Les guerres succèdent aux guerres. Après le Kosovo, le Timor. Après le Timor, la Tchétchénie. Toutes rivalisent dans l'horreur et les massacres. Le conflit entre l'armée russe et les milices tchétchènes est particulièrement sanglant et tragique pour la population de la Tchétchénie."Le dernier bilan tchétchène est de 15 000 morts ; 38 000 blessés ; 22 0000 réfugiés ; 124 villages complètement détruits ; auxquels s'ajoutent 280 villages détruits à 80%. Ils disent que 14 500 enfants sont mutilés et 20 000 orphelins" [1] [1] (The Guardian , 20/12/99).
Le pays est ravagé, rasé, détruit ; la population affamée, exilée, dispersée, terrorisée, désespérée, meurtrie. Pour mesurer l'ampleur de la catastrophe "humanitaire", proportionnellement à la population, ces chiffres équivaudraient à 2 millions de morts, 5 millions de blessés, mutilés et estropiés, et 28 millions de réfugiés pour un pays comme les Etats-Unis ! Depuis lors, ces chiffres dramatiques ont certainement encore augmenté.
A cela, il faut ajouter les pertes russes dont le nombre, selon le Comité des mères de soldats russes, s'élèverait au moins à 1000 morts et 3000 blessés (Moscou Times, 24/12/99).
Les survivants de la population civile sont soit terrés dans les caves de Grozny rasée par les bombardements, sans eau, sans nourriture, sans chauffage, vivant comme des rats sous la terreur ; soit réfugiés dans les villes et villages dévastés sous le joug des multiples bandes mafieuses tchétchènes ou de la soldatesque russe, à la fois elle-même terrorisée, et ivre d'alcool, de pillage, et de tuerie ; soit parqués dans de véritables camps de concentration dans les républiques voisines, sans ravitaillement, sans soin, sans chauffage, sous les tentes, voire souvent sans lit même. La situation dans ces camps est dramatique. Tout comme elle l'était dans les camps de réfugiés kosovars où "l'aide internationale" arrivait au compte-goutte – et qui était en grande partie détournée par les mafias albanaises et l'Armée de Libération du Kosovo (l'UCK) – alors que les grandes puissances de l'OTAN [2] [2] balançaient pour des milliards de dollars de bombes sur la Serbie et le Kosovo. Aujourd'hui, alors que d'autres dizaines de milliards de dollars du FMI financent à fonds perdus l'Etat russe et sa guerre, les grandes puissances laissent crever la population tchétchène dans les camps. "Les malades et les vieux sont sans assistance médicale. Pour se nourrir, les résidents fouillent dans les boîtes à ordure, espérant trouver des pommes de terre pourries pour la soupe. L'eau, tirée d'un réservoir pour incendie, est marron et pleine d'insectes, et même après avoir été bouillie, elle sent mauvais" (Moscou Times, 24/12/99). Dans ces camps, les réfugiés subissent de nouveau la terreur des militaires russes après avoir été rançonnés, agressés, bombardés et mitraillés lors de leur exode. Comme le titre un article de The Guardian (18/12/99), les "réfugiés de la guerre en Tchétchénie ne trouvent aucun refuge dans les camps [que personne] ne peut quitter sans une autorisation journalière permettant d'en franchir les portes qui sont sous la surveillance de gardes armés".
De 200 à 300 000 réfugiés ont fui les combats et les bombardements. En fait, c'est un véritable assassinat collectif que subit à son tour la population tchétchène. Les bombardements massifs des villages et des villes, la terreur exercée par les troupes russes contre la population, et le mitraillage des convois de réfugiés dans les corridors que l'armée russe a ouvert, ont poussé les tchétchènes à s'enfuir. Cette épuration ethnique sanglante succède à celle menée en 1996... par les forces tchétchènes après leur victoire sur l'armée de Moscou et qui avait vu 400 000 résidents russes quitter en catastrophe la région. Tout comme a succédé à l'épuration ethnique des milices serbes contre les Kosovars, l'épuration par les milices de l'UCK contre les civils serbes du Kosovo.
Voilà, pour une grande part, ce que peuvent dire aujourd'hui les télévisions et la presse. On peut être surpris par l'ampleur de la campagne médiatique dans les pays occidentaux qui dénoncent l'intervention russe alors qu'ils avaient soutenu, et avec quelle ferveur, les bombardements massifs contre la Serbie et le Kosovo. Mais cette campagne est particulièrement hypocrite et essaie de masquer la duplicité des grandes puissances occidentales. Car ce qu'ils ne disent pas, c'est que les conditions, les moyens et les conséquences de cette guerre, comme des autres, sont de plus en plus dramatiques, barbares et qu'elles préparent des conflits encore plus nombreux, encore plus larges, et encore plus dramatiques.
Car exceptionnelle et limitée à certains pays particulièrement arriérés il y a encore dix ans, l'épuration ethnique est devenue la norme des guerres impérialistes tout au long des années 90, tant en Afrique qu'en Asie et en Europe. Des dizaines de millions de réfugiés dans le monde ne reverront plus jamais leur ville, village ou maison. Ils sont parqués pour toujours dans des camps. La situation des palestiniens s'impose comme la norme sur tous les continents.
Exceptionnelle et limitée jusqu'à la fin des années 80, les affirmations d'une multitude de nationalismes minoritaires - ce que la presse appelle "l'explosion des nationalismes" - qui voit une multiplication des conflits nationaux et le surgissement d'Etats tous plus mafieux et corrompus les uns que les autres, se sont multipliées. Le pouvoir et les luttes des mafias rivales sont devenus la norme. Le trafic de drogue, d'armes en tout genre, le banditisme, le kidnapping [3] [3] qui sont et qui continueront d'être les principales ressources de ces "nouvelles nations", sont aussi devenus la norme. La situation afghane - ou africaine ou colombienne – devient la norme générale. La norme ? C'est le chaos qui s'étend et se généralise sur tous les continents.
Par contre, les bombardements massifs terrorisant les populations civiles n'est pas un phénomène nouveau. C'est une des caractéristiques de tous les conflits impérialistes, locaux ou généralisés, propre à la période de décadence du capitalisme depuis la première guerre mondiale en 1914. L'état de destruction de l'Europe et du Japon en 1945 n'avait rien à envier à la Tchétchénie de l'an 2000. Mais ce qui est nouveau, c'est que partout où la guerre et les destructions passent, il n'y a pas, et il n'y aura pas de reconstruction contrairement à ce qui s'était passé après la 2e Guerre mondiale. Ni Pristina au Kosovo, ni Kaboul en Afghanistan, ni Brazzaville au Congo, ni Grozny après 1996 n'ont été et ne seront reconstruits. Les économies ravagées par la guerre ne se relèveront pas. Il n'y aura pas, et il ne peut y avoir de plan Marshall[4] [4]. Telle est la situation de la Bosnie, de la Serbie, du Kosovo, de l'Afghanistan, de l'Irak, de la plupart des pays africains, du Timor maintenant, qui ont tous vécu les destructions de la guerre "moderne", des guerres des années 90.
La permanence, l'accumulation, la multiplication, la conjugaison de toutes ces caractéristiques des guerres impérialistes propres à la période de décadence du capitalisme tout au long de ce siècle, sont une expression de la faillite historique de ce dernier. Elles sont une expression de sa décomposition.
Hypocrisie et duplicité avons-nous dit pour dénoncer les campagnes médiatiques actuelles sur la guerre en Tchétchénie. Ces campagnes font semblant de dénoncer l'intervention russe. En réalité, ils sont tous complices, gouvernements, hommes politiques, journalistes, "philosophes" et autres intellectuels, pour justifier la barbarie capitaliste et la terreur d'Etat. Ne pas critiquer, ne pas s'élever contre les crimes de masse en Tchétchénie rendrait tout l'appareil démocratique des Etats occidentaux, et particulièrement les médias, ouvertement complices non seulement de la terreur de l'Etat russe, mais aussi du soutien des grandes puissances occidentales aux massacres.
"Que vous viviez en Afrique, en Europe centrale ou n'importe où ailleurs, si quelqu'un veut commettre des crimes de masse contre une population civile innocente, il doit savoir que, dans la mesure de nos possibilités, nous l'en empêcherons" avait clamé B.Clinton à la fin de la guerre du Kosovo. Ne pas faire semblant de dénoncer aujourd'hui ce qui avait servi de prétexte à l'intervention militaire d'hier réduirait à néant les campagnes sur le droit d'ingérence humanitaire. Et réduirait d'autant les capacités d'intervention guerrières futures. Faire semblant de dénoncer, par contre, permet de continuer la campagne idéologique et même d'en remettre une couche.
Mais n'y-a-t-il qu'un aspect de propagande dans ces campagnes médiatiques anti-russes ? Ne révèlent-elles pas des oppositions entre les puissances occidentales et la Russie ? N'y a-t-il pas des conflits d'intérêts économiques, politiques, stratégiques, c'est-à-dire impérialistes, en particulier dans le Caucase ? Les Etats-Unis ne militent-ils pas et ne patronnent-ils pas des projets d'oléoducs évitant le territoire de la Russie en passant soit par la Géorgie, soit par la Turquie ? N'y a-t-il pas volonté de la part des différentes puissances de contrôler le pétrole du Caucase ? Voire de s'approprier les gains financiers de son exploitation ?
Il est vrai qu'il existe des intérêts antagonistes entre les grandes puissances aussi dans le Caucase. Et, c'est avec la décomposition de l'URSS et de la Russie, l'autre facteur des conflits sanglants qui touchent tout le Caucase, et à vrai dire l'ensemble des anciennes républiques "soviétiques" d'Asie. C'est la raison de la présence active des différentes puissances locales, au premier plan la Turquie et l'Iran, et mondiales, européennes et américaine – l'Allemagne et les Etats-Unis se disputant l'influence sur la Turquie. Mais qu'entend-on par intérêts impérialistes ? Est-ce simplement la convoitise de la "rente pétrolière" et des bénéfices qu'on peut en tirer ?
Quelle est la réalité du pétrole du Caucase ? "La production de pétrole dans cette région ne constitue plus un facteur majeur (...). Cette industrie, conjuguée avec le maintien d'une activité de raffinage, représente sans doute une réelle source de financement pour les clans qui en ont la maîtrise au plan local, mais certainement pas un enjeu à l'échelle fédérale [c'est à dire à l'échelle de la Russie]" (Le Monde Diplomatique, novembre 1999).
Quel "intérêt vital" directement économique pour les Etats-Unis de s'assurer d'une aussi petite production alors qu'ils maîtrisent sans aucune difficulté la plus grosse partie de la production mondiale de pétrole, la leur bien sûr, celle du Moyen-Orient et d'Amérique latine, les productions mexicaine et vénézuélienne ? En soi, aucun bénéfice financier direct n'est à espérer pour les Etats-Unis. Alors pourquoi cette active présence américaine ? Est-ce pour les axes d'acheminement du pétrole ?
"Si le Caucase reste un objet d'affrontements géopolitiques important, c'est d'un autre point de vue : celui des axes de transit pour les hydrocarbures de la mer Caspienne, même si le volume réel semble devoir être révisé à la baisse. Et, à cet égard, la véritable partie de bras de fer qui se joue entre les deux versants de la chaîne [de montagnes qui sépare les républiques caucasiennes du Nord appartenant à la Fédération de Russie des ex-républiques caucasiennes soviétiques au Sud] s'est nettement avivée depuis un an. La Russie a toujours défendu l'idée que la majeure partie du pétrole devait passer par son territoire, comme à l'époque soviétique, en utilisant l'oléoduc Bakou-Novorissisk (...). Mais, le 17 avril 1999, un oléoduc a été officiellement ouvert, qui relie Bakou à Soupsa, un port géorgien sur les bords de la mer Noire, et s'intègre pratiquement dans le système de sécurité de l'Alliance atlantique(...). Or les présidents azerbaïdjanais et turc ont confirmé, à la mi-octobre, la construction d'un oléoduc reliant Bakou au port turc méditerranéen de Ceyhan : tout le pétrole du sud de la Caspienne éviterait ainsi la Russie" (idem).
S'agit-il alors de s'approprier les bénéfices économiques de tout le pétrole de la mer caspienne et de son acheminement ? Certes, les gains financiers d'un tel contrôle sont loin d'être négligeables pour les ex-républiques de l'URSS de la région, voire pour la Russie ou la Turquie elles-mêmes. Qu'en est-il pour les Etats-Unis ?
"Mais que le tracé [du projet d'oléduc traversant la Turquie] adopté la semaine dernière –qui est stratégiquement avantageux pour les Etats-Unis mais coûteux pour les compagnies pétrolières– puisse être rapidement profitable est encore un gros point d'interrogation. Tout comme, aussi, la nature et l'étendue des retombées politiques avec la Russie, le perdant dans l'affaire" (International Herald Tribune, 22/11/99, souligné par nous).
Le véritable intérêt, le véritable objectif, des Etats-Unis n'est pas économique mais stratégique, et c'est bien l'Etat américain qui commande et dirige, malgré l'avis des compagnies pétrolières dans ce cas, les grandes orientations stratégiques et économiques du capitalisme nord-américain[5] [5]. Dans la période de décadence du capitalisme, les intérêts et les conflits impérialistes sont déterminés par des enjeux géopolitiques et les intérêts directement économiques qui n'en continuent pas moins d'exister, sont mis au service des grandes orientations stratégiques : "Pour l'administration Clinton, le premier souci est stratégique : garantir que tout oléoduc contourne la Russie et l'Iran et donc priver ces nations du contrôle de nouvelles réserves d'énergie pour l'Ouest" (idem).
Et là, le véritable objectif des Etats-Unis n'est pas tant de s'assurer de la "rente pétrolière", mais de priver la Russie et l'Iran du contrôle des voies d'acheminement de l'or noir afin de s'en assurer le contrôle vis-à-vis... de ses grands rivaux européens, tout particulièrement l'Allemagne. Tout comme dans le sport professionnel d'aujourd'hui, tel le football, où les clubs les plus riches achètent des grands joueurs dont ils n'ont pas vraiment besoin et qu'ils ne font pas jouer, afin d'en priver les équipes rivales. Les véritables enjeux stratégiques dans cette zone opposent de manière encore bien souvent sourde et cachée, mais réelle et profonde, les grandes puissances occidentales entre elles. Une Russie instable prête à se vendre à n'importe qui, un Iran anti-américain et pro-européen, voire pro-allemand, et qui contrôleraient les voies d'acheminement du pétrole de la région, constitueraient un danger d'affaiblissement, stratégique, pour les Etats-Unis. La cour assidue dont fait l'objet la Turquie, puissance à l'influence impérialiste particulièrement étendue dans toute cette région turcophone, par les Etats-Unis et l'Europe, les uns lui promettant un oléoduc, les autres l'entrée dans l'Union européenne, situe bien les enjeux et les véritables lignes de fracture entre les grandes puissances impérialistes. Pour la bourgeoisie américaine, s'assurer du pétrole de cette zone lui permettrait de pouvoir en priver les européens si nécessaire, et constituerait donc un moyen de pression supplémentaire et un plus significatif dans le rapport de forces impérialistes. La mainmise sur le pétrole de la région ne lui donnera pas d'avantage financier – ça risque même de lui coûter – mais par contre un avantage stratégique particulièrement important.
Hypocrites et complices, les campagnes médiatiques de la presse occidentale autour de la guerre en Tchétchénie, ne s'intègrent pas directement dans ces conflits géostratégiques. D'ailleurs, la presse européenne est beaucoup plus virulente que la presse nord-américaine dans la dénonciation de l'intervention russe alors que c'est plutôt l'avancée américaine qui pourrait être visée. C'est que la guerre en Tchétchénie, bien que liée à ces antagonismes impérialistes, surtout du point de vue russe, n'en fait pas directement partie. Ou plus exactement, elle n'est pas l'objet des convoitises occidentales, comme le Caucase du sud (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) dont les puissances impérialistes se disputent le contrôle. "Nous acceptons le fait que Moscou protège son territoire" a affirmé Javier Solana, le Coordinateur de la politique étrangère de l'Union européenne (International Herald Tribune, 20/12/99), en ajoutant pour la galerie "mais pas de cette manière", ce qui est particulièrement délicat de la part de l'ex-secrétaire général de l'OTAN, celui-là même qui a donné l'ordre de raser la Serbie et de la faire "revenir 50 ans en arrière" en mars dernier. "Leur objectif [aux Russes], leur objectif légitime, est de vaincre les rebelles tchétchènes et d'en finir avec le terrorisme en Russie, d'en finir avec l'invasion des provinces voisines comme le Daghestan" (Bill Clinton, International Herald Tribune, 10/12/99). A quoi s'ajoutent les déclarations des principaux dirigeants américains et européens, tel l'ex-pacifiste écologiste allemand, aujourd'hui ministre des affaires étrangères dans le gouvernement de gauche de Schröder : "Personne ne met en question le droit de la Russie de combattre le terrorisme (...) mais les actions préventives russes sont souvent en contradiction avec la loi internationale" (J.Fischer, International Herald Tribune, 18/12/99) ce qui ne manque pas de sel pour un des plus fervents partisans de l'intervention militaire occidentale en Serbie..., elle-même encore plus illégale du point de vue du droit international et des organismes tels l'ONU dont s'est dotée la bourgeoisie pour essayer de régler ses différents internationaux.
Pourquoi une telle unanimité ? Pourquoi un tel soutien à la Russie lui donnant carte blanche pour raser la Tchétchénie ? N'est-ce pas contradictoire avec la dynamique même des enjeux impérialistes présents dans le Caucase ?
"Ce n'est pas seulement l'URSS qui est en train de se désintégrer, mais sa plus grande république, la Russie, qui est maintenant menacée d'explosion sans avoir les moyens, sinon par de véritables bains de sang à l'issue incertaine, de faire respecter l'ordre" (Revue Internationale n° 68, décembre 1991). Depuis 1991, cette tendance à la décomposition de l'ex-URSS et de la Russie s'est largement vérifiée et réalisée. Cette tendance au pourrissement sur pied qui frappe l'ensemble du monde capitaliste au plan des Etats – surtout les plus fragiles en particulier dans les pays de la périphérie -, aux plans politique, social, économique, écologique, s'est particulièrement manifestée en Russie.
La situation catastrophique et chaotique de la Russie est une source d'inquiétude pour les grandes puissances occidentales[6] [6]. Les conditions de l'intervention militaire russe en Tchétchénie n'ont rien fait pour rassurer, bien au contraire. "Les généraux ont menacé de démissionner massivement et même d'une guerre civile si les politiciens s'immiscent dans leur campagne, une nouvelle note inquiétante dans la désintégration du pouvoir civil russe alors qu'existait une forte tradition chez les militaires à rester en dehors de la politique. La crainte que la Russie inspire maintenant, une décennie après la chute du Mur de Berlin, est celle des troubles et de l'irrationalité de ses faiblesses (...) Cela peut être le grand tournant de l'évolution post-communiste de la Russie qui verrait l'échec de la lutte pour la démocratie, et déclencherait le chaos et éventuellement un pouvoir militaire. C'est pourquoi les gouvernements hésitent tant à réagir." (Flora Lewis, "La Russie risque l'auto-destruction dans cette guerre irrationnelle", International Herald Tribune, 13/12/99).
Cette inquiétude et cette hésitation sont partagées par les principales grandes puissances occidentales malgré leurs antagonismes impérialistes. Et même si les américains sont plutôt derrière la clique Eltsine alors que les européens soutiendraient plutôt à l'heure actuelle la clique Primakov, ils se retrouvent d'accord pour ne pas jeter trop d'huile sur le feu et limiter ainsi autant que possible l'aggravation du chaos dans le pays. De ce point de vue, le succès électoral du clan Eltsine aux élections législatives de décembre était plutôt inquiétant pour la stabilité politique du pays, avec la reconduction d'une équipe particulièrement déconsidérée et particulièrement incapable – sinon pour se remplir les poches - et qui n'a dû son succès qu'aux victoires militaires sanglantes en Tchétchénie. La démission d'Eltsine que nous venons d'apprendre et son remplacement par le premier ministre Poutine vise clairement à précipiter les élections présidentielles et à garantir à la famille corrompue d'Eltsine de jouir sans menace judiciaire ou autres, de ses multiples détournements d'argent. La reprise en main par un premier ministre, aujourd'hui président, qui se présente "à poigne" et par l'armée, des rênes du pouvoir, peut sembler marquer un coup d'arrêt à la déliquescence de l'Etat russe, au moins pour le moment et si les premiers succès militaires en Tchétchénie se confirment, ce qui est loin d'être évident malgré l'énorme supériorité des moyens russes.
Mais l'aggravation inéluctable de la situation économique de la Russie et l'expression des tendances centrifuges de la Fédération russe qui poussent à son éclatement, sont lourdes de menaces pour le pays lui-même et pour le monde capitaliste. Bien qu'attaqués par la rouille, les missiles et les sous-marins nucléaires de l'ex-URSS restent d'autant plus dangereux dans un pays en pleine anarchie et instabilité politique. Et les menaces d'Eltsine affirmant que Clinton, en critiquant – pour la galerie – les excès de l'intervention militaire russe, "avait oublié pendant une minute que la Russie a un arsenal complet d'armes nucléaires" (International Herald Tribune, 10/12/99), ne peuvent être simplement mises sur le compte d'une clownerie d'un vieillard alcoolique[7] [7]. Le simple fait que ce bouffon corrompu, imbibé de vodka, pinçant les fesses de ses secrétaires devant les télévisions du monde entier, ait pu rester dix ans au pouvoir en Russie, en dit long sur l'état de décomposition de l'appareil politique de la bourgeoisie russe. Les grandes puissances impérialistes se retrouvent dans une situation contradictoire : d'un côté, la logique implacable de la concurrence impérialiste les pousse à saisir toutes les opportunités pour prendre le pas sur leurs rivales et, ainsi, accentuer encore plus le chaos et la décomposition de la société, et tout spécialement de pays comme la Russie ; de l'autre, elles sont relativement conscientes de cette dynamique de chaos et de décomposition, en mesurent les dangers, et essaient par moment d'y mettre un frein, un coup d'arrêt. Mais, soyons clairs, il serait illusoire de croire que le monde capitaliste puisse inverser cette tendance à sa propre décomposition, tout comme il serait illusoire de croire que la logique infernale de la compétition impérialiste puisse s'interrompre et ne pas relancer encore plus le chaos, les guerres et les massacres. La volonté commune de ne pas enfoncer plus la Russie n'est que temporaire et la logique implacable des intérêts impérialistes relancera de nouveau la tendance au chaos et à la décomposition dans le Caucase, comme dans les autres régions du monde.
Face à cette menace d'une Russie complètement incontrôlable, il existe entre les Etats occidentaux un accord tacite pour ne pas lui disputer le Caucase du nord qui fait partie de la Fédération de Russie ; mais avec l'avertissement tout aussi tacite à son endroit de ne pas la laisser reprendre pied dans le Caucase du sud que se disputent les grandes puissances. Et cet accord a trouvé son expression dans le soutien concret, dans "l'autorisation" selon la presse russe, que les grandes puissances occidentales ont donné à la Russie pour intervenir et assurer son "droit légitime" à noyer dans le sang la Tchétchénie. "Dans le cadre du traité sur les armes conventionnelles, le sommet (de l'OSCE) d'Istambul [8] [8] vient de nous autoriser à disposer, dans le secteur militaire du Caucase-Nord, de beaucoup plus d'hommes et de matériel qu'en 1995 (600 chars au lieu de 350, 2200 véhicules blindés contre 290, 1000 pièces d'artillerie a lieu de 640). C'est bien sûr en Tchétchénie que la Russie va concentrer cette puissance militaire" (Obchtchaïa Gazeta, hebdomadaire russe repris en français par Courrier International, 16/12/99, souligné par nous).
Accordons à la presse russe le mérite de parler clairement et franchement ; et de reproduire fidèlement les intentions des puissances occidentales : "Nous vous laissons le Caucase-Nord, nous nous octroyons le droit de nous disputer le Caucase-Sud". Le calvaire des populations caucasiennes n'est pas fini. Cette région du monde, à son tour, ne connaîtra plus la paix et ne se relèvera jamais des destructions qui l'ont touchée et continuent à la toucher.
Hypocrites et complices, les campagnes médiatiques occidentales ne visent pas à atténuer, et encore moins à lutter contre la barbarie guerrière du capitalisme. Elles s'adressent en priorité aux populations occidentales, et au premier chef à la classe ouvrière de ces pays, pour masquer la réalité du lien entre les guerres impérialistes et la faillite économique du capitalisme, pour masquer la dynamique infernale et catastrophique dans laquelle est entraînée l'humanité. Elles dénoncent la guerre en Tchétchénie au nom du "droit d'ingérence humanitaire" pour mieux justifier la guerre au Kosovo. Elles critiquent l'inaction des gouvernements occidentaux pour mieux glorifier la démocratie bourgeoise[9] [9] alors que tous les principaux acteurs des guerres récentes, Kosovo, Timor, et maintenant Tchétchénie, sont des Etats démocratiques avec des gouvernements démocratiquement élus. "La démocratie n'est pas une garantie contre des choses dégoûtantes" (International Herald Tribune, 22/12/99) disent-elles pour en faire un but, une lutte, à laquelle tout le monde devrait s'identifier : ["Nous avons besoin de retrouver un but dans les affaires mondiales qui soit moralement, intellectuellement et politiquement irrésistible. La vision démocratique conserve une vitalité énorme. Notre devoir est d'aider à définir le 21° siècle comme le Siècle démocratique (...). La démocratie est de façon évidente maintenant une valeur universelle" (Max M Kampelman, ancien diplomate américain, International Herald Tribune, 18/12/99).
Mensongères, les campagnes médiatiques actuelles visent à faire croire que c'est le manque de démocratie qui provoque les guerres et les misères. Croire que "le défi fondamental auquel nous sommes confrontés, est la reconnaissance que la lutte politique se pose toujours entre le mode de vie démocratique et la négation de la liberté humaine et politique" (idem), s'inscrire – ne serait-ce qu'un minimum – dans une logique de défense de la démocratie bourgeoise, "pour plus de démocratie", comme on nous l'a martelé lors de la grande mise en scène médiatique à l'occasion des manifestations anti-OMC à Seattle, s'identifier à son Etat national, se ranger derrière sa bourgeoisie nationale, tout cela est une impasse et un piège. Loin de stopper, voire de freiner, cette descente aux enfers, toute adhésion massive des populations, et au premier rang de la classe ouvrière internationale, aux "idéaux" de la démocratie bourgeoise, ne ferait qu'accélérer encore plus le cours du monde vers la barbarie capitaliste. N'est-ce pas là justement l'expérience malheureuse qu'a vécu le monde depuis la fin du bloc impérialiste de l'Est et l'accession de ces pays à la démocratie bourgeoise de type occidental ? N'est-ce pas là ce que cherchent justement à masquer les campagnes médiatiques à répétition sur les bienfaits de la démocratie ? Le chaos en Russie et la guerre en Tchétchénie sont aussi le produit de la démocratie capitaliste.
Sauver l'humanité de la barbarie capitaliste passe par une autre voie. Cette voie, les médias de la bourgeoisie internationale ne l'évoquent jamais, n'en mentionnent jamais les expressions. Pourtant, elles existent et il est clair qu'elles rencontreraient un écho significatif si elles n'étaient étouffées, noyées, perdues, à peine audibles, sous le déluge des campagnes idéologiques permanentes et à répétition. La voie du refus des sacrifices et des guerres existe et s'exprime. Fidèle au principe internationaliste du mouvement ouvrier, l'ensemble des groupes de la Gauche communiste était intervenu pour dénoncer la guerre impérialiste en Yougoslavie (cf. Revue Internationale n°98 et 99). Cette voie s'est exprimée aussi en Russie même. Au milieu d'une hostilité généralisée, d'une répression sévère, au prix de risques personnels particulièrement importants, au milieu de l'hystérie nationaliste, nous saluons les militants qui ont su s'élever contre l'intervention impérialiste russe en Tchétchénie, qui ont su défendre la seule voie réaliste qui puisse freiner d'abord, puis s'opposer à la barbarie guerrière.
A BAS LA GUERRE !
Ne nous prenez pas pour des imbéciles !
Les Eltsine, les Maskhadov, les Poutine, les Bassaev...
Ce sont tous la même clique !
Ce sont eux qui ont organisé la terreur à Moscou, à Vogodonsk, au Daghestan, en Tchétchénie. C'est leur affaire, c'est leur guerre. Ils en ont besoin pour renforcer leur pouvoir. Ils en ont besoin pour défendre leur pétrole. Pourquoi nos enfants devraient-ils mourir pour leurs intérêts ? Que les oligarques se tuent entre eux !
Ne croyez pas aux discours imbéciles et nationalistes : il ne faut pas accuser le peuple tout entier de commettre des crimes qui ont été commis par on ne sait qui, mais auxquels ne sont intéressés que les gouvernants et les maîtres de toutes les nations.
N'allez pas à cette guerre et ne laissez pas y aller vos fils ! Résistez à cette guerre autant que vous le pouvez ! Faites grève contre la guerre et ses instigateurs.
Des internationalistes de Moscou[10] [10].
S'opposer à la bourgeoisie et rejeter tout nationalisme, s'opposer à l'Etat qu'il soit démocratique ou non, refuser la guerre du capital et appeler la classe ouvrière à à lutter, à défendre ses conditions de vie, et à se dresser contre le capitalisme, est la voie. Cette voie, c'est celle que doit entreprendre la classe ouvrière de tous les pays. Cette voie, c'est celle de la lutte de la classe ouvrière, celle de la lutte contre l'exploitation capitaliste, contre sa misère et ses sacrifices. Cette voie, c'est celle de la destruction du capitalisme, de ce système qui sème la mort et la misère chaque jour un peu plus, partout dans le monde. Cette voie, c'est celle de la révolution communiste.
Les guerres se multiplient. La crise économique provoque des ravages. Les catastrophes succèdent aux catastrophes du fait de la production capitaliste effrénée qui détruit tout. La planète devient chaque jour plus invivable, plus irrespirable, plus infernale. A tous ces maux tragiques que porte en lui le capitalisme, et qu'il ne peut qu'accroître et aggraver inéluctablement, seule la classe ouvrière internationale peut donner une réponse. Seul le prolétariat mondial peut offrir une perspective et une issue à l'humanité.
[1] [11] Les articles de la presse anglo-saxonne sont traduits par nos soins.
