaux" afin de permettre la comparaison):
(Par mois) | Carte"B" | Carte "Travailleurs spéciaux" |
Pain blanc | 6000 gr | néant |
Farine | 3000 gr | néant |
Beurre | 1800 gr | 900 gr |
Sucre | 1600 gr | 500 gr |
Viande | 7000 gr | 3200 gr |
Alcool | 1,6 l | néant |
Biscuit | 1000 gr | néant |
Œufs (unité) | 10 | néant |
Savon de toilette | 1 | néant |
Savon lessive | 400 gr | néant |
Cigarettes (unité) | 250 | néant |
La carte "B" donne droit en plus à des fruits secs et frais, à des légumes et à des pommes de terre ainsi qu'à du lait condensé.
La France capitaliste a la pudeur de ne pas étaler ouvertement les privilèges de ses classes privilégiées dans un système aussi inique et révoltant. On accorde bien des cartes aux travailleurs de force mais n'est pas encore admis dans les mœurs d'attribuer des cartes privilégiées aux fonctionnaires et à la "haute bureaucratie", à "l'élite sociale" et "autres responsables" qui, en Russie, ont le droit de cumuler plusieurs cartes. A ces cartes "B" viennent encore s'ajouter des "cartes limites", autre type de privilège comme celui d'acheter librement des produits jusqu'à un certain plafond fixé en roubles et à des prix spécialement réduits. Les bénéficiaires de la "carte limite" sont les personnes ayant reçu un ordre national (héros de l'Union soviétique, héros du travail soviétique, ordre de Lénine etc.)
Voyons plus loin : "Pour ce qui concerne les produits industriels de consommation (textile etc.), il n'existe pas de "points". Les unités syndicales entre lesquelles sont répartis les travailleurs fixent, en accord avec l'organe central de distribution, ce qui sera distribué à chaque consommateur. La distribution est faite par l'unité syndicale. Il en est de même pour le bois de chauffage. CES DISTRIBUTIONS SONT RÉDUITES ET CONSISTENT ESSENTIELLEMENT EN UN VÊTEMENT CHAUD CAPITONNÉ ET UNE PAIRE DE BOTTES EN FEUTRE PAR AN.
LES POINTS EXISTENT POUR LES TITULAIRES DE LA CARTE "B" QUI REÇOIVENT 125 POINTS PAR SEMESTRE. À TITRE D'INDICATION, 40 POINTS SONT NÉCESSAIRES POUR UNE PAIRE DE CHAUSSURES."
A-t-on bien lu ces lignes ? Alors que les points n'existent pas pour les ouvriers, alors que ces derniers reçoivent - quand ils les reçoivent - au maximum UNE PAIRE DE BOTTES EN FEUTRE, l'"élite sociale" reçoit 250 points par an, c'est-à-dire 6 PAIRES DE CHAUSSURES. Et il ne faut pas oublier que, dans ce pays de "socialisme", les privilégiés ont droit de cumuler plusieurs de ces cartes, sans compter qu'à leur disposition et pour leurs moyens, il existe toutefois un marché central où les produits de la campagne sont apportés et vendus librement : lai, viande, fleurs, légumes de saison ; mais les prix sont très élevés."
La Russie est peut-être un "paradis" pour les uns mais UN ENFER CERTAIN POUR LES MASSES OUVRIÈRES.
V.
Comme disait un haut-fonctionnaire : "Le grand avantage de la démocratie sur le fascisme, c'est que, dans la première, on laisse éclater les scandales qu'on étoufferait dans le dernier."
En fait, il n'en demeure pas moins que le scandale est une forme de vie de la société capitaliste démocratique ou fasciste ; le rationnement, la haute bureaucratisation de l'État, l'existence normale de deux marchés ne peuvent qu'aggraver les scandales, rendre leur détection plus grande et leur imbroglio plus inextricable.
Le premier principe sur lequel s'assoit généralement le scandale est, d'une façon certaine, le désir du commerçant de pallier à la liberté de commerce par l'octroi de priorités, de bons de déblocage au travers de pots de vin touchant le plus de gens possibles en raison de la paperasserie inter-ministérielle. Un bon de déblocage ne dépend pas d'un ministère mais de plusieurs ministères qui, tous, régissent, sous un angle différent, une même activité commerciale.
Ce premier principe se trouve être accru en importance par un deuxième principe contradictoire. Tout en voulant conserver la notion de bénéfice dans le procès de circulation et d'échanges de marchandises, on veut en réglementer les prix. Nous savons où nous mène une telle politique.
Les prix défient la réglementation et chaque scandale permet de consacrer d'une part, de cacher à l'opinion publique d'autre part, la hausse des prix qu'une décision gouvernementale confirme.
Toute l'erreur de la politique actuelle en matière de scandale économique provient d'une façon bien petite-bourgeoise d'envisager le problème. Le principe de la marge bénéficiaire étant, et continuant d'être, admis, même par la CGT et le parti "communiste", ce qu'on veut surtout, ce n'est pas sa suppression mais sa réduction, en imaginant par-là provoquer une baisse qui revaloriserait les salaires.
Seulement la marge bénéficiaire de toute entreprise ne cesse de baisser depuis pas mal d'années -et il ne faut pas se laisser impressionner par la valeur nominale de celle-ci- et le besoin d'économie dans la production se faisant sentir, le salaire subit la même compression en vue de la reproduction élargie.
Ce qui, en définitive, ne nous permet pas de sortir du cercle vicieux qu'est le problème des prix, salaires et production dans un système capitaliste.
Dénoncer les scandales économiques devrait ramener les économistes et les hommes politiques à dénoncer le système de production en vigueur. Et les journaux -qui, par besoin démagogique, réclament des sanctions exemplaires- portent tout l'accent sur les personnalités incriminées et non sur le fond réel du problème.
On se rend bien compte, à ce moment, que cette confusion sciemment organisée et propagée tend à mettre hors de cause le système capitaliste, surtout quand l'État se fait capitaliste et permet aux rivalités politiques de s'abreuver de discussions discriminatrices quand la discrimination sur le plan de classe est inexistante.
Les scandales économiques viennent tenir l'honorabilité non tellement de telle ou telle personnalité mais de tel ou tel parti qui détenait le ministère ou qui en avait profité au travers d'homme de paille ; mais pour mieux alimenter l'atmosphère de pseudo-discussions "élevées", on a recours aux scandales politiques.
Dans l'affaire Hardy, d'un côté les "souteneurs» sont entachés de gestapisme, de l'autre côté les accusateurs sont les "vrais résistants". Dans l'affaire du général Alamichel, le même critère existe. Seulement les rôles sont inversés ; Hardy est accusé par le Parti "communiste" mais Alamichel doit sa promotion à ce même parti ; Frenay du MRP défend Hardy mais accuse Alamichel.
Depreux, dont l'anti-stalinisme est connu, découvre et exploite l'affaire Joanovici et le groupe "Honneur et police" fortement stalinien, pour répondre à l'exploitation du scandale "Gouin-Malafosse".
À cette cadence, tous les partis sont entachés de scandale ; demain, toutes les personnalités représentatives de la France le seront.
Seulement tous les scandales, soit politiques soit économiques, ont débuté sous l'occupation et sont intimement liés à la résistance. Des millions de victimes innocentes sont mortes sans se rendre compte des scandales que leurs chefs préparaient.
Ce n'est pas eux "la glorieuse résistance" car ils n'en ont été que les dupes mêmes, au même titre que les soldats morts dans cette 2ème guerre impérialiste. La vraie "résistance", c'est ces chefs et ses partis bourgeois, des PRL aux staliniens qui ne vivent que par l'exploitation du scandale et par le double-jeu politique.
A tous les partis bourgeois qui ne vivent que par cette démocratie "purifiée", qu'ils sachent que sur leur lutte scandaleuse se forge le pouvoir encore plus scandaleux d'un homme qui s'isole aujourd'hui, espérant mieux sauter demain.
Aux ouvriers, à ceux qui chaque jour n'ont comme maigre pitance que ces scandales, il serait bon qu'ils se demandent si cette démocratie bourgeoise n'est pas aujourd'hui un seul et unique scandale que seule la révolution prolétarienne et la suppression du régime capitaliste peuvent y mettre fin.
Tous ces scandales, toutes les manifestations dans l'ordre républicain pour le salaire minimum vital, pour la réduction des marges bénéficiaires, pour le travail forcé des oisifs ne sont que des décisions servant à cacher le vrai problème de lutte politique de classe, de lutte de sociétés, pour mieux ainsi protéger le règne de l'anarchie capitaliste.
Comprendre ceci, faire comprendre ceci est un premier pas et la seule voie d'un redressement révolutionnaire de la lutte émancipatrice de la classe ouvrière.
L'étape suivante sera immanquablement le détachement effectif et non illusoire de la classe ouvrière des partis socialistes et staliniens ; et c'est à partir de ce point que le problème de la formation du parti révolutionnaire et de la lutte offensive du prolétariat prend son plein essor.
Sur les événements d'Indochine, la presse a donné une assez large audience aux incidents parlementaires qui ont eu lieu à propos d'eux. Il est inutile d'en faire un récapitulatif. Mais un fait reste désormais acquis : c'est le double-jeu des staliniens.
D'une part leur présence au gouvernement leur semble indispensable, soit en raison du noyautage qu'ils font, soit en raison de la Conférence de Moscou, soit surtout en raison de leur nature bourgeoise qui les fait aujourd'hui jouer le rôle de garde-chiourme de l'État capitaliste.
D'autre part leur mainmise sur les masses ouvrières les obligent à des simulacres d'opposition anti-impérialiste. Mais aussi ne faut-il pas trop que cette mise en scène ne dépasse les limites de simple comédie bouffonne.
L'opposition à la politique indochinoise de Moutet s'exprimera non par un vote de défiance net et clair mais par une ambiguïté qui caractérise toujours le parti stalinien.
Le groupe parlementaire stalinien s'abstient de voter les crédits militaires, tandis que les ministres staliniens, pour ne pas rompre la responsabilité collective gouvernementale, les votent.
Et ce double-jeu, dignes des meilleurs "collaborationnistes", permet de rester au gouvernement et de faire figure, pas directement mais au travers de la CGT, de défenseur des droits des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Pour la circonstance, Benoît Frachon n'était pas membre du bureau politique du PC mais secrétaire général de la CGT.
Ce qui devrait faire réfléchir dans cette comédie parlementaire est le fait que Ramadier, intraitable au début de la discussion sur l'Indochine, accepte, en fin de débat, ce compromis. C'est qu'il est fort à croire que, de compromis, il n'y en eut vraiment pas -le rôle de l'assemblée donne libre jeu à la politique (...) avec l'alliance des staliniens- mais une merveilleuse entourloupette avec revendications ouvrières luttant sporadiquement contre la famine.
Ce compromis, digne de la meilleure époque de la 3ème République, s'est fait sur le dos de la classe ouvrière indochinoise et française, en étouffant les problèmes essentiels du moment et en ressoudant à nouveau la classe ouvrière des deux pays à leur bourgeoisie respective.
Cette comédie parlementaire et le discours de Bruneval ne font que renforcer encore la solidité gouvernementale. Demain, aux cris de famine des masse ouvrières, on répondra que la république "une et indivisible" est un danger. Si la classe ouvrière se mêle à ce simulacre de lutte pour la liberté, c'est l'expérience espagnole qui se reproduit, mais avec des conséquences plus néfastes pour le prolétariat.
Sadi
Le fait que nos positions commencent à se répandre dans les milieux de la gauche socialiste, trotskistes et anarchistes nous a valu de nombreuses critiques. Il en est une cependant qui surnage au-dessus, très loin de toutes les autres, qui viennent de tous ces milieux apparemment si différents : nous sommes des pessimistes, nous voyons tout en noir et toutes nos positions politiques, tout notre "sectarisme" sont basés sur ce pessimisme et cette vue en noir.
Que répondre à tous ces "optimistes" ? Ils commencent eux-mêmes à se rendre compte du tragique de la situation, dont nous analysons tous les mois ici l'évolution, depuis bientôt deux ans. Où sont les pessimistes ? Où sont les optimistes ? En réalité c'est sous un angle politique et non sentimental que se résout le problème. Notre objectivisme nous a valu le titre de "pessimistes" ; de même que nos positions, ayant trait à l'activité d'un groupe révolutionnaire dans la période présente, devaient nous valoir le nom de "sectaires". Mais où sont tous les "Z'optimistes" sur commande, les faiseurs de grève générale à la petite semaine, les découvreurs de révolutions, tous les agités, les nerveux ?
Les socialistes de gauche, qui ont enfin compris que la guerre approchait, forment le "3ème front" derrière Marceau Pivert qui a fait ses preuves dans cette guerre-ci, comme soutien moral de la Résistance (voir la lettre de celui-ci à De Gaulle).
Les trotskistes, eux, sont pris d'une vraie panique : ce coup-là, ça y est, la Russie est menacée de mort ! Staline et Molotov "ne font pas appel aux travailleurs du monde entier" pour la défendre ; ils conduisent l'URSS à sa perte, disent les trotskistes ; à nous de la sauver et de la défendre !
Quant aux anarchistes, s’ils voient la situation qui évolue vers la guerre, n'en continuent pas moins à montrer leur impuissance. Cette impuissance de l'anarchisme dans la période actuelle de décadence du capitalisme est caractérisée par des appels à la grève générale, à l'insurrection, appels adressés à un prolétariat qui semble vouloir donner raison au proverbe qui dit que "ventre affamé n'a pas d'oreilles", ou tout au moins qui n'en a pas pour ceux qui l'encasernent. Appels donquichotesques à un prolétariat qui ne répond pas. Battage dans le vide qui conduit à l'illusion qu'un tel battage, que de tels moyens conduisent à la révolution, qu'ils la déterminent.
Nous n'avons cessé de montrer le chemin que prenait la politique mondiale, d'une conférence des grands à une autre conférence (de Postdam à Londres particulièrement), d'un discours à un autre discours (notamment ceux tels celui de Trumann devant la flotte américaine l'année dernière, ceux de Churchill, les réponses de Staline etc.).
De même, dans les événements qui ont successivement agité l'Indonésie, la Chine, l'Inde, l'Iran, la Palestine, l'Indochine, la Grèce et qui plusieurs fois de suite se sont renouvelés, nous avons montré combien ridicules et criminels étaient ceux qui, en partant de ces événements, les prenaient pour des indices d'une montée révolutionnaire, pour des mouvements révolutionnaires et qui, basant leur vie politique sur une telle chimère, sur une telle illusion, participaient à entretenir dans la classe ouvrière ces chimères et ces illusions. Mais ces chimères et ces illusions à propos de luttes qui en réalité opposent différents clans de la bourgeoisie, qui en réalité opposent le bloc anglo-américain et le bloc russe, leurs satellites et acolytes, permettent à ces luttes de se perpétrer sur le terrain-même de luttes d'influences et d'intérêts capitalistes et engagent la classe ouvrière à y participer. La conclusion de ces luttes devant être la guerre entre les deux blocs, l'illusion de la révolution partant de ces luttes conduit directement soit à la participation pure et simple à la guerre (et les trotskistes y vont), soit à l'abandon du mouvement ouvrier ; et l'avant-garde connaît depuis 20 ans cette philosophie du désespoir dont Koestler s'est fait un des chefs de file, philosophie qui la mine et brise ses forces déjà restreintes. C'est la conclusion et les caractéristiques d'une époque historique et des illusions qu'elle produit.
Aujourd'hui, peu à peu les illusions commencent à tomber, mais avec elles disparaissent les apparences révolutionnaires que ces organisations tentaient de conserver. Nous avons vu, dans d'autres articles, où mènent les tendances de la gauche socialiste. Nous voyons le rôle du trotskisme qui mobilise pour défendre l'URSS contre l'impérialisme anglo-américain le peu d'ouvriers qu'il a pu rafler aux staliniens grace à la surenchère dans la lutte économique.
Les uns et les autres sont ennemis à mort, d'un côté (du côté anglo-américain) les socialistes de tout poil, de l'autre les pro-russes (staliniens et trotskistes). Les uns n'ont qu'une critique à sens unique du bolchevisme qui vise la Russie d'aujourd'hui et ses défenseurs, les autres, ici et là, partout où les intérêts du capitalisme anglo-américain entrent en jeu, n'ont d'yeux que pour la trahison de la 2ème Internationale. Les anarchistes appellent à une lutte stérile un prolétariat embrigadé, enrégimenté, exsangue et écœuré, tout en continuant à entretenir des illusions profondément retardataires et devenues contre-révolutionnaires, telles "l'anti-fascisme", "le sabre et le goupillon" et un pacifisme petit-bourgeois qui n'a d'autre effet que d'accepter la guerre quand elle est là, la dénoncer ensuite.
* * *
En fait, la situation mondiale, si elle n'a fait que s'aggraver à chaque étape déjà citée, marque surtout un chaos grandissant.
Les différents faits économiques et politiques, que nous avons voulu relever pour marquer l'évolution de la situation, marquent seulement une réalité, celle du chaos, d'un chaos qui s'accentue chaque jour et qui trouve son expression dans des phénomènes qui sont toujours plus accentués, chaos qui ne peut que s'aggraver tant que le cours historique actuel ne sera pas renversé.
Il n'appartient pas à un groupe de militants, ayant toute la bonne volonté du monde concentrée en lui, de renverser une situation historique. Il ne peut faire qu'une seule chose, c'est lutter contre le courant afin d'être prêt le jour de ce renversement. Toute illusion finit par faire transformer une idée de volonté de transformation en cette transformation elle-même ; et, quand la guerre éclatera, nous verrons les socialistes de gauche jubiler de l'écrasement de la Russie et les trotskistes penser que la révolution est là du côté de la Russie.
Dans la crise actuelle, il convient de noter une aggravation des rapports entre le bloc anglo-américain et le bloc russe. En parallèle à cette aggravation des rapports politiques et diplomatiques, la crise économique mondiale s'accentue.
* * *
L'événement politique marquant le plus proche est la conférence de Moscou. Mais sans parler de la conférence elle-même, il est important de noter quelques faits qui ont un rapport très important avec elle.
Tout autour de la Russie, les américains viennent d'ouvrir une véritable offensive afin de chasser les russes des positions acquises à la faveur de la guerre contre l'Axe, et que les guérillas et les assauts diplomatiques n'avaient pas encore liquidées. La guerre larvée qui couve dans la situation présente prend plusieurs formes. C'est tantôt l'intimidation, le jeu d'influences économiques, tantôt l'emploi direct de la violence. L'impérialisme américain est devenu la vivante figure du capitalisme-militariste qui emploie, là où il faut, l'or et, là où il faut, la poudre.
La Suède avait passé des accords commerciaux avec l'URSS, chez qui les échanges bilatéraux chassaient, pour une grande part, les importations des États-Unis. Ceux-ci, mécontents, ont fait savoir qu'ils ne l'entendaient pas ainsi et, sous prétexte de "liberté des échanges", menacent de couper leur marché à la Suède (c'est-à-dire refus d'acheter et de vendre) si celle-ci ne révise pas son commerce extérieur (c'est-à-dire si elle n'apporte pas des modifications restrictives aux accords commerciaux passés avec la Russie).
En Grèce et en Turquie, Trumann, dans son discours "bombe", a fait entendre au monde entier que "c'est avec l'or, les techniciens et les soldats américains qu'il faudra compter désormais".
Dans le Moyen-Orient, le jeu subtil de la politique anglo-américaine a mis les russes en déroute dans leurs expériences d'Afghanistan et resserre à son profit les liens entre les 7 États arabes.
Aux Indes, c'est sous les cris de "Mort au Pakistan" que se sont faites les dernières manifestations meurtrières. L'espoir russe de voir se constituer, à leurs frontières communes avec les Indes, un État indépendant qui leur serait favorable semble s'exclure de plus en plus et c'est ce qui permet aux anglais d'envisager de quitter l'Inde (quoi que cela ne soit pas encore réalisé).
En Chine enfin, ce sont les bombardiers de l'armée gouvernementale qui résolvent les différends entre les "communistes" et eux, en attaquant Yenan à la bombe, Yenan qui est la capitale des "communistes" chinois. Ajoutez à cela la livraison de leur zone, par les russes, au profit d'avantages économiques et l'on voit le recul que ceux-ci effectuent.
Que ce soit en Grèce ou en Chine, les guerillas soutenues par les russes reçoivent des coups très durs et maintenant, ouvertement, les États-Unis mènent la guerre.
Il n'est personne, jusqu'à la France avec... la Bulgarie, qui n'ait des rapports violents (incidents diplomatiques, gifles et expulsion).
L'ambassadeur des États-Unis en Pologne qui donne sa démission, cela fait bénin et, pourtant, cela montre le caractère et le degré des rapports internationaux au moment de la conférence de préparation à la paix, la 5ème ou 6ème. On croirait que c'est hier quand Chamberlain partait discuter amicalement avec Hitler, pendant que les troupes allemandes se préparaient à envahir la Pologne et quand la mobilisation générale était décrétée en France.
Mais, en fait, l'armée turque est toute entière sur le pied de guerre, l'armée anglaise n'a pu être démobilisée que dans une faible part et l'on sait très bien que l'on ne peut rien savoir d'exact sur l'état des armées russe et yougoslave.
Il s'agit en réalité des préambules à la paix. Il n'y a que quelques malentendus d'ordre tout à fait banal sur les modalités de cette paix.
En réalité la bourgeoisie mondiale est incapable d'assurer la vie de la société et pallie au plus pressé, ayant une seule chose en vue : ses intérêts et ses privilèges. Elle préférera un autre massacre que d'en abandonner un pouce. C'est l'enseignement principal de toute cette série de conférences : l'impuissance sanguinaire des tyrans de ce monde dont la conférence de Moscou est une expression flagrante et une étape vers le conflit armé.
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Les russes reculent, avons-nous dit. Certes, la position des guérillas en Chine et en Grèce est peu favorable. Certes, l'annonce de Trumann semble écarter tout espoir pour la Russie, de faire changer en sa faveur le statut des détroits et d'avoir une influence en Grèce.
Cependant si Trumann a été contraint de "mettre les pieds dans le plat" d'une manière aussi énergique, c'est parce que, pour la première fois, le bloc américain était obligé de marquer des points faibles dans son jeu. Ces points faibles sont constitués d'une part par le renforcement de la politique économique de l'URSS en Europe où elle prend la place que l'Allemagne y occupait et évince le bloc anglo-saxon (notamment au travers de traités commerciaux avec la Finlande, la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Bulgarie, la Yougoslavie, l'Albanie etc.), grâce au contrôle exclusif de la navigation du Danube et grâce aussi à l'avantage d'échanges entre pays proches, à cause de la pénurie des transports et de l'économie réalisée sur eux. D'autre part le chaînon faible est constitué par la Grande-Bretagne à qui la guerre de 1914 puis celle de 1939 ont porté des coups, sinon mortels comme pour la France, du moins fort néfastes, et dont elle a beaucoup de mal à se relever.
L'Angleterre ne peut plus assurer le contrôle militaire de ses colonies de l'Inde, de la Palestine, de la Grèce et de la Turquie ; elle ne peut plus supporter les frais énormes que cela entraîne ; et elle a besoin, pour son économie défaillante, des hommes qui sont immobilisés dans le monde. Les États-Unis sont là ; ce sont leurs intérêts communs, l'état-major est le même ; il s'agit tout simplement beaucoup plus d'un "choc psychologique" que d'une relève des anglais par les américains. Les dollars ne cessent d'affluer en Turquie, en Chine, en Iran, en Grèce, partout où cela peut être utile au bloc anglo-américain. Les commissions de techniciens et de "conseillers politiques" sillonnent ces pays depuis longtemps déjà. Mais les discours comme celui de Trumann sont plus des sondages de l'opinion publique que la marque d'un "tournant" dans la politique anglo-américaine ; au contraire, il semble tout à fait logique à celui qui suit la politique anglo-américaine depuis la fin de la guerre.
En réalité, à Moscou, chacun vient montrer les dents et tout le monde se retirera sans qu'autre chose que des points d'interrogations restent posés pour ce qui est des problèmes de la paix ; et quels points d'interrogations !
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Au premier plan des préoccupations de la conférence de Moscou, il y a l'Allemagne.
Les "alliés" se penchent avec sollicitude sur le sort futur des allemands. Les russes et les américains, pour des raisons différentes, voudraient une Allemagne centralisée. Les français préconisent le morcellement tel que Jacques Bainville le demandait après l'autre guerre. Les français demandent aussi la déportation d'allemands pour pallier à la surpopulation en Allemagne. Mais tout ceci cache le désarroi profond qui règne dans le camp des impérialistes vainqueurs au sujet de la carcasse du vaincu. Pour un pays qui entreprend une guerre et qui fait des dépenses énormes dans ses armements, il joue sur l'unique possibilité de victoire. Pour lui, la guerre doit être rentable. C'est le but de se payer des frais de guerre sur le dos du vaincu, l'Allemagne et que les "alliés" cherchent une combinaison qui les satisfasse. Inutile de dire que, dans les réparations comme ailleurs, ce sont les plus forts qui se servent d'abord ; aux autres après, s’il en reste.
Pour les américains, une Allemagne démocratique centralisé c'est une Allemagne qui peut se relever économiquement et remplir le double avantage de concurrencer la Russie en Europe centrale et de payer ses dettes de guerre.
Si, pour les américains, la centralisation de l'Allemagne et son relèvement économique conditionnent les prélèvements à titre de réparations, pour les russes leurs réparations passent avant tout parce que, dans le fond, s'ils acceptent le principe de l'unification de l'Allemagne, ils ne sont pas prêts de se retirer de leur zone. Ils n'en partiront qu'après avoir raflé le plus possible et quand il n'y aura plus moyen de faire autrement (il est certain du reste que l'unification de l'Allemagne ne veut pas dire l'abandon de l'occupation militaire, du moins les russes comptent bien l'occuper quelques décades). Toute leur politique consiste à accepter le principe des accords mais à les mettre dans l'impossibilité de se réaliser.
Pour la France il n'y a qu'une seule chose qui puisse à la fois garantir sa sécurité et lui donner des garanties que des réparations économiques lui seront versées, c'est l'occupation de la Ruhr et le monopole sur son industrie et son sous-sol. Mais les anglais ne tiennent pas à perdre la Ruhr. Mais l'Allemagne sans la Ruhr et sans l'Est industriel occupé par les russes n'est plus l'Allemagne rentable que désirent les américains. Et sachant que les russes, en réalité, n'ont pas intérêt à ce que l'état de choses actuel change, on voit que la conférence de Moscou a de grandes chances d'aboutir à une autre conférence qui, elle-même... et puis un beau jour ça se gâtera.
L'Allemagne n'en reste pas moins un fardeau, un problème insoluble. L'administration des zones américaine et anglaise coute. Les américains sont pressés d'arriver à leurs fins de rentabilité de l'économie allemande. Les russes veulent garder ce qu'ils ont et tergiversent. Pendant ce temps-là, et malgré la famine, l'augmentation de la population en Allemagne et le surnombre des femmes (7 millions maximum, 5 millions minimum) posent un problème démographique aigu que la déportation des hommes - préconisée par Bidault et pratiquée, plus que de mesure, par Staline - n'est pas faite pour arranger.
En relation avec la conférence de Moscou, d'importantes manifestations se sont produites dans la Ruhr, groupant plusieurs centaines de milliers d'ouvriers. Au sujet de ces manifestations, on a déjà beaucoup écrit. Il est certain que la situation de famine qui règne n'a pas été créée volontairement par les occupants. Mais il est curieux que ce soit justement à ce moment que le mouvement éclate (d'ailleurs ce ne sont pas les premiers mouvements ; on a beaucoup moins parlé des plus anciens, faits il est vrai sur une échelle moins large ; également la famine n'existe pas d'aujourd'hui, et pas seulement dans la Ruhr mais dans toute l'Allemagne). Il n'en reste pas moins vrai que ces manifestations ont été exploitées par les partis politiques allemands. Il est difficile de dire qu'ils ont été "fomentés", cependant il est si facile de trouver des raisons de mécontentement en Allemagne, dans sa situation actuelle qu'il suffit que, soudain, les partis politiques allemands et les syndicats qui doivent se montrer "bons administrateurs", "capables de gouverner" à la place des "alliés" un jour prochain, pour l'instant en les secondant servilement, aient senti le moment favorable pour laisser la bride sur le cou à leurs administrés, en leur suggérant au besoin ce qu'ils attendaient d'eux ; et voilà que naît un mouvement spontané, mouvement dont tous les politiciens s'emparent : les anglais contre les allemands, les russes contre les anglais, les socialistes allemands pour l'unification de l'Allemagne etc. C'est là que les staliniens se sont employés activement, se servant de leurs postes syndicaux.
Mais le mouvement dépasse les espérances et les gouts des politiciens. Les uns et les autres tentent d'endiguer, en leur faveur, le mouvement le plus important depuis la fin de la guerre.
Une première conclusion s'impose : ils n'y ont pas réussi totalement et ont commencé, depuis le début de la semaine suivante, à lancer leurs appels au calme (si connus chez nous). Les mouvements se sont poursuivis et, laissant de côté les problèmes politiques mis en avant par les politiciens, les ouvriers ont de nouveau posé leurs revendications au sujet d'une amélioration du ravitaillement.
Mais il faut être extrêmement prudent au sujet de ces mouvements. Ils se placent à la pointe extrême de la politique de préparation à la guerre :
- D'une part ils peuvent se développer et s'affranchir de l'emprise des partis politiques allemands, de la politique allemande et devenir un foyer de lutte de classe important, capable de donner une nouvelle orientation au cours historique qui va vers la guerre, et notamment s'appuyer sur un mouvement italien qui pourrait y trouver des raisons de renaître.
- D'autre part ils peuvent au contraire servir aux partis politiques allemands, notamment au parti "communiste" stalinien en faveur de la politique russe, et ne faire qu'accélérer le cours vers la guerre, en donnant aux impérialistes des bases nouvelles de désaccord qu'ils auront un plaisir immense à exploiter.
Inutile de dire que le jeu est extrêmement dangereux. Pour l'instant, puisque nous ne sommes pas des prophètes, bornons-nous d'en marquer l'importance, et surtout l'importance du développement de tels mouvements qui peuvent, dans un sens comme dans un autre, donner une nouvelle tournure à la politique. Cela peut en tous cas reposer bien des problèmes pour la bourgeoisie.
L'avenir de la lutte de classe ne peut qu'y gagner à sentir toute l'importance du développement de la lutte du prolétariat allemand et à la suivre de prés.
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Et c'est la ronde infernale. Le chaos politique et économique à la fin de l'hiver s'est soldé par une famine qui a envahi l'Europe après avoir fait des milliers de morts en Roumanie et dans la partie orientale de la Russie d'Europe. L'Allemagne, l'Espagne et l'Italie, ensuite la France, sont dans une situation catastrophique. C'est chaque jour plus la famine, et l'hiver prochain ne s'annonce pas meilleur, sinon pire. A ces graves situations alimentaires s'ajoute, pour tous ces pays, une situation monétaire catastrophique ; l'inflation accompagne presque toujours la misère et la famine, amenuisant encore le niveau du pouvoir d'achat des classes pauvres.
En France, la situation est très grave. On a voulu y remédier par une série de décrets et de mesures "psychologiques", par un 10% d'impôt de solidarité nationale, peine perdue. Tandis que les ministres passent leur dimanche à parler à la radio pour démontrer que tout va bien (la méthode Coué) et que les finances n'ont jamais été aussi saines, l'institut d'émission tourne à plein rendement, la guerre d'Indochine coute 100 millions par jours, le budget n'est même pas débattu, c'est le chaos dans les affaires et on se dit chaque jour : "Encore un jour de gagné..."
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Oui, encore un jour de gagné... pendant que l'on fait des compromis, que l'on discute en conseils des ministres "restreints", le massacre d'Indochine continue. Tant que les staliniens ne seront pas évincés du Viet-Minh, le gouvernement ne traitera pas.
Le massacre continue en Chine. Les maladies et la famine envahissent l'Europe. Des ouvriers sous-alimentés doivent fournir un travail plus grand, sur un matériel industriel vétuste, pour ne gagner même pas de quoi vivre, pendant que surproduction et chômage guettent les États-Unis, l'Australie et d'autres pays encore.
D'un tel chaos ne peut sortir qu'un chaos encore plus grand. L'offensive que les États-Unis mènent contrer la Russie, sous une forme larvée aujourd'hui, y trouvera demain un terrain favorable.
Dans une telle situation, l'avant-garde révolutionnaire doit resserrer ses liens et ses contacts, lutter contre le courant par tous les moyens possibles. Les camarades doivent à la fois serrer les coudes et faire oeuvre de solidarité révolutionnaire là où c'est nécessaire et prévoir les nécessités futures ; l'avant-garde doit être prête politiquement à jouer le rôle historique qui est le sien contre la guerre impérialiste et se préparer aux luttes que le prolétariat révolutionnaire est susceptible d'engager par la suite. Il s'agit d'être sérieux et réfléchis et non agités et nerveux, enthousiastes à s'essouffler pour rien. Pour nous, il s'agit plus de ne pas courir vite et de savoir partir à point, tout en gardant bien en vue l'état effectif de nos forces, en s'en servant à bon escient et non en s'essoufflant dans un bluff grossier et donquichotesque.
PHILIPPE
Après plus d'un mois de grève, durant laquelle ils semblaient dominer la situation par leur cohésion et leur unanimité, les ouvriers ont décidé brusquement de mettre fin à la grève et de reprendre le travail le 17 mars, sur la base de leurs anciennes conditions.
Ce fait par lui-même suffit déjà à éveiller la méfiance et incite à rechercher, derrière les manifestations apparentes, les dessous réels, où se trouvent les mobiles véritables de ce conflit et de son déroulement.
Il y a évidemment un premier côté, banal celui-ci, d'une demande de réajustement de salaire de la part des ouvriers de la presse ; la légende des hauts salaires mirobolants des ouvriers de la presse ne correspond naturellement à rien. Il y a bien longtemps que cette catégorie d'ouvriers a perdu sa position "privilégiée" d'autrefois. Personne ne songeait à contester la légitimité de leur revendication, ni le syndicat de la presse (patronal), ni la SNEP, ni les imprimeurs, ni même le gouvernement. Tout le monde s'accordait sur la "légitimité" des réclamations des ouvriers, discutant seulement sur le pourcentage de l'augmentation et les modalités dans l'application afin que l'augmentation des salaires ne pèse pas trop lourdement sur la marche commerciale de la presse[1]. De leur côté, les ouvriers très, "compréhensifs", ont accepté immédiatement les propositions patronales et gouvernementales d'aménagement de la production comprenant une augmentation de la production proportionnelle à l'augmentation des salaires. Ainsi, cette "grande" grève de "lutte et d'action directe" a vu s'établir rapidement un accord entre tous les intéressés , arrangeant aussi bien les affaires du patronat tout en accordant satisfaction aux revendications des ouvriers. Il faut encore remarquer que l'on n'a pas assisté cette fois-ci à l'attaque ministérielle contre les ouvriers de la presse, les dénonçant comme "des privilégiés" et "des collaborateurs de la veille" par-dessus le marché, comme ce fut le cas lors de la grève des rotativistes l'année dernière. Pourtant, c'est toujours le même Croizat, communiste et secrétaire général de la fédération des métaux, qui est ministre du travail. Les incidents à l'imprimerie de L'Humanité n'avait pas tant pour fond une manifestation d'hostilité du PCF contre la grève que le désir des communistes dont l'avantage sur les autres est de pouvoir faire paraître leur journal de temps en temps durant la grève.
Si malgré ces conditions, qui devaient plutôt favoriser une solution très rapide, la grève s'est démesurément prolongée, il faut chercher les causes ailleurs que simplement dans une opposition patronat-ouvriers.
Que cela soit ainsi, nous le voyons encore sur les affiches publiées pendant la grève par L'Humanité et son ombre le Franc-Tireur. Dans ces affiches, ces journaux déplorent la prolongation de cette grève qui, parait-il, cause un préjudice financier colossal à la presse de la "Résistance" et dénoncent des machinations ténébreuses du trust Hachette et autres groupements financiers qui tentent, en mettant en difficulté la presse "libre" et républicaine, de reconquérir la haute main sur la presse quotidienne.
Aucun doute, en effet, sur l'existence des intrigues compliquées qui se trament dans les hautes sphères gouvernementales autour de ce secteur décisif de la vie politique du pays. La presse est une arme de propagande redoutable, entre les mains des grands partis gouvernementaux, dans la fabrication de l'opinion publique.
A la libération, les trois grands partis, le MRP, le PS et le PCF, ont réussi à s'emparer de la presque totalité de la presse aux dépens des autres formations et groupes trop faibles pour les en empêcher. Depuis, les autres groupes dépossédés, les anciens potentats n'ont cessé de mener une lutte, tantôt sourde tantôt ouverte, pour récupérer une partie de leurs pertes.
A la tête de cette opposition contre les nouveaux parvenus et "usurpateurs", se trouve le Parti radical-socialiste. Et on se souvient de plusieurs discours de Herriot, dans la Constituante, pour la liberté de la presse et le retrait de "l'autorisation préalable", moyen par lequel les trois partis au gouvernement monopolisent la presse pour leur propre compte.
Ce thème a servi de cheval de bataille aux Radicaux lors des successives et nombreuses consultations du corps électoral : les référendums et les élections.
L'entrée des Radicaux dans le gouvernement s'est faite, entre autres, sur la base de concessions que lui ont fait les autres partis dans le domaine de la presse, à la suite de quoi le gouvernement devait présenter un projet de loi retirant "l'autorisation préalable". Le MRP et le PS devaient d'autant plus être enclin à faire cette concession que, de tous les partis, les communistes avaient la meilleure part, que leur domination de la presse allait en augmentant, ce que le MRP et le PS redoutaient par-dessus tout.
Mais, d'autre part, le processus de concentration de toute la vie économique de la société, la tendance de l'étatisation aux dépens d'un capitalisme libéral, qui est la caractéristique de la période présente ne peut s'accompagner d'une presse plus ou moins indépendante. Le contrôle de l'État, sinon sa totale domination sur la presse, est une nécessité absolue pour le capitalisme moderne.
D'où la position ambivalente du gouvernement français, traduisant la situation particulière du capitalisme français, tant du point de vue de sa structure interne que de la place qu'il occupe sur le plan international.
D'une part la nécessité d'avoir une presse centralisée, entièrement soumise et contrôlée par l'État, d'autre part la division et le fractionnement du capitalisme français dont les intérêts particuliers exercent encore de fortes pressions contradictoires ; d'une part la nécessité d'opposer, face aux autres États, un point de vue "français", d'autre part sa faiblesse réelle qui fait que le capitalisme français ne peut avoir d'autre possibilité que de s'intégrer dans un des deux blocs existants, d'où l'attraction à laquelle est sujet la France, venant tantôt de la part de Moscou, tantôt de la part de Washington et déchirant "l'unité française" en deux courants fondamentaux, s'accommodant parfois mais s'opposant toujours.
Le gouvernement français n'est pas une unité mais un composé, un compromis, un moyen terme, continuellement mis en question. D'où ses continuelles hésitations, ses demi-mesures, le fait qu'à chaque pas qu'il fait dans un sens il fait un demi pas en sens opposé. C'est le prototype d'un pays capitaliste de 3ème ordre.
Dans la question de la presse s'est à nouveau manifesté la nature d'un composé des contradictions du gouvernement français. Intrigues des anciens magnats de la presse pour récupérer leurs positions, volonté farouche des staliniens de garder le monopole de la diffusion au travers de leur Messagerie Nationale de la Presse, intrigues du parti radical sous l'étiquette de la liberté de la presse, nécessité de concentrer entre les mains de l'État la parole imprimée, intrigues des partis cherchant à faire perdre aux staliniens leur place dominante[2], etc.
Tous ces tiraillements ont atteint leur maximum à l'occasion de la grève, expliquent les interventions et l'attitude équivoques et contradictoires du gouvernement dans ce conflit.
D'abord le gouvernement semblait hostile à toute augmentation des salaires parce que contraire à sa politique de baisse des prix ; ensuite il déclarait se désintéresser de cette affaire, laissant ouvriers et patrons se mettre d'accord ; enfin il revenait pour proposer une augmentation des salaires de 17% mais correspondant à une augmentation d'autant de la production ; et finalement, après qu'ouvriers et patrons acceptèrent cette proposition gouvernementale, Croizat, ministre du travail, au nom du gouvernement, revient sur sa propre proposition sans autre explication et déclare s'opposer à tout augmentation.
Il paraît que Croizat aurait menacé le président du conseil, le socialiste Ramadier, de déclencher un mouvement de grève dans la métallurgie (syndicats dirigés par les staliniens) si on accordait satisfaction au syndicat ouvrier de la presse (dirigé par des réformistes anti-staliniens). Il aurait agi ainsi pour sauvegarder le prestige stalinien dans la CGT. Cela est fort possible et ne saurait aucunement nous étonner.
Mais cette manœuvre purement politique ne contredit pas mais viendrait plutôt s'ajouter à tout ce que nous avons dit plus haut sur les intrigues dans les coulisses qui dominaient lors du déroulement du conflit de la presse.
Pour l'instant il ne semble pas que le statut de la presse ait trouvé une solution ; le gouvernement incapable de prendre une position définitive, remettant la solution à un moment ultérieur, s'est décidé à maintenir les choses telles qu'elles sont sur le plan du conflit. Cela signifiait mettre fin à la grève sur la base du statu-quo. Ce qui fut fait.
Si l'attitude gouvernementale, brusquant la fin de la grève, est compréhensible, l'attitude des ouvriers, acceptant de reprendre le travail sur les anciennes conditions, laisse à première vue quelques étonnements.
Il serait absolument stupide de parler de "trahison de chefs" syndicaux, comme ont l'habitude de le faire les trotskistes et autres à chaque nouvelle défaite d'une lutte ouvrière. Cette "explication", s'appliquant à chaque défaite partout et toujours, n'explique finalement rien du tout et, au plus, que les "explicateurs" ne comprennent rien à ce qu'ils veulent expliquer.
Nous avons déjà fait remarquer qu'il y avait une cohésion certaine parmi les ouvriers dans la grève. Ajoutons encore que le syndicat ouvrier de la presse est composé d'ouvriers en majorité anti-staliniens, avec un fort pourcentage d'éléments syndicalistes, anarchistes, gauchistes et même trotskistes. La direction est dans les mains d'anti-staliniens et exprimait, plus ou moins démocratiquement, la mentalité et l'état d'esprit de l'ensemble des ouvriers syndiqués cent pour cent. Il n'y a donc pas de trahison des chefs mais, tout simplement, l'impasse à laquelle est généralement condamnée toutes ces sortes de grèves purement revendicatrices et étroitement corporatistes dans la période actuelle.
La grève fut absolument impopulaire. Elle n'a trouvé aucun écho dans la masse ouvrière. Cela vérifie une fois de plus, comme la grande grève américaine des mineurs, que les luttes menées sur la base corporatiste, de revendications économiques, professionnelles ne sont plus à même de s'élargir, d'entraîner l'ensemble de la classe ouvrière. En restant une lutte pour les intérêts particularistes d'une catégorie, elle ne parvient pas à se hisser à la hauteur d'une lutte historique de la classe. Ce genre de grève particulariste avait une force combattive face à un patronat particulier ; elle ne peut être d'aucune force face à l'État. Face à ce dernier, ne se pose pas et ne peut se poser en opposition quelques revendications économiques d'une catégorie particulière. Seule une lutte sur une base sociale peut servir de lien et de regroupement de l'ensemble des ouvriers, et élever leur lutte à la hauteur d'une lutte de classe, à la hauteur d'une opposition historique du prolétariat contre le capitalisme d'État et l'État capitaliste.
La cohésion des ouvriers de la presse leur faisait tenir tête au patronat ; mais avec la même cohésion, ils ne pouvaient que s'incliner devant les exigences de l'État.
Tant que les luttes des ouvriers se tiendront sur ce même plan étroit des revendications économiques, corporatistes, professionnelles et syndicales, elles seront condamnées à des impasses, à s'effriter et ne mèneront qu'à l'usure des forces du prolétariat, avec pour résultat le renforcement de l'État capitaliste.
Pour terminer, nous voudrions encore insister sur un point. Il était devenu coutumier que "La Vérité" des trotskistes ou "Le Libertaire" des anarchistes se mettent à brailler à chaque grève. Dans ces mouvements isolés - qui sont autant de drames du prolétariat, ne parvenant pas à identifier son ennemi de classe, l'État capitaliste, et à retrouver le chemin de son émancipation révolutionnaire - les anarchistes, trotskistes et autres syndicalistes voyaient de magnifiques manifestations de la combativité révolutionnaire du prolétariat. Nous regrettons que "L'Internationaliste", organe de la Fraction française, soit tombé à ce niveau et ne croit mieux faire qu'emboîter le pas aux trotskistes.
Dans son dernier numéro du mois de mars, il pousse des "Hourra!" sur la combativité magnifique des ouvriers de la presse en grève dans le style de "La Vérité", ne comprenant rien au déroulement de la grève ; il voit, dans son prolongement, une manifestation des grévistes à ne pas céder. "L'Internationaliste" "encourage", à sa façon, les ouvriers en grève et va jusqu'à leur attribuer généreusement le titre de "l'avant-garde des ouvriers".
Pour calmer un peu leur fièvre, pour les inciter, eux et d'autres ouvriers, à réfléchir, nous reproduisons ici des extraits du communiqué que les syndicats ouvriers, en commun avec le patronat, ont publié dans les journaux au moment de mettre, d'un commun accord, fin à la grève :
"Soucieux d'appuyer sans réserve la politique gouvernementale, les syndicats de la presse parisienne, les organisations ouvrières, les imprimeurs spécialistes de la presse et la SNEP ont établi, sur des suggestions publiées du gouvernement, un projet de parution sur 7 jours qui comportait, de la part des organisations ouvrières, une augmentation de production et des réductions d'équipes rigoureusement conformes aux désirs du gouvernement.
Soucieux de ne pas laisser le public parisien sans informations, dans des circonstances extérieures et intérieures auxquelles le pays doit faire face, ils ont donc décidé, d'un commun accord, que les journaux réapparaîtraient le lundi 17 mars aux conditions anciennes.
En demandant au gouvernement de ne pas se renier lui-même et d'approuver le protocole du 13 mars, les syndicats de la presse parisienne et les organisations ouvrières du Livre ont conscience de défendre l'intérêt national.
Ils demandent aux élus du peuple et au peuple français de les soutenir dans cette lutte pour la liberté de la presse" (Il s'agit de la défense de la presse de la résistance).
Voilà un communiqué qui laisse bien songeur quant à "l'esprit révolutionnaire" des grévistes de la presse et qui les placeraient à l'avant-garde du prolétariat.
J. Marcou
[1] Le syndicat ouvrier demandait une augmentation de 25%. Les patrons ont commencé par proposer 12%, proposition qui fut rejetée par les ouvriers ; puis les deux parties se sont mis d'accord sur 17%.
[2] Comme par hasard, un cinquantenaire de la presse lyonnaise coïncidait avec la grève de la presse à Paris. A cette occasion une cérémonie a eu lieu, au cours de laquelle Herriot a prononcé un discours dans lequel il dénonçait le remplacement de "l'autorisation préalable" par d'autres mesures (subvention gouvernementale à une certaine presse, augmentation du prix du papier etc.)
Au moment d'achever notre bulletin nous parviennent des nouvelles sur des convulsions sociales dans la Ruhr.
Nous n'avons plus le temps ni la place pour en faire une étude approfondie mais nous ne saurions passer sous silence ces événements que nous considérons, du point de vue de classe, comme les plus marquants depuis la cessation des hostilités et l'étouffement, par les impérialismes vainqueurs, des premières manifestations de révolte sociale des ouvriers allemands au début de 1945.
Nous avons, à plusieurs reprises, analysé et insisté sur le rôle décisif que joue le prolétariat allemand dans la lutte internationale de classes. Par ses traditions, par son expérience, par sa concentration et sa cohésion, par la situation particulière qu'occupe l'industrie allemande dans l'économie mondiale et de par sa position géographique, le prolétariat allemand est l'axe du mouvement d'émancipation international des ouvriers, le foyer central de la révolution socialiste.
Anéantir toute velléité de lutte, briser toute possibilité d'action de classe, enfermer le prolétariat dans une camisole de force était la préoccupation première des alliés à la veille de l'effondrement du régime hitlérien. En y parvenant, le capitalisme a réussi à écarter la menace de troubles révolutionnaires et à ouvrir largement la voie à l'aggravation du chaos économico-politique dans le monde, à la continuation des massacres et des destructions, sous la forme de guerres localisées, déclarées ou non, en attendant et en préparation de la 3ème guerre généralisée inter-continentale.
Le fait que les masses ouvrières de la Ruhr ont pu se manifester dans des actions d'envergure, par des manifestations spontanées et la grève générale est, pour nous, d'une très haute importance.
Il signifie que les impérialismes vainqueurs n'ont pas réussi à anéantir complètement la force, la volonté et la combativité des ouvriers allemands. Bien sûr, les forces politiques du capitalisme, la social-démocratie et les staliniens, influencent largement les masses ouvrières et leurs actions dans la Ruhr. Cette influence se manifeste dans les revendications sur les "dénazifications", les "démocratisations" et autres slogans mensongers. Mais il faut discerner, dans les manifestations de la Ruhr, l'élément spontané, à un très haut point populaire, débordant la volonté des partis politiques et des directions syndicales.
Les mineurs de la Ruhr ne partent pas avec des revendications corporatistes, économiques, professionnelles. Au contraire, ce sont les revendications essentiellement sociales, le ravitaillement - non le ravitaillement préférentiel dont ils bénéficient mais le ravitaillement général de la population travailleuse - qui est à la base de leur mouvement.
Face à la diminution du ravitaillement (qui est tombé à 700 calories par jour) les ouvriers ripostent en diminuant le rendement du travail qui est à 50% de celui d'avant-guerre. Sans se préoccuper de la possibilité ou non pour les classes dirigeantes d'augmenter le rationnement, ils ripostent à la politique d'affamer les masses ouvrières par la menace d'arrêter la production, la production des pays capitalistes.
Pour toutes ces raisons, les événements de la Ruhr ont une importance autrement significative que les grandes grèves de masses qui ont eu lieu en Amérique. La presse mondiale a ressenti cette importance et les gouvernements s'inquiètent à juste raison.
Rien ne permet de statuer sur le développement ultérieur de ces événements mais, dès maintenant, une attention des plus vigilantes doit être portée sur toute lutte de classe en Allemagne et appeler à la solidarité internationale des ouvriers de tous les pays avec la reprise de lutte des ouvriers d'Allemagne.
J. Marcou
Nous avons reçu une lettre d'un camarade trotskiste suisse. Nous citerons quelques extraits de cette lettre et la partie politique de notre réponse.
Extraits de la lettre :
"4°/ Votre reproche au PCI (d'Italie) de s'être constitué en parti montre une tendance très dangereuse de sectarisme et même de défaitisme. Ce qui est faux c'est la politique générale du PCI (d'Italie), non pas le fait d'avoir constitué un parti car, effectivement, même un adversaire doit avouer qu'en Italie le bordiguisme est un parti.
5°/ Si je ne me trompe, vous appelez la Russie "capitalisme d'État". Avec cette fameuse trouvaille (qui, d'ailleurs, est plus vieille que votre existence) vous faites la fameuse nuit où tous les chats sont gris. Sur ce point tout le nécessaire est dit, d'après mon humble avis, dans le chapitre correspondant de "La révolution trahie". L'autre théorie ultra-gauchiste dans la question russe, celle du "collectivisme bureaucratique", a au moins le mérite d'être quelque chose d'original, de présenter, quoique fausse, un effort de pensée, de donner une réponse neuve à une question non prévue dans nos théories classiques.
6°/ Votre mépris pour le trotskisme -que vous traitez en grands seigneurs d'opportuniste et d'aile gauche de la bourgeoisie- montre que, tout d'abord, la politique doit être une autre manière de rigoler pour vous ; que, d'autre part, en traitant quelqu'un d'opportuniste, cela seul ne dit pas grand-chose (voir les fameuses nuits etc. plus haut) ; ce n'est qu'en spécifiant qu'on rend une réponse concrète.
7°/ Pour me résumer, si vous disiez : l'usage que fait le PCI (de Fr) du mot d'ordre de l'échelle mobile des salaires, en l'isolant du Programme Transitoire (et surtout de son corollaire indispensable : le Contrôle Ouvrier de la Production), en ne l'accompagnant pas de la critique et propagande révolutionnaire indispensable, est d'essence opportuniste car, de fait, la politique pratique du PCI (de Fr) devient centriste, vous auriez raison. En l'appelant l'aile gauche de la bourgeoisie, vous montrez que vous ne savez pas ce que c'est que la bourgeoisie et vous montrez un manque de sérieux étonnant qui est le présage certain que personne ne vous écoutera, même si vous préconisiez, par hasard une fois, une position juste.
Voilà quelques remarques. Je n'ai pas l'intention de vous faire une leçon quelconque mais tout socialiste de bonne foi, qui ne considère pas le sectarisme (c'est-à-dire un opportunisme qui a peur de lui-même) comme le dernier mot du mouvement ouvrier, vous dira à peu près la même chose."
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Et voici la partie politique de notre réponse :
Pour en venir à tes "quelques remarques", il apparaît clairement que tu as saisi surtout le petit côté de nos critiques du trotskisme et que tu n'as pas compris le fond de nos positions.
Cela est surtout clair quand tu dis : "En l'appelant l'aile gauche de la bourgeoisie vous montrez que vous ne savez pas ce que c'est que la bourgeoisie etc... (il s'agit du trotskisme)."
Ce qui rattache le trotskisme, qu'il le veuille ou non, à la bourgeoisie, c'est tout un ensemble de positions politiques qui lui permettent, dans la mesure où il peut avoir une influence sur le prolétariat, d'empêcher celui-ci de trouver son chemin de classe, d'entretenir la confusion idéologique créée par les partis ouvriers-traîtres et dont l'aboutissement logique des positions défendues est effectivement sur le terrain de la continuation du régime capitaliste, de la conservation de ce régime et de l'impossibilité pour le trotskisme de jamais se poser sur le terrain de classe du prolétariat.
Dans cet ensemble idéologique sont indissolublement liées les positions telles que par exemple :
Tout est indissolublement lié et un changement de position ou de tactique sur un seul de ces points ne changera pas le fond qui fait du trotskisme effectivement un courant qui, avec un autre courant tout à fait opposé, l'anarchisme, entretient, au sein de la classe ouvrière, des conceptions ou des positions politiques qui l'empêchent de se poser en face du capitalisme, sur son terrain de classe propre.
Pour ce qui est des perspectives, il est évident qu'un jour ou l'autre le prolétariat deviendra révolutionnaire et tentera de renverser l'édifice capitaliste. Mais il s'agit ici des perspectives actuelles, d'une appréciation de la situation actuelle. Or la situation actuelle est une situation réactionnaire, un courant qui, en entrainant de plus en plus le prolétariat hors de ses positions de classe propres, se rattache de plus en plus au char du capitalisme pourrissant, l'embrigade idéologiquement dans le cours de la politique actuelle de ce capitalisme, cours qui évolue vers la guerre impérialiste entre les blocs, anglo-américain d'une part et russe de l'autre, actuellement en train de se constituer et de se renforcer.
Pour les trotskistes la situation importe peu pour la constitution du parti de classe. L'incompréhension totale des conditions historiques nécessaires et propices à la constitution du parti, liée à l'incompréhension de la situation, oblige les trotskistes à se mettre de plus en plus à la portée de l'état d'esprit des masses pour pouvoir les rassembler, alors qu'il s'agit, au contraire, de représenter les positions de classe du prolétariat et que la constitution du parti correspond avec une montée révolutionnaire, période où peu à peu de plus larges couches du prolétariat prennent conscience de la mission historique de leur classe. [Quand nous reprochons au PCI d'Italie de s'être constitué en parti, c'est dans le sens que, dans la situation actuelle, ou bien il n'est pas un parti réel, c'est-à-dire qu'il ne peut avoir une influence réelle sur la lutte de classe en Italie et c'est le cas réellement, ou bien, s'il veut avoir cette influence, il doit progressivement se mettre au niveau du prolétariat et ainsi abandonner peu à peu ses positions révolutionnaires. Donc dans un cas il fait du bluff en s'appelant parti sans en avoir le rôle, et dans l'autre il veut jouer ce rôle et abandonne ses positions de classe ; et c'est ce qui se passe en effet.]
Nous en arrivons donc au cœur du problème, à la situation présente du capitalisme dans sa crise permanente et à celle de la lutte de classe du prolétariat dans cette période. Et tout d'abord deux mots de la Russie. Nous ne cherchons pas à avoir "une position originale" mais à comprendre avec justesse le problème russe.
Aujourd'hui "la position originale" est celle de Burnham et de la "Managerial Society" ou de la société des chefs etc., position pas nouvelle non plus et renouvelée de la "bureaucratie" et de la "technocratie", aujourd'hui embrassée par tous les socialistes "sérieux", comme Léon Blum ou Marceau Pivert en France.
Or, ou bien l'économie russe évolue vers le socialisme et, dans ce cas-là, Staline a raison, ou c'est une économie à caractère capitaliste. En quoi reconnaissons-nous le caractères capitaliste ou socialiste d'un système de production ? En quoi pouvons-nous dire qu'une production reste dans le cadre du capitalisme ou au contraire peut évoluer vers le socialisme ? C'est dans la finalité de la production que nous pensons trouver la clé du problème. Or la finalité de la production capitaliste, malgré son haut degré de développement scientifique, de rationalisation et d'organisation, est une production dont la finalité détruit, par ses contradictions propres, tous les avantages de la science et de la technique.
Produire pour produire, pour détruire demain ; le capitalisme n'est plus capable d'autre chose et il entraîne derrière lui toute la société.
Tant qu'il n'y a pas, dans une société, l'assurance que ce qui est produit (ne serait-ce que quantitativement beaucoup moins) l'est en vue de satisfaire les besoins de l'humanité, on ne peut pas dire que l'on va vers le socialisme.
La finalité essentielle de l'économie capitaliste c'est la production toujours plus grande de plus-value, c'est le réinvestissement ininterrompu de cette plus-value, l'élargissement (en tant que tendance capitaliste) des investissements, l'accumulation élargie des capitaux.
Et ici c'est Rosa Luxemburg qui a raison dans son analyse économique du capitalisme décadent ; et, malgré les critiques de nombreux marxistes, ses théories sont celles qui se rapprochent le plus de la réalité du capitalisme actuel.
Dans ce sens-là, cette crise permanente du capitalisme le plonge dans une guerre permanente d'où il ne peut sortir que devant l'intervention du prolétariat révolutionnaire. C'est donc également dans ce sens-là que l'économie de la Russie actuelle entre pleinement dans le cadre du capitalisme actuel.
Aujourd'hui la lutte du prolétariat doit se poser directement en opposition aux principes fondamentaux du capitalisme actuel. Pour ce faire, toute lutte telle que la guerre d'Indochine, les insurrections en Palestine, les incidents en Grèce, aux Indes, au lieu de permettre au prolétariat international de se détacher des cadres idéologiques du capitalisme, ne font, au contraire, que l'y rattacher et ne lui apportent que des massacres qui l'affaiblissent physiquement et qui, idéologiquement, l'entraînent irrémédiablement derrière un bloc impérialiste ou l'autre, actuellement en constitution.
Les grèves de revendication, de quelque ampleur qu'elles puissent être, ne peuvent plus entraîner le prolétariat dans le sens de sa lutte révolutionnaire. Hier, chaque grève était, pour le prolétariat, une manifestation de classe qui lui permettait de chanter, de crier, de montrer au monde la finalité révolutionnaire de sa lutte ; aujourd'hui, elles ne sont, pour lui, que l'occasion de manifester son attachement au régime qui l'oppresse.
Seule l'insurrection ayant pour but de renverser l'État capitaliste prend et peut prendre, dans la situation actuelle, un caractère révolutionnaire où la finalité de la lutte prolétarienne soit perceptible. Il va sans dire que, par exemple, la lutte de l'État (du gouvernement) vietnamien contre l'État (ou gouvernement) français n'a jamais et ne peut jamais atteindre ce but.
Toute la politique transitoire du trotskisme, sa position de défense de l'URSS, sa non-compréhension de son caractère capitaliste, sa politique de bluff de formation d'une Internationale et de partis, sa participation aux syndicats (rouages de l'État capitaliste), au parlementarisme, des mots d'ordre tels que "gouvernement PS-PC-CGT" (gouvernement où les trotskistes sont prêts à participer le cas échéant), des mots d'ordre tels que "gouvernement ouvrier et paysan", profondément retardataires et souvent appliqués comme un cautère sur une jambe de bois, son agitation pour l'agitation, sa politique de participation à l'anti-fascisme (idéologie foncièrement bourgeoise), sa non-compréhension même des notions de classes, bourgeoisie et prolétariat, car pour eux il s'agit d'"être partout physiquement avec le prolétariat", là où il est, même dans la guerre, rattachent le trotskisme, du point de vue idéologique, au camp de la bourgeoisie.
Eh bien oui, camarade, nous sommes des sectaires et le prolétariat sera sectaire avec nous ou la révolution ne se fera jamais ; il viendra sur nos positions ou le capitalisme entraînera avec lui la société toute entière dans sa destruction et sa barbarie.
Gauche Communiste de France
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Nous publions la lettre d'un camarade anglais qui répond à une lettre que nous avons envoyée aux Partis Socialistes de Grande-Bretagne, du Canada, d'Australie, de Nouvelle Zélande et au Worker Socialist Party des USA - partis qu'ils ne faut pas confondre avec les Travailliste - et publiée en janvier par Internationalisme.
Nous publierons sous peu une deuxième lettre du camarade Harris, abordant et discutant plus profondément les problèmes que nous avions posés dans notre lettre.
Note de la Rédaction
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Le 20 mars 1947
Chers camarades,
Merci pour les numéros d'Internationalisme que vous m'avez envoyés. Je les ai trouvés très intéressants et j'espère que vous pourrez m'en envoyer encore.
Je dois néanmoins faire un commentaire à propos de votre lettre parue dans Internationalisme de janvier. Cette lettre est adressée aux Partis Socialistes de Grande-Bretagne, d'Amérique, d'Australie et de Nouvelle Zélande ; ce titre est très incorrect car le groupe connu sous le nom de "Parti Socialiste d'Amérique" n'est d’aucune façon liée au SPGB, SPA, SPNZ et SP du Canada (dont vous critiquez le Manifeste) et, en fait, s'oppose aux partis sus-mentionnés. Le parti frère américain du SPGB, SPA, SPC et SPNZ est le "Workers Socialist Party des États-Unis". L'organe appelé "International Digest" n'est pas publié par les Partis Socialists frères et n'est pas non plus approuvé par nous, de sorte que nous refusons d'accepter la responsabilité de quelque matériel que ce soit publié par eux.
Vous dites regretter l'omission d'un article sur la révolution russe et l'URSS de la part de notre "Manifeste socialiste" ; mais notre position sur la révolution de 1917 et sur la Russie soviétique est traitée dans "Questions du jour" (SPGB) et, en plus, le SPGB tient, sous forme manuscrite et dans l'attente de le publier, un pamphlet consacré entièrement aux Bolcheviks et à l'Union Soviétique.
Afin de vous informer, je m'en vais, néanmoins, brièvement dresser, dans ses grandes lignes, la position qui est la nôtre sur ces questions.
Nous disons que le socialisme ne peut être introduit qu'à travers l'expropriation totale et immédiate, par la classe ouvrière, de la classe capitaliste ; et ceci d'une façon plus nette, au travers d'une majorité consciente du prolétariat contrôlant la machine d'État.
La perspective et la compréhension du socialisme ne surgissent que dans le contexte d'un capitalisme avancé et la révolution qui introduira le socialisme doit être de caractère international. Ces pré-conditions essentielles étaient-elles présentes dans la Russie de 1917 ? Notre réponse est catégorique : non ; car, en 1917, l'écrasante majorité des paysans et ouvriers en Russie ne comprenait ni ne désirait le socialisme ; seulement voulait-elle "la paix, le pain et la terre" promis par le Parti bolchevik (un parti qui était jacobin en structure et dans son but) et, ainsi que Trotsky l'admet dans sa "Leçon d'Octobre 1917", "le cours entier de la Révolution eut été changé si, au moment de la Révolution, il n'y avait pas eu une armée de plusieurs millions de paysans brisés et mécontents..."
Des soldats "brisés et mécontents" et des paysans et ouvriers las de la guerre, attirés par le slogan "Pain, paix et terre", ne pouvaient pas et ne voulaient pas introduire le socialisme. Certains étaient et sont d'avis que les bolcheviks pouvaient introduire le socialisme en dépit de l'ignorance de la grande masse des ouvriers et paysans ; et Lénine, dans le "New International" de New-York, en avril 1918, soutenait cette position en disant : "De même que 150.000 propriétaires terriens despotiques, sous le tsarisme, dominèrent les 130.000.000 de paysans de Russie, de même les 200.000 membres du Parti bolchevik imposent leur volonté prolétarienne, mais cette fois-ci dans l'intérêt de ces derniers." Combien dangereusement fausse fut cette position et ceci a été démontré par les événements postérieurs en URSS qui, aujourd'hui, est devenue plus totalitaire que ne le fut jamais l'Allemagne nazie.
Fraternellement vôtre,
M.C. Harris
Section de Newport du Socialist Party
Sur la place Rouge de Moscou, là où sont tombés des dizaines de milliers de combattants révolutionnaires en octobre 1917, devant le mausolée où git le cadavre embaumé, désormais inoffensif, de celui qui fut un lutteur et la personnification de la haine implacable de la société bourgeoise, Lénine, se déroule une impressionnante parade militaire. Chars d'assaut dernier modèle, tanks, canons, armée motorisée défilent en bon ordre. À leur bruit assourdissant répond le vrombissement des avions de chasse et de bombardement ; des dizaines de milliers de soldats de toutes formations, de tous les corps d'armée, sous la conduite de leurs officiers et généraux, portent fièrement leurs armes particulières ; les lance-flammes, les fantassins baïonnette au canon, la cavalerie le sabre au clair, les parachutistes, les marins, la police, tout l'appareil militaire d'oppression est là. C'est le déploiement imposant de la machine de guerre, l'étalage grandiose des moyens de destruction et de mort.
Viennent ensuite, en rangs serrés, les formations de la jeunesse militarisée, les enfants militarisés, les femmes militarisées, les masses d'ouvriers par syndicat, par organisation, par localité, par usine, le tout parfaitement discipliné, encaserné, militarisé.
Un interminable cortège défile pendant des heures et des heures devant les tribunes, devant les maitres du pouvoir, les ministres, la haute bureaucratie de l'État, les maréchaux au poitrail chamarré de décorations, le haut-clergé et le tout puissant "maréchalissime", Staline.
Durant des heures et des heures, c'est tout un peuple organisé, discipliné, encadré, militarisé qui défile au pas cadencé...
... C'EST LE 1ER MAI 1947, LA FÊTE DU TRAVAIL.
Dans toutes les capitales du monde, à Varsovie comme à Paris, à Rome comme à Londres, à Sofia, Belgrade, Bucarest et New-York, dans tous les pays, dans toutes les villes, dans tous les centres industriels, partout où peinent et suent des ouvriers exploités, c'est fête aujourd'hui. Partout des cortèges officiels, des parades militaires, des processions populaires. Tous les gouvernements et États, ceux qui se disent "démocratiques" et ceux qu'on dit "totalitaires" ont décrété ce jour du 1er mai, jour férié, jour des réjouissances populaires.
Et les soldats, les ouvriers passent devant leur De Gaulle, leur Thorez, leur Blum, leur Jouhaux, leur Benoît Frachon, leurs généraux d'armée, leurs maréchaux de syndicats, leurs grands chefs de partis, leur clique "réactionnaire", leurs ténors du stakhanovisme, leurs chauvins de la démocratie.
Le 1er mai a cessé d'être le jour où la dernière classe de la société -le prolétariat- criait sa révolte contre l'exploitation de son travail et, dans la grève universelle, clamait sa menace de mettre fin à la production des profits pour les autres classes et de la misère pour elle-même. Le 1er mai est devenu le jour de fête de conciliation de classes, un jour de glorification du travail, de glorification et félicitations des ouvriers consentant à suer sang et eau les 364 autres jours de l'année.
D'une manifestation de révolte contre leurs conditions et leur position sociale de classe exploitée, le 1er mai est devenu la glorification de ces conditions et de cette position qui feront d'eux une classe d'esclaves salariés à perpétuité.
Le capitalisme fête ce jour de printemps, ce jour de l'éternel recommencement. Quel autre jour que celui-ci peut mieux symboliser l'éternel recommencement du travail, source de richesse pour ceux qui l'exploitent, source de misère pour ceux qui le subissent ?
Le capitalisme manifeste son triomphe sur la volonté d'émancipation exprimée violemment autrefois par la classe ouvrière. Et quel triomphe... Malgré l'accroissement de la misère ouvrière, malgré les crises économiques, le chômage, la faim, la crise du logement, le manque de vêtements, LA SOUMISSION DES MASSES OUVRIÈRES EST COMPLÈTE, TOTALE.
Aucune révolte ne menace la bourgeoisie qui a tant tremblé au lendemain de la guerre mondiale. Le prolétariat ne trouble pas sa quiétude. À volonté elle peut disposer de ces masses d'esclaves, les faire travailler encore et toujours plus. La bourgeoisie a besoin de canons, de tout un attirail imposant de guerre et les ouvriers travailleront 50, 60, 70 heures par semaine. La bourgeoisie n'a pas de force de travail à gaspiller pour faire pousser le blé et pour produire des objets de consommation ; et les ouvriers en loques, chaque jour un peu plus affamés, acceptent, par un rationnement toujours plus réduit, de se nourrir d'ersatz, de produits de dernière qualité. Ces bêtes de somme peuvent aussi bien se nourrir de rutabaga, de glands de chêne puisqu'ils l'acceptent.
Quel gaspillage que de nourrir ces rebuts d'humanité avec de la viande, du pain et du sucre. Un être humain a besoin de 3000 calories par jour mais les ouvriers réalisent ce tour de force de vivre avec beaucoup moins ; et pourquoi se gêner de réduire leur ration quotidienne à 1500, 1000 ou 700 calories comme dans la Ruhr.
Jamais encore, dans sa longue histoire sanglante, la bourgeoisie n'a connu une classe ouvrière aussi docile et aussi servile. Jamais encore elle n'a dominé aussi fortement le cerveau des prolétaires.
Joyeusement le capitalisme perpétue le plus grand crime contre l'humanité contre les masses travailleuses ; et elle peut le faire impunément, sans crainte, avec l'adhésion, la collaboration, la participation active des masses ouvrières dupées.
Le capitalisme se réjouit de son triomphe ; six années de guerre, 30 millions de cadavres, autant de mutilés, une multitude de villes transformées en ruines, des siècles de travail accumulés par la sueur des opprimés, anéantis et détruits.
Le prolétariat ne bronche pas ; le prolétariat laisse ses morts pourrir ; il accepte encore les sacrifices nécessaires pour la reconstruction, c'est-à-dire pour la production de nouveaux et plus monstrueux engins de guerre. Le prolétariat accepte tout : la famine, le travail, les sacrifices. Facilement il accepte d'embrasser la cause du capitalisme : fasciste quand la bourgeoisie en a besoin, démocrate-républicain quand la bourgeoisie lui dit de l'être, nationaliste, chauvin enragé, "résistant" quand la bourgeoisie l'appelle. Il est de tous les massacres, il se bat pour Trieste comme pour Dantzig, pour la plus grande Allemagne comme pour la "libération nationale" et "à chacun son boche" n'est pas pour lui déplaire. Il taille profondément dans sa propre chair vivante.
Le prolétariat a mérité de la patrie et du capitalisme. Qu'on fasse donc une fête en son honneur. Qu'on le promène dans des cortèges, entraîné par les formations militaires douces à sa vue et la musique militaire chauvine agréable à son oreille. Les chefs de l'État prendront la tête de ces manifestations officielles et nationales. C'est la fête de la fraternisation nationale des opprimés et des oppresseurs, comme le chien fraternise avec son maitre. Le drapeau devenu chiffon rouge a pris sa place modeste dans la masse des chiffons nationaux de tous les pays. C'est le plus grand triomphe que le capitalisme ait jamais rêvé. C'est sa victoire sur le prolétariat, c'est sa fête, c'est le 1er mai 1947.
Et il n'y a pas de spectacle plus attristant que celui de voir la classe ouvrière souiller les tombes de ses martyrs, insulter la mémoire de ses combattants tombés pour la cause de son émancipation. Et ceci pour la plus grande joie de son ennemie de classe : la bourgeoisie.
Il n'en fut pas toujours ainsi. Pendant des décades les ouvriers saisissaient tout autrement leur position sociale. Ils n'avaient pas encore fait leur les intérêts de leurs oppresseurs. Leur effort les portait à se dégager des idées de la bourgeoisie sur l'intérêt général, sur les intérêts de la nation ; leur effort les amenait à distinguer les intérêts des classes composant la société moderne comme irréductiblement opposés, à prendre conscience de leur mission historique de classe, à s'organiser distinctement des autres classes dans des organisations indépendantes, à formuler leur propre but de classe et à entrer dans l'action directe pour le réaliser.
Quand, pour la première fois, l'Internationale ouvrière décidait d'appeler les ouvriers du monde à organiser une journée internationale de manifestation et de solidarité prolétarienne, elle entendait exprimer plus qu'une commémoration des victimes de Chicago tombées dans la lutte. Car cette commémoration ne fut que l'occasion accidentelle qui s'est présentée. La décision de faire du 1er mai une journée internationale de lutte du prolétariat dépassait même l'intention consciente des congressistes qui l'avaient prise.
Cette journée était une manifestation d'une nouvelle réalité, d'un fait nouveau dans l'histoire humaine : la naissance d'une classe qui est internationale. Une classe qui, à l'encontre de toutes celles qui ont existé jusqu'à ce jour, ne rencontre plus des intérêts matériels, économiques, sociaux, politiques, idéologiques divergents, tendant à la diviser. Au contraire, toutes les conditions se trouvaient réunies pour la première fois dans l'Histoire, faisant de cette classe une unité mondiale, une unité humaine, une préfiguration de l'humanité unifiée, de la société à venir.
Le 1er mai fut la matérialisation de l'idée exprimée par Marx et Engels 40 ans avant : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous." Cette idée est le fondement du socialisme, la base agissante du mouvement ouvrier en dehors de laquelle le prolétariat perd son caractère de classe et cesse d'être une force historique indépendante.
L'Histoire connaît peu d'exemples d'une propagation aussi rapide et aussi ample que celle du 1er mai. Il fut accueilli avec enthousiasme par les ouvriers du monde entier, par toutes les tendances et les écoles du mouvement ouvrier. En quelques années, il n'y avait pas une ville où, en ce jour, les ouvriers ne manifestaient la volonté de lutter pour leur émancipation ; et, jusque dans les bourgs les plus perdus, le souffle de la révolte contre l'ordre social existant pénétrait le cœur et le cerveau des ouvriers, des couches les plus avancées aux couches les plus arriérées.
C'est parce que ce jour de lutte internationale concrétisait, au-dessus des contingences et des particularités locales, la grande aspiration générale et historique, la mission émancipatrice et humaine de la classe ouvrière, qu'il a trouvé cet écho brûlant parmi les travailleurs de tous les coins du globe. Plus que toute autre action, il fut l'appel puissant à l'éveil de la conscience des prolétaires. Précédant souvent toute forme d'organisation concertée, toute idée claire de syndicat, les ouvriers se battaient farouchement en ce jour et arrosaient de leur sang les pavés de la rue. Même les enfants des ouvriers, ceux qui n'avaient pas encore mis les pieds dans les usines - futurs lieux de leur exploitation -, étaient pénétrés de cette atmosphère ardente et fiévreuse de ce jour de bataille de classe sur le plan international.
Avec une force égale à l'enthousiasme des ouvriers, la haine et la panique s'emparaient des classes possédantes. Le spectre annoncé devenait réalité. Les bourgeoisies nationales voyaient, avec rage, apparaître face à elles un colosse international qui menaçait de détruire leur société. La bourgeoisie prenait chaque jour plus conscience de la lutte à mort qui s'engageait entre elle et le prolétariat. Chaque 1er mai était devenu une répétition générale qui allait se jouer, une épreuve de force entre classes antagoniques, entre la bourgeoisie héritière et dernière représentante de toute une suite de sociétés basées sur l'exploitation, la spoliation et l'oppression d'une classe sur une autre et par une autre, et le prolétariat successeur et représentant de toutes les classes opprimées, l'artisan de la nouvelle société humaine, la société sans classe.
CHAQUE 1ER MAI ÉTAIT DEVENU UNE PRÉPARATION ACTIVE À LA GUERRE CIVILE INTERNATIONALE, UN ENTRAINEMENT À LA RÉVOLUTION, UNE ÉTAPE DE LA LUTTE FINALE, UNE ATTEINTE TOUJOURS PLUS POUSSÉE À L'ORDRE SOCIAL CAPITALISTE.
Ce défi révolutionnaire du prolétariat était intolérable à la bourgeoisie et à ses gouvernements qui réagissaient en établissant de véritables états de siège à la veille de ce jour. Les soldats étaient consignés dans leur caserne, à la fois pour en disposer en cas de besoin et à la fois parce que les gouvernements n'étaient pas toujours surs de leur docilité. Dans les usines la surveillance, l'espionnage et la provocation étaient décuplés, les ouvriers suspectés, renvoyés et les directions affichaient les mesures les plus impitoyables contre ceux qui voulaient faire grève ce jour-là.
Durant des semaines la police était sur les dents. Les fiches des suspects étaient sans cesse revues et complétées, les réunions ouvrières interdites, les militants préventivement arrêtés à leur domicile. Une inquiétude générale régnait, les gouvernements se concertaient et veillaient, les forces de police opéraient, la bourgeoisie se préparait.
Mais, de son côté, le prolétariat s'organisait aussi avec une volonté de fer et était décidé à la lutte. Dans les caves, dans les imprimeries clandestines, sortaient les appels révolutionnaires diffusés comme par enchantement. Les vieillards, les femmes, les enfants, les moins soupçonnés devenaient des agents de liaison. Le silence de la nuit dans les quartiers ouvriers abritait un travail fiévreux, des réunions clandestines. Les mansardes ouvrières devenaient des sièges de comité révolutionnaire. Les militants connus ne dormaient plus chez eux et se cachaient dans les maisons ouvrières pour poursuivre leur travail révolutionnaire. Les ouvriers surveillaient leur quartier, dépistaient les policiers et les provocateurs. Les murs se couvraient chaque nuit de nouveaux tracts et proclamations. Soudainement, avec une rare hardiesse, les monuments, les points les plus hauts et les plus inaccessibles, les clochers d'églises, les fils télégraphiques portaient de pauvres petits bouts d'étoffe rouge, emblèmes de révolte et de lutte des ouvriers.
Un monde en affrontait un autre, les opprimés contre les oppresseurs, prolétariat contre bourgeoisie.
Si, aujourd'hui, le 1er mai est devenu une vulgaire procession religieuse et officielle, les vieux militants ont gardé le souvenir vivant des 1ers mai de lutte de classe. Le prolétariat manifestait sa vitalité et sa combativité en passant en passant outre aux décrets et interdictions gouvernementaux. Aucun déploiement de polices ne fut assez fort pour empêcher que ne surgissent, à l'improviste, d'ici de là, en plusieurs points de la ville à la fois, les bataillons ouvriers.
La répression sanglante, le massacre de Fourmies, les charges des cosaques, les sabres des gardes mobiles ne faisaient que galvaniser la combativité des ouvriers.
Les drapeaux rouges, simples bouts d'étoffe, que les travailleurs cachaient sous leur chemise en venant à la manifestation, gardaient encore la chaleur de leur corps en flottant dans les airs ; et si plus d'un ouvrier tombait en défendant ce drapeau, en le sauvant des mains des policiers, c'est parce qu'alors il symbolisait leur volonté, leur programme et leur but de classe pour lesquels ils combattaient et étaient prêts à payer la victoire au prix de leur vie. Ce furent des 1ers mai d'une classe montant à l'assaut du monde, des 1er mai du prolétariat révolutionnaire.
Ce n'est pas la place ici d'examiner les causes qui ont fait perdre au prolétariat la conscience de ses tâches et de ses intérêts historiques propres pour adorer à genoux le veau d'or du capitalisme.
Une immaturité politique, une longue suite de défaites sanglantes, un épuisement des forces, la trahison de ses chefs et partis, des difficultés qui s'avèrent autrement plus redoutables qu'on avait pu le prévoir, une force de résistance et une capacité de corruption idéologique de la part du capitalisme, tout cet ensemble de facteurs ont concouru à amener le prolétariat au stade d'abrutissement et de dissolution où il se trouve, stade que nous croyons momentané et passager.
Nous voudrions pourtant souligner l'intelligence clairvoyante de la bourgeoisie utilisant les armes du prolétariat contre celui-ci. Le drapeau rouge n'est plus le drapeau subversif, objet de haine pour le capitalisme. Depuis longtemps, ce dernier lui a fait une place d'honneur dans ses rangs. C'est le drapeau qui flotte sur plus de 20 millions de forçats des camps de concentration staliniens. C'est celui qui préside aux exécutions sommaires dans les souterrains du GPU et des procès infâmes de Moscou. Il est drapeau national sur 1/6 du globe, là où gémissent 150 millions d'esclaves modernes. Il a servi d'emblème, pendant des années, au régime hitlérien, aux camps de concentration, aux déportations, aux tortionnaires de la Gestapo. Il a flotté sur tous les champs de carnage de la deuxième guerre mondiale. Dans son ombre se forme une coalition, un des 2 blocs de la guerre de demain.
Partout, dans chaque pays, il sert de trait d'union rattachant les prolétaires au char de leur bourgeoisie nationale. Il a cessé d'être le bout d'étoffe qu'ils cachaient sur leur peau. Il s'est enrichi et s'est officialisé. Il est devenu un tissu épais, à la couleur vive. Le sang des ouvriers tachait malencontreusement les chiffons tricolores. Lui, par sa couleur et son épaisseur, il s'imbibe du sang et ne laisse rien paraître. Le rouge ne peut répugner aux bouchers capitalistes ; ils en ont l'habitude.
Et ce qui vaut pour le drapeau vaut pour le 1er mai. "Comment donc, s'écrient les bourgeois, une fête du Travail ? Mais bien sûr ! Le travail est sacré. Nous allons fêter le travail." Et les manifestations sanglantes d'autrefois sont devenues des processions légales qui cachent la sanglante réalité de chaque jour. Les cris de révolte sont devenus d'inoffensifs psaumes. Les instruments de cuivre hurlent des marches militaires chauvines qui empêchent d'entendre les autres hurlements, ceux des torturés dans les prisons, dans les camps de concentration de tous les pays.
On abasourdit les ouvriers pour les empêcher d'entendre le cri de leurs entrailles affamées, les balles des pelotons d'exécution, le râle des torturés, le soupir des mourants, les appels à la solidarité de leurs frères de classe des autres pays.
La bourgeoisie s'est emparée des symboles ouvriers, du drapeau rouge, du 1er mai. Tous les régimes - celui de Staline, de Hitler, de Pétain, de la 4ème République - ont proclamé ce jour "fête nationale". Le 1er mai est devenu le jour de la renaissance nationale de la respectueuse Patrie renaissante.
La bourgeoisie peut dormir tranquille et ne pas trembler de peur. C'est le 1er mai 1947. Et, demain, tous ceux qui la composent -les gavés et les parvenus, les policiers et les dames honorables, les hommes politiques et les prostitués, les gouvernants et les voyous-, tout ce beau monde, cette crème de la société massée le long des cortèges et sur les tribunes officielles pourra à l'aise acclamer ces ouvriers dans leur bleu encore trempé par la sueur du travail et se féliciter que ceux-ci aient enfin retrouvé le chemin et se soient intégrés dans la communauté nationale.
Pour assurer leur subsistance dans leurs luttes longues et rudes qu'ils sont obligés de livrer contre la nature, pour soumettre les forces de celle-ci à la satisfaction de leurs besoins, les hommes construisent, façonnent et modifient sans cesse leur propre société. Au développement de leur société correspondent des rapports de production, des rapports sociaux déterminés par le développement de leurs forces productives. Dans le procès de production des moyens de satisfaction de leurs besoins, dans la lutte pour la domination de la nature, les hommes produisent non seulement les objets matériels pour leurs besoins mais produisent également leur mode de pensée, leurs idées, leurs conceptions qui évoluent et se modifient sans cesse avec les incessantes évolutions et modifications des forces productives auxquelles ils ont donné naissance et les rapports de production, les rapports sociaux qui en découlent. Mais les idées, les pensées, les productions spirituelles des hommes évoluent bien plus lentement que les forces et les rapports sociaux de ces hommes. Cette lenteur particulière de la production "spirituelle", le retard qu'elle accuse par rapport aux autres éléments de la production sociale des hommes, en même temps que la tendance de la pensée à se condenser en images, en représentations, fait que les idées tendent à se scléroser, à se momifier, à perdre de leur vitalité et apparaissent finalement aux hommes comme extérieures à eux, étrangères à eux.
Les idées continuent à subsister dans les cerveaux humains alors que les conditions dans lesquelles elles ont été élaborées ont cessé depuis longtemps d'exister. Les images de la réalité, en l'absence de cette réalité restent suspendues en l'air. Elles se transforment en images sans chair et sans os, en images sans réalité. Les images d'une réalité disparue, morte, deviennent des fantômes vivants qui hantent les cerveaux des ouvriers et traquent les hommes réels.
Moins les hommes parviennent à saisir la nouvelle réalité qui s'est créée, plus ils restent attachés aux images de la réalité d'hier, plus ils deviennent des victimes de leur propre production psychique antérieure qui s'impose à eux, les domine et les tyrannise. Il en fut ainsi des idées religieuses. Les dieux, que les hommes dans leurs aspirations et imagination avaient créés et placés aux cieux, sont redescendus par la suite sur Terre pour soutenir toutes les forces d'oppression et opprimer les hommes. Il en est ainsi de toutes les créations de l'esprit humain.
Tant que l'humanité ne se sera pas rendue libre en dominant la nature, au lieu d'être dominé par elle, tant que l'humanité ne se sera pas rendue maîtresse du monde extérieur en produisant à volonté et en surabondance tous les objets nécessaires à la satisfaction totale de tous ses besoins, sa production intellectuelle et sociale sera aussi la reproduction continue de sa propre aliénation. Et de même que les produits économiques se rendent indépendants des producteurs, s'opposant à eux et les dominant sous forme de marchandises, de même les idées deviennent des forces indépendantes qui, sous forme d'idéologies et de préjugés, asservissent les hommes à leur puissance de conservation.
L'humanité se débat contre les forces qu'elle-même a créées et qui tendent à l'emprisonner.
La société divisée en classes trouve dans les classes possédantes l'élément social humain dont l'intérêt est la conservation et la perpétuation de l'ordre social existant. Pour sauvegarder leur domination sur la société, les classes possédantes ont, à leur service, non seulement toute la puissance économique et politique qu'elles détiennent exclusivement, non seulement les forces de coercition - l'État, l'armée, la police et les prisons - mais elles ont encore à leur disposition les moyens "spirituels" et les forces idéologiques conservatrices, qui ne sont pas moins redoutables et pas moins efficaces que les autres moyens physiques, pour assujettir les classes dépossédées, les tenir en respect et les dominer.
Les intérêts des classes conservatrices trouvent dans les idées léguées par le passé autant de paravents idéologiques. Sur cette base de déguisement et de camouflage s'édifie tout un système spirituel avec des conceptions morales, juridiques et civiques, toutes sortes de notions et d'idées qui sont inculquées à tous les membres de la société et qui sont autant de moyens d'auto-défense et d'auto-conservation contre les classes progressistes et révolutionnaires.
L'avantage des classes réactionnaires est considérable, tandis que les classes révolutionnaires ont à se libérer continuellement des idées qu'elles ont reçues -qui sont savamment entretenues– contre lesquelles elles se heurtent sans cesse et qui représentent de redoutables embûches sur le chemin de leur émancipation.
Dans l'histoire des luttes de classes le prolétariat apparaît comme la seule classe qui ne trouve pas à appuyer sa lutte sur la possession de forces économiques.
Sa prétention historique, il la fonde sur le fait objectif du développement des forces productives, exigeant la destruction du système capitaliste et son remplacement par celui du socialisme, et sur le fait subjectif de son intérêt propre en tant que classe exploitée. Ce double fondement du socialisme trouve son expression, son assise et sa force, en premier lieu, dans la prise de conscience du prolétariat. C'est dans cette prise de conscience de ses intérêts historiques que le prolétariat se constitue vraiment en une classe et trouve la condition première de sa réalisation de sa mission. C'est en elle que réside la garantie unique de sa propre émancipation. La critique des idées régnantes, c'est la critique du règne de la classe qui les professe. Dans sa lutte contre le capitalisme, le prolétariat forge ses propres idées, ses propres conceptions. L'arme de la critique des idées régnantes est le commencement de la critique par les armes contre l'ordre existant.
L'élaboration de ses idées révolutionnaires, la constitution de son programme est, pour le prolétariat, l'élément décisif de son existence, de son triomphe, de son action en tant que classe. Mais cette conscience de classe le prolétariat ne peut l'atteindre d'emblée. Naissant avec le capitalisme, il grandit avec le développement et l'épanouissement de la société capitaliste. Ses premières luttes sont inévitablement des tâtonnements, ses premières formulations sont des balbutiements. Éduqué dans la culture bourgeoise, vivant dans le milieu historique du capitalisme, ses propres idées sont imprégnées des idées de son ennemi de classe. Le prolétariat ne peut se soustraire à cette influence bourgeoise que par une incessante critique et un continuel dépassement de ses propres idées, de ses formulations antérieures.
La bourgeoisie sait admirablement bien exploiter, à son avantage, la difficulté humaine de se libérer des images de leurs anciennes idées, inachevées et périmées. Transformées en emblèmes et symboles, les idées perdent leur dynamisme révolutionnaire, cessant d'être des moments d'un développement de la lutte, se figent et deviennent inoffensives. La bourgeoisie et tous ses laquais, ses chefs de partis politiques et de syndicats s'emploient, de toute leur force, à vider le contenu, à faire perdre au prolétariat la compréhension du fond, l'aspiration révolutionnaire de ses idées, pour n'en laisser subsister que l'enveloppe apparente. Les représentations révolutionnaires deviennent des images saintes, des emblèmes, des fétiches qu'on adore et qu'on craint ; les symboles vidés de leur contenu révolutionnaire se remplissent d'un contenu nouveau : un contenu conservateur, réactionnaire et bourgeois.
Marx, tant haï de son vivant, est devenu, pour la bourgeoisie, un homme respectable, un savant distingué. Après l'avoir, de son vivant, pourchassé et expulsé de nombreux pays, elle en a fait un honorable citoyen d'honneur. Le socialisme est devenu une affaire pour la bourgeoisie qui s'en réclame à cors et à cris. Socialiste, le gouvernement de Sa Majesté d'Angleterre qui verse à flots le sang des opprimés en tous points du globe. Socialiste, le gouvernement de la 4ème république en France qui se livre à des massacres en Indochine, à Madagascar, en Algérie et ailleurs. Socialiste le gouvernement du généralissime Staline dont les massacres et l'exploitation ne sont plus à décrire. Socialiste encore le gouvernement du défunt 3ème Reich qui a fait fonctionner ses fours crématoires au nom du socialisme national. Socialiste enfin, le dernier avorton de gouvernement fasciste de Mussolini instituant lui aussi une république sociale.
Les prolétaires ont gardé un attachement pieux au mot socialisme, et on leur en donnera. Socialistes, tous ces partis, tous ces hommes qui, dans tous les pays, soutiennent le régime d'exploitation, de famine et de massacre. Socialistes, la SFIO, le parti stalinien et les trotskistes qui ont entraîné les ouvriers à se faire massacrer pour la défense de la république, de la démocratie ou de l'État "ouvrier" russe et pour la libération nationale. La monstrueuse 2ème guerre mondiale n'était, en somme, qu'une immense et joyeuse fête "socialiste".
Les ouvriers ont gardé le souvenir de la Commune de Paris. Qu'à cela ne tienne ! Et cette Commune, qui fut la révolte ouvrière contre la république des Thiers et Gambetta, contre le drapeau national de la bourgeoisie, sera commémorée en grandes pompes au chant de la Marseillaise et sous les drapeaux des versaillais. La haine de classe des ouvriers du monde contre la sanglante oppression des régimes fascistes sera largement exploitée par la bourgeoisie. Après avoir soutenu et renforcé de toutes ses forces les régimes fascistes en Italie, Allemagne, Espagne et ailleurs, la bourgeoisie se découvrira anti-fasciste et, exploitant les sentiments des ouvriers en les dupant, elle fera massacrer ces derniers au nom de l'anti-fascisme. Et, plus que tout autre, le rattachement sentimental des ouvriers du monde à la révolution prolétarienne d'octobre 1917, à la plus grande action et bataille qu'ils ont livrée à ce jour en tant que classe, ce rattachement sentimental deviendra l'élément de la plus grande et de la plus infâme duperie.
La place Rouge à Moscou est le musée de la révolution d'Octobre. Les maîtres actuels ont concentré autour du mausolée de Lénine tous les drapeaux et attributs de la grande révolution, comme aux Invalides à Paris, autour du tombeau de Napoléon, tous les drapeaux et souvenirs des conquêtes napoléoniennes. Mais, ici, il s'agit de l'insurrection du prolétariat, de ses drapeaux et de ses conquêtes passées, enfermés autour du cadavre momifié et embaumé de Lénine.
La révolution est mise au musée et son cadavre repose emprisonné dans ces murs, défigurée, transformée, mutilée, redorée. Elle est redorée aux goûts des maîtres du jour, sous une dorure qui tend à cacher sa signification réelle, le visage réel, héroïque de la vraie révolution. Les maîtres du jour, qui ont bâti leur pouvoir après avoir tué la révolution, se mettent, et mettent la révolution réelle, à l'ombre. Ils s'y mettent, eux, vivants aux côtés de la momie de la révolution et de celle de Lénine.
Rien n'aura été laissé du passé et de l'histoire des luttes du prolétariat sans avoir été exploité par le capitalisme contre le prolétariat. Les idées, la terminologie, les noms, les mots, les dates, les emblèmes et les symboles, tout sera utilisé par la bourgeoisie, tout sera transformé en fétiches et le prolétariat lui-même en masses d'idolâtres. Les meilleurs combattants, les soldats de la révolution et les militants les plus conscients du passé seront canonisés afin de permettre à des canailles vivantes d'entretenir, dans le prolétariat, le culte du "chef", le culte de l'obéissance aveugle à leur personne, proclamée omnipotente et infaillible. Toute une mystique fétichiste a été construite, dans laquelle est emprisonné le prolétariat.
Mystique du parti, mystique du "chef", fétichisme du drapeau, fétichisme des 1ers mais.
Le prolétariat se heurte au mur de cette prison fétichiste. Pour reprendre sa lutte révolutionnaire, il doit d'abord impitoyablement briser tout ce système de fétichisme. Il doit se libérer de toutes ces images et ces symboles qu'il a lui-même crées au cours de son histoire et qui servent à le mystifier.
Il faut qu'il apprenne à regarder la réalité nue et crue, voir la terre rougie, partout, de son sang, voir ses villes en ruines, voir ses millions de cadavres, voir son corps décharné et affamé, se voir lui-même enfin dans toute la laideur de sa misère, bafoué et dégradé.
La reprise de sa marche en avant et sa victoire finale se feront à ce prix. Libéré des fantômes et des charlatans vivants, il faut qu'il redevienne lui-même, saisissant le présent avec la conscience de ses buts et agissant révolutionnairement pour les réaliser.
Du point de vue de l'organisation du capitalisme et des antagonismes impérialistes, la 2ème guerre mondiale s'est terminée par l'anéantissement des États allemand et japonais ainsi que leur élimination probablement définitive en tant que concurrents sur le plan international.
Du point de vue de la classe ouvrière, cette 2ème guerre s'est soldée par une très lourde et cuisante défaite du prolétariat. En 1917-18 la guerre est interrompue par le réveil révolutionnaire de la classe qui, partant du refus de continuer la guerre, va jusqu'à transformer celle-ci en guerre civile contre le régime capitaliste. En 1943-45, devant les premières manifestations -bien qu’embryonnaires en Allemagne et en Italie- d'un prolétariat se refusant à la guerre, le capitalisme, se souvenant de l'expérience de 1917-18, fait de cette menace éventuelle le centre de ses préoccupations. La stratégie des opérations de la guerre s'en ressentira : l'atermoiement des "alliés" en 1943, en Italie, laissant se consolider les forces de l'Axe en Italie du nord, la "miraculeuse" libération de Mussolini lui permettant de reconstruire un gouvernement "national" et une "république sociale", le recul volontaire de l'armée russe devant Varsovie pendant qu'on provoque "l'insurrection" dans ce centre ouvrier afin de permettre à Hitler d'exterminer par milliers les insurgés, le piétinement militaire devant Budapest -autre centre ouvrier-, d'une part la propagande et la mobilisation dans la "résistance" en France, le déchaînement d'un sentiment chauvin, dans tous les pays d'Europe, au nom de la libération nationale et de la lutte contre le fascisme, d'autre part les alliés qui refusent tout armistice avec l'Allemagne, après la chute de Hitler, pour détruire systématiquement toutes les concentrations ouvrières, qui empêchent le retour des soldats allemands dans leur foyer, dispersant ainsi des millions d'ouvriers allemands retenus comme prisonniers de guerre, tout cela ne peut que relever d'un plan d'ensemble soigneusement préparé et scrupuleusement exécuté.
Dans ce sens et dans ces limites, on peut dire que le capitalisme a transformé la fin de la 2ème guerre mondiale en guerre civile préventive contre le prolétariat pour étouffer dans le germe toute velléité de manifestation et toute possibilité de troubles révolutionnaires.
Avec la fin des hostilités, l'effort du capitalisme tendait, en premier lieu, à reconstruire et à développer les organisations traditionnelles des ouvriers : les syndicats. Ces organisations avaient depuis longtemps perdu leur raison d'être. Elles correspondaient à une étape donnée du développement de la société capitaliste et de la lutte de classe. Tant que le capitalisme avait encore des possibilités de développement et d'épanouissement, la révolution sociale ne pouvait se poser pour le prolétariat comme nécessité pratique immédiate. Le prolétariat lutte alors à l'intérieur du régime capitaliste pour arracher à la bourgeoisie des concessions. Sur le plan politique social, c'est la lutte pour la liberté d'association, de presse, de réunion, le droit de vote. Sur le plan économique, c'est la lutte pour de plus hauts salaires, pour la diminution des heures de la journée de travail, pour le droit de grève. En un mot, c'est la période où le prolétariat ne se pose pas pour but immédiat (parce que les conditions historiques ne la posent pas) la transformation de la société mais, essentiellement, des réformes à l'intérieur de la société bourgeoise qui s'expriment par la participation aux élections et à son organisation corporatiste : le syndicat.
Toute différente est la période historique présente. Le capitalisme a épuisé toute possibilité d'expansion et, partant, de développement. Désormais son existence ne peut s'accompagner que de destructions économiques et de troubles politiques. C'est la crise permanente du capitalisme. Désormais le capitalisme est dans l'impossibilité d'accorder des réformes en faveur des ouvriers. Il est dans la nécessité de réduire d'une façon continue le niveau de vie des masses travailleuses, de centraliser, pour sa défense, toutes ses forces entre les mains de l'État, de substituer le totalitarisme à ses formes démocratiques et de vivre dans une guerre permanente. Dans cette période où la tâche historique du prolétariat devient une tâche pratique immédiate, le programme de luttes pour des réformes devient un obstacle à sa lutte sociale nécessaire, un moyen de réincorporation et de maintien du prolétariat dans le cadre du régime existant. Les organisations traditionnelles comme les syndicats ne peuvent plus remplir une fonction qui a cessé d'exister, qui ne peut plus exister. Ces organisations, ayant perdu leur contenu, ne gardant que leur construction extérieure -qui, elle-même, par sa structure, se situe sur le terrain du capitalisme- acquièrent une fonction nouvelle. Les organisations syndicales deviennent des rouages de l'État capitaliste, servant de casernes où les masses ouvrières sont enfermées, emprisonnées et plus étroitement contrôlées.
Jamais les syndicats n'ont été aussi forts qu'aujourd'hui, regroupant des millions et des millions d'adhérents dans chaque pays, et jamais, dans le même temps, le mouvement ouvrier n'a été aussi faible, aussi domestiqué qu'à présent. L'un va avec l'autre, l'un exprime l'autre.
