L’époque est révolue où, en dépit de la réalité de ce monde dominé par un système d’exploitation qui conduit de façon de plus en plus explicite l’humanité à sa perte, les médias persistaient à diffuser un peu d’optimisme pour mieux endormir les exploités en leur suggérant des raisons d’espérer un monde capitaliste meilleur. Désormais, l’accumulation des catastrophes en tout genre est telle qu’elle rend beaucoup plus difficile d’entrevoir autre chose que l’enfer sur terre. S’adaptant à cette situation, l’intoxication propagandiste tend de plus en plus à enfermer la réflexion dans cette atmosphère de fin du monde et fait tout pour détourner les exploités de l’idée que, justement, un autre futur est à la fois indispensable et possible, qu’il mûrit dans les entrailles de la société et qu’il sera l’aboutissement de la lutte de classe du prolétariat, si elle réussit à renverser le capitalisme.
La situation du monde, pour aussi dramatique et écrasante qu’elle soit, n’est pourtant pas une fatalité et elle s’explique autrement que par les mensonges de ceux qui trouvent un intérêt dans la perpétuation du capitalisme : exploiteurs de la force de travail des prolétaires, politicards de tout bord, démocrates de gauche ou droite, populistes ou ceux encore, à l’extrême gauche, qui constituent l’ultime ligne de défense du capital.
Le capitalisme a, plus qu’aucun mode de production avant lui, développé les forces productives permettant pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’édification d’une société libérée de la nécessité, sans classes sociales : le communisme. C’est en ce sens qu’il a constitué une étape progressiste dans l’histoire de l’humanité. La Première Guerre mondiale - avec ses millions de morts et ses destructions comme l’histoire n’en avait jamais connu - a signifié l’entrée de ce système dans un déclin irréversible dont la perpétuation menace désormais de plus en plus l’existence même de l’humanité. Ayant à son actif deux guerres mondiales, une succession ininterrompue de guerres locales de plus en plus meurtrières, il est entré, depuis l’effondrement du bloc de l’Est en 1990, dans une nouvelle et dernière étape de sa décadence, sa phase finale, celle de la décomposition générale de la société, de son pourrissement sur pieds.
C’est seulement à travers le cadre matérialiste et historique de la décomposition, comme phase ultime de la décadence du capitalisme, qu’il est réellement possible d’appréhender les phénomènes de « fin de monde » qui envahissent la société et en combattre la cause : la persistance de la domination des rapports de production capitalistes devenus caduques.
C’est dans tous les domaines que la décomposition envahit la société : développement du chacun pour soi généralisé, instabilité croissante des structures internationales de « régulation » et des appareils politiques, mais aussi explosion de la consommation de drogue, de la criminalité du fanatisme religieux, des dépressions, des suicides…[1] , détournement de toute pensée rationnelle. La vague de populisme est elle-même un produit de cette décomposition affectant de plus en plus la capacité de fractions de la bourgeoisie à assumer “rationnellement” la gestion du capital. Deux articles de ce numéro de la Revue internationale l’illustrent[2] : "Comment la bourgeoisie s’organise (§ "La montée du populisme : l’expression la plus spectaculaire de la perte de contrôle de la bourgeoisie sur son appareil politique"" et "La gauche du capital ne peut pas sauver ce système à l’agonie".
Au-delà de l’irresponsabilité sociale qui est surtout le fait de la bourgeoisie, la décomposition contribue à favoriser, en vue du profit obtenu en faisant mains basses sur les richesses naturelles, la détérioration accélérée de l’environnement et de ce fait à aggraver le changement climatique, dont témoignent la fréquence et l’ampleur des catastrophes climatiques de par le monde.
Bien évidemment, la décomposition de la société n’élimine pas les contradictions fondamentales du capitalisme, au contraire, elle ne fait que les aggraver. La crise économique mondiale, de retour depuis la fin des années 1960, empire inexorablement et de façon irréversible, avec des manifestations qui seront plus profondes et déstabilisatrices que lors de la récession de 2008, et dont on peut affirmer qu’elles battront tous les records de la grande crise des années 1929 et 1930 (Lire dans ce numéro de la Revue internationale, "Cette crise va devenir la plus grave de toute la période de décadence")[3]. Mais en même temps, tout en infligeant des souffrances supplémentaires à l’humanité avec notamment un renforcement considérable de l’exploitation de la classe ouvrière, en révélant ouvertement la faillite du capitalisme, la crise économique sera le ferment de nouveaux développements de la lutte de classe et de la prise de conscience de la classe ouvrière.
Par ailleurs, la barbarie guerrière se répand sur tous les continents de façon incontrôlable et toujours plus dramatique. La guerre fait actuellement rage en Ukraine et au Moyen-Orient dans la bande de Gaza ; la menace d’une confrontation future entre la Chine et les États-Unis[4] ne se dément pas... Face à toutes les guerres actuelles ou en gestation, la classe ouvrière n’a aucun camp à choisir et partout elle doit défendre avec acharnement l’étendard de l’internationalisme prolétarien. Pendant toute une période, la classe ouvrière ne sera pas mesure de se dresser contre la guerre. Par contre, la lutte de classe contre l’exploitation va revêtir une importance accrue car elle pousse le prolétariat à politiser son combat.
Il n’y a pas d’autre perspective réaliste pour l’humanité. Celle-ci n’est pas seulement confrontée à chacune des calamités capitalistes que nous avons évoquées, décomposition, crise, guerre, destruction du milieu ambiant… mais tous ces fléaux s’imbriquent et interagissent dans une sorte d’« effet tourbillon » aux effets plus destructeurs que la simple addition des fléaux considérés isolément les uns des autres.
Si le pôle de la société qui représente la perspective de la destruction de l’humanité occupe tout l’espace médiatique, il en existe un autre à l’œuvre par rapport auquel la bourgeoisie se montre très discrète : la reprise de la lutte de classe à l’échelle mondiale et dont le développement représente le seul futur possible pour l’humanité. Ainsi, après les difficultés considérables rencontrées par la lutte de classe consécutives à l’exploitation politique par la bourgeoisie de l’effondrement du bloc de l’Est, le prolétariat fait son retour sur la scène sociale. Il lui aura fallu trois décennies, à partir des années 1990, pour digérer l’immonde campagne idéologique martelant, sur tous les tons et à travers les médias de tous les continents, que l’effondrement des régimes staliniens – mensongèrement identifiés à la société communiste future qui en est l’antithèse - signait la fin du projet d’édification d’une société communiste à l’échelle mondiale. Ces campagnes sont même allées jusqu’à décréter la fin de la lutte de classe, de la classe ouvrière et de l’histoire elle-même. Même si, durant ces trente années la classe ouvrière a tenté de relever la tête à travers certaines luttes, ces dernières ont été considérablement limitées par le fait que les ouvriers ne se reconnaissaient plus comme une classe distincte de la société, la principale classe exploitée de celle-ci avec un projet qui lui est propre. Or c’est la récupération progressive par la classe ouvrière de son identité de classe qui est a permis le surgissement des luttes au Royaume-Uni, « L’été de la colère » 2022, la plus grande vague de grèves dans ce pays depuis 1979 et qui porte en elle la récupération par le prolétariat de projet politique qui lui est propre, le renversement du capitalisme[5] et l’édification d’une société communiste.
Des articles de la presse du CCI ont illustré, accompagné et commenté les expressions les plus marquantes de ce renouveau de la lutte de classe. Rien que depuis la sortie du numéro 171 de la Revue internationale, des luttes importantes sont intervenues au Québec, en Suède, en Finlande, en Allemagne, en Turquie et en Irlande du Nord. De telles luttes sont évidemment le résultat du refus croissant par la classe ouvrière de subir l’aggravation de l’exploitation et des conditions misérables qui vont de pair (le « trop c’est trop » des ouvriers en Grande-Bretagne). Au-delà-même de la conscience immédiate que peuvent en avoir les ouvriers en lutte, ces mouvements constituent le début d’une réponse à l’enfer sur terre auquel le capitalisme condamne l’humanité.
L’intervention des révolutionnaires doit se porter à l’avant-garde sur tous les plans du combat de la classe ouvrière et de sa prise de conscience
Sécrétion de la lutte historique du prolétariat mondial, l’activité et l’intervention des révolutionnaires sont indispensables. Et cela à toute époque de la vie de la société, depuis la naissance du mouvement ouvrier jusqu’à maintenant, tant dans l’ascendance du capitalisme et le développement du mouvement ouvrier que dans sa décadence. Qu’il s’agisse de se porter à l’avant-garde de la lutte de la classe ouvrière pour lui donner des orientations, lors des périodes révolutionnaires, ou bien de résister politiquement et très minoritairement dans les pires moments de recul pour sauver et entretenir le patrimoine à transmettre. Mais également dans toutes les situations “intermédiaires”, comme celle que nous connaissons actuellement, sans possibilité d’influence réelle au sein de la classe ouvrière où l’activité des révolutionnaires ne pouvant être celle d’un parti, elle est néanmoins essentielle et indispensable à plus d’un titre, en particulier vis-à-vis de la préparation des conditions de surgissement du futur parti.
En fait, en toute circonstance, l’activité des révolutionnaires est loin de se limiter à la production d’une presse ou de tracts et à leur diffusion, même si ces tâches sont effectivement essentielles et très prenantes. Ainsi, comme condition à la réalisation de la presse, l’organisation doit avoir la capacité d’appréhender l’évolution de la situation mondiale sur tous les plans ce qui suppose un effort collectif permanent d’analyse, pouvant nécessiter le retour aux fondements, pour actualiser le cadre d’analyse, l’enrichir. C’est parce qu’« il n’y a pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire » (Lénine) et que le monde n’est pas statique, que les révolutionnaires doivent faire vivre leurs positions politiques à la lueur de la réalité. C’est ainsi que, par exemple Lénine, étant conscient de l’approche du moment propice à la révolution, entreprend la rédaction de « L’État et la révolution"[6] qui constitue une continuation et une clarification de la théorie marxiste sur la question de l’État. C’est le même type de considération qui, dans un contexte tout différent, avait amené notre organisation à fournir un effort d’analyse pour comprendre, à la fin des années 1980, la signification de l’accumulation de phénomènes de décomposition de la société, et mettre en évidence qu’il ne s’agissait en rien de quelque chose de fortuit ni de normal dans la vie du capitalisme mais qui correspondait à une nouvelle phase de la décadence du capitalisme, celle de sa décomposition.
C’est une telle démarche qui permet au CCI de comprendre la dynamique actuelle des conflits impérialistes, non pas comme une confrontation entre deux blocs impérialistes rivaux – comme c’était le cas avant l’effondrement des blocs - mais d’abord et avant tout comme une expression du chacun pour soi concernant chaque pays impérialiste, en quête de survie dans l’arène mondiale. Les États-Unis bataillant pour leur leadership mondial, ils n’ont pas hésité pour cela à pousser la Russie à envahir l’Ukraine en vue qu’elle s’affaiblisse considérablement et ne puisse prêter main-forte à la Chine face aux États-Unis.
C’est aussi une telle analyse qui permet au CCI de comprendre et défendre que, depuis la disparition des blocs impérialistes, l’alternative historique n’est plus « Révolution mondiale ou bien Guerre mondiale », les deux termes s’excluant mutuellement, en particulier du fait qu’un prolétariat non défait mondialement est un obstacle à son embrigadement pour la guerre. Les deux dynamiques antagoniques dans la situation actuelle ne s’excluent pas : d’une part l’enfoncement de la société dans la décomposition avec pour enjeu disparition de la société et de toute vie humaine sur terre et, d’autre part, le développement de la lutte de classe mondiale jusqu’à la prise du pouvoir du prolétariat. Par contre l’aboutissement des deux dynamiques est exclusif à l’une ou l’autre.
Il existe dans le milieu prolétarien, et certainement parmi les éléments en recherche des positions de classe, des divergences ou des interrogations quant à la manière dont se pose l’alternative historique dans la situation actuelle. Certaines de ces divergences ont un lien avec la reconnaissance ou non de la phase actuelle de décomposition du capitalisme. Le CCI a développé une critique de la démarche « matérialiste vulgaire » qui sous-tend le rejet de la notion de décomposition du capitalisme (Lire "La méthode marxiste, outil indispensable pour comprendre le monde actuel" dans le "Rapport sur la décomposition du rapport sur la du 25e congrès du CCI" et nous ne pouvons qu’encourager ses critiques, tout comme ses défenseurs, à engager le débat sur cette question. Mais il ne s’agit pas de la seule question à clarifier en priorité. En effet, le développement des tensions guerrières pose la nécessité de la plus grande clarté et fermeté concernant l’attitude et l’intervention face à cette situation.
La défense de l’internationalisme prolétarien telle que présentée dans le Manifeste du Parti communiste est imprescriptible : « Les prolétaires n’ont pas de partie ; Prolétaires de tous les pays unissez-vous ». Or, Il existe face aux conflits actuels, en particulier celui dans la bande de Gaza, une tendance présente chez des groupes de la Gauche communiste (bordiguistes) mais aussi au sein d’une frange partageant une certaine proximité avec les positions de classe à mettre de côté la formule « Prolétaires de tous les pays unissez-vous » au profit de formules douteuses “oubliant” le prolétariat de la bande de Gaza, le dissolvant dans le « peuple palestinien ». De telles confusions, qui doivent être discutées et combattues, sont très préjudiciables dans la mesure où car elles ouvrent une brèche dans les principes que la classe ouvrière doit défendre pour pouvoir face front face au développement des conflits guerriers qui vont s’amplifier partout dans le monde. Sur cette question lire nos articles de ce numéro de la Revue : "“Action Week” à Prague : L’activisme est un obstacle à la clarification politique" et "La lutte contre la guerre impérialiste ne peut être menée qu’avec les positions de la gauche communiste [2]"
Depuis son existence, la Gauche communiste a assumé une responsabilité de premier plan dans la lutte contre la guerre à différents moments clés de l’histoire en dénonçant les deux camps impérialistes en présence : durant la guerre d’Espagne en 1936, les républicains d’un côté et les fascistes de l’autre ; durant la seconde guerre mondiale : Grande-Bretagne, France, Russie et États-Unis d’un côté et Allemagne, Italie de l’autre alors même que le trotskisme trahissait en prenant la défense du camp démocrate en Espagne et ensuite celui de la Russie. Lire à ce propos notre article de ce numéro de la Revue "Manifeste de la Gauche communiste aux prolétaires d’Europe (Juin 1944)". Mais depuis lors, les principaux groupes de la Gauche communiste ont rejeté les différentes sollicitations du CCI pour des prises de position commune face aux différents conflits ayant ensanglanté le monde depuis la fin des années 1970. Soit par sectarisme, soit encore par opportunisme, comme cela a été le cas face à la guerre en Ukraine où la TCI, rejetant la démarche proposée par le CCI qui s’inscrivait totalement dans celle de la Gauche communiste, lui a préféré une démarche opposée, large et brouillant la démarcation qui doit exister entre la gauche communiste qui lutte effectivement contre la guerre et l’ensemble d’un milieu composé de ceux qui sont circonstanciellement opposés à telle ou telle guerre (Lire l'article de ce numéro de la Revue "La lutte contre la guerre impérialiste ne peut être menée qu’avec les positions de la gauche communiste". Dans ces circonstances, c’est un nombre réduit de groupes de la gauche communiste qui ont assumé cette responsabilité internationaliste. Lire à ce propos "Deux ans après la déclaration commune de la gauche communiste sur la guerre en Ukraine".
Sylunken (20/07/2024)
[1]Lire nos Thèses sur "La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste". Revue internationale 107.
[2]Lire également "La montée du populisme est un pur produit de la décomposition du capitalisme".
[3]Lire l’article suivant de ce numéro de la Revue, "Cette crise va devenir la plus grave de toute la période de décadence [3]"
[4]Lire l’article sur les tensions impérialistes de ce numéro.
[5]Lire à ce propos "Après la rupture dans la lutte de classe, la nécessité de la politisation des luttes"
[6]Lire à ce propos notre article ""L’Etat et la Révolution" (Lénine), une vérification éclatante du marxisme" (Revue internationale 91)
Avec la course à la présidentielle aux États-Unis et les élections européennes, les différentes fractions bourgeoises de l’appareil d’État ont développé une vaste campagne idéologique en défense de la démocratie et de ses institutions « menacées » par la montée du populisme.
Une telle campagne, faite pour durer, représente un réel danger pour la classe ouvrière : elle pourrait affaiblir la tendance qui existe en son sein depuis plusieurs décennies, à se détourner du cirque électoral alors qu’il devenait de plus en plus clair, à ses yeux, que voter ne permet en rien de défendre ses conditions de vie sans cesse attaquées par l’État et les patrons, et que la gauche défend et défendra toujours les intérêts du capitalisme.
En instrumentalisant le rejet spontané du populisme, de sa xénophobie assumée, de son discours ouvertement autoritaire… qui existe dans une grande partie de la classe ouvrière, les fractions bourgeoises de gauche ou de droite tentent de ramener les ouvriers sur le terrain pourri de la démocratie à travers laquelle la bourgeoisie impose de la façon la plus sournoise sa dictature sur l’ensemble de la société. Les discours alertant sur « la démocratie menacée » par le populisme ont eu un certain effet sur les esprits avec une participation en très nette hausse lors des élections européennes, en France notamment (d’abord aux Européennes, aux législatives ensuite).
Suivre la bourgeoisie sur ce terrain revient à défendre des intérêts qui ne sont pas ceux de la classe ouvrière, à choisir la défense d’un camp bourgeois contre un autre, alors que le seul camp que la classe ouvrière doit choisir, c’est celui de sa lutte autonome contre le capitalisme en crise et fauteur de guerre. Une telle mise en garde s’impose d’autant plus que le chaos et l’action du populisme sont appelés à prendre encore plus d’importance et, avec eux, les campagnes de la bourgeoisie pour la défense de sa « démocratie ».
Le populisme et son idéologie putride existent depuis longtemps aux États-Unis et, pendant des décennies, la bourgeoisie a été en mesure d’empêcher qu’elles aient une influence trop importante sur l’appareil d’État. Aujourd’hui, leur implantation croissante paraît inexorable et les tentatives pour l’enrayer semblent infructueuses. Bien que les fractions les plus responsables de la bourgeoisie s’emploient encore à freiner sa montée en puissance, à l’image de ce qu’on a pu voir en France, récemment, même avec la défaite de Trump, le populisme est déjà et ne cessera d’être un facteur d’affaiblissement des États-Unis, aussi bien au sein de l’appareil d’État et de la société américaine qu’au niveau international. De son côté, le camp Démocrate discrédité, à la tête d’un État qui a multiplié les attaques et incapable d’écarter rapidement la candidature d’un Biden affaibli, aborde les élections avec un indéniable handicap. On doit donc s’attendre à une confrontation sans merci entre Démocrates et Républicains pour les prochaines élections américaines.
La campagne électorale est, en effet déjà plus violente que la précédente, dans les discours et pas seulement. Ainsi, les hostilités entre les deux camps ont déjà été ponctuées par rien de moins qu’une tentative d’assassinat contre Trump. Le fait que Trump y ait échappé, avec une morgue incroyable, lui permet d’apparaître plus puissant que jamais, situation qu’il ne manquera pas d’exploiter à son avantage. Et si, un court moment, se parant de l’auréole de martyr, il a tenté de jouer la carte de la « réconciliation nationale », il l’a très vite abandonnée en renouant avec celle de la démolition du camp adverse, sans se soucier des conséquences sur le fonctionnement des Institutions étatiques à l’avenir. Par ailleurs, un certain nombre des obstacles à sa nouvelle candidature que le camp Démocrate avait mis en place, en particulier sur le plan juridique, ont récemment été balayés par un système judiciaire dont une partie est clairement à la botte de Trump.
Le style de Trump, bâti sur le baratin, les menaces et la violence n’est pas une nouveauté puisqu’il avait déjà lourdement marqué les campagnes électorales précédentes où le président sortant avait violemment contesté sa défaite, notamment en encourageant l’assaut du Capitole par une foule de ses supporters fanatisés. Une nouvelle défaite du camp Républicain pourrait donner lieu à des troubles d’une portée encore supérieure. Dans un pays où la population est lourdement armée, les supporters de Trump, chauffés à blanc pendant des mois, gavés de théories complotistes, pourraient se lancer dans des aventures séditieuses et répandre le chaos dans tout le pays. La promesse de Trump de se venger des fonctionnaires d’État qu’il considère comme ses ennemis, en remplaçant 400 000 d’entre eux s’il est élu, augure également de troubles après les élections. D’un autre côté, si Trump l’emporte, sa politique considérée comme dangereuse pour le capital américain et de ses intérêts impérialistes sera contestée au sein de différents corps de l’État comme l’armée et les services secrets.
Ainsi, la seule certitude, c’est que, quel que soit le résultat des élections, les tensions et le chaos sont appelés à se développer dans la première puissance mondiale, même si c’est sous des formes et à un rythme sans doute différents selon que les Démocrates ou les Républicains remportent les prochaines élections. Quoi qu’il arrive, cela aura des répercussions catastrophiques dans le monde entier. Alors que Biden a fini par laisser sa place à sa vice-Présidente Harris, l’alternative entre les Républicains et les Démocrates ne peut en être une pour la classe ouvrière qui devra résister à ce faux choix dans un contexte très difficile.
Les tensions entre les États de l’Union européenne se renforcent, promettant là aussi le développement de l’instabilité dans le cœur historique du capitalisme. La décomposition du capitalisme exacerbe la tendance au chacun pour soi entre États et se trouve également à l’origine du phénomène de montée du populisme. Les facteurs de division pèsent de plus en plus lourdement.
Les bouleversements politiques aux États-Unis impactent la stratégie des États européens confrontés à un avenir incertain à l’égard de l’Amérique, notamment dans le contexte de la guerre en Ukraine et d’une Russie menaçante. La confrontation entre les États-Unis et la Chine, au centre des enjeux impérialistes mondiaux, exacerbe les tensions au sein même de l’Union européenne : entre les pays, comme la Pologne, qui privilégient clairement l’option atlantiste, et ceux, comme la France, qui souhaitent faire valoir une certaine indépendance vis-à-vis des États-Unis, chaque pays est confronté à une série d’intérêts contradictoires à l’égard de la Chine, tant sur le plan économique qu’impérialistes.
À ce titre, les tensions se sont également accrues depuis le début de la guerre en Ukraine. Même le « couple franco-allemand », moteur de l’Union européenne, a fait la démonstration de sa fragilité. L’Allemagne, alors dépendante des approvisionnements énergétiques russes, pâtit de la guerre tant sur le plan économique qu’impérialiste avec l’affaiblissement de son influence sur les pays de l’Est.
Alors que les fractions populistes de la bourgeoisie s’imposent de plus en plus à la tête des gouvernements, leur irresponsabilité dans la gestion des affaires de l’État, menace ouvertement l’unité de l’Union européenne.
Sur fond de guerre et de crise, les tensions sur le plan économique et du budget « commun », notamment la question énergique (qui est étroitement connectée à la question militaire, s’agissant en particulier de l’énergie nucléaire), se sont également renforcées. Les États ont de plus en plus tendance à privilégier leurs propres intérêts au détriment de l’unité européenne.
Avefka (30/07/2024)
Le capitalisme, le mode de production qui règne sur tous les pays de la planète, se meurt. En déclin historique depuis plus d’un siècle, l’accélération de sa décomposition n’a cessé de se renforcer depuis ces trois dernières décennies et plus particulièrement depuis le début des années 2020, où ses multiples crises (économique, militaire, écologique) se conjuguent pour créer un tourbillon mortifère qui exacerbe considérablement la menace de destruction de l’humanité.
La classe dominante du capitalisme, la bourgeoisie, n’a pas de solution à ce scénario cauchemardesque. Incapable de proposer une perspective pour la société, elle est prise dans la logique désespérée d’une société en décomposition : celle du chacun pour soi !
C’est devenu la règle dominante des relations internationales, qui s’exprime par l’extension de guerres barbares à travers la planète. Mais c’est aussi la tendance dominante au sein de chaque nation : la classe dirigeante est de plus en plus divisée en cliques et en clans, chacun faisant passer ses propres intérêts avant les besoins du capital national. Cette situation fait que la bourgeoisie a de plus en plus de mal à se comporter comme une classe unifiée et à garder le contrôle global de son appareil politique. La montée du populisme au cours de la dernière décennie est le produit le plus clair de cette tendance : les partis populistes incarnent l’irrationalité et le « no future » du capitalisme, en promulguant les théories conspirationnistes les plus absurdes et une rhétorique de plus en plus violente à l’encontre de « l’establishment » politique. Les factions les plus « responsables » de la classe dirigeante s’inquiètent de la montée du populisme parce que leurs comportements et leurs politiques sont en contradiction directe avec ce qu’il reste du consensus traditionnel de la politique bourgeoise.
Pour prendre un exemple : la stratégie impérialiste. L’une des raisons pour lesquelles il y a une telle opposition, au sein même de la classe dirigeante américaine, au retour de Trump à la présidence, est qu’il saperait les principaux axes de la politique américaine sur des questions clés telles que le renforcement de l’OTAN et le soutien à l’Ukraine dans la guerre contre la Russie, tout en donnant carte blanche aux factions les plus agressives de la bourgeoisie israélienne au Moyen-Orient. Tout comme Trump, Le Pen, Farage et d’autres populistes en Europe sont eux aussi notoirement pro-russes dans leur vision internationale, ce qui va à l’encontre des politiques actuelles des plus importants pays occidentaux. Les démocrates américains ayant du mal à décider s’ils doivent ou non remplacer le vieillissant Joe Biden à temps pour les élections de novembre, un « second avènement » de Donald Trump semble de plus en plus probable, (1) ouvrant la perspective d’une nouvelle accélération du chaos dans les relations internationales.
Plus généralement, le populisme est le fruit d’une désillusion croissante à l’égard de la « classe politique ». Il se nourrit du mécontentement suscité par la vénalité et la corruption des politiciens en place, de leur litanie de promesses non tenues et de leur rôle dans la dégradation du niveau de vie de la majorité de la population. Ainsi, les populistes prétendent être les porte-parole d’une véritable rébellion du « peuple » contre les « élites » et réclament de manière démagogique l’amélioration du niveau de vie de la population « de souche » en désignant des boucs émissaires et en excluant les immigrés.
Les résultats des élections en Grande-Bretagne et en France montrent que les parties « responsables » de la classe dominante ne sont pas prêtes à se laisser abattre et à s’avouer vaincues par les populistes.
La bourgeoisie britannique a depuis longtemps la réputation d’être la classe dominante la plus expérimentée et la plus intelligente au monde, une réputation qui a survécu au déclin de la Grande-Bretagne en tant que puissance mondiale. Dans les années 1980, par exemple, les politiques économiques du thatchérisme et la répartition des tâches entre la droite au pouvoir et la gauche dans l’opposition ont servi d’exemple à suivre dans l’ensemble du bloc occidental, et plus particulièrement aux États-Unis. Mais ces dernières années ont vu le parti conservateur, dans ses efforts pour « contenir » la montée du populisme, être de plus en plus infecté par celui-ci, en particulier à cause du désastre du Brexit ainsi que de l’incompétence et des mensonges éhontés des premiers ministres conservateurs qui se sont succédé. En moins de cinq ans, les Tories sont passés de l’immense victoire des élections de 2019 à leur quasi-anéantissement lors des élections de 2024, marquées par une victoire écrasante des travaillistes et par la plus grande défaite électorale de toute l’histoire des Tories. Les conservateurs ont perdu 251 sièges, parmi lesquels un certain nombre d’anciens ministres (tels que Grant Shapps et Jacob Rees-Mogg) et même une ancienne première ministre (Liz Truss). Dans de nombreuses circonscriptions, les conservateurs ont terminé en troisième position, derrière les libéraux-démocrates et, plus important encore, derrière le Reform UK populiste de Farage.
Dans l’un de ses premiers discours en tant que Premier ministre, Keir Starmer a proclamé que son gouvernement se battrait pour « vous faire croire à nouveau ». Pleinement conscient que la classe politique est largement considérée par la population comme cynique, le gouvernement travailliste vend l’image d’un gouvernement fort et stable, en contraste avec le chaos de ces dernières années. Il parle de « changement », mais il est extrêmement prudent dans les promesses qu’il fait, et plus prudent encore lorsqu’il s’agit de dépenser pour tenter de résoudre les problèmes économiques de la Grande-Bretagne. En matière de politique étrangère, il n’y aura pratiquement aucun changement par rapport au gouvernement précédent, qui soutenait les politiques des États-Unis et de l’OTAN à l’égard de l’Ukraine, du Moyen-Orient et de la Chine.
La capacité du parti travailliste à se présenter comme le nouveau parti de l’ordre et du gouvernement responsable est l’expression de l’intelligence restante de la classe dominante britannique, de sa compréhension de l’échec total de la politique conservatrice consistant à contrôler le populisme en injectant un grand nombre de thèmes populistes dans son propre corps. En ce sens, il a ajouté quelques pierres à la barrière érigée face à la poussée populiste. Mais même au Royaume-Uni, cette barrière est très fragile.
D’une part, l’écrasante victoire des travaillistes s’est fondée sur un taux de participation très faible : seuls 60 % des électeurs ont voté, ce qui montre que la défiance à l’égard du système politique reste très répandue. Deuxièmement, les sondages ont clairement montré que le vote travailliste n’était pas motivé par un grand enthousiasme pour leur programme, mais avant tout par le désir de se débarrasser des Tories. De plus, et c’est ce qui est sans doute le plus important, la défaite des Tories est en partie due à une défection massive en faveur du parti Reform UK, stimulée par la décision de Farage de prendre la tête du parti et de se présenter à l’élection. Bien que les réformistes n’aient obtenu que cinq sièges au Parlement, ils ont recueilli 14,3 % des voix, ce qui les place en troisième position sur le nombre total de suffrages exprimés. Farage a clairement indiqué qu’il ne s’attendait pas à gagner beaucoup de sièges et que la lutte contre le Labour (et le centre) ne faisait que commencer.
Le système bipartite britannique, avec son principe du « first past the post » (scrutin uninominal majoritaire), a longtemps été présenté comme la pierre angulaire de la stabilité politique britannique, une méthode permettant d’éviter les turbulences engendrées par les coalitions politiques qui règnent dans nombre de systèmes parlementaires fondés sur la représentation proportionnelle. Dans ce cas, l’approche britannique s’est avérée être un rempart efficace à la pénétration des petits partis comme le parti réformiste au sein du parlement. Mais le système bipartite repose également sur la stabilité des deux principaux partis, et les élections de 2024 ont abouti à un affaiblissement historique du Parti conservateur, un choc dont il pourrait ne pas se remettre.
Un autre élément clé qui laisse penser que le gouvernement travailliste ne restera pas « fort et stable » longtemps, c’est l’attitude du parti vis-à-vis de la lutte des classes. Starmer, Angela Rayner (vice-Première ministre) et d’autres peuvent souligner leurs origines ouvrières personnelles, mais il s’agit davantage d’une réponse aux déclarations des populistes qui affirment « parler au nom des gens ordinaires » que d’un moyen de présenter le parti travailliste comme un parti de la classe ouvrière, sans même parler de constituer un parti véritablement « socialiste ». Le Labour de Starmer est très proche du New Labour de Blair, qui prétend occuper le terrain du « centre-gauche », en opposition aux « excès de gauche » de Jeremy Corbyn, ce qui lui a coûté cher en 2019. Mais entre 2019 et 2024, la Grande-Bretagne a connu un renouveau important des luttes de classe qui ont servi de phare à la mobilisation des travailleurs dans le monde entier. Ces luttes se sont calmées, mais elles couvent toujours. Le gouvernement travailliste actuel n’est sans doute pas bien équipé idéologiquement pour répondre à une nouvelle flambée de lutte de classe et pourrait rapidement perdre sa crédibilité, étant donné qu’il est censé incarner un progrès par rapport aux conservateurs.
En France, comme en Grande-Bretagne, nous avons pu observer au sein de l’appareil politique bourgeois une réponse plutôt intelligente à la montée du populisme et au danger de voir le Rassemblement national (RN) de Le Pen remporter une majorité au parlement. Aussitôt après que Macron a déclaré des élections législatives anticipées, en réponse aux succès du RN aux européennes, le Nouveau Front populaire (NFP) a été concocté. Il a rassemblé toutes les principales forces de gauche : les partis socialiste et communiste, La France insoumise, les Verts et certains groupes trotskystes. Après la victoire du RN au premier tour des législatives, le NFP a conclu un accord avec le parti centriste de Macron, Renaissance, afin que les candidats de ces deux partis ne s’opposent pas l’un à l’autre au second tour, ceci dans le but de limiter la perte de terrain face au RN. Et la manœuvre a fonctionné : le RN n’a pas réussi à obtenir une majorité à l’Assemblée nationale.
Cela signifie-t-il que le pari de Macron de convoquer des élections anticipées a porté ses fruits ? En fait, cela a créé une situation extrêmement incertaine au sein de l’appareil politique bourgeois française. Bien que la gauche et le centre aient été en capacité de conclure un accord pour contrer le RN, Macron devra faire face à un parlement divisé, composé de trois groupes principaux, eux-mêmes divisés en plusieurs sous-groupes. Cette situation risque donc de rendre sa tâche bien plus difficile qu’auparavant. Contrairement à la Grande-Bretagne, la France ne dispose pas d’un parti de centre-gauche fort, car le Parti socialiste a été totalement discrédité par ses années au pouvoir, au cours desquelles il a multiplié les attaques contre la classe ouvrière. Le Parti communiste français n’est plus que l’ombre de lui-même. La force la plus dynamique du Nouveau Front populaire est La France insoumise (LFI), qui se réclame de la classe ouvrière et du socialisme, vante ses liens aux ouvriers en lutte contre les politiques néolibérales de Macron (par exemple, elle appelle à l’abandon de la réforme de la retraite à 64 ans, une préoccupation majeure lors des récentes grèves et manifestations en France, et réclame le rétablissement de l’âge de départ à 60 ans). LFI est également très critique à l’égard de l’OTAN et de la guerre au Moyen-Orient, ce qui n’en fait pas un soutien fiable de la politique étrangère de Macron. Tout cela nous amène à conclure que le « barrage » français contre le populisme et le chaos politique est peut-être encore plus fragile que le barrage britannique.
Dans une certaine mesure, l’incertitude à laquelle est confronté l’appareil politique français est le reflet d’une faiblesse plus historique de la bourgeoisie française, qui n’a pas bénéficié de la même stabilité politique que son homologue britannique et qui a été en proie à des tensions entre intérêts particuliers pendant beaucoup plus longtemps. L’une des raisons pour lesquelles le Parti socialiste a perdu ses lettres de noblesse en tant que parti de la classe ouvrière a été son accession prématurée au pouvoir dans les années 80, où il a été obligé de mener des attaques féroces contre la classe ouvrière, plutôt que de rester dans l’opposition comme le Parti travailliste au Royaume-Uni. Et cette incapacité à se conformer à une stratégie internationale de la classe dominante était une indication de cette incohérence historique de la classe dominante française et de son appareil politique.
En France, la « défaite » du RN a suscité plus d’enthousiasme dans les rues que le « triomphe » des travaillistes au Royaume-Uni. L’exclusion du RN du gouvernement a empêché la mise en œuvre de certaines de ses politiques les plus ouvertement répressives et racistes à l’encontre des immigrés et des musulmans, ce qui a sans aucun doute été ressenti comme un soulagement par de nombreuses personnes, en particulier celles issues de l’immigration. Mais cet enthousiasme comporte de réels dangers, notamment l’idée que la gauche est vraiment du côté des travailleurs et que le capitalisme n’est représenté que par l’extrême droite ou le néolibéralisme de Macron.
Le fait même que les partis de gauche aient joué un rôle aussi crucial dans l’effort de blocage du RN est la preuve de la nature bourgeoise de la gauche. Le populisme est certes un ennemi de la classe ouvrière, mais il n’est pas le seul, et s’associer à d’autres partis pour stabiliser l’appareil politique existant est une action au service du capitalisme et de son État. De plus, comme cette action est menée au nom de la défense de la démocratie contre le fascisme, c’est un moyen de renforcer l’idéologie frauduleuse de la démocratie. N’oublions pas le rôle que la gauche a joué dans le passé pour sauver le capitalisme dans ses moments difficiles : de la Première Guerre mondiale, lorsque les opportunistes de la social-démocratie ont placé les intérêts de la nation au-dessus des intérêts de la classe ouvrière internationale et ont aidé à recruter les travailleurs pour les fronts de guerre ; à la révolution allemande de 1918, lorsque le gouvernement social-démocrate a agi comme le « limier » de la contre-révolution, en utilisant les corps francs proto-fascistes pour écraser les travailleurs insurgés ; et, de façon plus révélatrice encore, lorsque les fronts populaires « originaux » des années 1930 ont contribué à préparer la classe ouvrière à la boucherie de la Seconde Guerre mondiale, précisément dans le but de défendre la démocratie contre le fascisme.
La classe ouvrière ne doit pas avoir l’illusion que ceux qui participent à la machine politique bourgeoise, qu’ils soient de droite ou de gauche, sont là pour protéger les travailleurs des attaques contre leur niveau de vie. Au contraire, la seule option pour un gouvernement bourgeois et les partis qui le composent, face à un système capitaliste qui s’effondre, est d’exiger des sacrifices de la part de la classe ouvrière au nom de la défense de l’économie nationale et de ses intérêts impérialistes, jusqu’à se sacrifier sur l’autel de la guerre. Le gouvernement New Labour de Blair en Grande-Bretagne et le gouvernement du Parti socialiste de Mitterrand en France l’ont déjà amplement démontré. (2)
La défense des intérêts des ouvriers ne passe pas par les urnes ou par la confiance dans les partis de la classe ennemie. Elle ne peut être fondée que sur les luttes indépendantes et collectives des ouvriers en tant que classe contre toutes les attaques contre nos conditions de vie et de travail, et contre nos vies mêmes, que ces attaques viennent de l’aile droite ou de l’aile gauche de la classe dominante.
Amos, 12 juillet 2024
1 À l’heure où nous traduisons en français ces lignes, l’ex-Président Trump a été victime d’une tentative d’assassinat. Un de ses supporters a perdu la vie. Trump a été blessé à l’oreille mais ses jours ne semblent pas en danger. Bien sûr, les attentats ne sont pas une nouveauté et les États-Unis ont connu leur lot d’assassinats politiques. Mais cet assaut, qui fait suite à plusieurs autres (Bolsonaro au Brésil, Shinzo Abe au Japon…), illustre l’aggravation des tensions au sein de la bourgeoisie américaine et la réalité de l’approfondissement de l’instabilité politique.
2 Voir en anglais sur notre site : « Blair’s legacy : A trusty servant of capitalism [10] », World Revolution n° 304 (Mai 2007).
Devant l'impasse totale où se trouve le capitalisme et la faillite de tous les "remèdes" économiques, la bourgeoisie n'a d'autre choix que la fuite en avant avec des moyens qui ne peuvent être que militaires. L'aggravation des tensions guerrières en Ukraine, au Moyen-Orient et en Afrique comme les menaces croissantes en Asie (Philippines, Taïwan…) constituent le principal vecteur d'une situation mondiale où guerre, crise économique et désastre écologique s’aggravent et se renforcent mutuellement. Le prolétariat mondial en paie les conséquences sur les lignes de front en Russie et en Ukraine, en Israël et à Gaza, au Yémen, au Sahel, etc. Face à la multiplication des cures d’austérité pour financer la guerre, partout la misère, la précarité, la peur du lendemain s’approfondissent. Si le prolétariat réagit de plus en plus par la lutte à des attaques économiques insupportables, le chemin est encore long avant que le développement et la politisation de ses luttes permettent de mettre en question la domination capitaliste.
Bien que la polarisation des tensions entre les États-Unis et la Chine constitue l'axe central des tensions impérialistes dans le monde et que les différents conflits guerriers se trouvent directement ou indirectement liés à cette confrontation majeure, la dynamique impérialiste n'est pas celle d'alliances stables conduisant à la formation de blocs impérialistes en vue d'une Troisième Guerre mondiale. Cela ne signifie pas pour autant que l'humanité peut dormir sur ses deux oreilles : la tendance actuelle au chaos impérialiste incontrôlé constitue également une menace pour sa survie.
Depuis l'effondrement des blocs, la détermination des États-Unis à se maintenir au rang de première puissance mondiale, et à imposer leur ordre impérialiste, est une contribution majeure au désordre impérialiste actuel. Depuis l'administration Obama, la bourgeoisie américaine a mis en œuvre une politique de "pivot" vers l'Asie, tissant un réseau d'alliances économiques et militaires (AUKUS, Quad) pour isoler la Chine, sur le modèle de l'encerclement de l'URSS[1] qui a contribué à l'effondrement du bloc de l'Est. Saper l'alliance entre la Russie et la Chine est un objectif important de cette politique, c'est pourquoi les États-Unis ont contribué à provoquer la guerre d'Ukraine pour "saigner" la Russie.[2] Un autre volet de la stratégie de l'impérialisme américain était la Pax Americana au Moyen-Orient, avec les accords d'Abraham (2020), qui visaient à neutraliser l'Iran et ses milices supplétives dans la région et à bloquer la présence de la Chine et ses "routes de la soie". Le chaos qui s'est emparé de la région suite à l'attaque sanglante du Hamas et la réponse génocidaire d'Israël, en risquant de mettre le feu à la région s'inscrivent en contre des intérêts des États-Unis qui ont dû mobiliser des moyens militaires considérables pour évider une déstabilisation venant menacer la stabilité "garantie" par les accords d'Abraham.
Pour ajouter à la confusion, les factions populistes et démocrates de la bourgeoisie américaine défendent des orientations impérialistes différentes, ce qui rend les perspectives encore plus imprévisibles en cas de victoire de Trump aux prochaines élections présidentielles : "Trump oscille entre le désir de projeter la puissance américaine à l'étranger et l'isolationnisme ; récemment, il a promis de se retirer de l'OTAN, de mettre fin aux importations de produits chinois, de déployer l'armée américaine dans les rues américaines pour lutter contre la criminalité et expulser les immigrants, et d'"évincer" les "bellicistes" et les "mondialistes" du gouvernement américain. D'autres dirigeants conservateurs, tels que le gouverneur de Floride Ron de Santis et l'homme d'affaires Vivek Ramaswamy, expriment une franche hostilité à l'égard du respect des engagements internationaux des États-Unis. La plupart des candidats à la présidence du Parti républicain ont offert un soutien inconditionnel à Israël à la suite de l'attaque du Hamas [...] En ce qui concerne l'Ukraine, les politiciens du parti sont divisés : un peu plus de la moitié des républicains de la Chambre des représentants ont voté en septembre 2023 pour mettre fin à l'aide américaine à la défense de Kiev contre l'invasion russe"[3].
Après deux ans et demi, la guerre semble être dans une impasse. L'offensive ukrainienne a été un échec et la Russie peine à avancer au-delà de ses positions. Les deux parties sont confrontées à la nécessité d'une plus grande mobilisation de la population et des ressources sur les lignes de front, tandis que les ruines des villes, les pertes et les privations de la population s'accumulent.