[2] [12] A l'époque, nous avions dénoncé les pompiers pyromanes qui avaient provoqué délibérément la répression serbe et l'exode des kosovars (cf. Revue internationale n°98, la presse territoriale du C.C.I., et notre tract international dénonçant la guerre). Les grandes puissances occidentales avaient pu alors justifier l'intervention militaire aux yeux de leur propre "opinion" en utilisant sans vergogne les centaines de milliers de réfugiés provoqués par les bombardements de l'OTAN. La provocation, l'intransigeance et la manipulation des grandes puissances, particulièrement des Etats-Unis, pour pousser à tout prix à la guerre contre la Yougoslavie, en sacrifiant délibérément les populations civiles kosovars et serbes, ont été confirmées depuis, et à plusieurs reprises, dans les journaux plus spécialisés ou dans des articles discrets, c'est à dire non destinés au "grand public". Encore dernièrement, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) notait dans un rapport remis le 6 décembre que "contrairement à ce qu'affirmaient, lors de la guerre du Kosovo, nombre de pays (...) les exécutions sommaires et arbitraires [par les forces serbes] sont devenues un phénomène généralisé avec le début de la campagne aérienne de l'OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie dans la nuit du 24 au 25 mars (...). Jusqu'à cette date, l'attention des forces militaires et paramilitaires yougoslaves et serbes était généralement portée vers des zones du Kosovo où transitaient les forces de l'Armée de libération du Kosovo (UCK) et là où l'UCK avait des bases" (repris par Le Monde, 7/12/99).
[3] [13] Dans une correpondance que nous avons reçue de Russie, un lecteur nous a informés de l'existence d'un véritable trafic d'otages dans lequel la complicité d'officiers russes avec les chefs de bandes tchétchènes est avérée. Cette affirmation semble confirmée par la presse elle-même, en particulier la vente et la livraison par des officiers russes à des gangs tchétchènes de leur propres... soldats ! Qui sont ensuite l'objet d'un chantage auprès de leur famille et rendu contre une rançon que se partagent les uns et les autres !
[4] [14] A partir de 1948, le plan Marshall est mis en place afin de reconstruire l'Europe de l'Ouest sous l'égide des Etats-Unis. Loin d'être désintéressée, cette "aide" américaine avait surtout comme objectif d'assurer la domination des Etats-Unis sur l'Europe occidentale contre les visées impérialistes de l'URSS, 1947 marquant le début de la guerre froide entre les deux blocs impérialistes de l'époque.
[5] [15] La décision de l'Etat américain imposant la construction de l'oléoduc passant par la Turquie n'est qu'un des exemples du rôle mystificateur des campagnes contre le libéralisme et l'impuissance des Etats en face des grandes multinationales financières et économiques. En fait, toute la politique de libéralisation développée à partir des années 80 a... renforcé et rendu plus efficace, plus "souple", et surtout plus totalitaire encore l'emprise de l'Etat sur tous les aspects de la vie sociale. Loin de s'affaiblir avec le "libéralisme" des Reagan et Thatcher, le capitalisme d'Etat n'a jamais été autant développé qu'aujourd'hui. Les campagnes internationales anti-OMC – comme les manifestations lors de la conférence de Seattle - appelant à une vraie "démocratie citoyenne" n'ont qu'un but : présenter au niveau international, une alternative démocratique et de gauche, une fausse alternative, afin d'éviter la mise en cause du capitalisme comme tel.
[6] [16] La situation économique, sociale, politique de la Russie est une véritable catastrophe. La Russie aura les plus grandes difficultés pour honorer les prochaines échéances de sa dette internationale... alors que des milliards sont engloutis dans la guerre. La situation de la population, déjà dans la misère sous le capitalisme d'Etat stalinien, n'a fait que se détériorer depuis l'avènement de la démocratie tout au long de la décennie passée. Les analyses récentes sont encore plus mauvaises et dramatiques. D'après un article du Washington Post republié dans l'International Herald Tribune du 10/12/99,
"Si la démographie est la destinée, la destinée de la Russie pour les 50 prochaines années est consternante. (...) Quelques 70% des femmes enceintes en Russie ont de sérieuses pathologies, non seulement d'anémie (reflétant des manques de fer certainement dus à la malnutrition) mais aussi d'augmentation des diabètes, d'endométrioses et de maladies sexuellement transmissibles (autre que le SIDA). La stérilité augmente de plus de 3% par an et plus de 15 à 20% des couples sont aujourd'hui stériles. La nouvelle incidence de la syphilis a été multipliée par 77 depuis 1990 pour les deux sexes, et par 50 pour les filles de 10 à 14 ans (...). Les cas de tuberculose devraient atteindre un million en 2002. Et la résistance des cas de tuberculose – déjà au nombre de 30 000 aux multiples médicaments et les 2 millions de malades du SIDA prévus devraient submerger le système de santé (...). Les chiffres de cancer et de morts par attaque cardiaque pour les jeunes de 15-19 ans sont le double des chiffres américains (et) les suicides sont aussi le double des Etats-Unis (...). Ce sont des questions cruelles à affronter pour un pays qui a une longue tradition d'expansion. Il est maintenant face à un futur qui semble mener que dans l'autre direction" (Murray Feshbach, "Les statistiques de la santé sont sinistres pour la Russie").
Et nous avons déjà mentionné le degré de corruption et de décomposition de l'armée : quand les officiers ne livrent pas leurs soldats comme esclaves – ils monnaient leurs armes aux plus offrants, bien souvent là-aussi les tchétchènes. L'armée n'est là qu'un exemple de la réalité de la corruption et de la déliquescence de toute la société russe.
[7] [17] Elles ne sont pas sans rappeler les menaces et la course aux armements nucléaires entre l'Inde et le Pakistan.
[8] [18] Ce sommet de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) s'est tenu à Istambul à partir du 17 novembre 1999.
[9] [19] Cf. les Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne que nous republions dans ce numéro.
[10] [20] Cette prise de position internationaliste a été collée aux arrêts de bus ou dans le métro, et non pas diffusée sous forme de tract en raison de la répression et de l'hystérie nationaliste qui prévalait à ce moment-là en Russie. La cause immédiate de ce climat chauvin et raciste ? Les attentats meurtriers attribués aux islamistes tchétchènes en Russie et qui sont très certainement l'œuvre, provocatrice, des services secrets russes.
Alors qu’il y a encore un an, après avoir vu se succéder toute une série d’effondrements financiers qui touchaient plusieurs continents, les économistes et certains médias déclaraient avoir les plus grandes craintes sur l'évolution de l'économie mondiale, les mêmes organes de la bourgeoisie déclarent aujourd'hui que la croissance économique est déjà forte, qu'elle va encore augmenter, que le chômage diminue, que certains pays ont déjà un taux de chômage qui correspond au plein emploi et les gouvernements de certains autres pays nous disent qu'ils prennent le même chemin. En fait, ces déclarations cherchent à induire l'idée que le capitalisme est en train de résorber sa crise ; et à l'appui d'un tel diagnostic, les économistes débattent de l'apparition d'une “Nouvelle économie” aux Etats-Unis qui serait la cause de la phase de “croissance longue” que vit ce pays, phase qui ne pourrait que se poursuivre et se généraliser aux autres pays à condition que les ouvriers veuillent bien accepter de travailler plus pour des salaires en baisse.
Depuis 30 ans que le capitalisme se trouve à nouveau aux prises avec une nouvelle crise, c'est loin d'être la première fois que l'on nous fait le coup “du bout du tunnel” et de “la fin de la crise”, et comme les autres fois, cet optimisme affiché n'a aucun fondement. Le but premier de la bourgeoisie, dans l'action qu'elle mène, tant pour éviter que ne s'ouvre une récession ouverte que dans toute cette propagande, est de montrer à la classe ouvrière que le capitalisme est le seul système viable et qu'il est utopique et très dangereux de vouloir et même de réfléchir à sa destruction.
Tout d'abord, il est complètement faux d'affirmer que le capitalisme connaîtrait aujourd'hui une phase où la croissance serait supérieure à ce qu'elle est depuis 30 ans, car quelle que soit la partie du monde, les problèmes sont considérables.
C'est particulièrement vrai pour la majorité des grands pays européens. L'évolution des productions industrielles[1] [22] de l'Allemagne et de l'Italie a été négative depuis un an et celles du Royaume-Uni (1 %) et de l'Union Européenne dans son ensemble (+0,8 %) ne valent pas beaucoup mieux.
En Extrême-Orient, contrairement à ce que l'on nous dit, le tableau est loin d'être celui d'une “sortie de crise”. Au Japon, qui vit dans la récession depuis le début des années 1990, le taux de croissance du PIB est très faible et les licenciements massifs “se multiplient : 21 000 chez Nissan et chez NTT, le géant des télécoms ; 10 000 chez Mitsubishi Motors ; 15 000 chez NEC, 17 000 chez Sony... Il n'y a plus de "sanctuaires" : tous les secteurs sont touchés” (Le Monde, 9 décembre 1999) ; les licenciements dans les petites et moyennes entreprises sont difficilement chiffrables mais “le plan de restructuration de Nissan-Renault menacerait 70 000 à 80 000 emplois dans les PME”(idem). Si les autres pays du sud-est asiatique connaissent une croissance plus importante, cela vient d'abord de leur remise en marche après le blocage qu'ils ont connu au cours du deuxième semestre 1997. Mais comme le montrent les graves difficultés du groupe coréen Daewo ‑ et bien d'autres grands groupes industriels du sud-est asiatique sont dans la même situation ‑, cette “reprise” est plus que fragile car ils recommencent à s'endetter massivement et vont vers une nouvelle crise financière. Et pour faire face à ces difficultés, la bourgeoisie occidentale recommande de procéder à de “douloureuses restructurations”, c'est-à-dire de licencier encore.
En Amérique du Sud, le PIB a diminué cette dernière année et certains pays, et pas des moindres (l'Argentine par exemple), ont connu un véritable effondrement de leur production industrielle (-11 %) ; d'autres se préparent à se déclarer en cessation de paiements (Equateur).
Quant à l'économie américaine, son taux de croissance est artificiellement entretenu par un endettement en croissance vertigineuse tant des “ménages” que des entreprises. Et il est clair que ce ne sont pas les nouvelles technologies qui lui permettront de résoudre ce problème. L'endettement permet de soutenir la demande et constitue la cause d'un déficit de la balance des paiements qui atteint des records historiques puisqu'il a été de 240 milliards de dollars en 1998 et qu'il sera de 300 milliards en 1999. Dans le même sens, la couverture des importations par les exportations n'est que de 66 % seulement. Ajoutons que de tels déficits doivent déboucher tôt ou tard sur des tensions monétaires comme on l'a vu en septembre 1999 lorsque le dollar s'est fortement affaibli par rapport yen.
La réalité des mesures économiques prises par les Etats-Unis nous indique les raisons pour lesquelles la faillite financière de l'ensemble de l'Asie du sud-est, de la Russie et d'une bonne partie de l'Amérique latine, et la chute des importations de ces pays n'a pas eu comme conséquence un affaiblissement de la demande mondiale et une pénurie de crédit qui auraient du entraîner, pour le moins, une terrible récession de l'ensemble de la production mondiale.
Tant les déficits extérieurs historiques des Etats-Unis que le fait que les “ménages” américains aient une consommation plus importante que leur revenu réel montrent la vigueur avec laquelle l'Administration américaine a décidé d'empêcher que la crise financière de 1997-1998 ait, de manière immédiate, des conséquences importantes. Il faut ajouter, et c'est aussi le résultat de la politique monétaire, qu'une partie des revenus “des ménages” américains provient de profits boursiers qui ne correspondent à aucune richesse réelle.
En fait, une telle action de la part de l'Etat dont l'économie est la plus forte du monde et dont la monnaie continue à fonctionner comme monnaie mondiale, montre la gravité du problème. Entre la crise financière de la Thaïlande en juillet 1997 et celle de la Russie en août 1998, c'est le FMI qui a fourni les principaux fonds nécessaires pour éviter la banqueroute des grandes banques mondiales qui avaient prêté massivement à ces pays. Mais à partir de l'été 1998, le président du FMI M. Camdessus déclare que les caisses sont vides et la Réserve fédérale elle-même a du prendre le relais pour approvisionner les banques en monnaie et permettre d'éviter la cessation du remboursement de la dette publique du Brésil ainsi que celle de certains autres pays d'Amérique latine. En même temps, cette action a continué à provoquer un endettement croissant de la société américaine qui ramène au rang de bluff la fin claironnée du déficit budgétaire des Etats-Unis. Et ce bluff n'a pour sens que de nous montrer que la politique américaine n'est plus inflationniste ‑ preuve supplémentaire de la fin de la crise.
Mais les Etats-Unis n'ont pas été les seuls à pratiquer cette politique : tous les grands pays industriels y participent. L'endettement total des pays de l'Union européenne ‑ dont les gouvernements sont, en principe, toujours soumis aux critères de Maastricht ‑ augmente en ce moment de 10 % l'an. Quant au Japon, dont les banques ne sont pas encore assez solides pour empêcher le pays de continuer à s'enfoncer dans la récession, ses finances publiques sont une image fidèle du tonneau des Danaïdes : le déficit public représentera 9,2 % du PIB en 1999 et cela aboutit à ce que l'Etat japonais émette cette année “90 % des émissions nettes obligataires d'Etat (c'est-à-dire des Bons du trésor) des dix-huit principales économies mondiales” (Bulletin “Conjoncture Paribas”, juillet 1999). Cela signifie que le gouvernement japonais mobilise les comptes d'épargne postaux sur lesquels les japonais avaient déposé leur épargne depuis des décennies pour tenter de sortir de la récession.
Toutes ces actions sont les moyens que s'est donné l'Etat au 20e siècle et qui caractérisent le capitalisme d'Etat. Les mesures de capitalisme d'Etat visent à éviter un blocage et un effondrement de l'économie analogues à ceux que le capitalisme a connu lors de la crise de 1929, car de tels phénomènes seraient non seulement préjudiciables aux intérêts de la bourgeoisie, mais surtout ils seraient significatifs de la faillite du capitalisme aux yeux de la classe ouvrière dans une période où celle-ci n'est pas battue et où le cours historique (2) est vers des affrontements de classe généralisés.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, que la bourgeoisie a les moyens de résoudre la crise du capitalisme. Au contraire, car les politiques de relance accumulent les tensions économiques, monétaires et financières :
Cela signifie qu'aujourd'hui comme hier de telles tensions ne peuvent déboucher que sur des récessions ouvertes, c'est-à-dire sur un approfondissement encore plus fort de la crise.
En 1987, la progression de l'endettement en vue de soutenir la demande mondiale et la bulle financière qui en est le résultat, avaient abouti au krach du 21 octobre au cours duquel la bourgeoisie avait perdu le contrôle de la situation boursière pendant quelques heures, l'indice Dow Jones diminuant de 22 % et 2000 milliards de dollars étant détruits. Les Etats, par le biais d'institutions financières, avaient racheté les valeurs boursières et approvisionné en monnaie banques et entreprises pour que ce krach ne débouche pas sur un blocage de l'économie. Mais la bourgeoisie n'avait pas pu éviter à partir de 1989 de freiner cette politique, ce qui avait débouché sur la récession de 1989-1993 ; récession particulièrement profonde que la bourgeoisie a alors justifié par la guerre du Golfe, escamotant ainsi que c'était uniquement une manifestation de la faillite du capitalisme.
Avec la crise des pays asiatiques, il est apparu clairement que la bourgeoisie n'avait pu empêcher que l'endettement massif de toute une série de pays n'aboutisse à leur banqueroute ; et face à ce qui représentait une perte de contrôle de l'évolution financière et monétaire, les grands Etats ont à nouveau empêché, par un nouvel endettement encore plus large, que cela n'aboutisse à un blocage de l'économie mondiale. Et comme précédemment, les moyens employés aggravent les tensions économiques et ne pourront être maintenus très longtemps ; en eux-mêmes, ces moyens contiennent donc un nouvel approfondissement de la crise, mais lorsqu'il interviendra, on peut être absolument certain que la bourgeoisie nous donnera une explication dans laquelle le capitalisme n'aura... “aucune responsabilité”.
Si la bourgeoisie retarde provisoirement un approfondissement brutal de la crise comme ceux que l'on a connus en 1974, 1981 ou 1991, elle n'en empêche pas un approfondissement lent et permanent. Face à la tendance permanente à la surproduction et à la baisse des profits, la bourgeoisie attaque systématiquement les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière et en rejette une part toujours croissante dans la paupérisation absolue. Le reproche que les médias occidentaux font aux pays du sud-est asiatique de ne pas suffisamment restructurer, c'est-à-dire diminuer les coûts du travail, et ce alors que le chômage a explosé dans ces pays depuis 1997 (par exemple, il a triplé en Corée du sud), est particulièrement significatif : il signifie que si les pays occidentaux connaissent une meilleure santé économique, c'est qu'eux-mêmes travaillent en permanence à abaisser les coûts de production, c'est-à-dire à aggraver l'exploitation de la classe ouvrière.
Cette affirmation est fausse car la force des grands pays développés est l'héritière de l'industrialisation qu'ils ont réalisée au 19e siècle, pendant la période ascendante du capitalisme. Dans la décadence du capitalisme, le fait que de nouveaux pays s'industrialisent ne peut être que l'exception, et encore ce développement est-il toujours instable ‑ la Corée du sud en est une bonne illustration. Mais cette affirmation montre combien la préoccupation de l'attaque contre les conditions de vie de la classe ouvrière est permanente chez la bourgeoisie, depuis le début de la crise, en vue de rétablir le niveau des profits.
Ainsi, on nous annonce que le Japon est en train de sortir de la récession, mais le chômage dans ce pays est passé de 3,4 % de la population active en 1997 à 4,9 %, et il est admis que ce pays connaîtra un taux de chômage d'au moins 5 % pendant longtemps.
Dans les pays développés occidentaux, l'expérience de la classe ouvrière et ses potentialités intactes ont poussé la bourgeoisie à pratiquer le mensonge sophistiqué, en particulier par rapport à la question centrale du chômage, en employant quantité de moyens pour cacher son niveau réel ou même comme aujourd'hui pour démontrer qu'il diminue. Mais à coté des chiffres du chômage, il en est d'autres, bien moins diffusés par les médias, qui montrent la progression de la misère de masse dans ces pays :
Les chiffres donnés pour la France, et c'est la même chose pour les autres pays, montrent que l'approfondissement actuel de la crise ne se manifeste pas seulement par l'accroissement de la population active exclue du processus de production mais aussi par le fait que les salaires d'une partie croissante des ouvriers qui ont trouvé du travail ne leur permet plus de se procurer le strict nécessaire pour répondre à leurs besoins. La flexibilité du travail et la baisse des salaires imposées par le biais de la réduction du temps de travail, le développement du travail à temps partiel et de l'intérim (qui a augmenté de 8 % en France en un an) sont autant de moyens par lesquels la bourgeoisie diminue les revenus ouvriers.
Et cette situation est celle des pays développés, alors que l'Europe de l'ouest et l'Amérique du nord apparaissent comme des îlots dans un monde où de plus en plus de pays s'enfoncent dans le chaos. La bourgeoisie affirme elle-même que dans une partie des pays du sud-est asiatique les investissements étrangers ont disparu et que ces pays ont “replongé dans le sous-développement” (Bilan du monde 1998, publié par le journal Le Monde). Dans la plus grande partie des pays de la périphérie, la part de la population qui vit dans une misère effroyable est considérable. Ainsi, en Russie, et on peut le généraliser à l'ensemble de l'ex-URSS, plus de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté ; le niveau de vie en Afrique a baissé depuis 1980, alors que l'on sait que, déjà à cette époque, la famine régnait périodiquement dans certains pays.
Voilà la réalité de la faillite du capitalisme et l'Etat, que ce soit avec la droite ou, comme aujourd'hui, la gauche au pouvoir dans la plupart des pays, ne peut pas résoudre le problème de la surproduction inhérente au capitalisme en décadence ; et toutes les affirmations sur “le rythme actuel de la croissance” ne sont que de la propagande appuyée sur des mesures de capitalisme d'Etat qui visent à empêcher la classe ouvrière de se souvenir que les taux de croissance n'ont, en moyenne, pas cessé de baisser depuis 30 ans, ce que seul le marxisme est en mesure d'expliquer. Les cris de victoire que la bourgeoisie pousse régulièrement dès que, comme aujourd'hui, elle stabilise la situation pendant quelques mois, ne sont que de la poudre aux yeux.
[1] [23] Malgré tous les truquages que réalise la bourgeoisie, la production industrielle est une quantité plus fiable que le PIB qui est artificiellement gonflé par le paiement de revenus à des personnes qui n'ont rien à voir avec la production comme les militaires et la bureaucratie et par des secteurs improductifs comme les finances, les assurances, etc.
2. Voir les articles sur le cours historique dans la Revue Internationale n° 18 et 53.
Le fait que le 100e numéro de la Revue internationale coïncide exactement avec le début de l'an 2000 n'est pas entièrement fortuit. Le CCI s'est formellement constitué début 1975 et le premier numéro de la Revue a été publié peu après, pour manifester l'unité internationale du CCI. Dès le début, cette publication a été conçue comme un trimestriel théorique devant paraître dans les trois principales langues du CCI (anglais, français et espagnol), en même temps que des suppléments moins fréquents sont parus dans beaucoup d'autres langues (italien, allemand, néerlandais et suédois). Quatre fois par an pendant vingt-cinq ans font cent numéros ! Ceci est en soi un fait qui a une signification politique. Dans l'article publié pour le 20e anniversaire du CCI (Revue internationale n° 80), nous notions que très peu d'organisations prolétariennes internationales ont duré aussi longtemps. Et cette “longévité” doit être considérée comme un succès particulier dans une période au cours de laquelle tant de groupes qui avaient émergé de la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960, ont disparu depuis. Nous n'avons jamais caché notre accord avec l'idée de Lénine selon laquelle l'engagement à publier une presse régulière est une condition sine qua non pour une organisation révolutionnaire sérieuse ; et selon laquelle la presse est en fait un “organisateur” clé pour tout groupe animé par l'esprit de parti à l'opposé de l'esprit de cercle. La Revue n'est pas la seule publication régulière du CCI ; celui-ci publie 12 journaux ou revues territoriaux dans 7 langues différentes, ainsi que des livres, brochures et divers suppléments, et les journaux territoriaux eux-mêmes sont également parus avec régularité. Mais la Revue internationale est notre publication centrale ; l'organe par lequel le CCI parle le plus directement d'une seule voix et qui fournit les orientations fondamentales pour toutes les publications plus locales.
En dernière analyse, cependant, le plus important à propos de la Revue n'est pas tant sa régularité, ni son caractère internationalement centralisé, mais sa capacité à agir comme un instrument de clarification théorique. “La Revue sera nécessairement et avant tout l'expression de l'effort théorique de notre courant, car seul cet effort théorique dans une cohérence des positions politiques et de l'orientation générale peut servir de base et assurer la condition première pour le regroupement et l'intervention réelle des révolutionnaires.” (Présentation au 1er numéro de la Revue internationale, avril 1975). Le marxisme, en tant que point de vue théorique de la classe révolutionnaire, constitue le point le plus avancé de la pensée humaine dans le domaine de la réalité sociale. Mais comme Marx l'a dit dans les Thèses sur Feuerbach, la vérité d'une méthode de pensée ne peut être vérifiée que dans la pratique ; le marxisme a démontré sa supériorité sur toutes les autres théories sociales par sa capacité à fournir une compréhension globale du mouvement de l'histoire de l'humanité et à prévoir les grandes lignes de son évolution future. Mais il ne suffit pas de se réclamer du marxisme pour assimiler réellement, faire vivre et appliquer correctement cette méthode. Si nous estimons y être parvenus au cours des trois dernières décennies d'accélération de l'histoire, ce n'est pas à notre sens parce qu'une telle capacité nous reviendrait de droit divin mais bien parce que nous avons le sentiment de nous être inspirés tout au long de cette période des meilleures traditions de la Gauche communiste internationale. C'est au moins un des objectifs que nous nous sommes donnés de façon permanente. Et à l'appui de cette affirmation, nous ne pouvons pas apporter de meilleur témoignage que le travail contenu dans les quelques 600 articles des 100 numéros de la Revue internationale.
Le marxisme est une tradition historique vivante. Ceci signifie que :
d'un côté, ilest profondément conscient de la nécessité d'une approche historique de tous les problèmes qu'il rencontre, de la nécessité de les considérer non comme des faits entièrement “nouveaux” mais comme le produit d'un long processus historique. Avant tout, il reconnaît la continuité fondamentale de la pensée révolutionnaire, la nécessité de s'appuyer sur les fondements solides établis par les minorités révolutionnaires antérieures. Par exemple, dans les années 1920 et 1930, la Fraction de la gauche italienne qui a publié la revue Bilan dans les années 1930, était confrontée à l'absolue nécessité de comprendre la nature du régime contre-révolutionnaire qui avait surgi en Russie. Mais elle rejetait toute conclusion précipitée, et critiquait notamment ceux qui, tout en ayant développé plus rapidement que la Gauche italienne une caractérisation correcte du pouvoir stalinien (c'est-à-dire que c'était une forme de capitalisme d'Etat), l'ont fait au prix du rejet de toute l'expérience du bolchevisme et de l'insurrection d'Octobre en tant que phénomènes “bourgeois” dès le départ. Pour Bilan, il n'était absolument pas question de remettre en cause sa propre continuité avec l'énergie révolutionnaire que le parti bolchevik, le pouvoir des soviets, et l'Internationale communiste avaient concrétisée.
Cette capacité à maintenir ou à restaurer les liens avec le mouvement révolutionnaire du passé a constitué une donnée particulièrement importante pour le milieu prolétarien qui a émergé de la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960, milieu qui était largement constitué de groupes nouveaux ayant perdu tout lien organisationnel et même politique avec la génération précédente de révolutionnaires. Beaucoup de ces groupes furent la proie de l'illusion qu'ils venaient de nulle part, restant profondément ignorant des contributions de cette génération passée que la contre-révolution avait presque effacée. Dans le cas de ceux qui étaient influencés par les idées conseillistes et modernistes, le “vieux mouvement ouvrier” était en effet quelque chose qu'il fallait laisser derrière à tout prix ; en fait, c'était l'apologie théorique d'une rupture qui avait été en réalité imposée par l'ennemi de classe. Manquant de tout ancrage dans le passé, la grande majorité de ces groupes s'est bientôt trouvée sans aucun futur non plus, et a disparu. Il n'est donc pas surprenant que le milieu révolutionnaire d'aujourd'hui soit presque entièrement constitué de groupes qui descendent, d'une façon ou d'une autre, du courant de gauche qui comprenait le plus clairement la question de la continuité historique : la Fraction italienne. Nous pourrions ajouter que cet ancrage historique est aujourd'hui encore plus important qu'auparavant, confrontés comme nous le sommes à la culture de la décomposition capitaliste, une culture qui plus que jamais cherche à effacer la mémoire historique de la classe ouvrière et qui, n'ayant elle-même aucun sens du futur, ne peut que tenter d'emprisonner la conscience dans une immédiateté étroite dans laquelle la nouveauté est la seule vertu.
D'un autre côté, le marxisme n'est pas seulement la perpétuation d'une tradition, il est en prise avec le futur, avec le but final du communisme, et doit donc toujours renouveler ses capacités à percevoir le sens du mouvement réel, du présent en perpétuel changement . Dans les années 1950, la branche bordiguiste de la Gauche italienne voulut se protéger de la contre-révolution en inventant la notion d' “invariance”, s'opposant à toute tentative d'enrichir le programme communiste. Mais cette démarche était loin de l'esprit de Bilan qui, tout en n'ayant jamais rompu le lien avec le passé révolutionnaire, comprenait la nécessité d'examiner les nouvelles situations, “sans" tabou non plus qu'aucun ostracisme”, sans crainte de poser de nouveaux fondements théoriques. Notamment la Fraction n'avait pas eu peur de remettre en question des thèses, y compris celle du deuxième congrès de l'Internationale communiste, ce que le bordiguisme de la période ultérieure a été incapable de faire. Dans les années 1930, Bilan avait été confronté à la situation nouvelle créée par la défaite de la révolution mondiale ; de façon similaire, le CCI a été contraint d'analyser les conditions également nouvelles créées par la fin de la contre-révolution à la fin des années 1960, et plus récemment, celles de la période inaugurée par l'effondrement du bloc de l'Est. Confrontés à de tels changements, les marxistes ne peuvent se limiter à la répétition de formules éprouvées et de dignes de foi , mais ils doivent soumettre leurs hypothèses à une vérification pratique constante. Cela signifie que le marxisme, comme toute autre branche dans le domaine du projet scientifique, s'enrichit en fait lui-même constamment.
En même temps, le marxisme n'est pas une forme de connaissance académique, où il s'agirait d'apprendre pour apprendre, il s'est forgé dans le combat sans relâche contre l'idéologie dominante. La théorie communiste est par définition une forme polémique et combative de savoir ; son but est de faire progresser la conscience de classe prolétarienne en dénonçant et bannissant l'influence des mystifications bourgeoises, que ces mystifications apparaissent sous leur forme la plus grossière au sein des grandes masses de la classe, ou d'une façon plus subtile dans les rangs de l'avant-garde prolétarienne elle-même. C'est donc une tâche centrale de toute organisation communiste sérieuse que de se consacrer constamment à la critique des confusions qui peuvent se développer dans d'autres groupes révolutionnaires et au sein de ses propres rangs. La clarté ne peut jamais faire de progrès en évitant le débat et la confrontation, même si c'est beaucoup trop souvent le cas dans le milieu politique prolétarien d'aujourd'hui. Ce dernier a perdu la maîtrise des traditions du passé – une tradition défendue par Lénine, qui n'esquivait jamais une polémique que ce soit avec la bourgeoisie, avec les groupements confus au sein du mouvement ouvrier ou avec ses propres camarades révolutionnaires Cette tradition a été également défendue par Bilan qui, dans sa recherche pour élaborer le programme communiste à la suite des défaites passées, s'était engagé dans le débat avec tous les différents courants au sein du mouvement prolétarien international de l'époque (les groupes venant de l'Opposition de gauche internationale, des Gauches hollandaise et allemande, etc.).
Dans cet article, nous ne pouvons pas prétendre évoquer tous les textes qui sont parus dans la Revue internationale, même si nous envisageons de publier une liste complète de son contenu sur notre site Internet. Ce que nous essaierons de montrer, c'est comment la Revue internationale a été l'axe principal de nos efforts pour mettre en oeuvre ces trois aspects clés de la lutte théorique du marxisme.
Etant donné les campagnes incessantes de diffamation contre la mémoire de la révolution russe, et les efforts des historiens bourgeois pour cacher la dimension internationale de la vague révolutionnaire lancée par l'insurrection d'Octobre, une large place dans notre Revue a nécessairement été dédiée à la reconstruction de la véritable histoire de ces évènements, à l'affirmation et la défense de l'expérience prolétarienne contre les mensonges avérés de la bourgeoisie et contre ses mensonges par omission, et à en tirer les leçons authentiques contre les déformations de l'aile gauche du capital et les conclusions erronées tirées au sein du mouvement révolutionnaire aujourd'hui.