Depuis 1945, on a assisté à bien des grèves un peu dans tous les pays, des grèves aussi formidables par leur durée que par leur nombre, des grèves dans les industries de base comme la métallurgie, les mines et les transports. Mais toutes ces grèves n'ont eu pour résultat que l'aggravation des conditions de vie des ouvriers, en même temps qu'elles se soldaient par un affaiblissement toujours plus grand de la combativité ouvrière et un renforcement indéniable de l'État capitaliste. Tel est le bilan indiscutable des luttes ouvrières depuis la cessation des hostilités. Pourquoi cela ?
Parce que toutes ces luttes se font sur un terrain impropre au prolétariat. La lutte pour des revendications immédiates en vue d'améliorations partielles, pour des revendications uniquement économiques, conduites sur une base professionnelle, en même temps qu'elles sont dans l'impossibilité -dans la période présente du capitalisme décadent- d'être satisfaites, ne peuvent que fourvoyer le prolétariat, disperser ses forces et le détourner de l'unique terrain efficace : le terrain social.
Le chemin où sont engagées les luttes ouvrières ne mène qu'à l'impasse. L'orientation économique de ces luttes est une orientation de défaite. Toutes les forces du capitalisme s'emploient pour maintenir le prolétariat sur ce terrain.
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L'évolution historique impose au prolétariat un problème à résoudre : ou accomplir la révolution, édifier la société socialiste et sauver l'humanité, ou subir le capitalisme avec toutes ses conséquences. Le capitalisme ne peut subsister impunément. Comme tout système social ayant épuisé les conditions historiques qui lui ont donné naissance, le capitalisme est devenu non seulement une entrave au développement de la société mais, en dégénérant et en se putréfiant, il menace l'existence même de l'humanité.
Après avoir puissamment contribué au développement des forces productives, le capitalisme ne produit plus que les moyens de leur destruction : production massive des armes, perfectionnement des engins de mort, canons, gaz asphyxiant, guerre bactériologique, V1, V2, forteresses volantes, bombes atomiques, engins de mort sur terre, sur mer, dans l'air. La production capitaliste n'est désormais qu'une économie de destruction. Depuis 1914 le capitalisme a détruit non seulement la production courante mais il a entraîné dans la destruction des richesses accumulées des siècles de productions antérieures. Cette course à la destruction ne fait que s'accélérer d'année en année.
La "reconstruction" tant prônée par les charlatans ou les imbéciles est une duperie éhontée. La question de savoir aux dépens de qui se fera cette "reconstruction" est un faux problème. Il n'existe pas en réalité. Le capitalisme n'a ni la force ni la liberté de faire de la "reconstruction".
L'aggravation de la famine dans le monde depuis la fin des hostilités n'est pas la rançon exigée par une inexistante "reconstruction" mais la conséquence de la continuation de la destruction qui se poursuit sous forme de guerres localisées, d'intensification de la production des moyens de destruction en vue de la guerre généralisée intercontinentale de demain.
La perspective qui s'ouvre devant le prolétariat et l'humanité entière est celle de la BARBARIE : barbarie économique dans le recul des forces de production, barbarie dans la destruction des richesses sociales, barbarie dans les conditions de vie, barbarie dans les rapports entre les hommes. Dans cette rage de destruction forcenée, le capitalisme décadent risque d'entraîner l'humanité entière. Le massacre de quelques dizaines de millions d'êtres humains durant la 2ème guerre n'aura été qu'une répétition en miniature de ce qui attend l'humanité demain.
Faut-il donc que des villes entières soient transformées en ruines fumantes, faut-il donc que le globe entier soit devenu un seul et immense incendie, faut-il donc que, par centaines de millions, se comptent les cadavres et que non des fleuves mais des océans soient rougis de sang pour que le prolétariat comprenne l'immensité de sa responsabilité et de sa mission historique et qu'enfin, sortant de sa torpeur et se ressaisissant, il réalise en acte son vieux cri révolutionnaire :
DEBOUT LES DAMNÉS DE LA TERRE
DEBOUT LES FORÇATS DE LA FAIM...
LE MONDE DOIT CHANGER DE BASE
Nous ne sommes rien, SOYONS TOUT.
"Internationalisme"
L'entrée dans la scène politique de De Gaulle a été saluée, dans la mare aux crapauds de la politique, par un véritable tollé général. Chaque parti voyait naître un concurrent -disons-le immédiatement- plus redoutable en apparence qu'en réalité.
Rappelons brièvement certains faits : la politique bourgeoise française avant l'arrivée au pouvoir de Blum, comme l'âne de Buridan, ne savait pas si elle devait boire à la source russe ou dans le râtelier américain d'abord. Avec Blum la France subit un net coup de barre en direction du bloc américain. Depuis cette époque, une série de mesures économiques fort démagogiques -baisse nominale des prix, déflation illusoire traduisant plus un embarras de crédit qu'un assainissement du Trésor- avaient été appliquées dont le pays n'a pas encore senti les effets bienheureux. Car il semble que la conjoncture économique se fiche pas mal des décisions gouvernementales et, pire encore, les ignore.
Cette situation politique poursuit un axe de direction bien américain tandis que, économiquement, sur le plan intérieur, nous assistons à une difficulté à faire démarrer le plan Monnet malgré l'aide de l'emprunt de Washington- qui se traduit, sur le plan immédiat, par un amoindrissement du pouvoir d'achat des ouvriers et par une réduction du ravitaillement.
Tout en tenant compte de la période de morte-saison qui se situe entre février et mai, le problème de la soudure du blé devient aussi angoissant qu'au pire moment de l'Occupation. La viande traîne sa crise depuis pas mal de mois ; le vin n'a non seulement pas augmenté mais on parle de réduire la ration. Le sucre, dont on nous avait généreusement octroyé 250 grammes supplémentaires par mois, vient d'être ramené à ses modestes limites de 500 grammes.
Le gouvernement peut très bien stigmatiser "ceux qui essaient de profiter de ces difficultés, il n'en reste pas moins vrai que ces difficultés, loin d'être momentanées, persistent et persisteront en s'aggravant à l'avenir. Donner de beaux discours et des élections "progressistes" comme solutions à ces difficultés montre bien l'impasse où la prétendue paix conduit les pays qui se prétendent démocratiques.
Mais, revenons à De Gaulle pour rechercher une part l'importance politique de son geste, d'autre part l'emploi que comptent en faire les partis de la bourgeoisie, du PRL au PC ainsi que les annexes gauches et droites de ces partis tels le PCI ou les anarchistes, grands claironneurs de mot-d’ordres d'agitation dans le vide.
De Gaulle, par certains côtés, peut être mis en parallèle avec Boulanger. En effet, tous les deux ont raté le moment psychologique de la prise du pouvoir, Boulanger en s'enfuyant en Belgique, De Gaulle en hésitant pendant 2 ans pour, en janvier 1946, démissionner du pouvoir. Seulement Boulanger s'est suicidé sur la tombe de sa bien-aimée et là s'arrête la comparaison.
De Gaulle, après son silence de près de 1 an, voyant qu'au travers des difficultés du pays jamais personne n'a songé à supplier le "sauveur" de revenir à la barre de l'État, rentre par la porte de service dans l'arène politique. Mais il rentre après avoir murement réfléchi sur certaines constatations fort décevantes.
La politique de "la grandeur de la France", de l'indépendance totale de la "patrie" -et il faut l'entendre dans le sens de non-vassalisation du pays à un bloc ou à un autre -, la politique de prestige et de grande puissance n'a servi qu'à lui aliéner l'aide américaine et à lui fournir un symbolique "acte de majorité" avec l'accord franco-russe.
Lui, qui voulait faire jouer à la France un rôle d'arbitre entre les 2 blocs, n'a réussi effectivement qu'à se voir, par l'attitude de méfiance des États-Unis à son égard, rejeté, même contre sa volonté et sa pensée réelle, dans le bloc russe (rappelons un fait amusant : l'accord franco-russe, symbole de notre majorité politique, nous a rapporté une aide symbolique en céréales de la part de la Russie, c'est-à-dire quelques sacs de blé).
De Gaulle, avant sa démission, se trouvait obligé de lutter contre le courant qui le dirigeait -parce qu'il ne voulait pas se rallier au bloc américain- vers la Russie. Bien qu'il ait multiplié, en 1945, des démarches pour se rapprocher des États-Unis, ces démarches n'ont eu aucun succès.
Et c'est la crise qui s'ouvre en janvier 1946 avec la démission de De Gaulle. Le problème qui se posait à ce moment-là était : quelle influence politique allait diriger la France ?
La SFIO avait donné assez de garanties de soumission à l'Amérique. Depuis, à part une brève interruption, les socialistes n'ont pas cessé de diriger les intérêts de la France vers le bloc occidental.
De Gaulle a mis près de 6 ans pour se rendre compte du caractère irréalisable de son idée politique. Pendant une année de réflexion, il a dû arriver à rejeter et à renier toutes ses anciennes idées politiques pour se proclamer le champion de l'amitié franco-américaine.
S'il a cru avoir bien choisi le moment pour sa rentrée en scène, il doit être fort déçu aujourd'hui de son manque de flair politique. Son arlequinade de rassemblement est bien maigre. N'était-ce sa personnalité passée, ses chances de succès auraient été bien moindres qu'elles ne le sont aujourd'hui.
Son geste pourtant est important car il permet de concrétiser, dans la politique intérieure de la France, l'existence de deux blocs bourgeois rattachés internationalement aux deux blocs impérialistes du monde ; non par le fait que De Gaulle serait le leader d'un des blocs intérieurs mais parce qu'il a clairement exprimé leur existence dans ses différents discours.
A-t-il des possibilités de supplanter la SFIO auprès des américains ? Nous ne le croyons pas et l'avenir en décidera. Mais il ne faudrait pas voire là un changement d'orientation politique en France ; ce serait uniquement un changement sans importance de clique ministérielle (et dire qu'en se rangeant du côté russe l'avenir politique de De Gaulle était fait).
Le 2ème point à analyser est celui de savoir quel emploi les partis comptent faire du nouveau rassemblement gaulliste. Comme nous l'avons dit dans la première phrase de notre article : un tollé général a suivi l'annonce de la formation du RPF.
Le MRP et la SFIO craignaient de se voir grignoter sur leur droite ; le MRP surtout qui, jusqu'à présent aux yeux de sa clientèle électorale, faisait figure de parti officieux de De Gaulle. Les radicaux n'ont plus rien à perdre après avoir été tellement rogné par les autres partis, mais ils essaient quand même de regagner une certaine influence par leur dénonciation de la politique du pouvoir personnel. Simple battage démagogique.
Les staliniens, eux, ne craignent pas de perdre leur clientèle électorale ; mais le RPF leur permettrait de construire un nouveau monstre réactionnaire devant galvaniser les masses autour du PC. Avec les incidents indochinois et malgaches, les staliniens essayaient de faire figure d'opposition, tout en faisant attention de plier l'échine chaque fois que le problème de la solidarité gouvernementale était posé. L'opposition s'exprimait par la bouche d'un Marty pour calmer les troupes trop dégoûtées de la collaboration sacrée, nationale. La voie de la raison et de la fermeté prenait la figure de Thorez pour calmer les petits-bourgeois apeurés de perdre leurs lambeaux de propriété, ce qui ne fait qu'aggraver leur misère. Quant à Duclos, il parle, ruse avec lui-même, croyant duper ses adversaires politiques. Il parle encore...
L'intérêt du RPF pour le PC réside essentiellement dans la possibilité de crier : "La République est en danger !", et sonner le rassemblement du peuple français autour du "seul parti de la renaissance et de défense de la patrie", nous avons nommé le PC. Et voilà des comités de vigilance -patronnés par le PC, la CGT, l'Union des Femmes Françaises, le Front National- poussant comme des champignons après la pluie. Objet : la défense de la République contre les attaques de la réaction gaulliste.
Ces comités semblent regrouper un grand nombre d'organisations. En fait, toute cette somme de noms se résume dans le PC. Seulement c'est une possibilité, pour les staliniens, d'inviter le MRP, les radicaux et la SFIO à entrer dans ces comités, espérant par-là les entraîner à certaines actions en faveur du bloc russe ou à les dénoncer en cours de route sous prétexte qu'ils pactisent avec la réaction.
C'est la vieille tactique du front unique qui ressort encore une fois. Mais, comme toujours, les staliniens n'enfermeront personne d'autre qu'eux-mêmes.
En effet, après le tollé général, les partis se sont mis à réfléchir : rejeter De Gaulle c'est tomber dans les comités de vigilance, en d'autres termes c'est faire le jeu russe. Rejoindre De Gaulle c'est perdre la clientèle électorale et, peut-être, indisposer l'Amérique qui ne semble pas encore bien disposée à son égard. Changer de coursier en pleine course est toujours mauvais.
Aussi on s'aperçoit dès maintenant, après quelques jours de grandes violences oratoires, que le péril De Gaulle n'est pas si grand et que le RPF est un nouveau parti fort démocratique, pouvant même adhérer aux comités de vigilance. Les hommes qui l'ont suivi sont généralement considérés comme étant de "gauche".
Le Bureau politique provisoire du RPF est composé d'hommes politiques tels Malraux -stalinophile pendant la guerre d'Espagne, résistant puis colonel de maquis et de FTP -, tels Paul Fort l'ancien secrétaire de la SFIO, tels Soustelle l'UDSR, ancien ministre d'un gouvernement tripartite quelconque et actuellement secrétaire général provisoire du RPF. Ces hommes ont donné autant de preuves de leur attachement à la cause dite "de gauche" que les Blum ou les Thorez. Un homme de droite comme Capitant passe au deuxième plan. Et la manœuvre devient classique puisque la politique des partis dits "ouvriers" sert mieux la politique de la bourgeoisie française, en enchaînant la classe ouvrière, que les partis de droite. Le RPF sera de "gauche" comme les social-patriotes et le parti de "la renaissance française" communément appelé PC.
Beaucoup de bruit pour rien, semble-t-il ? Eh bien non, nous ne le pensons pas. De la même façon que l'on peut comprendre les discours de Churchill comme étant la voix officieuse du gouvernement Attlee, qui ne peut officiellement tenir un langage directement anti-russe, de même De Gaulle joue ce rôle auprès du gouvernement Ramadier. De Gaulle a été un élément actif pour augmenter la clarté de l'opposition EU-Russie, sur le plan français, en prenant position nettement pour le bloc EU-GB.
Enfin, comme sur un autre plan il a donné la base à un autre rassemblement du peuple français, malgré la quasi-indifférence de la masse au débat De Gaulle, ce dernier a permis aux partis dits "ouvriers" de trouver un dérivatif pour calmer moralement le ventre des masses en leur montrant un danger réactionnaire - De Gaulle - bien mis en scène, pouvant cacher ou au moins voiler la situation fort menacée et fort menaçante pour l'avenir : la 3ème guerre mondiale.
Mousso
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Nous apprenons, en dernière heure, que le parti socialiste a invité les autres partis du gouvernement à prendre contact avec lui pour étudier les moyens de lutter contre les menaces réactionnaires, sans dire d'où elles viennent. Au front unique par la base des staliniens, en vue de l'éternelle possibilité de noyautage, la SFIO répond par un front unique par le haut, c'est-à-dire par les organismes dirigeants.
La conférence de Moscou s'est terminée sans que les 4 ministres des Affaires étrangères aient pu rédiger le traité de paix avec l'Autriche et, encore moins, le traité de paix avec l'Allemagne. Il est vrai que le problème était ardu car il ne s'agissait pas simplement d'un pillage de l'économie allemande pour payer, sur le dos du vaincu, les frais de la guerre. En effet, si les réparations étaient le seul enjeu des 2 traités, la politique de la division de l'Allemagne en zones aurait pu être la base d'un accord lequel, tout en n'étant pas favorable équitablement aux quatre grands, leur donnait quand même les moyens de récupérer les dépenses de cette guerre. Des contestations de zones de pillage n'auraient pu retarder la conclusion du traité, au moins avec l'Autriche si ce n'est avec l'Allemagne aussi.
Mais nous pensons réellement, et sans aucun machiavélisme, que la partie qui se jouait à Moscou était surtout d'un ordre politique. Le problème de la reconstitution de l'État allemand, de sa force, de sa concentration, de son rôle dans la politique mondiale ne relève pas d'une crainte de voir à nouveau l'Allemagne menaçante. La querelle entre Marshall et Molotov au sujet des différents projets de traité ou de pacte à 4 n'est pas axée sur un problème de démocratisation comme on voudrait le faire croire. L'influence que l'un quelconque des 2 blocs pourra prendre en Allemagne est étudiée de très près par chaque bloc. Au travers des différents partis bourgeois allemands, tel le SED pour les russes, les partis social-patriotes et social-chrétiens pour les anglo-américains, les deux clans impérialistes se livrent une guerre d'influence et de chantage dont les répercussions se font sentir dans le comité de contrôle inter-allié à Berlin, et par la politique du rideau de fer qui se relève et s'abaisse alternativement de quelque côté que l'on se trouve.
Comme les allemands votent pour ceux qui les dominent, les 2 blocs cherchent, au travers de projets et contre-projets, à s'assurer le maximum de possibilités de s'étendre sur l'Allemagne tout en limitant les possibilités du bloc adverse. La Russie soulève le problème du contrôle international de la Ruhr, les anglo-américains celui de la Silésie. Et chacun fait la sourde oreille aux propositions des autres. Cet acharnement à ne pas vouloir partager l'Allemagne prouve l'importance de ce secteur, pas seulement pour l'équilibre de l'économie mondiale mais, en plus, comme point stratégique et politique dont la possession assure un avantage dans la lutte entre les clans impérialistes, lutte qui ne peut aboutir qu'à une compétition armée.
La lutte entre les pays de l'Axe et les alliés anglo-américano-russe s'est déroulée pacifiquement pendant près de 6 ans sur les plans économique et diplomatique, avec des tentatives d'accommodements dont Munich fut le point culminant ; cette lutte pacifique ne pouvait finir que dans la guerre, de même que l'antagonisme américano-russe ne peut se résoudre que dans une 3ème guerre mondiale. Le pacte à 4 de Marshall rappelle singulièrement le pacte à 4 de Chamberlain avant 1939 et ne peut avoir que la même issue.
Ceux qui, dans l'avant-garde révolutionnaire, voyaient en Munich et dans le pacte germano-russe un arrangement effectif, écartant la menace de guerre généralisée inter-impérialiste pour ne voir que l'expression de la solidarité capitaliste contre le prolétariat, considèrent aujourd'hui la conférence de Moscou comme une étape vers un arrangement et un compromis impérialiste. Il semble donc que la guerre de 1939-45 ne leur a rien appris. Mais, à l'encontre de Munich, Moscou n'a même pas enregistré le plus petit accord possible. Marshall a raison de déclarer que le seul fait positif de la conférence a été de faire ressortir clairement les divergences d'intérêts impérialistes des 2 blocs.
Cependant cela n'est pas tout à fait exact. Il y a d'abord l'intégration de la France dans la zone d'influence américaine avec l'accord tripartite sur la Sarre et la Ruhr ; ensuite le refus des anglais de réviser le pacte anglo-russe, le rendant ainsi caduc. Un fait anecdotique mais symptomatique a surgi au lendemain de la conférence : les correspondants étrangers, entre autres Rosenfeld, n'ont pu dicter la fin de leur article par téléphone, la censure ayant été rétablie aussitôt après la fin de la conférence -mouvement d'humeur des russes.
La Russie sort isolée de cette conférence et, ce qui est pire, le déficit économique de ce pays ne trouvera pas l'aide de l'Amérique qui se gardera bien de le combler. Aussi voit-on déjà les partis staliniens des différents pays sous influence américaine réagir par un certain mouvement d'opposition qui prend prétexte de tout. En Belgique, les staliniens, bien que n'étant pas au gouvernement, sortent de leur réserve pour se jeter dans l'opposition. En France, les débats sur le problème malgache font ressortir encore plus clairement cette nouvelle politique d'opposition des staliniens. De leur côté, les EU répliquent par des enquêtes sur le PC américain et par des interdictions de s'organiser dans l'État de New-York.
Enfin, dans ces deux galères américaine et russe, que l'on veut présenter comme étant un dilemme pour le prolétariat, les trotskistes impénitents se font remarquer, avec acharnement, dans les petits milieux qu'ils touchent. Sans rien comprendre aux événements passés et à l'expérience russe, ils reprennent leur vieux slogan de défense inconditionnée de la Russie "dégénérée" mais prolétarienne.
La "Vérité" de ces dernières semaines publie des articles alarmistes avec forces cartes géographiques à l'appui. Elle dénonce l'encerclement de "la Russie des soviets" par l'impérialisme américain. Pour les trotskistes, il ne fait aucun doute que, sous couvert de l'antagonisme anti-russe et des mesures prises contre les partis staliniens, les E-U ne visent personne d'autre que la révolution d'Octobre et le prolétariat mondial. Aussi se mettent-ils à mobiliser les ouvriers pour la défense du stalinisme et de l'État russe.
L'enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions ; mais les intentions des trotskistes ne peuvent les empêcher d'être un rouage -tout petit il est vrai- de l'enfer capitaliste et de la prochaine boucherie généralisée du prolétariat.
Sadi
Ici, nous ne voulons pas nous occuper du passé de la question -quoique cela en vaudrait la peine- mais de l'application pratique, actuelle du mot d'ordre et de ses conséquences directes : lutte d'émancipation nationale. Le mot d'ordre du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" et le principe que la lutte d'émancipation nationale est "progressiste" sont choses couramment admises et revendiquées comme "position" par des courants politique de "gauche" : trotskistes, anarchistes et leurs satellites.
Dans la Gauche communiste elle-même, un certain courant n'a-t-il pas été jusqu'à affirmer que de telles "luttes" pouvaient être des symptômes d'un mouvement révolutionnaire qui va bientôt commencer, et cela sans se revendiquer, bien entendu, de la position du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" et de "l'émancipation nationale".
L'empire colonial français est actuellement secoué par de profonds séismes. C'est une occasion favorable d'étudier d'un peu près et de voir comment se passent les choses actuellement dans ce domaine.
Il n'y a que quelques semaines, depuis que des renforts ont dû y être envoyés d'urgence, que la presse française fait une large place à "la campagne d'Indochine". En réalité il n'y a jamais eu de situation calme et stable en Indochine depuis 1943-44. Il faut d'ailleurs bien le dire : en période "normale", l'effervescence y est déjà permanente et, depuis la conquête française, il y a eu déjà de nombreuses manifestations, bagarres et même des insurrections organisées.
Quoique l'histoire officielle situe aux environs de 1892 la conquête définitive du Tonkin, commencée en 1873-85, ce n'est que vers 1905 que la "pacification" définitive peut être située avec exactitude. Cette pacification devait être de courte durée puisqu'en 1908 éclate une insurrection à caractère nettement politique et nationaliste. Ensuite la lutte se poursuit sans cesse : grèves, manifestations, attentats ; le tout est dirigé clandestinement par les nationalistes.
En 1923-24 Ho-Chi-Minh fonde le parti communiste annamite. Le parti est exclusivement clandestin. La propagande est apportée d'une part par les navigateurs -qui sont à l'époque parmi les éléments les plus avancés- et d'autre part par les étudiants qui vont en France et dont certains éléments forment (en France même) une puissante organisation annamite de la 3ème Internationale.
Ho-Chi-Minh a été d'abord, en France, membre de la SFIO et a suivi ensuite, au moment de la scission du congrès de Tours, ceux qui devaient former le PC[1].
1930 marque de nouveau, dans la vie de l'Indochine, une date importante. Il faut le dire de suite entre parenthèses : les éléments annamites - comme nous le verrons plus tard pour tous les éléments coloniaux - puisent beaucoup dans la métropole par les étudiants qui y vont et s'y constituent en groupes politiques militants ; il faut donc toujours comprendre, quand nous parlons par exemple de l'Indochine du point de vue politique, à la fois le pays lui-même et les nationaux qui sont partis dans la métropole et qui font le va-et-vient, toujours renouvelés par de fraîches recrues ; c'est de la métropole d'où, tous les ans, partent des jeunes gens formés universitairement, mais aussi politiquement.
Or, en 1930 se situent à la fois les célèbres insurrections de Yen-Baï et, à cette occasion, l'expulsion de l'opposition trotskiste qui forme un parti à part et publie le journal "La lutte". C'est Ta-Thu-Thau (assassiné il y a peu de temps) qui en est le principal fondateur et animateur. Soulignons, une fois de plus, que les 2 sections, la section annamite en France et celle en Indochine, sont complémentaires. Ta-Thu-Thau a été, avant de former le parti trotskiste annamite, un membre connu de l'opposition trotskiste en France.
Nous avons donc en présence, avant l'Occupation de l'Indochine par les japonais, d'une part une tradition de luttes clandestines nationalistes où interviennent différents partis, depuis les monarchistes jusqu'aux trotskistes en passant par les démocrates, les républicains et les staliniens, et d'autre part l'administration coloniale française.
Il n'y a pas en Indochine, à proprement parler, de prolétariat -au sens industriel, européen du terme- mais une population indigène où tous les individus sont réellement des prolétaires. Les étudiants indigènes, qui reviennent des universités françaises avec des diplômes d'ingénieurs, d'agrégés ou de docteurs en médecine, ne peuvent exercer au même titre, au même taux, sur un pied d'égalité avec les français possesseurs des mêmes titres émanant des mêmes universités[2]. Les couches paysannes sont d'une pauvreté inimaginable. La littérature nous a familiarisés avec la misère créée aux Indes et en Chine par les cataclysmes de la nature. La nature, les saisons, les moindres phénomènes naturels y dominent directement la vie de l'homme et particulièrement des paysans. En Indochine, la paysannerie n'est même pas, à proprement parler, une paysannerie. La terre y est morcelée à un tel point que les paysans vivent comme des animaux, sur un petit carré de terre qui ne suffit même pas à les nourrir et à nourrir leur famille.
Cette situation de misère et de famine entretenue permet de trouver une main-d’œuvre à bon marché (être larbin de colons est une situation enviable ; c'est une sorte de servage ou d'esclavage entretenu par le capitalisme qui lui permet de réaliser de grandes choses à bon marché). C'est ainsi que l'administration française peut être fière des routes et des chemins de fer qu'elle a construits. Elle peut être encore plus fière des prix de revient en main d'œuvre et du sang indigène qu'elle a fait couler. Le progrès capitaliste doit malheureusement faire couler bien du sang pour faire profiter à toute cette racaille colonialiste sans scrupules et l'engraisser.
Nous avons, du côté de l'administration française, plusieurs éléments :
Devant une administration française colonialiste, profondément corrompue qui les écrase, les intellectuels indigènes préparent les masses indigènes misérables à la lutte, les entraînent et les éduquent politiquement dans les croyances "démocratiques" et les principes de la libération nationale. Mais toujours, les manifestations et insurrections sont réprimées dans le sang par une force armée d'aventuriers, qui prend à cette répression un plaisir infini.
C'est dans cette atmosphère, en y ajoutant l'effervescence constante des peuples qui l'entourent, Inde et Chine, que l'Indochine est occupée par les japonais. Avec l'occupation japonaise la situation change. Bao-Daï, l'empereur, est obligé de rester sur son trône mais ne participe pas à la politique collaboratrice de l'amiral Decoux. C'est sous l'administration du gouverneur général pétainiste, l'amiral Decoux, que les peuples d'Indochine sont pressurés au maximum : tout d'abord, le peu de ravitaillement qui peut être extirpé sert à nourrir les occupants et à envoyer au Japon ; ensuite les japonais font construire des nouvelles routes stratégiques, des nouveaux chemins de fer et de nouvelles fortifications ; enfin tous les chefs de partis nationalistes, de la droite à la gauche (surtout la gauche) sont déportés à l'île Poulo condor ou en Nouvelle-Calédonie. Les déportations s'accélèrent, ce qui n'empêche pas un fort mouvement de résistance de se constituer.
Ho-Chi-Minh forme la résistance nationale antifasciste où entrent tous les partis nationalistes à tendance antifasciste : démocrates-chrétiens, démocrates, républicains, socialistes et staliniens.
Les français d'Indochine forment leur mouvement de résistance à part. Les trotskistes enfin ne font pas partie officiellement du mouvement de résistance annamite, non pas parce qu'ils se refusent, eux, à y entrer mais parce que les staliniens s'y opposent. Ils agissent donc à leur manière, noyautage, etc. et se revendiquent avant tout du principe de la libération nationale.
La résistance annamite engage rapidement la lutte armée avec les japonais grâce à du matériel américain parachuté et, en 1942-43, livrent 2 véritables batailles militaires, une à Doluong et une plus importante à Thaïnguyeng.
Nous voyons donc que, au départ et historiquement, le mouvement de libération nationale est profond et puissant. Tous les partis politiques annamites posent comme but immédiat la "libération nationale". Pour les uns c'est le but final et pour les autres une simple "étape vers la révolution socialiste". Il s'agit, en réalité, de l'expression, d'un besoin et d'un désir d'une bourgeoisie nationale de s'émanciper. Dans toutes ces luttes d'émancipation nationale contre un puissant impérialisme, il est extrêmement intéressant de noter, de part et d'autre, deux expressions politiques typiques et La classiques de la bourgeoisie et du capitalisme ; deux expressions qui ne peuvent pas vivre l'une sans l'autre et qui sont complémentaires :
La "démocratie" et "l'indépendance nationale" sont des expressions traditionnelles de la bourgeoisie et du capitalisme, qui ont des racines profondes dans l'Histoire depuis la révolution bourgeoise. Les premières "Chartes des Droits" ont été proclamées et imposées de haute lutte à la noblesse. L'invention de l'imprimerie devait servir cet effort de lutte de classe en répandant les "Chartes" et l'idéologie de la "Réforme". Mais, dans la période révolutionnaire de la bourgeoisie, cette idéologie démocratique d'émancipation nationale correspondait à des besoins réels étayés sur une révolution économique qui devait transformer le monde. Certes, le capitalisme, en même temps qu'il se développait et avait besoin, dans sa lutte, de ces mots d'ordre, n'en allait pas moins à la conquête de "peuples arriérés". Et c'est en vue de "leur porter la civilisation" qu'il les opprimait. Les peuples coloniaux "libérés" par le capitalisme devaient subir de sa part une exploitation qui, par la misère qu'elle a créée, laisse loin derrière elle le féodalisme et sa misère.
Dans le féodalisme il s'agit surtout d'une misère du système lui-même, croupissant et bâtard, tandis que le capitalisme entretient dans les colonies une misère voulue dans laquelle des richesses sont immenses. C'est ce qui nous fera mieux comprendre que toutes ces idéologies bourgeoises, nationales, démocratiques, qui sont l'expression de la misère entretenue par un capitalisme puissant et plus avancé, sont en même temps une soupape à cette misère, rien de plus. La bourgeoisie pouvait réellement promettre une amélioration des conditions de vie par rapport au féodalisme parce que son système économique promettait, par lui-même, un développement des richesses. Le capitalisme ne prévoyait pas, dans son idéalisme, qu'il serait amené, par les contradictions de tout système d'exploitation, à accroître la misère de l'humanité. Au début, le capitalisme représente un espoir d'enrichissement et un enrichissement réel de la société. Mais aujourd'hui, "l'émancipation nationale" et l'idéal démocratique "des peuples opprimés par d'autres" ne sont rien de plus qu'une expression de leur misère, sans aucun espoir d'améliorations réelles dans la solution qu'ils veulent donner ; en effet, une solution capitaliste d'aujourd'hui, c'est la continuation d'un régime de misère, quelle qu'en puisse être la forme ; et la démocratie est un songe creux que la réalité vient détruire. Un gouvernement quelconque peut toujours combattre pour la démocratie ; mais quelle est la signification de ce combat si le monde capitaliste d'aujourd'hui, ne permet aucune démocratie ?
La vérité c'est que la lutte d'émancipation nationale est une idéologie bourgeoise dépassée par le capital lui-même mais qui permet à celui-ci de maintenir, par la misère, une expression idéologique de cette misère, qui sert uniquement au capitalisme à maintenir la misère dans l'orbite d'un système qui ne peut que perpétuer la misère. La libération, l'indépendance nationale est concrètement impossible, irréalisable dans le monde capitaliste actuel. Les grands blocs impérialistes dirigent la vie de tout le capitalisme ; aucun pays ne peut s'échapper hors d'un bloc impérialiste sans aussitôt retomber sous la coupe d'un autre. Il peut toujours exprimer l'envie de sortir des compétitions impérialistes, de se placer "en dehors" ou "au-dessus" d'elles ; mais s'il ne peut en sortir, qu'importe la sincérité ou la non-sincérité des discours. Qu'importe si les annamites sont sincères dans leur nationalisme et si Ho-Chi-Minh ne l'est pas. Qu'importe si un De Gaulle, quand il affirme qu'il veut être en dehors des compétitions de blocs, est ou n'est pas sincère, si la réalité fait de ces considérations morales une bouchée et démontre que De Gaulle, étant contre le bloc russe, doit se retourner avec le bloc américain, et Ho-Chi-Minh contre le bloc américain ne peut pas rester sans servir, peut-être sans le vouloir, les intérêts lointains ou immédiats du bloc russe. Il est absolument évident que les mouvements de libération nationale ne sont pas que des pions que Staline et Trumann déplacent à leur guise l'un contre l'autre. Il n'en reste pas moins vrai que le résultat est le même. Ho-Chi-Minh, expression de la misère annamite, s'il veut asseoir son pouvoir de misère, devra, tout en faisant lutter ses hommes avec l'acharnement du désespoir, être à la merci de compétitions impérialistes et se résigner à embrasser la cause d'un quelconque d'entre eux, ou bien capituler devant la France. Sa lutte n'en aura pas moins servi l'un ou l'autre.
Tant que le mouvement de libération nationale peut servir, dans la guerre contre les japonais ; les "alliés" le regardent favorablement. Les américains ont livré un matériel nombreux et moderne aux résistants annamites et français. Vient ensuite la reddition japonaise et la situation se complique.
Du point de vue de l'exploitation industrielle, l'Indochine présente peu d'intérêt, à part quelques usines. L'agriculture y est profondément retardataire. Ce n'est pas ce qui attire les étrangers.
C'est la position géographique de l'Indochine qui en fait une plaque tournante entre le Pacifique et la Mer de Chine d'une part et l'Océan Indien d'autre part. C'est le lieu de passage de toutes les routes aériennes et c'est surtout la voie d'accès, la jonction des routes qui vont vers l'Inde et le Siam d'un côté et vers la Haute Chine d'autre part.
La France n'ayant pas été présente aux conférences de Yalta et Postdam, les trois grands s'étaient contentés de fixer à Yalta l'occupation de l'Indochine par les chinois et les anglais. Au nord du 16ème parallèle, passant par Tourane, devaient occuper les chinois et au sud les anglais. C'était une sorte de compromis -comme tout ce qui a été fait à chaque conférence des grands- qui, en attendant qu'on y voie plus clair, sanctionnait le chaos.
Et en fait, c'était bien le chaos, mais un chaos prévu et presque organisé où chacun devait tenter sa chance et, qui sait, remporter une situation intéressante. Au moment de la capitulation du Japon, le Viet-Minh s'établit au pouvoir, non sans avoir eu à évincer le mouvement de résistance français qui le revendiquait. Choisissant Hanoï pour capitale, le nouveau pouvoir eut, dès lors, affaire à toutes les hyènes impérialistes qui se disputaient l'Indochine : les USA et la Chine d'une part, l'Angleterre et le Siam de l'autre[3]. La France, elle, revendiquait de droit ses colonies d'Extrême-Orient.
Il n'y a qu'à lire les articles du "Monde" sur ce sujet pour se rendre compte du marasme dans lequel a été plongée l'Indochine depuis la capitulation du Japon. Trafic d'armes par des missions américaines pour le compte personnel de quelques chefs de mission, mais dont le but était bien de tirer quelques avantages pour leur pays et, notamment, le contrôle des routes stratégiques qui mènent aux centres de Haute Chine.
Tout cela, ils espéraient l'obtenir en soudoyant quelques membres du Viet-Minh, en distribuant des vivres aux populations, en faisant des tractations avec Ho-Chi-Minh qui temporisait, prenait les armes mais ne se compromettait pas.
Vint l'occupation chinoise dans le nord, utilisant au nord du 16ème parallèle des armées qui étaient gênantes à l'intérieur de la Chine mais qui pouvaient vivre en Indochine grâce au pillage. En fait, les chinois ont fait un pillage désordonné de tout ce qui pouvait y être pillé. Mais ils ont surtout essayé de jouer leur jeu politique avec le Viet-Minh. Ils y ont placé leurs hommes et ont cherché à l'influencer. Peine perdue. Ho-Chi-Minh a cédé sous la pression du moment et des événements, mais a profité d'un revers de la situation pour expulser les gêneurs des postes principaux. Les anglais ont eu aussi leur espoir quand ils ont occupé la moitié au sud du 16ème parallèle. Mais ils se sont vite rendu compte qu'il faudrait se battre avec le Viet-Minh et ont laissé cela à ceux qui devaient venir par la suite. Ils se sont contentés de désarmer les japonais, de les laisser libres et d'occuper militairement, laissant au Viet-Minh l'illusion du pouvoir. Ils libèrent les français que les japonais ont mis en camp de concentration et, somme toute, laissent l'anarchie se développer. "Le Monde" donne des détails de l'influence étrangère avec suffisamment de clarté et d'objectivité pour qu'il nous soit inutile de la faire ici. Pendant toute cette période, le jeu de l'influence étrangère s'est attaqué au Viet-Minh d'une part et d'autre part de créer des bases d'intrigues en Indochine. Mais D'Argenlieu, l'homme de la banque d'Indochine nommé haut-commissaire de la République, et Leclerc avec son armée y sont envoyés en octobre 1943. La bourgeoisie française espérait "rétablir l'ordre" et revenir au bon vieux colonialisme d'antan. Elle avait compté sans la force que représentent le Viet-Minh et la résistance annamite dont Ho-Chi-Minh, nous l'avons vu, est un représentant important et qui a des raisons d'être populaire. C'est alors qu'après avoir compris en paroles l'importance des forces de la résistance en Indochine, la politique française tenta d'endormir le Viet-Minh en faisant le simulacre de vouloir traiter avec Ho-Chi-Minh. Promenée en France, la délégation du Viet-Minh doit écouter les belles promesses et avoir la patience de subir les lenteurs dont elle comprend la signification. Mais Ho-Chi-Minh n'est plus un enfant en politique. Tout en ne cessant de proclamer son désir de faire la paix avec la France, à condition que son gouvernement soit reconnu, il garde l'œil ouvert. Enfin, un modus vivendi est signé en France entre Ho-Chi-Minh et Marius Moutet après des mois de vains atermoiements et pendant que la lutte se poursuit en Indochine. Le modus vivendi devait prendre effet le 1er octobre 1946. En fait, il semble avoir été respecté par le Viet-Minh fatigué et désireux d'obtenir enfin la paix. Paix de courte durée : la France a profité de l'accalmie pour renforcer ses troupes et le 9 novembre 1946, sur une querelle de douane qui éclate entre l'Administration vietnamienne et les troupes françaises, la lutte reprend. Il s'agissait du contrôle de la douane à Haïphong, mais tout autre prétexte eût été bon. D'un côté, la rage et la folie des colonialistes français, l'armée de l'autre et des éléments que les colonialistes avaient réussi à dresser contre le gouvernement nationaliste, devaient exciter la résistance annamite à des massacres et à une lutte sanguinaire. L'exacerbation de la lutte a poussé, dans certains secteurs, à des horreurs immondes de part et d'autre du front. Des documents qui sont entre les mains du comité France-Viet-Nam, en France, en témoignent.
Les armées françaises se conduisent en Indochine comme les troupes fascistes allemandes se sont conduites en France. L'Indochine - qui a connu sous les japonais des luttes sanglantes entre résistants et occupants de l'Axe - a affaire aux mêmes méthodes sanguinaires et aux mêmes cliques militaires. Ils ont eu des Oradour japonais, ils ont maintenant des Oradour français. De la part de la résistance annamite, la réponse n'est pas moins sanglante. Le sang appelle le sang et on peut dire que la guerre d'Indochine égale en horreur et dépasse en durée la guerre que nous avons connue entre la résistance et les troupes allemandes. La France pratique là-bas la même politique que l'Allemagne, en Europe, pendant la guerre mondiale, en soutenant dans les provinces des gouvernements fantoches et un séparatisme qui, au début, était presque inexistant, ne reposant sur aucune base historique ou traditionnelle réelle (Cochinchine), mais qui devait se développer à la faveur de l'affaiblissement du Viet-Minh.
La guerre se poursuit. Les éléments résistants sont forts. La situation est catastrophique. La seule issue, pour la France qui est pauvre et affaiblie, est de traiter et d'essayer de trouver un nouveau compromis.
De part et d'autre, il semble que la situation soit mure pour aboutir à un compromis ; compromis qui, n'en doutons pas, entamera largement les revendications "démocratiques" du Viet-Minh. Des milliers de morts, des luttes sanguinaires et des résultats négatifs, tel est le bilan de ce qui, pour les uns (la bourgeoisie annamite), est une lutte qui correspond à des intérêts réels et, pour les autres (les trotskistes et autres), une lutte qui fait "monter" une marche sur l'escalier irréel du socialisme réformiste. Lutte sanglante, résultats négatifs.
Le régime capitaliste, nous le savons tous, ne peut plus régner qu'en semant partout les ruines et la mort. Mais le résultat des luttes menées par la résistance indochinoise n'est négatif que pour la résistance nationale elle-même et pour ceux qui espèrent arriver un jour au socialisme par le soutien à de telles luttes. Pour le capitalisme, ces combats ne sont pas négatifs. Ils servent toujours le capitalisme en général, en affaiblissant les forces des couches révolutionnaires, ainsi qu'un bloc impérialiste au détriment de l'autre du fait que le combat est dirigé contre l'un ou contre l'autre.
Mais il serait simpliste de considérer, par exemple, qu'un tel (Ho-Chi-Minh) ou un tel (le Sultan du Maroc) est à LA SOLDE du bloc russe ou du bloc américain. Ce n'est pas, au départ, dans l'intention ni dans le but de leurs luttes que ces mouvements profitent à tel ou tel bloc impérialiste, mais dans leurs résultats. La misère les engendre et ils s'appuient sur elle ; ils ne peuvent que perpétuer la misère ; ils ne servent en rien la cause du socialisme et ils ne sont en rien une étape vers la révolution. Les solutions qu'ils tentent d'apporter à des problèmes capitalistes, ne sortant pas de l'orbite du capitalisme, ils ne peuvent que perpétuer et servir le capitalisme.
Dans la situation internationale présente, où la guerre se précise à chaque conférence, où les grands blocs impérialistes sont à l'affût du moindre événement qui puisse porter préjudice à son ennemi, on voit de tous côtés une effervescence des "peuples opprimés". Pour les bourgeoisies nationales des petits pays ou des colonies, il y a toujours à exploiter les désaccords politiques entre les grands impérialismes, mais ce genre de spéculations fait partie intégralement du cours historique qui va vers la guerre et l'accentue, créant de nouvelles bases de compétitions. Le Moyen-Orient est le lieu où toutes les intrigues possibles se jouent ; les arabes et les juifs ne font que payer de leur sang des compétitions où leur idéal n'est pour rien et où ils n'ont aucun espoir d'en récolter une seule parcelle.
En Asie, les compétitions entre le bloc russe et le bloc américain ont leurs expressions indirectes en Inde, dans les bagarres entre musulmans et hindous, où les musulmans, soutenus dans le temps par les anglais contre les hindous, sont combattus aujourd'hui par les hindous et par les anglais parce que la création de l'État indépendant du Pakistan serait un danger pour l'impérialisme américain ; en Chine également, les partisans et les "communistes" chinois et les gouvernementaux se font une guerre où il s'agit en réalité d'une compétition beaucoup plus vaste qu'une simple affaire chinoise ; russes et américains y sont directement aux prises.
En Indochine, un mouvement de résistance qui a refusé de faire le jeu américain et le jeu anglais, qui combat l'impérialisme français, est un danger pour ceux-ci. Avant la guerre de 1914-18, les compétitions impérialistes dans les colonies ont eu leur expression à Fachoda (1898), Agadir (1911), dans l'affaire du chemin de fer de Bagdad, etc., et avant la guerre de 1939-45, c'est l'Érythrée, la Chine, l'Espagne et la Tchécoslovaquie qui sont des expressions de la concrétisation des contradictions inter-blocs. Aujourd'hui, c'est tantôt en Indonésie, tantôt en Iran, en Palestine, en Chine, etc. Ici les blocs impérialistes sont en présence directement de part et d'autre, là ils semblent se désintéresser. Mais le cours vers la guerre s'accentue, la conférence de Moscou révèle le degré de l'antagonisme et le feu s'allume un peu partout d'une façon anarchique. Les USA sont prêts à soutenir, de tous les côtés, ceux qui veulent bien entrer dans leur jeu. Les missionnaires américains sillonnent les colonies françaises avec des carnets de chèques dans leur bible. L'effondrement de l'impérialisme français donne des espoirs à ces requins d'"alliés". Être "alliés" ne veut pas dire être poire ; les américains l'ont bien montré. De plus, les bases stratégiques étant en compétition doivent à tout prix rester du côté du bloc américain.
Au point de vue de la lutte de classes, tous ces événements, s'ils éveillent un intérêt puissant du côté capitaliste bourgeois, laissent les ouvriers dans la plus profonde indifférence. Ce n'est pas par hasard que les ouvriers mènent la bataille de la production en France pour permettre, par cet effort, de mâter la résistance annamite, qu'ils acceptent impôts et restrictions sans cesse accrus et que le champ est libre aux compétitions impérialistes et à la marche vers la guerre.
PHILIPPE
[1] Nous le voyons ensuite représentant de l'Asie au Komintern, du temps de Lénine et Trotsky. Ensuite il est membre de la mission Borodine en Chine. Avant la guerre de 1939, il voyage dans le Sud-est asiatique et y organise des mouvements nationalistes.
[2] Au point qu'un indigène diplômé d'université qui se fait naturaliser doit repasser ses diplômes.
[3] Lire "Le Monde" des 13, 14, 15 et 16 avril – Les intrigues étrangères en Indochine.
Dans une situation internationale de contrastes impérialistes aigus, après une conférence d'où ressortait brutalement, dès les premiers jours, une impossibilité d'entente entre les blocs en présence, la France devait subir, à brève échéance, sur le plan intérieur, le contrecoup de sa situation tendue.
Une analyse bien simpliste pourrait faire croire que les incidents coloniaux et les grèves en France sont déterminés directement par l'échec de la conférence de Moscou.
Cette détermination mécaniste n'est pas réalité. Les évènements indochinois, malgaches ainsi que les grèves peuvent venir se greffer dans le débat international, mais ils ne sont que des atouts entre les mains des blocs et non des produits directs ; les révoltes coloniales et le mécontentement général, dû à une situation de misère prolongée, trouvent leur source hors du débat inter-impérialiste. Ils expriment à leur début un phénomène tout ce qu'il y a de plus local et clairement séparé du reste des évènements. Mais aussi, dès le début, ils deviennent des pions dans l'échiquier international servant l'un ou l'autre bloc, car ces révoltes et ces manifestations se font à l'intérieur d'un quelconque bloc.
Ainsi, pour ne prendre que les incidents malgaches, c'est à tort que l'on pourrait voir une intrusion étrangère dans l'éclatement des troubles, c'est même à tort qu'on croirait sentir, une aide matérielle étrangère dans la révolte de l'île.
Le problème se joue en dehors de la question nationale malgache, la France s'étant rangée de plus en plus dans le bloc américain ; tous incidents, tout évènement qui peut retarder, diminuer la tendance de la France à faire partie intégrante du bloc EU/Angleterre doit être exploité démagogiquement par la Russie et les partisans du bloc russe.
La même situation se serait présentée si la France au lieu d'être dans le bloc américain se trouvait dans le bloc russe.
Seulement au lieu que ce soit les staliniens qui exploitent l'évènement, c'eut été la SFIO, et un quelconque DUCLOS eut mené la même politique colonialiste qu'un MOUTET.
Comme on le voit, les liens internationaux sont tellement serrés, la lutte impérialiste tellement poussée, qu'aucun évènement, aucun fait dans le plus petit coin perdu du monde ne peut échapper à l'attraction forcée vers un bloc ou un autre qui l’exploite.
Mais revenons aux évènements intérieurs de la France.
Depuis la conférence de Moscou, au sein du gouvernement il s'était produit une brisure nette qui n'attendait qu'un prétexte valable pour s'effectuer.
D'un côté, les staliniens tendaient à se défaire des liens qui les rattachaient au reste du gouvernement. Ils avaient cru, par leur participation et leur politique de noyautage, faire pencher la balance du côté russe en France. Comme toujours -et il ne faut pas se lasser de le répéter- ils n'ont enfermé personne qu'eux-mêmes. Ce dégagement de responsabilité, cette nécessité d'opposition des staliniens devant le tournant franc et net de la France vers l'Amérique, était urgent.
Déjà les staliniens avaient essayé d'exploiter les évènements indochinois et malgaches pour effectuer leur retraite du gouvernement. Mais l'écho rencontré dans la masse ayant été faible sinon nul, le PCF se voyait obligé d'attendre le coup d'éclat qui le libérerait de la responsabilité de la politique actuelle française.
D'un autre côté, la SFIO et derrière elle, comme des comparses, le MRP et le rassemblement des gauches cherchaient nettement à gouverner vers l'Amérique. La présence des staliniens dans le gouvernement ne pouvait que créer une équivoque d'autant plus nuisible que la France, se trouvant derrière l'Allemagne occupée par les Américains et les Anglais, ne pouvait que dépérir ou faire le jeu yankee.
La crise couvait depuis plusieurs mois, le prétexte n'étant trouvé, la conférence de Moscou venait envenimer le problème et rendre la solution urgente.
Dans cette situation de crise latente, à laquelle jusqu'à présent aucun évènement n'avait pu la faire éclater, la grève de Renault éclata extérieurement à cette crise.
De toute autre nature, cette grève relevait du mécontentement général contre les conditions de famine des masses travailleuses.
Au début la CGT et le PCF, débordés par la grève, ne s'étaient pas aperçus que cette grève était le prétexte rêvé. Se voyant lâchés par les masses, ils réagirent instinctivement par auto-conservation. Il fallait rallier les masses défaillantes se désintéressant de la politique stalinienne. D'où la politique d'opposition du PCF au début de la grève.
Mais la grève s'amplifiait ; le gouvernement intraitable tenait bon car il fallait détruire l'équivoque de la participation stalinienne au gouvernement.
La politique de baisse était et est encore plus une garantie politique de la France aux USA qu'une mesure proprement économique.
De là, le PCF et la CGT se trouvaient, du fait de leur politique, entre le marteau et l'enclume. Ils risquaient de perdre leur situation politique dans le monde ouvrier. Cette crainte aidant, le prétexte de la rupture était trouvé. Les staliniens refusèrent la solidarité gouvernementale se faisant démissionner. La grève, du coup, perdait de sa première nature -mécontentement de classe- pour devenir un instrument entre les mains d'une politique stalinienne. Les masses, encore une fois, étaient détournées de leur objectif premier ; encore fallait-il les ramener à l'ordre. La situation n'étant pas définitivement irréversible, les staliniens n'avaient pas intérêt à faire du gauchisme à fond ; et la grève était, par là même, sabotée, minimisée et étouffée. Renault reprenait le travail le lundi 12 mai.
Ceux qui avaient cru que la grève était la cause déterminante de la crise gouvernementale sont obligés aujourd'hui de déchanter en voyant que cette grève n'a en rien ébranlé la politique suivie par la SFIO, même à son plus fort moment. Mais elle a permis que, sur elle, se consomme la rupture gouvernementale par l'élimination des staliniens.
Demain, la situation tendue de plus en plus entre les 2 grands blocs pourra amener les staliniens et la SFIO à accentuer leur position ; les premiers en poussant démagogiquement les masses à manifester, bien encadrées par eux ; les deuxièmes en renforçant la politique américanophile avec tout ce qu'elle représente de répression.
Venant immédiatement après le vote de confiance de l'Assemblée nationale et l'éviction des ministres staliniens du gouvernement, le conseil national de la SFIO s'est en fait trouvé devant une situation de fait accompli qui ne pouvait qu'être ratifiée, même s'il le fallait, par une voix de majorité. La politique Ramadier a eu 400 mandats de majorité. Une forte opposition venant surtout de la fédération de la Seine, représentée par le très connu Marceau Pivert, s'est manifestée au cours des débats.
Les journaux se sont même permis de parler d'une éventuelle scission au sein de la SFIO. Le ton et la chaleur des débats ne pouvaient quand même pas être la cause de cette scission. Si les staliniens ont vu dans cette opposition pivertiste un fort courant à gauche, ce n'est pas en fonction de la nature du débat mais uniquement parce que la motion pivertiste posait le principe de la non-séparation du gouvernement des staliniens.
Si d'autres socialistes dissidents ont cru voir pointer la possibilité d'une scission, qu'ils se rappellent que Pivert est rentré dans la SFIO la tête basse, la queue entre les jambes, après sa sortie éclatante en 1936-37.
Tout l'art de ces oppositions dans des organismes pourris comme la SFIO est de créer un semblant de lutte d'idées, permettant ainsi de camoufler le vrai visage contre-révolutionnaire de ces partis. La formule de ces oppositions tient en peu de mots : "Ne pas se soumettre en apparence, pour mieux se soumettre en réalité, sous couvert de discipline."
SADI
Une première question vient de suite à l’esprit à propos de la grève de Renault. Cette grève marque-t-elle la fin du cours réactionnaire ? Est-elle l'indice nouveau d'un cours de reprise des luttes du prolétariat ? On serait tenté de répondre à première vue par l'affirmative. Cependant, rien n'est moins certain.
La grève fut absolument une réaction spontanée de classe. Aucune continuité entre cette grève et celle des postiers ou celle de la Presse parisienne. Ces dernières grèves furent exclusivement corporatistes, menées dans le cadre syndical et, si elles furent anti-staliniennes, elles n'en furent pas moins exploitées et orientées, dès le début par une autre formation politique de la bourgeoisie, en l'occurrence le Parti socialiste. Il faut se rappeler les déclarations de loyalisme des postiers, assurant un service d'urgence pour les nécessités de l'État et de la "conférence de la paix" qui a eu lieu au même moment, il faut se rappeler les interventions des députés socialistes à la Chambre en faveur du comité de grève. I1 faut se souvenir de la déclaration du syndicat de la Presse, mettant fin à "la grève, pour comprendre qu'il n'y a rien de commun entre elle et celle de Renault.
La grève de Renault n'est pas corporatiste. Le fondement est bien moins la revendication économique d'augmentation des salaires que le mécontentement général qui s'est emparé des ouvriers, en apprenant la réduction de la ration de pain. C'est le mauvais ravitaillement, un terrain social général qui est à la base de cette grève et c'est ce qui la rend si populaire parmi toute la population travailleuse.
C'est ce caractère-là qui fait que la grève de Renault se heurte instantanément â toutes les forces anti-ouvrières : les partis politiques de la bourgeoisie, le patronat et les organisations syndicales de l'État. Mais il est encore trop tôt pour donner une réponse définitive à la question posée. La manifestation du 1er mai où des centaines de milliers d'ouvriers clament leur sentiment nationaliste et "républicain", s'attaquent ou laissent attaquer les grévistes diffusant leur appel à la solidarité de classe, est l'envers de la médaille. La grève de Renault contient une possibilité de reprise des luttes. Mais il est peu probable que cette possibilité perce l'obscurité épaisse qui entoure les ouvriers.
Le passage des staliniens à l'opposition, qu'il serait erroné d'attribuer à la pression ouvrière et de considérer comme conséquence du conflit de Renault, servira remarquablement au capitalisme français pour dérouter les ouvriers. Déjà, la facilité avec laquelle la CGT a fait son tournant et a repris en main la grève montre la fragilité de la possibilité d'un cours montant des luttes de classe incontestablement contenue dans la grève de Renault.
La grève de Renault paraît être, pour le moment, une éclaircie de classe dans le ciel sombre et de plomb du capitalisme.
La grève de Renault démontre une fois de plus l'impossibilité d'asseoir désormais les luttes du prolétariat sur une base économique. Les staliniens peuvent reprendre en main d'autant plus facilement le mouvement qu'il se confine dans les revendications économiques. C'est là une voie d'impasse uniquement favorable à la bourgeoisie qui, au travers des tractations et des marchandages, parvient à fourvoyer le mouvement. C'est sur ce terrain que le syndicat a ses racines solidement accrochées et sur lequel il est irremplaçable.
C'est en voulant se maintenir uniquement sur ce plan de revendications économiques que le comité de grève, influencé par les trotskistes, a commis une lourde faute et devait être finalement et facilement évincé par le syndicat.
La grève ne pouvait vaincre qu'en s'élargissant sur le plan général social. Cette possibilité existait parfaitement. Avant Renault, les ouvriers de chez Unic ont fait une grève contre la diminution de la ration de pain. Dans d'autres usines, un même mécontentement et une même agitation régnaient parmi les ouvriers. C'est de cette revendication qu'il fallait faire l'axe du mouvement. Ne l'ayant pas compris et ayant hésité, le comité de grève a perdu du temps et a compromis son succès.
La grève de Renault vient une fois de plus de mettre en évidence la nature anti-ouvrière des organisations syndicales dans la période présente. Il ne suffit pas de dire que le caractère de classe de la lutte n'est pas une question de forme d'organisation mais de contenu idéologique. C'est là un moyen élégant de ne pas répondre à la question et, avec une demi-vérité, commettre une erreur grossière. Le contenu de classe ne peut pas s'exprimer dans n'importe quelle forme d'organisation, de même que les buts de classe ne peuvent pas s'accommoder de n'importe quels moyens. On ne peut ensemencer n'importe quoi dans n'importe quel terrain. On ne doit pas s'étonner alors qu'avec une telle pratique la meilleure semence de blé continue à reproduire des ronces.
En réalité, il existe une unité interne, un tout inséparable entre le but et les moyens, entre le contenu et le contenant. De même que la dictature du prolétariat ne peut s'exprimer au travers du parlementarisme bourgeois, la lutte de classe ne peut plus s'exprimer au travers des syndicats, les syndicats étant les pendants, sur le plan économique, de ce que sont les parlements sur le plan politique.
Les luttes ouvrières ne peuvent se mouvoir et se faire qu'en dehors des syndicats, par la constitution, dans chaque lutte, d'organismes nouveaux que sont les comités de grève, les comités locaux de luttes, les Conseils Ouvriers. Ces organismes ne vivent qu'autant que subsiste la lutte elle-même et disparaissent avec elle. Dans la période présente, il est impossible de construire des organisations de masses permanentes. Cela ne deviendrait possible que dans la période de la lutte généralisée du prolétariat posant à l'ordre du jour la révolution sociale. Vouloir maintenir une organisation permanente actuellement sous la forme de minorité ou de fraction dans les anciens syndicats, ou en formant de nouvelles centrales syndicales ou des syndicats autonomes et syndicats d'usine, ne mène à rien et trouble le processus de prise de conscience des ouvriers ! Finalement, les nouveaux syndicats ne se maintiendront qu'en devenant des organisations autant anti-ouvrières que les anciennes ou deviendront simplement des sectes.
Dans la grève de Renault, on doit en fin de compte distinguer deux phases : la première, celle d'une lutte ouvrière qui se fait non seulement sur un plan extra-syndical mais nécessairement et directement anti-syndical ; la seconde, où la grève retombe sous le contrôle et la direction syndicale, devient inévitablement anti-ouvrière.
On peut peut-être tirer des expériences des dernières années cette règle presque absolue, à savoir : toute action menée dans une direction syndicale et dans le cadre syndical ne peut, en définitive, être qu'une lutte contre la classe ouvrière.
C'est en cela que réside la différence fondamentale entre l'attitude des révolutionnaires face aux syndicats réformistes d'hier qu'ils pouvaient chercher à transformer et à faire servir pour la défense des intérêts immédiats des ouvriers et les syndicats dans la période présente du capitalisme d'État qui ne sont et ne peuvent être que des organismes de l'État et qui, tout comme l'État capitaliste, doivent être dénoncés et combattus par les révolutionnaires et brisés par l'action de classe de prolétariat.
MARCOU
Statistique reproduite d'après "ÉTUDES ET CONJONCTURE" de mars 1947.
Céréales panifiables | 4520,7 | 388,1 | 14% |
Pommes de terre | 2184,5 | 1880 | 13,8% |
Pour les mêmes années, la récolte de céréales panifiables et pommes de terre (en milliers de tonnes)
Céréales panifiables | 8743 | 6028 | 31% |
Pommes de terre | 41291 | 24971 | 39,5% |
Cette baisse de récolte des produits agricoles de première nécessité n'a rien de surprenant quand on sait qu'en plus de la diminution déjà sensible de 14% de la surface ensemencée, le rendement par Ha a fortement diminué. Il est de 20% pour les céréales et de 30% pour les pommes de terre. Elle a pour cause le manque de matériel agricole qui n'a pas été renouvelé depuis I938 et est fortement usé, et la pénurie d'engrais.
La production pour l'année I946-47 par rapport à 1931 est de 40% pour les engrais azotés et de 26% pour les engrais phosphatés.
L'Allemagne couvrait, avant la guerre, par ses propres ressources, 83% de ses besoins alimentaires. Elle en couvre aujourd'hui péniblement 50%.
Avant de nous étendre sur les détails de cette grève, nous pensons qu'il est utile de rappeler l'existence d'un prétendu Comité de lutte, qui avait pour but de coordonner les divers mouvements sporadiques éclatant à l'intérieur de la Régie. Ce Comité groupait des militants de diverses tendances : trotskistes, anarchistes et gauche-communistes. La place nous manque pour étudier les différentes positions qui s'affrontent en son sein. Bornons-nous à dire que les tendances "Lutte de classe" et "Front Ouvrier" préconisaient le déclenchement d'un mouvement cristallisant les ouvriers autour du mot d'ordre d'une augmentation de 10 Francs sur le taux de base. Elles pensaient ainsi réveiller la combativité ouvrière face à la carence de la CGT. Pour les anarchistes, l'ennemi principal contre lequel ils pensent devoir lutter pour obtenir la moindre revendication est la CGT. Aussi, pour eux, la lutte ne peut se mener que groupés autour d'un drapeau sans taches, celui de la CNT. Enfin, pour la GCF, son analyse de la situation indique un recul général de la classe ouvrière face à l'offensive capitaliste, dont la CGT -succursale du PCF- est partie intégrante, l'oblige à maintenir certaine réserve, car elle estime qu'un mouvement de caractère purement économique et corporatif ne peut être un pôle d'attraction suffisant pour renverser le rapport de force.
Après quelques réunions et échanges de vues des différentes positions, le "Comité" se trouve suspendu. Le groupe trotskiste indépendant "Lutte de classe" entend mener une lutte sur son propre terrain. La coordination de la lutte, dans l'usine, passera déjà au second plan.
Depuis plusieurs semaines, différents mouvements de grève partielle ont déjà eu lieu dans l'usine : entretien, modelage, fonderie, artillerie.
Les dernières mesures iniques de famine, prises par un gouvernement solidaire, qui réduisent très sensiblement le ravitaillement des ouvriers, n'étaient pas faites pour calmer les ventres. Le mécontentement s'accroit.
Le mercredi 23 avril, un tract distribué fait savoir qu'un Comité de grève a été élu, à une assemblée générale antérieure, par 350 ouvriers contre 8, et invite les travailleurs du secteur Collas à se réunir pour leur faire part de l'échec de leur délégation auprès de la direction. À cette réunion, la grève est décidée pour le vendredi 25 avril. Le secteur Collas, au nombre de 1500 ouvriers, entre en grève.
Un tract est diffusé aux portes principales de l'usine. Il explique la capitulation de la CGT sur la revendication du minimum vital qui devrait se traduire par une augmentation de 10 fr. de l'heure taux de base ; il invite les travailleurs à un meeting organisé par le comité de grève du département Collas. Une forte délégation d'ouvriers grévistes se répand dans l'usine, invitant leurs camarades à se joindre au mouvement.
Devant les 1500 ouvriers réunis à 12 h 30, le président du Comité de grève explique, au micro, la nécessité de la revendication des 10 fr. "On nous traite, dit-il encore, de diviseurs face au danger fasciste. Mais c'est justement notre passivité qui fait que le danger fasciste grandit tous les jours". Plusieurs orateurs prennent encore la parole -entre autres un représentant de la minorité syndicale de la CGT, pour développer le même thème. Cependant, l'après-midi, la majorité des ouvriers reprend le travail mais une grande agitation règne dans les ateliers où, de tous les côtés, la discussion s'engage : "40 fr. de l'heure, au prix que coûte la vie... Que fait donc la CGT ?"
La CGT est aux aguets, elle va faire sa première offensive. Elle va porter des coups là où ses adversaires sont faibles.
I1h 30, Carn et Hénaff sont là dans des voitures avec haut-parleurs. "Camarades, clament-ils, la CGT a depuis longtemps formulé vos justes revendications : révision des chronométrages, augmentation de la prime au rendement, etc." Puis ils attaquent : "Ceux qui vous poussent aujourd'hui à la grève sont des agents provocateurs de la réaction. Nous savons que la direction Lefaucheux sabote la production. Ce n'est pas par hasard que cette grève coïncide avec l'attaque de l'Amérique réactionnaire contre le vaillant peuple grec. Ce n'est pas par hasard que cette grève est déclenchée au moment où les gens du RPF s'agitent. Toute la presse des ennemis de la classe ouvrière, "Combat" et "l'Aube", déforment ce mouvement inconsidéré de grève, etc."
Les ouvriers grévistes présents sifflent les orateurs, mais la masse écoute. Le danger fasciste est pour eux une réalité, puisqu'aussi bien le Comité de grève lui-même a dénoncé le danger. La plus grande confusion règne dans les esprits.
Les ouvriers sont appelés par un tract de la CGT à arrêter le travail à 11 heures pour appuyer une délégation de celle-ci auprès de monsieur Lefaucheux. Mais les délégués auront beaucoup de mal à maintenir cette masse ouvrière, car les discours sont difficiles à avaler le ventre vide. Il est seulement 10 heures, les délégués veulent reculer et capituler, mais les ouvriers les dépassent. À 12 heures 30, Carn, au micro de la voiture, amène la réponse de la délégation : "La direction a accepté les premiers points de notre cahier de revendications, mais a répondu "non" à notre demande d'augmentation de 3 Fr de la prime au rendement. En conséquence, la direction est invitée à s'expliquer devant le conseil des ministres. En attendant, et pour ne pas gêner les pourparlers, il faut reprendre le travail."
Ce discours pousse au comble l'exaspération des ouvriers qui sifflent copieusement le secrétaire de la CGT. Beaucoup d'ouvriers demandent la parole, mais les dirigeants de la CGT se dérobent et la voiture s'enfuit.
La CGT a cru ruser en arrêtant le travail pour 1 heure. Mais elle vient de faire une manœuvre dangereuse. La majorité des ouvriers ne reprend pas le travail. Les OS sont les plus combatifs. Dans certains secteurs, les fanatiques du "produire" résisteront à la volonté ouvrière mais bientôt ils se soumettront. Une franche espérance anime les ouvriers qui se répandront dans toute l'usine pour convaincre les hésitants... : "Alors, tu penses qu'on gagne sa vie...? Il y a des camarades qui ont commencé la lutte depuis vendredi, il nous faut les soutenir... C'est le moment d'agir tous ensemble." L'atmosphère restera tendue.
Dans les départements 6 et 18 où siège le Comité de grève, on parle de réunion générale pour le lendemain. Les piquets de grève sont assurés avec zèle. Chacun a confiance en lui-même et en son voisin, en son camarade de combat.
Dès 9 heures du matin les ouvriers avides de nouvelles sont là en masse. La cour où se tient la réunion est pleine. On peut, sans exagérer, évaluer à 8000 le nombre d'assistants. Le Comité de grève prend la parole : "L'arme de la victoire est dans l'action. Nous aurons nos 10 Fr sur le taux de base. Cette grève est l’affaire de tous. Chacun de nous doit être un cerveau..."
En dehors de ces généralités, rien de précis.
Un membre de la Gauche Communiste voulant exposer le contenu d'un tract qu'il diffusera, le représentant du Comité de grève lui fait remarquer que seuls les mandatés ont droit à la parole (petite défense de boutique des trotskistes...) On lui accorde quand même 2 minutes. Brièvement il expliquera la nécessité qu'il y a d'étendre le mouvement pour lutter contre l'État, derrière lequel se retranche la direction de l'usine. "Pas de politique" crie une partie de l'assistance. Mais le camarade de la GCF poursuivra en démontrant qu'en dehors de l'élargissement rapide à d'autres usines la grève sera immanquablement perdue.
Le Comité invite à constituer des Comités de secteur et à envoyer des délégués au Comité de grève pour constituer le Comité central de grève. Cette proposition est acceptée par des acclamations et la CGT est huée et sifflée.
Après cette réunion de courte durée et insuffisante puisqu'elle n'attaque pas le fond des problèmes et ne démasque pas la CGT comme un organisme anti-ouvrier, une réunion du Comité central de grève est annoncée pour 14 heures 30. De toutes parts, les ouvriers affluent, annonçant qu'ils ont constitué leurs Comité de secteurs. D'autres viennent demander du renfort contre les acharnés de la CGT et du PCF qui empêchent que la démocratie ouvrière et la liberté de réunion soient respectées.
Il est près de 3 heures quand le président ouvre les débats. Plus de 120 ouvriers sont là qui représentent effectivement la majorité des ouvriers en grève. Plusieurs orateurs exposent la situation et l'orientation de la lutte à venir. Un camarade de la GCF, membre du Comité, explique que, pour lutter effectivement contre la direction qui se retranche derrière le gouvernement, il faut ne pas se limiter aux revendications uniquement économiques mais porter la lutte sur le plan social. L'ensemble de la salle applaudit cette intervention.
Mais la discussion est interrompue par l'arrivée de plusieurs ouvriers qui accourent avertir le Comité que la CGT et le PCF organisent une contre-attaque d'envergure. En effet, après une série de petites réunions dans les départements, la CGT organise un grand meeting dans l'île où le député Costes et autres grands "chefs" du PCF prendront la parole.
Le Comité suspend la première séance pour renforcer ses positions dans l’usine. Rassemblant les grévistes, il se rend en groupe compact et au cri de "Nos 10 Fr.", dans l'île, pour porter la contradiction aux briseurs de grève de la CGT.
Dans l'île, plusieurs milliers d'ouvriers se trouvent déjà réunis. Les staliniens font bien les choses. La voiture-radio est soigneusement encadrée par une haie de nervis du PCF qui, par des méthodes de police, coups de poing à l'appui, évacueront les éléments de l'avant-garde qui s'apprêtent à expliquer la position du Comité de grève.
À tour de rôle, Carn, Delame, Henaff et Costes expliquent la position de la CGT. L'Humanité du matin a publié la photo d'un individu louche, porteur d'une arme, qu'on aurait découvert dans l'usine. Aussi les chefs de la CGT tenteront de l'identifier et de le dénoncer à nos camarades. C'est ainsi qu'un camarade espagnol du Comité sera accusé d'être un phalangiste de Franco. D'ailleurs, tous les membres du Comité de grève seront traités de fascistes.
Ils parleront encore du ravitaillement de leurs morts dans la guerre contre le fascisme. Ils calomnieront la classe ouvrière en lutte. Ils nourriront leurs discours par leur démagogie contre la politique MRP et socialiste du gouvernement qu'ils accuseront d'être le seul responsable de la misère des ouvriers et en se décernant à eux-mêmes le titre de "vrais défenseurs de la classe ouvrière". Pas un membre du Comité de grève ne pourra prendre la parole. Les militants sont systématiquement encadrés et la claque est à sa place. Des cris et des sifflements retentissent bien par moments mais il faudra repartir sans avoir pu faire entendre la vérité.
Comment pouvait-il en être autrement puisque le Comité n'a jamais posé le problème politique, n'a jamais parlé du ravitaillement, n'a jamais dénoncé le mythe du fascisme, n'a jamais attaqué le parlementarisme ? Sur toutes ces notions la classe ouvrière reste confuse et la démagogie la trouble.
Signalons encore un autre fait symptomatique : c'est la crainte physique qu'ont les ouvriers des staliniens. Le stalinisme est arrivé à inspirer aux ouvriers une même terreur que le fascisme en Allemagne.
Jeudi 1er mai
Pour le premier mai, le Comité a décidé une distribution de tracts le long du cortège. Ce fut non seulement une grosse bêtise mais un fiasco complet. Les groupes de choc du PCF étaient à l'œuvre. Coups de poing et coups de pieds obligèrent les grévistes à céder du terrain. Et on assistera à ce spectacle : qu'à la manifestation soi-disant ouvrière on brûlera les tracts des ouvriers en grève.
Ce que n'avait pas compris le Comité c'est que la véritable manifestation de classe des travailleurs n'était pas le cortège fleuri des agents du capitalisme mais la lutte réelle des travailleurs de chez Renault, d'ailleurs contre la CGT.
La bataille des salaires et de la faim devait se poursuivre à l'usine. Mais la CGT cloisonnait l'usine en départements isolés pour empêcher toute agitation. Par un habile tournant, la CGT se porte au-devant du conflit. Par une démagogie gauchiste, elle reprend à son compte la revendication des 10 Fr en l'élargissant à tous, en soutenant sa première proposition de reprise immédiate du travail ; elle se déclare prête à soutenir et à diriger la grève si celle-ci est votée par la majorité.
Le Comité de grève ayant perdu tant de temps perd à présent aussi du terrain devant la CGT. Cependant, les ouvriers par plus de 11000 voix contre 8000 repoussent une fois de plus la proposition de la CGT et décident de continuer la lutte.
Les discussions porteront sur la proposition du camarade de la GCF, posant comme objectif l'augmentation du ravitaillement, le retrait immédiat des dernières restrictions de famine du gouvernement. Après discussion, la proposition est systématiquement repoussée par la fraction trotskiste du Comité de grève.
Le camarade propose une résolution qui permettrait de préciser la position du Comité face aux arguments démagogiques de la CGT. Mais le Comité, sous la direction des trotskistes, s'engage sur le terrain de la procédure et se perd dans des appels à la discipline et à la régularité des mandats. Aux ouvriers qui viennent de rompre avec la discipline, on exige avant tout la discipline.
Au lieu de multiplier des assemblées générales de grévistes, le Bureau issu du Comité central de grève adoptera la tactique cégétiste : propagande par département. Aussi, ces journées se passeront dans le plus grand calme, des bals s'organiseront de-ci de-là ; la combativité des ouvriers diminue de jour en jour. Le Comité de grève se réunit tous les soirs, il discute encore beaucoup, envisage avec beaucoup de retard de faire débrayer d'autres usines sur la base des 10 Fr et de l'échelle mobile. Mais on a déjà perdu beaucoup de temps. Ceux qui assistent aux réunions sont de moins en moins nombreux et des horions s'échangent devant les portes des usines sans grand résultat. La bataille semble perdue, le Comité s'enfonce dans des discussions stériles sur des délégations dans les Ministères et la formation d'un syndicat autonome.
Des secteurs tiennent encore. À la réunion générale organisée par le Comité de grève à 3 heures de l'après-midi, les assistants seront moins nombreux et la CGT (les ministres staliniens sont déjà démissionnaires) peut contre-attaquer en traitant le problème du ravitaillement et le problème politique. La lassitude gagne les ouvriers.
Le Comité de grève est complètement désorienté.
4 meetings sont organisés par la CGT. Costes pourra se permettre de dire que les 10 Fr. sur le taux de base pourraient être envisagé et discuté, mais cela uniquement après l'expérience Ramadier de baisse des prix qui doit se terminer en juillet.
C'est donc que la possibilité existe pour la CGT d'absorber démagogiquement toute revendication purement économique. Les ouvriers se sont tant démoralisés et battus ; et sont murs pour accepter de reprendre le travail sur la base de trois francs d'augmentation de prime au rendement. Sans doute, pas un ouvrier qui a refusé auparavant sa confiance aux dirigeants n'est dupe de ses basses manœuvres. Les meetings du 8 mai se termineront dans une atmosphère terne et les chefs de la CGT partiront sans applaudissements.
Cependant, le vote proposé par la CGT pour la reprise du travail sera une victoire pour elle et une défaite pour les ouvriers. Douze milles pour la reprise du travail contre 6.800 sera la plus grande expression d'impuissance idéologique des ouvriers et du Comité face à leurs ennemis : la CGT et la PCF.
Le comité de grève ne pouvait qu'enregistrer le fait. Le vote, qui s'est fait sur l'initiative et sous la direction de la CGT et contre lequel le Comité ne pouvait que recommander de voter contre la reprise du travail, marque la lassitude des ouvriers et l'échec de la grève.
À la réunion du Comité de grève, la fraction trotskiste opte, en conséquence, pour la retraite et pour la fin de la grève, cependant que les ouvriers du secteur Collas sont décidés à poursuivre la grève, ne serait-ce que même isolés dans leur secteur. Il est enfin décidé que les ouvriers du secteur Collas seront appelés à se prononcer dans une réunion générale le lundi matin et à prendre eux-mêmes une décision.
Ainsi se termine cette grève qui a duré 15 jours et qui a suscité tant d'espoir. Elle se termine dans la confusion. Le gouvernement a accepté l'augmentation de 3 Fr de prime au rendement -ce qu'il avait refusé hier à Croizat, il l'accorde aujourd'hui à Mayer- sans paiement des jours de grève. La CGT est satisfaite. Elle se glorifie d'avoir obtenu ce qu'elle avait demandé primitivement. La perte de 15 jours de salaire (le bénéfice de l'augmentation de la prime pendant un an de travail), la CGT la rejette sur le Comité de grève, contre l'irresponsabilité de qui elle avait mis les ouvriers en garde dès les premiers jours.
Le Comité de grève sort moralement affaibli. Les cris à la trahison ne diminueront pas ses propres fautes. La CGT remplit son rôle d'organisme de l'État capitaliste. Elle s'est bien acquittée de sa tâche. Il n'en est pas de même du Comité de grève qui, ayant eu la confiance de la majorité des ouvriers, n'a pas su énoncer un programme dépassant le cadre de l'usine, n'a pas su élargir la grève, n'a fait que se trainer derrière la CGT et a finalement contribué, par son incompétence à engager la grève dans l'impasse.
La grève de Renault laissera cependant des traces profondes parmi les ouvriers. Même défaite, elle est une expérience de grande valeur. Il appartient à tous les ouvriers et surtout aux militants révolutionnaires de l'étudier et d'en tirer les enseignements pour la victoire des futures luttes de la classe.
Renard (11/05/1947)
Au début du conflit, la presse bourgeoise accorde sa "sympathie" à la grève. Cette sympathie est fort intéressée car il ne s'agit rien de plus, pour elle, que de mettre les staliniens en mauvaise posture. La presse bourgeoise relate donc, avec complaisance et avec force détails les diverses péripéties du conflit, et surtout la mauvaise fortune des dirigeants staliniens de la CGT qui se font huer et siffler par les assemblées de grévistes. Mais, à mesure que la grève prend de l'extension, ces messieurs deviennent sérieux. Ils comprennent que Renault n'est pas une simple répétition de la grève des postiers, ou de la grève de la Presse parisienne. Le ton change rapidement et, jusqu'au journal "Combat", on commence à s'inquiéter et à expliquer, par de savantes démonstrations, l'impossibilité absolue pour le gouvernement, gardien de la sécurité économique et du franc, d'accorder satisfaction aux revendications ouvrières.
À souligner que la presse bourgeoise est pleinement consciente des causes profondes de cette grève, à savoir : le mauvais ravitaillement aggravé par la décision de la diminution de la ration de pain, ce qui rend cette grève si dangereusement populaire.
Le "Populaire", organe de la SFIO fait volontiers, pendant 3-4 jours, la publicité de la grève. Mais le jeu devient trop brûlant. Costes, secrétaire de la Fédération de la métallurgie et député stalinien, fait état d'une déclaration de Daniel Mayer, d'après laquelle la direction du parti socialiste désapprouvait les articles sur la grève parus dans le "Populaire" et rappelait à l'ordre la rédaction. En effet, on est loin de la grève des PTT. Et il ne se trouvera plus, cette fois, un Degain (fameux député socialiste qui a "défendu" à la Chambre la grève des postiers contre les staliniens) pour "défendre" à la Chambre le Comité de grève de Renault.
Quant à la Gauche socialiste, avec Pivert en tête, elle reste inébranlablement fidèle à elle-même, c'est-à-dire qu'elle soutient "moralement" les grévistes, mais PRATIQUEMENT son gouvernement socialiste de Ramadier, affameur des ouvriers.
"L'Humanité", organe des staliniens, bat tous les records et dépasse en abjection toute la presse bourgeoise. Sa haine anti-ouvrière n'est comparable qu'à la quantité de boue qu'elle jette sur les grévistes. Il est impossible de citer les articles de ce journal sans que le dégout ne vous monte à la gorge. Ce torchon est plein de pus. "Provocateurs, hitléro-trotskistes, éléments troubles, agents de De Gaulle, payés par l'extérieur" sont les épithètes les plus gentilles dont ce journal qualifie les ouvriers en grève. Il publie, le mercredi 3I, la photo d'un individu qu'on aurait trouvé armé dans l'usine et qui aurait appartenu à la LVF. Les staliniens ne répugnent à aucun moyen pour discréditer les grévistes. Un de leurs moyens préférés sera encore la provocation à la lutte physique entre les ouvriers.
"L'Avant-garde", organe des jeunesses staliniennes, écrit le mercredi 30 avril : "Vendredi dernier, une entrevue décisive devait avoir lieu avec la direction. Coïncidence troublante : la direction s'absenta et renvoya la discussion, tandis qu'au même instant des provocateurs, aidés par des éléments louches venus de l'extérieur, tentaient de lancer un mouvement."
Et voilà une autre insinuation perfide : "Ils (les ouvriers) se méfient des éléments irresponsables, surtout lorsque leurs tracts et leur matériel sont payés avec de l'argent venu de l'extérieur."
Il est vrai que l'argent en question est venu de "l'extérieur" comme le dit "l'Avant-garde". L'extérieur, ce sont les souscriptions faites rapidement par les ouvriers dans les autres usines et par des groupements ouvriers. Le montant des souscriptions qui, après dix jours, s'élevait à quelque 80 mille francs ainsi que les noms des souscripteurs et les comptes des dépenses qui ont été continuellement affichés à la porte, permettant à chaque ouvrier d'en prendre connaissance.
Les staliniens, eux, n'ont évidemment pas besoin de l'argent "extérieur", sauf celui touché à l'ambassade russe ainsi que les fonds secrets de leurs ministres dans le gouvernement français. À part cela, ils n'ont pas besoin de l'argent de l'extérieur car ils ont les centaines de millions escroqués, sous la forme de cotisations syndicales des ouvriers, à croquer et à dilapider.
La CFTC (syndicat chrétien), dans un tract paru le 28 avril, déclare : "Les syndicats de la métallurgie CFTC de Renault estiment que le minimum vital, réclamé depuis décembre I940 par la CFTC, n' ayant pas été retenu par le gouvernement qui n'a pu, en outre, améliorer les conditions de ravitaillement, ni obtenir une baisse notable du coût de la vie, décident de participer à l'action des Comités de grève des usines Renault pour faire aboutir leurs justes revendications."
Notons que cette participation est restée "chrétienne", c'est-à-dire immatérielle, dès l'instant que le MRP a pris la position d'appuyer le gouvernement contre les revendications des ouvriers.
La CGT : la section syndicale des usines Renault a pris naturellement la position la plus hostile à la grève. Dans un tract publié le mardi 29 avril on lit : "La section syndicale des usines Renault a déposé à la direction le cahier de revendications suivant : ... 5° augmentation DE LA PRIME DE PRODUCTION DE TROIS FRANCS DE L'HEURE pour tous.
Nous maintenons les propositions d'une demande de trois francs de l'heure pour tous de majoration sur la PRIME DE PRODUCTION."
Après avoir relaté ces tractations avec la direction qui faisait la contre-proposition d'une augmentation d'un franc quarante de prime à la production, la section syndicale déclare qu'elle "continue le combat avec calme et fermeté" et dénonce la grève et le comité de grève comme "des irresponsables", des éléments provocateurs qui tentent de diviser les ouvriers pour faire échouer la conclusion favorable des revendications.
24 heures après, la CGT fait un tournant en prenant à son tour la revendication de 10 Fr (prime à la production).
Les réunions qu'elle convoque pour inciter les ouvriers au calme et à rester au travail, avec grand renfort de Hénaff et de Costes qui se font copieusement siffler, tournent à son désavantage.
La CGT se conduit absolument comme une organisation de briseurs de grève et l'hostilité des ouvriers contre elle va en croissant. Elle ne reprendra l'ascendant sur les ouvriers qu'après son tournant et grâce aussi à l'incapacité du Comité de grève. Et nous assisterons à ce spectacle écœurant : des voitures de haut-parleurs de la CGT viendront jouer à tue-tête des "Madelon" et "Internationale" à côté des assemblées de grévistes, à seule fin de faire de l'obstruction et empêcher les ouvriers de discuter de la marche de la grève.
Il est assez intéressant de constater que, parmi toutes les tendances qui se sont manifestées à l'occasion de la grève de chez Renault, la CNT, cette centrale syndicale anarchiste, a brillé par son absence. Nous ne doutons pas que les militants de la CNT devaient être de cœur avec la grève, mais comment expliquer l'absence de leur organisation ?
N'avons-nous pas eu raison d'écrire lors de la constitution de la CNT : "Désormais une organisation syndicale ne peut exister qu'à la condition d'être une organisation de l'État capitaliste ou sinon elle ne peut être qu'une petite secte sans influence. L'existence des véritables organisations syndicales, groupant des masses et défendant les intérêts des ouvriers, est, dans la période présente du capitalisme décadent, un leurre, une illusion dangereuse."
La présence de la CGT, de la CFTC et l'absence de la CNT dans la grève de Renault viennent singulièrement démontrer et renforcer notre jugement sur les syndicats en général.
Toute organisation politique a son opposition : la monarchie anglaise a l'opposition à Sa Majesté, le parti travailliste ; Truman a son Wallace ; la SFIO a sa gauche de Pivert et la CGT sa minorité syndicale. Dans la grève de Renault, la minorité syndicale, qui s'est solidarisée avec la grève, s'est manifestée par un court "appel" d'où nous tirons le passage suivant : "Nous recommandons à tous les travailleurs de ne pas quitter l'organisation syndicale mais d'exiger, dès maintenant, un contrôle permanent de tous les responsables."
Toute la Minorité est dans ce passage. Voyez-vous, le 3ème jour de la grève, alors que la CGT calomnie et s'emploie de toutes ses forces à briser la grève, alors que les ouvriers dégoûtés tentent de se libérer de cette caserne de l'État bourgeois, le souci essentiel de la "Minorité" syndicale est de ramener le troupeau. "Pourvu que les ouvriers ne quittent pas la CGT."
Quelles que soient, par ailleurs, les critiques que la "Minorité syndicale" adresse à sa "majesté" la CGT, quelles que soient ses intentions de défendre les intérêts des ouvriers, il n'en reste pas moins que la fonction essentielle de la "Minorité" est de maintenir les liens qui enchaînent les ouvriers, en les maintenant dans le cadre de l'organisation syndicale.
C'est gratuitement que les staliniens accusèrent les anarchistes de faire partie de ces "éléments louches et provocateurs" de la grève, car les anarchistes, en tant qu'organisation, n'étaient pas là et gardaient plutôt une attitude réservée.
Pas un tract, pas un appel n'ont été distribués concernant la grève, et le "Libertaire" du 1er mai -6ème jour de la grève- n'a pas trouvé de place, dans ses 4 pages hebdomadaires, pour un article sur la grève, hormis une petite manchette. C'est assez curieux pour une organisation qui est plutôt activiste et remuante, qui vient commémorer avec bruit l'anniversaire de la "République espagnole", qui s'est immédiatement émue et engagée à fond dans la lutte contre le "danger De Gaulle". Comment comprendre cette attitude pleine de réserve des anarchistes qui, par ailleurs, ont célébré avec pompe le 1er mai, par un meeting et un cortège indépendant dans les rues de Paris ?
Le PCI et le groupe qui publient "Lutte de classe", tous deux trotskistes, ont occupé, par leurs militants et leur activité, une place de premier plan dans la grève de Renault. Malheureusement et peut-être naturellement, il ne semble pas qu'ils aient compris l'importance et la portée de cette grève. D'ailleurs, leur programme de revendication le leur interdisait.
Toute leur action est basée sur la revendication uniquement économique : augmentation de 10 Frs.
Dans le premier tract signé par le Comité de grève, ils formulent en ces termes leur objectif :
"Ce que nous voulons ? Un salaire minimum vital, c'est à dire pour nous limiter au chiffre de la CGT de 7000 Frs par mois, 10 Frs d'augmentation sur le taux de base."
Cette revendication économique de 10 Frs s'avère rapidement insuffisante pour élargir le mouvement à toute la classe ouvrière. Aussi les trotskistes renforcent par cette autre revendication ce qui est, comme on le sait, leur cheval de bataille (un cheval un peu boiteux) : l'échelle mobile.
La revendication de 10 Frs, écrivent-ils, "doit mettre fin une fois pour toutes à cet état de choses. Car l'augmentation que nous réclamons doit être garantie par son adaptation constante aux indices des prix, en fonction de ce qu'il nous faut acheter pour vivre sans mettre en danger notre santé. Nous voulons l'échelle mobile des salaires."
On ne saurait mieux dire, pour démontrer le caractère profondément réformiste de cette revendication trotskiste de l'échelle mobile qui, avec les 10 Frs de plus, doit mettre fin, une fois pour toutes, à cet état de choses.
Les ouvriers, moins naïfs, ne croient pas trop à ce miracle. Les trotskistes ont surement tort d'insister que "cette revendication, la CGT elle-même l'avait mise en avant au mois de décembre 1946". L'autorité de la CGT en matière de mettre fin "une fois pour toutes" à la misère des ouvriers est bien douteuse et d'un fort mauvais goût. En plus, les trotskistes dénonçaient, à l'occasion de la grève, ce qu'ils appellent les "mauvaises" nationalisations (les usines Renault sont des usines nationalisées). À les entendre, la situation des ouvriers aurait été meilleure si on les avait écoutés et si on avait procédé à de "vraies" nationalisations sans indemnités ni rachat, sous le contrôle des syndicats. Les bagnes staliniens en Russie "sans indemnités ni rachat" ont-ils tellement amélioré la situation des ouvriers pour en faire un objectif de lutte pour les ouvriers français ?
Un autre souci, capital pour les trotskistes, est d'éviter que les ouvriers dégoûtés ne quittent la CGT. Dans un article de l'édition spéciale de la "Vérité" sur la grève de Renault, on met ingénieusement dans la bouche d'un ouvrier la phrase suivante : "... on est contre toute espèce de scission dans la CGT. La CGT est à nous, nous ne la quitterons pas, mais nous obligerons les bonzes à défendre nos revendications".
Rien de moins que cela ; et la reprise par la CGT de la revendication de 10 Frs de la grève doit évidemment être comprise comme une victoire du trotskisme obligeant "les bonzes à défendre les revendications" des ouvriers.
C'est bien ainsi que s'exprime, dans le même numéro de la "Vérité", le délégué du "Front Ouvrier" pour qui la grève de Renault est qualifiée de : "Premier pas vers un minimum vital, premier pas vers une vraie CGT".
Il ne serait pas gentil de passer complètement sous silence, dans cette liste, les petits groupes comme le RKD et la FFGC, malgré leur totale absence. Certes, leur absence est passée inaperçue pour la masse des ouvriers en grève mais, pour les militants, elle est d'autant moins explicable que ces groupes se targuaient de ne pas être des "cercles de théoriciens" (comme nous) mais des activistes "agissant dans la masse".
Le RKD dans la grève des postiers et la FFGC dans celle de la presse voyaient et proclamaient le début d'une vague montante de luttes offensives du prolétariat. Ils n'avaient que du mépris pour notre critique objective de ces mouvements. Ils nous reprochaient notre "pessimisme".
Aujourd'hui nous devons constater, sans joie, la vérification par trop rapide de ce que nous disions alors à ce propos : "En prenant leur désir pour la réalité, ces groupes s'épuisent dans une agitation stérile et un activisme à contre-sens. Pour ces mêmes raisons, demain, quand surgiront des mouvements réels de classe, ces groupes ne les verront pas et resteront absents." En sommes-nous déjà là ?
On lira plus loin les positions défendues par nous dans la grève et dans le Comité. Par des souscriptions, des tracts et par la parole dans les assemblées de grévistes, notre groupe, dans la mesure de ses faibles forces, a participé étroitement à cette grève. Nous considérons que cette grève marque un moment de la lutte du prolétariat dans un cours général réactionnaire et de recul ouvrier.
J. MARCOU
Il faut sérier les questions le plus possible, avec un sens des responsabilités qui nous incombe.
I/ Éviter la confusion que représente le débat. Pas de mots ronflants. Pas de phrases à courte vue. Pas d'enchaînement du mouvement dans des tractations épuisantes avec les dirigeants syndicaux.
Les 11,000 ouvriers, qui ont voté la grève hier, ont exprimé, bien que confusément, leur volonté de soutenir le comité de grève. Confusément parce que c'est à nous de leur expliquer, nettement et sans avoir peur des mots, que la bataille s'est faite hier entre la CGT voulant la reprise du travail et la majorité des ouvriers, Comité de grève en tête, voulant la grève. Si nous ne nous rendons pas compte de la signification du vote d'hier, si nous poussons les ouvriers à s'enliser dans la procédure de nouvelles élections de délégués comme le propose une partie du Comité, la vapeur sera renversée par les staliniens qui cloisonneront de nouveau l'usine, montrant par-là, bien que nous soyons majoritaires, notre incapacité impardonnable. Les staliniens tendent à isoler l'usine par départements et, alors, ils feront peut-être voter, après plusieurs jours de discussions stériles, de perte de temps et de procédure qui seront funestes. Ils parviendront, comme dans la grève des postiers à reprendre les postes de direction et à étrangler le mouvement.
Il ne faut pas oublier que, de samedi à lundi, la CGT et les staliniens vont faire un battage énorme par des discours, par leurs journaux, lus même par ceux qui ont voté la grève, et surtout par la réunion de la Chambre où le groupe stalinien va déployer une démagogie redoublée à la suite du vote d'hier.
Attention dans notre lutte, attention dans nos buts, ne devenons pas les esclaves d'un cadre étroit qui pourrait étouffer la lutta des ouvriers. Voyons juste et ne faisons pas les vierges affolées, à piétiner sur place car nous ne sommes rien qu'un organisme parasitaire en plus.
Les ouvriers, confusément peut-être, ont voté pour nous. Nous exprimons réellement le mécontentement général des ouvriers de chez Renault et des ouvriers des autres usines qui sont venus nous témoigner leur solidarité. Contrairement à la grève des postiers et de la presse qui n'avaient soulevé aucun élan dans la population, notre grève, elle, rencontre la sympathie de toute la population travailleuse qui nous comprend, parce qu'elle est apte à nous comprendre avec 1a baisse du ravitaillement. Et ce point est aussi important, sinon plus, que toutes les revendications corporatives et d'usines. Ne l'oublions pas ou nous allons à la défaite certaine.
II/ Deux points à traiter immédiatement comme tâche urgente et de première importance :
a) L'organisation de la grève : plus de cohérence, plus de fermeté, plus de clarté. Cette tâche nous incombe car c'est nous qui voyons clair et devons, non nous maintenir dans la confusion de la situation, mais éclairer les ouvriers par des réunions multiples où nous viendrons plus avec un programme de lutte et de défense qu'avec des mots d'ordre hurlés, non dirigés et non compris par les ouvriers. Il faut éviter les phrases où l'on essaie de faire patte de velours aux staliniens et à la CGT. Ils nous attaquent, ils nous insultent, à nous de riposter. Pas moyen de composer avec les dirigeants staliniens et la CGT qui se sont déclarés les pires ennemis de la grève. Si nous ne comprenons pas cela, alors autant démissionner de suite plutôt que de leur chercher des excuses à notre existence" qu'ils considéreront toujours, avec leur mauvaise foi habituelle, comme une division.
Les diviseurs, ce sont eux ; les provocateurs, ce sont eux ; ceux qui font le jeu de la réaction, ce sont encore eux. Nous le savons. Pourquoi ne pas le dire aux ouvriers nettement et sans ambages ? Nous n'avons rien à cacher aux ouvriers. Que ceux qui ont à cacher quelque chose le disent et s'en aillent.
b) Et maintenant, voilà ce que je propose :
Il n'y a pas de forteresses impénétrables ; le secteur Collas peut retomber sous l'influence de la. CGT et des staliniens. Il faut nous étendre dans toute l'usine.
A- Dans le secteur Collas, constituons un corps de 50 ou 100 ouvriers. Allons, de suite, dans tous les secteurs, parler et constituer des corps dans chaque secteur. Pourquoi ces corps ? Pour nous défendre contre la brutalité des briseurs de grève, pour permettre à chaque ouvrier de s'exprimer librement, pour ou contre. Il n'y a pas de monopole de la parole et il faut s'insurger contre cela. Ces corps doivent empêcher le cloisonnement de l'usine. Nous sommes sortis hier vainqueurs malgré le cloisonnement. Mais attention que le cloisonnement ne nous étouffe. Les briseurs de grève essayeront de l'appliquer. Il faut les en empêcher ou alors nous ne pourrons rien et nous n'aurons aucune raison d'exister.
Dans chaque secteur, créons des permanences par un système d'estafettes ; relions-les entre elles et nous, pour répondre, dans le calme, à toute demande de renfort et de discussion.
B- Activons les réunions de discussion et d'éclaircissement dans chaque secteur. Tout le monde a droit à la parole, même ceux qui ne sont pas d'accord avec la grève, démocratie dont nous devons donner l'exemple.
C- Ne pas créer un blocus autour de Renault. Que les rapports entre Renault et les usines extérieures se fassent librement. Il n'y a pas la grève propre à Renault. C'est une fumisterie ou un aveuglement. Pour cela les piquets de grève doivent être renforcés afin de faciliter l'accès de tout ouvrier venant du dehors et désirant se renseigner et prendre contact avec les grévistes. On crie au danger d'infiltration de provocateurs. C'est une fumisterie stalinienne. En réalité, les provocateurs individuels ont toujours la possibilité de pénétrer et de se cacher parce qu'ils ont, pour s'introduire, la direction, la CGT, les policiers de Renault avec eux. Nous ne devons pas nous aveugler et nous couper plus ou moins des ouvriers des autres usines. Au contraire, nous devons les inviter à venir nous rendre visite.
D- Envoyons des délégations massives d'ouvriers grévistes dans le plus grand nombre possible d'usines de la région parisienne pour les inviter à se solidariser.
Mot d'ordre : pour la réussite de la grève, GÉNÉRALISATION DE LA GRÈVE
But : meilleur ravitaillement, maintien de l'ancienne ration de pain, 10 Frs de plus de l'heure, et ceci donnant donnant, sans discussion. Sans ravitaillement et sans les 10 Frs de l'heure en plus, pas de travail. Nous n'avons pas à chercher à être entendus par Lefaucheux qui connaît très bien la raison du mouvement et ce que nous revendiquons. Ou il cède, c'est-à-dire que le gouvernement cède, et nous le saurons sans avoir besoin de nous réunir en chambre avec lui -qu'il vienne le dire aux ouvriers- ou il ne cède pas et toute discussion est inutile. Ce ne sont pas des postes de dirigeants que nous briguons mais ceux de défenseurs intransigeants.
Liberté totale, pour les journaux et les tracts, d'être vendus et distribués ; et ceci, à la seule condition que cette liberté s'étende à tous, à toutes les tendances.
Aux portes principales, les grévistes, constitués en corps, doivent défendre les vendeurs contre les agressions de ceux qui emploient la force physique pour faire taire leurs adversaires. Il n'y a pas de grève propre et n'intéressant que les ouvriers de Renault. La crise gouvernementale en est un brillant exemple.
Enfin, le but à atteindre : il faut que la population travailleuse se rende compte que nous exprimons son mécontentement et pas seulement les revendications propres de nos usines. Chaque ouvrier travaille et fait la queue pour le ravitaillement.
Notre action sera centrée sur :
a) un meilleur ravitaillement (pain, viande, vin, sucre) ;
b) 10.Frs de l'heure pour tous les ouvriers, indépendamment de leur profession et du rendement du travail ;
c) pas de reprise du travail sans la satisfaction complète des 2 revendications.
La sympathie de la population peut, seule, nous tirer de l'isolement et du piétinement. Elle doit être intéressée par notre lutte et nous aider car c'est sa propre lutte. Il n'y a pas d'ouvrier qui travaille séparé de l'ouvrier qui mange.
Sans meilleur ravitaillement, les 10 Frs iront engraisser le marché noir ; avec un meilleur ravitaillement, les 10.Frs diminueront la famine des ouvriers.