La cause de cette impasse n'est pas qu'aient été sous-estimées la résistance de la Russie à la "saignée", sa capacité à rester une puissance mondiale. Elles ont plutôt été surestimées. À l'origine de l'impasse actuelle se trouve la spirale du chaos déclenchée par la guerre en Ukraine.
D'abord en Russie même où la croissance économique est en réalité le résultat de l'économie de guerre, qui engloutit toutes les ressources et annonce "du pain aujourd'hui et la faim pour demain" : "Plus d'un tiers de la croissance de la Russie est due à la guerre, les industries liées à la défense affichant des taux de croissance à deux chiffres [...] Le secteur militaire bénéficie d'un montant disproportionné de dépenses publiques et siphonne également la main-d'œuvre civile, ce qui se traduit par un taux de chômage anormalement bas de 2,9% [...] L'interaction entre les dépenses militaires, les pénuries de main-d'œuvre et la hausse des salaires a créé une illusion de prospérité qui ne durera probablement pas [...] Poutine est confronté à un trilemme impossible. Ses défis sont triples : il doit financer sa guerre contre l'Ukraine, maintenir le niveau de vie de sa population et préserver la stabilité macroéconomique. Pour atteindre les deux premiers objectifs, il faudra dépenser davantage, ce qui alimentera l'inflation et empêchera d'atteindre le troisième objectif"[4] Ce scénario d'inflation, de détérioration des services de l’État (santé, éducation…) et d'endettement des familles changera sans doute la façon dont les principales concentrations ouvrières de Russie ont vécu la guerre jusqu'à présent[5].
En outre, la productivité de l'économie russe et son niveau technologique sont si bas[6] que ce pays doit acheter des armes à la Corée du Nord[7]. À cela s'ajoutent un problème démographique et une pénurie de main-d'œuvre qualifiée, exacerbés par la fuite des jeunes travailleurs du secteur technologique.
Mais les problèmes économiques ne sont pas les seuls auxquels Poutine est confronté. La Fédération de Russie compte 24 républiques (en comptant les territoires occupés de l'Ukraine) auxquelles le gouvernement de Poutine a retiré (à l'exception de la Tchétchénie) leurs prérogatives d'autonomie, non sans résistance de leur part (en Tchétchénie, en Ingouchie, en Daghestan, en Asie centrale, comme en témoigne le récent attentat de Khorasan à Moscou). La répartition inégale de l'effort de guerre, avec l'enrôlement sélectif dans les régions périphériques, le retrait des ressources pour les concentrer à Moscou, tout cela accroît les tensions et, en cas d'effondrement de l’armée russe, créerait une situation de possible éclatement de la Fédération et l’émergence de multiples chefs de guerre armés d'ogives nucléaires, vision cauchemardesque que les autres puissances, y compris les États-Unis, veulent éviter absolument... tout en contribuant, de fait, à la provoquer. Un autre élément qui met à rude épreuve la cohésion de la bourgeoisie en Russie est la lutte entre ses différentes factions. Malgré la dictature de fer de Poutine, il est clair que la rébellion de Wagner et la mort "accidentelle" de Prigojine, et celle de Navalny, ainsi que les changements successifs au sein du haut commandement militaire, illustrent la réalité de durs conflits au sein de l’État.
Sur le plan géostratégique, la Russie a déjà perdu son pari d'empêcher l'extension de l'OTAN vers l'Est en intégrant la Pologne et les trois pays baltes. Suite à la guerre en Ukraine, la Finlande et la Suède ont déjà présenté leur candidature. Par ailleurs, l'isolement international de la Russie la pousse à une plus grande dépendance vis-à-vis de la Chine.
Rien ne garantit que, dans ce chaos, Poutine (ou qui que ce soit d'autre) ne recourra pas, dans une situation désespérée, à l'utilisation d'armes de destruction massive.
Les États-Unis ont consciemment poussé la Russie dans une nouvelle offensive en Ukraine, mais la prolongation de la guerre et l'impasse dans laquelle se trouve le conflit vont désormais à l'encontre de leurs propres intérêts. La guerre draine, tout d’abord, des ressources économiques, militaires et diplomatiques qui pourraient être utilisées pour renforcer la présence américaine en Asie.
Elle renforce aussi les profondes divisions au sein de la bourgeoisie américaine. Les Républicains ont bloqué un paquet de soutien de 60 milliards de dollars pour l'Ukraine. Pour sa part, Trump a déclaré que s'il remportait les élections, il ne continuerait pas à soutenir l’Ukraine. Dans sa ligne provocatrice, il est allé jusqu'à affirmer qu’il laisserait la Russie "faire ce qu'elle veut" pour mettre à exécution ses menaces contre l'Europe, si les pays européens ne se conformaient pas à l'augmentation de leurs dépenses militaires, menaçant même de retirer les États-Unis de l'OTAN.
La guerre est également une source de tension avec les alliés européens, auxquels les États-Unis ont imposé une politique de sanctions à l'égard de la Russie et une augmentation des dépenses d'armement.
Cependant, l'abandon du soutien à l'Ukraine ne peut être une option raisonnable pour la bourgeoisie américaine. Tout d'abord parce que cela affaiblirait sa crédibilité en tant que parrain impérialiste et force de dissuasion[8]. Comme l'a rappelé le ministre taïwanais des affaires étrangères : "le soutien à l'Ukraine est essentiel pour dissuader Xi d'envahir l'île".
Comme la Russie, la Chine mais aussi l'Inde et l'UE observent ce que les États-Unis vont faire et ce qu'une nouvelle administration Trump pourrait impliquer. L'Ukraine en est particulièrement inquiète. Face au risque d'un retrait du soutien militaire et financier à l'Ukraine, la diplomatie de l'administration Biden a été intensément active ces derniers mois[9]. À commencer par le projet de pacte de sécurité avec l'Ukraine qui devrait être approuvé lors du prochain sommet de l'OTAN à Washington "qui ne serait pas du genre à lier les membres de l'OTAN à une défense mutuelle, mais qui réaffirmerait probablement un soutien à long terme à l'Ukraine"[10]. Ce projet fait suite à la décision prise lors du sommet du 75e anniversaire de l'OTAN en avril dernier d'accélérer l'augmentation des dépenses militaires et d'intégrer la Finlande et la Suède[11]. Blinken, le secrétaire d'État des États-Unis, a également insisté auprès de l'UE, à Paris le 2 avril, pour qu'elle "augmente sa production d'armes et de munitions afin de produire plus, plus vite et de soutenir l'Ukraine contre la Russie [...] les défis auxquels l'Ukraine est confrontée ne disparaîtront pas demain". La Chambre des représentants présidée par Mike Johnson (un républicain trumpiste) a fini par accepter de voter le déblocage des fonds d'aide à l'Ukraine, cédant ainsi à la pression de l'administration Biden.
Le récent sommet du Bürgenstock en Suisse (15-16 juin) « pour la paix en Ukraine » mérite une mention spéciale. Zelensky a réuni cent délégations, mais depuis le printemps, les délégations française, allemande, britannique et américaine avaient élaboré un projet Zéro qui réduisait les 10 points initialement proposés par l'Ukraine à quatre, et excluait notamment ceux faisant référence au retrait des troupes et à l'intégrité territoriale de l'Ukraine, se limitant à signaler le risque nucléaire et la nécessité de ne pas bloquer le commerce des denrées alimentaires. Le Monde Diplomatique a publié en juillet un article basé sur un rapport de Foreign Affairs, selon lequel, alors que la guerre vient de commencer en mars 2022, les pays occidentaux auraient empêché la conclusion d'un accord de paix en poussant l'Ukraine à poursuivre la guerre jusqu'à ce que la Russie soit vaincue. Selon l'article, Poutine aurait déclaré que Boris Johnson (alors Premier ministre britannique) aurait appelé les Ukrainiens "à se battre jusqu'à ce que la victoire soit remportée et que la Russie subisse une défaite stratégique"[12].
Washington a imposé sa discipline aux puissances européennes en appliquant des sanctions contre la Russie, en finançant la guerre en Ukraine et en augmentant les dépenses militaires de l'OTAN ; mais les pays de l'UE tentent de résister, et la livraison d'armes et le soutien à l'Ukraine sont lents et limités, ce qui n'empêche pas un effort significatif d'armement pour accroître la puissance militaire de chacun. La première puissance de l'UE, l'Allemagne, est un concentré explosif de toutes les contradictions de la situation inédite ouverte avec la Guerre en Ukraine. Menacée par le chaos à l'est, la fin du multilatéralisme affecte sa puissance économique dépendante des exportations, lui impose un effort des dépenses militaires en vue de son réarmement et enfin, les sanctions contre la Russie ayant porté un coup majeur à ses approvisionnements en gaz russe, elle est contrainte de rechercher de sources d'énergie alternatives. Dans la situation actuelle l'Allemagne se trouve donc contrainte de subir la tutelle militaire américaine, c'est pourquoi elle constitue, pour l'instant, l'un des principaux soutiens des orientations impérialistes américaines.
La guerre a provoqué des divisions au sein de l'UE et de l'OTAN, entre ceux qui défendent une politique ouvertement pro-Poutine, comme la Hongrie et la Slovaquie, et ceux qui, comme la France, souhaitent une plus grande indépendance vis-à-vis des États-Unis. Les récentes élections européennes ont également montré que dans différentes capitales nationales, des factions populistes défendent des orientations contraires aux intérêts de la bourgeoisie nationale dans son ensemble, comme dans le cas du RN de Le Pen en France, qui favorise une plus grande entente avec Moscou, et de La Lega de Salvini en Italie.
L'impérialisme chinois tente de creuser ce fossé en offrant son soutien aux dissidents américains, et Xi Jing Pin a organisé des voyages sélectifs pour diviser l’Europe, évitant certaines capitales comme Berlin, mais se rendant à Paris.
Quoi qu'il en soit, la guerre en Ukraine impose aux puissances européennes une politique de réarmement, d'austérité et de sacrifices pour la classe ouvrière. Dans l'UE, c'est l'économie de guerre qui se met en place, la bourgeoisie la justifiant par la menace russe. Von der Leyen, la présidente nouvellement réélue de la Commission européenne, a ainsi déclaré que "bien que la menace de guerre ne soit pas imminente, nous devons nous y préparer".
Mais la classe ouvrière des pays du noyau dur de l'Europe occidentale a montré qu'elle n'était pas prête à accepter de nouveaux sacrifices sans se battre. Comme l'a montré "l'été de la colère" de 2022 en Grande-Bretagne, avec le slogan "trop c'est trop", ou la lutte contre l'allongement de l'âge de départ à la retraite en France, nous assistons à un regain de combativité qui se développera face aux attaques contre nos conditions de vie.
"Les efforts de M. Biden pour parvenir à un accord de normalisation israélo-saoudien constituent l'élément le plus récent d'une campagne américaine de longue haleine visant à renforcer la coopération entre les acteurs régionaux qui se qualifient eux-mêmes de modérés. Les pourparlers de normalisation se sont appuyés sur le succès des accords d'Abraham de 2020, qui ont ouvert la voie à l'établissement de relations diplomatiques entre Israël et Bahreïn, le Maroc, le Soudan et les Émirats arabes unis, et ont ouvert des perspectives sans précédent pour le commerce bilatéral, la coopération militaire et l'engagement entre les peuples. L'ouverture avec Riyad aurait renforcé cette tendance, plaçant l'Iran dans une position désavantageuse alors même qu'il s'efforçait d'assurer son propre rapprochement avec Riyad"[13].
Cette Pax Americana visait à immobiliser l'Iran et ses milices supplétives[14], ainsi qu'à mettre en place une route commerciale à partir de l'Inde qui empêcherait le déploiement du projet chinois des Routes de la Soie dans la région ; elle permettrait par la même occasion de réorienter les ressources militaires vers l'Asie et les mers de Chine, centre de toutes les tensions impérialistes. Ce plan a été élaboré sur la base de la reconnaissance de l'État palestinien, qui était jusqu'à présent une condition pour que les pays arabes, et l'Arabie saoudite en particulier, établissent des relations avec Israël. En effet, l'Autorité palestinienne a perdu toute crédibilité à Gaza au profit du Hamas, et en Cisjordanie, elle est impuissante face à l'occupation des colons israéliens poussés par le gouvernement d'extrême droite et soutenus par l'armée. Cette stratégie a permis d'éviter la présence de toute force palestinienne dans la région et de neutraliser les intérêts de l'Iran. En effet, la précédente administration Trump n'a eu aucun scrupule à reconnaître l'annexion du Golan, ni à déplacer l'ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, ce qui ne pouvait être perçu que comme une provocation. Tout cela ne laissait de place qu'à une réaction désespérée.
L'attaque du 7 octobre par le Hamas, préparée et soutenue par l'Iran, était une attaque contre cette stratégie, qui a bouleversé toute la région. "Plusieurs présidents américains avaient espéré minimiser le rôle de l'Amérique au Moyen-Orient sans trop de frais - dans le cas de Biden, pour se concentrer sur le défi de la Chine et la menace croissante de la Russie. Mais le Hamas et l'Iran ont fait revenir les États-Unis"[15].
En effet, d'importants porte-avions américains sont revenus sur les côtes de la région et plusieurs opérations spéciales ont puni de manière sélective les milices pro-iraniennes : "Le déploiement rapide par Joe Biden des moyens militaires américains dans la région, ainsi que ses efforts diplomatiques auprès du Liban et d'autres acteurs régionaux clés, ont permis d'éviter la guerre généralisée que le Hamas aurait pu espérer précipiter. Une série de frappes américaines contre les milices soutenues par l'Iran en Irak, en Syrie et au Yémen a dégradé les capacités de ces groupes et signalé aux partenaires de Téhéran qu'ils paieraient le prix de leur agression continue contre les Américains. Toutefois, le risque d'erreur de calcul et de complaisance de la part des Américains augmentera avec le temps"[16].
Mais ce que Washington n'a pas pu arrêter, c'est le tourbillon de vengeance d'Israël. Le Hamas a allumé la mèche d'une politique de la terre brûlée dans la région, mais c'est Israël qui la met en œuvre. L'État sioniste a depuis longtemps cessé de se contenter d'obéir aux ordres des États-Unis. Son gouvernement d'extrême droite n'a fait que renforcer cette tendance à la riposte.
Les États-Unis ont soutenu la réponse meurtrière d'Israël à Gaza (plus de 38.000 morts à ce jour), tout en essayant de contenir l'escalade de la guerre ouverte contre l'Iran. Mais cette situation sape leur discours en Ukraine, où ils soutiennent un pays envahi par l'agression de son voisin (la Russie) ; tandis qu'à Gaza, ils soutiennent en pratique l'invasion et l'extermination de Palestiniens par Israël. Elle sape également leur propagande en tant que leader de la démocratie mondiale. En outre, la poursuite de la guerre et son extension au Moyen-Orient réduisent à néant la voie empruntée par les États-Unis dans la région. C'est pourquoi, "la tâche la plus urgente de Washington est de mettre fin à la guerre à Gaza"[17]. La question de savoir si les États-Unis sont capables d'imposer leur autorité dans la région, et en particulier de contenir le déchaînement belliqueux d'Israël, est une autre question.
Le chef de la diplomatie américaine, Blinken, a déjà effectué huit tournées dans la région depuis le début de la guerre, dans le but de s'appuyer sur l'alliance avec l'Arabie Saoudite. Pour la première fois depuis le 7 octobre, les États-Unis n'ont pas opposé leur veto à une résolution de cessez-le-feu à l'ONU en mars, la laissant passer, bien qu'au motif qu'elle était "non contraignante". D'autre part, ils ont négocié avec le Qatar et l'Arabie saoudite un plan de libération des prisonniers du Hamas, qui a été approuvé par le Conseil de sécurité des Nations unies en juin. Netanyahou a déjà ignoré d'autres appels au cessez-le-feu, ce qui a conduit en avril à la démission de Benny Gantz du cabinet de guerre, forçant de fait sa dissolution, et à son appel à la tenue d'élections anticipées en septembre.
Face aux initiatives américaines visant à contenir les aspirations impérialistes d'Israël et à le soumettre à sa discipline, le gouvernement israélien ouvre de nouveaux fronts de guerre par des provocations telles que l'attaque du consulat iranien à Damas qui a tué sept commandants de la Garde révolutionnaire iranienne, les attaques contre le Hezbollah au Sud-Liban, ou récemment l'attaque contre le Yémen, en essayant de forcer Washington à assumer son rôle de gendarme de la région ; mais au prix d'un embrasement de la région par le déclenchement d'une guerre avec l'Iran. En effet, pour la première fois, le régime des Mollahs a lancé une attaque directe contre Israël en avril.
Le gouvernement Netanyahou tente également de gagner du temps en prévision de la victoire de Trump aux prochaines élections américaines, qui a annoncé son soutien indéfectible à une guerre israélienne contre l'Iran. Pour Netanyahou lui-même, au-delà des intérêts impérialistes avec les États-Unis, la poursuite de la guerre est aussi une affaire personnelle, pour sauver sa peau face à la menace d'être jugé pour corruption et aux protestations de la population contre lui.
La victime de ces manœuvres impérialistes est la population de toute la région, exterminée sous le feu de la lutte entre les camps impérialistes, à Gaza entre Israël et le Hamas, au Yémen entre l'Iran et l'Arabie Saoudite (et maintenant Israël), au Liban entre le Hezbollah et Israël.
Le chaos impérialiste mondial se concrétise en Afrique par l'intensification de conflits impérialistes faisant des dizaines de milliers de morts, des millions de réfugiés et par une famine sans précédent. Les conflits impliquent 31 pays et 295 affrontements entre milices et guérillas[19] Washington et les puissances occidentales ont de plus en plus de mal à contrer l'influence économique et militaire croissante de la Chine et de la Russie sur le continent. L'exemple le plus paradigmatique est la perte de positions de la France.
L'Afrique est cruciale pour l'économie chinoise en termes d'approvisionnement en matières premières de base pour le développement technologique et en pétrole ; mais surtout, à travers le projet de Routes de la soie, la Chine a renforcé sa présence militaire et géostratégique en Afrique du Nord et dans la Corne de l'Afrique, même si elle ne dispose pour l'instant que d'une base militaire à Djibouti.
Quant à la Russie, ses troupes mercenaires (Wagner) ont été impliquées dans des coups d'État au Mali, au Burkina Faso, au Niger et récemment dans le conflit entre le Congo et le Rwanda.
Mais le point névralgique des tensions impérialistes est aujourd'hui la région de la Corne de l'Afrique, qui est directement liée au conflit du Moyen-Orient et où le contrôle de la mer Rouge, par laquelle transitent environ 15 % du commerce mondial, est en jeu. L'Iran tente de contrôler la région par l'intermédiaire des Houthis, la Chine par sa présence à Djibouti et la Russie par son intervention au Soudan. La famine au Soudan (troisième pays d'Afrique), où 25 millions de personnes (15 % de la population) ont besoin d'une aide humanitaire et où l'on a assisté à l'exode de plus de 7 millions de personnes, confirme l'interaction entre la guerre, la crise et le désastre écologique au niveau mondial.
Aux États-Unis, les divisions de la bourgeoisie fournissent à la fois un faux terrain de réflexion et d'opposition à la guerre pour les travailleurs. Trump se présente comme le partisan des travailleurs qui ne veulent pas s'impliquer dans des guerres qui ne les concernent pas et où leurs enfants meurent, sur un terrain étranger où le rejet de la guerre se mêle à la défense de la patrie, aux sacrifices économiques pour reconstruire l'économie et au rejet de l'immigration et de la xénophobie. Biden et les Démocrates, quant à eux, se présentent comme les défenseurs de la Paix et de la "Solidarité internationale" alors que leur gouvernement est le premier responsable du chaos actuel.
Ce faux choix conduit le prolétariat américain sur le terrain bourgeois de l’anti-racisme, de l’anti-populisme et de la défense de la démocratie, comme nous l'avons vu lors du Black Live Matters ou dans les mobilisations en opposition à l'assaut du Capitole.
Ce n'est que sur le terrain de la lutte pour leurs conditions de vie, pour leurs revendications, comme dans la grève des Big Three (secteur automobile) ou les luttes pour l'éducation et la santé en Californie, que le prolétariat est capable de se battre en dehors des fausses alternatives proposées par la bourgeoisie.
De même, au Moyen-Orient, la guerre empêche l'expression d'une lutte prolétarienne internationaliste contre les deux camps, détournant la solidarité avec les victimes sur le terrain du soutien à la partie palestinienne, voire iranienne.
Quant au prolétariat d'Europe, dans la région du conflit entre la Russie et l’Ukraine, il ne faut pas s'attendre à une réponse massive de sa part sur son terrain de classe.
Y compris en Russie, même si la poursuite de la guerre signifie une plus grande implication des bataillons centraux de cette partie du prolétariat. À l'avenir l'aggravation de la crise économique et financière poseront, plus en Russie qu'en Ukraine, les conditions d'une mobilisation du prolétariat pour défendre ses conditions de vie.
La lutte des travailleurs en Grande-Bretagne avec le slogan "enough is enough" et dans d'autres pays comme aux États-Unis et en France, etc. montre que le prolétariat n'est pas prêt à se sacrifier pour la guerre, stimulant une réflexion qui lie crise et guerre et concerne l'avenir désastreux que le capitalisme nous réserve.
L'impact de la guerre au Moyen-Orient est cependant un obstacle momentané au développement de la lutte de classe. Il favorise les démarches consistant à choisir l'un des camps impérialistes, à prendre parti dans la guerre, ce que le prolétariat se doit de refuser et de combattre avec la plus grande énergie.
H.R. (23 juillet 2024)
[1] Voir les articles précédents : La guerre en Ukraine, un pas de géant dans la barbarie et le chaos généralisés [29]; Signification et impact de la guerre en Ukraine. [30]
[2] Au début de la guerre, en mars 2022, le ministre français des finances, Bruno Le Maire, avait résumé les déclarations de Biden et Von der Leyen en ces termes : "nous allons provoquer l'effondrement économique de la Russie".
[3] "Le cas de l'internationalisme conservateur" par Kori Schake, membre du Conseil de sécurité et du département d'État sous Bush Jr, professeur et directeur des études de politique étrangère et de défense à l'American Enterprise Institute.
[4] "Putin's Unsustainable Spending Spree", par Alexandra Prokopenko (ancienne conseillère de la banque centrale russe jusqu'en 2020, travaillant actuellement au think tank Carnegie Russia Eurasia Centre), Foreign Affairs 8 janvier 2024.
[5] "La Russie se situe au dernier rang mondial en ce qui concerne l'ampleur et la rapidité de l'automatisation de la production : sa robotisation ne représente qu'une fraction microscopique de la moyenne mondiale" "The five Futures of Russia", par Stephen Kotkin, (Kleinheinz Senior Fellow à la Hoover Institution de l'Université de Stanford), dans Foreign Affairs mai/juin 2024.
[6] Entre le début du 21e siècle et aujourd'hui, la population en âge de travailler a perdu plus de 10 millions d'individus et la population âgée de 20 à 40 ans (considérée comme le groupe d'âge le plus productif en termes de main-d'œuvre) continuera de diminuer au cours de la prochaine décennie.
[7] "Les limites de la diminution de la main-d'œuvre du pays sont de plus en plus évidentes, même dans le secteur prioritaire - la production de guerre - qui compte quelque cinq millions de travailleurs qualifiés de moins que ce dont il a besoin", "Les cinq avenirs de la Russie".
[8] "If he (Trump) wins", Time vol 203, n°s.17-18.
[9] "Biden is growing boldder on Ukraine", par Ian Bremmer, dans Time vol. 203, nos. 21-22, 2024
[10] "L'OTAN prévoit, selon son porte-parole et secrétaire général, Jens Stoltenberg, de débloquer 10 milliards d'euros sur cinq ans... "Les ministres ont discuté de la meilleure façon d'organiser le soutien de l'OTAN à l'Ukraine pour le rendre plus fort et plus durable", a déclaré un haut responsable de l'OTAN" (Les pays occidentaux envisagent de débloquer 100 milliards d'euros pour soutenir le régime de Kiev ; in Diplomatie International no.5).
[11] Le secrétaire d'État Antony Blinken est actif sur tous les fronts et multiplie les initiatives, Karin Leiffer dans Diplomacy International n°5
[12] "La négociation qui aurait pu mettre fin au conflit en Ukraine", version abrégée d'un article de Foreign Affairs d'avril 2024, par Samuel Charap (politologue) et Sergueï RadchenKo (professeur d'histoire à l'université Johns-Hopkins), dans Le Monde Diplomatique de juillet 2024.
[13] «Iran’s Order of Chaos», by Suzanne Maloney (Vice-présidente de la Brookings Institution et directeur de son programme de politique étrangère, dans Affaires étrangères mai/juin 2024.).
[14] Les milices de l'Iran, comme Hezbollah, les Houtis ou le Hamas lui-même.
[15] Voir note 13
[16] Voir note 13
[17] The war that remades the Middle East, par Maria Fatappie (responsable du programme Méditerranée, Moyen-Orient et Afrique à l'Istituto Affari Internazionali à Rome, et Vali Nasr Majid Khadduri Professeur à International and Middle Eastern Affairs à la John Hopkins University School of International Studies ; a été conseiller principal du représentant spécial des États-Unis pour l'Afghanistan et le Pakistan de 2009 à 2011 ; dans Foreign Affairs janvier/février 2024.
[18] Selon Zhang Hongming, directeur adjoint de l'Institut d'études ouest-asiatiques et africaines de l'Académie chinoise des sciences sociales, l'Afrique est "le maillon faible de la conception stratégique mondiale des États-Unis".
[19] Wars in the World [31]
Depuis le 7 octobre 2023, Le Moyen-Orient s’est engagé une fois de plus dans une escalade de violence barbare qui dépasse tout entendement. Après le raid de centaines de terroristes du Hamas qui ont massacré et enlevé autant de personnes que possibles sur le territoire israélien et les salves de milliers de missiles tirés depuis Gaza, la riposte de l'armée israélienne a été dévastatrice, avec un bombardement et une destruction systématique des agglomérations, des dizaines de milliers de morts, surtout des femmes et des enfants et un nouveau déplacement de l'ensemble de la population de la bande de Gaza, des familles entières étant contraintes de dormir dans les rues. La population palestinienne est prise en otage à la fois par le Hamas et par l'armée israélienne, les États arabes environnants (Égypte, Jordanie) faisant tout ce qu'ils peuvent pour empêcher les Palestiniens déplacés de fuir vers leurs territoires. Et du Hezbollah au nord jusqu’aux Houthis en Mer Rouge, une extension rampante de la guerre menace toute la région.
Face à tout ce carnage, l'indignation et la colère ne suffisent pas. Il faut avant tout analyser et comprendre le contexte historique qui a engendré ces massacres. Derrière les affirmations des démocrates prosionistes parlant du « droit sacré des Juifs de fonder et de défendre leur État » ou les slogans de la gauche propalestinienne prônant une « Palestine libre, du fleuve à la mer », se cachent une mobilisation de la population de la région, et en particulier la classe ouvrière, en vue d’une multiplication des carnages au profit de sinistres manœuvres et confrontations impérialistes qui perdurent depuis plus d’un siècle : « Le paysage géopolitique du Moyen-Orient contemporain est incompréhensible si l'on ne connaît pas les cent dernières années de manœuvres impérialistes » (W. Auerbach, 2018).
En effet, avec l’entrée en décadence du capitalisme, mise en évidence par l’éclatement de la Première guerre mondiale, la formation de nouveaux États-nations a perdu toute fonction progressiste et n’a servi qu’à justifier le nettoyage ethnique brutal, l’exode massif de populations et la discrimination systématique à l'encontre des minorités. Il suffit de rappeler comment pratiquement simultanément à la formation de l'État sioniste à la fin des années 1940 – et également comme conséquence du double jeu de l'impérialisme britannique -, il y a eu un exode massif forcé des musulmans de l'Inde et des hindous du Pakistan, provoqué par d'horribles pogroms de part et d'autre. Et plus récemment, l’éclatement de la Yougoslavie a suscité de sanglantes guerres civiles et des massacres de population. Ainsi, le conflit israélo-palestinien avec ses tueries et ses réfugiés, s’il a des aspects spécifiques, n'est pas un mal exceptionnel, mais un produit classique de la décadence du capitalisme. Dans ce cadre, la position internationaliste, défendue par la Gauche Communiste, rejette tout soutien à un État ou à un proto-État capitaliste et aux forces impérialistes qui les soutiennent. Aujourd’hui, la destruction de tous les États capitalistes est à l’ordre du jour par un seul moyen : la révolution prolétarienne internationale. Tout autre objectif « stratégique » ou « tactique » est un soutien à la logique meurtrière de la guerre impérialiste.
L’histoire de la confrontation entre bourgeoisies Juives et Arabes en Palestine illustre comment les mouvements "nationaux", tant celui des juifs que celui des arabes, tout en étant engendrés par l'épreuve de l'oppression et de la persécution, s'entremêlent inextricablement avec la confrontation des impérialismes rivaux, et comment ces mouvements ont tous deux été utilisés pour éclipser les intérêts de classe communs des prolétaires arabes et juifs, les amenant à se massacrer mutuellement pour les intérêts de leurs exploiteurs.
Dès la fin du 19ème/ début du 20ème siècle, une fois que le globe était partagé entre les principales puissances européennes, la nature des conflits impérialistes a pris un caractère qualitativement nouveau avec un affrontement de plus en plus ouvert et violent entre ces puissances dans différentes parties du monde : entre la France et l'Italie en Afrique du Nord, entre la France et l'Angleterre en Égypte et au Soudan, entre l'Angleterre et la Russie en Asie centrale, entre la Russie et le Japon en Extrême-Orient, entre le Japon et l'Angleterre en Chine, entre les Etats-Unis et le Japon dans le Pacifique, entre l'Allemagne et la France au sujet du Maroc, etc. Dès cette époque, diverses puissances, telles l’Allemagne, la Russie ou l’Angleterre, lorgnaient vers des parties de l’Empire ottoman en déclin[1].
Aussi, l'effondrement de l'Empire ottoman après la Première guerre mondiale n'offrit pas d'opportunité́ pour la création d'une grande nation industrielle, ni dans les Balkans, ni au Moyen-Orient, nation qui aurait été́ capable d’engager la compétition sur le marché mondial. Au contraire, la pression de la confrontation entre impérialismes conduisit à sa fragmentation et au surgissement d'États embryonnaires. Tout comme les mini-États dans les Balkans sont restés l'objet de manigances entre impérialismes jusqu'à nos jours, la partie asiatique des ruines de l'Empire ottoman, le Moyen-Orient, a été et reste le théâtre de conflits impérialistes permanents. Au cours de la Première guerre mondiale déjà, profitant de la défaite de l’Allemagne et de l’éviction de la scène impérialiste de la Russie (confrontée au mouvement révolutionnaire), la France et la Grande-Bretagne se sont réparti la supervision des territoires arabes « abandonnés » (accord Sykes-Picot de 1916). En conséquence, l'Angleterre a reçu en avril 1920 de la Société des Nations un « mandat » sur la Palestine, la Transjordanie, l'Iran, l'Irak, tandis que la France en reçut un sur la Syrie et le Liban. Pratiquement tous les conflits ethnoreligieux persistants dont on entend parler aujourd’hui dans la région – entre juifs et arabes en Israël/Palestine, sunnites et chiites au Yémen, en Irak, chrétiens et musulmans au Liban, chrétiens, sunnites et chiites en Syrie, les Kurdes au Kurdistan turc, Iranien, irakien et syrien – remontent à la façon dont le Moyen-Orient a été découpé vers 1920. En ce qui concerne la Palestine, tant qu'existait l'Empire ottoman, elle avait toujours été considérée comme faisant partie de la Syrie. Mais dorénavant, avec le mandat britannique sur la Palestine, les puissances impérialistes créaient une nouvelle « entité » séparée de la Syrie. Comme toutes ces nouvelles « entités » créées au cours de la décadence du capitalisme, elle était destinée à devenir un théâtre permanent de conflits et d’intrigues entre puissances impérialistes.
Dans aucun des pays ou des protectorats arabes, la bourgeoisie locale n'avait en réalité les moyens d'installer des États économiquement et politiquement solides, libérés de l'emprise des puissances "protectrices", et la revendication de « libération nationale » n'était plus rien d'autre en réalité qu'une demande réactionnaire. Alors que Marx et Engels au 19ième siècle avaient pu soutenir certains mouvements nationaux, à la seule condition que la formation d'État-nations pût accélérer la croissance de la classe ouvrière et la renforcer, celle-ci pouvant agir comme fossoyeur du capitalisme, la réalité économique et impérialiste au Moyen-Orient montrait qu'il n'y avait pas de place pour la formation d'une nouvelle nation arabe ni palestinienne. Comme partout ailleurs dans le monde, une fois le capitalisme entré dans sa phase de déclin, plus aucune fraction nationale du capital ne pouvait jouer de rôle progressiste, confirmant ainsi l'analyse faite par Rosa Luxemburg au cours de la Première Guerre mondiale déjà : "L'État national, l'unité et l'indépendance nationales, tels étaient les drapeaux idéologiques sous lesquels se sont constitués les grands États bourgeois du cœur de l'Europe au siècle dernier. […] Avant d'étendre son réseau sur le globe tout entier, l’économie capitaliste a cherché à se créer un territoire d’un seul tenant dans les limites nationales d’un État […]. Aujourd'hui, (la phrase nationale) ne sert qu'à masquer tant bien que mal les aspirations impérialistes, à moins qu'elle ne soit utilisées comme cri de guerre, dans les conflits impérialistes, seul et ultime moyen idéologique de capter l’attention des masses populaires et de leur faire jouer le rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes" (Brochure de Junius).
Lors de la 1e guerre mondiale, les deux puissances mandataires avaient fait des promesses aux peuples assujettis alors sous la coupe du Sultan d’Istanbul. La Grande-Bretagne plus particulièrement avait laissé entrevoir des espoirs d’indépendance pour les Arabes, voire la formation d’une grande nation arabe (voir la correspondance McMahon-Hussein de 1915-1916), et avait réussi à fomenter une révolte des tribus arabes contre les Ottomans (co-dirigée par T.E. Lawrence, « Lawrence d’Arabie »). Mais d’autre part, pour l'Angleterre, la Palestine représentait une position stratégique entre le Canal de Suez et la future Mésopotamie britannique, vitale pour défendre son empire colonial, convoité par d'autres puissances. Dans cette perspective, la puissance britannique ne voyait pas d’un mauvais œil une colonisation « importée » d’europe constituant en quelque sorte une force de contrôle de la région, à l’instar des Boers en Afrique du Sud ou des protestants en Irlande. D’où la déclaration Balfour de 1917 qui exprimait l’engagement du gouvernement britannique en faveur d’un foyer national juif en Palestine (« the establishment in Palestine of a national home for the Jewish people »). D’ailleurs, une légion juive, le Zion Mule Corps, s’est battue au sein de l’armée anglaise pendant la Première guerre mondiale au Moyen-Orient. Bref, la « perfide Albion » jouait sur les deux tableaux.
A la fin de la guerre, la situation de la classe dirigeante palestinienne était fort précaire. Séparée de ses liens historiques avec la Syrie, elle était encore plus faible que les bourgeoisies arabes des autres régions. Ne disposant ni de base industrielle significative ni de capitaux financiers, à cause de son retard économique, elle ne pouvait compter que sur une mobilisation politico-militaire pour défendre ses intérêts. Dès 1919, lors d’un premier congrès national palestinien à Jérusalem. Les nationalistes palestiniens appelaient à l'inclusion de la Palestine comme « partie intégrante… du gouvernement arabe indépendant de Syrie au sein d'une Union arabe, libre de toute influence ou protection étrangère »[2]. La Palestine était envisagée comme faisant partie d’un État syrien indépendant, gouverné par Faysal, nommé par le conseil national syrien en mars 1920 roi constitutionnel de Syrie-Palestine : « Nous considérons la Palestine comme faisant partie de la Syrie arabe et elle n'en a jamais été séparée à aucun moment. Nous y sommes liés par des frontières nationales, religieuses, linguistiques, morales, économiques et géographiques"[3]. Des manifestations sont organisées dans toute la Palestine dès 1919 et en avril 1920, des émeutes font une dizaine de morts et près de 250 blessés à Jérusalem. Cependant le mouvement nationaliste fut rapidement réprimé par l’armée britannique en Palestine, tandis que les forces françaises écrasaient les forces du royaume arabe de Syrie en juillet 1920, n’hésitant pas à utiliser leur aviation pour bombarder les nationalistes. Déjà en Égypte en mars 1918, des manifestations des nationalistes égyptiens, mais aussi d’ouvriers et de paysans réclamant des réformes sociales, furent réprimées à la fois par l'armée britannique et par l'armée Égyptienne, tuant plus de 3000 manifestants. En 1920, l'Angleterre écrasa dans le sang un mouvement de protestation à Mossoul en Irak.
En même temps la classe dirigeante palestinienne, méprisée par ses consœurs syrienne, égyptienne ou libanaise et proclamant son autonomie dans un monde où il n'y avait plus de place pour un nouvel État-nation, était confrontée à une nouvelle « rivale » venue de l'extérieur. Comme conséquence du soutien de l'Angleterre à l’instauration d'un foyer juif en Palestine, le nombre d'immigrants juifs augmentait fortement et l'Angleterre utilise d’ailleurs dans un premier temps les nationalistes juifs à la fois contre son rival principal, la France et contre les nationalistes arabes. Ainsi, elle incita les sionistes à proclamer à la Société des Nations qu'ils ne désiraient en Palestine ni protection française (dans le cadre de la « Grande Syrie »), ni protection internationale, mais la protection britannique. En Palestine même, le financement de la bourgeoisie juive européenne et américaine permit d’étendre rapidement les colonies, ce qui amena des heurts de plus en plus violents avec les populations palestiniennes originelles sur le terrain. En 1922, au début du mandat britannique sur la Palestine, 85 000 habitants étaient juifs sur un total de 650 000 habitants recensés en Palestine, soit 12% de la population, contre 560 000 musulmans ou chrétiens. Suite à une immigration massive liée à un antisémitisme croissant en Europe centrale et en Russie, - une conséquence de la défaite de la vague révolutionnaire mondiale dans ces régions -, la population juive avait plus que doublé en 1931 (175 000). Elle va encore croître de près de 250.000 entre 1931 et 1936, de sorte qu’elle représente 30% de la population en 1939.
L’accroissement considérable de l’immigration juive en Palestine et la multiplication d’implantations rachetant des terres arabes et de quartiers juifs dans les villes sont exploités par les deux nationalismes pour aviver les tensions et pousser aux confrontations entre communautés. Les paysans et les ouvriers palestiniens, aussi bien que les ouvriers juifs, sont placés devant la fausse alternative de prendre position pour une fraction ou une autre de la bourgeoisie (palestinienne ou juive). C’était déjà clairement mis en évidence en 1931 dans la revue « Bilan », l’organe de la Fraction italienne de la Gauche communiste : « L'expropriation des terres, à des prix dérisoires a plongé́ les prolétaires arabes dans la misère la plus noire et les a poussés dans les bras des nationalistes arabes et des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie naissante. Cette dernière en profite, évidemment, pour étendre ses visées d'exploitation des masses et dirige le mécontentement des fellahs et prolétaires contre les ouvriers juifs de la même façon que les capitalistes sionistes ont dirigé́ le mécontentement des ouvriers juifs contre les Arabes. De ce contraste entre exploités juifs et arabes, l'impérialisme britannique et les classes dirigeantes arabes et juives ne peuvent que sortir renforcées »[4]. De fait, cette fausse alternative signifiait l'enrôlement des ouvriers sur le terrain des confrontations armées intercommunautaires uniquement dans l'intérêt de la bourgeoisie. Tout au long des années ’20 et ’30 des émeutes antijuives éclatent un peu partout en Palestine, causant de nombreux morts et blessés : en 1921 à Jaffa, puis lors les « massacres de 1929 » à Jérusalem [47], Hébron et Safed, avec des pillages et des incendies de villages juifs isolés, souvent entièrement détruits, et des attaques en représailles de quartiers arabes, causant la mort de 133 Juifs et de 116 Arabes.
Après ces émeutes, les Britanniques jouent au début des années ’30 la carte de la pacification envers les Arabes en limitant les forces d’auto-défense juives, mais les tensions et provocations persistantes entre communautés débouchent fin 1936 sur une large révolte des nationalistes palestiniens contre les forces britanniques et les communautés juives, qui durera plus de trois ans (jusqu’à la fin de l’hiver 1939). Face à cette explosion de la révolte arabe, les autorités communautaires juives imposent au début à la Haganah, la milice d’auto-défense juive, une politique de non-représailles et de retenue pour empêcher une flambée de violence. Mais au sein de ces forces d’auto-défense, l’appel grandit pour mener des représailles à la suite des attaques arabes qui se multiplient. En conséquence, l’Irgoun, une organisation armée liée à la droite sioniste, le « parti révisionniste » de V. Jabotinsky, décide de se lancer dans des attaques de représailles aveugles contre les Arabes, qui se transforment en fin de compte en une campagne de terreur contre terreur qui fera des centaines de morts dans la population arabe. Par ailleurs, la révolte arabe amène les Anglais à renforcer les forces paramilitaires sionistes (développement d’une police juive et d’unités spéciales juives – les « Special Night Squads » de la Haganah et le Commando Fosh).
En 1939 l'Irgoun se scinde en deux groupes et sa frange la plus radicale fonde le Lehi (aussi appelé « groupe Stern » ou « Stern gang »), qui lance une vague d'attentats qui visent aussi les Britanniques. De leur côté, à partir des années 1930, les insurgés arabes utilisent plutôt des méthodes de guérilla dans les zones rurales et des méthodes terroristes, telles des attentats à la bombe et des assassinats, plutôt dans les zones urbaines. Des groupes souvent de type jihadiste détruisent les lignes téléphoniques et télégraphiques puis sabotent l'oléoduc Kirkuk-Haïfa, assassinent des militaires et des membres de l’administration britannique et des juifs. Les Britanniques réagissent violemment surtout envers les actes de terrorisme arabes et entreprennent des actions de contre-terrorisme, comme le fait de raser des villages ou des quartiers arabes (comme à Jaffa en août 1936).
Finalement, la révolte arabe est un échec militaire et aboutit au démantèlement des forces paramilitaires arabes et à l'arrestation ou à l'exil de ses dirigeants (dont le grand mufti de Jérusalem Amin al-Husseini). Le bilan des affrontements est de plus de 5000 morts arabes, 300 juifs et 262 britanniques. La révolte mène aussi à des confrontations internes entre fractions de la bourgeoisie palestinienne, celle d’Amin al-Husseini attaquant les factions plus modérées, considérées comme des « traîtres » parce qu’elles ne sont pas assez nationalistes au goût des rebelles et parce qu’elles vendent des terres aux Juifs, assassinant les policiers arabes qui restent fidèles aux Britanniques. Ces actions ouvrent à leur tour un cycle de vengeance, menant à la création de milices villageoises arabes de contre-terrorisme et faisant à leur tour au moins un millier de morts. Début 1939, un climat de terreur intra-clanique et généralisée règne dans la population arabe et perdurera après la fin de la révolte.