Pour citer le principal exemple : la Revue internationale n° 3 contenait un article élaborant le cadre de compréhension de la dégénérescence de la révolution russe, en réponse aux confusions au sein du milieu prolétarien de l'époque (dans ce cas, le Revolutionary Workers Group des Etats-Unis) ; elle contenait aussi une longue étude des leçons du soulèvement de Kronstadt, ce moment-clé du déclin révolutionnaire. Les n° 12 et 13 de la Revue internationale contenaient des articles réaffirmant le caractère prolétarien du parti bolchevik et de l'insurrection d'Octobre contre les idées semi-mencheviks du conseillisme ; à l'origine, ces articles provenaient d'un débat au sein du groupe qui a directement préfiguré le CCI, le groupe Internacionalismo au Venezuela dans les années 1960 ; ils ont été republiés dans la brochure 1917, début de la révolution mondiale. Après l'effondrement des régimes staliniens, nous avons publié dans la Revue internationale n° 71, 72 et 75 une série d'articles en réponse aux flots de propagande déversés sur la mort du communisme, axés en particulier sur la réfutation de la fable qu'Octobre 1917 n'aurait été qu'un coup d'Etat des bolcheviks, et démontrant en détail comment c'est avant tout l'isolement du bastion russe avant tout avait été la cause de sa mort. Nous avons repris plus tard ces thèmes en 1997 avec une autre série qui examinait de plus près les moments les plus importants entre février et octobre 1917 (voir les n° 89, 90 et 91). Dès le départ, la position du CCI a été une défense militante de la révolution russe, mais il est certain qu'avec la maturité, le CCI a progressivement rejeté les influences conseillistes qui étaient fortement présentes à sa naissance, et s'est débarrassé de toute tonalité d'excuse sur la question du parti ou des grandes figures historiques comme Lénine et Trotsky.
La Revue internationale contient aussi un examen des leçons de la révolution allemande dans un de ses premiers numéros (n° 2) et plus tard deux articles sur le 70e anniversaire de cet évènement crucial qui a été si soigneusement caché par l'historiographie bourgeoise (n° 55 et 56). Mais nous sommes revenus sur la révolution allemande beaucoup plus en profondeur (dans notre série publiée dans les n° 81, 82, 83, 85, 88, 89, 90, 93, 95, 97, 98 et 99). Là encore nous pouvons clairement voir un mûrissement dans l'approche de ce sujet par le CCI, plus critique envers les lacunes politiques et organisationnelles du mouvement communiste allemand et basée sur une compréhension plus profonde de la question de la construction du parti révolutionnaire. Beaucoup d'articles ont aussi traité de la vague révolutionnaire de 1917-23 de façon plus générale, notamment les articles sur Zimmerwald dans la Revue n° 44, sur la formation de l'Internationale communiste dans le n° 57, sur l'étendue et la signification de la vague révolutionnaire dans le n° 80, sur la fin de la guerre provoquée par le prolétariat dans le n° 96.
D'autres évènements clés de l'histoire du mouvement ouvrier ont aussi fait l'objet d'articles particuliers : la révolution en Italie (n° 2) ; l'Espagne 1936, particulièrement le rôle de l'anarchisme et des “collectivités” (n° 15, 22, 47, etc.) ; les luttes en Italie en 1943 (n° 75) et plus généralement, des articles dénonçant les crimes des “démocraties” pendant la seconde guerre mondiale (n° 66, 79, 83) ; une série sur la lutte de classe dans le bloc de l'Est traite des mouvements de classe en 1953, 1956 et 1970 (n° 27, 28, 29) ; une série sur la Chine qui dénonce le mythe du maoïsme (81, 84, 94, 96) ; des réflexions sur la signification des évènements de 1968 en France (14, 53, 74, 93), etc.
Etroitement lié à ces études, il y a eu l'effort constant de retrouver l'histoire de la Gauche communiste au sein de ces évènements majeurs, manifestation de notre compréhension que, sans cette histoire, nous ne pourrions exister. Cet effort a pris la forme à la fois de la republication de textes rares qui ont souvent été traduits pour la première fois et aussi du développement de notre propre recherche sur les positions et l'évolution des courants de gauche. Nous pouvons mentionner les études suivantes, bien que, une fois encore, la liste ne soit pas complète : sur la Gauche communiste russe, dont l'histoire est évidemment directement liée au problème de la dégénérescence de la révolution russe (n° 8 et 9) ; sur la Gauche allemande (série sur la révolution allemande, déjà mentionnée, republication de textes du KAPD ‑ thèses sur le parti dans le n° 41 et son programme dans le n° 94) ; sur la Gauche hollandaise, avec une longue série (n° 45-50, 52) qui a été la base du livre qui est paru en français et italien, et qui va paraître bientôt en anglais ; sur la Fraction de la Gauche italienne, en particulier avec la republication des textes sur la guerre civile espagnole (n° 4, 6 et 7), le fascisme (n° 71) et le Front populaire (n° 47) ; de la Gauche communiste de France dans les années 1940 avec la republication de ses articles et manifestes contre la seconde guerre mondiale (n° 79 et 88), de ses nombreuses polémiques avec le Partito Comunista Internazionalista (n° 33, 34, 36), de ses textes sur le capitalisme d'Etat et l'organisation du capitalisme dans sa phase de décadence (n° 21, 61), et de sa critique du livre de Pannekoek Lénine philosophe (n° 27, 28, 30) ; sur la Gauche mexicaine (textes des années 1930 sur l'Espagne, la Chine, les nationalisations, dans les n° 19 et 20) ; sur la “gauche grecque” autour de Stinas (n° 72)…
Egalement inséparable de ce travail de reconstruction historique, il faut relever toute l'énergie consacrée à des textes qui cherchent à élaborer notre analyse sur les positions de classe fondamentales qui découlent à la fois de l'expérience directe du combat de classe et de l'interprétation théorique de cette expérience par les organisations communistes. Dans ce contexte, nous pouvons citer des thèmes tels que :
C'est peut-être ici qu'il faut faire référence à la série d'articles sur le communisme publiés régulièrement depuis 1992 et qui est loin d'être terminée. A l'origine ce projet avait été conçu comme une suite de quatre ou cinq articles pour clarifier la véritable signification du communisme en réponse à l'équation mensongère de la bourgeoisie stalinisme = communisme. Mais en cherchant à appliquer la méthode historique aussi rigoureusement que possible, la série s'est transformée en un réexamen plus profond de l'évolution biographique du programme communiste, de son enrichissement progressif au travers des expériences clé de la classe dans son ensemble et des contributions et débats des minorités révolutionnaires. Bien que la majorité des articles de la série concerne nécessairement des questions fondamentalement politiques, puisque le premier pas vers la création du communisme est l'établissement de la dictature du prolétariat, la perspective que le communisme va entraîner l'humanité au delà du monde de la politique et permettre à sa véritable nature sociale de s'épanouir, constitue aussi une prémisse de cette série. Cette dernière pose ainsi le problème de l'anthropologie marxiste. L'imbrication des dimensions “politique” et “anthropologique” de la série a été en fait un de ses leitmotiv. La première partie de la série a commencé (n° 68) avec les précurseurs du marxisme et avec la vision grandiose des buts ultimes du communisme par le jeune Marx ; elle s'est terminée à l'aube de la grève de masse de 1905 qui a constitué le signal du fait que le capitalisme entrait dans une nouvelle époque où la révolution communiste passait du stade de perspective globale pour le mouvement ouvrier à celui d'être immédiatement à l'ordre du jour de l'histoire (n° 88). La seconde partie est, en résumé, grandement axée sur les débats et les documents programmatiques émanant de la grande vague révolutionnaire de 1917-23 ; elle doit encore traiter les années de la contre-révolution, la renaissance du débat sur le communisme dans la période après 1968 et clarifier le cadre pour une discussion sur les conditions de la révolution de demain. Mais à la fin, elle devra revenir sur la question de l'avenir de l'espèce humaine dans le régime de la liberté futur.
Un autre aspect très important de l'effort de la Revue internationale pour donner une profondeur historique plus grande aux positions de classe défendues par les révolutionnaires a été son engagement constant dans la clarification des questions d'organisation. Cela a certainement été la question la plus difficile pour toute la génération de révolutionnaires qui a surgi à la fin des années 1960, surtout à cause du traumatisme de la contre-révolution stalinienne et de l'influence puissante des attitudes individualistes, anarchistes et conseillistes de cette génération. Plus loin, nous mentionnerons quelques unes des nombreuses polémiques que le CCI a menées avec d'autres groupes du milieu prolétarien sur cette question ; mais il faut signaler que quelques-uns des textes les plus importants de la Revue sur les questions d'organisation sont le produit direct de débats au sein du CCI lui-même, du combat souvent très douloureux que le CCI a eu à mener dans ses propres rangs pour se réapproprier pleinement la conception marxiste de l'organisation révolutionnaire. Depuis le début des années 1980, le CCI a connu trois crises internes majeures, chacune d'elles s'étant terminée par des scissions ou des départs mais dont le CCI est aussi sorti renforcé politiquement et organisationnellement. A l'appui de cette conclusion, nous pouvons signaler la qualité des articles qui ont été le produit de ces combats, et qui ont intégré la meilleure maîtrise par le CCI de la question organisationnelle. Ainsi, en réponse à la scission de la tendance Chénier au début des années 1980, nous avons publié deux textes majeurs – un sur le rôle de l'organisation révolutionnaire au sein de la classe (n° 29), l'autre sur son mode de fonctionnement interne (n° 33). Ce dernier, en particulier, a été et reste un texte clé, puisque la tendance Chénier avait menacé de jeter par dessus bord toutes les conceptions fondamentales contenues dans nos statuts, nos “règles” internes de fonctionnement. Le texte du n° 33 est une reprise et une élaboration de ces conceptions (il faut aussi signaler ici un texte beaucoup plus ancien sur les statuts, dans le n° 5). Au milieu des années 1980, le CCI a fait un pas en avant en combattant les restes d'influence anti-organisationnelle et conseilliste, au cours d'un débat avec la tendance qui quitta l'organisation pour former la “Fraction externe du CCI”, maintenant Perspective Internationaliste, élément typique du milieu parasitaire. Les principaux textes publiés dans la Revue internationale à propos de ce débat illustrent des questions clés : l'affirmation du danger des idées conseillistes dans le camp révolutionnaire aujourd'hui (n° 40-43) ; la question de l'opportunisme et du centrisme dans le mouvement ouvrier (n° 43 et 44). A travers ce débat, et en approfondissant ses implications pour notre intervention dans la lutte de classe, le CCI a définitivement adopté la notion d'organisation révolutionnaire comme une organisation de combat, de direction politique militante au sein de la classe. Le troisième débat, au milieu des années 1990, est revenu sur la question du fonctionnement à un plus haut niveau, et a reflété la détermination du CCI à s'affronter à tous les vestiges de l'esprit de cercle qui avaient présidé à sa naissance, pour affirmer la méthode de fonctionnement ouverte et centralisée, basée sur les statuts, contre les pratiques anarchistes fondées sur les réseaux affinitaires et les intrigues claniques. Là encore beaucoup de textes importants ont exprimé nos efforts pour rétablir et approfondir la position marxiste sur le fonctionnement interne : en particulier, la série de textes traitant de la lutte entre le marxisme et le bakouninisme dans la 1re Internationale (n° 84, 85, 87, 88) et les deux articles “Sommes-nous devenus léninistes” dans les n° 96 et 97.
La seconde tâche clé soulignée au début de cet article, l'évaluation constante d'une situation mondiale en continuel changement, a aussi été un élément central de la Revue internationale.
Presque sans exception, chaque numéro commence par un éditorial sur les principaux évènements de la situation internationale. Ces articles représentent l'orientation d'ensemble du CCI sur ces évènements, guidant et centralisant les positions adoptées dans nos publications territoriales. Si on revient sur ces éditoriaux, il est possible d'avoir une vue d'ensemble succincte de la réponse du CCI aux évènements les plus cruciaux des années 1970, 1980 et 1990 ; les deuxième et troisième vagues de lutte de classe internationale ; l'offensive de l'impérialisme des Etats-Unis dans les années 1980, les guerres au Moyen-Orient, dans le Golfe, en Afrique, dans les Balkans ; l'effondrement du bloc de l'est et le début de la période de décomposition capitaliste ; les difficultés de la lutte de classe confrontée à cette nouvelle période, etc. De même, une place régulière a été consacrée à la question “où en est la crise économique ?”, qui là aussi permet de revoir les tendances et les moments les plus importants de la longue descente du capitalisme dans l'abîme de ses propres contradictions. En plus de cette prise de position trimestrielle, nous avons aussi publié des textes qui font une analyse plus à long terme du développement de la crise depuis qu'elle a surgi à la fin des années 1960, plus particulièrement notre série récente sur “30 ans de crise économique ouverte” (n° 96-98). Des analyses à plus long terme de tous les aspects de la situation internationale sont aussi contenus dans les rapports et résolutions de nos congrès internationaux tous les deux ans, qui sont toujours publiés le plus possible dans la Revue internationale (voir les n° 8, 11, 18, 26, 33, 44, 51, 59, 67, 74, 82, 90, 92, 97, 98).
En fait il n'est pas possible de faire une séparation rigide entre les textes analysant la situation actuelle et les articles historiques-théoriques. L'effort d'analyse stimule inévitablement la réflexion et le débat qui, à son tour, donnent naissance à des textes d'orientation majeurs définissant la dynamique d'ensemble de la période et clarifiant certains concepts fondamentaux. Ces textes sont aussi souvent le produit de congrès internationaux ou de réunions des organes centraux du CCI.
Par exemple, le 3e congrès du CCI, en 1979, a adopté de tels textes d'orientation sur le cours historique et sur le passage des partis de gauche du capital dans l'opposition, ce qui a fourni le cadre de base pour comprendre le rapport de forces dans la période ouverte par la reprise de la lutte de classe en 1968, et la réponse première de la bourgeoisie à la lutte de classe dans les années 1970 et 1980 (n° 18). Une clarification ultérieure sur comment la classe dominante manipule le processus électoral pour répondre à ses propres nécessités a été fournie par l'article sur le “machiavélisme” de la bourgeoisie dans la Revue n° 31 et dans la correspondance internationale sur la même question dans le n° 39. De même, le retour récent de la bourgeoisie à une stratégie consistant à placer les partis de gauche au gouvernement a aussi été analysé dans un texte du 13e congrès du CCI et publié dans le n° 98.
Le 4e congrès, tenu en 1981, à la suite de la grève de masse en Pologne, a adopté un texte sur les conditions pour la généralisation de la lutte de classe, mettant en particulier en évidence que l'extension des grèves de masse vers les centres du capitalisme mondial aura lieu en réponse à la crise économique capitaliste et non à la guerre mondiale capitaliste ; une autre contribution a essayé de donner une vue historique d'ensemble au développement de la lutte de classe depuis 1968 (n° 26). Les débats sur la Pologne, et évidemment sur la deuxième vague internationale de luttes dont les évènements en Pologne étaient le point culminant, ont donné naissance à beaucoup d'autres textes importants sur les caractéristiques de la grève de masse (n° 27), sur la critique de la théorie du maillon faible (n° 31, 37), sur la signification des luttes des sidérurgistes en France en 1979 et l'intervention du CCI en leur sein (n° 17, 20), sur les groupes ouvriers (n° 21), les luttes des chômeurs (n° 14) etc. Un texte particulièrement important porte sur “La lutte du prolétariat dans le capitalisme décadent” (n° 23) qui vise à démontrer pourquoi les méthodes de lutte qui étaient appropriées dans la période ascendante (grèves syndicales par secteur, solidarité financière, etc.) devaient être dépassées, dans l'époque de décadence, par les méthodes de la grève de masse. L'effort permanent de suivre et de fournir une perspective au mouvement de classe international s'est poursuivi dans de nombreux articles pendant la troisième vague de luttes de classe entre 1983 et 1988.
En 1989, un autre tournant historique majeur est survenu dans la situation internationale : l'effondrement du bloc impérialiste de l'Est et l'ouverture définitive de la phase de décomposition du capitalisme où s'exacerbent toutes les caractéristiques d'un système décadent et marqué en particulier par la guerre croissante de tous contre tous au niveau impérialiste. Bien que le CCI n'ait pas prévu auparavant cet effondrement “pacifique” du bloc russe, il a très vite vu dans quel sens le vent soufflait et était déjà armé d'un cadre théorique pour expliquer pourquoi le stalinisme ne pouvait pas se réformer (voir les articles sur la crise économique dans le bloc russe, n° 22, 23, 43, et en particulier les thèses sur “La dimension internationale de la lutte de classe en Pologne” dans le n° 24). Ce cadre a constitué la base du texte d'orientation “Sur la crise économique et politique dans les pays de l'Est” dans la Revue n° 60, qui prévoyait la fin définitive du bloc bien avant qu'elle ne soit réalisée par la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'URSS. Les thèses intitulées “La décomposition, phase finale de la décadence du capitalisme” dans le n° 62 et l'article “Militarisme et décomposition” dans le n° 64 constituent également des guides importants pour comprendre les caractéristiques de la nouvelle période. Ce dernier texte a repris et poussé plus loin ce qui était contenu dans les articles “Guerre, militarisme et blocs impérialistes” qui avaient été publiés dans les n° 52 et 53, avant l'effondrement du bloc russe, et qui développaient la notion d'irrationalité de la guerre dans la décadence capitaliste. Au travers de ces contributions, il est devenu possible de faire progresser le cadre pour la compréhension de l'aiguisement des antagonismes impérialistes dans un monde sans la discipline des blocs. L'exacerbation très palpable des conflits inter-impérialistes, de la lutte chaotique du chacun pour soi pendant cette décennie, a pleinement confirmé le cadre développé dans ces textes.
A une réunion publique récente organisée par la Communist Workers Organisation à Londres, à propos de l'appel du CCI à une prise de position commune des groupes révolutionnaires face à la guerre dans les Balkans, un camarade de la CWO a posé la question : “où en est le CCI ?”. Il a laissé entendre que “le CCI a fait plus de tournants que l'Internationale communiste stalinienne” et que sa démarche “amicale” envers le milieu n'est que le dernier de ses nombreux tournants. Le groupe bordiguiste PCI qui publie Le Prolétaire a décrit l'appel du CCI en des termes similaires, le dénonçant comme une “manœuvre” (voir Révolution internationale n° 294).
De telles accusations font sérieusement douter que ces camarades aient suivi la presse du CCI au cours de ces 25 dernières années. Un bref survol des 100 numéros de la Revue internationale serait suffisant pour réfuter l'idée que l'appel à l'unité entre révolutionnaires est un “nouveau tournant” du CCI. Comme nous l'avons déjà dit, pour nous le véritable esprit de la Gauche communiste et , en particulier, de la Fraction italienne, c'est un esprit de débat politique sérieux et de confrontation entre toutes les différentes forces au sein du camp communiste, et, bien sûr, entre les communistes et ceux qui luttent pour rejoindre le terrain politique prolétarien. Dès ses débuts, et en opposition au sectarisme largement répandu qui prévalait dans le milieu comme résultat direct des pressions de la contre-révolution, le CCI a insisté sur :
Dans la défense de ces principes, il y a eu des moments où il a été plus nécessaire de confronter les différences, d'autres moments où l'unité d'action a été de première importance, mais cela n'a jamais remis en question aucun principe fondamental. Nous reconnaissons aussi que le poids du sectarisme affecte tout le milieu et nous ne nous proclamons pas complètement immunisés contre celui-ci, même si nous sommes mieux placés pour le combattre par le simple fait que nous reconnaissons son existence, au contraire de la plupart des autres groupes. En tout cas, nos propres arguments ont parfois été affaiblis par des exagérations sectaires : par exemple dans un article publié dans WR et RI portant le titre “La CWO gangrenée par le parasitisme politique”, qui pouvait suggérer que la CWO était vraiment passée dans le camp des parasites et donc hors du milieu prolétarien, même si l'article était en fait fondamentalement motivé par la nécessité de mettre en garde un groupe communiste contre les dangers du parasitisme. De façon analogue, le titre de l'article que nous avons publié sur la formation du BIPR en 1985, “La constitution du BIPR, un bluff opportuniste” (n° 40 et 41), pouvait impliquer que cette organisation avait entièrement succombé au virus de l'opportunisme, alors qu'en fait nous avons toujours considéré ses composantes comme partie intégrante du camp communiste, même si nous avons de façon constante fortement critiqué ce que nous considérons être franchement des erreurs opportunistes. Dès les premiers numéros de la Revue internationale, il est facile de voir ce qu'a été notre véritable attitude :
Ainsi la politique du CCI depuis 1996 d'appeler à une réponse commune à des évènements tels que les campagnes de la bourgeoisie contre la Gauche communiste, ou contre la guerre dans les Balkans, ne représente en rien un nouveau tournant ou une quelconque manœuvre sournoise mais est en pleine cohérence avec toute notre démarche envers le milieu prolétarien depuis et même avant que le CCI ait été formé.
Les polémiques nombreuses que nous avons publiées dans la Revue internationale font également partie de cette orientation. Nous ne pouvons pas toutes les lister, mais nous pouvons dire qu'à travers la Revue nous avons mené un débat constant sur pratiquement chaque aspect du programme révolutionnaire avec tous les courants du milieu prolétarien et pas mal avec certains à la lisière de ce milieu.
Les débats avec le BIPR (Battaglia comunista et la CWO) ont certainement été les plus nombreux, indication du sérieux avec lequel nous avons toujours traité ce courant. Quelques exemples :
- …
tout cela sans parler des nombreux articles traitant de la position du BIPR sur des évènements plus immédiats ou sur notre intervention dans ceux-ci (par exemple sur notre intervention dans la lutte de classe en France en 1979 ou en 1995, sur les grèves en Pologne ou l'effondrement du bloc de l'est, les causes de la guerre du Golfe, etc.).
Avec les bordiguistes, nous avons surtout débattu de la question du parti (n° 14, 23), mais aussi de la question nationale (n° 32), de la décadence (n° 77 et 78), du mysticisme (n° 94), etc.
Nous pourrions aussi citer les polémiques avec les derniers descendants du conseillisme, les groupes hollandais Spartakusbond et Daad en Gedachte dans le n° 2, le groupe danois Communisme de conseil dans le n° 25 et avec le courant animé par Munis (n° 25, 29, 52). En parallèle à ces débats dans le milieu politique prolétarien, nous avons écrit beaucoup de critiques des groupes du marais (l'Autonomia dans le n° 16, le modernisme dans le n° 34, le situationnisme dans le n° 80), et mené le combat contre le parasitisme politique qui constitue, selon nous, un sérieux danger pour le camp prolétarien, provoqué par des éléments qui se réclament en faire partie mais qui jouent un rôle complètement destructeur contre lui (voir par exemple les “Thèses sur le parasitisme” dans le n° 94, les articles sur la FECCI dans les n° 45, 60, 70, 92, etc., sur le CBG dans le n° 83, etc.).
Même lorsque nous avons polémiqué très âprement avec d'autres groupes prolétariens, nous avons toujours essayé d'argumenter de façon sérieuse, en nous basant non sur des spéculations ou des déformations mais sur les positions réelles des autres groupes. Aujourd'hui, étant donné l'énorme responsabilité qui pèse sur un camp révolutionnaire encore étroit, nous avons essayé de faire un plus grand effort encore pour argumenter de façon adéquate et fondamentalement fraternelle. Nos lecteurs peuvent parcourir nos articles polémiques dans la Revue internationale et se faire leur propre jugement sur le fait de savoir si nous y sommes parvenus. Malheureusement cependant, nous ne pouvons signaler que très peu de réponses sérieuses à la plupart de ces polémiques, ou à beaucoup des textes d'orientation que nous avons explicitement proposés comme contributions pour le débat au sein du milieu prolétarien. La plupart du temps nos articles sont soit ignorés soit dédaignés comme étant le dernier dada du CCI, avec aucune tentative réelle de s'attaquer aux arguments que nous avons mis en avant. Dans l'esprit de nos appels précédents au milieu politique prolétarien, nous ne pouvons qu'appeler les autres groupes à reconnaître et ainsi commencer à surmonter les obstacles sectaires qui empêchent un vrai débat entre révolutionnaires, une faiblesse qui ne peut, en dernier ressort, que bénéficier à la bourgeoisie.
Il nous semble que nous pouvons être fiers de la Revue internationale et nous sommes convaincus que c'est une publication qui passera l'épreuve du temps. Bien que les situations aient profondément changé depuis que la Revue a commencé, bien que les analyses du CCI aient mûri, nous ne pensons pas que les 100 numéros que nous avons publiés, ou les nombreux numéros que nous publierons dans le futur, deviendront obsolètes. Ce n'est pas par hasard, par exemple, si beaucoup de nos nouveaux contacts, une fois qu'il s'intéressent sérieusement à nos positions, commencent par se constituer une collection des anciens numéros de la Revue internationale. Mais nous sommes aussi trop conscients que notre presse, et la Revue internationale en particulier, ne touche qu'une toute petite minorité. Nous savons qu'il y a des raisons objectives historiques à la faiblesse numérique des forces communistes aujourd'hui, à leur isolement de l'ensemble de la classe, mais la conscience de ces raisons, si elle exige du réalisme de notre part, n'est pas une excuse pour la passivité. Les ventes de la presse révolutionnaire, et donc de la Revue internationale, peuvent certainement augmenter, même si ce n'est que de façon modeste, par un effort de volonté révolutionnaire de la part du CCI, et de ses lecteurs et ses sympathisants. C'est pourquoi nous voulons conclure cet article par un appel à nos lecteurs à participer activement à l'effort d'accroissement de la diffusion et de la vente de la Revue internationale, en commandant des anciens numéros et des collections complètes, en commandant des copies supplémentaires pour les diffuser, en nous aidant à trouver des librairies et agences de distribution où nous pouvons déposer la Revue internationale. L'accord théorique avec l'idée de l'importance de la presse révolutionnaire implique aussi un engagement pratique dans sa vente, puisque nous ne sommes pas comme certains de ces anarchistes qui dédaignent se salir les mains dans la vente et la comptabilité, mais des communistes qui cherchent à atteindre notre classe aussi largement que possible. Nous savons que cela ne peut être fait que de façon organisée et collective.
Au début de cet article, nous soulignions la capacité de notre organisation à poursuivre sans défaillance pendant un quart de siècle la publication d'une revue trimestrielle, alors que tant d'autres groupes ont publié de façon irrégulière, intermittente, quand ils n'ont pas carrément disparu. On pourrait évidemment relever qu'après 25 ans d'existence, le CCI n'a toujours pas augmenté la fréquence de sa publication théorique. C'est évidemment le signe d'une certaine faiblesse. Mais à notre sens cette faiblesse n'est pas celle de nos positions politiques ou de nos analyses théoriques. C'est une faiblesse qui appartient à l'ensemble de la Gauche communiste au sein de laquelle le CCI représente malgré tout, bien que ses forces soient réduites, l'organisation politique de loin la plus importante et étendue. C'est une faiblesse de l'ensemble de la classe ouvrière qui, malgré qu'elle ait été capable de sortir de la contre-révolution à la fin des années 1960, a rencontré sur son chemin des obstacles considérables, dont l'effondrement des régimes staliniens et le développement de la décomposition générale de la société bourgeoise ne sont pas les moindres. En particulier, une des caractéristiques de la décomposition, que nous avons mis en évidence dans nos articles, consiste dans le développement dans toute la société, et aussi au sein de la classe ouvrière, de toutes sortes de visions superficielles irrationnelles et mystiques, au détriment d'une approche profonde, cohérente et matérialiste, dont la théorie marxiste constitue justement la meilleure expression. Aujourd'hui, les livres d'ésotérisme ont incomparablement plus de succès que les livres marxistes. Même si nous avions les forces de publier plus fréquemment en trois langues la Revue internationale, sa diffusion actuelle ne justifierait pas que nous fassions un tel effort. C'est pour cela aussi que nous engageons nos lecteurs à nous soutenir dans cet effort de diffusion. En participant à cet effort, ils participent au combat contre tous les miasmes de l'idéologie bourgeoise et de la décomposition que le prolétariat devra surmonter afin de s'ouvrir le chemin de la révolution communiste.
(mars 1919)
Le 20e siècle est en train de s’achever sur un concert général ou plutôt un battage tonitruant célébrant l’avancée de la démocratie bourgeoise dans le monde et louant ses prétendus bienfaits. Et chacun de saluer ses victoires, tout au long de ce siècle, contre les dictatures qu’elles soient rouges ou brunes, de glorifier ses héros comme Gandhi, Walesa, Mandela et autre Martin Luther King, de prôner la généralisation de l’application de ses “grands principes généreux et humanistes”. A en croire toute cette propagande qui cherche à nous faire prendre les vessies pour des lanternes, la situation qui a prévalu notamment après la chute du mur de Berlin et les combats qui s’y sont déroulés pour défendre et développer la démocratie nous permettent d’espérer et d’entrevoir “des perspectives de paix et d’harmonie”, plus qu’encourageantes pour l’humanité.
N’a-t-on pas eu droit à de grandes croisades menées par les “grandes démocraties” pour imposer et défendre les “Droits de l’homme” dans les pays qui ne les respectaient pas, par la force si nécessaire, c’est-à-dire en multipliant les massacres les plus barbares ? N’a-t-on pas assisté, il y a peu, à la création d’une Cour pénale internationale chargée de juger et punir tous ceux qui seraient tenus pour responsables de “crimes contre l’humanité” ? Messieurs les dictateurs, vous pouvez trembler ! Et ne nous annonce-t-on pas, pour les années à venir, l’avènement de la “démocratie globale” et “mondiale” qui passerait par “un rôle croissant de la société civile” ? Les manifestations qui se sont déroulées récemment autour des négociations de l’OMC, avec à leur tête José Bové, ne sont-elles pas les prémices de cette “démocratie mondiale”, voire celles de la constitution d’une “Internationale des peuples” aujourd’hui en lutte contre la dictature des marchés, le libéralisme sauvage et autre mal-bouffe.
Il semble que, pour les générations actuelles de prolétaires, le seul combat qui vaille la peine soit celui qui doit aller dans le sens de l’instauration de régimes démocratiques dans tous les pays du monde, celui qui doit amener à l’égalité des droits pour toutes les races et tous les sexes, celui qui doit mettre en avant “une attitude citoyenne”. Les vendeurs d’idéologies de tous bords et notamment ceux de gauche sont, aujourd’hui plus que jamais, particulièrement mobilisés pour les convaincre de la validité de ce combat, pour les y pousser. A ceux qui ont des doutes ou hésitent à s’y engager, le message délivré est en substance : “Malgré toutes ses tares, la démocratie bourgeoise est le seul régime réformable, perfectible et de toute façon, il n’y en a pas d’autre à espérer.” Donc, face à la barbarie et à la misère croissante que nous impose le capitalisme, il n’y a pas d’autre possibilité que de nous comporter en “citoyen”, pas d’autre issue que d’accepter le système parce qu’on nous dit que nous n’avons pas de meilleur choix, que nous n’avons pas le choix.