Si on ne comprend pas cela, on s'enlise jusqu'au cou, on s'étouffe soi-même, on s'isole. Et alors, si nous ne savons pas puiser, dans la lutte, les meilleurs atouts, les forces les plus sures, autant reprendre le travail plutôt que d'essuyer une défaite dans la confusion, créée et alimentée par la CGT. Je propose une solution qui, si elle était votée, doit être imprimée au nom du Comité de grève et distribuée aussitôt aux ouvriers.
Résolutions
Par 11000 voix contre 8.000, les ouvriers de chez Renault ont repoussé pour la troisième fois la manœuvre subtile de la CGT, visant à interrompre la grève et à réintégrer le travail aux anciennes conditions à peine modifiées.
Pour la troisième fois, en votant en masse pour la continuation de la grève, les ouvriers ont signifié qu'ils entendent lutter jusqu'au bout pour la défense de leurs intérêts, sans céder aux chantages de quelques côtés qu'ils viennent.
Pour la troisième fois, les ouvriers ont manifesté leur ferme volonté de ne pas servir de champ de manœuvre aux politiciens corrompus qui se disent de gauche ou de droite et qui tentent d'exploiter la lutte des ouvriers pour leurs combines parlementaires et intrigues gouvernementales.
Les ouvriers ne sont pas dupes de ces maîtres-chanteurs, ni de leurs flatteries intéressées, ni de leurs menaces. Une certaine presse, qui manifestait au début sa "sympathie" à notre égard parce qu'elle y voyait un bon tour à jouer aux bureaucrates et parlementaires de la CGT et du PCF, déchante aujourd'hui. Devant notre ferme décision de faire triompher nos revendications, elle découvre que les revendications des ouvriers mettent en péril l'équilibre du Franc et s'oppose avec acharnement et haine à notre mouvement de lutte.
La CGT et le PCF, de leur côté, n'ont cessé de combattre la grève. Pour briser notre lutte, ces prétendus défenseurs des ouvriers ont recouru à leurs odieuses calomnies classiques qui leur ont déjà servi contre la grève des postiers, des rotativistes et des ouvriers de la Presse. Ils ont essayé d'intimider les ouvriers en exhibant l'épouvantail de la réaction. Ils ont jeté les plus infâmes suspicions et insultes contre les grévistes qu'ils présentaient comme des provocateurs. Ils ne se sont point gênés pour recourir à la force physique.
Par votre vote massif, vous avez fait justice de ces manœuvres indignes. La CGT voulait une épreuve de force, elle l'a eue. Par 11000 voix, vous avez repoussé cette proposition de capitulation, de reprise du travail sur la base de 3 francs d'augmentation de prime au rendement. Votre vote, c'est une déclaration de méfiance aux politiciens de la CGT ; c'est un vote de confiance à votre Comité de grève. La CGT ne représente plus les ouvriers de chez Renault, elle n'a désormais plus aucune autorité pour parler ou pour traiter en leur nom.
QU'ELLE S'EN AILLE. LA LUTTE DES OUVRIERS APPARTIENT AUX OUVRIERS EUX-MÊMES.
En reprenant à son compte notre revendication d'augmentation de 10 Frs, tout en poussant les ouvriers à reprendre le travail sur la base d'une augmentation de 3 Frs au rendement, la CGT a nettement prouvé que ce ne fut là qu'une vulgaire manœuvre destinée à torpiller notre magnifique grève, tout en cherchant, par ailleurs, à s'en servir pour des intrigues politiques propres à ses ministres auprès de leurs compères au gouvernement.
Après 8 jours de grève, notre mouvement ne fait que se renforcer. Il est fort de la combativité de chaque ouvrier. Il est fort de la sympathie générale qu'a rencontrée la grève auprès de centaines de milliers d'ouvriers de la région parisienne qui le manifestent par les adresses et collectes qu'ils nous font parvenir. Notre mouvement est fort parce qu'il a, derrière lui, toute la population travailleuse qui se révolte contre les conditions de famine que le gouvernement entend imposer aux ouvriers. Il est fort par le désarroi qu'il a jeté parmi nos dirigeants et gouvernants.
Mais attention ! La CGT ne se tiendra pas pour battue ; elle n'acceptera pas le verdict du vote démocratique qui l'a démasquée et rejetée. La plus grande vigilance de tous les ouvriers est nécessaire, car elle multipliera les manœuvres et les provocations pour reprendre la grève en main et la briser.
Pour faire triompher rapidement notre lutte, organisons-nous et précisons clairement notre but.
Défense de la grève par tous les ouvriers unis et décidés autour du Comité de grève.
Toutes les décisions seront prises par les ouvriers eux-mêmes, réunis le plus souvent possible en assemblée générale.
Chaque ouvrier gréviste est un défenseur actif de la lutte commune contre la famine.
Notre grève doit faire appel à la solidarité effective de tous les ouvriers de la région parisienne, parce qu'elle exprime non un mécontentement particulier à Renault mais un mécontentement général de la population travailleuse.
La grève ne peut réussir qu'en se généralisant. Prenons contact directement avec nos camarades des autres usines et invitons-les à débrayer.
Le Comité de grève, fort de l'appui de la majorité des ouvriers en grève, conscient que cette grève est le point de départ de la lutte générale de toute classe ouvrière contre les conditions de famine, décide :
1- l'envoi immédiat de délégations massives de grévistes aux grandes usines pour expliquer à leurs frères de classe le sens, les buts de la grève et pour les inviter à se joindre à eux en débrayant ;
2- d'adresser un appel de solidarité à toute la population laborieuse pour qu'elle nous soutienne moralement et financièrement ;
3- que le travail ne reprendra qu'après obtention effective et complète des revendications suivantes :
VIVE LA LUTTE GÉNÉRALISÉE CONTRE LA MISÈRE ET LA FAMINE !
1944-45 | Zone anglaise | Zone américaine | Zone française | Zone russe (1) | |
Pain | 9,700 | déc. 10,000 | déc. 9,700 | déc. 5,600 | août 8,400 |
viande | 1,000 | (") 500 | (") 1,000 | (") 500 | (") 420 |
sucre | 800 | (") 750 | (") 500 | nov. 420 | (") 420 |
matière grasse | 875 | oct. 280 | (") 300 | déc. 300 | (") 195 |
CAMARADES,
Depuis vendredi 25, des ouvriers du département 6, secteur Collas, ont déclenché la grève pour une augmentation horaire de 10 Frs. Le mouvement s'est développé et, mardi 29, il englobe la presque totalité des usines Renault.
Depuis les mesures gouvernementales sur le ravitaillement, la situation est la suivante : diminution de la ration de pain, pas de viande, moins de matières grasses. On est au même point qu'aux jours les plus sombres de l'Occupation. La vie reste aussi chère malgré la baisse fictive de 10 %. Il faut toujours compléter le marché officiel par le marché noir.
LE MÉCONTENTEMENT EST GÉNÉRAL DANS TOUTE LA CLASSE OUVRIÈRE.
Les ouvriers de chez Renault, eux, ne veulent pas travailler sans manger.
La CGT est en émoi. La grève s'est développée contre sa volonté. La CGT est l'organisme du gouvernement. Ses chefs sont aussi les chefs de l'État. Croizat, secrétaire de la Fédération des métaux, briseur de grève, est ministre du TRAVAIL. Ils dressent tous, comme toujours devant la poussée ouvrière, l'épouvantail de la "RÉACTION". La "réaction" ne vient que parce que les capitulards sont là. Et les capitulards et la "réaction" forment ensemble un tout anti-ouvrier, où De Gaulle, Schumann, Herriot, Blum, Thorez et Jouhaux lanceront demain les flics et les mobiles contre nous. La CFTC cherche à exploiter cette grève pour ses combines politiques. CGT et CFTC sont compères et complices au gouvernement et au conseil national économique, sur le modèle des Corporations fascistes.
La CGT, débordée, va faire tous les compromis et tiraillements pour servir le gouvernement et tenter de conserver son influence. La clique de la CGT a les moyens et le personnel nécessaire pour berner les ouvriers.
À toutes ces manœuvres de la bourgeoisie et de ses laquais (compromis et arbitrages), comme les manœuvres des grèves précédentes l'ont prouvé, il est insuffisant d'opposer simplement les 10 Frs de l'heure du Comité de grève.
Le gouvernement, dirigeant la vie économique, interdit toute augmentation de salaire. La direction de Renault se retranche derrière cela. C'EST L'ÉTAT QUE LES OUVRIERS ONT DEVANT EUX. Mais l'État a à faire face, dans le chaos du monde capitaliste actuel, à des besoins grandissants : les frais de la guerre 39-45, la préparation de la prochaine, le massacre aux colonies, CE SONT LES OUVRIERS QUI DOIVENT TOUT PAYER en travaillant beaucoup, pour pas cher, en mangeant peu, ET GARE A EUX SI LEUR VENTRE CRIE FAMINE !
La revendication de 10 Frs est plus que justifiée, mais le pain sera encore plus cher demain au marché noir. Face à l'État, les ouvriers de chez Renault sont isolés. Pour assurer la victoire, un seul moyen : ÉLARGIR la grève.
Les ouvriers de chez Renault, qui ont pris l'initiative de la grève, doivent ENVOYER IMMÉDIATEMENT DES DÉLÉGATIONS DE 25 À 50 OUVRIERS DANS TOUTES LES GRANDES USINES DE LA RÉGION PARISIENNE POUR LES APPELER À LA LUTTE.
Action directe, dirigée par les ouvriers eux-mêmes, libérés de tous les organismes de collaboration de classe : partis, syndicats, commissions gouvernementales.
ÉLARGISSEMENT DE LA GRÈVE AXÉE SUR CETTE REVENDICATION CENTRALE : CONTRE TOUTE DIMINUTION DU RAVITAILLEMENT ET POUR SON AMÉLIORATION. Seule revendication susceptible de mobiliser tous les ouvriers.
Contre le blocage des salaires et pour leur augmentation réelle.
VIVE LA GRÈVE DES OUVRIERS DE CHEZ RENAULT ! VIVE LA LUTTE DU PROLÉTARIAT CONTRE L'EXPLOITATION DE LA BOURGEOISIE ET DE SON ÉTAT !
Gauche Communiste de France
PREMIERS ENSEIGNEMENTS DES PREMIERS JOURS DE GRÈVE
Le mercredi 30 avril à 9 heures du matin, une réunion des grévistes s'est tenue au carrefour Émile Zola et la volonté de continuer la grève, en l'étendant et la généralisant dans la région parisienne, a été exprimée par différents orateurs et acclamée par l'ensemble des grévistes. Le point sur lequel, confusément, les ouvriers se sont sentis soudés était surtout celui du RAVITAILLEMENT qui faisait d'eux les porte-paroles et les premiers défenseurs du mécontentent de la population, contre une SITUATION DE FAMINE comparable à celle de l'Occupation.
La revendication de 10 Frs n'était plus un simple rajustement de salaire des ouvriers de Renault, mais la lutte obscure et certaine de TOUS LES TRAVAILLEURS contre la faim GRANDISSANTE.
Dans l'après-midi, par une démonstration de force qui ressemblait fort à une opération de police, la CGT et le PCF ont essayé D'INTIMIDER LES GRÉVISTES soit par la persuasion DÉMAGOGIQUE et JÉSUITIQUE, soit par des TROUPES DE CHOC entraînées à ÉLIMINER TOUTE VOIX QUI N'ÉTAIT PAS STALINIENNE. Les dirigeants syndicaux et le PCF ont parlé de provocation, de division, d'unité, de réaction. Autant de faux dieux et de faux diables pour défendre une cause mauvaise.
PROVOCATION, de qui ? 10,000 puis 20,000 ouvriers, qui touchent des salaires et un ravitaillement bien bas, peuvent-ils être des provocateurs ? L'individu arrêté avec un revolver peut-il transformer ces 20,000 ouvriers en provocateurs ? LE RAVITAILLEMENT ET LES SALAIRES SONT-ILS ÉLEVÉS POUR NE PAS ÊTRE LA CAUSE DIRECTE DE LA GRÈVE DES OUVRIERS DE RENAULT ?
DIVISION de quoi ? Parce que les ouvriers ont faim, et que les premiers OSENT le dire et lutter, qu'on peut les traiter de diviseurs ? Ce qu'ils ont ressenti, la classe ouvrière en général le ressent. S'il y a des diviseurs, ce ne peut être que CEUX QUI PACTISENT OU PARTICIPENT AU GOUVERNEMENT, malgré les ronflantes manifestations oratoires d'opposition. Diviseurs sont ceux qui participent aux débats de politique bourgeoise, de guerre et de rapine, avec un vote de confiance ou d'abstention -comme si on peut s'abstenir pour décider de la mort de milliers d'hommes- car autant de canons en Indochine, autant de pain en moins.
UNITÉ sur quoi ? Sur un mot vidé de son contenu de classe. Unité autour d'un parti et d'une organisation syndicale qui sont devenus membres de l'État qui dirige la famine. Au nom de quelle unité se fait l'unité ? Pas celle du gouvernement, car il faudra s'épuiser de travail, serrer plusieurs crans et envoyer plus de canons en Indochine et à Madagascar.
L'unité ne peut se faire que sur un programme de lutte directe, sans compromis et sans délibération avec le gouvernement. Dans le PCF et la CGT, l'unité se transforme en comité de la faim. Hors de ces organismes traitres, l'unité, même en subissant une défaite dans les premières luttes, trouve le ciment pour se renforcer dans la haine contre l'État capitaliste, le cuisinier de la faim.
De qui se moque-t-on ? Ces mots n'existent que pour cacher l'opposition, dans le gouvernement, entre ceux qui penchent vers l'impérialisme EU (la SFIO) et ceux qui penchent vers l'impérialisme russe (le PCF).
Il ne faut pas avoir peur des mots et continuer à se duper ou à se laisser duper. Ceux qui s'opposent aux luttes et aux revendications des ouvriers, luttant contre la famine, ce sont eux les provocateurs, les diviseurs, les réactionnaires.
Cette vérité est dure mais juste, et ce qui s'est passé ces jours-ci chez Renault prouve, encore une fois, le rôle de POIGNARDEUR DE LA LUTTE DE CLASSE QUE CES PARTIS (SFIO, PCF, CGT) JOUENT DANS LA CLASSE OUVRIÈRE, car un gouvernement tel que le nôtre exprime les intérêts de la France capitaliste et ne peut être composé que de partis ou organismes exprimant forcément et uniquement les intérêts capitalistes.
Et maintenant, posons-nous la question de savoir ce qui a permis à ces partis traîtres de la classe ouvrière de semer le désarroi dans les rangs des grévistes et d'arrêter provisoirement la généralisation qui devait se faire.
Le Comité de grève a sa part de responsabilité. N'ayant pas compris le sens réel de la lutte des ouvriers de Renault, il s'est confiné dans sa revendication première de 10 Frs de plus, sans s'apercevoir que cette revendication était dépassée et s'était transformée confusément en une revendication pour un meilleur ravitaillement, intéressant par là toute la population.
Les PCF et CGT, eux, l'ont compris et, pour reprendre de l'influence sur les ouvriers en grève, ils ont repris à leur compte les revendications du Comité de grève. CES REVENDICATIONS, COMME TANT D'AUTRES, IRONT SE PERDRE DANS LES COMMISSIONS, SOUS-COMMISSIONS ET PALABRES GOUVERNEMENTALES.
Ce que les ouvriers doivent comprendre, c'est :
PAS DE RAVITAILLEMENT, PAS DE TRAVAIL ; et ceci, sans discussion avec le gouvernement. DONNANT, DONNANT.
AUGMENTATION DE 10 FRS DE L'HEURE IMMÉDIATEMENT, sinon PAS DE REPRISE DU TRAVAIL ; autant d'hommes morts et de canons en Indochine en moins.
DÉMOCRATIE DANS LES RANGS OUVRIERS ; opposer la force organisée à ceux qui veulent employer la force pour abattre et insulter les grévistes.
LE PREMIER MAI N'EST PAS CELUI DU DÉFILÉ DE JEUDI, GOUVERNEMENT EN TÊTE POUR MANIFESTER CONTRE LE GOUVERNEMENT, MAIS LES JOURNÉES DE GRÈVE DES OUVRIERS DE RENAULT CONTRE LA FAMINE QUI S'INSTALLE A DEMEURE CHEZ NOUS, CONTRE LES PARTIS QUI INSULTENT ET CALOMNIENT LA FAIM DES OUVRIERS.
La Gauche Communiste de France
CAMARADES,
La CGT vient d'accomplir un de ses tournants brusques à 180°.
Au début de la grève et pendant 8 jours, la CGT a tout fait pour briser notre mouvement. Elle a insulté, elle a calomnié, elle a accusé les ouvriers en grève de faire le jeu de la réaction, et d'être même des provocateurs.
Cette même CGT, qui a déversé des monceaux d'ordures contre les grévistes, se prétend aujourd'hui être le défenseur des grévistes. ALLONS DONC...!
Hier, nous étions des agents de la réaction, aujourd'hui, nous sommes des "braves" qui luttent pour de justes revendications. Hier, on nous accusait d'être financés par "l'extérieur", aujourd'hui, la CGT octroie généreusement un million de francs pour "le secours de solidarité".
COMMENT CELA ? QUE S'EST-IL PASSÉ ?
Il s'est passé ceci : que les ouvriers de chez Renault étaient décidés à la lutte. Par trois fois, ils ont repoussé les manœuvres des politiciens de la CGT qui les exhortaient à reprendre le travail. Par trois fois et dans un vote massif, ils ont repoussé l'aumône de la CGT de 3 Frs de prime à la production.
Il s'est passé ceci : notre grève a trouvé une chaude sympathie dans toute la classe ouvrière, parce que notre lutte exprimait le mécontentement de tous les ouvriers contre les récentes mesures iniques de famine prises par le gouvernement solidaire, RÉDUISANT LE RAVITAILLEMENT DES OUVRIERS AU NIVEAU DES PLUS SOMBRES JOURS DE L'OCCUPATION.
Mais surtout, il s'est passé encore ceci : depuis la conférence de Moscou, pour des raisons de politique impérialiste internationale, les staliniens se sont vus forcés de passer momentanément dans une opposition parlementaire.
Pour les staliniens et leur succursale la CGT, CE SONT TOUJOURS DES RAISONS GOUVERNEMENTALES ET LES INTÉRÊTS POLITIQUES DE LEUR PARTI QUI DICTENT LEUR ATTITUDE. LES GRÈVES ET LES LUTTES OUVRIÈRES NE SONT, POUR EUX, QUE MONNAIE D'ÉCHANGE, DES MOYENS DE CHANTAGE ET DE PRESSION POUR LEUR INTÉRÊT PROPRE.
Hier ministres, ils étaient les plus acharnés briseurs de grève.
Aujourd'hui dans l'opposition, ils tentent de s'emparer de la lutte ouvrière pour s'en servir à leurs propres fins.
La CGT est une ORGANISATION POLITIQUE ANTI-OUVRIÈRE. Sous sa direction veule et hypocrite, les grèves ne pourront jamais servir à la classe ouvrière. Laisser la CGT s'emparer de la grève, c'est déjà le signe que la grève sera déformée et défaite. LES OUVRIERS NE PEUVENT SE DÉFENDRE QUE PAR EUX-MÊMES.
Une grande responsabilité de la situation présente de désarroi de la grève pèse incontestablement sur le Comité de grève. Il s'est avéré autant incapable organiser les forces de défense de la grève à l'intérieur de l'usine que d'assurer son élargissement et son orientation.
Débordé, le Comité de grève s'est constamment traîné à la remorque des manœuvres de la CGT. Hésitant et craintif, le Comité de grève ne savait ni ce qu'il voulait, ni où il allait. IL N'Y AVAIT QU'UNE ORIENTATION SUSCEPTIBLE D'ASSURER LE TRIOMPHE DE NOTRE LUTTE, C'ÉTAIT :
LE DÉPASSEMENT DU PLAN ÉTROIT DE L'USINE ET DE LA CORPORATION POUR CELUI GÉNÉRAL DE LA CLASSE OUVRIÈRE.
Dès le premier jour de grève, et dans notre tract du mercredi 30 avril, notre groupe de la Gauche Communiste, par la voix de notre camarade au Comité de grève, a formulé, dans ses interventions, le programme de lutte suivant :
1) AUGMENTATION SENSIBLE DU RAVITAILLEMENT en pain, viande, vin, sucre ;
RETRAIT IMMÉDIAT des dernières restrictions de famine du gouvernement.
2) AUGMENTATION IMMÉDIATE pour tous les ouvriers, indépendamment de la PROFESSION et du RENDEMENT, de 10 Frs par heure du salaire de base.
3) PAIEMENT INTÉGRAL des journées de grève.
Nous précisions : "Sans meilleur ravitaillement, les 10 Frs iront engraisser le marché noir ; avec un meilleur ravitaillement, les 10 Frs diminueront la famine des ouvriers."
Ce programme, seul, offrait un terrain de lutte intéressant tous les ouvriers. Sur cette base, seule, une action ardente par l'envoi de délégations massives de chez Renault à toutes les usines, et ceci dès les premiers jours de grève, par des appels à toute la population travailleuse, on pouvait et on devait entraîner tous les ouvriers dans une lutte généralisée. UNE TELLE LUTTE, SEULE, POUVAIT FAIRE RECULER LE PATRONAT ET L'ÉTAT.
Le Comité de grève a repoussé systématiquement nos propositions. Ce programme lui semblait par trop audacieux. Il a préféré se confiner à la revendication étroite de 10 Frs sur le terrain de l'usine. L'unique appel, qu'il a lancé à l'extérieur, ne parle que de l'échelle mobile, cette panacée réformiste inefficace, qui consacre à jamais les conditions de famine présentes.
Avec un programme de revendications étriqué, à la mesure exacte de leur courte vue, les dirigeants du Comité de grève n'étaient pas à la hauteur de leur tâche, ne savaient pas aller de l'avant ; et ils ont ainsi perdu 10 jours précieux à piétiner lamentablement sur place. Si le Comité de grève continue sa politique étriquée et impuissante, la grève se perdra immanquablement dans la confusion.
La critique, que nous élevons ici, n'est pas faite par vain goût de dénigrement. La grève de Renault portait en elle de grandes espérances. Les yeux de tous les ouvriers étaient fixés sur elle. Aujourd'hui où elle est sur le point d'être dévoyée, torpillée par la CGT, il est du devoir de chaque ouvrier, d'une part, de reconnaître ceux qui essayent de les dérouter et, d'autre part, de comprendre les faiblesses, les erreurs, tant organisationnelles que dans l'orientation de la lutte, qui ont permis la situation d'impasse dans laquelle se trouve la grève.
Gauche Communiste de France
5 mai 1947
Depuis la démission des ministres staliniens, et en rapport direct avec la tension internationale, nous devions assister en France à une recrudescence de mouvements ouvriers.
Doit-on voir là un réveil de la conscience de la classe ouvrière ? Doit-on constater que l'aggravation du ravitaillement et l'augmentation du coût de la vie ont été déterminantes dans les mouvements qui se succèdent depuis près de 2 mois ; ou bien ne peut-on considérer ces mouvements que comme de nouveaux tremplins, pour les staliniens, pour atteindre les anciens postes gouvernementaux qu'ils occupaient et, en outre, épuiser assez les forces encore par trop combatives des travailleurs dans des grèves par paquets, faisant l'effet de piqûre de guêpe sur le gouvernement et de saignée abondante sur la classe ouvrière ?
Nous nous rallions à la dernière hypothèse, car elle est plus en rapport avec la nature réelle du parti stalinien, ainsi qu'avec les revendications ouvrières qui semblent n'avoir pas dépassé le cadre de la lutte syndicaliste, bien que les trotskistes ou les libertaires peuvent se glorifier d'avoir été les promoteurs, vite dépassés, de ces mouvements. Mais, même cette dernière hypothèse est incomplète, car elle ne rend pas compte entièrement de la situation nouvelle créée par la guerre.
En effet, jusqu'en 1939, les luttes ouvrières, dans leur stade de déclenchement, ne pouvaient que s'exprimer sur un terrain proprement économique, tels les réajustements de salaire. À partir de la guerre, la réduction des salaires ouvriers, par l'acuité de la crise capitaliste, prend 2 aspects concomitants.
D'une part la vieille méthode de blocage des salaires et de retard dans le rajustement, d'autre part le rationnement avec toutes ses conséquences, les salaires ouvriers devenant non une valeur anonyme mais un nombre de calories, camouflant une diminution du salaire, car plus on avance et plus le nombre de calories diminue, réduisant ainsi la valeur réelle des salaires.
Il est trop normal et, depuis 2 années de "libertés ouvrières", nous nous apercevons que ce 2ème aspect, le plus important du mouvement général de baisse des salaires, est en même temps le moins compréhensible pour la classe ouvrière. Le marché noir ou marché parallèle - selon les pays codifiant la valeur réelle des marchandises – fait rejeter la responsabilité de cette chute des salaires sur les "margoulins" et non sur le système. Et, à la longue, comme on s'est accommodé du marché noir, on s'accommode de la baisse du rationnement.
Cet aspect nouveau de la lutte de classe, s’il permet de camoufler la réduction des salaires, favorise, d'un autre côté, le déclenchement des mouvements de revendication, non plus sur le plan corporatiste et d'usine mais sur le plan social de toute la population travailleuse. Les mouvements sociaux de Toulouse et de Lyon, pour ne citer que les plus importants, montrent bien leur nature plus combattive et plus radicale que n'importe quelle grève embrassant toute une corporation comme celle de la métallurgie.
Le problème est d'importance car il en vient aujourd'hui à rejeter une certaine forme d'organisation de la classe ouvrière, tels les syndicats qui, par l'étroitesse de leur sens de la lutte, entravent les mouvements, les embrigadent et leur font perdre leur véritable nature de mécontentement général.
Nous disions précédemment que la dernière hypothèse-tentative des staliniens de rentrer au gouvernement ne pouvait pas être complète sans tenir compte de la situation nouvelle créée par la guerre.
En effet, aucun mouvement ne peut être déclenché s'il n'existe pas, à la base, un mécontentement réel et grandissant, lequel, malgré la confusion de la conscience de classe, pousse celle-ci à saisir toute occasion de manifester. Une manifestation pas tellement dangereuse car rejetée par des petits groupes ; nous reviendrons sur ce point.
D'un autre côté, comme le mouvement tendanciel de diminution du pouvoir d'achat des masses travailleuses revêt 2 aspects concomitants -la réduction du salaire et celle du rationnement- le sens de la lutte s'orientera vers une impasse ou vers une voie révolutionnaire selon l'aspect sur lequel la classe ouvrière insistera.
Si elle s'en remet à l'augmentation nominale des salaires, le mouvement ne pourra que graviter dans l'orbite syndicale, se dissociant ainsi du reste de la population travailleuse, n'exprimant plus qu'une revendication corporatiste et brisant l'unité économique, sociale et politique de la classe ouvrière. Le pourcentage d'augmentation des salaires donne toujours lieu à des arbitrages et des palabres en chambre.
Les syndicats le savent bien et les staliniens peuvent aujourd'hui ne pas craindre d'être débordés. La revendication de salaire amène tôt ou tard les ouvriers à s'en remettre aux discussions des délégués syndicaux, même si le mouvement est déclenché par une aile dissidente du syndicalisme. L'État, solidaire du syndicat, ne discutera et ne signera un protocole d'entente qu'avec les délégués syndicaux reconnus officiellement. Bureaucratie non, solidarité oui !
Et c'est justement sur ce fond de tableau que les mouvements de grève, depuis celui de Renault jusqu'à celui des cheminots, se déroulent.
Une minorité syndicaliste déclenche le mouvement Renault sur la base d'un rajustement de salaire et les staliniens semblent débordés. Que non ! Ils ont vite fait de saisir le mouvement sur les mêmes bases que la minorité. Le comité de grève, expression de cette minorité, se disqualifie lui-même en demeurant sur la base du rajustement de salaire. Les syndicats obtiennent satisfaction et peuvent, à juste titre, crier victoire ; mais seulement victoire sur le comité de grève et surtout sur la classe ouvrière.
Avec les gaziers et les électriciens, la concurrence syndicale n'a même pas joué. Marcel Paul peut revendiquer et discuter sans que les minorités ne le tarabustent. Mieux encore, il risque de se faire applaudir par cette même minorité soi-disant de gauche.
Avec les cheminots, la CNT, organisation syndicale rivale de la CGT à tendance libertaire, déclenche le mouvement à Villeneuve St-Georges, mais là avec une rapidité qui a manqué à Renault. La CGT prend la tête du mouvement et voilà notre pauvre CNT débordée par la CGT sans pouvoir pousser un cri. Les mêmes revendications de salaire qu'elle présentait, la CGT les présente. Et le gouvernement, bon prince, discute avec la CGT bien qu'il renvoie au 1er juillet l'application de l'accord.
Et de cette mascarade de lutte, les ouvriers sortent battus, mécontents et désorientés ; les syndicats reprennent bien en mains la situation et le gouvernement raffermit son ascendant sur le pays.
De ces 2 mois de mouvements de grève, il apparaît clairement que l'épuisement de la classe ouvrière est en bonne voie et que de bonnes grèves aussi réussies que celle des cheminots nous conduiront à l'épuisement total des travailleurs. Bravo aux trotskistes et aux libertaires, la victoire est proche, mais uniquement pour le gouvernement.
Bravo à la CGT et au PCF ! Vous avez réussi à déborder les minorités syndicales, à préparer votre retour au gouvernement et à saigner à blanc la classe ouvrière. La France capitaliste peut, à juste titre, vous en être reconnaissante.
Pourtant, à cette échéance de juillet, le gouvernement peut compter sur les vacances pour reconduire les rajustements des salaires à octobre et même décembre.
Mais, pour la classe ouvrière, cette échéance se paie, car elle sort de cette lutte fatiguée et affaiblie par ces manifestations stériles.
De ces mouvements, 2 questions se présentent et auxquelles la classe ouvrière a à répondre :
Qui trouvait une nécessité dans ces mouvements ? Comment se fait-il que ces mouvements aient tous échoué dans une impasse ?
À la première question, pas besoin d'être grand clerc pour remarquer que l'opposition, réelle mais clandestine, au gouvernement pourrait seule trouver intérêt à ces grèves par petits paquets et toujours sur le terrain économique.
Cette opposition est celle du PCF. Ne pouvant pas être au gouvernement parce que cela l'engagerait trop dans une politique pro-américaine et, d'autre part, parce que le bloc américain en France ne veut plus des staliniens au pouvoir, il s'agit, pour ce parti, de créer une atmosphère de troubles, plus économiques que sociaux, permettant, par les difficultés qui en résultent, un freinage de la politique pro-américaine de la France.
Et les grèves économiques, par paquets ou perlées, se succéderont sans risque pour la bourgeoisie, d'autant que les minorités "révolutionnaires" de la CGT donneront un bon coup de main au PCF. Jusqu'à quand ? Et là se pose la deuxième question : pourquoi les mouvements retombent-ils toujours dans une impasse ?
La combativité ouvrière existe ; les conditions de crise du régime et de la conjoncture aussi. Que manque-t-il, si ce n'est la conscience de la lutte et la conscience de la situation ?
Cette lutte de revendication économique ne peut que fatiguer inutilement la classe ouvrière et permettre à la CGT et aux staliniens de tenir chaque mouvement en main.
Ce que les révolutionnaires et la classe ouvrière ne doivent pas perdre de vue, c'est le 2ème aspect de la tendance de baisse du pouvoir d'achat des travailleurs en régime capitaliste, c'est le ravitaillement qui pose la lutte unitairement sur le plan social et surtout hors de l'emprise de la CGT, caserne des ouvriers ; et là le but atteint est double car, bien qu'il ne résolve rien, il permet à la classe ouvrière une conscience solidaire de la nécessité d'une solution collective des masses travailleuses, indépendante de la corporation, et il dessine les organismes sociaux, unitaires des ouvriers pour le combat révolutionnaire de demain.
Ou la classe ouvrière prend conscience de l'importance de la lutte, surtout sur le rationnement et hors des syndicats, ou la perspective de guerre est proche et le nouveau massacre impérialiste viendra résoudre les problèmes en suspens par la politique de l'anéantissement.
En attendant, assez de ces grèves par paquets qui usent et saignent la classe ouvrière, au grand profit de la bourgeoisie et de ses partis, du PRL au PCF.
SADI
À propos de la décadence du capitalisme, certains trotskistes se plaisent à faire une comparaison avec la décadence de Rome. La comparaison est difficile. En effet, dans la décadence du monde romain, dans la transition de l'esclavagisme au féodalisme du moyen-âge, si on a assisté à un croupissement de la société, il n'en reste pas moins vrai que c'est, dans ce croupissement, que le féodalisme était en gestation. L'empire carolingien devait être une sorte d'étape de transition qui voulait reconstituer l'Empire romain et qui, en même temps, annonçait le féodalisme sous une forme plus achevée. Dans toute cette époque de croupissement, en réalité une société nouvelle était en gestation, qui devait permettre au commerce de tenter la conquête de nouveaux mondes. La décomposition de l'Empire romain représentait un phénomène à l'échelle d'une forme avancée de société organisée en État et non à l'échelle du monde entier, de la société humaine tout entière. La société capitaliste, au contraire, a représenté, dans l'Histoire, la conquête et le nivellement économique et politique de toute la société humaine, sur un plan d'organisation encore jamais atteint, avec une rapidité prodigieuse, dans sa toute dernière phase révolutionnaire et de conquêtes aux 18ème et 19ème siècle.
La société capitaliste décadente entraîne, dans le gouffre de sa décomposition organique et idéologique, la société humaine tout entière ; aucun air frais ne peut lui être injecté du dehors. La seule solution consisterait, du point de vue capitaliste, en une conquête des planètes, ou à être colonisée par les habitants d'autres planètes. Mais, si la littérature, de Jules Verne à Wells, s'est plu à ce genre d'évasions utopiques, dans la réalité nous en sommes bel et bien à un étouffement du monde capitaliste sur lui-même, après avoir, en un siècle, fait faire à la société humaine les plus grands progrès matériels.
Dans le déséquilibre naissant, la guerre de 1914-18 devait être surtout une consécration des conquêtes de certains impérialismes.
La guerre de 1914-18 est le parachèvement total et la consécration de la conquête capitaliste du globe. Elle signifie l'élimination totale du monstre austro-hongrois en tant qu'unité politique européenne, l'élimination momentanée de l'impérialisme austro-allemand, de ses visées coloniales expansionnistes ainsi que de ses visées sur les Balkans et les Dardanelles. C'est l'affaiblissement des grands impérialismes coloniaux, l'Angleterre et la France. C'est la fin de l'expansion colonisatrice et la poursuite, sur une plus grande échelle, de l'expansion économique. La guerre devait permettre au grand et véritable vainqueur, les E-U, d'envisager de nouvelles conquêtes économiques, les dernières miettes possibles, grâce à l'éviction momentanée de l'impérialisme allemand. La guerre de 1914-18 ouvrait, pour le capitalisme, une nouvelle ère où le déséquilibre capitaliste, qui avait cherché une solution dans un repartage des terres, des marchés et des champs d'action humains, devenait chronique. Cependant, la période qui s'étend de la guerre de 1914 à celle de 1939 n'est pas encore la phase critique de la crise permanente de la décadence du capitalisme. C'est plutôt une période transitoire, très courte d'ailleurs, où le capitalisme cherche encore une solution et des possibilités sur lui-même, en croyant en des possibilités capitalistes. Stabilité économique et stabilité politique vont de pair et la crise de 1929 devait venir contrecarrer les espoirs utopiques de la bourgeoisie et précipiter la décomposition, la dégénérescence, le heurt des contradictions propres au capitalisme dont l'expression ultime se trouve dans la guerre permanente. La courte interruption, l'espoir, l'utopie bourgeoise de possibilité d'une stabilisation, c'est la défaite de la révolution russe qui lui a donné corps. Le prolétariat surgit en pleine guerre, en 1917, et tente d'apporter une solution en dehors du capitalisme, par la construction d'une société nouvelle, supérieure, socialiste. Retrouvant ses esprits pour écarter le danger menaçant ses intérêts de classe, la bourgeoisie avait repris confiance en elle-même par la défaite du mouvement ouvrier révolutionnaire. Confiance de courte durée. L'humanité toute entière a passé une période de confiance, d'abord les opprimés par la confiance en la réussite de la révolution, ensuite la bourgeoisie retrempée par la lutte.
L'humanité d'aujourd'hui en est à un stade où plus personne n'a confiance, où il n'y a plus de mystique. La révolution vaincue, le prolétariat n'a pas réussi à reprendre conscience qu'il représente la seule planche de salut pour la société humaine. La dégénérescence a pourri tous ses cadres, l'idéologie bourgeoise a profondément pénétré les cerveaux ouvriers. C'est grâce à la mystique des lambeaux de la "révolution d'Octobre" que les ouvriers sont attelés à l'infernal chariot du capitalisme. La bourgeoisie, elle, se trouve devant sa propre décomposition et ses manifestations. Chaque solution qu'elle tente d'apporter précipite le choc des contradictions et cette fois-ci elle a conscience du déséquilibre, elle a conscience du mal dont elle souffre et c'est consciemment qu'elle pallie au moindre mal, qu'elle replâtre ici et bouche une voie d'eau là, tout en sachant que la trombe n'en gagne que plus de force. Le monde capitaliste sait qu'il entraîne l'humanité dans une monstrueuse démonstration de son impuissance ; il a conscience de cette impuissance. Chaque jour, le vertige de cette impuissance gagne un peu plus de terrain dans toutes les couches de la société.
Pour les grands impérialismes, la seule solution est ce que les trotskistes appellent le bonapartisme et qui n'est rien d'autre que le capitalisme étatisé, l'État capitaliste fort. La seule solution pour les grands impérialismes, c'est l'affirmation ou l'emploi de la force militaire. L'emploi se fait sentir plus que nécessaire pour les plus faibles. La menace ou la simple démonstration suffisent parfois pour les plus forts. Le capitalisme d'aujourd'hui ne pense plus au futur. Il se met des œillères pour ne pas voir les décombres du futur. Il remplit sa fonction capitaliste, il agit au présent sans se demander de quoi demain sera fait. Les compétitions se règlent d'une façon automatique, dans le cadre impérialiste traditionnel, avec des nécessités de plus en plus grandes de l'emploi de la violence et un agrandissement, en proportion, de l'appareillage nécessaire, sur le moment même, pour réaliser ces nécessités.
Aucune entreprise qui est envisagée à longue échéance ne trouve de crédit dans le monde capitaliste actuel et s'avère de la pure utopie pour les réalisateurs eux-mêmes en peu de temps. Les utopies paraissent chaque jour plus éphémères les unes que les autres. La réalité du chaos est ce qui ressort toujours plus et marque la société présente d'un caractère d'instabilité permanente qui s'exprime dans les actes politiques comme dans l'art, dans les actes et dans les pensées du monde capitaliste moderne décadent.
Aux États-Unis, Marshall, qui était le chef d'état-major pendant la guerre, mène la politique étrangère américaine militairement. Il y a, certes, une grande manifestation de puissance de la part des É-U quand ils envoient des dollars ou des ultimatums. Certes, le plan militaire qui doit unir tout le continent américain (le projet d'entraide militaire de Trumann, suite logique et extension de la Charte de Chapultepec - 3 mars 1945) est une preuve de force devant qui peu de puissances semblent pouvoir penser un jour se hasarder. Certes, la relève et l'appui de l'impérialisme britannique sont une manifestation de plus de cette force et de cette puissance. Cependant, même pour l'impérialisme américain, il faut souligner que ces épreuves de force, que ces manifestations de puissance sont l'expression de certaines faiblesses. La crise de surproduction américaine est un fait que le gouvernement américain lui-même tente vainement de résoudre. Le capitalisme américain doit prêter de l'argent à des solliciteurs non solvables dans le seul but de trouver des débouchés à leur immense production, non sans évidemment demander des garanties politiques à la place des garanties monétaires. La production de matériel de guerre entre plus que jamais dans la nécessité de l'État américain face aux problèmes posés par la concurrence et par la surproduction. Ajouter à cela la hantise du "communisme" qui semble concrétiser, pour le capitalisme américain, surtout la hantise et l'incertitude du lendemain. En fait, il y a une recrudescence du "communisme" en Amérique. Ce "communisme"-là est tout simplement l'expression de chaque nation américaine contre l'inféodation totale au bloc américain. Aussitôt qu'une telle opposition naît, elle s'apparente au "communisme" ; soit qu'elle apparaisse directement sous cette étiquette, soit que la hantise du "communisme" et de toute opposition l'y rejette. Ce "communisme" n'a pas toujours un lien direct avec les intérêts de l'impérialisme russe mais peut être tout simplement l'expression d'une opposition quelconque au sein de bloc américain.
S'il y a "la hantise du communisme" en Amérique même et l'emploi de moyens dictatoriaux pour lutter contre lui, pour la Russie c'est "la hantise du capitalisme". La moindre opposition en Russie est "une infiltration capitaliste". La dictature stalinienne montre, par sa rigidité, combien plus fragiles sont ses bases. La lutte entre conceptions de la démocratie, entre capitalisme et "communisme", entre les É-U et la Russie laisse apparaître au grand jour leur simple caractère de rivalité impérialiste et non doctrinale comme ils le prétendent mollement. La dernière crise hongroise en est une manifestation éclatante : les "communistes" chassent les "petits propriétaires" trop "capitalistes" et surtout s'appuyant trop sur l'impérialisme américain en tant qu'opposition à l'impérialisme russe. La meilleure preuve qu'il n'y a ici qu'une simple question de divergence, dans la bourgeoisie nationale elle-même, au sujet de l'appartenance à l'un ou à l'autre bloc, c'est qu'une grande partie des "petits propriétaires" se sont désolidarisés d'avec leurs chefs, pas seulement pour garder leurs postes au gouvernement.
Pour la Russie, la menace et la hantise du "capitalisme" correspondent, avec encore beaucoup plus de netteté, à l'instabilité et au manque d'assurance dans sa propre puissance. Si les chefs staliniens ne cessent de parler de "la puissance de la Russie, ils n'en ont pas moins un vertige immense devant l'avenir et n'agissent présentement que devant les nécessités de leur économie propre et devant leurs propres contradictions. Toute cette psychose crée le terrain favorable à un choc entre les deux puissances. La peur de la guerre ne produit pas la guerre, la hantise de la guerre n'amène pas la guerre, mais tous deux la servent, parce que c'est par la peur de la guerre qu'on y traine les hommes en leur vidant le cerveau. C'est ainsi que les trotskistes du monde, qui montrent le capitalisme encerclant "la patrie russe du communisme" et qui appellent à la lutte "révolutionnaire" contre l'impérialisme américain, ne font qu'alimenter, eux aussi, cette psychose de guerre et préparer la participation active à cette guerre, demain.
L'Europe se trouve déchirée en deux. L'impérialisme russe est effectivement installé dans toute l'Europe septentrionale et orientale. Il ne reste, pour l'impérialisme américain, qu'un bastion en Europe occidentale (en Allemagne, les zones américaine, anglaise et française, la France, l'Angleterre, l'Italie et la Grèce). Les restes d'ambitions impérialistes des deux ex-grands pays coloniaux ont suscité cette idée de "bloc occidental" qui ne soit inféodé ni à la Russie ni à l'Amérique. Mais le fait que le danger immédiat, contingent est l'impérialisme russe, rejette automatiquement l'idée, même utopique, de réalisation de ce bloc, non comme bloc tampon mais comme bloc incendiaire vis-à-vis des rapports entre les russes et les américains, et rejette automatiquement le bloc occidental, existant formellement ou non, du côté du bloc américain.
L'Angleterre, cependant, consolide sa politique. Les travaillistes poursuivent la tâche de la politique anglaise d'étroite collaboration avec la politique américaine. Le récent congrès travailliste vient confirmer la solidité de la politique des leaders devant tout le parti lui-même.
Les bruits momentanés de remous au sein du Labour et les annonces de rupture de la majorité s'effritent devant les faits. Les divergences au point de vue de la politique "sociale" du gouvernement, au point de vue de la plus ou moins grande rapidité des nationalisations ou de leurs modalités, peuvent peut-être arriver à trouver à peine 1/5 des voix travaillistes du côté des "purs", des "doctrinaires", des "théoriciens" par rapport à l'équipe gouvernementale. Mais, quand on examine les problèmes de politique extérieure, le parti travailliste, comme un seul homme, approuve la politique de Bevin (12 voix contre, sur un total de 2800 participants environ).
Toute utopie de politique temporisatrice et conciliatrice vis-à-vis de la Russie semble donc écartée de plus en plus, puisque même les quelques derniers utopistes disparaissent.
En Allemagne, la réunion des ministres des petits États montre que la cassure de l'Allemagne en deux est devenue définitive. Cela a comme premier avantage d'entretenir un chauvinisme allemand des deux côtés de "la barrière de fer", chauvinisme ou plutôt nationalisme qui trouve des raisons de combattre pour l'unité de l'Allemagne, d'un côté comme de l'autre. Tantôt les russes, tantôt les américains sont les champions alternatifs de l'unité allemande. Le Parti Social- démocrate et le Parti Socialiste Unifié ("communiste russe") sont les vrais champions du nationalisme allemand, chacun avec sa propre boussole.
En Italie, comme en Grèce, comme d'ailleurs bientôt en France, il devient nécessaire, pour le bastion anglo-américain, d'empêcher les infiltrations russes, de lutter par tous les moyens contre les tendances russophiles, aussi bien que, dans la partie russe, il est nécessaire pour les russes de lutter contre les tendances américanophiles, c'est-à-dire contre toute opposition de gauche ou de droite qui vise particulièrement l'appartenance à tel ou tel bloc.
Devant l'affaiblissement des impérialismes anglais et français, les américains, quoiqu’alliés, n'en tentent pas moins de recueillir les fruits et de jouer leur carte politique. Toutes les rivalités impérialistes subsistent même entre alliés, surtout entre alliés. La Russie vaincue laisserait les alliés sur des rivalités d'intérêts insolubles. C'est ainsi que, même au sein du bloc américain qui est suffisamment puissant pour ne pas redouter une agression russe immédiate, les luttes d'influence se font jour, où l'impérialisme américain cherche à se tailler la part du lion. Dans leur opposition à la France ou à l'Angleterre, leurs colonies se trouvent devant la solution suivante : ou bien trouver un appui du côté américain, ou au contraire s'émanciper du bloc américain. Aussi curieux que cela puisse paraître, il y a des tendances anti-françaises en Afrique du Nord où les 2 courants se trouvent être, par un pur hasard, côte à côte momentanément. Cela ne les empêche pas de proclamer que, sitôt débarrassée de la France, chaque tendance se trouvera irréductiblement en présence l'une de l'autre. Cela consolide momentanément la position française. Mais, de toute façon, l'impérialisme américain est là pour veiller à ce que "les communistes" ne jouent pas un rôle dangereux pour eux. Ils appuient d'assez loin ses mouvements. Si, par exemple, la position française venait à se renverser au Maroc, il est bon, pour les américains, d'avoir dans la tendance pan-arabe, représentée par le Sultan, un allié sur ; de cette façon, la position américaine se trouve renforcée et non affaiblie, comme l'espéraient les "communistes" qui appuient certains partis tel le Parti du peuple algérien ou leur équivalent en Tunisie et au Maroc. En attendant, la France, bien qu'affaiblie, continue la politique coloniale traditionnelle ; au Maroc par exemple, elle envoie le général Juin qui réaffirme la politique de Lyautey : force et paternalisme, cependant que la force militaire est surtout déployée et que, contre la politique du Sultan, on dresse toujours l'épouvantail "communiste". C'est la confusion la plus extrême. Le Sultan voudrait bien se libérer de la France et devenir le champion de la libération marocaine contre le joug impérialiste français et espagnol, tout en gardant le regard tourné de La Mecque vers Wall Street. Cependant, pour faire un coup de force, il serait obligé de s'allier avec des éléments "communistes" qu'il devrait écraser aussitôt après. Les contradictions, le chaos et l'instabilité du capitalisme actuel trouvent leurs expressions les plus aiguës dans les colonies françaises et anglaises, à la seule différence que l'Angleterre n'est pas aussi affaiblie que la France et peut se permettre une politique moins nerveuse.
PHILIPPE
Tandis que, pour les ouvriers de chez Renault, cette grève se termine par une augmentation de la semaine de travail de 45 h à 48 h, les divers groupes et les révolutionnaires se donnent pour tâche d'inviter les ouvriers à tirer les leçons de ce mouvement. C'est dans ce but que le Comité de grève, le PCI et la FFGC ont organisé plusieurs réunions.
Influencé par des camarades de "Lutte de classe" -groupe apparenté aux trotskistes -, le Comité de grève pose désormais le problème du rapport de force. Le Comité de grève se donne pour tâche de "remonter", par l'organisation, le sabotage stalinien au sein du mouvement ouvrier. Le travail consisterait à noyauter les éléments ouvriers sur le terrain économique en vue des prochaines offensives qui finalement mèneront à la grève générale.
La réunion PCI rejoint le thème défendu par les minorités syndicales-socialistes, Front Ouvrier ainsi que les représentants des bureaux de Renault :
Il résulte également, pour le PCI, que le succès de toute grève est conditionné par sa généralisation autour des 10 Frs d'augmentation sur le taux de base, de la politique de l'échelle mobile et du minimum vital préconisé par "La Vérité" dès 1944.
La FFGC se félicite de la confirmation de son analyse qui voyait une accentuation du cours révolutionnaire : postiers, presse, Renault. Elle déclare que les conditions pour une action prolétarienne existent sur le terrain économique mais pour cela, dit-elle, cette action ne peut devenir effective sans une saine compréhension des moyens et des objectifs de la lutte : lutte pour les 10 Frs sur le taux de base et organisation de la lutte au travers des comités.
Un premier point qu'il importe de souligner en particulier : en quelque lieu et quel que soit la tendance politique qui organise la réunion, la classe ouvrière, dans son ensemble, en était absente. Ainsi, dans toutes ces réunions, nous avons assisté, non à la représentation directe des éléments qui avaient eux-mêmes participé à la lutte mais aux représentants des diverses minorités syndicales ou groupes politiques. Cette réalité incontestable confirme à nouveau notre position dans la grève de Renault qui nous a amenés à constater 2 phases bien distinctes dans ce mouvement :
La position du trotskisme dans toutes les prochaines luttes de classe tendra à faire dévier les mouvements ouvriers vers cette 2ème phase. Cette politique trotskiste -d'où ne peut résulter qu'un freinage de la lutte de classe par la confusion qu'elle ne peut qu'amener- s'étale en long et en large dans leurs journaux, dans leur bulletin, dans la majeure partie de leur matériel d'agitation et plus particulièrement concernant la grève de Renault. Les trotskistes ont pris l'habitude de propager et de défendre l'idée que les 10 Frs avec l'échelle mobile des salaires devaient mettre fin, une fois pour toutes, à la misère grandissante du régime capitaliste. Cette position du minimum vital assuré à la classe ouvrière découle de leur opposition à la politique économique du PCF, sans se demander un instant si l'on suit une politique révolutionnaire ou une politique réformiste. Leur mot d'ordre n'est pas "Reconstruction" mais, tenons-nous bien, "Reconstruction au service de la classe ouvrière et sous son contrôle".
On pourrait, à priori, prendre ces mots d'ordre au sérieux, comme des postulats de classe ; mais, si en apparence la forme peut paraître révolutionnaire, son contenu est tout autre. En effet, depuis plusieurs décades, la politique économique de la France n'a pas varié d'un pouce et ne s'est qu'enfoncée davantage dans la faillite ; et cela malgré toute la bonne volonté des politiciens de droite ou de gauche et des trotskistes si jamais ils se trouvent à la tête du gouvernement. Ce qui est valable pour la bourgeoisie française l'est aussi pour les autres bourgeoisies.
Pourquoi le contenu des mots d'ordre trotskistes est d'une autre nature ?
Dire que la lutte économique, au travers des 10 Frs et de l'échelle mobile, mettra fin une fois pour toutes aux conditions de famine du régime capitaliste[1], cela revient à cacher la vérité parce que les statistiques sont toujours en retard sur les prix et toute action prolétarienne se trouvera brisée pour permettre l'arbitrage dans la collaboration des organismes bourgeois responsables. Prétendre ensuite qu'il existe un rapport invariable entre salaire et coût de la vie signifie qu'il n'y a pas de crise réelle et que l'on peut résoudre les problèmes dans le cadre du régime. En réalité, le véritable problème consiste à démontrer aux ouvriers qu'il n'y a aucune issue à la crise du régime et, par conséquent, il s'agit de développer le rapport de force entre prolétariat et bourgeoisie.
De la part des trotskistes, la politique rapportée plus haut n'a rien de surprenant. Elle explique assez bien, par elle-même, pourquoi les trotskistes entendent utiliser syndicats et parlement bourgeois. Mais ce qui relève d'un mal beaucoup plus grand, c'est de constater avec quel zèle la FFGC appuie cette politique opportuniste.
Dans ses réunions comme dans sa presse, la FFGC déclare que les conditions pour une action prolétarienne existent sur le terrain des revendications économiques et elle se félicite d'avoir diffusé le bulletin trotskiste "La voix des travailleurs"? La FFGC peut ensuite dénoncer les trotskistes comme des centristes et, à chaque instant de la lutte, sanctionner leur politique en soutenant leurs réformes sans les réfuter. Elle croit avoir fait un pas décisif en se prononçant pour la lutte au travers des comités, sans poser la nécessité, pour ces comités, de délimiter leur politique d'avec les réformistes, ce qui fut le cas de la grève de Renault.
Pour nous, il ne suffit pas de crier à la généralisation de la lutte, comme le PCI trotskiste ; il faut encore donner un contenu à cette lutte. Puisque nous avons la mauvaise habitude d'appeler un chat un chat, donnons-nous le droit de dire que la FFGC n'a rien compris à la lutte, bien qu'elle emplisse les colonnes de son journal d'explications aux travailleurs : "Sans une saine compréhension de moyens et des objectifs, aucune action ne peut être effective.[2]"
Une fois cette perspective reconnue, la position révolutionnaire consiste à dénoncer, au travers de la lutte ouvrière, les préparatifs impérialistes au nouveau carnage qui menace le monde. C'est dans ce sens que le 2ème objectif n'est pas la mobilisation organique de la classe autour de revendications économiques dont la surenchère peut aussi venir des partis bourgeois tels le PCF ou la SFIO, mais la délimitation avec des courants entrainant les ouvriers à l'aide de l'agitation économique vers des positions bourgeoises.
En d'autres termes, le programme révolutionnaire consiste à élever la conscience politique de la classe à partir des revendications économiques pour la lutte sociale et politique. Au travers d'un travail de propagande et de dénonciation des buts et intérêts impérialistes, les révolutionnaires ont pour tâche de forger l'idéologie prolétarienne pour les luttes présentes et futures.
Leurs mots d'ordre sont :
Si la politique trotskiste, suivie de près par la FFGC, rejoint dans son essence la position stalinienne pour entraîner le prolétariat vers la guerre, il appartient à la Gauche Communiste de France de les dénoncer comme tels.
RENARD
Chers camarades,
Nous avons reçu votre lettre du 18 mars nous faisant part de votre intention de convoquer une conférence des groupes révolutionnaires de Hollande, Belgique et France.
Quoique n'ayant pas reçu votre document de discussion - "Le nouveau monde" (dont vous annoncez la traduction et l'envoi) -, nous déclarons immédiatement notre accord avec l'initiative prise par vous et notre volonté de faire que cette conférence, à laquelle nous participerons, soit une rencontre fructueuse pour le mouvement ouvrier international.
Vous n'ignorez surement pas que, depuis juillet 1945, notre groupe a ressenti et a proclamé la nécessité d'une reprise des relations entre les groupes restés fidèles à la cause de l'émancipation du prolétariat.
La dégénérescence de l'Internationale Communiste a vu surgir bien des groupes exprimant une réaction de classe contre l'opportunisme et la trahison. Mais le long cours réactionnaire, qui a précédé la 2ème guerre mondiale, a eu raison de ces groupes, les a fourvoyés politiquement ou dispersés physiquement. La 2ème guerre mondiale n'a fait qu'accentuer cette dispersion. Seuls quelques petits groupes extrêmement faibles ont résisté à ce rouleau compresseur.
Il était naturel, d'autre part, que la monstruosité de la guerre ouvrît les yeux et fît ressurgir de nouveaux militants révolutionnaires. C'est ainsi qu'en 1945 se sont formés, un peu partout, des petits groupes qui, malgré l'inévitable confusion et leur immaturité politique, présentaient néanmoins, dans leur orientation, des éléments sincères tendant à la reconstruction du mouvement révolutionnaire du prolétariat.
La 2ème guerre ne s'est pas soldée, comme la 1ère, par une vague de luttes révolutionnaires de la classe. Au contraire, après quelques faibles tentatives, le prolétariat a essuyé une désastreuse défaite, ouvrant un cours général réactionnaire dans le monde. Dans ces conditions, les faibles groupes qui ont surgi au dernier moment de la guerre risquent d'être emportés ou disloqués. Ce processus peut déjà être constaté par l'affaiblissement de ces groupes un peu partout et par la disparition de certains autres, comme celle des "Communistes révolutionnaires" en France.
Cependant, l'existence et le développement de ces groupes dans leur ensemble présentent un intérêt certain, car ils sont incontestablement des manifestations de la vie de la classe et de son expression idéologique, avec tout ce qu'ils contiennent de tâtonnement et d'hésitation reflétant les difficultés réelles rencontrées par le prolétariat durant ces 30 dernières années. Dans une période comme la nôtre, de réaction et de recul, il ne peut être question de constituer des partis et une internationale, comme le font les trotskistes et consorts (car le bluff de telles constructions artificielles n'a jamais servi qu'à embrouiller un peu plus le cerveau des ouvriers). Il serait cependant criminel de négliger l'effort de regroupement des militants révolutionnaires.
Aucun groupe ne possède, en exclusivité, "la vérité absolue et éternelle" et aucun groupe ne saurait résister, par lui-même et isolément, à la pression terrible du cours actuel. L'existence organique des groupes et leur développement idéologique sont directement conditionnés par les liaisons inter-groupes qu'ils sauraient établir et par l'échange de vues, la confrontation des idées et la discussion qu'ils sauraient entretenir et développer à l'échelle internationale.
Cette tâche nous paraît être de la première importance, pour les militants, à l'heure présente et c'est pourquoi nous nous sommes prononcés et sommes décidés à œuvrer et à soutenir tout effort tendant à l'établissement de contacts, à multiplier des rencontres et des conférences élargies.
Mais, ici, nous devons faire quelques observations :
L'objectif qu'on se propose d'atteindre est bien précis. Il ne s'agit pas de discussions en général mais bien de rencontres qui permettent des discussions entre des groupes prolétariens révolutionnaires. Cela implique forcément des discriminations sur la base de critères politiques, idéologiques. Il est absolument nécessaire, afin d'éviter des équivoques et afin de ne pas rester dans le vague, de préciser autant que possible des critères.
En prenant l'initiative de la conférence, en invitant tel groupe et non tel autre, vous avez évidemment obéi, vous-mêmes, à des critères politiques et non à des appréciations sentimentales. Mais, cela reste chez vous par trop vague.
A/ En éliminant le courant trotskiste, vous avez certainement tenu compte de son appréciation de l'État russe et de sa position de défense de cet État qui font du trotskisme un corps politique se situant hors du prolétariat. Nous partageons, sur ce point, votre façon de voir et estimons que l'attitude envers l'État russe doit être considérée comme un point critère de délimitation. Mais, au lieu d'être sous-entendu implicitement, nous croyons qu'on ferait mieux et un grand pas en avant en l'affirmant explicitement.
B/ Vous invitez, par contre, le "Libertaire", c'est-à-dire la Fédération anarchiste française. Vous n'ignorez pas que les anarchistes français, tout en considérant comme une "faute" la participation de leurs camarades espagnols au gouvernement capitaliste de 1936-38, n'ont jamais rompu avec eux, ni dénoncé leur action comme trahison du prolétariat. Il ne s'agit pas simplement de la participation au gouvernement mais de toute une politique qui, partant du "Frente popular", du front unique avec une fraction "démocratique" de la bourgeoisie contre une autre fraction "réactionnaire", "fasciste", a fait de l'anarchisme un courant politique qui a participé, sous l'étiquette de "l'anti-fascisme", à la guerre impérialiste en Espagne.
Ce sont les mêmes raisons politiques qui ont rendu possible la participation des anarchistes aux maquis de la Résistance en France, qui interdisent à la fédération de prendre position sur ce problème (c'est-à-dire à la participation à la guerre impérialiste tout court) en en faisant un problème de conscience individuelle.
"L'anti-fascisme" ainsi que "la défense de l'URSS" ont servi et servent encore comme principaux moyens pour duper et rassembler le prolétariat sur le terrain du capitalisme. Nous estimons qu'il est nécessaire d'affirmer clairement que tout courant se rattachant à "l'anti-fascisme" se rattache à la défense du capitalisme et de son État et, partant, n'a pas de place dans un rassemblement du prolétariat.
C/ Il est à peine nécessaire d'insister sur le fait que doivent être éliminés des rencontres et des conférences tous les groupes qui, sous un quelconque prétexte idéologique (défense de l'URSS, de la démocratie, de l'anti-fascisme ou de libération nationale), ont effectivement participé, d'une façon ou d'une autre, à la guerre impérialiste de 1939-45.
De tels groupes, quelles qu'aient pu être leur origine et leur tendance initiale, ont été happés dans l'engrenage de l'idéologie capitaliste et ont cessé d'être des foyers de fermentation et de formation de militants prolétariens.
D/ Il est un point acquis pour le programme de classe du prolétariat, c'est la nécessité de la destruction violente de l'État capitaliste. La signification historique d'Octobre 1917 et sa portée décisive résident dans la démarcation qu'elle a faite entre la position bourgeoise de maintien et de réforme de l'État capitaliste et la position du prolétariat luttant pour sa destruction. En ce sens, Octobre 1917 reste un critère fondamental de toute organisation se réclamant du prolétariat.
Ces 4 critères que nous venons d'énoncer n'ont pas pour but de résoudre les problèmes se posant au prolétariat pour son émancipation, ni de définir les tâches propres aux groupes révolutionnaires. Ces critères ne font que marquer les frontières de classe séparant le prolétariat du capitalisme.
Seules les rencontres entre les groupes se trouvant sur la base de ces critères, c'est-à-dire sur la base de classe du prolétariat, peuvent présenter un réel intérêt et la discussion peut être une œuvre utile et féconde pour la renaissance du mouvement révolutionnaire international.
Salutations révolutionnaires.
Gauche Communiste de France
Les 25 et 26 mai s'est réunie une conférence internationale de contact des groupements révolutionnaires. Ce ne fut pas uniquement pour des raisons de sécurité que cette conférence ne fut pas annoncée tambour battant, à la mode stalinienne et socialiste. Les participants à la conférence avaient profondément conscience de la terrible période de réaction que traverse présentement le prolétariat et de leur propre isolement - inévitable en période de réaction sociale -, aussi ne se livrèrent-ils pas aux bluffs spectaculaires tant goûtés - d'ailleurs de fort mauvais goût - de tous les groupements trotskistes.
Cette conférence ne s'est fixé aucun objectif concret immédiat, impossible à réaliser dans la situation présente, ni une formation artificielle d'Internationale ni des proclamations incendiaires au prolétariat. Elle n'avait seulement pour but qu'une première prise de contact entre les groupes révolutionnaires dispersés, la confrontation de leurs idées respectives sur la situation présente et les perspectives de la lutte émancipatrice du prolétariat.
En prenant l'initiative de cette conférence, le "Communistenbund" "Spartacus" de Hollande (mieux connu sous le nom de "Communistes des conseils[1]") a rompu l'isolement néfaste dans lequel vivent la plupart des groupes révolutionnaires et a rendu possible la clarification d'un certain nombre de questions.
Les groupes suivants furent représentés à la conférence et ont pris part aux débats :
Hollande : le Communistenbund "Spartacus" ;
Belgique : les groupes apparentés à "Spartacus" de Bruxelles et de Gand ; la Fraction belge de la GCI ;
France : la Gauche Communiste de France ; le groupe du "Prolétaire" ;
Suisse : le groupe "Lutte de classe".
En outre, quelques camarades révolutionnaires n'appartenant à aucun groupe participèrent directement, par leur présence ou par l'envoi d'interventions écrites, aux débats de la conférence.
Notons encore une longue lettre du "Parti socialiste de Grande-Bretagne", adressée à la conférence et dans laquelle il explique longuement ses positions politiques particulières.
La FFGC a également fait parvenir une courte lettre dans laquelle elle souhaite "bon travail" à la conférence mais à laquelle elle s'excuse de ne pouvoir participer à cause d'un manque de temps et d'occupations urgentes[2].
L'ordre du jour suivant fut adopté comme plan de discussion à la conférence :
1- l'époque actuelle ;
2- les formes nouvelles de lutte du prolétariat (des formes anciennes aux formes nouvelles) ;
3- Tâches et organisation de l'avant-garde révolutionnaire ;
4- État, dictature du prolétariat, démocratie ouvrière ;
5- questions concrètes et conclusions (accord de solidarité internationale, contacts, information internationale, etc.).
Cet ordre du jour s'est avéré bien trop chargé pour pouvoir être épuisé par cette première conférence, insuffisamment préparée et trop limitée par le temps.
N'ont été effectivement abordés que les 3 premiers points à l'ordre du jour. Chaque point a donné lieu à d'intéressants échanges de vues.
Il serait évidemment présomptueux de prétendre que ces échanges de vues ont abouti à une unanimité. Les participants à la conférence n'ont jamais eu une telle prétention. Cependant, on peut affirmer que les débats, parfois passionnés, ont révélé une plus grande communauté d'idées qu'on aurait pu le soupçonner.
Sur le premier point de l'ordre du jour, comprenant l'analyse générale de l'époque présente du capitalisme, la majorité des interventions rejetait aussi bien les théories de Burnham sur l'éventualité d'une révolution et d'une société directoriale que celle de la continuation de la société capitaliste par un développement possible de la production. L'époque présente fut définie comme étant celle du capitalisme décadent, de la crise permanente trouvant dans le capitalisme d'État son expression structurelle et politique.
La question de savoir si les syndicats et la participation aux campagnes électorales, en tant que formes d'organisation et d'action pouvant encore être utilisées par le prolétariat dans la période présente, a donné lieu à un débat animé et fort intéressant. Il est regrettable que les tendances qui préconisent encore ces formes pour la lutte de classe -sans se rendre compte que ces formes dépassées et périmées ne peuvent exprimer aujourd'hui qu'un contenu anti-prolétarien-, et tout particulièrement le PCI d'Italie, ne fussent pas présentes à la conférence pour défendre leur position. Il y avait bien la Fraction belge et la Fédération autonome de Turin, mais la conviction de ces groupes dans cette politique qui était leur récemment est à ce point ébranlée et incertaine qu'ils ont préféré garder le silence sur ce point.
Le débat portait donc sur une défense possible du syndicalisme et de la participation électorale, en tant qu'armes de lutte du prolétariat mais exclusivement sur les raisons historiques, sur le pourquoi de l'impossibilité de l'utilisation de ces formes de lutte dans la période présente. Ainsi, concernant les syndicats, le débat s'est élargi et la discussion non seulement a porté sur la forme organisationnelle en général -qui, en somme, n'est qu'un aspect secondaire- mais a mis en question les objectifs qui déterminent la lutte pour des revendications économiques, corporatistes et partielles dans les conditions présentes du capitalisme décadent, et qui ne peuvent être réalisés et encore moins servir de plateforme de mobilisation de la classe.
La question des comités ou conseils d'usine, comme forme nouvelle d'organisation unitaire des ouvriers, acquiert sa pleine signification et devient compréhensible en liaison étroite et inséparable avec les objectifs qui se posent aujourd'hui au prolétariat : les objectifs sont non des réformes économiques dans le cadre du régime capitaliste mais des transformations sociales contre le régime capitaliste.
Le 3ème point -les tâches et l'organisation de l'avant-garde révolutionnaire qui posent les problèmes de la nécessité ou non de la constitution d'un parti politique de classe, du rôle de ce parti dans la lutte émancipatrice de la classe et des rapports entre la classe et le parti- n'a malheureusement pas pu être approfondi comme il aurait été souhaitable.
Une brève discussion n'a permis aux différentes tendances que d'exposer, dans les grandes lignes, leurs positions sur ce point. Tout le monde sentait pourtant qu'on touchait là une question décisive, aussi bien pour un éventuel rapprochement des divers groupes révolutionnaires que pour l'avenir et les succès du prolétariat dans sa lutte pour la destruction de la société capitaliste et l'instauration du socialisme. Cette question, à notre avis, fondamentale n'a été qu'à peine effleurée et demandera encore des discussions pour l'approfondir et la préciser. Mais il est important de signaler que, déjà à cette conférence, il est apparu que, si des divergences existaient sur l'importance du rôle d'une organisation de militants révolutionnaires, les Communistes de Conseil, pas plus que les autres, ne niaient la nécessité même de l'existence d'une telle organisation - qu'on l'appelle parti ou autrement - pour le triomphe final du socialisme. C'est là un point commun qu'on ne saurait trop souligner.
Le temps manquait à la conférence pour aborder les autres points à l'ordre du jour. Une courte discussion, très significative, a eu encore lieu vers la fin sur la nature et la fonction du mouvement anarchiste. C'est à l'occasion de la discussion sur les groupes à inviter dans de prochaines conférences que nous avons pu mettre en évidence le rôle social-patriote du mouvement anarchiste, en dépit de sa phraséologie révolutionnaire creuse, dans la guerre de 1939-45, sa participation à la lutte partisane pour la libération "nationale et démocratique" en France, en Italie et actuellement encore en Espagne, suite logique de sa participation au gouvernement bourgeois "républicain et anti-fasciste" et à la guerre impérialiste en Espagne en 1936-39.
Notre position, selon laquelle le mouvement anarchiste - aussi bien que les trotskistes ou toute autre tendance qui a participé ou participe à la guerre impérialiste au nom de la défense d'un pays (défense de l'URSS) ou d'une forme de domination bourgeoise contre une autre (défense de la République et de la démocratie contre le fascisme) - n'avait pas de place dans une conférence de groupes révolutionnaires, fut soutenue par une majorité des participants. Seul le représentant du "Prolétaire" se faisait l'avocat de l'invitation de certaines tendances "non-orthodoxes" de l'anarchisme et du trotskisme.
La conférence s'est terminée, comme nous l'avons dit, sans avoir épuisé l'ordre du jour, sans avoir pris aucune décision pratique et sans avoir voté de résolution d'aucune sorte. Il ne pouvait en être autrement. Cela, non pas tant, comme le disaient certains camarades, pour ne pas reproduire le cérémonial "religieux" de toute conférence qui consiste dans le vote final obligatoire de résolutions qui ne signifient pas grand-chose, mais, à notre avis, parce que les discussions ne furent pas suffisamment avancées pour permettre et justifier le vote d'une résolution quelconque.
"Alors, la conférence ne fut qu'une réunion de discussion habituelle et ne présente pas autrement d'intérêt" penseront certains malins ou sceptiques. Rien ne serait plus faux. Au contraire, nous considérons que la conférence a eu un intérêt et que son importance ne manquera pas de se faire sentir, à l'avenir, sur les rapports entre les divers groupes révolutionnaires. Il faut se souvenir que, depuis 20 ans, ces groupes vivent isolés, cloisonnés, repliés sur eux-mêmes, ce qui a inévitablement produit, chez chacun, des tendances à un esprit de chapelle et de secte, que tant d'années d'isolement ont déterminé, dans chaque groupe, une façon de penser, de raisonner et de s'exprimer qui le rend souvent incompréhensible aux autres groupes. C'est là non la moindre des raisons de tant de malentendus et d'incompréhensions entre les groupes. C'est surtout la nécessité de se rendre soi-même perméable aux idées et arguments des autres et de soumettre ses idées propres à la critique des autres. C'est là une condition essentielle du non-encroûtement dogmatique et du continuel développement de la pensée révolutionnaire vivante qui donne tout l'intérêt à ce genre de conférence.
Le premier pas, le moins brillant mais le plus difficile est fait. Tous les participants à la conférence, y compris la Fraction belge qui n'a consenti à participer qu'après bien des hésitations et beaucoup de scepticisme, ont exprimé leur satisfaction et se sont félicités de l'atmosphère fraternelle et de la discussion sérieuse. Tous ont également exprimé le vœu d'une convocation prochaine pour une nouvelle conférence, plus élargie et mieux préparée, pour continuer le travail de clarification et de confrontation commune.
C'est là un résultat positif qui permet d'espérer qu'en persévérant dans cette voie les militants et groupes révolutionnaires sauront dépasser le stade actuel de la dispersion et parviendront ainsi à œuvrer plus efficacement pour l'émancipation de leur classe qui a la mission de sauver l'humanité tout entière de la terrible destruction sanglante que prépare (et dans laquelle l'entraîne) le capitalisme décadent.
MARCO
[1] 1Nous trouvons, dans le "Libertaire" du 29 mai, un article fantaisiste sur cette conférence. L'auteur - qui signe AP et qui passe, dans le "Libertaire", pour le spécialiste en histoire du mouvement ouvrier communiste - prend vraiment trop de liberté avec l'Histoire. Ainsi, représente-t-il cette conférence - à laquelle il n'a pas assisté et dont il ne sait absolument rien - comme une conférence des Communistes des conseils, alors que ces derniers, qui l'ont effectivement convoquée, participaient au même titre que toutes autres tendances. AP ne se contente pas seulement de prendre des libertés avec l'histoire passée, il se croit aussi autorisé d'écrire au passé l'histoire à venir. À la manière de ces journalistes qui ont décrit à l'avance, avec force détails, la pendaison de Goering, sans supposer que ce dernier aurait le mauvais goût de se suicider à la dernière minute, l'historien du "Libertaire", AP, annonce la participation à la conférence des groupes libertaires alors qu'il n'en est rien. Il est exact que le "Libertaire" fut invité à assister, mais il s'est abstenu de venir et, à notre avis, avec raison. La participation des anarchistes au gouvernement républicain espagnol et à la guerre impérialiste en Espagne en 1936-38, la continuation de leur politique de collaboration de classes avec toutes les formations politiques bourgeoises espagnoles dans l'émigration, sous prétexte de lutte contre le fascisme et contre Franco, la participation idéologique et physique des anarchistes dans la "Résistance" contre l'occupation "étrangère" font d'eux, en tant que mouvement, un courant absolument étranger à la lutte révolutionnaire du prolétariat. Le mouvement anarchiste n'avait donc pas sa place à cette conférence et son invitation était, en tout état de cause, une erreur.
[2] 2Les "occupations urgentes" de la FFGC dénotent bien son état d'esprit concernant les rapports avec les autres groupes révolutionnaires. De quoi souffre exactement la FFGC, du "manque de temps" ou du manque d'intérêt et de compréhension pour les contacts et les discussions entre les groupes révolutionnaires ? À moins que ce ne soit son manque d'orientation politique suivie (à la fois pour et contre la participation aux élections, pour et contre le travail dans les syndicats, pour et contre la participation aux Comités anti-fascistes, etc.) qui la gêne pour venir confronter ses positions avec celles des autres groupes.
Dans une série d'articles publiés antérieurement dans "Internationalisme", nous nous sommes efforcés de répondre à la question : à savoir si la construction du parti de classe est possible dans le moment présent ? Pour y répondre, nous étions amenés à étudier le problème dans sa généralité théorique et dans sa présentation pratique, dans le moment concret présent.
On sait qu'un des points les plus caractéristiques -qui, de 1930 à 1945, distinguait la Gauche communiste du trotskisme et de tous les groupes issus du trotskisme (RWL d'Amérique, RKD et autres) sur la question précise du parti- consistait dans le fait de savoir si la construction du parti relève uniquement ou essentiellement de la VOLONTÉ des militants, ou si cette construction est soumise et déterminée par les conditions de la lutte de classe telles qu'elles se trouvent données contingentement par le développement historique et le rapport des forces des classes existantes. Dans la mesure où les trotskistes formulaient théoriquement leur conception (la formulation théorique n'est pas précisément l'habitude des trotskistes), ils s'en tenaient à la première formulation, la Gauche communiste à la seconde. Il n'est pas étonnant que les trotskistes passaient de la position d'OPPOSITION prête à chaque instant à se dissoudre organisationnellement dans le parti stalinien à la simple promesse d'une démocratie intérieure[1], à celle de la proclamation du nouveau parti et d'une nouvelle Internationale. De même les trotskistes qui proclamaient la nouvelle Internationale en 1934 à la suite de la montée de Hitler au pouvoir, c'est-à-dire, d'après leur propre analyse, dans un moment de défaite du prolétariat, ces mêmes trotskistes en 1936, à un moment où ils considéraient "la révolution commencée en France", se dissolvent et réintègrent les partis socialistes et la 2ème Internationale. Ce qui semble un non-sens et une contradiction pour les uns est la logique pour les trotskistes, la construction et la dissolution du parti étant pour eux une question de "tactique". Et la "tactique" pour les trotskistes, comme on le sait, relève de la malice et de la ruse, de la volonté et du savoir-faire des militants révolutionnaires, en un mot de la haute fantaisie des chefs reconnus et expérimentés. La "tactique" trotskiste n'a pas de pieds et n'a pas besoin d'un sol ferme. Ailée, elle vogue librement dans les airs, tout à sa guise, libre d'entraves. L'art obscur de la "tactique" est "la magie révolutionnaire moderne", dont chaque trotskiste tend à pénétrer les secrets et dont il essaie de devenir un maitre, à l'image des Grands Magiciens que sont pour lui un Lénine et un Trotsky.
Cette conception "tactique-magie" de construction du parti fut pendant 10 années l'objet de la plus âpre critique de la part des Fractions de la Gauche communiste. À l'encontre du trotskisme, la Gauche communiste conditionnait la proclamation du parti de la classe non aux luttes économiques des ouvriers mais à l'orientation révolutionnaire de leurs luttes. La constitution du parti est la manifestation de classe prenant conscience de sa mission historique et se posant comme objectifs la destruction du capitalisme et la construction de la société socialiste. La construction du parti n'est donc pas un instant séparable de la vie politique de la classe mais suit la même courbe d'évolution. Dans une période où, à la suite de défaites répétées de la révolution, la bourgeoisie parvient non seulement à briser la combativité du prolétariat mais aussi à le démoraliser, à faire dégénérer ses organismes et à détruire sa conscience de classe, l'existence du parti révolutionnaire est une impossibilité.
L'ancien parti ne peut se maintenir organisationnellement qu'en devenant un organe du capitalisme (social-démocratie en 1914, les partis communistes en 1933), ou il est détruit physiquement (Commune de Paris), ou encore le parti se réduit numériquement, renonce consciemment à vouloir jouer, dans l'immédiat, un rôle direct déterminant sur les événements (la Ligue des Communistes après la défaite de 1848-50, Le Parti bolchevik entre 1907 et 1917), il se replie en quelque sorte sur une position d'attente, il se transforme et de parti il devient fraction. C'est là non une question organisationnelle mais essentiellement fonctionnelle. D'organe d'expression de l'orientation et de la volonté des larges masses ouvrières, il devient un organisme de résistance isolé des masses. Alors que celles-ci sont emportées par le courant du capitalisme, l'organisme de classe qu'est la fraction, isolé, avance péniblement mais résolument et farouchement contre le courant. D'organe d'action politique, il devient avant tout un organisme (dédié essentiellement) à l'élaboration théorique. Un divorce s'opère entre lui et les larges masses ouvrières et c'est précisément dans ce divorce que réside la condition de la sauvegarde de sa nature de classe et de sa fonction révolutionnaire.
Il va de soi que, dans une telle période où il est impossible de maintenir l'ancien parti dans sa fonction révolutionnaire, c'est une absurdité théorique de vouloir donner naissance à de nouveaux partis. La méconnaissance théorique de ce principe et sa violation, dans la pratique, par un volontarisme d'impatience révolutionnaire ne peuvent mener qu'à des aventures éphémères du genre néo-blanquistes. Plus surement encore, cela mène à un émoussement des tendances révolutionnaires qui finalement, sous une phraséologie radicale apparente, s'installent dans la pire pratique politique opportuniste. Les partis trotskistes en sont les meilleurs échantillons. De toute façon, ces partis, loin de faciliter l'œuvre de la constitution ultérieure de l'organisme politique de la classe, usent dans l'immédiat, en pure perte, les énergies des militants et entravent dangereusement l'œuvre des révolutionnaires.
Mais, si l'existence du parti est conditionnée par le cours objectif de la lutte de classe, c'est-à-dire si le parti ne peut exister et, à plus forte raison, ne peut se créer quand sont absentes les conditions pour l'action politique révolutionnaire de la classe, cela ne signifie nullement que les militants n'ont rien d'autre à faire qu'à se croiser les bras et à attendre des jours meilleurs. La lutte contre le courant, pas moins que la lutte pour la révolution, n'est une affaire de conscience et de refus individuels. Seules l'action et la propagande ORGANISÉES lui font acquérir une valeur réelle et une signification de classe. Et nous avions mille fois raison contre les Vercesi et consorts qui, sous prétexte d'impossibilité de modifier, par la volonté des militants, le cours objectif de la lutte de classes, préconisaient, durant la dernière guerre, la passivité absolue et la dissolution des groupes révolutionnaires. Les stupidités théoriques qu'ils ont sorties, ainsi que leurs cris contre "l'aventurisme et les actions inconsidérées" dans lesquelles nous voulions, parait-il, les entraîner, cachaient assez mal une simple question de poltronnerie. Le reproche qu'on pourrait leur adresser est d'avoir créé une "phraséologie théorique insipide" au nom de laquelle ils tentaient d'influencer d'autres à renoncer à toute propagande contre la guerre.
La propagande pour des révolutionnaires n'est pas une question de devoir moral. Bien que, même ainsi posée, elle pourrait être justifiée. En réalité, la propagande est une tâche permanente, une forme permanente de l'action du militant, absolument indépendante des contingences, favorables ou défavorables. Les résultats, la portée et l'ampleur de la propagande peuvent varier mais la raison de la propagande reste constante. Si nous répudions le volontarisme idéaliste, nous rejetons autant le fatalisme mécaniste. Le cours de la lutte de classe ne se modifie pas par la volonté des militants, pas plus qu'il ne se modifie indépendamment de leur volonté. Seul un esprit imprégné de conceptions bourgeoises, idéalistes ou matérialistes, peut opposer l'un à l'autre. L'action et la propagande des révolutionnaires sont indubitablement conditionnées par la situation mais, en même temps, elles font partie intégrante de l'ensemble des facteurs qui déterminent l'évolution et la modification des situations.
Il est encore une autre condition indispensable pour la construction de nouveaux partis : c'est le travail théorique de révision des notions anciennes que l'expérience a démontré erronées ou périmées, et la formulation théorique de nouvelles notions rendues nécessaires par l'expérience vivante. L'idéologie de la classe trouve son expression condensée dans le programme du parti. Quand les défaites de la révolution se soldent non uniquement par la destruction physique des organismes de classe mais par leur passage au service de la classe ennemie, comme ce fut le cas pour la social-démocratie et les partis communistes, la raison ne doit et ne peut être cherchée simplement dans la faiblesse physique du prolétariat mais avant tout dans sa faiblesse et son immaturité idéologiques.
C'est dans le programme initial du parti que se trouvent les éléments idéologiques qui, en se développant dans des conditions critiques déterminées, agissent comme dissolvant de la conscience de classe et transforment la nature et la fonction du parti au point de le rendre apte à devenir un auxiliaire du capitalisme. Il est absolument impossible de comprendre autrement le processus de dégénérescence des partis ouvriers dans l'Histoire, à moins de tomber dans cette explication vulgaire qui explique tout par les trahisons perfides de quelques chefs intéressés. On revient ainsi à expliquer, à nouveau, tout par la volonté angélique ou démoniaque des individus, alors qu'il importe d'expliquer les possibilités qui permettent à ces volontés de se manifester et d'exercer une influence dans un sens ou dans un autre.
La conscience de ses buts, de sa mission historique et des moyens pour y parvenir, le prolétariat ne la trouve pas d'emblée, d'une seule pièce toute faite et d'un seul coup. C'est un long processus durant lequel le prolétariat se débarrasse lentement des préjugés et influences idéologiques de la bourgeoisie dans lesquels il baigne. C'est un développement continu de prise de conscience sans cesse enrichie par l'élaboration théorique et l'expérience pratique.
Comme pour tous les autres phénomènes, le processus de développement de la conscience s'opère de 2 façons : par une évolution continue et par bonds. Le programme du parti de classe, qui exprime cette prise de conscience, s'élabore de façon permanente mais se trouve brusquement soumis, par les événements, à une vérification et à une expérimentation décisives. Les moments critiques de l'Histoire de la lutte du prolétariat et du capitalisme sont des moments critiques du programme du parti. Ou le parti rajuste son programme à la hauteur nouvellement atteinte par l'Histoire, ou il est perdu pour la classe qu'il entendait servir. La 1ère guerre impérialiste mondiale fut un de ces moments critiques qui s'est conclu par la perte de la 2ème Internationale pour le prolétariat. 1917 fut un autre moment critique qui a vu le parti bolchevik corriger hâtivement et profondément son programme initial. Les années qui ont suivi la révolution d'Octobre ont enregistré, dans les défaites de plus en plus décisives et dans l'altération de la révolution russe, l'inachevé et l'erroné du programme de l'IC, dont une partie importante -notamment sur l'État après la prise du pouvoir, sur les problèmes nationaux et coloniaux, sur la tactique, sur les politiques syndicale et parlementaire- a pu servir de plateforme de rassemblement à l'opportunisme d'abord, à la pénétration de plus en plus grande de l'influence bourgeoise ensuite et finalement à engager l'IC et les partis communistes sur les rails du capitalisme.
L'IC et ses partis furent perdus pour le prolétariat et sont devenus des forces du capitalisme, mais le travail critique du programme de l'IC reste entièrement à faire. Des nouveaux partis seront véritablement de classe que s'ils se fondent sur la base de cette critique, c'est-à-dire sur la base d'un programme de dépassement de l'ancien programme. C'est à cette condition seulement qu'ils représenteront une arme efficace pour le prolétariat et non une reproduction d'une arme rouillée, plus dangereuse qu'utile pour la classe. La répétition de l'ancien programme, avec tout ce qu'il contenait d'erreurs, est non seulement une ridicule singerie du passé mais est un crime contre la classe. Les trotskistes nous offrent une image parfaite de ce type de singes qui ont chaussé les lunettes de Lénine (c'est ce qu'ils appellent le léninisme) pour ne voir que les mouvements bourgeois de résistance nationale dans lesquels ils invitent doctement les prolétaires de tous les pays à se faire massacrer.
Les petits groupes révolutionnaires qui affirment aujourd'hui l'impossibilité de constitution, dans le cours présent immédiat, de nouveaux partis et qui, en même temps, se livrent au travail de révision critique et de recherche théorique d'élaboration des principes du nouveau programme ainsi qu'à une activité incessante de propagande et à la formation de cadres militants sont en réalité les artisans les plus surs des conditions nouvelles où la création du vrai parti serait à la fois une nécessité et une possibilité.
Ces idées qui furent le patrimoine commun de tous les groupes de la Gauche Communiste jusqu'en 1945, nous sommes presque les seuls, aujourd'hui, à la défendre. Les autres groupes, composés en majorité de néophytes qui sont à la Gauche Communiste ce que sont les luxembourgistes (à la Pivert et Lefeuvre) à Rosa Luxemburg, perdent de vue ou tournent catégoriquement le dos à ce que fut l'apport principal de la Gauche Communiste pendant 15 ans. Allègrement, vont claironnant à tous vents et à tout instant : "Construisons, construisez le nouveau parti". Comme les léninistes par rapport à Lénine, ces néophytes, au lieu de dépasser, se situent en deçà des positions qui semblaient être acquises par le travail théorique de la Gauche et de la Fraction italienne d'avant la guerre. Ils ont pour excuse d'ignorer, pour la plupart, le fond de ces positions. Toutefois, l'ignorance excuse bien des choses mais n'en justifie aucune. Et quand nous sommes obligés de leur expliquer un certain nombre de choses élémentaires sur l'impossibilité et la nocivité de la construction du parti dans l'immédiat, voilà le "bordiguiste" de la dernière heure, le camarade Chazé (un Martinov... bolchevik), qui nous réplique : "Hier non, aujourd'hui oui. Parfaitement !" Ne se contentant pas d'ignorer les fondements théoriques de notre position d'hier, il la double d'une analyse fantaisiste de la situation d'aujourd'hui. "Parfaitement !" Le réveil de la conscience du prolétariat, qu'ils voulaient voir dans les grèves et dans les mouvements coloniaux, ne se vérifie pas. Toute leur analyse enthousiaste et optimiste tombe par terre mais cela ne les empêche pas de passer d'un numéro du journal à l'autre, d'un article à l'autre, et parfois dans le même article, du chaud au froid et inversement. Avec la méthode Coué, que nous leur connaissons déjà, c'est là une autre méthode thérapeutique de l'âme révolutionnaire : la douche écossaise.
Nous ne répéterons pas ce que nous avons déjà écrit, dans d'autres articles, sur la réalité de la situation présente que nous considérons comme foncièrement réactionnaire, évoluant au travers de guerres partielles, diplomatiques et localisées, dans une atmosphère de préparation fiévreuse vers une prochaine boucherie mondiale généralisée. Les arguments de ces groupes tiennent d'ailleurs bien moins à une conviction ou à une analyse qu'au besoin de défendre et de justifier tout ce qui se fait en Italie où un nouveau parti (le PCI) a été fondé et auquel ils restent accrochés comme les amis de l'URSS à la Russie.
Il vaut mieux avoir affaire au Bon Dieu qu'à ses saints, dit un vieux proverbe ; voyons donc ce qu'il en est du PCI d'Italie.
Le PCI fut créé dans les semaines fiévreuses de 1943, à la chute de Mussolini. Ce fut un moment de brisure d'avec la guerre, permettant d'espérer l'ouverture d'une période critique pour le capitalisme, analogue à celle de 1917. Mais les conditions présentes -en général de plus grande unité du capitalisme et de plus étroite indépendance des pays- et plus particulièrement la situation en Italie ne pouvaient reproduire le schéma de 1917 où la révolution russe a pu évoluer isolément pendant 1 an et demi dans un monde en guerre. Tout dépendait des possibilités de développement de la révolution en Allemagne. 1945 a vu l'anéantissement, par la force et par le feu, de ce foyer central de la révolution. Dès lors, il devenait évident que nous entrions dans une période de défaite et de réaction.
Tout autre fut l'appréciation des camarades d'Italie et, au lieu de rajuster leur activité à la nouvelle situation, ils levèrent bien haut les pieds dans une situation à marches descendantes. Enthousiasmé par les premiers succès numériques, regroupant les adhérents sur des positions confuses et à peine ébauchées, le nouveau parti ne fit que reproduire et répéter les positions programmatiques du Parti Communiste de 1924.
Non seulement on laissait de côté le travail positif que la Fraction italienne avait fait durant cette longue période, entre 1927 et 1944, mais, sur bien des points, la position du nouveau parti fut en deçà de celle de la Fraction abstentionniste de Bordiga de 1921. Notamment concernant le front unique politique où certaines manifestations locales de propositions de front unique furent faites au parti stalinien ; notamment concernant la participation aux élections municipales et parlementaires en abandonnant la vieille position de l'abstentionnisme ; notamment concernant l'antifascisme où les portes du parti furent largement ouvertes aux éléments qui ont participé à la Résistance ; sans oublier que, concernant la question syndicale, le parti reprenait entièrement la vieille position de l'IC de fraction dans les syndicats luttant pour la conquête de ceux-ci et allait même plus loin dans cette voie en étant pour la formation de minorités syndicales (position et politique de l'Opposition syndicale Révolutionnaire).
En un mot, sous le nom de "Parti de la Gauche Communiste Internationale", nous avons une formation italienne de type trotskiste classique, avec la défense de l'URSS en moins : même proclamation du parti indépendamment du cours réactionnaire, même politique pratique opportuniste, même activisme d'agitation stérile des masses, même mépris pour la discussion théorique et la confrontation d'idées, aussi bien dans le parti qu'à l'extérieur, avec les autres groupes révolutionnaires.
Cela n'a évidemment pas empêché le PCI d'Italie, après avoir regroupé quelque 3000 membres, de se retrouver aujourd'hui en difficulté, d'essuyer des revers et d'enregistrer des défections massives. Les apologistes à tout crin du parti d'Italie se consolent naturellement en expliquant très judicieusement que nous assistons là à une originale transformation de la quantité en qualité. Malheureusement, nous voyons bien la diminution de la quantité mais, jusqu'à présent, nous ne constatons hélas aucune amélioration de la qualité. La quantité est bien partie mais la confusion, elle, est restée. De toute façon, il aurait certainement mieux valu songer à la qualité, c'est-à-dire au programme, avant de s'enthousiasmer pour la quantité et d'opérer sur cette donnée.
Il n'est peut-être pas trop tard pour bien faire ; mais, pour cela, il faut procéder avec des méthodes révolutionnaires. Les méthodes du parti d'Italie offrent à ce sujet peu d'espoir. Nous allons en parler.
(à suivre)
[1] Voir la lettre adressée en 1931 par la première conférence de la Ligue Communiste (Opposition de Gauche) en France au comité central du PCF, demandant la réintégration dans le parti et se déclarant prête, en cas de réponse favorable, à dissoudre la Ligue et à cesser de faire paraître la "Vérité".
Dans la dernière partie du XIXe siècle, le monde bourgeois se détourna de plus en plus du matérialisme. La bourgeoisie renforça sa domination sur la société, en développant le capitalisme. Mais la croissance de la classe ouvrière, dont la position sociale était une manifestation permanente de l’imperfection du système et dont le but avoué en était la destruction, amena la bourgeoisie à douter de la pérennité du capitalisme. À la confiance des débuts succéda l’inquiétude, le monde futur comme le monde présent recelaient une foule de problèmes insolubles. Et, comme les forces matérielles visibles lui promettaient des lendemains désagréables, la bourgeoisie chercha à apaiser ses appréhensions et à raffermir sa confiance en elle-même en se tournant vers des croyances en une prédominance des puissances spirituelles. Les tendances mystiques et religieuses reprirent la première place. Cette évolution se renforça encore au XXe siècle après la première guerre mondiale.
Les hommes de science appartiennent au monde bourgeois ; ils sont en liaison constante avec la bourgeoisie et sont influencés par les courants idéologiques qui l’agitent. Mais le développement de la science les a contraints à s’occuper de problèmes nouveaux, à faire face à des contradictions qui se faisaient jour dans leurs concepts. La critique de leurs théories, qu’ils étaient forcés de faire, ne découlait pas d’une conception philosophique nette mais des nécessités directes, pratiques de leur étude de la nature. Cette critique prit la forme et la tonalité des courants idéologiques anti-matérialistes, qui prédominaient au sein de la classe dirigeante. C’est pourquoi la philosophie moderne de la nature présente deux tendances : réflexion critique sur les concepts fondamentaux de la science et critique du matérialisme. Ces conceptions prirent un aspect idéologique et mystique. Mais ceci ne veut pas dire qu’elles aient été sans valeur et stériles, pas plus que ne l’avait été le système philosophique idéaliste de Hegel au temps de la Restauration.
À la fin du 19ème siècle et dans plusieurs pays, apparurent de nombreuses critiques des principales théories en cours. Citons, par exemple, celles de Karl Pearson en Angleterre, Gustav Kirchhoff et Ernst Mach en Allemagne, Henri Poincaré en France. Tous ces critiques, tout en suivant des chemins différents, représentaient une même tendance. Mais ce sont sans nul doute les œuvres de Mach qui ont exercé la plus grande influence.
Selon lui, la physique ne doit pas partir de la matière, des atomes, des choses, car ce sont des concepts dérivés. Ce que nous connaissons directement, c’est l’expérience et les composantes de toute expérience ce sont les sensations, les impressions sur les sens (Empfindung). Sous l’influence de notre système de concepts acquis au cours de notre éducation et hérités de nos habitudes intuitives, nous expliquons chaque sensation comme l’effet d’un objet sur notre personne en tant que sujet : par exemple, je vois une pierre. Mais dès que nous nous libérons de cette habitude, nous constatons que cette sensation est un tout en elle-même donné directement sans distinction de sujet ou d’objet. Par l’expérience d’un certain nombre de sensations j’arrive à distinguer les objets, et d’ailleurs ce que je connais de moi-même je ne le sais que par un ensemble analogue de telles sensations. Comme le sujet et l’objet sont finalement construits à partir de sensations, il est préférable d’éviter ce mot de sensations qui se rapporte à une personne qui les perçoit. C’est pourquoi, continue Mach, nous préférons utiliser un mot plus neutre, celui d’élément, pour désigner la base la plus élémentaire de la connaissance. (On utilisera souvent plus tard un mot collectif : le donné.)
Pour la pensée ordinaire, il y a à un paradoxe. Comment une pierre, chose solide par excellence, dure, immuable, pourrait-elle se composer ou consister en "des sensations", choses aussi subjectives qu’éphémères. Mais si on y regarde de plus près on se rend vite compte que ce qui caractérise une chose c’est justement cela et rien de plus. Sa dureté par exemple n’est rien d’autre que l’expérience d’un certain nombre de sensations souvent douloureuses ; quant à son caractère immuable, il résulte d’une somme d’expériences qui montrent que chaque fois que nous nous retrouvons dans la même situation, nous voyons se répéter les mêmes sensations. Aussi comptons-nous sur un ordre fixe dans le déroulement de nos sensations. Dans notre conception d’une chose, il n’y a donc rien qui ait en définitive la forme ou le caractère d’une sensation. Un objet n’est que la somme de toutes nos sensations éprouvées à différents moments et qui, parce que nous admettons une certaine permanence des lieux et de l’environnement, sont combinées ensemble et désignées sous un même nom. Un objet n’est rien de plus, il n’y a aucune raison de supposer avec Kant l’existence d’une "chose en soi" (Ding an sich) en dehors de cette masse de sensations ; et il ne nous est même pas possible d’exprimer par des mots ce qu’il faut entendre par l’existence d’une chose en soi. Par conséquent, non seulement l’objet n’est construit qu’à partir de sensations, mais il ne se compose que de sensations. Et Mach exprimait ainsi son opposition à la physique traditionnelle de son époque :
Il en est de même pour le sujet. Ce que nous appelons le "moi" c’est un complexe de souvenirs et de sentiments, de sensations et d’idées passées et présentes, reliés entre eux par la continuité de la mémoire et rattachés à un corps particulier, mais qui ne sont que partiellement permanent :
Dans l’ouvrage que nous venons de citer et où il traite du développement historique des principes de la mécanique, Mach est très proche de la méthode du matérialisme historique. Pour lui en effet, l’histoire de la science ne se résume pas à celle d’une suite de grands hommes dont le génie a permis les grandes découvertes. Il montre au contraire comment les problèmes pratiques sont d’abord résolus par les méthodes de pensée de la vie quotidienne, puis finissent par trouver leur expression théorique la plus simple et la plus adéquate. Et par là, il insiste sur le rôle "économique" de la science :
Dans cette conception la science, aussi bien la plus spécialisée que la connaissance la plus commune, est liée aux besoins de la vie, elle est un moyen d’existence :
Pour que l’homme puisse réagir efficacement dans chaque situation de sa vie, face à chaque impression créée par le milieu, point n’est besoin qu’il évoque dans sa mémoire tous les cas antérieurs où il s’est trouvé dans une situation analogue et ce qu’il en est résulté ; il lui suffit d’en connaître les conséquences dans le cas général pour décider de sa conduite. La règle, le concept abstrait, sont des instruments toujours prêts à être utilisés qui nous évitent d’avoir à considérer mentalement tous les cas antérieurs. Les lois de la nature ne fournissent pas une prévision de ce qui doit ou va arriver dans la nature mais ce à quoi nous nous attendons ; et c’est là le but même qu’elles doivent remplir.
L’élaboration de concepts abstraits, de règles, de lois de la nature, que ce soit dans la vie de tous les jours ou dans l'exercice des sciences, est un processus qui aboutit à économiser l’activité cérébrale, à économiser la pensée. Mach montre par un certain nombre d’exemples empruntés à l’histoire des sciences que les progrès scientifiques reviennent toujours à accroître cette économie, c’est-à-dire économiser des domaines d’expérience de plus en plus grands de manière de plus en plus ramassée et que pour faire des prédictions, on puisse éviter de répéter les mêmes opérations mentales :
Le principe de l’économie de pensée détermine, selon Mach, le caractère de la recherche scientifique. Ce que la science présente comme les propriétés des choses, les lois des corps, des atomes, ne sont en réalité que des relations entre des sensations. Par exemple, les phénomènes entre lesquels la loi de la gravitation établit des relations se composent tous d’un certain nombre d’impressions visuelles, tactiles et auditives. La loi nous dit que ces phénomènes n’ont pas lieu au hasard et elle prédit ceux auxquels nous pouvons nous attendre. Bien entendu, les lois ne pourraient être énoncées sous une telle forme, beaucoup trop complexe pour être appropriée et applicable en pratique. Mais, du point de vue des principes, il est important de constater que toutes les lois n’expriment que des relations entre des phénomènes. Si dans notre conception de l’Ether ou des atomes des contradictions surgissent, elles ne sont pas des contradictions de la nature mais proviennent de la forme que nous avons choisie pour exprimer nos abstractions et nos lois, dans le but de les utiliser de la manière la plus pratique. La contradiction disparaît dès que nous présentons les résultats de la recherche sous forme de rapport entre les grandeurs observées, c’est-à-dire en dernier ressort, entre les sensations.