Cependant, bien que vaincus militairement, les Arabes palestiniens obtiennent des concessions politiques majeures de la part des Britanniques (« Livre Blanc » de 1939), qui craignent le soutien de ceux-ci par les Allemands. L’Angleterre impose une limitation de l'immigration juive et du transfert de terres arabes à des Juifs, et promet la création d'un État unitaire dans les dix ans, dans lequel Juifs et Arabes partageront le gouvernement. Cette proposition est rejetée par la communauté juive et ses forces paramilitaires, qui se lancent à leur tour dans une révolte générale, temporairement gelée par l’éclatement de la 2e guerre mondiale.
Trop faibles pour agir autonomement pour fonder leur propre État-nation, la bourgeoisie sioniste juive tout comme la bourgeoisie arabe palestinienne ont dû rechercher l’appui de parrains impérialistes, qui, par leur ingérence, n’ont fait qu’attiser les flammes des confrontations.
Les factions dirigeantes palestiniennes, confrontées à l’écrasement par les Britanniques (et les Français) du mouvement nationaliste pour une grande Syrie et à l’afflux des colons juifs d’Europe, ne pouvaient que se tourner vers d’autres puissances impérialistes pour chercher un soutien contre leur rival sioniste. Ainsi, le mufti de Jérusalem a d’abord cherché un soutien auprès de l’Italie de Mussolini pour se tourner ensuite dans les année1930 vers l'Allemagne nazie, la grande rivale de la Grande-Bretagne. Dès Mars 1933 les responsables allemands en Turquie faisaient part aux autorités nazies du soutien du mufti à leur « politique juive ». Après l’échec de la révolte arabe de 1936-39 et la scission au sein de la bourgeoise arabe avec les plus modérées, les dirigeants nationalistes les plus radicaux, dont le grand mufti de Jérusalem, partent en exil et choisissent le camp de l’Allemagne nazie à la veille de l’éclatement de la Deuxième guerre mondiale. Après sa participation au soulèvement irakien contre les Britanniques en 1941, fomenté par les Allemands, le mufti finit par se réfugier en Italie et en Allemagne nazie dans l'espoir d'obtenir auprès d'elles l'indépendance des États arabes.
Dans le cas des factions dirigeantes juives, la situation est plus complexe, dans la mesure où des différences de politique apparaissent entre les factions de gauche et du centre d’une part et de la droite « révisionniste » de l’autre. L’Organisation Sioniste Mondiale, dominée par la gauche en alliance avec les centristes, fait le choix d’entretenir d’assez bonnes relations avec les Britanniques (au moins jusqu’en 1939) et de cautionner officiellement l’objectif d’un « Foyer national juif » sans se prononcer sur la question de l’indépendance ou de l’autonomie sous mandat britannique[5]. La droite irrédentiste, représentée par le Parti Révisionniste et l’Irgoun, au contraire, revendique immédiatement l’indépendance et prend donc ses distances par rapport aux Britanniques.
Dans cette logique, le leader charismatique de la droite ultranationaliste, Vladimir Jabotinsky, a d’ailleurs, dans la seconde moitié des années 1930, des relations cordiales avec des régimes dictatoriaux voire antisémites, comme les régimes polonais ou fasciste italien pour faire pression sur les Anglais. Ainsi, en 1936, le gouvernement polonais lance une campagne anti-juive de grande ampleur et pousse à l’émigration juive. Lorsqu’il indique officiellement en 1938 qu’il souhaite « une réduction substantielle du nombre des Juifs en Pologne »[6], Vladimir Jabotinsky décide alors d’engager le Parti Révisionniste dans un soutien au gouvernement polonais autoritaire qui ne cache pas son antisémitisme virulent. Son but est d’essayer de convaincre celui-ci de canaliser vers la Palestine les Juifs expulsés de Pologne. Par ailleurs, la collaboration des révisionnistes avec la Pologne a aussi un volet militaire : des armes et de l’argent sont versés à l’Irgoun et des officiers de l’Irgoun reçoivent en Pologne un stage d’entraînement militaire et de sabotage. La faction révisionniste compte d’ailleurs une aile ouvertement fascisante, d’abord incarnée dans le groupe des Birionim (un groupe fasciste sioniste fondé en 1931 par des radicaux du parti révisionniste) qui sympathise ouvertement avec Mussolini, et après la disparition de ceux-ci en 1943, elle a continué à exister à travers certains militants, comme Avraham Stern, cadre de l’Irgoun de la seconde moitié des années trente et fondateur du Lehi, qui est sympathisant des régimes fascistes européens et prendra contact avec l’Allemagne nazie. Pour cette aile fascisante du révisionnisme, l’Allemagne est sans doute un « adversaire », alors que l’occupant anglais est le véritable « ennemi » qui empêche l’instauration d’un État juif !
La logique implacable de l'impérialisme dans le capitalisme décadent devait inévitablement pousser les diverses factions bourgeoises en Palestine à rechercher l’appui de puissances étrangères et ne pouvait qu’instiller une multiplication d’intrigues impérialistes. Ainsi, le mouvement sioniste n'est devenu un projet réaliste qu'après avoir reçu le soutien machiavélique de l'impérialisme britannique qui espérait par ce biais mieux contrôler la région. Mais la Grande Bretagne, tout en soutenant le projet sioniste, menait aussi un double jeu : elle devait tenir compte de la très importante composante arabo-musulmane dans son empire colonial et avait donc fait toutes sortes de promesses à la population arabe de Palestine et du reste de la région. Quant au mouvement de « libération arabe », tout en s'opposant au soutien de la Grande Bretagne au sionisme, il n'était en aucune façon antiimpérialiste, pas plus que ne l'étaient les factions sionistes qui étaient prêts à s’attaquer à la Grande Bretagne, dans la mesure où ils ont tous recherché l’appui d’autres puissances impérialistes, telles l’impérialisme américain triomphant, l’Italie fasciste ou l’Allemagne nazie.
Dans un capitalisme historiquement en déclin et dominé par la barbarie croissante des affrontements impérialistes meurtriers, la seule perspective à défendre par les révolutionnaire était celle déjà défendue par Bilan en 1930-1931 : « Pour le vrai révolutionnaire, naturellement, il n'y a pas de question "palestinienne", mais uniquement la lutte de tous les exploités du Proche-Orient, arabes ou juifs y compris, qui fait partie de la lutte plus générale de tous les exploités du monde entier pour la révolte communiste »[7]. Pour les prolétaires arabes et juifs de Palestine, piégés dans les filets de la « libération de la nation », les années 1920 et 1930 sont de sinistres années de terreur, de massacres et de peur permanente sous les émeutes, les attaques, les représailles et contre-représailles des bandes de barbares et de terroristes « nationalistes » des deux bords.
Les organisations sionistes avaient catégoriquement rejeté les orientations du nouveau plan britannique (« Livre Blanc » de 1939), qui impliquait une limitation de l'immigration juive et du transfert de terres arabes à des Juifs, tout comme la création d'un État unitaire dans les dix ans. Cette opposition débouche après la Deuxième guerre mondiale sur une confrontation frontale avec la puissance mandataire. Les anglais instaurent un blocus naval des ports de la Palestine, pour empêcher les nouveaux immigrants juifs d'entrer dans en Palestine "mandataire", espérant ainsi apaiser la bourgeoisie palestinienne arabe. De leur côté, les sionistes utilisent la sympathie et la compassion mondiale envers le sort des milliers de réfugiés qui avaient échappé aux camps de concentration nazis pour faire pression sur les Anglais et forcer les portes de la Palestine pour l’ensemble des immigrants.
Cependant, en 1945, le rapport de force impérialiste, l'équilibre entre puissances impérialistes, avait changé : les Etats-Unis avaient consolidé leurs positions aux dépens d’une Angleterre qui, saignée à blanc par la guerre et au bord de la banqueroute, était devenue débitrice des Américains. Aussi, à partir de 1942, les organisations sionistes se tournèrent vers les Etats-Unis pour obtenir de ceux-ci un soutien à leur projet de création d'une patrie juive en Palestine. En novembre, le Conseil d'Urgence juif, réuni à New-York, rejeta le Livre Blanc britannique de 1936 et formula comme exigence première la transformation de la Palestine en État sioniste indépendant, ce qui allait directement à l'encontre des intérêts de l'Angleterre. Principales bénéficiaires de la chute de l'Empire ottoman après la Première Guerre mondiale, la France et l'Angleterre se retrouvaient dorénavant surpassés par les impérialismes américain et soviétique, qui visaient tous deux à réduire l’influence coloniale des premiers. Ainsi, l’URSS offrait son soutien à tout mouvement enclin à affaiblir la domination anglaise et, en conséquence, a fourni des armes à la guérilla sioniste via la Tchécoslovaquie. Les États-Unis, les principaux vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, s’attachaient eux aussi à réduire l'influence des pays « mandataires » au Moyen-Orient et ont donné des armes et de l'argent aux sionistes, alors que ces derniers combattaient leur alliée de guerre britannique.
Dès le vote d’un plan de partition de la Palestine à l’ONU fin novembre 1947, les affrontements entre organisations sionistes juives et arabes palestiniennes s’intensifient, tandis que les Britanniques, qui sont censés y garantir la sécurité, organisent unilatéralement leur retrait et n'interviennent que ponctuellement. Dans toutes les zones mixtes où vivent les deux communautés, à Jérusalem et Haïfa en particulier, attaques, représailles et contre-représailles de plus en plus violentes se succèdent. Les tirs isolés évoluent en batailles rangées ; les attaques contre le trafic se transforment en embuscades. Des attentats de plus en plus sanglants se produisent, auxquels répondent à leur tour des émeutes, des représailles et d'autres attentats.
Les organisations armées juives lancent une nouvelle campagne intensive d’attentats à la bombe particulièrement meurtrière contre les Anglais et aussi les Arabes. La succession d’attentats de part et d’autre est épouvantable, le 12 décembre 1947, l’Irgun fait exploser une voiture piégée à Jérusalem provoquant la mort de 20 personnes. Le 4 janvier 1948, le Lehi fait exploser un camion devant l’hôtel de ville de Jaffa abritant le quartier général d’une milice paramilitaire arabe, tuant 15 personnes et en blessant 80 dont 20 gravement. Le 18 février, une bombe de l’Irgoun explose dans le marché de Ramalah, provoquant la mort de 7 personnes et en blessant 45. Le 22 février, à Jérusalem, les hommes d’Amin al-Husseini organisent à l'aide de déserteurs britanniques un triple attentat à la voiture piégée qui vise les bureaux du journal The Palestine Post, le marché de la rue Ben Yehuda et l'arrière-cour des bureaux de l'Agence juive, faisant respectivement 22, 53 et 13 morts juifs ainsi que des centaines de blessés. Enfin, le massacre de villageois à Deir Yassin le 9 avril, commis par l'Irgoun et le Lehi fit entre 100 et 120 morts. Le « point d’orgue » de cette campagne a lieu le 17 septembre 1948, à Jérusalem, quand un commando du Lehi assassine le comte Folke Bernadotte, médiateur des Nations unies pour la Palestine ainsi que le chef des observateurs militaires de l'ONU, le colonel français Sérot. Sur les deux mois, décembre 1947 et janvier 1948, on compte près de mille morts et deux mille blessés. Fin mars, un rapport fait état de plus de deux mille morts et quatre mille blessés.
Dès janvier, sous l'œil indifférent des Britanniques, la guerre civile entre les communautés mène à des opérations qui prennent une tournure de plus en plus militaire. Des milices armées arabes entrent en Palestine pour soutenir les milices palestiniennes et attaquer les colonies de peuplement et les villages juifs. De son côté, la Haganah monte de plus en plus d’opérations offensives visant à désenclaver les zones juives en chassant les milices arabes, détruisant les villages arabes, massacrant des habitants et faisant fuir des centaines de milliers d’autres (au total, durant cette période et lors de la guerre israélo-arabe succédant à la déclaration de fondation de l’État d’Israël, près de 750.000 Palestiniens arabes fuiront leurs villages). Les pays arabes s’apprêtent à entrer en Palestine pour soi-disant « défendre leurs frères palestiniens ».
Le 15 mai 1948, le mandat britannique sur la Palestine s’achève et l'État d'Israël est proclamé le même jour à Tel Aviv. Moins de 24 heures plus tard, l'Égypte, la Syrie, la Jordanie et l'Irak lancent une invasion. La guerre qui durera jusqu’en mars 1949 coûtera la vie à plus de 6.000 soldats et civils juifs, 10.000 soldats palestiniens arabes et environ 5.000 soldats des différents contingents militaires arabes.
Si la bourgeoisie palestinienne avait été incapable de créer son propre État au moment de la disparition de l'empire ottoman à l'issue de la 1e Guerre mondiale, la proclamation de l'État d'Israël par les sionistes impliquait nécessairement que ce nouvel État ne pourrait survivre qu'en transformant son économie en une machine de guerre permanente, en étranglant ses voisins, en terrorisant et en déplaçant la majorité de la population palestinienne et surtout en cherchant des appuis impérialistes. Face à l'ancienne puissance "protectrice", la Grande-Bretagne, qui s’opposait initialement à la formation d'un État israélien pour ne pas porter atteinte à sa position envers le monde arabes, le nouvel État a pu s’appuyer sur les Etats-Unis, qui ont immédiatement soutenu la création de l'État d'Israël, et sur l’URSS, qui espérait que la formation d'un État israélien affaiblirait l'impérialisme britannique dans la région.
Les nationalistes palestiniens, incapables de faire front seuls contre l'État d'Israël nouvellement fondé, devaient eux aussi chercher des appuis parmi les ennemis de cet État, comme les bourgeoisies des pays voisins, la Jordanie, la Syrie, l'Égypte et l'Irak, qui envoient leurs troupes contre Israël. Cette guerre, la première d’une demi-douzaine de guerres et de nombreuses opérations militaires contre ses voisins auxquelles Israël a participé depuis 1948, dure de mai 1948 à juin 1949. En raison du mauvais équipement des troupes arabes, les forces israéliennes parviennent à repousser l'offensive et à non seulement conserver mais même élargir les territoires attribués aux sionistes par les Britanniques avant 1947. Au-delà des grandes déclarations de solidarité, les bourgeoisies arabes voisines, « venues au secours de leurs frères palestiniens », ont surtout joué leurs propres cartes impérialistes. Non seulement la Jordanie a occupé la Cisjordanie, et l'Égypte la bande de Gaza après la 1e guerre israélo-arabe de 1948, mais les États arabes tenteront également dans les années suivantes de mettre la main sur les différentes ailes des nationalistes palestiniens. Peu après sa création en 1964, l'Arabie saoudite a commencé à financer l'OLP ; l'Égypte a également essayé de récupérer le Fatah (le mouvement politique de l'OLP) ; la Syrie a créé le groupe As-Saiqa, l'Irak a soutenu le FLA (Front de libération arabe créé en 1969). Malgré tous les beaux discours sur la « nation arabe unie », les bourgeoisies des différents pays arabes sont en concurrence féroce les unes avec les autres et n’hésitent pas à utiliser et si besoin à sacrifier la population palestinienne pour leurs sordides intérêts.
Depuis le jour de sa fondation, l’État d’Israël a non seulement été impliqué dans des conflits bilatéraux permanents avec les Arabes palestiniens et ses voisins arabes, les affrontements qui l’impliquaient se sont toujours inscrits dans les dynamiques de confrontation impérialiste mondiales, dans la mesure où sa position stratégique le place au centre des oppositions régionales au Moyen-Orient mais aussi et surtout au cœur des affrontements planétaires entre grands requins impérialistes. Dans ce sens, l’État d’Israël jouera à partir de la fin des années 1950 le rôle de gendarme du bloc américain dans la région.
Le début de la Guerre froide entre le bloc américain et le bloc soviétique mettra le Moyen- Orient au centre des rivalités impérialistes. Après la Guerre de Corée (1950-53), qui constitua la première des grandes confrontations entre les deux blocs, la guerre froide s'est intensifiée et l'impérialisme russe a tenté d'accroître son influence dans les pays du "tiers monde" et ceci a donné une importance croissante au Moyen-Orient pour les dirigeants des deux blocs. Si au départ, les oppositions dans la région ont surtout permis aux États-Unis de « discipliner » leurs alliés européens, en les empêchant de poursuivre trop intensément leurs propres intérêts impérialistes dans la région (Opération franco-anglaise de 1956 à Suez et guerre israélo-égyptienne), le conflit au Moyen-Orient a évolué ensuite et pendant 35 ans dans le contexte de la confrontation Est-Ouest et la Palestine en a été un théâtre de confrontation central.
La guerre de 1948 n'a été que le début d'un cycle sans fin de conflits militaires. À partir des années 1950, face à l’incapacité des troupes de la Ligue arabe de vaincre leur ennemi nettement plus petit, mais mieux organisé et armé, une course aux armements s’engage, au cours de laquelle Israël reçoit des livraisons massives d'armes des États-Unis, et les rivaux arabes se tournent vers l'impérialisme soviétique qui tentera de manière persistante de s’implanter dans la région en soutenant le nationalisme arabe : l'Égypte, la Syrie et l'Irak qui s’unissent temporairement au sein d’une République Arabe Unie, deviennent pendant un certain temps des alliés du bloc de l’Est, qui appuie également en Palestine les fedayin palestiniens et l’Organisation de Libération de la Palestine. En 1968, les divers mouvements de résistance palestiniens se regroupent sous l'égide d'Arafat. Dans le contexte de la guerre froide, alors qu'Israël est un allié majeur des Etats-Unis, l'OLP doit nécessairement se tourner vers l'URSS et vers ses « frères arabes ». Cependant, derrière les grands discours sur « l’unité du peuple arabe », les États arabes ont tous une fois de plus engagé leurs troupes non seulement contre Israël, mais aussi contre les nationalistes palestiniens, qui agissent souvent comme une force de perturbation à l'intérieur de ces États. Ils n'ont jamais hésité à commettre des massacres similaires à ceux de la bourgeoisie israélienne contre les réfugiés palestiniens. Ainsi, en 1970, lors du "Septembre noir", 30 000 Palestiniens ont été tués en Jordanie par l'armée jordanienne. En septembre 1982, les milices chrétiennes libanaises, avec l'accord tacite d'Israël, ont pénétré dans deux camps palestiniens à Sabra et Chatila et ont massacré 10 000 civils.
Ces tentatives du bloc de l’Est de s’implanter dans la région se sont heurtées à une forte opposition des États-Unis et du bloc occidental, qui ont fait de l’État d’Israël un des fers de lance de leur politique. Le soutien des États-Unis à Israël a été une caractéristique permanente de tous les conflits dans la région, tout comme celui financier de l’Allemagne d’ailleurs[8]. Ce soutien n'est pas pour l’essentiel dû au poids considérable de l'électorat juif aux États-Unis ou à l'influence du "lobby sioniste" sur les dirigeants politiques américains. Si Israël ne dispose pas de ressources pétrolières significatives ni d'autres matières premières importantes, l’État revêt avant tout une importance stratégique majeure pour les États-Unis en raison de sa position géographique. D’autre part, dans sa confrontation avec une série de puissances impérialistes locales, Israël est financièrement et militairement totalement dépendant des États-Unis, de sorte que les intérêts impérialistes d'Israël l'ont contraint à rechercher la protection des États-Unis. Bref, jusqu'en 1989, les États-Unis ont toujours pu compter sur Israël comme bras armé. En outre, dans la série de guerres avec ses rivaux arabes - dont la plupart étaient équipés d'armes russes - l'armée israélienne a testé des armes américaines.
À la fin des années 1970 et au cours des années 1980, le bloc américain s’assure progressivement du contrôle global du Moyen-Orient et réduit progressivement l’influence du bloc soviétique, même si la chute du Shah et la “révolution iranienne” en 1979 privent non seulement le bloc américain d’un bastion important mais annoncent, à travers la venue au pouvoir du régime rétrograde des mollahs, l’expansion de la décomposition du capitalisme. Cette offensive du bloc américain « a pour objectif de parachever l’encerclement de l’URSS, de dépouiller ce pays de toutes les positions qu’il a pu conserver hors de son glacis direct. Cette offensive a pour priorité une expulsion définitive de l’URSS du Moyen-Orient, une mise au pas de l’Iran et la réinsertion de ce pays dans le bloc américain comme pièce importante de son dispositif stratégique »[9]. Dans cette politique offensive du bloc occidental, Israël jouera un rôle essentiel à travers les guerres israélo-arabes de 1967 (« guerre des Six jours ») de 1973 (« guerre du Kippour »), le bombardement et la destruction d’un réacteur nucléaire à Bagdad en 1981 et l’invasion du Liban en 1982. L’action militaire d’Israël conjuguée à la pression économique et militaire du bloc américain mène à une défaite des alliés du bloc de l’Est dans la région, le passage de l’Égypte, puis de l’Irak vers le bloc occidental et la forte réduction du contrôle de la Syrie sur le Liban.
Cependant, renforcée par l'apaisement des tensions avec l'Égypte, la bourgeoisie israélienne réaffirme en juillet 1980 le transfert de sa capitale nationale de Tel-Aviv à Jérusalem et l'incorporation de la vieille ville de Jérusalem (anciennement jordanienne) au territoire israélien. Depuis lors également, le gouvernement israélien a décidé d'accélérer la colonisation juive en Cisjordanie. Cela a exacerbé les tensions entre les bourgeoisies israélienne et palestinienne et depuis 1987 en particulier, la spirale de violence s’est fortement aggravée. Le signal est donné par la première Intifada (ou « soulèvement ») en 1987. En réponse à la répression croissante de l'armée israélienne en Cisjordanie et à Gaza, l'Intifada s'est traduite par une campagne massive de désobéissance civile, de grèves et de manifestations. Saluée par les gauchistes comme un modèle de lutte révolutionnaire, elle s’est toujours entièrement inscrite dans le cadre national et impérialiste du conflit israélo-arabe.
Si la première moitié́ du 20e siècle au Moyen-Orient a montré́ que la libération nationale était devenue impossible et que toutes les fractions des bourgeoisies locales étaient inféodés dans les conflits globaux que se livrent entre eux les grands requins impérialistes, la formation de l'État d'Israël en 1948 a marqué́ près de quarante ans d’une autre période d'affrontements sanglants, inscrits dans la confrontation impitoyable entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. Plus de soixante-dix années de conflits au Moyen-Orient ont irréfutablement illustré que le système capitaliste en déclin n'a rien d'autre à offrir que des guerres et des massacres et que le prolétariat n‘avait pas à choisir entre un camp impérialiste ou un autre.
Après l’implosion du bloc soviétique fin 1989, les années 1990 sont marquées par l’expansion spectaculaire des manifestations de la période de pourrissement sur pied du capitalisme et, dans ce cadre, le « rapport sur les tensions impérialistes » du 20e congrès du CCI constatait déjà en 2013 : « Le Moyen-Orient est une terrible confirmation de nos analyses à propos de l’impasse du système et de la fuite dans le “chacun pour soi ». Il les illustre effectivement de manière saisissante à travers les caractéristiques centrales de cette période :
Dans cette dynamique de confrontations croissantes au Moyen-Orient, L’État d’Israël a joué un rôle capital. Premier lieutenant des Américains dans la région, Tel-Aviv était appelée à être la clé de voûte d’une région pacifiée à travers les accords d’Oslo et de Jéricho-Gaza de 1993, un des plus beaux succès de la diplomatie américaine dans la région. Ceux-ci accordaient un début d’autonomie aux Palestiniens et les intégraient ainsi dans l’ordre régional conçu par l’Oncle Sam. Au cours de la seconde partie des années 1990 toutefois, après l’échec de l’invasion israélienne du Sud-Liban, la droite israélienne “dure” arrive au pouvoir (premier gouvernement Netanyahou de 1996 à 1999) contre la volonté du gouvernement américain qui soutenait Shimon Peres. La droite fera tout à partir d’alors pour saboter le processus de paix avec les Palestiniens :
La visite provocatrice du leader de l'opposition Ariel Sharon sur le Mont du Temple en septembre 2000 provoque une seconde Intifada, qui a vu une forte augmentation des attentats suicides contre les Israéliens. Dans cette même logique, le démantèlement unilatéral des colonies à Gaza par le gouvernement Sharon en 2004 n’était en rien un geste de conciliation, comme la propagande israélienne l’a présenté, mais au contraire le produit d’un calcul cynique pour geler ultérieurement les négociations sur le règlement politique du conflit : le retrait de Gaza « signifie le gel du processus politique. Et lorsque vous gelez ce processus, vous empêchez la création d’un État palestinien et toute discussion sur les réfugiés, sur les frontières et sur Jérusalem »[10]. D’ailleurs, les islamistes refusant l’existence d’un État juif en terre d’Islam, tout comme les sionistes messianiques un État palestinien en terre d’Israël, donnée par Dieu aux Juifs, ces deux factions sont donc des alliés objectifs dans le sabotage de la « solution à deux États ». Aussi, les fractions de droite de la bourgeoisie israélienne ont fait tout leur possible pour renforcer l’influence et les moyens du Hamas, dans la mesure où cette organisation était, comme eux, totalement opposée aux accords d’Oslo : les premiers ministres Sharon et Olmert ont interdit en 2006 à l’Autorité palestinienne de déployer à Gaza un bataillon supplémentaire de police pour s’opposer au Hamas et ont autorisé le Hamas à présenter des candidats aux élections en 2006. Lorsqu’en 2007, le Hamas a organisé à Gaza un coup de force pour « éliminer l’autorité palestinienne » et asseoir leur pouvoir absolu, le gouvernement israélien a refusé d’épauler la police palestinienne. Quant aux fonds financiers qataris dont le Hamas avait besoin pour pouvoir gouverner, l’État hébreux a permis leur transfert régulier vers Gaza sous la protection de la police israélienne.
La stratégie israélienne était claire : Gaza offerte au Hamas, l’Autorité palestinienne est affaiblie, avec un pouvoir limité en Cisjordanie. Netanyahou lui-même a ouvertement promu cette politique : « Quiconque veut contrecarrer la création d’un État palestinien doit soutenir le renforcement du Hamas et transférer de l’argent au Hamas. Cela fait partie de notre stratégie »[11] . L’État d’Israël et le Hamas, à des moments et avec des moyens différents, s’enfoncent dans une politique totalement irrationnelle du pire, qui accélère inévitablement le cycle de violence et de contre-violence et qui devait déboucher sur les massacres atroces d’aujourd’hui. De fait, l’actuelle boucherie de Gaza s'inscrit dans la continuité de toute une série d'attaques et de contre-attaques menées par le Hamas et l'armée israélienne :
Juin 2006 - Le Hamas capture Gilad Shalit, conscrit de l'armée israélienne, lors d'un raid transfrontalier depuis Gaza, ce qui provoque des raids aériens et des incursions israéliennes.
Décembre 2008 - Israël lance une offensive militaire de 22 jours à Gaza après que des roquettes ont été tirées sur la ville de Sderot, dans le sud d'Israël. Environ 1 400 Palestiniens et 13 Israéliens sont tués avant qu'un cessez-le-feu ne soit conclu.
Novembre 2012 - Israël tue le chef d'état-major du Hamas, Ahmad Jabari, suivi de huit jours de raids aériens israéliens sur Gaza.
Juillet août 2014 - L'enlèvement et le meurtre de trois adolescents israéliens par le Hamas déclenchent une guerre de sept semaines.
Privée d’une structure étatique classique et des moyens financiers permettant la mise sur pied d’une armée structurée capable de rivaliser avec Tsahal, la bourgeoisie palestinienne a toujours dû recourir à des attaques terroristes, comme d’ailleurs l'ont fait les sionistes avant la proclamation de l'État d’Israël. Dès le début, l'OLP a appliqué des tactiques terroristes qui devaient nécessairement faire le plus grand nombre de victimes parmi les civils, tels des enlèvements, des liquidations, des détournements d'avions, des attaques contre des équipes sportives (massacre de l’équipe olympique israélienne aux Jeux olympiques de Munich en 1972). Depuis lors, les attentats suicides se sont multipliés. Commis par de jeunes Palestiniens désespérés, ils ne visent pas des cibles militaires, mais cherchent uniquement à semer la terreur parmi les civils israéliens dans des discothèques, des supermarchés, des autobus. Ils sont l’expression d'une impasse totale, du désespoir et de la haine. Les massacres du 7 octobre 2023 s'inscrivent dans la continuité de cette politique, mais à un niveau plus élevé encore de brutalité et de destruction.
La dérive terrifiante actuelle doit aussi être appréhendée dans la continuité de la politique irresponsable menée par le populiste Trump dans la région. En concordance avec la priorité accordée à l’endiguement de l’Iran, Trump a mené une politique d’appui inconditionnel à cette politique de la droite israélienne, en fournissant à l’État hébreu et à ses dirigeants respectifs des gages de soutien indéfectible sur tous les plans : fourniture d’équipements militaires dernier cri, reconnaissance de Jérusalem-Est comme capitale et de la souveraineté israélienne sur le plateau syrien du Golan. Il a appuyé la politique d’abandon des accords d’Oslo, de la solution des « deux États » (israélien et palestinien) en « terre sainte ». L’arrêt de l’aide américaine aux Palestiniens et à l’OLP et la négociation des « accords d’Abraham », une proposition d’un « big deal » impliquant l’abandon de toute revendication de création d’un État palestinien et l’annexion par Israël de larges parties de la Palestine en échange d’une aide économique américaine « géante », visait essentiellement à faciliter le rapprochement de facto entre les comparses saoudien et israélien : « Pour les monarchies du Golfe, Israël n’est plus l’ennemi. Cette grande alliance a débuté depuis bien longtemps en coulisses, mais n’a pas encore été jouée. Le seul moyen pour les Américains d’avancer dans la direction souhaitée est d’obtenir le feu vert du monde arabe, ou plutôt de ses nouveaux leaders, MBZ (Émirats) et MBS (Arabie) qui partagent la même vision stratégique pour le Golfe, pour qui l’Iran et l’islam politique sont les menaces principales. Dans cette vision, Israël n’est plus un ennemi, mais un potentiel partenaire régional avec qui il sera plus facile de contrecarrer l’expansion iranienne dans la région. […] Pour Israël, qui cherche depuis des années à normaliser ses relations avec les pays arabes sunnites, l’équation est simple : il s’agit de chercher une paix israélo-arabe, sans forcément obtenir la paix avec les Palestiniens. Les pays du Golfe ont de leur côté revu à la baisse leurs exigences sur le dossier palestinien. Ce “plan ultime” […] semble aspirer à établir une nouvelle réalité au Moyen-Orient. Une réalité fondée sur l’acceptation par les Palestiniens de leur défaite, en échange de quelques milliards de dollars, et où Israéliens et pays arabes, principalement du Golfe, pourraient enfin former une nouvelle alliance, soutenue par les États-Unis, pour contrecarrer la menace de l’expansion d’un empire perse moderne »[12]. Cependant, comme nous le soulignions déjà en 2019, ces accords, qui étaient une pure provocation au niveau international (abandon d’accords internationaux et de résolutions de l’ONU) comme régional, ne pouvaient que réactiver à terme la pomme de discorde palestinienne, instrumentalisée par tous les impérialismes régionaux (l’Iran bien sûr, mais aussi la Turquie et même l’Égypte) contre les États-Unis et leurs alliés. De plus, ils ne pouvaient qu’enhardir le comparse israélien dans ses propres appétits annexionnistes et qu’intensifier les confrontations, par exemple avec l’Iran : « Ni Israël, hostile au renforcement du Hezbollah au Liban et en Syrie, ni l’Arabie Saoudite ne peuvent tolérer cette avancée iranienne »[13]. Les accords d’Abraham ont irrémédiablement semé les graines de la tragédie actuelle de Gaza.
La fuite en avant des fractions de droite de la bourgeoisie israélienne au pouvoir – plus spécifiquement des gouvernements Netanyahou successifs de 2009 à aujourd’hui - dans le suivi de leur propre politique impérialiste s’oppose de plus en plus ouvertement aux intérêts des factions les plus responsables à Washington et constitue une caricature de la gangrène de la décomposition qui ronge l’appareil politique des bourgeoisies. Les oppositions entre les différentes factions politiques en Israël sur la politique à mener, les oppositions entre Netanyahou et son ministre de la défense ou les chefs de Tsahal, l'affrontement ouvert entre Netanyahou et l'actuelle administration américaine sur la conduite de la guerre induisent une dose importante d'incertitude et d’irrationalité sur la suite de la guerre, d’autant plus que l’ombre d’un retour possible de Trump à la présidence américaine plane sur le Moyen-Orient, qui donnerait carte blanche aux politiques de guerre israéliennes et mettrait ainsi fin à tout espoir de voir les États-Unis imposer une certaine forme de stabilité dans la région.
Une fois de plus, c'est la classe ouvrière qui a le plus souffert des conséquences de la politique impérialiste des classes dirigeantes. Les travailleurs israéliens et palestiniens sont confrontés en permanence à la terreur quotidienne des attaques terroristes palestiniennes et des raids et frappes aériennes de l'armée israélienne. Si la terreur sans fin déclenchée par leurs classes dirigeantes a créé une profonde détresse parmi la plupart des travailleurs, le nationalisme de leurs dirigeants empoisonne également leur esprit. La classe dirigeante des deux côtés fait tout pour attiser le nationalisme et la haine contre l'autre.
Sur le plan matériel, les travailleurs des deux côtés du conflit impérialiste souffrent énormément du poids écrasant de la militarisation. Les travailleurs israéliens sont enrôlés pour 30 mois (hommes) et 24 mois (femmes). Le poids de l'économie de guerre israélienne a accru la misère des travailleurs israéliens. Les travailleurs palestiniens, s'ils ont la chance de trouver un emploi, reçoivent des salaires très bas. Plus de 80% de la population vit dans la plus grande misère. La seule perspective pour la plupart de leurs enfants est d'être victimes des balles et des bulldozers israéliens. Et s'ils protestent contre leur sort, l'Autorité palestinienne et la police du Hamas se tiennent prêtes à exercer leur répression contre eux.
Un siècle de conflit impérialiste autour d'Israël ont montré que ni les travailleurs israéliens ni les travailleurs palestiniens ne peuvent gagner quoi que ce soit en soutenant leur propre bourgeoisie. Alors que l'État israélien n'a survécu que par la terreur et la destruction, la création d'un État palestinien proprement dit ne signifierait qu'un nouveau cimetière pour les travailleurs israéliens et palestiniens. Aussi, cet appel à un État palestinien est un slogan totalement réactionnaire que les communistes doivent rejeter.
Il est absolument vital pour les communistes d'être clairs sur les perspectives de la classe ouvrière. Alors que tous les gauchistes ont présenté l'Intifada de 1987 et les suivantes comme une révolte sociale pouvant mener à la libération, ces luttes n'ont en réalité été que l'expression du désespoir, les flammes étant allumées par les nationalistes. Dans toutes ces confrontations avec l'État israélien, les travailleurs palestiniens ne se battent pas pour leurs intérêts de classe, mais servent uniquement de chair à canon pour leurs dirigeants palestiniens nationalistes.
En revanche, il y a eu quelques réactions combatives occasionnelles de travailleurs palestiniens luttant pour leurs intérêts de classe en 2007 et à nouveau en 2015, les travailleurs du secteur public de Gaza se sont mis en grève contre l'administration du Hamas pour des salaires impayés. Il en va de même en Israël, avec une histoire de grèves contre l'augmentation du coût de la vie, comme celle des dockers en 2018 et celle des travailleurs des crèches en 2021. En 2011, lors des manifestations et assemblées de protestation contre la crise du logement en Israël, il y a même eu de timides signes de rapprochement entre travailleurs israéliens et palestiniens pour discuter de leurs intérêts communs. Mais encore et toujours, le retour au conflit militaire a eu tendance à étouffer ces expressions élémentaires de la lutte des classes.
Les communistes doivent être clairs sur la nature et l'effet du nationalisme dans la violence quotidienne. Mais en outre, nous avons vu comment les campagnes de soutien à l'un ou l'autre camp dans le récent conflit ont créé de véritables divisions dans la classe ouvrière des centres du capitalisme. Précisément au moment où la classe ouvrière sort d'années de passivité et de résignation, les rues des villes des pays centraux du système ont été occupées par des manifestations pour la Palestine libre ou "contre l'antisémitisme" qui appellent bruyamment les travailleurs à abandonner leurs intérêts de classe et à prendre parti dans une guerre impérialiste.
Si la population juive d'Europe a été l'une des principales victimes du régime génocidaire nazi, la politique de l'État israélien montre pour sa part que ces crimes barbares ne sont pas une question de race ou d'appartenance ethnique et religieuse. Aucune faction de la bourgeoisie n'a le monopole de l'épuration ethnique, du déplacement de populations, de la terreur et de l'anéantissement de groupes ethniques entiers. En réalité, les "mécanismes de défense" de l'État israélien et les méthodes de guerre palestiniennes font partie intégrante de la barbarie sanglante, pratiquée par tous les régimes dans le capitalisme pourrissant.
R. Havanais / 15.07.2024
[1] Cf. Notes sur l’histoire des conflits impérialistes au Moyen-Orient, 1ère partie, Revue internationale 115, 2003.
[2] « From Wars to Nakbeh: Developments in Bethlehem, Palestine, 1917-1949, Adnan A. Musallam » [archive du 19 juillet 2011 [48]] (consulté le 29 mai 2012)
[3] Meir Litvak, Palestinian Collective Memory and National Identity, Palgrave Macmillan [49], 2009
[4] Bilan n° 31 (Juin-juillet 36) ; Cf. « Le conflit Juifs/Arabes: La position des internationalistes dans les années 1930 » (Bilan n°30 et 31), Revue internationale, 110, 2002.
[5] L’indépendance ne sera revendiquée officiellement qu’en mai 1942, à la conférence de Biltmore
[6] Programme politique de l’OZON, le parti au pouvoir en Pologne, mai 1938, rapporté dans Marius Schatner, Histoire de la droite israélienne, Éditions Complexe, 1991, page 140.
[7] Bilan n° 31 (Juin-juillet 36) ; Cf. « Le conflit Juifs/Arabes : La position des internationalistes dans les années 1930 (“Bilan” n°30 et 31), Revue internationale, 110, 2002.
[8] Peu après la création d'Israël, l'Allemagne a commencé à le soutenir financièrement avec un "fonds de compensation" annuel d'un milliard de DM par an.
[9] “ [50]Résolution sur la situation internationale, 6e [50] congrès du CCI” [50], Revue internationale n° 44, 1986.
[10] Dov Weissglas, conseiller proche du premier ministre Sharon, dans le quotidien Haaretz, le 8 octobre 2004. Cité dans Ch. Enderlin, « [51]L [51]’ [51]erreur stratégique d’ [51]Israël [51]» [51], Le Monde diplomatique, janvier 2024.
[11] Netanyahou aux députés du Likoud le 11 mars 2019, propos rapportés par le quotidien israélien Haaretz du 9 octobre dernier.
[12] Extrait du quotidien libanais L’Orient-Le Jour, 18 juin 2019.
Entre le 20 et le 26 mai, s’est déroulée à Prague une « semaine d’action » autour du thème : « Ensemble contre les guerres capitalistes et la paix capitaliste » ayant réuni des groupes et des individus d’un certain nombre de pays incluant la Russie, l’Ukraine, la Bulgarie, la Serbie, la République tchèque, la Hongrie, la Suisse, l’Espagne, l’Italie, la Grande-Bretagne, l’Argentine… La majorité des invités étaient composés de groupes anarchistes, ouvriéristes, ou conseillistes ayant pris une position internationaliste contre la guerre entre la Russie et l’Ukraine et, malgré de nombreuses hésitations et confusions, contre les autres guerres ravageant la planète.(1) Le comité d’organisation de l’événement, qui semble inclure deux groupes existant principalement en République Tchèque), Tridni Valka (« Guerre de Classe ») et l’Anti-Militarist Initiative (AMI), a déclaré dans une interview(2) avoir fait le choix délibéré de ne pas inviter les principaux groupes de la Gauche communiste, qui, selon eux, ne sont pas intéressés par le débat, mais seulement à la création d’un « Parti de masse » selon les principes bolchéviks. Toutefois, le CCI y a envoyé une délégation, tout comme la Tendance Communiste Internationaliste. Étaient aussi présents des camarades proches du groupe Bordiguiste publiant Programma communista. Les événements de cette semaine n’étaient pas tous restreints à ceux y étant formellement invités, et nous pensons que l’émergence de cette opposition à la guerre impérialiste est l’expression de quelque chose de profond qui se passe au sein de la classe ouvrière et que les communistes ont une responsabilité très claire à prendre part au processus de clarification des objectifs du prolétariat et de combattre ses illusions.
Mais si une forte participation d’éléments cherchant des positions internationalistes est une chose positive, et si leur concentration physique à Prague a permis de développer des contacts et des discussions en marge de l’événement « officiel », il faut reconnaître que ce dernier était très mal organisé et chaotique, malgré les efforts encourageants de la part d’une majorité des participants pour prendre en charge son déroulement.
L’un des facteurs de ce désordre est la profonde division que connaît le mouvement anarchiste en République tchèque. Lors du week-end de la « semaine d’action », une foire aux livres anarchiste était organisée par la Fédération Anarchiste (FA) Tchèque, laquelle défendait ouvertement l’effort de guerre ukrainien et la formation d’unités anarchistes au sein de l’armée ukrainienne. Cette foire aux livres a déclaré prendre ses distances avec la semaine d’action et la FA tchèque a publié un tract dénonçant ses participants comme étant des « anarcho-poutinistes ». Le comité d’organisation a fait remarquer que ces anarchistes pro-guerre se sont livrés à un certain nombre de provocations contre les internationalistes. Plus grave, le comité les suspecte d’avoir informé les autorités du lieu où le congrès anti-guerre devait se tenir le week-end et les objectifs réels de ce dernier, forçant l’organisation à annuler la réservation et trouver un nouvel endroit au dernier moment.
Cependant, la nature chaotique de la "Semaine d'action" ne peut être entièrement imputée aux machinations des anarchistes pro-guerre. Le principe même d’une semaine d’action et les méthodes de ses organisateurs présentaient déjà profondément erronés.