Si nous republions ici les Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne présentées par Lénine, le 4 mars 1919, au 1er congrès de l’Internationale communiste, c’est d’abord pour répondre à ce battage idéologique mensonger qu’assène la bourgeoisie actuellement en visant particulièrement la classe ouvrière, la seule classe capable de remettre en cause et de renverser son système. Ces Thèses rappellent notamment que la démocratie dans le capitalisme n’est qu’une forme (la forme la plus efficace) de dictature qui réprime la classe ouvrière et défend la bourgeoisie et ses privilèges de classe exploiteuse. Elles rappellent que les libertés dont se gargarise la classe dominante ne sont qu’hypocrisie et duperie pour les exploités, et affirment même avec justesse et profondeur que “plus la démocratie est évoluée, “pure”, (...) plus le joug du capitalisme et la dictature de la bourgeoisie se manifestent dans toute leur “pureté”.” Les Thèses rappellent enfin que la guerre mondiale a été menée “au nom de la liberté et de l’égalité”. Le 20e siècle qui est le siècle le plus barbare et sanglant qu’ait connu l’humanité, a vu ce mensonge se répéter à de trop nombreuses reprises afin de justifier une seconde conflagration mondiale et une multitude de guerres et massacres locaux.
L’autre raison qui justifie aujourd’hui la publication de ces Thèses est le fait qu’il est nécessaire de démentir la propagande bourgeoise qui s’évertue à faire que le communisme véritable soit assimilé au stalinisme, c’est-à-dire à une des pires dictatures qu’ait eu à subir le prolétariat mondial, qui s’évertue à faire de Staline le parfait continuateur de Lénine alors qu’il en est l’antithèse. C’est en effet Lénine lui-même qui a écrit et présenté ces Thèses qui montrent que le communisme est la démocratie véritable, celle qui est mise en avant par la bourgeoisie n’étant qu’une duperie qui permet à celle-ci de donner une justification à la survivance de son système. C’est Lénine qui a défendu mieux que personne que “la dictature du prolétariat est la répression par la violence de la résistance des exploiteurs, c’est à dire de la minorité infime de la population, des propriétaires fonciers et des capitalistes”, qu’elle est “précisément l’extension sans précédent de la démocratie réelle en faveur des classes laborieuses opprimées par le capitalisme.” C’est lui qui, dans ces Thèses, affirme au nom des communistes du monde entier que cette dictature signifie et réalise, en faveur “de l’immense majorité de la population, la possibilité véritable de jouir des droits et des libertés démocratiques, telle qu’elle n’a jamais existé même approximativement dans les républiques bourgeoises les meilleures et les plus démocratiques.” La dictature stalinienne n’a rien à voir avec la dictature du prolétariat que met en avant Lénine, elle en a été le fossoyeur. L’idéologie stalinienne n’a rien de commun avec les principes prolétariens défendus par Lénine, elle en a été une monstrueuse trahison.
Comme nous l’écrivions déjà dans notre Revue internationale n° 60, au moment où commençait à s’effondrer le stalinisme : “Dans un premier temps, cette période nouvelle va être une période difficile pour le prolétariat, car en dehors du poids accru de la mystification démocratique, et ce y compris à l’Ouest, il va être confronté à la nécessité de comprendre les nouvelles conditions dans lesquelles son combat va se dérouler.” C’est pour que le prolétariat puisse faire face à ces difficultés et pour l’aider à résister à l’offensive idéologique menée par la classe dominante actuellement ‑ offensive qui a pour but d’empoisonner sa conscience ouvrière en cherchant à lui faire croire que la démocratie bourgeoise est le seul régime “viable et humain” ‑ que nous republions ces Thèses adoptées au 1er congrès de l’IC. C’est une arme politique majeure qu’il doit se réapproprier.
1. La croissance du mouvement révolutionnaire prolétarien dans tous les pays suscite les efforts convulsifs de la bourgeoisie et des agents qu’elle possède dans les organisations ouvrières pour découvrir les arguments philosophico-politiques capables de servir à la défense de la domination des exploiteurs. La condamnation de la dictature et la défense de la démocratie figurent au nombre de ces arguments. Le mensonge et l’hypocrisie d’un tel argument répété à satiété dans la presse capitaliste et à la conférence de l’Internationale jaune de Berne en février 1919 sont évidents pour tous ceux qui ne tentent pas de trahir les principes fondamentaux du socialisme.
2. D’abord, cet argument s’appuie sur les conceptions de “démocratie en général” et de “dictature en général”, sans préciser la question de la classe. Poser ainsi le problème, en dehors de la question de classe, en prétendant considérer l’ensemble de la nation, c’est proprement se moquer de la doctrine fondamentale du socialisme, à savoir la doctrine de la lutte de classes, acceptée en paroles, mais oubliée en fait par les socialistes passés dans le camp de la bourgeoisie. Car, dans aucun pays civilisé, dans aucun pays capitaliste, il n’existe de démocratie en général: Il n’y a que la démocratie bourgeoise. Il ne s’agit pas davantage de la dictature exercée par la classe opprimée, c’est-à-dire par le prolétariat, sur les oppresseurs et les exploiteurs, sur la classe bourgeoise, dans le but de triompher de la résistance des exploiteurs luttant pour leur domination.
3. L’histoire enseigne qu’aucune classe opprimée n’est jamais parvenue à la domination, et n’a pu y parvenir sans passer par une période de dictature pendant laquelle elle s’empare du pouvoir politique et abat par la force la résistance désespérée, exaspérée, qui ne s’arrête devant aucun crime, qu’ont toujours opposée les exploiteurs. La bourgeoisie dont aujourd’hui la domination est soutenue par les socialistes qui pérorent sur la dictature en général et qui se démènent en faveur de la démocratie en général, a conquis le pouvoir dans les pays civilisés au prix d’une série d’insurrections, de guerres civiles, de l’écrasement par la force -des rois, des nobles, des propriétaires d’esclaves,- et par la répression des tentatives de restauration.
Des milliers de fois, les socialistes de tous les pays ont expliqué au peuple le caractère de classe de ces révolutions bourgeoises, dans leurs livres, dans leurs brochures, dans les résolutions de leurs congrès, dans leurs discours de propagande. C’est pourquoi cette défense actuelle de la démocratie bourgeoise au moyen de discours sur la “dictature en général”, tous ces cris et ces pleurs contre la dictature du prolétariat sous prétexte de condamner “la dictature en général”, ne sont qu’une trahison véritable du socialisme, qu’une désertion caractérisée au profit de la bourgeoisie, qu’une négation du droit du prolétariat à sa révolution prolétarienne. C’est défendre le réformisme bourgeois, précisément à l’heure où il a fait faillite dans le monde entier, alors que la guerre a créé un état de choses révolutionnaire.
4. Tous les socialistes en démontrant le caractère de classe de la civilisation bourgeoise, de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme bourgeois, ont exprimé cette idée déjà formulée, avec le maximum d’exactitude scientifique par Marx et Engels que la plus démocratique des républiques bourgeoises ne saurait être autre chose qu’une machine à opprimer la classe ouvrière à la merci de la bourgeoisie, la masse des travailleurs à la merci d’une poignée de capitalistes. Il n’y a pas un seul révolutionnaire, pas un seul marxiste parmi ceux qui crient aujourd’hui contre la dictature et pour la démocratie qui n’ait juré ses grands dieux devant les ouvriers qu’il acceptait cette vérité fondamentale du socialisme; et maintenant que le prolétariat révolutionnaire est en fermentation et en mouvement, qu’il tend à détruire cette machine d’oppression et à conquérir la dictature du prolétariat, ces traîtres au socialisme voudraient faire croire que la bourgeoisie a donné aux travailleurs la “démocratie pure”, comme si la bourgeoisie avait renoncé à toute résistance et était prête à obéir à la majorité des travailleurs, comme si, dans une république démocratique, il n’y avait pas une machine gouvernementale faite pour opérer l’écrasement du travail par le capital.
5. La Commune de Paris que tous ceux qui veulent passer pour socialistes honorent en paroles, parce qu’ils savent que les masses ouvrières sont pleines d’une vive et sincère sympathie pour elle, a montré avec une particulière netteté la relativité historique, la valeur limitée du parlementarisme bourgeois et de la démocratie bourgeoise, institutions marquant un très grand progrès par rapport à celles du Moyen Age, mais exigeant nécessairement une réforme fondamentale à l’époque de la révolution prolétarienne. Marx, qui a apprécié mieux qu’aucun autre l’importance historique de la Commune, a prouvé en l’analysant le caractère d’exploitation de la démocratie et du parlementarisme bourgeois, régime sous lequel les classes opprimées recouvrent le droit de décider en un seul jour pour une période de plusieurs années quel sera le représentant des classes possédantes, qui représentera et opprimera le peuple au Parlement. Et c’est à l’heure où le mouvement soviétiste embrassant le monde entier, continue aux yeux de tous l’œuvre de la Commune que les traîtres du socialisme oublient l’expérience concrète de la Commune de Paris, et répètent les vieilles sornettes bourgeoises sur la “démocratie en général”. La Commune n’était pourtant pas une institution parlementaire.
6. La valeur de la Commune consiste ensuite en ce qu’elle a tenté de bouleverser, de détruire de fond en comble l’appareil gouvernemental bourgeois dans l’administration, dans la justice, dans l’armée, dans la police, en le remplaçant par l’organisation autonome des masses ouvrières, sans reconnaître aucune distinction des pouvoirs législatif et exécutif.
Toutes les démocraties bourgeoises contemporaines, sans excepter la République allemande que les traîtres du socialisme appellent prolétarienne en dépit de la vérité, conservent au contraire le vieil appareil gouvernemental. Ainsi, il se confirme une fois de plus, de façon absolument évidente, que tous ces cris en faveur de la démocratie ne servent en réalité qu’à défendre la bourgeoisie et ses privilèges de classe exploiteuse.
7. La liberté de réunion peut être prise pour exemple des principes de la démocratie pure. Tout ouvrier conscient qui n’a pas rompu avec sa classe, comprendra du premier coup qu’il serait insensé de permettre la liberté de réunion aux exploiteurs, dans un temps et dans les circonstances où des exploiteurs s’opposent à leur déchéance et défendent leurs privilèges. La bourgeoisie, quand elle était révolutionnaire, soit en Angleterre en 1649, soit en France en 1793, n’a jamais accordé la liberté de réunion aux monarchistes ni aux nobles qui appelaient les troupes étrangères et “se réunissaient” pour organiser des tentatives de restauration. Si la bourgeoisie d’aujourd’hui qui depuis longtemps est devenue réactionnaire, réclame du prolétariat qu’il garantisse à l’avance, malgré toute la résistance que feront les capitalistes à leur expropriation, la liberté de réunion pour les exploiteurs, les ouvriers ne pourront que rire de l’hypocrisie de cette bourgeoisie.
D’autre part, les ouvriers savent très bien que la liberté de réunion, même dans la république bourgeoise la plus démocratique, est une phrase vide de sens, puisque les riches possèdent les meilleurs édifices publics et privés, ainsi que le loisir nécessaire pour se réunir sous la protection de cet appareil gouvernemental bourgeois. Les prolétaires de la ville et de la campagne et les petits paysans, c’est-à-dire l’immense majorité de la population, ne possèdent ni l’un ni l’autre. Tant qu’il en est ainsi, l’égalité, c’est-à-dire la démocratie pure, est un leurre. Pour conquérir la véritable légalité, pour réaliser vraiment la démocratie au profit des travailleurs, il faut préalablement enlever aux exploiteurs toutes les riches demeures publiques et privées, il faut préalablement donner des loisirs aux travailleurs, il faut que la liberté de leurs réunions soit protégée par des ouvriers armés et non point par les officiers hobereaux ou capitalistes avec des soldats à leur dévotion.
C’est seulement alors que l’on pourra, sans se moquer des ouvriers, des travailleurs, parler de liberté de réunion et d’égalité. Or, qui peut accomplir cette réforme, sinon l’avant-garde des travailleurs, le prolétariat, par le renversement des exploiteurs et de la bourgeoisie?
8. La liberté de la presse est également une des grandes devises de la démocratie pure. Encore une fois, les ouvriers savent que les socialistes de tous les pays ont reconnu des millions de fois que cette liberté est un mensonge, tant que les meilleures imprimeries et les plus gros stocks de papier sont accaparés par les capitalistes, tant que subsiste le pouvoir du capital dans le monde entier avec d’autant plus de clarté, de netteté et de cynisme que le régime démocratique et républicain est plus développé, comme par exemple en Amérique. Afin de conquérir la véritable égalité et la vraie démocratie dans l’intérêt des travailleurs, des ouvriers et des paysans, il faut commencer par enlever au capital la faculté de louer les écrivains, d’acheter et de corrompre des journaux et des maisons d’édition, et pour cela il faut renverser le joug du capital, renverser les exploiteurs, briser leur résistance. Les capitalistes appellent liberté de la presse la faculté pour les riches de corrompre la presse, la faculté d’utiliser leurs richesses pour fabriquer et pour soutenir la soi-disant opinion publique. Les défenseurs de la “démocratie pure” sont en réalité une fois de plus des défenseurs du système vil et corrompu de la domination des riches sur l’instruction des masses, ils sont ceux qui trompent le peuple et le détournent avec de belles phrases mensongères, de cette nécessité historique d’affranchir la presse de son assujettissement au capital. De véritable liberté ou égalité, il n’y en aura que dans le régime édifié par les communistes, dans lequel il serait matériellement impossible de soumettre la presse directement ou indirectement au pouvoir de 1’argent, dans lequel rien n’empêchera chaque travailleur, ou chaque groupe de travailleurs, de posséder ou d’user, en toute égalité, du droit de se servir des imprimeries et du papier de l’Etat.
9. L’histoire du 19e siècle et du 20e siècle nous a montré, même avant la guerre, ce qu’était la fameuse démocratie pure sous le régime capitaliste. Les marxistes ont toujours répété que plus la démocratie était développée, plus elle était pure, plus aussi devait être vive, acharnée et impitoyable la lutte des classes, et plus apparaissait purement le joug du capital et la dictature de la bourgeoisie. L’affaire Dreyfus de la France républicaine, les violences sanglantes des détachements soudoyés et armés par les capitalistes contre les grévistes dans la république libre et démocratique d’Amérique, ces faits et des milliers d’autres semblables découvrent cette vérité qu’essaye en vain de cacher la bourgeoisie, que c’est précisément dans les républiques les plus démocratiques que règnent en réalité la terreur et la dictature de la bourgeoisie, terreur et dictature qui apparaissent ouvertement chaque fois qu’il semble aux exploiteurs que le pouvoir du capital commence à être ébranlé.
10. La guerre impérialiste de 1914-1918 a définitivement manifesté, même aux yeux des ouvriers non éclairés, ce vrai caractère de la démocratie bourgeoise, même dans les républiques les plus libres ‑ comme caractère de dictature bourgeoise. C’est pour enrichir un groupe allemand ou anglais de millionnaires ou de milliardaires qu’ont été massacrés des dizaines de millions d’hommes et qu’a été instituée la dictature militaire de la bourgeoisie dans les républiques les plus libres. Cette dictature militaire persiste, même après la défaite de l’Allemagne dans les pays de l’Entente. C’est la guerre qui, mieux que tout, a ouvert les yeux aux travailleurs, a arraché les faux appas à la démocratie bourgeoise, a montré au peuple tout l’abîme de la spéculation et du lucre pendant la guerre et à l’occasion de la guerre. C’est au nom de la liberté et de l’égalité que la bourgeoisie a fait cette guerre; c’est au nom de la liberté et de l’égalité que les fournisseurs aux armées ont amassé des richesses inouïes. Tous les efforts de l’Internationale jaune de Berne n’arriveront pas à dissimuler aux masses le caractère d’exploitation actuellement manifeste de la liberté bourgeoise, de l’égalité bourgeoise, de la démocratie bourgeoise.
11. Dans le pays capitaliste le plus développé d’Europe, en Allemagne, les premiers mois de cette complète liberté républicaine, apportée par la défaite de l’Allemagne impérialiste, ont révélé aux ouvriers allemands et au monde entier le caractère de classe de la république démocratique bourgeoise. L’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg est un événement d’une importance historique universelle, non seulement par la mort tragique des hommes et des chefs les meilleurs de la vraie Internationale prolétarienne et communiste, mais encore parce qu’il a manifesté dans l’Etat le plus avancé d’Europe et même, on peut le dire, du monde entier, la véritable essence du régime bourgeois. Si des gens en état d’arrestation, c’est-à-dire pris par le pouvoir gouvernemental des social-patriotes sous sa garde, ont pu être tués impunément par des officiers et des capitalistes, c’est que la république démocratique dans laquelle un pareil événement a été possible n’est que la dictature de la bourgeoisie. Les gens qui expriment leur indignation au sujet de l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, mais qui ne comprennent pas cette vérité, ne font que montrer par là leur bêtise ou leur hypocrisie. La liberté, dans une des républiques du monde les plus libres et les plus avancées, dans la république allemande, est la liberté de tuer impunément les chefs du prolétariat en état d’arrestation, et il ne peut en être autrement, tant que subsiste le capitalisme, car le développement du principe démocratique, loin d’affaiblir, ne fait que surexciter la lutte de classes qui, par suite des répercussions et des influences de la guerre, a été portée à son point d’ébullition.
Dans tout le monde civilisé, on expulse aujourd’hui les bolcheviks, on les poursuit, on les emprisonne, comme par exemple dans une des plus libres républiques bourgeoises, en Suisse ; on massacre les bolcheviks en Amérique, etc. Du point de vue de la démocratie en général ou de la démocratie pure, il est tout à fait ridicule que les Etats civilisés et avancés, démocratiques, armés jusqu’aux dents, craignent la présence de quelques dizaines d’hommes venus de la Russie retardataire, affamée, ruinée, de cette Russie que, dans leurs dizaines de millions d’exemplaires, les journaux bourgeois appellent sauvage, criminelle, etc. Il est clair que les conditions sociales dans lesquelles une contradiction aussi criante a pu naître réalisent en réalité la dictature de la bourgeoisie.
12. Dans un tel état de choses, la dictature du prolétariat n’est pas seulement absolument légitime, en tant qu’instrument propre au renversement des exploiteurs et à l’écrasement de leur résistance, mais encore absolument indispensable pour toute la masse laborieuse, comme le seul moyen de défense contre la dictature de la bourgeoisie qui a causé la guerre et qui prépare de nouvelles guerres.
Le point le plus important que ne comprennent pas les socialistes et qui constitue leur myopie théorique, leur emprisonnement dans les préjugés bourgeois et leur trahison politique envers le prolétariat, c’est que dans la société capitaliste, dès que s’aggrave la lutte des classes qui est à sa base, il n’y a pas de milieu entre la dictature de la bourgeoisie et la dictature du prolétariat. Tous les rêves d’une solution intermédiaire ne sont que lamentations réactionnaires de petits bourgeois.
La preuve en est apportée par l’expérience du développement de la démocratie bourgeoise et du mouvement ouvrier depuis plus d’un siècle dans tous les pays civilisés et en particulier par l’expérience des cinq dernières années. C’est aussi la vérité qu’enseigne toute la science de l’économie politique, tout le contenu du marxisme qui explique par quelle nécessité économique naît la dictature de la bourgeoisie, et comment elle ne peut être remplacée que par une classe développée multipliée, fortifiée et devenue très cohérente par le développement même du capitalisme, c’est-à-dire la classe des prolétaires.
13. Une autre erreur théorique et politique des socialistes, consiste à. ne pas comprendre que les formes de la démocratie ont constamment changé pendant le cours des siècles, depuis ses premiers germes dans l’antiquité, à mesure qu’une classe dominante était remplacée par une autre. Dans les anciennes républiques de la Grèce, dans les cités du Moyen Age, dans les pays capitalistes civilisés, la démocratie revêt des formes diverses et un degré d’adaptation différent. Ce serait la plus grande sottise de croire que la révolution la plus profonde dans l’histoire de l’humanité, que le passage du pouvoir, pour la première fois au monde, d’une minorité d’exploiteurs à la majorité d’exploités, puisse se produire dans les vieux cadres de la démocratie bourgeoise et parlementaire, puisse se produire sans brisures nettes, sans que se créent de nouvelles institutions incarnant ces nouvelles conditions de vie, etc.
14. La dictature du prolétariat ressemble à la dictature des autres classes parce qu’elle est provoquée, comme toute espèce de dictature, par la nécessité de réprimer violemment la résistance de la classe qui perd la domination politique. Le point fondamental qui sépare la dictature du prolétariat de celle des autres classes, de la dictature des éléments féodaux au Moyen Age, de la dictature de la bourgeoisie dans tous les pays civilisés capitalistes, consiste en ce que la dictature des éléments féodaux et de la bourgeoisie était l’écrasement violent de la résistance de l’énorme majorité de la population, de la classe laborieuse, tandis que la dictature du prolétariat est l’écrasement, par la force, de la résistance des exploiteurs, c’est-à-dire d’une infime minorité de la population: les propriétaires fonciers et les capitalistes.
Il s’ensuit encore que la dictature du prolétariat entraîne inévitablement non seulement une modification des formes et des institutions démocratiques en général, mais encore une modification telle qu’elle aboutit à une extension jusqu’alors inconnue du principe démocratique en faveur des classes opprimées par le capitalisme, en faveur des classes laborieuses.
En effet, la forme de la dictature du prolétariat, déjà élaborée en fait, c’est-à-dire le pouvoir des Soviets en Russie, le Räte Système en Allemagne, les Shop Stewards Committees et autres institutions analogues dans les autres pays, signifie précisément et réalise pour les classes laborieuses, c’est-à-dire pour l’énorme majorité de la population, une faculté rapide de profiter des droits et libertés démocratiques comme a n’y en a jamais eus, même d’approchants, dans les républiques bourgeoises les meilleures et les plus démocratiques.
L’essence du pouvoir des Soviets consiste en ce que la base constante et unique de tout le pouvoir gouvernemental, c’est l’organisation des masses jadis opprimées par les capitalistes, c’est-à-dire les ouvriers et les demi‑prolétaires (paysans n’exploitant pas le travail d’autrui et ayant constamment besoin de vendre une partie au moins de leur force de travail). Ce sont ces masses qui, même dans les républiques bourgeoises les plus démocratiques, tout en jouissant de l’égalité selon la loi, étaient écartées en réalité par des milliers de coutumes et de manœuvres de toute participation à la vie politique, de tout usage de droits et de libertés démocratiques et qui maintenant sont appelées à prendre une part considérable et obligatoire, une part décisive à la gestion démocratique de l’Etat.
15. L’égalité de tous les citoyens, indépendamment du sexe, de la religion, de la race, de la nationalité, que la démocratie bourgeoise a toujours et partout promise, mais qui n’a été réalisée nulle part et qu’étant donné la domination du capitalisme, elle ne pouvait pas réaliser, le pouvoir des Soviets ou la dictature du prolétariat la réalise tout d’un coup et complètement, car seul il est en état de réaliser le pouvoir des ouvriers qui ne sont pas intéressés à la propriété privée, aux moyens de production, à la lutte pour leur partage et leur distribution.
16. La vieille démocratie, c’est-à-dire la démocratie bourgeoise et le parlementarisme, était organisée de telle façon que les masses laborieuses étaient de plus en plus éloignées de l’appareil gouvernemental. Le pouvoir des Soviets, c’est-à-dire la dictature du prolétariat, est au contraire construit de façon à rapprocher les masses laborieuses de l’appareil gouvernemental. Au même but tend la réunion du pouvoir législatif et exécutif dans l’organisation soviétiste de l’Etat, ainsi que la substitution aux circonscriptions électorales territoriales d’unités de travail, comme les usines et les fabriques.
17. Ce n’est pas seulement sous la monarchie que l’armée était un instrument d’oppression. Elle l’est restée dans toutes les républiques bourgeoises, même les plus démocratiques. Seul, le pouvoir des Soviets, en tant qu’organisation permanente des classes opprimées par le capitalisme, est capable de supprimer la soumission de l’armée au commandement bourgeois et de fondre réellement le prolétariat avec l’armée, en réalisant l’armement du prolétariat et le désarmement de la bourgeoisie, sans lesquels est impossible le triomphe du socialisme.
18. L’organisation soviétiste de l’Etat est adaptée au rôle directeur du prolétariat comme classe concentrée au maximum et éduquée par le capitalisme. L’expérience de toutes les révolutions et de tous les mouvements des classes opprimées, l’expérience du mouvement socialiste dans le monde entier nous enseignent que seul le prolétariat est en état d’unifier et de conduire les masses éparses et retardataires de la population laborieuse et exploitée
19. Seule l’organisation soviétiste de l’Etat peut réellement briser d’un coup et détruire définitivement le vieil appareil bourgeois, administratif et judiciaire qui s’est conservé et devait inévitablement se conserver sous le capitalisme, même dans les républiques les plus démocratiques, puisqu’il était de fait le plus grand empêchement à la mise en pratique des principes démocratiques en faveur des ouvriers et des travailleurs. La Commune de Paris a fait, dans cette voie, le premier pas d’une importance historique universelle; le pouvoir des Soviets a fait le second.
20. L’anéantissement du pouvoir gouvernemental est le but que se sont proposés tous les socialistes. Marx le premier. Sans réalisation de ce but, la vraie démocratie, c’est-à-dire l’égalité et la liberté, est irréalisable. Or, le seul moyen pratique d’y arriver est la démocratie soviétiste ou prolétarienne, puisque, appelant à prendre une part réelle et obligatoire au gouvernement les organisations des masses laborieuses, elle commence dès maintenant à préparer le dépérissement complet de tout gouvernement.
21. La complète banqueroute des socialistes réunis à Berne, leur incompréhension absolue de la démocratie prolétarienne nouvelle apparaissent particulièrement dans ce qui suit : le 10 février 1919, Branting clôturait à Berne la conférence internationale de l’Internationale jaune. Le 11 février 1919, à Berlin, était imprimé dans le journal de ses coreligionnaires Die Freiheit une proclamation du parti des Indépendants au prolétariat. Dans cette proclamation est reconnu le caractère bourgeois du gouvernement de Scheidemann, auquel on reproche son désir d’abolir les Soviets appelés les messagers et les défenseurs de la Révolution, auquel on demande de légaliser les Soviets, de leur donner les droits politiques, le droit de vote contre les décisions de l’Assemblée Constituante, le referendum demeurant juge en dernier ressort.
Cette proclamation dénote la complète faillite des théoriciens qui défendaient la démocratie sans comprendre son caractère bourgeois. Cette tentative ridicule de combiner le système des Soviets, c’est-à-dire la dictature du prolétariat, avec l’Assemblée Constituante, c’est-à-dire la dictature de la bourgeoisie, dévoile jusqu’au bout, à la fois la pauvreté de pensée des socialistes jaunes et des social‑démocrates, leur caractère réactionnaire de petits bourgeois et leurs lâches concessions devant la force irrésistiblement croissante de la nouvelle démocratie prolétarienne.
22. En condamnant le bolchevisme la majorité de l’Internationale de Berne, qui n’a pas osé voter formellement un ordre du jour correspondant à sa pensée, par crainte des masses ouvrières, a agi justement de son point de vue de classe. Cette majorité est complètement solidaire des mencheviks et socialistes révolutionnaires russes, ainsi que des Scheidemann allemands.
Les mencheviks et socialistes révolutionnaires russes, en se plaignant d’être poursuivis par les bolcheviks, essayent de cacher le fait que ces poursuites sont causées par la part prise par les mencheviks et les socialistes révolutionnaires à la guerre civile du côté de la bourgeoisie contre le prolétariat. Les Scheidemann et leur parti ont déjà montré de la même façon en Allemagne qu’ils prenaient la même part à la guerre civile du côté de la bourgeoisie contre les ouvriers.
Il est, par suite, tout à fait naturel que la majorité des participants de l’Internationale jaune de Berne se soit prononcée contre les bolcheviks ; par là s’est manifesté, non point le désir de défendre la démocratie pure, mais le besoin de se défendre eux-mêmes, chez des gens qui sentent et qui savent que dans la guerre civile ils sont du côté de la bourgeoisie contre le prolétariat.
Voilà pourquoi, du point de vue de la lutte de classes, il est impossible de ne pas reconnaître la justesse de la décision de la majorité de l’Internationale jaune. Le prolétariat ne doit pas craindre la vérité, mais la regarder en face et tirer les conclusions qui en découlent.
Sur la base de ces thèses, et en considération des rapports des délégués des différents pays, le congrès de l’Internationale Communiste déclare que la tâche principale des partis communistes, dans les diverses régions où le pouvoir des Soviets n’est pas encore constitué, consiste en ce qui suit :
Dans le précédent article de la série, nous avons examiné les principaux débats qui ont eu lieu dans le parti communiste de Russie sur l'orientation que prenait le nouveau pouvoir prolétarien à ses débuts -en particulier les mises en garde contre la montée du capitalisme d'Etat et le danger de dégénérescence bureaucratique. C'est au début de 1918 que ces débats furent les plus nombreux. Mais durant les deux années suivantes, la Russie soviétique s'est engagée dans un combat à mort contre l'intervention impérialiste et la contre-révolution à l'intérieur du pays. Confronté aux immenses besoins de la guerre civile, le parti a resserré les rangs pour combattre l'ennemi commun, tout comme la majorité des ouvriers et des paysans qui, malgré les souffrances grandissantes, s'est ralliée à la défense du pouvoir soviétique contre les tentatives des anciennes classes exploiteuses de restaurer leurs privilèges perdus.
Comme on l'a noté dans un article précédent (voir la Revue internationale n°95), le programme du parti, établi à son 8e congrès en mars 1919, exprimait cet esprit d'unité au sein du parti sans abandonner les espoirs les plus radicaux générés par l'élan initial de la révolution. C'était aussi le reflet du fait que les courants de gauche dans le parti -ceux qui avaient été les protagonistes principaux des débats de 1918- avaient encore une influence considérable, et n'étaient absolument pas séparés de façon radicale de ceux qui tenaient plus ouvertement la barre du parti, comme Lénine ou Trotsky. En fait, certains anciens communistes de gauche comme Radek et Boukharine avaient commencé à totalement abandonner tout point de vue critique puisqu'ils tendaient à prendre les mesures d'urgence du “Communisme de guerre” adoptées pendant la guerre civile pour un processus réel de transformation communiste (voir l'article sur Boukharine dans la Revue internationale n°96).