L’esprit non engagé dans l’activité scientifique est facilement troublé par le fait qu’une conception adaptée à un but particulier puisse être prise comme base de tout le système de la recherche scientifique. C’est le cas, dit Mach, pour celui qui considère "toutes les expériences (...) comme les effets d’un monde extérieur sur la conscience. Il en résulte alors une confusion apparemment inextricable de difficultés métaphysiques. Mais ce spectre disparaît dès que nous considérons les choses sous leur forme mathématique et que nous nous rendons compte que n’a de valeur pour nous que l’établissement de rapports et de fonctions, et que la seule chose que nous désirons réellement connaître ce sont les relations mutuelles entre les expériences." (Analyse, p. 28).
On pourrait croire que Mach émet ici des doutes sur l’existence d’un monde extérieur indépendant de l’homme et agissant sur lui. Mais en bien d’autres endroits, il parle de la nature au sein de laquelle nous devons organiser notre vie et que nous devons explorer. Ce qu’il veut dire c’est que le monde extérieur tel qu’il est compris par la physique et par l’opinion courante, c’est-à-dire le monde de la matière et des forces engendrant les phénomènes, nous conduit à des contradictions.
Ces contradictions ne peuvent être résolues que si nous revenons chaque fois aux phénomènes et si au lieu de discuter sur des mots nous exprimons nos résultats sous forme de rapports entre nos observations. C’est ce que, par la suite, on appela le "principe de Mach" que l’on peut énoncer ainsi : quand nous nous demandons si une affirmation a un sens ou non et si oui lequel, nous devons chercher quelle expérience peut la confirmer ou l’infirmer. Ce principe a joué un rôle important de nos jours, d’une part dans les controverses sur le temps et l’espace qui accompagnèrent la théorie de la relativité et d’autre part dans la compréhension des phénomènes atomiques et du rayonnement. Pour Mach lui-même, il s’agissait de trouver un champ d’interprétation plus large des phénomènes physiques. Dans la vie quotidienne, les corps solides sont les complexes d’éléments les plus évidents et c’est pourquoi la mécanique, c’est-à-dire la science qui traite des mouvements de ces corps, a été le premier domaine de la physique à se développer. Mais ce n’est pas une raison pour faire de l’agencement des atomes et de la théorie atomique le schéma de base de l’univers tout entier. Au lieu de vouloir expliquer tous les phénomènes, la chaleur, l’électricité, la lumière, la chimie, la biologie par le mouvement de ces particules microscopiques, mieux vaudrait développer des concepts appropriés à chaque domaine.
Il y a toutefois une certaine ambiguïté dans ce que Mach dit du monde extérieur, ambiguïté qui révèle un penchant certain vers le subjectivisme, correspondant aux tendances générales du monde bourgeois vers le mysticisme, et qui devait aller en se renforçant. Plus tard Mach se plaira à découvrir partout des courants apparentés à ses idées, et s’empressera d’approuver en termes flatteurs les philosophies idéalistes qui doutent de la réalité du monde matériel. Il ne faut pas non plus chercher chez Mach un système philosophique homogène et cohérent, poussé jusqu’à ses dernières conséquences. Ce qui lui paraissait le plus important c’était de faire des remarques critiques destinées à stimuler l’apparition d’idées nouvelles, qu’il exprimait souvent sous forme de paradoxes, de traits acérés contre les conceptions généralement admises, mais sans trop se soucier d’éliminer toute contradiction dans ses affirmations ou de résoudre tous les problèmes. Sa démarche d’esprit n’est pas celle du philosophe construisant un système sans faille mais celle du savant qui présente ses idées comme une contribution partielle à l’ensemble du travail de la collectivité scientifique, certain que d’autres corrigeront les erreurs et compléteront ce qui est laissé inachevé :
Mach a tendance à faire ressortir le côté subjectif de l’expérience. Ceci est manifeste lorsqu’il décrit comme des sensations les données immédiates du monde (les phénomènes). Certes, cette manière de faire repose sur une analyse plus profonde des phénomènes. Le phénomène d’une pierre qui tombe implique toute une série de sensations visuelles qui se succèdent et qui sont reliées au souvenir de sensations visuelles et spatiales antérieures. On pourrait donc dire que les éléments de Mach, c’est-à-dire les sensations, sont les constituants les plus simples des phénomènes. Quand Mach dit : "Il est exact que le monde se compose de nos sensations." (Analyse, p. 10)
Il entend mettre l’accent sur le caractère subjectif des éléments du monde, mais il ne dit pas : mes sensations à moi, pas plus qu’il ne dit : l’univers est formé de mes sensations. Le solipsisme lui est totalement étranger et est tout à fait incompatible avec son système de pensée. Pour Mach, le "moi" est également un complexe de sensations et d’ailleurs il rejette le solipsisme expressément. Derrière le mot "nous" se cachent les relations entre les hommes (mais Mach ne va pas plus loin que cette manière de s’exprimer). Lorsqu’il examine la relation entre le monde construit à partir de ses sensations et les autres hommes, il est très imprécis :
On pourrait objecter ici que si le rouge et le vert appartiennent à plusieurs corps à la fois ils ne sont plus des sensations, de ces éléments constitutifs de l’expérience, mais déjà des concepts abstraits, le "rouge" et le "vert", extraits d’impressions semblables venues de phénomènes différents. Nous trouvons là un renouvellement des bases de la science, celui qui consiste à remplacer des concepts, comme ceux de corps et de matière, par d’autres concepts abstraits, par exemple la couleur, que nous appelons propriétés des premiers. Mais lorsque Mach dit que sa sensation et celle d’un autre sont le même élément (le "moi" et l’autre sont tous les deux de ces points nodaux), le mot "élément" est pris dans un sens différent, et prend le caractère d’un phénomène qui dépasse l’individu.
La thèse de Mach selon laquelle le monde se compose de nos sensations contient cette vérité fondamentale que nous ne connaissons le monde qu’à travers nos sensations. Elles sont le seul matériau avec lequel nous pouvons construire notre monde. C’est dans ce sens que le monde, y compris le "moi", se "compose" uniquement de sensations. Mais pour Mach cette thèse contient quelque chose de plus et il met l’accent sur le caractère subjectif des sensations, révélant ainsi la même tendance idéologique bourgeoise que nous retrouvons dans les autres philosophies de la même époque. Cette tendance est encore plus manifeste quand il remarque que ses conceptions sont en mesure de faire disparaître le dualisme, cet éternel antagonisme philosophique entre les deux mondes de la matière et de l’esprit. Selon Mach, le monde physique et le monde psychique se composent des mêmes éléments, mais combinés différemment. La sensation de "vert" que j’éprouve en voyant une feuille, reliée avec toutes les sensations que moi ou d’autres avons pu éprouver face à des feuilles, est un élément de la feuille "matérielle" ; cette même sensation liée cette fois à ma rétine, mon corps et mes souvenirs devient un élément de mon moi, et, jointe à d’autres impressions que j’ai eues auparavant, un élément de mon esprit.
Ainsi disparaît le dualisme ; le monde entier est une unité et se compose d’éléments identiques, qui ne sont pas les atomes mais les sensations :
C’est dans cette note d’un ouvrage de 1905 que se fait jour l’esprit anti-matérialiste du monde bourgeois. La méthode, servant à caractériser les éléments, jusque-là prudente, réfléchie et neutre est brusquement abandonnée, et les éléments eux-mêmes qualifiés de "psychiques". Ainsi, le monde physique se trouve entièrement intégré dans le domaine psychique. Mais il ne s’agit pas pour nous ici de faire la critique des idées de Mach mais d’exposer un courant de pensée et plus particulièrement dans ses relations avec la société. Aussi ne discutons-nous pas de la tautologie de la phrase finale selon laquelle ce qui est conscient ne peut être que ce qui se trouve dans sa conscience, c’est-à-dire que le monde ne peut être que spirituel.
Si nous admettons difficilement que les éléments constituants de l’univers sont les sensations, c’est, dit Mach, parce que dans notre jeunesse nous avons assimilé sans esprit critique l’image toute faite du monde que l’humanité a intuitivement élaborée au cours des millénaires de son évolution. Mach expose alors comment, à l’aide d’un raisonnement philosophique, on peut parvenir à retracer consciemment et avec esprit critique tout ce processus. En repartant des expériences les plus simples, c’est-à-dire des sensations élémentaires, nous pouvons reconstruire pas à pas l’univers : nous-mêmes, le monde extérieur, les différents corps qui font partie du monde extérieur, mais liés à ce que nous éprouvons, à nos actions, à nos souvenirs personnels. Ainsi, par analogie, nous nous rendons compte que les autres hommes sont nos semblables, de même nature que nous et que par conséquent leurs sensations, dont nous prenons connaissance par leurs témoignages, sont des matériaux semblables aux nôtres que nous pouvons utiliser dans notre construction du monde. Mach s’arrête ici et avant l’étape qui le mènerait à la conception d’un monde objectif. Ce n’est pas une lacune accidentelle mais une conception fondamentale. Ceci se retrouve d’ailleurs et plus marqué encore chez Carnap, un des principaux porte-parole de la philosophie moderne de la nature. Dans La construction logique du monde, il se fixe le même objectif que Mach, mais le poursuit d’une manière encore plus rigoureuse : si on choisit comme point de départ non l’ignorance totale mais la pleine possession des activités spirituelles, comment arrive-t-on à reconstituer le monde avec tout ce qu’il contient ? Partant de "mes sensations" j’établis un système "d’énoncés" et "d’objets" (Carnap désigne par le mot Gegenstand tout ce qui peut donner lieu à un énoncé), et ainsi l’existence d’"objets" physiques et psychiques, avec lesquels je construis le "monde" sous forme d’un système ordonné de mes sensations. La question du dualisme entre le corps et l’âme se résout de la même manière que chez Mach ; le matériel et le spirituel se composent des mêmes matériaux, les sensations, et ne diffèrent que par leur combinaison. Les sensations des autres hommes conduisent, si l’on en croit leur témoignage, à un monde physique correspondant exactement au mien. C’est le monde "intersubjectif", commun à tous les sujets, le monde dont traitent les sciences de la nature. Et Carnap s’arrête également là, satisfait d’avoir éliminé tout dualisme, et d’avoir montré que toute question sur la réalité du monde n’a pas de sens, puisque la réalité ne peut être prouvée que par nos expériences, nos sensations : ici s’arrête l’enchaînement de la constitution du monde.
Il est facile de dégager les limites de cette conception des structures du monde. Pour Mach comme pour Carnap, le monde, ainsi constitué, est un monde instantané supposé immuable. Le fait que le monde soit en perpétuelle évolution est laissé de côté. Nous devons dépasser le point où Carnap s’est arrêté. Nous savons d’expérience que les gens naissent et meurent. Lorsque les hommes, dont les expériences ont servi à constituer le monde, meurent, le monde n’en reste pas moins inchangé. Je sais que lorsque mes sensations, mon "acquis", disparaîtront avec ma mort, le monde continuera d’exister. Les expériences scientifiques admises par tous nous ont permis de conclure qu’il y a des millénaires il n’y avait pas d’hommes sur la Terre ni même d’êtres vivants. Le fait de l’évolution, qui repose sur nos sensations regroupées dans la science, démontre qu’il a existé un monde dont la sensation était exclue. Ainsi, on passe d’un monde intersubjectif, commun à tous les hommes, à un monde objectif indépendant de l’homme. La conception du monde en est entièrement changée. Une fois ce monde objectif constitué tous les phénomènes sont considérés comme indépendants de l’observateur, et deviennent des relations entre les diverses parties du monde total. Le monde est l’ensemble de ces innombrables parties qui agissent les unes sur les autres. Chaque partie consiste en la totalité de ses actions et réactions avec le reste du monde ; toutes ces actions mutuelles forment les phénomènes que la science étudie. L’homme est aussi une partie du monde : nous ne sommes que la totalité de nos actions et réactions avec le monde extérieur. Nos sensations apparaissent maintenant sous un nouveau jour. Elles représentent les actions du monde sur nous-mêmes, mais ne sont qu’une partie infime de toutes les interrelations qui constituent l’univers. Bien entendu, elles sont la seule réalité qui nous soit directement donnée. Quand l’homme construit le monde à partir de ses expériences personnelles, il reconstruit dans son esprit un monde objectif qui existe déjà. De nouveau nous nous trouvons face à une double image du monde et de nouveau se posent les problèmes de la théorie de la connaissance. Le matérialisme historique a montré comment on peut les résoudre sans faire appel à la métaphysique.
On peut se demander pourquoi deux philosophes de la nature aussi éminents n’ont pas franchi le pas qui les eût menés à la constitution d’un monde objectif, alors que la logique de leurs raisonnements eut dû les y conduire. On ne peut se l’expliquer qu’à partir de leur conception du monde. Leur façon instinctive d’attaquer les problèmes est anti-matérialiste. En s’arrêtant à un monde subjectif ou intersubjectif construit à partir de l’expérience personnelle, ils parviennent à une conception moniste du monde, dans laquelle le monde physique se compose d’éléments psychiques, et réfutent le matérialisme. On a ici un exemple particulièrement significatif de la manière dont une conception de classe arrive à déterminer l’orientation de la science et de la philosophie.
En résumé, nous pouvons dire qu’il faut distinguer deux phases dans les conceptions de Mach. Dans la première il ramène les phénomènes de la nature aux sensations, montrant ainsi leur caractère subjectif, il ne cherche pas à utiliser ces sensations pour construire par des déductions précises un monde objectif. Ce monde objectif, il l’accepte comme quelque chose d’évident, d’allant de soi, mais poussé par son désir de ne voir la réalité immédiate que dans les sensations considérées comme des éléments psychiques, il lui donne un vague caractère mystique. Vient ensuite la deuxième phase, le passage du monde des phénomènes au monde de Ia physique. Ce que la physique et aussi le sens commun, convaincu par la vulgarisation scientifique, considèrent comme la réalité du monde (matière, atomes, énergie, lois de la nature, formes de l’espace et du temps, le moi) ne sont que des abstractions à partir d’un groupe de phénomènes. Mach réunit les deux étapes en une seule en disant que les choses sont des complexes de sensations.
La deuxième phase nous ramène à Dietzgen. La similitude est ici manifeste. Les différences entre Mach et Dietzgen proviennent de leurs conceptions de classe. Dietzgen s’est basé sur le matérialisme dialectique et ses conceptions étaient une conséquence directe du marxisme. Mach, influencé par la réaction qui naissait au sein de la classe bourgeoise, considérait que sa tâche était une critique fondamentale du matérialisme naturaliste sous une forme qui assure la suprématie sur la matière à un quelconque principe spirituel. En outre, il y a une différence dans leurs attitudes personnelles et leurs buts spécifiques. Dietzgen était un philosophe aux vues larges qui a cherché à expliquer le fonctionnement du cerveau humain. L’expérience pratique, aussi bien dans le domaine de la vie quotidienne que dans celui de la science, lui a servi de matériau pour connaître la connaissance. Mach était un physicien qui a surtout cherché à améliorer la manière dont opérait jusqu’alors, dans la recherche scientifique, l’esprit humain. Le but de Dietzgen était de faire apparaître clairement le rôle de la connaissance dans l’évolution sociale, pour que la lutte du prolétariat puisse en profiter. Le but de Mach était d’améliorer la pratique de la recherche scientifique pour en faire profiter les sciences de la nature.
Quand il parle de l’application pratique de ses conceptions, Mach s’exprime de différentes façons, parfois de manière extravagante. Ici il pense qu’il est inutile d’employer les abstractions courantes :
Là, au contraire, il ne veut pas discréditer le sens commun, le réalisme "naïf" qui rend les plus grands services à l’homme dans sa vie de tous les jours. Ce réalisme est un produit de la nature qui s’est développé peu à peu tandis que tout système philosophique n’est qu’un produit artificiel et éphémère, visant des buts temporaires. Il nous faut donc comprendre "pourquoi et dans quel but nous adoptons dans la plus grande partie de notre vie tel point de vue et pourquoi, dans quel but et quelle direction, nous devons l’abandonner temporairement. Aucun point de vue n’a de validité éternelle, chaque principe n’a d’importance que pour un but déterminé." (p. 30)
Dans l’application pratique de ses conceptions à la physique, Mach n’a rencontré que peu d’écho. Il s’en prenait surtout à la matière et aux atomes tels qu’ils étaient présentés dans la physique de son époque. Sans doute, ils ne sont que des abstractions et doivent être considérés comme tels :
Mais ce n’est pas la seule raison pour les rejeter. En fait, ce sont des abstractions dénuées de pratique qui représentent une tentative d’expliquer tous les phénomènes physiques par la mécanique, par le mouvement de petites particules. Or "il est clair que les hypothèses mécaniques ne permettent pas d’atteindre à la véritable économie de pensée scientifique." (p. 469).
Mais lorsque, dès 1873, il présente sa critique de l’explication de la chaleur par l’agitation des atomes et de l’électricité par l’écoulement d’un fluide, il ne rencontre aucun écho chez les physiciens. Ceux-ci, bien au contraire, ont continué à développer ce type d’explications, dont les conséquences ont toujours été confirmées. Dans le cas de l’électricité, par exemple, la découverte de l’électron et de sa charge élémentaire a conduit à une théorie de type corpusculaire, qui permit à la théorie atomique de s’étendre avec de plus en plus de succès. La génération de physiciens qui a succédé à celle de Mach, si elle avait certaines sympathies pour ses conceptions philosophiques, ne l’a pas suivi sur le chemin des applications pratiques. Ce n’est qu’au 20ème siècle, lorsque la théorie atomique et celle de l’électron eurent pris un essor remarquable et que la théorie de la relativité eut fait son apparition, que de graves contradictions internes se firent jour dans la physique. Les principes de Mach se révélèrent alors les meilleurs guides pour vaincre ces difficultés.
[1] Traduction reprise de l'édition parue dans le site www.marxists.org [154]
Dans les conditions actuelles de l'économie française, la tâche principale de tout gouvernement à la tête de l'État est de faire accepter au prolétariat, d'une façon ou d'une autre, la situation de misère croissante dans laquelle le capitalisme français, misérable, se trouve obligé de l'entretenir pour ralentir sa faillite.
Depuis la "libération", les gouvernements successifs ont abusé de la formule magique du "plan économique" devant agir sur la psychologie française, un peu selon le principe de la méthode Coué. En réalité, le "plan économique" est un simple dada qui agite quelques ministres et quelques parlementaires, et qui consiste à rejeter la responsabilité de la situation misérable soit sur l'absence de plan, soit sur le plan qui, quoique à l'état de mythe, est accusé de ne pas être bon ou mal réalisé. Certains diront que l'"on a saboté le plan", d'autres que si l'on avait accepté "leur" plan tout aurait mieux marché et autres "contes à endormir la classe ouvrière" et l'entraîner dans le sillage de la politique de misère des partis bourgeois.
Dans toute cette orgie de plans, il n'est personne, jusqu'aux trotskistes, qui n'a pas dressé et proposé un plan malgré le peu de chance d'être pris au sérieux par tous les comédiens de la planification. Mais là encore, quand tous les partis traîtres à la classe ouvrière et même les partis bourgeois font des plans pour obstruer la vue à la classe opprimée, les trotskistes se doivent de faire mieux que tous et de présenter le meilleur plan afin de participer, mieux que tous, à la démagogie et aux mensonges nécessaires pour faire accepter le capitalisme de misère au prolétariat exsangue.
En fait de "plans", la bourgeoisie française reste sur le terrain des palliatifs, pour les besoins d'un moment et d'une conjoncture d'ailleurs plus politique qu'économique. La fameuse baisse de 10 % avait surtout comme but d'arrêter momentanément la chute vertigineuse de l'économie et de créer un climat favorable psychologiquement, non pas à l'intérieur du pays mais pour un nouvel emprunt aux É-U.
La baisse était fictive dans le sens où elle se situait sur le terrain des marchandises taxées, laissant de côté plus de la moitié des marchandises sur le marché parallèle.
La baisse de 10 % a servi de transition à de nouvelles augmentations. Pendant qu'on faisait la baisse de 10 %, on baissait, sur le marché contrôlé, la quantité et la qualité de pain et de ravitaillement en général. Tout ne pouvait pas venir ensemble ; chaque chose en son temps en politique. Un tour de vis sur le ravitaillement et une démagogie déflationniste, puis un tour de vis sur les prix par des augmentations massives, en faisant la démagogie de la liberté du marché intérieur. Serrer toujours plus la vis, voilà le vrai et le seul plan possible du capitalisme français. Et c'est là qu'apparaît, sous son vrai jour, le "plan" Schumann : il n'a rien d'original, n'importe qui à sa place aurait pu le faire ; il s'agit tout simplement d'une nécessité de serrer la vis encore d'un tour.
Le degré de corruption atteint par le régime parlementaire est tel qu'aucun moyen n'est laissé dans l'ombre pour servir les buts politiques des partis intéressés.
Comme exemple, il suffit de citer tous les scandales : scandale du vin pour torpiller les socialistes, scandale Alamichel contre les staliniens, scandale Hardy contre la droite ; puis c'est de nouveau contre les staliniens, le scandale Roussy, au moment où ceux-ci entravent la politique du gouvernement par leurs grèves giratoires ; aujourd'hui, le Parti Socialiste - attaquant, sur tous les terrains, la droite et la gauche pour consolider la position du centre et la sienne propre -sort l'affaire du MAC- nouvelle "cagoule", qui se rapproche, en plus importante, de l'affaire du "complot des soutanes" - qui est dirigée contre la droite, de même que le dossier Clamamus du Parti Ouvrier Paysan Français est sorti pour "gêner" Cachin et derrière lui le parti stalinien.
Le jeu des rivalités internationales, opposant depuis la fin de la guerre bloc russe et bloc américain, trouvait la bourgeoisie française affaiblie, divisée et en retard sur l'option pour tel ou tel bloc. Dans toute l'Europe, la situation politique intérieure des pays vis-à-vis de la compétition russo-américaine se résume ainsi : ils sont occupés militairement par les russes, par les anglais ou par les américains. Pour la France, on lui laisse la liberté parce qu'on a besoin de sa situation intérieure comme indicateur de la température de la classe ouvrière qui, dans le reste de l'Europe, est directement embrigadée, de gré ou de force, sous les drapeaux de tel ou tel bloc. On a aussi besoin du représentant de la bourgeoisie française comme "Fou" dans les conférences des grandes puissances.
Depuis la "libération", l'évolution de la situation politique intérieure de la France subit donc directement l'influence des rapports internationaux, avec même une précision quasi mathématique :
Quand les staliniens participaient au gouvernement, ils étaient pour le relèvement rapide de la production par un effort stakhanoviste des masses. C'est à ce prix que la bourgeoisie les acceptait. Ils avaient donc, eux aussi, comme tout le monde, "leur plan". Tout ralentissement de la production et toute avarie dans le système de production -que la bourgeoisie avait remis, avec une joie cynique, entre leurs mains- faisaient hurler les staliniens que les sabotages étaient dus "aux trusts sans patrie", pour attaquer De Gaulle et le MRP, ou que l'effort de production n'était pas assez grand à cause du manque d'unité de la classe ouvrière, pour attaquer la SFIO et les "diviseurs" trotskistes ; et, quand un mécontentement même minime se faisait jour dans la classe ouvrière, ils n'avaient pas assez de colonnes dans leurs journaux pour contenir les injures et les attaques diffamatoires contre les "quelques agitateurs hitléro-trotskistes..." Pendant 2 ans, toute la presse stalinienne ne savait pas comment assaisonner toute cette salade de slogans participationnistes au gouvernement, de la même manière qu'aujourd'hui ils s'indignent de la misère de la classe ouvrière et de la politique "réactionnaire" d'un gouvernement auquel ils ne participent pas.
Dans la situation de misère et de décrépitude de la France, l'exploitation démagogique de la misère des masses est devenue une arme excellente entre les mains de politiciens tarés pour servir leurs buts politiques.
À l'époque de la participation des staliniens au gouvernement, la seule opposition conséquente était dirigée habilement par la SFIO, dont les rangs avaient besoin de se gonfler de clientèle ouvrière. C'est dans le sens de cette opposition - où il s'agissait pour la SFIO de faire baisser la presse, qu'avait acquise le PC après la "libération", dans la classe ouvrière - que des grèves, telle celle des PTT, ont été déclenchées par la minorité syndicaliste, réformiste de droite. La lourde machine syndicale bien sûr, même chez les "minoritaires" cégétistes, ne se mettait pas en branle comme cela ; il leur fallait, pour sanctionner une grève, même sous l'étiquette de lutte de la minorité "contre la direction", que cette grève leur tombe toute faite entre les mains. Il est aujourd'hui normal, pour les bureaucrates syndicaux, que les grèves se fassent "spontanément". Le temps où le syndicat travaillait dans les masses pour les rendre combatives et les éduquer est de l'histoire ancienne, d'un âge d'or du capitalisme. Maintenant, la situation de misère de la classe ouvrière crée un climat favorable à la démagogie sur "la grève spontanée". Cependant, il pourrait tout de même être dangereux pour l'État que des mouvements spontanés naissent et se placent spontanément, comme à Toulouse et à Lyon, sur le terrain même qui met l'État et sa politique de famine et de misère en difficulté.
Mais le syndicat peut dormir sur ses deux oreilles, les grèves "spontanées" - que des ouvriers, dans un état de misère et de famine croissantes, pourraient porter sur le terrain même de la famine et de la misère - sont ramenées, par les artisans de "la grève pour la grève" - anarchistes et trotskistes -, sur le terrain, sur le plan rêvé des syndicats étatisés : les revendications économiques dans le cadre corporatiste.
C'est ainsi que les grèves "spontanées" économiques sont servies toutes chaudes par les redresseurs de syndicats trotskistes et par la CNT anarchiste jusqu'aux oppositionnels socialistes ou autres (quand les staliniens détiennent les postes gouvernementaux dédiés à la production), et aux oppositionnels staliniens d'aujourd'hui avec leurs grèves "giratoires" contre le "glissement" par trop net... de la France vers le bloc américain.
De tout temps, la démagogie "gauchiste" a servi de soupape au mécontentement ouvrier, ce qui apporte à la bourgeoisie une aide féconde. C'est, dans ce sens, la seule utilité que les "oppositionnels-gauchistes" du PS et du PC peuvent avoir dans la société. Chacun de ces groupes joue un rôle politique bien déterminé et partage assidument le travail avec les autres, que ce soit les pivertistes de "Masses", avec leur 3ème front, dont le but est de venir en aide à l'impérialisme américain dans sa lutte idéologique contre le bloc russe, ou les trotskistes avec leur "échelle mobile" de revendications économiques et de "plans" qui les conduisent directement à la défense de l'URSS et à la lutte, par tous les moyens, contre son "encerclement" par l'impérialisme américain. La politique du moindre mal -qui permet de justifier, aujourd'hui comme hier, la lutte pour une fraction du capitalisme contre une autre et dans laquelle les anarchistes, comme les autres, ont trempé- les verra probablement, quoiqu'ils soient des pacifistes invétérés quand il n'y a pas de guerre, du côté de l'impérialisme américain, par haine du marxisme, du bolchevisme et du stalinisme ; tout cela, sous un vernis de mots, sous des torrents de verbalisme et de phraséologie révolutionnaires, comme jamais littérature révolutionnaire n'en a contenu.
Il est normal que le Parti Socialiste -qui paie un cher tribut en soutenant sans cesse l'État avec sa participation active aux gouvernements successifs et à la politique de rapprochement avec le bloc américain- ait besoin d'une gauche, comme celle de Pivert dans la Seine ou comme celle des JS, pour redorer son blason qui se ternit au gouvernement. Il est beaucoup moins conséquent pour les trotskistes de faire tant d'efforts pour noyauter cette "gauche" qui, à tout prendre, est aussi à gauche qu'eux.
Mais ici la lutte est âpre ; il s'agit de démontrer aux éléments combatifs que, dans la conjoncture internationale présente, il faut défendre l'impérialisme russe plutôt que l'impérialisme américain. Tout un tas de jeunes chefaillons, venus au mouvement ouvrier dans sa période de décomposition, font un marchandage honteux autour de quelques brins de "masses" qu'ils peuvent "remuer" ou "agiter", s'entre-noyautant pour finir par recruter quelques soldats de plus pour la cause de l'impérialisme que leur idéologie rejoint et défend.
La FFGC est à la remorque des trotskistes sur le programme des revendications économiques. Certes, on ne parle plus de montée révolutionnaire mais on vit d'espoir en ces grèves et en celles de demain ; et, pour les besoins d'un activisme qui n'est pas en rapport avec les forces réelles et qui cache un abandon du travail théorique des révolutionnaires marxistes tout en restant "en soi" et "pour soi" des révolutionnaires authentiques, on fait de la grève à la petite semaine.
Cependant, la situation internationale est suffisamment claire : le bloc américain et ses hommes, Trumann, Marshall, Attlee et Bevin, veulent acculer le bloc russe au pied du mur, en lui assenant des coups de plus en plus rapprochés, surtout depuis la conférence de Moscou. Aussitôt après le plan Marshall, destiné à acculer les russes dans leur véritable isolationnisme, c'est la formation du "Front de la liberté" ; et quand on parle de Front on sait ce que cela veut dire : le FRONT militaire n'est pas loin. En France, le bloc américain a ses hommes solidement assis au gouvernement et soutenus par l'ensemble de la bourgeoisie française : Bidault d'une part et le Parti Socialiste de l'autre - pilier (comme en Angleterre) de la politique américaine.
Les staliniens français se mettent, eux, en branle pour la riposte : c'est, au congrès de Strasbourg, les appels de Thorez dénonçant "le tournant à droite" du gouvernement et sa politique de vassalisation vis-à-vis du bloc américain, se posant en champion de l'indépendance française. Molotov -étant venu à la conférence de Paris sur le plan Marshall, au moment même du congrès stalinien, et laissant, pendant plusieurs jours, l'attitude de la Russie dans l'incertitude- fit faire au PC et à Thorez une gymnastique maladroite que la presse anti-stalinienne et anti-russe s'empressa de ridiculiser. Mais, aujourd'hui, le congrès est terminé, tout est rentré dans l'ordre. Les staliniens revendiquent une place plus grande au gouvernement que celle qui leur avait été accordée jusqu'ici. Ils veulent que la politique de la France soit indépendante et ne s'avilisse pas dans la participation à un bloc anti-russe ; et ils sont décidés à poursuivre leurs attaques contre le gouvernement.
Le Parti Socialiste, lui, consolide ses positions, comme nous l'avons vu, et se déclare prêt à la lutte après s'être assuré de l'appui de l'assemblée.
Cependant, dans la situation de misère généralisée et de famine grandissante en Europe, dans une situation internationale qui vient brusquement de s'éclaircir et de s'engager un peu plus, et cette fois définitivement, dans l'antagonisme russo-américain, la seule chance du prolétariat est de lutter contre cette famine et contre l'État capitaliste qui la perpétue, en se dégageant des contingences politiques et des pièges tendus par les bourgeoisies, leurs partis et sous-partis. Ceci n'est pas un programme révolutionnaire mais un terrain d'intérêts commun à tous les travailleurs et sans-travail, en dehors des frontières nationales, situant ces intérêts directement contre le capitalisme et son État ; c'est le seul terrain commun à toute la classe, sur lequel la bourgeoisie ne peut marchander, tergiverser, donner d'une main et reprendre deux fois plus de l'autre.
Les grèves économiques déclenchées de toute part, ces derniers temps en France, par les trotskistes, les anarchistes ou tout simplement par les staliniens eux-mêmes ont montré, avec suffisamment d'éclat, à quelles fins elles étaient utilisées. Les staliniens en font une arme d'intimidation contre le gouvernement ; le mécontentement dû à la misère et à la famine y trouve une soupape ; le gouvernement ne réagit pas, laisse trainer, tergiverse et finalement sanctionne une augmentation relative des salaires, ce qui lui permet de changer son fusil d'épaule et de passer de la politique de "baisse" à la politique de hausse des prix, c'est-à-dire de passer d'une manière de serrer la vis à une autre supérieure.
La victime éternelle, la classe ouvrière, use ses forces physiques et morales, ce qui permet à la bourgeoisie de préparer la 3ème tuerie mondiale en toute quiétude.
La situation dans laquelle se trouve le monde actuellement (et, en son sein, la situation de la France elle-même) ressemble, sur plus d'un point, à la situation de 1936-38 : une course vers la guerre et des grèves économiques au travers desquelles on use la classe ouvrière ; on l'entraîne progressivement et on la prépare à la guerre.
La seule différence réside dans l'état de famine et de misère dans lequel le capitalisme décadent doit maintenir les masses ouvrières de toute l'Europe, situation qui, sous ce rapport, est bien inférieure à celle de 1936-38. Et c'est de là seulement que peut surgir un sursaut de la classe ouvrière contre la guerre.
Mais c'est, déjà maintenant, bien tard et la situation internationale est bien engagée sans que nous ayons eu des mouvements sérieux en Allemagne, en Italie et en France. Il n'y a cependant pas de fatalisme dans l'Histoire ; il faut aussi bien se garder de verser dans un optimisme de commande que dans un pessimisme que la situation actuelle pourrait cependant justifier.
PHILIPPE
Après Moscou, où l'impossibilité d'entente entre les 2 blocs impérialistes s'était manifestée avec une vigueur insoupçonnée, nous avions raison de dire que les ponts étaient pratiquement coupés entre l'Amérique et l'URSS. Il ne s'agissait pas de rechercher les points de désaccord entre les 2 grands, car aucun compromis n'était possible sinon viable. Les intérêts étaient trop opposés et, au travers des projets et contre-projets présentés, on ne pouvait que saisir la volonté de l'Amérique d'entrer dans la zone d'influence russe et l'opposition farouche de la Russie pour relever "le rideau de fer" encore plus si ce n'est de l'étendre sur une bonne partie de l'Allemagne. Suite à l'échec de Moscou, il était ridicule de penser que la parole n'était plus à la diplomatie mais aux canons.
La stratégie diplomatique n'était pas arrivée à préparer le terrain à la stratégie militaire. L'Amérique ne faisait que voter l'aide à la Grèce et à la Turquie, le Japon lui-même n'était pas encore assez relevé économiquement. De son côté, la Russie devait arrêter net l'attraction américaine sur sa zone d'influence hongroise et bulgare. L'Autriche et l'Allemagne demeuraient des inconnus sur l'échiquier. Et c'est en rapport à cette impréparation politique de nombreux pays, à la nécessité de prise de possession physique du monde que les 2 grands lancent leur bataille diplomatique, dont Paris est la première phase.
La Russie se trouve dans l'obligation d'épurer sa zone d'influence de tout élément pro-américain. C'est le coup d'État en Hongrie -la tendance pro-occidentale est décimée, expatriée ou emprisonnée. C'est l'élimination de l'opposition en Bulgarie, la recrudescence de la guerre civile en Grèce et les victoires chèrement acquises par les troupes du Yunnan en Chine. C'est, en même temps, le resserrement des liens économiques entre la Russie et l'Europe orientale et centrale.
L'Amérique, prise de vitesse par la Russie, marquée par une plus forte dispersion dans son influence sur le monde, se trouvant intérieurement grippée dans son économie par une masse de capitaux morts -parce que ne trouvant pas où se placer avec toutes les garanties nécessaires- l'Amérique, disions-nous, lance l'offensive de la solidarité européenne, fait miroiter aux yeux d'une Europe affamée (y compris la Russie) les milliards de marchandises. C'est le plan Marshall.
Pour la Russie, la ficelle est grossière, mais il s'agit de convaincre du stratagème le monde, sinon une partie.
La conférence de Paris réunit les Trois ministres des Affaires étrangères. La partie est pourtant jouée d'avance et le bloc "occidental" doit résulter de l'échec de la conférence de Paris. Quant à la Russie, elle doit jouer habilement, pas tellement à Paris mais surtout après Paris pour retarder la formation du bloc occidental.
À la conférence des Trois, les 2 thèses en présence sont irréductibles ; et ce n'est pas un problème de procédure qui est en jeu mais la géographie économique de l'Europe.
La thèse franco-anglaise, camouflage de la thèse Marshall, recherche avant tout 2 objectifs :
1°) créer un courant d'échanges économiques inter-européens, permettant une interdépendance complète des différentes économies d'Europe ;
2°) devant l'insuffisance économique qui en résulterait, faire appel globalement à l'aide américaine, pas tellement pour une aide indifférenciée ou pour une supervision des différentes économies, mais surtout pour diriger, par une planification, les différentes économies particulières de l'Europe.
Le but à atteindre est clair : toute planification de l'économie européenne permet avant tout d'ébranler la position stratégique de la Russie dans sa zone d'influence, l'isolant totalement, surtout au point de vue économique ; la pénétration américaine suivrait automatiquement ; ce dernier point n'étant possible que si le premier est atteint.
La thèse russe se devait de parer ce double coup. Économiquement affaiblie, tributaire dans une grande mesure de l'économie mondiale, la Russie se doit de pratiquer une politique économique d'autarcie et d'accords économiques unilatéraux (emprunts anglais, américains et suédois) pour ne pas se laisser vassaliser. Son plan à Paris était le suivant :
1°) pas de planification de l'économie européenne ; le comité Marshall ne doit être qu'un service de réception de commandes ;
2°) chaque pays réclamera l'aide Marshall en ne tenant compte que de ses besoins particuliers, sans préjudice d'accords économiques particuliers.
En définitive, les liens inter-européens sont repoussés et le filet que l'on voulait jeter sur l'Europe pour tout ramasser d'un coup est déchiré.
L'incompatibilité des 2 thèses devait mener à l'échec. Le bloc occidental, si jamais il se constitue sur cet échec tout en exprimant une victoire politique des É-U, n'est qu'un pis-aller pour l'économie américaine. Il n'en demeure pas moins un danger assez grave pour la Russie. Aussi voit-on, dans les pays comme l'Italie et la France, les partis staliniens encourager et diriger une série de troubles sociaux en vue de réintégrer le gouvernement, pour amoindrir les effets de la solidarité du futur bloc occidental.
La conférence inter-européenne, que Mr Bevin et Mr Bidault ont pris sur eux de convoquer, ne présentera pas, nous le pensons, ce caractère net et tranchant de séparation de l'Europe en deux. Nous savons déjà que les satellites orientaux de la Russie n'y participeront pas. Cependant, la Tchécoslovaquie s'est prononcée, bien qu'avec des réserves, pour l'acceptation de l'invitation. Pourquoi ? Ce pays est, parmi les satellites russes, le plus sûr vassal. De plus, en contact constant, de par sa position géographique et industrielle, avec le reste de l'Europe, il est redevable aussi de l'économie extra-russe. Enfin, ce pays pourra très bien jouer le rôle d'observateur au profit de la Russie.
Les événements qui vont suivre la conférence de Paris ne précipiteront pas les jeux. La parole est encore aux prouesses et aux finasseries diplomatiques. La perspective de guerre, que nous rappelons à chaque article, n'est pas basée vulgairement sur une volonté de guerre des puissances impérialistes -conception bien simpliste et bien sentimentale-, mais uniquement sur l'irréduction des antagonismes impérialistes, malgré tous les efforts des Wallace, des Laski et autres vétérans de "la paix". La sentimentalité pacifiste bourgeoise se heurte chaque jour à l'absurdité de tous les compromis. Nous dirons même que ces compromis ne retardent en rien l'échéance de la guerre qui est devenue l'oxygène, le donneur de vie du système capitaliste. Ces compromis sont les premiers contacts de personnes qui doivent se prendre au cou. Et ceci est si vrai qu'il faut vraiment que les jeux soient bien clairs pour permettre à un Bevin de déclarer que, si la provocation continue, il est prêt à dire : "Assez !", et à passer aux actes "guerriers". Il n'y a pourtant pas de provocation, si ce n'est de la part du régime capitaliste qui redemande sa seule possibilité de vie : la guerre.
Si les impérialistes peuvent se permettre d'étaler leurs querelles au grand jour, c'est que la classe ouvrière se tait ou se laisse embrigader par l'impérialisme, qu'il soit russe ou américain. La situation internationale aura encore des hauts et des bas. Nous verrons et entendrons encore des petits-bourgeois pacifistes crier à "la détente" ou "au feu" alternativement. Mais la fin de cette situation ne se résoudra que dans la guerre, SI LA CLASSE OUVRIÈRE NE SORT PAS DE SA TORPEUR ET, DÉLAISSANT LES MANIFESTATIONS STÉRILES ET FATIGANTES DANS LESQUELLES LA POUSSENT LES PARTIS DITS OUVRIERS, NE SE MONTRE INDÉPENDANTE DANS SA LUTTE FAROUCHE CONTRE LA FAMINE ET LA GUERRE DE QUELQUE CÔTÉ QU'ELLES VIENNENT.
SADI
Certaines gens souffrent d'un sentiment d'infériorité, d'autres d'un sentiment de culpabilité, d'autres encore de la manie de persécution. Le trotskisme, lui, est affligé d'une maladie qu'on pourrait, faute de mieux, appeler "le défensisme". Toute l'histoire du trotskisme tourne autour de "la défense" de quelque chose. Et quand, par malheur, il arrive aux trotskistes des semaines creuses où ils ne trouvent rien ni personne à défendre, ils sont littéralement malades. On les reconnaît alors à leurs mines tristes et défaites, à leurs yeux hagards cherchant partout, comme le toxicomane, sa ration quotidienne de poison, une cause ou une victime dont ils pourraient bien prendre la défense.
Dieu merci, il existe une Russie qui a connu autrefois la révolution. Elle servira aux trotskistes à alimenter, jusqu'à la fin des jours, leur besoin de défense. Quoi qu'il advienne de la Russie, les trotskistes resteront inébranlablement pour "la défense de l'URSS", car ils ont trouvé dans la Russie une source inépuisable pouvant satisfaire leur vice "défensiste".
Mais il n'y a que les grandes défenses qui comptent. Pour remplir la vie du trotskisme, il lui faut en plus de la grande, éternelle, immortelle et inconditionnelle "défense de l'URSS" (qui est le fondement et la raison d'être du trotskisme) les menues "défenses... quotidiennes", la petite "défense journalière".
Le capitalisme dans sa phase de décadence déchaîne une destruction générale telle qu'en plus du prolétariat, victime de toujours du régime, la répression et le massacre se répercutent en se multipliant au sein même de la classe capitaliste. Hitler massacre les bourgeois républicains, Churchill et Trumann pendent et fusillent les Goering et Cie, Staline met d'accord tout le monde en massacrant les uns et les autres. Le chaos sanglant généralisé, le déchaînement d'une bestialité perfectionnée et d'un sadisme raffiné, inconnus jusque-là, sont la rançon immanquable de l'impossibilité du capitalisme de surmonter ses contradictions et de l'absence d'une volonté consciente du prolétariat de la faire dépérir. Que Dieu soit loué ! Quelle aubaine pour nos chercheurs de causes à défendre ! Nos trotskistes sont à l'aise. Chaque jour se présentent des occasions nouvelles à nos chevaliers modernes, leur permettant de manifester au grand jour leur généreuse nature de redresseurs de torts et de vengeurs d'offensés.
Qu'on jette donc un coup d'œil sur ce calendrier suggestif de l'Histoire du trotskisme.
- En automne 1935, l'Italie commence une campagne militaire contre l'Éthiopie. C'est incontestablement une guerre impérialiste de conquête coloniale opposant, d'un côté, un pays capitaliste avancé, l'Italie, à un pays arriéré, l'Éthiopie, économiquement et politiquement encore semi-féodal, de l'autre côté. L'Italie, c'est le régime de Mussolini ; l'Éthiopie, c'est le régime du Négus, le "Roi des rois". Mais la guerre italo-éthiopienne est encore plus qu'une simple guerre coloniale de type classique. C'est la préparation, le prélude à la guerre mondiale qui s'annonce. Mais les trotskistes n'ont pas besoin de voir si loin. Il leur suffit de savoir que Mussolini est "le méchant agresseur" du "pauvre royaume" du Négus pour prendre immédiatement la défense "inconditionnelle" de l'indépendance nationale de l'Éthiopie. Ah, mais comment ? Ils joindront leurs voix au chœur général (surtout le chœur du bloc "démocratique" anglo-saxon qui est en formation et qui se cherche encore) pour réclamer des sanctions internationales contre "l'agresseur fasciste". Plus défenseurs que quiconque, n'ayant sur ce point de leçons à recevoir de personne, ils blâmeront et dénonceront la défense, insuffisante à leur avis, de la part de la SDN et appelleront les ouvriers du monde à assurer la défense de l'Éthiopie du Négus. Il est vrai que la défense trotskiste n'a pas porté beaucoup de chance au Négus qui, malgré cette défense, a été battu. Mais on ne saurait, en toute justice, faire porter le poids de cette défaite sur leur dos, car, quand il s'agit de défense et même celle d'un Négus, les trotskistes ne chicanent pas. Ils sont là et bien là !
- En 1936, la guerre se déchaîne en Espagne. Sous forme de "guerre civile" interne, divisant la bourgeoisie espagnole en clan franquiste et clan républicain, se fait, avec la vie et le sang des ouvriers, la répétition générale en vue de la guerre mondiale imminente. Le gouvernement républicain-stalinien-anarchiste est dans une position d'infériorité militaire manifeste. Les trotskistes, naturellement, volent au secours de la République "en danger contre le fascisme". Une guerre ne peut évidemment se poursuivre en l'absence de combattants et sans matériel. Elle risque de s'arrêter. Effrayés par une telle perspective où il n'y aurait plus de question de défense, les trotskistes s'emploient de toutes leurs forces à recruter des combattants pour les Brigades internationales et se dépensent tant et plus pour l'envoi "des canons pour l'Espagne". Mais le gouvernement républicain, ce sont les Azana et les Negrin, les amis d'hier et de demain de Franco contre la classe ouvrière. Les trotskistes ne regardent pas de si près ! Ils ne marchandent pas leur aide. On est pour ou on est contre la "défense". Nous trotskistes, nous sommes des néo-défenseurs, un point c'est tout.
- En 1938, la guerre fait rage en Extrême-Orient. Le Japon attaque la Chine de Tchang kaï-chek. Ah, alors pas d'hésitation possible : "Tous, comme un seul homme, pour la défense de la Chine". Trotsky, lui-même, expliquera que ce n'est pas le moment de se rappeler le sanglant massacre de milliers et de milliers d'ouvriers à Shanghai et à Canton, par les armées de ce même Tchang Khaï-Tcheck, lors de la contre-révolution de 1927. Le gouvernement de Tchang Khaï-Tcheck a beau être un gouvernement capitaliste à la solde de l'impérialisme américain et qui, dans l'exploitation et la répression des ouvriers ne cède en rien au régime japonais, cela importe peu devant le principe supérieur de l'indépendance nationale. "Le prolétariat international mobilisé pour l'indépendance du capitalisme chinois" clamaient les trotskistes en 1938. Le capitalisme chinois reste toujours dépendant... de l'impérialisme yankee, mais le Japon a effectivement perdu la Chine et a été battu. Les trotskistes peuvent être contents. Au moins ont-ils réalisé la moitié de leur objectif. Il est vrai que cette victoire anti-japonaise[1] a coûté quelques dizaines de millions d'ouvriers massacrés, pendant 7 ans, sur tous les fronts du monde pendant la dernière guerre mondiale. Il est vrai que les ouvriers en Chine, comme partout ailleurs, continuent d'être exploités et massacrés chaque jour. Mais, est-ce que cela compte à côté de l'indépendance assurée (toute relative) de la Chine ?
- En 1939, l'Allemagne de Hitler attaque la Pologne. En avant pour la défense de la Pologne ! Mais voilà que "l'État ouvrier" russe attaque aussi la Pologne, fait de plus la guerre à la Finlande et arrache de force des territoires à la Roumanie. Cela embrouille un peu les cerveaux trotskistes qui, comme les staliniens, ne retrouvent complètement leur sens qu'après l'ouverture des hostilités entre la Russie et l'Allemagne. Alors, tout devient simple, trop simple, tragiquement simple. Pendant 5 ans, les trotskistes appelleront les prolétaires de tous les pays à se faire massacrer pour "la défense de l'URSS" et, par ricochet, tout ce qui est allié de l'URSS. Ils combattront le gouvernement de Vichy qui veut mettre au service de l'Allemagne l'empire colonial français et risque ainsi "son unité". Ils combattront Pétain et autres Kisling. Aux États-Unis, ils réclameront le contrôle de l'armée par les syndicats afin de mieux assurer la défense des États-Unis contre la menace du fascisme allemand. Ils seront de tous les maquis et de toutes les résistances, dans tous les pays. Ce sera la période de l'apogée de la "défense".
La guerre peut bien finir, mais le profond besoin de "défense" chez les trotskistes, lui, est infini. Les divers mouvements de nationalisme exaspéré, les soulèvements nationalistes bourgeois dans les colonies, autant d'expressions du chaos mondial qui a suivi la cessation officielle de la guerre -qui sont utilisés et fomentés, un peu partout, par les grandes puissances pour leurs intérêts impérialistes- continueront à fournir amplement matière à défendre aux trotskistes. Ce sont surtout les mouvements bourgeois coloniaux -où, sous les drapeaux de la "libération nationale" et de la "lutte contre l'impérialisme" (toute verbale), on continue de massacrer des dizaines de milliers de travailleurs- qui mettront le comble à l'exaltation de "défense" des trotskistes.
En Grèce, les deux blocs, russe et anglo-américain, s'affrontent pour la domination des Balkans, sous la couleur locale d'une guerre de partisans contre le gouvernement officiel, et les trotskistes sont dans la danse. "Bas les pattes devant la Grèce !" hurlaient-ils ; et ils annoncent, aux prolétaires, la bonne nouvelle de la constitution de Brigades internationales sur le territoire yougoslave du "libérateur" Tito, dans lesquelles ils invitent les ouvriers de France à s'embrigader pour libérer la Grèce.
Avec non moins d'enthousiasme, ils relatent leurs faits d'armes héroïques en Chine, dans les rangs de l'armée dite communiste, et qui a de communiste tout juste autant que le gouvernement russe de Staline, dont elle est d'ailleurs l'émanation. L'Indochine -où les massacres sont également bien organisés- sera une autre terre d'élection pour la "défense" trotskiste de "l'indépendance nationale du Vietnam". Avec le même élan généreux, les trotskistes soutiendront et défendront le parti national bourgeois du Destour en Tunisie, du parti national bourgeois PPA d'Algérie. Ils découvriront des vertus libératrices au MDRM, mouvement bourgeois nationaliste de Madagascar. L'arrestation, par leurs compères du gouvernement capitaliste français, des conseillers de la République et des députés de Madagascar met le comble à l'indignation des trotskistes. Chaque semaine, la "Vérité" est remplie de leurs appels à la défense des "pauvres" députés malgaches. "Libérez Ravoahanguy ! Libérez Raharivelo ! Libérez Roseta !" Les colonnes du journal seront insuffisantes pour contenir toutes les "défenses" qu'ont à mettre en avant les trotskistes : défense du parti stalinien menacé aux États-Unis ; défense du mouvement pan-arabe contre le sionisme colonisateur juif en Palestine et défense des enragés de la colonisation chauvine juive -les leaders terroristes de l'Irgoun- contre l'Angleterre ; défense des Jeunesses Socialistes contre le comité directeur de la SFIO ; défense de la SFIO contre le néo-socialiste Ramadier ; défense de la CGT contre ses chefs ; défense des "libertés..." contre les menaces "fascistes de De Gaulle ; défense de la Constitution contre la réaction ; défense du gouvernement PS-PC-CGT contre le MRP ; et, dominant le tout, DÉFENSE de la "pauvre" Russie de Staline, MENACÉE D'ENCERCLEMENT par les États-Unis.
Pauvres, pauvres trotskistes sur les frêles épaules de qui pèse la lourde charge de tant de "défenses".
Le 31 mai dernier s'est produit un événement quelque peu sensationnel : Abd el-Krim, le vieux chef de la révolte du Rif, brûlait la politesse au gouvernement français en s'évadant au cours de son transfert en France. Cette évasion fut préparée et exécutée avec la complicité du roi Farouk, qui lui a donné un asile, on peut le dire, royal et aussi avec l'indifférence bienveillante des États-Unis. La presse et le gouvernement français sont consternés. La situation de la France, dans ses colonies, n’est rien moins que sure pour y ajouter de nouvelles causes de troubles. Mais, plus qu'un danger réel, l'évasion d'Abd el-Krim est surtout un événement qui ridiculise la France dont le prestige, dans le monde, est déjà suffisamment ébranlé. Aussi comprend-on parfaitement les récriminations de toute la presse, se plaignant de l'abus de confiance d'Abd el-Krim envers le gouvernement démocratique français et s'évadant en dépit de sa parole d'honneur donnée.
"Événement formidable" pour nos trotskistes qui trépignent de joie et d'enthousiasme. La "Vérité" du 6 juin, sous le gros titre "Bravo Abd el-Krim", s'attendrit sur celui qui "... conduisit la lutte héroïque du peuple marocain" et d'expliquer la grandeur révolutionnaire de son geste. "Si vous aviez, écrit la "Vérité", trompé ces messieurs de l'État-major et du ministère des colonies, vous avez bien fait. Il faut savoir tromper la bourgeoisie, lui mentir, ruser avec elle, enseignait Lénine..." Voilà Abd el-Krim transformé en élève de Lénine, en attendant de devenir un membre d'honneur du comité exécutif de la IVème Internationale.
Les trotskistes assurent au "vieux lutteur riffain qui, comme par le passé, veut l'indépendance de son pays" que "... aussi longtemps qu'Abd el-Krim se battra, tous les communistes du monde lui prêteront aide et assistance". Et de conclure : "Ce qu'hier disaient les staliniens, nous autres trotskistes le répétons aujourd'hui."
En effet, en effet, on ne pouvait mieux le dire !
Nous ne reprocherons pas aux trotskistes de "répéter aujourd'hui ce que les staliniens disaient hier" et de faire ce que les staliniens ont toujours fait. Nous ne disputerons pas davantage aux trotskistes de "défendre" ceux qu'ils veulent défendre. Ils sont tout à fait dans leur rôle.
Mais qu'il nous soit permis d'exprimer un souhait, un unique souhait. Mon Dieu ! Pourvu que le besoin de "défense" des trotskistes ne se porte pas un jour sur le prolétariat. Car, avec cette sorte de défense, le prolétariat ne se relèvera jamais.
L'expérience du stalinisme lui suffit amplement.
MARC
[1] Lire, par exemple, dans l'article "La lutte héroïque des trotskistes chinois" de la "Vérité" du 20/06//47 : ... Dans la province de Chantoung, nos camarades devinrent les meilleurs combattants de guérillas... Dans la province de Kiangsi... les trotskistes sont salués par les staliniens comme "... les plus loyaux combattants anti-japonais..." etc.
Un camarade trotskiste, auteur d'un article dans le bulletin "La voix des travailleurs", explique la nécessité actuelle de création d'un syndicat autonome qu'il considère comme la forme d'organisation correspondant aux conditions actuelles. Il pense que le combat révolutionnaire présent doit être mené sous l'impulsion des éléments les plus actifs de la classe ouvrière réunis dans cet organisme. Cette décision de l'Union Communiste, prise en fonction de l'attitude des ouvriers de l'usine Renault, marque-t-elle un pas en avant dans l'interprétation et l'action politiques de ce groupement, et notamment sur le terrain pratique de la lutte de classe ?
Il suffirait, pour répondre à cette question, de souligner que le bulletin incriminé était, lors de la grève, l'organe de la minorité "active" de la CGT et qu'il avait pour mission le "redressement" de celle-ci. Mais entrons dans le vif du sujet. Tout d'abord, nous affirmons que cette décision est une erreur. Elle ne peut que porter un grave préjudice à l'intérêt du mouvement ouvrier. C'est la confirmation, une fois de plus, de la caducité de la méthode (et des moyens) employée par les trotskistes de toutes catégories ; et aussi de toute la tactique de la 3ème Internationale dont ils sont les héritiers. Aujourd'hui, en 1947, il nous faut revenir sur le sujet.
Chez Renault, comme ailleurs, les camarillas trotskistes ont pris pour habitude d'user d'une formule quasi magique, s'inspirant d'un principe selon lequel les travailleurs parviendront à saisir les problèmes politiques de classe par leurs seules luttes quotidiennes. Cette formule se complète, dans la conception trotskiste, par l'idée toute gratuite que lorsque les travailleurs revendiquent des améliorations d'ordre économique, ils font inévitablement l'expérience bénéfique de ce qu'est la gestion d'un gouvernement bourgeois. Le résultat de cet enseignement se traduirait par une volonté consciente et plus accrue de destruction du régime capitaliste.
Or, nous disons : "De quelle valeur sont ces revendications d'ordre économique ? Et nous répondons : "Elles n'expriment en réalité qu'une fausse compréhension de la lutte de classe. Elles ne sont que des marchandages normaux dans l'économie capitaliste elle-même. En dernière analyse, elles ne font que contribuer au maintien de son régime."
D'après cette critique, on est amené à se demander quels sont les moyens susceptibles de faire comprendre à la classe ouvrière les rapports qu'elle doit établir entre la lutte quotidienne pour sa condition économique et son but politique et social. Le prolétariat a conscience, quoiqu'imparfaitement, des abus dont il est l'objet ; mais ce dont il n'a pas conscience, c'est de l'état de ce régime et de sa propre situation au sein de celui-ci. Or les modes de combat que peut revêtir la lutte de classe ne sont que les différentes formes des moyens qui correspondent au conditionnement et à la conjoncture d'un moment donné.
Les objectifs immédiats peuvent varier mais, en aucun cas, ils ne doivent marquer une régression (absolue ou relative) quant à l'éducation de la classe ouvrière. Par l'expérience et l'enseignement de chaque conflit social, l'avant-garde doit se retrouver un peu plus instruite, la classe ouvrière un peu plus éduquée. Aussi elles doivent y avoir puisé plus d'ardeur et de courage. Toute action de lutte doit tendre à faire progresser le prolétariat tout entier sur l'unique itinéraire de la révolution socialiste.
Tel n'est pas, assurément, le résultat de la grève à Renault. Car, il faut le dire, elle a été une défaite ; non, comme l'affirment les trotskistes, une semi-victoire ou une semi-défaite (selon l'une ou l'autre organisation). En réalité, la dépression et l'épuisement en sont les signes.
Il est facile et commode d'en rejeter les torts sur les bonzes de la CGT à l'aide d'une éthique sentimentale ; par contre, il serait difficile et gênant d'en accepter les raisons quelles qu'elles soient à l'aide d'une critique exacte. Mais l'autocritique, de même que l'étude théorique, n'est pas dans la capacité et dans le goût des trotskistes.
On peut en dire de même de la grève à la SNCF, dont l'origine et le contrôle ont constamment été assurés par lesdits bonzes de la CGT. Là, à partir de motifs valables, la surenchère stalinienne n'a pas craint de s'exercer, fortifiée par la leçon Renault. Les possibilités démagogiques, jouissant de d'autant plus de marge de manœuvre que s'élaborait, par ailleurs, le fameux projet financier Schumann.
Assuré d'aussi avantageuses perspectives en matière de politique ouvrière, le tandem gouvernement-CGT affirme et accuse encore celle-ci dans la grève Citroën. Ici, situation plus grave encore, le personnel ouvrier de l'usine se trouve acculé à la famine. La CGT contrôle et le gouvernement surveille ; les ouvriers font chèrement les frais du différend stalino-gouvernemental au profit de l'exploitation capitaliste en général.
Cette situation d'aujourd'hui était la conjoncture d'hier au moment de la grève de Renault et des mouvements de Lyon et de Toulouse, seules manifestations effectives de lutte de classe. Il s'agissait de les encourager sur le terrain sur lequel ils s'étaient engagés, le terrain social.
En effet, des mouvements partant dès le début (ou s'orientant dans un second temps) sur le seul terrain économique sont obligatoirement destinés à l'échec. Au stade actuel du régime capitaliste, la satisfaction des revendications économiques s'avère pratiquement impossible de sorte que, si celles-ci sont octroyées, ce n'est que dans la certitude qu'elles seront résorbées immédiatement. La seule possibilité dont dispose le prolétariat est de porter la lutte sur un plan différent, sur le plan social, champ plus large et plus général englobant l'économique, le dépassant, le conditionnant, le situant tout à la fois. Par le fait même de l'agrandissement de son champ d'action et de l'accession à un niveau de lutte supérieur, il peut alors compléter l'insuffisance de ces revendications strictement économiques, permettre une obtention plus rapide de celles-ci passées en seconde zone, les préserver au maximum. Les revendications sociales (rapports avec l'Administration en matière de ravitaillement par exemple) sont actuellement les prétentions de base pouvant apporter à la fois des améliorations immédiates d'un certain intérêt, la protection des revendications et plus encore. Nous faisons maintenant allusion à l'aspect psycho-idéologique de ces mouvements (...) dans un tel sens. Ils satisfont un critère énoncé ci-dessus, à savoir qu'ils engagent le prolétariat sur le véritable chemin de la révolution socialiste, le faisant spirituellement progresser, lui donnant conscience de sa capacité révolutionnaire, créant un rapport de forces entre celui-ci et l'État bourgeois favorable à des opérations ultérieures, influençant par leur efficacité et leur audace au mieux le restant du prolétariat et permettant à l'avant-garde de dégager les directives révolutionnaires du lendemain.
Ces principes de base, tout trotskiste, quel qu'il soit, les ignore ; ils s'inspirent pourtant directement, de la façon la plus orthodoxe, de la doctrine marxiste dont ils ne sont que l'expression contemporaine.
La stratégie et la tactique des trotskistes en général en face des conflits sociaux actuels ne sont que la conséquence et la transposition, dans le domaine de l'action pratique, de leur interprétation du plan politique, social et économique de la situation actuelle. À leur avis, cette situation évolue, depuis la "libération", dans le sens le plus satisfaisant (malgré le caractère coriace de la réaction évidemment) ; elle s'acheminerait lentement mais surement vers la révolution, comme ça, sans en avoir l'air. S'il y a autant d'espoir, il est sans doute permis d'espérer que l'éventualité de la prochaine guerre n'est que chimère ou que, tout au plus, elle ne pourrait que commencer.
Quant à nous, telle n'est pas notre opinion. Nous pensons, au contraire, qu'il n'y a pas lieu d'être autant optimiste, que dans l'ensemble, surtout après l'échec des mouvements intéressants, la situation de la classe ouvrière n'est pas brillante, qu'en un mot elle traverse une grave période de dépression, que justement, dans le profond bourbier dans lequel elle s'enlise chaque jour davantage, les chances d'actions révolutionnaires s'évanouissent les unes après les autres.
C'est pourquoi il nous apparaît, dans cette extraordinaire confusion, que l'œuvre à accomplir ne supporte aucune comparaison antérieure à d'autres crises. En conséquence, le mouvement ouvrier doit s'adapter à cet état de choses tant dans son action que dans son organisation. De nouveaux moyens et de nouveaux modes doivent succéder aux anciens qui se trouvent périmés, en deçà de la situation actuelle du mouvement ouvrier. Si la lutte économique aujourd'hui ne peut qu'enliser tout mouvement de la classe dans des palabres ministérielles, le syndicat devient, parce qu'il exprime cette lutte, un organisme de confusion et de collaboration de classe. Et ceci s'applique aussi bien à la CGT qu'à tout syndicat autonome, même s'il naît d'une réaction contre la bureaucratie de la CGT.
RENARD
On connaît la vieille et éternelle discussion sur la fin et les moyens. On a pas mal abusé de cette soi-disant opposition. Toute une littérature ennuyeusement moralisante -où les écrivains bien-pensants à la Koestler étalent leur vertu offensée- s'emploie à embrouiller encore davantage les données de ce problème. En réalité, il n'y a pas et il n'y a jamais eu d'opposition de nature entre fin et moyens. Les moyens ne sont et ne peuvent être que des moments, des étapes d'une fin, tout comme une fin détermine, comporte et implique des moyens appropriés. La fin n'est pas un point placé au bout de la ligne, existant "en soi", indépendant et isolé mais elle est une orientation que se donnent les hommes et les classes. Ce que l'on nomme les buts ne sont que des points de repère fixés par les hommes, échelonnés sur la route du développement social que les hommes parcourent. Il est arrivé souvent dans l'Histoire que les hommes aboutissent à des résultats contraires à ceux qu'ils s'étaient fixés ou croyaient atteindre. Cela n'était cependant pas le fait des moyens employés mais un fait inhérent à une réalité mal comprise ou mal connue par les hommes qui s'imposait à eux, et dans laquelle ils évoluaient tout en croyant aller dans un autre sens.
Le problème est donc de savoir si la fin, le sens dans lequel un groupe social ou les classes croient se diriger correspond bien au sens vers lequel ils évoluent réellement ; tandis que l'opposition supposée entre la fin et les moyens, comme deux entités séparées attribuant au mauvais choix des moyens l'échec de la fin, est en réalité un faux problème.
En posant le point d'interrogation sur les méthodes pratiquées par un courant politique, nous n'entendons pas examiner si ces méthodes sont bonnes ou mauvaises d'un point de vue de morale abstraite, "en soi". De tels critères n'existent pas. Mais, connaissant la corrélation étroite existant entre les buts réels et les méthodes, nous sommes en droit de déceler dans ces dernières -qui sont une réalité tangible et directement vérifiable- les buts réels dont elles sont la manifestation concrète.
Il se peut que l'examen attentif de ces méthodes nous révèle que le groupe en question est en train de réaliser des buts dont il n'a pas conscience et qui sont en contradiction avec les buts qu'il affiche. Nous rejetons ou acceptons alors les méthodes, non "en soi", mais en fonction du programme et du but dont elles émanent et qu'elles réalisent.
Le socialisme est avant tout un système social rendu possible et nécessaire par l'évolution historique. En cela, le socialisme est, comme tous les autres systèmes sociaux par lesquels est passée l'Humanité, un fait déterminé par le degré de développement des forces productives. Mais, ce qui a fait la différence fondamentale entre le socialisme et les autres systèmes sociaux dans leur réalisation, c'est qu'en plus de sa nature déterminée qui le rend possible et nécessaire, le socialisme ne peut devenir réalité qu'en tant qu'acte conscient. Quand on étudie l'Histoire sociale de l'humanité, on constate que le passage d'un système à un autre a été essentiellement le produit des forces économiques se développant, se heurtant, s'éliminant et se dépassant. Et s'il est exact que l'Histoire a été faite par les hommes, il n'en est pas moins exact que les hommes n'avaient pas conscience de l'Histoire qu'ils faisaient et vers quoi ils s'acheminaient. Cela ne signifie pas que l'Histoire a suivi on ne sait quel fatalisme, indépendamment de l'action des hommes, mais seulement que les hommes, dans leur action et leur lutte et notamment la lutte de classes, ont été aveuglément dominés par le développement contradictoire de leur propre production.
Ce qui suffisait pour passer de l'esclavage au féodalisme et de ce dernier au capitalisme ne suffit pas pour l'instauration de la société socialiste. Car, contrairement aux autres systèmes -tous basées sur la propriété privée, le privilège de classe et l'exploitation de l'homme- qui trouvent leur fondement dans l'ancienne société et se développent en son sein jusqu'à la résorber et se substituer à elle, le socialisme -qui est la négation de tout privilège et de toute exploitation- ne peut trouver, lui, aucune possibilité économique au sein du capitalisme. Le capitalisme ne fait que rendre possible et nécessaire le socialisme. Possible par le développement de forces productives qu'il a assuré. Nécessaire par les contradictions qu'il a développées.
LA NÉCESSITÉ DU SOCIALISME N'EST DONC PAS LA RÉSULTANTE D'UNE COMPÉTITION ENTRE FORCES ÉCONOMIQUES AU SEIN DE LA SOCIÉTÉ CAPITALISTE ET ABOUTISSANT AU TRIOMPHE DE L'ÉCONOMIE SOCIALISTE, COMME CELA FUT LE CAS DU CAPITALISME AU SEIN DE LA SOCIÉTÉ FÉODALE.
Le capitalisme ne développe donc que la nécessité de sa propre disparition. Le socialisme, en tant que réalité économique, ne commence qu'après la destruction du capitalisme et ne peut se réaliser qu'en tant qu'acte réfléchi, conscient de sa finalité.
Le passage au socialisme représente, dans l'Histoire humaine, un saut révolutionnaire d'une importance comparable au passage de l'animal à l'homme dans l'Histoire universelle. C'est le saut de la nécessité à la liberté, de l'homme soumis et dominé par les forces aveugles de la nature et de la production à l'homme libéré, dominant et soumettant ces forces à sa volonté et devenu maître de sa destinée, de l'Être à la Conscience.
SI SOCIALISME ET CONSCIENCE SOCIALISTE SONT DES TERMES INSÉPARABLES DANS LEUR CONTENU, LE SOCIALISME NE PEUT ÊTRE APPORTÉ COMME UN GÉNÉREUX DON À "L'HUMANITÉ SOUFFRANTE" NI PAR "LES LOIS DE LA NATURE", NI PAR DES COEURS GÉNÉREUX, NI PAR DES PRECHES RELIGIEUX D'ILLUMINÉS, NI PAR DES MINORITÉS IDÉALISTES AGISSANTES ACCOMPLISSANT LE TRAVAIL RÉVOLUTIONNAIRE À LA PLACE ET POUR LE COMPTE DE LA CLASSE OUVRIÈRE.
L'erreur commune au Blanquisme d'avant la Commune de Paris et à l'anarcho-syndicalisme d'avant la guerre de 1914, qui était à la base de leur idéalisme et de leur action révolutionnaire, consistait dans leur croyance en une prise de pouvoir accomplie par une minorité décidée et agissante, ce qui devait être le fait de l'action consciente de la grande majorité de la classe. C'est pourquoi toute leur action n'a jamais dépassé le niveau du complot ou des actions directes limitées au plan économique, et n'a jamais pu atteindre le niveau d'une révolution sociale comme celle dirigée par les bolcheviks en 1917.
La révolution sociale n'est pas un repas préparé par des cuisiniers spécialistes qui, une fois la cuisson achevée, invitent le prolétariat à mettre les pieds sous la table et à le consommer. La phrase de Marx : "L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes" n'est pas un slogan sentimental. Elle contient cette vérité profonde que l'émancipation des travailleurs, c'est-à-dire l'édification de la société socialiste, ne peut être accomplie que par les masses intéressées elles-mêmes, prenant conscience de la possibilité et de la nécessité de cette émancipation et la réalisant pratiquement. Cette idée, Marx l'a sans cesse répété. Posant la question : "Quelle est la position des communistes par rapport à l'ensemble des prolétaires ?" ("Manifeste communiste"), Marx répond : "Ils ne proclament des principes sectaires sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier. (...) Ils n'ont point d'intérêts qui les séparent du prolétariat en général."
Marx n'a jamais fait cette distinction entre communistes et prolétaires, équivalente à la distinction entre acteurs et spectateurs qu'on voudrait lui attribuer. Les anarchistes l'ont grossièrement calomnié en le présentant comme voulant utiliser l'action des masses pour asseoir l'autorité de "l'élite communiste" aux intérêts distincts de ceux de la classe. Les "trop fidèles" élèves "marxistes" n'ont pas moins déformé sa pensée, en prétendant substituer à l'action consciente des masses l'action d'un groupe, d'une élite, d'un parti agissant "pour le compte" de la classe. La seule distinction qui existe entre les communistes et l'ensemble de la classe ouvrière, Marx la formule ainsi :
d'où
Bien des parties du "Manifeste communiste" (écrit il y a un siècle) ont vieilli, mais cette double idée exprimée par Marx -d'une part que la révolution socialiste ne peut être qu'une lutte de toute la classe et d'autre part que les communistes n'ont d'autre tâche que d'animer cette lutte du prolétariat, en le rendant conscient "des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien"- reste plus que jamais vivante et d'actualité.
CETTE IDÉE EST À LA BASE DE NOTRE CONCEPTION DE LA RÉVOLUTION SOCIALISTE ET DU RAPPORT DE L'ORGANISATION RÉVOLUTIONNAIRE AVEC LA CLASSE.
SEULE L'ORGANISATION QUI, PAR SON ACTION ET SES MÉTHODES, ASSURE ET DÉVELOPPE LA PRISE DE CONSCIENCE DU PROLÉTARIAT DE SON RÔLE HISTORIQUE DE CLASSE, SEULE CETTE ORGANISATION EST EN RÉALITÉ UNE ORGANISATION RÉVOLUTIONNAIRE. SEULE ELLE OEUVRE, SOUS SES DIFFÉRENTES FORMES, POUR LE DÉCLENCHEMENT DE LA RÉVOLUTION ET POUR L'ÉDIFICATION DE LA SOCIÉTÉ SOCIALISTE.
PAR CONTRE, TOUTE ENTRAVE APPORTÉE PAR UNE ORGANISATION À LA PRISE DE CONSCIENCE DU PROLÉTARIAT, ET CELA QUELLES QUE SOIENT PAR AILLEURS LES AFFIRMATIONS VERBALES DE SES BUTS ET DE SES INTENTIONS, FAIT EN RÉALITÉ DE CELLE-CI, "EN SOI", UNE ENTRAVE À L'ÉMANCIPATION DE LA CLASSE ET UNE FORCE AGISSANTE CONTRE LE SOCIALISME.
L'élévation de la conscience de la classe est le critère fondamental de notre conception du parti, de ses buts et de ses méthodes ; et c'est constamment en fonction de ce critère que nous examinons l'actualité et les méthodes des divers groupes et courants se revendiquant de la classe ouvrière.
Pour revenir à la GCI, en général, et au PCI d'Italie, en particulier, nous préciserons que, pour l'instant, nous ne nous fixons pas pour objectif l'examen de leurs positions politiques (ce que nous avons fait dans d'autres articles et sur lesquelles nous reviendrons à l'avenir) mais uniquement l'examen de leurs méthodes ou, plus généralement, de leurs conceptions de l'organisation révolutionnaire et de ses rapports avec la classe. En faisant ainsi et, d'une manière concrète, sur la base d'exemples précis, nous pourrons faire toucher du doigt le mal profond qui les ronge et qui constitue une des raisons de nos divergences profondes avec eux. Nous parlerons surtout du PCI d'Italie parce que, en tant que colonne dorsale de la GCI par son rayon d'action et par sa force idéologique, il permet de saisir au vif la traduction pratique, la réalisation des conceptions qui sont les siennes.
On pourrait évidemment aussi citer des exemples de la FFGC, mais cela n'apportera pas grand-chose. D'abord parce que celle-ci est plutôt une caricature, copiée sur le modèle du PCI d'Italie, qu'une organisation avec des conceptions propres ; ensuite parce que la FFGC est un conglomérat de diverses tendances, un amalgame éclectique allant de l'opportunisme caractérisé à l'intransigeance verbale et dont les éléments d'union sont la prétention arrogante et l'ignorance grossière, le tout traduit par un sectarisme non tolérant et ultimatiste en matière d'organisation.
(À suivre)
MARCOU
"Matérialisme et empiriocriticisme", tel est le titre du livre de Lénine. Ceci nous contraint à parler ici de l'œuvre du philosophe zurichois, Avenarius. C'est lui qui a créé le mot d'empiriocriticisme pour désigner sa propre théorie, qui en bien des points s'apparente aux idées de Mach. À l'origine son point de départ a été idéaliste, mais, par la suite, dans son œuvre principale : "Critique de l'expérience pure", il adopte un point de vue plus empirique, il part de l'expérience la plus simple et recherche ensuite soigneusement ce qu'il y a de certain dans cette expérience et examine enfin avec esprit critique tout ce que les hommes ont supposé sur le monde et sur eux-mêmes, à quelles conclusions ils sont parvenus, et parmi ces conclusions celles qui sont justifiées et celles qui ne le sont pas.
Dans la conception naturelle du monde, explique Avenarius, je trouve ce qui suit. Je me trouve moi-même avec mes idées et mes sentiments (Gefühlen) au sein du monde environnant : le milieu. À ce milieu appartiennent aussi mes semblables qui parlent et agissent comme moi et que, par conséquent, je considère comme étant de même nature que moi-même. En réalité ceci veut dire que j'interprète les mouvements et les sons des autres hommes comme ayant une signification analogue à colle des miens. Ceci n'est pas un fait d'expérience strict mais une hypothèse -hypothèse toutefois indispensable et sans laquelle l'homme ne peut parvenir qu'à une conception du monde irrationnelle et trompeuse. C'est là l'hypothèse empiriocritique fondamentale, celle de l'égalité humaine. Voici comment se présente «mon» univers. Tout d'abord, il y a mes affirmations -par exemple : je vois et je touche un arbre-, c'est ce que j'appelle une perception. Je retrouve cet arbre toujours au même endroit et je peux en donner une description objective dans l'espace, indépendamment de ma présence, c'est ce que j'appelle le monde extérieur. En outre, je possède des souvenirs (que j'appelle images, représentations (Vorstellungen)) qui dans une certaine mesure ressemblent à mes observations. Il y a ensuite mes semblables qui appartiennent aussi au monde extérieur. En troisième lieu, j'ai les témoignages de ces semblables sur ce même monde extérieur : ils me parlent de l'arbre qu'ils voient eux aussi et ce qu'ils m'en disent est visiblement relié au monde extérieur. Jusqu'à ce point, tout est simple et naturel. Rien n'existe en plus qui puisse donner naissance à des pensées, ni dans les corps ni dans l'âme, ni dans le monde extérieur ni dans le monde intérieur.
Pourtant, je dis : mon univers est l'objet de l'observation d'un de mes semblables qui est porteur de cette perception, celle-ci devenant une part de lui-même. J'affirme qu'elle est en lui au même titre que d'autres expériences, sentiments, pensées, ou volontés dont j'ai connaissance par son témoignage. J'affirme qu'il a une «sensation» de l'arbre, qu'il se fait une «représentation» de l'arbre. Mais la «sensation», la «représentation» d'une autre personne je ne peux les percevoir, elles n'existent pas dans le monde de mes expériences. Ainsi, j'ai introduit quelque chose de nouveau, tout à fait étranger à mes observations, que je ne serai jamais en mesure d'éprouver directement et qui est de toute autre nature que ce qui existait jusque-là. Mes semblables possèdent donc un monde extérieur qu'ils perçoivent et qu'ils peuvent reconnaître, et un monde intérieur composé de leurs perceptions, de leurs sentiments et de ce qu'ils ont appris. Et, puisque je me trouve dans la même situation envers eux qu'eux envers moi, je possède moi aussi un monde intérieur de perceptions, et de sentiments auquel s'oppose le milieu, ce que j'appelle le monde extérieur, que j'observe et que j'apprends à connaître. Avenarius appelle ce processus l'introjection. Cette introjection représente l'introduction à l'intérieur de l'homme de quelque chose qui n'existait pas dans la première conception purement empirique du monde.
L'introjection provoque un clivage du monde. C'est la chute philosophique dans le péché. Avant cette chute, l'homme se trouvait dans l'état d'innocence philosophique. Pour lui, le monde était simple, unifié tel que ses sens le lui présentaient. Il ne distinguait pas encore le corps de l'âme, l'esprit de la matière, le bien du mal. L'introjection a créé le dualisme et tous les problèmes et contradictions qu'il entraîne. Examinons-en les conséquences aux premiers stades de la civilisation. Utilisant son expérience du mouvement et des sons, l'homme pratique alors l'introjection non seulement chez ses semblables mais aussi chez les animaux, les arbres, etc. C'est l'animisme. Lorsqu'un homme dort, il ne tient aucune conversation ; lorsqu'il se réveille, il se met à raconter qu'il était ailleurs. On en conclut qu'une partie de son être est restée ici tandis qu'une autre partie a temporairement quitté son corps. Si cette seconde partie ne revient jamais, la première finit par pourrir et disparaître. Mais l'autre peut apparaître dans les rêves, sous forme d'un spectre. On en déduit que l'homme se compose d'un corps mortel et d'un esprit immortel. L'arbre abrite également un esprit immortel, tout comme le ciel. Dans un stade supérieur de civilisation, l'homme perd ce commerce direct avec les esprits. Ce qui est alors objet d'expérience c'est le monde sensible, le monde extérieur ; le monde spirituel, intérieur, est considéré comme transcendant, au-delà des sens.
Dans ce bref résumé des conceptions de Avenarius nous avons omis quelque chose qui n'est pas indispensable à la compréhension, mais qui, de son point de vue, est un maillon essentiel dans l'enchaînement logique du raisonnement. Dans ses déclarations, mon semblable ne fait pas seulement état de sa propre personne et de son propre corps, mais il fait une place particulière à certaines parties de son corps : son cerveau, son système nerveux. Alors, dit Avenarius, trois relations existent au sein de mon expérience : une première relation entre les déclarations de mon semblable et le monde extérieur, une seconde entre le monde extérieur et son cerveau, une troisième entre son cerveau et ses déclarations. La deuxième relation appartient au domaine de la physique et est justiciable de la conservation de l'énergie ; les deux autres relèvent de la logique.
Avenarius procède ensuite à la critique de l'introjection et à son rejet. Les mouvements de mon semblable et les sons qu'il émet sont (du point de vue de son expérience) reliés au monde extérieur et à celui des pensées. Mais c'est là un résultat de ma propre expérience. Si j'introduis tout cela en lui, c'est dans son cerveau que je le mets. Son cerveau contient des idées et des images ; la pensée est une partie, une propriété du cerveau. Mais aucune dissection anatomique ne permet de le prouver. Ni moi, ni aucun de mes semblables :
L'homme peut dire à juste raison : j'ai un cerveau, c'est-à-dire le cerveau fait partie de «mon moi» au même titre que mon corps, mon langage, mes pensées. Il a tout autant le droit de dire : j'ai des pensées, c'est-à-dire que dans la totalité que j'appelle «moi» se trouvent également les pensées. Mais il n'en résulte aucunement que le cerveau «possède» les pensées :
Cette énumération imposante montre pourquoi il a été nécessaire de faire intervenir le cerveau. Avenarius n'a rien à objecter au fait que j'introduise chez mon semblable des caractères que je qualifie de spirituels : "La pensée est bien une pensée de mon «moi»". Mais si j'y ajoute le cerveau, alors la pensée ne peut qu'être localisée dans le cerveau. Pourtant, fait remarquer Avenarius, ni le scalpel ni le microscope ne révèlent rien de «spirituel» dans cet organe. À cette démonstration simpliste, il en joint une nouvelle : introjection signifie en fait que, par la pensée, je me mets à la place de mon semblable, que je raisonne de son point de vue, et qu'ainsi je combine ma pensée à son cerveau. Mais ceci est du domaine de l'imagination, et ne peut être réalisé dans la pratique. Ces dissertations et bien d'autres (p.e. des paragraphes 126 à 129) sont plutôt artificielles, formelles et peu convaincantes. Et elles doivent servir de base à tout un système philosophique ! Ce qui reste le plus important c'est le phénomène de l'introjection, celui où j'introduis chez mon semblable ce que je connais par mon expérience personnelle, et que ce processus crée en fait un deuxième monde imaginaire (le monde de mon semblable), d'une tout autre nature que le mien, inaccessible à mon expérience, même si ces deux mondes se correspondent point par point. Il est absolument indispensable que j'introduise ce nouveau monde, mais ceci revient à en créer deux et même en fait des millions qui ne me sont pas directement accessibles, qui ne peuvent faire partie du monde de mon expérience.
Avenarius se met alors à développer une conception générale du monde qui soit exempte de l'introjection, qui ne s'appuie que sur les données de l'expérience individuelle directe :
Chacune de ces unités se dissout dans une pluralité d'«éléments» et de «caractères». Ce qu'on appelle le moi est aussi une donnée immédiate. Ce n'est pas moi qui trouve l'arbre, mais plutôt le moi et l'arbre qui se trouvent là simultanément. Chaque expérience implique également le moi et le milieu, qui jouent un rôle différent l'un vis-à-vis de l'autre. Avenarius les appelle respectivement terme central (Zentralglied) et contre-terme (Gegenglied). Dans son exposition, il croit nécessaire d'introduire un système spécial de noms, de lettres, de chiffres, d'expressions algébriques. L'intention en est louable : il ne veut pas se laisser détourner de son raisonnement par les associations instinctives de significations liées au langage quotidien. Mais le résultat n'est qu'une apparence de profondeur de pensée, au sein d'une terminologie abstruse, qui exige une retraduction dans le langage ordinaire si l'on veut parvenir à comprendre le texte : comme on le voit, cet état de fait peut conduire à de nombreuses erreurs d'interprétation. Son argumentation, qui dans sa formulation personnelle est tout à fait compliquée et obscure, peut être résumée ainsi :
Admettre que les actes de mes semblables et les sons qu'ils émettent ont la même signification que les miens dans leurs rapports avec les choses et les pensées, revient à admettre qu'un des éléments du monde qui m'entoure (mon semblable) est lui aussi un terme central. C'est ainsi que s'introduit le cerveau de mon semblable. ("La variation définie du système C à un moment donné peut être décrite comme une valeur de substitution empiriocritique" - p. 158). Lorsque des modifications, qui naturellement appartiennent au monde de mon expérience, ont lieu dans le cerveau de mon semblable, des phénomènes se déroulent dans son monde à lui, et tout ce qu'il déclare à ce propos est déterminé par ce qui se passe dans son cerveau (p. 159 et 160). Dans le monde de mon expérience, c'est le monde extérieur qui détermine les variations qui se produisent dans son cerveau (c'est là un fait neurologique). Ce n'est pas l'arbre que je perçois qui détermine une perception analogue de mon semblable (car cette perception appartient à un autre monde), mais c'est la modification causée dans son cerveau par la vue de l'arbre (tous les deux appartiennent à mon univers) qui détermine sa perception ou pour s'exprimer dans le langage de Avenarius :
Je suis donc contraint d'admettre que mon cerveau et son cerveau (qui appartiennent tous les deux au monde de mon expérience) subissent les mêmes variations sous l'influence du monde extérieur, et, par conséquent, il faut bien que les perceptions qui en résultent soient de même nature et aient les mêmes propriétés. Ainsi se trouve raffermie la conception naturelle selon laquelle mon monde extérieur est le même que celui des autres. Et cette démonstration ramène à la conception naturelle du monde, sans avoir recours à l'introjection. Ainsi s'exprime Avenarius.
L'argumentation en vient en somme à la conclusion que le fait de prêter à notre semblable des pensées et des conceptions analogues aux nôtres, qui, malgré les relations spirituelles qui existent entre nous, serait une introjection non légitime, devient permise dès que nous empruntons le détour du monde matériel physique. Le monde extérieur, dit Avenarius, produit dans nos cerveaux les mêmes modifications physiques (ce qui n'a jamais été et ne sera jamais démontré anatomiquement) et ces modifications de nos cerveaux déterminent à leur tour des déclarations analogues qui véhiculent nos échanges spirituels (même si ces relations de détermination ne peuvent être démontrées). La neurologie peut accepter cette idée comme une théorie valable, mais si je m'en tiens à mon expérience, je n'en ai jamais eu la preuve visuelle et je ne l'aurai jamais.
Les conceptions d'Avenarius n'ont donc rien de commun avec celles de Dietzgen ; elles n'ont pas pour objet la relation entre la connaissance et l'expérience. Elles sont en revanche très proches de celles de Mach par le fait qu'elles partent toutes les deux de l'expérience, et réduisent le monde entier à celle-ci. Les deux hommes croient ainsi éliminer le dualisme :
Nous retrouvons les idées de Mach, avec cette différence toutefois que Avenarius, en philosophe professionnel, a construit un système fermé, sans faille et bien élaboré. Montrer l'identité de l'expérience de tous mes semblables, problème résolu en quelques phrases rapides par Mach, constitue la partie la plus difficile de l'œuvre de Avenarius. Le caractère neutre des «éléments» y est souligné avec plus de précision que chez Mach. Les sensations, le psychique n'existent pas ; il y a simplement quelque chose qui «se trouve là» (vorgefundenes), une donnée immédiate.
Avenarius s'oppose ainsi à la psychologie officielle qui jadis étudiait «l'âme» puis plus tard les «fonctions psychiques» ou le «monde intérieur». Celle-ci en effet part de l'affirmation que le monde observé n'est qu'une image à l'intérieur de nous-mêmes. Mais, selon Avenarius, ceci ne constitue pas une donnée immédiate et ne peut être déduit d'aucune donnée immédiate quelle qu'elle soit.
"Alors que je considère l'arbre placé devant moi comme étant avec moi dans la même relation qu'une donnée immédiate, ou qu'une chose qui «se trouve là», la psychologie officielle considère cet arbre comme «quelque chose de vu» à l'intérieur de l'homme, et plus particulièrement dans son cerveau." (p. 45 Note). L'introjection a détourné la psychologie de son véritable objet ; d'un «devant moi» elle a fait un «en moi», d'une donnée immédiate «quelque chose d'imaginé». Elle a transformé «une partie du milieu (réel) en une partie de la pensée (idéale)».
En revanche, pour Avenarius, les variations qui se produisent dans le cerveau («les fluctuations du système C») sont la seule base de la psychologie. Il s'appuie sur la physiologie pour affirmer que toute action du milieu provoque des modifications dans le cerveau qui donnent naissance à des pensées et à des énoncés. Il faut remarquer que cette conclusion ne fait en aucun cas partie de «ce qui se trouve là» ; qu'elle est extrapolée à partir d'une théorie de la connaissance, sans doute valable, mais qu'elle ne peut en aucune manière être démontrée par l'expérience. L'introjection que Avenarius veut éliminer est un processus naturel, un concept instinctif de la vie quotidienne, dont on peut sans doute démontrer qu'il se trouve au dehors de toute expérimentation sûre et immédiate, mais auquel on peut surtout reprocher de mener aux difficultés du dualisme. Ce que Avenarius apporte dans ce domaine c'est une affirmation sur la physiologie du cerveau, inaccessible à l'expérience, et qui appartient au courant de pensée du matérialisme des sciences de la nature. Il est remarquable que Mach et aussi Carnap parlent d'observer (de manière idéale et non réelle) le cerveau (par des méthodes physiques ou chimiques, par une sorte de «miroir du cerveau»), pour voir comment s'y effectue l'influence des sensations sur les pensées. Il semble que la théorie bourgeoise de la connaissance ne puisse pas éviter d'avoir recours à ce type de conception matérialiste. De ce point de vue Avenarius est le plus conséquent des trois ; selon lui, le but de la psychologie est d'étudier en quoi l'expérience dépend de l'individu, c'est-à-dire du cerveau. Ce qui engendre les actions humaines ce ne sont pas des processus psychiques mais des processus physiologiques à l'intérieur du cerveau. Là où nous parlons d'idées ou d'idéologie, l'empiriocriticisme ne parle que de variations dans le système nerveux central. L'étude des grands courants idéologiques mondiaux de l'histoire de l'humanité devient ainsi l'étude du système nerveux.
Ici, l'empiriocriticisme se rapproche beaucoup du matérialisme bourgeois pour lequel l'influence du milieu extérieur sur les idées de l'homme se réduit à des changements dans la matière cérébrale. Si on compare Avenarius et Haeckel, on se rend compte que le premier est en quelque sorte un Haeckel sens dessus dessous. Pour l'un comme pour l'autre, l'esprit n'est qu'une propriété du cerveau. Tous deux estiment pourtant que l'esprit et la matière sont deux choses entièrement distinctes et fondamentalement différentes. Haeckel attribue un esprit à chaque atome alors que Avenarius écarte toute conception qui fait de l'esprit un être particulier. Il en résulte que, chez Avenarius, le monde prend un caractère quelque peu indécis, effrayant pour des matérialistes et ouvrant la porte à toutes sortes d'interprétations idéologiques, celui d'un monde qui ne se compose que «de mon expérience».
L'identification de mes semblables avec moi-même (de leur monde avec le mien), est quelque chose qui va de soi. Mais si ce que je projette en ce semblable est hors du domaine de ma propre expérience, cette projection est un processus naturel et inévitable qu'on l'exprime en des termes matériels ou spirituels. Une fois de plus, tout vient de ce que la philosophie bourgeoise veut critiquer et corriger la pensée humaine au lieu de la considérer comme un processus naturel.
Il faut encore ajouter une remarque d'ordre général. Le caractère essentiel de la philosophie de Mach et de Avenarius, comme d'ailleurs de presque toute la philosophie des sciences d'aujourd'hui, c'est que tous les deux partent de l'expérience personnelle, comme de la seule base dont on peut être sûr, à laquelle il faut revenir chaque fois qu'il faut décider de ce qui est vrai. C'est lorsque les autres hommes, les semblables, entrent en jeu qu'apparaît une sorte d'incertitude théorique et qu'il devient nécessaire d'introduire force raisonnements laborieux pour ramener l'expérience de ces autres hommes à la nôtre. C'est là une conséquence de l'individualisme forcené de la société bourgeoise. L'individu bourgeois, à cause d'un sentiment exacerbé de sa personnalité, a perdu toute conscience sociale ; aussi ignore-t-il à quel point il est lui-même intégré dans la société. Dans tout ce qu'il est ou dans tout ce qu'il fait, dans son corps, dans son esprit, dans sa vie, dans ses pensées, dans ses sentiments, dans ses expériences les plus simples il est un produit de la société ; c'est la société humaine qui a forgé toutes les manifestations de sa vie. Même ce que je considère comme une expérience purement personnelle (par exemple : je vois un arbre) ne peut entrer dans la conscience que parce que nous la distinguons au moyen de noms précis. Sans les mots dont nous avons hérité pour désigner les choses, les actions et les concepts, il nous serait impossible d'exprimer ou de concevoir une sensation. Les parties les plus importantes ne sortent de la masse indistincte du monde des impressions que lorsqu'elles sont désignées par des sons : elles se trouvent alors séparées de la masse qui est jugée sans importance. Lorsque Carnap reconstruit le monde sans utiliser les noms habituels, il se sert néanmoins de sa capacité d'abstraction. Or la pensée abstraite, celle qui utilise les concepts, ne peut exister sans le langage et s'est d'ailleurs développée avec lui : l'un comme l'autre sont des produits de la société.
Le langage ne serait jamais apparu sans la société humaine où il joue le rôle d'un instrument de communication. Il n'a pu se développer qu'au sein d'une telle société, comme instrument de l'activité pratique de l'homme. Cette activité est un processus social, base fondamentale de toute mon expérience personnelle, de tout ce que j'ai acquis (Erlebnissen). L'activité des autres hommes, qui comprend aussi leur discours, je la ressens comme naturelle et semblable à la mienne, car elles appartiennent toutes deux à une activité commune en laquelle nous reconnaissons notre similarité. L'homme est avant toute chose un être actif, un travailleur. Il doit manger pour vivre c'est-à-dire qu'il doit s'emparer d'autres choses et se les assimiler; il doit chercher, lutter, conquérir. L'action qu'il exerce ainsi sur le monde et qui est une nécessité vitale pour lui, détermine sa pensée et ses sentiments et constitue la partie la plus importante de ses expériences. Dès le début, ce fut une activité collective, un processus social de travail. Le langage est apparu en tant que partie de ce processus collectif, comme médiateur indispensable dans le travail commun et en même temps comme instrument de réflexion nécessaires au maniement des outils, eux-mêmes produits du travail collectif. Il en va de même pour la pensée abstraite. Ainsi, le monde entier de l'expérience humaine revêt un caractère social. La simple «conception naturelle du monde» que Avenarius et d'autres philosophes veulent prendre comme point de départ n'est pas du tout une conception spontanée d'un homme primitif et solitaire mais bien le produit d'une société hautement développée.
Le développement social a, par l'accroissement de la division du travail, disséqué et éparpillé ce qui était auparavant une unité. Les savants et les philosophes ont la tâche spécifique de faire des recherches et des raisonnements tels que leur science et leurs conceptions puissent jouer un rôle dans le processus global de production. De nos jours ce rôle est essentiellement de soutenir et de renforcer le système social existant : le capitalisme. Complètement coupés des racines mêmes de la vie, c'est-à-dire du processus social du travail, savants et philosophes sont comme flottant en l'air et doivent utiliser des démonstrations subtiles et artificielles pour retrouver une base solide. Ainsi, le philosophe commence par s'imaginer qu'il est le seul être sur la terre, comme tombé du ciel, et plein de doutes il se demande s'il peut prouver sa propre existence. C'est avec un grand soulagement qu'il accueille la démonstration de Descartes : "Je pense, donc je suis." Ensuite, par un enchaînement de déductions logiques, il se met en devoir de prouver l'existence du monde et de ses semblables. Enfin après de nombreux détours, apparaît au grand jour, et c'est fort heureux, une chose évidente par elle-même - si toutefois elle réussit à apparaître ! C'est que le philosophe bourgeois ne sent pas la nécessité de poursuivre son raisonnement jusqu'à ses dernières conséquences, c'est-à-dire jusqu'au matérialisme ; il préfère s'arrêter à mi-chemin et décrire le monde sous une forme nébuleuse et immatérielle.
Telle est donc la différence : la philosophie bourgeoise cherche la source de la connaissance dans la méditation personnelle, le marxisme la trouve dans le travail social. Toute conscience, toute vie spirituelle de l'homme, fut-il l'ermite le plus solitaire, est un produit de la collectivité et a été façonnée par le travail collectif de l'humanité. Bien qu'elle prenne la forme d'une conscience personnelle (tout simplement parce que l'homme est un individu du point de vue biologique) elle ne peut exister qu'en tant que partie d'un tout. L'homme ne peut avoir d'expérience personnelle, qu'en tant qu'être social. Bien que son contenu diffère d'une personne à l'autre, l'expérience, tout ce qui est acquis, n'est pas dans son essence quelque chose de personnel ; elle est au-dessus de l'individu car elle a pour base indispensable la société entière. Ainsi, le monde se compose de la totalité des expériences des hommes. Le monde objectif des phénomènes que la pensée logique construit à partir des données de l'expérience est avant tout et par-dessus et de par ses origines, l'expérience collective de l'humanité.
(À suivre)
La classe ouvrière, après deux mois de mouvements revendicatifs de grève, a non seulement rien gagné mais a épuisé des forces considérables dans des luttes qui l'ont surtout plus enfoncée et enracinée dans le régime capitaliste actuellement en décomposition.
Au début, cédant à l'activisme de certains groupes trotskistes croyant trouver une issue au mécontentement généralisé et à la politique de famine du gouvernement, les travailleurs se sont rejetés dans une lutte revendicative de salaire où la surenchère des partis dits ouvriers devait jouer.
Les mouvements du début de la vague -la grève Renault- ne puisaient pas leur combativité dans les mots d'ordre économiques avancés par les trotskistes ou la CGT, mais essentiellement dans la situation sociale aggravée au lendemain des décrets de réduction des denrées alimentaires contingentées. N'importe quel prétexte pouvait provoquer une grève à ce moment, mais l'issue de cette grève était dépendante de la possibilité de concrétiser le mécontentement général, en liant toutes les masses travailleuses, indépendamment de la corporation, sur un objectif qui oblige le gouvernement à céder ou à manifester son vrai rôle de répression au service de la bourgeoisie.
Par là même, la lutte revendicative devait s'écarter du terrain purement économique et syndical pour se poser sur le plan social comme cela eut lieu à Lyon et à Toulouse.
Pour les grèves qui se déclenchèrent après la grève de Renault, nous ne prétendons pas qu'elles ont été créées de toutes pièces par le parti stalinien, mais ce parti démissionnaire du gouvernement a profité du mécontentement général pour diriger et fomenter au besoin les grèves, dans le seul but de créer des ennuis à la clique gouvernementale et l'obliger à composer politiquement avec lui. De là la synchronisation parfaite de ces grèves par paquet. Commençant par les fédérations syndicales les plus stalinisantes, les revendications se succèdent les unes aux autres. C'est la métallurgie, puis les gaziers-électriciens avec M. Paul en tête, ensuite la première grande grève générale des cheminots, les banques, enfin la grève avortée des services publics. Mais cette dernière tentative de grève trouve non seulement une classe ouvrière épuisée et lasse, mais le PCF se rend compte que sa politique d'intimidation envers le gouvernement n'a pas pris.
Les masses ouvrières lassées par ce jeu de grève stérile et épuisant, le PCF voyait son influence sur les masses ouvrières diminuer non par une cristallisation de ces dernières vers un autre parti, mais de guerre lasse. Le bureau politique du PCF prenant conscience de cet état de fait nouveau, n'ayant en rien obligé le gouvernement à un compromis politique -surtout étrangère- votait une résolution rancardant une fois de plus l'arme de la grève. Même les trotskistes, ces activistes impénitents qui remuent du vide, parlent de pause.