Selon nous, le premier besoin de ceux cherchant une réelle pratique internationaliste aujourd’hui est la discussion et la clarification politique de questions fondamentales : le fondement historique de la poussée du capitalisme vers la guerre et la destruction ; la contre-tendance de la classe ouvrière luttant pour ses intérêts propres contre la crise économique malgré la propagande en faveur de l’union nationale ; la continuité des traditions internationalistes que nous a légué la gauche de Zimmerwald. Bien que certaines rencontres annoncées comme faisant partie de la semaine d’action pouvaient contenir des thèmes menant à la réflexion (comme la relation entre la paix capitaliste et la guerre capitaliste, la signification du défaitisme révolutionnaire, etc), l’idée même d’une « semaine d’action » ne peut qu’encourager une approche immédiatiste et activiste, prévalant sur un grand nombre de participants. Cela a été mis en évidence par certains sujets de discussion comme « comment peut-on aider les déserteurs ? », ou « comment peut-on saborder l’effort de guerre ? », etc. Mais les conséquences pernicieuses de cette focalisation autour de l’activisme sont mieux illustrées par certains des principaux événements de la semaine :
- Le premier événement de la semaine, ayant eu lieu le lundi 20, était une manifestation devant le siège de la société STV, société fournissant du matériel à l’armée israélienne. Bien que les organisateurs insistaient sur le fait que la manifestation n’était pas un appel à soutenir le nationalisme palestinien, le nombre de personnes portant un drapeau palestinien ne pouvait que la faire paraître comme un prolongement des manifestations pro-palestiniennes ayant lieu à travers le monde, notamment dans les universités des États-Unis ou en Europe. Tout aussi important : alors que le comité d’organisation semblait absent, le petit nombre de participants à la « semaine d’action » qui y ont pris part se sont vite rendu compte qu’il s’agissait d’une manifestation illégale et ont vu leurs pièces d’identité relevées par la police. La majorité étant de nationalité étrangère, cela aurait pu conduire à leur expulsion.
- Le mercredi 22, jour où la délégation du CCI est arrivée, une discussion était organisée autour de la guerre capitaliste et la paix capitaliste. Cette réunion a débuté avec plus d’une heure et demie de retard. Il y a eu d’abord une présentation organisée par un camarade de l’Anti-Militarist Initiative, puis la possibilité pour les participants d’intervenir dans les discussions qui ont suivi. Mais cette réunion n’était pas présidée, aucune note n’a été prise, et aucune conclusion formelle tirée, bien qu’un camarade du CCI a tenté de résumer les points importants de la discussion, notamment la division entre l’activisme et une approche à long terme fondée sur le mouvement réel de la classe ouvrière.
- Le jeudi, il était prévu d’organiser un événement « desserts pour les déserteurs » dans un parc près du centre de la ville : des gâteaux et des collations seraient vendus et les bénéfices utilisés pour aider les déserteurs de la guerre en Ukraine. Un certain nombre de personnes présentes le jour précédent sont venues, mais il n’y avait pas de gâteau. Les observations sur le niveau de désorganisation ont commencé à se propager et une réunion improvisée a eu lieu.
- Le vendredi, une manifestation était prévue, mais suite au fiasco du lundi, les participants, dont la sécurité avait déjà été compromise, ne souhaitaient pas participer à une marche n’étant pas l’expression d’un mouvement plus large et qui les exposeraient à d’autant plus de surveillance de la part de la police.(3) Cette position a été unanimement soutenue lors de l’assemblée, et il a été décidé que la priorité pour le jour suivant serait l’organisation de réunions ayant pour objectif de développer de véritables discussions. Un nouveau comité d’organisation a été mis en place et chargé de trouver un endroit où tenir cette réunion. Une fois encore, aucun signe du comité d’organisation officiel, mis à part les camarades de l’IAM qui semblaient plutôt agir comme intermédiaires.
Le vendredi, l’annonce de l’abandon du lieu initialement prévu où devait se tenir le « Congrès » le samedi et le dimanche, événement culminant de la semaine d’action, a semé encore plus de confusion. Mais le comité d’organisation « officieux » a réussi à trouver un lieu adéquat, à l’extérieur d’un café, et une discussion plutôt bien organisée a pu se tenir dans l’après-midi et le début de soirée. La tenue de cette « assemblée auto-organisée » est un pas en avant important compte tenu du désordre extrême de l’événement jusqu’alors, comme un petit reflet du besoin plus large que la classe ouvrière prenne les choses en main en son sein et crée la possibilité de débattre et de prendre ses propres décisions. Un ordre du jour a été établi avec comme point d’accord la nécessité de discuter de la situation globale à laquelle fait face la classe ouvrière. Le CCI a souligné la spirale des guerres et des catastrophes écologiques s’étendant sur toute la surface de la planète, la nécessité de comprendre que les guerres actuelles font partie de ce processus, la nécessité de clarifier que les guerres au Moyen-Orient sont de même nature que la guerre en Ukraine. Ayant mentionné la veille que l’un des groupes invités à cette semaine, l’Anarchist communiste groupe (ACG), est tombé dans le piège du soutien aux campagnes de boycott anti-Israéliens, nous avons montré que le fiasco de la manifestation du lundi illustrait les dangers de ce genre d’activisme irréfléchi. Nous avons aussi répété l’argument selon lequel le véritable mouvement contre la guerre est moins susceptible de provenir des prolétaires d’Israël, de Gaza, ou d’Ukraine, qui ont connu une grave défaite, mais des travailleurs des pays capitalistes centraux qui ont déjà démontré leur refus de payer les effets indirects de la guerre (inflation, etc). Mais que la capacité de la classe ouvrière à comprendre le lien entre les attaques contre ses conditions de vie et la dynamique guerrière prendrait du temps à se développer et ne pourrait s’accélérer en se substituant à elle avec de petits groupes.
Dans ce débat, et celui du jour suivant, on pouvait remarquer une convergence entre les interventions du CCI et de la TCI, qui se sont rencontrés plus d’une fois pour comparer leurs notes sur l’évolution des discussions.(4) Étant donné que les délégations des deux groupes jouaient un rôle manifestement constructif dans les discussions et l’organisation des réunions (incluant le fait qu’un membre de la TCI a accepté de prendre part au comité d’organisation officieux), il n’y avait aucun signe d’hostilité, chez les participants, aux groupes de la Gauche communiste, contrairement à ce qui a été ouvertement affiché par le comité d’organisation officiel.
Cela ne signifie en aucun cas que l’assemblée avait adopté les positions de la Gauche communiste. Malgré l’accord initial sur la nécessité de comprendre la situation globale avant d’entamer une discussion sur « que faire », les efforts menés étaient constamment entravés par des spéculations autour des possibles actions que nous pourrions mener dès le lendemain pour bloquer le cheminement vers la guerre (réseaux de contre-informations, aides aux déserteurs, etc). La question de la lutte de classe comme seule alternative à la guerre et la destruction était mise en suspension par ces spéculations. Il n’a pas non plus été possible de développer la discussion autour d’un point clé de l’ordre du jour : que signifie le « défaitisme révolutionnaire » dans cette période, le CCI ayant de sérieuses critiques vis-à-vis de ce slogan,(5) mais qui devront attendre d’être évoquées à d’autres occasions.
Puis une nouvelle perturbation est survenue. Le vendredi soir, un groupe d’individus, affirmant être non pas le comité d’organisation officiel, mais leur porte-parole, est arrivé à la réunion en annonçant un nouveau lieu pour le « Congrès » de samedi et dimanche. Malheureusement, celui-ci ne serait suffisamment grand que pour accueillir 25 à 30 personnes, bien que le double ait participé à la réunion du vendredi. Cela signifiait, sans aucun doute, l’exclusion de ceux n’ayant pas été invités (notamment les groupes de la Gauche communiste, ou « bolchéviks », qui, selon des dires venant vraisemblablement du comité d’organisation officiel, auraient pris le pouvoir de l’assemblée auto-organisée).(6) Aucun des participants à la réunion du vendredi n’était en faveur d’une telle exclusion et un manque de confiance considérable a été exprimé à l’encontre du comité d’organisation officiel, qui refusait toujours de se montrer ouvertement. Dans une déclaration sur le site officiel de l’événement, ils prétendent qu’il s’agirait là d’une procédure normale de sécurité, mais cela n’a pas convaincu les camarades dont la sécurité avait déjà été compromise par les plans inconsidérés du comité lors de cette semaine.
Cela a aggravé les divisions. Le samedi, certains individus ayant participé aux discussions du vendredi ont choisi de se rendre sur le nouveau lieu « officiel », mais la majorité des « auto-organisateurs » ont décidé de rester ensemble et de se rencontrer de nouveau le jour suivant. Cela signifiait qu’il fallait chercher un lieu, et celui ayant été trouvé n’était pas aussi approprié que celui du vendredi. À ce jour, nous n’avons que peu d’informations sur ce qui s’est passé au nouveau lieu officiel, bien que l’Anarchist Communist Network ait écrit un article [53] à propos de la semaine dans son entièreté qui contenait quelques informations sur les discussions qui y ont eu lieu.
Concernant la position du comité officiel sur la sécurité, nous devons souligner que Tridni Valka revendique une certaine continuité avec le Groupe communiste internationaliste, bien qu’il y ait eu quelques désaccords non spécifiés entre eux dans le passé, et que le GCI n’existe plus. Le GCI était un groupe ayant connu une trajectoire très dangereuse et destructrice, allant jusqu’à flirter avec le terrorisme, ce qui représentait un danger très sérieux à l’ensemble du mouvement révolutionnaire.(7) Il s’agissait d’une démarche de groupe clandestin que Tridni Valka semble avoir adoptée et qui a certainement contribué à la désorganisation de cette semaine et le manque de confiance de la part des participants qui s’est développé envers eux.
Face à cette litanie de divisions et de désordres, il y avait un sentiment, parmi les participants de « l’assemblée auto-organisée », que les événements de cette semaine devaient déboucher sur quelque chose, ne serait-ce que la possibilité de poursuivre les discussions et d’aborder les nombreuses questions qui n’avaient pas trouvé réponse. Le dimanche, une dernière réunion dans un parc était organisée pour décider de la suite des événements. La fatigue et la division avaient réduit le nombre de participants à cette réunion, bien qu’elle inclût tout de même certains éléments ayant été les plus constructifs dans les discussions jusqu’alors. Un groupe de contacts par téléphone a été mis en place, mais cela ne peut constituer un moteur pour développer de réelles discussions, la décision a donc été prise de mettre en place un site web sur lequel tous les éléments ayant participé pourraient publier leurs contributions (dont ceux qui ont participé au congrès « officiel » le week-end). Les camarades proches de Programma ont aussi proposé un bref « engagement pour la guerre de classe », qui était une prise de position très générale sur l’opposition aux guerres impérialistes. La majorité des personnes présentes ont voté en faveur de cette proposition.(8) La délégation du CCI ne pouvait pas la signer, en partie car elle contenait des formulations et des slogans avec lesquels nous sommes en désaccord, mais principalement parce que nous ne pensons pas que les discussions lors des différentes réunions aient atteint un niveau d’homogénéité suffisant pour qu’une telle déclaration commune soit publiée. À la place, nous étions en faveur de la publication d’un rapport sur les événements de la semaine, ainsi que des réflexions et observations effectuées par les différents groupes et individus. En outre, le site pourrait rassembler et publier des informations à propos des guerres actuelles qui seraient difficilement trouvables ailleurs. Nous verrons si ce projet se concrétise.
Malgré toutes ses faiblesses et lacunes, il était important d’avoir pris part à cet événement. Le « mouvement réel » contre la guerre s’exprime aussi par des minorités en quête de clarté, et bien que nous soyons opposés à la formation d’alliances prématurées ou de fronts avec des groupes portant toujours en eux la confusion de l’activisme ou du gauchisme, il est absolument vital pour les groupes de la Gauche communiste d’être présents lors de tels rassemblements, en gardant leur indépendance politique et en utilisant la lutte historique du mouvement ouvrier et l’indispensable lucidité de la méthode marxiste pour pousser à la clarification.
Une suite à cet article sera dédiée aux leçons politiques que nous tirons de cet évènement.
Amos, juin 2024
1 Une liste complète des groupes invités est disponible sur ce site : https://actionweek.noblogs.org/ [54]
2 « Interview with the organising committee of the Action Week », dans la revue Transmitter.
3 Selon le comité d’organisation officiel, la marche était annulée car le comité avait besoin de temps pour trouver un nouveau lieu pour le week-end. Mais cette explication ignore les raisons réelles du refus de participer à cette marche, raisons politiques et de sécurité.
4 En raison des positions internationalistes et traditions partagées entre les groupes de la Gauche communiste, le CCI propose depuis des décennies des appels communs contre la guerre impérialiste à ces groupes, dont ceux sur la guerre en Ukraine ou à Gaza. Malheureusement, la TCI n’a, aujourd’hui encore, jamais accepté qu’une telle déclaration renforcerait la défense du principe fondamental de la classe contre la guerre impérialiste. En amont de la semaine d’action, nous avons proposé à la TCI que nos deux groupes puissent, autant que possible, travailler ensemble pendant l’événement.
5 Voir, par exemple, notre brochure : Nation ou classe [55]
6 L’idée initiale concernant le Congrès était que le samedi serait un événement public, mais que le dimanche serait restreint aux seuls groupes invités.
7 « Comment le Groupe Communiste Internationaliste crache sur l’internationalisme prolétarien [56] », publié sur le site du CCI (2007).
8 La délégation de la TCI n’était pas présente lors de cette réunion, mais ils nous ont dit la veille qu’ils ne la signeraient pas non plus.
Fin février 2022, la CCI a proposé aux autres groupes de la Gauche communiste une déclaration commune internationaliste contre la guerre impérialiste en Ukraine. Ces groupes sont les descendants actuels du seul courant politique prolétarien qui a combattu à la fois les camps impérialistes fascistes et démocratiques lors de la 2nde Guerre mondiale et donc le seul à pouvoir revendiquer encore aujourd'hui une continuité en paroles et en actes avec l'internationalisme prolétarien.
Dans les deux années qui ont suivi cette déclaration, le CCI a également proposé un "Appel" similaire aux mêmes groupes concernant la guerre à Gaza qui a éclaté à la fin de l'année 2023. (Par souci de concision, nous les appellerons toutes deux des déclarations conjointes).
Quelles leçons pouvons-nous tirer de cette initiative qui peuvent nous guider dans une période où le carnage impérialiste va inévitablement augmenter et s'étendre ?
Sur les 6 groupes interrogés, deux ont approuvé la déclaration commune proposée et un groupe, le PCI (Corée), dont les origines ne sont pas dans la gauche communiste, l'a soutenue.
À première vue, ces initiatives internationalistes du CCI ne semblent pas avoir été un succès puisqu'elles n'ont pas conduit à une réponse unie de l'ensemble ou même de la majorité des courants de la gauche communiste, une réponse qui aurait fourni un phare d'internationalisme authentiquement communiste à tous les travailleurs qui cherchent une alternative de classe au massacre impérialiste.
Le manque de succès à court terme des initiatives du CCI confirmera sans aucun doute les illusions de ceux qui, se moquant de l'initiative en disant qu'elle "parlait aux convertis", pensaient qu'il était possible aujourd'hui de créer un "mouvement anti-guerre" plus large qui pourrait mettre fin à l'impérialisme en "faisant quelque chose maintenant" et en rassemblant autant de personnes que possible, quelles que soient leurs convictions politiques ou leur probité, dans une période de désorientation de la classe ouvrière sur cette question de la guerre. L'échec de ces illusions et projets militants a conduit ou conduira inévitablement à la passivité, à la confusion et à l'épuisement, ou pire, au choix de l'un ou l'autre des camps impérialistes - de manière critique bien sûr.
En réalité, l'expérience des initiatives du CCI permet de tirer d'importantes leçons à plus long terme pour faire avancer une ligne de travail politique qui doit conduire au futur parti de la classe ouvrière et au renversement du capitalisme mondial, seul moyen de mettre un terme à la guerre impérialiste. En d'autres termes, le succès ou l'échec se mesure en dernière analyse à l'aune de l'histoire, et non d'une impression à court terme.
Comparons ces deux initiatives du CCI de ces deux dernières années à des appels internationalistes similaires lancés à la gauche communiste pour un travail commun, qui remontent à 1979, au moment de l'invasion russe de l'Afghanistan. Lors de toutes les occasions précédentes, les propositions internationalistes communes du CCI n'ont jamais pu démarrer et dépasser le stade du concept, parce que le principe même d'une telle déclaration publique unitaire a été sommairement rejeté ou ignoré par les autres groupes.
Pour la première fois, la proposition d'une déclaration commune sur l'Ukraine a suscité des réponses positives de la part de deux autres groupes. Après que l'un de ces groupes, l'Istituto Onorato Damen, a proposé au CCI de rédiger une telle déclaration commune, cette dernière a été acceptée, imprimée et distribuée par la presse des trois groupes sous forme de tract.
Ce pas en avant, aussi minuscule qu'il puisse paraître, a suscité certaines autres avancées qui ne devraient pas passer inaperçues :
- l'un des groupes ayant refusé un travail commun - la Tendance Communiste Internationale - s'est engagé pour la première fois dans une longue correspondance avec le CCI sur la validité des raisons de son refus, qui s'est transformée en une sorte de polémique qui méritait d'être publié pour éclairer un lectorat plus large sur les responsabilités de la Gauche communiste dans son ensemble face au développement de la guerre impérialiste.
- Les cosignataires des déclarations communes se sont mis d'accord pour produire un bulletin de discussion dans lequel les différences d'analyse entre les quatre groupes pourraient être développées et confrontées. Jusqu'à présent, deux éditions de ces bulletins ont été publiées et ont inclus les contributions d'un groupe relativement nouveau de la gauche communiste - Internationalist Voice.
- La signification de Zimmerwald et de la gauche de Zimmerwald pendant la première guerre mondiale et son lien avec l'internationalisme d'aujourd'hui ont fait l'objet d'un examen plus approfondi.
- Les déclarations communes ont mis en lumière la nature d'une intervention internationaliste basée sur des principes en direction d'individus et groupes qui ne font pas partie de la gauche communiste mais qui recherchent néanmoins une orientation politique claire et cherchent à se détacher du gauchisme et de la confusion.
- L'atmosphère de solidarité créée par l'adhésion à l'initiative a également permis l'organisation de deux réunions publiques en ligne, l'une en italien et l'autre en anglais, pour discuter et clarifier la nécessité de la Déclaration commune et les tâches des révolutionnaires face à la guerre impérialiste et aux nouvelles conditions mondiales. Ces réunions publiques ont également donné lieu à un article bilan de celles-ci (Un bilan des réunions publiques sur la Déclaration commune de groupes de la Gauche communiste [60] ; A balance sheet of the public meetings about the Joint Statement by groups of the Communist Left on the war in Ukraine [61])
Elle peut être lue dans son intégralité dans l'article suivant : La Gauche communiste sur la guerre en Ukraine [62].[1] Il suffit donc de résumer les principaux arguments. Tout d'abord, la TCI a insisté sur le fait que les différences sur l'analyse de la guerre impérialiste (c'est-à-dire sur l'explication marxiste de la guerre impérialiste et ses perspectives aujourd'hui) entre les groupes étaient trop importantes pour leur permettre de signer la déclaration commune avec laquelle ils étaient par ailleurs d'accord. Deuxièmement, ils ont remis en question l'invitation des groupes bordigistes (PCI - Programma Comunista), PCI (Il Comunista - Le Prolétaire), PCI (Il Partito Comunista) à la déclaration commune et, d'autre part, ils ont regretté l'absence de certains groupes sur la liste des invités. Troisièmement, ils souhaitaient un mouvement plus large contre la guerre que la déclaration commune qui se limitait à la Gauche communiste.
Le CCI a répondu qu'en ce qui concerne les différences d'analyse, qui sont certes importantes, elles restent secondaires par rapport à l'accord fondamental sur un programme d'action internationaliste commun entre les groupes de la Gauche communiste. Faire de ces différences secondaires un obstacle à un tel travail commun, c'est donc élever les intérêts de son propre groupe au détriment des besoins du mouvement dans son ensemble - c'est donc classiquement sectaire. La version finale de la déclaration commune a en fait été en mesure de tenir compte d'une différence d'analyse de l'impérialisme entre l'IOD et le CCI afin de souligner la position de classe essentielle. Une différence assez similaire à celle que la TCI considérait comme une raison essentielle pour ne pas signer la déclaration.
Sur le deuxième point, il est ironique que la TCI se soit plainte que chacun des groupes bordiguistes invités se considérait comme le seul et unique parti communiste internationaliste au monde. Il s'agit là d'un cas où c’est l’hôpital qui se moque de la charité. En effet, la TCI, bien que se décrivant comme une "tendance", considère que sa principale composante, Battaglia Comunista, est également le Parti communiste internationaliste et est donc hostile à tous les autres prétendants à ce trône.
En ce qui concerne les groupuscules parasites se réclamant en paroles de la gauche communiste qui n'ont pas été invités à signer la déclaration commune, il était tout à fait logique de les en exclure puisque dans la pratique ces diverses cabales/cercles de tricotage font tout pour vilipender la gauche communiste. Mais la TCI, en voulant qu'ils soient invités, s'est donc opportunément ouverte à s'associer à des calomniateurs parasites et même à des mouchards qui n'ont rien à voir avec l'internationalisme en actes. Le sectarisme de la TCI à l'égard du reste de la Gauche Communiste - ses frères Bordiguistes et le CIC - a donc trouvé son complément naturel dans un opportunisme à l'égard de ceux qui sont en dehors de la Gauche Communiste et même hostiles à cette dernière.
Le désir de la TCI d'un "mouvement plus large au-delà de la gauche communiste" s'est donc immédiatement limité à exclure la majorité du milieu véritablement internationaliste existant aujourd'hui. Par la suite, son front "No War but the Class War" a été lancé avec des critères de participation plus élastiques que ceux de la déclaration commune et s'est donc rendu plus accessible à un milieu hétérogène d'anarchistes, de parasites et même de gauchistes. Ses réunions publiques ne dépassaient pas les limites de ce milieu. En fait, soit-dit en passant, la taille des délégations du CCI qui intervenaient dans ces réunions publiques était la composante la plus importante. Le NWBCW s'est avéré être un bluff opportuniste dont le but réel était de servir de courroie de transmission de la TCI plutôt que de créer un public plus large pour un internationalisme authentique.
La déclaration commune a fourni un cadre de principe de l'unité internationaliste dans l'action, des paramètres marxistes pour discuter et clarifier les différences théoriques et analytiques entre les groupes. Les Bulletins ne sont donc pas un conglomérat de positions et d'idées aléatoires, mais essentiellement un forum pour la confrontation d'arguments au sein de la gauche communiste, c'est-à-dire la polémique.
Jusqu'à présent, les deux bulletins ont inclus : la correspondance pertinente entre les groupes concernant la déclaration commune ; des déclarations d'analyse de la situation actuelle des guerres impérialistes en Ukraine et à Gaza par les organisations respectives ; plus important encore, une polémique permanente sur la façon dont les contradictions du capitalisme se traduisent en conflit impérialiste, que ce dernier soit le résultat direct d'ambitions économiques - telles que la préservation de l'hégémonie du dollar, ou le contrôle de la production et de la distribution du pétrole – ou le produit d'une dynamique autodestructrice résultant de l'impasse de la décadence du capitalisme dans cette période historique. Cette polémique est d'un grand intérêt et d'une grande importance pour comprendre les perspectives et les conditions du militarisme aujourd'hui. Elle doit être poursuivie.
La gauche communiste, s'inspirant de l'histoire du mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière, se penche naturellement sur la nature et la signification du mouvement Zimmerwald pendant la Première Guerre mondiale.
Zimmerwald avait-il pour but de créer un mouvement anti-guerre aussi large que possible, comme le prétend la TCI, une sorte d'anticipation de la NWBCW ? Zimmerwald a effectivement été la première indication que la classe ouvrière perdait ses illusions dans la guerre impérialiste et confirmait ses espoirs qu'il existait une autre issue. Mais l'importance réelle et durable de Zimmerwald réside dans le développement d'une ligne internationaliste intransigeante au sein d'une petite minorité appelée la Gauche de Zimmerwald. Cette dernière reconnaissait que la Première Guerre mondiale n'était que le début d'une période historique entière dominée par la guerre impérialiste qui nécessiterait un programme maximal pour la classe ouvrière : guerre civile, renversement des régimes bourgeois, dictature du prolétariat avec une nouvelle Internationale communiste pour remplacer la 2e Internationale chauvine en faillite.
La majorité de Zimmerwald était ambivalente ou opposée à ce programme. Considérant la Première Guerre mondiale comme une aberration temporaire et espérant une réconciliation ou une reconstitution de la IIe Internationale qui s'était effondrée en 1914, elle voulait exclure ou neutraliser les "fauteurs de troubles" et les "scissionnistes" de la gauche. Finalement, les lignes de classe qui étaient implicites dans ces différences ont été tracées en 1917 par la révolution d'octobre.
Seuls la grande bourgeoisie et les États-nations qui défendent leurs privilèges s'engagent pleinement dans la guerre impérialiste rendue inévitable par le développement capitaliste. En termes de société dans son ensemble, la guerre impérialiste a un effet dévastateur sur les autres classes. La classe ouvrière est celle qui souffre le plus de l'impérialisme, car le rouleau compresseur militaire menace de la diviser, de l'entraîner dans un massacre fratricide et de transformer sa pauvreté en indigence. Dans le même temps, une couche intermédiaire - la petite bourgeoisie - située entre la bourgeoisie et le prolétariat prévoit la perte de son statut relativement plus sûr en raison du maelström impérialiste. En réaction à ce dernier, cette couche espère un retour à la normalité et à la paix, mais voit dans la lutte de la classe ouvrière une autre menace pour son statut en voie de disparition, une autre source de perturbation et de conflit.
Dans cette situation, les sentiments anti-guerre se développent à la fois dans le prolétariat et dans cette couche intermédiaire, mais dans cette réaction apparemment commune à l'impérialisme, des intérêts de classe différents et antagonistes sont pour ainsi dire cachés dans un embryon. Pour défendre ses intérêts, la classe ouvrière doit lutter pour se détacher de toutes les solutions pacifistes (aussi radicales qu'elles puissent paraître, comme l'antimilitarisme) qui sont répandues parmi les couches intermédiaires et se placer sur le terrain de sa propre lutte de classe qui mène les travailleurs à la guerre civile contre la bourgeoisie et le capitalisme dans son ensemble. La petite bourgeoisie, en revanche, qui n'a fondamentalement pas d'avenir historique, peut au mieux réagir impuissamment à la guerre impérialiste de diverses manières et reste enfermée dans l'ambiguïté. Ce mélange d'une classe qui lutte pour la conscience de ses intérêts internationalistes et d'une couche moyenne qui réagit avec horreur à la barbarie impérialiste est la base sociale de la croissance d'un marais politique entre la Gauche communiste et le gauchisme d'aujourd'hui, qui semble n'être ni l'un ni l'autre et qui est une contradiction et une agitation constantes.
L'intervention des internationalistes communistes auprès de ce milieu est donc vitale dans l'accélération du développement de la conscience de la classe ouvrière. Par définition, les organisations internationalistes ne naissent pas spontanément de ce marais qui, dans son ensemble, représente essentiellement une confusion politique dans la voie de la conscience de classe, mais sont le produit d'une expérience historique du mouvement révolutionnaire qui remonte à la Première Guerre mondiale et avant. L'existence et l'intervention de la Gauche communiste, sa présence politique, sont donc vitales non seulement pour combattre l'influence de la bourgeoisie, mais aussi pour mettre en évidence la différence d'intérêts de classe entre le prolétariat et les couches intermédiaires qui, malgré leur opposition radicale à la grande bourgeoisie, sont rétrogrades.
C'est là toute l'importance de la déclaration commune qui, en définissant la position commune de la Gauche communiste, a commencé à délimiter, au sein d'un milieu de confusion politique, un point de référence internationaliste.
Les deux dernières années et la réaction aux déclarations communes ont montré que la gauche communiste historique est toujours fragmentée et que beaucoup de ses groupes ont été incapables jusqu'à présent de mener une action internationaliste unie contre l'intensification de la guerre impérialiste. Cependant, de petits pas ont été faits dans cette direction, comme nous l'avons souligné plus haut. Ce n'est que sur la base de cette perspective politique et de la clarification des divergences que le prolétariat pourra s'armer dans la transformation éventuelle de la guerre impérialiste en guerre civile.
Il y a bientôt cinq années que la guerre impérialiste sévit en Europe, avec toutes ses manifestations de misère, de massacres et de dévastation.
Sur les fronts russe, français, italien, des dizaines de milliers d'ouvriers et de paysans sont en train de s'entre-égorger pour les intérêts exclusifs d'un capitalisme sordide et sanglant qui n'obéit qu'à ses lois : le profit, l'accumulation.
Dans le cours de cinq années de guerre, la dernière, celle de la libération de tous les peuples, vous diton, bien des programmes trompeurs, pas mal d'illusions ont disparu, faisant tomber le masque derrière lequel se cachait l'odieux visage du capitalisme international.
Dans chaque pays, on vous a mobilisés sur des idéologies différentes mais ayant le même but, le même résultat, vous jeter dans le carnage les uns contre les autres, frères contre frères de misère, ouvriers contre ouvriers.
Le fascisme, le national-socialisme revendiquent l'espace vital pour leurs masses exploitées, ne faisant que cacher leur volonté farouche de s'arracher eux-mêmes de la crise profonde qui les minait par la base.
Le bloc des anglo-russo-américains voulait, paraît il, vous délivrer du fascisme pour vous rendre vos libertés, vos droits. Mais ces promesses n'étaient que l'appât pour vous faire participer à la guerre, pour éliminer, après l'avoir enfanté, le grand concurrent impérialiste : le fascisme (...)
La Charte de l'Atlantique, le plan de la nouvelle Europe n'étaient que les rideaux derrière lesquels se cachait la vraie signification du conflit : la guerre de brigandage avec son triste cortège de destructions et de massacres dont la classe ouvrière subit toutes les terribles conséquences.
Prolétaires,
On vous dit, on voudrait vous faire croire que cette guerre n'est pas comme toutes les autres. On vous trompe. Tant qu'il y aura des exploiteurs et des exploités, le capitalisme c'est la guerre, la guerre c'est le capitalisme.
La Révolution de 1917 en Russie fut une révolution prolétarienne. Elle fut la preuve éclatante de la capacité politique du prolétariat de s'ériger en classe dominante et de s'orienter vers l'organisation de la société communiste. Elle fut la réponse des masses travailleuses à la guerre impérialiste de 191418.
Mais les dirigeants de l'Etat russe ont, depuis, abandonné les principes de cette Révolution, transformé vos partis communistes en partis nationalistes, dissous l'Internationale Communiste, aidé le capitalisme international à vous jeter dans le carnage.
Si, en Russie, on était resté fidèle au programme de la Révolution et de l'internationalisme, si on avait appelé constamment les masses prolétariennes à unifier leurs luttes contre le capitalisme, si on n'avait pas participé à la mascarade, la Société Des Nations, il aurait été impossible à l'impérialisme de déclencher la guerre.
En participant à la guerre impérialiste avec un groupe de puissances capitalistes, l'Etat russe a trahi les ouvriers russes et le prolétariat international.
Prolétaires d'Allemagne,
Votre bourgeoisie comptait sur vous, sur votre endurance et sur votre force productive afin de prendre une place d'impérialisme pour dominer le bassin industriel et agraire d'Europe. Après avoir fait de l'Allemagne une caserne, après vous avoir fait travailler pendant quatre années à un rythme forcené pour préparer les engins de guerre, on vous a jetés dans tous les pays d'Europe pour apporter partout, comme dans chaque conflit impérialiste, la ruine et la dislocation.
Le plan de votre impérialisme a été déjoué par les lois du développement du capitalisme international qui avait depuis 1900 achevé toute possibilité d'épanouissement de la forme impérialiste de domination et, encore plus, de toute expression nationaliste.
La crise profonde qui mine le monde et particulièrement l'Europe est la crise mortelle et insoluble de la société capitaliste.
Seul le prolétariat, au travers de sa révolution communiste, pourra éliminer les causes de la détresse, de la misère des masses travailleuses, des ouvriers.
Ouvriers et soldats,
Le sort de votre bourgeoisie est désormais réglé sur le terrain des compétitions impérialistes. Mais le capitalisme international ne peut pas arrêter la guerre, car c'est sa dernière, son unique possibilité de survivance.
Vos traditions révolutionnaires sont profondément enracinées dans les luttes de classe du passé. En 1918, avec vos chefs prolétariens Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, en 1923, malgré l'opportunisme déjà surgissant dans l'IC, vous avez gravé dans l'Histoire votre volonté et votre puissance révolutionnaire.
Le national-socialisme de Hitler et l'opportunisme de la Troisième Internationale vous ont fait croire que votre sort était lié à la lutte contre le Traité de Versailles. Cette fausse lutte ne pouvait que vous rattacher au programme de votre capitalisme qui se traduisait par un esprit de revanche et la préparation de la guerre actuelle.
Vos intérêts de prolétaires sont uniquement liés aux intérêts de tous les exploités d'Europe et du monde entier.
Vous occupez une place primordiale pour imposer la fin du monstrueux carnage. En suivant l'exemple du prolétariat italien, vous devez engager la lutte contre la production de guerre, vous devez refuser de vous battre contre vos frères ouvriers. Votre révolte doit être une manifestation de lutte de classe. Elle doit se traduire dans les grèves et les agitations de masses. Comme en 1918, le sort de la révolution prolétarienne est soumis à votre capacité de briser les chaînes qui vous attachent à la monstrueuse machine de l'impérialisme allemand.
Ouvriers, travailleurs en Allemagne,
On vous a déportés pour vous faire construire des engins de destruction. Pour chaque ouvrier qui arrive, c'est un ouvrier allemand qui part pour le front.
Quelle que soit votre nationalité, vous êtes des exploités. Votre seul ennemi est le capitalisme allemand et international, vos camarades sont les ouvriers allemands et du monde entier.
Vous portez en vous les traditions et les expériences des luttes de classes de votre pays et du monde entier. Vous n'êtes pas des "étrangers".
Vos revendications, vos intérêts sont identiques à ceux de vos camarades allemands. En participant à la lutte de classe dans l'usine, sur les lieux de travail, vous contribuerez efficacement à briser le cours de la guerre impérialiste.
Ouvriers français,
Lors des grèves de 1936, tous les partis ont manoeuvré pour transformer vos justes et légitimes revendications de classe en une manifestation d'adhésion à la guerre qui se préparait. L'ère de prospérité que les démagogues du Front Populaire vous présentaient comme un plein épanouissement n'était en réalité que la crise profonde du capitalisme français.
Vos éphémères améliorations de vie et de travail n'étaient pas la conséquence d'une reprise économique, mais étaient dictées par la nécessité de la mise en marche de l'industrie de guerre.
L'invasion de la France a été exploitée par tous les responsables du conflit, de gauche et de droite, pour entretenir dans vos esprits une volonté de revanche et de haine contre les prolétariats allemand et italien, qui comme vous, n'ont aucune responsabilité dans le déclenchement de la guerre et, comme vous, subissent les terribles conséquences d'une boucherie voulue et préparée par tous les Etats capitalistes.
Le gouvernement Pétain-Laval vous parle de révolution nationale. C'est la tromperie la plus vulgaire. La méthode la plus réactionnaire pour vous faire subir sans broncher le poids de la défaite militaire au bénéfice exclusif du capitalisme.
Le Comité d'Alger vous fait miroiter le retour à l'abondance, à la prospérité d'avant-guerre. Quelle que soit la couleur ou la forme du gouvernement de demain, les masses travailleuses de France et des autres pays d'Europe, ont à payer un lourd tribut de guerre aux impérialistes anglo-russes-américains, en sus des ruines et des destructions causées par les deux armées en lutte.
Prolétaires français,
Trop parmi vous sont portés à croire, à espérer le bien-être importé par les armées, qu'elles soient anglaises, américaines ou russes.
Les intrigues et les contrastes qui se manifestent déjà au sein de cette "trinité" de larrons au sujet du partage de demain font pressentir que les conditions qui seront imposées au prolétariat seront dures si vous n'empruntez pas le chemin de la lutte de classe.
Trop parmi vous se font les auxiliaires du capitalisme en participant à la guerre des partisans, expression du nationalisme le plus exacerbé.
Vos ennemis ne sont ni le soldat allemand ni le soldat anglais ou américain, mais leur capitalisme qui les pousse à la guerre et à la tuerie, à la mort. Votre ennemi, c'est votre capitalisme, qu'il soit représenté par Laval ou par De Gaulle. Votre liberté n'est liée ni au sort ni aux traditions de votre classe dominante, mais à votre indépendance en tant que classe prolétarienne.
Vous êtes les fils de la Commune de Paris, et c'est seulement en vous inspirant d'elle et de ses principes que vous parviendrez à rompre les liens d'esclavage qui vous lient à l'appareil périmé de la domination capitaliste : les Tables de 1789 et les lois de la Révolution bourgeoise.
Prolétaires de Russie,
En 1917, avec votre parti bolchevik et Lénine, vous renversiez le régime capitaliste pour instaurer la première République des Soviets. Votre geste magnifique de classe ouvrant la période historique de la lutte décisive entre les deux sociétés opposées ; l'ancienne, la bourgeoisie, destinée à disparaître sous le poids de ses contradictions ; la nouvelle, le prolétariat s'érigeant en classe dominante pour se diriger vers la société sans classe, le communisme.
A cette époque aussi, la guerre impérialiste battait son plein. Des millions d'ouvriers tombaient sur les champs de batailles du capitalisme. A l'exemple de votre lutte décisive jaillissait au sein des masses ouvrières la volonté d'en finir avec l'inutile massacre. En brisant le cours de la guerre, votre Révolution devenait le programme, le drapeau de la lutte des exploités du monde. Le capitalisme, "rongé" par la crise économique aggravée par la guerre, tremblait face au mouvement prolétarien qui déferlait sur toute l'Europe.
Cernés par les armées blanches et celles du capitalisme international qui voulait vous avoir par la famine, vous avez réussi à vous dégager de l'étreinte contre-révolutionnaire ; grâce à l'apport héroïque du prolétariat européen et international qui, empruntant le chemin de la lutte des classes, empêchait la bourgeoisie coalisée d'intervenir contre la révolution prolétarienne.
L'enseignement était décisif, désormais la lutte des classes se développera sur le terrain international, le prolétariat formera son PC et son Internationale sur le programme raffermi par votre Révolution communiste. La bourgeoisie s'orientera vers la répression du mouvement ouvrier et vers la corruption de votre révolution et de votre pouvoir.
La guerre impérialiste actuelle vous trouve non pas avec le prolétariat mais contre lui. Vos alliés ne sont plus la Constitution soviétique de 1917, mais la patrie "socialiste". Vous n'avez plus de camarades comme Lénine et ses compagnons, mais des maréchaux bottés, gradés, comme dans tous les pays capitalistes, emblèmes d'un capitalisme sanglant, massacreur du prolétariat.
On vous dit qu'il n'y a pas de capitalisme chez vous mais votre exploitation est semblable à tous les prolétaires, et votre force de travail disparaît dans le gouffre de la guerre et dans les caisses du capitalisme international. Votre liberté est celle de vous faire tuer pour aider l'impérialisme à survivre. Votre parti de classe a disparu, vos soviets sont effacés, vos syndicats sont des casernes, vos liens avec le prolétariat international sont brisés.
Camarades, ouvriers de Russie,
Chez vous comme partout ailleurs, le capitalisme a semé la ruine et la misère. Les masses prolétariennes d'Europe, comme vous en 1917, attendent le moment favorable pour s'insurger contre les effroyables conditions d'existence imposées par la guerre. Comme vous, elles se dirigeront contre tous les responsables de ce terrible massacre, qu'ils soient fascistes, démocratiques ou russes. Comme vous elles essaient d'abattre le sanglant régime d'oppression qu'est le capitalisme.
Leur drapeau sera votre drapeau de 1917. Leur programme sera votre programme, que vos dirigeants actuels vous ont arraché : la Révolution communiste.
Votre Etat est coalisé avec les forces de la contre-révolution capitaliste. Vous serez solidaires, vous fraterniserez avec vos camarades de lutte ; vos frères ; vous lutterez à leurs côtés pour rétablir en Russie et dans les autres pays les conditions pour la victoire de la révolution mondiale.
Soldats anglais et américains,
Votre impérialisme ne fait que développer son plan de colonisation et d'esclavage de tous les peuples pour essayer de se sauver de la grave crise qui enveloppe toute la société.
Déjà, avant la guerre, malgré la domination coloniale et l'enrichissement de votre bourgeoisie, vous avez subi le chômage et la misère, les sans-travail ont été des millions.
Contre vos grèves pour des revendications légitimes, votre bourgeoisie n'a pas hésité à employer le moyen le plus barbare de répression : les gaz.
Les ouvriers d'Allemagne, de France, d'Italie et d'Espagne ont des comptes à régler avec leur propre bourgeoisie, responsable au même titre que la vôtre de l'immonde massacre.
On voudra vous faire jouer le rôle de gendarmes, vous jeter contre les masses prolétariennes en révolte.
Vous refuserez de tirer, vous fraterniserez avec les soldats et les travailleurs d'Europe.
Ces luttes sont vos luttes de classe.
Prolétaires d'Europe,
Vous êtes cernés par un monde d'ennemis. Tous les partis, tous les programmes ont sombré dans la guerre ; tous jouissent de vos souffrances, tous unis pour sauver de son écroulement la société capitaliste.
Toute la bande de racailles au service de la haute finance de Hitler à Churchill, de Laval à Pétain, de Staline à Roosevelt, de Mussolini à Bonomi, est sur le plan de la collaboration avec l'Etat bourgeois pour vous prêcher l'ordre, le travail, la discipline, la patrie, qui se traduisent dans la perpétuité de votre esclavage.
Malgré la trahison des dirigeants de l'Etat russe, les schémas, les thèses, les prévisions de Marx et Lénine trouvent dans la haute trahison de la situation actuelle leur confirmation éclatante.
Jamais la division entre exploités et exploiteurs n'a été aussi nette, si profonde. Jamais la nécessité d'en finir avec un régime de misère et de sang n'a été si impérieuse.
Avec la tuerie des fronts, avec les massacres de l'aviation, avec les cinq années de restrictions, la famine fait son apparition. La guerre déferle sur le continent, le capitalisme ne sait pas, ne peut pas finir cette guerre.
Ce n'est pas en aidant l'un ou l'autre groupe des deux formes de domination capitaliste, que vous abrégerez le combat. Cette fois, c'est le prolétariat italien qui vous a tracé le chemin de la lutte, de la révolte contre la guerre.
Comme Lénine l'a fait en 1917, il n'y a pas d'autre alternative, d'autre chemin à suivre en dehors de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile[1].
Tant qu'il y aura le régime capitaliste, il n'y aura pour le prolétariat ni pain, ni paix, ni liberté.
Prolétaires communistes,
Il y a beaucoup de partis, trop de partis. Mais tous, jusqu'aux groupuscules du trotskisme, ont sombré dans la contre-révolution.
Un seul parti manque : le parti politique de la classe prolétarienne.
La Gauche Communiste seule est restée avec le prolétariat, fidèle au programme du marxisme, à la Révolution communiste. Ce n'est uniquement que sur ce programme qu'il sera possible de redonner au prolétariat ses organisations, ses armes aptes à pouvoir le conduire à la victoire. Ces armes sont le nouveau Parti Communiste, la nouvelle Internationale.