Mais d'autres communistes de gauche ne se sont pas aussi facilement satisfaits des nationalisations à grande échelle et de la disparition apparente des formes monétaires qui ont caractérisé le communisme de guerre. Il n'avaient pas perdu de vue que les abus bureaucratiques contre lesquels ils avaient mis en garde en 1918, non seulement s'étaient pérennisés mais s'étaient consolidés pendant la guerre civile, tandis que leur antidote -les organes de masse de la démocratie prolétarienne- avaient perdu leur énergie vitale à un degré alarmant à cause des nécessités militaires et de la dispersion de bien des ouvriers les plus avancés sur les fronts de guerre. En 1919, le groupe “Centralisme démocratique” s'est formé autour d'Ossinski, Sapranov, V. Smirnov et d'autres ; son but principal était de lutter contre la bureaucratisation des soviets et du parti. Il était en lien étroit avec “L'Opposition militaire” qui menait un combat similaire dans l'armée. Il devait s'avérer le courant le plus durable de l'opposition de principe au sein du parti bolchevik.
Néanmoins, tant que la priorité était la défense du régime soviétique contre ses ennemis les plus évidents, les débats sont restés dans certaines limites ; et, de toutes façons, puisque le parti restait un creuset vivant de la pensée révolutionnaire, il n'y avait pas de difficulté fondamentale à poursuivre la discussion par les canaux normaux de l'organisation.
La fin de la guerre civile en 1920 a apporté un changement capital à cette situation. L'économie était en ruine. La famine et la maladie ravageaient le pays à un degré horrible, en particulier dans les villes, réduisant ce qui avait été le centre nerveux de la révolution à un niveau de désintégration sociale telle que la lutte quotidienne, désespérée pour la survie pouvait facilement l'emporter sur toute autre considération. Les tensions qui étaient restées limitées par la nécessité de s'unir contre l'ennemi commun, commençaient à faire surface et, dans ces circonstances, les méthodes rigides du communisme de guerre non seulement ne parvenaient pas à contenir ces tensions mais les aggravaient encore plus. Les paysans étaient de plus en plus exaspérés par la politique de réquisition du blé qui avait été introduite pour nourrir les villes affamées ; les ouvriers acceptaient de moins en moins la discipline militaire dans les usines ; et, sur un autre plan, plus impersonnel, les rapports marchands qui avaient été suspendus de force par l'Etat mais dont les racines matérielles étaient restées intactes, réclamaient leur dû de façon de plus en plus insistante : le marché noir qui avait prospéré sous le communisme de guerre comme des algues toxiques, n'avait que partiellement allégé la pression montante, avec des effets délétères sur la structure sociale.
Par dessus tout, l'évolution de la situation internationale avait apporté peu de soulagement à la forteresse ouvrière russe. 1919 a constitué le sommet de la vague révolutionnaire mondiale de l'issue de laquelle le pouvoir soviétique en Russie était totalement dépendant. Mais la même année a été témoin de la défaite des soulèvements prolétariens les plus décisifs, en Allemagne et en Hongrie, et de l'incapacité des grèves de masse dans les autres pays (comme en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis) à passer au niveau de l'offensive politique. 1920 voit le dévoiement effectif de la révolution en Italie à travers l'enfermement des ouvriers dans les usines tandis qu'en Allemagne, pays le plus déterminant entre tous, la dynamique de la lutte de classe se pose déjà en termes défensifs comme le montre la réponse de la classe ouvrière au putsch de Kapp (voir la Revue internationale n°90). La même année, la tentative de rompre l'isolement de la révolution russe à la force des baïonnettes de l'Armée rouge en Pologne a abouti à un fiasco total. En 1921 -en particulier après que l'“Action de mars” en Allemagne eut abouti à une nouvelle défaite (voir la Revue internationale n°93), les révolutionnaires les plus lucides avaient déjà commencé à comprendre que le flux révolutionnaire s'étiolait, bien qu'il ne fût pas encore possible ni même approprié de dire qu'il était définitivement en reflux.
La Russie était donc une cocotte minute surchauffée, et une explosion sociale ne pouvait être retardée plus longtemps. A la fin de 1920, des soulèvements paysans s'étendent à travers la province de Tambov, la moyenne Volga, l'Ukraine, la Sibérie occidentale et d'autres régions. La démobilisation rapide de l'Armée rouge met de l'huile sur le feu avec le retour dans leurs villages des paysans en uniforme. La revendication centrale de ces révoltes porte sur l'arrêt des réquisitions de blé et sur le droit des paysans à disposer de leurs produits. Comme nous le verrons, au début de 1921, l'esprit de révolte s'est étendu aux ouvriers des villes qui avaient été l'épicentre de l'insurrection d'Octobre : Petrograd, Moscou... et Cronstadt.
Face à la crise sociale qui mûrit, il était inévitable que les divergences dans le parti bolchevik atteignent aussi un point critique. Les désaccords ne portaient pas sur le fait que le régime prolétarien en Russie soit dépendant de la révolution mondiale ; tous les courants du parti, quelle que soit la diversité de leurs nuances, partageaient toujours la conviction fondamentale que sans l'extension de la révolution, la dictature du prolétariat en Russie ne pourrait survivre. En même temps, comme le pouvoir soviétique russe était considéré comme un bastion crucial conquis par l'armée prolétarienne mondiale, il y avait aussi un accord général sur le fait qu'il fallait tenter de “tenir” et que cela nécessitait la reconstruction de l'édifice économique et social ruiné de la Russie. Les divergences se développent alors sur les méthodes que le pouvoir soviétique pouvait et devait utiliser s'il voulait rester sur le droit chemin et éviter de succomber au poids des forces de classe étrangères dans et hors de la Russie. La reconstruction était une nécessité pratique : la question était comment la mener d'une façon qui assure le caractère prolétarien du régime. Le point central de ces divergences en 1920 et au début de 21 fut “le débat sur les syndicats”.
Ce débat a en fait surgi tout à la fin de 1919, quand Trotsky a dévoilé ses propositions pour restaurer le système industriel et celui des transports, ravagés, de la Russie. Ayant accompli des succès extraordinaires en tant que chef de l'Armée rouge pendant la guerre civile, Trotsky (malgré un ou deux moments d'hésitation où il a envisagé une démarche très différente) prit position pour appliquer les méthodes du communisme de guerre au problème de la reconstruction : en d'autres termes, afin de regrouper la classe ouvrière qui courait le danger de se décomposer en une masse d'individus isolés vivant de petit commerce, de petits vols, ou se mélangeant à la paysannerie, Trotsky défendait la militarisation totale du travail. Il a d'abord formulé ce point de vue dans les “Thèses sur la transition de la guerre à la paix” (Pravda, 16 décembre 1919), et l'a ensuite défendu au 9e congrès du parti en mars-avril 1920. “Les masses ouvrières ne peuvent errer à travers toute la Russie. Elles doivent être envoyées ici, là, dirigées, commandées, tout comme des soldats”. Ceux qui étaient accusés de “déserter le travail”, devaient être mis dans des bataillons punitifs ou des camps de travail. Dans les usines devait prévaloir une discipline militaire ; comme Lénine en 1918, Trotsky exaltait les vertus de la direction par un seul homme et les aspects “progressifs” du taylorisme. En ce qui concerne les syndicats, ils devaient dans ce régime se subordonner totalement à l'Etat : “Les syndicats sont en effet nécessaires à l'Etat socialiste en construction, non afin de lutter pour de meilleures conditions de travail -c'est la tâche de l'ensemble de l'organisation sociale et étatique- mais afin d'organiser la classe ouvrière pour la production, afin de la discipliner, de la répartir, de la grouper, de l'éduquer, de fixer certaines catégories et certains ouvriers à leur poste pour un laps de temps déterminé, -en un mot pour incorporer autoritairement les travailleurs, en plein accord avec l'Etat, dans les cadres du plan économique unique.” (Terrorisme et communisme, 1920 Ed. Prométhée 1980)
Les vues de Trotsky -bien qu'au départ, Lénine les ait largement partagées- provoquèrent de vigoureuses critiques dans le parti et pas seulement de la part de ceux qui étaient habituellement à sa gauche. Ces critiques ne firent que pousser Trotsky à durcir et théoriser son point de vue. Dans Terrorisme et communisme -qui semble être autant une réponse aux critiques bolcheviks de Trotsky qu'aux partisans de Kautsky, sa cible polémique principale- Trotsky va jusqu'à argumenter que, puisque le travail forcé a joué un rôle progressif dans des modes de production précédents comme le despotisme asiatique ou l'esclavage classique, défendre que l'Etat ouvrier ne devrait pas utiliser de telles méthodes à grande échelle est du pur sentimentalisme. En fait, Trotsky ne recule même pas devant l'argument selon lequel la militarisation serait la forme spécifique de l'organisation du travail dans la période de transition au communisme : "Sans les formes de coercition étatique qui constituent le fondement de la militarisation du travail, le remplacement de l'économie capitaliste par l'économie socialiste ne serait qu'un mot creux." (Idid.)
Dans le même ouvrage, Trotsky révèle à quel degré l'idée que la dictature du prolétariat n'est possible que comme dictature du parti, est devenue une question de théorie et presque de principe : “On nous a accusés plus d'une fois d'avoir substitué à la dictature des soviets la dictature du parti. Et cependant on peut affirmer, sans risquer de se tromper, que la dictature des soviets n'a été possible que grâce à la dictature du parti : grâce à la clarté de sa vision théorique, grâce à sa forte organisation révolutionnaire, le parti a assuré aux soviets la possibilité de se transformer, d'informes parlements ouvriers qu'ils étaient, en un appareil de domination du travail. Dans cette "substitution" du pouvoir du parti au pouvoir de la classe ouvrière, il n'y a rien de fortuit et même, au fond, il n'y a là aucune substitution. Les communistes expriment les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. Il est tout à fait naturel qu'à l'époque où l'histoire met à l'ordre du jour ces intérêts dans toute leur étendue, les communistes deviennent les représentants reconnus de la classe ouvrière dans sa totalité.” (Ibid.)
On est loin de 1905 quand Trotsky définissait les soviets comme des organes de pouvoir dépassant les formes parlementaires bourgeoises ; tout comme on est loin de la position de Lénine dans L'Etat et la révolution rédigé en 1917, et de la démarche pratique adoptée par les bolcheviks en Octobre quand l'idée de la prise du pouvoir par le parti constituait plus une concession inconsciente au parlementarisme qu'une théorie élaborée, et que, de toutes façons, les bolcheviks avaient montré leur volonté de former un partenariat avec d'autres partis. Maintenant le parti détenait un “droit de naissance historique” d'exercer la dictature du prolétariat, “même si cette dictature entrait temporairement en conflit avec l'état d'esprit instable de la démocratie prolétarienne.” (Trotsky au 10e congrès du parti, cité par Isaac Deutscher dans Le prophète armé)
Le fait que ce débat se soit essentiellement développé autour de la question syndicale peut paraître étrange étant donné que l'émergence de nouvelles formes d'auto-organisation des ouvriers en Russie même -les comités d'usine, les soviets, etc.- avait rendu ces organes obsolètes, conclusion que beaucoup de communistes des pays de l'occident industrialisé avait déjà tirée, car les syndicats y avaient déjà traversé un long processus de dégénérescence bureaucratique et d'intégration à l'ordre capitaliste. Le fait que le débat soit centré sur les syndicats en Russie était donc partiellement le reflet de “l'arriération” de la Russie, d'une condition où la bourgeoisie n'avait pas développé un appareil d'Etat sophistiqué capable de reconnaître la valeur des syndicats en tant qu'instruments de la paix sociale. Pour cette raison, on ne peut pas dire que tous les syndicats qui s'étaient formés avant et même pendant la révolution de 1917, étaient des organes de l'ennemi de classe. Il y a eu notamment une forte tendance à la création de syndicats industriels qui exprimaient toujours un certain contenu prolétarien.
Quoi qu'il en soit, la vraie question dans le débat provoqué par Trotsky allait bien plus loin. Dans son essence, c'était un débat sur le rapport entre le prolétariat et l'Etat de la période de transition. La question qu'il posait était la suivante : le prolétariat ayant renversé le vieil Etat bourgeois pouvait-il s'identifier totalement au nouvel Etat “prolétarien”, ou existait-il des raisons de force majeure pour lesquelles le prolétariat devait protéger l'autonomie de ses propres organes de classe -si nécessaire contre les sollicitations de l'Etat ?
La réponse de Trotsky avait le mérite de fournir une réponse claire : oui, le prolétariat devait s'identifier à “l'Etat prolétarien” et même s'y subordonner (de même que le parti prolétarien en fait qui devait fonctionner comme le bras exécutif de l'Etat). Malheureusement, comme on peut le voir dans ses théorisations du travail forcé comme méthode de construction du communisme, Trotsky avait grandement perdu de vue ce qui est spécifique de la révolution prolétarienne et du communisme -le fait que cette nouvelle société ne peut être créée que par l'activité consciente, auto-organisée des masses prolétariennes elles-mêmes. Sa réponse aux problèmes de la reconstruction économique ne pouvait qu'accélérer la dégénérescence bureaucratique qui menaçait déjà d'engloutir toutes les formes concrètes de l'auto-activité de la classe jusques et y compris le parti lui-même. Aussi c'est à d'autres courants au sein du parti qu'est revenue la tâche de faire entendre une réaction de classe à cette dangereuse tendance dans la pensée de Trotsky et aux principaux dangers qui menaçaient la révolution elle-même.
Le fait que de graves questions étaient en jeu dans ce débat se reflète dans le nombre de positions et de groupes qui surgirent autour d'elles. Lénine lui-même qui a écrit à propos de ces divergences que “le parti est malade. Le parti frissone de fièvre” (“La crise du parti”, Pravda 21 janvier 1999) faisait partie d'un groupe -appelé “le groupe des dix” ; le groupe Centralisme démocratique et le groupe d'Ignatov avaient leurs propres positions ; Boukharine, Préobrajensky et d'autres essayèrent de former un “groupe tampon” et ainsi de suite. Mais à côté du groupe de Trotsky, les démarches les plus significatives étaient celle de Lénine d'un côté et celle de l'Opposition ouvrière menée par Kollontai et Chliapnikov de l'autre.
L'Opposition ouvrière exprimait sans aucun doute une réaction prolétarienne à la fois contre les théorisations bureaucratiques de Trotsky et contre les véritables distorsions bureaucratiques qui étaient en train de ronger le pouvoir prolétarien. Face à l'apologie du travail forcé par Trotsky, ce n'était pas du tout de la démagogie ou de la phraséologie de la part de Kollontai d'insister dans sa brochure L'opposition ouvrière, rédigée en vue du 10e congrès du parti en mars 1921, sur le fait que “pourtant, si claire qu'elle soit pour tout homme pratique, cette idée est perdue de vue par les dirigeants du parti. Il est impossible de décréter le communisme. Il ne peut naître que dans un processus de recherche pratique, avec des erreurs peut-être, mais à partir des forces créatrices de la classe ouvrière elle-même.” (dans Socialisme ou Barbarie n°35, janvier-mars 1964) En particulier, l'Opposition rejetait la tendance du régime à imposer la dictature d'un gestionnaire dans les usines au point que la situation immédiate de l'ouvrier industriel devenait de moins en moins distincte de celle qu'il avait connue avant la révolution. Elle défendait donc le principe de la gestion collective par les ouvriers contre le suremploi de spécialistes et la pratique de la direction par un seul homme.
A un niveau plus général, l'Opposition ouvrière offrait un point de vue pénétrant sur les rapports entre la classe ouvrière et l'Etat soviétique. Pour Kollontai c'était en fait la question centrale : “Qui développera les puissances créatrices dans la reconstruction de l'économie ? Est-ce que ce sera les organes de classe unis à l'industrie par des liens vitaux -c'est-à-dire les syndicats d'industrie- ou bien l'appareil des soviets qui est séparé de l'activité industrielle et dont la composition sociale est mélangée ? Voilà la racine de la divergence. L'Opposition ouvrière défend le premier principe ; les dirigeants du parti, eux, quelles que soient leurs divergences sur divers points secondaires, sont complètement d'accord sur le point essentiel, et défendent le second principe”. (Ibid)
Dans un autre passage du texte, Kollontai explicite cette notion de la nature de classe hétérogène de l'Etat soviétique : “N'importe quel parti à la tête d'un Etat soviétique hétérogène est obligé de prendre en considération les aspirations des paysans, leurs tendances petites-bourgeoises et leur hostilité au communisme, de prêter une oreille aux nombreux éléments petits-bourgeois, restes de l'ancien capitalisme russe, à toutes sortes de commerçants, d'intermédiaires, de fonctionnaires qui se sont très vite adaptés aux institutions soviétiques, occupent des places responsables dans les centres, font partie de divers commissariats, etc. ...
Voilà les éléments -les éléments de la petite-bourgeoisie largement répandus dans les institutions soviétiques, les éléments de la classe moyenne avec leur hostilité au communisme, leur prédilection pour les coutumes immuables du passé, leur haine, leur peur des actes révolutionnaires -voilà les éléments qui apportent la dégénérescence dans nos institutions soviétiques, et y créent une atmosphère qui écoeure en fin de compte la classe ouvrière.” (Ibid.)
Cette reconnaissance que l'Etat soviétique -à la fois parce qu'il a besoin de réconcilier les intérêts de la classe ouvrière et ceux des autres couches sociales, et parce qu'il est vulnérable au virus de la bureaucratie- ne pouvait pas jouer lui-même de rôle dynamique et créateur dans la mise en oeuvre de la nouvelle société, exprime une perception importante, quoique non développée. Mais ces passages mettent aussi en lumière les principales faiblesses de l'Opposition ouvrière. Dans ses polémiques avec le groupe, Lénine le traite de courant petit-bourgeois dans le fond, anarchiste et syndicaliste. C'était faux : malgré toutes ses confusions, il représentait une réponse prolétarienne authentique aux dangers qui assiégeaient le pouvoir soviétique. Mais l'accusation de syndicalisme n'est pas tout à fait fausse non plus. On le voit quand l'Opposition ouvrière considère les syndicats industriels comme les principaux organes de la transformation communiste de la société, et quand elle propose que toute la gestion de l'économie soit mise entre les mains d'un “Congrès pan-russe des producteurs”. Comme on l'a déjà dit, la révolution russe avait montré que la classe ouvrière avait dépassé la forme syndicale d'organisation, et que, dans la nouvelle époque de la décadence capitaliste, les syndicats ne pouvaient que devenir des organes de conservation sociale. Les syndicats industriels en Russie ne constituaient certainement pas une garantie contre la bureaucratie et la dépossession organisationnelle des ouvriers ; l'émasculation des comités d'usine qui avaient surgi en 1917, avait pris en grande partie la forme de leur intégration dans les syndicats, et par conséquent dans l'Etat. Cela vaut aussi la peine de souligner que, lorsqu'ils sont entrés en action l'année même du débat sur les syndicats -pendant les grèves à Moscou et à Petrograd- les ouvriers russes ont encore une fois confirmé l'obsolescence des syndicats, puisque pour défendre leurs intérêts matériels les plus fondamentaux, ils ont eu recours aux méthodes classiques de la lutte prolétarienne dans la nouvelle époque : les grèves spontanées, les comités de grève élus et révocables à tout moment, les délégations massives aux autres usines, etc. Plus important encore, l'insistance de l'Opposition ouvrière sur les syndicats exprimait une désillusion totale envers les organes de masse les plus importants du prolétariat -les soviets ouvriers qui étaient capables d'unir les ouvriers par delà les frontières sectorielles et de combiner les tâches économiques et les tâches politiques de la révolution[1] [26]. Cet aveuglement envers l'importance des conseils ouvriers se retrouvait logiquement dans une sous-estimation totale de la primauté du politique sur l'économique dans la révolution prolétarienne. La grande obsession du groupe de Kollontai était la gestion de l'économie, au point qu'il proposait presque un divorce entre l'Etat politique et “le congrès des producteurs”. Mais dans une dictature prolétarienne, la direction de l'appareil économique par les ouvriers n'est pas une fin en soi, mais seulement un aspect de la domination politique d'ensemble sur la société. Lénine a aussi fait la critique du fait que cette idée de “Congrès de producteurs” était plus applicable à la société communiste du futur quand il n'y a plus de classe et que tout le monde est producteur. En d'autres termes, le texte de l'Opposition suggère fortement que le communisme pourrait être réalisé en Russie si la question de la gestion économique était résolue correctement. Cette impression est renforcée par les rares références dans les textes de Kollontai au problème de l'extension de la révolution mondiale. En fait, le groupe semble n'avoir pas eu grand chose à dire sur la politique internationale du parti bolchevik à l'époque. Toutes ces faiblesses sont en fait l'expression de l'influence de l'idéologie syndicaliste, même si on ne peut réduire l'Opposition ouvrière à une simple déviation anarchiste.
Comme nous l'avons vu, Lénine considérait que le débat sur les syndicats exprimait un profond malaise dans le parti ; étant donné la situation critique à laquelle était confronté le pays, il pensait même que le parti avait carrément eu tort d'autoriser ce débat. Il était particulièrement furieux contre Trotsky et la manière dont ce dernier avait provoqué la discussion, et l'accusait d'agir de façon fractionnelle et irresponsable sur un certain nombre de questions liées au débat. Lénine semblait aussi insatisfait du sujet même du débat, pensant que “nous avions mis au premier plan un problème qui, de par les conditions objectives, ne pouvait pas s'y trouver” (Rapport d'activité politique du comité central du parti communiste de Russie, 8 mars 1921, Oeuvres complètes, Tome 32). Peut-être que sa plus grande peur était que le désordre apparent dans le parti ne fasse qu'exacerber le désordre social croissant en Russie ; mais peut-être pensait-il aussi que l'essentiel de la question était ailleurs.
Quoi qu'il en soit, l'apport le plus important que Lénine a fait dans ce débat, porte certainement sur le problème de la nature de classe de l'Etat. Voici comment il a posé le cadre de la question dans un discours à une réunion de délégués communistes à la fin de 1920 : “D'ailleurs, tout en se rendant coupable de cette légèreté, le camarade Trotsky commet lui-même aussitôt une erreur. Il prétend que, dans un Etat ouvrier, le rôle des syndicats n'est pas de défendre les intérêts matériels et moraux de la classe ouvrière. C'est une erreur. Le camarade Trotsky parle d'un "Etat ouvrier". Mais c'est une abstraction. Lorsque nous parlions de l'Etat ouvrier en 1917, c'était normal ; mais aujourd'hui, lorsque l'on vient nous dire : "Pourquoi défendre la classe ouvrière, et contre qui, puisqu'il n'y a plus de bourgeoisie, puisque l'Etat est un Etat ouvrier", on se trompe manifestement car cet Etat n'est pas tout à fait ouvrier, voilà le hic. C'est l'une des principales erreurs du camarade Trotsky. (...) En fait, notre Etat n'est pas un Etat ouvrier, mais ouvrier-paysan, c'est une première chose. De nombreuses conséquences en découlent. (Boukharine : "Comment ? Ouvrier-paysan ") Et bien que le camarade Boukharine crie derrière : "Comment ? Ouvrier -paysan ?", je ne vais pas me mettre à lui répondre sur ce point. Que ceux qui en ont le désir se souviennent du Congrès des soviets qui vient de s'achever ; il a donné la réponse.
Mais ce n'est pas tout. Le programme de notre parti, document que l'auteur de l' "ABC du communisme" connaît on ne peut mieux, ce programme montre que notre Etat est un Etat ouvrier présentant une déformation bureaucratique. Et c'est cette triste, comment dirais-je, étiquette, que nous avons dû lui apposer. Voilà la transition dans toute sa réalité. Et alors, dans un Etat qui s'est formé dans ces conditions concrètes, les syndicats n'ont rien à défendre ? On peut se passer d'eux pour défendre les intérêts matériels et moraux du prolétariat ? C'est un raisonnement complètement faux du point de vue théorique.(...) Notre Etat est tel aujourd'hui que le prolétariat totalement organisé doit se défendre, et nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour défendre les ouvriers contre leur Etat, et pour que les ouvriers défendent notre Etat.” (“Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky”, 30 décembre 1920, ibid.)
Dans un discours ultérieur, Lénine a un peu reculé par rapport à cette fomulation, admettant que Boukharine avait eu raison de poser la question en ces termes : “J'aurais dû lui dire : "Un Etat ouvrier est une abstraction. En réalité nous avons un Etat ouvrier, premièrement avec cette particularité que c'est la population paysanne et non ouvrière qui prédomine dans le pays et, deuxièmement, c'est un Etat ouvrier avec une déformation bureaucratique." Le lecteur qui voudra bien relire tout mon discours constatera que cette rectification ne modifie en rien ni le cours de mon argumentation, ni mes conclusions.” (“La crise du parti”, Op cit.)
En fait, Lénine montrait une grande sagesse politique en posant la question de “l'Etat ouvrier”. Même dans les pays où n'existe pas une vaste majorité de paysans, l'Etat de transition aura toujours pour tâche d'inclure et de représenter les besoins de toutes les couches non exploiteuses de la société et ne peut donc être considéré comme un organe purement prolétarien ; en plus et partiellement à cause de cela, son poids conservateur tendra à s'exprimer dans la formation d'une bureaucratie envers laquelle la classe ouvrière devra être particulièrement vigilante. Lénine avait eu cette intuition, même à travers le miroir déformant du débat sur les syndicats.
Cela vaut la peine de noter que sur cette question de la nature de classe de l'Etat de transition, il existe une réelle convergence entre Lénine et l'Opposition ouvrière. Mais la critique de Trotsky par Lénine ne l'a pas conduit à sympathiser avec cette dernière. Au contraire, il considérait l'Opposition ouvrière comme le principal danger, les événements de Cronstatdt en particulier le convainquirent qu'ils exprimaient le même danger de contre-révolution petite-bourgeoise. A l'instigation de Lénine, le 10e congrès du parti adopta une résolution sur “la déviation anarchiste et syndicaliste dans notre parti” qui stigmatise explicitement l'Opposition ouvrière : “Aussi les idées de l'"Opposition ouvrière" et des éléments analogues sont-elles fausses, non seulement du point de vue théorique, elles sont l'expression pratique des flottements petits-bourgeois et anarchistes ; elles affaiblissent pratiquement les fermes principes directeurs du parti communiste et aident pratiquement les ennemis de classe de la révolution prolétarienne.” (Avant-projet de résolution du 10e congrès du parti communiste de Russie sur la déviation syndicaliste et anarchiste dans notre parti, ibid.)
Comme on l'a déjà dit, ces accusations de syndicalisme ne sont pas totalement dénuées de fondement. Mais le principal argument de Lénine sur ce point est très insuffisant : pour lui, le syndicalisme de l'Opposition ouvrière ne réside pas dans le fait qu'elle insiste sur la gestion économique par les syndicats plutôt que sur l'autorité politique des soviets, mais dans le prétendu changement dans la domination du parti communiste : “Ces thèses de l' "Opposition ouvrière" rompent en visière à la résolution du 2e congrès de l'Internationale communiste sur le rôle du parti communiste et l'exercice de la dictature du prolétariat.” (Conclusion sur le rapport d'activité du comité central du parti communiste de Russie, 9 mars 1921, ibid.)
A l'instar de Trotsky, Lénine a abouti au point de vue suivant : “Mais il est impossible d'exercer la dictature du prolétariat par l'intermédiaire de l'organisation qui est le groupe tout entier. Car ce n'est pas seulement chez nous, l'un des pays capatalistes les plus arriérés, mais aussi dans tous les autres pays capitalistes que le prolétariat est encore si morcelé, humilié, corrompu ça et là (précisément par l'impérialisme dans certains pays), que l'organisation qui est le groupe tout entier est incapable d'exercer directement sa dictature. Seule le peut l'avant-garde qui a absorbé l'énergie révolutionnaire de la classe.” (“Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky”, Op. cit.)
Face à Trotsky, c'était un argument pour que les syndicats agissent comme des “courroies de transmission” entre le parti et l'ensemble de la classe. Mais face à l'Opposition ouvrière, c'était un argument pour déclarer que le point de vue de cette dernière était tout à fait en dehors du marxisme -comme tous ceux qui mettraient en question la notion de parti exerçant la dictature. En fait, l'Opposition ouvrière n'a pas fondamentalement mis en cause la notion que le parti exerce la dictature : le texte de Kollontai propose que “... le comité central du parti devienne le centre suprême de notre politique de classe, l'organe de la pensée de classe et de contrôle de la politique concrète des soviets et la personnification spirituelle de notre programme fondamental...” (Op cit)
Pour cette raison même, l'Opposition ouvrière a soutenu l'écrasement de la révolte de Cronstadt ; et c'est celle-ci qui a mis le plus explicitement en cause le monopole du pouvoir des bolcheviks.
Dans le sillage des vastes grèves à Moscou et Pétrograd, la révolte de Cronstadt explose au moment même où le parti bolchevik tenait son 10e congrès[2] [27]. Les grèves avaient surgi sur des sujets essentiellement économiques et s'étaient confrontées à un mélange de concessions et de répression de la part des autorités régionales de l'Etat. Mais les ouvriers et les marins de Cronstadt, entrés en action au départ en solidarité avec les grévistes, en étaient venus à poser, en même temps que des revendications pour alléger le dur régime économique du Communisme de guerre, une série de revendications politiques clés : de nouvelles élections aux soviets, la liberté de la presse et de l'agitation pour toutes les tendances de la classe ouvrière, l'abolition des départements politiques dans les forces armées et ailleurs, “car aucun parti ne doit pas avoir de privilèges pour la propagande de ses idées ni recevoir de l'Etat des ressorces dans ce but” ( tiré de la “Résolution” adoptée par l'équipage du bâtiment de guerre Petropavlovsk et à l'Assemblée générale des marins de Cronstadt le 1er mars, in La commune de Cronstadt, Ida Mett, Ed. Spartacus). Cela déboucha sur l'appel à remplacer le pouvoir du parti-Etat par le pouvoir des soviets. Lénine -rapidement repris par les porte-parole officiels de l'Etat- dénonça cette insurrection comme le résultat d'une conspiration de la Garde blanche, bien qu'il ait dit que les réactionnaires manipulaient le mécontentement réel de la petite bourgeoisie et même d'un secteur de la classe ouvrière qui était sujette à son influence idéologique. De toutes façons, “cette contre-révolution petite bourgeoise est sans nul doute plus dangereuse que Dénikine, Ioudénitch et Koltchak réunis, parce que nous avons affaire à un pays où le prolétariat est en minorité, nous avons affaire à un pays où la ruine a atteint la propriété paysanne, et où, par surcroît, nous avons une chose comme la démobilisation de l'armée qui fournit une quantité invraisemblable d'éléments insurrectionnels.” (Rapport d'activité politique du comité central du parti communiste de Russie, 8 mars 1921, Op cit.)