La grève des services publics avorte, les conversations deviennent interminables et la classe ouvrière s'en remet encore une fois à la mansuétude du parlement bourgeois, qui ne fait qu'entériner les décisions du gouvernement sans avoir, comme d'habitude, oublié de faire de la démagogie -se rappeler la résolution présentée par le groupe socialiste et retirée en dernière minute.
Mais si la lutte de classe piétine, s'épuise et se perd sur le terrain que lui présentent la bourgeoisie et son État, les rivalités impérialistes ne s'en développent que plus. Après les discours acrimonieux des trois grands sur l'échec de la conférence de Paris, où chacun brandit les foudres de la guerre en rejetant la responsabilité sur les autres, le plan Marshall s'élabore entre treize nations occidentales à Paris, tandis que la Russie -après avoir jeté l'interdit sur ce plan et empêcher ses satellites d'y participer- tente, elle aussi, de mettre sur pied un plan économique pour les nations de L'Europe orientale et centrale. Les deux blocs impérialistes se séparent de plus en plus. Si la menace de guerre est à l'horizon, nous ne devons quand même pas penser qu'elle est pour très bientôt. Le prétexte existe déjà ; nous passerons encore par des moments de grands flirts entre les deux blocs impérialistes, mais le déclenchement de la guerre dépend en dernier ressort de l'attitude de soumission de la classe ouvrière à la bourgeoisie.
Toute lutte à venir de la classe ouvrière devra donc être dirigée dans le sens de la lutte contre les préparatifs de guerre des deux blocs impérialistes. À la base, dans tous les conflits quotidiens, il faut rattacher les objectifs immédiats à la lutte contre la troisième guerre mondiale. C'est là la seule possibilité de salut.
Sadi.
Dans les compétitions internationales, la guerre de 1914 a fait passer au second plan les deux grandes puissances coloniales qu'ont été l'Angleterre et la France. La lutte d'expansionnisme colonialiste des impérialismes passe également au second plan pour poser la lutte impérialiste sur un plan supérieur de rivalités où s'affirme un expansionnisme purement économique de conquêtes des marchés, de lutte pour assurer, sur ces marchés, la vente de produits créés en surabondance et menaçant de ne pas trouver de débouchés.
L'Allemagne -qui a consolidé sa puissance en Europe en battant la France en 1870- est devenue une des plus grandes puissances industrielles du monde. Les États-Unis -qui se sont développés en paix d'une manière considérable- sont déjà en passe, en 1914 , de devenir la plus grande puissance industrielle de monde.
L'ouverture de cette nouvelle phase amène la formation de deux blocs où persistent toutes les contradictions capitalistes antérieures. C'est ensuite la crise de 1929, crise de surproduction, et son seul remède capitaliste : la guerre de 1939-45.
Pendant toute cette période, à partir de 1914, l'Angleterre et la France passent au second plan dans les rivalités de blocs et perdent progressivement leur puissance malgré leurs efforts désespérés. Cependant la puissance coloniale et économique de l'Angleterre était mieux assise historiquement que celle de la France, ce qui permet de comprendre que l'Angleterre aujourd'hui peut résister à une décadence complète et rester une des plus grandes puissances de second ordre, alors que la décadence de la France ne fait que s'accentuer chaque jour.
La guerre du Tonkin puis les guerres du Maroc (dont la fameuse guerre du Rif), dernières velléités d'expansionnisme colonialiste de la France, lui ont coûté cher sans lui rapporter dans l'immédiat. Il faut ajouter que la France - qui avait eu beaucoup de mal à se relever de la guerre de 1870, se trouvait affaiblie à cette époque même où, sur le plan international, la lutte pour la concurrence prenait une acuité intense et demandait au contraire un développement considérable de la puissance. C'est ce qui explique en grande partie que la guerre de 1914-18 a été la dernière épreuve de la France en tant que puissance mondiale. Cette guerre où l'Allemagne fut vaincue eut pour résultat l'élimination de l'impérialisme français, alors que l'Allemagne devait encore se développer et rester une des plus grandes puissances industrielles du monde.
La guerre de 1939-45 devait encore accentuer cette déchéance et donner à la France une importance de 3ème ordre.
On peut se demander, dans ces conditions, ce qui peut bien constituer les lettres de noblesse de la politique extérieure de la France. Elles sont constituées par quatre éléments principaux :
Dans l'état actuel de l'économie française, il est en effet étonnant de voir la France tenir un si grand rôle en politique internationale. Les plumes de paon, dont se revêt la politique extérieure française, cachent une réalité actuelle de chute totale de sa puissance réelle, déjà fortement handicapée après la guerre de 1914. La déchéance à tous les degrés de l'économie française et le fait que la France manifeste un verbiage et tient une place dans tous les grands conseils des 4 puissances paraissent en effet étonnants si on les confronte. C'est que la France joue le rôle du fou dans la politique internationale et que les puissances ont besoin que quelqu'un joue ce rôle ; et que ce quelqu'un soit la France, c'est à cause de sa situation géographique, du "prestige de son histoire passée", dans le domaine philosophique-intellectuel bourgeois comme dans le domaine de la parade et de la fanfaronnade militaire.
La France est démographiquement le pays le plus affaibli du monde entier et par conséquent le plus vieux. En 1914, il y a, sur un total de 41.500.000 habitants en France, 40.300.000 Français et 1.200.000 étrangers.
En 1946, on ne compte plus qu'un total de 40.500.000 habitants, dont 1.700.000 étrangers + 2.100.000 étrangers naturalisés entre les deux guerres.
La situation démographique de la France est à l'image de sa situation économique en général. Pour lutter contre ce vieillissement, l'État a eu beau tenter des transfusions de sang de l'étranger, le remède s'est avéré, comme tous les palliatifs employés par la France dans tous les domaines de l'économie, non comme un remède véritable mais comme un toxique qui ne fait qu'aggraver le mal.
En effet, en même temps que le vieillissement de la population, plusieurs autres phénomènes démographiques s'y ajoutent. Les Français qui travaillent dans la production voient leur âge moyen productif s'abaisser de plus en plus rapidement, en même temps que la quantité relative de Français travaillant directement dans la production s'abaisse elle aussi graduellement.
La productivité des Français baisse indépendamment de l'appareil productif qui est lui-même à la fois vieux et délabré.
L'appareil productif de la France est dans un état lamentable et la comparaison avec les pays étrangers met en évidence une des tares principales dont souffre l'économie française, évincée chaque année un peu plus de la concurrence internationale.
Le parc des machines-outils françaises se monterait, d'après un sondage effectué en 1943[1], à un effectif réparti de la manière suivante : 25 mille machines environ ont plus de 50 ans, 35 mille ont de 40 à 50 ans, 80 mille ont de 30 à 40 ans, 230 mille de 20 à 30 ans, 110 mille de 10 à 20 ans et 80 mille moins de 10 ans. Soit un total de 550 mille machines environ (dont 40 % de provenance étrangère) qui ont un âge moyen de 25 à 27 ans.
Le parc aviation avait environ 12 à 14 ans ; le parc automobile 20 ans ; le parc SNCF 30 ans et le parc des constructeurs de machines-outils 16 à 18 ans.
Le rapport ajoute : "... quatre années d'occupation et de destructions ou de travail dans des conditions difficiles (absence de lubrifiants, main-d’œuvre inhabile, sabotages...) n'ont pas amélioré la situation. Un minimum de 30 mille machines auraient été détruites ou prises par les Allemands…”
L'âge moyen des machines-outils était aux environs de 1943 : en Allemagne, de 5 à 7 ans, ainsi qu'en Italie ; aux USA, en Angleterre, en URSS et au Canada, de 4 à 6 ans.
De plus, depuis 1933, l'Allemagne a quadruplé le nombre de ses machines-outils puisqu'en 1943 elle disposait de 3 millions de machines, dont présentement une assez faible proportion serait inutilisable.
Aux USA, la production de machines-outils aurait augmenté de 650 % ; quant au Canada, si sa production annuelle d'avant-guerre était de 1 million de dollars, elle est de 25 millions en 1942-43.
En URSS, l'industrie mécanique était de 22 fois supérieure en 1940 qu'en 1928 (début du premier plan quinquennal) et, entre 1941 et 1944, les productions essentielles, conditionnées par la machine-outil, ont quadruplé pour l'aviation, sextuplé pour mat. d'art. et octuplé pour les chars.
Enfin, ajoutons que la production française de machines-outils était de 20 mille par an environ en 1945, alors qu'elle était de 60 mille en Suisse et de 400 mille aux USA.
Dans ces conditions, la France ne peut plus se permettre de se poser industriellement sur le plan international. Elle ne peut que fabriquer, à un prix de revient plus élevé qu'a l'étranger, une marchandise de moins bonne qualité, en obtenant un rendement moindre de ses machines, c'est-à-dire en faisant supporter à sa population productive :
C'est ce qui constitue en définitive le seul véritable intérêt du capitalisme français, capitalisme que l'État essaye en vain de sauver.
Un bref examen de la balance des comptes et de la balance commerciale de France montrera également l'évolution générale, depuis 1914, vers la chute.
BALANCE DES COMPTES
Paiements courants (en millions de francs de 1928)
Balance des comptes
Soldes | 1913 | 1920 | 1926 | 1929 | 1938 | 1945 |
---|---|---|---|---|---|---|
Créditeur | 1894 | 9255 | 9255 | 4489 | ||
débiteur | 27693 | 120 | 24653 |
La balance des comptes est établie à l'aide d'opérations en capital. Quand le solde des paiements courants est créditeur, l'État achète de l'or, souscrit à des emprunts à l'étranger, augmente sa réserve de devises. Dans l'éventualité inverse, si les paiements courants ont un solde débiteur, l'État se trouve dans l'obligation d'exporter de l'or, de faire des emprunts français à l'étranger, de diminuer ses réserves de devises, de demander des avances aux banques d'émissions et autres palliatifs.
BALANCE COMMERCIALE (en francs 1928)
Pour l'année 1945, les dépenses d'importations se sont élevées à 19.301.000.000 frs ; les recettes d'exportations à 1.256.000.000
Nous aurons une idée plus exacte en faisant une comparaison depuis 1914.
SOLDE DÉBITEUR DE LA BALANCE COMMERCIALE (en millions de francs)
1913 | 1920 | 1926 | 1929 | 1938 | 1945 |
7302 | 35910 | 2000 | 10011 | 6100 | 18048 |
Remarquons les soldes d'après les deux guerres.
Enfin, voici la BALANCE DES COMPTES pour 1945 (en millions de frs de 1945)
BALANCE DES COMPTES pour 1945
Recettes | Dépenses | |
Balance commerciale | 2111 | 44849 |
des paiements totaux | 17027 | 90986 |
Solde débiteur des paiements courants : 73959 millions de francs
Un tel tableau serait incomplet sans un aperçu de l'ensemble de la production et de sa tendance.
PRODUCTION AGRICOLE:
MOYENS DE PRODUCTION
avant 1914 | avant 1939 | 1945 | 1946 | |
Main-d'oeuvre -en milliers d'hommes) |
8855 | 7204 | 6500 | 6500 |
Surfaces cultivées (en ha)
|
27300 |
11800 |
2400 |
|
chevaux de plus de 3 ans (en milliers) | 2550 | 2220 | 1750 | |
Tracteurs (en milliers) | 30 | 35 |
(*) Observations : diminution des terres labourées au profit des prairies et pâturages - la mécanisation dans les campagnes est pour l'instant insignifiante.
PRODUITS AGRICOLES
avant 1914 | avant 1939 | 1945 | 1946 | |||
Blé (en milliers de tonnes) |
8840 |
|
4320 3940 4090 |
6670 5450 6320 |
||
Vin (en millions d'hl) | 53,4 | 62,5 | 28,6 | 34,9 | ||
Effectifs des troupeaux
|
14,8 |
15,6 |
14,3 |
|||
Poids moyen d'un bovin (en kg)
|
|
280 |
200 |
Pour le blé, on observe également une baisse tendancielle des superficies ensemencées de 1/6ème du total entre 1910 et 1937 ; et, en même temps, une baisse du rendement de 1/13ème.
PRODUCTION INDUSTRIELLE
Comparaison d'indices de la PRODUCTION MONDIALE (base 100 en 1938)
PRODUCTION MONDIALE
1939 | 1941 | 1942 | 1943 | 1944 | 1945 | 1946 | |
États-Unis | 122 | 182 | 124 | 269 | 264 | 224 |
janv : 180 |
Canada | 109 | 181 | 233 | 279 | 278 | 233 |
janv : 198 |
Mexique | 98 | 102 | 107 | 112 | 115 | 123 | 129 |
Chili | 99 | 114 | 113 | 112 | 116 | 133 |
janv : 119 |
INDICE GÉNÉRAL DE LA PRODUCTION FRANÇAISE
PRODUCTION FRANÇAISE
(Base 100 en 1913) | (Base 100 en 1938) | |||
1913 | 100 | 1938 | 100 | |
1929 | 169 | 1944 | 41 | |
1938 | 92 | 1945 | janvier | 32 |
juin | 45 | |||
décembre | 65 | |||
1946 | janvier | 45 | ||
juin | 84 | |||
octobre | 87 |
Quand on examine l'ensemble de la production, on se rend compte de la place qu'y occupe la France. Mais pour bien comprendre la signification de ces statistiques, il faut faire une mise au point.
Il y a un phénomène du capitalisme en général qui atteint un pays comme la France plus profondément que tout autre.
En 1929, les grands pays industriels, USA, Allemagne, Angleterre (la Russie en dehors se relevait péniblement de la révolution et commençait à tâtons son premier plan quinquennal), avaient atteint un tel niveau de production (en productivité et en quantité) que d'autant plus grande fut la crise de 1929. Le niveau atteint en 1929 fut tel que tous les pays, même les USA, n'avaient pas encore réussi à l'atteindre en 1939, à la veille de la guerre, c'est-à-dire au moment de la course aux armements. Ce n'est qu'en 1940-41 que la production dépasse celle de 1929, pour aller beaucoup plus loin en 1943, année optimum de la production dans tous les pays du bloc américain (y compris la Russie) sauf la France.
En 1943, vu l'état de son appareil productif, la France n'atteint pas encore le stade de 1938, alors que tous les pays ont dépassé de loin le stade de 1929 en raison de la production de la guerre accélérée ; on voit là le degré de déchéance de l'économie française.
À l'heure actuelle, il y a, dans le monde entier, le même phénomène qu'après 1929. Une fois la guerre finie, tous les pays ont essayé de conserver le rythme de production de la guerre et même de le dépasser. On peut constater qu'aujourd'hui il y a crise puisque les pays du monde entier - à part les USA qui dépassent encore le niveau mondial - produisent moins qu'en pleine guerre. En effet, le capitalisme tend à résoudre sa crise dans la guerre mondiale qui est la concrétisation de sa crise permanente. Dans ces conditions, la plupart des pays ont une économie qui leur permet en cas de guerre de dépasser, en quantité et en productivité, leur production actuelle, laquelle est ralentie faute de débouchés ; alors que la France, elle, a du mal à atteindre, en saignant à blanc sa classe productive, le niveau de 1938. Dans un conflit futur, l'appareil économique de la France compte pour rien et ses hommes sont justes bons à faire soit des soldats, soit du cheptel humain de main d'œuvre réquisitionnée pour l'exportation.
Pour terminer ce tableau d'ensemble de la déchéance de la France, il est nécessaire de montrer la répercussion de la situation économique sur la situation financière, sur la monnaie.
Les guerres de 1914-18 et de 1938-45 ainsi que la crise de 1939 ont affaibli la France d'une manière qui nous fait très bien saisir la suite ininterrompue de dévaluations de sa fortune nationale.
En 1912, année record, la fortune de la France s'élève à 285 milliards de francs germinal environ. La guerre de 1914-18 ampute de 30 % cette fortune ; évaluée en 1928, elle se serait montée à 214 milliards. En 1933, à la faveur de la stabilisation Poincaré, elle est relevée à 235 milliards. Les dévaluations successives de 1936 à 1938 diminuèrent la fortune nationale qui fut abaissée à 181 milliards. L'appauvrissement résultant de la 2ème guerre mondiale serait environ de 40 %, ce qui amènerait, en 1945, la fortune nationale à environ 75 ou 80 milliards en francs germinal.
D'après une estimation personnelle, les dévaluations successives de 1945 à 1947 auraient porté un coup à cette fortune, un coup à peu près identique à celui de la période de 1936-38, c'est-à-dire encore plus de la moitié[2].
Il y a plusieurs manières de présenter des estimations de la valeur du franc, nous en avons choisi deux :
ESTIMATION DE LA VALEUR DU FRANC D'APRÈS SON POUVOIR D'ACHAT (note 2)
Prix de gros Prix de détail
Indice de 45 art. | Indice de la valeur du franc |
Indice de 34 art. | Indice de la valeur du franc |
Indice 100 en 1914 |
|
1914 | 104 | 96,2 | 100 | 100 | |
1938 | 540 | 15,6 | 706 | 14,2 | |
1945 | 2400 | 4,2 | 2778 | 3,6 | |
1946 | 4653 | 2,1 | 5544 | 1,8 | |
1946 | 4533 | ||||
1947
|
6042 |
Si l'on résume donc le sens de cette statistique, on peut faire les remarques suivantes : en 1938, le franc a perdu 6 fois de sa valeur par rapport à 1914 ; en 1947, le franc a perdu la moitié de sa valeur par rapport à 1938, ce qui donne :
1914=100 1938=15,6 1945=3,6 1947=1,8
Dans ce sens, si l'on examine les effets de l'expérience Blum en mars 1947, on remarque que, sur le tableau d'ensemble, cela correspond uniquement à un coup de frein dans une descente trop rapide mais non à une baisse réelle du coût de la vie.
Voici, pour faire une comparaison intéressante avec les prix pratiqués en France, un regard sur l'évolution des prix de gros en GB et aux USA.
L'ÉVOLUTION LES PRIX DE GROS EN ANGLETERRE ET AUX USA
ANGLETERRE ET USA
1945 | 1946 | 1947 | |
Angleterre Indice 100 en 1930 |
169 |
180 |
183 |
États-Unis |
105,8 155,7 |
|
Nous terminons ce coup d'œil général sur la situation économique de la France en montrant l'évolution du budget de l'État qui vient peser lourdement sur un pays déjà si appauvri chez les classes riches, qui subissent l'appauvrissement général du pays, mais surtout sur la classe ouvrière qui, en fin de compte, supporte toujours les plus lourdes charges : dans des salaires plus bas, dans un prix de la vie qui ne fait que monter sans cesse, et cela sans aucun rapport avec les augmentations infimes de salaires consenties par l'État, démagogiquement, pour justifier de constantes dévaluations ; enfin la classe ouvrière doit supporter en plus des impôts de plus en plus écrasants, directs et aussi indirects.
BUDGET (en millions de francs)
Dépenses | Recettes | Déficit | |
1913 | 5067 | 5092 | +25 |
1938 | 82345 | 54553 | -27692 |
1946 | 586271 | 372552 | -213719 |
(à suivre)
Philippe
[1] D'après un rapport de René Plaud (commissaire à l'office professionnel de la machine-outil), paru dans un article de la "Revue économique et sociale" de juillet 1943 intitulé "Le rôle de la machine-outil dans la reconstruction française", d'où sont tirées toutes ces statistiques concernant la France et les pays étrangers pour la machine-outil.
[2] D'après l'article "Dévaluations et fortune nationale" de Gerville-Reache - "Une semaine dans le Monde" - 28 juin 1947
L'influence croissante des idées de Mach au sein du mouvement socialiste russe s'explique aisément par les conditions sociales existantes. La jeune intelligentsia russe n'avait pas encore trouvé, comme en Europe occidentale, sa fonction sociale au service d'une bourgeoisie. L'ordre social était encore barbare, pré-bourgeois. Elle ne pouvait donc viser qu'à une chose : renverser le tsarisme en adhérant au parti socialiste russe. Mais en même temps, elle restait en liaison spirituelle avec les intellectuels occidentaux et participait aux divers courants de la pensée occidentale. Il était ainsi inévitable que des efforts fussent tentés pour combiner ces courants au marxisme.
Lénine, bien sûr, avait parfaitement raison de s'y opposer. La théorie marxiste ne peut rien tirer d'important des idées de Mach. Dans la mesure où les socialistes ont besoin d'une connaissance plus approfondie de la pensée humaine, ils peuvent la trouver dans l'œuvre de Dietzgen. L'œuvre de Mach était importante parce qu'il déduisait de la pratique des sciences de la nature, des idées analogues à celles de Dietzgen et qui étaient utiles aux savants pour leurs travaux. Il est d'accord avec Dietzgen lorsqu'il ramène le monde à l'expérience, mais il s'arrête à mi-chemin et, imprégné des courants anti-matérialistes de sa classe sociale et de son époque, il donne à ses conceptions une forme vaguement idéaliste. Ceci ne peut en aucune manière se greffer sur le marxisme et bien plus, c'est justement ici que la critique marxiste devient nécessaire.
Cependant Lénine, lorsqu'il attaque les conceptions de Mach, commence par présenter cette opposition d'une façon inexacte. Partant d'une citation d'Engels, il dit :
Il est clair que ce n'est pas là l'expression véritable de l'antithèse. D'après le matérialisme, le monde matériel donne naissance à la pensée, à la conscience, à l'esprit, à tout ce qui est spirituel. La doctrine contraire, selon laquelle le spirituel donne naissance au monde matériel, enseignée par la religion, se trouve chez Hegel, mais pas du tout chez Mach. L'expression "aller de..." ne sert ici qu'à mélanger deux choses tout à fait différentes. Aller des choses à la sensation et à la pensée veut dire que les choses donnent naissance aux pensées. Aller non pas des pensées aux choses, comme Lénine le faisait dire à tort à Mach, mais des sensations aux choses signifie que ce n'est qu'à travers nos sensations que nous pouvons arriver à la connaissance des choses. Leur existence toute entière est construite à partir de nos sensations ; et pour souligner cette vérité, Mach dit : elles consistent en nos sensations.
Ici apparaît clairement la méthode suivie par Lénine dans sa controverse. II essaie d'imputer à Mach des conceptions que celui-ci n'a jamais eues. Et notamment la doctrine du solipsisme. Et il poursuit ainsi :
Or, s'il y a quelque chose qu'on peut affirmer sans aucun doute possible à propos de Mach et d'Avenarius, c'est bien que leur doctrine n'a rien à voir avec le solipsisme ; le fondement même de leur conception du monde est précisément l'existence, déduite avec une logique plus ou moins stricte, d'autres hommes semblables à moi-même. Toutefois, Lénine ne se préoccupe manifestement pas de savoir ce que Mach pense en réalité, tout ce qui l'intéresse c'est ce qu'il devrait penser s'il suivait la même logique que la sienne.
De là, ne découle qu'une seule conclusion : "Le monde n'est fait que de mes sensations". Mach n'a pas le droit de mettre comme il le fait, "nos" au lieu de "mes"." (p. 42)
En vérité, voilà une méthode agréable pour discuter. Ce que j'écris comme étant l'opinion de mon adversaire, celui-ci a le culot de le remplacer sans raison apparente par ses propres écrits. D'ailleurs, Lénine sait très bien que Mach parle de la réalité objective du monde, témoins les nombreux passages que lui-même cite. Mais Lénine ne se laisse pas tromper par Mach, comme tant d'autres :
N'aurait-il pas mieux fait d'essayer de comprendre le sens que Mach donne à l'affirmation que les objets se composent de sensations ?
Lénine a aussi bien des difficultés avec les "éléments". Il résume en six thèses la conception de Mach des éléments ; nous y trouvons dans les thèses 3 et 4 :
Quiconque connaît un tant soit peu Mach, se rend immédiatement compte que sa théorie est ici déformée, jusqu'à en devenir absurde. Voici ce que Mach affirme en réalité : chaque élément, bien que décrit par de nombreux mots, est une unité inséparable, qui peut faire partie d'un complexe que nous appelons physique mais qui, combiné à d'autres éléments différents, peut former un complexe que nous appelons psychique. Lorsque je sens la chaleur d'une flamme, cette sensation, avec d'autres sensations sur la chaleur, les indications des thermomètres, rentrent avec certains phénomènes visibles dans le complexe "flamme" ou "chaleur" appartenant au domaine de la physique. Combinée à d'autres sensations de douleur et de plaisir, avec des souvenirs et des perceptions du système nerveux, la même chose rentre alors dans le domaine de la physiologie ou la psychologie. "Aucun (de ces rapports) n'existe tout seul, dit Mach, tous les deux sont toujours présents en même temps". Car en fait ce sont les éléments d'un même tout, combinés de façons différentes. Lénine en déduit que les rapports ne sont pas indépendants et ne peuvent exister qu'ensemble. Mach ne sépare à aucun moment les éléments en éléments physiques et éléments psychiques, pas plus qu'il ne distingue dans ces mêmes éléments une partie physique et une partie psychique ; le même élément sera physique dans un certain contexte et psychique dans un autre. Lorsqu'on voit de quelle manière approximative et inintelligible Lénine reproduit les conceptions de Mach, on ne s'étonne pas qu'il la trouve absurde et qu'il parle de "l'assemblage le plus incohérent de conceptions philosophiques opposées" (p. 53). Si l'on ne prend pas la peine, ou si l'on est incapable de découvrir les véritables opinions de son adversaire, si l'on prend quelques phrases par-ci par-là pour les interpréter à sa manière, rien d'étonnant à ce que le résultat soit sans queue ni tête. Et personne ne peut appeler cela une critique marxiste de Mach.
Lénine déforme de la même façon Avenarius. Il reproduit un petit tableau d'Avenarius donnant une première division en deux catégories des éléments : ce que je trouve présent, c'est en partie ce que j'appelle le monde extérieur (par exemple : je vois un arbre) et en partie autre chose (je me souviens d'un arbre, je me représente un arbre). Avenarius appelle les premiers éléments-objets (sachhaft), et les seconds éléments-pensées (gedankenhaft). Sur ce, Lénine, indigné, s'écrie :
Il ne se doute visiblement pas à quel point il frappe faux.
Dans un chapitre intitulé ironiquement "L'homme pense-t-il avec son cerveau ?", Lénine cite (p. 87) le passage où Avenarius dit que la pensée n'est pas l'habitant etc., du cerveau. II en tire la conclusion que, selon Avenarius, l'homme ne pense pas avec son cerveau ! Pourtant, un peu plus loin, Avenarius explique, dans sa terminologie, artificielle certes, mais cependant assez nettement, que ce sont les actions du monde extérieur sur notre cerveau qui produisent ce que nous appelons les pensées. Mais cela Lénine ne l'a pas remarqué. Manifestement, il n'a pas eu la patience de traduire en termes communs le langage abscons d'Avenarius. Mais pour combattre un adversaire, il faut avant tout connaître son point de vue. L'ignorance n'a jamais pu servir d'argument. Ce qu'Avenarius conteste ce n'est pas le rôle du cerveau, mais le fait que la pensée soit baptisée produit du cerveau, que nous lui assignions, en tant qu'être spirituel, un siège dans le cerveau, que nous disions qu'elle vit dans le cerveau, qu'elle le commande, ou qu'elle soit une fonction du cerveau. Or, comme nous l'avons vu, la matière cérébrale occupe précisément une place centrale dans sa philosophie. Toutefois, Lénine considère que tout ceci n'est qu'une "mystification" :
Le critique Lénine peste contre une auto-mystification sans aucune base réelle. Il trouve de l'idéalisme dans le fait qu'Avenarius parte d'éléments primaires et que ces éléments soient les sensations. Cependant, Avenarius ne part pas des sensations mais simplement de ce que l'homme primitif et inculte trouve autour de lui : des arbres, des choses, le milieu environnant, ses semblables, un monde, ses songes, ses souvenirs. Ce que l'homme trouve devant lui ce ne sont pas des sensations mais le monde. Avenarius essaie de construire, à partir des "données immédiates, une description du monde sans utiliser le langage courant (de choses, de matière et d'esprit) avec ses contradictions. Il trouve que des arbres sont présents, que chez les hommes existent des cerveaux et, du moins le croit-il, des variations dans les cerveaux produits par ces arbres, et des actes, des paroles des hommes déterminés par ces variations. Visiblement Lénine ne soupçonne même pas l'existence de tout cela. Il essaie de transformer le système d'Avenarius en "idéalisme", en considérant le point de départ d'Avenarius, l'expérience, comme constituée de sensations personnelles, de quelque chose de "psychique", si l'on en croit sa propre interprétation matérialiste. Son erreur est ici de prendre l'opposition matérialisme/idéalisme au sens du matérialisme bourgeois, en prenant pour base la matière physique. Ainsi, il se ferme complètement à toute compréhension des conceptions modernes qui partent de l'expérience et des phénomènes en tant que réalité donnée.
Lénine invoque alors toute une série de témoins pour qui les doctrines de Mach et d'Avenarius ne sont qu'idéalisme et solipsisme.
Il est naturel que la foule des philosophes professionnels, conformément à la tendance de la pensée bourgeoise d'affirmer la primauté de l'esprit sur la matière, s'efforce de développer et de souligner le côté anti-matérialiste des deux conceptions ; pour eux aussi, le matérialisme n'est rien d'autre que la doctrine de la matière physique. Et peut-on demander quelle est l'utilité de tels témoins ? Les témoins sont nécessaires lorsque des faits litigieux doivent être éclaircis. Mais à quoi servent-ils lorsqu'il s'agit d'opinions, de théories, de conceptions du monde ? Pour déterminer le contenu véritable d'une conception philosophique, il faut simplement lire soigneusement et reproduire fidèlement les passages où elle s'exprime, tenter de comprendre et de restituer ses sources ; c'est le seul moyen de trouver les ressemblances ou les différences avec d'autres théories, de distinguer les erreurs de la vérité. Cependant pour Lénine les choses sont différentes. Son livre s'insère dans un procès juridique et pour cette raison il importait de faire défiler toute une série de témoins. Le résultat de ce procès était d'une importance politique considérable. Le "machisme" menaçait de briser les doctrines fondamentales, l'unité théorique du parti. Les représentants de cette tendance devaient donc être mis rapidement hors de combat. Mach et Avenarius constituaient un danger pour le parti ; par conséquent, ce qui importait ce n'était pas de chercher ce qu'il y avait de vrai et de valable dans leurs théories, de voir ce qu'on pouvait en tirer pour élargir nos propres conceptions. Il s'agissait de les discréditer, de détruire leur réputation, de les présenter comme des esprits bouillons, pleins de contradictions internes, ne racontant que des idioties sans queue ni tête, essayant en permanence de dissimuler leurs véritables opinions et ne croyant même pas à leurs propres affirmations[1](1).
Tous les philosophes bourgeois, devant la nouveauté de ces idées, cherchèrent des analogies et des relations entre les idées de Mach et d'Avenarius et les systèmes philosophiques précédents ; l'un félicite Mach de renouer avec Kant, d'autres lui découvrent une ressemblance avec Hume, ou Berkeley, ou Fichte. Dans la multitude et la variété des systèmes philosophiques, il n'est pas difficile de trouver partout des liaisons et des similitudes. Lénine reprend tous ces jugements contradictoires et c'est ainsi qu'il découvre le confusionnisme de Mach. Même méthode pour enfoncer Avenarius. Par exemple :
"Et il est difficile de dire lequel des deux démasque plus douloureusement le mystificateur Avenarius, Smith avec sa réfutation nette et directe, ou Schuppe par son éloge enthousiaste de l'œuvre finale d'Avenarius. Le baiser de Wilhelm Schuppe ne vaut pas mieux en philosophie que celui de Piotr Strouvé ou de M. Menchikov en politique." (p. 730).
Mais quand on lit la "lettre ouverte" de Schuppe, dans laquelle il exprime son accord avec Avenarius, en termes élogieux, on se rend compte qu'il n'avait pas du tout saisi l'essence des idées d'Avenarius. Il interprète Avenarius d'une façon aussi fausse que Lénine, à cette différence près que ce qui lui plaît déplaît à Lénine ; il croit que son point de départ est "le moi" alors qu'Avenarius construit précisément ce "moi" à partir des éléments qu'on trouve devant soi, à partir des données immédiates. Dans sa réponse, Avenarius, dans les termes courtois d'usage entre professeurs, exprime sa satisfaction devant l'approbation d'un penseur si célèbre, mais n'en réexpose pas moins une fois de plus le véritable contenu de sa pensée. Mais Lénine ignore complètement cette mise au point qui réfute ses conclusions et ne cite que les courtoisies compromettantes. (à suivre)
[1] "Sa philosophie se réduit à une phraséologie creuse et superflue en laquelle l'auteur lui-même n'a la moindre foi..." (p. 2)
Lors des élections parlementaires en Italie à la fin de 1946, un article leader -qui était tout un programme à lui seul- est paru dans l'organe central du PCI d’Italie ; "Notre force" avait-il pour titre et avait pour auteur le secrétaire général du parti.
De quoi s'agissait-il ? Du trouble provoqué dans les rangs du PCI par la politique électorale du parti. Toute une partie des camarades, obéissant plus, parait-il, au souvenir d'une tradition abstentionniste de la fraction de Bordiga qu'à une position claire d'ensemble, se révoltait contre la politique de participation aux élections. Ces camarades réagissaient plus par une mauvaise humeur, par un manque d'enthousiasme, par des "négligences" pratiques dans la campagne électorale que par une franche lutte politique et idéologique au sein du parti. D'autre part, un certain nombre de camarades poussaient leur enthousiasme électoraliste jusqu'à prendre parti dans le Référendum "pour la monarchie ou la République" en votant évidemment pour la République, en dépit de la position abstentionniste sur le référendum qui était celle du comité central.
Ainsi, en voulant éviter de "troubler" le parti par une discussion générale sur le parlementarisme, en reprenant la politique périmée dite de "parlementarisme révolutionnaire", on n'a fait que troubler effectivement la conscience des membres qui ne savaient plus à quel "génie" se vouer. Les uns participant trop chaudement, les autres trop froidement, le parti en a attrapé un chaud et froid et il est sorti tout malade de l'aventure électoraliste[1].
C'est contre cet état de fait que s'élève avec véhémence le secrétaire général dans son éditorial. Brandissant la foudre de la discipline, il pourfend les improvisations politiques locales de droite ou de gauche ? Ce qui importe n'est pas la justesse ou l'erreur d'une position mais de se pénétrer du fait qu'il y a une ligne politique générale celle du comité central à qui on doit obéissance. C'est la discipline. La discipline qui fait la principale force du parti… et de l'armée ajouterait le premier sous-off venu. Il est vrai que le secrétaire spécifie : "une discipline librement consentie". Que Dieu soit loué ! Avec cet appendice, nous sommes complètement rassurés…
Des résultats bienfaisants n'ont pas manqué de suivre ce rappel à la discipline ; du sud, du nord, de la droite et de la gauche, un nombre de plus en plus grand de militants ont traduit à leur façon "la discipline librement consentie" par la démission librement exécutée. Les dirigeants du PCI ont beau nous dire que c'est la "transformation de la quantité en qualité" et que la quantité qui a quitté le parti a emporté avec elle une fausse compréhension de la discipline communiste, nous répliquerons à cela que notre conviction est faite : que ceux qui sont restés et, en premier lieu, le comité central ont gardé non pas une fausse compréhension de la discipline communiste mais une fausse conception du communisme tout court.
Qu'est-ce que la discipline ? UNE IMPOSITION DE LA VOLONTÉ D'AUTRUI. L'adjectif "librement consentie" n'est qu'un ornement, une plume au derrière pour rendre la chose plus attrayante. Si elle émanait de ceux qui la subissent, il n'y aurait nul besoin de la leur rappeler et surtout de leur appeler sans cesse qu'elle a été "librement consentie".
La bourgeoisie a toujours prétendu que SES lois, SON ordre, SA démocratie sont l'émanation de la "libre volonté" du peuple. C'est au nom de cette "libre volonté" qu'elle a construit des prisons sur le fronton desquelles elle a inscrit en lettre de sang "Liberté, Égalité, Fraternité." C'est toujours à ce même nom qu'elle embrigade le peuple dans les armées où, pendant les entractes des massacres, elle leur révèle leur "libre volonté" qui s'appelle discipline.
Le mariage est un libre contrat, paraît-il ; aussi le divorce, la séparation devient une décision intolérable. "Soumets-toi à la volonté" a été le summum de l'art jésuitique des classes exploiteuses. C'est ainsi, enveloppé dans des papiers de soie et joliment enrubannée, qu'elles présentaient aux opprimés leur oppression. Tout le monde sait que c'est par amour, par respect de leur âme divine, pour la sauver que l'inquisition chrétienne brûlait les hérétiques qu'elle plaignait sincèrement. L'âme divine de l'inquisition est devenue aujourd'hui "le libre consentement".
"Une-deux, une-deux, gauche-droite… En avant -marche !" Exercez votre discipline "librement consentie" et soyez heureux !
Quelle est donc la base de la conception communiste et, nous le répétons, non de la discipline mais de l'organisation et de l'action ?
Elle a pour postulat que les hommes n'agissent librement qu'en ayant pleinement conscience de leurs intérêts. L'évolution historique, économique et idéologique conditionne cette prise de conscience. La "liberté" n'existe que quand cette conscience est acquise. Là où il n'y a pas de conscience, la liberté est un mot creux, un mensonge, elle n'est qu'oppression et soumission, même si c'est formellement "librement consenti".
Les communistes n'ont pas pour tâche d'apporter on ne sait quelle liberté à la classe ouvrière. Ils n'ont pas des cadeaux à faire. Ils n'ont qu'à aider le prolétariat à prendre conscience "des fins générales du mouvement" comme s'exprime d'une manière remarquablement juste le Manifeste communiste.
Le socialisme, disons-nous, n'est possible qu'en tant qu'acte conscient de la classe ouvrière. Tout ce qui favorise la prise de conscience est socialiste, MAIS UNIQUEMENT CE QUI LA FAVORISE. On n'apporte pas le socialisme par la trique. Non pas parce que la trique est un moyen immoral, comme le dirait un Koestler, mais parce que la trique ne contient pas d'élément de la conscience. La trique est tout à fait morale, quand le but qu'on s'assigne est l'oppression et la domination de la classe, car elle réalise concrètement ce but, et il n'existe pas et ne peut exister d'autres moyens. Quand on recourt à la trique -et la discipline est une trique morale- pour suppléer au manque de conscience, on tourne le dos au socialisme, on réalise les conditions de non-socialisme. C'est pourquoi nous sommes catégoriquement opposés à la violence au sein de la classe ouvrière après le triomphe de la révolution prolétarienne et nous sommes des adversaires résolus du recours à la discipline au sein du parti.
Qu'on nous entende bien !
Nous ne rejetons pas la nécessité de l'organisation, nous ne rejetons pas la nécessité de l'action CONCERTÉE. Au contraire. Mais nous nions que la discipline ne puisse jamais servir de base à cette action, étant, dans sa nature, étrangère à elle. L'organisation et l'action concertée communistes ont UNIQUEMENT pour base la conscience des militants qui la compose. Plus grande, plus claire est cette conscience, plus forte est l'organisation, plus concertée et plus efficace est son action.
Lénine a plus d'une fois dénoncé violemment le recours à la "discipline librement consentie", comme une trique de la bureaucratie. S'il employait le terme de discipline, il l'entendait toujours -et il s'est mainte fois expliqué là-dessus- dans le sens de la volonté d'action organisée, basée sur la conscience et la conviction révolutionnaire.
On ne peut exiger des militants, comme le fait le comité central du PCI, d'exécuter une action qu'ils ne comprennent pas ou qui va à l'encontre de leurs convictions. C'est croire qu'on peut faire œuvre révolutionnaire avec une masse de crétins ou d'esclaves. On comprend alors qu'on ait besoin de la discipline, hissée à la hauteur d'une divinité révolutionnaire.
En réalité, l'action révolutionnaire ne peut être le fait que des militants conscients et convaincus. Et alors cette action brise toutes les chaînes, y compris celles forgées par la sainte discipline.
Les vieux militants se souviennent quel guet-apens, quelle arme redoutable contre les révolutionnaires constituait cette discipline entre les mains des bureaucrates et de la direction de l'IC. Les hitlériens en formation avaient leur sainte Vehme, les Zinoviev à la tête de l'IC avaient leur sainte discipline. Une véritable inquisition, avec ces commissions de contrôle torturant et fouillant dans l'âme de chaque militant.
Un corset de fer passé sur le corps des partis, emprisonnant et étouffant toute manifestation tendant à la prise de conscience révolutionnaire. Le comble du raffinement consistait à obliger les militants à défendre publiquement ce qu'ils condamnaient dans les organisations, dans les organismes dont ils faisaient partie. C'était l'épreuve du parfait bolchevik. Les procès de Moscou ne diffèrent pas, de nature, avec cette conception de la discipline librement consentie.
Si l'histoire de l'oppression des classes n'avait pas légué cette notion de "discipline", il aurait fallu à la contre-révolution stalinienne la réinventer.
Nous connaissons des militants, et de premier ordre, du PCI d'Italie qui, pour échapper à ce dilemme de participer à la campagne électorale contre leurs convictions ou de manquer à la discipline, n'ont rien trouvé d'autre que la ruse d'un voyage opportun. Ruser avec sa conscience, ruser avec le parti, désapprouver, se taire et laisser faire, voilà les plus clairs résultats de ces méthodes.
Quelle dégradation du parti, quel avilissement des militants !
La discipline du PCI ne s'étend pas seulement aux membres du parti d'Italie, elle est également exigée de la part des fractions belge et française.
L'abstentionnisme était une chose qui allait de soi dans la GCI. Aussi, une camarade de la FFGC écrit, dans son journal, un article essayant de concilier l'abstentionnisme avec le participationnisme du PCI. Selon elle, ce n'est point une question de principe, donc est parfaitement admissible la participation du PCI ; cependant, elle croit qu'il eut été "préférable" de s'abstenir. Comme on le voit, une critique pas très "méchante", dictée surtout par les besoins de justifier la critique de la FFGC contre la participation électorale des trotskistes en France.
Bien mal lui en a pris. Il ne lui en fallait pas plus pour se faire tirer les oreilles et se faire rappeler à l'ordre par le secrétaire du parti d'Italie. Fulminant, ledit secrétaire déclare inadmissible la critique à l'étranger de la politique du comité central d'Italie. Pour peu, on reprenait l'accusation du "coup de couteau dans le dos" mais cette fois l'accusation venait de l'Italie contre la France.
Marx et Lénine disaient : "Enseigner, expliquer, convaincre." "Discipline… discipline…" leur répond en écho le comité central.
Il n'y a pas de tâche plus importante que de former des militants conscients par un travail persévérant d'éducation, d'explication et de discussion politique. Cette tâche est en même temps l'unique moyen garantissant et renforçant l'action révolutionnaire. Le PCI d'Italie a découvert un moyen plus efficace : la discipline. Cela n'a rien de surprenant après tout. Quand on professe le concept du Génie, se contemplant et se réfléchissant en lui d'où jaillit la lumière, le comité central devient l'État-major distillant et transformant cette lumière en ordres et oukases, les militants en lieutenants, sous-offs et caporaux, et la classe ouvrière en masse de soldats à qui on enseigne que "la discipline est notre principale force".
Cette conception de la lutte du prolétariat et du parti est celle d'un adjudant de carrière de l'armée française. Elle a sa source dans une oppression séculaire et une domination de l'homme par l'homme. Il appartient au prolétariat de l'effacer à jamais.
Il peut paraître ahurissant, après les longues années de luttes épiques au sein de l'IC pour le droit de fraction, de revenir aujourd'hui sur cette question. Elle semblait résolue, pour tout révolutionnaire, par l'expérience vécue. C'est pourtant ce droit de fraction que nous sommes obligés de défendre aujourd'hui contre les dirigeants du PCI d'Italie.
Aucun révolutionnaire ne parle de la liberté ou de la démocratie en général, car aucun révolutionnaire n'est dupe des formules en général ; il cherche toujours à mettre en lumière leur contenu social réel, leur contenu de classe. Plus qu'à tout autre, on doit à Lénine d'avoir déchiré les voiles et d'avoir mis à nu les mensonges éhontés que couvraient les beaux mots de "liberté" et "démocratie" en général.
Ce qui est vrai pour une société de classe l'est aussi pour les formations politiques qui agissent en son sein. La 2ème Internationale fut très démocratique mais sa démocratie consistait à noyer l'esprit révolutionnaire dans un océan d'influence idéologique de la bourgeoisie. De cette démocratie où toutes les vannes sont ouvertes pour éteindre l'"étincelle" révolutionnaire, les communistes n'en veulent pas. La rupture d'avec ces partis de la bourgeoisie qui se disaient socialistes et démocratiques fut nécessaire et justifiée. La fondation de la 3ème Internationale, sur la base de l'exclusion de cette soi-disant démocratie fut une réponse historique. Cette réponse est un acquis définitif pour le mouvement ouvrier.
Quand nous parlons de démocratie ouvrière, de démocratie à l'intérieur de l'organisation, nous l'entendons tout autrement que la Gauche socialiste, les trotskistes et autres démagogues. La démocratie à laquelle ils nous convient, avec des trémolos dans la voix et le miel sur les lèvres, est celle où l'organisation est libre de fournir des ministres pour la gestion de l'État bourgeois, celle qui appelle à participer à la guerre impérialiste. Ces démocraties organisationnelles ne nous sont pas plus proches que les organisations non-démocratiques de Hitler, Mussolini et Staline qui font exactement le même travail. Rien n'est plus révoltant que l'annexion (les partis socialistes s'y connaissent en matière d'annexion impérialiste) de Rosa Luxemburg faite par les tartuffes de la Gauche socialiste, pour opposer son "démocratisme" à "l'intolérance bolchevik". Rosa, comme Lénine, n'a pas résolu le problème de la démocratie ouvrière ; mais, l'un comme l'autre savaient à quoi s'en tenir sur la démocratie socialiste et ils la dénoncèrent pour ce qu'elle valait.
Quand nous parlons de régime intérieur, nous entendons parler d'une organisation basée sur des critères de classe et sur un programme révolutionnaire et non ouvert au premier avocat venu de la bourgeoisie. Notre liberté n'est pas abstraite en soi, mais essentiellement concrète ; c'est celle des révolutionnaires regroupés, cherchant ensemble les meilleurs moyens d'agir pour l'émancipation sociale. Sur cette base commune et tendant au même but, bien des divergences surgissent immanquablement en cours de route. Ces divergences expriment toujours soit l'absence de tous les éléments de la réponse, soit les difficultés réelles de la lutte, soit l'immaturité de la pensée. Mais elles ne peuvent être ni escamotées ni interdites ; mais, au contraire, elles doivent être résolues par l'expérience de la lutte elle-même et par la libre confrontation des idées. Le régime de l'organisation consiste donc non à étouffer les divergences mais à déterminer les conditions de leur solution. C'est-à-dire, en ce qui concerne l'organisation, de favoriser, de susciter leur manifestation au grand jour au lieu de les laisser cheminer clandestinement. Rien n'empoisonne plus l'atmosphère de l'organisation que les divergences restées dans l'ombre. Non seulement l'organisation se prive ainsi de toute possibilité de les résoudre mais elles minent lentement ses fondations. À la première difficulté, au premier revers sérieux, l'édifice qu'on croyait en apparence solide comme un roc craque et s'effondre, laissant derrière lui un amas de pierres. Ce qui n'était qu'une tempête se transforme en catastrophe décisive.
Il nous faut un parti fort, disent les camarades du PCI, un parti uni ; or l'existence des tendances, la lutte de fractions le divisent et l'affaiblissent. Pour appuyer cette thèse, ces mêmes camarades invoquent la résolution présentée par Lénine et votée au 10ème congrès du PC russe, interdisant l'existence de fractions dans le parti. Ce rappel de la fameuse résolution de Lénine et son adoption aujourd'hui marquent on ne peut mieux toute l'évolution de la Fraction italienne devenue parti. Ce contre quoi la Gauche italienne (et toute la gauche dans l'IC) s'est insurgée et a combattu pendant plus de 20 ans est devenu aujourd'hui le crédo du "parfait" militant du PCI. Rappellerons-nous aussi que la résolution en question a été adoptée par un parti 3 ans après la révolution (elle n'aurait jamais pu être même envisagée auparavant) qui se trouvait aux prises avec des difficultés innombrables : blocus extérieur, guerre civile, famine et ruine économique à l'intérieur. La révolution russe était dans une impasse terrible. Ou la révolution mondiale allait la sauver, ou elle succombait sous la pression conjuguée du monde extérieur et des difficultés intérieures. Les bolcheviks au pouvoir subissent cette pression et reculent sur le plan économique et, ce qui est mille fois plus grave, sur le plan politique. La résolution sur l'interdiction des fractions, que Lénine présentait d'ailleurs comme provisoire, dictée par les conditions contingentes terribles dans lesquelles se débattait le parti, fait partie d'une série de mesures qui, loin de fortifier la révolution, n'a fait qu'ouvrir un cours de dégénérescence.
Le 10ème congrès a vu à la fois le vote de cette résolution, l'écrasement par la violence étatique de la révolte ouvrière de Cronstadt et le début de la déportation massive en Sibérie des opposants du parti.
L'étouffement idéologique à l'intérieur du parti ne se conçoit qu'allant de pair avec la violence au sein de la classe. L'État, organe de violence et de coercition, se substitue aux organismes idéologiques, économiques et unitaires de la classe : le parti, les syndicats et les soviets. La Guépéou remplace la discussion. La contre-révolution prend le pas sur la révolution sous le drapeau du socialisme ; c'est le plus inique régime du capitalisme d'État qui se constitue.
Marx disait à propos de Louis Bonaparte que les grands événements de l'histoire se produisent pour ainsi dire 2 fois, et il ajoutait : "La première fois comme une tragédie, la seconde comme une farce." Le PCI d'Italie reproduit en farce ce que fut la grandeur et la tragédie de la révolution russe et du Parti bolchevik : le Comité de coalition antifasciste de Bruxelles pour le soviet de Petrograd, Vercesi à la place de Lénine, le pauvre comité central de Milan pour l'Internationale communiste de Moscou où siégeaient les révolutionnaires de tous les pays, la tragédie d'une lutte de dizaines de millions d'hommes pour les petites intrigues de quelques chefaillons. Autour de la question du droit de fraction se jouait en 1920 le sort de la révolution russe et mondiale. "Pas de fraction", en Italie en 1947, est le cri des impuissants ne voulant pas être forcés de penser par la critique et être dérangés dans leur quiétude. "Pas de fraction" menait à l'assassinat d'une révolution en 1920. "Pas de fraction" en 1947 est tout au plus une petite fausse couche d'un parti non viable.
Mais même en tant que farce, l'interdiction de fraction devient un handicap sérieux de la reconstruction de l'organisation révolutionnaire. La reconstruction du Bureau international de la GCI pourrait nous servir d'exemple palpable de la méthode à l'honneur.
On sait que ce Bureau international s'est retrouvé disloqué avec l'éclatement de la guerre. Pendant la guerre, des divergences politiques se sont manifestées au sein des groupes et entre les groupes se réclamant de la GCI. Quelle devait être la méthode de reconstruction de l'unité organisationnelle et politique de la GCI ? Notre groupe préconisait la convocation d'une conférence internationale de tous les groupes se réclamant de la GCI et se fixant pour objectif la discussion la plus large pour toutes les questions en divergences. Contre nous prévalait l'autre méthode qui consistait à mettre le maximum de sourdine sur les divergences, à exalter la constitution du parti en Italie et autour de qui devait se faire le nouveau regroupement. Aussi, aucune discussion ou critique internationale ne fut tolérée et un simulacre de conférence eut lieu à la fin de 1946. Notre esprit de critique et de franche discussion fut considéré comme intolérable et inacceptable ; et, en réponse à nos documents (les seuls qui avaient été soumis à la discussion de la conférence), on a non seulement refusé de les discuter mais, en plus, on a estimé préférable de nous éliminer de la conférence, tout simplement.
Nous avons publié dans Internationalisme n°16 de décembre 1946 notre document destiné à tous les groupes se réclamant de la GCI en vue de la conférence. Dans ce document, nous avons, selon notre vieille habitude, énuméré toutes les divergences politiques existantes dans la GCI et expliqué franchement notre point de vue. Dans le même numéro d'Internationalisme, on trouve également la "réponse" de ce singulier Bureau international. "Puisque, dit cette réponse, votre lettre démontre, une fois de plus, la constante déformation des faits et des positions politiques prises soit par le PCI d'Italie soit par les fractions française et belge" et, plus loin, "que votre activité se borne à jeter la confusion et de la boue sur nos camarades, nous avons exclu à l'unanimité la possibilité d'accepter votre demande de participation à la réunion internationale des organisations de la GCI."
On pensera ce qu'on voudra de l'esprit dans laquelle a été faite cette réponse, mais on doit constater, à défaut d'arguments politiques, qu'elle ne manque pas d'énergie et de décision... bureaucratique. Ce que la réponse ne dit pas et qui est, à un très haut point, caractéristique de la conception de la discipline vraiment générale, professée et pratiquée par cette organisation, c'est la décision suivante prise en grand secret.
Voilà ce que nous écrit, à ce sujet, un camarade du PCI au lendemain de cette réunion internationale[2] :
Cette décision intérieure et secrète a-t-elle encore besoin d'être commentée ? Nous ajouterons seulement qu'à Moscou Staline a évidemment des moyens plus appropriés pour isoler les révolutionnaires : les cellules de la Loubianka (prison de la Guépéou), les isolateurs de Verkhni Ouralsk et, au besoin, une balle dans la nuque. Dieu merci, la GCI n'a pas encore cette force (et nous ferons tout pour qu'elle ne l'ait jamais) mais ce n'est vraiment pas de sa faute. Ce qui importe, en définitive, c'est le but poursuivi et la méthode, consistant à chercher à isoler, à vouloir faire taire la pensée de l'adversaire, de ceux qui ne pensent pas comme vous. Fatalement, et en correspondance avec la place qu'on occupe et la force qu'on possède, on est amené à des mesures de plus en plus violentes. La différence avec le stalinisme n'est pas une question de nature mais uniquement de degré.
Le seul regret que doit avoir le PCI, c'est d'être obligé de recourir à ces misérables moyens "d'interdire aux membres tout contact avec les fractions dissidentes".
Toute la conception sur le régime intérieur de l'organisation et de ses rapports avec la classe se trouve illustrée et concrétisée par cette décision, à notre avis, monstrueuse et écœurante. Excommunication, calomnie, silence imposé, telles sont les méthodes qui se substituent à l'explication, la discussion et la confrontation idéologique. Voilà un exemple type de la nouvelle conception de l'organisation.
Un camarade de la GCI nous écrit une longue lettre pour "décharger, comme il dit, son estomac de tout ce qui lui pèse, depuis la coalition antifasciste jusqu'à la nouvelle conception du parti."
"Le parti, écrit-il dans la lettre, n'est pas le but du mouvement ouvrier ; il est seulement un moyen. Mais la fin ne justifie pas les moyens. Ceux-ci doivent être imprégnés du caractère de la fin qu'ils servent pour l'atteindre ; la fin doit se retrouver dans chacun des moyens employés ; par conséquent, le parti ne pourra pas être érigé suivant les conceptions léninistes, car cela signifierait, une fois de plus, l'absence de démocratie : discipline militaire, interdiction de la libre expression, délits d'opinion, monolithisme, mystification du parti.
Si la démocratie est la plus belle fumisterie de tous les temps, cela ne doit pas nous empêcher d'être pour la démocratie prolétarienne dans le parti, le mouvement ouvrier et la classe. Ou bien qu'on propose un autre terme. L'important est que la chose reste. 'Démocratie prolétarienne' signifie droit d'expression, liberté de pensée, liberté de ne pas être d'accord, suppression de la violence et de la terreur, sous toutes leurs formes, dans le parti et naturellement dans la classe."
Nous comprenons et partageons entièrement l'indignation de ce camarade quand il s'élève contre l'édification du parti-caserme et contre la dictature sur le prolétariat. Combien est loin cette saine et révolutionnaire conception de l'organisation et du régime intérieur de cette autre conception que nous a donnée récemment un des dirigeants du PCI d'Italie. "Notre conception du parti, a-t-il dit textuellement, est un parti monolithique, homogène et monopoliste."
Une telle conception -jointe au concept du chef génial, à la discipline militaire- n'a rien à voir avec l'œuvre révolutionnaire du prolétariat où tout est conditionné par l'élévation de la conscience, par la maturation idéologique de la classe ouvrière. "Monolithisme, homogénéité et monopolisme" est la trilogie divine du fascisme et du stalinisme.
Le fait qu'un homme ou un parti se disant révolutionnaire puisse se revendiquer de cette formule, indique tragiquement toute la décadence, toute la dégénérescence du mouvement ouvrier. Sur cette triple base on ne construit pas le parti de la révolution mais plutôt une nouvelle caserne pour les ouvriers. On contribue effectivement à maintenir les ouvriers à l'état de soumission et de domination. On fait une action contre-révolutionnaire.
Ce qui nous fait douter de la possibilité du redressement du PCI d'Italie, plus que ses erreurs proprement politiques, ce sont ses conceptions de l'organisation et de ses rapports avec l'ensemble de la classe. Les idées par lesquelles s'est manifestée la fin de la vie révolutionnaire du parti bolchevik et qui marquèrent le début de la déchéance - l'interdiction de fraction, la suppression de la liberté d'expression dans le parti et dans la classe, le culte de la discipline, l'exaltation du chef infaillible - servent aujourd'hui de fondement, base au PCI d'Italie et à la GCI. Persistant dans cette voie, le PCI ne pourra jamais servir la cause du socialisme. C'est en pleine conscience et mesurant toute la gravité que nous leur crions : "Halte-là. Il faut rebrousser chemin, car ici la pente est fatale."
Marc
[1] Aux dernières nouvelles, le PCI d'Italie ne participerait pas aux prochaines élections. Ainsi a décidé le comité central. Est-ce à la suite d'un réexamen de la position et d'une discussion dans le parti ? Détrompez-vous. Il est toujours trop prématuré d'ouvrir une discussion qui risquerait de "troubler" les camarades, nous dit notre dirigeant bien connu. Mais alors ? Tout simplement le parti a perdu beaucoup de membres et la caisse est vide. Ainsi, faute de munitions, le comité central a décidé d'arrêter la guerre et de ne pas participer aux PROCHAINES élections. C'est une position commode qui arrange tout le monde et a, en plus, l'avantage de ne troubler personne. C'est ce que notre dirigeant appelle encore "la transformation renversée de la quantité en qualité !"
[2] Il s'agit du camarade Jober qui était alors en discussion avec nous au nom de la fédération de Turin du PCI qu'il représentait. Depuis, la fédération de Turin, protestant contre les méthodes du comité central, est devenue autonome et, à ce titre, a participé à la conférence internationale de contact (voir Internationalisme n°24).
Dans le cadre d'une situation générale européenne évoluant à pas rapide vers une crise alimentaire presque de famine, la France roule, tous freins débloqués, vers la catastrophe imminente.
Baisse générale de la production, déséquilibre et déficit du budget accentués, augmentation constante de la circulation fiduciaire (13 milliards de plus dans la dernière semaine), dévaluation réelle -en attendant d'être officielle- du franc, manque de moyens financiers pour assurer les importations indispensables (le gouvernement vient de décider la limitation ou la suppression des importations pour toute une série de marchandises), grave déficit dans la production et l'importation du charbon, pénurie d'énergie électrique et, dominant le tout, une terrible disette en produits alimentaires (blé, viande, matières grasses, légumes) au point de réduire le rationnement à 70% environ de ce qu'il fut pendant les pires années de la guerre et de l'occupation. C'est sous le signe de la famine que la France entre dans l'hiver 1947-48.
La ration de pain fut ramenée de 500g à 250g en mai dernier après avoir été diminuée en qualité par un mélange croissant de maïs et même de pomme de terre, etc. Elle est à nouveau amputée de 50g, mais rien n'autorise à croire qu'on s'arrêtera là et il est fort question de ramener la ration, dans les mois à venir, à 150g. La ration de beurre est passée de 150g à100g. La viande ne sera vendue que 2 jours par semaine. Le courant électrique sera coupé 2 fois par semaine (l'année dernière, cette mesure n'a été prise qu'en novembre), en attendant les restrictions sur le gaz. Les points pour les articles de textile sont rétablis. Le rétablissement de la carte de tabac est envisagé. Pour tout, il n'est question que de diminution, de restriction et d'aggravation de rationnement. Les gouvernants annoncent l'heure de la grande pénitence nationale, terme élégant pour désigner la misère pour les masses travailleuses.
Les prix ne font que grimper. Le prix de détail est passé de l'indice 830 environ en mai à 1030 en août, accusant une augmentation de 25%. Pour le seul mois d'août, l'indice du coût de la vie est monté de 6%. Les dernières mesures gouvernementales sur le pain et la viande ont eu pour effet une panique générale et une spéculation effrénée sur le marché où les prix des légumes et fruits sont passés du simple au double. Les quelques chiffres suivants peuvent donner une idée de l'importance de cette hausse dans les derniers 15 jours (extrait du "Monde" du 7/9).
Cours moyens aux Halles centrales, au kilo :
|
23/08/09 |
05/09/09 |
Chicorée de Nantes |
23fr |
48fr |
Choux de Paris |
15 |
20 |
Cresson (la botte) |
5 |
20 |
Laitue |
18 |
40 |
Navet |
25 |
42 |
Pommes de terre |
9,5 |
15,5 |
|
|
|
Œufs (la pièce) |
14 |
16 |
Tomate |
13 |
18 |
Lapin |
120 |
140 |
Pêches |
40 |
50 |
Raisin |
26 |
42 |
Melon |
14 |
33 |
Le gouvernement et la presse ont beau accuser la panique des consommateurs dans cette hausse, il n'en restera pas moins, dans les semaines à venir, que les prix des produits ne baisseront pas mais, avec la disette générale, ne feront encore que grimper.
Hausse du coût de la vie, réduction du rationnement à un niveau de misère jamais encore atteint, baisse du salaire hebdomadaire à la suite de la perte des heures de travail par manque de courant, telle se présente la situation effroyable des conditions de misère des ouvriers, et cela sans aucune perspective d'en sortir. Le capitalisme ne peut offrir aucune perspective d'amélioration de la situation. Seule la guerre, c'est-à-dire la destruction généralisée organisée sur une grande échelle et le massacre de millions de vies humaines, reste l'unique perspective pour le régime capitaliste décadent.
Ceux qui n'ont pas compris les lois inexorables qui ne laissent au capitalisme décadent aucune possibilité d'amélioration, même provisoire, des conditions de vie, ceux qui ont prétendu compatible une production de guerre avec une hausse réelle des salaires, ceux qui croyaient à une conversion possible de la production de guerre en une production de paix peuvent vérifier aujourd'hui l'inanité de leur théorie.
De même, il apparaît nettement aujourd'hui toute l'inconsistance de la lutte étroitement économique, professionnelle, syndicale des ouvriers. Engagée sur ce plan, la lutte ouvrière se trouve acculée dans une impasse et s'épuise en vains combats. Les revendications économiques, dans le cadre capitaliste, ne font qu'entretenir des illusions, parmi les ouvriers, sur de chimériques améliorations de leurs conditions de vie, incompatibles désormais avec la survivance du capitalisme. De plus, elles empêchent les ouvriers de prendre conscience de la seule alternative que pose la situation : subir la misère sans cesse croissante, subir la surexploitation, le rationnement et la famine, en attendant de crever héroïquement sur les champs de carnage impérialistes, ou de mettre fin à ce régime décadent par la révolution socialiste.
Les partis dits ouvriers - socialiste, stalinien et organisations syndicales - utilisent à fond le mécontentement des travailleurs pour la sauvegarde du capitalisme en général et pour leurs intérêts politiques en particulier. En déchainant la vague giratoire des grèves de juin-juillet, le Parti communiste et la CGT savaient ce qu'ils faisaient. D'une part, ils ont canalisé le mécontentement des masses en l'orientant uniquement sur le terrain économique d'augmentation des salaires, aboutissant normalement, au travers de marchandages et de tergiversations, à une illusoire et ridicule augmentation nominale des salaires, largement résorbée par une augmentation préalable réelle des prix et justifiant les augmentations de prix à venir. D'autre part, ils ont fait des ouvriers et de leur mécontentement des moyens de pression pour accéder de nouveau aux postes ministériels.
Seuls des naïfs ou des bavards comme les trotskistes pouvaient voir dans ces grèves de juin une manifestation de la lutte de classe, alors qu'elles n'étaient qu'une machination politique stalinienne et un dévoiement de la classe ouvrière pour le plus grand profit de la bourgeoisie.
Aussi, aujourd'hui, alors que les dernières mesures gouvernementales aggravent considérablement la situation des ouvriers, le prolétariat parisien, abusé et fatigué, n'a pas encore retrouvé la force de réagir et de s'engager dans la lutte.
Cependant, la situation présente ne peut pas ne pas provoquer une vive réaction ouvrière. Il est à un très haut point caractéristique que des mouvements spontanés de grèves et de manifestations aient éclaté en province. Le Parti communiste et la CGT n'épargnent pas leurs efforts pour se rendre maitres de ces mouvements. Mais ils sont effectivement, et tout au moins partiellement, débordés. Leur emprise sur les ouvriers en province est moins forte qu'à Paris où se trouve concentré tout l'appareil bureaucratique.
Les mouvements de Nantes, Clermont-Ferrand, Montbéliard, Saint-Étienne et d'autres centres industriels acquièrent une haute signification de classe. En éclatant sur la base locale et non professionnelle, ils dépassent la structure syndicale et indiquent l'orientation de la structure de la nouvelle organisation de masse des ouvriers, qui ne peut être que locale. En posant comme objectif premier de ses luttes, non la question des salaires mais celle du ravitaillement du pain, ils indiquent une orientation de la lutte passant du plan économique au plan social.
Rien ne permet de prédire l'évolution de ces manifestations. Il est probable que la CGT et le Parti communiste parviendront à s'emparer de ces manifestations, à les canaliser à leur bénéfice. Mais la situation présente est grosse de convulsions sociales. Si les ouvriers parviennent à les maintenir sur leur terrain de classe, les grèves et manifestations d'aujourd'hui peuvent être le début d'une vaste action et le commencement d'un renversement du cours.
Les militants révolutionnaires prêtent une attention vigilante à ces mouvements, ne les confondant pas avec les machinations staliniennes de juin. Les mouvements actuels sont la suite de la grève de Renault à son début.
Les révolutionnaires participent à ces mouvements de toutes leurs forces mais ils n'ont pas de programme transitoire ni de propositions positives immédiates à donner.
La lutte du prolétariat aujourd'hui ne peut être qu'une lutte de refus, refus de toute solution présentée par le capitalisme et ses agents : augmentation de la production, gestion du contrôle de la production, prime à la production, échelle mobile, incorporation au bloc occidental (Amérique) ou au bloc oriental (Russie).
Refus aux mesures de famine. Refus à la guerre.
La lutte contre la famine ne peut être qu'une lutte menée sur le terrain de classe du prolétariat contre le capitalisme décadent.
LE SEUL PROGRAMME CONSTRUCTIF ET POSITIF NE PEUT ÊTRE QUE CELUI DE LA LUTTE POUR LA TRANSFORMATION SOCIALE, POUR LA RÉVOLUTION SOCIALISTE.
Internationalisme
La grève de Renault se devait, dès la fin avril, de déclencher, dans la presse dite ouvrière, un torrent d'agitation de droite à gauche, tous se faisant un devoir de défendre avec indignation les travailleurs, "artisans de la renaissance française". Quant aux véritables "défenseurs du minimum vital", les titres bien ronflants de la "Vérité" suffisent pour se convaincre de la participation active des trotskistes à ce front commun de défense. CNT et Libertaires se devaient aussi de préparer le chemin à la CGT qui, pour lutter contre "le glissement à droite" de la politique de Ramadier prenait place dans le concert de la défense des opprimés ; et Duclos de s'écrier à la Chambre des députés : "Le chef d'orchestre clandestin, c'est la misère du peuple !"
Ainsi, voyons-nous la fédération des gaziers être mobilisée par Marcel Paul et la boulangerie dire son mot dans cette agitation sociale. Le petit commerce et l'agriculture ne devaient pas rester inactifs. Le gouvernement Ramadier ne pouvait que rétablir en partie la liberté du petit commerce et augmenter le prix du blé de crainte de voir le pays sans ravitaillement.
Mais il y a plus. On a vu récemment les stations de métro fermer autour du Palais Bourbon ; grévistes et manifestants devaient faire le chemin à pied pour apporter leur appui aux députés défendant "le minimum vital devant la politique réactionnaire du plan Schumann". Aux trotskistes de se réjouir...
Nous avons connu cela au moment où nous écrivions : "Doit-on voir là le réveil de la classe ouvrière ? Doit-on constater que l'aggravation du ravitaillement et l'augmentation du coût de la vie ont été déterminantes dans les mouvements qui se succèdent depuis près de 2 mois, ou bien ne peut-on considérer ces mouvements que comme des tremplins pour les staliniens en vue d'atteindre les anciens postes gouvernementaux qu'ils occupaient et, en outre, épuiser les forces encore par trop combattives des travailleurs dans des grèves par paquet, faisant l'effet de piqures de guêpes sur le gouvernement et des saignées abondantes sur la classe ouvrière ?"
Aujourd'hui, nous pouvons profiter de cette atmosphère de "paix sociale" pour affirmer une fois de plus : de cette mascarade de lutte, les travailleurs sortent battus, mécontents et en pleine confusion, tandis que la CGT et le PCF préparent des lendemains qui chantent en vue de la prochaine période électorale. Dans cette conjoncture et avec une grève des cheminots que jamais l'histoire du mouvement ouvrier en France n'avait connue, seule la bourgeoisie sort vainqueur ; et la conférence du Palais-Royal en est le couronnement. On peut se rendre compte que la récente augmentation de salaire acquise est déjà dépassée par la hausse des denrées alimentaires de première nécessité et que, dans ces conditions, l'effort à fournir pour la masse des travailleurs pour tenir une grève ne peut se traduire que par une diminution de sa combativité et l'enfoncer un peu plus dans la confusion.
Chez Renault, les dissidents trotskistes ont déclenché un mouvement de grève sur la base d'une augmentation de salaire ; ils ont ensuite constitué un syndicat autonome avec lequel ils prétendent éduquer les travailleurs en les faisant passer de la lutte sur le plan économique à la lutte sur le plan politique. Se basant sur des individualités, ils considèrent comme progressif chaque cas particulier qu'ils pourront amener à la politique trotskiste ; alors que dans l'ensemble de la masse prolétarienne, de telles manœuvres retardent le processus de clarification au sein de la classe parce qu'elles ne les détachent pas de l'idéologie bourgeoise. Il n'existe pas, aujourd'hui, de processus évolutif entre les luttes économiques et les luttes politiques de la classe ouvrière ; et, bien que les conditions de crise du régime existent, les révolutionnaires ne peuvent chercher des palliatifs aux conséquences de cette crise pour créer le terrain -bien factice- de mouvement de revendications, car axer toute lutte sur une amélioration du minimum vital ne fait qu'entretenir l'illusion d'une possibilité de s'accommoder avec le régime capitaliste décadent. L'axe de toute politique révolutionnaire, dans la période actuelle, ne peut être que le refus de toute collaboration directe ou indirecte avec l'État capitaliste.
La crise permanente du capitalisme -qui se traduit par des guerres successives, conséquences du manque de débouchés commerciaux- est le plus important facteur d'inflation et enlève de plus en plus toute valeur réelle à la monnaie. À MOINS DE DEMANDER AU CAPITALISME DE SE DÉTRUIRE EN TANT QUE CLASSE, CE DERNIER NE PEUT PLUS ACCORDER UNE AUGMENTATION DE SALAIRE SANS INÉVITABLEMENT AUGMENTER LES PRIX. PARLER DE "MINIMUM VITAL", C'EST ENFERMER LES OUVRIERS DANS UNE IMPASSE ET PERMETTRE À LA BOURGEOISIE, AU TRAVERS DE TRACTATIONS ET DE MARCHANDAGES, DE PROLONGER SA VIE, EN ENVOYANT TOUT MOUVEMENT SUR UNE VOIE DE GARAGE.
Il est facile aujourd'hui pour tous nos économistes syndicaux de crier à la trahison de la CGT et du PCF, mais il leur serait beaucoup plus difficile de donner les raisons qui leur permettent d'être toujours les victimes et aux staliniens d'être toujours les vainqueurs de cette situation, laquelle puise ses racines dans les insuffisances théoriques du matériel employé.
Ces néo-économistes n'ont pas compris que le problème ne consiste pas à reconstruire une CGT où leur présence serait une garantie contre l'opportunisme des actuels dirigeants et avec laquelle les méthodes de lutte qui correspondaient à l'époque du capitalisme ascendant seraient reprises. De même qu'il existe une unité interne, un tout inséparable entre le but et les moyens, entre le contenant et le contenu, de même la lutte ouvrière ne peut s'exprimer au travers du parlement bourgeois ou au travers des syndicats dans des luttes économiques d'intérêts et de marchandages capitalistes.
Que nos néo-économistes ne s'agitent plus autant car le stalinisme poursuit sa politique d'avant juillet ; les travailleurs, à leur retour de vacances, viennent encore une fois d'en faire les frais. Le stalinisme entend bien utiliser les masses ouvrières contre toute politique qui se détourne du bloc russe. C'est ainsi qu'après avoir fomenté des grèves et des manifestations contre le patronat "saboteur de la reconstruction", la CGT stalinisée et le CNPF concluent les accords du Palais-Royal par-dessus le gouvernement Ramadier. En agitant le drapeau de "la paix sociale", le PCF et la CGT ne font autre chose que préparer les prochaines élections et placer les socialistes dans une position qui semblerait contrecarrer les intérêts de la classe ouvrière ; ensuite, en tant que parti de gouvernement, faire valoir que les accords tiennent compte de la stabilisation des prix et, par-là, ne pas nuire à "l'intérêt national". Pour le patronat, c'est un moyen légal d'augmenter ses prix à bon compte. Quant au 3ème larron, il n'entend pas voir saper son autorité. Il augmentera les prix pour autant que cette augmentation cadrera avec son plan de politique économique ; en cela il force le patronat pris individuellement à se soumettre au dirigisme dans l'intérêt collectif du capitalisme.
Mais, de toutes ses arlequinades, une question se pose : OÙ SE TROUVE LA LUTTE DE CLASSE ? Quand tous les mouvements de lutte qui ont débuté en avril n'aboutissent, dans la réalité, qu'à la conclusion d'un accord opposé aux intérêts des travailleurs, nous sommes en droit de faire remarquer aux trotskistes de tous poils que la classe ouvrière, en tant que classe politique détachée de toute idéologie bourgeoise, est absente. Au travers de la politique pro-russe du stalinisme et de la politique pro-américaine de Ramadier -toutes deux de même nature capitaliste- se crée un courant entrainant l'humanité vers la 3ème guerre mondiale.
Dans ce chaos, dans cette famine grandissante du capitalisme décadent, aucune lutte de classe ne sera victorieuse sur les plans syndical et parlementaire, où le capitalisme, stalinien ou non, l'a fait parvenir.
Les révolutionnaires se doivent de donner conscience de la situation politique à la classe ouvrière, dans les mouvements de lutte, au travers de ces "comités" qui surgissent et qui devront, faute de doubler et répéter les syndicats, dépasser la lutte économique, rejetant par-là les organismes périmés. Ces "comités" disparaitront après chaque lutte mais ils auront dégagé le chemin de la lutte au fur et à mesure des idéologies opportunistes et déviationnistes. Ils redonneront à cette lutte son véritable sens de classe, portant au maximum son effort contre la guerre et ouvrant ainsi la perspective de la révolution.
Renard
On prend généralement pour base de comparaison de l'économie et de la production actuelle l'année 1938. Cela uniquement parce que l'année 1938 fut la dernière avant la guerre et nullement parce qu'elle fut une année de prospérité, loin de là.
Quand on fait cette comparaison avec 1938 on doit avoir constamment en mémoire qu'elle fut une année de dépression économique et que sa production ne représentait que 75 % de 1929, elle-même pas très brillante quoique la meilleure depuis 1913. Ainsi, l'effondrement de l'économie française apparaît dans toute sa réalité quand, en rapport avec l'année de dépression de 1938, l'indice de la production est encore tombé de 89 en octobre 1946 à 87 en décembre, 81 en janvier 1947, 78 en février. L'indice corrigé des mois suivants n'est pas encore connu mais tout indique qu'après une légère montée en mars-avril la production est à nouveau tombée par suite notamment de la vague de grèves et essentiellement à cause des difficultés insurmontables auxquelles se heurte l'économie française.
Le problème du charbon est une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête du capitalisme français, quoique non l'unique difficulté. L'extraction nationale accuse de nouveau, après les excitations staliniennes et leurs cris de triomphe, un nouveau fléchissement.
Production du charbon en milliers de tonnes
Janvier |
4597 |
Février |
4223 |
Mars |
4624 |
Avril |
4209 |
Mai |
3983 |
Elle atteint ainsi sensiblement le niveau de 1938 (moyenne mensuelle de 3963). La menace d'une stagnation (et peut- être même d'une baisse) est donnée, entre autres, par l'éventuelle libération de prisonniers allemands qui doit avoir lieu à la fin de l'année. On sait le grand pourcentage qu'occupent les prisonniers allemands dans la totalité de la main-d’œuvre employée dans les mines.
L'importation en charbon est encore plus désastreuse par suite de la politique de relèvement industriel de l'Allemagne par les anglo-américains, malgré les lamentations du capitalisme français et la campagne hystérique chauvine des staliniens.
Ainsi se trouve largement compromis le commencement du plan Monnet. Les prévisions de celui-ci comptaient sur un total de 75 millions de tonnes de charbon. La France réalisera péniblement un maximum de 60 millions.
Une plaie non moins cuisante du capitalisme français est l'extrême fléchissement de la productivité de la main-d’œuvre qui, étant elle-même une résultante de l'ensemble des conditions désastreuses de la production (pénurie et vieillissement des moyens de production, manque de moyens de transport, destruction résultant de la guerre, pauvreté des moyens financiers, perte de sources de matières premières) et du bas niveau de vie des ouvriers en France, vient encore s'ajouter aux difficultés et aggraver l'ensemble de la situation dans laquelle se débat désespérément le capitalisme français.
Par exemple, dans une branche de la production comme l'extraction du charbon, bien moins sujette et dépendante des moyens de production et où l'État et les partis "ouvriers" ont concentré tous leurs efforts pour assurer et augmenter la production, le rendement par ouvrier de fond est tombé à 76 % de celui de 1938. On peut facilement imaginer ce que doit être le rendement dans les autres branches bien moins favorisées. Pour se faire une idée plus exacte, on peut mettre en avant les comparaisons suivantes : la construction d'une automobile aux États-Unis nécessite 25 jours-homme, en France 85 jours-homme ; la statistique montre que l'extraction de 4 tonnes de charbon nécessite 1 mineur aux États-Unis, 2 dans la Ruhr, 4 en France. Le rapport comparatif de la productivité du travail place la France à un des plus bas échelons des pays du monde.
La situation catastrophique de l'économie française se traduit le mieux dans son commerce extérieur. Les évaluations les plus optimistes pour l'année en cours sont :
Ce déficit est couvert en partie par des emprunts à l'étranger (ce qui explique suffisamment la politique extérieure de la France, à la remorque des États-Unis) et par la réserve en or et en devises de la Banque de France, c'est-à-dire la précipitation d'une course folle à la banqueroute finale.
Il est important de s'arrêter non seulement sur le déficit impressionnant du commerce extérieur. Ainsi, l'importation d'objets fabriqués, qui représentait en 1938 15 % de la valeur de l'ensemble des importations, s'élève aujourd'hui à 26 %. Pour le même temps, l'exportation des produits alimentaires passe de 14 % en 1938 à 21 % en 1946. En d'autres termes, la France, qui ne fut jamais un pays agricole, doit payer aujourd'hui avec une production agricole encore diminuée l'importation d'objets fabriqués les plus indispensables. Cette situation paradoxale ressort nettement du tableau suivant :
Indice du volume du commerce extérieur (base 100 pour 1938)
1947 |
Matières nécessaires à l'industrie |
Objets fabriqués |
objets d'alimentations |
|
|
|
|
Import |
export |
import |
export |
import |
export |
Janvier |
68,5 |
30,2 |
270 |
79,6 |
65,5 |
92,2 |
Février |
83,3 |
35 |
317 |
108 |
61,7 |
102,3 |
Mars |
76,6 |
33,5 |
421 |
91,6 |
59 |
104,1 |
Avril |
90,6 |
45,2 |
354 |
120,9 |
57 |
87,7 |
Ainsi, pour des objets fabriqués, la France importe 4 fois plus pour une exportation restée sensiblement la même. Alors que pour les produits alimentaires, malgré la pénurie et la disette qui règnent, elle continue à exporter autant qu'en 1938 n'importe que 50 % environ. Ce caractère du commerce extérieur, d'exportation des produits alimentaires et d'importations d'objets fabriqués, a toujours été le propre des pays coloniaux et semi-coloniaux.
Cette évolution dans ce sens du commerce extérieur indique on ne peut mieux la déchéance de l'économie française, déchéance qui ira en s'accentuant.
Il serait erroné de conclure des quelques statistiques, que nous venons de citer plus haut, que nous assistons à une transformation de l'économie française qui, d'une production industrielle s'orienterait vers une production agricole. Seul l'impérialisme allemand, sous sa forme politique nazie, pouvait formuler un rêve économique aussi insensé. L'Europe nouvelle nazie devait être un hinterland agricole au bénéfice de l'Allemagne, unique centre industriel, c'est-à-dire unique producteur de marchandises industrielles, exploitant le reste de l'Europe transformé en marché d'écoulement et en source de matières premières.
Le capital a pour condition et base la production industrielle moderne, là où se produit la plus-value. C'est pour cela que le retour vers une production agricole est exclu pour tout pays capitaliste, même s'il existe une terrible demande en produits alimentaires. Le chômage causé par la défaite et la démoralisation de l'armée française en 1940 n'a pas été liquidé par la ridicule campagne de Pétain de "retour à la terre" mais uniquement par la reprise de la production de guerre en France pour les besoins de l'Allemagne.
La production agricole de la France n'a jamais suffi à couvrir les besoins de ce pays. Elle a toujours été obligée d'importer 10 à 20 % de sa consommation. Et si, aujourd'hui, malgré sa terrible disette, elle ne produit que le tiers de blé de 1938, cela n'est pas dû à l'absence d'une politique clairvoyante de la part des gouvernants, comme le dit démagogiquement le parti stalinien, mais parce qu'une plus grande masse des produits agricoles présuppose une masse d'acheteurs solvables, c'est-à-dire le plein fonctionnement de l'industrie trouvant sur le marché mondial et plus précisément sur des marchés extra-capitalistes la possibilité de l'écoulement de sa production et la réalisation de sa plus-value.
C'est précisément parce que le capitalisme français se trouve évincé du marché mondial et que son appareil industriel, à la suite de la guerre, n'est pas en mesure de soutenir la concurrence d'autres pays, que la crise de sa production industrielle détermine et entraine une sous-production agricole. La crise du blé n'est pas, comme le prétendent les économistes-politiciens de la bourgeoisie, le résultat d'un malheureux hasard atmosphérique (gel de printemps), mais bien davantage le résultat d'une situation économique qui fait que l'étendue des terres emblavées est aujourd'hui la moitié de ce qu'elle fut avant-guerre.
Ce qui est vrai pour la production agricole l'est également pour toute la production d'articles consommation. Alors que l'indice de production est de 106,2 pour l'extraction de la houille, de 98,1 pour l'acier, de 136 pour l'électricité, de 195,4 pour la production automobile, de 124 pour le caoutchouc, il n'est que de 90 pour le textile et de 75 pour le papier, de 64 pour les cuirs (base 100 pour 1938).
Tout l'effort est porté sur la production de l'industrie lourde aux dépens de l'industrie de consommation. Pour tenir devant la concurrence, sur le marché international, avec un appareil industriel usé et défectueux, le capitalisme ne peut le faire qu'en réduisant les conditions de vie des ouvriers au-dessous du minimum. Pour reconstruire péniblement son appareil et acheter à l'étranger les machines nécessaires, il ne peut le faire qu'en payant avec l'exportation du peu de produits alimentaires, quitte à diminuer encore la consommation des masses et amener celles-ci à l'état de famine.
Mais ce ne sont là que des palliatifs. Inflation-dévaluation-restriction-famine, rien ne peut insuffler un sang nouveau et régénérer le capitalisme français. Toutes les mesures prises depuis la "libération" ont échoué les unes après les autres. Et les ministres socialistes Tanguy-Prigent, ministre de l'agriculture, et Philip, ministre de l'économie, étaient absolument dans le vrai, et pour une fois sincères, quand ils ont déclaré successivement au dernier congrès socialiste que la France était "au bord de la faillite" et que "nous sommes à la veille de la catastrophe".
Marco
À propos de la crise économique anglaise, les "économistes" français se sont beaucoup réjouis de montrer au public français le parallèle qu'il y avait entre les deux situations, l'anglaise et la française. Et, comme d'habitude, presque tout le monde les a pris au sérieux. La seule identité de situation est pour le prolétariat et se traduit par des mesures draconiennes : réduction de son nécessaire "minimum vital" par la baisse de son ravitaillement et par l'augmentation des prix. Pour tenter de redresser la situation, on pressure toujours, comme d'habitude, le prolétariat.
Cela ne veut pas dire du tout que la situation économique de la Grande-Bretagne et celle de la France soient identiques. La France n'est plus qu'un impérialisme de "grand guignol", dont la situation économique est maintenant zéro et compte pour zéro dans le monde. La France peut seulement servir demain au bloc américain, comme la Grèce lui sert aujourd'hui. C'est tellement vrai qu'on "...accepte d'entendre le point de vue de la France sur la question de l'acier allemand..." et "...qu'on en tiendra compte que dans la mesure où..." politiquement on pourra conclure avec elle un accord militaire qui la liera définitivement au "Plan militaire de défense américain".
Par contre, la Grande-Bretagne se trouve presque sur un pied d'égalité avec les É-U dans ces discussions, bien qu'elle soit loin d'avoir la puissance correspondante.
C'est que la Grande-Bretagne a effectivement à redresser "une situation", alors que la France ne pourra jamais plus rien redresser, même pas le ton de ses discours.
La Grande-Bretagne participe encore, pour une grande part, à la société anonyme "Impérialisme anglo-saxon" et c'est cette part qu'elle entend sauvegarder. Et c'est étonnant comme les américains applaudissent eux-mêmes à ces mesures qui ont, malgré tout, comme résultat immédiat de réduire leurs exportations vers l'Angleterre. C'est que l'impérialisme voit plus loin. Il s'agit que l'Angleterre soit forte ; cela sera nécessaire demain pour tenir tête à la Russie. L'expérience de la guerre 1939-45 a servi aux américains : ils ne veulent pas que la solidité anglaise soit compromise ; ils comptent sur elle pour tenir le coup.
Quant à la France, les américains savent très bien qu'ils ne peuvent plus compter sur elle en tant que puissance militaire et qu'en cas de guerre contre l'URSS ils devront l'occuper militairement.
Ainsi, la "crise économique" anglaise apparaît surtout comme une crise volontaire qui consiste à affamer le prolétariat pour faire des économies, augmenter le taux de plus-value et ainsi redresser l'appareil productif, productif de matériel de guerre. On prépare, en Angleterre, l'armement industriel pour la prochaine.
En France, la bourgeoisie française, par l'intermédiaire de ses bons gérants "socialistes" SFIO et des syndicats, prépare également au prolétariat "des lendemains qui chantent"... devant des buffets vides. Hausse générale des prix, tel est le résultat des grèves "giratoires" dans lesquelles on a conduit les ouvriers par le bout du nez vers la porte de sortie.
En Italie, le chômage réduit une masse considérable d'ouvriers à la famine et permet à la bourgeoisie de resserrer les conditions de ceux qui travaillent.
En Allemagne, on tiraille un prolétariat exsangue dans tous les sens ; il faut le préparer au fait que la scission en deux de l'Allemagne sera peut-être la cause toute trouvée pour déclencher le conflit en Europe. De la zone américaine à la zone russe, de la française à l'anglaise, en ajoutant là-dessus que la bourgeoisie allemande qui essaie de frayer, au nouveau chauvinisme allemand, le chemin que les dissensions des "alliés" préparent, dans tout ce tiraillement, le prolétariat aura beaucoup de mal à retrouver un chemin de classe, et c'est bien un des buts de ce morcellement.
L'ère est aux économies sur le dos du prolétariat européen ! On lui fait "reconstruire" un armement pour de nouveaux VERDUN, STALINGRAD ou CASSINO, à l'échelle atomique... et, puisque le prolétariat accepte toujours, pourquoi ne pas continuer ?
On ne demande pas des "sacrifices" à un prolétariat révolutionnaire.
La Grande-Bretagne vient d'accorder leur indépendance aux Indes. Les Indes sont "libres de se déterminer librement".
Les trotskistes anglais vont pouvoir chercher dans leur grand livre "Le programme transitoire", leur bible, quelle est la page suivante et appliquer aux Indes la nouvelle "tactique" [que peut bien faire, selon "le programme transitoire", un pays colonial qui s'autodétermine ? Il ne doit pas être loin du Socialisme ; encore quelques étapes transitoires de ce genre et nous y serons...].
En réalité, tout ce tapage sur les Indes est surtout destiné à montrer que Attlee et son gouvernement sont "socialistes", et à redorer la réputation anglaise ternie en Asie depuis la guerre contre le Japon.
En comparaison avec la politique colonialiste française, la politique anglaise est une pratique impérialiste intelligente, moderne, qui emploie des procédés du 20ème siècle et qui sait très bien qu'un pays ne se détermine pas lui-même. On peut dire : les anglais sont partis, mais ils sont toujours présents aux Indes et vigilants, autant sinon plus qu'avant. Ils ont, dans tous les cas, mis à la tête des États des "serviteurs fidèles" du principe des Trade-unions ; et ils ont aussi, un tout petit peu, misé sur les dissensions intestines qu'ils ont mis un soin particulier à entretenir.
Soekarno et les républicains indonésiens, eux, ne comprenaient pas assez bien quel était le sens de la liberté qu'on avait bien voulu leur accorder. On le leur a fait comprendre. Maintenant on observe s'ils sont suffisamment "mûrs", s'ils sauront se servir de leur liberté. S'ils n'ont pas compris, on leur donnera une nouvelle leçon. Les peuples peuvent "se déterminer eux-mêmes", tous. Mais tous ne savent pas encore très bien, il leur faut faire l'apprentissage de "l'auto-détermination".
Ho-Chi-Minh a commencé la "révolution" indochinoise en demandant la paix à la France ; et il la veut effectivement conditionnée.
La France pense qu'elle va peut-être pouvoir traiter avec le Viet-Minh, c'est-à-dire lui faire abandonner une guerre "qui ne profite à personne". Le Viet-Minh pense que, s'il ne traite pas avec la France maintenant, il sera trop tard par la suite.
Pendant ce temps, la France n'en continue pas moins les tractations autour de Bao-Daï qui veut bien prendre le pouvoir, à condition que ce soit réellement un pouvoir... Qui l'emportera ?
Peu importe ! La situation du peuple indochinois, dans sa masse, sera toujours celle d'un peuple sur-exploité, que ce soit avec Ho-Chi-Minh, Bao-Daï ou un gouverneur français.
Il faut rejeter toute participation à ces guerres, simples chicanes au sein de la classe bourgeoise : en prenant cette position, le prolétariat n'a rien à perdre, il a tout à gagner.
Les trotskistes hurlent : "Ho-Chi-Minh nous a trahis !". Sont trahis ceux qui veulent bien l'être. Ils ont surtout permis, dans la mesure où ils sont écoutés, de continuer là-bas l'expérience de la libération nationale qui, d'après certains trotskistes, n'aurait pas été poussée en France.
Comme tout congrès de la SFIO, le dernier commence par des annonces, de tous côtés, que cette fois-ci c'en est fait du Parti "Socialiste", que la scission est proche, etc.
Le congrès se déroule dans le calme le plus complet, donnant ainsi "le plus bel exemple à la nation". On rappelle à l'ordre ceux qui voudraient oublier que "tout de même" il y a une discipline, "la discipline librement consentie et voulue par tous" en opposition à la discipline stalinienne. On attaque "les écarts de la gauche", on réprouve "les écarts de la fraction parlementaire, on met au pas les ministres et finalement, après avoir demandé plus de pouvoir pour le Comité directeur contre la fraction parlementaire, on vote une résolution "très à gauche" qui "met en garde" contre des erreurs passées et prend des décisions pour le futur...
... Et on prend les mêmes et on recommence. La "gauche" promet d'être sage et elle a droit à sa place au Comité directeur. Les ministres et les parlementaires promettent de "suivre la ligne", on les applaudit longuement et on leur vote "la confiance du parti".
Quand on pense que cette comédie dure depuis un demi-siècle !
Il y a une chose intéressante cependant. Les JS seront mieux "encadrées" par le parti, mieux "comprises" aussi, plus "paternellement". Les Dunoyer et tous les noyauteurs n'ont qu'à bien se tenir, la flétrissure du parti les accompagne.
Philippe
Si l'on veut avoir une idée de ce que peuvent être des destructions de guerre, il faut avoir voyagé dans les trains italiens pour se rendre compte. Les ponts sont en majorité détruits ; certaines lignes ne sont que sur une voie en certains points ; les réparations hâtives n'ont pu consolider la voie. Aussi voyage-t-on à une allure de piéton. Le matériel ferroviaire est désuet ou de fortune. Pillé par les allemands, pillé par les alliés, les grandes usines métallurgiques travaillant pour les réparations en grande proportion, ce matériel est réduit à sa plus simple expression. Mais, à côté de cette misère technique, on remarque de splendides petites gares qui semblent toutes neuves, tandis que celles de grands centres comme Rome et Naples sont en voie de construction.
Cet aspect des transports italiens reflète assez bien la configuration actuelle de l'Italie. Le Nord industriel travaille et le chômage y est peu important. Mais les industries ne sont orientées que vers la production des "réparations" de guerre ou vers la production de pièces de rechange pour l'industrie américaine. Le Sud, à caractère essentiellement agricole, chôme. Les quelques usines, qui faisaient de la région de Naples un centre industriel, sont fermées car elles ne produisaient que des produits de simple consommation directe. Ajoutons à cela une désaffection de la terre - parce que d'un rendement bénéficiaire petit - et, dans certaines petites villes comme Torre, on constate en plein jour une densité intense de la population. Personne ne travaille, tout le monde essaie de se débrouiller. Les rares ouvriers qui ont du travail sont considérés comme des vernis. Les autres, ou tout au moins une forte proportion, vendent des cigarettes au vu et au su de tout le monde.
Si, dans le nord, le capital américain a trouvé intérêt à renflouer les grosses industries et, par là, à redonner une certaine vie à toutes les autres activités dépendantes, la grande misère, atroce et implacable, s'est abattue sur les régions du sud ; tout est resté dans le même état, issu du débarquement de 1943 et de deux années de guerre statique. Il y a un véritable divorce d'activité entre le nord et le sud de l'Italie.
Ce divorce ne s'exprime pas seulement économiquement mais aussi dans la multiplicité des dialectes qui semblent avoir été revivifiés depuis la guerre.
On parle d'inflation en France et on se lamente sur l'augmentation du coût de la vie ; en Italie, la population ne s'inquiète même plus. Couramment les italiens parlent de monnaie de singe pour leur lire. Il est à croire que l'inflation n'est pas un mal que le gouvernement subit, mais une politique qu'il pratique. La planche à billet est la seule industrie qui fonctionne à plein rendement. Et ceci se remarque par l'absence de politique des prix et des salaires bien définie. Le dirigisme qui se pratique en France et en Angleterre ainsi qu'en Europe centrale et orientale est inexistant en Italie. Les grandes industries ne sont même pas directement, l'immixtion de l'État ne se manifeste que sous forme de garantie donnée aux É-U pour les prêts effectués par cette dernière aux grandes firmes comme la FIAT et Pirelli. Cette garantie est à ses unique sans contrepartie pour l'État.
La politique économique du gouvernement De Gasperi, si on peut en déceler une, consiste dans le renflouement des anciens trusts privés ; les problèmes sociaux sont laissés en suspend, à part quelques tentatives accidentelles et de portée immédiate.
Le salaire moyen d'un ouvrier est approximativement de 14000 lire de rationnement, dont on peut dire qu'il est pratiquement inexistant, à part une ration quotidienne de 200 gr de pain. Les produits alimentaires sont en vente libre. Marché blanc ou marché noir ? Cette question ne se pose même plus. Pour avoir une idée de la confusion qui existe, on peut souvent voir dans les petites gares des vendeurs proposer du pain blanc ou des sandwiches sans tickets, des cigarettes de toutes marques, pendant que le contrôle économique fait évacuer le train pour rechercher les colis de farine ou de tabac. Et les vendeurs ne proposent pas leur marchandise à la sauvette. Incapacité et impuissance de l'État ou politique voulue ? De plus en plus c'est la deuxième explication qui l'emporte, car à côté de cette anarchie dans le rationnement, nous voyons d'imposantes forces de police se constituer solidement.
Une idée du coût de la vie ? Salaire moyen 14000 lires, pain noir 200 lires le kilo, viande 1200 lires le kilo, vin 200 à 400 lires le litre, huile 1400 lires le litre, pâtes 500 lires le kilo. La vie est plus chère en Italie qu'en France car le pouvoir d'achat de la lire (qui baisse presque à vue d'œil) est le 1/3 du franc.
Dans le sud, cette cherté de la vie s'accompagne non seulement du chômage mais aussi d'une crise du logement ; beaucoup de gens dorment communément dans les jardins publics. La mendicité est pratique courante, elle est une des combines pour augmenter les moyens d'un ménage, et l'on voit, dans le nord comme dans le sud, des gens très bien mis et des enfants surtout sales et en haillons mendiant de café en café.
La multiplicité des partis, des tracts, des appels et des manifestations n'est compréhensible qu'en fonction des troubles sociaux fréquents. Troubles à caractères nationalistes, irrédentistes, locaux, religieux, conflit entre la ville et la campagne, tous ces mouvements spontanés, confus, interférant les uns sur les autres, sont autant de moyens de propagande pour tous les partis sans distinction. Ces troubles, qui plongent profondément leurs racines dans la misère toujours plus grande et plus insoluble des masses, ne sont pas dangereux car l'État les emploie comme des soupapes de sureté du mécontentement social. Et tous les partis l'y aident de leur mieux.
Un aspect amusant de cette foire politique se révèle dans les affiches politiques. Pour mieux obliger les gens à faire attention aux affiches, celles-ci nous présentent de véritables dessins animés pour dévoiler les intentions sordides des profiteurs. Les profiteurs peuvent en l'occurrence être aussi bien les démocrates-chrétiens que les staliniens.
Si les troubles sociaux à caractère de confusion de classe se déroulent spontanément, les mouvements de grève et de revendications économiques ainsi que les manifestations contre la vie chère sont solidement endigués et dirigés par les organismes syndicaux et les partis dits ouvriers : le parti socialiste de Nenni à tendance stalinienne, le parti socialiste de Saragat à tendance anti-stalinienne, le PC d'Italie ; toute la campagne actuelle de ces partis ne vise qu'à réintégrer le gouvernement ; et la même politique que joue le PCF en France est rééditée en Italie par les 3 partis dits ouvriers. Seulement les démocrates-chrétiens, s'ils ne possèdent pas un syndicat autonome comme en France, ont une fraction assez solide dans la CGT italienne.
La classe ouvrière en Italie est aussi désemparée et lasse qu'en France ; mais, phénomène assez contradictoire, si d'une part la confusion est grande dans ses rangs, elle reste ouverte aux idées révolutionnaires. Même les militants des partis socialistes ou staliniens ne présentent pas ce sectarisme bien connu en France. Une des formes de la grande confusion qui règne dans la classe ouvrière se manifeste dans un aspect qui paraitrait comique à un observateur neutre : on rencontre des personnes, même parmi les ouvriers, qui sont inscrits dans plusieurs partis à la fois (les cartes d'adhérents deviennent des espèces de fétiches, comme des amulettes) ou, pour trouver un exemple de même nature en France, ce sont les trotskistes officiels qui font de leur carte syndicale le "sésame ouvre-toi" de la classe ouvrière.
Une force qui, même aujourd'hui, possède une grande influence dans la masse du peuple est sans conteste l'Église ; et c'est si vrai que les staliniens, avec leur manie d'enfermer les autres (ils n'enferment en réalité qu'eux-mêmes), ont voté avec les démocrates-chrétiens l'inclusion des accords de Latran dans la constitution. Processions, quêtes, meetings de prières, bagarres, l'Église est agissante dans le sud plus que dans le nord. C'est une lèpre que le peuple italien porte sur lui.