Contre tout opportunisme, contre tout compromis sur le terrain de la lutte des classes, la Fraction vous appelle à unir votre effort pour aider le prolétariat à se dégager de l'étau capitaliste. Contre les forces coalisées du capitalisme doit s'ériger la force invincible de la classe prolétarienne.
Ouvriers et soldats de tous les pays !
C'est à vous seuls qu'il appartient d'arrêter le terrible massacre sans précédent dans l'histoire.
Ouvriers, arrêtez dans tous les pays la production destinée à tuer vos frères, vos femmes, vos enfants.
Soldats, cessez le feu, baissez les armes !
Fraternisez au-dessus des frontières artificielles du capitalisme.
Unissez-vous sur le front international de classe.
VIVE LA FRATERNISATION DE TOUS LES EXPLOITES !
A BAS LA GUERRE IMPERIALISTE !
[1] Ce mot d'ordre de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile fut le mot d'ordre lancé par les révolutionnaires lors de la première guerre mondiale. Il était fondé sur le fait que le prolétariat, s'il avait été trahi et berné idéologiquement par les directions des partis de la seconde Internationale, n'avait pas été battu physiquement par la bourgeoisie, et conservait encore presque intact l'ensemble de ses forces vives. Il n'en était pas de même en 1939, et encore moins en 1944. Aussi, cet appel des révolutionnaires de l'époque fut une erreur, car c'est un prolétariat exsangue, dont la conscience et les organisations de classe avaient été détruites de fond en comble, qui sortaient de la guerre. Cependant cette erreur de jugement sur les capacités du prolétariat de l'époque n'enlève rien au caractère indéfectiblement prolétarien du manifeste que nous publions ci-dessus.
L'indignation et l'inquiétude de la classe ouvrière face à la prolifération de guerres impérialistes de plus en plus destructrices s'expriment dans de petites minorités qui cherchent une réponse internationaliste.
Mais qu'est-ce que l'internationalisme ? Au nom de l'internationalisme, les groupes gauchistes - principalement les trotskistes - nous demandent de choisir un camp parmi les gangsters impérialistes. Pour eux, choisir la Palestine au nom de la "libération nationale des peuples" serait la réponse la plus internationaliste ! Ils nous vendent donc un "internationalisme" qui est son contraire, car l'internationalisme, c'est la lutte contre tous les camps impérialistes, la lutte de classe internationale, la perspective de la révolution mondiale qui seule peut mettre fin à la guerre.
Il existe d'autres visions de l'internationalisme. Ainsi les anarchistes ont tendance à le réduire à un rejet : rejet des armées, rejet du service militaire, rejet des guerres en général. Ces visions ne vont pas à la racine du problème, qui est la décadence du capitalisme et sa dynamique de destruction de la planète et de toute l'humanité.
Il faut donc d'abord clarifier ce qu'est l'internationalisme, en s'appuyant sur l'expérience historique du prolétariat.
La lutte contre la guerre ne peut être confiée à des hommes de bonne volonté ou à des politiciens sages et pacifiques... la lutte contre la guerre est une question de classe. Seule la classe ouvrière porte en elle la perspective communiste, la force et les intérêts qui lui permettent de mettre fin à la guerre.
C'est pourquoi nous disons dans notre Troisième Manifeste International : "De toutes les classes de la société, la plus affectée et la plus durement touchée par la guerre est le prolétariat. La guerre "moderne" est menée par une gigantesque machine industrielle qui exige une grande intensification de l'exploitation du prolétariat. Le prolétariat est une classe internationale qui n'a pas de patrie, mais la guerre est le meurtre des travailleurs pour la patrie qui les exploite et les opprime. Le prolétariat est la classe de la conscience ; la guerre est l'affrontement irrationnel, le renoncement à toute pensée et réflexion consciente. Le prolétariat a intérêt à rechercher la vérité la plus claire ; dans les guerres, la première victime est la vérité, enchaînée, bâillonnée, étouffée par les mensonges de la propagande impérialiste. Le prolétariat est la classe de l'unité au-delà des barrières de langue, de religion, de race ou de nationalité ; l'affrontement mortel de la guerre oblige au déchirement, à la division, à la confrontation entre les nations et les populations"[1].
L'internationalisme est l'expression la plus cohérente de la conscience et de l'intérêt historique du prolétariat.
La pierre angulaire de l'internationalisme se trouve dans les Principes du communisme [68] de 1847, où, au point XIX, Friedrich Engels demande : " Non. La grande industrie, en créant le marché mondial, a déjà rapproché si étroitement les uns des autres les peuples de la terre, et notamment les plus civilisés, que chaque peuple dépend étroitement de ce qui se passe chez les autres. Elle a en outre unifié dans tous les pays civilisés le développement social à tel point que, dans tous ces pays, la bourgeoisie et le prolétariat sont devenus les deux classes les plus importantes de la société, et que l'antagonisme entre ces deux classes est devenu aujourd'hui l'antagonisme fondamental de la société. La révolution communiste, par conséquent, ne sera pas une révolution purement nationale. Elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés, c'est-à-dire tout au moins en Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne. Elle se développera dans chacun de ces pays plus rapidement ou plus lentement, selon que l'un ou l'autre de ces pays possède une industrie plus développée, une plus grande richesse nationale et une masse plus considérable de forces productives. C'est pourquoi elle sera plus lente et plus difficile en Allemagne, plus rapide et plus facile en Angleterre. Elle exercera également sur tous les autres pays du globe une répercussion considérable et transformera complètement leur mode de développement. Elle est une révolution universelle; elle aura, par conséquent, un terrain universel ".
Le Manifeste communiste réaffirme et approfondit ce principe en proclamant "les prolétaires n'ont pas de patrie ; Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !!".
Dans les années soixante du XIXe siècle, Marx et Engels ont combattu le panslavisme qui s'opposait à l'unité internationale de la classe ouvrière et ont défendu que le soutien à certaines guerres nationales pouvait accélérer les conditions de la révolution mondiale, mais pas au nom d'un soi-disant "droit national". Ce fut le cas lors de la guerre civile aux États-Unis et de la guerre franco-allemande de 1870. Comme le dit Lénine dans sa brochure "Le socialisme et la guerre", écrite juste avant la conférence de Zimmerwald en 1915 : " Ainsi, dans les guerres révolutionnaires de la France, il y avait un élément de pillage et de conquête des terres d'autrui par les Français; mais cela ne change rien à la portée historique essentielle de ces guerres qui démolissaient et ébranlaient le régime féodal et l'absolutisme de toute la vieille Europe, de l'Europe du servage "[2] .
La IIe Internationale est confrontée à un changement clair dans les guerres qui prennent de plus en plus un caractère impérialiste. Ainsi, en 1900, lors du congrès de Paris, elle adopte la position suivante : "les députés socialistes au Parlement de tous les pays sont tenus de voter contre toutes les dépenses militaires et navales, et contre les expéditions coloniales".
Mais la gravité croissante des tensions impérialistes, qui exprimaient l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence et la nécessité d'une révolution prolétarienne mondiale, a fait naître le besoin de faire de l'internationalisme non seulement une position défensive de rejet de la guerre - dans laquelle la majorité de la Deuxième Internationale tendait à rester - mais de faire de la lutte contre la guerre la lutte pour la destruction du capitalisme, la lutte pour la révolution prolétarienne mondiale. C'est pourquoi au Congrès de Stuttgart (1907), face à une proposition de résolution sur la guerre d'August Bebel, formellement correcte mais trop timide et limitée, Lénine, Rosa Luxemburg et Martov ont proposé un amendement, finalement adopté, qui insistait sur la nécessité de "profiter par tous les moyens de la crise économique et politique pour soulever les peuples et précipiter ainsi la chute de la domination capitaliste".
De même, le Congrès extraordinaire de Bâle (1912) dénonce une éventuelle guerre européenne comme "criminelle" et "réactionnaire" et déclare qu'elle ne peut que "hâter la chute du capitalisme en provoquant immanquablement la révolution prolétarienne".
Cependant, la majorité des partis de la IIe Internationale "dénonçait surtout la guerre pour ses horreurs et ses atrocités, parce que le prolétariat fournissait la chair à canon à la classe dominante. L'antimilitarisme de la IIe Internationale était purement négatif (...) En particulier, l'interdiction de voter des crédits de guerre ne résolvait pas le problème de la "défense du pays" contre l'attaque d'une "nation agresseur". C'est par cette brèche que s'est engouffrée la meute des social-chauvins et des opportunistes"[3]
Face aux limites de la position majoritaire des partis de la IIe Internationale, à leurs confusions sur la question nationale et même au colonialisme de Hyndman de la Fédération sociale-démocrate de Grande-Bretagne, seule la gauche de la IIe Internationale, en particulier les bolcheviks et Rosa Luxembourg, a défendu l'internationalisme contre la guerre impérialiste et était pour la révolution prolétarienne mondiale. Ils ont clairement indiqué que l'internationalisme est la frontière qui sépare les communistes de tous les partis et organisations qui défendent la guerre capitaliste.
La réaction à la Première Guerre mondiale a clairement établi une distinction entre l'internationalisme d'une petite minorité des partis sociaux-démocrates et le chauvinisme de la grande majorité qui a détruit la Deuxième Internationale. Les internationalistes se regroupent lors des conférences de Zimmerwald qui débutent en septembre 1915.
Mais Zimmerwald n'est qu'un point de départ car il exprime aussi une grande confusion. Le mouvement de Zimmerwald était l'émanation des partis de la moribonde IIe Internationale qui s'était effondrée en 1914 et regroupait donc un ensemble de forces totalement hétérogènes, unies seulement par un rejet général de la guerre, mais dépourvues d'un véritable programme internationaliste.
Il y a les partisans d'un impossible retour au capitalisme d'avant la Première Guerre mondiale, qui appellent à la "paix" et veulent cantonner la lutte au parlement, en s'abstenant ou en refusant de voter les crédits de guerre (Ledebour du SPD). Il y a les pacifistes purs et durs, une aile centriste hésitante (Trotski, Spartacistes) et, enfin, la minorité claire et déterminée autour de Lénine et des bolcheviks, la gauche de Zimmerwald.
Comme le dit notre article dans International Review 155 : "dans le contexte de Zimmerwald, que la droite est représentée non pas par les "social-chauvins", pour reprendre le terme de Lénine, mais par Kautsky et consorts –tous ceux qui formeront plus tard la droite de l’USPD 3– alors que la gauche est constituée par les bolcheviks et le centre par Trotsky et le groupe Spartakus de Rosa Luxemburg. Le processus qui mène vers la révolution en Russie et en Allemagne est justement marqué par le fait qu’une grande partie du "centre" est gagnée par les positions bolcheviks"[4] .
Dès le début, seuls les bolcheviks ont proposé une réponse internationaliste authentique et cohérente en défendant trois points essentiels :
C'est autour de ces trois points qu'ils ont mené une lutte opiniâtre et inébranlable. Ils étaient conscients de la confusion qui régnait dans le "mouvement Zimmerwald" et que ce terrain marécageux de l'éclectisme, de la coexistence du "feu et de l'eau", conduisait au désarmement de la lutte anti-guerre et à l'affaiblissement de la perspective révolutionnaire qui mûrissait, avec les ouvriers de Russie à sa tête.
Il est vrai que les bolcheviks ont signé le compromis du Manifeste de Zimmerwald en 1915, mais cela ne signifiait pas l'acceptation de cette confusion, en particulier le ton pacifiste du Manifeste, mais la reconnaissance qu'il pouvait, en dénonçant les sociaux patriotes à l'ensemble de la classe ouvrière, être un premier pas dans l'adoption d'une ligne internationaliste intransigeante vers une nouvelle Internationale. En conservant leurs critiques du centrisme de Zimmerwald, les bolcheviks pouvaient poursuivre le nécessaire processus de décantation. Au vu des résultats de la conférence de Zimmerwald, les bolcheviks ont adopté les décisions suivantes :
Aujourd'hui, la Tendance Communiste Internationaliste et les parasites prétendent être les disciples de Zimmerwald. Ils mettent beaucoup de "likes" sur Zimmerwald. Cependant, son sens a été délibérément obscurci, voire inversé par la TCI et les éléments parasitaires déguisés en internationalistes. Pour la TCI, l'objectif de Zimmerwald était soi-disant de regrouper le plus grand nombre possible d'opposants à la guerre comme moyen pratique d'organiser les masses. "Ce n'est pas le moment de choisir parmi ceux qui s'opposent à la guerre sur la base d'un programme révolutionnaire. En premier lieu, comme avant Zimmerwald, toutes les énergies révolutionnaires et internationalistes valent la peine d'être regroupées. Mais plus encore, l'exemple de la France est significatif avec le Comité pour la Reprise des Relations internationales (CRRI), qui a été le plus actif et le cœur de l'opposition ouvrière à la guerre. Dès sa création, il regroupe des syndicalistes révolutionnaires, ainsi que des militants du Parti socialiste, la section de l'Internationale qui a échoué. En effet, la raison d'être de la CRRI était son opposition à la guerre et à l'Union sacrée, pour rassembler les différents opposants à celles-ci, issus du syndicalisme, du socialisme et de l'anarchisme"[5] . Il est clair que cette déformation et ce mépris des faits visent à justifier l'opportunisme de l'entreprise "No War But the Class War" (NWBCW – Non à la guerre, seulement la guerre de classe)[6], contrairement aux bolcheviks qui, bien que très minoritaires, ont insisté sur le rejet du pacifisme, le rejet de la tentative de ressusciter la Deuxième Internationale et ont engagé la lutte pour le parti mondial. Le principe directeur des bolcheviks était de développer une "ligne de travail" pour la classe ouvrière à l'époque des guerres impérialistes, contre le marasme de la confusion centriste, même si cela signifiait, à l'époque, l'isolement numérique.
Zimmerwald n'était pas un regroupement d'éléments "anti-guerre", comme le prétendent la TCI et les parasites, même si au départ il était encore conçu comme un regroupement au sein des partis sociaux-démocrates, à une époque où ces derniers étaient encore la référence politique de l'ensemble du prolétariat. L'orientation prise par les bolcheviks était la lutte pour surmonter cette confusion et aller vers la formation de la Troisième Internationale. Zimmerwald était compris comme étant sur un terrain de classe. Mais un processus de décantation se met en place qui conduit les centristes à la contre-révolution, et donc à soutenir leur propre bourgeoisie nationale, tandis que la gauche intransigeante reste le seul courant prolétarien internationaliste.
Le combat de la gauche de Zimmerwald a été validé dans la pratique par la révolution prolétarienne d'octobre 1917, qui a fait du slogan internationaliste "transformer la guerre impérialiste en guerre civile" une réalité. Le retrait immédiat du nouveau régime soviétique de l'alliance impérialiste de l'Entente au milieu de la Première Guerre mondiale et la publication des traités secrets – relatifs à "qui gagnerait quoi" en cas de victoire - ont provoqué une onde de choc dans la bourgeoisie mondiale, tandis que l'essor révolutionnaire de la classe ouvrière européenne a reçu une formidable impulsion, qui s'est traduite par le quasi-succès de la révolution allemande et la formation de l'Internationale communiste en 1919.
Si la voie de l'internationalisme durant la Première Guerre mondiale passait par la lutte de la gauche contre l'opportunisme des social-chauvins et des centristes, la continuité de cette voie dans les années 20 et 30 passait par la lutte de la Gauche communiste contre la dégénérescence de l'Internationale communiste dans les années 20, puis contre celle de l'Opposition de gauche de Trotsky dans les années 30. Le Comintern, en raison de l'isolement et de la dégénérescence de la révolution en Russie, a de plus en plus capitulé devant les chauvins sociaux de la social-démocratie passée à l'ennemi, à travers la politique des Fronts unis et des gouvernements ouvriers. La politique de la IIIe Internationale est devenue de plus en plus le prolongement des intérêts de l'État russe au lieu des besoins de la révolution internationale, ce qui a contribué aux défaites de cette dernière en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Chine. Cette politique a été consolidée par l'adoption en 1928 par le Comintern du slogan nationaliste, "Le socialisme dans un seul pays", et par la capitulation complète de l'État russe dans le jeu de l'impérialisme mondial avec l'entrée de la Russie dans la Société des Nations en 1934.
La Gauche communiste a été la première à s'opposer à cette tendance, en particulier la tradition de la Gauche communiste italienne, qui a finalement été exclue du Parti communiste italien et de l'Internationale communiste. Elle a formé une Fraction en exil et, par la suite, une Fraction internationale de la Gauche communiste.
La défaite de la vague révolutionnaire internationale en 1928 a ouvert la voie à une nouvelle guerre mondiale impérialiste, et seule la gauche communiste est restée fidèle à la lutte internationaliste du prolétariat révolutionnaire, tant pendant la période précédant la Seconde Guerre mondiale que pendant et après la guerre elle-même.
Bilan a tracé une ligne de démarcation claire contre l'Opposition de Gauche autour de Trotsky sur la question clé de la défense de l'URSS, cette position ayant contribué à entraîner le courant trotskiste dans le soutien à la guerre impérialiste :
Néanmoins, l'épreuve de vérité internationaliste pour les groupes et fractions révolutionnaires qui avaient été expulsés du Comintern en pleine dégénérescence a été la guerre en Espagne à partir de 1936, où le conflit entre les ailes républicaines et fascistes de la bourgeoisie espagnole est devenu le terrain d'une bataille par procuration entre les puissances impérialistes concurrentes, la Grande-Bretagne et la France, la Russie, l'Allemagne et l'Italie. Pourtant, les trotskystes qui avaient été exclus des partis communistes notamment pour leurs tentatives de défendre l'internationalisme, défendaient maintenant, au nom de l'antifascisme et de manière "critique" le camp républicain et trahissaient ainsi le prolétariat, qu'ils encourageaient à choisir un camp dans cette répétition générale inter-bourgeoise et inter-impérialiste de la Seconde Guerre mondiale.
Bilan doit lutter contre cette tendance à la capitulation qui entraîne les groupes prolétariens dans sa chute. Sa fidélité intransigeante à l'internationalisme le conduit alors à un isolement dramatique : seuls de petits groupes en Belgique ou au Mexique se joignent à son combat.
Cependant, la gauche communiste elle-même n'est pas à l'abri des dangers de l'opportunisme. Une minorité de la Fraction italienne rompt avec cette dernière et ses principes internationalistes et rejoint le combat antifasciste en Espagne.
Et la Seconde Guerre mondiale a trouvé la Fraction italienne en plein désarroi, son représentant le plus notable, Vercesi, affirmant que le prolétariat avait disparu et que la lutte politique pour l'internationalisme n'était plus viable. Ce n'est qu'avec une extrême difficulté qu'une partie de la Fraction italienne - prise entre la Gestapo et la résistance - réussit à se regrouper dans le Sud de la France et à proclamer les positions internationalistes de la Gauche communiste, c'est-à-dire contre les deux camps impérialistes, qu'ils soient "fascistes" ou "antifascistes".
Parallèlement, en 1943, le Partito Comunista Internazionalista (PCInt) a été formé en Italie du Nord, après le renversement de Mussolini, et a poursuivi la politique internationaliste de la Gauche communiste. Cependant, négligeant la critique de l'opportunisme du Comintern par la Fraction italienne en exil, et ignorant l'objectif de tirer les leçons d'une période de défaite pour le prolétariat, y compris l'intransigeance internationaliste face à la guerre en Espagne, le PCInt est revenu à la politique "d'aller vers les masses" et a imaginé qu'il pourrait transformer les partisans en Italie, c'est-à-dire les forces antifascistes travaillant pour le compte de l'impérialisme allié, en véritables internationalistes.[7]
Alors que le PCInt abandonnait prématurément le nécessaire travail de fraction internationale contre cette dérive opportuniste, la Gauche Communiste de France (qui publiait Internationalisme) poursuivait résolument le travail de la Fraction, élaborait les positions que Bilan avait commencé à développer. La GCF dénonce clairement la fausse opposition Fascisme / Démocratie qui avait été l'étendard de la mobilisation pour la boucherie impérialiste, tandis qu'après la Seconde Guerre mondiale, et face à la nouvelle configuration impérialiste (la lutte entre les USA et l'URSS), il dénonce le moyen supplémentaire d'enrôlement pour la guerre : la "libération nationale" des "peuples opprimés" (Vietnam, Palestine, etc.).
Nous pouvons conclure que seule la gauche communiste est restée fidèle au prolétariat en défendant l'internationalisme contre les innombrables massacres militaires qui ont ensanglanté la planète depuis 1914. C'est pourquoi, dans notre Troisième Manifeste International, nous disons :
La continuité historique critique des positions communistes défendues et développées au cours du siècle dernier par la Gauche Communiste est la seule capable de fournir un corps d'analyse (nature du capitalisme, décadence, impérialisme, économie de guerre, décomposition capitaliste, etc.), une continuité dans les débats et dans l'intervention dans la classe, une cohérence, qui constituent les armes de la lutte pour la révolution communiste mondiale contre toutes les manifestations de la barbarie capitaliste et, surtout, de la guerre impérialiste.
Contre l'infâme carnage en Ukraine, le CCI a proposé une Déclaration commune de la gauche communiste qui a été signée par 3 autres groupes. Face à la nouvelle barbarie impérialiste à Gaza, nous avons lancé un appel[9] à "la réalisation d'une déclaration commune contre toutes les puissances impérialistes, contre les appels à la défense nationale derrière les exploiteurs, contre les appels hypocrites à la "paix", et pour la lutte de classe prolétarienne qui mène à la révolution communiste".
Toutes les forces de la bourgeoisie (partis, syndicats, institutions telles que les églises, l'ONU, etc.) appellent les prolétaires à choisir un camp parmi les bandits impérialistes, à accepter les terribles sacrifices qu'impose la dynamique guerrière du capitalisme, bref, à se laisser prendre dans la machinerie de guerre et de destruction qui conduit à l'anéantissement de la planète et de l'humanité tout entière. Seule la voix de la Gauche communiste s'élève clairement contre ce concert des morts.
La déclaration commune et l'appel du CCI au milieu politique prolétarien sectaire et opportuniste d'aujourd'hui s'inscrivent dans la continuité de l'attitude des bolcheviks de Zimmerwald à l'égard des centristes. Les groupes de la Gauche Communiste sont le seul terrain de classe minimum solide pour une perspective internationaliste aujourd'hui. Or, les groupes de la Gauche Communiste issus du PCInt ont refusé de signer les propositions communes. Mais si ces groupes avaient signé les déclarations communes, cela aurait constitué un phare politique pour les forces révolutionnaires émergentes et aurait pu ouvrir un processus plus intense de décantation politique. La déclaration commune et l'appel[10] ont été conçus comme un premier pas vers la décantation politique nécessaire que la formation du futur parti exigera.
La bourgeoisie a besoin de faire taire la voix internationaliste de la gauche communiste. À cette fin, elle mène une guerre secrète et sournoise. Dans cette guerre, elle n'utilise pas ouvertement les organes répressifs de l'État ou les grands médias. Compte tenu de la petite taille, de l'influence réduite, de la division et de la dispersion des groupes de la Gauche Communiste, la bourgeoisie utilise les services des parasites.
Les parasites prétendent être internationalistes, rejetant les différentes parties par des déclarations grandiloquentes, mais tous leurs efforts se concentrent sur le dénigrement, la calomnie et la dénonciation des groupes authentiquement internationalistes comme le CCI. Il s'agit de mouchards et de gangsters comme le GIGC qui utilisent le verbiage "internationaliste" comme passeport pour attaquer les organisations communistes. Leurs méthodes sont la calomnie, la dénonciation, la provocation, les accusations de "stalinisme", contre le CCI. Ils proclament que notre organisation est "en dehors de la Gauche Communiste" et pour "combler le vide", ils flattent sans vergogne la TCI en lui offrant le trône de "l'avant-garde de la Gauche Communiste". Il s'agit donc de créer la division au sein de la Gauche Communiste et d'utiliser sans vergogne le sectarisme et l'opportunisme de la TCI pour la retourner encore plus fortement contre l'organisation la plus claire et la plus cohérente de la Gauche Communiste, le CCI.
La coterie parasitaire, un mélange chaotique de groupes et de personnalités, utilise un rabâchage indigeste des positions de la Gauche communiste pour attaquer la Gauche communiste réelle, la falsifier et la dénigrer. Cette attaque se présente sous différentes formes.
D'un côté, il y a le blog d'abord appelé Nuevo curso et ensuite déguisé en Comunia qui tente de nous berner : il utilise les positions confuses, dues à une rupture incomplète avec le trotskysme, d'un authentique révolutionnaire, Munís[11] , pour présenter une fausse gauche communiste, complètement frelatée et falsifiée. Cette entreprise d'imposture promue par l'aventurier Gaizka[12] a été soutenue sans réserve par le parasite GIGC.
Un autre front de la guerre contre la gauche communiste vient d'une farce de conférence tenue à Bruxelles, où plusieurs personnalités et groupuscules parasites ont "une base commune évidente (…) qu'ils préfèrent sans doute garder dans l’ombre : c’est la conviction que le marxisme et les acquis des combats de la Gauche communiste depuis cent ans sont obsolètes et doivent être "complétés", voire "dépassés" par le recours à différentes théories anarcho-conseillistes, modernistes ou écologistes radicales. C’est bien pour cela qu’ils se dénomment "pro-révolutionnaires", en se voyant comme une sorte d’ "amicale pour la propagation de la révolution"". Leur message est que la classe ouvrière doit "repartir à zéro" et, sous le vacarme des guerres, les vagues d'inflation et de misère, l'orgie de destruction, qu'elle doit attendre patiemment que ces "pro-révolutionnaires" de salon utilisent leurs incroyables cerveaux pour trouver une idée sur "comment combattre le capitalisme"[13] .
La guerre de la bourgeoisie contre l'internationalisme trouve un point d'appui dans la position sectaire et opportuniste de la TCI.
La TCI dénonce la guerre impérialiste, rejette toutes les parties en conflit et défend la révolution prolétarienne comme seule issue. Mais cet internationalisme risque de rester lettre morte car, d'une part, ils refusent de lutter contre la guerre en commun avec les autres groupes de la Gauche communiste (par exemple, en refusant de participer à la Déclaration commune proposée par le CCI dès le début de la guerre en Ukraine ou en rejetant également l'Appel que nous avons lancé face à la guerre à Gaza). De même, donnant à l'internationalisme une élasticité qui finit par le briser ou le diluer, ils préconisent des fronts (par exemple, le NWBCW) qui peuvent correspondre à des groupes gauchistes "internationalistes" face à un conflit militaire mais chauvins face à un autre, ou à des groupes confus qui ont une conception erronée de l'internationalisme.
Cette position sectaire et opportuniste n'est pas nouvelle, elle a près de 80 ans d'histoire comme nous l'avons vu plus haut à propos des origines du PCInt. Depuis le resurgissement historique du prolétariat en 1968, tant les groupes bordiguistes issus du PCInt que de la branche dameniste, prédécesseur de l'actuelle TCI, affichent d'une part le sectarisme du refus de toute déclaration ou action commune contre la guerre impérialiste proposée par le CCI et, d'autre part, collaborent avec des groupes confus ou clairement situés sur le terrain de la bourgeoisie.
Ainsi, la TCI, avec le sectarisme et l'opportunisme qui sont dans ses gènes, a rejeté toutes les actions communes de la gauche communiste proposées par le CCI contre la guerre impérialiste - depuis l'invasion russe de l'Afghanistan en 1979 - jusqu'aux guerres en Ukraine et à Gaza !
En même temps, elle a créé des fronts tels que No War But the Class War avec l'argument que le champ d'action de la gauche communiste est trop étroit et qu'il touche à peine la classe ouvrière.
La prétendue "étroitesse" de la Gauche Communiste conduit la TCI à "élargir le champ de l'internationalisme" en appelant des groupes anarchistes, semi-trotskystes, parasites, issus d'un marais plus ou moins gauchiste, à rejoindre le NWBCW. Ainsi, l'identité programmatique, la tradition historique, la lutte acharnée de plus d'un siècle menée par la Gauche Communiste sont niées par un "élargissement" qui signifie en réalité dilution et confusion.[14] .
Mais, en même temps, l'INTERNATIONALISME est piétiné car ces "internationalistes" ne sont pas internationalistes en toutes circonstances. Ils sont internationalistes contre certaines guerres, alors que contre d'autres ils se taisent ou les soutiennent plus ou moins ouvertement. Leurs arguments contre la guerre contiennent de nombreuses illusions sur le pacifisme, l'humanisme, l'interclassisme. Cela se voit dans l'attitude de la TCI à l'égard du groupe Communiste Anarchiste de Grande-Bretagne (ACG). Elle salue la position de ce groupe sur la guerre en Ukraine, mais "regrette" en même temps sa position contraire sur la guerre à Gaza.
La TCI, dans son empressement opportuniste à "unir" tous ceux qui disent "quelque chose contre la guerre", brouille la démarcation qui doit exister entre la gauche communiste qui lutte effectivement contre la guerre et l'ensemble du milieu composé de :
La TCI veut entretenir la confusion car elle affirme : "Ce que nous ne pensons que les internationalistes devraient faire, c'est ne pas s'attaquer les uns les autres. Nous avons toujours été d'avis que les vieilles polémiques seraient résolues ou rendues sans objet par l'apparition d'un nouveau mouvement de classe" (extrait de "The tasks of revolutionaries in the face of Capitalism's drive to war").
Cette approche est radicalement opposée à celle des bolcheviks de Zimmerwald. Lénine a considéré cette réunion des "internationalistes en général" comme une "flaque" et a mené une lutte sans concession pour séparer la position véritablement internationaliste de cette flaque de confusion qui bloquait la lutte cohérente contre la guerre.
Lénine et les bolcheviks ont montré que la "majorité de Zimmerwald" pratiquait un "internationalisme de façade" ; leur opposition à la guerre tenait plus de la posture creuse que du combat réel. De même, il faut mettre en garde contre l'internationalisme actuel de la TCI. Certes, la TCI n'a pas trahi l'internationalisme, mais son internationalisme devient de plus en plus formel et abstrait, tendant à devenir une coquille vide par laquelle la TCI couvre son sabotage de la lutte pour le parti, sa complicité avec le parasitisme, sa collaboration avec les mouchards, sa connivence croissante avec le gauchisme.
Como & C.Mir 22-12-23
[1] Le capitalisme mène à la destruction de l'humanité… Seule la révolution mondiale du prolétariat peut y mettre fin [69]
[2] Cependant, il est nécessaire de souligner qu'après la Commune de Paris et la collaboration des bourgeoisies française et prussienne à sa répression, Marx est arrivé à la conclusion que cela marquait la fin des guerres nationales progressives dans les pays centraux du capitalisme.
[3] Bilan nº 21 août 1936
[6] La “Tendance Communiste Internationaliste” et l’initiative “No War But the Class War”: un bluff opportuniste qui affaiblit la Gauche communiste [72].
[7]Lire "Les ambiguïtés sur les «partisans» dans la constitution du parti communiste internationaliste en I [73]talie, publié dans la Revue internationale n° 8.
[8] Le capitalisme mène à la destruction de l'humanité… Seule la révolution mondiale du prolétariat peut y mettre fin [69]
[9] Appel de la gauche communiste [74] : À bas les massacres, pas de soutien à aucun camp impérialiste ! Non aux illusions pacifistes ! Internationalisme prolétarien ! Pas de soutien à aucun camp impérialiste !
[10] Idem
[11] Nuevo Curso et la "gauche communiste espagnole" : Quelles sont les origines de la gauche communiste ? [75]
[13] Voir Une "conférence" du "communisme de gauche" à Bruxelles?... Un leurre pour qui veut s’engager dans le combat révolutionnaire! [77]
[14] Par exemple, dans un article intitulé "Les tâches des révolutionnaires face à la poussée guerrière du capitalisme", la TCI cite sans esprit critique cette déclaration ambiguë d'un syndicat, la CNT-AIT en France : "Une fois de plus, ceux qui décident des guerres ne sont pas ceux qui en meurent... Une fois de plus, ce sont les populations civiles qui trinqueront, de Sderot à Gaza. Toutes les idéologies utilisées par les gouvernants, à savoir le nationalisme et les religions, sont les piliers de cette logique meurtrière qui pousse les peuples à s'entretuer pour le plus grand profit des dirigeants de ce monde. Ni Hamas, ni colonisation ! Tant qu'il y aura des Etats, il y aura des guerres !".
De façon habituelle, les congrès du CCI et les réunions de son Bureau International examinent 3 thèmes principaux concernant la situation internationale et qui ont le plus d'impact dans notre intervention : les contradictions économiques du capitalisme, les conflits impérialistes et l'évolution de la lutte de classe. Cela-dit, l'examen de la vie politique de l'ennemi de classe, la bourgeoisie, ne doit jamais être négligé, notamment parce qu'il permet de compléter notre connaissance de la société que nous combattons et qu'il peut aussi fournir des clés pour la compréhension des 3 thèmes principaux. Dans une vision totalement réductionniste, et donc fausse, du marxisme, on part de la situation économique du capitalisme qui détermine les conflits impérialistes et le niveau de la lutte de classe. Nous avons souvent mis en évidence que la réalité n'est pas aussi simple, notamment en reprenant à notre compte les citations d'Engels sur la place de l'économie, en dernière instance, dans la vie de la société.
Cette nécessité d'examiner la vie politique de la bourgeoisie est présente dans de nombreux écrits de Marx et Engels. Un des textes sur ce sujet le plus connus et remarquable est "Le 18 brumaire de Louis Bonaparte". Dans ce document, s'il fait référence rapidement à la situation économique de la France et de l'Europe, Marx s'applique à élucider une sorte d'énigme : comment et à travers quel processus la révolution de 1848 a pu aboutir au coup d'État du 2 décembre 1851 donnant les pleins pouvoirs à un aventurier, Louis-Napoléon Bonaparte. Ce faisant, Marx nous brosse un tableau vivant et profond des rouages politiques de la société française de son époque. Évidemment, il serait absurde de transposer l'analyse de Marx sur la société d'aujourd'hui. En particulier, le rôle joué par le Parlement aujourd'hui n'a rien à voir avec celui du milieu du 19e siècle. Cela-dit, c'est fondamentalement dans la méthode utilisée par Marx, le matérialisme historique et dialectique, que nous pouvons trouver une source d'inspiration pour analyser la société d'aujourd'hui.
L'importance d'un examen systématique de la vie politique de la bourgeoisie pour la compréhension du monde actuel a pu être vérifiée à plusieurs reprises par le CCI mais il vaut la peine de souligner un épisode particulièrement significatif : celui de l'effondrement du bloc de l'Est et de l'Union soviétique en 1989-90. La chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, a constitué une immense surprise pour la plupart des groupes politiques prolétariens et des "spécialistes" de la bourgeoisie qui, jusqu'à la veille de cette date, étaient loin de penser que les difficultés rencontrées par les pays de ce bloc allaient aboutir à son effondrement brutal et spectaculaire. Or, le CCI avait prévu cet événement considérable deux mois avant, au début septembre 1989 lorsqu'ont été rédigées les "Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est". Celles-ci sont très claires :
Cette capacité à prévoir ce qui allait se passer dans le bloc de l'Est ne résultait pas d'un talent particulier dans la lecture des boules de cristal mais bien d'un suivi régulier et d'analyses en profondeur de la situation et de la nature des pays de ce bloc.[1] C'est pour cette raison que toute une première partie des thèses rappelle ce que nous avions déjà écrit sur cette question afin d'inscrire les événements de 1989 dans le cadre de ce que nous avions dégagé auparavant, notamment lors des luttes ouvrières en Pologne de 1980. Dans les thèses sont cités notamment 3 articles publiés dans la Revue Internationale en 1980-81 :
Ce n'est pas le lieu ici de rappeler ces écrits qui sont facilement accessibles sur notre site web. On peut juste rappeler deux idées importantes qui, parmi d'autres, ont guidé, une décennie plus tard, notre analyse sur l'effondrement du bloc de l'Est :
Aujourd'hui, l'examen de la vie politique de la bourgeoisie conserve toute son importance. L'outil méthodologique que nous nous donnons pour cet examen est, évidemment, notre analyse de la décomposition, plus particulièrement la question de la perte de contrôle par la classe dominante de son jeu politique dont la montée du populisme constitue une manifestation majeure. Ce rapport développera principalement cette question du populisme pour 2 raisons principales :
C’est de manière tardive, lors du XXIIe congrès de Révolution Internationale, en mai 2016, que le CCI a commencé à prendre la mesure de l’importance du phénomène populiste à l’échelle internationale. Lors de ce même congrès, la discussion sur la résolution sur la situation en France avait exprimé un manque de maitrise et de clarté à l’égard de cette question. Une motion avait d’ailleurs été adoptée insistant sur la nécessité de lancer le débat dans l’ensemble du CCI. Un an plus tard, la résolution sur la lutte de classe internationale adoptée par le 22e congrès du CCI indiquait à propos du phénomène populiste : "La montée actuelle du populisme a donc été alimentée par ces différents facteurs – la crise économique de 2008, l’impact de la guerre, du terrorisme, et de la crise des réfugiés – et apparaît comme une expression concentrée de la décomposition du système, de l’incapacité de l’une et l’autre des principales classes de la société à offrir une perspective pour le futur à l’humanité." Si cette affirmation contenait une analyse valable, d’autres points de la résolution insistaient davantage sur la perméabilité de la classe ouvrière comme facteur déterminant du développement du populisme. De plus, le phénomène populiste n’était pas vraiment évalué à l’aune des propres difficultés rencontrées par la bourgeoisie depuis l’entrée dans la phase de décomposition. Ces ambiguïtés traduisaient le manque d’homogénéité qui s’accompagnait d’une tendance au sein du CCI à occulter le cadre défendu dans les Thèses sur la décomposition pour appréhender la vie politique de la bourgeoisie dans la période historique actuelle. Cette dérive était particulièrement manifeste dans le texte "Contribution sur le problème du populisme" mais également dans l’article "Brexit, Trump, "Des revers pour la bourgeoisie qui ne présagent rien de bon pour le prolétariat [88]" parus quelques mois plus tôt dans la Revue internationale n°157. Formellement, ces deux textes présentent bien le populisme comme une expression de "la décomposition de la vie politique bourgeoise" : "en tant que tel, c’est le produit du monde bourgeois et de sa vision du monde - mais avant tout de sa décomposition."([2]) Pour autant, il est frappant de constater à quel point les Thèses ne constituent pas le point de départ de l’analyse mais seulement un élément de réflexion parmi d’autres([3]). En réalité, ces deux textes placent un autre facteur au cœur de l’analyse : "La montée du populisme est dangereuse pour la classe dominante parce qu’elle menace sa capacité à contrôler son appareil politique et à maintenir la mystification démocratique, qui est l’un des piliers de sa domination sociale. Mais elle n’offre rien au prolétariat. Au contraire, c’est précisément la faiblesse du prolétariat, son incapacité à offrir une autre perspective au chaos menaçant le capitalisme, qui a rendu possible la montée du populisme. Seul le prolétariat peut offrir une voie de sortie à l’impasse dans laquelle la société se trouve aujourd’hui et il ne sera pas capable de le faire si les ouvriers se laissent prendre par les chants de sirènes de démagogues populistes qui promettent un impossible retour à un passé qui, de toutes façons, n’a jamais existé."([4]) Établissant un parallèle entre la montée du populisme et la montée du nazisme au cours des années 30, la contribution conclut quant à elle : "si le prolétariat est incapable de mettre en avant son alternative révolutionnaire au capitalisme, la perte de confiance dans la capacité de la classe dominante de "faire son boulot" conduit finalement à une révolte, une protestation, une explosion d’une toute autre sorte, une protestation qui n’est pas consciente mais aveugle, orientée non pas vers le futur mais vers le passé, qui n’est pas basée sur la confiance mais sur la peur, non sur la créativité mais sur la destruction et la haine." Autrement dit, le facteur principal du développement et de la montée du populisme au sein de la vie politique de la bourgeoisie résiderait dans ce qui s’apparente à une défaite politique de la classe ouvrière.([5])
En fait, tous les aspects alimentant le "catéchisme" populiste (le rejet des étrangers, le rejet des "élites", le complotisme, la croyance dans l’homme fort et providentiel, la quête du bouc-émissaire, le repli sur la communauté autochtone…) sont d’abord et avant tout le produit des miasmes et de la putréfaction idéologique véhiculée par l’absence de perspective de la société capitaliste (explicité dans le point 8 des Thèses sur la décomposition), dont la classe capitaliste est affectée en premier lieu. Mais la percée et le développement du populisme dans la vie politique de la bourgeoisie a été déterminée surtout par une des manifestations majeures de la décomposition de la société capitaliste : "la difficulté croissante de la bourgeoisie à contrôler l’évolution de la situation sur le plan politique. À la base de ce phénomène, on trouve évidemment la perte de contrôle toujours plus grande de la classe dominante sur son appareil économique, lequel constitue l'infrastructure de la société. (...) L'absence d'une perspective (exceptée celle de "sauver les meubles" de son économie au jour le jour) vers laquelle elle puisse se mobiliser comme classe, et alors que le prolétariat ne constitue pas encore une menace pour sa survie, détermine au sein de la classe dominante, et particulièrement de son appareil politique, une tendance croissante à l'indiscipline et au sauve-qui-peut." [Thèse 9]. C’est donc sur la base de l’aggravation continue de la crise économique ainsi que sur l’incapacité de la bourgeoisie à mobiliser la société vers la guerre mondiale que le délitement et la désagrégation de l’appareil politique trouve ses principaux ressorts. Cette lame de fond historique se manifeste notamment par une tendance croissante à l’indiscipline, aux divisions, au chacun pour soi et, en fin de compte, à l’exacerbation des luttes de cliques au sein de l’appareil politique. Ce bouillon de culture a constitué le terrain privilégié à l’émergence de fractions bourgeoises aux discours de plus en plus irrationnels, capables de surfer sur les idées et les sentiments les plus nauséabonds, dont les chefs de file se comportent en véritables chefs de gangs vandalisant les rapports politiques, dans le but de faire valoir leurs propres intérêts à tout prix et ce au détriment des intérêts du capital national.
Ce faisant, si l’incapacité du prolétariat à ouvrir la voie vers une autre perspective que celle du chaos et de la barbarie capitaliste ne peut que renforcer les manifestations de la décomposition telles que le populisme, ce n’est pas pour autant qu’elle en constitue le facteur actif. D’ailleurs, Les deux dernières années ont apporté un démenti cinglant à une telle analyse. D’une part, nous avons assisté à une reprise très significative des luttes ouvrières, contenant un développement de la réflexion et de la maturation de la conscience. D’autre part, sous l’effet de l’aggravation sans précédent de la décomposition, la montée du populisme s’est malgré tout pleinement confirmée. En fin de compte, la thèse soutenue dans la contribution sur le populisme se place en totale contradiction avec l’analyse du CCI consistant à identifier deux pôles dans la situation historique actuelle. De plus, elle revient également à nier l’analyse de la rupture historique, et/ou à penser que le développement de la lutte ouvrière peut faire reculer les tendances populistes. Enfin, elle mène aussi à sous-estimer le fait que la bourgeoisie exploitera le populisme contre la classe ouvrière.