L'argument initial selon lequel la mutinerie avait été dès le départ menée par des généraux de la Garde blanche sur place devait rapidement s'avérer sans fondement. Isaac Deutscher, dans sa biographie de Trotsky, note le malaise qui s'établit parmi les bolcheviks après l'écrasement de la rébellion : “Les communistes étrangers qui se rendirent à Moscou, quelques mois plus tard, en pensant que Kronstadt n'avait été qu'un épisode quelconque de la guerre civile, furent "surpris et troublés" de découvrir que les dirigeants bolcheviks parlaient des rebelles, sans la colère et sans la haine qu'ils témoignaient pour les gardes blancs et les interventionnistes. Ils en parlaient avec des "réticences pleines de sympathie", avec des allusions désolées et énigmatiques qui étaient, pour le visiteur, le signe de la conscience troublée du parti.”
De plus, selon Victor Serge dans son livre Mémoires d'un révolutionnaire : “Lénine, en ces journées noires, dit textuellement à l'un des mes amis : "C'est Thermidor. Mais nous ne lous laisserons pas guillotiner. Nous ferons Thermidor nous-mêmes !"” (Ed. du Seuil, 1978) Il est certain que Lénine a très rapidement vu que la révolte démontrait l'impossibilité de maintenir les rigueurs du communisme de guerre : en un sens, la NEP a constitué une concession à l'appel lancé par Cronstadt à mettre fin aux réquisitions de blé, bien que les revendications centrales de la révolte -les revendications politiques centrées sur la réanimation des soviets- aient été totalement rejetées. Elles étaient considérées comme le véhicule par lequel la contre-révolution pourrait renverser les bolcheviks et détruire tous les restes de la dictature du prolétariat : “L'exploitation par les ennemis du prolétariat de toute déviation de la stricte ligne communiste a été illustrée, de la façon la plus saisissante sans doute, par l'émeute de Cronstadt, où la contre-révolution bourgeoise et les gardes blancs de tous les pays du monde se sont aussitôt montrés prêts à accepter même les mots d'ordre du régime soviétique, pourvu que fût enversée la dictature du prolétariat en Russie ; où les socialistes-révolutionnaires et, de façon générale, la contre-révolution bourgeoise, ont utilisé à Cronstadt les mots d'ordre d'insurrection, soi-disant au nom du pouvoir des soviets, contre le gouvernement soviétique de Russie. De tels faits prouvent pleinement que les gardes blancs veulent et savent se camoufler en communistes, et même en communistes d'extrême gauche, à seule fin d'affaiblir et de renverser le rempart de la révolution prolétarienne en Russie.” (Avant-projet de résolution du 10e congrès du parti communiste de Russie sur l'unité du parti, ibid.)
Même une fois que la thèse selon laquelle la mutinerie avait été menée par des généraux de la Garde blanche, ait été pratiquement abandonnée, les arguments principaux sont restés : c'était une révolte petite-bourgeoise qui ouvrirait la voie aux forces de la contre-révolution ouverte. De façon littérale parce que Cronstadt était un port vital aux portes de Petrograd, et de façon générale parce qu'on avait peur que le “succès” de la révolte n'inspire une jacquerie paysanne à l'échelle nationale. La seule alternative possible pour les bolcheviks était d'agir comme gardiens du pouvoir prolétarien même si le prolétariat dans son ensemble ne participait plus à ce pouvoir et si des parties de ce dernier sympathisaient avec les révoltés. Ce point de vue, il faut le dire, n'était pas du tout restreint à la direction bolchevique. Nous avons déjà dit que l'Opposition ouvrière s'était mise en première ligne des forces envoyées pour reprendre la forteresse. En fait, comme V. Serge le souligne : “Le congrès mobilisa ses membres -et parmi eux beaucoup d'opposants- pour la bataille contre Cronstadt ! L'ex-marin de Cronstadt, Dybenko, d'extrême gauche et le leader du groupe du "Centralisme démocratique", Boubnov, écrivain et soldat, vinrent se battre sur la glace contre des insurgés auxquels en leur for intérieur ils donnaient raison.” (Op cit)
Au niveau international, la Gauche communiste se trouvait également prise dans un dilemme. Au troisième congrès de l'Internationale communiste, le délégué du KAPD Hempel soutint l'appel de Kollontai à une plus grande initiative et auto-activité des ouvriers russes, mais en même temps il argumentait sur la base de la théorie de “l'exception russe”, que “Nous disons cela parce que nous avons pour l'Allemagne et pour l'Europe occidentale une autre conception de la dictature de parti du prolétariat. Selon notre conception il est vrai, la dictature était juste en Russie, à cause de la situation russe, parce qu'il n'y a pas de forces suffisantes, de forces suffisamment développées à l'intérieur du prolétariat et que la dictature doit être exercée plus par le haut.” (La gauche allemande, Invariance/La vieille taupe, 1973). Un autre délégué, Sachs, protestait contre l'accusation de Boukharine selon laquelle Gorter ou le KAPD auraient pris parti pour les insurgés de Cronstadt même s'ils semblaient reconnaître le caractère prolétarien du mouvement : “après que le prolétariat se soit soulevé à Cronstadt contre vous, parti communiste, et après que vous ayez dû décréter l'état de siège contre le prolétariat à Saint Pétersbourg..! Cette logique interne dans la succession des événements non seulement ici dans la tactique russe, mais aussi dans les résistances qui se manifestent contre elle, cette nécessité, le camarade Gorter l'a toujours reconnue et soulignée. Cette phrase est la phrase que l'on doit lire pour savoir que le camarade Gorter ne prend pas parti pour les insurgés de Cronstadt et qu'il en est de même pour le KAPD...” (Ibid.)
Peut-être la meilleure description de l'état d'esprit ambigu de ces éléments qui, tout en étant critiques envers l'orientation que prenait la révolution en Russie, décidèrent de soutenir l'écrasement de Cronstadt, est fournie par Victor Serge dans les Mémoires d'un révolutionnaire. Serge montre très bien comment, pendant la période du communisme de guerre, le régime de la Tcheka, de la Terreur rouge était devenu sans frein, engloutissant ceux qui soutenaient la révolution comme ceux qui la combattaient. Il rend compte de la façon désastreuse et injuste dont avaient été traités les anarchistes, en particulier le mouvement de Makhno entre les mains de la Tcheka. Et il rapporte sa honte face aux mensonges officiels qui étaient répandus sur les grèves de Petrograd et la mutinerie de Cronstadt -car c'était la première fois que l'Etat soviétique avait recours au mensonge systématique qui est devenu plus tard la marque du régime stalinien. Néanmoins, Serge comme il le rapporte : “Avec bien des hésitations et une angoisse inexprimable, mes amis communistes et moi, nous nous prononcions finalement pour le parti. Voici pourquoi. Cronstadt avait raison. Cronstadt commençait une nouvelle révolution libératrice, celle de la démocratie populaire. "La 3e révolution !", disaient certains anarchistes bourrés d'illusions enfantines. Or, le pays était complètement épuisé, la production presque arrêtée, il n'y avait plus de réserves d'aucune sorte, plus même de réserves nerveuses dans l'âme des masses. Le prolétariat d'élite, formé par les luttes de l'ancien régime, était littéralement décimé. Le parti, grossi par l'afflux des ralliés au pouvoir, inspirait peu de confiance.(...) La démocratie soviétique manquait d'élan, de têtes, d'organisations et elle n'avait derrière elle que des masses affamées et désespérées.
La contre-révolution populaire traduisait la revendication des soviets librement élus par celle des "soviets sans communistes". Si la dictature bolchevik tombait, c'était à brève échéance le chaos, à travers le chaos la poussée paysanne, le massacre des communistes, le retour des émigrés et finalement une autre dictature antiprolétarienne par la force des choses.” (Op cit)
Et il souligne la menace que les gardes blancs utilisent la garnison de Cronstadt comme tremplin d'une nouvelle intervention et l'extension de la révolte paysanne à la campagne.
Cela ne fait aucun doute que les forces actives de la contre-révolution bavaient à la pensée d'utiliser Cronstadt idéologiquement, politiquement et même militairement comme arme pour battre les bolcheviks. Et en fait elles continuent à le faire jusqu'à aujourd'hui : pour les principaux idéologues du capital, l'écrasement de la révolte de Cronstadt constitue une preuve de plus que le bolchevisme et le stalinisme sont blanc bonnet et bonnet blanc. Au moment des événements, c'est cette peur accablante du danger que les gardes blancs tirent avantage de la révolte pour régler leur compte aux bolcheviks qui a amené bien des voix les plus critiques du communisme à soutenir la répression, beaucoup mais pas toutes.
Evidemment, il y avait les anarchistes. En Russie à cette époque, l'anarchisme était un vrai marais de divers courants : certains autour de Makhno exprimaient les meilleurs aspects de la révolte paysanne ; certains étaient le produit d'une intelligentsia profondément individualiste ; certains étaient des bandits complets et des lunatiques ; certains, comme les “anarchistes des soviets”, les anarcho-syndicalistes et d'autres étaient prolétariens par essence malgré le poids de cette vision petite-bourgeoise qui constitue le véritable coeur de l'anarchisme. Cependant, il n'y a aucun doute sur le fait que bien des anarchistes avaient raison dans leurs critiques envers la Tcheka et l'écrasement de Cronstadt. Le problème, c'est que l'anarchisme n'offre aucun cadre pour comprendre la signification historique de tels événements. Pour eux, les bolcheviks ont fini par écraser les ouvriers et les marins parce qu'ils étaient, selon les termes de Voline, “marxistes, autoritaires et étatistes”. Parce que le marxisme défend la formation d'un parti politique prolétarien, appelle à la centralisation des forces du prolétariat et reconnaît l'inévitabilité de l'Etat de la période de transition vers le communisme, il est condamné à finir comme exécuteur des masses. De telles “vérités” éternelles n'ont aucune utilité pour la compréhension des processus historiques réels et mouvants et pour en tirer des leçons.
Mais il y a eu aussi des bolcheviks qui ont refusé de soutenir la répression de la révolte. A Cronstadt même, la majorité des membres du parti a en fait pris le parti des insurgés (comme l'a fait un certain nombre de troupes envoyées pour reconquérir Cronstadt). Certains des bolcheviks de Cronstadt démissionnèrent simplement du parti pour protester contre les calomnies répandues sur la nature des événements. Mais un certain nombre d'entre eux formèrent un Bureau provisoire du parti qui fit paraître un appel niant les rumeurs selon lesquelles les insurgés de Cronstadt tueraient les communistes. Il exprimait sa confiance dans le Comité révolutionnaire provisoire formé par le soviet de Cronstadt nouvellement élu et terminait par ces mots : “Vive le pouvoir des soviets, le vrai défenseur des droits des travailleurs !” (cité dans La commune de Cronstadt, Op cit)
Il est aussi important de mentionner la position adoptée par Gavil Miasnikov qui a formé plus tard le Groupe ouvrier du parti communiste russe en 1923. A l'époque, Miasnikov avait déjà commencé à dénoncer le régime de plus en plus bureaucratique qui dominait le parti et l'Etat bien qu'il semble qu'il n'était pas encore membre d'un groupe oppositionnel au sein du parti. Selon Paul Avrich dans un article qui s'intitule “Bolshevik Opposition to Lenin : GT Miasnikov and the Workers'Group” (The Russian Review, vol. 43, 1984), Miasnikov était très profondément affecté par les grèves de Petrograd et la mutinerie de Cronstadt (il se trouvait à Petrograd à ce moment-là). “Contrairement au groupe Centralisme démocratique et à l'Opposition ouvrière, il refusa de dénoncer les insurgés. Il n'aurait pas non plus participé à leur répression si on l'avait appelé à le faire.” Avrich cite ensuite directement Miasnikov :“si quelqu'un ose avoir le courage de ses convictions, alors il est un égoïste ou, pire, un contre-révolutionnaire, un menchevik ou un SR. Tel a été le cas avec Cronstadt. Tout était bien et calme. Puis tout-à-coup, sans un mot, ça vous éclate au visage : "qu'est-ce que Cronstadt ? Quelques centaines de communistes nous combattent". Qu'est-ce-que ça veut dire ? Qui faut-il blâmer si les cercles dirigeants n'ont pas de langage commun non seulement avec les masses sans parti, mais avec les communistes de base ? Ils se comprennent si peu l'un l'autre qu'ils se ruent sur leurs armes. De quoi s'agit-il alors ? Est-ce le bord de l'abîme ?”[3] [28]
Malgré ces intuitions, cela a pris longtemps pour que les leçons politiques des événements de Cronstadt soient tirées avec une véritable profondeur. A notre point de vue, les conclusions les plus importantes ont été élaborées dans les années 1930 par la Fraction italienne de la Gauche communiste. Dans le contexte d'une étude appelée “La question de l'Etat” (Octobre n°2, 1938) elle écrivait à propos de Cronstadt : ils se peut que "des circonstances se produisent où un secteur prolétarien -et nous concédons même qu'il ait été la proie inconsciente de manoeuvres ennemies- passe à la lutte contre l'Etat prolétarien. Comment faire face à cette situation ? En partant de la question principielle que ce n'est pas par la force et la violence qu'on impose le socialisme au prolétariat. Il valait mieux perdre Cronstadt que de le garder au point de vue géographique. Cette victoire ne pouvait avoir qu'un seul résultat : celui d'altérer les bases mêmes, la substance de l'action menée par le prolétariat.”
Ce passage soulève un certain nombre de questions importantes. Pour commencer, il affirme clairement que le mouvement de Cronstadt avait un caractère prolétarien. Il y avait certainement des influences petites-bourgeoises, anarchistes en particulier dans plusieurs des points de vue exprimés par les insurgés. Mais argumenter comme l'a fait Trotsky dans une justification rétrospective, (“Hue and cry over Cronstadt” New International, avril 1938) que les marins du Cronstadt rouge de 1917 avaient été remplacés par une masse petite-bourgeoise qui ne pouvait supporter les rigueurs du communisme de guerre, qui réclamait des privilèges spéciaux pour elle-même, et “repoussait” ainsi les ouvriers de Petrograd, est en opposition totale avec la réalité. La mutinerie a commencé comme expression de la solidarité de classe avec les ouvriers de Petrograd, et des délégués de Cronstadt furent envoyés aux usines de Petrograd pour expliquer leur cas et solliciter leur soutien. “Sociologiquement”, son noyau était aussi prolétarien. Quels que soient les changements qui s'étaient opérés dans le personnel de la flotte depuis 1917, un coup d'oeil superficiel aux délégués élus au Comité révolutionnaire provisoire montre que la majorité était des marins ayant un gros dossier de services et qu'ils avaient clairement des fonctions prolétariennes (électriciens, téléphonistes, chauffeurs, techniciens, etc.) D'autres délégués venaient des usines locales et en général, les ouvriers des usines, en particulier ceux des arsenaux de Cronstadt, ont joué un rôle clé dans le mouvement. Il est également faux qu'ils aient demandé des privilèges pour eux-mêmes : le point 9 de la “plate-forme” de Cronstadt demande “des rations égales pour tous les travailleurs, à l'exception de ceux qui sont employés dans des métiers nuisibles à la santé”. Par dessus tout, les revendications politiques avaient un caractère clairement prolétarien et correspondaient intuitivement à un besoin désespéré de la révolution : celui de faire revivre les soviets et d'en finir avec l'étranglement du parti par l'Etat ce qui non seulement mutilait les soviets mais détruisait le parti de l'intérieur.
La compréhension que c'était un véritable mouvement prolétarien est centrale dans la conclusion tirée par la Gauche italienne : pour celle-ci, toute tentative de supprimer une réaction prolétarienne face aux difficultés que la révolution affronte, ne peut qu'altérer la substance même du pouvoir prolétarien. Aussi la Fraction italienne tira la conclusion qu'au sein du camp prolétarien, tout rapport de violence doit être exclu, que ce soit envers des mouvements spontanés d'autodéfense ou envers des minorités politiques. Se référant explicitement au débat sur les syndicats et aux événements de Cronstadt, elle reconnaît également la nécessité pour le prolétariat de maintenir l'autonomie de ses propres organes de classe (conseils, milices, etc.) pour empêcher qu'ils soient absorbés dans l'appareil général de l'Etat et même pour les dresser contre l'Etat si nécessaire. Et bien qu'elle n'ait pas encore rejeté la formule de “dictature du parti”, la Fraction insistait plus que toute autre sur la nécessité que le parti reste tout-à-fait distinct de l'Etat. Nous reviendrons sur le processus de clarification mené par la Fraction dans un article ultérieur.
La conclusion audacieuse tirée du passage d'Octobre -il aurait mieux valu perdre Cronstadt d'un point de vue géographique que mener une action qui défigure le sens même de la révolution- constitue aussi la meilleure réponse aux préoccupations de Victor Serge. Il semblait à ce dernier que l'écrasement de la révolte constituait la seule alternative à la montée d'une nouvelle “dictature anti-prolétarienne” qui “massacrerait les communistes”. Mais avec l'avantage du recul, nous pouvons voir que malgré l'écrasement de la révolte, une dictature anti-prolétarienne a surgi et a massacré les communistes : la dictature stalinienne. En fait, il faut dire que l'écrasement de la révolte n'a fait qu'accélérer le déclin de la révolution et a ainsi, sans le savoir, participé à ouvrir la voie au stalinisme. Et le triomphe de la contre-révolution stalinienne devait avoir des conséquences bien plus tragiques que la restauration de la Garde blanche n'en aurait jamais eues. Si les généraux blancs étaient revenus au pouvoir, alors au moins la question aurait été claire, comme ce fut le cas dans la Commune de Paris où le monde entier a vu que les capitalistes avaient gagné et les ouvriers perdu. Mais la chose la plus horrible dans la façon dont est morte la révolution en Russie, c'est que la contre-révolution qui a gagné s'est appelée elle-même socialisme. Nous vivons toujours avec les conséquences néfastes de cette situation.
Le conflit entre le prolétariat et “l'Etat prolétarien” qui s'était manifesté ouvertement dans les événements de 1921 a placé le parti bolchevik à une croisée des chemins historique. Etant donné l'isolement de la révolution et les conditions terribles qui étaient imposées au bastion russe, il était inévitable que sa machine étatique se transformât irrésistiblement en organe du capitalisme contre la classe ouvrière. Les bolcheviks pouvaient donc soit tenter de rester à la tête de cette machine -ce qui voulait dire en réalité lui être de plus en plus soumis- ou “aller dans l'opposition”, prendre leur place aux côtés des ouvriers, défendre leurs intérêts immédiats et les aider à regrouper leurs forces en préparation d'un renouveau possible de la révolution internationale. Mais bien que le KAPD ait posé sérieusement cette question à l'automne 1921[4] [29], il était bien plus difficile pour les bolcheviks de voir la question à l'époque. En pratique, le parti était déjà si profondément englouti dans la machine étatique et si envahi par l'idéologie et les méthodes substitutionnistes qu'il n'existait pas de possibilité que le parti comme un tout accomplisse ce pas audacieux. Mais ce qui se posait de façon réaliste dans la période qui a suivi, c'était la lutte des fractions de gauche contre la dégénérescence du parti, pour le maintien de son caractère prolétarien. Malheureusement, le parti a aggravé l'erreur qu'il avait faite envers Cronstadt en concluant, selon les termes de Lénine que “maintenant, ce n'est pas le moment pour des oppositions”, en déclarant un état de siège au sein du parti et en bannissant les fractions comme il l'a fait dans la conclusion du 10e congrès. La résolution du congrès sur l'unité du parti demandait la dissolution de tous les groupes d'opposition à un moment où le parti était entouré d'“un cordon d'ennemis”. Ce ne devait pas être permanent, ni ne devait mettre fin à toute critique dans le parti : la résolution appelle aussi à une publication plus régulière du bulletin interne de discussion du parti. Mais en ne voyant que “l'ennemi extérieur”, il ne parvint pas à accorder un poids suffisant à l'“ennemi intérieur” : le développement de l'opportunisme et de la bureaucratie dans le parti qui rendait de plus en plus nécessaire que l'opposition prenne une forme organisée. En fait, en bannissant les fractions, le parti se passait le noeud coulant autour du cou : dans les années qui ont suivi, quand le cours dégénérescent est devenu de plus en plus évident, la résolution du 10e congrès devait encore être utilisée pour étouffer toute critique et toute opposition à ce cours. Nous reviendrons sur cette question dans le prochain article de cette série.
CDW[1] [30] Dans son article “L'opposition bolchevique à Lénine : G.T. Miasnikov et le Groupe ouvrier”, Paul Avrich montre que Miasnikov, tout en ne faisant pas partie d'une tendance organisée dans ce débat, était déjà parvenu à des conclusions très similaires :“Pour Miasnikov, au contraire, les syndicats n'avaient plus d'utilité, à cause de l'existence des soviets. Les soviets, défendait-il... étaient révolutionnaires et non des organes réformistes. A la différence des syndicats, ils l'embrassaient pas tel ou tel secteur du prolétariat, tel ou tel métier ou telle ou telle activité, mais "tous les ouvriers", et selon des "branches de production" et non de métiers. Les syndicats doivent donc être démantelés, disait Miasnikov, ainsi que les Conseils de l'économie nationale où régnait "la bureaucratie et le scotch rouge" ; les soviets ouvriers devaient investir la direction de l'industrie, disait-il.” Les sources d'Avrich sont Zinoviev, ed. Partiia y Soyuzy, 1921.
[2] [31] Pour un rapport plus détaillé des événements de Cronstadt, voir notre article dans la Revue internationale n° 3. Il a été récemment republié en anglais avec une nouvelle introduction.
[3] [32] Avrich cite Socialtischeskii vestnik, 23 février 1922, comme source de cette citation.
[4] [33] Voir l'article “La Gauche communiste et le conflit grandissant entre l'Etat russe et les intérêts de la révolution mondiale” dans la Revue internationale n° 97.
Le BIPR a publié des “ Thèses sur la tactique communiste dans les pays de la périphérie capitaliste ”, dans lesquelles il expose sa position sur l’existence d’une division entre pays centraux et pays périphériques dans le capitalisme, et les conséquences que cela entraîne sur la lutte de classes entre prolétariat et bourgeoisie. Elles tentent de fournir une réponse à plusieurs questions concernant la question nationale et le prolétariat :
Il nous semble très important d’aborder de façon critique ces thèses du BIPR, dans le but qui anime les révolutionnaires de donner le plus clairement possible les réponses à des questions posées par le mouvement de la classe ouvrière.
Le cadre de principes politiques, révolutionnaire et internationaliste, est ce qui ressort en premier lieu des Thèses[1] [38] du BIPR. Nous mentionnons ceci non pour flatter le BIPR, mais dans le but de montrer à la classe ouvrière quels sont les principes communs, les principes qui unissent les groupes de la Gauche communiste, ce que nous appelons le milieu politique prolétarien. Ceci est d'autant plus nécessaire que certains de ces groupes -y inclus le BIPR- oublient parfois, quand ils ne nient pas, qu'il existe d'autres groupes qui partagent ces mêmes principes, comme cela s'est produit pendant les bombardements sur le Kosovo, lorsque le CCI a lancé un appel à une prise de position commune, pour que dans un tel moment critique puisse s'exprimer de la manière la plus forte, claire et unie possible la voix de tous les internationalistes, appel qui a finalement été rejeté au nom des "divergences" qui nous séparent. De plus, ces principes politiques avec lesquels nous sommes d'accord sont le point de départ pour débattre de nos divergences, lesquelles ne sont pas sans importance.Dès le préambule, nous ne pouvons qu’être d’accord avec les positions exprimées. Sur la nature du prolétariat et de la révolution, le principe énoncé dès les origines du mouvement ouvrier sur le caractère international, mondial, du prolétariat, est réaffirmé, d’où il découle que la classe ouvrière ne pourra imposer son programme d’émancipation qu’à l’échelle internationale. Les Thèses affirment d’entrée que le mot d’ordre stalinien du “ socialisme en un seul pays ” n’a été rien d’autre que le masque idéologique du capitalisme d’Etat issu de la défaite de la vague révolutionnaire du début du siècle et de la dégénérescence de l’Etat soviétique. Par ailleurs, le principe réaffirmé par la Gauche communiste qui se dégagea de la dégénérescence de la Troisième internationale, “ le communisme est international ou n’est pas ”, appartient au patrimoine du mouvement communiste.
De là découle ce fondement du programme communiste, “ l’unicité internationale du programme historique du prolétariat : une seule classe, un seul programme. Le Parti communiste ne peut avoir qu’un seul programme : la dictature du prolétariat pour l’abolition du mode de production capitaliste et la construction du socialisme ” (Thèses du BIPR, Préambule, souligné par nous). L’unicité du programme ne signifie cependant pas seulement l’unicité de l’objectif, mais aussi, à partir de l’expérience historique de la vague révolutionnaire du début du siècle, l’élimination de la distinction entre “ programme maximum ” et “ programme minimum ”, aspect réaffirmé lui aussi dans le préambule des Thèses. Il en découle en fin de compte un premier aspect général en lien avec les pays périphériques, l’impossibilité actuelle d’une existence simultanée de programmes différents pour le prolétariat de différents pays (qu’ils soient “ centraux ” ou “ périphériques ”) ; le programme communiste est aujourd’hui le même pour le prolétariat de tous les pays et ne peut en aucun cas être remplacé par un programme encore bourgeois.
Il est bien évident que le CCI ne partage pas certaines conceptions mises en avant dans les Thèses sur l’analyse générale du capitalisme ; ces désaccords n’invalident en rien l’esprit clairement internationaliste du préambule[2] [39], et nous partageons en tous points les principes généraux que nous venons de mentionner.
Les thèses 1 à 3 sont consacrées à la caractérisation des rapports actuels entre les pays. Le BIPR rejette les mystifications sur la division entre “ pays développés ” et “ pays en voie de développement ”, tout comme la division entre “ pays dominés ” et “ pays dominants ”, en faisant simplement remarquer qu’un pays dominé peut parfaitement à son tour être dominant par rapport à d’autres. Par élimination, les Thèses finissent par adopter la formule “ pays de la périphérie ” et “ pays centraux ”.
“ Le concept de centre et de périphérie exprime la conception marxiste de la période historique actuelle, selon laquelle l'impérialisme domine jusqu’au moindre coin du globe, ayant depuis très longtemps imposé aux catégories économico-sociales diverses, génériquement considérées comme précapitalistes, les lois de son marché international et les mécanismes économiques qui le caractérisent ” (Thèse 2).
Le but de cette définition, c’est le rejet de la distinction entre pays, qui pourrait conduire à envisager des programmes différents (communiste ou démocrate-bourgeois) ou à une alliance du prolétariat avec la bourgeoisie des pays “ dominés ” (aspect qui est analysé plus loin). Nous soutenons fermement cette préoccupation du BIPR de prendre ses distances avec la moindre justification d’une lutte nationale ou d'une alliance avec des fractions de la bourgeoisie sous couvert de “ conditions économiques différentes ” entre les pays ; de fait, les Thèses combattent l’ambiguïté qui règne sur cette question parmi les groupes sous influence “ bordiguiste ”.
Tout en étant d’accord sur la nécessité d’utiliser les notions de "centre" et de "périphérie", nous ne pouvons cependant pas adopter la définition du BIPR, car celui-ci n’y voit pas une limitation historique du capitalisme, mais une rationalité économique et politique : “ La permanence de rapports précapitalistes et de formations sociales et politiques “ prébourgeoises ” était d'une part nécessaire et d'autre part fonctionnelle (...) nécessaire parce que la superposition du capitalisme n’était pas déterminée par une volonté bornée de domination politico-sociale mais par les nécessités économiques du capital (...) fonctionnelle car en opposant les conditions du prolétariat industriel à celles des autres masses déshéritées, le capitalisme d’un côté s’assure la division en classes et, de l’autre, dévoie les tensions sociales et politiques sur le terrain du progressisme bourgeois (...). En conclusion, il n’existe pas de contradiction entre la domination capitaliste et la permanence de rapports économiques et sociaux précapitalistes, celles-ci sont au contraire la condition de cette domination.” (Thèse 3, souligné par nous)
Dans cette thèse est sous-entendue l’idée d’une situation “ d’équilibre ” ou de “ stabilité ” entre le centre et la périphérie, comme si ce rapport n’avait pas d’évolution, n’avait pas d’histoire, comme si le capital en quelque sorte contrôlait et régulait son processus d’expansion dans le monde entier. Les inégalités des différents pays qui tombent dans l’orbite du capital ne seraient donc pas le produit des contradictions du capitalisme, mais au contraire seraient déterminées par ses “ nécessités ”.
Nous considérons par contre que l’incapacité du capitalisme à homogénéiser les conditions de tous les pays du monde révèle précisément la contradiction entre d’un côté sa tendance à un développement illimité des forces productives, à une expansion croissante de sa production et du marché, et de l’autre les limites qu’il trouve dans la réalisation de la plus-value, le marché. L’aspect fondamental de cette incapacité n’est pas dans la permanence de “ rapports précapitalistes ” dans le cadre du marché mondial, comme l’affirment les Thèses, mais bien au contraire dans la destruction de ces rapports (la destruction de la petite production) partout et de façon toujours plus accélérée. Ceux-ci sont remplacés par la grande production capitaliste, mais jusqu’à un certain point, à partir duquel commencent à se révéler les limites historiques du capitalisme, son incapacité à étendre la production sociale. La destruction des rapports précapitalistes n’en continue pas moins pour autant, mais en absorbant toujours moins la population expropriée à la grande production, ce qui se vérifie tant par la ruine des masses paysannes et artisanes, par l’accroissement permanent des masses misérables dans les grandes villes, que par l’existence de pays ou de régions qui restent industriellement “ attardés ”.
En d’autres termes, le processus de destruction de la petite propriété au cours du 20e siècle n’a pas conduit à l’absorption de l’ensemble de la population travailleuse par la grande production capitaliste, comme l’imaginaient au siècle dernier certains courants du mouvement ouvrier, mais bien au contraire a provoqué la formation de masses à “ la périphérie ” du système, rejetées par le capitalisme. C’est là une des manifestations les plus éclatantes de la décadence du système et, avec l’approfondissement de ce phénomène, de sa décomposition.
Les Thèses nient implicitement une contradiction du capitalisme qui avait déjà été signalée par le Manifeste communiste : le capitalisme a besoin en permanence de conquérir de nouveaux marchés, sources de matières premières et de main d’œuvre, ce qui explique son expansion permanente et la création du marché mondial. Mais il ne peut le faire qu’en détruisant les vieux rapports de production, et donc en limitant ses possibilités de nouvelles expansions.
Les Thèses parlent par contre du maintien de rapports précapitalistes comme condition de l’accumulation, alors que c’est précisément l’accumulation du capital qui provoque la destruction de ces rapports précapitalistes.