Nous ne pouvons donner qu'un aperçu de ces mouvements. Il existe un fort courant révolutionnaire issu de la Fraction de gauche du parti communiste italien au moment du congrès de Lyon en 1926. Ce courant qui est devenu parti après la fin de la guerre, nous en avons déjà parlé dans plusieurs articles. Bien que portant le nom de "Parti Communiste Internationaliste", il ne peut, tout au plus, être considéré que comme une minorité agissante, mais sans grande influence sur la masse des travailleurs en Italie. En certains endroits, les sections de ce parti sont devenues faméliques en militants, exprimant par là un certain affaissement de la volonté de lutte du prolétariat. Mais ce parti révolutionnaire demeure une école d'expérience et de formation des cadres révolutionnaires de la prochaine vague révolutionnaire.
À part le PCI d'Italie, nous n'avons eu connaissance que d'un groupe, numériquement très faible, qui s'intitule pompeusement "Parti Ouvrier Communiste". C'est un groupe trotskiste un peu plus à gauche que celui de France : il rejette la défense de l'URSS, d'après ce qu'on nous a dit, mais conserve la même conception fausse de la tactique et de la stratégie révolutionnaires qui émane du "Programme transitoire" trotskiste de 1938 : activisme et agitation stérile, peu en rapport avec les possibilités du moment, qui s'expriment par sa grande faiblesse numérique.
En conclusion, les forces révolutionnaires en Italie sont à peu près comparables à celles qui existent en France ; la confusion y est peut-être moins grande mais leurs possibilités de cristalliser les forces ouvrières dans la conjoncture actuelle sont les mêmes qu'ici, c'est-à-dire infimes.
Mousso
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PS - Nous mettons en garde les divers groupes révolutionnaires contre un individu qui, après avoir escroqué le PCI d'Italie, s'est présenté à nous sous couvert de divergences politiques avec le PCI. Son nom est Michel BIRAINO.
C'est une grosse erreur, et très répandue, de considérer que ce qui distingue les révolutionnaires du trotskisme, c'est la question de "la défense de l'URSS".
Il va de soi que les groupes révolutionnaires -que les trotskistes se plaisent à appeler, avec quelque mépris, "ultra-gauches" (terme péjoratif qu'ils utilisent à propos des révolutionnaires, dans le même esprit que celui de "hitléro-trotskistes" que leur donnent les staliniens)- rejettent naturellement toute espèce de défense de l'État capitaliste (capitalisme d'État) russe. Mais la non-défense de l'État russe ne constitue nullement le fondement théorique et programmatique des groupes révolutionnaires ; ce n'en est qu'une conséquence politique, contenue et découlant normalement de leurs conceptions générales, de leur plateforme révolutionnaire de classe. Inversement, "la défense de l'URSS" ne constitue pas davantage le propre du trotskisme.
Si, de toutes les positions politiques qui constitue son programme, "la défense de l'URSS" est celle qui manifeste le mieux, le plus nettement son fourvoiement et son aveuglement, on commettra toutefois une grave erreur en ne voulant voir le trotskisme uniquement à travers cette manifestation. Tout au plus, doit-on voir dans cette "défense" l'expression la plus achevée, la plus typique, l'abcès de fixation du trotskisme. Cet abcès est si monstrueusement apparent que sa vue écœure un nombre chaque jour plus grand d'adhérents de cette 4ème Internationale et, fort probablement, il est une des causes, et non des moindres, qui fait hésiter un certain nombre de sympathisants à prendre place dans les rangs de cette organisation. Cependant, l'abcès n'est pas la maladie mais seulement sa localisation et son extériorisation.
Si nous insistons tant sur ce point, c'est parce que trop de gens qui s'effraient à la vue des marques extérieures de la maladie ont trop tendance à se tranquilliser facilement dès que ces témoignages disparaissent apparemment. Ils oublient qu'une maladie "blanchie" n'est pas une maladie guérie. Cette espèce de gens est certainement aussi dangereuse, aussi propagatrice de germes de la corruption que l'autre ; et peut-être davantage encore, croyant sincèrement en être guérie.
Le "Workers Party" aux États-Unis (organisation trotskiste dissidente connue sous le nom de son leader, Schatchmann), la tendance de G. Munis au Mexique, les minorités de Gallien et de Chaulieu en France, toutes les tendances minoritaires de la "4ème Internationale" qui, du fait qu'elles rejettent la position traditionnelle de "la défense de la Russie, croient être guéries de "l'opportunisme" (comme elles disent) du mouvement trotskiste. En réalité, elles ne sont que "blanchies", restant, quant au fond, imprégnées et totalement prisonnières de cette idéologie.
Ceci est tellement vrai qu'il suffit de prendre pour preuve la question la plus brulante, celle qui offre le moins d'échappatoires, qui oppose le plus irréductiblement les positions de classe du prolétariat à celles de la bourgeoisie : la question de l'attitude à prendre face à la guerre impérialiste. Que voyons-nous ?
Les uns et les autres, majoritaires et minoritaires, avec des slogans différents, tous ont participé à la guerre impérialiste.
Qu'on ne se donne pas la peine de nous citer (pour nous démentir) les déclarations verbales de trotskistes contre la guerre. Nous les connaissons fort bien. Ce qui importe, ce ne sont pas les déclarations mais la pratique politique réelle qui découle de toutes les positions théoriques et qui s'est concrétisée dans le soutien idéologique et pratique aux forces de guerre. Peu importe, ici, de savoir par quels arguments cette participation fut justifiée. La défense de l'URSS est certes un des nœuds les plus importants qui rattache et entraine le prolétariat dans la guerre impérialiste. Toutefois, il n'est pas le seul nœud. Les minoritaires trotskistes, qui ont rejeté la défense de l'URSS, ont trouvé, tout comme les socialistes de gauche et les anarchistes, d'autres raisons, non moins valables et non moins inspirées d’une idéologie bourgeoise, pour justifier leur participation à la guerre impérialiste. Ce furent pour les uns la défense de la "démocratie", pour les autres "la lutte contre le fascisme", ou la "libération nationale", ou encore "le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes".
Pour tous, ce fut une question de "moindre mal" qui les avait fait participer à la guerre ou dans la résistance du côté d'un bloc impérialiste contre l'autre.
Le parti de Schatchmann a parfaitement raison de reprocher aux trotskistes officiels leur soutien à l'impérialisme russe qui, pour lui, n'est plus un "État ouvrier" ; mais cela ne fait pas de Schatchmann un révolutionnaire car ce reproche il ne le fait pas en vertu d'une position de classe du prolétariat contre la guerre impérialiste, mais en vertu du fait que la Russie est un pays totalitaire, où il y a moins de "démocratie" que partout ailleurs, et que, en conséquence, il fallait, selon lui, soutenir la Finlande qui était moins "totalitaire" et plus démocratique contre l'agression russe.
Pour manifester la nature de son idéologie, notamment dans la question primordiale de la guerre impérialiste, le trotskisme n'a nullement besoin, comme nous venons de le voir, de la position de la "défense de l'URSS". Cette défense de l'URSS facilite évidemment énormément sa position de participation à la guerre, lui permettant de la camoufler sous une phraséologie pseudo-révolutionnaire ; mais, par là même, elle obscurcit sa nature profonde et empêche de poser la question de la nature de l'idéologie trotskiste en pleine lumière.
Pour plus de clarté, faisons donc abstraction, pour un moment, de l'existence de la Russie ou, si l'on préfère, de toute cette sophistique sur la nature socialiste de l'État russe par laquelle les trotskistes parviennent à obscurcir le problème central de la guerre impérialiste et de l'attitude du prolétariat. Posons brutalement la question de l'attitude des trotskistes dans la guerre. Les trotskistes répondront évidemment par une déclaration générale contre la guerre. Mais aussitôt la litanie sur "le défaitisme révolutionnaire", dans l'abstrait, correctement citée, ils recommenceront immédiatement, dans le concret, par établir des restrictifs, par des "distinctions" savantes, des "mais..." et des "si..." qui les amèneront, dans la pratique, à prendre parti pour un des protagonistes en présence et à inviter les ouvriers à participer à la boucherie impérialiste.
Quiconque a eu des rapports avec les milieux trotskistes en France pendant les années 1939-45 peut témoigner que les sentiments prédominants chez eux n'étaient pas tant dictés par la position de "la défense de l'URSS" que par le choix du "moindre mal", le choix de "la lutte contre l'occupation étrangère" et celui de "l'antifascisme".
C'est ce qui explique leur participation à "la résistance"[1], aux FFI et dans "la libération". Et quand le PCI de France se voit félicité par des sections d'autres pays pour la "part" qu'il a pris dans ce qu'elles appellent "LE soulèvement populaire" de la libération, nous leur laissons la satisfaction que peut leur donner le bluff de l'importance de cette "part" (voyez l'importance de ces quelques dizaines de trotskistes dans "le GRAND soulèvement populaire" !). Retenons surtout, pour témoignage, le contenu politique d'une telle félicitation.
Quel est le critère de l'attitude révolutionnaire dans la guerre impérialiste ?
Le révolutionnaire part de la constatation du stade impérialiste atteint par l'économie mondiale. L'impérialisme n'est pas un phénomène national (la violence de la contradiction capitaliste entre le degré de développement des forces productives -du capital social total- et le développement du marché détermine la violence des contradictions inter-impérialistes). Dans ce stade, il ne saurait y avoir de guerres nationales. La structure impérialiste mondiale détermine la structure de toute guerre. Dans cette époque impérialiste, il n'y a pas de guerres "progressives", l'unique progressivité n'existant que dans la révolution sociale. L'alternative historique qui est posée à l'humanité est la révolution socialiste ou la décadence, c'est-à-dire la chute dans la barbarie par l'anéantissement des richesses accumulées par l'humanité, la destruction des forces productives et le massacre continu du prolétariat dans une suite interminables de guerres localisées et généralisées. C'est donc un critère de classe en rapport avec l'analyse de l'évolution historique de la société que pose le révolutionnaire.
Voyons comment le pose théoriquement le trotskisme :
Ainsi, le critère trotskiste ne se rattache pas à la période historique que nous vivons, mais crée et se réfère à une notion abstraite et partant fausse de l'impérialisme. Est impérialiste uniquement la bourgeoisie d'un pays dominant. L'impérialisme n'est pas un stade politico-économique du capitalisme mondial, mais strictement du capitalisme de certains pays, tandis que les autres pays capitalistes, qui sont "la majorité", ne sont pas impérialistes. À moins de recourir à une distinction formelle, vide de sens, tous les pays du monde sont actuellement dominés en fait, économiquement, par deux pays : les États-Unis et la Russie. Faut-il conclure que seule la bourgeoisie de ces deux pays est impérialiste et que l'hostilité du prolétariat à la guerre ne doit s'exercer que dans ces deux pays uniquement ? Bien mieux, si, sur les traces des trotskistes, l'on retranche encore la Russie qui, par définition, n'est pas impérialiste, l'on arrive à cette absurdité monstrueuse qu'il n'y a qu'un seul pays impérialiste au monde : les États-Unis. Cela nous conduit à la réconfortante conclusion que, dans tous les autres pays du monde -qui sont tous "non-impérialistes" et "opprimés"- le prolétariat a pour devoir d'aider leur bourgeoisie.
Voyons concrètement comment cette distinction trotskiste se traduit dans les faits, dans la pratique.
En 1939, la France est un pays impérialiste = défaitisme révolutionnaire.
Entre 1940 et 1945, la France est occupée = de pays impérialiste elle devient un pays opprimé = sa guerre est "émancipatrice" = le devoir du prolétariat est de soutenir sa lutte. Parfait ! Mais du coup, c'est l'Allemagne qui devient, en 1945, un pays occupé et "opprimé" = le devoir du prolétariat est de soutenir une éventuelle lutte émancipatrice de l'Allemagne contre la France.
Ce qui est vrai pour la France et l'Allemagne est également vrai pour n'importe quel autre pays : le Japon, l'Italie, la Belgique etc. Qu'on ne vienne pas nous parler des pays coloniaux et semi-coloniaux. Tout pays, à l'époque impérialiste, qui, dans la compétition féroce entre impérialismes, n'a pas la chance ou la force d'être le vainqueur, devient, en fait, un pays "opprimé" ; exemples : l'Allemagne et le Japon, et, dans un sens contraire, la Chine.
Le prolétariat n'aura donc pour devoir que de passer son temps à "danser" d'un plateau de la balance impérialiste à l'autre, au rythme des commandements trotskistes, et à se faire massacrer pour ce que les trotskistes appellent "une guerre juste et progressive" (voir le "Programme transitoire", même chapitre).
C'est le caractère fondamental du trotskisme que, dans toutes les situations et dans toutes ses positions courantes, il offre au prolétariat une alternative non d'opposition et de solution de classe du prolétariat contre la bourgeoisie, mais le CHOIX entre deux formations, entre deux forces également capitaliste : entre bourgeoisie fasciste et bourgeoisie anti-fasciste, entre "réaction" et "démocratie", entre monarchie et république, entre guerre impérialiste et guerres "justes et progressistes".
C'est en partant de ce "choix éternel" du "moindre mal" que les trotskistes ont participé à la guerre impérialiste et nullement en fonction de la nécessité de "la défense de l'URSS". Avant de défendre cette dernière, ils avaient participé à la guerre d'Espagne (1936-38) pour la défense de l'Espagne républicaine contre Franco. Ce fut ensuite la défense de la Chine de Tchang-Kaï-Chek contre le Japon.
La défense de l'URSS apparait donc non comme le point de départ de leurs positions mais comme un aboutissement, une manifestation entre autres de leur plateforme fondamentale ; plateforme dans laquelle le prolétariat n'a pas une position de classe qui lui soit propre dans une guerre impérialiste, mais selon laquelle il peut et doit faire une distinction entre les diverses formations capitalistes nationales, momentanément antagoniques, selon laquelle aussi il doit, en règle générale, accorder son aide et proclamer "progressiste" la plus faible, la plus retardataire, la fraction bourgeoise dite "opprimée".
Cette position, à propos de la question cruciale (centrale) qu'est la guerre, place d'emblée le trotskisme, en tant que courant politique, hors du camp du prolétariat et justifie à elle seule la nécessité de rupture totale avec lui de la part de tout élément révolutionnaire prolétarien.
Cependant, nous n'avons mis en lumière qu'une des racines du trotskisme. D'une façon plus générale, la conception trotskiste est basée sur l'idée que l'émancipation du prolétariat n'est pas le fait de la lutte d'une façon absolue, plaçant le prolétariat en tant que classe face à l'ensemble du capitalisme, mais sera le résultat d'une série de luttes politiques, dans le sens étroit du terme, et dans lesquelles le prolétariat, allié successivement à diverses fractions de la bourgeoisie, éliminera certaines autres fractions et parviendra ainsi, par degrés, par étapes, graduellement, à affaiblir la bourgeoisie, à triompher d'elle en la divisant et en la battant par morceaux.
Que ce soit là non seulement une très haute vue stratégique, extrêmement subtile et malicieuse, qui a trouvé sa formulation dans le slogan "marcher séparément et frapper ensembles", mais que ce soit encore une des bases de la conception trotskiste, nous en trouvons la confirmation dans la théorie de "la révolution permanente" (nouvelle manière) qui veut que la permanence de la révolution considère la révolution elle-même comme un déroulement permanent d'événements politiques qui se succèdent, et dans lequel la prise du pouvoir par le prolétariat est un événement parmi tant d'autres événements intermédiaires, mais qui ne pense pas que la révolution est un processus de liquidation économique et politique d'une société divisée en classes, et enfin et surtout que l'édification socialiste est seulement possible et qu'elle ne peut commencer qu'après la prise du pouvoir par le prolétariat.
Il est exact que cette conception de la révolution reste en partie "fidèle" au schéma de Marx. Mais ce n'est qu'une fidélité à la lettre. Marx a conçu ce schéma en 1848, à l'époque où la bourgeoisie constituait encore une classe historiquement révolutionnaire ; et c'est dans le feu des révolutions bourgeoises - qui déferlaient dans toute une série de pays d'Europe - que Marx espérait qu'elles ne s'arrêtent pas au stade bourgeois mais qu'elles soient débordées par le prolétariat poursuivant la marche en avant jusqu'à la révolution socialiste.
Si la réalité a infirmé l'espoir de Marx, ce fut, en tous cas chez lui, une vision révolutionnaire osée, en avance par rapport aux possibilités historiques. Tout autre apparait la révolution permanente trotskiste. Fidèle à la lettre mais infidèle à l'esprit, le trotskisme attribue -un siècle après la fin des révolutions bourgeoises, à l'époque de l'impérialisme mondial, alors que la société capitaliste est entrée dans son ensemble dans la phase de décadence - à certaines fractions du capitalisme, à certains pays capitalistes (et, comme le dit expressément le programme transitoire, à la majorité des pays) un rôle progressiste.
Marx entendait mettre le prolétariat, en 1848, en avant, à la tête de la société, les trotskistes, eux, en 1947, mettent le prolétariat à la remorque de la bourgeoisie qu'ils proclament "progressiste". On peut difficilement imaginer une caricature plus grotesque, une déformation plus étroite que celles données par les trotskistes, du schéma de la révolution permanente de Marx.
Telle que Trotsky l'avait reprise et formulée en 1905, la théorie de la révolution permanente gardait alors toute sa signification révolutionnaire. En 1905, au début de l'ère impérialiste, alors que le capitalisme semblait avoir devant lui de belles années de prospérité, dans un pays des plus retardataires de l'Europe où subsistait encore toute une superstructure politique féodale, où le mouvement ouvrier faisait ses premiers pas, face à toutes les fractions de la social-démocratie russe qui annonçaient l'avènement de la révolution bourgeoise, face à Lénine qui, plein de restrictions, n'osait aller plus loin que d'assigner, à la future révolution, la tâche de réformes bourgeoises sous une direction révolutionnaire démocratique des ouvriers et de la paysannerie, Trotsky avait le mérite incontestable de proclamer que la révolution serait socialiste (la dictature du prolétariat) ou ne serait pas.
L'accent de la théorie de la révolution permanente portait sur le rôle du prolétariat, désormais unique classe révolutionnaire. Ce fut une proclamation révolutionnaire audacieuse, entièrement dirigée contre les théoriciens socialistes petits-bourgeois, effrayés et sceptiques, et contre les révolutionnaires hésitants, manquant de confiance dans le prolétariat.
Aujourd'hui, alors que l'expérience des 40 dernières années a pleinement confirmé ces données historiques, dans un monde capitaliste achevé et déjà décadent, la théorie de la révolution permanente nouvelle manière est uniquement dirigée contre les "illusions" révolutionnaires de ces hurluberlus "ultra-gauches" qui sont la bête noire du trotskisme.
Aujourd'hui, l'accent est mis sur les illusions retardataires des prolétaires, sur l'inévitabilité des étapes intermédiaires, sur la nécessité d'une politique réaliste et positive, sur des gouvernements ouvriers et paysans, sur des guerres justes et des révolutions d'émancipation nationales progressistes.
Tel est désormais le sort de la théorie de la révolution permanente entre les mains de disciples qui n'ont su retenir et assimiler que les faiblesses et rien de ce qui fut la grandeur, la force et la valeur révolutionnaire du maître.
Soutenir les tendances et les fractions "progressistes" de la bourgeoisie et renforcer la marche révolutionnaire du prolétariat en l'asseyant sur l'exploitation de la division et l'antagonisme inter-capitaliste représentent les deux mamelles de la théorie trotskiste. Nous avons vu ce qui était de la première, voyons le contenu de la seconde.
En quoi résident les divergences dans le camp capitaliste ?
Premièrement, dans la manière de mieux assurer l'ordre capitaliste, c'est-à-dire de mieux assurer l'exploitation du prolétariat. Secondement, dans les divergences d'intérêts économiques des divers groupes composant la classe capitaliste. Trotsky, qui s'est souvent laissé emporter par son style imagé et ses métaphores au point de perdre de vue leur contenu social réel, a beaucoup insisté sur ce deuxième aspect. "On a tort de considérer le capitalisme comme un tout unifié" enseignait-il, "la musique aussi est un tout ; mais serait un bien piètre musicien celui qui ne distinguerait pas les notes les unes des autres." Et cette métaphore, il l'appliquait aux mouvements et luttes sociales. Il ne peut venir à personne l'idée de nier ou de méconnaitre l'existence d'oppositions d'intérêts au sein même de la classe capitaliste et des luttes qui en résultent. La question est de savoir la place qu'occupent, dans la société, les diverses luttes. Serait un très médiocre marxiste révolutionnaire celui qui mettrait sur le même pied la lutte entre les classes et la lutte entre groupes au sein de la même classe.
"L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de la lutte des classes." Cette thèse fondamentale du "Manifeste du Parti communiste" ne méconnait évidemment pas l'existence des luttes secondaires entre divers groupes et individualités économiques à l'intérieur des classes et leur importance relative. Mais le moteur de l'histoire n'est pas ces facteurs secondaires, mais bien celui de la lutte entre la classe dominante et la classe dominée. Quand une nouvelle classe est appelée, dans l'histoire, à se substituer à l'ancienne devenue inapte à assurer la direction de la société, c'est-à-dire dans une période historique de transformation et de révolution sociale, la lutte entre ces deux classes détermine et domine, d'une façon catégorique, tous les événements sociaux et tous les conflits secondaires. Dans de telles périodes historiques, comme la nôtre, insister sur les conflits secondaires au travers desquels on veut déterminer et conditionner la marche de la lutte de classe, sa direction et son ampleur, montre avec une clarté éblouissante qu'on n'a rien compris aux questions les plus élémentaires de la sociologie marxiste. On ne fait que jongler avec des abstractions, sur des notes de musique et on subordonne, dans le concret, la lutte sociale historique du prolétariat aux contingences des conflits politiques inter-capitalistes.
Toute cette politique repose, quant au fond, sur un singulier manque de confiance dans les forces propres du prolétariat. Assurément, les 3 dernières décades de défaites ininterrompues ont tragiquement illustré l'immaturité et la faiblesse du prolétariat. Mais on aurait tort de chercher la source de cette faiblesse dans l'auto-isolement du prolétariat, dans l'absence d'une ligne de conduite suffisamment souple envers les autres classes, couches et formations politiques anti-prolétariennes. C'est tout le contraire. Depuis la fondation de l'IC, on ne faisait que décrier la maladie infantile de la gauche, on élaborait la stratégie réaliste de la conquête de larges masses, de la conquête des syndicats, l'utilisation révolutionnaire de la tribune parlementaire, du front unique politique avec 'le diable et sa grand-mère" (Trotsky), de la participation au gouvernement ouvrier de Saxe...
Quel fut le résultat ?
Désastreux. À chaque nouvelle conquête de la stratégie de souplesse s'en suivait une défaite plus grande, plus profonde. Pour pallier à cette faiblesse qu'on attribue au prolétariat, pour le "renforcer" on allait s'appuyer non seulement sur des forces politiques extra-prolétariennes (social-démocratie) mais aussi sur des forces sociales ultra-réactionnaires : partis paysans "révolutionnaires - conférence internationale de la paysannerie - conférence internationale des peuples coloniaux... Plus les catastrophes s'accumulaient sur la tête du prolétariat, plus la rage des alliances et la politique d'exploitation triomphaient dans l'IC. Certainement doit-on chercher l'origine de toute cette politique dans l'existence de l'État russe, trouvant sa raison d'être en lui-même, n'ayant par nature rien de commun avec la révolution socialiste, opposé et étranger (l'État) qu'il est et reste au prolétariat et à sa finalité en tant que classe.
L'État, pour sa conservation et son renforcement, doit chercher et peut trouver des alliés dans les bourgeoisies "opprimées", dans les "peuples" et pays coloniaux et "progressistes", parce que ces catégories sociales sont naturellement appelées à construire, elles aussi, l'État. Il peut spéculer sur la division et les conflits entre les autres États et groupes capitalistes parce qu'il est de la même nature sociale et même classe qu'eux.
Dans ces conflits, l'affaiblissement d'un des antagonistes peut devenir la condition de son renforcement à lui. Il n'en est pas de même du prolétariat et de sa révolution. Il ne peut compter sur aucun de ces "alliés", il ne peut s'appuyer sur aucune de ces forces. Il est seul et, qui plus est, en opposition de tout instant, en opposition historique irréductible avec l'ensemble de ces forces et éléments qui, face à lui, présentent une unité indivisible.
Rendre le prolétariat conscient de sa position, de sa mission historique, ne rien lui cacher sur les difficultés extrêmes de sa lutte, mais également lui enseigner qu'il n'a pas de choix, qu'au prix de son existence humaine et physique il doit et peut vaincre malgré les difficultés, c'est l'unique façon d'armer le prolétariat pour la victoire.
Mais, vouloir contourner la difficulté en cherchant, pour le prolétariat, des alliés (même temporaires) possibles, en lui présentant des forces "progressistes" dans les autres classes sur lesquelles il puisse appuyer sa lutte, c'est le tromper pour le consoler, c'est le désarmer, c'est le fourvoyer.
C'est effectivement en ceci que consiste la fonction du mouvement trotskiste à l'heure présente.
MARC
[1] Il est tout à fait caractéristique que le groupe Johnson-Forest, qui vient de scissionner d'avec le parti de Schatchmann, se considère "très à gauche" du fait qu'il rejette à la fois "la défense de l'URSS" et les positions anti-russes de Schatchmann. Ce même groupe critique sévèrement les trotskistes français qui, d'après lui, n'avait pas participé assez activement à "la résistance". Voilà un échantillon typique du trotskisme.
B) LES SCIENCES DE LA NATURE
Aux idées de Mach, Lénine oppose les conceptions matérialistes, la réalité objective du monde matériel, de la matière, de l'éther, des lois de la nature, tels que l'acceptent les sciences de la nature et le bon sens humain. Mais on doit admettre que ces deux autorités, très importantes par ailleurs, ne pèsent pas lourd dans cette controverse. Lénine cite avec ironie l'aveu de Mach de n'avoir trouvé que peu d'approbation parmi ses collègues. Toutefois, on ne peut pas avoir raison d'un critique qui apporte de nouvelles idées par le simple argument que les vieilles théories critiquées sont généralement acceptées par tous. Et quant au simple bon sens, c'est-à-dire l'ensemble des opinions de l'homme de la rue, il représente généralement les conceptions scientifiques d'une époque antérieure qui, petit à petit, sont parvenues jusqu'aux masses grâce à l'enseignement et à la diffusion des livres populaires. Le fait que la terre tourne autour du soleil, que le monde soit constitué de matière indestructible, que la matière soit composée d'atomes, que l'univers soit éternel et infini, tout cela a pénétré graduellement dans les esprits, d'abord des classes cultivées, ensuite des masses. Toute cette connaissance ancienne, ce "sens commun" peuvent très bien s'opposer aux progrès des sciences vers des conceptions nouvelles et meilleures.
L'ingénuité avec laquelle Lénine s'appuie sur ces deux autorités (d'une façon inexacte d'ailleurs) apparaît clairement quand il dit :
Cette "observation" n'est pas sans rappeler la manière suivante de concevoir la vision : nous voyons des milliers de fois que notre œil voit et que la lumière frappe notre rétine. En réalité, on ne voit pas que l'on voit les choses ou que la rétine reçoit la lumière; nous voyons les objets et nous en déduisons l'existence et le rôle de notre rétine. Nous n'observons pas l'énergie et ses transformations ; nous observons des phénomènes, et de ces phénomènes les physiciens ont tiré le concept d'énergie. La transformation de l'énergie est une formulation de la physique qui résume une foule de phénomènes dans lesquels une quantité mesurée décroît tandis qu'une autre croît. Ce sont là de bons concepts et de bonnes formules sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour prévoir les phénomènes futurs, et c'est pourquoi nous pensons qu'ils sont vrais. Lénine prend cette vérité dans un sens si absolu qu'il croit exprimer un fait observé "admis par tous les matérialistes", alors qu'il expose en fait une théorie physique. En outre, il ne l'expose pas correctement. Le fait que l'énergie d'une excitation lumineuse se transforme en conscience a peut-être été cru par les matérialistes bourgeois, mais la science ne l'admet pas. D'après la physique, l'énergie se transforme exclusivement et complètement en une autre forme d'énergie ; l'énergie de l'excitation lumineuse qui pénètre dans les nerfs et le cerveau se transforme en énergie chimique, électrique, thermique ; mais la conscience n'est pas considérée par la physique comme une forme particulière de l'énergie.
Cette confusion entre les faits réellement observés et les concepts physiques se retrouve tout au long du livre de Lénine. Engels désignait sous le nom de matérialistes tous ceux pour qui la nature est la chose originelle, dont il faut sortir. Lénine parle d'un matérialisme qui, "en plein accord avec les sciences de la nature, considère la matière comme la donnée première" (p. 44) et d'autre part de la matière qui est "la source extérieure, objective, de nos sensations, de la réalité objective qui correspond à nos sensations". (p. 150)
Pour Lénine, nature et matière physique sont identiques ; le mot matière a, pour lui, le même sens que "monde objectif". En cela il est d'accord avec le matérialisme bourgeois qui, de la même manière, considère que la matière est la véritable substance du monde. On comprend alors aisément sa polémique indignée contre Mach. Pour Mach, la matière est un concept abstrait, formé à partir des phénomènes ou plus exactement à partir des sensations. Aussi, Lénine - qui y trouve tantôt une négation de la réalité de la matière, tantôt une constatation pure et simple de la réalité du monde - ne comprend pas ce qu'il prend pour de la confusion pure et simple. La première affirmation l'amène à dire que Mach nie l'existence du monde extérieur et qu'il est un solipsiste, et la seconde à railler Mach parce qu'il rejette entièrement "sa philosophie" et revient à une conception scientifique.
Il en est de même pour la question des lois de la nature. Mach pense que les causes, les effets, les lois naturelles n'existent pas en fait dans la nature mais sont des formulations élaborées par l'homme d'après certaines régularités observées dans les phénomènes naturels. Et Lénine affirme que cette conception est identique à celle de Kant :
Ce passage confus, qui est complètement en dehors de la question, ne peut être compris que si l'on considère que, pour Lénine, "la nature" se compose non seulement de la matière mais aussi des lois naturelles qui gouvernent ses phénomènes, flottant quelque part dans l'univers comme des commandements rigides auxquels les choses doivent obéir. Donc, pour lui, nier l'existence objective de ces lois, c'est nier l'existence même de la nature ; faire de l'homme le créateur des lois naturelles signifie, pour lui, faire de l'esprit humain le créateur du monde. Mais le saut qui permet de passer de l'esprit humain à la divinité comme créateur du monde reste une énigme pour le lecteur ordinaire.
Déjà, deux pages plus haut, Lénine écrivait :
Le fait que Mach ait doté l'esprit humain de "la faculté de connaître certaines vérités à priori", c'est là une découverte purement imaginaire de Lénine. Dans les passages où Mach traite des capacités pratiques de l'esprit à tirer de l'expérience des règles générales abstraites et à leur attribuer une validité illimitée, Lénine, imprégné des conceptions philosophiques traditionnelles, ne voit que découverte de vérités à priori. Et il poursuit :
Ici, Lénine présente Mach comme admettant l'uniformité de la nature (première citation) sans la considérer comme réelle. Pour appuyer cette dernière affirmation, il cite un deuxième passage de Mach où celui-ci admet cette réalité de manière patente mais rejette la nécessité. C'est sur cette nécessité que Lénine insiste. Le confusionnisme de ces phrases embrouillées, encore amélioré par des formules courtoises que nous n'avons pas reproduites ici, s'éclaire si l'on se souvient que pour Lénine l'uniformité de la nature équivaut à la nécessité de la réalisation de nos prévisions ; en d'autres termes, il ne fait pas de différence entre les régularités telles qu'elles apparaissent plus ou moins clairement dans la nature et la forme apodictique des lois naturelles précises. Et il poursuit :
En réalité, il n'y a pas de nécessité, si ce n'est dans notre formulation des lois de la nature ; dans la pratique, nous trouvons toujours des déviations que nous exprimons sous forme de lois supplémentaires. Une loi de la nature ne détermine pas ce que la nature fera nécessairement, mais ce qu'on attend qu'elle fasse. Et après tout ce qui a été dit, nous pouvons nous dispenser de discuter la remarque simpliste que notre faculté de connaître ne serait qu'un reflet de la nature. Lénine conclut ainsi :
"Le solipsisme prend tout de même son dû." (p. 65)
Mais cette affirmation n'a aucun sens puisque tous les savants travaillent à établir des lois naturelles qui déterminent notre attente.
La condensation d'un certain nombre de phénomènes en une formule brève, une loi naturelle, a été élevée, par Mach, au niveau d'un principe de recherché "l'économie de pensée". On pourrait s'attendre à ce que le fait de réduire de la sorte la théorie abstraite à la pratique du travail (scientifique) soit bien accueilli par les marxistes. Mais "l'économie de pensée" ne rencontre aucun écho chez Lénine qui traduit son incompréhension par quelques plaisanteries :
Et, à cela, il oppose sa propre conception :
Comme cela semble simple et évident ! Prenons un exemple. L'ancienne conception de l'Univers établie par Ptolémée plaçait la Terre immobile au centre du monde et faisait tourner autour d'elle le soleil et les planètes, l'orbite de ces dernières étant des épicycles, c'est-à-dire la combinaison de deux cercles. Copernic plaçait le Soleil au centre et faisait tourner autour la Terre et les planètes sur de simples cercles. Les phénomènes visibles sont exactement les mêmes d'après les deux théories parce que nous voyons seulement les mouvements relatifs, et ils sont absolument identiques. Laquelle des deux dépeint exactement le monde objectif ? L'expérience pratique ne peut pas trancher car les prévisions y sont identiques. Comme preuve décisive, Copernic a invoqué les parallaxes des étoiles fixes ; pourtant dans la vieille théorie, chaque étoile pouvait très bien décrire une orbite circulaire et faire une révolution par an, ce qui fournit le même résultat. Mais alors, tout le monde dira : c'est absurde de faire décrire une orbite circulaire annuelle aux millions de corps célestes, simplement pour que la Terre puisse rester immobile. Pourquoi absurde ? Parce que cela complique inutilement l'image du monde. Nous y voilà : on choisit le système de Copernic en affirmant qu'il est vrai, parce que c'est le système de l'Univers le plus simple. Cet exemple suffit à montrer qu'il est vraiment naïf de croire que nous choisissons une théorie parce qu'elle reflète exactement la réalité lorsqu'on prend l'expérience comme critère.
Kirchhoff a exprimé le véritable caractère de la théorie scientifique de la même manière en disant que la mécanique, au lieu "d'expliquer" les mouvements par les "forces" qui les produisent, a pour tâche de "décrire les mouvements dans la nature de la manière la plus complète et la plus simple". Cette remarque balaie le mythe fétichiste des forces considérées comme des causes, comme des démons au travail ; elles ne sont qu'un moyen utile et simple de décrire les mouvements. Bien sûr, Mach attire l'attention sur la similitude de ses conceptions avec celles de Kirchhoff. Et Lénine, pour prouver qu'il n'avait pas la moindre idée de ce dont il s'agissait, étant lui-même entièrement imprégné de ce mythe, s'écrie sur un ton indigné :
Il faut en outre remarquer que la pensée ne peut jamais décrire la réalité exactement, complètement ; la théorie est une image approximative qui ne rend compte que des traits, des caractères généraux d'un groupe de phénomènes.
Après avoir examiné les idées de Lénine sur la matière et les lois naturelles, nous prendrons comme troisième exemple l'espace et le temps.
A quoi bon continuer ce genre de citations ? Ce sont là des coups qui portent à faux parce que nous savons que Mach accepte bel et bien la réalité objective du monde et qu'il pense que tous les phénomènes, constituant ce monde, ont lieu dans l'espace et dans le temps. Lénine aurait pu être averti qu'il faisait fausse route, par un certain nombre de phrases qu'il connaît et qu'il cite en partie, celles où Mach discute des recherches mathématiques sur les espaces à plusieurs dimensions. Mach s'exprime ainsi, dans la Mechanik :
Ces citations peuvent suffire. Et quelle réponse Lénine donne-t-il à tout cela, à part un certain nombre de railleries et d'invectives dénuées de tout fondement ? :
Quelle différence peut-il y avoir entre l'espace réel et la réalité objective de l'espace ? Dans tous les cas, Lénine ne peut pas se débarrasser de son erreur.
Quelle est donc cette phrase de Mach qui a donné lieu à tout ce verbiage ? Dans le dernier chapitre de la Mechanik, Mach traite des relations qui existent entre les différentes branches de la science. Et voici ce qu'il dit :
Mach part ici de l'expérience ; nos sensations sont la seule source de notre connaissance ; tout notre univers est basé sur ces sensations, y compris tout ce que l'on sait du temps et de l'espace. Quelle est la signification du temps absolu et de l'espace absolu ? Pour Mach, cette question n'a pas de sens ; le seul problème sensé qu'on doit poser est celui-ci : comment l'espace et le temps apparaissent-ils dans notre expérience ? Tout comme pour les corps et la matière, on peut édifier une conception scientifique du temps et de l'espace uniquement à l'aide d'abstractions tirées de la totalité de nos expériences. Nous sommes rompus, dès notre plus jeune âge, au schéma espace-temps, qui nous paraît tout simple et tout naturel, et dans lequel nous classons toutes ces expériences. Comment cela apparaît-il dans la science expérimentale, on ne peut pas mieux l'exprimer que par les mots de Mach lui-même : des systèmes bien ordonnés de séries d'expériences.
Ce que Lénine pense de l'espace et du temps transparaît dans la citation suivante :
Donc, d'après Lénine, le "matérialisme" accepte la théorie de Newton qui repose sur l'affirmation qu'il existe un temps absolu et un espace absolu.
Cela signifie qu'un point dans l'espace peut être fixé de façon absolue sans référer aux autres choses, et qu'on peut le retrouver sans aucune hésitation. Lorsque Mach dit que c'est l'opinion des physiciens de son époque, il voit ses collègues plus en retard qu'ils ne l'étaient, car déjà à cette époque on acceptait communément que les grandes théories physiques sur le mouvement, etc., étaient des conceptions relatives, que la place d'un corps est toujours déterminée par rapport à la place des autres corps, et que l'idée même de position absolue n'a aucun sens.
Un certain doute régnait pourtant. L'éther, qui remplissait tout l'espace, ne pouvait-il pas servir de système de référence pour un espace absolu ; système de référence par rapport auquel mouvement et repos pourraient alors être appelés, à juste titre, mouvement et repos absolus. Toutefois, lorsque les physiciens tentèrent de le mettre en évidence en étudiant la propagation de la lumière, ils ne purent aboutir à rien d'autre que la relativité ; la fameuse expérience de Michelson et Morley en 1889, conçue pour prouver directement le mouvement de notre Terre par rapport à l'éther eut un résultat négatif : la nature resta muette, comme si elle disait : votre question n'a pas de sens. Pour expliquer ce résultat négatif, on commença par supposer qu'il y avait toujours des phénomènes secondaires annulant purement et simplement le résultat escompté. Enfin, Einstein, en 1905, avec la théorie de la relativité, réussit à combiner tous les faits de sorte que le résultat de l'expérience devenait évident. Le concept de "position absolue" dans l'éther devint du même coup vide de sens et, petit à petit, l'idée même d'éther fut abandonnée, et toute idée d'espace absolu disparut de la science.
Il ne semblait pas en être de même pour le temps ; on pensait qu'un instant dans le temps était quelque chose d'absolu. Mais ce furent justement les idées de Mach qui amenèrent des changements dans ce domaine. A la place des discussions sur des conceptions abstraites, Einstein introduisit la pratique de l'expérience. Que faisons-nous lorsque nous fixons un instant dans le temps ? Nous regardons une pendule et nous comparons les différentes pendules ; il n'y a pas d'autre moyen. En suivant ce mode d'argumentation, Einstein réussit à détruire la notion de temps absolu et à démontrer la relativité du temps. La théorie d'Einstein fut bientôt universellement adoptée par les savants (à l'exception de quelques physiciens antisémites d'Allemagne qui, par conséquent, furent proclamés les lumières de la "physique national-socialiste" allemande).
Lorsqu'il écrivit son livre, Lénine ne pouvait pas connaître ce dernier développement de la science. Mais le caractère de ses arguments est manifeste lorsqu'il écrit : "La conception matérialiste de l'espace et du temps est restée 'inoffensive', c'est-à-dire tout aussi conforme qu'auparavant aux sciences de la nature, tandis que la conception contraire de Mach et Cie n'a été qu'une capitulation 'nocive' devant le fidéisme." (p. 187)
Ainsi, il qualifie de matérialiste la croyance selon laquelle les concepts de temps et d'espace absolus (théorie que la science soutenait autrefois mais qu'elle dut abandonner par la suite) sont la véritable réalité du monde. Parce que Mach s'oppose à la réalité de ces concepts et affirme qu'il en va de même pour le temps et l'espace que pour n'importe quel autre concept -c'est-à-dire que nous ne pouvons les déduire que de l'expérience- Lénine lui colle un "idéalisme" menant au "fidéisme".
(à suivre)
C'est une habitude que prennent les gouvernements dits démocratiques d'inviter chaque année le peuple à une mascarade électorale. Bien plus que de rallier des masses à une politique ou à une autre, il s'agit d'empêcher ces mêmes masses de se désintéresser des querelles impérialistes, de crainte de les voir retrouver la solution révolutionnaire de classe. Aussi, toutes les nouvelles acquisitions de la publicité sont mises en œuvre. Les staliniens présentent des films pour faire avaler leurs discours, Ramadier prêche la pénitence, espérant dans les effets d'un masochisme collectif, et De Gaulle tente de rééditer son exploit du 18 juin 1940. Les kermesses battent leur plein.
Mais, fait significatif entre autres, on ne vit plus des incidents oratoires, on tâte des barricades de revues grand-guignolesques. À Verdun, un peu partout où quelques misérables tonnes de denrées alimentaires passent, des barricades se hérissent, des députés retrouvent les gestes de 1789, l'écharpe tricolore s'engraisse des grèves suscitées spontanément. On est prêt à mourir. Mais, au dernier moment, il y a contre-ordre et tout rentre dans le calme. Ces simulacres de guerre civile, qui font hurler les démocrates et frissonner les gens bien républicains, ces attentats manqués qui soulèvent un peu de poussière sont les artifices de la nouvelle publicité politique. Et l'on y perd la tête en attendant d'y perdre la vie.
Dans cette atmosphère bien remuante, une masse de tracts d'appel, de manifestes, de conférences internationales et de solutions définitives sont jetés en pâture à la masse qui ne demande pas tellement de paroles.
Mais, au fait, que promet-on aux masses, dans tout ce flot d'éloquence et de littérature, pour les river aux besoins politiques journaliers des 2 grands blocs impérialistes ?
La Résistance a épuisé ses derniers restes de démagogie. La lutte contre le boche et le danger allemand, s'il revient comme un leitmotiv dans chaque discours, dans chaque manifeste, c'est plus comme "médaille du mérite démocratique" que comme objectif réel.
Face à la dictature nazie, on a pu croire en la démocratie des "alliés" ; mais, cette démocratie, aux yeux des travailleurs, représentait plus un niveau de vie honnête qu'une longue constitution indigeste.
Et cette démocratie est arrivée ; que d'encre, que de battage ! Les commissions, les comités de vigilance ou non ont trainé la faim des ouvriers derrière eux. A chaque tentative de lutte contre la famine les masses ont rencontré une démagogie effrénée des organismes de collaboration de classe tels les syndicats ; c'est une politique prétendument socialiste qui conserve une structure capitaliste en employant des termes révolutionnaires dans des organismes qui avaient pu jadis, dans d'autres conditions, servir la classe ouvrière.
La tactique des États bourgeois, de la France en particulier, a consisté en définitive à amener la classe ouvrière à discuter et à chercher à résoudre des problèmes qui n'intéressaient que le déroulement économique du capitalisme.
Les revendications économiques -qui, hier encore, pouvaient être le tremplin de vagues offensives du prolétariat- enterrent, dès qu'elles s'expriment, toutes possibilités de luttes révolutionnaires, car aujourd'hui la bourgeoisie discute ces revendications mais dans le cadre bourgeois ; pour toute augmentation de salaire, la balance commerciale capitaliste présente inlassablement un déficit non fictif, mais éminemment réel.
Aussi joue-t-on sur la monnaie ; et les augmentations se soldent en définitive par des chutes du pouvoir d'achat des masses.
Et, si les ouvriers bougent pour lutter confusément contre la famine, les organismes syndicaux et les partis dits ouvriers ressortent, fort à propos, une vieille revendication enterrée pour dévier et canaliser le flux des masses.
Comme les revendications économiques tiennent compte forcément du coût de la vie et des prix, voilà du travail pour les comités tripartites -gouvernement, patronat et salariés- d'arbitrage. À chaque fois, et ceci ne rate pas; on discute des salaires pour chercher surtout une solution à la crise du régime.
La lutte ne se fait plus entre classes mais entre une société capitaliste et les conditions qui poussent cette société dans l'abime. Les ouvriers servent de pâture ; on jette du lest ; et ce lest est toujours au détriment des conditions de vie des ouvriers.
Toutes les conditions politiques actuelles poussent la classe ouvrière vers la collaboration de classe. L'ennemi à abattre n'est plus le système mais ces imbrisables lois du déroulement économique du régime. On cherche à amoindrir les effets du capitalisme en décrépitude en consolidant tant bien que mal, par une réduction du niveau de vie des travailleurs...
Les ouvriers sont invités à participer à ce travail inutile ; toute la gauche bourgeoise -SFIO, staliniens, trotskistes- les entraine à pallier quotidiennement à la crise du système bourgeois. Pour les uns, la grande pénitence, la ceinture au dernier cran est la solution réelle contre la famine ; c'est une façon de combattre le mal par le mal. La strychnine à petite dose peut mithridatiser, la famine par échelons successifs pourra amenuiser les forces ouvrières qui pourraient être dangereuses. Voilà la perspective Ramadier ! Pour les autres, c'est la démocratie bafouée, l'aliénation de l'indépendance nationale, la dollar porte-malheur qui sont cause de notre mauvaise situation. Que faire alors ? Réclamer le retour des staliniens au gouvernement. Solution de chantage, mais la classe ouvrière n'est pas le maître-chanteur, il n'est que la monnaie d'échange. Voilà l'horizon des "lendemains qui chantent" du PCF.
Et les troisièmes, les sans grades, les aspirants meneurs, ceux qui, de tout mouvement de masse, prophétisent immédiatement leur radicalisation, que proposent-ils comme radicalisation ? L'échelle-mobile panacée universelle, seule arme contre la famine. Est-ce le régime qui se trouve en cause ? Bien sûr que non ! Si on voulait seulement multiplier par le même coefficient les salaires et les prix, tout irait bien. Avec ceci, ils se prétendent marxistes et internationalistes, ces symboles étant si souples et si accommodants.
L'avenir, pour ces apprentis-sorciers, est à une multiplication des commissions d'arbitrage pour calculer le coefficient d'augmentation des prix. La lutte ouvrière est retenue par le souffle des machines à calculer. Et, si ça ne suffit pas, il faut diminuer les bénéfices, ce qui signifie qu'on ne pense pas à les supprimer. C'est donc la perpétuation de l'exploitation et de la guerre. Voilà les secrets du "Programme transitoire" de la 4ème, Internationale de nom seulement.
Mais ces trois solutions offertes à la masse des travailleurs ne s'encadrent pas moins dans le déroulement historique de la situation. La guerre qui s'approche inexorablement, divisant le monde et chaque pays en deux blocs impérialistes adverses, s'appuie sue ces démagogiques solutions qui ne font que préparer les diverses économies à soutenir une nouvelle vague de guerre, pour permettre au capitalisme de survivre encore. Il est vrai que les causes de cette prochaine guerre sont rejetées d'un camp à un autre et vice versa. Les fauteurs de guerre sont ceux qui admettent un bloc impérialiste contre un autre.
Que reste-t-il à la classe ouvrière ? Prendre fait et cause pour un bloc contre un autre ; mais alors elle aliène son indépendance de classe, fait les frais en sueur et en sang de la guerre impérialiste, subit saignée sur saignée pour maintenir debout l'édifice branlant du capitalisme. Elle perd sa conscience politique dans les entreprises de renflouage que lui présente l'État capitaliste. Elle ne voit plus de solution que sur le terrain de l'ennemi de classe et passe son temps à espérer dans les commissions d'arbitrage qui surgiront comme des champignons. La nature du collectivisme, qui ne pouvait demeurer enfermé dans des limites nationales, prend figure de nationalisations, portant la lutte concurrentielle du plan national au plan international.
Bien plus, la classe ouvrière ne voit plus la collectivisation comme le premier pas vers une société de consommation ; son socialisme ne se présente plus que comme une simple planification d'une économie existante et en pleine décrépitude.
À la politique indépendante de classe, la classe ouvrière est amenée à donner le pas à la démocratie : sa mission historique ne signifie pour elle qu'une recherche de mode d'élection équitable, sans tenir compte de la nature de classe de ces élections. Elle vote et votera sans s'apercevoir que, quel que soit le mode d'élection, elle est une minorité dans le monde bourgeois. Et même si elle ne se fait plus d'illusions sur la valeur progressiste des élections, habituée à choisir uniquement les solutions que lui présente la bourgeoisie, elle applique et appliquera la politique du moindre mal et sera entrainée encore plus par le char de la bourgeoisie. Que reste-t-il à faire donc ? Une seule politique, une seule tactique : le refus de toutes solutions présentées par la bourgeoisie.
La classe ouvrière n'a pas à chercher avec le capitalisme, au travers de discussions, la solution à la famine permanente. Les contradictions qui épuisent le régime actuel, les travailleurs n'ont pas à les résoudre, mais à abattre le régime. C'est la révolution qui se pose immédiatement sans programme transitoire, sans étape pédagogique. Il faut refuser l'existence et le fonctionnement du régime en sachant fort bien que ce refus entraine le choc de classes, la guerre civile classe contre classe.
Si la classe ouvrière considère la révolution comme un mythe ou comme un continuel désir irréalisable, c'est la famine et la guerre en permanence. Refusant ces 2 fléaux engendrés par le capitalisme, on rejette tout ce qui peut perpétuer la vie de ce régime ; on oppose à tout compromis la révolution, non comme un mot mais comme un acte.
On pourrait rire de cette tactique, la trouvant trop simple ; mais à chercher une voie plus subtile, plus compliquée, on finit par tomber dans l'opportunisme et la collaboration de classe.
Et, pour l'immédiat, pas de politique du moindre mal à la mascarade d'octobre ; l'abstention consciente de classe devient un acte révolutionnaire.
Mousso
La phase expansive de l'impérialisme russe qui débute avec le pacte Hitler-Staline devait inévitablement rendre toute entente impossible entre les "alliés" de la guerre contre l'Axe.
Nous pouvons vérifier cette conjoncture qui nous conduit vers la guerre à la lumière des faits de tous les jours, ce que nous avons fait en toute objectivité dans chacun de nos bulletins.
Mais il est encore des gens qui prétendent qu'il n'y a pas de nouveaux nuages sous le soleil d'automne, qu'il en est aujourd'hui comme d'hier : "Cette guerre, disent-ils, nous accorde un sursis que nous devons utiliser pour mobiliser la classe prolétarienne." À quelques variantes prés dans la forme, c'est ce qui se dégage du contenu de la thèse anarchiste.
Il est sans doute bien évident que la conférence de l'ONU n'apporte pas les nuages précurseurs des foudres de la guerre avec elle. Elle a toutefois cet avantage de nous y préparer psychologiquement.
Mais pour tous les agitateurs qui remuent le vide, pour les "économistes" à la petite semaine, ceux qui prêchent la grève générale à tous les coins de rue, pour tous ceux qui entendent mobiliser le prolétariat sur la base de revendications corporatistes, il y a un fait qui semble totalement leur échapper : c'est la puissance des organismes répressifs à la disposition de la bourgeoisie (armée, magistrature, police, presse etc.) ; quelle est l'influence des forces réactionnaires au sein de la classe ouvrière. Si tout cet appareil peut fonctionner librement et surement, pas de doute que l'opinion des ouvriers en soit entachée et réactionnaire.
Les événements de l'ONU sont bien le signe d'une situation qui s'aggrave à un rythme accéléré. L'impérialisme a effectivement pris conscience qu'il ne peut maintenir "la paix" qu'en préparant la guerre. Il y a un an, il y avait place pour le doute dans les positions des quatre grands impérialismes, dans la rapidité du cours vers la guerre. Mais les récents événements (les discours et déclarations communes) sont suffisamment catégoriques quant à la précision de l'antagonisme russo-américain et quant au degré avancé de murissement de cet antagonisme.
Au moment où Marshall fait son discours à Flushing-Meadows, l'agence Reuter fait savoir que les É-U envisagent de placer leurs forces armées à la disposition de l'ONU pour la restauration de "la paix" et de la sécurité sur les frontières de la Grèce. Ne serait-ce pas là un prélude à la guerre généralisée ?
Il y a d'autres facteurs plus persuasifs pour indiquer le degré de fermeté de l'offensive américaine face au bloc russe. Le département d'État et les déclarations de Mr Trumann - qui entend apporter une aide de 580 millions de dollars à la France et à l'Italie à seule fin, dit-il d'éviter la famine - cela doit se traduire "éviter de créer un climat favorable à l'emprise communiste et permettre à la France et à l'Italie de s'engager sans ambages dans la politique du dollar". C'est aussi pour cette même raison que, malgré le véto soviétique, le délégué américain ne désespère pas de l'entrée de l'Italie dans l'ONU.
La politique américaine s'accuse également dans le domaine militaire : selon les accords signés par les principales puissances, toutes les forces d'occupation d'Italie doivent être retirées ; cependant Sumner Welles déclare que la situation devenant de plus en plus précaire, le maintien des troupes serait non seulement une garantie pour les États-Unis mais aussi pour l'Italie. Tous ces agissements américains ont un but bien défini : il s'agit de chasser la Russie de la Méditerranée et des Balkans.
Nous pouvons dire aujourd'hui que l'ONU restera dans l'impasse, car il n'y a plus de place pour les compromis, qui étaient encore possibles dans les conférences antérieures.
Dans le bloc russe, on se prépare hâtivement à l'échéance qui approche à pas de géant : pendant que se déroulent les joutes oratoires à Lake-Success, la Bulgarie et la Yougoslavie se hâtent d'envoyer des armes à l'EAM en Grèce, où le général américain Chamberlain prépare une série de plans destinés à faire face à toutes menaces susceptibles de se présenter. Ces plans auront pour objectif primordial de maitriser la "rébellion", sans toutefois exclure l'éventualité d'une intervention extérieure.
En Allemagne, dans la zone russe, les orateurs du Parti socialiste unifié allemand et les officiers russes vont entreprendre une vaste campagne soviétique avant la conférence de Londres, à l'issue de laquelle ils demanderont l'anschluss de la zone à la Russie.
En vérité, ces événements montrent clairement que les impérialistes préparent hâtivement la guerre ; chacun a besoin d'accroitre son autorité dans sa zone, ce qui se manifeste par la destruction des oppositions dans la zone russe ainsi que l'assassinat de Petkov en Bulgarie.
Dans une situation économique de guerre comme celle que vivent nos impérialismes modernes, les pays de second et troisième ordre se placent obligatoirement dans le camp où leurs intérêts respectifs les introduisent, cela en fonction de leurs économies subordonnées.
C'est dans ce sens que l'on s'explique la position de la Grande-Bretagne, défense inconditionnelle de l'Amérique face à l'URSS et animatrice du plan Marshall.
Quant à la France, le capitalisme a bien conscience de la guerre qui se prépare, mais il y préfère obtenir quelques miettes d'un pays riche plutôt que de tout perdre. Devant le danger immédiat, la France se refuse à jouer en médiateur ; elle s'engage sans réserve dans le bloc anglo-saxon où le plan Monnet attend le charbon de la reconstruction et le blé des 16 ; en échange, la bi-zone pourrait devenir la tri-zone face à l'anschluss russe.
De même pour les pays coloniaux : les événements de Indes, d'Indochine, d'Afrique et de Tunisie ne sont pas étrangers à l'influence économique des 2 pôles d'attraction du globe.
Dans ce chaos qui grandit chaque jour avec une précision mathématique, ceux dont la mission devrait être de guider le prolétariat utilisent, avec un cynisme qui n'a pas d'égal, des armes toute rouillées et des théories toutes aussi infirmées par l'histoire, telle la revendication économique corporatiste et la grève générale, pour lutter contre l'éventualité de la guerre. Les trotskistes impénitents s'évertuent, une fois de plus, à se vautrer dans la collaboration avec la bourgeoisie capitaliste : par leur "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes", dans "la lutte contre le fascisme", ils apportent leur appui à la politique stalinienne qu'ils rejoignent lorsqu'ils invitent les prolétaires à défendre "la patrie soviétique".
Les anarchistes affirment n'avoir aucun point commun avec les opportunistes trotskistes qu'ils dénoncent comme tels. En fait, bien qu'ils rejettent la défense de l'URSS, ils ont néanmoins un point commun, celui qui consiste à prêcher la grève générale. Ils apportent ainsi tous les deux, avec les "économistes" syndicaux de toutes catégories, de l'eau au moulin de la bourgeoisie, de l'impérialisme russe et de tous ses agents. Devant la possibilité de la guerre, le stalinisme utilisera toutes les armes et, à plus forte raison, la grève générale ; mais ce sera uniquement pour dégager le chemin à ladite armée rouge.
Quant à nous, nous pensons que la perspective de la guerre est proche, que cette situation peur se rapprocher du cours 1936-40, avec un développement plus rapide des événements ; au nom de la lutte du fascisme et de l'antifascisme, le capitalisme a pu terminer victorieusement sa guerre contre les peuples. Dans la conjoncture actuelle où le capitalisme évolue à pas de géant vers la 3ème guerre mondiale, il importe que chaque travailleur trouve la possibilité d'abattre l'obstacle qui se trouve devant lui. Cela signifie, pour nous, se détacher de l'idéologie bourgeoise, dans une lutte politique et sociale qui rejette la démagogie de la défense de la Russie et la notion de guerre progressiste.
Refus de la misère –Refus de la famine– Autant de pain en plus et autant de canons en moins, tel est l'axe de toute propagande révolutionnaire face à la guerre qui vient.
RENARD
La guerre de 1939 a été la conclusion d'un cours historico-économique dont les éléments les plus immédiats se dégagent au moment de la crise de 1929 :
Le conflit profond mais médiatisé est entre le bloc américain (ETATS-UNIS, GB et Dominions) et le danger que représentent séparément pour lui l'expansion allemande d'une part et japonaise de l'autre.
Dans ce conflit, les expressions immédiates sont :
L'expansion japonaise en se développant met immédiatement, par la suite, des possessions américaines, françaises et anglaises sous sa coupe et attaque donc ces pays.
En se développant, l'expansion allemande se heurte directement aux pays alliés de la France et de l'Angleterre qui savent bien que la Tchécoslovaquie et la Pologne envahies par Hitler signifient à brève échéance l'invasion de la France et de l'Angleterre.
La Russie, devant l'expansion japonaise et allemande, comprend très bien que son indépendance est en danger. Rester neutre signifierait, pour elle, simplement être mangée plus tard mais plus surement. Elle s'engage donc dans la politique d'expansion impérialiste armée à son tour et veut également se faire une base de défense-offensive en Finlande (son point faible stratégique étant la baie d'Helsingfors et de Kronstadt) et en Pologne.
À son tour, Hitler voit dans cette manœuvre russe une menace directe ; l'offensive est encore la meilleure défensive, détruire la menace russe, faire des richesses russes un appui économique dans sa guerre contre les USA, voilà le motif de son offensive contre la Russie. Mais les USA comprennent qu'il serait dangereux que l'Allemagne gagne la guerre contre l'URSS et, d'autre part, que le moment est favorable pour attaquer l'Allemagne, alors que ses forces sont dispersées sur plusieurs fronts.
Il y a donc le front japonais opposé aux Etats-Unis et à l'Angleterre, le front allemand opposé à la Russie et le front allemand opposé à l'Angleterre et aux Etats-Unis. Si l'un quelconque des fronts -sur lesquels le Japon et l'Allemagne attaquent- s'effondre, tous les autres fronts se trouvent ainsi renforcés. Cette vérité devait, pour un moment, rejeter les Etats-Unis et la Russie dans une communauté d'intérêts momentanée et immédiate : celui de la défensive. Mais, aussitôt que l'Allemagne s'effondra, la Russie s'empressa de prendre sa place en Europe pour s'assurer son plan de défense et les réparations de la guerre, cela face à la victoire menaçante des Etats-Unis.
La victoire met aussitôt en présence, par l'élimination des blocs allemand et japonais, les deux blocs vainqueurs. L'un et l'autre sont une menace l'un pour l'autre.
Dans ces deux conflits, celui de 1939-45 et le conflit russo-américain présent, la place des petits pays est la suivante : de gré ou de force leur situation géographico-économique les introduit dans le cycle d'une des campagnes politico-militaires d'offensive-défensive des grands blocs impérialistes. Ces nations ne choisissent pas : leur situation géographique et économique d'une part, les plans des grands impérialistes et leurs développements d'autre part choisissent pour eux. La Pologne est d'abord dépecée par l'Allemagne et la Russie, puis par l'Allemagne et, en définitive, par la Russie. La France est dépecée par l'Allemagne, puis libérée par les Etats-Unis, etc. Dans ces conditions, certaines fractions de la bourgeoisie peuvent se donner l'illusion qu'elles choisissent leur appartenance à tel ou tel bloc. En réalité, elles ont autant de part dans leur choix que le choix des grands impérialismes vis-à-vis d'eux peut en avoir. En définitive, c'est le rapport des forces impérialistes en présence qui fait que tel ou tel petit pays est enchainé au char d'un grand impérialisme.
La situation - plus compliquée dans la guerre de 1939-45 parce que la liquidation de la situation de la crise de 1929 et de la situation historique antérieure l'avait produite telle - se trouve aujourd'hui simplifiée : deux blocs restent en présence ; qui choisit qui ?
Les bourgeoisies polonaise, tchèque, bulgare, roumaine, yougoslave peuvent être, dans leur for intérieur, départagée quant à leur position (appartenir au bloc russe ou au bloc américain) en fait, le bloc russe s'appuie sur la fraction de ces bourgeoisies qui lui est favorable pour exercer sa dictature sur le pays et liquider toute opposition à lui non favorable.
Les bourgeoisies grecque, italienne et française choisissent-elles entre leur appartenance au bloc russe ou au bloc américain ? Le choix de la Grèce est très clair : les troupes anglaises, puis les capitaux et les armements américains ont choisi la fraction qui leur est favorable au sein de la bourgeoisie grecque pour écraser la fraction favorable au bloc russe, qui elle-même reçoit l'appui matériel direct de ce bloc. Qui choisit dans ce choix ? La Grèce ou le rapport de forces russo-américain ?
La France et l'Italie doivent leur "vie" aux Etats-Unis et les Etats-Unis ont entre les mains leur destinée. Est-ce que la bourgeoisie française CHOISIT les Etats-Unis plutôt que l'URSS ? La force de l'opposition stalinienne dans ces deux pays est en mesure de démontrer avec suffisamment de clarté à quel point, dans ce CHOIX, ces deux bourgeoisies sont satisfaites : l'opposition stalinienne en France fait son cheval de bataille de toutes les abdications de la France devant les Etats-Unis ; ce n'est pas par démagogie, cela exprime réellement le mécontentement d'une fraction de la bourgeoisie française face au CHOIX de l'autre fraction ; mais QUI choisit QUI ? Pour l'instant, la France EST CHOISIE par les Etats-Unis, qui font peser sur elle la menace de désagrégation de son empire colonial. L'Italie est choisie par les Etats-Unis qui occupent militairement le pays.
La guerre entre les Etats-Unis et la Russie peut se diviser en 3 phases :
Le plan Marshall a été la transition de la première phase à la seconde : les Etats-Unis choisissent leur base d'opération. La conférence de l'ONU : le duel Marshall-Vichinsky : la déclaration de la guerre.
La réunion des 9 partis communistes et la résolution sur "les questions nationales" (le rapprochement ainsi tenté des pays de "démocratie nouvelle") : la réunion - où n'assiste pas le parti allemand et où n'assistent, en dehors du bloc russe, que les partis italien et français - est la réponse russe au plan Marshall ; la Russie choisit, comme base d'opération en Europe, l'Italie et le France et entend s'appuyer sur les fractions de la bourgeoisie à eux favorables, en engageant d'avance une politique destinée à renforcer ces 2 fractions.
Au rythme actuel des opérations de préparation (le plan Marshall, la conférence de l'ONU, la réponse russe, en France la réponse de De Gaulle à Thorez), on peut dire que les opérations militaires sont extrêmement proches et, comme c'est en France que le conflit prend sa phase la plus aigüe, il apparaît que la France peut devenir la base de départ de ces opérations militaires, la troisième phase du conflit.
Suivre maintenant le rythme des opérations de la phase présente entre américains et russes d'une part (politique américaine en Allemagne et conférences), d'autre part le duel entre les forces des fractions bourgeoises favorables aux américains et aux russes en France, c'est suivre avec sureté l'évolution de la transformation de la 2ème phase en la 3ème.
PHILIPPE
Un camarade, après avoir pris connaissance d'une de nos brochures "INTERNATIONALISME", demande de prendre contact avec nous et il nous écrit :
"… Je souhaiterai vivement avoir quelques précisions sur les points suivants : sur les motifs objectifs de votre scission d'avec la FFGC ; votre appréciation du rôle incombant aujourd'hui au parti, à l'organisation politique ; et si, surtout, vous acceptez la plateforme politique du PCI d'Italie, plus précisément ses thèses 1 et 2. Une telle attitude ne fait, selon moi, qu'aboutir à un conformisme ecclésiastique. Le socialisme scientifique de Marx, fondé sur le matérialisme dialectique, apparaît aujourd'hui comme nettement incomplet. Non seulement il ne tient pas assez compte de l'homme (HOMME), c'est-à-dire de l'homme lié aux structures mentales que lui a infusées, dès l'école, la bourgeoisie, mais encore, et sur son terrain même, ne peut tenir compte de la grande alternative posée par notre époque : société bureaucratique, dont les formes s'intègrent en brigue du capitalisme étatique à l'existentialisme, ou RÉVOLUTION prolétarienne et HUMAINE.
Enfin ce marxisme apparaît fortement retardataire dans la mesure où, sclérosé et dévitaminé, il n'a pu, révolutionnairement, synthétiser les acquisitions de la science moderne (de la physique quantique et ondulatoire à la psychanalyse, par exemple). Le désintérêt manifeste que les militants marxistes ont par rapport à cet ensemble d'acquisitions (certes hétérogènes) me paraît symptomatique d'un aveuglement lorsque ceux-ci laissent cette synthèse au jugement des théoriciens bourgeois. Bien sûr, de telles critiques sont aisées, mais il n'en demeure pas moins que le seul "révolutionnaire" à avoir jaugé l'importance des théories scientifiques modernes est Pierre Naville et que ce dernier l'a fait en un sens mécaniste, c'est-à-dire inhumain.
Qu'en pensez-vous, camarades de la Gauche Communiste de France ?
Les processus de montée au pouvoir d'une classe bureaucratique méritent plus que des dénégations peureuses. Il est, là encore, symptomatique que de telles études n'ont été faites que par des réformistes (Schatchman), des anarchistes (Goffinet) ou des petits-bourgeois avérés (Burnham).
La GCF reconnait-elle la réalité de ces processus, ou non ?
Salutations révolutionnaires.
***
La formulation des points 1 et 2 de la plateforme politique du PCI justifie pleinement la phrase du camarade : "Une telle attitude ne fait, selon moi, qu'aboutir à un conformisme ecclésiastique." :
2- La conception historique du parti est celle du Manifeste Communiste de Marx et Engels de 1848 et des applications classiques qu'ils en ont donné à l'histoire de la lutte des classes ; sa théorie économique est celle du Capital de Marx, complétée, en ce qui concerne la plus récente phase du capitalisme, par les appréciations essentielles de l'analyse de Lénine dans "L'impérialisme..." ; sa politique programmatique est celle qui a été développé d'après la doctrine fondamentale dans "L'État et la révolution" de Lénine et dans les textes constitutifs de l'Internationale de Moscou. (Plateforme politique)
On croirait en effet plutôt des litanies destinées à des paysans pour adorer des dieux fétiches quelconques qu'une haute expression des idées les plus achevées et avancées de communistes révolutionnaires.
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Cher camarade,
D'abord je te demande d'excuser le retard que je mets à te répondre. Ensuite je passerai immédiatement dans le vif du sujet.
Je suis désolé de te décevoir mais je comprends difficilement, de la part de quelqu'un qui a l'air de parler en connaissance de cause, la phrase aussi à la mode aujourd'hui : "… Le socialisme scientifique de Marx, fondé sur le "matérialisme dialectique" apparaît actuellement comme nettement incomplet..."
Nous entendons tous les jours des "gens extrêmement biens", "extrêmement éminents", enfin des bonshommes dans le genre de Burnham (que tu cites d'ailleurs toi-même) et d'autres, et quantité d'autres le répéter à qui mieux-mieux, à tous vents et à qui veut bien les entendre.
Or chose extrêmement curieuse, cette phrase constitue, de leur part, en quelque sorte le visa sur le passeport qui leur donne droit d'entrée dans les couches ultra-réactionnaires de la société ; c'est leur dénigrement de la révolution ; c'est l'expression de leur rancœur de ne pas avoir pu "jouer un rôle" dans le mouvement ouvrier, de ne pas avoir pu être des "chefs" enfin, des Lénine ou même, pourquoi pas, des Marx.
Quand "l'intellectuel marxiste" dit : "Marx ? Bah, tout ça, c’est dépassé... C'est tout juste une expression romantique de démocratisme petit-bourgeois, d'une classe montante qui veut également avoir droit au gâteau... ou bien "… Le marxisme est maintenant dépassé... La science moderne (et ses acquisitions) ridiculise l'idée même de la révolution prolétarienne de Marx, qui était tout juste valable au 19ème siècle..."
Je m'arrête. De tout cela s'exhale une telle odeur d'égout, quand on sait la signification profonde que cela prend pour ceux qui l'affirment. Il n'est que de demander : où vont-ils ? Que font-ils ceux qui font ces sortes de "réflexions amères" sur le marxisme ?
Tu me diras : "Ces gens sont moins dangereux que ceux pour qui le marxisme est devenu la Bible ou le Coran." Tous sont dangereux. Tous sont dangereux, soit parce qu'ils sont ignorants, soit parce que ce sont des détracteurs conscients.
Les sciences sont très à la mode dans les milieux "intellectuels petits-bourgeois". Il y a le "snob" des sciences comme il y a le "snob" de l'art. Alors on dit : "… le marxisme ne tient pas assez compte des uns et des autres, Marx ne tient pas assez compte de l'HOMME." On veut dire pour soi : "La vie de marxiste ne me laisse pas assez de temps pour m'intéresser à ces choses-là."
J'ai, en général, horreur de m'appuyer, dans la discussion, sur des phrases ou des citations de Marx parce que je n’aime pas faire le type qui "connait par cœur les œuvres complètes de Marx, Engels, etc." Je n'en connais que très peu malheureusement ; cependant, dans le peu que je connais, j'ai assez pour infirmer totalement ces affirmations telles "le marxisme est dépassé", "le matérialisme dialectique est incomplet", "il ne tient pas assez compte de l'HOMME" ou bien "le marxisme est fortement retardataire dans le sens où il n'a pu synthétiser révolutionnairement les acquisitions de la science moderne... etc."
Le matérialisme dialectique ni incomplet ni dépassé ; il ne peut l'être, pour la bonne raison qu'il est une méthode qui s'applique, en tant que méthode d'étude historique, économique et politique, au processus concret de la vie de la société humaine et, partant, de ses différentes manifestations, évolutions, etc., et EN MÊME TEMPS il se propose d'agir sur cette vie de la société humaine dans le sens de la RÉALISATION de l'HOMME.
Le marxisme est donc pensée agissante, tout comme l'homme est un être pensant et agissant. Mais il pense et il agit sur la vie de la société humaine. Le marxisme est donc le seul HUMANISME RÉEL puisqu'il considère l'homme comme un être social, sa pensée comme une pensée qui doit englober tout ce qui est social et agir socialement ; en un mot c'est le Socialisme.
L'histoire jusqu'à nos jours n'est que l'histoire de l'homme aliéné.
La propriété privée et surtout la propriété privée collective, le besoin de l'homme de "posséder", d'"avoir", d'"acquérir", en un mot tout ce qui se rattache à cette aliénation de l'homme au travers des besoins crées par la société jusqu'à nos jours, tout cela c'est l'histoire d'une humanité qui EST, qui VIT sans avoir conscience réellement de son être, de SON ÊTRE HUMAIN et SOCIAL.
L'HOMME jusqu'à nos jours ne réalise pas lui-même son histoire, en vue de subvenir à ses besoins, CONSCIEMMENT et d'en être libéré.
L'histoire de l'homme jusqu'à nos jours est l'histoire d'une humanité qui, luttant en vue de dominer les forces de la nature, est elle-même dominée par les forces qu'elle a engendrées dans ce but.
Jusqu'au capitalisme cependant, l'humanité (ses membres exploités) ne pouvait que s'insurger contre les conditions qui leur étaient faites sans pouvoir trouver, dans le degré objectif d'évolution de la société, la possibilité de réaliser sa véritable libération.
Mais l'appareil que la société a engendré pour lutter en vue de la domination de la nature a atteint une complexité d'organisation sociale-économique et sociale-politique qui, du fait qu'existent les conditions de sa disparition, se conserve uniquement contre l'histoire elle-même, contre l'intérêt historique de l'humanité et l'entraine, pour conserver les privilèges de la classe au pouvoir, dans une chute vers une barbarie moderne avec la guerre permanente.
La prise de conscience du prolétariat est maintenant l'ACTE attendu qui, en tant que pensée et action, créera l'étincelle sociale, la révolution dans les cerveaux embués d'atavisme d'une humanité aliénée de caractère naturel humain, et la révolution dans la société où existent, où subsistent les conditions de cette aliénation.
La révolution socialiste sera donc, dans l'histoire de l'homme, le passage de l'humanité en tant qu'être à l'humanité en tant que conscience, en tant qu'humanité consciente : la vraie libération de l'homme.
Tout ne sera pas rose quand la révolution commencera, mais il s'agira de créer les conditions nécessaires pour libérer l'humanité du besoin, pour lutter contre tout retour en arrière, contre toute tentative des anciennes conditions sociales de se reformer d'une manière ou d'une autre à la faveur des hésitations du prolétariat.
Le rôle du parti est, avant la révolution, de développer et de conserver la vie à l'expression la plus avancée de la conscience de la classe. Toute conception du parti qui, de quelque manière que ce soit, empêcherait, dans la vie du parti, la conscience révolutionnaire de s'exprimer et de se développer, exprimerait en réalité une tendance réactionnaire et irait à l'encontre des intérêts historiques de la classe ouvrière. La révolution commencée, le rôle du parti reste toujours le même : entretenir et développer dans la classe ouvrière la conscience de la tâche révolutionnaire de celle-ci.
La révolution ne se fait pas contre le prolétariat. Il faut donc permettre aux couches les plus retardataires de développer toutes leurs objections, en évitant de renouveler des aberrations de la révolution comme le fut Kronstadt (1921), expression typique d'une révolution qui se heurtait à des problèmes qu'elle n'était pas encore en mesure de résoudre.
Le milieu où doit justement se faire la libération de "l'homme lié aux structures mentales que lui a infusé, dès l'école, la bourgeoisie", en tenant compte "de la grande alternative posée par notre époque", est le parti du prolétariat, dans le problème-même qu'il pose historiquement : prise de conscience et action révolutionnaire – libération de l'HOMME.
En dehors des grandes lignes exposées ci-dessus, je ne vois pas d'autres solutions. Et je préfère que, au lieu de dire : "...le marxisme ne tient pas compte de l'HOMME", on dise clairement : "je ne crois en la libération de l'homme", car, à ce moment-là, on sera plus sincère pour les autres et pour soi-même.
Mais le fait même que le marxisme est dialectique prouve sa réalité en tant que science révolutionnaire. Du fait que chaque moment de la vie de la société est en même temps différent et contient une influence du moment qui le précède, les marxistes doivent sans cesse réviser leurs théories et leurs principes d'action en fonction de cette influence de l'histoire et d'après l'expérience des luttes du prolétariat, de ses défaites et de ses succès.
Le matérialisme dialectique ne peut être "incomplet".
Le fait même qu'il est dialectique signifie qu'il s'applique à l'évolution et au mouvement de l'humanité. Il y a effectivement le facteur subjectif de la prise de conscience sur la situation objective. Mais, camarades, tous ces problèmes, c'est le matérialisme dialectique qui les pose et qui peut seul permettre de les résoudre.
Comment le matérialisme dialectique serait-il un système achevé, tel les conceptions mécanistes ou utopiques, alors que l'évolution de la société est illimitée pour l'état de nos connaissances actuelles ?
Pourquoi les domaines de la dialectique auraient-ils des limites puisque justement ils posent comme principe premier et absolu qu'il n'y a pas de limites dans le devenir ?
La dialectique est simplement une idée du devenir humain, une idée sur et pour la réalisation de ce devenir. Et de même que le communisme n'est pas un but mais simplement une condition du devenir historique humain, de même dire que "le matérialisme dialectique est incomplet", c'est déjà le limiter à l'état d'un système et d'une conception mécaniste.
De même, affirmer que "le marxisme n'a pas su synthétiser les acquisitions de la science moderne et... laisse cette synthèse au jugement des théoriciens bourgeois..." exprime à la fois une méconnaissance du rôle et de la place du marxisme (rôle dans l'histoire et place dans les sciences de la nature) et une méconnaissance du rôle et de la place de la bourgeoisie.
Toute l'histoire de la bourgeoisie - en tant que classe sociale - et du capitalisme - en tant que système économique - est basée sur l'étude et l'application des sciences de la nature.
Le capitalisme n'a été possible que parce que la chimie, la physique etc.… sont sorties des limbes de la pensée où les reléguait la philosophie pour passer dans le domaine de l'application pratique et expérimentale. La philosophie bourgeoise fait donc son apparition en se proclamant matérialiste et elle est effectivement, avant tout matérialiste, mais elle est encore philosophie.
Les sciences de la nature sont donc du point de vue historique une acquisition de la bourgeoisie. Dans ce domaine comme dans le domaine économique - le capitalisme lui-même -, il y a progrès humain ; mais, du fait qu'aussitôt que la condition du progrès crée, entre les mains de la classe bourgeoise, des conditions d'asservissement et d'empêchement de tout autre progrès HUMAIN RÉEL - la révolution -, elles sont circoncises de leur élan initial progressif pour tomber sous les lois historiques propres au devenir humain lui-même.
En d'autres termes, les sciences de la nature ont été une condition de la réalisation du capitalisme - qui, lui-même, est objectivement une condition de la réalisation du socialisme -, mais il y a une étape à franchir et cette étape échappe totalement au domaine des sciences de la nature : c'est le domaine de la science historique, économique et sociale. Seule la révolution de la révolution politique est une condition, pour les sciences de la nature, de devenir objectivement un nouveau facteur de progrès et de progrès au sens social et HUMAIN.
C'est-à-dire que le fait que ces sciences peuvent aujourd'hui servir à la destruction systématique des richesses et des vies humaines montre que, EN SOI, elles sont bâtardes sans l'apport de la révolution politique et sociale.
Les sciences sont un simple instrument, aujourd'hui au service du capitalisme, demain elles seront au service du socialisme.
Le marxisme ne doit pas "synthétiser les sciences de la nature", il doit créer le climat qui engendrera une synthèse historique de négation de l'exploitation sous toutes ses formes, la société sans classes (négation du capitalisme par le prolétariat et négation du prolétariat par lui-même). Les sciences suivront l'évolution générale de la société.
Cela ne veut d'ailleurs pas dire que nous ne devons pas nous y intéresser, au contraire ; mais tout en sachant bien la place qu'il convient de leur accorder.
Il n'y a pas un processus de "montée au pouvoir d'une classe bureaucratique" mais une évolution générale du capitalisme moderne vers une bureaucratisation étatique, d'une part en vue d'assurer une meilleure répartition des revenus nationaux dans la classe capitaliste, d'autre part en vue d'être mieux armée dans la compétition inter-impérialiste, ensuite en vue de lutter contre le prolétariat en cas d'insurrection et d'essayer de le pousser à la collaboration de classe dans une cogérance de l'État.
Nous sommes en désaccord formel avec toutes les théories "techno-bureaucratiques" ou similaires, se rapprochant, quant au fond, de l'idée de "l'ère des directeurs" ou "la révolution des chefs". Pour nous, dans cette évolution de la société capitaliste - qui correspond à des nécessités propres au système -, rien n'est changé au niveau des rapports fondamentaux de classe et des bases économiques fondamentales du système capitaliste lui-même. Il y a accentuation des contradictions antérieures, crise permanente, étatisme, bureaucratisme, militarisme, guerre permanente et nécessité objective de la révolution socialiste.
Mais si, tout en tenant compte que la société évolue, que l'histoire n'est pas un phénomène statique et mécanique, nous ne pensons pas qu'il y ait besoin de "nouvelles philosophies", pas plus que nous ne prenons au sérieux ceux qui parlent de "révolution des technocrates" et autres ; si nous n'avons pas d'ailleurs dans ces deux domaines une position intransigeante, nous sommes absolus et intransigeants dans le domaine politique.
Je précise : nous avons, dans les deux premiers domaines, une position bien déterminée, des idées relativement arrêtées et complètes mais toujours susceptibles d'être mises en doute, discutées et surtout constamment complétées et révisées. Mais, dans le domaine politique, nous sommes absolument intransigeants.
Tous les courants politiques qui, de quelque manière que ce soit, mène à la participation à la guerre impérialiste, ou y a participé hier, sont pour nous des ennemis de classe du prolétariat.
1- Défense conditionnée ou inconditionnée de l'URSS.
2- Dilemmes antifascisme-fascisme ou démocratie-totalitarisme (la politique du moindre mal est pour nous profondément réactionnaire).
3- La défense du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et les luttes nationalistes qui en sont les compléments.
De même, après le terrain de la guerre impérialiste, la politique syndicale et parlementaire nous trouvent également intransigeants.
Si nous sommes intransigeants sur le terrain politique, c'est parce que c'est sur ce terrain que le prolétariat doit prendre position dans l'immédiat et être ou ne pas être dupé et embrigadé par la bourgeoisie.
Sur le terrain philosophique, ma foi, cela ne me dérange qu'un ouvrier, qui est d'accord avec notre programme politique, vienne me dire : "Je suis anarchiste" ou "Je crois en Dieu", parce que sa libération de ces aberrations philosophiques retardataires est fonction de la libération de l'homme par la révolution, révolution impossible en dehors des bases politiques étroites dans lesquelles la bourgeoisie contraint le prolétariat à se retrancher de plus en plus.
Dans le fond, personne n'est complètement libéré des empreintes de la société bourgeoise capitaliste et ce ne sont pas ceux qui se disent les plus matérialistes qui en comprennent le mieux le sens. Tout est relatif. Il n'y a rien d'absolu dans ce domaine-là (philosophique). En politique c'est le contraire : les frontières entre les classes sont absolues.
C'est ce qui explique nos divergences extrêmement importantes avec l'ensemble de la GCI (FB, FFGC, PCI d'Italie), divergences qui d'ailleurs ne justifie pas la scission mais la crée, en fait, de par leur nature.
En effet, il s'agit surtout de la conception du parti, son rôle et son organisation, sa formation etc.
Au début nous étions opposés à la formation prématurée d'un parti en Italie, avec tout ce que le parti incombe de tâches, pour la simple et bonne raison qu'il n'y avait pas, à notre avis, une situation italienne ou internationale qui permette à une fraction de la Gauche de devenir un parti de la classe ouvrière, c'est-à-dire y ayant une influence déterminante dans sa lutte. Sur ce point, la situation ultérieure nous a donné raison.
La FFGC est la cristallisation, en France, de la mystification du parti en Italie. Nous n'avons jamais scissionné d'avec ces camarades, pour la simple et bonne raison que les camarades qui en font partie n'étaient pas membres de la GCI avant que l'existence du PCI n'ait été révélée en France. Trois camarades, qui avaient rompu avec nous, sont restés un mois sans vie politique et ont accepté de former ce regroupement basé sur l'adoration du parti italien et de ses faits et gestes, regroupement qui, pendant plusieurs mois, a vécu en prenant le même nom que nous et en appelant son journal "Étincelle" comme nous. Vint la formation d'un Bureau International et ce regroupement, qui se faisait d'autant plus orthodoxe qu'il avait un passé à faire oublier, fut "reconnu" ; et nous, parce que nous avions osé formuler quelques critiques, on nous rejetait d'une manière absolument bureaucratique, comme aux plus beaux jours de la 3ème Internationale.
L'évolution de cette situation devait révéler, de la part du PCI et du reste de la GCI, des conceptions extrêmement dangereuses sur le parti qui creusèrent le fossé idéologique entre nous.
Ainsi, peu à peu, l'ensemble de la GCI retournant en arrière de 20 ans sur les acquisitions de la Gauche italienne sans même mettre en cause les points politiques qu'ils sautaient aussi légèrement - l'abstentionnisme, l'ensemble des problèmes se rattachant au parti -, nous nous trouvions poussés à approfondir tous ces problèmes, à faire une série d'évolutions, à dépasser les acquis antérieurs (notamment sur la question syndicale) et à trouver la séparation plus prononcée entre nous et le reste de la GCI. Cependant, ces camarades gardent de nombreux points communs avec nous sur les problèmes essentiels se rattachant à la guerre impérialiste et à la Russie. L'hostilité de nos rapports vient seulement du fait de leur hargne et de leur rage devant notre opposition absolue et intransigeante ; et elle est surtout basée (de leur côté) sur un crétinisme épais et sur un amour propre hypertrophique maladif relevant de la psychiatrie.
Salut communiste.
Pour la GCF
PHIL
Nous publions un article d'un camarade qui traite certaines questions présentant, à l'heure actuelle, un réel intérêt.
La rédaction
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"La grande importance d'une orientation théorique juste apparaît avec le plus d'évidence dans une période de conflits sociaux aigus, de transformations politiques et de situations changeantes. Dans de telles périodes, les conceptions et généralisations politiques vite usées demandent à être concrétisées, précisées et rectifiées..." dit, quelque part, Léon Trotsky. La période actuelle -période essentiellement transitoire, agonie prolongée d'un régime sociale décadent ayant achevé d'exploiter ses dernières possibilités de survie- réclame cette "juste orientation" en demandant concrétisations et précisions constantes. Elle réclame d'abord une terminologie soigneusement ajustée aux processus historiques dont elle prétend rendre compte.
Dans un articles intitulé "Instabilité et décadences capitalistes" (Internationalisme n° 23), le camarade Philippe associe "bonapartisme" et "État capitaliste fort... capitalisme étatisé". Le terme de bonapartisme s'accole à ce régime généralement militaro-policier qui se maintient au pouvoir en jouant un rôle d'arbitre entre classes antagoniques, mais en relatif équilibre de forces. Il fait prévaloir, ce régime, cette loi que Marx appelait celle du bâton, en frappant la classe dont les visées -ou l'oppression exacerbante dont elle supporte le poids- tend à rompre cet équilibre. Ainsi, du régime Perón en Argentine : "rachat" et "nationalisations" de biens capitalistes, démagogie effrénée, répression des menées révolutionnaires (aussi bien nationalistes petites-bourgeoises que socialistes) ; à l'extérieur enfin, politique d'appuis alternatifs sur l'un ou sur l'autre des "blocs" en affrontement. La caractéristique du bonapartisme est fonction de cet équilibre ; il s'effondre lorsque, sous la poussée de pressions extérieures, cet équilibre se rompt (Vargas au Brésil, par exemple). Le capitalisme étatisé ou, pour parler clairement, le capitalisme d'État suppose, lui, appropriation par l'État des secteurs clés de la production et, quoique cette appréciation puisse être partiellement contestée, on pourrait ranger, dans cette catégorie, la Russie stalinienne et la courte expérience néo-fasciste en Italie du nord. Ainsi, malgré une certaine base de masses, le bonapartisme est un accident provisoire, s'essayant à évoluer vers un capitalisme d'État qui s'édifie sur des bases économiques autrement plus stables, comme nous le verrons plus loin.
En fait, au lendemain d'une guerre qui l'a laissé exsangue, le capitalisme se cherche désespérément, bien qu'il doit, de par la logique même de ses contradictions, se préparer à un conflit qu'il sait signifier sa fin. Cependant et en conformité avec cette loi élémentaire de la biologie selon laquelle tout corps vivant tend à s'assurer les meilleurs conditions de vie, les différents impérialismes mettent en œuvre une série de travaux destinés à raffermir de chancelantes assises : sur le plan militaire, c'est l'accélération de la recherche scientifique, la construction de gigantesques laboratoires, l'aménagement d'immenses étendues géographiques (Turkestan, Texas, Australie enfin où le physicien anglais Oliphant, spécialiste des questions nucléaires, supervise un plan s'échelonnant sur dix ans) ; sur le plan économique, il n'est pas de nations (même l'Albanie) qui ne s'active à "planifier" sa production, n'ouvre pas de chantiers démesurés avec les répercussions sociales s'y impliquant (Staline commue la peine de mort en années de travaux forcés et la MVD trouvera recrutement aisé pour ses camps de travail sibériens) ; enfin, la façade chrétienne des bourgeoisies atlantiques s'orne des flamboyants fanions du paternalisme étatisé et du super-lapinisme. Mais, tout cet apparent manège est en trompe-l’œil ; un regard sur les procès-verbaux de telle séance ONUesque renseigne tout autant que la lecture d'un baromètre avant l'orage. Le monde des impérialismes oscille sur une plaque tournante dont chacune des voies conduit non plus aux glorieuses et fraiches campagnes de rapines mais à l'anéantissement des potentialités d'existence humaine et cela pour des décades en années.
La résolution des problèmes théoriques posés par les présentes conjectures est à l'ordre du jour des discussions de l'avant-garde prolétarienne. Mais cette étude demeurera stérile si elle ne se hisse à cette praxis que Marx a définie comme interdépendance et interférence dialectiques de la pensée et de l'action. Les idées et les projets valent ce qu'en font les hommes qui les prônent. Et la possibilité d'une troisième solution historique, intervenant dans un délai historiquement bref, montre que l'histoire ne suit pas un cours forcé, toujours déterminé et se déroulant comme les marches d'un escalier mécanique dont chacune des marches suivrait automatiquement l'autre au sens ascendant (voire descendant).
Pour parer aux effets de la plus puissante vague de grèves ayant secoué l'économie américaine, le sénat, aux objurgations du vieux réactionnaire Taft, s'est résolu à sanctionner une énergique législation anti-syndicale et, de fait, anti-gréviste. Il est curieux de noter le jeu de la presse -de la radio gouvernementale- présentant cette législation comme "défense des droits ouvriers" contre l'arbitraire syndicaliste, contre l'insupportable autorité d'une bureaucratie qui s'est auto-nommée et tache de régenter la vie du pays, etc.
Car les monopoleurs tentent de conserver, à leur actif propre - non celui des bureaucrates planistes -, les avantages de "leur" reconversion industrielle. Il est sans doute trop tôt, par ailleurs, pour juger des effets de cette loi et la campagne électorale, d'ores et déjà ouverte, permettra bien des "petits accommodements". Mais, la période cruciale de reconversion passée, les contradictions capitalistes iront s'accentuant à nouveau, et ce premier pas vers la répression que constitue la loi Taft-Hartler ira se multipliant.
Les É-U, à l'heure actuelle au moins, ne connaissent pas de "surproduction" ; mais son spectre, celui de la crise de 1929, va assombrissant visages et voix "autorisées". Dans un récent ouvrage, Fritz Sternberg (je cite d'après les extraits publiés dans "IV° Internationale" de mars-avril 1947) a analysé "The coming crisis". Si la capacité de production des É-U, déclare-t-il, est pleinement utilisée, cette production pourra être deux fois plus grande que celle du reste du monde capitaliste. Ainsi, les monopoleurs américains paraissent tenir les impérialismes concurrents à la gorge, pouvoir submerger, supprimer toutes les tentatives d'opposition à leur hégémonie. Mais, ajoute Sternberg, les É-U étaient et sont encore le pays dans lequel le commerce extérieur joue le moindre rôle par rapport à l'ensemble de la production totale... même si l'on prend pour indice les exportations de 1944 (à 80% financées par prêt-bail), c'est-à-dire de la meilleure année du commerce extérieur, celle-ci représentent moins de 10% de la production américaine. Les exportations ne peuvent donc servir d'exutoire à "la surproduction" prévisible et tout accroissement de la consommation intérieure, entrainant un relèvement du standing ouvrier et partant des salaires, est interdit, comme nous l'avons vu plus haut. La création de nouvelles industries, et Sternberg l'a démontré magistralement, est contrecarrée par les intérêts des monopoleurs dont le pouvoir, durant la guerre, s'est amplifié dans d'interminables proportions.
Aussi, les É-U n'auront d'autre ressource que d'orienter leur production vers la préparation d'un potentiel de guerre. Il n'est pas douteux toutefois que quelques planistes "progressistes" chercheraient avec plaisir leur provende dans la planification, chère à la NRA. Le manque excessif de maturité politique de la classe ouvrière américaine fait que le débat sera tranché, très provisoirement, par les élections présidentielles de 1948.
Comme le dit bien Ernest Germain (dans le numéro de "IV° Internationale" déjà cité) : "L'industrie soviétique rencontre, sur la voie de la reconstruction, des difficultés extraordinaires." C'est que l'économie russe se ressent, après une guerre "nationale" ruineuse, de ces contradictions qui, dans des circonstances analogues, déchirent un vulgaire et quelconque État bourgeois. Une catastrophe naturelle - la famine - est venue s'ajouter aux séquelles économico-politiques des occupations allemande et roumaine (dispersion des kolkhoziens et partage des kolkhozes sur des bases industrielles, destruction quasi-totale du potentiel industriel dans les régions de l'ouest), ainsi que d'un effort de guerre prolongée et dont tout le fardeau a porté sur le peuple. Le matériel pillé dans le glacis et en Allemagne "au titre des réparations" n'a pallié que dans une faible mesure aux déficiences terribles de la satrapie stalinienne. Cependant, le peu d'informations objectives reçues sur la situation en Russie ne permet guère que des hypothèses.
Il est aisé de voir pourtant dans les récents procès intentés à des bureaucrates responsables d'exploitations industrielles et agricoles, dont les intensives campagnes de presse dénonçant le sabotage, la corruption et l'incurie régnantes (ainsi que dans certains limogeages sensationnels ces jours-ci encore en zone russe en Allemagne), il est aisé d'apercevoir un raidissement de l'appareil du parti tendant à trouver, aux mille difficultés de l'heure, un bouc-émissaire dans la personne des directeurs d'entreprises et de militaires haut-gradés. Comme aux beaux jours de la NEP, les nouveaux millionnaires du village, les koulaks de l'après-guerre se gobergent et se pavanent à la satisfaction du "Père des peuples" et de son directeur de l'Emprunt. Les nombreux "héros de l'Union soviétique" s'essaient à toucher une part du gâteau, en s'infiltrant dans les rouages étatiques ; et les gens en place s'ingénient à renouveler, à leur profit, la vieille ficelle du "Ils ont des droits sur nous". À en croire les journalistes bourgeois, tout va presque pour le mieux dans la presque meilleure des Russies. L'extension du vagabondage et du "banditisme", plus encore les fictions graves et "accrochages" dans l'exécution du plan quinquennal (réservant, pour une fois, - indice non négligeable - une part assez large à la production d'articles dits de première nécessité) font de ce presque un rectificatif singulièrement élastique.
La bureaucratie du parti cherche à réduire l'importance prise au cours de la guerre par les technocrates et les militaires. Pour cela, elle vient s'appuyer sur les paysans enrichis et sur l'aristocratie ouvrière à laquelle elle permet de ci-delà quelque grève "inspirée". Le rétablissement de l'héritage et la scolarité payante complètent l'officialisation des palinodies religieuses afin de renforcer les privilèges de la classe dirigeante.
Sur le plan diplomatique, après une série de replis stratégiques, d'abandons de terrain (Iran, Mandchourie, Trieste), l'impérialisme stalinien en vient à se raidir : en Allemagne et en Corée, Staline donne une impulsion nouvelle à ses "organisations populaires, démocratiques et unifiées" ; refus d'étude du plan Marshall et surtout rejet imposé aux vassaux d'Europe centrale-orientale ; renversement de politique en Grèce et dans les États satellites où s'affirme l'abandon de la tactique du front national "ouvert" ; enfin, en Chine, une aide plus conséquente est apportée aux bandes de Mao-Tsé-Toung. La politique stalinienne reprend donc du poil de la bête et cherche à opposer un barrage aux ambitions américaines. L'annonce d’une excellente récolte en céréales compense certains espoirs déçus d'un prêt américain. Bon gré, mal gré, la Russie impérialiste a mis la main sur l'économie et la politique de ses "protégés", a rappelé à la Tchécoslovaquie qu'elle n'est pas un pont mais un bastion ; et, dans le fond du Kremlin, Staline se souvient qu'il fut pope pour prier Dieu revenu, que la guerre, sa guerre, n'arrive pas trop tôt.
Nous venons de voir les dépendants de l'impérialisme russe défilant avec lui dans les circonstances officielles à la manière de ces barbares vaincus que le char du triomphateur romain poussait à ses devants. En dehors de ses implications politiques, l'effort principal des stratèges moscovites tâche d'harmoniser les "plans" des États vassaux où la Russie a repris la politique de colonisation économique précédemment menée par le Reich. Cette harmonisation s'effectue en concordance avec le plan quinquennal russe et celui de la Tchécoslovaquie, clé de voute du système. Après avoir vu s'ouvrir la porte de service, le capitalisme occidental l'a vue refermée par ses portiers même. Les occidentaux ont alors procédé à des mesures de "rétorsion" : protestations en faveur en faveur des bourgeois indigènes brimés, des "libertés" (de vote, presse, parole, cultes, etc.), coupures de crédits concomitants à la suppression de l'UNRRA et autre amicaux avertissements. Les satellites sont donc réduits aux moyens de bord, c'est-à-dire la planification dont ils ont été bureaucratiquement dotés.
Partout ailleurs dans le monde les tacticiens américains poussent leurs points, renforcent au mieux leurs avant-postes (Grèce et Turquie, Iran, Japon, Espagne, Italie, Allemagne enfin). La réglementation des changes et le contingentement douanier sont les armes sur lesquelles comptent les impérialismes secondaires afin de se défendre du cher grand méchant loup yankee. Aussi, ce dernier réemploie-t-il sur place les capitaux dont la faiblesse de production de ses débiteurs et la saturation à prévoir de son propre marché intérieur lui interdit le rapatriement en marchandises. Les monopoleurs des É-U renflouent et s'approprient des industries dans le marasme, créent des filiales, mettent la main sur tous les brevets d'inventions, contrôlent d'un mot tout ce qui, chez ses débiteurs bourgeois, échappe à l'emprise étatique encore leur arrache-t-il souvent des concessions axées principalement sur l'obtention des bases et "la liberté du commerce"). Aux méthodes classiques de l'occupation militaire colonialiste, les yankees ont délibérément substitué celle perfectionnée des britanniques, du noyautage économique.
Philippe a raison, dans l'article précité, d'insister sur le fait que les impérialismes de second ordre n'en tentent pas moins de jouer leur carte. En effet, et dans l'esprit de ses promoteurs, la conférence des seize et celles qui précédèrent devraient permettre d'échapper, au moins dans l'immédiat, au dilemme Russie-Amérique. Par des unions douanières (le.... en serait l'embryon), une "juste répartition" des charges incombant au titre de la reconstruction occidentale, les impérialistes européens espèrent tirer quelque peu leur épingle du jeu mortel. Ils n'ignorent pas que leur présence aux colonies est gravement menacée par des impérialismes matériellement plus riches (É-U) ou idéologiquement (la Ligue Arabe en particulier, poursuivant des buts très relativement autonomes). Eux aussi, les européens, sont conduits, de ces faits, à s'appuyer sur une armature bureaucratique dont le substrat est récolté dans les cadres de l'aristocratie ouvrière, national-communiste, ou de la petite-bourgeoisie social-démocrate ou chrétien-démocrate. Mais cette bureaucratie, sans conscience spécifique de classe, obéit encore aux injonctions de ses surdéterminants impérialistes.
Ainsi, cette analyse, certes imprécise et gravement lacunaire, nous amène à constater la disparition du prolétariat comme autonome de la lutte des classes, cela dans le cours des 3 dernières années. Si une appréciation de la période actuelle comme étant une période de recul irrévocable me paraît encline au pessimisme panique, il n'en reste pas moins qu'un grand nombre d'ouvriers marchent sans murmure aux ordres de la bureaucratie. Période de stagnation apparente, le stade actuel du combat prolétarien est une phase cruciale. Un nouveau bond en avant de la classe est lié à une prise de conscience dialectique, à l'expérience acquise et à des nouvelles méthodes de lutte-grève avec gestion par exemple.