La victoire du Brexit au Royaume-Uni en juin 2016 puis l’arrivée au pouvoir de Trump à la tête des États-Unis quelques mois plus tard, manifestaient une percée spectaculaire du populisme dans la vie politique de la bourgeoisie. Cette tendance s’est poursuivie depuis, faisant du populisme un facteur décisif et irréversible de l’évolution de la société capitaliste.
Désormais, plusieurs pays d’Europe sont gouvernés totalement ou en partie par des fractions populistes (Pays-Bas, Slovaquie, Hongrie, Italie, Finlande, Autriche), dans le reste de l’Europe les partis populistes ou d’extrême-droite n’ont pas cessé de grimper dans les sondages et les suffrages en particulier en Europe de l’Ouest. Selon certaines études, les partis populistes pourraient arriver en tête dans 9 pays de l’UE lors des élections européennes de juin 2024. Mais l’étendue du phénomène dépasse évidemment le cadre européen. En Amérique du Sud, après le Brésil, c’est désormais autour de l’Argentine d’en faire l’expérience avec l’arrivée au pouvoir de Javier Milei. Mais si le populisme est un phénomène général, il est important pour notre analyse d’apprécier surtout sa percée au sein des pays centraux puisqu’une telle dynamique n’a pas seulement un impact déstabilisateur sur la situation des pays concernés, mais également sur l’ensemble de la société capitaliste. Actuellement, deux pays devraient être plus particulièrement au cœur de la réflexion : la France et les Etats-Unis.
En France, le RN a atteint un score historique lors des élections législatives de juin 2022 avec 89 députés sur les bancs de l’Assemblée nationale. D’après un "sondage secret" commandé par le parti de droite Les Républicains fin 2023, le RN pourrait obtenir entre 240 et 305 sièges en cas d’élections anticipées après une éventuelle dissolution de l’Assemblée nationale. De même, sa victoire lors des élections présidentielles de 2027, constitue un scénario de plus en plus crédible. Une telle situation ne manquerait pas d’aggraver la crise politique rencontrée par la bourgeoisie française. Mais surtout, compte tenu de la proximité du RN avec la fraction Poutine, cela aggraverait les divisions au sein de l’Union européenne et affaiblirait sa capacité à mettre en œuvre sa politique pro-ukrainienne. Ainsi, contrairement à la bourgeoisie allemande qui semble pour le moment trouver les ressorts lui permettant de contenir le risque de l’arrivée de l’Afd au pouvoir (malgré la montée de l’influence de cette formation au sein du jeu politique allemand), la bourgeoisie française semble, elle, voir ses marges de manœuvre de plus en plus limitées en raison du fort discrédit de la fraction Macron, au pouvoir depuis 7 ans, mais surtout de l’exacerbation des divisions au sein de l’appareil politique([6]).
Mais c’est surtout le retour possible de Trump à la Maison blanche lors des élections présidentielles de novembre 2024 qui marquerait une profonde aggravation de la situation non seulement aux USA mais sur l’ensemble de la situation internationale. L’accentuation des forces centrifuges et la tendance à la perte du leadership mondial pèsent depuis de nombreuses années sur la capacité de l’État US à se doter de la fraction la plus adaptée à la défense de ses intérêts, à l’image de l’arrivée au pouvoir des néoconservateurs au début des années 2000. La période Obama n’a pas mis fin à cette tendance puisque l’arrivée de Trump au pouvoir en 2017 n’a fait que l’aggraver. Au lendemain de sa défaite, en janvier 2021, Adam Nossiter, le chef du bureau du New-York Times à Paris, assurait : "Dans six mois, nous n’entendrons plus parler de lui, loin du pouvoir il ne sera plus rien" Force est de constater que cette prophétie de journaliste a été largement démentie. Au cours des quatre dernières années, les fractions les plus responsables de la bourgeoisie américaine ne sont pas parvenues à le mettre "hors d’état de nuire". Malgré les multiples recours juridiques, les campagnes de dénigrements, les tentatives de déstabilisation de ses proches, le retour de Trump à la Maison Blanche lors des élections présidentielles de novembre 2024 constitue un scénario de plus en plus probable. Sa victoire lors des dernières primaires républicaines a même manifesté le renforcement du trumpisme au sein du parti conservateur au détriment de franges plus responsables.
En tout état de cause, une victoire de Trump provoquerait une véritable onde de choc sur la situation internationale, tout particulièrement sur le terrain impérialiste. En laissant planer le doute sur la poursuite du soutien à l’Ukraine ou en menaçant de conditionner la protection US aux pays de l’OTAN par leur solvabilité, la ligne politique des Etats-Unis affaiblirait l’UE et contiendrait le risque d’une aggravation du conflit russo - ukrainien. Concernant la guerre à Gaza, les dernières déclarations "critiques" de Trump à l’encontre de Netanyahou ne semblent pas remettre en cause le soutien inconditionnel de la droite religieuse républicaine à la politique de la terre brûlée menée par le gouvernement israélien. Qu’elles seraient les conséquences de la victoire de Trump sur ce plan-là ?
Plus globalement, le retour de la bannière populiste à Washington aurait un impact majeur sur la capacité de la bourgeoisie à faire face aux manifestations de la décomposition de son propre système. La victoire de Trump pourrait ainsi signifier :
Il faut toutefois se garder de penser que les jeux sont faits. Bien au contraire, l’issue de l’élection présidentielle est plus que jamais imprévisible. A la fois, compte tenu du niveau de déstabilisation de l’appareil politique US mais aussi des divisions profondes et durables de la société américaine accentuées aussi bien par le discours populiste que par la campagne anti-Trump de l’administration Biden.
Contrairement à la montée du fascisme au cours des années 30, le populisme ne constitue pas le résultat d’une volonté délibérée des secteurs dominants de la bourgeoisie. Ainsi, les fractions les plus responsables tentent toujours de mettre en œuvre des stratégies pour son endiguement. Le rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie pour le 23e congrès du CCI en 2019, évaluait ces différentes stratégies :
Quelle a été leur efficacité au cours des cinq dernières années ? Comme l’affirme la résolution sur la situation internationale du 25e congrès du CCI : "La montée du populisme, huilée par l'absence totale de perspective offerte par le capitalisme et le développement du chacun pour soi au niveau international, est probablement l'expression la plus claire de cette perte de contrôle, et cette tendance s'est poursuivie malgré les contre-mouvements d'autres factions plus "responsables" de la bourgeoisie (par exemple le remplacement de Trump, et la mise au rancart rapide de Truss au Royaume-Uni)." Par conséquent, si les fractions les plus responsables ne sont pas restées inactives, ces différentes stratégies se sont montrées de moins en moins efficaces et ne peuvent constituer une réponse viable et durable.
Comme indiqué plus haut, la campagne menée pour tenter de discréditer et d’éliminer Trump de la course à la présidentielle n’a pour le moment pas porté ses fruits. Au contraire, les différents procès qui lui ont été intentés ont globalement renforcé sa popularité auprès d’une frange non négligeable de l’électorat américain. Parallèlement, la nouvelle candidature de Biden, âgé de 81 ans, ayant montré publiquement des signes de sénilité évidents n’est évidemment pas un atout pour la bourgeoisie américaine. D’autant plus que les attaques économiques portées par le gouvernement ont largement accentué son discrédit. Or, ce choix par défaut (et ce malgré des désaccords au sein du parti), exprime une crise de renouvellement des cadres mais surtout de profondes divisions au sein de l’appareil politique du parti qui se répercutent sur l’électorat. Ainsi, le mécontentement de la part de la communauté arabe vis-à-vis de la position des USA dans la guerre à Gaza fait peser le risque d’une défaite dans l’État du Michigan (un "swing state"). De même, l’influence croissante de l’idéologie wokiste et identitaire, prônée par l’aile gauche du parti, pourrait provoquer un éloignement d’une partie des minorités et de la jeunesse, davantage préoccupées par la dégradation des conditions de travail et d’existence. Des enquêtes semblent notamment montrer qu’une partie de l’électorat afro-américain pourrait être séduit par Trump.
En France, si la bourgeoisie est parvenue une fois de plus à repousser le RN lors des élections présidentielles de 2022 par la réélection de Macron, ce tour de force ne s’est pas déroulé sans effets collatéraux. Les multiples attaques portées à la classe ouvrière depuis 2017, ainsi que le manque d’expérience et l’amateurisme qui se manifeste régulièrement, n’a fait qu’accroître le discrédit de l’exécutif déjà bien entamé. Le danger réel d’une large victoire du RN lors des élections européennes a obligé Macron à changer de gouvernement en nommant un jeune et fidèle premier ministre (G. Attal) sensé mener la croisade anti-RN d’ici le mois de juin. Or, ce gouvernement connaît les mêmes difficultés que le précédent malgré l’intensification du discours contre le RN ou même la tentative de récupération des idées d’extrême-droite de la part de la majorité.
Mais la plus grande faiblesse réside fondamentalement dans les divisions et le chacun pour soi qui gangrène de plus en plus le jeu politique y compris à l’intérieur des différentes formations, en premier lieu au sein du camp présidentiel. La majorité relative obtenue par le parti du gouvernement lors des élections législatives a accentué la tendance aux forces centrifuges. Devant les difficultés à nouer des alliances stables sur les réformes clés, le gouvernement se voit dans l’obligation d’utiliser régulièrement l’article 49.3, permettant de se passer du vote des députés à l’Assemblée. De même, les partis traditionnels largement sabordés par la bourgeoisie lors de l’élection de 2017, demeurent plus fragmentés que jamais à l’image du parti de droite Les Républicains. Cet héritier du parti gaulliste, ayant été le plus souvent au pouvoir depuis la fondation de la V° République en 1958, ne compte plus désormais que 62 députés et se compose d’au moins trois tendances dont les fractures sont de plus en plus marquées. Ainsi, cette situation de crise politique peut handicaper lourdement la bourgeoisie dans sa faculté à faire émerger un candidat crédible capable de refouler Marine Le Pen, dont les chances de victoire lors des élections de 2027 n’ont jamais été aussi fortes. D’ici là, la bourgeoisie française pourrait se voir confrontée à d’autres obstacles. Qu’adviendrait-il d’une défaite cinglante de la liste macroniste lors des élections européennes ? De même, la droite menace désormais de déposer une motion de censure si le gouvernement décidait d’augmenter les impôts. Une aventure dans laquelle s’engouffreraient les autres partis d’opposition en particulier le RN. Une telle issue aboutirait à des élections législatives anticipées au scénario imprévisible si ce n’est le fait que cela accentuerait le chaos politique dans lequel baigne la bourgeoisie française.
Concernant l’Allemagne, le rapport de 2019 concluait : "la situation est complexe et l’abandon par Merkel de la présidence de la CDU (et donc dans le futur du poste de chancelier) annonce une phase d’incertitude et d’instabilité de la bourgeoisie dominante en Europe." Le surgissement de la guerre en Ukraine a particulièrement affecté la ligne politique traditionnelle de la classe dominante allemande. Sur le plan interne, l’affaiblissement des partis traditionnels (SPD, CDU) s’est poursuivi, nécessitant la formation de coalitions enchaînant les trois partis principaux les uns aux autres alors que les relations sont toujours plus conflictuelles. Dans le même temps, l’Allemagne n’est pas exemptée de la montée en puissance du populisme et de l’extrême droite. Le parti populiste AfD est d’ailleurs devenu le deuxième parti d’Allemagne sur le plan électoral. Contrairement au RN en France dont certaines positions montrent des signes de responsabilité, les positions politiques de l’AfD (rejet de l’UE, xénophobie, ouverture vers la Russie…) sont, pour le moment, trop fortement en contradiction avec les intérêts du capital national pour lui permettre d’être impliqué au plus haut niveau du gouvernement. Pour autant, sa posture anti-élite gouvernementale et sa condamnation en tant qu’opposition totale à l’intégrité de l’État fédéral, en feront pour longtemps un point de ralliement pour les électeurs contestataires.
« Le Brexit s'est accompagné de la transformation du parti Tory, vieux de plusieurs siècles, en un capharnaüm populiste qui a relégué des politiciens expérimentés sur le banc de touche et a fait accéder à des postes gouvernementaux des médiocres ambitieux et doctrinaires, qui ont ensuite perturbé les compétences des ministères qu'ils dirigeaient. La succession rapide des premiers ministres conservateurs depuis 2016 témoigne de l'incertitude qui règne à la barre politique."[7] Les 44 jours de pagaille politique sous le gouvernement de Liz Truss en septembre - octobre 2022 en fut une illustration éclatante. Si ce choix aurait pu signifier une rupture avec la surenchère populiste, il a surtout été marqué par la défense d’une politique radicalement ultra-libérale et le fantasme d’une "Grande-Bretagne globale" qui ne correspondait absolument pas aux intérêts globaux du capital britannique.
L’arrivée au pouvoir de Sunak a toutefois signifié la tentative de la part de l’État de préserver la crédibilité démocratique et celle des institutions étatiques et gouvernementales : "le gouvernement Sunak, malgré l'influence du populisme, a modifié certains aspects du Protocole de l'Irlande du Nord afin de contourner certaines des contradictions du Brexit, et a rejoint le projet européen Horizon, sans pouvoir surmonter la fuite de l'économie. Le roi Charles a été envoyé en France et en Allemagne en tant qu'ambassadeur pour montrer les restes de dignité de la Grande-Bretagne. Enfin, le limogeage de Suella Braverman et la nomination de Lord Cameron au poste de ministre des affaires étrangères est une nouvelle expression de cette tentative de limiter le virus populiste croissant au sein du parti, mais son orientation et sa stabilité futures restent profondément incertaines, notamment parce que le même virus est une réalité internationale, plus particulièrement au sein de la classe dirigeante américaine."
Le rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie de la bourgeoisie affirmait : "La troisième stratégie envisagée, la refondation de l’opposition droite/ gauche pour couper l’herbe sous les pieds du populisme, ne semble pas réellement mise en œuvre par la bourgeoisie. Au contraire, les années écoulées sont plutôt caractérisées par une tendance irréversible au déclin des partis socialistes." Cette tendance s’est confirmée au cours des dernières années. Si cette configuration résiste dans certains pays (Espagne et RU notamment), le déclin irréversible de la social-démocratie et de façon plus générale des partis de gouvernement traditionnels ainsi que la difficulté dans de nombreux pays d’Europe à structurer de nouvelles formations de gauche (La France Insoumise en France, Podemos en Espagne, Die Linke en Allemagne) du fait des luttes de cliques que connaissent également ces formations, tend à voir se développer des coalitions de plus en plus fragiles. C’est par exemple le cas en Espagne, où le PSOE, pour se maintenir au pouvoir, s’appuie sur des forces opposées. D’un côté la droite chauvine catalane et de l’autre le parti SUMAR d’extrême-gauche dont Yolanda Diaz est la vice-premier ministre. Ce gouvernement "Frankestein" exprime la fragilité du PSOE qui reste pourtant la seule force capable de gérer les tendances séparatistes au sein de l’État central.
L’arrivée au pouvoir de partis populistes et d’extrême - droite est un cas de figure qui pourrait devenir un élément majeur de la situation politique de la bourgeoisie dans les années à venir, sans toutefois engendrer partout les mêmes conséquences. Si les années de pouvoir de Trump, de Bolsonaro ou encore Salvini ont marqué un aiguisement de l’instabilité politique, on a tout de même pu constater une capacité, de la part d’autres parties de l’appareil d’État, à canaliser ou refreiner leurs aspirations les plus irrationnelles et farfelues. Ce fut par exemple le cas de la lutte incessante menée par une partie de l’administration US pour cadrer l’imprévisibilité des décisions présidentielles. De larges parties de la bourgeoisie, en particulier dans les structures même de l’État, sont notamment parvenus à s’opposer à la tentation d’un rapprochement voire d’une alliance avec la Russie, faisant ainsi triompher l’option des fractions dominantes de la bourgeoisie. Comme on avait pu le constater dans le cas italien, lors du gouvernement de Salvini, il est aussi possible que les populistes puissent accepter de "mettre de l’eau dans leur vin" en abandonnant certaines mesures ou en revoyant à la baisse leurs promesses, en particulier dans le domaine social. C’est aussi ce qu’a démontré récemment, la décision du leader du PVV Geert Wilder en Hollande consistant à renoncer à assumer le pouvoir devant l’incapacité de former une coalition.
La possibilité de l'accession au pouvoir des partis populistes, et la réalité d'un tel événement comme en Italie, met en évidence le fait qu'on ne peut identifier populisme et extrême droite. Ce pays est gouverné par une alliance entre la droite traditionnelle (Forza Italia fondé par Berlusconi), la Lega populiste de Salvini et le parti d'inspiration néofasciste de Meloni, Fratelli d'Italia (Frères d'Italie), dont le symbole reste la flamme tricolore de l'ancien MSI (Mouvement social italien) ouvertement mussolinien. Il existe évidemment des ressemblances importantes entre la Lega et le parti de Meloni, en particulier le discours xénophobe et contre les immigrés, particulièrement ceux de religion musulmane, ce qui en fait des concurrents sur la scène électorale. En même temps, la devise des Fratelli d'Italia (FI), "Dieu, patrie et famille" est révélatrice de l'inspiration traditionaliste de ce parti qui le distingue de la Lega. En effet, celle-ci, même si elle peut invoquer des valeurs traditionnelles est plutôt anticléricale et plus "antisystème" que les FI. Nous retrouvons en France cette différence entre l'extrême-droite populiste, représentée par le Rassemblement national de Marine Le Pen, et l'extrême-droite traditionnelle représentée par le parti "Reconquête".[8] Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, au premier tour des élections présidentielles de 2022, Zemmour est arrivé en 2e position (derrière Macron qui est devenu le politicien le plus apprécié des bourgeois) dans les "beaux quartiers" de Paris en récoltant 3 fois plus de voix que Marine Le Pen alors que celle-ci écrase complètement Zemmour dans les localités "populaires". Et c'est vrai que les discours de Le Pen contre la politique économique de Macron, comme la suppression de l'Impôt sur la Fortune et la réforme des retraites, passent très mal auprès de la bourgeoisie classique. En fait, avec des succès différents suivant les pays, nous assistons à une tentative par certains secteurs de la bourgeoisie de mettre à profit les peurs autour des questions de l'immigration, de l'insécurité et du terrorisme islamique, qui jusqu'à présent constituaient le principal fond de commerce du populisme, pour donner une nouvelle vie à une extrême-droite "présentable" du point de vue de la classe dominante, avec un programme plus compatible avec ses intérêts. C'est ainsi que Zemmour a toujours affirmé que son programme économique était le même que celui de la droite classique représentée jusqu'à présent en France par le parti "Les Républicains", héritier du parti gaulliste. Ce qu'il proposait au moment des élections présidentielles de 2022, c'était une alliance avec ce parti avec l'argument que Marine Le Pen ne pourrait jamais gagner les élections seule. Cette politique de Zemmour a jusqu'à présent échoué puisque le Rassemblement National est passé au premier rang dans les sondages et pourrait remporter les élections présidentielles de 2027, ce qui inquiète fortement la bourgeoisie. En revanche, c'est une politique qui a réussi en Italie puisque Meloni a fait la preuve d'une remarquable capacité à mener une politique conforme aux intérêts bourgeois et qu'elle est passée loin devant Salvini.
Le populisme n'est pas un courant politique promu par les secteurs les plus clairvoyants et responsables de la bourgeoisie et il a déjà provoqué des dégâts pour les intérêts de cette classe (notamment au Royaume Uni) mais, parmi les cartes dont dispose la classe dominante pour essayer de limiter ces dégâts, il y a justement cette mise en avant d'une extrême-droite "traditionnelle" pour concurrencer ou affaiblir le populisme.
Depuis la fin des années 80, le gangstérisme et la criminalité, largement alimentés par le trafic de stupéfiants, connaissent une véritable explosion à l’échelle mondiale. Ce phénomène déjà mis en lumière dans les Thèses sur la décomposition s’accompagne d’une incroyable corruption au sein de l’appareil politique : "la violence et la criminalité urbaine ont connu une explosion dans beaucoup de pays d’Amérique latine et également dans les banlieues de certaines villes européennes en partie en lien avec le trafic de drogue, mais pas uniquement. Concernant ce trafic, et le poids énorme qu’il a pris dans la société, y compris sur le plan économique, on peut dire qu’il correspond à l’existence d’un "marché" en continuelle expansion du fait du malaise croissant et du désespoir qui affecte toutes les couches de la population. Concernant la corruption, et toutes les manipulations qui constituent la "délinquance en col blanc", ces dernières années n’ont pas été avares en découvertes (comme celle des "Panama papers" qui ne sont qu’un tout petit sommet de l’iceberg du gangstérisme dans lequel patauge de plus en plus la finance)". (Rapport sur la décomposition aujourd’hui, 2017 [89])
Il est important de pouvoir identifier les principaux effets occasionnés par ce phénomène sur la vie politique de la bourgeoisie. Les collusions de plus en plus manifestes entre la criminalité et les fractions politiques de l’appareil d’État tend à transformer le jeu politique en véritables guerres de gangs, parfois sur fond de tendance à l’effondrement des institutions politiques. Il s’agit donc très certainement de la forme la plus aiguë et débridée de la tendance à l’accentuation des divisions et de la fragmentation de l’appareil politique bourgeois. La situation politique à Haïti constitue certainement l’exemple le plus caricatural. Mais de nombreux autres pays d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud sont particulièrement touchés par ce phénomène depuis des décennies. À l’image de la guerre interne ayant éclaté en plein jour début janvier entre l’État équatorien et les gangs criminels : "L'actuelle faction bourgeoise qui contrôle l'appareil d'État est directement liée au groupe agro-industriel exportateur et importateur le plus puissant de l'Équateur. Son entrée triomphale au palais Carondelet a commencé par des lois de nature financière qui ont directement profité à ce groupe, avec l'approbation du PSC et de celles du RC5 (correistas). Il a reçu un pays plongé dans une pauvreté abjecte et une corruption endémique à tous les niveaux de l'État, pénétré de toutes parts par les cartels mexicains de la drogue (Jalisco Nueva Generación et Sinaloa) associés aux narcotrafiquants péruviens et colombiens. La mafia albanaise, chinoise, russe et italienne est également très présente. Et une société submergée par la criminalité organisée nationale, les ODG, liée aux cartels mexicains ou aux mafias susmentionnées."
Il faut également noter que la fuite en avant dans les règlements de compte entre fractions a des conséquences sur l’accentuation des tensions entre États-nations. Ainsi, la prise d’assaut menée par la police équatorienne contre l’ambassade du Mexique à Quito le 5 avril dernier pour déloger l’ancien vice-président accusé de corruption par le gouvernement de Noboa est un véritable acte de vandalisme envers les règles de la bienséance bourgeoise, ne faisant que contribuer à l’instabilité diplomatique dans cette région du monde.
Le système politique en Russie est également particulièrement marqué par la gangstérisation des rapports politiques. Le clientélisme, la corruption, le népotisme constituent les principaux rouages du "système Poutine". C’est une donnée à prendre en compte concernant l’analyse des risques pesant sur l’avenir de la fédération de Russie : "de la survie politique de Poutine à celle de la Fédération de Russie et au statut impérialiste de cette dernière, les enjeux découlant de la défaite en Ukraine sont lourds de conséquences : au fur et à mesure que la Russie s’enfonce dans les problèmes, des règlements de compte risquent de se produire, voire des affrontements sanglants entre fractions rivales." (Rapport sur les tensions impérialistes, 25e congrès du CCI) [90]. La rébellion du groupe Wagner en juin 2023 puis la liquidation de son chef Prigojine deux mois plus tard ainsi que la très forte répression subie par la fraction pro-démocratie (assassinat de Navalny) ont pleinement confirmé l’ampleur des tensions internes ainsi que la fragilité de Poutine et de sa garde rapprochée qui n’hésitent pas à défendre leurs intérêts par tous les moyens, à la manière d’un véritable chef mafieux. La place centrale du gangstérisme dans le système politique russe joue donc un rôle actif dans le risque de dislocation de la fédération de Russie. De la même manière, les règlements de compte armés au sein de l’ancienne nomenklatura soviétique avaient participé à la déstabilisation profonde découlant de l’implosion du bloc de l’Est. Mais après plus de trois décennies de décomposition, les conséquences d’une telle dynamique pourraient déboucher sur une situation bien plus chaotique. L’éclatement de la fédération en plusieurs mini Russies et la dissémination des armes nucléaires entre les mains de chefs de guerre aux menées incontrôlables représenterait une véritable fuite en avant dans le chaos à l’échelle internationale.
Cependant, si ces manifestations de la décomposition idéologique et politique de la société sont particulièrement avancées dans les zones périphériques du capitalisme, cette tendance se manifeste également de plus en plus dans les pays centraux :
Au 19e siècle, Marx avait mis en avant que le pays le plus avancé de l'époque, l'Angleterre, indiquait la direction dans laquelle allaient se développer les autres pays européens. Aujourd'hui, c'est dans les pays les moins développés qu'on rencontre les manifestations les plus caricaturales du chaos qui est en train de gagner l'ensemble de la planète et qui atteint de plus en plus les pays les plus développés. Le constat fait par Marx à son époque était une illustration du fait que le mode de production capitaliste se trouvait encore dans sa phase ascendante. Le constat qu'on peut faire aujourd'hui de l'avancée du chaos dans la société est une illustration (encore une !) de l'impasse historique dans laquelle se trouve le capitalisme, de sa décadence et de sa décomposition.
CCI, Décembre 2023
[1] Évidemment, l'essentiel de ce cadre d'analyse avait été transmis au CCI par le camarade MC (MARC : De la révolution d'octobre 1917 à la deuxième guerre mondiale [92]; MARC : De la deuxième guerre mondiale à la période actuelle [93], Revues internationales 26 et 27), sur la base des réflexions qui avaient déjà eu lieu dans la GCF mais aussi sur la base des réflexions que le camarade avait menées au fur et à mesure que se déroulaient les événements.
[2] "Contribution sur le problème du populisme"
[3] Le paragraphe "populisme et décomposition" n’intervient que dans le dernier tiers de la contribution.
[4] "Brexit, Trump. Des revers pour la bourgeoisie qui ne présage rien de bon pour le prolétariat.", Revue internationale n°157.
[5] Notons que cette analyse a pu également se manifester dans certains documents produit et adopté par le CCI. Par exemple, le Rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie (Revue internationale 164) affirme en parlant du populisme "sa cause déterminante est "l’incapacité du prolétariat à mettre en avant sa propre réponse, sa propre alternative à la crise du capitalisme"".
[6] Voir chapitre III du rapport.
[7] Résolution sur la situation en Grande-Bretagne, Bii n°581.
[8] De façon quelque peu paradoxale, ce parti est dirigé par Éric Zemmour, dont le nom signale les origines juives sépharades. Pour surmonter ce "handicap" par rapport à sa clientèle traditionaliste, chez qui il subsiste des sympathies envers le maréchal Pétain, chef de file de la collaboration avec l'Allemagne nazie, Zemmour n'a pas hésité à déclarer que Pétain avait sauvé des vies juives (ce qui est contredit par tous les historiens sérieux).
Pour le CCI, "La crise qui se déroule déjà depuis des décennies va devenir la plus grave de toute la période de décadence, et sa portée historique dépassera même la première crise de cette époque, celle qui a commencé en 1929. Après plus de 100 ans de décadence capitaliste, avec une économie ravagée par les dépenses militaires, affaiblie par l'impact de la destruction de l'environnement, profondément altérée dans ses mécanismes de reproduction par la dette et la manipulation étatique, en proie à la pandémie, souffrant de plus en plus de tous les autres effets de la décomposition, il est illusoire de penser que, dans ces conditions, il y aura une reprise quelque peu durable de l'économie mondiale." (Résolution sur la situation internationale (2021) [116] ; Revue internationale 167)
Le milieu politique prolétarien fait pour sa part preuve d’une sous-estimation de sa profondeur : pour le PCI (Parti communiste International), qui se concentre essentiellement sur ses aspects financiers, la crise actuelle semble n’être pour lui que le simple remake de celle de 1929. Quant à la TCI (Tendance Communiste Internationale), si empiriquement elle aperçoit certains phénomènes de son aggravation, son approche économiciste, uniquement basée sur la baisse tendancielle du taux de profit, lui obscurcit l'ampleur du déclin du système capitaliste et le niveau de gravité de la crise. En continuant de concevoir la crise comme l’enchainement de cycles typiques de la phase ascendante du capitalisme, elle ne comprend pas les formes qu’elle prend dans la décadence, ni vraiment ses conséquences et les enjeux qui en résultent pour le prolétariat. Surtout elle voit le Capital " … générateur de guerres comme moyen de poursuivre le processus d'accumulation et d'extorsion de la plus-value base de son existence".
Ce rapport base son évaluation du niveau actuel de gravité de la crise économique sur les acquis du marxisme et les éléments rendant compte de son évolution depuis la fin des années 1960 présents dans différentes publications du CCI.
La crise qui a resurgi en 1967 et continue aujourd'hui de sévir est une crise de surproduction. À sa racine, il y a une cause fondamentale, la contradiction principale du capitalisme existant depuis ses premiers et qui est devenue une entrave définitive à partir d’un certain degré de développement des forces productives : la production capitaliste ne crée pas automatiquement et à volonté les marchés nécessaires à sa croissance. Le capital produit plus marchandises que ne peuvent en absorber les rapports capitalistes de production : Une partie de la réalisation de ses profits, celle qui est destinée à l'élargissement de la reproduction du capital, (c'est à dire ni consommée par la classe bourgeoise, ni par la classe prolétarienne) doit être réalisée à l’extérieur de ces rapports, sur les marchés extra-capitalistes. Historiquement, le capitalisme a trouvé les débouchés solvables nécessaires à son expansion d’abord chez les paysans et artisans des pays capitalistes, puis a compensé son incapacité à créer ses propres débouchés en étendant son marché au monde entier en créant le marché mondial.
"Mais en généralisant ses rapports à l'ensemble de la planète et en unifiant le marché mondial, il a atteint un degré critique de saturation des mêmes débouchés qui lui avaient permis sa formidable expansion du 19ème siècle. La difficulté croissante pour le capital de trouver des marchés où réaliser sa plus-value, accentue la pression à la baisse qu'exerce sur son taux de profit l'accroissement constant de la proportion entre la valeur des moyens de production et celle de la force de travail. De tendancielle, cette baisse du taux de profit devient de plus en plus effective, ce qui entrave d'autant le procès d'accumulation du capital et donc le fonctionnement de l'ensemble des rouages du système". (plate-forme du CCI) "Les deux contradictions mises en évidence par Marx (surproduction et baisse tendancielle du taux de profit) ne s’excluent pas réciproquement mais sont les deux facettes d’un processus global de production de valeur. En dernière instance, ceci fait que les "deux" théories reviennent à n’être qu’une seule." (Marxisme et théories des crises [117] ; Revue internationale 13).
Au plan plus immédiat, la crise ouverte de la fin des années 1960 met un terme à deux décennies de prospérité basée sur la reprise de l'exploitation des marchés extra-capitalistes (ralentie durant et entre les deux guerres mondiales) et sur la modernisation de l'appareil productif (méthodes fordistes, introduction de l'informatique, ..). Le retour de la crise ouvre une nouvelle fois le chemin à l'alternative historique guerre mondiale ou bien affrontements de classes généralisés vers la révolution prolétarienne.
Face au resurgissement de la crise dans les années 1970, l’organisation retient trois critères pour attester la gravité de la crise : le développement du capitalisme d’État, l’impasse grandissante de la surproduction, la préparation de la guerre avec le développement de l’économie de guerre.
Expression de la contradiction entre la socialisation mondiale et la base nationale des rapports sociaux de la production capitaliste, la tendance universelle au renforcement de l’État capitalisme dans toutes les sphères de la vie sociale traduit fondamentalement l’inadaptation définitive des rapports sociaux capitalistes au développement atteint par les forces productives. En effet, seul l’État constitue la force en mesure :
- de corseter les antagonismes au sein de la classe dominante, en vue d’imposer l’unité indispensable à la défense des intérêts du capital national ;
- d’organiser et de développer pleinement à l’échelle nationale les tricheries avec la loi de la valeur, d’en restreindre le champ d’application afin de ralentir les effets de désagrégation sur l’économie nationale des contradictions insurmontables du capitalisme ;
- de mettre l’économie au service de la guerre et d’organiser le capital national en vue de la préparation de la guerre impérialiste ;
- de raffermir, grâce entre autres aux forces de répression et à une bureaucratie de plus en plus pesantes, la cohésion interne de la société menacée de dislocation par la décomposition croissante de ses fondements économiques ; d' imposer, par une violence omniprésente, le maintien d'une structure sociale de plus en plus inapte à régir spontanément les relations humaines et acceptée avec d'autant moins de facilité qu'elle devient, de plus en plus, une absurdité du point de vue de la survie même de la société.
Il n’existe pas de solution à la surproduction au sein du capitalisme ; toutes les politiques mises en œuvre pour en atténuer les effets sont vouées à l’échec et le capitalisme se retrouve constamment confronté à cette contradiction fondamentale insurmontable. Par essence, celle-ci ne peut être éliminée que par l’abolition du salariat et de l’exploitation. Tout au plus la bourgeoisie ne peut-elle que tenter d’en atténuer la violence, en ralentissant le rythme de développement de la crise.
La "crise générale de surproduction (…) s'exprime, dans les métropoles du capitalisme, par une surproduction de marchandises, de capital et de force de travail." (Résolution sur la crise [118] ; Revue internationale 26 - 3e trimestre 1981)
Cette impasse s’exprime dans le développement de l’inflation qui est nourrie par le poids des frais improductifs mobilisés par la nécessité de maintenir un minimum de cohésion à la société en désagrégation (capitalisme d'État) et la stérilisation de capital que représentent l’économie de guerre et la production d’armements. Également alimentée par les tricheries avec la loi de la valeur (l’endettement, la création de monnaie, etc.), l’inflation constitue une donnée permanente de la décadence du capitalisme, et prend encore plus d’importance en temps de guerre. Une énorme masse de capitaux, qui ne trouve plus à s’investir profitablement, alimente alors la spéculation.
"La crise de surproduction n’est pas seulement la production d’un excédent sans débouché, mais aussi la destruction de cet excédent. (…) la surproduction implique un procès d’autodestruction. La valeur du surproduit non accumulable n’est pas figée ou stockée mais doit être détruite. (…) C’est ce procès d’autodestruction issu de la révolte des forces productives contre les rapports les rapports de production qui s’exprime dans le militarisme." ("Les conditions de la révolution : crise de surproduction, capitalisme d'état et économie de guerre [119] ; Revue internationale 31)
"Dans la phase décadente de l'impérialisme, le capitalisme ne peut plus diriger les contrastes de son système que vers une seule issue : la guerre. L'Humanité ne peut échapper à une telle alternative que par la révolution prolétarienne." ("Crises et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant - 1e partie ; Bilan n° 10, aout-septembre 1934) [120] ; Revue internationale 103). En effet, au fur et à mesure que la crise économique se prolonge et s'amplifie, elle intensifie les antagonismes inter-impérialistes. Pour le capital, il n'y a qu'une "solution" à sa crise historique : la guerre impérialiste. Ainsi, plus vite les différents palliatifs prouvent leur futilité, plus délibérément chaque bloc impérialiste doit se préparer à un repartage violent du marché mondial.
La mise en place de l'économie de guerre implique le développement d'une production (celle de l'armement en particulier) qui ne peut pas être employée utilement pour valoriser le capital, c'est-à-dire s'intégrer dans la production de nouvelles marchandises. C'est en ce sens qu'elle implique une stérilisation de capital qui doit par ailleurs être compensée par un surcroît de la plus-value extraite. Cette compensation s'effectue fondamentalement à travers un renforcement de l'exploitation de la classe ouvrière.
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, le capitalisme se trouve dans une impasse : Au sein du bloc de l’ouest, la surproduction de marchandises trouve sa manifestation dans la chute de la production industrielle qui atteint des sommets, notamment aux USA où les récessions ramènent la production d’acier à son niveau de 1967. Au sein du bloc de l’est, règnent la pénurie de capital, le sous-développement et l’arriération de la production industrielle, l’absence complète de compétitivité du capital sur le marché mondial[2]. Le mythe des pays dits "socialistes", pouvant échapper à la crise générale du système s’effondre définitivement dans les années 1980. Tandis qu’une grande partie des pays du Tiers monde se sont effondrés dès le milieu des années 1970.
Dans le bloc américain, la crise économique accélère la tendance au renforcement du capitalisme d’État. Mais en même temps, celui-ci manifeste son incapacité à juguler le développement de la crise : non seulement des mesures de relance keynésiennes, de l'ampleur de celles prises après la crise de 1929, ne sont plus envisageables mais les différentes politiques de relance se soldent par des échecs. Les récessions toujours plus amples et plus graves s’enchainent.
Chaque bloc est conduit à une nouvelle escalade dans les préparatifs en vue d'un troisième holocauste mondial, notamment à travers une augmentation considérable des dépenses d'armement pour soutenir la concurrence inter-impérialiste. Les préparatifs guerriers s’intensifient également sur le plan du renforcement politique des blocs en vue en vue des affrontement impérialistes (mais aussi de faire face à la classe ouvrière).
Mais, pour le Capital, "La production d'armements (…) c'est de la richesse, du capital détruit, c'est une ponction improductive qui pèse sur la compétitivité de l'économie nationale. Les deux têtes de bloc surgies du partage de Yalta ont toutes deux vu leur économie s'affaiblir, perdre de sa compétitivité par rapport à leurs propres alliés. C'est là le résultat des dépenses consenties au renforcement de leur puissance militaire, garante de leur position de leader impérialiste, condition ultime de leur puissance économique. Si elles ont permis de renforcer la suprématie impérialiste des USA, les commandes d'armement n'ont pas dopé l'industrie américaine. Bien au contraire." (La crise du capitalisme d'État : l'économie mondiale s'enfonce dans le chaos [121] ; Revue internationale 61)
Au tournant des années 1980, alors que les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s'affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive, les contradictions et manifestations de la décadence du capitalisme moribond qui, successivement, marquent les différents moments de cette décadence, ne disparaissent pas avec le temps, mais se maintiennent, s’accumulent et s'approfondissent, pour déboucher sur la phase de décomposition généralisée du système capitaliste qui parachève et chapeaute trois quarts de siècle d'agonie d'un mode de production condamné par l'histoire.
L’irruption de la décomposition va se traduire par un phénomène inédit : l’effondrement de tout un bloc en dehors des conditions de la guerre mondiale ou de la révolution prolétarienne.
"Cet effondrement, en effet, est globalement une des conséquences de la crise mondiale du capitalisme; il ne peut non plus s'analyser sans prendre en compte les spécificités que les circonstances historiques de leur apparition ont conférées aux régimes staliniens (…). Cependant, on ne peut pleinement comprendre ce fait historique considérable et inédit, l'effondrement de l'intérieur de tout un bloc impérialiste en l'absence d'une révolution ou d'une guerre mondiale, qu'en faisant intervenir dans le cadre d'analyse cet autre élément inédit que constitue l'entrée de la société dans une phase de décomposition telle qu'on la constate aujourd'hui. L'extrême centralisation et l'étatisation complète de l'économie, la confusion entre l'appareil économique et l'appareil politique, la tricherie permanente et à grande échelle avec la loi de la valeur, la mobilisation de toutes les ressources économiques vers la sphère militaire, toutes ces caractéristiques propres aux régimes staliniens, (…) ont rencontré de façon brutale et radicale leurs limites dès lors que la bourgeoisie a dû pendant des années affronter l'aggravation de la crise économique sans pouvoir déboucher sur cette même guerre impérialiste." (THESES : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [122] : Revue internationale 107)
Après des décennies de politique de capitalisme d'État menée sous la houlette des blocs impérialistes, l’effondrement du capitalisme d’État stalinien "constitue effectivement, d'un certain point de vue, une victoire du marché, une ré-adéquation brutale des rivalités impérialistes aux réalités économiques. Et, symboliquement, s'affirme l'impuissance des mesures de capitalisme d'Etat à court-circuiter ad aeternam les lois incontournables du marché capitaliste. Cet échec, au-delà même des limites étroites de l’ex-bloc russe, marque l'impuissance de la bourgeoisie mondiale à faire face à la crise de surproduction chronique, à la crise catastrophique du capital. Il montre l'inefficacité grandissante des mesures étatiques employées de manière de plus en plus massives, à l'échelle des blocs, depuis des décennies, et présentées depuis les années 1930 comme la panacée aux contradictions insurmontables du capitalisme, telles qu'elles s'expriment dans son marché." (La crise du capitalisme d'État : l'économie mondiale s'enfonce dans le chaos [121] ; Revue internationale 61).
"L'absence d'une perspective (exceptée celle de "sauver les meubles" de son économie au jour le jour) vers laquelle elle puisse se mobiliser comme classe, et alors que le prolétariat ne constitue pas encore une menace pour sa survie, détermine au sein de la classe dominante, et particulièrement de son appareil politique, une tendance croissante à l'indiscipline et au sauve-qui-peut. C'est ce phénomène qui permet en particulier d'expliquer l'effondrement du stalinisme et de l'ensemble du bloc impérialiste de l'Est." (THESES : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [122] : Revue internationale 107) Tout en reconnaissant que le modèle capitalisme d'État à l’occidentale, intégrant le capital privé dans une structure étatique et sous son contrôle, est bien plus efficace, plus souple, plus adaptée, avec un sens plus développé de la responsabilité de la gestion de l'économie nationale, plus mystificateur parce que plus masqué et surtout, contrôlant une économie et un marché autrement plus puissants que ceux des pays de l’est, le CCI a mis en avant que la banqueroute du bloc de l'Est, après celle du "tiers-monde", annonçait les banqueroutes futures du capitalisme dans ses pôles les plus développés. "La débandade générale au sein même de l'appareil étatique, la perte du contrôle sur sa propre stratégie politique, telles que l'URSS et ses satellites nous en donnent aujourd'hui le spectacle, constituent, en réalité, la caricature (du fait des spécificités des régimes staliniens) d'un phénomène beaucoup plus général affectant l'ensemble de la bourgeoisie mondiale, un phénomène propre à la phase de décomposition." (THESES : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [122] : Revue internationale 107)
Dans la période suivante, il s’est aussi confirmé que de vastes parties du monde, comme l’Afrique, sont économiquement marginalisées sur le marché mondial. Et l’éloignement de la perspective de la 3° Guerre mondiale n’ayant pas mis fin au militarisme, les ravages de la guerre plongent des zones de plus en plus vastes dans le chaos à l’instigation directe des principales puissances, USA en tête avec leurs interventions aux conséquences catastrophiques en Irak (1991 puis 2001) et en Afghanistan.
Cependant, dans le cadre chaotique de cette nouvelle situation historique de la décomposition et dans un monde capitaliste profondément altéré par les effets de sa décadence, la disparition des blocs va malgré tout offrir une opportunité mise à profit en particulier par les grandes puissances, USA en tête (en tant qu’unique superpuissance restante au plan économique comme militaire), pour prolonger la survie du système capitaliste.