C’est là que le BIPR n'est pas clair sur la notion de décadence du capitalisme. Il reste enfermé dans une vision du début du siècle quand on pouvait encore parler de régions dans lesquelles dominaient des “ rapports précapitalistes ” ; mais il faut analyser les conséquences du maintien du capitalisme tout au long du 20e siècle. Le BIPR envisage la permanence dans le marché mondial de rapports identiques à ceux du siècle dernier (quand le capitalisme avait déjà subordonné les régions attardées, mais où se maintenait encore la production précapitaliste). En laissant entendre que subsisteraient les fondements matériels tant des luttes de libération nationale que des bourgeoisies “ progressistes ”, la position théorique du BIPR a comme conséquence d’affaiblir le rejet des luttes de libération nationale et des alliances avec des fractions de la bourgeoisie, malgré les efforts que déploie le BIPR pour argumenter ce rejet.
Par ailleurs, l’aspect “ fonctionnel ” du maintien de rapports centre-périphérie n’est plus développé dans cette partie des thèses, mais il prépare cependant à l’idée que les masses non prolétariennes de la périphérie pourraient être plus “ radicales ” que le prolétariat des pays centraux, ce dernier vivant dans de meilleures conditions.
La thèse 4 définit la différence existante dans la composition sociale entre les pays périphériques et les pays centraux. Il y est bien sûr affirmé que bourgeoisie et prolétariat sont les classes fondamentales et antagoniques dans ceux-ci comme dans ceux-là. Mais ce qui y est mis en évidence, c’est que dans les pays de la périphérie, “ le maintien des anciens rapports économiques et sociaux et leur subordination au capital impérialiste ” détermine la survie “ d’autres stratifications sociales et de classes ”, ainsi qu’une “ diversification des formes de domination et d’oppression de la bourgeoisie ”. Ces “ stratifications sociales et classes différentes de celles du capitalisme survivent dans une phase tendancielle de déclin, pour ainsi dire agonisantes. Ce qui par contre tend à s’amplifier, c’est la prolétarisation des strates précédemment occupées par des économies traditionnelles de survie ou mercantiles locales ”.
Cette notion de “phase tendancielle de déclin ” des autres stratifications est un contresens par rapport à ce qui est affirmé dans les thèses précédentes quant à la “permanence des anciens rapports”. En effet cette “permanence des anciens rapports” serait “ d'une part nécessaire et d'autre part fonctionnelle ”, mais de l’autre les classes sociales qui y correspondent seraient “ agonisantes ”. Aujourd'hui l’existence de masses croissantes sous-employées ou sans emploi qui vivent dans la plus complète misère dans les pays de la périphérie ne correspond plus vraiment à une “ tendance au déclin des vieilles stratifications sociales ” ou à la “ prolétarisation ” de celles-ci ; en rester à ce niveau d’analyse, c’est calquer la situation actuelle sur celle du début du siècle.
Ce qui est fondamental, c’est que la prolétarisation ne s’accomplit plus que dans son premier aspect (la ruine et l’expropriation des anciennes couches sociales), sans être capable d’accomplir le second : l’intégration de ces masses expropriées à la grande production.
Le capitalisme avait déjà connu un phénomène analogue, quand l’industrie naissante était encore incapable d’absorber les masses paysannes qui étaient violemment expulsées de leurs terres ; le phénomène se reproduit aujourd’hui, mais il n’exprime plus le déclin des formes anciennes de production et l’ascendance du capitalisme, il exprime les limites historiques de celui-ci, sa décadence et sa décomposition. Ces masses ne seront jamais absorbées par la production capitaliste.
Un phénomène vient aggraver cette situation, c’est que la quantité de prolétaires sans emploi tend à augmenter par rapport à celle des actifs, ceci étant dû autant à l’accroissement de la population jeune non absorbée par la production qu’aux licenciements massifs produits par la crise. Cette tendance, propre au capitalisme actuel en général, est encore plus grave dans les pays de la périphérie. Elle est caractéristique, elle aussi, de la même tendance historique : l’incapacité croissante du capitalisme pour absorber les travailleurs dans la grande production. Dans l’ensemble, nous trouvons à présent des masses croissantes qui gravitent autour du prolétariat, survivant en quelque sorte à ses crochets, qui n’ont pas l’expérience de classe du travail associé, qui restent idéologiquement proches du petit propriétaire, dont les expressions de révolte expriment un penchant pour le pillage ou l’embrigadement dans les bandes armées de toutes sortes de gangsters bourgeois. Ces caractéristiques sont bien plus significatives de la décadence et de la décomposition du capitalisme que de la permanence des anciens rapports sociaux, d’autant plus que ce processus ne tend pas à décroître mais au contraire à augmenter. Le BIPR devrait maintenant les distinguer et les différencier des “ anciennes couches sociales en déclin ”.
Il est effectivement important de caractériser ces masses non prolétariennes pour déterminer l’attitude que doivent adopter à leur égard la classe ouvrière et les révolutionnaires. Pour le BIPR, ces masses non prolétariennes des pays périphériques possèdent un “ potentiel de radicalisation des consciences ” supérieur à celui du prolétariat des pays centraux : “ La diversité des formations sociales, le fait que le mode de production capitaliste dans les pays périphériques s’est imposé en bouleversant les vieux équilibres et que son maintien se fonde et se traduit par la misère croissante des prolétaires et des déshérités, l’oppression politique et la répression indispensables pour faire supporter aux masses ces rapports, tout ceci détermine dans les pays de la périphérie un potentiel de radicalisation des consciences plus élevé que dans les formations sociales des grandes métropoles. Radicalisation ne signifie pas nécessairement aller vers la gauche, comme cela est démontré par la recrudescence de l’intégrisme islamique après les émeutes matérielles des masses pauvres (Algérie, Tunisie, Liban). Le mouvement matériel des masses, déterminé par les conditions objectives d’hyper-exploitation, trouve toujours, nécessairement, son expression idéologique et politique dans ces formes et forces qui existent et oeuvrent dans un cadre donné.
En termes généraux, la domination du capital sur ces pays n’est pas encore la domination totale sur l’ensemble de la collectivité, elle ne s’exprime pas par la soumission de la société dans son ensemble aux lois et à l’idéologie du capital, comme dans les pays de la métropole. L’intégration idéologique et politique de l’individu dans la société capitaliste n’est pas encore dans beaucoup de ces pays le phénomène de masse qu’il est devenu, par contre, dans les pays métropolitains... Ce n’est pas l’opium démocratique qui travaille les masses, mais la brutalité de la répression...”
L’idée centrale de cette thèse fait abstraction de la position et des intérêts de classe présents dans le développement d’une conscience révolutionnaire dont seul le prolétariat est porteur à notre époque, pour les remplacer par une “ radicalisation des consciences ” produite uniquement par les conditions de paupérisation absolue. L’expression matérielle de cette “ radicalisation ”, comme le dit le BIPR lui-même, se résume au pillage et aux révoltes de la faim ; le BIPR confond en fin de compte “ radicalisation ” et désespoir. S’il est vrai que le fondamentalisme peut se nourrir du désespoir des masses, la conscience révolutionnaire transforme ce désespoir par l’espoir d’une société et une vie meilleures. La révolte en soi n’est pas le début d’un mouvement révolutionnaire mais une impasse, et seule l’intégration à un mouvement de classe peut faire fructifier cette énergie des masses affamées dans le sens de la révolution. Cette intégration ne dépend pas d’une concurrence entre le parti communiste et les fondamentalistes pour “ canaliser ” cette “ radicalisation ”, mais d’un mouvement de la classe ouvrière capable d’entraîner dans sa lutte les autres couches exploitées par le capital.
En outre, en voyant des potentialités de surgissement d’un mouvement révolutionnaire dans la “ radicalisation ” des masses de la périphérie et non dans le mouvement révolutionnaire du prolétariat lui-même, les thèses induisent la vieille idée que la révolution commencerait dans le “ maillon le plus faible ” du capitalisme. Dire que la domination du capital dans la périphérie “ n’est pas encore la domination totale sur l’ensemble de la collectivité, elle ne s’exprime pas par la soumission de la société dans son ensemble aux lois et à l’idéologie du capital, comme dans les pays de la métropole ” est en contradiction avec l’idée correcte exprimée par le début des thèses sur la domination mondiale du capitalisme. Il suffit pour s’en convaincre de voir le contrôle absolu des moyens de communication, qui permet actuellement à la bourgeoisie des pays centraux de faire pénétrer une idée dans tous les pays simultanément (la fable des “ frappes chirurgicales ” lors des bombardements sur l'Irak ou sur la Yougoslavie par exemple), et pour rejeter la vision d’une domination idéologique inégale “dans les pays de la périphérie ”. Et dans les dernières décennies, avec la création de nouveaux moyens de communication, de transport, avec les armes nouvelles, les nouveaux corps militaires d'intervention rapide, on peut voir que la domination politique, idéologique et militaire de la bourgeoisie touche réellement tous les coins du globe.
Par ailleurs, le fait que les démocraties soient le plus souvent caricaturales dans les pays de la périphérie ne traduit pas une précarité de la domination de la bourgeoisie, mais tout simplement que celle-ci n’a pas besoin de cette forme de domination, bien qu’elle la garde cependant en réserve et la relance quand la situation l’exige comme une mystification nouvelle, comme on le voit actuellement. Le prolétariat des pays développés, par contre, possède déjà une large expérience de cette forme raffinée de domination politique de la bourgeoisie qu’est la démocratie.
Ce qui déterminera le mouvement révolutionnaire n’est pas un “ maillon faible ” du capital mais la puissance de la classe ouvrière, bien supérieure dans les grandes concentrations industrielles que dans les pays de la périphérie.
En fait l’idée d’un “potentiel de radicalisation des consciences plus élevé ” renvoie à la conception de “ l’introduction de la conscience révolutionnaire de l’extérieur du mouvement ”. Pour le BIPR, si le “ potentiel de radicalisation ” présent dans ces pays de la périphérie est détourné vers des impasses ou vers le fondamentalisme religieux au lieu de se transformer en mouvement révolutionnaire, c’est dû en fin de compte à l’absence de direction révolutionnaire et non à la nature interclassiste de cette “radicalisation”.
Avec l'idée d'un “ potentiel de radicalisation des consciences plus élevé ”, la conscience cesse d’être une conscience de classe pour devenir une conscience abstraite. Voilà à quoi conduit le concept de “ radicalisation des consciences ”. Et le BIPR pousse son raisonnement jusqu’au bout, concluant que les conditions pour le développement de la conscience et de l’organisation révolutionnaire seraient plus favorables non pas dans le prolétariat des pays centraux, mais dans les “ masses de déshérités ”, les masses désespérées, de la périphérie : “ Il reste la possibilité que la circulation du programme communiste parmi les masses soit plus facile et le “ niveau d’attention ” obtenu par les communistes révolutionnaires plus élevé, par rapport aux formations sociales du capitalisme avancé ”.
C’est une vision totalement contraire à la réalité. Les difficultés à voir clairement les différences de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie provoquent une vision d’hétérogénéité dans les masses, d’absence de frontières de classe et les rend plus réceptives aux idées gauchistes, religieuses fondamentalistes, populistes, ethniques, nationalistes, nihilistes, etc. Les masses déshéritées, lumpénisées, sont celles qui se trouvent être les plus éloignées d’une vision prolétarienne, collective, de la lutte ; ce sont les plus atomisées et les plus réceptives aux mystifications de la bourgeoisie. La décomposition sociale ne fait que renforcer ces mystifications.
Dans les pays de la périphérie, la faiblesse du prolétariat industriel rend plus difficile la lutte révolutionnaire parce que le prolétariat tend à être dilué dans les masses paupérisées et qu’il a donc plus de mal pour mettre en avant sa perspective révolutionnaire autonome.
La “ possibilité que la circulation du programme communiste parmi les masses soit plus facile ” à la périphérie est une dangereuse illusion, sortie d’on ne sait trop où. En effet, les conditions matérielles pour la propagande communiste y sont plus difficiles : l’analphabétisme dominant, la rareté des moyens d’impression pour la propagande et les difficultés des transports, etc. En outre, le “ retard idéologique ” n’a jamais signifié une sorte de “ pureté ” qui permettrait la diffusion des idées révolutionnaires, mais représente au contraire un fatras mêlant les “ vieilles ” idées propres au petit commerçant ou au paysan, marquées par le régionalisme, la religion, etc., et les “ nouvelles ” idées marquées par l’atomisation, le désespoir quant au présent et au futur, dominées par l’illusion d’une domination éternelle du capital diffusée par la radio et la télévision. Il est difficile de s'y retrouver dans ce fatras. Enfin, il n’existe dans les pays de la périphérie presque aucune tradition de lutte ou d’organisation révolutionnaire prolétarienne. Les références historiques à la “ lutte révolutionnaire ” renvoient plutôt aux mouvements nationalistes de la bourgeoisie, aux “ guérillas ”, etc., ce qui n’est qu’un facteur supplémentaire de confusion.
Les Thèses ne parlent pas du prolétariat des pays de la périphérie par rapport à celui des pays centraux, et par exemple des différences de force, de concentration, d'expérience, de capacité et de possibilité pour dépasser les frontières nationales. Elles ne parlent pas non plus des formes possibles de liens d'unité entre l’un et l’autre, pas plus que des difficultés particulières que rencontre la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie dans les pays de la périphérie, des aspects susceptibles de donner lieu à une “ tactique ” particulière du prolétariat, autant par rapport à ses frères de classe des pays centraux que par rapport à ces “ masses déshéritées ” qui gravitent autour de lui. Des questions “tactiques” que les révolutionnaires doivent bien entendu discuter et clarifier.
Mais le BIPR ne se réfère pas à la “ classe fondamentale ”, au véritable sujet de la révolution mais de façon générale aux “ masses de prolétarisés et de déshérités ” de la périphérie, celles qui se différencient précisément du prolétariat des pays centraux, auxquelles il attribue un “ potentiel de radicalisation des consciences plus élevé ” et qui seraient donc plus réceptives au programme communiste. En fin de compte, les Thèses n’expriment pas une tactique pour le prolétariat, mais plutôt une méfiance et une désillusion envers le mouvement de la classe ouvrière, auquel on cherche un substitut : les masses déshéritées de la périphérie[3] [40].
La position du BIPR sur le “ potentiel de radicalisation ” des “ déshérités ” est lourd de conséquences sur la question organisationnelle. La thèse 6 y fait référence et nous la publions intégralement : “ Ces conditions plus “ favorables ” se traduisent par la possibilité d’organiser autour du parti révolutionnaire un nombre de militants bien plus élevé que dans les pays centraux ” (thèse 5).
“ 6. La possibilité d’organisations “ de masses ” dirigées par les communistes n’est pas la possibilité de direction révolutionnaire sur les syndicats en tant que tels. Elle n’est pas non plus la massification des partis communistes.
Elle sera par contre utilisée pour l’organisation de puissants groupes sur les lieux de travail et sur tout le territoire, dirigés par le parti communiste comme instruments d’agitation, d’intervention et de lutte.
En tant qu’organes de négociation du prix et des conditions de la force de travail sur le marché capitaliste, les syndicats reproduisent dans les pays de la périphérie leurs caractéristiques générales et historiques. Comme nous l’a démontré récemment l’exemple coréen, les syndicats développent aussi la fonction de médiateurs des nécessités capitalistes dans le mouvement des travailleurs.
Tout en restant un des lieux où travaillent et interviennent les communistes, un lieu de propagande et d’agitation car ils regroupent une masse considérable et significative de prolétaires, les syndicats ne sont et ne seront jamais une arme de l’offensive révolutionnaire.
Ce n’est donc pas leur direction qui intéresse les communistes, mais la préparation, dans et en-dehors des syndicats, de leur dépassement. Ce dernier sera représenté par les organisations de masse du prolétariat dans la préparation de l’assaut contre le capitalisme.
Les éléments dynamique et l’avant-garde politique de ces organisations de masse –dans un premier temps pour la lutte et dans un second pour le pouvoir– sont les militants communistes organisés en parti. Et le parti sera d’autant plus fort qu’il aura su et pu structurer toute sa zone d’influence directe en organismes appropriés. Pour les raisons que nous venons de voir, l’organisation de groupes communistes territoriaux devient aussi possible dans les pays périphériques.
Des groupes territoriaux qui regroupent sous l’influence directe du parti communiste les prolétaires, semi-prolétaires et déshérités présents sur un territoire donné. Communistes parce qu’ils sont dirigés par et selon les orientations communistes, parce qu’ils sont stimulés et guidés par les cadres et organisations du parti ” (thèse 6, souligné par nous).
On peut dire d’entrée que ce que disent les thèses en matière d'organisation est sommaire et confus[4] [41]. Et le problème principal est que le BIPR ouvre beaucoup de portes à l’opportunisme. Tentons de sérier les problèmes :
Les Thèses ne disent rien, si ce n’est que les conditions “ plus favorables ” dans les pays de la périphérie permettraient à celui-ci d’organiser un plus grand nombre de militants que dans les pays centraux. Passer comme ça sur cette question est pour le moins irresponsable, d’autant plus face à la quantité de questions à résoudre que nous ont laissées d'un côté l’expérience historique de l’Internationale communiste et de l'autre la structure sociale même des pays de la périphérie.
Par “ un nombre plus élevé de militants ”, est-il fait référence à la possibilité de partis de masses dans les pays de la périphérie ? C’est ce qui semble découler de la thèse précédente, mais nous parlerions alors d’une conception du parti dépassée historiquement, le BIPR nous ramènerait alors à l’époque de la 2e Internationale. Dans ce cas, nous devrions avertir non seulement contre le danger de suppression des critères politiques d’intégration de nouveaux militants, mais aussi et surtout contre celui d'estomper la fonction même de direction politique du parti dans l’époque actuelle. Si les Thèses ne font pas référence à la formation de partis de masse, il est alors absurde de prédire s’il y aura un peu plus ou un peu moins de militants, puisque cela dépend de facteurs qui vont des conditions du mouvement révolutionnaire jusqu’à la dimension de la population de chaque pays.
Par ailleurs, l’Internationale communiste a déjà posé la question de la centralisation du parti communiste mondial. Les Thèses ne se prononcent pas sur cette question, nous devons donc demander au BIPR (à moins qu’il n’ait une conception fédéraliste du parti mondial), puisqu’il considère que les conditions sont meilleures dans les pays de la périphérie, si le noyau de la formation d’une nouvelle internationale s’y trouvera ? Si l’extension du parti mondial ira de la périphérie vers le centre avec l’appui économique et politique indispensable pour la formation de nouvelles sections ? Si sa direction politique pourra se trouver dans un quelconque pays d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Indochine ? Avec le développement du mouvement international de la classe ouvrière, ce genre de question exigera des réponses toujours plus concrètes, déterminantes pour les activités de l’organisation et elles les orientent dès à présent.
Il faut aussi parler de la composition de classe du parti. Evidemment, les critères d’appartenance à un parti restreint, rigoureusement militant, excluent le critère sociologique du militant, qu’il soit ouvrier, paysan ou artisan : la sélection se fait sur des critères politiques, par la rupture avec l’idéologie et les intérêts non prolétariens, par l’adoption des intérêts et objectifs de la classe ouvrière. Cette rupture n’est en rien plus facile dans les pays de la périphérie, et ceci est dû autant à l’influence précisément du facteur “ attardé ” (paysannerie, petite-bourgeoisie) qu’à celle de la désagrégation sociale (le sous-emploi dans les villes) qui peut tenter de pénétrer le parti de la classe ouvrière. Le gauchisme radical petit-bourgeois en particulier (et spécialement le “ guerrillérisme ”) est un obstacle difficile que rencontre la formation des organisations révolutionnaires dans la périphérie du capitalisme.
En fin de compte, un parti plus fort numériquement ne pourrait se développer dans ces pays qu’en assouplissant les critères d’adhésion, et c’est à cela qu'ouvre la porte le BIPR en parlant de “ conditions plus favorables ” et du “ niveau d’attention plus élevé ”. Cette “ souplesse ”, qui ferait courir un grand danger de toute façon, serait encore plus dangereuse dans les pays où le prolétariat constitue une classe faible : elle implique la pénétration des idéologies et conceptions étrangères à la classe ouvrière. Voilà à quoi conduit l’idée des thèses concernant le “ nombre plus élevé de militants ”.
Les Thèses réaffirment, sans plus d’éléments, la position pour le moins confuse du BIPR sur les syndicats : “ organes de négociation du prix et des conditions de la force de travail ”, “ médiateurs des nécessités capitalistes dans le mouvement des travailleurs ” dans lesquels travaillent les communistes... pour leur dépassement !
Et le comble, c’est que les Thèses ne disent pas un mot des caractéristiques des syndicats dans les pays de la périphérie (alors que c’est le but des Thèses !), par exemple que leur nature d’instrument de l’Etat est plus brutalement évidente : syndicalisation obligatoire, corps spécialisés de répression armée, interdiction pour les ouvriers de s’exprimer dans les assemblées, etc. La définition qu’en donne le BIPR tend à occulter cet aspect.
Dire que les communistes travaillent dans les syndicats dans les pays de la périphérie peut s’entendre de deux façons : soit c’est une lapalissade, puisque tout travailleur est obligé d’être syndiqué, soit cela signifie qu’ils doivent travailler dans la structure syndicale, participer à ses élections, être délégué, etc., c’est-à-dire faire partie de l’engrenage syndical et, de fait, défendre son existence. Ajouter qu’il faut y travailler “ pour les dépasser ” ne fait pas avancer la question d’un iota : dans les pays périphériques, la gauche du capital pose depuis longtemps la question dans les même termes dans le but d’impulser la création de nouveaux syndicats pour remplacer les anciens, trop discrédités aux yeux des travailleurs.
Ceci nous oblige à insister sur le fait que la classe ouvrière, dans tous les pays et y compris à la périphérie, se crée des organismes de masse qui lui sont propres et qui expriment exclusivement son point de vue de classe autonome, pour pouvoir mener sa propre lutte et diriger les autres classes. L’existence dans les pays de la périphérie de masses “ semi-prolétariennes ” ne rend pas moins nécessaire la création de ces organismes de masse de la classe, tout autant indispensables que dans les pays centraux... à condition, bien sûr, de considérer que seul le prolétariat constitue une force sociale capable de mener à bien la révolution.
Une bonne moitié des Thèses du BIPR est dédiée à la question nationale. Sur cette question, le BIPR fait un effort important pour liquider toutes sortes d’ambiguïtés en lien avec le soutien du prolétariat aux luttes de libération nationale et aux révolutions démocratico-bourgeoises, et sur la possibilité d’alliance momentanées avec des fractions progressistes de la bourgeoisie, en particulier dans les pays de la périphérie. Toutes ces ambiguïtés héritées de la 3ee Internationale sont encore propagées par certains groupes qui se revendiquent de la Gauche communiste d’Italie. Le CCI doit saluer l’effort de clarification contenu dans cette partie des Thèses. Nous soulignons donc dans un premier temps les principes que nous partageons avec le BIPR, pour ensuite montrer les différences qui subsistent et qui, à notre avis, montrent la nécessité d’aller au bout de la liquidation de ces ambiguïtés.
Premièrement, les Thèses soulignent que la bourgeoisie des pays périphériques est, dans sa nature exploiteuse, identique à celle des pays centraux : "La bourgeoisie des pays périphériques fait partie... de la classe bourgeoise internationale, dominant dans l'ensemble du système d'exploitation parce qu'elle est en possession des moyens de production à l'échelle internationale... avec des responsabilités égales et des fonctions historiques égales...; et que les oppositions entre la bourgeoisie périphérique et la bourgeoisie métropolitaine... ne touchent pas à la substance des rapports d'exploitation entre travail et capital qui, avant tout, se défendent ensemble contre le danger représenté par le prolétariat." (thèse-7) Elles affirment également que les caractéristiques particulières du capitalisme à la périphérie, telles que leur forme juridique (par exemple le fait que les entreprises sont propriété de l'Etat), ou le caractère agricole de la production ne constituent pas des différences essentielles de la production capitaliste.
Les Thèses affirment que “ la tactique du prolétariat dans la phase impérialiste exclut donc une quelconque alliance avec une quelconque fraction de la bourgeoisie, ne reconnaissant à aucune d’entre elles une nature “ progressiste ” ou “ anti-impérialiste ” ce qui, dans le passé, avait justifié des tactiques de “ front uni ” ( ...). La bourgeoisie nationale des pays attardés est liée aux centres impérialistes (...), ses antagonismes avec tel ou tel front, avec tel ou tel pays impérialiste, ne sont pas des antagonismes de classe mais sont internes à la dynamique capitaliste et cohérents avec sa logique. ” (thèse 9).
Pour ces raisons, une alliance avec la bourgeoisie n’a aucun sens pour le prolétariat. “ Les forces communistes internationalistes considèrent comme leur adversaire immédiat toutes ces forces bourgeoises ou petite-bourgeoises (...) qui préconisent l’alliance de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie. ” (thèse 10)
Pour finir, les Thèses réaffirment les objectifs du prolétariat à l’échelle internationale : les forces communistes internationalistes “ rejettent toute forme d’alliance ou de front uni (...), elles considèrent comme prioritaire (...) la préparation de l’assaut de classe contre le capitalisme, à l’échelle nationale (...) mais dans le cadre d’une stratégie qui voit dans le prolétariat international le seul sujet antagonique au capitalisme ” (Thèse 10). “ Les communistes dans les pays périphériques n’inscriront pas dans leur programme la conquête d’un régime qui assure les libertés et les formes de vie démocratiques, mais la conquête de la dictature du prolétariat. ” (thèse 11)
Nous sommes d’accord avec le BIPR sur cet ensemble de positions, fondamentales pour se maintenir sur un terrain de classe aujourd’hui, surtout avec la recrudescence des guerres impérialistes.
On trouve malheureusement ici et là dans les Thèses des expressions un peu ambiguës qui, par moment, tendent à contredire les affirmations que nous avons reproduites ci-dessus. Ces expressions montrent que persiste l’idée de la possibilité de certaines luttes de libération nationale, même si les Thèses insistent sur le piège représenté par le soutien à ces luttes pour le prolétariat.
Les Thèses parlent par exemple de sections de la bourgeoisie “ non incorporées aux circuits internationaux du capital ” qui “ ne participent pas à l’exploitation conjointe du prolétariat international ”, susceptibles de mener des “luttes d’opposition à la domination que le capital des grandes métropoles instaure dans ces pays ” (thèse 8). Les Thèses estiment que c’est le cas au Nicaragua ou dans le Chiapas (au Mexique), tout en reconnaissant immédiatement après que ces fractions ne peuvent conduire qu’à une “ nouvelle oppression et la substitution d’un groupe d’exploiteurs par un autre ”. Ailleurs dans les Thèses, il est affirmé que “ les révolutions nationales sont donc destinées à aboutir sur le terrain des équilibres interimpérialistes ” (thèse 9) ; et plus loin dans le texte (thèse 10), il est dit que “ en cas de révoltes qui aboutissent à des gouvernements “ démocratiques ” ou “ démocrates révolutionnaires ” [les forces communistes] maintiendront leur propre programme communiste et leur propre rôle antagonique révolutionnaire ”. Le problème réside dans le fait que le BIPR, tout en mettant beaucoup de guillemets, tout en insistant sur le fait que le prolétariat n’a rien à y gagner, reconnaît quand même la possibilité de “ révolutions nationales ”. Cet aspect affaiblit l’analyse générale, parce qu’il laisse entrer par la fenêtre des conceptions qui sont par ailleurs mises à la porte : la division entre bourgeoisie “ dominée ” et “ dominante ”, la nature “ progressiste ” de certaines “ luttes nationales ” et, finalement, la possibilité pour le prolétariat de participer à celles-ci en s’alliant à certaines fractions de la bourgeoisie. L’insistance même qui est faite dans les Thèses sur l’impossibilité pour le prolétariat de s’allier avec des fractions de la bourgeoisie, loin de montrer le niveau de clarté atteint, montre au contraire que l’intuition existe que quelque chose est confus, qu’une brèche existe quelque part et qu’il faut la colmater à tout prix.
Pour nous, la possibilité de révolutions nationales bourgeoises a disparu historiquement avec l’entrée du système dans sa phase de décadence et l’ouverture de l’époque de la révolution mondiale du prolétariat. Aujourd’hui, les “ mouvements de libération nationale ” ne sont qu’une mystification, destinée à embrigader le prolétariat dans les conflits interimpérialistes. Les Thèses du BIPR font abstraction de la nature impérialiste des bourgeoisies des pays attardés qui soit agissent supervisées par une grande puissance (pour obtenir des miettes ou pour changer de camp impérialiste), soit agissent avec leurs propres prétentions impérialistes, ce qui est souvent le cas pour les puissances moyennes. Mais l’ambiguïté des Thèses ne finit pas là car elles font un pas en arrière supplémentaire encore plus dangereux.
La thèse 12 affirme que “ les mouvements de masse nationalistes ne sont pas que la manifestation de forces bourgeoises nationalistes, elles expriment aussi l’énorme combativité des masses opprimées, déshéritées et surexploitées sur lesquelles le nationalisme bourgeois exerce sa propagande et son travail d’organisation afin d’en prendre la direction ”. Ce que le BIPR appelle “ mouvements de masse nationaliste ”, ce n’est rien d’autre que les guerres impérialistes auxquelles nous assistons en ce moment, auxquelles la bourgeoisie met un masque “ nationaliste ”. Le BIPR tombe ici dans le piège tendu par la bourgeoisie. Ces soi-disant “ mouvements de masse nationalistes ” n’expriment en rien “ l’énorme combativité des masses opprimées ”, mais tout au contraire la domination idéologique et politique la plus totale qu’exerce la bourgeoisie sur ces masses, au point de les faire s’entre-tuer pour des intérêts qui ne sont pas les leurs. L’affirmation du BIPR est en ce sens aussi absurde que si elle disait que la seconde guerre mondiale n’avait pas été seulement l’expression de l’existence de conflits impérialistes, mais qu’elle aurait exprimé aussi l’énorme combativité des masses.
La thèse 11 contient elle aussi un dérapage du même tonneau que le précédent. Après avoir affirmé que “ les communistes internationalistes dans les pays périphériques n’inscriront pas dans leur programme la conquête d’un régime qui assure les libertés démocratiques... mais la conquête de la dictature du prolétariat ”, le BIPR nous dit que ces communistes “ seront les défenseurs les plus décidés et conséquents de ces libertés, démasquant les forces bourgeoises qui ne les mettent en avant que pour mieux les nier par la suite ”. Ainsi, les Thèses oublient tout simplement ce que Lénine posait pourtant clairement, à savoir qu’il n’existe pas de libertés démocratiques abstraites, mais des libertés de classe et que le rôle des révolutionnaires n’est pas de “ défendre ” les libertés démocratiques bourgeoises, mais de dénoncer leur nature bourgeoise.