L'ère des monopoles a épuisé les dernières possibilités de survie d'une bourgeoisie luttant pour conserver les bénéfices et privilèges de l'oppression sociale par elle exercée. Concomitant, sur le plan politique, à l'ère des grands impérialismes et de leurs suiveurs, le capitalisme monopoleur trouvait face à lui une petite-bourgeoisie fonctionnellement hostile ainsi qu'un prolétariat sur-exploité et réduit aux incertitudes du chômage. Affrontées aux monopoleurs, la petite-bourgeoisie et de larges couches prolétariennes étaient conduites aux mysticismes, au culte gravitant autour d'un chef révélé dont le pouvoir exorbitant leur paraissait garantir un standard de vie directement menacé par ailleurs.
Avec ce chef et sa clique, les monopoleurs - ayant favorisé son accession au pouvoir afin de museler l'avant-garde et des revendications prolétariennes par trop dangereuses pour lui - ont composé et lui ont abandonné une partie de l'initiative politique. Mais les progrès de la concentration industrielle et du machinisme, les effets d'une rationalisation intensives des normes du travail en ont accru la division. Et cette division, cette complexité extrême devait entrainer une anarchie de la production que quelques contremaitres insuffisamment spécialisés ne pouvaient enrayer. Pour y remédier, les monopoleurs ont du, de plus en plus, s'entourer d'un état-major de cadres, de technocrates agissant à l'intérieur même du cycle de production, à s'appuyer, se confier à leur seule initiative. Revenant par là et sur un rythme historique accéléré, avec un processus de désintégration qui, de l'empire romain fortement centralisé, nécessitèrent le passage vers les formes féodales ; passage effectué par l'intermédiaire de chefs de clans barbares et d'un clergé associés, infiniment plus jeunes et dynamiques.
Cependant cette collaboration du monopoleur et de ses cadres subordonnés, se déroulant dans un milieu capitaliste, ne va pas sans contradictions vite portées au summum. Dans l'exacerbation, la tension totale des forces productives que cause une guerre mondiale, les monopoleurs et leurs gestionnaires viennent en opposition ; et celui qui a, sur les lieux de production, la prise la plus directe, se sert de l'État fort afin d'augmenter la somme de ses privilèges, de consolider des avantages (antérieurement acquis) par expulsion du parasite capitaliste. Cet épiphénomène des compétitions et conflits inter-impérialistes s'accuse dans la république néo-fasciste de fin 1943-44 ; l'intervention armée des anglo-saxons, seule, ayant fait cesser tel état de chose, à leur profit bien entendu.
Ainsi, d'une part pour contrôler et assurer une production aux normes complexes, les monopoleurs passent pouvoir aux gestionnaires pour la défendre, impulsent et soutiennent un régime bonapartiste avec lequel ils ont dès lors partie liée. D'autre part les gestionnaires, conscients de leur nécessité pour le monopoleur et de la précarité de la situation, considérant le capitaliste comme une anachronique superfluité, iront chercher l'appui de l'État fort pour les en débarrasser. Le sort du monopoleur est soudé à la recherche et l'appropriation de matières premières, à l'accroissement de la production, à l'ouverture de nouveaux marchés etc. Les intérêts du gestionnaire sont, là, solidaires de ceux de son capitalisme. Économiquement, sinon politiquement, son influence ne paraît s'exercer que sur des incidences limitées. Mais il n'est plus de cadres restreints autonomes dans l'économie du 20ème siècle ; il y a interdépendance foncière d'un cycle de production à un autre. Et les gestionnaires, dans leur procès de montée au pouvoir, s'ils sont solidaires de leur capitalisme face aux concurrences et face aux revendications prolétariennes, ne s'en préparent pas moins à mener le combat pour leur propre compte :
Enfin, le technocrate s'oppose aux empiètements du bureaucrate politicien, à ce qu'il considère comme excès de pouvoir et manque de spécialisation. Et le bureaucrate, tenant en main l'appareil judiciaire et militaire, "liquide" alors les opposants (procès de Moscou, procès d'ingénieurs en Russie et sous le nazisme).
Toute constatation de phénomènes arrivée à son terme d'évolution se transforme en son contraire. Tel est l'un des postulats essentiels de la dialectique. Ainsi, la bourgeoisie, individualiste à l'origine, peut avoir pour successeur le collectivisme bureaucratique. Cette possibilité deviendra inéluctable dès lors que le prolétariat, représentant la classe seule apte à réaliser le devenir humain, n'effectue pas la prise de conscience nécessaire à l'accomplissement de ses tâches révolutionnaires. Et Pierre Chaulieu répète fort à propos que "l'Histoire n'est déterminée en définitive que par l'action déterminante de l'Homme."
Que peut signifier pour nous, révolutionnaires marxistes, l'ensemble de ces conjectures ? Cette évolution générale, mais non irréversibles, des formes d'administration bourgeoises vers la bureaucratie ? Rien d'autre que spécifier singulièrement l'urgence de nos tâches. L'extraordinaire essor des sciences en cette première moitié de siècle assurera, dans la seconde moitié, un pouvoir discrétionnaire à la classe qui saura accommoder à ses fins les applications inouïes de recherches sortant à peine des limbes des théories. Cette classe se voit déjà désignée : la bureaucratie, agrégat complexes de petits-bourgeois technocrates et politiciens. Elle tient en mains l'investigation scientifique et demain, avec l'appui d'un État fort, elle en enlèvera aux monopoleurs les bénéfices pratiques.
L'époque actuelle est une plaque tournante. Entre la bourgeoisie, désespérément accrochée à ses prérogatives, et la bureaucratie "en route vers les cimes" le débat ne peut être avant la mise hors de combat du prolétariat. Si affaibli idéologiquement et physiquement que soit ce dernier, les prémices objectives de sa révolution sont mures, aussi mures que pourrissantes (Trotsky). La dictature du prolétariat est encore une éventualité historique, en premier lieu tributaire d'une prise de conscience élargie aux perspectives immédiates et médiates.
Aussi l'effort des militants s'attache à l'élucidation, à la mise en lumière, en valeur des facteurs subjectifs. Cependant, le temps où le syndicat travaillait dans les masses pour les éduquer et les rendre combattives est de l'histoire ancienne, celle d'un Age d'or du capitalisme (Internationalisme n° 24). Et ce travail incombe aujourd'hui aux militants agissant dans leurs groupes constitués :
Georges Cousin
18 août 1947
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NDLR : Cet article présentant des points théoriques que nous ne partageons pas, nous comptons répondre dans le prochain numéro d'Internationalisme.
Parfait, nous sommes sûrement tous d'accord avec la première phrase. Pourtant lorsqu'on veut restreindre à la seule matière physique toute réalité, nous sommes alors en contradiction avec la première définition. L'électricité aussi fait partie de la réalité objective; est-elle pour autant matière physique ? Nos sensations nous montrent l'existence de la lumière ; celle-ci est une réalité mais ce n'est pas de la matière. Les concepts introduits par les physiciens pour expliquer ces phénomènes lumineux, c'est-à-dire d'abord l'éther puis les photons, peuvent difficilement être qualifiés de matière. Et l'énergie n'est-elle pas aussi réelle que la matière physique ? Plus directement que les choses matérielles elles-mêmes, c'est leur énergie qui se manifeste dans toute expérience et qui donne naissance à nos sensations. C'est pour cette raison qu'Ostwald déclarait, il y a un demi-siècle, que l'énergie est la seule substance réelle du monde ; et il nomme cela «la fin du matérialisme scientifique». Et finalement, ce qui nous est donné à travers nos sensations, quand nos semblables nous parlent, ce ne sont pas seulement les sons qui sortent de leur gorge et de leurs lèvres, et pas seulement l'énergie des vibrations de l'air, mais aussi et surtout, leurs pensées, leurs idées. Les idées humaines appartiennent à la réalité objective aussi sûrement que les objets palpables ; le monde réel est constitué aussi bien des choses spirituelles que des choses appelées matérielles en physique. Si dans notre science, dont nous avons besoin pour notre activité, nous voulons représenter notre monde d'expérience tout entier, le concept de matière physique ne suffit pas ; nous avons besoin d'autres concepts comme l'énergie, l'esprit, la conscience.
Si en accord avec la définition ci-dessus, la matière doit être considérée comme le nom du concept philosophique qui dénote la réalité objective, ce terme recouvre beaucoup plus de choses que la seule matière physique. Nous en venons alors à cette notion exprimée à plusieurs reprises dans les chapitres précédents où l'on considérait que le terme de «monde matériel» désignait la réalité observée toute entière. Et c'est là la signification du mot materia, matière, dans le matérialisme historique qui désigne tout ce qui existe réellement dans le monde «y compris l'esprit et les chimères», comme disait Dietzgen. Par conséquent, ce ne sont pas les théories modernes de la structure de la matière qui amènent à critiquer le matérialisme de Lénine, comme celui-ci l'indique un peu plus haut dans la même page, mais bien le fait qu'il identifie matière physique et monde réel.
La signification du mot matière dans le matérialisme historique, telle que nous venons de la définir, est bien entendu complètement étrangère à Lénine ; contrairement à sa première définition, il restreint cette signification à la seule matière physique. C'est de là que provient son attaque contre le «confusionnisme» de Dietzgen :
"«La pensée est fonction du cerveau», dit J. Dietzgen (Das Wesen der menschlichen Kopfarbeit, 1903, p.52. Il y a une traduction russe : L'essence du travail cérébral). «La pensée est le produit du cerveau... Ma table à écrire, contenu de ma pensée, coïncide avec cette pensée, ne s'en distingue pas. Mais hors de ma tête, cette table à écrire, objet de ma pensée, en est tout à fait différente» (p.53). Ces propositions matérialistes parfaitement claires sont cependant complétées chez Dietzgen par celle-ci : «Mais la représentation qui ne provient pas des sens est également sensible, matérielle, c'est-à-dire réelle... L'esprit ne se distingue pas plus de la table, de la lumière, du son que ces choses ne se distinguent les unes des autres» (p.54). L'erreur est ici évidente. Que pensée et matière soient «réelles», c'est-à-dire qu'elles existent, cela est juste. Mais dire que la pensée est matérielle, c'est faire un faux pas vers la confusion du matérialisme et de l'idéalisme. Au fond, c'est plutôt chez Dietzgen une expression inexacte. Il s'exprime en effet ailleurs en termes plus précis : «L'esprit et la matière ont au moins ceci de commun qu'ils existent» (p. 80)." (p.253)
Ici, Lénine répudie sa propre définition de la matière comme l'expression philosophique de la réalité objective. Ou peut-être la réalité objective est-elle quelque chose de différent de ce qui existe réellement ? Ce que Lénine veut exprimer - mais qu'il n'arrive pas à formuler sans «expressions inexactes» - c'est que les pensées existent réellement certes, mais la réalité objective pure et véritable ne se trouve que dans la matière physique.
Le matérialisme bourgeois, en identifiant la réalité objective avec la matière physique, devait faire de toute autre réalité, comme les choses spirituelles, un attribut ou une propriété de cette matière. Par conséquent, il n'y a rien d'étonnant à ce que nous trouvions des idées analogues chez Lénine. A l'affirmation de Pearson : «Il n'est pas logique de dire que toute matière possède une conscience », Lénine réplique :
Et il est encore plus clair lorsqu'il se retourne contre Mach :
Mais il n'indique pas où Engels aurait fait cette profession de foi. Nous sommes en droit de nous demander si la conviction, que Engels partageait les vues de Lénine et de Diderot, repose sur des preuves précises. Dans l'Anti-Dühring, Engels s'exprime tout différemment : «La vie est la forme d'existence des matières albuminoïdes», c'est-à-dire la vie n'est pas la propriété de toute matière, mais apparaît seulement dans des structures moléculaires très compliquées, comme l'albumine. Il n'est donc guère probable qu'il ait pu considérer la sensibilité - qui, nous le savons, n'est propre qu'à la matière vivante - comme une propriété de toute matière. Cette manière de généraliser à la matière en général des propriétés qui n'ont été observées que dans certains cas particuliers, relève d'une tournure d'esprit bourgeoise non dialectique.
On peut ici remarquer que Plekhanov affiche des idées semblables à celles de Lénine. Dans son livre Grundprobleme des Marxismus (Questions fondamentales du marxisme), il critique le botaniste Francé au sujet de «la spiritualité de la matière», de «la doctrine selon laquelle la matière en général et surtout la matière organique a toujours une certaine sensibilité». Ensuite Plekhanov exprime ainsi son propre point de vue : «Francé y voit le contraire du matérialisme. En réalité, c'est la traduction de la doctrine matérialiste de Feuerbach (...) On peut affirmer avec certitude que Marx et Engels (...) auraient suivi ce courant de pensée avec le plus grand intérêt» (Édition allemande, p.42 et suiv.). La prudence de cette affirmation montre bien que Marx et Engels n'ont jamais manifesté dans leurs écrits un intérêt quelconque pour cette tendance. De plus, Francé, en naturaliste borné, ne connaît que les oppositions existant au sein de la pensée bourgeoise ; il prétend que les matérialistes ne croient qu'en la matière, donc, d'après lui, la doctrine selon laquelle il y a quelque chose de spirituel dans toute matière n'a plus rien à voir avec le matérialisme. Plekhanov, au contraire, pense que cette doctrine constitue une petite modification du matérialisme, qui s'en trouve renforcé.
Lénine était parfaitement conscient de l'accord qui existait entre ses conceptions et le matérialisme bourgeois du 19ème siècle. Pour lui, le «matérialisme» est la base commune du marxisme et du matérialisme bourgeois. Il précise que Engels, dans son livre sur Feuerbach, faisait trois reproches à ces matérialistes, à savoir qu'ils conservaient les doctrines matérialistes du 18ème siècle, que leur matérialisme était mécanique et que, dans le domaine des sciences sociales, ils restaient accrochés à l'idéalisme et ne comprenaient rien au matérialisme historique ; et il poursuit :
Nous avons démontré dans les pages précédentes que c'était là une illusion de la part de Lénine ; ces trois reproches entraînent, dans leurs conséquences, une opposition fondamentale dans les conceptions épistémologiques. Lénine fait un amalgame analogue quand il écrit que Engels était d'accord avec Dühring sur la question du matérialisme :
Témoin la manière dont Engels achève Dühring en des termes remarquablement méprisants.
L'accord de Lénine avec le matérialisme bourgeois et son désaccord avec le matérialisme historique se manifestent en de nombreuses circonstances. Le matérialisme bourgeois avait lutté et luttait principalement contre la religion ; et ce que Lénine reproche au premier chef à Mach et à ses adeptes, c'est de soutenir le fidéisme. Nous avons pu le constater dans plusieurs des citations que nous avons faites et on trouve des centaines d'exemples dans son livre où le fidéisme est considéré comme le contraire du matérialisme. Marx et Engels ne parlent pas de fidéisme; pour eux la ligne de démarcation se trouve entre matérialisme et idéalisme. Dans le terme «fidéisme» l'accent est mis sur la religion. Lénine explique où il a pris ce mot :
Opposer la religion à la raison est une réminiscence de l'époque pré-marxiste, de l'émancipation de la bourgeoisie où l'on faisait appel à la «raison» pour attaquer la foi religieuse, considérée comme ennemi principal dans la lutte sociale ; la «libre pensée» s'opposait à l'«obscurantisme». En brandissant constamment le spectre du fidéisme comme la conséquence la plus dangereuse des doctrines qu'il combat, Lénine montre que pour lui aussi, dans le monde des idées, la religion reste l'ennemi principal.
Ainsi attaque-t-il Mach quand celui-ci écrit que le problème du déterminisme ne peut pas être résolu d'une façon empirique : dans la recherche scientifique, dit Mach, tous les savants doivent être déterministes, mais dans la vie pratique, ils restent indéterministes.
«N'est-ce pas faire preuve d'obscurantisme lorsqu'on sépare soigneusement la théorie pure de la pratique ? Lorsqu'on réduit le déterminisme au domaine de la «recherche», et qu'en morale, dans la vie sociale, dans tous les autres domaines sauf la «recherche», on laisse la question à l'appréciation «subjective» (...) Voilà bien un partage à l'amiable : la théorie aux professeurs, la pratique aux théologiens !» (p.196)
Ainsi tous les problèmes sont abordés du point de vue de la religion. De toute évidence Lénine ignorait que la doctrine calviniste, pourtant profondément religieuse, était d'un déterminisme très strict, tandis que les matérialistes bourgeois du XIX° siècle croyaient au libre arbitre et professaient par là même l'indéterminisme. D'ailleurs un penseur vraiment marxiste n'aurait pas manqué l'occasion d'expliquer aux «machistes» russes que c'est le matérialisme historique qui a ouvert la voie au déterminisme dans le domaine social ; nous avons montré plus haut que la conviction théorique, que les règles et les lois sont valables dans certains domaines ; ce qui revient au déterminisme ne peut être fondée sur des bases solides que lorsque nous réussissons à établir pratiquement de telles lois et de telles relations. On a vu plus loin que Mach, parce qu'il appartenait à la bourgeoisie et donc qu'il conservait une ligne de pensée fondamentalement bourgeoise, était nécessairement indéterministe dans ses conceptions sociales, et que par conséquent ses idées étaient en retard sur celles de Marx et incompatibles avec le marxisme. Mais on ne trouve rien de ce genre chez Lénine ; nulle part n'est mentionné le fait que les idées sont déterminées par la classe sociale ; les divergences théoriques planent dans l'air sans lien avec la réalité sociale. Bien sûr les idées théoriques doivent être critiquées à l'aide d'arguments théoriques. Toutefois, lorsque l'accent est mis avec une telle violence sur les conséquences sociales, il faudrait quand même prendre en considération les origines sociales des idées critiquées. Mais cet aspect essentiel du marxisme ne semble pas exister chez Lénine.
Aussi il n'y a rien d'étonnant à voir que parmi les auteurs précédents c'est surtout Ernest Haeckel que Lénine estime et comble d'éloges. Dans un dernier chapitre intitulé «Ernst Haeckel et Ernst Mach », il les compare et les oppose :
Cela ne dérange pas Lénine, dans ses louanges, que Haeckel combine, comme tout le monde sait, la science populaire avec une philosophie des plus sommaires ; Lénine lui-même parle de «naïveté philosophique» et dit que Haeckel "n'entre pas dans le détail des questions philosophiques et ne sait pas opposer l'une à l'autre les théories matérialistes et idéalistes de la connaissance." (p.366). L'essentiel pour lui c'est que Haeckel soit un adversaire acharné des principales doctrines religieuses.
«La tempête soulevée dans les pays civilisés par les Énigmes de l'Univers de E. Haeckel a fait ressortir avec un singulier relief l'esprit de parti en philosophie, dans la société contemporaine d'une part et, de l'autre, la véritable portée sociale de la lutte du matérialisme contre l'idéalisme et l'agnosticisme. La diffusion de ce livre par centaines de milliers d'exemplaires, immédiatement, traduit dans toutes les langues et répandu en éditions à bon marché, atteste avec évidence que cet ouvrage "est allé au peuple", et que E. Haeckel a du coup conquis des masses de lecteurs. Ce petit livre populaire est devenu une arme de la lutte de classe. Dans tous les pays du monde, les professeurs de philosophie et de théologie se sont mis de mille manières à réfuter et à pourfendre Haeckel.» (p.363)
De quelle lutte de classe est-il question ? Quelle classe est ici représentée par Haeckel et contre quelle autre classe lutte-t-elle ? Lénine ne le dit pas. Doit-on comprendre qu'il pense implicitement que Haeckel, sans le vouloir, agissait comme porte-parole de la classe ouvrière contre la bourgeoisie ? Mais, en ce cas, il faut préciser que Haeckel s'opposait violemment au socialisme et que, dans sa défense du darwinisme, il essayait de faire admettre cette doctrine à la classe dirigeante en soulignant que le principe de la sélection naturelle du plus apte était une théorie d'essence aristocratique qui pouvait très bien servir à réfuter «cette absurdité totale du socialisme égalitaire». Ce que Lénine appelle une tempête soulevée par les Énigmes de l'Univers (Welträtsel) n'était en réalité qu'un léger orage au sein de la bourgeoisie, qui représentait le dernier stade de son abandon du matérialisme pour une conception idéaliste du monde. Ce livre de Haeckel fut le dernier sursaut, bien affaibli, du matérialisme bourgeois ; les tendances idéalistes, mystiques et religieuses étaient cependant déjà si fortes dans la bourgeoisie et chez les intellectuels que de toutes parts les attaques fusèrent contre le livre de Haeckel et en dévoilèrent les faiblesses. Nous avons indiqué ci-dessus ce qui faisait l'importance de ce livre pour la masse de ses lecteurs de la classe ouvrière. Lorsque Lénine parle ici de lutte de classes, cela prouve à quel point il ignorait la nature de la lutte des classes dans les pays de capitalisme développé et qu'il la voyait surtout sous forme d'une lutte pour et contre la religion.
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La parenté entre la pensée de Lénine et le matérialisme bourgeois, qui est manifeste dans son livre, n'est pas une déformation du marxisme propre à Lénine. On trouve des idées analogues chez Plekhanov qui, à l'époque, était considéré comme le premier et le plus important théoricien du socialisme russe. Dans son livre Grundprobleme des Marxismus (Questions fondamentales du marxisme), d'abord écrit en russe puis traduit en allemand en 1910, il commence par envisager d'une façon générale la concordance de vues entre Marx et Feuerbach. Ce qu'on désigne communément par «humanisme» dans l'œuvre de Feuerbach, explique-t-il, n'est en fait qu'une démarche qui part de l'homme pour arriver à la matière. La citation de Feuerbach sur la «tête de l'homme» reproduite ci-dessus montre que la question de la «matière cérébrale» a été résolue à cette époque dans un sens purement matérialiste. Cette manière de voir fut aussi celle de Marx et de Engels et devint la base même de leur philosophie. Bien sûr Marx et Engels pensaient que les idées humaines sont produites dans le cerveau comme ils pensaient que la terre tourne autour du soleil. Mais Plekhanov ajoute que : «Lorsqu'on examine cette thèse de Feuerbach, on se familiarise du même coup avec l'aspect philosophique du marxisme.» Puis il cite cette phrase de Feuerbach : «L'être engendre la pensée et non la pensée l'être. L'être existe en lui-même et par lui-même, l'existence possède en elle-même sa base» ; et il conclut : «Cette façon d'envisager le rapport entre être et pensée est devenue, chez Marx et Engels, la base de la conception matérialiste de l'histoire» (Édition allemande p. 48). Certes, mais le problème est de savoir ce qu’ils entendent par «être». Ce mot en apparence incolore mêle sans distinction de nombreux concepts opposés qui se dégagèrent ultérieurement. Nous appelons être tout ce qui nous est perceptible ; du point de vue des sciences de la nature, «être» peut signifier matière, du point de vue des sciences sociales le même mot peut désigner la société toute entière. Pour Feuerbach, il s'agissait de la substance corporelle de l'homme : «Der Mensch ist was er ist» (l'homme est ce qu'il mange). Pour Marx, c'est la réalité sociale, c'est-à-dire la société des hommes, des rapports de production et des outils qui détermine la conscience.
Plekhanov parle de la première des thèses sur Feuerbach ; il dit que Marx y «complète et approfondit les idées de Feuerbach»; il explique que Feuerbach considérait l'homme dans ses relations passives et Marx dans ses relations actives envers la nature. Il cite (p.18) cette phrase du Capital : «En agissant sur la nature extérieure et en la transformant, l'homme transforme en même temps sa propre nature», et il ajoute : «la profondeur de cette pensée apparaît clairement à la lumière de la théorie de la connaissance de Marx (...) Toutefois, on doit admettre que la théorie de la connaissance de Marx découle directement de celle de Feuerbach ou, plus exactement, qu'elle est un approfondissement général de la théorie de la connaissance de Feuerbach». Et dans la page suivante, il parle à nouveau du «matérialisme moderne, le matérialisme de Feuerbach, Marx et Engels». En fait, ils ont tout simplement utilisé tous les trois, cette phrase ambiguë : «l'être détermine la pensée», et la doctrine matérialiste selon laquelle le cerveau produit la pensée n'est qu'un aspect très accessoire du marxisme et ne contient en fait aucune ébauche d'une véritable théorie de la connaissance.
L'aspect essentiel du marxisme, c'est ce qui le distingue des autres théories matérialistes qui sont l'expression de luttes de classes différentes. La théorie de la connaissance de Feuerbach fait partie du combat pour l'émancipation de la classe bourgeoise et repose sur la carence des sciences de la société en tant que réalité toute puissante qui conditionne la pensée humaine. La théorie marxiste de la connaissance part de l'influence de la société - ce monde matériel que l'homme fait lui-même - sur l'esprit et par là appartient à la lutte de classe du prolétariat. Bien sûr, historiquement, la théorie de la connaissance de Marx procédait des idées de Hegel et de Feuerbach mais tout aussi certainement elle est devenue quelque chose de totalement différent de ce qu'ont pu écrire Hegel ou Feuerbach. Il est significatif pour comprendre les conceptions de Plekhanov de remarquer qu'il ne voit pas cet antagonisme et qu'il donne une importance capitale à un lien commun qui n'a aucune importance réelle dans le problème véritable : les pensées sont produites par le cerveau.
Conseils municipaux à majorité
(*) Ces statistiques ne portent pas sur les majorités mais sur le nombre des sièges.
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(Statistiques portant sur le nombre de voix – pour 1947 les pourcentages sont établis sur 6.680.000 électeurs)
Les deux tableaux que nous donnons (A et B) sur les élections sont des pourcentages approximatifs destinés à donner une idée d'ensemble du mouvement de l'évolution des courants politiques.-
(A) constitue une comparaison entre les élections sur un plan purement municipal, cela parce qu'antérieurement jamais des élections municipales n'avaient exprimé une tendance aussi politique.
L'orientation des élections municipales est en général locale et des résultats locaux peuvent être inspirés par des préoccupations purement locales de gestion des municipalités où les considérations politiques passent au second plan.
Cependant, ces élections, par le côté typiquement et caractéristiquement politique qu'elles ont revêtu, nous avons cru bon d'établir des comparaisons de suffrages obtenus dans des élections à l'assemblée (B). Ces dernières comparaisons sont également établies sur le nombre des voix obtenues et non comme en (A) sur le nombre des sièges. En effet le système électoral ne permet pas d'avoir une idée exacte du corps électoral d'après le nombre des sièges obtenus.
Il faut donc tenir compte du double aspect LOCAL (dans ses résultats) et politique (dans leur signification) de ces élections pour pouvoir en tirer les enseignements nécessaires.
Le PCF a une histoire peu brillante avant la guerre où jamais il n'acquiert l'importance en suffrages, comme a partir de la "Libération". C'est donc la "Libération" qui voit naître vraiment le PCF en tant grand parti parlementaire et de masse : il acquerra de 25 à 30% des voix du nombre des votants dans cette période. Cela est dû a sa politique de participation à la "résistance" et à la "libération nationale", ainsi qu'également à sa situation dans le syndicat CGT et à l'influence de sa démagogie sur la classe ouvrière.
La grande nouveauté pour le PCF, c'est que, par rapport à l'avant-guerre où il était surtout établi dans les centres urbains et industriels, il a tendance à perdre progressivement cette influence. C'est là une preuve que, dans le grand nombre de ses voix accrues depuis la guerre, la clientèle ouvrière industrielle a tendance à reculer devant des éléments d'une autre nature sociale et particulièrement dans les campagnes où les staliniens ont acquis, du fait de la guerre, une grande influence. Progressivement, en octobre 1945 et en juin et novembre 1946, le P.C.F. gagne des voix dans les campagnes et en perd dans les centres industriels.
Statistiques portant sur le nombre des voix obtenues par le PCF
Le parti socialiste, lui, a connu des hauts et des bas. Favorisé en 1945, quoique n'ayant pas eu de "grande hommes" dans le CNR, il perdra peu a peu le nombre de voix. Il n'en reste pas moins sur de bonnes et solides positions au point de vue du nombre des sièges et même les pertes du nombre de ses voix est vraiment insignifiant si l'on pense à la politique impopulaire qu'il a menée au gouvernement, qui l'opposait au PC et l'exposait aux coups que celui-ci pouvait lui porter en étant dans l'opposition.
Nous avons aussi la naissance du RPF sur les ruines du MRP et du parti Radical Socialiste.
Si l'on examine plus profondément les résultats de ces différents scrutins, on constatera un phénomène extrêmement intéressant du fait que c'est la première fois qu'il se produit en France d'une manière aussi marquée et aussi pure.
Avant la guerre, la France était caractérisée par une grande mosaïque de partis intermédiaires. La politique "démocratique" et "antifasciste" avait nécessité la formation d'un Front Populaire, gouvernement des partis radicaux, Socialiste et PC ; les "communistes" français en sont exclus au moment de l'accord germano-russe. Le gouvernement s'élargit alors pour devenir un large gouvernement d'Union National, sacrée et républicaine, avec le passage de Daladier, puis l'élargissement jusqu'à Paul Raynaud et à Pétain.
La "Libération" et les élections municipales d'avril-mai 1945 (qui en furent l'image) furent justement caractérisée par l'existence de nombreux groupes intermédiaires dont certains (comme le FN, l'UJRF et l'UFF pour le P.C.F.) n'étaient que des succursales et dont d'autres n'étaient que de vagues regroupements éclectique dits "de résistants". Les élections d'octobre 1945, tout en laissant subsister, dans les suffrages exprimés, ces tendances éclectiques, arrivent à constituer de grands courants où cependant se reflète toujours la force la force de l'inertie des groupes intermédiaire assez puissants. On assiste cependant à plusieurs pôles de concentration de ces éléments intermédiaires ou "modérés" autour du MRP et du Parti Radical, puis plus tard autour du PRL.
Cependant, seul le MRP réussira réellement à faire office de grand regroupement des "modérés" (il empiètera sur les Rad. Soc.). Les éléments nettement conservateurs resteront dispersés du fait de la disparition de ces partis dans la Collaboration ; l'heure en est encore à la politique d'entente, de conciliation et d'Union Nationale républicains et résistants. C'est l'ère de la politique “Triparti”, la main dans la main, pendant que conférence internationale sur conférence, la menace de rupture s'accentue entre les deux blocs, russe et américain, tout en ne condamnant pas la rupture définitive mais au contraire en laissant toujours des possibilités de compromis.
Cependant, au fur et à mesure que la rupture se fait menaçante sur le plan international, que la quiétude doucereuse de la "reconstruction" dans la "paix", avec de "bons plans économiques etc." s'éloigne, au fur et à mesure que, aux États-Unis, se met en place le raidissement de la politique américaine vis-à-vis de l'URSS (qui a vu Marshall remplacer Byrnes), au fur et à mesure de la prise de position russe qui pratique la politique de "mise devant le fait accompli" et de "statu quo", au fur et à mesure du raffermissement de la tension internationale et de l'annonce de la guerre, les groupes éclectiques tampons, les "inter-groupes modérés" se retrouvaient réduits et les grands partis renforcés, de même que la droite essayait un regroupement infructueux autour du PRL. La droite n'avait pas encore trouvé son chemin, elle restait dispersée derrière MRP, radicaux et PRL (nov. 1946).
Mais depuis, de grands événements internationaux ont eu lieu : la déclaration de guerre à l'ONU entre Marshall et Vichinsky, entre la Russie et les États-Unis : Le plan Marshall et l'Internationale de Varsovie.-
La politique de force sur le plan international a des répercussions extraordinairement caractéristiques en France : disparition des éléments modérés, dont le MRP qui était devenu la plus grande "force" et apparition, pour la première fois en France (à part pendant la période d'occupation), d'un rassemblement des forces de la droite.
Donc, non seulement la politique française reflète et s'aligne sur la politique internationale, qui elle-même est nettement orientée vers une politique de la force, mais encore il semble que la France, dans sa politique intérieure, veuille être à l'avant-garde de cette politique de force entre d'une part le PCF et d'autre part le nouveau regroupement des forces de la bourgeoisie de droite (RPF).
On pourrait se demander ce qui empêche les deux colosses de se précipiter l'un sur l'autre, de Gaulle qui croque du "communiste" à tous ses discours et les staliniens qui montrent De Gaulle comme un nouvel Hitler un nouveau Boulanger.
En réalité, la situation, si elle est extrêmement tendue internationalement (comme nous l'avons définie dans nos précédents bulletins), il n'en reste pas moins vrai que la bourgeoisie a tout de même de grosses difficultés d'ordre économiques et qu'également deux colosses de cette taille ne se jettent pas l'un sur l'autre comme de jeunes et bouillants adolescents. Ils se regardent, ils s'excitent de la parole, du regard et du geste ; ils "tombent la veste" spectaculairement ; ils se font masser, sautillent sur place dans leur coin de ring et attendent impatiemment que l'arbitre fasse le signal. Le Parti socialiste, s'il a montré qu'il n'était pas "l'arbitre" réel, s'il a montré qu'il était décidé à une politique de fermeté, vis-à-vis du PCF, n'en reste pas moins l'arbitre vis-à-vis du RPF. Du reste, le RPF n'est encore lui-même qu'un rassemblement éclectique, il lui faut le temps de s'orienter, le temps de s'indigner, de s'échauffer ; ce temps c'est la continuation du gouvernement socialiste (avec quelques remaniements) qui va le donner. Exciter les champions, échauffer la foule, préparer l'atmosphère de combat demande à freiner encore pendant quelques instants. Quand le parti socialiste se verra obligé de lâcher les champions, on pourra dire que "la grande aventure" commencera, les opérations militaires préliminaires entre les deux blocs avec la France comme champ d'expérience. Pour l'instant les socialistes n'ont aucune raison d'abandonner une position qu'ils conservent.
En effet la situation économique de la France entraine des nécessités politiques immédiates, encore des mesures que seul le PS peut prendre. Il faut préparer la place à une nouvelle formule gouvernementale, à une révision de la constitution, préparer énergiquement la politique de force vis-à-vis staliniens.
Les abstentions avaient été assez fortes après la "Libération" du fait que de nombreux "collaborateurs" s'étaient abstenus, également du fait que la machine administrative française n'était pas encore très bien "huilée".
Cependant, jusqu'à juin 1946, elles avaient été en diminuant pour reprendre leur progression à partir d'octobre (B). Le fait de si nombreuses abstentions à ces élections a fait jeter des cris de joie à certains, de désespoir à d'autres. La vérité c'est que ces abstentions constituent le plus complexe et le moins clairement explicite de ces élections. D'une part la confirmation de la politique de force entre deux blocs laisse, en France, toute une masse flottante de gens plus ou moins déclassés et écœurés (petits bourgeois-rentiers), dans une position de refus de participer au colloque PC-RPF, et cependant affolés par la politique inflationniste de Ramadier. Toute une masse de vieux et de petits retraités et de petits rentiers, et il y en a en France, n'ont certainement pas voté, voyant de toute part ici le "spectre du communisme" (=violence), là le "spectre du fascisme" (encore violence), la guerre civile, la pauvreté accrue etc., et enfin l'impossibilité de croire au PS qui s'engage dans une politique où ce sont toujours eux qu'on sacrifie.
D'autre part, il y a des éléments dans la classe ouvrière (surtout des ménagères) qui ne sont plus trompés par la démagogie des partis "ouvriers" ni du PC, qui savent très bien ce que veut dire RPF et qui ne peuvent pas se résoudre à être pris dans l'étau du choix entre deux forces dont elles n'acceptent même plus le dilemme ; le dilemme actuel de ces éléments est un dilemme de manger et de l'obtenir aussi par la force si c'est nécessaire et quand ce sera possible, et non se laisser manœuvrer pour 2 sous par les staliniens, soit disant par tactique de lutte contre le RPF. Certains éléments, ils ne sont malheureusement pas la majorité de ces abstentionnistes, ont fait de leur abstentionnisme un acte de protestation contre la famine et la misère croissante ; un acte de protestation certes, mais pas encore un acte de révolte. Au contraire, la situation, relativement flottante telle qu'elle subsiste encore, permet de telles hésitations.
La venue d'un Hitler au pouvoir, n'apporte pas l'unanimité immédiate. Lui nous a appris qu'une unanimité (comme en Russie), cela se crée. Les abstentions d'aujourd'hui reflètent certes des inquiétudes dans la population travailleuse, une protestation contre la misère.
Mais que la politique de force prenne une forme violente et ce seront ces premiers désespérés qui en seront le prétexte. Les actes de désespoir des populations affamées et affolées par les perspectives de guerre ne pourront servir, pour l'instant, qu'aux deux forces en présence qui provoquent ces actes et qui en recherchent les manifestations. La provocation des staliniens à Verdun n'était qu'une vaste mascarade patriotarde destinée à détourner le mécontentement des ouvriers vers une saloperie chauvine "pour l'indépendance de la France face à l'impérialisme américain", pour la sauver dans une collaboration avec le bloc des "démocraties nouvelles", le bloc impérialiste russe. La provocation du syndicat autonome du métro, à la veille des élections - syndicat dont le président Clément figura tête de liste RPF -, destinée à déborder les staliniens à la veille des élections et à démasquer la CGT aux yeux des ouvriers, provocation reprise et amplifiée, défi relevé et rejeté, décuplé par la CGT, politique de provocation de la part du RPF reprise par les staliniens, comme après les élections à Wagram, provocation qui se sert des actes de désespoir, provocation qui ira même jusqu'à les fomenter en coulisses, pour les développer ensuite, au travers de grèves ou d'autres manifestations de toutes sortes, pour mener à fond la politique de bellicisme, la politique de force entre les doux blocs antagonistes, pour finir par entraîner les grandes masses dans la boucherie impérialiste généralisée.
Une politique de désespoir de la part des ouvriers contre la guerre, contre la famine au cours de la guerre, pourra acquérir une importance primordiale et préluder à de grands changements idéologiques et matériels dans la société, qui auraient pu être les mouvements avant-coureurs d'une poussée révolutionnaire. Pour l'instant ils ne seront que des actes de désespoir qui serviront à la politique de banditisme des deux monstrueuses forces politiques en présence, encore gluantes du sang qu'elles ont fait couler en Espagne et dans la guerre impérialiste de 1939-45.
"On" déploie une activité fébrile depuis quelque temps, et particulièrement depuis ces élections.
De Gaulle constitue la Première Force : "la force française libre". Qui veut-"on" libérer et de quoi ? Ceux qui ont voté pour lui le savent. Certains ouvriers qui croient le savoir mettent un bulletin RPF dans l'urne, déçus par les partis "ouvriers", en attendant de revêtir un uniforme kaki et retrouver leur numéro matricule.
Thorez, Duclos etc., constituent la Deuxième Force. La force "vigilante", éclairée", "révolutionnaire" du prolétariat, de la paysannerie et de toutes "les autres forces françaises libres". Pendant que De Gaulle réunit la France sur sa personne, le Parti Communiste français réunit la France sur le Parti Communiste français. Il veut assurer "l'indépendance de la France" dans le cadre de la défense des "démocraties", démocraties guépéouistes.
Comme en Espagne en 1936, se dressent deux forces de l'État bourgeois, deux formes aussi "démocratiques", aussi dictatoriales, aussi sanglantes, aussi militaristes l'une que l'autre, avec leurs hiérarchies de généraux et de flics, de pantins, de laquais et de massacreurs. Et les aboyeurs, et les ténors, et les plumitifs, et les haut-parleurs, avec toute leur machinerie appellent les ouvriers au massacre, au massacre pour savoir s'ils préfèrent la police et les prisons gaullistes ou la police et les prisons staliniennes, au massacre pour choisir entre deux formes d'exploiteurs, entre deux sortes d'affameurs.
La grotesque et sanglante duperie, l'immonde et la révoltante figure de cette société pourrie : LA GUERRE ! Voilà ce qu'on demande aux ouvriers de choisir.
Les larmes et le sang de cette guerre ne sont pas encore séchés que, de nouveau, la provocation et l'excitation au meurtre se perpétue.
Une troisième force se constitue alors. Des hommes bons et charitables, un petit cœur de biche sous une plume stylés et indignée, des hommes connus du public, des noms, des Marceau-Pivert, des Jean-Paul Sartre et sa bande "d'exégètes" du marxisme et d'autres encore surgissent. Ils protestent, ils s'agitent, ils publient des manifestes ici, des tentatives de conciliation là. Ils dénoncent et vont jusqu'à se mettre dans des colères trépidantes.
Mais… que s'agit-t-il de défendre ? Et contre quoi ? Qu'y a-t-il dans tout ce tintamarre ?
La démocratie ! …Oui, parfaitement, LA démocratie !!!
Mais on se demande aussitôt : laquelle ? L'américaine, ou bien la russe ? "Ce n'est ni l'une ni l'autre", affirment-ils, "il faut constituer une 'force d'équilibre'".
Mais, comme la force d'équilibre se constitue dans le vide parce que justement l'équilibre n'y est plus, à tout prendre ils préfèrent, et de loin, choisir le mal américain au mal russe. Le moindre mal 3ème force, qui ira rejoindre et défendre la mal 1ère force et lui amènera les "sensibles", les "internationalistes sincères", les "révolutionnaires" qu'elle réussira à collecter en lui montrant le danger de l'autre force.
Enfin il y a la 4ème force. La 4ème force, en attendant d'aller grossir la 2ème, fait montre d'encore plus de mesquinerie et de pusillanimité que la 3ème. Les trotskistes savent ce que sont les camps en présence. Ils savent ce qu'ils défendent ; ils savent où mène leur politique actuelle de mutuelle provocation, mais ils n'en font pas moins le jeu.
Quand les choses seront plus claires, qu'on passera des paroles aux actes, et quand les forces américaines auront organisé l'État-Major de leurs adjudants gaullistes, socialistes et autres, et que les caporaux de plume, Sartre et ses amis, auront mis le doigt sur la couture du pantalon et joint les talons en attendant que les ordres leur soient transmis de la Maison-Blanche, alors les caporaux trotskistes iront demander leurs ordres aux adjudants staliniens, sous forme d'une lettre de sollicitation de "FRONT UNIQUE COMMUN" pour la défense de tout ce qui est cher à tous ces bureaucrates, à tous ces écrivassiers, à tous ces bluffeurs et à tous ces menteurs : l'État capitaliste russe et ses succursales, "les démocraties nouvelles".
ET VOUS ? QUE PROPOSEZ VOUS ? Nous disent de haut, tous ces Panurge de la guerre impérialiste. Nous, nous ne proposons pas L'UNITE D'ACTION avec des moulins à vent ; nous ne proposons aucune action commune avec des fantômes, NOUS PROPOSONS LA SÉPARATION D'AVEC TOUTES CES CAMPAGNES POUR LA GUERRE IMPERIALISTE et le SECTARISME REVOLUTIONAIRE DES OUVRIERS face a toutes ces "forces" qui préparent la guerre.
Qu'on se souvienne du SECTARISME de LÉNINE dans sa position contre la guerre impérialiste et de sa volonté, dès son "QUE FAIRE ?" de se SEPARER du marais…
"Petit groupe compact, nous cheminons par une voie escarpée et difficile, nous tenant fortement par la main. De toutes parts, nous sommes entourés d'ennemis et il nous faut marcher presque constamment sous leurs feux. Nous nous sommes unis en vertu d'une décision librement consentie, précisément afin de combattre l'ennemi et de ne pas tomber dans le marais d'à côté.(…) NE SOUILLEZ PAS LE GRAND MOT DE LIBERTE !!!
…nous sommes libres de combattre le MARAIS !"
(Lénine - "Que faire")
PHILIPPE
Dans un de nos derniers articles, nous avons insisté sur un des traits du caractère réactionnaire et démagogique que pose, dans la période présente, les problèmes de la grève générale.
Dans la conjoncture actuelle où les fractions de la bourgeoisie issues du système capitaliste s'apprêtent à déchainer un nouveau carnage, plus que tout autre les puissances économiquement faibles sont traversées de courants idéologiques dont la puissance de la mystique accroit encore les forces de destruction.
C'est ainsi que l'interruption de l'assaut révolutionnaire contre la citadelle du capitalisme, et cela au profit du renforcement de l'État russe, devait permettre à toutes les forces réactionnaires de transposer les problèmes du mouvement ouvrier, sans aucune analyse des perspectives qui s'ouvrent à la révolution prochaine. Chaque nouvelle étape de la politique bourgeoisie qui tend à modifier son appareil de direction sans pour autant en altérer son contenu, s'accompagne de la part des éléments centristes et réformistes d'une campagne d'agitation en faveur de la grève générale.
Trotskiste officiel ou dissident, socialiste de gauche, anarchiste et tous autres syndicalistes, chacun à sa manière y trouve en cette formule les éléments susceptibles d'apporter la solution au problème posé devant l'histoire. Pour les trotskistes la grève générale est une possibilité de renverser le cours d'une politique réactionnaire par l'instauration d'un gouvernement ouvrier et paysan ; pour les autres, cette grève générale est le signal de la révolution et le développement de l'économie prolétarienne, suivant la théorie de Bakounine.
À ces interprétations spontanéistes du mouvement ouvrier, les marxistes ont toujours opposé la nécessité de forger la conscience prolétarienne qui puisse féconder les évènements.
À cette conception bakouniniste de la grève générale, Rosa Luxembourg faisait ressortir que la grève générale, dans le cours de la révolution de 1905, a été réalisée en Russie non comme un moyen de sauter d'emblée dans la révolution sociale en s'épargnant la lutte politique de la classe ouvrière, mais qu'elle fut essentiellement dirigée pour la conquête de ces droits politiques et du parlementarisme, comme l'avait démontré Marx et Engels.
Dans une brochure : "Grève générale, parti et syndicat", Rosa Luxembourg substitue à ses critiques de l'anarchisme un processus évolutif entre les luttes économiques et les luttes politiques ; ce qui sera, pour Rosa Luxembourg, non le fruit des ordres donnés de toutes pièces mais le résultat inéluctable des contradictions du régime capitaliste.
Cette conception schématique est surtout un produit de l'engouement de la social-démocratie et de la bureaucratie du mouvement syndical allemand. Rosa Luxembourg oppose l'action des masses à la tactique parlementaire des sociaux-démocrates.
S'il est tout à fait erroné d'opposer un spontanéisme déformé aux conceptions de Lénine sur les problèmes de la spontanéité, il est tout à fait remarquable que la polémique de Lénine, dans sa lutte contre les économistes et la spontanéité des masses, s'avère le point d'analyse le plus poussé dans le mouvement de la social-démocratie.
Au spontanéisme vulgaire, Lénine oppose la nécessité de l'action consciente ; il fait ressortir que la lutte entre les classes - et par conséquent la grève générale - n'est pas seulement une question de rapport de forces d'où n'intervient pas seul l'élément de violence, mais surtout la conscience de l'action.
Comme on peut le remarquer, la grève générale, pas plus que tout autre manifestation de classe, ne contient en elle-même les bases fondamentales pour la destruction de l'édifice bourgeois. Quand les trotskistes appellent le prolétariat à la grève générale ils prouvent leur incompréhension des problèmes que pose la révolution.
Les récents évènements d'Espagne, les grèves de 1936 en France, suffisent largement pour démontrer que les prolétaires de France et d'Espagne ont été incapables de sortir des griffes idéologiques des fractions impérialistes poursuivant leur politique de guerre.
La grève générale d'Espagne avec occupation par les ouvriers des principales branches de l'industrie et de l'administration ne s'est pas traduite par un rapport de forces réel entre les fractions capitalistes d'une part et la classe prolétarienne de l'autre ; les événements de Grèce sont à même de justifier au nom de quelle cause les ouvriers se font tuer sur les champs de bataille.
La théorie anarchiste vulgaire, pas plus que tout autre, sur la trahison stalinienne n'explique rien, si ce n'est qu'elle engendre la confusion ; le stalinisme ne trahit pas sa cause ; mais, par contre, la grève pour la grève - cette malencontreuse théorie de l'expérience - trahit bien l'intérêt historique du prolétariat.
La dialectique historique et le capitalisme dans sa phase descendante nous obligent à rejeter entièrement la théorie du processus de l'évolution économique vers la conscience politique de Rosa Luxembourg.
Le problème posé par la classe ouvrière est l'agrandissement des contrastes sociaux entre les classes et non pas pour le profit historique d'une fraction de la même classe contre l'autre. Sa solution ne consiste pas à répondre que l'état de fait des rapports sociaux et politiques de la société est le résultat de la dégénérescence du mouvement ouvriers international mais qu'elle en est la cause, car c'est précisément la seule façon d'aborder l'histoire en marxiste.
C'est à l'immaturité des problèmes théoriques et à leur insuffisance que se doit la défaite pratique du prolétariat qui amène la conjoncture actuelle du mouvement ouvrier. C'est donc en tenant compte de cette situation qui aboutit à la lutte des fractions de la bourgeoisie avec la complicité de l'action inconsciente du prolétariat, que l'avant-garde doit analyser les perspectives révolutionnaires.
Quand les trotskistes demandent aux travailleurs de faire la grève générale, alors qu'il n'existe aucune force idéologique capable de féconder les évènements politiques, ils ne font autre chose que de s'ajouter à la consolidation de la fraction bourgeoise stalinienne, et ils nous prouvent par là qu'ils en sont un appendice.
La gauche communiste internationaliste a déjà critiqué la formule abstraite de la grève générale, en expliquant qu'il ne s'agit pas d'émettre une formule de lutte mais, bien plus, un programme de lutte ; la grève en soi ne vaut pas sa substance.
Cette idée doit se compléter par le fait que la profondeur du cours réactionnaire a amenuisé toute possibilité d'intervention des éléments communistes sur le terrain économique où les staliniens sont parvenus à leur finalité historique. De même que la révolution de 1917 fut la suite d'un processus moléculaire partant de la révolution de 1905, de même les bases fondamentales de la révolution de demain commencent là où la révolution d'Octobre a sombré dans l'image de son passé, entrainant avec elle toutes les tactiques du mouvement ouvrier qui ont servi sa défaite en la monstruosité stalinienne.
Moins les hommes parviennent à saisir la nouvelle réalité qui s'est créée, plus ils restent attachés aux images de la réalité d'hier, plus ils deviennent des victimes de leur propre production.
Les luttes économiques et la grève générale - qui hier étant la condition de l'émancipation du prolétariat dans l'époque ascendante du capitalisme - se transforme en son contraire dans sa phase descendante.
Ce n'est donc plus en servant les intérêts d'une fraction bourgeoise dans la lutte de transition contre une autre fraction de la même bourgeoisie, capitalisme d'état contre capitalisme libéral, que le prolétariat peut retrouver son chemin d'émancipation.
La lutte de classe, qui se manifeste sur le plan social dans l'action inconsciente des travailleurs, est aussi étrangère à la conception de la grève générale qu'à la lutte syndicale ; elle a ses origines dans les mouvements de Nantes, Le Mans, Saint-Étienne, et autres bassins industriels de la Ruhr. Cette base locale d'auto-défense du prolétariat, qui se refuse d'accepter la situation de famine et de guerre imposée par les fractions du régime capitaliste, nous indique la signification réelle de la lutte des classes de l'avenir, en même temps qu'elle pose le problème de la structure adéquate de cette lutte des masses ouvrières qui, désormais, dépasse l'organisation corporative d'usines et l'organisation syndicale.
La profondeur du cours réactionnaire que traverse l'histoire du mouvement ouvrier doit permettre à l'avant-garde du prolétariat de contribuer à l'agrandissement des antagonismes entre les classes fondamentalement opposées.
En faisant chaque jour un travail opiniâtre de propagande contre la guerre, la famine, la surenchère des démagogiques augmentations de salaires, pour rejeter les erreurs théoriques du passé ainsi que le mythe de la grève générale, outil de l'idéologie stalinienne en ces heures difficiles, nous contribuerons à détacher les masses inconscientes de l'idéologie capitaliste, ou la conscience capitaliste les entraine dans un super carnage impérialiste.
9 Novembre 1947
G. Renard
Tout le monde proclame la valeur essentielle des principes pour la lutte prolétarienne et révolutionnaire. Cependant, il s'agit-là d'une simple affirmation verbale, qui non seulement ne détermine pas leur signification réelle mais aussi qui n'épuise pas la divergence qui existe quant à leur portée dans l'établissement des positions politiques autour desquelles la classe prolétarienne peut déclencher ses luttes contingentes et sa lutte finale. Les conditions actuelles - corruption avancée de l'idéologie - ayant cours dans les milieux se réclamant du communisme nous permettent d'indiquer deux aspects particuliers quant à la déformation de la signification des questions de principe.
La première pourrait être appelée celle du répertoire ou du catalogue. Le militant (et surtout le dirigeant prolétarien) possèderait un dictionnaire marxiste où seraient consignés, dans des formules bien simples, les questions de principes qui, reliées à Marx ou à Lénine, permettent de fabriquer un "Marxisme" ou un "Léninisme" biblique dont on peut faire jaillir des anathèmes contre les hérétiques ; ces derniers seraient surtout ceux qui, s'élevant contre la répétition, à des situations profondément modifiées, de la politique appliquée par Marx ou Lénine, essaient de traduire, par des principes les nouvelles expériences de la lutte prolétarienne. Le soi-disant marxiste ou léniniste élèvera au rang d'un Dieu Marx ou Lénine, mais c'est une vénération de décor car, en réalité, ces grands chefs prolétariens sont ainsi poignardés. À chaque occasion, le problème sera posé interrogativement : une question de principe est-elle en jeu ? dans la négative, il faut se laisser aller aux suggestions des situations, se livrer à des conjonctures sur les avantages que l'on peut retirer de la lutte car, en définitive, Marx aussi bien que Lénine, tout intransigeants qu'ils aient été sur des questions de principe ne se jetaient-ils pas dans la mêlée pour réaliser le plus grand nombre d'alliés, sans aucune considération quant à la nature de ces derniers, sans établir d'avance si leur nature sociale leur permettait de fournir un réel appui à la lutte révolutionnaire ? Pour ces marxistes du dictionnaire, Marx et Lénine ne sont donc que des manœuvriers de grande envergure qui peuvent réaliser le grand succès du prolétariat justement parce qu'ils ne se laisseront pas guider par des questions de principes pour déterminer les bases concrètes de la lutte ouvrière.
La seconde déformation pourrait être centralisée autour de la formule de la théorie de "l'expérience" ; le militant, qui expose une position de principe dans une situation donnée, se hâte d'ajouter que cette position serait valable si tous les ouvriers étaient communistes, qu'il serait bien heureux de pouvoir l'appliquer mais qu'il est forcé de tenir compte des situations concrètes et surtout de la mentalité des ouvriers ; à cet effet, il choisira une position intermédiaire de combat et il dira que l'évolution ultérieure de la lutte ne pourra qu'orienter les ouvriers là où se trouvent à la fois les armes et les organismes permettant la lutte et la victoire. Au sommet d'une multitude d'expériences inévitables, se trouverait la réalisation de la condition concrète pour la victoire révolutionnaire.
C'est au nom de ces principes que le retour de la vieille "démocratie bourgeoisie" devait permettre au groupe trotskiste dissident s'intitulant Lutte de classe 4ème internationale d'entreprendre à nouveau un travail d'agitation économique ; parallèlement aux développements de ces forces politiques, son journal politique "La lutte de classe" se doublait d'un organe d'agitation économique ("La voix des travailleurs”), ce dernier avait pour tâche de coordonner "les oppositions syndicales lutte de classes", c'est-à-dire les "fractions opposantes au sein de la CGT" ; la consigne était : faire lutter le ouvriers au sein de la CGT. En supplément de ce journal bimensuel, des bulletins mensuels étaient distribués dans plusieurs usines de la région parisienne. L'effort incontestable et la volonté opiniâtre de vaincre les obstacles, la lutte défensive contre les éléments staliniens, devaient amener quelques ouvriers à la compréhension des idées trotskistes de ce groupe opposé, uniquement pour problème de tactiques, aux officiels de la "4ème internationale".
C'est ainsi que Citroën-Levallois, Citroën-Grenelle, Citroën-Clichy, Gnome et Rhône, Thomson et autres usines voyaient se développer de petits noyaux ouvriers. La centralisation s'effectuait dans des réunions générales où la discussion sur les questions pratiques devait apporter, selon ce groupe, la maturité politique aux ouvriers.
Malgré tous les efforts et le courage de ces militants, la théorie de "l'expérience", la structure organisationnelle et la fermeté des principes "léninistes", cette expérience devait néanmoins s'affirmer négative.
Les ouvriers d'abord et les militants ensuite désertèrent les réunions. Les camarades les plus expérimentés essayèrent de pallier à cette situation qualifiée de crise historique, pour autant qu'ils en comprenaient eux-mêmes les causes.
On expliqua qu'il ne fallait pas relâcher les efforts ; on modifia la structure organisationnelle du groupe ; en un mot, on luttait mais rien n'y fit. Le journal "La voix des travailleurs" devait disparaître pour permettre à l'organe "politique" de continuer son œuvre jugée, pour l'heure, de beaucoup, plus importante.
Il resta toutefois les bulletins mensuels, distribués gratuitement. Hélas et pour cause, ces bulletins eux-mêmes ne devaient résister à la profondeur du cours réactionnaire. Bien qu'ils ne comprenaient pas eux-mêmes la situation de reflux imposé au prolétariat depuis la faillite de la révolution d'Octobre, les camarades essayèrent de remonter le courant à la méthode trotskiste. Ils publièrent leur organe politique en hebdomadaire mais, là comme ailleurs, ce fut un bilan de faillite, un manque de finances. Un coup de barre à droite, un coup de barre à gauche, en élevant un peu plus les (…) et Trotsky à la hauteur d'un Dieu, une nouvelle théorie est découverte : elle consiste à unifier les forces qui restent encore au groupe dans une seule usine, puisque les camarades pensent que la situation évolue toujours rapidement vers la révolution selon la grossière théorie de Trotsky.
C'est donc la Régie Renault qui servira de champ d'expérience au trotskisme ; car, en vérité, depuis la naissance de ce groupe (soit depuis 1938), toute l'activité de celui-ci a été un vaste champ d'expériences, toutes aussi négatives.
En se livrant aux conjonctures nouvelles des avantages que l'on peut tirer de la lutte, en jetant l'anathème contre les hérétiques que nous sommes, on s'engage dans un travail d'agitation chez Renault.
Les conditions économiques, moins mauvaises que partout ailleurs dans l'industrie, devaient faire patiner ce travail de trade-unionisme ; il a fallu beaucoup d'efforts pour fomenter de petits groupes et cela malgré le véritable mécontentement existant.
Profitant toutefois d'une réaction sporadique et très inconsciente aux conditions de famine du régime et du bénéfice de l'amorçage du tournant stalinien, conséquence de la situation politique internationale, le groupe trotskyste UC4 pouvait se parer de la gloire d'un mouvement de grève qui a fait couler beaucoup d'encre sur les plumes des journalistes de toutes catégories.
On pouvait très provisoirement justifier la théorie de l'expérience chez les trotskistes, à la condition d'oublier que, pour réussir ce tour de force, il avait tout simplement fallu se déclarer, se camoufler et aussi supprimer son "journal politique". En bref, faire tout le contraire de l'enseignement de Lénine dans "Que faire". C'est à ces conditions que l'on doit la sortie de la nouvelle "Voix des travailleurs" de chez Renault.
Continuer d'apprendre aux travailleurs que la lutte qui devait se mener au sein de la CGT n'était plus chose facile, quand ces derniers - qui avaient cru, pour quelques instants, à la capacité de leurs nouveaux dirigeants - avaient reçu quelques pluies de coups bien placés de la part des éléments cégétistes, ainsi s'explique l'orientation qui amène ce groupe à la formation d'un prétendu syndicat autonome. Une simple tactique pour parvenir à des "fins politiques".
Les méthodes sont les mêmes ; toute une partie du journal VDT est écrite et son orientation est dirigée par les plus expérimentés du groupe "Voix du Centre" qui ne connaît Renault qu'au travers des militants de base, voire de la cellule ; en fait, c'est toute l'orthodoxie de Lénine dans les mauvais jours de la révolution d'Octobre, mais qui sera le véritable Lénine ?
Nous disions "provisoirement" car, malgré tous les efforts, l'entreprise de confusion, le SDR, devait à son tour s'engager sur le même chemin que les expériences du passé.
Une nouvelle tentative de grève pour les 11% non accordés, parait-il, et une invitation à voter sur les listes du regroupement révolutionnaire (voir le PCI qui se dissout au travers de chaque consultation électorale) devaient suffire aux travailleurs de la Régie Renault à faire la seule expérience possible de ce que représente l'idéologie trotskiste, même quand elle se camoufle sous un masque aussi grossier.
Il nous a suffi d'assister à une des toutes récentes réunions pour tâter le degré de combativité de cette poignée de travailleurs fatigués par ces mouvements qui accroissent encore leurs difficultés. La direction de la Régie a jugé le moment opportun pour se débarrasser des perturbateurs. Les principaux dirigeants du SDR sont mis à pied pour une durée illimitée, sans aucune réaction ouvrière ; quant aux autres, ils seront de plus en plus noyés par le tournant à gauche de la CGT. N'en déplaise à de bons camarades pour lesquels nous conservons notre amitié, s'il est exagéré de parler de liquidation complète du SRD, il est bon de noter que les défaites s'accumulent chaque jour de plus en plus, les obligeant ainsi à se décolorer davantage, au point de se fondre avec la masse qui suit le cours réactionnaire. Car en vérité, on ne peut pas être avec la masse, quand celle-ci épouse le cours réactionnaire de l'idéologie bourgeoisie, et en même temps prétendre au titre de révolutionnaire. Il serait bon que les camarades se familiarisent avec le matérialisme dialectique, "même ceux qui prétendant que notre littérature leur fait mal au ventre". Quant à nous, nous pensons que dire la vérité, ne rien cacher aux travailleurs de leurs difficultés pour parvenir à leur finalité historique, c'est là la meilleure arme de propagande.
Puisse se faire que cette théorie de l'expérience serve au moins à ces camarades pour comprendre que l'avenir de la révolution ne dépend pas de la tactique en vue d'obtenir le plus grand nombre d'alliés mais, au contraire, de la tactique capable de garantir la cohérence des principes de classe.
R. Goupil (1/11/47)
PS : 1) Les ouvriers responsables du SDR, mis à pied à la suite du vote organisé dans leur secteur, ont été réintégrés à la suite du résultat de la commission paritaire où le délégué de la CGT a défendu le SDR devant la direction et, par principe, pour le respect du droit de grève.
2) Les camarades peuvent se sentir choqués du fait que nous affirmons que l'expérience reste négative pour chaque action entreprise par ce groupe. Ils ont absolument raison d'invoquer qu'ils recrutent toujours quelques travailleurs qu'ils éduquent politiquement. Ce qu'ils oublient, c'est qu'un travail d'agitation est destiné à remuer la masse et que les individualités qu'ils recrutent ne sont que de passage dans le groupe. Mais ce qui est pire, c'est qu'ils sortent du groupe aussi confus sur les problèmes politiques qu'au moment où ils y sont rentrés.
R.G.
Toute l'histoire du mouvement ouvriers est dominée par le problème de savoir sur quoi repose la lutte du prolétariat en tant que classe ; sur la contingence ou l'historique ? La notion même de la "classe" a été rendue confuse par l'emploi qu'on en faisait, tantôt pour représenter une couche sociale occupant une place particulière dans la production et la société telles qu'elles sont données, existantes, tantôt un rôle historique spécifique qui fait de tel ou tel groupement social un élément moteur de l'histoire humaine, de son développement et des transformations de son organisation.
Le socialisme, dans son expression scientifique-marxiste, n'a pas le mérite d'avoir découvert la division de la société en catégories économiques. L'existence de diverses catégories, l'opposition de leurs intérêts et la lutte que ces intérêts divergents engendrent au sein de la société, ont été connus bien avant Marx et les penseurs socialistes en général. Le mérite du socialisme scientifique a été de mettre en lumière, non pas la division de la société en groupes sociaux opposés aux intérêts divergents mais la notion de "classes fondamentales", qui sont à la fois la condition et l'expression d'un système social, de la société telle qu'elle existe ou telle qu'elle est appelée à devenir. Le trait caractéristique de ces classes fondamentales est de se fondre, de faire un avec le type de société qu'elles ont engendré et qu'elles gèrent, ou de s'y opposer et de tendre à la détruire.
Les catégories économiques exprimées par des couches sociales particulières et divergentes ne créent pas pour autant des sociétés distinctes ; elles sont, au contraire, des éléments composant nécessaires d'une société donnée. Elles n'existent pas par elles-mêmes mais uniquement en tant que parties intégrantes d'un TOUT social qui a pour fondement un système économique-social-politique, en conformité avec le degré de développement des forces productives et la classe.
En confondant toutes les luttes que se livrent les diverses couches sociales et en les plaçant sur un même plan à l'échelle de l'histoire, on s'interdit la possibilité de saisir le déroulement réel de la force motrice propulsant son mouvement. La phrase du "Manifeste communiste" : "…L'histoire de toutes sociétés jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de classes…" peut être comprise dans deux sens, le descriptif et l'interprétatif. Le côté descriptif constate l'existence des intérêts opposés dans la société et la lutte qu'elles engendrent. Il constate un fait dans l'histoire mais n'explique pas pour autant l'histoire elle-même.
Pour comprendre la tendance dans laquelle a évolué la société à une période donnée, il ne suffit pas de constater l'existence des luttes entre intérêts antagonistes, la lutte entre oppresseurs et opprimés, mais encore il faut qu'il ait existé un groupe social dont les intérêts particuliers soient trouvés concordants avec la possibilité de développement des forces productives et la nécessité pour celui-ci de briser les cadres, devenus trop étroits, de l'ancienne société.
Autrement dit, si la lutte de classe est la force motrice propulsant l'histoire sociale de l'humanité, la notion de classe correctement comprise ne peut pas être attribuée à toute couche sociale luttant pour ces intérêts économiques particuliers, mais uniquement à celles dont les intérêts et la lutte se confondent, au moment donné, avec la nécessité même du développement social productif. La petite bourgeoisie, les commerçants, les artisans, les techniciens, la paysannerie, sont autant de réalités économiques, de catégories sociales existantes dans la société moderne que le capitalisme et le prolétariat. La lutte qu'elles livrent pour la défense de leurs intérêts particuliers est un fait patent, indéniable, constant. Cependant leurs luttes ne se posent pas comme objectif et ne déterminent pas un bouleversement de la société. Ce sont des luttes économiques mais non historiques. Elles ne déterminent pas l'histoire. La notion de classe, dans le plein sens du mot, n'est donc pas une simple distinction économique ; pas davantage on ne peut ramener cette notion de classe à la distinction entre oppresseurs et opprimés, entre exploiteurs et exploités. Elle contient cette distinction, mais en même temps elle la dépasse. La lutte des opprimés contre les oppresseurs est inhérente à l'existence même de l'oppression. Cependant ce n'est pas la lutte des esclaves qui a déterminé la transformation de la société esclavagiste en société féodale. Cette transformation de société, cette étape de la marche de l'histoire a eu bien moins pour condition déterminante la révolte des esclaves (la plus grande révolte d'esclaves, celle de Spartacus, s'est soldée par un échec) mais le développement des conditions de la production agricole ; et, ce qui plus est, la nouvelle classe dirigeante, les féodaux, ne se recrute pas dans l'ancienne "classe" opprimée, ne se constitue pas à partir des anciens esclaves mais bien à partir d'une fraction de l'ancienne classe dominante esclavagiste. Les esclaves ont lutté pour leur libération mais leur lutte n'a pas été l'élément déterminant de l'histoire. Ils faisaient partie, en tant que catégorie sociale opprimée, de la société esclavagiste, comme ils firent partie plus tard, opprimés en tant que serfs, de la société féodale. Ils ne présidaient pas à ce changement de la société. Ils ont subi l'histoire mais ne l'ont pas faite. Le fait d'être une couche sociale opprimée n'a pas davantage fait d'eux une classe historique, qu'il n'a fait de leurs révoltes une révolution, et cela pour la raison que la condition sociale ne contient pas toujours nécessairement et forcément un devenir historique.
La désignation de classe appliquée à tout groupe social du fait qu'il se trouve dans une situation économique ou sociale particulière ne fait qu'obscurcir la notion.
À la place d'un outil théorique permettant de comprendre les évènements historiques, il ne reste plus qu'une jonglerie d'une terminologie vide de tout contenu. Une couche sociale n'est une classe qu'à la condition de comporter un devenir social, d'occuper non seulement une situation économique mais une place historique, d'être à la fois l'expression et l'artisan actif de cette étape de l'histoire. Ce n'est pas la position immédiate qui la caractérise mais uniquement le rôle qu'elle est appelée à jouer dans la direction, l'évolution et la transformation de la société.
En ne maintenant pas la distinction fondamentale entre classes au sens historique et catégories sociales économiques, en confondant tout par la même terminologie, non seulement on élève ces couches sociales à la hauteur de moteur de l'histoire, on accorde à leurs luttes une portée qu'elles n'ont pas et ne peuvent avoir mais - et ceci est d'une conséquence infiniment plus grave - par là même, on ramène la classe et sa lutte décisive pour l'histoire au niveau d'une catégorie économique. C'est sur ce double inversement et cette altération de la réalité que repose le fondement théorique du réformisme dans le mouvement ouvrier et la justification de ses pratiques prétendues positives, constructives, progressives, et de ses réalisations immédiates, de ses programmes minimums, dont le programme transitoire du trotskisme, dépit de sa phraséologie radicale, n'est qu'une variante.
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L'ouvrier occupe une situation bien distincte dans le système capitaliste. Il est le vendeur apparemment libre et possesseur de la force de travail, cette marchandise particulière qui a la faculté de produire plus de valeur qu'elle ne contient et que nécessite sa reproduction. Ayant accepté l'acte de vente de sa force de travail, l'ouvrier reçoit en principe[1] l'équivalent de la valeur qu'il a cédé et qui lui est remise sous la forme de produits alimentaires et autres produits nécessaires à sa subsistance, ou plus exactement la représentation monétaire momentanée de ces produits. C'est le salaire. Il importe de retenir que le salaire est l'équivalent strictement de la force de travail, c'est-à-dire le temps de travail dépensé pour l'obtenir, et que, pas un instant, il n'est question pour lui de payer les suppléments de valeur que la force de travail est susceptible de produire une fois mise en mouvement dans le procès productif. Cette faculté de la force de travail, l'ouvrier l'aliène au capitaliste dans le marché qu'il conclue avec lui et par lequel il lui vend sa force de travail. Il ne saurait en être autrement. Non seulement parce que, dans un système économique basé sur la loi de la valeur, une faculté ne saurait être mesurée, ni en conséquence être échangée, mais aussi parce que cette faculté de produire plus que sa valeur n'existe pas en soi dans la force de travail. Et même si elle existait à l'état latent, incluse dans la force de travail, elle ne représenterait absolument rien comme valeur. Elle n'existe d'ailleurs que sous certaines conditions et varie avec ces conditions. Elle n'apparaît que dans le procès de la production, en contact avec les autres éléments de la production et, en premier lieu, en contact avec les moyens de production.
Pour passer de l'état de faculté à l'état de valeur, il faut que le procès de production ait permis sa manifestation et sa concrétisation ; et la grandeur de la valeur qu'elle produit variera en proportion inverse de la grandeur de la valeur de la force de travail et en proportion directe du développement technique des moyens de production. Or le fondement de la société capitaliste est basé sur la séparation des moyens de production d'avec les producteurs. Ces derniers n'existent qu'uniquement à titre de supplément de travail présent nécessaire au travail passé, de travail présent au travail mort accumulé et lui est subordonné. Aussi, tant que subsiste un système économique basé d'une part sur la séparation des moyens de production d'avec les producteurs et d’autre part sur la loi de la valeur, les producteurs ne sauraient, d'après les lois découlant du système, prétendre valoriser la faculté inhérente à la force de travail de produire plus que sa valeur, ni prétendre en réclamer une équivalence en échange de cette faculté.
Toute lutte se déroulant entre les ouvriers et les possesseurs du capital et qui se situe sur le plan de l'appréciation et de l'établissement de la valeur de la force de travail, loin de porter atteinte aux principes-mêmes du système ne fait au contraire que de l'expliciter et de la proclamer. Les ouvriers ne se présentent pas en tant que véritables maîtres des produits qu'ils ont créés par leur travail ; ils ne proclament pas leur droit sur les produits, ils ne font que réclamer le réajustement du prix de la force de travail qu'ils estiment au-dessous de sa valeur. Ainsi reconnaissent-ils, en fait et en droit, le système économique établi. Non seulement ils reconnaissent le fait de leur séparation avec les moyens de production, mais ils acceptent comme légitime l'aliénation du produit de leur travail, car ce n'est pas d'après la masse des produits qu'ils réclament le montant de leur part mais uniquement d'après ce qu'ils estiment être la valeur de leur force de travail. L'opposition de leurs intérêts à ceux des capitalistes et la lutte réelle qu'ils livrent pour la défense de leurs intérêts ne font pas encore des ouvriers une classe opposée au système économique comme tel. Sur ce plan les ouvriers représentent une couche sociale aux intérêts particuliers certes mais qui n'est rien de plus qu'une opposition interne, une manifestation vivante d'un système social basé sur des contradictions et des antagonismes d'intérêts. Leur opposition se situe à l'intérieur du cadre du régime et leur lutte pour la défense de leurs intérêts ou l'amélioration de leurs conditions de vie immédiate ne présentent, du point de vue de l'évolution historique, un intérêt supérieur à la lutte de toute autre couche sociale : l'artisanat, ou la paysannerie par exemple. Nous ne discutons pas ici sur la légitimité de la lutte des ouvriers pour la défense et l'amélioration de leurs conditions de vie. Cette lutte est mille fois juste et tout homme qui n'a pas partie liée avec les exploiteurs ne saurait un seul instant hésiter à appuyer de toutes ses forces les revendications des ouvriers, comme du reste la lutte de tous les opprimés. La question posée est de savoir sur quel plan se situe la lutte des ouvriers et si la lutte pour un plus haut prix de la force de travail constitue un moment de négation et de dépassement du système capitaliste ou, au contraire, ne fait que le maintenir dans le cadre du système et de l'illustrer. Encore une fois, il ne s'agit pas de nier la justesse ni la valeur de la lutte économique menée par les ouvriers, mais de savoir si cette lutte fait d'eux une classe dans la sens historique du terme. La situation suffit-elle à faire d'eux une force, la situation d'exploités et d'opprimés d'en faire une force révolutionnaire ?
Une lecture superficielle de la littérature socialiste et notamment des œuvres de Marx et de Engels pourrait dans une certaine mesure accréditer une telle idée. On peut évidemment trouver maints passages dans cette littérature où l'idée d'une transformation de la société capitaliste par le prolétariat découlerait du fait de la position économique des ouvriers luttant contre l'explication inhumaine à laquelle ils sont condamnés. Cependant, si Marx et Engels, et d'autres penseurs du socialisme scientifique, ont dénoncé avec la dernière énergie l'exploitation capitaliste et les misérables conditions des ouvriers, s’ils ont soutenu à chaque instant la lutte des ouvriers contre cette exploitation, ils n'ont pas fait découler de ces faits la nécessité du socialisme. C'est avec la même haine et la même indignation que Marx et Engels parlent des classes exploiteuses dans l'histoire ; et avec la même sympathie, en manifestant le même sentiment de solidarité humaine et révolutionnaire, qu'ils parlent de la révolte des esclaves, de la guerre civile des paysans et en général de toute lutte des opprimés dans l'histoire. Ce qui fait la différence essentielle entre le prolétariat et tous les opprimés dans le passé, c'est qu'il surgit dans une période historique où le développement de la société humaine et de la production rendent possible et nécessaire la transformation et la construction d'une société où l'exploitation de l'homme par l'homme serait à jamais dépassée. Ces conditions historiques font que les ouvriers, de par leur situation d'une catégorie sociale la plus opprimée, la plus exploitée et la plus déshumanisée, peuvent seuls prendre la tête de cette transformation sociale. Les ouvriers rendent possible leur formation en classe révolutionnaire et c'est ainsi qu'ils acquièrent la mission historique la plus révolutionnaire de l'histoire : l'émancipation de l'humanité. Ce n'est pas dans leur situation d'exploités que réside et d'où découle leur mission révolutionnaire ; cette mission n'apparaît que quand, de la position de salarié luttant pour de meilleures conditions de vente de leur force de travail (position d'aménagement dans le cadre du capitalisme), les ouvriers s'élèvent et passent à la position de PROLETARIAT, se posant pour but la NEGATION de leur propre situation de salariés par la destruction de la société présente qui la conditionne. Ce n'est qu'alors qu'on peut parler et qu'il y a le fait de processus de formation de classe. L'essence révolutionnaire des ouvriers n'existe pas "en soi", ni dans leur état d'exploités, ni dans leurs luttes économiques, mais uniquement dans leur prise de conscience de l'évolution et des possibilités de transformation sociale qu'elle a engendrée et dans leur action volontaire consciente en vue de cette finalité à attendre. Entre le processus de constitution en classe et la nature révolutionnaire de la classe il y a identité. Il est impossible de parler de la tendance révolutionnaire en dehors d'un moment de la constitution de la classe ; et c'est un non-sens de parler de classe prolétarienne indépendamment de sa conscience et de sa volonté révolutionnaire.
Contre ceux qui font découler la notion de classe d'une situation économique donnée, R. Mondolfo a raison quand il écrit : "… l'existence d'une classe, comme créatrice d'un nouveau processus historique, n'est pas une pure donnée objective ; en dehors de la lutte dans laquelle se réalise et se manifeste la formation de sa conscience et de sa volonté, la classe pourra exister pour la science économique, non pour l'histoire …" et il ajoute "… c'est là une pensée à laquelle Marx et Engels sont restés fidèles dès leurs premiers écrits." (R. Mondolfo, Le matérialisme historique d'après F. Engels – Ed. Girard). Cette référence est absolument exacte. Nous lisons par exemple dans livre de Engels “La situation de la classe laborieuse en Angleterre.” - qui marque le début de son œuvre de fondateur du socialisme scientifique - : "…la classe n'existe comme réalité historique, c'est à dire comme force active et créatrice, que dans la mesure où elle a su s'élever jusqu'à la nécessité de lutter contre les circonstances réelles, jusqu'à la volonté de se révolter contre l'assujettissement…" Revenant sur cette pensée, Engels écrit, 30 ans après, dans "La guerre des paysans" : "…La divergence des intérêts n'est pas encore lutte de classes tant que dure la longue habitude de l'assujettissement transmise de générations en générations…"
La classe opprimée forme d'abord "une classe vis-à-vis de la classe dirigeante, mais non pas encore pour elle-même". Ainsi s'exprime Marx dans la "Misère de la philosophie" en polémiquant avec Proudhon. Pour Marx, il existe donc une distinction qualificative de la plus haute importance entre les différentes phases de la vie d'une classe et on peut se demander ce qu'est une classe qui n'existe pas "pour elle-même” si ce n'est autre chose qu'une catégorie économique d'individus n'ayant d'autre existence historique que celle du système social dont ils ne sont qu'une partie. Ce qui ressort avec netteté de cette idée de Marx est que la situation de salarié ne fait pas encore des ouvriers une "classe pour elle-même". Cependant, à un moment donné, cette même catégorie - ces ouvriers dont la situation de salariés et leur rapport économique avec la bourgeoisie n'ont pas changé - change qualitativement de nature, au point de devenir, d'après Marx, une "classe pour elle-même". Pour acquérir ce nouveau caractère et pour transformer leur état qui, de celui de SALARIAT (ce que Marx appelle "classe vis-à-vis de la classe dirigeante") en celui de PROLETARIAT ("classe pour elle-même"), il est nécessaire que les ouvriers occupent une fonction historique, qu'ils prennent conscience de cette fonction propre à eux et qu'ils la manifestent dans leur comportement et action. C'est ce processus que Marx appelle, dans le "Manifeste Communiste", "l'organisation du prolétariat en classe dominante…"
Est parfaitement juste ce résumé donné par Mondolfo : "Pour Marx et pour Engels, c'est toute une classe qui, par sa condition historique de “Unmenschlichkeit” (non-humaine), est poussée dialectiquement à l'affirmation de la “Menschlichkeit” (l'humain) et cette classe est le prolétariat dans la mesure, bien entendu, où il est parvenu à sa conscience de classe qui est, en même temps qu'une négation de la Unmenschlichkeit, la conscience et l'affirmation de l'Humanité".
"Les ouvriers, écrivait encore Engels, ne sont des hommes qu'à partir du moment où ils éprouvent de la colère contre la classe dominante ; ils deviennent des bêtes dès qu'ils se plient docilement au joug et qu'au lieu de penser à la briser, ils cherchent à rendre agréable leur vie d'esclaves…" (La situation de la classe laborieuse en Angleterre).
La conscience de la misère présuppose l'existence réelle de la misère. Mais cette dernière, par elle-même, n'est pas encore la conscience qu'on a d'elle, ni n'engendre forcément et automatiquement la prise de conscience. Dans son étude, à plus d'un point remarquable, sur "La situation de la classe laborieuse en Angleterre", Engels insiste sur la différence existante entre les ouvriers anglais et irlandais. Ces derniers, qui sont au plus bas degré de la misère, sont cependant les éléments les plus réfractaires à toute prise de conscience, à tout sentiment de rébellion. Et, reproduisant le tableau de Carlyle : "L'irlandais avec ses haillons et son rire sauvage (…) vit tout heureux dans la première porcherie ou le premier chenil (…) il vit dans son obscénité et sa nonchalance, dans sa violence d'ivrogne, parfaite incarnation de l'abjection et du désordre…", Engels oppose, à cette misérable masse de véritables bêtes humaines, les ouvriers anglais dont le salaire moyen est plus élevé que celui des autres catégories. Ces ouvriers industriels sont les plus avancés au point de vue de la conscience et de l'organisation. Cette observation d' Engels a pu être amplement confirmée, et un peu dans tous les pays, depuis un siècle. Elle s'inscrit en faux à la théorie simpliste faisant découler, en droite ligne et uniquement de la misère croisant des masses, la révolution socialiste. Cependant, il ne s'ensuit nullement de cette constatation de fait, comme le prétendent les réformistes, que la prise de conscience et la volonté révolutionnaire sont déterminées par de meilleures conditions d'existence des ouvriers. Engels et à sa suite d'autres révolutionnaires ont mis en évidence la tendance à l'embourgeoisement d'une partie des ouvriers les mieux payés précisément et leur évolution vers la constitution d'une aristocratie ouvrière, qui a autant de commun avec le rôle révolutionnaire du prolétariat que la bourgeoisie elle-même. La théorie du pire - déterminant la conscience par la misère croissante - comme la théorie réformiste - qui, à l'opposé, veut faire surgir la conscience graduellement et en fonction des meilleures conditions de vie acquis par les ouvriers - sont également fausses.
Ces deux théories ont ceci de commun qu'elles font découler automatiquement la prise de conscience du phénomène existant, en identifient la conscience et l'être, au lieu d'en discerner un développement dans un processus dialectique.
Le problème du passage de l'être au conscient (et les conditions qui y président) est d'une importance décisive et se trouve au cœur de la préoccupation de la recherche théorique et de l'activité pratique des révolutionnaires. Le plus grand mal qui peut être fait au mouvement révolutionnaire et qui doit être inexorablement dénoncé est cette tendance à escamoter les difficultés du problème en les niant ou plutôt en SE les niant. Cette casuistique matérialiste - qui, par un jeu de passepasse, parvient à substituer la conscience de l'être (condition de sa volonté et de la praxis) par l'être - ne vaut pas plus que la mystification idéaliste pour qui la conscience tient lieu et place de l'être même. Ce matérialisme qui veut que la conscience socialiste ne soit que le reflet dans le cerveau des ouvriers de leur situation économique, au lieu de poser le socialisme comme une affirmation volontaire consciente qui, dans des conditions historiques déterminées (...) oppose (...) situation économique en la niant, ce matérialisme-là n'est qu'impuissance fataliste. Dans les conditions les meilleures et en lui accordant les meilleures attentions, il transfère la marche vers le socialisme aux forces économiques elles-mêmes. D'après ces matérialistes, ce seront les forces économiques qui engendreront le socialisme, les hommes ne seront que les exécuteurs de la volonté des choses. La volonté propre des hommes disparaît en tant que facteur agissant. L'histoire ne serait qu'un mouvement rectiligne à sens unique, allant toujours des choses aux hommes, les premières déterminant unilatéralement la conscience et la volonté des derniers. L'histoire ne serait pas l'œuvre des hommes mais serait tout simplement vécue par eux. La seule réalité existante serait uniquement le domaine des choses, des objets, tandis que les hommes dans leurs pensées, leurs idées, leur volonté et leur conscience ne seraient que le reflet idéal miroitant le monde extérieur mais n'ayant pas d'existence réelle propre. Le Dieu des idéalistes serait ainsi ramené du ciel à nous (à terre) ; et, s'incarnant dans la "matière", il continuerait ainsi, sous cette forme matérielle, à poursuivre sa vie, imposant sa volonté toute puissante et tyrannique aux hommes.
Il a toujours existé une tendance dans le socialisme qui confondait trop facilement le matérialisme historique avec un matérialisme mécaniste et positiviste, qui ne concevait le déterminisme économique que d'une façon étroite, quasi fataliste ; le rapport entre l'économie et les hommes serait un rapport de cause à effet. Combattant avec violence ces tendance, Engels écrivait, à la fin de sa vie, contre Ernst Haeckel qui faisait sienne "l'extravagante affirmation du métaphysicien Dühring que, pour Marx, l'histoire s'accomplit à peu près automatiquement sans l'intervention des hommes (qui la font) et que ces hommes sont mis en mouvement par les conditions économiques (qui sont pourtant l'œuvre des hommes) comme des pions d'un jeu d'échecs…" Revenant sur la même idée, Engels écrit dans sa lettre a Bernstein en 1894, "…il n' y a donc pas, comme d'aucuns en arrivent à l'imaginer, d'action automatique des conditions économiques ; les hommes se font d'eux-mêmes leur propre histoire, mais dans un milieu donné qui la conditionne…". Comme on voit, pour les fondateurs du socialisme scientifique, l'action des hommes n'est pas simplement un produit automatique des forces extérieures à eux. Les hommes, leurs vouloir, leurs aspirations, leurs idées et volonté est une réalité existante, un principe actif, et non simplement un reflet d'une réalité extérieure à eux. La pensée de l'homme se développe en action-réaction avec le monde qui l'environne et dans lequel il existe. Le socialisme n'est pas le produit des conditions économiques mais un produit de la conscience des hommes et de leur volonté agissante dans des conditions économiques et historiques données. La conscience socialiste et la volonté révolutionnaire - qui fait du prolétariat une classe - se trouvent conditionnées par la situation économique mais non engendrée par elle. Il n’y a aucun fil conducteur qui, partant de la situation économique des ouvriers, mène automatiquement et graduellement vers une prise de conscience de classe. De l'une à l'autre, il n' y a pas une solution de continuité mais un bond dialectique d'un plan à un autre.
Marco
[1] En réalité, dans la pratique, le prix de la force de travail ne correspond pas exactement à la valeur de celle-ci, comme c'est le cas pour toutes les marchandises ; le prix oscille constamment autour de la valeur. Cette oscillation est déterminée par des facteurs qui ne viennent pas de la sphère propre de la production, mais de la sphère de l'échange, des conditions du marché, du rapport de l'offre et de la demande, etc…
Des camarades très bien attentionnées nous ont dit pendant la récente campagne électorale : "Les positions politiques défendues par vous sont peut-être justes ; vos critiques contre les trotskistes sont certainement le plus souvent valables mais votre activité ne porte pas car elle reste surtout théorique, tandis que chez les trotskistes elle est pratique. Aussi malgré les reproches qu'on peut adresser aux trotskistes, on doit les soutenir dans leur action et manifestation prolétarienne contre l'opportunisme et la bourgeoisie." Et de nous inviter, nous aussi, en dépit de notre critique, à faire front commun avec les trotskistes et de les soutenir dans leur action.
"Front commun contre l'adversaire commun !" Nous connaissons bien cette chanson au nombre infini de couplets. Front commun avec les trotskistes contre les staliniens ; avec les trotskistes et les staliniens pour un gouvernement "ouvrier" contre le MRP ; avec tout le monde contre la "réaction RPF" : avec De Gaulle, dans la résistance, contre l'occupant fasciste étranger et son agent le gouvernement de Pétain. Il n' y a pas de raisons qu'on s'arrête là car on peut toujours trouver plus pauvre ou plus ou plus réactionnaire contre qui il faut faire momentanément front commun avec n'importe qui, "avec le diable et sa grand-mère" comme disait Trotsky.
Et un camarade bien intentionné de nous réciter en exemple une vielle légende russe :
"Un vieux paysan s'en alla aux champs arracher de la betterave. Mais la betterave bien enracinée ne cédait pas. Le paysan appela à l'aide sa vieille femme ; et voilà la vieille derrière le paysan, tirant avec lui, mais la betterave ne vient toujours pas. On fit appel à l'aide du fils qui, après un essai infructueux, appelle à son tour la bru qui appelle à son tour son garçon. Et l'opération recommençait toujours et toujours ; la betterave ne cédait pas. Le garçon appela au secours sa petite sœur qui en appela au chien, jusqu'au chat qui s'y mit. Voilà toute la maisonnée, hommes, femmes, enfants et bêtes accrochés l'un derrière l'autre, à la queue-leu-leu, tirant sur la betterave qui enfin céda."
C'est une bien belle histoire. Mais le socialisme n'est pas précisément une betterave.
Voilà le hic, cher camarade.
M.
Nous ne sommes pas-de ceux qui s'entichent facilement de chaque nouvel intellectuel (ou semi-intellectuel) venu et surtout de littérateurs à la mode qu'on porte pendant quelque temps au sommet de la gloire. Le désarroi du mouvement ouvrier est que tel que, de temps en temps, apparaît un nouveau prophète prétendant enterrer le marxisme. Ces grands petits hommes croient découvrir de nouvelles théories au-delà du socialisme scientifique ; en réalité, ils ne font que nous rabâcher des vieilleries depuis longtemps effacés et dépassés par la théorie révolutionnaire du prolétariat.
Burnham, Koestler, Sartre et tant d'autres, chacun dans son genre se tranche une heure de gloire par des nouvelles voies qu'ils découvrent pour guérir l'humanité souffrante Mais leur gloire comme leurs théories sont de courte durée. Au bout de peu de temps, nous les retrouvons bien confortablement installés dans les offices du capitalisme.
Pour la plupart, ce sont des écrivains qui ont passé quelques années de leur jeunesse dans le mouvement ouvrier. Mais le mouvement ouvrier d'aujourd'hui n'offre pas un terrain suffisant pour leur grandeur. La tâche ardue et obscure du révolutionnaire d'aujourd'hui ne peut satisfaire leur ambition et leur soif de jouer un rôle, leur gout de succès. Aussi, se détournent-ils très "déçus", ayant perdu confiance dans le prolétariat et dans la révolution socialiste dont la venue s'avère bien plus lente et pénible qu'on pouvait l'espérer. Ces intellectuels, qui savent que leur vie est courte et que le temps passe vite, ne peuvent attendre et perdre un présent certain pour un avenir problématique. Leur choix est vite fait ; et, après un court moment de crise de conscience, ils s'installent le mieux possible dans le présent.
Le mécanisme de ce passage se fait en deux temps. D'abord on se fait anti-stalinien, oppositionnel, on écrit de grands livres sur les procès de Moscou ; peu à peu on finit par assimiler le stalinisme au marxisme, les procès de Moscou à la révolution d'Octobre ; on se donne l'air de chercher des nouvelles voies démocratiques à la réalisation du socialisme ; on parle de "troisième front" ; et finalement, prenant le courage à deux mains, on fait le bond décisif en émettant des déclarations en faveur de la démocratie américaine ou anglaise.
Le "troisième front" est bien beau comme rêve, expliquent-ils ; mais, dans la réalité immédiate, le monde d'aujourd'hui est divisé en deux blocs, le totalitarisme russe et la démocratie américaine. Nous ne pouvons faire autrement que choisir le moindre mal…, les uns pour la Russie (les moins intelligents et de moins en moins nombreux), les autres pour l'Amérique. C'est avec le vieux thème du moindre mal, de "l'antifascisme" que ces mêmes intellectuels nous ont justifié la deuxième guerre impérialiste et qu'ils justifieront la troisième. Comme écrit Kravchenko dans "J'ai choisi la liberté" : "Plus s'approche le moment de la prochaine guerre, plus fréquentes deviennent les déclarations pro-guerrières de ces faux prophètes en socialisme". Burnham a fait des déclarations retentissantes pour la guerre préventive anti-russe. Malraux est un grand personnage du RPF. Sartre et son équipe tourne de la queue vers le Parti socialiste. Koestler vient de faire une déclaration en faveur de De Gaulle. A qui le tour ? La compétition est ouverte. Le tour est à V. Serge, M. Pivert et autres clercs de la gauche socialiste et du "troisième front".
Quant au prolétaire, il n'y a pas pour lui de troisième front mais un seul et unique : celui de sa classe contre la société capitaliste dans son ensemble, quelle que puisse être sa subdivision momentanée interne, en États fascistes, démocratiques ou soviétiques.
L'intelligentsia, qui s'est un moment malencontreusement fourvoyé dans le prolétariat, prend la fuite. Bon débarras et bon voyage ! Que chacun reprenne sa place. Le prolétariat, dans sa rude lutte, ne peut qu'y gagner en se soulageant de ces quelques transfuges de l'intelligentsia. C'est une question d'hygiène élémentaire.
Mais puisse l'aventure koestlérienne et burnhamienne inciter certains militants ouvriers à plus de prudence à l'avenir et ne pas se laisser émerveiller par les belles plumes au derrière du premier paon venu.
MC
Marx et Engels, dans leur jeunesse, participèrent activement aux luttes contre l'absolutisme des classes moyennes allemandes, dont les diverses tendances sociales étaient encore indifférenciées. Leur passage progressif au matérialisme historique fut donc le reflet, sur le plan de la théorie, de l'évolution de la classe ouvrière qui s'orientait vers l'action indépendante contre la bourgeoisie. L'antagonisme entre les classes, dans la pratique, s'exprimait ainsi au niveau de la théorie. La lutte de la bourgeoisie contre la prédominance des féodaux trouva son expression dans une doctrine matérialiste, de la même famille que celle de Feuerbach, prenant appui sur les sciences de la nature pour combattre la religion en sa qualité de consécration des vieilles puissances. La classe ouvrière n'a que faire pour mener la lutte de ces sciences, instruments de la classe ennemie ; son arme théorique, c'est la science sociale, la science de l'évolution de la société. Combattre la religion à l'aide des sciences de la nature n'a pas le moindre sens à ses yeux ; qui plus est, les ouvriers n'ignorent pas que les racines de la religion seront extirpées par le développement du système capitaliste et ensuite par leur propre lutte de classe. Et quelle utilité aurait pour eux ce fait patent que la pensée est un produit du cerveau ? Leur problème consiste à comprendre comment la société sécrète des idées. Telle est la substance même du marxisme au fur et à mesure qu'il s'affirme comme une force vive et motrice au sein de la classe ouvrière, comme la théorie qui exprime sa capacité croissante d'organisation et de savoir. Et quand le capitalisme acquit, dans la seconde moitié du XIX° siècle, un pouvoir absolu, tant en Europe occidentale et centrale qu'en Amérique, le matérialisme bourgeois disparut. Désormais, il ne subsistait plus qu'une conception de classe matérialiste : le marxisme.
Il en allait tout autrement en Russie. La lutte contre le régime tsariste y ressemblait en effet de près à la lutte contre l'absolutisme telle qu'elle avait été poursuivie autrefois en Europe. En Russie également, l'Église et la religion étaient les piliers les plus solides du régime ; elles maintenaient les masses paysannes, encore au stade de la production agricole primitive, dans l'analphabétisme et la superstition la plus noire. C'est pourquoi la lutte contre la religion y était, socialement parlant, de toute première nécessité. Étant donné qu'il n'existait pas en Russie de bourgeoisie suffisamment forte pour se lancer dans cette lutte en qualité de future classe dominante, cette mission échut à l'intelligentsia ; pendant des dizaines d'années, ses membres s'efforcèrent avec ardeur et ténacité d'éclairer les masses et de les dresser, ce faisant, contre le régime. Et, dans cette lutte, ils ne pouvaient en rien tabler sur la bourgeoisie occidentale, devenue réactionnaire et anti-matérialiste ; ils se virent donc contraints d'avoir recours aux ouvriers socialistes, seuls à faire preuve de sympathie envers eux et, pour cela, de reprendre leur théorie proclamée : le marxisme. C'est ainsi que des intellectuels, tels que Piotr Strouvé et Tougan-Baranovski qui s'instituaient les porte-parole d'une bourgeoisie encore embryonnaire, aimaient à se dire marxistes. Ces personnages n'avaient rien de commun avec le marxisme prolétarien d'Occident ; tout ce qu'ils retenaient de Marx, c'était sa théorie de l'évolution selon laquelle la prochaine étape du développement serait le capitalisme. Une force révolutionnaire véritable ne surgit en Russie qu'à partir du moment où les ouvriers entrèrent en lice en premier lieu au moyen de la grève exclusivement, puis en associant à celle-ci des revendications politiques. Dès lors, les intellectuels s'aperçurent qu'il existait une classe révolutionnaire et firent leur jonction avec elle, en vue de devenir ses porte-paroles au sein d'un parti socialiste.
Ainsi donc la lutte de classe prolétarienne se doublait-elle en Russie d'une lutte contre l'absolutisme tsariste, menée sous la bannière du socialisme. Telle est la raison pour laquelle le marxisme, devenu la théorie de ceux qui participaient au conflit social, y prit un caractère tout autre qu'en Europe occidentale. Certes, il demeurait la théorie de la classe ouvrière mais cette classe devait entreprendre d'abord et avant tout une lutte qui, en Europe occidentale, avait été la fonction et l'œuvre de la bourgeoisie alliée aux intellectuels. Pour adapter de la sorte la théorie à cette mission, les intellectuels russes durent se mettre en quête d'une forme de marxisme où la critique de la religion venait au premier plan. Ils la découvrirent dans les textes que Marx avait rédigés à l'époque où, en Allemagne, bourgeois et ouvriers ne combattaient pas encore séparément l'absolutisme.
Cette tendance est particulièrement manifeste chez Plekhanov «le père du marxisme russe». Alors que les théoriciens d'Europe occidentale s'occupaient de problèmes politiques, il en vint à s'intéresser aux premières formes du matérialisme. Dans son livre Contribution à l'histoire du matérialisme, il étudie les matérialistes français du XVIII° siècle, Helvétius, Holbach et La Mettrie, et les compare à Marx dans le but de montrer que de nombreuses idées valables et importantes se trouvaient déjà dans leurs œuvres. Ainsi nous comprenons mieux pourquoi, dans «Les questions fondamentales du marxisme», il souligne l'accord entre Marx et Feuerbach et pourquoi il attache tant d'importance aux conceptions du matérialisme bourgeois.
Pourtant, Plekhanov a été fortement influencé par le mouvement ouvrier occidental et surtout le mouvement ouvrier allemand. On voyait en lui un genre de prophète de la lutte de classe ouvrière en Russie, qu'il prédisait en théorie grâce au marxisme, à une époque où il n'en existait guère de traces dans la pratique. On le considérait comme une des rares personnes qui s'intéressaient aux problèmes philosophiques. Il joua un rôle international et prit une part active dans les discussions sur le marxisme et le réformisme. Les socialistes d'Occident étudièrent ses écrits sans percevoir à cette époque les divergences qui s'y dissimulaient. Plekhanov a subi moins exclusivement que Lénine l'influence des conditions russes.
Lénine était le chef du mouvement révolutionnaire russe et ceci sur le plan pratique. C'est pourquoi les conditions pratiques et les buts politiques de ce mouvement transparaissent plus clairement dans ses idées théoriques. Les conditions de la lutte contre le tsarisme ont déterminé ses conceptions fondamentales qu'il expose dans Matérialisme et empiriocriticisme. En effet, les conceptions théoriques et surtout philosophiques ne sont pas déterminées par des études abstraites ou des lectures occasionnelles dans la littérature philosophique mais par les grands problèmes vitaux qui, posés par les besoins de l'activité pratique, conditionnent la volonté et la pensée humaine. Pour Lénine et le parti bolchevik, la tâche vitale était l'écrasement du tsarisme et la disparition du système social barbare et arriéré de la Russie. L'église et la religion étaient les fondements théoriques du système ; l'idéologie et la glorification de l'absolutisme étaient l'expression et le symbole de l'esclavage des masses. Il fallait donc les combattre sans répit : la lutte contre la religion était au centre de la pensée théorique de Lénine, toute concession au «fidéisme», si minime fût-elle, était une atteinte directe à la vie même du mouvement. Combat contre l'absolutisme, la grande propriété foncière et le clergé, cette lutte était semblable à celle menée autrefois par la bourgeoisie et les intellectuels d'Europe occidentale ; et il n'est pas étonnant que les conceptions fondamentales de Lénine soient analogues aux idées propagées par le matérialisme bourgeois et qu'il ait eu des sympathies avouées pour ses porte-paroles. Mais en Russie, c'était la classe ouvrière qui devait mener la lutte. L'organe de cette lutte devait par conséquent être un parti socialiste, faisant du marxisme son credo politique et lui empruntant ce qu'exigeait la révolution russe : la théorie de l'évolution sociale du passage du féodalisme au socialisme, en passant par le capitalisme, et celle de la guerre des classes en qualité de force motrice. Voilà pourquoi Lénine donna à son matérialisme le nom et la présentation extérieure du marxisme et il les identifiait de bonne foi.