Les tentatives entreprises par la mondialisation pour limiter l’impact de la contradiction du capitalisme entre la nature sociale et mondiale de la production et la nature privée de l'appropriation de la plus-value par des nations capitalistes concurrentes, reposent fondamentalement sur :
- la meilleure exploitation des marchés déjà existants, du fait de la disparition de leurs concurrents, balayés par la crise à l'origine de l’effondrement des pays de l’est, même si ces marchés étaient loin de constituer l’eldorado présenté alors par les campagnes bourgeoises. Et surtout la mise en exploitation des marchés extra-capitalistes restants dans le monde, la disparition des blocs signifiant la disparition du principal obstacle interdisant leur accès tant qu’ils se trouvaient sous la tutelle adverse. Néanmoins tout marché n'est pas nécessairement solvable, c’est-à-dire en mesure de payer les marchandises disponibles à la vente.
- l’action des États. Ce n’est désormais plus le knout du chef de bloc qui, au nom de la nécessaire unité du bloc, impose les mesures mises en place par chaque capital national, mais la puissance économique et politique américaine permet à ce pays de soumettre au chantage aux investissements chaque État en vue de faire accepter les nouvelles règles du jeu, sous peine de se voir privés de la manne financière nécessaire à la survie dans l’arène capitaliste. Les États ont été les principaux instruments de l’organisation de la mondialisation, jouant un rôle décisif par leur intervention établissant une réglementation favorisant la rentabilité maximale, définissant la politique fiscale attractive, etc.
- l’extension à l’échelle mondiale des tricheries avec la loi de la valeur en généralisant à l’échelle planétaire les mesures et mécanismes qui avaient commencé à être développés sous l’égide des USA dans le cadre du bloc occidental dans la dernière décennie de son existence, en vue de combattre - au moyen d'une demande artificiellement financée par l’endettement - les conséquences de l’étroitesse des marchés affectant la profitabilité du Capital.
La nouvelle organisation internationale de la production et des échanges imposée par la première puissance mondiale a essentiellement pris deux formes, la libre circulation des capitaux et la libre circulation de la main d’œuvre. Deux dispositions étroitement liées à la lutte contre la baisse tendancielle du taux de profit, "puissant ferment de décomposition de l'économie capitaliste décadente" dans le contexte de pénurie de marchés solvables :
La course à la productivité destinée à compenser la baisse tendancielle du taux de profit par la masse du profit réalisé, s’est elle aussi intensifiée.
D’autre part, la lutte pour la survie et la recherche effrénée d’un profit maximal se sont traduit également par l’exploitation encore plus dévastatrice et destructrice de l’autre fondement de la richesse capitaliste : la nature. Le pillage et la prédation de la nature causés par la nécessité de faire baisser toujours plus le prix des matières premières, ont atteint de tels sommets que la ‘Grande Accélération’ de la destruction environnementale produite par le capitalisme en décadence, surtout depuis la Seconde Guerre mondiale, s’emballe encore plus avec l’entrée du capitalisme dans sa phase ultime de décomposition.
Littéralement tous les moyens pour la maximalisation du profit par la classe dominante sont mis en œuvre :
1) Les mécanismes du capital financier, en position nodale, ont pour logique de drainer une partie de plus en plus considérable des richesses créées au plan mondial vers la classe dominante des pays centraux.
2) La politique de spoliation, en particulier des autres classes productrices (petite bourgeoisie), phénomène typique de la décadence, prend une nouvelle extension et se généralise : "la nécessité pour le capital financier de rechercher un surprofit, provenant non pas de la production de plus-value, mais d'une spoliation, d'une part, de l'ensemble des consommateurs en élevant le prix des marchandises au-dessus de leur valeur et, d'autre part, des petits producteurs en s'appropriant une partie ou l'entièreté de leur travail. Le surprofit représente ainsi un impôt indirect prélevé sur la circulation des marchandises. Le capitalisme a tendance à devenir parasitaire dans le sens absolu du terme." ("Crises et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant", 2e partie (Bilan n°11, octobre-novembre 1934) [123] ; Revue internationale 103.
3) La spéculation, impulsée par les institutions officielles et les États, prend une extension et une signification nouvelles : elle alimente l’endettement à tous les niveaux de l’économie par une mise en circulation de quantités de capital fictif toujours plus exubérantes (atteignant 10 fois le PIB mondial en 2007[3]) cantonnées dans des ‘bulles’ qui ont le ‘bonheur’ de faire disparaitre l’endettement des comptes de l’État, de masquer l’inflation et d’estomper ses effets négatifs.
4) La gangstérisassion de l’économie, la fraude, les commerces illégaux, les trafics, fausse monnaie, la contrefaçon etc. prennent, avec la corruption de secteurs de l’État, ou même à l’instigation d’États en tant que tels (comme la Serbie, la Corée du Nord…) une extension et une dimension encore jamais vue.
Ce sont les circonstances inédites de la disparition des blocs impérialistes qui ont permis l’émergence de la Chine : "Les étapes de l’ascension de la Chine sont inséparables de l’histoire des blocs impérialistes et de leur disparition en 1989 : la position de la Gauche communiste affirmant "l’impossibilité de tout surgissement de nouvelles nations industrialisées" dans la période de décadence et la condamnation des états " qui n’ont pas réussi leur "décollage industriel" avant la première guerre mondiale à stagner dans le sous-développement, ou à conserver une arriération chronique par rapport aux pays qui tiennent le haut du pavé" était parfaitement valable dans la période de 1914 à 1989. C’est le carcan de l’organisation du monde en deux blocs impérialistes adverses (permanente entre 1945 et 1989) en vue de la préparation de la guerre mondiale qui empêchait tout bouleversement de la hiérarchie entre puissances. L’essor de la Chine a commencé avec l’aide américaine rétribuant son changement de camp impérialiste en faveur des États-Unis en 1972. Il s’est poursuivi de façon décisive après la disparition des blocs en 1989. La Chine apparait comme le principal bénéficiaire de la "globalisation" suite à son adhésion à l’OMC en 2001 quand elle est devenue l’atelier du monde et la destinataire des délocalisations et des investissements occidentaux, se hissant finalement au rang de seconde puissance économique mondiale. Il a fallu la survenue des circonstances inédites de la période historique de la décomposition pour permettre l’ascension de la Chine, sans laquelle celle-ci n’aurait pas eu lieu. La puissance de la Chine porte tous les stigmates du capitalisme en phase terminale : elle est basée sur la surexploitation de la force de travail du prolétariat, le développement effréné de l’économie de guerre du programme national de "fusion militaro-civile" et s’accompagne de la destruction catastrophique de l’environnement, tandis que la "cohésion nationale" repose sur le contrôle policier des masses soumises à l’éducation politique du Parti unique et la répression féroce des populations allogènes du Xinjiang musulman et du Tibet. En fait, la Chine n’est qu’une métastase géante du cancer généralisé militariste de l’ensemble du système capitaliste : sa production militaire se développe à un rythme effréné, son budget défense a multiplié par six en 20 ans et occupe depuis 2010 la 2° place mondiale." (Résolution sur la situation internationale (2019): Conflits impérialistes, vie de la bourgeoisie, crise économique [52] – Revue internationale 164)
La période 1989-2008 est marquée par un ensemble de difficultés qui démontrent que la mondialisation, malgré les bouleversements spectaculaires de la hiérarchie entre les puissances économiques, n’a pas mis fin à la tendance à la surproduction et à la stagnation du capitalisme comme en témoignent :
- l’affaiblissement de la croissance ;
- le sous-emploi ou la destruction d’énormes quantités de bases productives ;
- l’énorme quantité de main d’œuvre excédentaire (estimée entre un tiers et la moitié du total de la force de travail mondiale) au chômage ou sous-employée que le capitalisme est incapable d’intégrer à la production, condamnée à végéter dans le secteur informel ou dans les marges de l’économie capitaliste ;
- l’importante instabilité et l’incapacité à conjurer la survenue des crises : crise du système monétaire européen 1993, crise mexicaine de 1994, crise asiatique 1997-98, crise en Argentine 2001, éclatement de la bulle Internet 2002… avec un risque permanent et grandissant d’implosion du système financier international, (même si pendant deux décennies, le capitalisme parvient à circonscrire les crises à certaines parties du monde, au prix d’un coût et de dégâts au système qui s’accroissent de façon exorbitante) ;
- l’absence de rémission du cancer du militarisme qui a continué à vampiriser la production mondiale en affectant différemment les principales parties du monde : les États européens sont parvenus à réduire de moitié environ le poids des dépenses militaires par rapport à leur niveau de 1989 ; la Chine ne s’est engagée dans aucun conflit durant cette période, réservant ses forces économiques à son émergence comme seconde puissance mondiale ; mais de longues et coûteuses guerres (Irak, Afghanistan, etc.) de l’impérialisme américain ont contribué à affaiblir son économie par rapport à ses rivaux.
Cette période n'en a fait constitué qu’un intermède permettant au système capitaliste de préserver quelque peu son économie des effets de sa décomposition.
Ainsi, l’aggravation de l’état réel de l’économie et la revanche de la loi de la valeur débouchent sur la crise financière de 2008, la crise financière la plus grave depuis la Grande Dépression de 1929. Éclatant aux USA, au cœur du capitalisme mondial, elle se généralise au monde entier. L’affaiblissement de la dynamique de la mondialisation amoindrissant la réalisation de l’accumulation élargie, le poids des dépenses militaires et des interventions impérialistes, et l’impasse de la surproduction font imploser et voler en éclats la gigantesque pyramide de Ponzi de l'échafaudage financier international basé sur un endettement général sans borne de l’État américain, la spéculation servant de substitut à la croissance mondiale pour maintenir en vie le système capitaliste.
Les gigantesques plans de sauvetage, sans équivalent dans l’histoire, mis en œuvre par les Banques centrales des grandes puissances, ainsi que le rôle de locomotive de la Chine parviennent à stabiliser le système et à endiguer la crise des liquidités, mais non à relancer véritablement l’économie. L'année 2008 marque un tournant dans l’histoire de l’enfoncement du mode de production capitaliste dans sa crise historique.
Cette violente explosion de la crise concluant plus de deux décennies de surexploitation à l’échelle mondiale, n'épargnant aucune zone d'influence du monde, aucun marché – y compris extra-capitaliste, confirme que le système capitaliste se retrouve désormais encore plus complètement enfermé dans la situation où l’hégémonie universelle des relations de classe rend la réalisation de l’accumulation élargie de plus en plus difficile. La seule tendance vers ce terme avait signifié, une fois le marché mondial constitué et divisé entre puissances, l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, comme l’avait souligné R. Luxembourg. "Ainsi le capitalisme ne cesse de croître grâce à ses relations avec les couches sociales et les pays non capitalistes, poursuivant l'accumulation à leurs dépens mais en même temps les décomposant et les refoulant pour s'implanter à leur place. Mais à mesure qu'augmente le nombre des pays capitalistes participant à la chasse aux territoires d'accumulation et à mesure que se rétrécissent les territoires encore disponibles pour l'expansion capitaliste la lutte du capital pour ses territoires d'accumulation devient de plus en plus acharnée et ses campagnes engendrent à travers le monde une série de catastrophes économiques et politiques : crises mondiales, guerres, révolutions.
Par ce processus, le capital prépare doublement son propre effondrement : d'une part en s'étendant aux dépens des formes de production non capitalistes, il fait avancer le moment où l'humanité tout entière ne se composera plus effectivement que de capitalistes et de prolétaires et où l'expansion ultérieure, donc l'accumulation. deviendront impossibles. D'autre part, à mesure qu'il avance, il exaspère les antagonismes de classe et l'anarchie économique et politique internationale à tel point qu'il provoquera contre sa domination la rébellion du prolétariat international…" (R. Luxembourg, L’Accumulation du Capital, Anti-critique, p152)
Nombre de phénomènes existant déjà dans la décadence prennent une dimension qualitativement nouvelle dans la période de décomposition, en particulier du fait de l’impossibilité du capital à offrir une perspective : "la bourgeoisie s'est trouvée incapable d'organiser quoi que ce soit en mesure de mobiliser les différentes composantes de la société, y compris au sein de la classe dominante, autour d'un objectif commun, sinon celui de résister pas à pas, mais sans espoir de réussite, à l'avancée de la crise.". "C'est pour cela que la situation actuelle de crise ouverte se présente en des termes radicalement différents de ceux de la précédente crise du même type, celle des années 1930." (Thèses sur la décomposition [124])
Aussi longtemps que chacune des nations a pu bénéficier de la mondialisation, le capitalisme est parvenu globalement à préserver l’économie capitaliste des effets de la décomposition. En particulier, le chacun pour soi a ainsi pu être contenu et, la loi du plus fort, tolérée sans remise en cause. Il en va tout autrement après 2008 et la fermeture des ‘opportunités’ de la mondialisation : l’incapacité encore plus manifeste à surmonter la crise de son mode de production s’est traduite pour la classe dominante par l’explosion du chacun pour soi, dans les rapports entre nations (avec le retour progressif du protectionnisme et la remise en cause unilatérale de la part des deux principales puissances du multilatéralisme et des institutions de la mondialisation) et au sein de chaque nation.
Les années 2020 voient les effets de la décomposition prendre une ampleur et une signification nouvelle puissamment destructrices sur l’économie capitaliste. Elles ont été inaugurées par la pandémie mondiale du covid 19, un pur produit de la décomposition qui a mis l’économie mondiale à l’arrêt et nécessitant une intervention massive de l’État ainsi que la montée en flèche de l’endettement. La pandémie s'est trouvé bientôt suivie du retour de la guerre sur le sol européen en Ukraine en 2022 dont l’onde de choc n’en finit pas d’ébranler le monde capitaliste. Consacrés par la pandémie, le développement du chacun pour soi à un niveau inédit et l’abandon de toute concertation entre nations fragilisent l’ensemble du système capitaliste, allant ainsi à l’encontre des leçons tirées de la crise 1929 quant à la nécessité d'une relative collaboration entre les principales nations.
Les effets de la décomposition non seulement s’accélèrent et reviennent comme un boomerang s’exprimer avec le plus de force au cœur même du capitalisme, alors que s'accumulent les effets combinés de la crise économique, de la crise écologique/climatique et de la guerre impérialiste, qui interagissent et démultiplient leurs effets, pour produire une spirale dévastatrice aux conséquences incalculables pour le capitalisme, frappant et déstabilisant de plus en plus sévèrement l’économie capitaliste et son infrastructure de production. Alors que chacun des facteurs alimentant cet effet "tourbillon" de la décomposition représente par lui-même et à lui seul un sérieux facteur de risque d’effondrement pour les États, leurs effets combinés dépassent sans commune mesure la simple somme de chacun d’entre eux pris isolément.
Une illustration en est constituée la perturbation planétaire du cycle de l’eau. Conséquences du réchauffement climatique imputable au système capitaliste, les sécheresses extrêmes et durables sont la cause des méga-feux ; elles conduisant ainsi à la désertification de zones entières du globe devenant inhabitables – par ailleurs souvent livrées à la guerre – poussant les populations à la migration ; elles ont été l’une des causes de l’effondrement des États arabes au Moyen-Orient après 2010[4]. La productivité et même la pratique de l’agriculture sont déstabilisées aux États-Unis, en Chine et en Europe. Les pluies et les inondations extrêmes ruinent de façon irrémédiable des régions entières ou même des États (Pakistan), provoquent la destruction d'infrastructures vitales et perturbent le fonctionnement de l'appareil de production industriel. La montée des eaux océaniques menace 10% de la population mondiale, les agglomérations et les infrastructures industrielles côtières dans les pays centraux. L’accès à l’eau devient un enjeu stratégique crucial et débouche sur des tensions et des affrontements entre États pour son contrôle.
Comme le montre le déchainement du militarisme en Ukraine, parmi les différents facteurs agissant dans l’effet ‘tourbillon’, celui de la guerre (en tant que décision délibérée de la classe dominante) constitue l’élément accélérateur déterminant d’aggravation du chaos et de la crise économique : augmentation de la famine au plan mondial, rupture des chaines d’approvisionnement, pénuries, destruction de l’économie ukrainienne, destruction environnementale…
La décomposition affecte de surcroît la manière dont la classe dominante tente de face à l’impasse de son système.
L’éclatement de la guerre en Ukraine représente un "changement d’époque" pour le capitalisme et les pays centraux : la guerre, au caractère de plus en plus irrationnel, où chaque partie se ruine et s’affaiblit, n’est plus une perspective lointaine. Elle se rapproche de plus en plus des centres du capitalisme mondial et implique la plupart des grandes puissances. Elle continue d’avoir de profondes répercussions négatives sur la situation économique mondiale et bouleverse l’ensemble des rapports entre nations capitalistes.
Tandis que dans son sillage se poursuit l’extension du chaos (avec le conflit Israël et Hamas), tous les États se préparent désormais à la guerre de "haute intensité" : chaque capital national réorganise son économie nationale en vue de renforcer son industrie militaire et de garantir son indépendance stratégique. Les budgets militaires sont partout en hausse rapide pour rattraper et même dépasser la part de la richesse nationale dédiée à l’armement lors du plus fort de l’affrontement entre blocs.
L’aiguisement général des tensions impérialistes, et, en leur sein, le conflit majeur entre la Chine et les USA a de profondes répercussions sur la stabilité économique du système capitaliste. Une tendance à la fragmentation du marché mondial se développe comme conséquence de la volonté des États-Unis de torpiller la puissance industrielle de la Chine (laquelle est la base de l’ascension de la puissance militaire et de la volonté d’expansion mondiale chinoises) et à entrainer leurs alliés dans le découplage des économies occidentales par rapport à la Chine en promouvant le "commerce entre amis" (friendshoring). Les décisions économiques des puissances sont de plus en plus déterminées par les considérations stratégiques épousant les lignes de fracture impérialistes et conduisent à des perturbations majeures de l’offre et de la demande mondiales.
Les mécanismes du capitalisme d’État et son efficacité tendent à se gripper. La gravité de la situation d’impasse du capitalisme, ainsi que les nécessités de la construction de l’économie de guerre attisent les affrontements au sein de chaque bourgeoisie nationale tandis que les effets de la décomposition sur la bourgeoisie et la société s’expriment par la tendance à la perte de contrôle par la classe dominante sur son jeu politique. La tendance à l’instabilité et au chaos politique en son sein, telle que la bourgeoisie américaine ou anglaise en offre le spectacle, affecte la cohérence, la vision à long terme et la continuité de la défense des intérêts globaux du capital national. La venue au pouvoir de fractions populistes irresponsables (aux programmes peu réalistes pour le Capital national) affaiblit l’économie et les dispositions imposées par le capitalisme depuis 1945 pour éviter la contagion incontrôlée de la crise économique.
Si le capitalisme d’État occidental a pu survivre à son rival stalinien c’est à la manière dont un organisme de plus solide constitution résiste plus longuement à la même maladie. Même si la bourgeoisie peut encore s’appuyer sur des fractions plus responsables dotées d’un plus grand sens de l’État, le capitalisme présente aujourd’hui des tendances analogues à celles qui ont causé la perte du capitalisme d’État stalinien. Concernant le capitalisme d’État chinois, marqué par l’arriération stalinienne malgré l’hybridation de son économie avec le secteur privé, et traversé de nombreuses tensions au sein de la classe régnante, le raidissement de l’appareil d’État constitue un signe de faiblesse et la promesse d’une instabilité à venir.
L’endettement, principal palliatif à la crise historique du capitalisme massivement utilisé, non seulement perd de son efficacité mais le poids des dettes condamne le capitalisme à des convulsions toujours plus dévastatrices. En restreignant de plus en plus la possibilité de tricher avec les lois du capitalisme, il réduit les marges de manœuvre de chaque capital pour soutenir et relancer l’économie nationale. Le rôle de ‘payeurs de dernier recours’ endossé par les États depuis 2008 fragilise les monnaies tandis que le service de la dette bride sévèrement la capacité des États à investir.
Le tableau qu’offre le système capitaliste confirme les prévisions de Rosa Luxemburg : le capitalisme ne connaîtra pas un effondrement purement économique mais sombre dans le chaos et les convulsions :
- l’absence quasi-complète de marchés extra-capitalistes modifie désormais les conditions dans lesquelles les principaux États capitalistes doivent réaliser l’accumulation élargie : de plus en plus celle-ci ne peut s’opérer, comme condition de leur propre survie, qu’au détriment direct de rivaux de même rang en affaiblissant leur économie. De plus en plus se concrétise la prévision faite dans les années 1970 par le CCI d’un monde capitaliste ne pouvant se maintenir en vie qu’en se réduisant à un petit nombre de puissances encore capables de réaliser un minimum d’accumulation.
- Le degré d’impasse de la surproduction combiné à l’anarchie propre à la production capitaliste et à la destruction croissante des écosystèmes commence à provoquer de plus en plus de pénuries ou de ruptures (médicaments, agriculture…) en raison de l’incapacité à dégager suffisamment de profit pour les produire.
- Expression de cette impasse, l’inflation instillée par le contexte du retour de la guerre, fait spectaculairement sa réapparition, déstabilise l’économie et la prive de la visibilité à long terme dont elle a besoin.
- La recherche effrénée de nouveaux lieux de délocalisation (par ex. en Afrique, au Moyen Orient) pour exploiter une main d’œuvre meilleure marché se heurte aux conditions dantesques du chaos et au sous-développement ; un obstacle pour les puissances occidentales comme pour le projet chinois des Routes de la Soie qui s’effondre.
- L’Inde ne forme pas non plus une alternative viable à terme pouvant jouer un rôle équivalent à la Chine dans les années 1990-2000 ; les circonstances ayant permis le ‘miracle de l’émergence de la Chine’ étant révolues, une telle perspective est désormais impossible.
- Les coûts énormes pour faire face à la crise écologique et pour décarboner l’économie dépassent de très loin la capacité du Capital à réaliser les investissements au niveau requis. De nombreux éco-projets sont purement et simplement abandonnés en raison du coût du crédit qui tue leur rentabilité, tant en Europe qu’aux États-Unis.
- Malgré le ralentissement considérable du développement des forces productives, le capitalisme reste en mesure de réaliser quelques avancées, par exemple en médecine, en biotechnologie, Intelligence Artificielle… Mais profondément perverties par l’usage qu’en fait le capital, elles se retournent contre la classe ouvrière et l’humanité. Ainsi l’IA, outre le risque de faire disparaitre des milliers de postes sans possibilité pour les forces de travail libérées de retrouver à s’employer par ailleurs, les États la conçoivent comme un outil de contrôle de la population ou comme moyen de déstabilisation de leurs rivaux impérialistes, et surtout comme arme de guerre et outil de destruction. (Par ex. Israël qui se targue de mener la première guerre de l’IA voit en elle la “clé de la survie moderne”). Une partie de ses concepteurs a mis en garde contre le risque d’"extinction" qu’elle représente pour l’humanité, "au même titre que d’autres risques pour nos sociétés, tels que les pandémies et la guerre nucléaire".
- La pénurie massive de main-d'œuvre, dans de nombreux pays occidentaux relève de l'anarchie du capitalisme, générant à la fois des surcapacités et des pénuries, mais aussi de tendances typiques de la décadence au plan démographique de l’effondrement du renouvellement de la population frappant les pays occidentaux et la Chine. Le vieillissement des populations dans les pays les plus développés a pour conséquence de réduire la population en âge de travailler à un niveau tel que chaque État doit recourir à l’immigration. La pénurie massive de main-d'œuvre traduit aussi l’incapacité de plus en plus grande des systèmes éducatifs à mettre sur le marché une main d’œuvre suffisamment formée au niveau de technicité atteint dans la production, tandis que maints secteurs sont désertés en raison des conditions d'exploitation et de rémunération qui y règnent.
Le 24° Congrès du CCI a clairement dégagé les implications de cette situation historique pour les principales nations :
"Non seulement la capacité des principales puissances capitalistes à coopérer pour contenir l'impact de la crise économique a plus ou moins disparu, mais face à la détérioration de leur économie et à l'aggravation de la crise mondiale, et afin de préserver leur position de première puissance mondiale, les États-Unis visent de plus en plus délibérément à affaiblir leurs concurrents. Il s'agit là d'une rupture ouverte avec une grande partie des règles adoptées par les États depuis la crise de 1929. Elle ouvre la voie à une terra incognita de plus en plus dominée par le chaos et l'imprévisible.
Les États-Unis, convaincus que la préservation de leur leadership face à la montée en puissance de la Chine dépend en grande partie de la puissance de leur économie, que la guerre a placée en position de force sur le plan politique et militaire, sont également à l'offensive contre leurs rivaux sur le plan économique. Cette offensive s'opère dans plusieurs directions. Les États-Unis sont les grands gagnants de la "guerre du gaz" lancée contre la Russie au détriment des États européens qui ont été contraints de mettre fin aux importations de gaz russe. Ayant atteint l'autosuffisance en pétrole et en gaz grâce à une politique énergétique de long terme initiée sous Obama, cette guerre a confirmé la suprématie américaine dans la sphère stratégique de l'énergie. Elle a mis ses rivaux sur la défensive à ce niveau : L'Europe a dû accepter sa dépendance au gaz naturel liquéfié américain ; la Chine, très dépendante des importations d'hydrocarbures, a été fragilisée par le fait que les États-Unis sont désormais en mesure de contrôler les routes d'approvisionnement de la Chine. Les États-Unis disposent désormais d'une capacité de pression sans précédent sur le reste du monde à ce niveau.
Profitant du rôle central du dollar dans l'économie mondiale, du fait d'être la première puissance économique mondiale, les différentes initiatives monétaires, financières et industrielles (des plans de relance économique de Trump aux subventions massives de Biden aux produits "made in USA", en passant par l'Inflation Reduction Act, etc.) ont augmenté la "résilience" de l'économie américaine, ce qui attire l'investissement de capitaux et les relocalisations industrielles vers le territoire américain. Les États-Unis limitent l'impact du ralentissement mondial actuel sur leur économie et repoussent les pires effets de l'inflation et de la récession sur le reste du monde.
Par ailleurs, afin de garantir leur avantage technologique décisif, les États-Unis visent également à assurer la relocalisation aux États-Unis ou le contrôle international de technologies stratégiques (semi-conducteurs) dont ils entendent exclure la Chine, tout en menaçant de sanctions tout rival à leur monopole.
La volonté des États-Unis de préserver leur puissance économique a pour conséquence d'affaiblir le système capitaliste dans son ensemble. L'exclusion de la Russie du commerce international, l'offensive contre la Chine et le découplage de leurs deux économies, bref la volonté affichée des États-Unis de reconfigurer les relations économiques mondiales à leur avantage, marque un tournant : les États-Unis se révèlent être un facteur de déstabilisation du capitalisme mondial et d'extension du chaos sur le plan économique.
L'Europe a été particulièrement touchée par la guerre qui l'a privée de sa principale force : sa stabilité. Les capitales européennes souffrent d'une déstabilisation sans précédent de leur "modèle économique" et courent un risque réel de désindustrialisation et de délocalisation vers les zones américaines ou asiatiques sous les coups de boutoir de la "guerre du gaz" et du protectionnisme américain.
L'Allemagne en particulier est un concentré explosif de toutes les contradictions de cette situation inédite. La fin des approvisionnements en gaz russe place l'Allemagne dans une situation de fragilité économique et stratégique, menaçant sa compétitivité et l'ensemble de son industrie. La fin du multilatéralisme, dont le capital allemand bénéficiait plus que toute autre nation (lui épargnant aussi le poids des dépenses militaires), affecte plus directement sa puissance économique, dépendante des exportations. Elle risque également de devenir dépendante des États-Unis pour son approvisionnement énergétique, alors que ces derniers poussent leurs "alliés" à se joindre à la guerre économique/stratégique contre la Chine et à renoncer à leurs marchés chinois. Parce qu'il s'agit d'un débouché vital pour les capitaux allemands, l'Allemagne se trouve confrontée à un énorme dilemme, partagé par d'autres puissances européennes, à un moment où l'UE est elle-même menacée par la tendance de ses États membres à faire passer leurs intérêts nationaux avant ceux de l'Union.
Quant à la Chine, alors qu'elle était présentée il y a deux ans comme la grande gagnante de la crise Covid, elle est l'une des expressions les plus caractéristiques de l'effet "tourbillon". Déjà victime d'un ralentissement économique, elle est aujourd'hui confrontée à de fortes turbulences. Depuis la fin de l'année 2019, la pandémie, les lock-down à répétition et le tsunami d'infections qui ont suivi l'abandon de la politique du "Zéro Covid" continuent de paralyser l'économie chinoise. La Chine est prise dans la dynamique mondiale de la crise, avec son système financier menacé par l'éclatement de la bulle immobilière. Le déclin de son partenaire russe et la rupture des "routes de la soie" vers l'Europe par des conflits armés ou le chaos ambiant causent des dommages considérables. La puissante pression des États-Unis accroît encore ses difficultés économiques. Et face à ses problèmes économiques, sanitaires, écologiques et sociaux, la faiblesse congénitale de sa structure étatique stalinienne constitue un handicap majeur. Loin de pouvoir jouer le rôle de locomotive de l'économie mondiale, la Chine est une bombe à retardement dont la déstabilisation aurait des conséquences imprévisibles pour le capitalisme mondial." ("Résolution sur la situation internationale [91] du 25e Congrès du CCI"; Revue internationale 170.)
La Russie semble manifester une certaine résilience aux sanctions destinées à "saigner à blanc" son économie. Paradoxalement elle a pu bénéficier de l’État d’arriération de son économie (déjà manifeste avant 1989 et typique de la décadence) surtout basée sur l’extraction et l'exportation de matières premières, particulièrement les hydrocarbures, et mettre à profit le chacun pour soi dans les relations entre nations pour les écouler par la bande à la Chine, ou via l'Inde, pour atténuer certains effets des sanctions. Toutefois cet ‘atout’ fragile et provisoire ne pourra pas résister ad aeternam à l’étranglement progressif de ses capacités industrielles.
De nombreux États sont au bord de la faillite, incapables d’honorer leurs dettes du fait de la hausse des taux, victimes de la fuite des capitaux vers les États-Unis. L’élargissement des BRICS de cinq à onze membres (intégrant l'Argentine, l'Égypte, l'Éthiopie, l'Iran, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis) représente une tentative d’émancipation par rapport aux États-Unis et d’échapper à la strangulation de leur économie. La mise en place d’une monnaie commune ou le recours à la monnaie chinoise comme alternative au dollar n’a aucune chance de voir le jour en raison des nombreuses divergences entre ces pays en particulier concernant leur relation avec l’État chinois.
Les trois principales parties du capitalisme s’enfoncent dans la stagflation, sans espoir de rebond réel de l’économie capitaliste ; avec le risque d’une plongée dans la récession, au bord de laquelle se trouve déjà l’UE et, possiblement, la Chine, tandis que les États-Unis cherchent à y échapper au détriment de leur rivaux.
"Ce que nous voyons dans l'ensemble est, d'une part, ce qui va peut-être être la PIRE CRISE de l'histoire du capitalisme, et, d'autre part, la réalité concrète de la PAUPÉRISATION ABSOLUE de la classe ouvrière dans les pays centraux, confirme totalement la justesse de cette prévision que Marx a faite concernant la perspective historique du capitalisme et dont les économistes et autres idéologues de la bourgeoisie se sont tant moqués." (Le capitalisme mène à la destruction de l'humanité… Seule la révolution mondiale du prolétariat peut y mettre fin [69] ; Revue Internationale 169)
Après des décennies de pression à la baisse du prix de la force de travail, la part de la richesse créée revenant au Travail n’a pas cessé de diminuer dans le monde entier depuis la fin des années 1970. Les salaires réels sont revenus au niveau d’avant les années 1980. Une grande partie de la classe ouvrière vit désormais sous le seuil de pauvreté ou juste à sa limite.
La bourgeoisie se targue de parvenir à "juguler" l’inflation ; pour ce qui est du pouvoir d’achat ouvrier, chaque prolétaire doit payer beaucoup plus cher son carburant, son alimentation et le remboursement de ses crédits, tandis que son salaire a été amputé en ‘progressant’ très en deçà du taux d’inflation, empêchant la satisfaction des besoins les plus élémentaires.
L’extraction de la plus-value relative va de plus en plus de pair avec l’extraction de la plus-value absolue, l’intensification du travail allant de pair avec l’allongement de la journée de travail et de la durée du temps d’exploitation dans la vie de chaque prolétaire.
Les conditions d’exploitation tendent même de plus en plus à dépasser les limites physiologiques des prolétaires en tuant littéralement les ouvriers au travail.
Certains États américains ont cherché à contraindre les salariés à travailler pendant les canicules, faisant monter en flèche les décès et accidents. En Corée, où la mort au travail est un phénomène répandu (comme dans le reste de l’Asie du Sud-est), la volonté de l’État de faire passer la semaine de travail de 52 à 69 heures a été contrecarrée par la riposte de la classe.
Les accidents du travail provoquent chaque année une hécatombe : officiellement près de deux millions d’ouvriers dans le monde, 270 millions étant blessés ou estropiés.
La force de travail surmenée subit dans de nombreux secteurs de la production une usure nerveuse et musculo-squelettique accélérée telle qu’elle entraine une mise au rebut de ceux qui vont rejoindre les cohortes de prolétaires inexploitables bien avant la date légale de cessation d’activité.
Enfin sont monnaie courante les situations de quasi-esclavage de la force de travail (particulièrement dans les secteurs agricoles des pays développés), de mise en esclavage pour dettes ou de travail forcé (par exemple dans le secteur de la pêche industrielle en Chine) touchant surtout la main d’œuvre migrante.
Avec les perspectives d’aggravation de la crise, les attaques économiques contre la classe ouvrière au travail ou au chômage ne peuvent que continuer à pleuvoir.
Mais "trop c’est trop" ! Ainsi la classe ouvrières a commencé à riposter en reprenant le chemin de la lutte dans l’ensemble des bastions de l’économie mondiale, ces deux dernières années. Ce retour de la lutte des classes, historique après plusieurs décennies de passivité du prolétariat, confirme l’importance du rôle de la crise et des luttes défensives dans la théorie marxiste pour le devenir du combat ouvrier : "… les attaques économiques (baisse du salaire réel, licenciements, augmentation des cadences, etc.) résultant directement de la crise affectent de façon spécifique le prolétariat (c’est-à-dire la classe produisant la plus-value et s’affrontant au capital sur ce terrain) ;la crise économique, contrairement à la décomposition sociale qui concerne essentiellement les superstructures est un phénomène qui affecte directement l’infrastructure de la société sur laquelle reposent ces superstructures ; en ce sens, elle met à nu les causes ultimes de l’ensemble de la barbarie qui s’abat sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement de système et non de tenter d’en améliorer certains aspects." (Thèses sur la décomposition [124])
CCI, Décembre 2023
[1] Le capitalisme ne peut pas constituer le marché nécessaire à l'écoulement de sa production, c'est la raison pour laquelle il a en permanence dû vendre le surplus de celle-ci à des marchés "extra-capitalistes", interne aux pays dominés par les rapports de production capitalistes ou bien à l'extérieur de ceux-ci.
[2] Lire La crise capitaliste dans les pays de l'est [125], Revue internationale 23.
[3] "La Mondialisation" Ed Bréal, p 107 de Carroué, Collet, Ruiz.
[4] Lire à ce sujet Jean-Michel Valantin, Géopolitique d’une planète déréglée, Seuil, 2017, pp.240 à 249, chapitres : Les « printemps arabes" : crise politique, crise géophysique ; Evénements climatiques extrêmes et crises politiques ; Climat, crise agraire et guerre civile : la cas de la Syrie.
« Comment une classe, agissant en tant que classe, telle qu’elle est dans la société capitaliste, peut-elle aboutir à l’abolition des classes, donc du capitalisme ? » Pour certains, il n’y aurait qu’une seule solution possible pour résoudre cet apparent paradoxe : « Il ne s’agit pas pour le prolétariat de triompher, de se libérer, de libérer le travail, d’étendre sa condition… mais bien d’abolir ce qu’il est.[1] » L’auto-négation du prolétariat ! tel est le crédo du courant moderniste tel qu’il apparut à la fin des années 1960 et qui est aussi connu sous le nom de courant ultra-gauche. On serait tenté de dire, avec Engels, « ce qui manque à ces messieurs, c’est la dialectique ». C’est vrai enfin ! comment peut-on éliminer ainsi la phase d’affirmation du prolétariat durant la période révolutionnaire, et ne garder que sa phase de négation lorsque, comme résultat de l’action du prolétariat lui-même, les classes disparaissent dans le cours de la période de transition du capitalisme au communisme ? Ces deux phases ne forment-elles pas ensemble une unité et une interrelation ? Autrement dit, comment peut-on séparer l’aboutissement, l’abolition des classes, de tout le processus qui y mène, en l’occurrence la constitution du prolétariat en classe puis en classe dominante ? N’y a-t-il pas unité entre le but et les moyens ? Cependant il n’y a pas que la dialectique qui manque à ces messieurs, comme on le verra dans ce rappel historique. On découvrira que les modernistes rejettent l’émancipation du prolétariat – « Il ne s’agit pas pour le prolétariat de se libérer » – qui constitue précisément l’unique moyen dont dispose l’humanité pour se libérer de l’abrutissante société de classes. L’idéologie moderniste relève du socialisme bourgeois qui proclame que la nature de la classe ouvrière au sein du capitalisme n’est pas révolutionnaire. On découvrira aussi que, selon les mots de Marx et Engels, « le socialisme bourgeois n’atteint son expression adéquate que lorsqu’il devient une simple figure de rhétorique[2]» . C’est à cette source que vinrent s’abreuver les communisateurs.
Le courant moderniste prend naissance durant la reprise historique de la lutte de classe à la fin des années 1960. Mai 68 en France, l’Automne chaud de 1969 en Italie, les luttes de 1970 en Pologne... sur tous les continents, le prolétariat se lance dans des luttes massives, s’affirme avec force, rompant ainsi avec des décennies d’apathie marquées par quelques flambées sans lendemain. La période initiale de luttes intenses, qui couvre les années 1970-1980 après la flamboyante année 68, ne peut être comprise sans prendre en compte un certain nombre de difficultés auxquelles furent confrontés le prolétariat et ses minorités révolutionnaires. Il faut en premier lieu signaler l’agitation étudiante qui avait commencé quelques années avant la reprise ouvrière et qui, de Berkeley à la Sorbonne, exprimait le poids de la petite bourgeoisie dans le mouvement. Contrairement à aujourd’hui, les étudiants provenaient dans leur écrasante majorité de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Alors que le géant prolétarien était encore endormi, les premiers signes de la crise économique provoquèrent chez les petits bourgeois une forte inquiétude quant à leur avenir. La fièvre s’empara des universités partout dans le monde, attisée par les massacres de la guerre du Vietnam et par une société conservatrice étouffante. Dans les manifestations, des portraits de Guevara, de Castro, de Mao ou d’Ho Chi Minh apparaissent alors que ces personnages n’avaient strictement rien à voir avec le mouvement ouvrier[3]. Dans la petite bourgeoisie, classe sans avenir historique et totalement prisonnière du présent, les discours sur la révolution cachaient une révolte éphémère, une attitude contestataire totalement étrangère au combat prolétarien.
La deuxième difficulté importante tient à la rupture de la continuité qui reliait auparavant, dans le cours de l’histoire du mouvement ouvrier, les différentes organisations politiques successives. La contre-révolution qui venait de s’achever avait été si violente et si longue (1923-1968, 45 ans !) qu’elle avait réussi à détruire cette continuité. La Gauche communiste d’Italie qui, dans les années 1930, à travers les revues Prometeo, Bilan et Octobre, poursuivait le travail critique et militant entamé dès les années 1920 contre la dégénérescence de la IIIe Internationale, entra en crise et disparut durant la Deuxième Guerre mondiale, suivie au début des années 1950 par la disparition de la Gauche communiste de France (GCF) qui tentait d’en préserver les leçons et les principes. La tradition du militantisme communiste semblait engloutie dans les sables de l’oubli[4].
Enfin, la tendance au capitalisme d’État, propre à la décadence du capitalisme, n’avait connu aucun répit depuis la Deuxième Guerre mondiale et rendait la démocratie bourgeoise toujours plus totalitaire. Cette tendance exprimait la nécessité pour la bourgeoisie d’une intervention croissante de l’État pour faire face à la crise économique permanente et maintenir la paix sociale alors que la classe ouvrière était confrontée à une forte augmentation de l’exploitation. Toutes les organisations du prolétariat qui avaient trahi (syndicats et partis) sont maintenues en vie par la bourgeoisie qui va les mettre au service du capitalisme sous la forme d’organes d’encadrement du prolétariat. Dans une telle situation, l’histoire du mouvement ouvrier devenait de l’hébreu pour la plupart des jeunes s’éveillant à la vie politique. La trahison de la social-démocratie en 1914 (à travers l’Union sacrée) ou du parti bolchevik en 1924 (avec la proclamation du « socialisme dans un seul pays ») n’était pas vue comme le résultat d’un lent processus historique de pénétration de l’opportunisme au sein d’une organisation prolétarienne, avec un combat acharné des minorités de gauche pour tenter de la préserver, mais comme un destin funeste scellé dès l’origine pour toute organisation politique. Dans l’atmosphère des années 1970 où les conceptions libertaires étaient à la mode, tous ceux qui défendait la nécessité d’une organisation révolutionnaire étaient pris pour des apprentis bureaucrates, voire des staliniens.
Ces trois caractéristiques de la période et les difficultés qu’elles entraînèrent expliquent pourquoi le processus de politisation des luttes ouvrières n’a pu aboutir durant les années 1970 et 1980 alors même que la classe révolutionnaire avait resurgi sur l’avant-scène, qu’elle parlait à nouveau de révolution et cherchait à se réapproprier son histoire. Le poids de l’idéologie dominante ne pouvait qu’affecter cette nouvelle génération de prolétaires sans expérience tout comme les éléments politisés issus de différentes classes, en particulier l’idéologie portée par les différents cénacles gauchistes (anarchisme officiel, trotskisme, maoïsme) dont l’influence augmenta brusquement par l’adhésion massive des petits bourgeois. Fortement impressionnés par le réveil du géant prolétarien, ceux-ci crurent à son origine divine puis s’en détournèrent rapidement, déçus qu’il n’ait pas tenu sa promesse de l’avènement immédiat d’un monde de jouissance et de félicités. Le poids délétère de l’ouvriérisme et de l’immédiatisme en fut la conséquence.