Cette identification était favorisée par un autre facteur encore. En Russie, le capitalisme ne s'était pas développé de façon graduelle à partir de petites entreprises aux mains des classes moyennes, comme en Europe occidentale. La grande industrie y avait été importée par les soins du capital étranger. Outre cette exploitation directe, le capital financier des pays de l'Ouest pressurait, par l'intermédiaire de ses prêts au régime tsariste, la paysannerie russe condamnée à payer de lourds impôts pour en acquitter les intérêts. Le capitalisme intervenait en l'occurrence sous sa forme de capital colonial, utilisant le tsar et ses hauts fonctionnaires comme ses agents. Dans les pays soumis à une exploitation de type colonial, toutes les classes ont un intérêt commun à s'affranchir du joug imposé par le capital usuraire étranger, afin de jeter les bases d'un libre développement économique, lequel aboutit en général à la formation d'un capitalisme national. Cette lutte vise le capital mondial ; elle est donc souvent menée au nom du socialisme et les ouvriers des pays occidentaux, ayant le même ennemi, en sont les alliés naturels. En Chine par exemple, Sun Yat-sen était socialiste ; étant donné toutefois que la bourgeoisie chinoise, dont il se faisait le porte-parole, était une classe nombreuse et puissante, son socialisme était «national» et combattait les «erreurs» marxistes.
Lénine, au contraire, devait prendre appui sur la classe ouvrière ; et, parce qu'il lui fallait poursuivre un combat implacable et radical, il adopta l'idéologie la plus extrémiste, celle du prolétariat occidental combattant le capitalisme mondial, à savoir : le marxisme. Étant donné toutefois que la révolution russe présentait un double caractère - révolution bourgeoise quant aux objectifs immédiats et révolution prolétarienne quant aux forces actives -, la théorie bolchevique devait être adaptée à ces deux fins, puiser par conséquent ses principes philosophiques dans le matérialisme bourgeois, la lutte des classes dans l'évolutionnisme prolétarien. Ce mélange reçut le nom de «marxisme». Mais il est clair que le marxisme de Lénine, déterminé par la situation particulière de la Russie vis-à-vis du capitalisme, différait de manière fondamentale du marxisme d'Europe occidentale, conception planétaire propre à une classe ouvrière qui se trouve devant la tâche immense de convertir en société communiste un capitalisme très hautement développé, le monde même où elle vit, où elle agit.
Les ouvriers et intellectuels russes ne pouvaient se fixer un tel but ; ils devaient d'abord ouvrir la voie au libre développement d'une société industrielle moderne. Pour les marxistes russes, l'essence du marxisme ne se trouvait pas dans la thèse de Marx selon laquelle c'est la réalité sociale qui détermine la conscience, mais au contraire dans cette phrase du jeune Marx, gravée en grosses lettres dans la Maison du Peuple à Moscou : la religion est l'opium du peuple.
Il arrive parfois qu'un ouvrage théorique permet d'entrevoir, non le milieu immédiat et les aspirations de l'auteur, mais des influences plus larges et indirectes ainsi que des visées plus générales. Dans le livre de Lénine cependant, rien de ce genre ne transparaît. Il est nettement et exclusivement à l'image de la révolution russe à laquelle il tend de toutes ses forces. Cet ouvrage est conforme au matérialisme bourgeois à un point tel que s'il avait été connu et interprété correctement à l'époque, en Europe occidentale - mais seules y parvenaient de vagues rumeurs sur les dissensions intestines du socialisme russe - on aurait été en mesure de prévoir que la révolution russe devait aboutir d'une façon ou d'une autre à un genre de capitalisme fondé sur une lutte ouvrière.
Selon une opinion très répandue, le parti bolchevique était marxiste et c'est seulement pour des raisons pratiques que Lénine, ce grand savant et leader marxiste, donna à la révolution russe une orientation qui ne correspondait guère à ce que les ouvriers d'Occident appelaient le communisme, prouvant de la sorte son réalisme, sa lucidité de marxiste. Face à la politique de la Russie et du Parti communiste, un courant critique s'efforce bien d'opposer le despotisme propre à l'État russe actuel - dit stalinisme - aux «vrais» principes marxistes de Lénine et du vieux bolchevisme. Mais c'est à tort. Non seulement parce que Lénine fut le premier à appliquer cette politique, mais aussi parce que son prétendu marxisme était tout bonnement une légende. Lénine a toujours ignoré, en effet, ce qu'est le marxisme réel. Rien de plus compréhensible. Il ne connaissait du capitalisme que sa forme coloniale : il ne concevait la révolution sociale que comme la liquidation de la grande propriété foncière et du despotisme tsariste. On ne peut reprocher au bolchevisme russe d'avoir abandonné le marxisme pour la simple raison que Lénine n'a jamais été marxiste. Chaque page de l'ouvrage philosophique de Lénine est là pour le prouver. Et le marxisme lui-même, quand il dit que les idées théoriques sont déterminées par les nécessités et les rapports sociaux, explique du même coup pourquoi il ne pouvait pas en être autrement. Mais le marxisme met également en lumière les raisons pour lesquelles cette légende devait forcément apparaître : une révolution bourgeoise exige le soutien de la classe ouvrière et de la paysannerie. II lui faut donc créer des illusions, se présenter comme une révolution de type différent plus large plus universel. En l'occurrence, c'était l'illusion consistant à voir dans la révolution russe la première étape de la révolution mondiale, appelée à libérer du capitalisme le prolétariat dans son ensemble ; son expression théorique fut la légende du marxisme.
Certes, Lénine fut un disciple de Marx, à qui il devait un principe essentiel du point de vue de la révolution russe : la lutte de classe prolétarienne absolument intransigeante. C'est pour des raisons analogues d'ailleurs que les social-démocrates étaient eux aussi des disciples de Marx. Et, incontestablement, la lutte des ouvriers russes, au moyen d'actions de masse et de soviets, a constitué en pratique le plus important exemple de guerre prolétarienne moderne. Toutefois, le fait que Lénine n'a pas compris le marxisme sous son aspect de théorie de la révolution prolétarienne, qu'il n'a pas compris le capitalisme, la bourgeoisie et le prolétariat arrivés à leur plus haut degré de développement contemporain, ce fait-là apparut avec toute la netteté désirable dès qu'il fut décrété que la révolution mondiale devait être déclenchée de Russie, au moyen de la III° Internationale, sans tenir aucun compte des avis et des mises en garde des marxistes occidentaux. La série ininterrompue d'erreurs graves, d'échecs et de défaites, dont la faiblesse actuelle du mouvement ouvrier est la conséquence, a fait ressortir les inévitables carences du leadership russe.
Pour en revenir à l'époque où Lénine écrivit son livre, nous devons maintenant nous demander que pouvait bien signifier cette controverse autour du «machisme». Le mouvement révolutionnaire russe englobait des couches d'intellectuels beaucoup plus importantes que le mouvement socialiste occidental : certains d'entre eux furent influencés par les courants d'idées bourgeois et anti-matérialistes. Il était naturel que Lénine combatte violemment de telles tendances au sein du mouvement révolutionnaire, il ne les considérait pas comme l'aurait fait un marxiste qui aurait vu en elle un phénomène social, les aurait expliquées par leur origine sociale, les rendant ainsi totalement inoffensives : nulle part dans son livre on ne trouve la moindre tentative d'une telle compréhension. Pour Lénine le matérialisme était la vérité établie par Feuerbach, Marx et Engels, et les matérialistes bourgeois. Ultérieurement, la stupidité, le conservatisme, les intérêts financiers de la bourgeoisie et la puissance spirituelle de la théologie avaient amené une forte réaction en Europe. Or cette réaction menaçait aussi le bolchevisme, et il fallait s'y opposer avec la plus grande rigueur.
Il va de soi que Lénine avait parfaitement raison de réagir. A vrai dire, la question n'était pas de savoir si Marx ou Mach détenait la vérité, ou si l'on pouvait tirer des idées de Mach quelque chose qui pût être utile au marxisme ; il s'agissait de savoir si ce serait le matérialisme bourgeois ou l'idéalisme bourgeois, ou un mélange des deux, qui fournirait la base théorique de la lutte contre le tsarisme. Il est clair que l'idéologie d'une bourgeoisie satisfaite d'elle-même et déjà déclinante ne peut en aucun cas s'accorder avec un mouvement en développement, ne peut satisfaire, fût-ce une bourgeoisie en ascension. Une telle idéologie aurait conduit à un affaiblissement là où justement il fallait faire preuve de la plus grande énergie. Seule l'intransigeance du matérialisme pouvait rendre le Parti fort et lui donner la vigueur nécessaire pour une révolution. La tendance «machiste», qu'on pourrait mettre en parallèle avec le révisionnisme en Allemagne, allait briser le radicalisme de la lutte et la solide unité du parti, en théorie et en pratique. Et c'est ce danger que Lénine a vu très nettement. «Quand je l'ai lu (le livre de Bogdanov), j'ai été transporté de colère et de rage», écrivait-il à Gorki en février 1908. Et, en effet, cette fureur éclate tout au long de son livre dans la véhémence de ses attaques contre ses adversaires : Lénine semble l'avoir écrit sans décolérer. Ce n'est pas une discussion fondamentale destinée à éclaircir certaines idées, comme par exemple le livre de Engels contre Dühring ; c'est le pamphlet incendiaire d'un chef de parti qui doit, par tous les moyens, préserver son parti des dangers qui le menacent. Ainsi, on ne pouvait pas s'attendre à ce qu'il essaie réellement de comprendre les doctrines qu'il attaque. Avec ses propres conceptions non marxistes, il ne pouvait que les interpréter de travers et les présenter de façon inexacte, voire les déformer complètement. La seule chose qui comptait, c'était de les réduire à néant, de détruire leur prestige scientifique et de présenter les «machistes» russes comme des perroquets ignares répétant les paroles de crétins réactionnaires.
Et il y réussit. Ses idées fondamentales étaient celles du parti bolchevique dans son ensemble, déterminées par ses tâches historiques. Une fois de plus, Lénine avait vu exactement les nécessités pratiques du moment. Le «machisme» fut condamné et balayé du Parti. Et le parti uni put reprendre sa marche à l'avant-garde de la classe ouvrière vers la révolution.
Les mots de Deborin, cités tout au début de cet ouvrage, ne sont donc qu'en partie exacts. On ne peut pas parler de victoire du marxisme là où il s'agit seulement d'une prétendue réfutation de l'idéalisme bourgeois par les idées du matérialisme bourgeois. Mais, sans aucun doute, le livre de Lénine laissa une empreinte décisive dans l'histoire du Parti et détermina, dans une grande mesure, le développement ultérieur des idées philosophiques en Russie. Après la révolution, dans le nouveau système de capitalisme d'État, le «léninisme» -combinaison de matérialisme bourgeois et de doctrine marxiste du développement social, le tout orné d'une terminologie dialectique- fut proclamé philosophie officielle. Cette doctrine convenait parfaitement aux intellectuels russes maintenant que les sciences de la nature et la technique formaient la base d'un système de production qui se développait rapidement sous leur direction et qu'ils voyaient se profiler un avenir où ils seraient la classe dirigeante d'un immense empire, où ils ne rencontreraient que l'opposition de paysans encore englués de superstitions religieuses.
J. HARPER
(à suivre)
Après les hostilités oratoires des grandes puissances du monde capitaliste, il était normal d'assister, sur le plan intérieur de certains secteurs nationaux, à une répercussion des antagonismes impérialistes s'exacerbant.
Mais, tandis que les secteurs capitalistes directement absorbés par les 2 grands blocs impérialistes ne présentent que de simples opérations de nettoyage politique et policier dans certains autres, la bataille d'influence revêt des caractères qui s'apparentent à une guerre civile larvaire.
La fissure entre les Américains et les Russes s'accentue parallèlement à une fissure, dans certaines limites nationales, entre les fractions bourgeoises qui allient leurs intérêts à l'un ou l'autre des 2 grands blocs impérialistes.
Récapitulons brièvement : la dernière session générale de l'ONU revêt un caractère de véritable provocation à la guerre. Vyszinski et Marshall ne se gênent pas pour faire comprendre clairement que le dénouement d'une situation issue de la guerre 1939/45 ne peut être qu'une nouvelle guerre.
Quelle que soit la politique internationale ou nationale d'un bloc, celle-ci est présentée par l'autre bloc comme une atteinte à "la paix démocratique" du monde. L'opposition des impérialistes va jusqu'à s'exprimer dans des questions de procédure : nous laissons aux journalistes bourgeois tirer des conclusions, dignes du "café du commerce", de la résolution ou non de certaines querelles de procédure.
Pour nous, cette opposition manifeste, dans les moindres détails, prouve :
Il y a à peine dix à quinze ans, les pays européens se moquaient des résolutions quotidiennes des pays de l'Amérique du sud. On y voyait uniquement la concrétisation des intrigues impérialistes. Aujourd'hui, ces résolutions ont déplacé leur épicentre jusqu'en Europe ; et, parce que plus diplomates, les divers pays qui sont les théâtres de ces "résolutions" ne peuvent concevoir qu'ils sont ramenés, dans leurs manifestations, à jouer le rôle de l'Amérique du sud.
Nous savons parfaitement qu'il est difficile de comparer un Blum, un De Gaulle ou un Thorez à un quelconque général d'opérette d'une république d'Amérique du sud. Mais si cette comparaison fort juste est difficile à concevoir, c'est non en raison de la "haute valeur" des personnages pré-cités mais uniquement en raison de l'entrée en scène, sur un thème impérialiste, de grandes masses ouvrières à vieille tradition révolutionnaire. La classe ouvrière française, italienne, allemande, qui sert de troupes à nos nouveaux "généraux sud-américains" permettent, par leur histoire passée, de présenter les conflits entre ces généraux comme des expressions les plus conscientes et les plus graves d'une situation pré-belliqueuse.
Si un sénateur américain peut dire que les frontières des USA passent par une partie de l'Allemagne, par l'Italie et la France, c'est tout simplement que la doctrine de Monroe a élargi son champ d'action. Nous sommes l'espace vital de l'impérialisme américain, tout comme l'Europe orientale et centrale l'est pour la Russie.
En termes cinématographiques, nous pourrions nous comparer à la figuration nécessaire au déroulement des intrigues des grands personnages américains et russes : nous sommes les mouvements de foule, les bruits divers qui relèvent l'action et le dialogue des premiers plans. On pouvait en dire de même il y a dix à quinze ans des États sud-américains. Mais, heureusement que notre figuration peut porter l'épithète "intelligente" tant nous savons épouser les intrigues des vedettes.
Hier des péons pouvaient se montrer indifférents aux querelles des généraux sauteurs ; aujourd'hui la classe ouvrière semble jouer "intelligemment" le rôle que les bourgeoisies américaine et russe lui ont assigné.
***
La conférence de Londres se tient actuellement au milieu de préparatifs intenses de guerre tant sur les plans idéologique et psychologique que sur le plan économico-militaire.
La presse soviétique, parce qu'exprimant une situation de "rat pris au piège", donne une idée très juste des débats quand elle déclare que, à cette conférence, l'Amérique, l'Angleterre et la France présentent une similitude de positions qui semble découler d'accords préalables. Ce à quoi la presse américaine répond que cette situation découle plutôt du fait que Molotov persiste à jouer les cavaliers seuls.
Ce tennis diplomatique n'a rien d'original ; seulement, à la longue, on pouvait espérer que cette démagogie, qui consiste à rejeter sur d'autres la responsabilité d'événements et d'échecs, aurait été usée. Le seul fait marquant de cette conférence de Londres est la proposition Molotov de préparer séparément les traités de paix Allemagne et Autriche. Si on s'émerveille de la réponse de Bidault déclarant qu'une telle proposition tendait à ajourner la conférence, il est plus que certain qu'aujourd'hui la situation est tellement confuse que le fait, en diplomatie, de dire un axiome relève plus du hasard que de la science.
La conférence est donc considérée comme ajournée parce qu'il n'y a plus de place pour des querelles diplomatiques et l'on passe ainsi du plan oratoire à la préparation du terrain stratégique et politico-militaire.
Qui est responsable ? Molotov ? Marshall ? Laissons aux Sartre et Pivert le plaisir de trouver où situer la responsabilité "pour ne pas payer la paix à n'importe quel prix".
Pour nous, cette attitude équivaut à payer la guerre à n'importe quel prix. Nous pensons que la responsabilité n'est personnifiée ni par Marshall ni par Molotov ; elle est supportée par le régime capitaliste décadent qui ne peut vivre hors de la guerre.
Que Molotov et Marshall en soient des représentants hors pair, cela ne fait aucun doute ; mais ils n'en ont pas l'exclusivité car il se trouve sur terre quantité d'intellectuels en veine de prophéties pour rejeter la guerre par la porte tout en laissant la fenêtre ouverte.
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En contraste avec la conférence de Londres - dont le calme ne présage rien de bon et dont les compromis ne peuvent se faire que sur le dos de cette pauvre paix -, une situation tendue règne en France et en Italie.
Ramadier, après un an de fuite et de dérobade devant les revendications ouvrières, devait céder la place à un gouvernement qui, par son autorité et sa majorité plus étendue, puisse prendre des décisions sur le problème salaire-prix et, d'autre part, puisse faire échec aux démagogiques propagandes et actions des staliniens.
L'axe central de la politique gouvernemental en France ne devait pas pour autant changer de sens ; la solution salaire-prix, non qu'elle soit de l'incompétence d'un Ramadier, était accessoire devant les grèves "spontanées" et la possibilité de grève général ; une haute figure politique pouvait, seule, retarder ce mouvement de grève ou, au moins, en diminuer l'acuité.
Blum devait succéder à Ramadier. La majorité devait en décider autrement. Blum, après avoir tracé vaguement un essai de politique économique dont aucun point ne présentait d'originalité (De Gaulle et Thorez auraient pu faire leur ce programme), est mis en disponibilité par l'Assemblée. Gaullistes et Staliniens constituent une minorité constitutionnelle qui permet de repousser la candidature de Blum.
À une politique démagogique et tout en souplesse d'un Blum mais aussi à une politique à longue échéance se basant plus sur un travail d'influence, l'Assemblée, des gaullistes aux staliniens, lui a préféré une politique de force.
De son côté, la fraction bourgeoise française russophile, comprenant l'irréductibilité des intérêts impérialistes américano-russes, cherche la situation trouble qui empêcherait de transformer la France en une terrain solide pour les É-U et, encore une fois, seule une politique de force pouvait créer cette situation trouble.
Les staliniens devaient, à notre avis, retirer plus de profits de cette politique de force. C'est ce qui semble ressortir des débats actuels à l'Assemblée.
Schumann est préféré à Blum ; c'est lui qui se chargera d'empoigner le taureau par les cornes. Non content de disposer d'un arsenal judiciaire qui lui permette d'imposer la force constitutionnellement, il propose à l'Assemblée deux lois nouvelles qui aggravent et facilitent la pénalisation des actes de grève.
La majorité des députés, à la présentation de ces lois, devant l'exploitation politique par les staliniens de ces mesures anti-ouvrières, se rend compte de l'erreur commise et, par des amendements, tache moins de diminuer l'effet judiciaire des lois que de couper, aux staliniens, la possibilité d'exploiter politiquement ces lois anti-grévistes.
Nous assistons alors à un mouvement de grève débutant par les fédérations syndicales les plus staliniennes, comme la fédération de la métallurgie. Les grèves sont imposées à la classe ouvrière par des assemblées syndicales qui ne regroupent que les militants staliniens. Vote à main levée, unanimité à coups de trique. Qu'importe puisque le mouvement part, avec frénésie, en étendue et en profondeur.
Les grèves se succèdent, fléchissent, se transforment en bagarres entre grévistes, non-grévistes et police. Un mouvement généralisé aurait pu permettre à Thorez de dire que les travailleurs font montre de discipline et de force.
À défaut de la discipline et de la force, les grèves se transforment en "commandos", en raid de minorités agissantes sachant qu'il suffit d'immobiliser des points névralgiques pour que la production tombe à zéro.
Les sabotages revêtent aussi moins un souci de propagande qu'une manifestation de prélude social à la 3ème guerre impérialiste.
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Ce qui présente un aspect de véritable tragédie, ce n'est pas tant l'antagonisme inter-impérialiste. Que la bourgeoisie française soutienne la matraque et les lois anti-ouvrières de Schumann ou bien la politique de la terre brulée des staliniens, entrainant par là une chute et de la production et de la puissance déjà négligeable de l'impérialisme français, ceci ne peut offrir qu'une constatation de plus, que le capitalisme ne peut vivre que dans la guerre.
Un grand drame de cette lutte impérialiste antagonique, c'est la place qu'occupe la classe ouvrière.
Affaiblie, démoralisée, lassée par les grèves par paquet du printemps dernier, la classe ouvrière se voit jetée à nouveau dans une lutte de revendications économiques dont elle connait déjà l'issue ; issue qui ne peut en aucun cas arrêter la chute tendancielle du pouvoir d'achat des masses. Les réactions ouvrières - qui, consultées de quelque façon - s'expriment pour une reprise du travail, ne laissent pas dans l'ombre le côté purement politique que les staliniens ont donné à cette grève.
Si, pour les staliniens, cette grève doit permettre la réalisation de leur projet d'échec du plan Marshall, pour les soutiens du gouvernement - comme "Force ouvrière", tendance cégétiste minoritaire - il s'agit de dégouter les masses du stalinisme pour les amener à une complète obédience au gouvernement et, de classe ouvrière, les transformer en vulgaire couche économique dans la nation.
Les staliniens ont, les premiers, attaqué sur le plan social, car ils tentent de saboter un plan qui souderait la France au bloc américain. Le gouvernement et "Force ouvrière" contre-attaquent pour appliquer ce plan.
La classe ouvrière ne sert là que de masse pour l'exécution ou non d'un plan impérialiste. Comme dans la guerre, la classe ouvrière n'est appelée que pour se faire matraquer et tuer. Encore une fois, nous rejetons avec force et volonté. Il n'y a pas de salut pour la classe ouvrière dans une lutte pour la grève ou contre la grève. Cette arme est devenue principalement une arme d'une bourgeoisie contre une autre.
Thorez et Schumann parlent français, c'est-à-dire intérêts de la bourgeoisie ; la classe ouvrière doit leur répondre par le refus de se laisser prendre dans un quelconque dilemme bourgeois.
Ce n'est donc pas la grève que l'on doit accepter ou refuser. Toutes les manifestations de l'État bourgeois doivent être rejetées comme une volonté ennemie de la classe qui s'impose. Schumann profite de l'activité stalinienne pour appliquer des lois anti-ouvrières et réactionnaires sur une classe ouvrière affaiblie et désemparée par l'aventurisme du PCF. Le PCF est pour la grève, Force ouvrière et le gouvernement contre la grève. La classe ouvrière se refuse à épouser la cause des uns ou des autres.
C'est la seule attitude et elle semble négative ; mais elle serait positive et dangereuse pour la bourgeoisie si la classe ouvrière l'exprimait violemment dans toutes les aventures où on veut l'entrainer.
La guerre sociale a débuté en France, prélude de la guerre impérialiste. Les ouvriers doivent répondre par la révolution socialiste et la destruction de l'État bourgeois et de ses organismes de démagogie : parlement et syndicats.
Les troubles sociaux, les grèves actuelles, comme celles de mai dernier, avec leur signification "en soi" sont une des plus grandes préoccupations pour les militants révolutionnaires. Cette préoccupation se justifie par le fait que la pratique permet de contrôler et aussi d'enrichir le patrimoine théorique de l'idéologie des groupes révolutionnaires dans une période où, plus que jamais, l'étude objective de l'évolution historique est le seul terrain fructueux du devenir de la conscience prolétarienne.
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Les événements d'Espagne et les mouvements de grève en France de 1936 sont, aujourd'hui, généralement considérés comme une étape dans un cours historique de recul du prolétariat et un acheminement rapide vers une guerre mondiale.
Le fait que le capitalisme a terminé sa guerre en allant à l'encontre des intérêts prolétariens sans qu'il y ait eu une rupture conséquente du front ouvrier d'avec les idéologies capitalistes l'entrainant dans sa guerre (fascisme contre anti-fascisme) suffisait à démontrer la profondeur de l'enlisement dans lequel se trouve engagé le monde ouvrier.
Nous pouvions également, par le même fait, constater l'influence négative des groupements révolutionnaires au travers de ces années sanglantes.
Si les ouvriers italiens manifestèrent les premières réactions au carnage impérialiste dans les années 1943-45, il est indispensable de souligner que cette action se trouva écrasée avec le développement des partis dits "ouvriers" et des organismes syndicaux.
La politique des "fronts populaires" de France et d'ailleurs devait réapparaitre, avec la libération bourgeoise, à travers des mouvements plus larges, dits de "fronts nationaux". Partis "ouvriers" et syndicats sont, dès cette libération, des organismes que la bourgeoisie met en avant pour conserver son régime. On doit se souvenir de cette grande grève de "libération nationale" en France.
Ce processus s’accompagne de l'anéantissement des ouvriers allemands. Le chien de garde du capital, l'Allemagne, cède la place aux nouveaux gendarmes de la classe capitaliste, la Russie et l'Amérique. C'est ainsi que les ouvriers polonais, tchèques, les travailleurs bulgares et roumains sont utilisés à la consolidation des États totalitaires du bloc oriental. On ne doit pas ignorer l'appui militaire apporté par l'armée "rouge" aux trotskistes finlandais en grève - qui proclamaient le "contrôle ouvrier" pendant la guerre russo-finlandaise en 1938. La Russie étant parvenue à ses fins (la victoire de son armée), les trotskistes ont naturellement été décimés.
Cette évolution historique est loin de ressembler aux luttes de 1917-18 où le prolétariat se lançait à l'assaut de la citadelle capitaliste.
La grève, arme efficace des travailleurs, est utilisée dans la conjoncture actuelle pour la survivance du régime capitaliste.
Cette réalité est sans doute une des causes du découragement des hommes à s'émanciper de leur condition d'esclave. Quoi qu'il en soit, il est parfaitement significatif que, dans les pays européens où la situation économique est de plus en plus précaire, les fractions nationales du capitalisme de ce continent utilisent et fomentent les grèves pour opérer la transition nécessaire vers l'édification de structures capitalistes de mode étatique.
La France et l'Italie sont traversées par ces courants grévistes qui ne sont pas étrangers à la décision par la conférence des partis "communistes" de Belgrade.
Les grèves de mai, de caractère spontané et anti-stalinien, sont aujourd'hui autant d'apports pour le PCF qu'elles restent dans la confusion apparente quant aux perspectives politiques.
C'est pourquoi on doit entreprendre, comme perspective immédiate, l'approfondissement de l'étude du cours réactionnaire épousé par la classe ouvrière depuis ces dernières années. Au travers de toutes ces grèves de caractère revendicatif, s'épanouissant dans les comités de lutte pour la défense de la politique de "la démocratie nouvelle" du PCF (bloc oriental contre la politique expansionniste (bloc américain), la possibilité d'une guerre à brève échéance s'affirme de plus en plus. Voilà la signification de ces grèves.
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Quand nous disons : "approfondissement d'un cours réactionnaire", nous entendons, par-là, indiquer que, contrairement à ce que pensaient certains camarades de la FFGCI, la cassure entre les partis traitres (stalinien et socialiste) ne s'était pas effectuée dans la masse ouvrière, seulement comme le ferait espérer "L'Internationaliste", mais que cette cassure ne s'opérerait en tout cas nullement au bénéfice de la classe ouvrière. Les enseignements de juin 1936 que la FFGCI présente dans L'Internationaliste n° 9 -à qui veut la suivre dans son raisonnement- comme une manifestation de la classe ouvrière, plus exactement comme une bataille de classe, n'enseignent rien du tout. Ce sont les mêmes manifestations qui animent aujourd'hui "l'agitation sociale" ; le drapeau de 1936 est remplacé par les cris de "Vive la France" des Benoit Frachon et consorts. De ces mêmes manifestations la prochaine guerre surgira. L'influence et la possibilité de la voie révolutionnaire, au cours de cet événement antérieur immédiat, rejoint celle de 1938-40, c'est-à-dire qu'elle est pratiquement nulle. Il va de soi qu'une erreur aussi grosse, par son incompréhension des problèmes de l'heure, n'est pas le fait d'un pur hasard dans les groupes de la GCI. Elle est conditionnée par la conception que l'on a de la révolution et du socialisme. Nous ne pensons pas faire usage de la calomnie quand nous disons que, de même que la situation sociale de classe, la lutte révolutionnaire du prolétariat doit être envisagée non plus dans une situation nationale.
De même que le capitalisme a pour combat le monde entier, de même la lutte d'un prolétariat doit être comprise comme une expression locale d'une situation générale et mondiale. De même on ne doit comprendre la lutte de classe sur le plan national qu'en la considérant comme la lutte d'un secteur ayant le monde entier comme front de combat.
En vérité, la grève en soi ne vaut pas sa substance et l'interprétation de la FFGCI est fausse lorsqu'elle nous indique un processus évolutif de prise de conscience dans le n° 8 de "L'Internationaliste". Après les postiers et les ouvriers de la presse, les grévistes de chez Renault nous montrent la voie ; ce mouvement, dira encore "L'Internationaliste", est la confirmation du réveil de classe du prolétariat français annoncé par les précédentes grèves. La grève de Renault mise à part (du fait de sa signification de refus), les grèves - que "L'Internationaliste" nous présente comme une prise de conscience de la classe ouvrière - entrent directement dans le cours qui dégage le chemin à la guerre de demain.
Pour expliquer notre raisonnement, il faudrait d'abord faire comprendre que la classe ouvrière, en tant que classe politiquement indépendante, n'existe que dans l'imagination des laboratoires du trotskisme et qu'entre la notion d'ouvrier, condition économique, et celle de prolétaire, classe historique et politique déterminante, il y a toute une nuance.
En d'autres termes, si la lutte de classe est la force motrice propulsant l'histoire sociale de l'humanité, la notion de classe correctement comprise ne peut être attribuée à toute couche sociale luttant pour ses intérêts économiques particuliers, mais uniquement à des couches sociales dont les intérêts et la lutte se confondent au moment donné avec la nécessité même du développement social productif ; la petite-bourgeoisie, les commerçants, les artisans, les paysans sont autant de réalités économiques, de catégories sociales existantes dans la société moderne que peuvent l'être la classe capitaliste et le prolétariat. Les luttes qu'elles livrent pour la défense de leurs intérêts particuliers est un fait indéniable, constant ; cependant, ces luttes ne se posent pas comme objectif et ne déterminent pas un bouleversement de la société ; ce sont des luttes économique et non historique ; elles ne déterminent pas l'histoire.
La notion de classe, dans son plein sens du mot, n'est pas une simple distinction économique, de même que la condition sociale ne contient pas nécessairement et forcément un devenir historique.
Les travailleurs de France, d'Italie et du bloc oriental ont lutté et luttent encore au travers de ces grèves, pour l'affranchissement d'un capitalisme étatique dans sa phase de transition, contre les fractions d'un capitalisme libéral. En ce sens les ouvriers subissent l'histoire mais ils ne la déterminent pas. Ceci est caractérisé par le fait que cette lutte et ces grèves se développent conformément au cadre du régime capitaliste.
Toute lutte, se déroulant entre les ouvriers et les possesseurs du capital et qui se situe sur le plan de l'appréciation de la valeur marchande de la force de travail, loin de porter atteinte aux principes mêmes du système capitaliste, ne fait au contraire que les proclamer. Les ouvriers ne se présentent pas en tant que véritables maîtres des produits qu'ils ont créés par leur travail ; ils ne proclament pas leur droit sur les produits, ils ne font que réclamer le réajustement du prix de la force de travail qu'ils estiment au-dessous de sa valeur. Ainsi, reconnaissent-ils, en fait et en droit, le système économique établi. Cette opposition ne présente pas, du point de vue de l'évolution historique, un intérêt supérieur à la lutte de toute autre couche sociale.
TOUT AUTRE EST SA SIGNIFICATION quand, de position de salariés luttant pour de meilleures conditions d'aménagement dans le cadre du régime capitaliste, LES OUVRIERS S'ÉLÈVENT ET PASSENT À LA POSITION DE PROLÉTARIAT SE DONNANT COMME OBJECTIF LA NÉGATION DE LEUR PROPRE SITUATION DE SALARIÉS.
La grève à caractère économique ainsi que toutes autres manifestations, lesquelles ont permis au capitalisme de se développer sous les aspects actuels que nous lui connaissons, n'indique pas un contraste de classe. Marx, bien qu'ayant toujours soutenu la lutte des ouvriers contre leurs exploiteurs, n'a jamais fait découler de ces faits la nécessité du socialisme. La force de Lénine était précisément de dépasser la condition économique pour élever la lutte à la hauteur de la compréhension politique.
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Une meilleure compréhension du caractère de la classe dans toute sa signification, dans les groupes de la GCI, aurait évité à l'éditorialiste du n° 12 de "L'Internationaliste" de se donner beaucoup de mal et déclarer qu'il n'est pas dans leur intention de se désintéresser des luttes ouvrières revendicatives. "Nous participons aux luttes de la classe, même à objectifs très limités" écrit "L'Internationaliste". Très noble sentiment... C'est bien dans la ligne des éditorialistes de "L'Internationaliste". Le sentiment, c'est une chose ; la politique en est une autre et c'est ce qui nous sépare des groupes de la GCI.
Partant des considérations objectives dans les mouvements de grève actuels, nous dirons qu'ils se situent en dehors de la lutte de classe, dans le sens réel de l'appréciation de la nature de cette lutte. Ces mouvements indiquent une lutte de fraction au sein d'une classe, la classe bourgeoise. C'est-à-dire que la classe ouvrière ne lutte pas avec sa conscience politique mais uniquement dans l'intérêt d'une fraction de la bourgeoisie française. COMME TELLES, NOUS NE POUVONS QUE DÉNONCER LE CARACTÈRE ANT-OUVRIER DE CES LUTTES. Parler de ces mouvements que les ouvriers subissent mais ne déterminent absolument pas et leur donner une nature de classe, c'est dénaturer le contenu de classe et sa fonction historique.
La conception défendue par les éditorialistes de "L'Internationaliste" n° 12 nie totalement l'enseignement de "Bilan". De plus, elle exprime une contradiction sur la conception du matérialisme historique dégagée par "Bilan".
"Nous participons même à des objectifs très limités parce que nous savons que c'est dans la lutte que les travailleurs apprennent à distinguer les bonnes des mauvaises voies, parce que c'est dans cette lutte que nous pouvons arriver à opposer les ouvriers à leurs dirigeants traitres", nous informe "L'Internationaliste". Par ces déclarations, ce journal émet la possibilité d'un processus évolutif de la conscience politique au travers de l'action revendicative. Ceci est vrai dans l'abstrait en tant que désir ; dans le concret, en tant que réalité objective, il n'existe pas de possibilité d'intervention des éléments communistes, de même qu'en définitive il n'existe aucune force idéologique capable de féconder ces événements. Dans sa conception mécaniste, la FFGC rejoint la position trotskiste. Se situant à la queue du mouvement ouvrier qui se décompose à l'image de son passé, espérant influencer l'histoire, la FFGC se trouve influencée par l'histoire.
À la logique formelle de la continuité s'oppose l'interprétation dialectique de discontinuité. D'une expérience qui a pour départ le mouvement ouvrier dans son expression économique et revendicative, en ce qui nous concerne et qui se confirme ici jusqu'en 1917, pour sombrer ensuite dans les profondeurs du gouffre capitaliste ; de cette décomposition postérieure aux années 1917-18, une EXPÉRIENCE se dégage et indique le négatif, les luttes revendicatives économiques et corporatistes ; elle permet de faire ressortir les idéologies qui apporteront la conscience nécessaire à l'action des luttes à venir.
La distinction entre les bonnes et les mauvaises voies, comme l'écrit "L'Internationaliste", est fonction de tout un processus au cours duquel se forgera l'idéologie capable d'apporter la dualité permettant la compréhension de la réalité nouvelle.
Il n'existe donc pratiquement et immédiatement aucune possibilité de féconder les événements actuels. La possibilité historique de féconder les conflits se fera jour dans la mesure où le monde ouvrier actuel se brisera avec le cours réactionnaire qui l'épouse.
Le fait de la crise permanente du capitalisme n'indique pas la maturité du facteur subjectif.
Il n'existe pas d'automatisme dans le rapport entre une situation objective existante et la prise de conscience qui peut accuser des retards notables. Cette immaturité de la conscience - déterminée par les conditions historiques dans lesquelles évoluent la formation et la vie de la classe - trouve son reflet dans les propositions inachevées et erronées du programme qui, en se cristallisant, deviennent autant d'éléments contribuant à la défaite de la classe. L'expérience vivante de la lutte, en confirmant certaines parties du programme et en affirmant d'autres en faisant surgir des nouvelles données, des éléments nouveaux, rend nécessaire d'incessantes modifications et fait que le programme ne peut être conçu que comme une interminable élaboration et un continuel dépassement.
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Ceci dit, et pour éviter les incompréhensions, nous précisons qu'il n'est pas dans notre intention de participer aux mouvements actuels, aux conflits sociaux d'influence PCF ou de toute autre fraction capitaliste. Nous ne donnons pas comme règle d'établir une polarisation entre les bonnes et les mauvaises voies, comme l'écrit "L'Internationaliste". Nous ne pensons pas non plus clarifier des positions politiques dans une composition avec ces mouvements.
Notre souci immédiat ne se traduit pas par l'appréhension constante de nous couper de la classe ouvrière. Notre attitude par rapport à ces grèves et conflits est caractérisée par le fait que toutes ces manifestations nous conduisent vers la guerre.
Que l'opposition entre les ouvriers et leurs dirigeants traîtres est impossible sur le terrain économique (ou toute autre revendication à objectif limité) lequel est la raison d'être de ces dirigeants.
Nous n'avons pas le souci constant de nous couper de la classe. Notre impossibilité de participer à l'action inconsciente des masses est fonction de son inexistence en tant que classe déterminante. Cette situation n'exprime pas un désir mais une réalité et, par ce fait, le cours vers la guerre est directement ouvert.
La seule clarification possible des positions politiques est, pour nous, fonction de notre action qui ne peut être que :
En insistant sur la perspective de guerre dans le monde capitaliste, en défendant une position "sectaire", nous avons conscience de faire remarquer que la possibilité effective du devenir prolétarien ne peut s'exprimer qu'en tant que solution dialectique, en tant que contradiction et, par ce fait, solution à la crise permanente du capitalisme qui se prolonge dans les guerres successives. Elle ne peut s'épanouir que dans une période d'instabilité où les facteurs progressistes apparents des fractions du capitalisme d'État se dévoileront dans des actions régressives par rapport à l'évolution historique.
Cette position n'a rien de commun avec le fatalisme historique ; elle nous permet d'interpréter les prémices de la lutte de classe de l'avenir.
Refus de participer aux préparations de la guerre dans ces grèves. Refus d'apporter la moindre solution aux problèmes posés par le capitalisme décadent et la seule perspective qui s'inscrit dans le cours de la révolution montante. Cette position a des origines qui s'affirment dans les conflits à caractère anti-stalinien et débordant la CGT. Ils se manifestent chez Renault (refus face aux décisions de famine d'un gouvernement unitaire PCF ou PRL) ; ils se situent également dans le cadre des mouvements sociaux de Nantes, Clermont-Ferrand, Montbéliard, Saint-Étienne, dans les bassins industriels de la Ruhr.
Ces manifestations de travailleurs, qui se refusent d'accepter la situation de famine imposé par le capitalisme, nous indiquent l'orientation de la lutte de classe dans son dépassement historique du capitalisme en général et la possibilité dans la généralisation de ces mouvements d'une action capable de modifier le cours évoluant vers la guerre.
Ces premières réactions de classe, s'exprimant par le refus et se développant sur des bases locales d'auto-défense, indiquent l'orientation structurelle du parti en tant que produit idéologique de la conscience de classe déterminée et déterminante de l'histoire et en tant qu'expression générale mondiale.
Cette position de refus contribue également à l'expérience vivante du programme de classe.
"Il faut à la révolution sociale le torrent de la vie écumante et sans limite pour trouver les millions de formes nouvelles d'improvisations, de forces créatrices, de critiques salutaires dont elle a besoin pour, en fin de compte, se dépasser toujours elle-même, corriger elle-même tous ces faux-pas." (été 1918 – Rosa Luxemburg)
Telle est bien en cela notre conclusion.
Le 28/11/1947
G. Renard
NDLR – La FFGC est la fraction française de la Gauche Communiste Internationale. "L'Internationaliste" est le journal publié par ce groupe.
"Dans la vieille salle de la Ligue des droits de l'homme, une soixantaine de délégués à la mine modeste et au visage d'intellectuels..." C'est ainsi que s'exprime "Le Monde", organe du Comité des Forges, au début de son compte-rendu du congrès du PCI. Ce à quoi répond "La Vérité" : "Il ne suffira pas de la volonté des capitalistes pour ramener notre congrès au niveau d'une assemblée de pêcheurs à la ligne."
Laissons ici, pour quelques instants, les appréciations journalistiques pour pénétrer dans le débat politique du 4ème congrès trotskiste. Comme le congrès précédent, la majorité devient minorité et réciproquement.
La majorité, résolution de Franck, 48 mandats, reproche à l'ancienne direction -Parizot, Demazière, Beaufrère- un manque d'énergie. Elle exprime ce fait par un manque de délimitation d'une politique révolutionnaire avec la clique dirigeante des bureaucrates staliniens. Elle reproche aussi un manque de fermeté dans la préparation de la grève générale. Ainsi, elle dira que... une nouvelle étape s'ouvre avec la grève à Renault, et ceci sur fond d'un plafonnement économique, voir une accentuation de la crise du capitalisme français. De la lutte contre la guerre qu'ils font découler de l'expansion de l'impérialisme américain, la majorité proposera le mot d'ordre : États-Unis Socialistes Soviétiques.
La minorité - ancienne majorité sortante - (46 voix contre 48) présente la situation comme une stabilisation relative du capitalisme, un renforcement de ce dernier et une préparation plus intense de la guerre contre l'URSS. Elle déclare qu'il faut œuvrer pour l'unité d'action des travailleurs, front unique d'action contre le fascisme.
Majorité et minorité, malgré les divergences apparentes, sont profondément unies quant au programme transitoire : échelle mobile, contrôle ouvrier, minimum vital etc., front unique contre le fascisme. Ainsi, majorité et minorité s'intègrent dans le bloc impérialiste stalinien contre "la fascisme gaulliste".
Chez Renault, comme partout ailleurs dans les usines, là où les éléments staliniens sont suffisamment démasqués aux yeux des travailleurs prenant conscience de l'action anti-révolutionnaire du stalinisme, le minimum vital des trotskistes, garanti par l'échelle mobile, apportera son appui au minimum vital des staliniens ; il concourra aussi dans sa démagogie à fomenter de bonnes grèves pour le plus grand profit du PCF.
La lutte pour "les États-Unis Socialistes Soviétiques" de la majorité rejoint, dans la plus grande des confusions, la défense de l'URSS de la minorité au travers de la campagne nationale pour le gouvernement ouvrier et paysan. Ce gouvernement ouvrier et paysan n'ayant rien de commun avec la dictature du prolétariat, cette phase transitoire du laboratoire du trotskisme permettrait, en toute éventualité, de préparer le chemin de ladite armée socialiste soviétique de Russie qui n'est autre qu'une armée au service de l'impérialisme russe.
Majorité et minorité sont d'accord pour passer sous silence le bilan de la faillite de replâtrage de l'État bourgeois baptisé, pour l'occasion : Programme constitutionnel – Rapport de Michèle Mestre, congrès du PCI – 1946 (chambre unique et souveraine élue sur la base de la représentation proportionnelle, pas de président de la république, dissolution des préfectures etc.) ; et tout ce programme réformiste sous le contrôle des syndicats CGT, lisez PCF.
Majorité et minorité omettent ainsi de dévoiler la faillite de ce programme et la diminution constante du nombre de voix à chaque consultation électorale ; programme que se propose le PCF si toutefois les mots d'ordre "gouvernement ouvrier et paysan" contribuaient à le porter au pouvoir.
Avec ces deux tendances majoritaires qui donnent le ton à la politique trotskiste en France, deux autres tendances minoritaires se font jour. Elles se séparent des tendances majoritaires sur l'appréciation de l'État russe et sur la défense de l'URSS.
La première tendance "Chaulieu" rapporte 11 mandats. Elle fait ressortir la séparation des deux blocs qui concourent à la guerre. Pour elle cette guerre ne peut être évitée que par la lutte révolutionnaire. Cette tendance rejette le mot d'ordre "PS-PC-CGT au pouvoir" et propose son remplacement par le gouvernement ouvrier et paysan. Au lieu et à la place de la reconquête des organisations syndicales, la tendance Chaulieu propose des comités de lutte avec comme programme les mots d'ordre économiques du programme transitoire. Sur la nature de l'État russe, cette tendance fait ressortir son rôle contre-révolutionnaire et anti-capitaliste à la fois.
Tout autre se précise la tendance Gallien (8 mandats). Cette tendance incorpore l'évolution russe de la politique russe dans le cadre du capitalisme. Elle s'inscrit contre toute position politique se mettant à la remorque du stalinisme. D'accord avec Chaulieu sur les mots d'ordre transitoires économiques ainsi que sur le contrôle ouvrier.
Quoiqu'en apparence plus à gauche que les tendances majoritaires du PCI, ces deux tendances minoritaires se trouvent bien à leur place parmi les trotskistes. La volonté apparente de ne pas être à la remorque des partis traîtres se trouve contrecarrée par la résolution du programme transitoire qu'elles adoptent : minimum vital, échelle mobile, droit des peuples à disposer d'eux-mêmes etc.
Ces deux tendances ignorent le cours réactionnaire que suit la classe ouvrière au travers des augmentations, illusoires et démagogiques, de salaire, prétexte à des grèves politiques staliniennes. Elles ignorent encore que la lutte contre le fascisme, qu'elles proposent, attache les ouvriers à un bloc contre un autre bloc ; en bref, elles ignorent que toute la politique trotskiste est fonction de son opposition au stalinisme dans le but d'une meilleure défense de la Russie capitaliste.
En ce qui concerne le regroupement révolutionnaire, il nous apparaît que toutes les tendances du PCI ont une attitude aussi confuse que la JCI faisant appel aux Jeunesses Socialistes.
En bref et pour nous faire comprendre, nous dirons que la construction du parti révolutionnaire ne peut s'effectuer en période de recul de la classe ouvrière, celle-ci suivant le cours qui se dirige vers la guerre.
Dans la conjoncture présente, les révolutionnaires doivent œuvrer, au travers d'une action de propagande, à la lutte contre la guerre. Le travail consiste donc à remonter le courant par la formation de cadres conscients. Ceci est loin d'entretenir un bluff éhonté autour d'une poignée de jeunes militants socialistes.
Si les lecteurs de la "Vérité" savaient que c'est sur les doigts d'une seule main que peuvent se compter les ouvriers militants trotskistes dans la plus grande des usines de la région parisienne, ils seraient d'accord avec nous pour reconnaître que, loin de sous-estimer les forces actuelles du trotskisme, le journal bourgeois "Le Monde" nous paraît bien modeste.
R. Goupil
La Fédération anarchiste française vient de tenir son congrès annuel à Angers du 9 au 11 novembre, les mêmes jours où, à Paris, se tenait le congrès trotskiste. Une comparaison entre ces deux congrès est assez curieuse à établir.
Au congrès trotskiste, nous assistons à une lutte politique entre les 4 tendances qui s'affrontent. On peut penser ce que l'on voudra des positions défendues par ces tendances, il reste néanmoins que l'axe du congrès est le débat sur l'analyse de la situation et les perspectives qui en découlent. Chaque tendance a présenté ses thèses, ses résolutions, et la bonne moitié des séances se passe dans la confrontation des idées et l'argumentation.
Rien de pareil dans le congrès anarchiste. Là, nous assistons plutôt à une homogénéité d'autant plus surprenante que l'on connait la multiplicité et la diversité d'opinions qui rentrent sous la dénomination "d'anarchistes". L'intérêt des congressistes est essentiellement capté par des préoccupations d'activité pratique passée et de l'action à venir. La question de l'organisation de la Fédération elle-même, de son activité extérieure, de la propagande et du journal est le fond de ses assises ; et les soins apportés à l'organisation technique du congrès-même illustrent remarquablement ces soucis d'organisation prédominant de la FA.
Comme l'écrira le "Libertaire" : "Notre beau 3ème congrès", et de décrire avec fierté cette organisation : "En gare d'Angers, des équipes se relaient pour accueillir les camarades et leur désigner les chambres retenues. Des affiches fléchées conduisent à la salle du congrès. Les repas sont prévus, y compris le déplacement en car de nos militants de la salle du congrès au restaurant, jusqu'à un buffet-buvette installé pour accueillir les délégués à tout moment." Pour ce qui est de la décoration, elle n'est pas en reste : "Une grande banderole rouge et noire – 3ème congrès de la Fédération anarchiste – barre l'important édifice, et la salle des séances même est décorée de magistrale façon." En plus, chaque délégué reçoit "un sous-main marqué du signe du congrès". Comme on voit, tout a été prévu et bien ordonné : Contrôle sérieux... places réservées... séances se déroulant avec une régularité remarquable... peu de violence dans les propos...
On s'étonnera de voir les anarchistes mettre leur point d'honneur dans cet ordre ; mais il s'agit moins d'ordre que de spectacle car, si les anarchistes ne sont pas des gens entichés de la responsabilité, ils tiennent par contre beaucoup au spectaculaire, d'abord par leur nature infantile et surtout parce que, depuis quelque temps, ils ont appris que le spectaculaire frappe bien davantage les esprits que les raisonnements théoriques secs et ennuyeux ; et en gens d'activité ils ont recours de plus en plus à ce moyen tapageur qu'ils considèrent immédiatement bien plus efficace.
Voilà pour ce qui est de l'aspect extérieur du congrès. Quant à ses travaux et ses débats, ils sont imprégnés du même esprit. Les 4/5ème des débats sont consacrés à des questions d'organisation, de coordination, de l'activité pratique, des rapports sur l'administration du "Libertaire", de reconstruction de l'Internationale anarchiste. Point ou presque pas d'examen et de discussion sur la situation internationale ou française. Sur la question coloniale et l'attitude envers les mouvements dits d'émancipation, le congrès se contente d'une vague résolution, reportant la question pour le congrès prochain.
On peut caractériser ce congrès en disant que c'était un congrès de "bolchévisation" des anarchistes. Ces farouches amants de la liberté, de l'autonomie et du fédéralisme se sont employés à centraliser leur mouvement, à nommer des secrétaires généraux, à renforcer l'autorité du Comité National, soumettant strictement à lui l'activité des autres organismes tout comme le ferait un vulgaire parti politique quelconque. C'en est fini de la légende anti-autoritaire ; c'en est fini des enfantillages d'antan et des velléités de se passer du président dans les réunions et de voter dans le congrès sous le prétexte de se soustraire à la tyrannie d'une discipline. Cela ne nous dérange pas. Mais quoi qu'ils puissent dire, la Fédération anarchiste est aujourd'hui un parti et peut-être encore plus centralisé que le parti trotskiste par exemple.
L'unique résolution adoptée par le congrès porte sur les perspectives et les tâches. En ce qui concerne l'examen de la situation, il faut signaler l'annexion, par la FA, de Burnham et de sa théorie de "l'ère des organisateurs". Ce serait certainement trop demander aux anarchistes - qui n'ont jamais pu bien comprendre la notion de l'État de classe, de l'État capitaliste, de mieux comprendre aujourd'hui la nouvelle notion du capitalisme d'État. Mais cela n'empêche pas, au contraire, la résolution de faire la leçon et de dire : "Le schème en vogue chez les marxistes n'envisageant que les deux termes, capitalisme et socialisme, est faux et dangereux ; les formes d'oppression et d'exploitation sont diverses..." Continuant la même "perspicacité" l'examen des perspectives, la résolution parle encore de difficultés de la reconstruction de l'économie européenne. Mais, si la reconstruction se faisait enfin, de nouvelles crises de surproduction se déclencheraient. "… On peut donc entrevoir la 3ème guerre mondiale et plusieurs périodes de crise, même séparées par quelques années d'accalmie." Mais voilà qui est précis et nous donne un meilleur espoir de vivre encore des "années d'accalmie", probablement pour nous consoler de "plusieurs périodes de crise". En fait de perspectives, nous avons plutôt l'impression d'avoir une description rétrospective.
Pour ce qui est des perspectives en France, la résolution en donne deux :
a) accélération du mécontentement et des grèves vers une situation révolutionnaire, dans le cas où les révolutionnaires véritables verraient croitre rapidement leur influence.
b) affaiblissement et démoralisation de la classe ouvrière ouvrant la voie à un État totalitaire stalinien ou réactionnaire. "La prise du pouvoir peut alors être brutale ou constitutionnelle."
Comme on le voit, les anarchistes ne sont pas plus fixés que cela : ou un État stalinien ou un État réactionnaire qui prendrait le pouvoir ; par voie brutale ou par voie constitutionnelle, cela pour préciser la perspective générale qui est donnée (…) ou un affaiblissement et une démoralisation de la classe ouvrière ou une accélération du mécontentement... vers une situation révolutionnaire. En somme, le jeu du pari est ouvert. La FA, elle, pour être sûr de ne pas se tromper, mise sur tous les tableaux. Et tout ce brillant exposé des perspectives pour la France est donné après avoir pris la précaution supplémentaire de déclarer que : "En France, il faut considérer la situation, non isolément mais dans l'ensemble des intérêts mondiaux."
Il va de soi que les "tâches" fixées par le congrès sont aussi multiples et variées que possible afin de s'adapter à toutes "les perspectives" brossées, comme nous l'avons vu, avec autant de sureté et de sérieux. Les tâches, en effet, vont de la simple éducation culturelle à la propagande généralisée, à la participation à tous les mouvements, luttes et manifestations possibles et imaginables.
Sur le plan syndical, le congrès appelle au renforcement de la CNT et, tout en dénonçant l'intégration de la CGT à l'État, laisse tout de même une porte ouverte pour une présence et une activité en son sein afin de faciliter les détachements de fragments de cette centrale syndicale.
C'est probablement en application de ces tâches du congrès que la CNT a coopéré dans les récentes grèves avec "Force ouvrière" de Jouhaux et la CFTC pour combattre les grèves "Molotov".
Ainsi, sommes-nous fixés sur la valeur de la CNT en tant qu'organisation syndicale "révolutionnaire" et "indépendante" de l'État. Quant à la FA, après avoir consacré au dernier congrès sa constitution en parti, la confusion qui lui sert de fond ne peut cependant laisser de doute sur l'orientation générale qui est la sienne, c'est-à-dire dominée par un sentiment anti-russe. C'est là tout un programme.
Marco
C'est en effet sous ce titre combien suggestif que le Libertaire du 27 novembre publie un article, énumérant la longue liste des trahisons bolchéviques. Nous apprenons, par cet article, d'étonnantes histoires de trahison depuis 1917. Entre autres :
Il s'agit de l'agression de la Pologne en 1920 contre la Russie, l'avance de l'armée rouge et sa défaite aux portes de Varsovie et de la paix imposée aux soviets. On peut difficilement déformer plus cyniquement les événements que le fait intentionnellement ici le Libertaire pour qui l'agression polonaise se transforme en révolution prolétarienne, où "les ouvriers sont maîtres d'une partie de la Pologne", pour qui "l'ouverture de négociations avec l'Entente" précède et détermine l'arrêt général sur la ligne Curzon et le reflux des forces révolutionnaires alors que c'est exactement le contraire qui est vrai. Le tout aurait été manigancé par ces fourbes de bolcheviks pour obtenir que "la ligne Curzon est reconnue par l'Entente comme la frontière occidentale de la Russie bolchévique."
Dans le même style, est présentée cette autre trahison qui est la paix de Brest-Litovsk qui, pour les besoins de la propagande anarchiste, devient une "alliance militaire" germano-russe conclue entre "Lénine et Hindenburg". C'est éventuellement pour faire "pression" sur le gouvernement allemand et en vue d'aboutir à cette alliance que "les nouveaux gouvernants russes menacés font appel au défaitisme révolutionnaire des spartakistes allemands". Les anarchistes ne se sont pas gênés pour ressortir de la poubelle de la propagande de tous les gouvernements bourgeois et de nous servir, toute réchauffée, cette trouvaille de la "trahison bolchévique de Brest-Litovsk". Leur seule originalité consiste à dire que les bolcheviks font appel au défaitisme révolutionnaire des spartakistes parce que menacés dans leurs postes de nouveaux gouvernants. Ceci est une demi-vérité et une calomnie entière propre aux anarchistes, qui savent bien que l'appel au défaitisme révolutionnaire lancé par les bolcheviks aux prolétaires du monde date des premiers jours de la guerre de 1914, alors que Kropotkine et autres idoles anarchistes se vautraient dans la boue de la défense nationale et de l'union sacrée aussi bien du côté de Guillaume que du tsarisme.
La haine quasi irraisonnée des anarchistes contre le marxisme et les bolcheviks et l'identification qu'ils en font avec la Russie et le stalinisme les mènent à une position spécifiquement anti-russe. Imperceptiblement, ils alimentent leur colère sacrée anti-bolcheviks, devenue anti-russe, de matériaux provenant de l'arsenal idéologique nationaliste et chauvin. Citons en exemple la fin de l'article :
Ces lignes en majuscules qui concluent l'article sont en même temps la dénonciation de l'ultime trahison russe. Abomination de la trahison ! Faire de l'Allemagne une forteresse industrielle contre l'occident, quel crime ! Mais les anarchistes passent sous silence les intentions identiques vis-à-vis de l'Allemagne du bloc anglo-américain. Et cela laisse présager de l'attitude des anarchistes dans la prochaine guerre contre les "éternelles trahisons russes."
M.
Deux camarades de notre groupe se sont rendus, cet été, en Italie. En les déléguant, notre groupe a obéi au désir d'avoir des informations directes sur la vie ouvrière et l'activité des militants révolutionnaires dans les autres pays, et à la préoccupation constante d'établir des liens, aussi étroits et directs que possible, avec les militants et les divers groupes existants, des contacts.
L'Italie présente encore pour nous un intérêt plus particulier du fait que ce pays est le premier qui a connu des convulsions sociales en plein déroulement de la 2ème guerre impérialiste (1943) et dont les événements marquaient un début de rupture de classe avec la guerre impérialiste. De plus, l'expérience de nos camarades de la Fraction Italienne de la Gauche Communiste, avec qui nous avons milité étroitement avant et pendant la guerre, leur expérience dans la constitution d'un parti révolutionnaire en Italie, offrait un enseignement de première importance pour tout groupe révolutionnaire.
Au cours de ce voyage, nous avons pu recueillir des indications précieuses sur les événements de juillet 1943. La crise de 1943 n'était pas un simple épisode au cours de cette guerre, un simple changement d'orientation de la bourgeoisie italienne, passant du bloc allemand au bloc anglo-saxon. Ce n'était pas davantage l'effet de "la crise de l'économie de guerre de l'économie italienne", et la chute de Mussolini n'était pas simplement "le fruit pourri qui tombe" comme le présentait la Fraction belge de la Gauche Communiste. L'Italie était le pays où la guerre était le moins populaire. Contrairement à l'Allemagne, la Russie et les pays dits démocratiques où l'État est parvenu à obtenir une adhésion des masses travailleuses à la guerre ; en Italie, la grande majorité des ouvriers est restée hostile à la guerre dès les premiers jours. La faiblesse de l'Italie ne consistait pas dans un matériel de guerre inférieur ou dans une pénurie de matières premières nécessaires pour son économie de guerre, mais essentiellement dans l'hostilité des masses ouvrières. Ce qui explique l'impossibilité de l'État de Mussolini de décréter la mobilisation générale comme dans les autres pays belligérants : le manque de discipline et l'absence de combativité dans l'armée italienne et cela malgré la pression et le contrôle exercés par l'état-major allemand. À l'arrière, cet état se manifeste par des remous dans les usines et par l'esprit défaitiste qui souffle de plus en plus fort dans les masses travailleuses. Le souci du gouvernement de Mussolini de faire face à ce mécontentement par des augmentations de salaires porte à faux, car ce mécontentement n'a pas pour origine la situation économique mais la guerre elle-même. Les nouvelles désastreuses du front ne font que verser de l'huile sur le feu. La situation est grosse d'événements. Pour prévenir le pire, un changement radical de la direction et de l'orientation politique s'impose d'urgence.
Le capitalisme, bien inspiré, sacrifie Mussolini pour faire appel au gendarme démocratique et, en premier lieu, aux forces idéologiques de la démocratie seules susceptibles, par leur démagogie, de reprendre en mains les masses mécontentes et de dominer la situation. Ce fut une opération extrêmement délicate et c'est avec beaucoup de prudence qu'elle fut exécutée.
La séparation de l'Italie en deux, l'abandon quasiment volontaire du centre industriel à concentration ouvrière massive de l'Italie du nord à l'occupation hitlérienne et l'occupation du sud par les forces armées anglo-saxonnes relèvent davantage d'une stratégie de classe que d'une stratégie militaire. Non seulement l'État italien impuissant est relevé par une double occupation militaire étrangère, non seulement la force du prolétariat italien se trouve affaiblie par sa division en deux tronçons, mais surtout cette division et double occupation ont pour avantage de créer artificiellement une situation embrouillée favorisant grandement le détournement du prolétariat de ses objectifs propres et l'engagent à chercher un appui sur une des deux forces antagonistes en présence. Depuis la Commune de Paris où Bismarck a fait l'unité de front avec Versailles contre l'insurrection ouvrière, la bourgeoisie a beaucoup évolué. La guerre espagnole fut la première grande expérience historique du capitalisme se divisant en deux camps impérialistes antagonistes pour mieux dominer les ouvriers en les fixant derrière un des deux camps. Il s'agit non seulement de battre physiquement le prolétariat mais de le battre en détruisant sa conscience de classe, en évitant les conditions de renforcement idéologique ultérieur du prolétariat, et cela n'est possible qu'en lui faisant quitter son propre terrain de classe.
Que cette analyse des événements de juillet 1943 en Italie n'est pas une vue de notre esprit et de nos désirs, nous en trouvons la confirmation non seulement dans l'attitude surprenante des capitalistes en présence (qui ne peut s'expliquer ni du point de vue des intérêts antagonistes inter-impérialistes, ni par la stratégie militaire) mais aussi dans la forte combustion politique confuse et extrêmement significative à l'époque dans les milieux ouvriers.
Au cours de ce voyage, nous avons recueilli maints témoignages de militants sur l'état d'esprit des ouvriers en juillet 1943 contre la guerre et contre le capitalisme. Mais le meilleur témoignage nous est donné par cette presse, ces journaux qui avaient vu le jour spontanément et un peu dans chaque ville de l'Italie du sud. Les journaux comme Bandiera Rossa, Communisme, Le Prolétaire, La Gauche Communiste etc. indiquent, à un haut degré, la combativité et l'orientation révolutionnaire des ouvriers. Alors que le parti stalinien et le parti socialiste n'avaient pas eu encore le temps ni la force de s'organiser, de forts groupes se forment un peu partout, s'intitulant -Fraction de Gauche, -Groupe socialiste, -Communiste révolutionnaire etc.
Ces groupes et les journaux qu'ils publient se prononcent carrément contre la guerre, aussi bien du côté allemand que du côté anglo-saxon, proclament la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, appellent à la lutte révolutionnaire du prolétariat. À bien des égards, ces journaux rappellent les publications de la Gauche socialiste allemande vers la fin de la première guerre impérialiste mondiale. Aucun doute ne peut subsister, pour celui qui a pris connaissance de ces journaux, sur l'état d'esprit des ouvriers italiens et sur les possibilités d'un développement révolutionnaire contenus dans les événements de 1943.
Mais cette situation est de courte durée. La division de l'Italie et l'occupation du nord par l'Allemagne suivie d'une répression féroce contre les ouvriers réussissent à stopper cette évolution de la situation. Les groupes révolutionnaires du sud attendaient du nord la propulsion d'une organisation cohérente et l'orientation programmatique. La liaison avec le nord rompue, ces groupes comme la masse ouvrière subirent l'attrait de la démagogie à la "libération" et à "l'antifascisme". Dans le nord même, où hâtivement les militants de la Fraction de la Gauche Communiste se sont regroupés et ont proclamé la fondation du Parti Communiste Internationaliste, la situation est en recul. La répression, la dispersion des ouvriers fuyant les grandes villes pour la campagne afin d'échapper à la déportation en Allemagne, facilitent grandement l'embrigadement physique et idéologique du prolétariat dans les maquis de la démocratie.
L'activité révolutionnaire du nouveau parti internationaliste se trouve fortement handicapée par cette répression autant que par la psychologie du maquis et l'illusion de la "Libération" qui gagnent les ouvriers. Par-dessus tout, se fait sentir le manque d'un corps programmatique cohérent découlant de l'assimilation des enseignements de l'expérience des 20 dernières années du mouvement ouvrier et de l'évolution récente du capitalisme. L'absence de cette maturation idéologique est le fait le plus saillant dans le nord et encore plus dans le sud. Vingt ans de régime d'étouffement fasciste donne ce résultat double et contradictoire : d'un côté les cerveaux des ouvriers n'ont pas été altérés par la corruption démocratique, comme c'est le fait courant dans les autres pays, et ceci dément la théorie trotskiste qui fait de la démocratie bourgeoise une condition indispensable pour le développement du mouvement ouvrier ; d'un autre côté la camisole de force du fascisme, en rendant impossible toute vie politique, a empêché la formation des cadres de militants pendant 20 ans.
Ce double résultat s'exprime en 1943 par une vive agitation sociale et une haute combativité des masses, et par la terrible faiblesse des cadres de militants capables d'intervenir dans cette agitation et de l'orienter. La Fraction Italienne de la Gauche Communiste, qui s'est formée à l'étranger, s'est trouvée, au moment des événements, en pleine crise organisationnelle et idéologique. Elle n'a pas pu réagir et intervenir en tant que groupe organisé cohérent, elle a manqué à sa tâche au moment où son action était le plus nécessaire. Ce manquement pèsera lourdement dans l'évolution ultérieure et dans la formation du Parti internationaliste.
La guerre s'est terminée en brisant les possibilités de reprise de lutte révolutionnaire du prolétariat qu'elle contenait et qui se sont manifestées dans sa dernière phase. Le mouvement ouvrier a subi une profonde défaite. L'Italie ne pouvait se soustraire à cette évolution générale ouvrant un cours réactionnaire dans le monde. Mais les camarades du PCI n'avaient pas compris cette situation nouvelle qui s'est créée. Au lieu d'aligner leur activité sur les possibilités limitées des conditions nouvelles, ils croyaient pouvoir forcer les conditions. En quelque sorte, ils voulaient rattraper une situation passée. Toute l'activité sera imprégnée de cette orientation à contre sens. Au lieu de se replier sur des tâches de formation des cadres et d'un renforcement idéologique par l'étude et l'examen critique des expériences, on se lance dans l'aventure et l'illusion de formation d'un grand parti. On bat le tambour pour le recrutement massif. Pour ne pas gêner cette politique de large recrutement, on met la sourdine sur les divergences existantes, on se contente de définitions vagues sur les problèmes politiques les plus brulants, on évite de "heurter" les sentiments des adhérents afin de ne pas "troubler" leur activité pratique, on participe activement dans la lutte des syndicats à l'intérieur desquels on tente de former des minorités syndicales révolutionnaires, on reprend sans critique les vieilles positions de l'IC, on pratique le "parlementarisme révolutionnaire" en participant à toutes les élections bourgeoises.
Sur le plan de l'organisation, qui passe au premier plan, on reprend la méthode de la discipline de fer, de l'obéissance à la toute-puissance du Comité central, de l'interdiction de fait du droit de fraction et de la libre discussion.
Toute la mystique du parti et du chef génial reprenne de droit leur place dans ce parti qui ressemble comme deux gouttes d'eau à ces partis-casernes du bon vieux temps de l'IC sous la direction de Zinoviev. Sur le plan international, la répercussion est inévitable ; on donne des investitures, on reconnaît, on excommunie, on fait du bluff avec un bureau international.
Mais jouer au grand parti, ce n'est encore l'être dans la réalité. Aussi, devons-nous constater qu'une bonne moitié des membres s'est volatilisée. Le PCI perd régulièrement plus qu'il ne recrute. Les méthodes bureaucratiques ont pour conséquence le détachement de groupes entiers qui, comme dans le sud, ont formé un petit groupe se proclamant Parti Ouvrier Internationaliste affilié à la 4ème Internationale. Malgré les manifestations donquichottesques du Comité central de Milan sur l'unité de la ligne générale, cette unité n'existe pas et les groupes locaux gardent au fond un esprit d'indépendance politique nettement prononcé. Cette indépendance s'exprime dans les attitudes différentes, souvent carrément opposées des groupes locaux envers un même problème. Ainsi voit-on des sections participer à fond dans les campagnes électorales, d'autres se refusant ou entravant cette participation ; des sections qui ont voté pour la république lors du référendum de 1946, d'autres qui sont contre l'action dans les syndicats et se désintéressent de ce travail.
Tandis que la direction craint la discussion pour ne pas troubler les militants, prétextant le niveau politique relativement bas (ce qui est malheureusement exact), nous avons pu constater avec joie une soif étonnante , de la part des militants, pour l'étude des problèmes et pour la discussion politique. Une grande partie des groupes locaux et des militants de base avec qui nous avons pu prendre contact s'avèrent être des éléments précieux, des militants ouvriers sérieux, susceptibles de servir d'armature et de cadre à la formation ultérieure d'un véritable parti et à la lutte révolutionnaire de la classe. Mais, dans quelle mesure la vie et les méthodes en usage dans le PCI actuel ne vont-elles pas dilapider, gaspiller en pure perte cette réserve de militants ? Telle est la question que l'on ne peut manquer de se poser après avoir eu la possibilité d'examiner de plus près la vie et l'activité du PCI d'Italie.
Nous devons nous expliquer au sujet d'un petit article paru dans Battaglia Communista, organe du PCI, sous ce titre suggestif.
Nous avons annoncé au Comité central notre intention de venir prendre contact avec le Parti en Italie ; et en guise de réponse le Comité central a jugé nécessaire de nous présenter publiquement au Parti, au moment de notre arrivée, par cet article et sous cette dénomination. C'était en quelque sorte la lettre de recommandation qui nous a été délivrée. Ce n'était pas très gentil mais nous n'étions pas autrement surpris. Nous étions bien plus frappés par la liste d'exclusion des membres du parti qui paraît régulièrement dans chaque numéro du même journal. Les motifs donnés publiquement au sujet de ces exclusions massives sont invariablement : indignité politique, divergences, incompatibilité avec le parti etc. À croire que le parti se compose d'un bon nombre d'individus peu recommandables. Les termes de "gangstérisme politique" ne détonnent pas dans une telle atmosphère. Nous nous en sommes vite convaincu par l'accueil fraternel que nous avons reçu de tous les groupes et militants que nous avons pu toucher et par la discussion cordiale et intéressée que nous avons eue avec eux.
Mais pourquoi sommes-nous, aux yeux de Comité central, des "gangsters politiques" ? L'article l'explique. Prenant ombrage de la série d'articles critiques que nous avons publiés concernant les divergences de conceptions que nous avons avec le PCI, les responsables du parti nous accusent de faire de la confusion et de la déformation systématique de leurs positions. Qu'en est-il exactement ?
Pour ce qui est de la déformation, on nous a longtemps reproché notre critique sévère de la politique "antifasciste" pratiquée par la tendance Vercesi au moment de la "libération". La Fraction belge avait même écrit un article en1946 taxant nos critiques de "sottises et fantaisies outrancières" et promettait, "un jour", de les démolir. Nous attendons toujours cette démolition. Mais voilà que nous lisons, dans le numéro de janvier 1947 de l'organe de la Fraction belge, un petit compte-rendu de la conférence de la GCI, où il est dit : "Une résolution prise (à la conférence) condamne la politique suivie par une partie de la Gauche italienne et appuyée par la Fraction belge à la fin de la guerre ; nous la publierons ultérieurement."
On remarquera le ton très vague de cette condamnation d'une politique, dont on ne précise pas le contenu. Seuls les initiés savent qu'il s'agit de la participation à un Comité antifasciste à Bruxelles. D'autre part, on n'a jamais donné suite à la publication de cette résolution ni en Italie ni ailleurs, ni la réfutation qu'on promettait. Comme toujours, c'est resté à l'état de promesse : "un jour". Mais peu importe, après tout ce ne sont que les intentions qui comptent. Ce qu'il importe de retenir, c'est que la conférence de la GCI a condamné une politique, reprenant ainsi à son compte les critiques qu'on taxait auparavant de "sottises et fantaisies outrancières" quand c'était nous qui les énoncions. Cette condamnation présente d'ailleurs peu de valeur politique à notre avis. Ce qui importait ce n'était pas une condamnation verbale, en 10 minutes, d'une politique qu'on a couvert pendant 2 ans contre "les déformations et les gens de mauvaise foi" que nous sommes. Une condamnation ne signifie rien si elle ne résulte pas d'une ample discussion préalable permettant d'abord à chaque militant de se convaincre réellement de la fausseté de la position politique en question. La condamnation de la GCI n'a convaincu personne pour la seule raison qu'il n'y a pas de discussion, que les auteurs de cette politique ne sont même pas venus à la conférence défendre leur point de vue, que les militants continuent d'ignorer absolument tout de la question et de la politique pratiquée. C'est là une façon de faire purement bureaucratique et en accord parfait avec la conception de l'organisation caserne, du plus grand mépris pour les militants et pour toute vie idéologique de l'ensemble de l'organisation. Le chef génial s'est prononcé... Le Comité central approuve ou condamne, les militants s'exécutent, un point c'est tout.
Au début de 1945, nous nous sommes opposés à l'exclusion de cette façon de Vercesi et de ses amis de la Gauche italienne, pour la raison même que nous étions les plus acharnés dans la lutte contre leur position de collaboration dans la guerre et en raison directe de la nécessité qu'il y a, pour chaque militant, de prendre position en parfaite connaissance de cause.
Les exclusions et les condamnations n'ont de signification politique qu'après débat et en conclusion de la discussion (encore que nous fassions les plus grandes réserves sur les mesures d'exclusion). Ce sont absolument des mesures anti-révolutionnaires quand elles précèdent ou se substituent à la discussion, parce qu'elles empêchent la prise de conscience, condition fondamentale pour l'action révolutionnaire.
Doit-on s'étonner qu'après une telle condamnation rien n'ait changé dans la GCI ? En effet, ceux (et ils sont peu nombreux), qui avaient une idée sur cette politique condamnée, restent sur leurs positions ; les camarades "condamnés" se promettent (et le disent) de recommencer la même politique dans une situation analogue ; quant à la grande majorité des militants, ils ne sont pas troublés, ils continuent à obéir aux ordres, à les exécuter et à tout ignorer comme auparavant.
En tous cas, le fait formel reste que la GCI a condamné cette politique, il est vrai avec deux ans de retard. Mais alors, comment peut-on continuer à nous reprocher des "déformations" comme le dit l'article.
Quelles positions politiques déformions-nous alors ? Notre tort est d'avoir eu raison trop tôt. Notre crime impardonnable c'est d'avoir pris position deux ans avant Sa Majesté le Comité central et de l'avoir dit tout haut sans attendre l'autorisation. Pour ce qui est de la confusion,
1) pendant la guerre, nous combattions la position intenable de la nature prolétarienne de l'État russe dont était affligée, jusqu'à cette conférence de décembre 1946, une bonne partie de la GCI. On nous reprochait de vouloir mettre comme critère de relation avec d'autres groupes, entre autres critères, celui de la reconnaissance du capitalisme d'État en Russie. Or, le 5ème point de la résolution votée à la conférence de la GCI en décembre 1946 dit : "En ce qui concerne le dit «soviétisme», la notion d'État prolétarien dégénéré n'est plus aujourd'hui valable." Avec quelques dix ans de retard, on est tout de même arrivé. Enfin, il n'est jamais trop tard pour bien faire. Pour ce qui concerne notre "confusionnisme" dans cette question de la nature de l'État russe, notre tort consiste à avoir eu raison trop tôt ;
2) ne nous arrêtons pas sur la question de la participation aux campagnes électorales que nous rejetons et condamnons, alors que la GCI et plus particulièrement le Comité central de Milan sont encore aux thèses du 2ème congrès de l'IC, à la politique de Lénine dite de parlementarisme révolutionnaire. Le point 9 de la résolution citée dit : "Elle (la GCI) laissera ouverte toutefois la discussion du problème tactique de la participation du Parti aux campagnes électorale..." "Laisser ouvert" est une formule élégante pour dire ne point avoir une position, ou plus exactement ne pas avoir une position hostile à la participation que l'on considérera, pour plus de souplesse, comme un "problème tactique". Pour ce qui est de notre confusionnisme à ce sujet, il va de soi que notre tort consiste à avoir une position là où précisément la question est "laissée ouverte" par la GCI ;
3) d'une façon générale, la GCI considère comme confusionniste toute position politique qu'elle n'est pas encore parvenue à comprendre ou à assimiler. De cette catégorie font partie les problèmes de l'analyse de l'évolution du capitalisme moderne, l'impossibilité économique et politique de la reconstruction, le problème de l'économie de guerre - la nature de la guerre impérialiste et la position révolutionnaire prolétarienne à prendre à l'égard de la guerre -, les problèmes post-révolutionnaires et la nature de l'État après la révolution etc. Sur toutes ces questions, la GCI bafouille lamentablement. Avec notre meilleure volonté, nous ne saurons aligner notre pas sur la marche contradictoire, zigzagante de la GCI. Si c'est là un crime, alors tant pis qu'il nous soit compté.
4) notre position sur le problème des revendications économiques et notre rejet de la position syndicale léniniste orthodoxe, de travail dans les syndicats, sont particulièrement jugés sévèrement par la GCI. Ce fut même une des raisons principales de la rupture avec nous. Alors que le délégué du groupe français[1] à la conférence du PCI d'Italie récitait les litanies léninistes de "La maladie infantile du communisme" -où les arguments plats qui ne faisaient déjà pas trop honneur à Lénine même en 1920 et qui sont complètement sans aucune consistance en 1947- alors qu'on répétait les sottises que le syndicat est "un État dans l'État", un État ouvrier dans l'État et la société capitaliste, on nous reprochait une position syndicale menant à la scission[2]. L'absurdité de la définition de notre position syndicale est manifeste. Nous ne parlons pas plus de la scission que de l'unité syndicale. Notre position se définissait alors et aujourd'hui par l'anti-syndicalisme, considérant que toute organisation syndicale, par sa permanence, sa situation et sa nature corporatiste ne peut être autre chose, à notre époque, qu'un appendice de l'État capitaliste et une caserne où sont embrigadés les ouvriers. Nous ne faisons, contrairement à la GCI, aucune différence de nature entre les corporations fascistes et les syndicats des pays démocratiques, étant tous deux incorporés, intégrés définitivement à l'État.
Notre crime "confusionniste", qui consiste à nier une nature prolétarienne au mouvement syndical, est aujourd'hui peu à peu accepté avec beaucoup de douleur par la GCI. Nous sommes évidemment loin d'une prise de position précise, claire et nette de la part de la GCI qui, par nature, préfère et se trouve mieux dans les problèmes "laissés ouverts".
Nous avons vu ce qui constitue la force et la faiblesse du PCI d'Italie. Pour terminer brièvement notre examen, nous indiquerons les perspectives qui, à notre avis, existent pour les militants d'Italie. Il va de soi qu'en tant que perspectives générales l'Italie ne peut que suivre l'évolution de la situation mondiale, qui s'achemine vers la 3ème guerre impérialiste. La tâche propre des militants, dans cette période, ne peut être qu’une tâche de formation de cadres et de contribution, par l'étude théorique, à l'élaboration du programme de classe de la révolution socialiste à venir. Pour cela, on doit renoncer résolument à la prétention et à l'aventurisme de vouloir jouer au parti agissant, dans les conditions actuelles, sur la marche des événements. Il faut consciemment se cantonner à un travail moins brillant et moins apparent et d'autant plus fécond. Ce travail ne peut être fait qu'en rompant définitivement avec les méthodes bureaucratiques de reconnaissance des chefs et exigences de la soumission de la part des militants, sous le grossier prétexte de la discipline nécessaire et librement consentie. De plus, un travail d'élaboration théorique ne peut être sérieusement fait qu'en relation directe avec les autres groupes existant dans les autres pays, dans la recherche des contacts et des confrontations des idées avec ces groupes. Cette suffisance affichée, jointe à une prétention arrogante et grotesque de donner des ordres sur le plan international, ne peut mener qu'à un auto-isolement complet de ce prétendu parti.
Si les militants d'Italie ne parviennent pas à dégager leur mouvement de l'ornière où il s'enlise chaque jour davantage et à l'engager dans une voie nouvelle, nous assisterons alors inévitablement à une reproduction italienne de ce que sont les partis trotskistes dans les autres pays. Gesticuler et s'agiter ne fait pas encore un parti. Ces mouvements, tout en caricaturant le comportement extérieur d'un parti, ne sont en réalité que des sectes dans le pire sens du mot et des entraves à l'action révolutionnaire du prolétariat.
Le prolétariat italien a été pendant 20 ans retranché de la vie du prolétariat mondial. Ce qui était l'œuvre du fascisme ne doit pas être complété par une fausse orientation des révolutionnaires. C'est en rompant avec les erreurs et le sectarisme que les éléments révolutionnaires du prolétariat italien reprendront leur place dans l'œuvre commune de reconstruction du mouvement ouvrier international.
Marco
La publication du livre de Lénine, d'abord en allemand puis dans une traduction anglaise, montre bien qu'on voulait lui faire jouer un rôle beaucoup plus grand que celui qui avait été le sien dans l'ancienne controverse du parti russe. On le fait lire aux jeunes générations de socialistes et de communistes pour influer sur le mouvement ouvrier international. Alors, nous posons cette question : qu'est-ce que ce livre peut apporter aux ouvriers des pays capitalistes ? Les idées philosophiques qui y sont attaquées sont complètement déformées ; et la théorie du matérialisme bourgeois nous est présentée sous le nom de marxisme. À aucun moment, on ne tente d'amener le lecteur à une compréhension et un jugement clairs et indépendants sur des problèmes philosophiques ; ce livre est destiné à lui apprendre que le Parti a toujours raison, qu'il doit lui faire confiance et suivre ses chefs. Et sur quelle voie ce chef du parti veut-il engager le prolétariat international ? Pour le savoir il n'y a qu'à lire la conception de la lutte de classe dans le monde, que Lénine expose à la fin de son livre :
Aucune allusion ici à l'immense pouvoir de l'ennemi, la bourgeoisie, qui possède toutes les richesses du monde, et contre laquelle la classe ouvrière ne progresse que péniblement. Aucune allusion au pouvoir spirituel de la bourgeoisie sur les ouvriers qui sont encore en grande partie dominés par la culture bourgeoise, dont ils peuvent à peine se dégager dans leur lutte incessante pour le savoir. Aucune allusion à la nouvelle idéologie du nationalisme et de l'impérialisme qui menaçait d'envahir aussi la classe ouvrière et qui, peu après en effet, l'entraîna dans la guerre mondiale. Rien de tout cela : c'est l'Église, c'est le bastion du « fidéisme », qui est pour Lénine la puissance ennemie la plus dangereuse. Le combat du matérialisme contre la foi religieuse représente pour lui le combat théorique qui accompagne la lutte des classes. L'opposition théorique, en fait limitée, de l'ancienne classe dominante et de la nouvelle, voilà pour lui le grand combat d'idées à l'échelle mondiale, et il la plaque sur la lutte du prolétariat dont l'essence et les idées sont bien éloignées de ses propres conceptions. Ainsi, dans la philosophie de Lénine, le schéma valable pour la Russie est appliqué à l'Europe occidentale et à l'Amérique, et la tendance anti-religieuse d'une bourgeoisie montante est attribuée au prolétariat en ascension. Tout comme les réformistes allemands de cette époque pensaient que la division devait se faire entre « réaction » et «progrès », c'est-à-dire non pas selon des critères de classes, mais en se basant sur une idéologie politique - entretenant ainsi la confusion chez les ouvriers - Lénine pense que la division se fait selon l'idéologie religieuse, entre réactionnaires et libre-penseurs. Au lieu de se voir invitée à consolider son unité de classe contre la bourgeoisie et l'État et parvenir ainsi à dominer la production, la classe prolétarienne occidentale reçoit de Lénine le conseil de livrer bataille à la religion. Si les marxistes occidentaux avaient connu ce livre et les idées de Lénine avant 1918, ils auraient, sans aucun doute, critiqué bien plus vivement sa tactique pour la révolution mondiale.
La Troisième Internationale vise à la révolution mondiale d'après le modèle de la révolution russe et avec le même but. Le système économique de la Russie est le capitalisme d'État, appelé là-bas socialisme d'État ou même parfois communisme, où la production est dirigée par une bureaucratie d'État sous les ordres de la direction du Parti communiste. Cette bureaucratie d'État - les hauts fonctionnaires qui forment la nouvelle classe dirigeante - dispose directement de la production, donc de la plus-value, alors que les ouvriers ne reçoivent que des salaires, constituant ainsi une classe exploitée. Il a été possible de cette manière, dans le temps très court de quelques dizaines d'années, de transformer une Russie primitive et barbare en un État moderne dont l'industrie se développe rapidement, utilisant la science et les techniques les plus modernes. D'après le Parti communiste, une révolution analogue est nécessaire dans les pays capitalistes avancés, la classe ouvrière étant la force active qui amènera la chute de la bourgeoisie et l'organisation de la production par une bureaucratie d'État. La Révolution russe n'a pu vaincre que parce que les masses étaient dirigées par un parti bolchevik uni et très discipliné et parce que, dans le parti, c'est la perspicacité infaillible et l'assurance inébranlable de Lénine et de ses amis qui montraient à tous la bonne voie. Il faut donc que, dans la révolution mondiale, les ouvriers suivent le Parti communiste, lui laissent la direction de la lutte et, après la victoire, le gouvernement ; les membres du parti doivent obéir à leurs chefs dans la plus stricte des disciplines. Tout dépend donc de ces chefs du parti capables et qualifiés, de ces révolutionnaires éminents et expérimentés ; il est absolument indispensable que les masses croient que le parti et ses chefs ont toujours raison.
En réalité, pour les ouvriers des pays capitalistes développés, d'Europe occidentale et d'Amérique, le problème est complètement différent. Leur tâche n'est pas de renverser une monarchie absolue et arriérée mais de vaincre une classe qui dispose de la puissance morale et spirituelle la plus gigantesque que le monde n’ait jamais connue. La classe ouvrière ne vise nullement à remplacer le règne des affairistes et des monopoleurs sur une production déréglée par celui de hauts fonctionnaires sur une production réglée par en haut. Son but est de gérer elle-même la production et d'organiser elle-même le travail, base de l'existence. Alors, mais alors seulement, le capitalisme aura été anéanti. Un objectif pareil ne peut cependant être atteint par une masse ignorante et par des militants convaincus d'un parti qui se présente sous l'aspect d'une direction spécialisée. Il faut pour cela que les ouvriers eux-mêmes, la classe entière, comprennent les conditions, les voies et les moyens de leur combat, que chacun d'eux sache de lui-même ce qu'il a à faire. Il faut que les ouvriers eux-mêmes, collectivement et individuellement, agissent et décident et, donc, s'éduquent et se fassent une opinion eux-mêmes. Telle est la seule manière d'édifier par en bas une véritable organisation de classe, dont la forme tient du conseil ouvrier. Que les ouvriers soient persuadés d'avoir des chefs vraiment à la hauteur, des as en matière de discussion théorique, à quoi cela sert-il ? N'est-il pas facile d'en être convaincu quand chacun ne connaît que la littérature de son parti et de lui seul ? En réalité, seule la controverse, le choc des arguments, peut permettre d'acquérir des idées claires. Il n'existe pas de vérité toute faite qu'il suffirait d'absorber telle quelle ; face à une situation nouvelle, on ne trouve la bonne voie qu'en exerçant soi-même ses capacités intellectuelles.
Bien entendu, cela ne signifie nullement que tout ouvrier devrait juger de la valeur d'arguments scientifiques dans des domaines exigeant des connaissances spécialisées. Ceci veut dire, en premier lieu, que tous les ouvriers devraient s'intéresser non seulement à leurs conditions de travail et d'existence immédiates, mais aussi aux grandes questions sociales liées à la lutte de classe et à l'organisation, et se trouver en mesure de prendre des décisions à cet égard. Mais en second lieu, ceci implique un certain niveau dans la discussion et les affrontements politiques. Quand on déforme les idées de l'adversaire parce qu'on ne peut pas les comprendre ou parce qu'on en est incapable, on a de fortes chances de l'emporter aux yeux des militants fidèles ; mais le seul résultat - celui d'ailleurs qu'on recherche dans les querelles partisanes - est de rattacher ces derniers au parti avec un fanatisme accru. Pour les ouvriers, ce qui compte pourtant n'est pas de voir augmenter la puissance d'un parti quelconque, mais bien leur capacité de prendre le pouvoir et d'instaurer leur domination sur la société. C'est uniquement par la discussion, sans vouloir à tout prix diminuer l'adversaire, lorsque les divers points de vue sérieux ont été compris à partir des rapports de classes et en comparant les arguments entre eux. C'est alors que l'auditoire participant au débat pourra acquérir cette lucidité à toute épreuve, dont la classe ouvrière ne saurait se passer pour asseoir définitivement sa liberté.
La classe ouvrière a besoin du marxisme pour s'émanciper. De même que l'acquis des sciences de la nature est indispensable à la mise en œuvre technique du système capitaliste, de même l'acquis des sciences sociales est indispensable à la mise en œuvre organisationnelle du communisme. Ce dont on eut besoin en tout premier lieu, ce fut de l'économie politique, cette partie du marxisme qui met à nu la structure du capitalisme, la nature de l'exploitation, les antagonismes de classe, les tendances du développement économique. Elle fournit immédiatement une base solide à la lutte spontanée des ouvriers contre leurs maîtres capitalistes. Puis, à une étape ultérieure de la lutte, la théorie marxiste du développement social, de l'économie primitive au communisme en passant par le capitalisme, suscita la confiance et l'enthousiasme grâce aux perspectives de victoire et de liberté qu'elle ouvrait. A l'époque où les ouvriers, pas très nombreux encore, entamèrent leur lutte ardue, et où il fallait secouer l'apathie des masses, ces perspectives se révélèrent de première nécessité.
Lorsque la classe ouvrière a grandi en nombre et en puissance, que la lutte de classe occupe une place essentielle dans la vie sociale, une autre partie du marxisme doit venir au premier plan. En effet, le grand problème pour les ouvriers n'est plus de savoir qu'ils sont exploités et doivent se défendre ; il leur faut savoir comment lutter, comment surmonter leur faiblesse, comment acquérir vigueur et unité. Leur situation économique est si facile à comprendre, leur exploitation si évidente que l'unité dans la lutte, la volonté collective de prendre la production en main devraient à première vue en résulter sur-le-champ. Ce qui leur brouille la vue et les en empêche, c'est avant tout la puissance d'idées héritées et injectées, le formidable pouvoir spirituel du monde bourgeois, lequel étouffe leur pensée sous un épais manteau de croyances et d'idéologies, les divise, les rend timorés et leur trouble l'esprit. Dissiper une fois pour toutes ces épaisses nuées, liquider ce monde des vieilles idées, ce processus d'élucidation fait partie intégrante de l'organisation du pouvoir ouvrier, elle-même processus ; il est lié au cheminement de la révolution. Sur ce plan, la partie du marxisme à mettre en valeur est celle que nous avons appelé sa philosophie, le rapport des idées à la réalité.
De toutes ces idéologies, la moins importante est la religion. Comme elle représente l'écorce desséchée d'un système d'idées reflétant les conditions d'un passé lointain, elle n'a plus qu'un semblant de pouvoir à l'abri duquel se réfugient tous ceux qui sont effrayés par le développement capitaliste. Sa base a été continuellement minée par le capitalisme lui- même. Puis la philosophie bourgeoise l'a remplacée par la croyance en ces petites idoles, ces abstractions divinisées, telles que matière, force, causalité, liberté et progrès sociaux. Mais dans la société bourgeoise moderne, ces idoles oubliées ont été abandonnées et remplacées par d'autres plus modernes et plus vénérables : l'État et la nation. Dans la lutte pour la domination mondiale entre les vieilles et les nouvelles bourgeoisies, le nationalisme, idéologie indispensable de cette lutte, est devenu si puissant qu'il a réussi à entraîner derrière lui une grande masse de travailleurs. Mais plus importantes encore sont ces puissances spirituelles comme la démocratie, l'organisation, le syndicat, le parti, parce que toutes ces conceptions prennent leurs racines dans la classe ouvrière elle-même et sont nées de sa vie pratique et de sa propre lutte. Ces conceptions sont toujours plus ou moins liées au souvenir d'efforts passionnés, de sacrifices dévoués, d'une anxiété fébrile quant à l'issue du combat, et leur valeur, qui ne fut que momentanée et fonction des circonstances particulières où elles se développèrent, cède la place à une croyance en leur efficacité absolue et illimitée. C'est ce qui rend difficile la transition vers de nouvelles formes de lutte adaptées aux nouvelles conditions de vie et de travail. Les conditions d'existence contraignent fréquemment les ouvriers à élaborer de nouvelles formes de lutte mais les vieilles traditions peuvent les gêner et les retarder considérablement dans cette tâche. Dans la lutte incessante entre l'héritage idéologique du passé et les nouvelles nécessités pratiques, il est indispensable que les ouvriers comprennent que leurs idées ne sont pas des vérités absolues mais des généralisations tirées d'expériences et de nécessités pratiques antérieures ; ils doivent aussi comprendre que l'esprit humain a toujours tendance à assigner une validité absolue à telles ou telles idées, à les considérer comme bonnes ou mauvaises d'une façon absolue, comme des objets de vénération ou de haine, rendant ainsi la classe ouvrière esclave de superstitions. Mais ils doivent se rendre compte de leurs limites et de l'influence des conditions historiques et pratiques pour vaincre ces superstitions et libérer ainsi leur pensée. Inversement, ils doivent sans cesse garder à l'esprit ce qu'ils considèrent comme leur intérêt primordial, comme la base principale de la lutte de la classe ouvrière, comme la grande ligne directrice de toutes leurs actions, mais sans en faire un objet d'adoration. Voilà le sens de la philosophie marxiste, qui - outre sa faculté d'expliquer les expériences quotidiennes et la lutte de classes - permet d'analyser les relations entre le monde et l'esprit humain, dans la voie indiquée par Marx, Engels, et Dietzgen ; voilà ce qui donne, à la classe ouvrière, la force nécessaire pour accomplir la grande œuvre de son auto-émancipation.
Le livre de Lénine, tout au contraire, a pour but d'imposer aux lecteurs les croyances de l'auteur en une réalité des notions abstraites. Il ne peut donc être d'aucune utilité aux ouvriers. Et en fait, ce n'est pas pour les aider qu'il a été publié en Europe occidentale. Les ouvriers, qui veulent la libération de leur classe par elle-même, ont largement dépassé l'horizon du Parti communiste. Le Parti communiste, lui, ne voit que son adversaire, le parti rival, la Deuxième Internationale, essayant de conserver la direction de la classe ouvrière. Comme le dit Deborin dans la préface de l'édition allemande, l'ouvrage de Lénine avait pour but de regagner au matérialisme la social-démocratie corrompue par la philosophie idéaliste bourgeoise, ou de l'intimider par la terminologie plus radicale et plus violente du matérialisme, et apporter par là une contribution théorique à la formation du « Front Rouge ». Pour le mouvement ouvrier en développement, il importe peu de savoir laquelle de ces tendances idéologiques non marxistes aura raison de l'autre.
Mais d'un autre côté, la philosophie de Lénine peut avoir une certaine importance pour la lutte des ouvriers. Le but du Parti communiste - ce qu'il appelle la révolution mondiale - est d'amener au pouvoir, en utilisant les ouvriers comme force de combat, une catégorie de chefs qui pourront ensuite mettre sur pied, au moyen du pouvoir d'État, une production planifiée ; ce but, dans son essence, coïncide avec le but final de la social-démocratie. Il ne diffère guère aussi des idées sociales qui arrivent à maturation au sein de la classe intellectuelle, maintenant qu'elle s'aperçoit de son importance toujours accrue dans le processus de production, et dont la trame est une organisation rationnelle de la production, tournant sous la direction de cadres techniques et scientifiques. Aussi le PC voit en cette classe un allié naturel et cherche à l'attirer dans son camp. Il s'efforce donc, à l'aide d'une propagande théorique appropriée, de soustraire l'intelligentsia aux influences spirituelles de la bourgeoisie et du capitalisme privé en déclin, et de la convaincre d'adhérer à une révolution destinée à lui donner sa place véritable de nouvelle classe dominante. Au niveau de la philosophie, cela veut dire la gagner au matérialisme. Une révolution ne s'accommode pas de l'idéologie douceâtre et conciliante d'un système idéaliste, il lui faut le radicalisme exaltant et audacieux du matérialisme. Le livre de Lénine fournit la base de cette action. Sur cette base un grand nombre d'articles, de revues et de livres ont déjà été publiés, d'abord en allemand et, en bien plus grand nombre, en anglais, tant en Europe qu'en Amérique, avec la collaboration d'universitaires russes et de savants occidentaux célèbres, sympathisants du Parti communiste. On remarque tout de suite, rien qu'au contenu de ces écrits, qu'ils ne sont pas destinés à la classe ouvrière mais aux intellectuels des pays occidentaux. Le léninisme leur est exposé - sous le nom de marxisme ou de « dialectique » - et on leur dit que c'est la théorie générale et fondamentale du monde et que toutes les sciences particulières n'en sont que des parties qui en découlent. Il est clair qu'avec le véritable marxisme, c'est-à-dire la théorie de la véritable révolution prolétarienne, une telle propagande n'aurait aucune chance de réussite ; mais avec le léninisme, théorie d'une révolution bourgeoise installant au pouvoir une nouvelle classe dirigeante, elle a pu et peut réussir. Seulement, il y a un hic : la classe intellectuelle n'est pas assez nombreuse, elle occupe des positions trop hétérogènes au point de vue social et, par conséquent, elle est trop faible pour être capable à elle seule de menacer vraiment la domination capitaliste. Les chefs de la II° comme de la III° internationale, eux non plus, ne sont pas de force à disputer le pouvoir à la bourgeoisie, et cela quand bien même ils réussiraient à s'affirmer grâce à une politique ferme et claire, au lieu d'être pourris par l'opportunisme. Mais si jamais le capitalisme se trouvait sur le point de sombrer dans une crise grave, économique ou politique, de nature à faire sortir les masses de leur apathie, et si la classe ouvrière reprenait le combat et réussissait, par une première victoire, à ébranler le capitalisme, alors leur heure sonnera. Ils interviendront et se pousseront au premier rang, joueront les chefs de la révolution, soi-disant pour participer à la lutte, en fait pour dévier l'action en direction des buts de leur parti. Que la bourgeoisie vaincue se rallie ou non à eux, en sorte de sauver du capitalisme ce qui peut être sauvé, c'est une question secondaire ; de toute manière, leur intervention se réduit à tromper les ouvriers, à leur faire abandonner la voie de la liberté. Et nous voyons ici l'importance que peut avoir le livre de Lénine pour le mouvement ouvrier futur. Le Parti communiste, bien qu'il puisse perdre du terrain chez les ouvriers, tente de former avec les socialistes et les intellectuels un front uni prêt, à la première crise importante du capitalisme, à prendre le pouvoir sur les ouvriers et contre eux. Le léninisme et son manuel philosophique servira alors, sous le nom de marxisme, à intimider les ouvriers et à s'imposer aux intellectuels, comme un système de pensée capable d'écraser les puissances spirituelles réactionnaires. Ainsi la classe ouvrière en lutte, s'appuyant sur le marxisme, trouvera sur son chemin cet obstacle : la philosophie léniniste, théorie d'une classe qui cherche à perpétuer l'esclavage et l'exploitation des ouvriers.
J. HARPER
Amsterdam (juillet 1938)
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[242] https://fr.internationalism.org/tag/30/468/anton-pannekoek
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[280] https://fr.internationalism.org/tag/5/42/italie