Le modernisme est un produit typique de cette époque. Alors que les conditions de l’explosion de Mai 68 étaient en train de mûrir, les artistes rassemblés dans l’Internationale situationniste (IS) (qui confondaient la bohème et la révolution) revendiquaient une révolution de la vie quotidienne. Au même moment, Jacques Camatte et ses amis quittaient le Parti communiste international d’Amadeo Bordiga (Programme communiste, Le Prolétaire) dont la sclérose semblait symboliser l’impuissance de la Gauche communiste et l’échec du « vieux mouvement ouvrier », termes que les modernistes reprirent du courant conseilliste. Tous réclamaient une nouvelle théorie révolutionnaire adaptée à la nouvelle réalité. En bref : il fallait être « moderne ». Ils crurent que les luttes ouvrières contre les effets de l’exploitation capitaliste étaient soit l’expression d’une intégration définitive à la société bourgeoise (qu’ils appelaient “la société de consommation”), soit une révolte contre le travail et crurent à l’émergence d’un nouveau mouvement ouvrier : « La montée en puissance et surtout le changement de contenu des luttes de classes à la fin des années 1960 ferma le cycle ouvert en 1918-1919 par la victoire de la contre-révolution en Russie et en Allemagne. Ce cours nouveau des luttes mit du même coup en crise la théorie-programme du prolétariat et toute sa problématique. Il ne s’agissait plus de savoir si la révolution est l’affaire des Conseils ou du Parti ni si le prolétariat est ou non capable de s’émanciper lui-même. Avec la multiplication des émeutes de ghetto et des grèves sauvages, avec la révolte contre le travail et la marchandise, le retour du prolétariat sur le devant de la scène historique marquait paradoxalement la fin de son affirmation.[5] »
Notre presse de l’époque comporte de nombreuses polémiques contre le courant moderniste, en particulier pour démontrer que, malgré l’évolution du capitalisme, la classe ouvrière restait la classe révolutionnaire et qu’en se focalisant sur les manifestations les plus apparentes de l’aliénation sociale les modernistes restent aveugles aux « sources qui leur donnent naissance et les nourrissent[6] » .
Il faut noter que plusieurs groupes modernistes, comme l’Internationale situationniste (René Riesel) ou Le Mouvement communiste (Gilles Dauvé), participèrent au début des années 1970 aux conférences organisées par Informations et correspondance ouvrières (ICO), lieux de discussions et de clarification politique essentiels à l’époque. On rencontrait aussi dans les conférences d’ICO les groupes conseillistes, des éléments du milieu anarchistes comme Daniel Guérin (OCL) ou Daniel Cohn-Bendit (que Raymond Marcellin, le ministre de l’Intérieur, avait expulsé de France), Christian Lagant (Noir et Rouge), et des éléments de la Gauche communiste comme Marc Chirik (de Révolution internationale), Paul Mattick (de la Gauche communiste allemande), Cajo Brendel (de la Gauche communiste hollandaise). Dans cette atmosphère de discussions politiques incessantes et passionnée, un certain nombre de modernistes rejoignirent d’ailleurs (en même temps qu’une majorité des éléments conseillistes) le courant de la Gauche communiste, la plupart du temps parce qu’ils furent convaincus par les arguments sur la nature prolétarienne d’Octobre 1917.
Une partie des éléments modernistes s’étaient en effet reconnus dans le milieu politique prolétarien. Cela ne signifie pas pour autant que la théorie moderniste puisse être qualifiée de communiste, encore moins de marxiste. Les différents groupes et individus de ce courant appartenaient plutôt au marais, cette zone intermédiaire qui rassemble tous ceux qui oscillent entre le camp du prolétariat et celui la bourgeoisie, qui sont encore en chemin vers l’un ou l’autre camp. Ceux parmi les éléments modernistes qui rejoignirent la Gauche communiste ne purent y parvenir qu’en rompant avec le modernisme et non pas grâce à lui. En effet, comme nous l’avons montré dans les articles précédents de cette série, la théorie moderniste est de nature bourgeoise et trouve ses racines dans l’École de Francfort, un groupe d’universitaires de l’Institut de recherche sociale, qui, dans les années 1950, crurent identifier une crise du marxisme et résolurent le problème en enterrant celui-ci. Certains d’entre eux, comme Marcuse, conclurent à l’intégration définitive du prolétariat dans la société de consommation, perdant ainsi toute nature de classe révolutionnaire. Elle trouve également ses racines dans le groupe Socialisme ou Barbarie (SouB) qui ne parvint pas à mener à son terme sa rupture avec le trotskisme et finit par rejeter le marxisme[7].
Gilles Dauvé est un bon exemple de la stérilité du modernisme apparus durant les années 1960. Fortement influencé par SouB, il entreprit de critiquer la thèse qui allait perdre ce groupe, et qui consistait à remplacer l’opposition entre classe dominante et classe exploitée par l’opposition entre dirigeants et dirigés, ce qui constitua pour SouB le premier pas vers l’abandon du marxisme. Mais dans la critique de cette thèse qui relève de l’autogestion et d’un socialisme d’entreprise, Dauvé ne parvient qu’à en prendre le contre-pied en prônant la négation immédiate des rapports de production capitalistes. Cela revenait à se maintenir sur le même terrain que SouB : « Nous pensons au contraire que la destruction du capitalisme ne doit pas être envisagée du seul point de vue de la gestion, mais à partir de la nécessité/possibilité du dépérissement de l’échange, de la marchandise, de la loi de la valeur, du salariat. Il ne suffit pas seulement de gérer, mais de bouleverser l’économie ; le simple fait de la gérer ne suffit pas à la bouleverser.[8] » Répondre simplement par la nécessité de l’abolition immédiate de la valeur, c’était vraiment se moquer du monde alors que l’enjeu était de démontrer que, du fait de sa place dans le mode de production capitaliste, le prolétariat est poussé par la nécessité et par sa conscience à transformer ses luttes contre les effets de l’exploitation en luttes contre les causes de l’exploitation, c’est-à-dire est capable, au cours du processus de la grève de masse et de la révolution, de se transformer lui-même et de transformer de fond en comble la société.
Le n° 84 d’Information et correspondance ouvrières parait en août 1969 avec un compte rendu et des documents de la Conférence d’ICO qui s’est tenue à Bruxelles en juin 1969. Il contient deux textes essentiels : l’un a été rédigé par Marc Chirik, « Luttes et organisations de classe », et sera repris dans Révolution internationale ancienne série n° 3 (décembre 1969) sous le titre « Sur l’organisation ». Il représente une étape décisive dans le renforcement du courant de la Gauche communiste qui va se traduire en 1972 par l’unification en France de trois groupes sous le nom de Révolution internationale. L’autre texte significatif est celui de Gilles Dauvé, « Sur l’idéologie ultra-gauche », qui entreprend une critique du courant moderniste qui s’était développé lui aussi durant les événements de Mai. On y trouve ce passage significatif : « La bureaucratie bolchevique avait pris le contrôle de l’économie : les ultra-gauches veulent que ce soit les masses. Encore une fois l’ultra-gauche est restée sur le terrain du léninisme, se contentant là aussi d’apporter une réponse différente à la même question.[9] »
C’était le signe qu’un nouveau courant était en train d’apparaître au sein du modernisme. Il restait fidèle à l’auto-négation du prolétariat et considérait toujours Marx comme un « réformiste révolutionnaire », puisqu’il prônait la réduction du temps de travail et l’utilisation des bons de travail. Mais il estimait que Marx avait fait un pas décisif avec la notion de domination réelle du capital sur le travail qui explique, selon Dauvé, pourquoi le prolétariat n’a plus les moyens de s’affirmer de façon révolutionnaire [10]. Il reprenait aussi de Marx la tendance irrésistible vers le communisme. Celle-ci conservait sa nature de mouvement au sein du capitalisme mais elle perdait, chez Dauvé, son second sens de but final du combat pour l’émancipation prolétarienne. Cette tendance était uniquement vue comme un processus de dissolution du capitalisme, et elle prit son nom de baptême, « la communisation ». Alors que l’IS venait de se dissoudre (1972), ce nouveau courant commença à se développer sous l’impulsion de Jacques Camatte, Gilles Dauvé, Michel Bérard et Roland Simon (Intervention communiste puis Théorie communiste) qui rompit avec les Cahiers du communisme de conseils quand celui-ci rejoignit Révolution internationale.
Les communisateurs ou adeptes de la communisation étaient en train de couper les derniers fils qui les reliaient à cette époque à la reprise historique de la lutte de classe. Ils commencèrent par reprendre la dénomination de « courant ultra-gauche ». Cette terminologie, produit des confusions de l’époque, tentait de rassembler pêle-mêle tous ceux qui se démarquaient du gauchisme, mais il avait l’avantage pour les communisateurs de rendre crédible une sorte de continuité/dépassement par rapport à la Gauche communiste. Les leçons tirées par eux de cette première étape de la reprise historique de la lutte de classes sont centrées sur le rejet du « travail » : « Révolution signifiait révolution du travail, socialisme ou communisme signifiait une société du travail. Et c’est cela que la critique du travail par une frange minoritaire mais dynamique des prolétaires a rendu caduc dans les années 1960-1970.[11] »
Effectivement, le conflit de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie est souvent présenté, dans l’histoire du mouvement ouvrier, comme un conflit entre travail et capital. Ce que la petite-bourgeoisie a du mal à comprendre, c’est que le prolétariat est bien le représentant du travail qui est à la fois le travail aliéné, l’exploitation, mais aussi celui qui a joué un rôle central dans l’émergence de l’humanité. Le prolétariat est précisément la classe du travail parce que pour s’émanciper il n’a pas d’autre moyen que d’abolir le travail salarié, et il ne peut le faire sans transformer en profondeur le travail ; autrement dit : passer des sociétés de classes à une société sans classe, des sociétés de pénurie fondée sur l’économie à une société d’abondance où « le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous » (Manifeste du Parti communiste). Les modernistes constatent que le prolétariat a pris pour ennemi le capital et ils en concluent, à la manière de Proudhon, que s’il le reconnaît comme tel, c’est qu’il se compromet avec lui et donc en reste à la société bourgeoise dont il revendique seulement la gestion. Tel est le tour de passe-passe anarchiste utilisé par les modernistes.
Les communisateurs connurent une nouvelle phase de développement au moment où le courant moderniste initial entra en crise à la fin des années 1980. Ce fut en effet à cette époque la dispersion générale chez celui-ci en raison des désillusions petites bourgeoises. Certains optèrent pour l’écologie radicale ou pratiquèrent le primitivisme, d’autres partirent élever des moutons au Larzac[12] ou se présentèrent aux élections sous l’étiquette écologique, d’autres comme Raoul Vaneigem[13] étaient persuadés que la « pulsion de vie » allait mettre à bas le capitalisme. Il y eut ceux (représentés par le groupe Krisis et Anselme Jappe aujourd’hui) qui prétendirent que dans Le Capital, la lutte de classe n’était qu’une option secondaire pour Marx et que c’était le capitalisme lui-même qui aboutirait spontanément au communisme, d’autres enfin se compromirent dans le négationnisme et le soutien à Faurisson[14] puis se rallièrent aux Gilets jaunes et vantèrent systématiquement le caractère subversif des émeutes.
Les communisateurs tentèrent de réagir, d’autant plus que Camatte, de son côté, abandonnait toute référence au prolétariat et inventait sa théorie de la classe universelle qui présentait l’humanité elle-même comme le sujet révolutionnaire. Alors que le terme communisme a deux sens, celui d’un nouveau mode de production débarrassé des classes, des frontières nationales et de l’État, et celui d’un processus à l’œuvre au sein même du capitalisme, « l’abolition des conditions existantes », qui rend compte du heurt de plus en plus violent entre les forces productives et les rapports de production, à la fois dans le domaine économique et dans celui de la lutte de classe, ils le mutilèrent et revendiquèrent leur nouvelle invention, unijambiste mais si moderne, « la communisation, l’abolition sans transition du capital ».
Les communisateurs essayèrent ensuite de démontrer que c’était la situation historique elle-même qui avait changé. La domination réelle du capital, la mondialisation et la restructuration industrielle auraient ruiné tout ce qui restait encore comme possibilité pour le prolétariat de s’affirmer. Le prolétariat restait révolutionnaire « potentiellement », mais il fallait surtout insister sur l’idée que cette potentialité ne devenait une réalité qu’au travers de son auto-négation. « Avec l’objectif de la libération du travail comme réappropriation prolétarienne des forces productives et du mouvement de la valeur, c’est l’idée même d’une nature positivement révolutionnaire du prolétariat qui entrait en crise –et le néo-conseillisme situationniste avec. En effet, l’I.S., tout en mettant dans les formes du programme un contenu non programmatique –l’abolition sans transition du salariat et de l’échange, donc des classes et de l’État– conservait ces formes : les conditions objectives et subjectives de la révolution, le développement des “moyens techniques” et la recherche de sa conscience par le prolétariat, redéfini comme la classe quasiment universelle de tous les dépossédés de l’emploi de leur vie.[15] » C’était une question de vie ou de mort, pour survivre et tenter de dévoyer quelques jeunes à la recherche d’une cohérence révolutionnaire il fallait réaffirmer l’existence d’un prolétariat révolutionnaire et proclamer haut et fort la nécessité du communisme, d’une révolution conduisant à une insurrection mondiale capable de détruire l’État. C’est ainsi qu’on en arrive à ce sommet de l’hypocrisie chez Gilles Dauvé : « Cœur et corps du capitalisme, le prolétariat est aussi le vecteur possible du communisme.[16] »
L’effondrement du mur de Berlin et l’intense campagne idéologique de la bourgeoisie sur la faillite du communisme a donné lieu à un nouvel essor du courant de la communisation. Sous le choc de cette campagne, le prolétariat subit un recul de sa conscience et de sa combativité. Il n’avait pas mené de lutte décisive précédemment, il n’était donc pas battu mais il fut confronté à la perte de son identité de classe. C’était pour les communisateurs une confirmation de leurs thèses : il fallait que le prolétariat abandonne sans remord cette identité de classe, sa nature de classe exploitée et ses luttes revendicatives pour plonger immédiatement dans l’auto-négation révolutionnaire. Le prétendu nouveau mouvement ouvrier devait rompre avec ce qu’ils appellent le programmatisme, terme désignant en fait les moyens et le processus qui mènent au but final.
On l’aura compris, la communisation c’est avant tout la démolition des tâches politiques du prolétariat, c’est-à-dire un vertigineux retour en arrière, un retour à la situation qui précède l’œuvre de la Ière Internationale qui, contre les anarchistes, avait rappelé que toute lutte de classe est une lutte politique et que l’émancipation du prolétariat passe par la prise du pouvoir politique à l’échelle internationale, le seul levier à sa disposition pour parvenir à dissoudre des catégories économiques du capitalisme. Les communisateurs pouvaient affirmer sans honte : « Avec la liquidation de la politique par le capital parvenu à dominer réellement la société, la critique anarchiste de la politique peut être intégrée à la théorie communiste : l’auto-négation du prolétariat sera en même temps la destruction de tous les rackets politiques, unis dans la contre-révolution capitaliste[17]. »
Le résultat pitoyable de tout ce remue-ménage est très simple. Les communisateurs n’avaient qu’une seule idée en tête, corriger Marx à l’aide de Bakounine qui, le premier, avait clamé les vertus créatrices de la destruction, qui prônait un socialisme sans transition. « Nous persisterons, disait Bakounine, à refuser de nous associer à tout mouvement politique qui n’aurait pas pour but immédiat et direct l’émancipation complète des travailleurs[18]. » C’est quoi ce « but immédiat et direct » sinon l’auto-négation du prolétariat et le passage sans transition au communisme ?
Nous avons vu que les communisateurs s’inspirent du nihilisme anarchiste, que, comme Bakounine en son temps, ils sont entrés en guerre contre toute forme d’organisation révolutionnaire qu’ils présentent comme un racket, qu’ils cherchent à détruire toute référence au programme, aux principes, aux traditions, à la continuité historique, à la théorie, à la conscience et à la perspective révolutionnaire du prolétariat. En bref, contrairement aux naïvetés enfantines des modernistes des années 1970, les communisateurs sont aujourd’hui extrêmement dangereux pour la lutte du prolétariat. Ils reflètent la société bourgeoise en décomposition et s’y accommodent. Il s’agit en effet d’une société où, pour la classe dominante, il ne reste plus qu’à gérer les situations de crise au jour le jour, à agiter le bâton de la violence d’État, où le passé et le futur ont disparu, où la pensée tourne en rond, psalmodiant une méfiance générale envers toute démarche scientifique, toute démarche politique. Chez les communisateurs, l’immédiatisme a été poussé à son comble, à la caricature.
Pour ces messieurs, le communisme ce n’est pas « un nouveau mode de production, mais la production de l’immédiateté des rapports entre individus singuliers, l’abolition sans transition du capital et de toutes ses classes, prolétariat inclus », il faut donc rejeter la « réalisation léniniste ou conseilliste de la dictature du prolétariat »[19].
À l’opposé de ce galimatias, la rigueur du marxisme, comme théorie vivante du prolétariat, est un vent de fraîcheur. S’appuyant sur une connaissance approfondie des révolutions bourgeoises, de l’antiquité grecque et romaine[20], et du rôle historique du prolétariat, Marx forge le concept de dictature du prolétariat qui représente un acquis théorique fondamental : « Ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. […] Mon originalité a consisté : 1. à démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ; 2. que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3. que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes[21]. »
La formulation elle-même n’apparaît pour la première fois qu’en 1850 dans Les luttes de classes en France mais elle est déjà présente en filigrane dans le Manifeste du Parti communiste. Après une longue période où le prolétariat s’était surtout mobilisé dans la lutte pour des réformes, la notion de dictature du prolétariat réapparaît là où le conflit de classes était devenu le plus aigu, en Pologne et en Russie où la révolution de 1905 annonçait les grandes luttes révolutionnaires de la décadence capitaliste. Le deuxième congrès du POSDR adopta un programme rédigé par Plekhanov et Lénine où, pour la première fois dans l’histoire des partis social-démocrates, figurait ce principe.
La dictature du prolétariat n’a rien à voir avec les différentes formes du totalitarisme de la bourgeoisie telles qu’on les trouve en Russie, en Chine, aux États-Unis ou en France. Elle signifie avant tout qu’une période de transition entre le capitalisme et le communisme est nécessaire, et ceci pour deux raisons.
Cette nécessité découle d’abord du fait que, pour la première fois dans l’histoire, la classe révolutionnaire est aussi la classe exploitée. Contrairement à la bourgeoisie révolutionnaire, le prolétariat n’a aucun pouvoir économique sur lequel il pourrait s’appuyer pour construire progressivement les éléments de la société communiste au sein du capitalisme. Il ne peut commencer cette œuvre qu’en dehors du capitalisme. L’acte de la prise du pouvoir politique n’est donc pas, comme pour la bourgeoisie, le couronnement d’un pouvoir économique en croissance au sein de l’ancienne société, mais le point de départ pour que le prolétariat puisse modifier en profondeur les formes d’organisation de la production sociale. L’insurrection est donc la première étape et non la dernière de la transformation sociale qu’il est appelé à accomplir. Il doit rompre d’abord le cadre politique de l’ancienne société.
La deuxième raison fondamentale tient au fait que l’épuisement des conditions de l’ancienne société ne signifie pas nécessairement et automatiquement la maturation et l’achèvement des conditions de la nouvelle société. À travers l’accroissement de la productivité du travail, de la concentration et de la centralisation du capital, de la socialisation internationale de la production, le capitalisme crée les prémisses du communisme, mais pas le communisme lui-même. En d’autres termes, le dépérissement de l’ancienne société n’est pas automatiquement maturation de la nouvelle, mais seulement condition de cette maturation. Citant L’Anti-Dühring d’Engels, la Gauche communiste d’Italie indiquait dans sa revue Bilan : « Il est évident que le développement ultime du capitalisme correspond non pas à « un plein épanouissement des forces productives » dans le sens qu’elles seraient capables de faire face à tous les besoins humains, mais à une situation où la survivance des antagonismes de classe non seulement arrête tout le développement de la société mais entraîne sa régression.[22] »
Sans réserve, sans propriété, le prolétariat n’a à sa disposition que le levier politique pour transformer le monde. Comme le montre l’expérience historique, il en est capable grâce à sa conscience et à son unité, deux forces gigantesques qui se matérialisent par son organisation de masse, les conseils ouvriers, et son avant-garde, le parti communiste mondial. Mais pour créer une société d’abondance, condition première de l’émancipation humaine, il doit briser non seulement le cadre politique de l’ancienne société mais aussi les rapports de production bourgeois qui entravent un nouvel essor de forces productives enfin libérées des ravages de l’industrie capitaliste.
D’autre part, la dictature du prolétariat est le prolongement et le sommet de la lutte entre les deux classes fondamentales de la société. En prenant le pouvoir le prolétariat affirme qu’il n’y a pas d’autre voie, pas de compromis possible pour se débarrasser des antagonismes de classes. Cette période révolutionnaire est marquée par une alternative franche et brutale : ce sera ou bien la dictature de la bourgeoisie ou bien la dictature du prolétariat. Il n’a pas besoin de dissimuler ses buts et affirme clairement face au monde que « le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre »[24] et il se doit de le dire haut et fort pour entraîner l’ensemble de l’humanité vers une maîtrise de ses propres forces sociales, en rupture avec les forces aveugles du passé.
La conquête du pouvoir et la dictature du prolétariat restent au cœur du programme communiste. Tel est le résultat auquel aboutit la théorie scientifique du marxisme : « Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement – et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne – elle ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de la gestation, et adoucir les maux de leur enfantement.[25] »
Lorsque l’émergence des conseils ouvriers a créé une situation de double pouvoir, la situation ne peut se dénouer que par la prise du pouvoir par le prolétariat et la démolition de l’État bourgeois. L’insurrection est le moment de ce dénouement. La conquête du pouvoir est devenue la priorité absolue sur laquelle toutes les forces du prolétariat sont concentrées. Chercher à contrôler ou à aménager la production et la distribution serait illusoire et une dangereuse perte d’énergie tant que ce pouvoir n’est pas entre les mains du prolétariat. Comme il serait également catastrophique de vouloir forcer le processus en appelant prématurément à la conquête du pouvoir alors que les conditions nécessaires ne sont pas réunies. Contre Gramsci, la Gauche italienne écrivait dans son organe Il Soviet en juin 1919 : « On ne peut considérer la mise en pratique du programme socialiste sans garder toujours présente à l’esprit la barrière qui nous en sépare nettement dans le temps : la réalisation d’une condition préalable, à savoir la conquête de tout le pouvoir politique par la classe travailleuse ; ce problème précède l’autre, et le processus de sa résolution est encore loin d’être précisé et défini. L’étude concrète de réalisations socialistes vitales pourrait bien entraîner certains à les envisager en dehors de l’atmosphère de la dictature prolétarienne qui les nourrit, à les croire compatibles avec les institutions actuelles, et à glisser ainsi vers le réformisme.[26] »
Tous ces principes résultants de l’expérience historique et du travail théorique, on l’a vu, n’ont aucun sens pour les communisateurs. Chaque question soulevée par la perspective révolutionnaire n’entraîne chez eux qu’une réponse métaphysique. Voyons comment ils présentent, par exemple, la contradiction entre besoins vitaux et transformation des rapports sociaux : « En 1999-2001, certains piqueteros argentins ont entrepris des productions dont le produit n’était pas l’unique objectif. Une boulangerie communautaire piquetero faisait des pains, et l’acte productif était aussi un élément de changement des rapports inter-personnels : absence de hiérarchie, pratique du consensus, auto-formation collective… Pour chaque participant, “l’autre en tant que tel lui [était] devenu un besoin” [Marx].[27] » Le piège de l’interclassisme qui étranglait alors les ouvriers argentins était encore aggravé par l’encadrement des chômeurs par l’État avec l’aide des organisations péronistes et gauchistes[28]. La complicité des communisateurs avec ces organes de l’État bourgeois apporte une nouvelle confirmation de la nature bourgeoise de l’idéologie moderniste.
Les deux moments dans l’histoire où le prolétariat a pu s’emparer du pouvoir, la Commune de Paris en 1871 et Octobre 1917 en Russie, ont apporté des enseignements précieux et ont permis de corriger et d’enrichir le programme révolutionnaire du prolétariat. Ils ont tout d’abord pleinement confirmé ce que la théorie marxiste avait commencé à élaborer depuis sa naissance à la fin des années 1840. L’accouchement d’un nouveau mode de production ne peut se faire que dans la violence, par l’affrontement brutal des classes historiques. Dans ce processus, la superstructure que représentent le pouvoir politique et l’État vont jouer un rôle essentiel. Ils sont les instruments au moyen desquels les hommes font l’histoire et rendent possible l’émergence d’une nouvelle société qui restait emprisonnée dans les flancs de l’ancienne.
Une fois au pouvoir, le prolétariat s’organise pour ne pas perdre ce pouvoir et pour stimuler l’agitation révolutionnaire dans les autres régions du monde. Pour ce faire, il commence par dissoudre l’armée permanente et les forces de police et s’arroge le monopole des armes. Il détruit l’État bourgeois dont la bureaucratie et les forces de répression sont devenues inaptes aux tâches révolutionnaires. Et lorsqu’un nouvel État réapparait dans la période révolutionnaire comme phénomène inévitable parce que les classes et les intérêts antagoniques n’ont pas disparu, il se doit de prendre le contrôle de cet État pour le retourner contre l’ancienne classe dominante et intervenir dans le domaine économique. Dans ses notes sur un texte de Bakounine, Marx décrit cette situation révolutionnaire : « Cela signifie que tant qu’existent d’autres classes, et en particulier la classe capitaliste, le prolétariat la combat (car ses ennemis et l’ancienne organisation de la société n’ont pas encore disparu avec son accession au pouvoir), et doit donc employer des moyens violents, c’est-à-dire des moyens de gouvernement ; s’il reste lui-même encore une classe et si les conditions économiques sur lesquelles se fondent l’existence et la lutte des classes n’ont pas encore disparu, elles doivent être abolies ou transformées par la violence et le processus de transformation, accéléré par la violence.[29] »
Tant que le pouvoir international des Conseils ouvriers ne sera pas assuré, il est certain que les premières mesures économiques, administratives et juridiques, instaurées par le semi-État de la période de transition paraitront bien insuffisantes, comme le souligne déjà le Manifeste du Parti communiste. La priorité est de barrer la route à la contre-révolution, d’entrainer dans le mouvement les couches intermédiaires et les sans-travail du monde entier. Il est impossible de prévoir le temps que va prendre cette étape de la révolution, mais on sait qu’elle va imposer au prolétariat de lourds sacrifices. Durant tout ce temps, la nécessité d’assurer le fonctionnement de la société implique inévitablement la persistance des relations d'échange avec la petite paysannerie.
Avec un remarquable esprit de synthèse, Lénine résume ainsi toute la trajectoire historique qui rend possible la victoire du prolétariat : « Les utopistes se sont efforcés de « découvrir » les formes politiques sous lesquelles devait s’opérer la réorganisation socialiste de la société. Les anarchistes ont éludé en bloc la question de formes politiques. Les opportunistes de la social-démocratie contemporaine ont accepté les formes politiques bourgeoises de l’État démocratique parlementaire comme une limite que l’on ne saurait franchir et ils se sont fendu le front à se prosterner devant ce « modèle », en taxant d’anarchisme toute tentative de briser ces formes.[30] » Les communisateurs, quant à eux, pulvérisent le processus de transition d’une société à une autre en éludant totalement sa source : la constitution du prolétariat en classe dominante capable à la fois d’assurer son pouvoir sur la société et de sauvegarder son autonomie politique et son but communiste.
Malgré les limites que la situation impose au départ, le prolétariat ne pourra vaincre que s’il oriente dès l’origine la société vers le communisme. Il doit saisir toutes les opportunités pour attaquer la séparation entre la ville et la campagne, entre l’industrie et l’agriculture, attaquer la division du travail capitaliste et toutes les formes mercantiles et réorienter toute la production vers la satisfaction des besoins humains.
Parmi les premières mesures prises dont va dépendre la dynamique révolutionnaire, on peut citer :
Une expérience aussi importante qu’Octobre 1917 ne pouvait qu’apporter de nombreuses leçons, en positif comme en négatif. En particulier la dégénérescence puis l’échec de la révolution. Celle-ci a été étouffée par l’isolement international, en particulier du fait de l’échec de la révolution en Allemagne. Il lui fallait tenir dans l’attente de nouvelles tentatives révolutionnaires dans les pays centraux du capitalisme tout en résistant aux assauts des armées blanches et à la coalition des pays développés dont les troupes débarquèrent sur le territoire russe. Très rapidement cet isolement a entraîné la dégénérescence de la Révolution russe et la montée de l’opportunisme au sein du parti bolchevik. L’un des facteurs de la dégénérescence de la révolution a été la collusion entre le pouvoir prolétarien et le nouvel État issu de la révolution[31]. Marx, comme le montre sa Critique du programme de Gotha, semblait avoir résolu le problème une fois pour toutes : « Entre la société capitaliste et la société communiste, se situe la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre. À cette période correspond également une phase de transition politique, où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat.[32] »
Cependant, la théorie marxiste de l’État avait déjà permis d’entrevoir le problème. Ainsi, Engels, dans l’introduction à La Guerre civile en France écrit : « Mais, en réalité, l’État n’est rien d’autre qu’une machine pour l’oppression d’une classe par une autre, et cela, tout autant dans la République démocratique que dans la monarchie ; le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’il est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur dans la lutte pour la domination de classe et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s’empêcher de rogner aussitôt au maximum les côtés les plus nuisibles, jusqu’à ce qu’une génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État.[33] »
La Révolution russe a démontré que l’État, loin d’être une simple “machine” pouvant changer de fonction en changeant de mains, était avant tout un produit de toutes les sociétés de classes du passé et portait en lui toutes les formes d’oppression possibles. Aucun des révolutionnaires de l’époque n’avait imaginé que la contre-révolution bourgeoise s’élancerait victorieusement du cœur même de l’État, d’un État pourtant qualifié de prolétarien, et qu’elle serait capable de reconstituer ex nihilo une nouvelle classe bourgeoise russe en s’appuyant sur la bureaucratie et son expression politique, la fraction stalinienne.
Dans un travail de bilan extrêmement précieux durant les années 1930, la Gauche communiste d’Italie a apporté une contribution fondamentale à cette question[34]. La Gauche communiste de France (GCF) dans les années 1940-50 suivi par le Courant communiste international sont les seuls à reprendre, au sein du courant de la Gauche communiste d’aujourd’hui, ce cadre politique solide permettant d’affronter demain les problèmes complexes de la période de transition. Laissons Marc Chirik résumer ces principes : « La société transitoire est encore une société divisée en classes et comme telle, elle fait surgir nécessairement en son sein cette institution propre à toutes les sociétés divisées en classes : l’État. Avec toutes les amputations et mesures de précautions dont on peut entourer cette institution (fonctionnaires élus et révocables, rétributions égales à celle d’un ouvrier, unification entre le délibératif et l’exécutif, etc.) qui font de cet organe un demi-État, il ne faut jamais perdre de vue sa nature historique anti-communiste et donc anti-prolétarienne et essentiellement conservatrice. L’État reste fondamentalement le gardien du statu quo.
Si nous reconnaissons l’inévitabilité de cette institution dont le prolétariat aura à se servir comme un mal nécessaire,
De leur côté, les communisateurs, parce qu’ils ont coupé le prolétariat de son programme, c’est-à-dire de sa perspective révolutionnaire et de son expérience historique, sont incapables de tirer des leçons de l’histoire. Ils ne peuvent proposer aucune orientation révolutionnaire, seulement les désillusions, le brouillard et la nuit, des aventures désastreuses et finalement la défaite. En faisant miroiter l’avènement immédiat du communisme, ils jouent le même rôle destructeur que Bakounine, ce parasite du mouvement ouvrier : « Les premiers chrétiens tiraient de leur représentation du ciel le modèle de leur organisation ; nous devrions à l’instar prendre pour modèle le ciel social de l’avenir dont Monsieur Bakounine nous propose l’image ; au lieu de combattre, prier et espérer. Et les gens qui nous prêchent ces folies se donnent pour les seuls révolutionnaires véritables.[36] »
Adeptes de la méthode spéculative, ils ignorent totalement la méthode dialectique. Ils sont incapables de poser correctement les contradictions, de comprendre leur dépassement et inventent bien souvent des contradictions qui n’ont aucun rapport avec la réalité. Par exemple la prétendue contradiction entre classe ouvrière et prolétariat, c’est-à-dire, selon les modernistes, entre la classe exploitée qui contribuerait uniquement à la reproduction du capital et la classe révolutionnaire produite par leur imagination. Voilà où cela nous mène à propos de la Révolution allemande de 1918-1919 : « L’écrasement de la Révolution allemande par la social-démocratie bouleverse bien des conceptions […]. Toute une conception s’effondre pour ces révolutionnaires : c’est le mouvement ouvrier organisé, lui-même, qui leur fait face comme principale force contre-révolutionnaire, qui tient l’État, qui organise les Corps francs… Mais en sus, lors du premier Congrès des Conseils d’ouvriers et de soldats d’Allemagne, c’est le SPD qui a la majorité ![37] »
Nous reconnaissons bien là l’état d’esprit de la petite bourgeoisie contestataire de 1968 qui croyait voir dans le PCF une première étape de la conscience de classe au lieu d’y voir l’expression du capitalisme d’État qui permet à la bourgeoisie de pénétrer au sein du prolétariat –grâce aux syndicats, aux partis de gauche et aux gauchistes– pour l’encadrer et tenter d’empêcher, précisément, toute prise de conscience, tout mouvement d’ensemble ; de même, la social-démocratie qui venait de passer dans le camp de la bourgeoisie en soutenant la guerre impérialiste est présentée ici comme une émanation du prolétariat. Mais depuis 56 ans, l’eau a coulé sous les ponts. Une telle affirmation est aujourd’hui devenue criminelle puisque cela entretient une confusion entre la classe révolutionnaire et l’ennemi de classe dissimulé sous le masque d’un faux socialisme, confusion dont le prolétariat de l’époque a eu tant de mal à se défaire et qui l’a entrainé tout d’abord dans les massacres de la Première Guerre mondiale. Les communisateurs ne s’en tiennent pas là pour autant et participent aussi à la gigantesque campagne idéologique d’État qui veut faire passer le stalinisme pour du communisme et confond Staline et Lénine. C’est la petite pierre qu’ils apportent aux efforts de la bourgeoisie pour empêcher la classe ouvrière de retrouver son identité de classe et sa perspective révolutionnaire après le recul des années 1990.
En reprenant depuis 2022 le chemin de ses luttes de résistance pour des revendications immédiates, le prolétariat a une nouvelle fois contredit les attentes des communisateurs. Ces luttes forment la base matérielle qui va permettre au prolétariat de retrouver son identité de classe, de résister au déchaînement des guerres impérialistes régionales, de développer sa conscience et de retrouver sa perspective révolutionnaire. A contrario, le prolétariat qui trotte dans la tête des communisateurs, comme hier dans celle des petits bourgeois de 1968, est imaginaire et fantasmatique, il n’a rien à voir avec le processus historique réel. Grâce à sa méthode et à ses convictions révolutionnaires, Marx avait déjà dénoncé à l’avance ces idéalistes prétentieux et leur rhétorique pompeuse : « En face d’une première explosion de la révolte des ouvriers silésiens, la seule tâche d’un cerveau pensant et épris de vérité n’était pas de juger l’événement comme un pédant, mais au contraire d’en étudier le caractère particulier. Il est vrai qu’il y faut un peu de compréhension scientifique et un peu d’amour des humains, tandis que pour l’autre opération, une phraséologie toute faite, teintée d’un vain amour-propre, suffit amplement.[38] »
Avrom Elberg
[1]. Roland Simon, dans Histoire critique de l’ultragauche, Marseille, éd. Senonevero, 2009, p. 19.
[2]. Manifeste du Parti communiste, chapitre III, Littérature socialiste et communiste, 2. Le socialisme conservateur et bourgeois.
[3]. Parmi ces quatre disciples de Staline, seuls deux, Mao et Ho Chi Minh, ont appartenu dans leur jeunesse au mouvement ouvrier avant d’être entrainé dans l’opportunisme et dans la trahison sous l’étendard du « socialisme en un seul pays ».
[4]. La Gauche communiste germano-hollandaise disparut elle aussi au travers d’une dégénérescence conseilliste qui aboutit souvent dans le gauchisme. Plusieurs groupes politiques actuels proviennent de la Gauche italienne. Ils appartiennent bien, pour la plupart, au Milieu politique prolétarien, mais ont remis en cause les principales positions acquises par la Gauche communiste d’Italie depuis sa naissance au congrès de Bologne en 1912 jusqu’à l’autodissolution de la Fraction italienne en mai 1945.
[5]. François Danel, préface à l’anthologie, Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-1975, publiée par les éditions Entremonde en 2018, p. 9.
[6]. Voir en particulier l’article contre les situationnistes paru dans Révolution internationale ancienne série n° 2 en février 1969 : « Comprendre Mai ».
[7]. Voir « Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme » dans la Revue internationale n° 161 (2e semestre 2018) et n° 162 (1er semestre 2019). Voir également "Critique des soi-disant "communisateurs" (III) - Jacques Camatte : du bordiguisme à la négation du prolétariat (1ère partie) [131]" et "Critique des soi-disant “communisateurs” (III) : Jacques Camatte : Du bordiguisme à la négation du prolétariat, 2ème partie [132]", dans la Revue internationale 171.
[8]. Jean Barrot (Gille Dauvé), Communisme et question russe, Paris, La Tête de Feuilles, 1972, p. 23.
[9]. Cité dans Rupture dans la théorie de la révolution, Op. Cit., p. 212.
[10]. Cet argument tombe piteusement à l’eau puisque la domination réelle du capital sur le travail, que Marx a explicité, est une révolution dans le procès technique du travail qui se généralise au début du XIXe siècle et que les communisateurs confondent avec l’apparition du capitalisme d’État en 1914 sous la contrainte de la guerre impérialiste. Mais l’objectif recherché est aussi de jeter un voile de confusion sur la théorie subversive de la décadence du capitalisme adoptée par l’Internationale communiste à son premier congrès.
[11]. Gilles Dauvé, De la crise à la communisation, Paris, éd. Entremonde, 2017, p. 21.
[12]. Ce fut le cas de René Riesel, leader situationniste de Mai 68, qui pendant un temps anima la Confédération paysanne avec José Bové.
[13]. Vaneigem, lui aussi leader situationniste de Mai 68, ne cache pas aujourd’hui ses liens d’amitiés avec Robert Ménard, le maire d’extrême droite de Bézier en France. Ce dernier est certainement l’inspirateur de ce morceau de bravoure : « Je ne condamne pas (et de quel droit ?) le fatras des analyses, des débats, des savantes expertises fustigeant le capitalisme. Mon indifférence ou ma réserve tiennent à un simple constat : aux critiques du vieux monde il manque une dimension essentielle, l’insurrection du cœur » Raoul Vaneigem, Du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations à la nouvelle insurrection mondiale, Le Cherche midi, 2023, p. 13.
[14]. Au début des années 1990, il y a eu en France toute une campagne montée par des résidus de "l'ultra-gauche" autour des "révélations" du Sieur Faurisson à propos de la soi-disant non-existence des camps de la mort nazis, campagne récupérée pour une large part par l'extrême-droite. En remettant à la mode les thèses éculées de l'antisémite Faurisson, "l'ultragauche négationniste" a, déjà à l’époque et au même titre qu'un Le Pen, bien servi la propagande bourgeoise de la gauche visant à entraîner les ouvriers derrière la défense de l'État démocratique au nom du "retour du péril fasciste". Lire à ce propos notre article "Le marais de "l'ultra-gauche" au service des campagnes de la bourgeoisie [133]" dans notre brochure "Fascisme & démocratie deux expressions de la dictature du capital"
[15]. Rupture dans la théorie de la révolution, Op. Cit., p. 9.
[16]. De la crise à la communisation, Op. Cit., p. 116.
[17]. Rupture dans la théorie de la révolution, Op. Cit., p. 13.
[18]. Cité dans B. Nicolaïevski, O. Mænchen-Helfen, La vie de Karl Marx, Paris, Gallimard, 1970, p. 336.
[19]. Rupture dans la théorie de la révolution, Op. Cit., pp. 10 et 22.
[20]. Durant l’antiquité, la république romaine, confrontée à une crise interne profonde, s’était donné la possibilité de confier momentanément le pouvoir à un tyran. Selon la loi de dictatore creando, le sénat romain pouvait se déssaisir partiellement du pouvoir pour une durée ne pouvant excéder six mois.
[21]. Karl Marx, Lettre du 5 mars 1852 à Joseph Weydemeyer, dans K. Marx, F. Engels, Correspondance, tome III, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 79.
[22]. Il s’agit d’un article de Mitchell appartenant à la série « Les problèmes de la période de transition » publié dans Bilan n° 28 (février-mars 1936) et republié dans la Revue internationale n° 128 (1er trimestre 2007).
[23]. Un prochain article de cette série abordera la question de la politique économique mise en œuvre par la dictature du prolétariat pour aboutir à la dissolution de toutes les catégories économiques du capitalisme.
[24]. Les trois dernières citations proviennent du Manifeste du Parti communiste, Chapitre II : « Prolétaires et communistes ».
[25]. K. Marx, Préface de 1867 au Capital, La Pléiade I, p. 550.
[26]. Dans Programme communiste n° 72, décembre 1976, p. 39.
[27]. De la crise à la communisation, Op. Cit., p. 125.
[28]. Voir l’article de nos camarades, « Argentine : la mystification des “piqueteros” (NCI) », dans la Revue internationale n° 119, 4e trimestre 2004.
[29]. K. Marx, Notes critiques à « Étatisme et anarchie », dans Marx/Bakounine, Socialisme autoritaire ou libertaire, Paris, éd. UGE-10/18, 1975, tome 2, p. 375.
[30]. Lénine, L’État et la Révolution, dans Œuvres 25, p. 467.
[31]. Nous laissons de côté ici un autre facteur important de la dégénérescence, le substitutionnisme, c’est-à-dire l’exercice du pouvoir par le parti, ce qui a provoqué la destruction des conseils ouvriers russes.
[32]. Critique du programme du parti ouvrier allemand, Op. Cit., p. 1429.
[33]. Friedrich Engels, Introduction à K. Marx, La Guerre civile en France, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 301.
[34]. Voir notre livre La Gauche communiste d’Italie.
[35]. Marc Chirik, « Problèmes de la période de transition », dans la Revue internationale n° 1, avril 1975.
[36]. Friedrich Engels, Le Congrès de Sonvilier et l’Internationale, dans K. Marx, F. Engels, Le Parti de classe, Paris, Petite Collection Maspero, 1973, tome 3, p. 53.
[37]. Histoire critique de l’ultragauche, Op. Cit., p. 29.
[38]. K. Marx, Gloses critiques en marge de l’article « Le Roi de Prusse et la réforme sociale. Par un Prussien », La Pléiade III, p. 414.
Liens
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[2] https://fr.internationalism.org/content/11348/lutte-contre-guerre-imperialiste-ne-peut-etre-menee-quavec-positions-gauche-communiste
[3] https://fr.internationalism.org/content/11370/cette-crise-va-devenir-plus-grave-toute-periode-decadence
[4] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/decomposition
[5] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/guerre
[6] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/imperialisme
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