Politiquement, ces deux concepts, les “ mouvements de masse nationalistes ” et la “ défense des libertés démocratiques ”, laissent la porte ouverte à la possibilité d’intervenir dans des mouvements “ nationaux ” ou “ démocratiques ”, dans la mesure où on considère que ceux-ci n’expriment pas uniquement les intérêts de la bourgeoisie, mais aussi la “ combativité des masses”. C’est donc une concession dangereuse faite au camp ennemi, proche de l’opportunisme, d’autant plus si l’on y ajoute les aspects organisationnels que nous avons critiqué dans la première partie de cet article (en particulier sur “ le travail dans les syndicats ”).
Les ambiguïtés présentes dans les Thèses montrent les difficultés sur le plan théorique pour comprendre l’étape actuelle du capitalisme. L’insuffisance dans la distinction entre ascendance et décadence du capitalisme conduit à mettre théoriquement sur le même plan des phénomènes bien distincts en réalité, et par exemple à mettre sur le même plan d’un côté le processus de destruction des formes précapitalistes de production durant la phase ascendante du capitalisme et de l’autre la décomposition sociale actuelle ; par exemple encore, à minimiser les différences entre les luttes nationales au siècle dernier et les guerres “ nationalistes ” derrière lesquelles se cachent les conflits interimpérialistes actuels.
Il y a un réel effort pour donner aux Thèses un cadre historique adéquat. La thèse 9 en particulier combat la position du 2e congrès de l’Internationale communiste sur la question nationale et l’alliance entre prolétariat et bourgeoisie, et critique la position de Lénine et des bolcheviks de soutien aux luttes de libération nationale. Mais cette même thèse souffre des limites de la vision des changements historiques survenus au début du 20e siècle. Elle se limite à faire la critique des thèses adoptées par le Congrès de l’IC. Elle ne mentionne pas l’existence d’un important débat à l'époque dans le milieu révolutionnaire sur la fin des luttes nationales avec l’entrée du système dans sa phase impérialiste ou décadente et sur le danger pour le prolétariat de se mettre derrière des mouvements nationaux de la bourgeoisie.La dernière thèse lance un appel aux prolétaires et aux déshérités des pays périphériques, pour “ l’unité de classe avec les prolétaires de tous les pays, vers l’objectif commun de la dictature du prolétariat et du socialisme international ” (thèse 13).
L’idée qui conclut les Thèses nous semble être des plus intéressantes : le rejet du nationalisme est “d’autant plus important dans ces situations dans lesquelles le nationalisme dégénère en localisme le plus vil et réactionnaire... Dans de telles situations, où l’idéologie obscurantiste a déjà remplacé les principes élémentaires de solidarité de classe, il est d'autant plus nécessaire, bien que d'autant plus difficile, de réaffirmer la solidarité de classe fondamentale. C'est la précondition indispensable à toute reprise possible du mouvement révolutionnaire et communiste.”
Cette citation induit deux aspects importants qui reflètent clairement la situation actuelle du capitalisme : la dégénérescence du nationalisme en “ localisme le plus vil et réactionnaire ” et la substitution de la solidarité de classe par l'“ idéologie obscurantiste ”. Sans le vouloir, les Thèses parlent ici de fait de la décomposition sociale du capitalisme. Il suffirait de développer ces idées, en exprimant clairement qu’il ne s’agit pas de cas isolés, pour exprimer la nouvelle tendance générale du capitalisme. Ces idées justes du BIPR devraient lui permettre de reconnaître les difficultés accrues pour le prolétariat et ses organisations révolutionnaires, particulièrement dans les pays de la périphérie, et d’abandonner les illusions quant aux plus grandes “ facilités ” qu’il entretient encore. Elles devraient surtout lui permettre de reconnaître, non plus de façon partielle mais pleinement, la décadence et la décomposition que vit actuellement le capitalisme avec tous les dangers historiques qu’elle contient.
[1] [42] Nous faisons ici référence aux “ Thèses sur la tactique communiste dans les pays de la périphérie du capitalisme ”, publiées en italien dans Prometeo n° 13, série V, juin 1997, en anglais dans Internationalist Communist, Special Issue, Theses and Documents from the VIth Congress of Battaglia Comunista, en espagnol sur le site web du BIPR (nos citations sont traduites de la version espagnole).
[2] [43] Le BIPR parle par exemple de la “ phase impérialiste avancée ” pour parler de l’étape actuelle, alors que nous parlons de décadence et de décomposition du capitalisme ; par exemple encore, quand le BIPR parle de capitalisme d’Etat, il ne parle que du monopole étatique et non d’une tendance générale actuelle du capitalisme comme nous l’entendons pour notre part. Mentionnons enfin le concept utilisé par le BIPR de "opportunisme réformiste à habillage 'révolutionnaire'" pour se référer à ce que nous appelons le "gauchisme". Cette notion du BIPR (héritée de la Gauche italienne) est particulièrement confuse : nommer "opportunisme" une tendance politique du camp bourgeois, quand historiquement on a qualifié d'opportunisme (comme nous le faisons) un courant politique au sein du camp prolétarien mais qui, volontairement ou involontairement, fait des concessions politiques et organisationnelles au camp ennemi. La forme confuse sous laquelle les groupes qui se revendiquent de la Gauche italienne utilisent le terme opportunisme n'est pas accidentelle, mais elle reflète une certaine ambiguïté face au gauchisme, une propension à "discuter" avec lui, au lieu de le dénoncer, c'est-à-dire qu'elle reflète un certain "opportunisme". De toutes façons, il faut noter cette différence d'utilisation de ce conept pour éviter les équivoques pour nos lecteurs, surtout lorsque nous critiquons comme "opportuniste" une certaine politique du BIPR et des groupes bordiguistes.
[3] [44] On peut ainsi comprendre pourquoi le BIPR reste dans l’expectative par rapport aux révoltes désespérées ou aux “ mouvements ” paysans. Pour nous, ces derniers sont manipulés par les puissances impérialistes en conflit (par exemple les FARC en Colombie ou les zapatistes du Chiapas au Mexique, comme les guerrillas des années 1970 ou les sandinistes du Nicaragua dans les années 80.
[4] [45] Trois thèses, une page et demi, sont par exemple consacrées à la définition des “ pays périphériques ”, alors que la question organisationnelle est concentrée sur une seule thèse, moins d’une demi-page, dont la moitié ne fait que répéter la position générale du BIPR sur les syndicats.
Guerres sur tous les continents, pauvreté, misère et faim généralisées, catastrophes en tous genres, le tableau du monde est catastrophique.
"Un an après le début de la guerre au Kosovo, les vengeances meurtrières, l'augmentation de la criminalité, les conflits politiques internes, l'intimidation, et la corruption dans ce territoire donnent une image fâcheuse (...). Le Kosovo est un gâchis. " (The Guardian, 17/3/00) ([1] [50]). La situation de haine et de guerre dans les Balkans s'est encore aggravée depuis la guerre du Kosovo et l'occupation du pays par l'OTAN. La guerre en Tchétchénie continue au prix de milliers de morts et de blessés, pour la plupart civils, et des centaines de milliers de réfugiés affamés dans des camps. Comme au Kosovo, comme en Bosnie hier, les atrocités commises sont effroyables. La capitale Grozny a été rayée de la carte, anéantie. Les généraux américains se vantent d'avoir ramené la Serbie 50 ans en arrière avec les bombardements de l'OTAN. Les généraux russes se sont révélés encore plus performant en Tchétchénie : "Cette petite République du Caucase risque ainsi d'être renvoyée, en matière de développement, un siècle en arrière" (Le Monde Diplomatique, février 2000). Les combats qui ont ravagé le pays, continuent et vont continuer encore longtemps.
Les foyers de tensions guerrières se multiplient. Particulièrement nombreux et particulièrement dangereux en Asie du sud-est. "Dans nulle autre région, tant de questions critiques sont posées de manière si dramatique. " (Bill Clinton, International Herald Tribune, 20/03/00)
Pauvreté et misère généralisées dans le monde
"La moitié de toute la population mondiale est pauvre" (International Herald Tribune, 17/3/ 00). Les discours sur la prospérité sont démentis par la situation dramatique de milliards d'hommes, de femmes et d'enfants. "Alors que la production mondiale de produits alimentaires de base représente plus de N0% des besoins, 30 millions de personnes continuent de mourir de faim chaque année, et plus de 800 millions sont sous-alimentées. " (Le Monde Diplomatique, décembre 2000)
La situation dans les pays périphériques, hier appelés "tiers-monde", aujourd'hui appelés "pays émergents" ou "en développement" - c'est révélateur des thèmes et des mensonges de la propagande actuelle - est à une paupérisation et à une misère absolues. "Le nombre de personnes sous-alimentées reste élevé dans un monde d'excédent de nourriture. Dans les pays en développement, il y a 150 millions d'enfants de poids insuffisant, autour d'un sur trois. " (International Herald Tribune, 9/3/00)
Aujourd'hui même alors qu'on nous rabâche que la crise asiatique de l'été 1997 est dépassée, que les "tigres asiatiques" sont de retour, que la récession a été beaucoup moins forte que prévue tant en Asie qu'en Amérique Latine, et que les taux de croissance sont de nouveau positifs, "2.2 milliards de personnes [vivent] avec moins de 2 dollars par jour en Asie et en Amérique Latine" (International Herald Tribune, 14/7/ 00, James D. Wolfensohn, Président de la Banque Mondiale). Inflation maîtrisée, production en hausse, la Russie est "un petit miracle, si l'on s'en dentaux indicateurs macroéconomiques" (Le Monde, 24/03/00). Mais, comme les pays asiatiques sud-américains, cette embellie au niveau des "fondamentaux économiques" se fait sur le dos de la population et au prix d'une misère croissante. La Russie "reste un pays en quasi faillite, sapé par une dette extérieure de près de 170 milliards de dollars (...). L'évolution générale du niveau de vie est restée négative depuis 1990 et, en moyenne, le revenu moyen par habitant équivaut actuellement à 60 dollars par mois, le salaire moyen se situant à 63 dollars et le montant de la retraite à 18 dollars. En août 1998, au moment du krach, 48 % de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté (fixé à un peu plus de 50 dollars), proportion qui est passée à 54% enfin d'année et qui atteint près de 60 % à ce jour. " (Le Monde, supplément économique, 14/03/00)
Pauvreté et misère dans les pays industrialisés
L'idée que les pays industrialisés seraient un oasis de prospérité, ne résiste pas non plus à un examen, même superficiel. Et encore moins au vécu de centaines de millions d'hommes et de femmes, principalement ouvriers en activité ou au chômage. Comme nous le rappelions dans le numéro précédent, 18 % de la population américaine vit en dessous du seuil de pauvreté, soit 36 millions de personnes au moins. En Grande-Bretagne, 8 millions sont dans cette situation et 6 millions en France. Si les chiffres de chômage ont baissé, c'est au prix d'une flexibilité et d'une précarité chaque jour plus fortes et d'une baisse des salaires drastique. Avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, les Pays-Bas sont souvent cités comme exemple de réussite économique. Comment expliquer la chute du taux de chômage de 10 % en 1983 à moins de 3 % en 1999 aux Pays-Bas s'interroge Le Monde : "Plusieurs thèses ont déjà été évoquées : (...) Le développement du temps partiel [qui représentait en 1997] 38.4% de l'emploi total [et] de nombreux retraits d'activité avec le cas (très particulier aux Pays-Bas) des personnes considérées comme invalides (près de 11% de la population active en 1997). [Enfin] La modération salariale négociée dans les années 80 pourrait être à l'origine de la forte baisse du chômage" (Le Monde, supplément économique, 14/03/00). Le mystère de la réussite est levé : un adulte sur dix est invalide dans un des pays les plus industrialisés au monde ! Mais le sujet ne prête pas à rire. La réussite hollandaise ? Précarité maximum et travail à temps partiel ; tricherie sur les chiffres économiques et de... santé ; enfin baisse drastique des salaires. Voilà la recette. Et elle est appliquée dans tous les pays. ([2] [51])
A ces données qui ne sont qu'une partie de la réalité sociale et économique des pays industrialisés, il convient de rappeler l'immense endettement public et privé des Etats-Unis, l'approfondissement de leur déficit commercial ([3] [52]) et l'énorme bulle spéculative qui affecte Wall Street et avec elle toutes les bourses du monde. Le cycle ininterrompu de croissance américaine des années 1990 dont on nous vante tant les mérites, est financé par le reste du monde, par l'endettement généralisé et par une exploitation féroce de la classe ouvrière. Autre grand pays industrialisé, deuxième puissance mondiale, le Japon n'en finit pas avec la récession "officielle", c'est-à-dire officiellement reconnue. Et ce malgré un endettement faramineux de l'Etat qui s'élève "à 3300 milliards de dollars à la fin 1999, ce qui en faisait la dette la plus élevée du monde (...). Le Japon est donc passé devant les Etats-Unis, qui étaient auparavant la nation la plus endettée au monde. " (Le Monde, 4/03/00)
La réalité de 1'économie mondiale est à l'opposé du tableau idyllique qui nous est présenté.
Des catastrophes meurtrières et la destruction de la planète
Les catastrophes écologiques et "naturelles" se multiplient. Les dernières inondations meurtrières au Venezuela et au Mozambique, après celles de Chine entre autres, ont à leur tour fait des milliers de morts et de disparus, des centaines de milliers de victimes et de sans-abri affamés. Dans le même temps la sécheresse, moins "spectaculaire", fait tout autant de ravages en Afrique, voire dans les pays affectés par les inondations à d'autres moments. Les milliers de morts ensevelis sous les décombres de leur bidonville construit sur les flancs des montagnes entourant Caracas ne sont pas victimes d'un phénomène naturel, mais des conditions de vie et de l'anarchie qu'impose le capitalisme. Les pays riches ne sont pas non plus épargnés parles catastrophes, même si celles-ci ont des conséquences moins dramatiques dans l'immédiat. Les incidents dans les centrales nucléaires sont de plus en plus courants. Tout comme les "marées noires" dues au naufrage de pétroliers affrétés au moindre coût, les accidents de chemin de fer et d'avion. Ou bien encore la pollution des fleuves comme le déversement massif de mercure dans le Danube. L'eau est de plus en plus polluée et elle se raréfie. "Un milliard de personnes n'ont pas accès à une eau sûre et potable, essentiellement parce qu'ils sont pauvres" (International Herald Tribune, 17/3/00). L'air des villes et des campagnes est nocif. Les maladies qui avaient disparu, telles que le choléra et la tuberculose, réapparaissent massivement. "Cette année, 3 millions de personnes vont mourir de la tuberculose, et 8 millions vont développer la maladie, presque toutes dans les pays pauvres (...). La tuberculose n'est pas une simple crise médicale. C'est un problème politique et social qui pourrait avoir des conséquences incalculables pour les générations à venir. " (selon Médecins sans frontière, International Herald Tribune, 24/ 03/00)
La destruction du tissu social et ses conséquences dramatiques
Cette détérioration des conditions de vie, tant au plan économique qu'au plan général des conditions de vie, s'accompagne d'une explosion de la corruption, des mafias et de la délinquance la plus extrême. Des pays entiers sont gangrenés par la drogue, le gangstérisme et la prostitution. Le détournement des fonds du FMI alloués à la Russie, des milliards de dollars, par les membres de la famille Eltsine, n'est qu'une expression caricaturale de la corruption généralisée qui se développe dans tous les pays du monde.
L'enfer dans lequel se retrouvent des millions d'enfants dans le monde est effarant. "La liste est longue des activités dans lesquelles les enfants sont transformés en marchandises (...). Mais les enfants ne sont pas vendus, loin de là, que pour le «marché» de l'adoption internationale. Ils le sont bien plus encore pour leur force de travail (...). L'industrie du sexe -prostitution d'enfants, prostitution d'adultes - est aujourd'hui à ce point lucrative qu'elle représente près de 15 % du produit intérieur brut de certains pays d'Asie (Thaïlande, Philippines, Malaisie). De plus en plus jeunes, ses yjcâmes sont aussi de plus en plus démunies, dans le monde entier, surtout lorsque, malades, elles sont renvoyées dans la rue ou dans leurs villages, rejetées par leurs familles, abandonnées de tous. " (Le Monde, 21/3/00, Claire Brisset, directrice de l'information au Comité français pour l'UNICEF) ([4] [53])
Tout aussi horrible est le développement de la prostitution des jeunes filles. L'une des conséquences de l'intervention de l'OTAN au Kosovo, a été de jeter des milliers d'adolescentes dans les camps de réfugiés. Alors que leurs frères étaient enrôlés dans les mafias de l'UCK, dans le trafic de drogue et le gangstérisme, elles sont devenues, elles aussi les proies des mafias. " Il arrive aussi q 'elles aient été achetées ou enlevées dans les camps de réfugiés avant d'être envoyées à l'étranger ou dans les bars à soldats de Pristina (...) La plupart d'entre elles subissent des sévices, en particulier des viols, avant d'être contraintes de se prostituer : « au début, (explique un responsable policier français) je ne croyais pas à l'existence de véritables camps de concentration où elles sont violées et préparées à la prostitution ». " (Le Monde, 15/3/00)
Sur tous les plans, guerres, crise économique, pauvreté, écologique et social, le tableau est sombre et catastrophique.
Vers ou le capitalisme entraîne-t-il le monde ?
Mais s'agit-il d'une période, terrible et dramatique certes, de transition dans l'attente et la perspective d'un monde meilleur, de paix et de prospérité ? Ou bien s'agit-il d'une inexorable descente aux enfers ? S'agit-il d'une société qui passe par les plus graves tourments avant de connaître un nouveau développement extraordinaire grâce aux nouvelles techniques ? Ou bien sommes-nous en face d'une décomposition irréversible du capitalisme ? Quelles sont les tendances de fond qui animent tous les aspects du monde capitaliste ?
Vers la destruction de l'environnement
Malgré les discours et les participations d'écologistes aux gouvernements, les catastrophes de toutes natures et la destruction de la planète par le capitalisme ne peuvent que se développer et s'aggraver. Quand les scientifiques réussissent à faire une étude "objective" et sérieuse, et quand on les laisse s'exprimer, leurs prévisions sont funestes. Voilà ce que dit un spécialiste de l'eau : "On va dans le mur (...). Le pire scénario pour le futur serait que l'on continue à faire comme aujourd'hui ; c'est la crise assurée (...). En 2025, la majorité de la population de la planète vivra dans des conditions d'approvisionnement en eau faibles ou catastrophiquement faibles" (cité par Le Monde, 14/03/00). La conclusion tirée par notre scientifique : "Un changement de politique globale est impératif. "
Point n'est besoin ici de revenir sur le trou dans la couche d'ozone, ni sur le réchauffement de la planète qui fait fondre les glaces des deux pôles et fait monter le niveau des mers. L'air dans la majorité des grandes agglomérations mondiales est devenu irrespirable et les maladies qui en découlent, asthme, bronchites chroniques et autres, comme le cancer, sont en augmentation rapide. Mais ce ne sont pas que les grandes villes ou les villes industrielles qui sont touchées. C'est l'ensemble de la planète. Le nuage de pollution émis par les industries en Inde et en Chine, nuage de la taille des Etats-Unis, a plané au-dessus de l'Océan indien durant des semaines. Quelle réponse offre le capitalisme ? Offre-t-il l'arrêt de la pollution, ou au moins sa diminution ? Absolument pas. Sa réponse ? S'approprier l'air et le vendre : "Pour la première fois, l'air, ressource universelle, devrait devenir une valeur marchande (...). Le principe d'un marché des permis d'émission [c'est-à-dire des droits à polluer] est simple (...). Un pays qui produit plus de C02 qu'il n'est autorisé à le faire peut acheter à un Etat qui, lui, en produit moins, l'excédent de droits à polluer de ce dernier" {Le Monde, supplément économique, 21/03/00). Tout comme il le fait déjà avec l'eau. Tout comme il le fait avec les enfants. Tout comme il le fait avec les prolétaires. Au lieu de stopper, voire au minimum de ralentir, la destruction de l'environnement et de la planète, le capitalisme en transformant tout ce qu'il touche en marchandise, en accélère la ruine et la destruction.
Vers encore plus de pauvreté et de misère
Depuis le début de ce siècle, et malgré les progrès techniques et un développement des forces productives quantitativement immenses, les conditions de vie de l'ensemble de la population mondiale, et y compris de la classe ouvrière des pays industrialisés, se sont considérablement dégradées. Sans compter les sacrifices et la misère des deux guerres mondiales. Comme l'avait défini l'Internationale Communiste en 1919, s'ouvrait alors la période de décadence du capitalisme (Voir dans ce numéro An 2000 : le siècle le plus barbare de l'histoire).
Les années 1970 avaient vu la faillite des pays africains et l'endettement des pays d'Amérique Latine. Les années 1980 ont vu la faillite de ces derniers et l'endettement des pays de l'Est. Les années 1990 ont vu la faillite des pays de l'Est, l'endettement des pays asiatiques et la faillite qui l'a suivi encore plus rapidement. Que ce soit l'Afrique, l'Amérique Latine, et maintenant l'Asie et l'Europe de l'Est, la situation n'a fait qu'empirer dramatiquement tout au long de cette fin de siècle. Au début des années 1970, le nombre de pauvres (disposant de moins de un dollar par jour selon la Banque Mondiale) s'élevait à 200 millions. Au début des années 1990, leur nombre était de 2 milliards.
Après la chute du capitalisme d'Etat stalinien dans les pays de l'Est, la pseudo prospérité occidentale était promise à tous. "Mais au lieu de converger vers les niveaux de salaire et de vie de l'Europe de l'Ouest, le déclin régional relatif (des pays de l'ex-bloc russe) s'accéléra après 1989. Le produit intérieur brut (PIB) chuta de 20 % même dans les pays les plus développés. Dix ans après le début de la transition, seule la Pologne a dépassé son PIB de 1989, tandis que la Hongrie s'en rapproche seulement à la fin des années 90. " {Le Monde Diplomatique, février 2000)
En Asie où la crise de 1'été 1997 serait terminée dit-on, "nombre de banques se retrouvent encore avec des dettes effarantes, qui, même si le climat économique s'améliore, n'ont aucune chance d'être un jour remboursées" {The Economist dans Le Monde en 2000 publié en français par Courrier International). Certes, depuis peu, la bourgeoisie s'émerveille sur les capacités de récupération des économies asiatiques. "Le redressement des économies de la région est «remarquable» a estimé le vice-président de la Banque mondiale pour l'Asie de l'Est et le Pacifique " pour qui "la pauvreté n'augmente plus, les taux de change sont stables, les réserves sont importantes, les exportations augmentent, l'investissement étranger reprend et l'inflation est faible" {Le Monde, 24/03/00). Comme 1'indique le fait que "la pauvreté n'augmente plus", les bons résultats des "fondamentaux" sont le fruit de la destruction de pans entiers de l'économie des pays asiatiques et d'une paupérisation massive de la population, d'un endettement public et privé accru qui explique que "les réserves soient importantes", et d'une monnaie dévaluée qui favorise les exportations et l'investissement étranger. Mais même dans le cas de la Corée du Sud, 10e puissance industrielle avant la crise de l'été 1997, les avis des spécialistes sont partagés et tous, loin s'en faut, ne se laissent pas griser par les nécessités propagandistes.
"Hilton Root, un ancien professeur d'économie de la Wharton School, a décrit une tableau inquiétant de la reprise coréenne plus superficiellement que profondément enracinée. Les puissants «chaebols» sud-coréens - les puissants conglomérats –sont encore englués dans des dettes énormes, le pays a trop peu de familles possédant beaucoup trop de richesses, et la corruption continue à dépouiller le système politique et légal de la nation. Mr Root doute que la reprise coréenne se maintienne même si Mr Kim apparaît plus fort que jamais. En effet, beaucoup de gens s'inquiètent que, sous un tel mandat, la Corée du Sud glisse rapidement en arrière" {International Herald Tribune, 18/03/00). On le voit, et même si l'explication des difficultés par notre économiste est largement incomplète, la réalité n'est pas aussi brillante et limpide que le claironnent les spécialistes de la bourgeoisie internationale.
Pour les pays de la périphérie du capitalisme, c'est-à-dire pour l'immense majorité des continents, des pays et de la population mondiale, les perspectives économiques sont à la ruine, la misère et la faim.
Vers l'aggravation du chômage et de la précarité dans les pays riches
( Comment pouvons-nous dire que le capitalisme est en faillite alors que "la croissance est là" ?
Sommes-nous aveugles ? La "nouvelle économie" ne va-t-elle pas relancer encore plus la machine et assurer une prospérité continue ? Ne va-t-on pas vers le "plein emploi" comme l'affichent les gouvernements ? Réalité ou chimère ? Possibilité ou mensonge ?
Les prévisions économiques qui nous sont largement présentées dans les médias sont de la pure propagande. Elles ont pour but de cacher la faillite généralisée. A l'appui de leurs discours, les politiciens, les spécialistes et les journalistes avancent des chiffres qui sont manipulés et mensongers. Objet de campagne aujourd'hui, le retour au "plein emploi" serait à portée de main, en partie grâce à la "nouvelle économie" ([5] [54]). Comment vont-ils y arriver ? Par laprécarité, le temps partiel imposé, et la tricherie : "Si les temps changent, les repères aussi. Pendant des lustres, il a été admis que le plein emploi était atteint quand le taux de chômage ne dépassait pas les 3 %. Plus récemment, les experts considéraient que le même résultat serait obtenu avec 6 % de chômeurs. Or voilà que le chiffre est révisé à la hausse par certains, jusqu'à 8.5 %" {Le Monde, supplément économique, 21/03/00). Le fait même qu'ils revoient leurs critères chiffrés, disqualifie à l'avance le retour au "plein emploi" dans les statistiques et indique la confiance qu'ils ont dans leurs propres pronostics. Le chômage et la précarité vont s ' approfondir encore et peser sur les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière mondiale.
Il en va de même pour les chiffres de croissance. Habitué à tricher, il est alors tout à fait normal qu'un éminent dirigeant japonais se refuse à admettre la récession dans son pays. "Même si cela fait deux trimestres de suite ([6] [55]) que le PIB se contracte, nous ne pensons pas que l'économie soit en récession" (cité par Le Monde, 14/03/00). Pourquoi se gênerait-il ? Puisque les chiffres sont tripatouillés de manière à apparaître sous leur meilleur jour : "Dans le passé, on aurait considéré (un taux de croissance de 1 à 1,5 % pour l'économie mondiale) comme une récession. A l'occasion des trois précédentes « récessions » mondiales - de 1975, 1982 et 1991 -, la production mondiale n 'a en effet jamais véritablement reculé" (The Economiste Le Monde en 1999 publié par Courrier International). Dans ces conditions, nous ne pouvons accorder aucun crédit sérieux aux déclarations triomphantes sur la croissance retrouvée dans les pays industrialisés.
En fait, un des enjeux de la situation actuelle est de masquer aux yeux de la population mondiale, et particulièrement de la classe ouvrière des pays industrialisés, la faillite économique du capitalisme. Une des manifestations les plus criantes de cette faillite, est le recul de la production, la récession, et ses conséquences dramatiques et violentes. Là aussi, les envolées lyriques sur la croissance américaine dont nous avons vu les conditions "artificielles" et le prix pour la population américaine, visent à cacher la récession mondiale. Combien d'articles et d'éloges sur l'exemple américain à côté des quelques mentions, dispersées sur "les graves récessions dans la plupart des pays du tiers-monde" (The Economist) et des pays de l'Est européen ?
Vers l'aggravation des contradictions de l'économie américaine
Malgré ses tricheries, la bourgeoisie est néanmoins obligée d'essayer d'y voir clair, ne serait-ce que pour essayer de contrôler la situation de faillite. D'où les interrogations actuelles sur 1'"atterrissage en douceur". La crise "asiatique" de l'été 1997 qui a fait des ravages en Asie, en Amérique Latine et en Europe de l'Est, a été contenue dans les pays d'Amérique du nord et d'Europe occidentale, au prix pour ces derniers, et particulièrement les Etats-Unis d'un endettement public et privé accru avec comme conséquence l'inflation, la surchauffe de 1'économie et une spéculation boursière encore plus gigantesque et "irrationnelle" qu'auparavant.
Démentant toutes les dithyrambes sur la bonne santé de 1'économie, sur la révolution et le boom de la "nouvelle économie" liée à Internet, les spécialistes et les responsables économiques les plus sérieux n'ont qu'une seule vraie préoccupation :l’"atterrissage en douceur" de l'économie mondiale. C'est dans les faits une reconnaissance tacite que la tendance est déjà à une chute de l'économie. "Une chose est claire : l'expansion des Etats-Unis va se modérer (...). Le freinage pourrait-il être brutal au point d'entraîner une récession mondiale ? C'est fort peu probable, mais le risque n'est pas à exclure. [Néanmoins] cette situation a deux conséquences inquiétantes. Premièrement, le ralentissement nécessaire pour éviter un retour de l'inflation aux Etats-Unis en 2000 sera de grande ampleur (...). Si la nouvelle économie est un mirage ou, en tout cas, si elle est beaucoup moins réelle qu'on le prétend, les valorisations boursières actuelles des entreprises américaines sont injustifiables. Dès lors qu 'on associe la nécessité d'une modération de la demande globale et un marché boursier à la fois surévalué et apparemment non préparé aux désillusions, y compris les moins graves, toutes les conditions sont réunies pour un atterrissage nettement moins réussi." (The Economist dans Le Monde en 2000 publié par Courrier International)
Le doute s'installe donc. Est-ce que la bourgeoisie arrivera à continuer à contrôler la chute évitant ainsi un choc brutal et incontrôlé à la 1929 ? L'enjeu n'est pas faillite ou pas faillite. La faillite est déjà là. Croissance ou récession ? La récession est déjà là comme on l'a vu plus haut. Prospérité ou misère ? La misère est déjà là. Chômage-précarité ou plein emploi ? Chômage et précarité sont déjà là. Non, l'enjeu est : est-ce que la bourgeoisie va pouvoir continuer à contrôler la chute comme elle le fait encore aujourd'hui ? Chute contrôlée ou incontrôlée ? Et le doute et l'interrogation sont présents dans un autre article de la même publication : "En réussissant un atterrissage en douceur, le pays [les Etats-Unis] aura accompli un miracle tout aussi remarquable que la croissance soutenue qu'il a connue ces dernières années" (idem). Diable ! Deux "miracles" à la suite ! Quelle foi aveugle. Et quelle confiance dans les vertus de l'économie capitaliste. Comme le premier, ce nouveau miracle s'il doit survenir, ne sera pas réalisé par le marché, mais par l'intervention autoritaire des Etats - au premier chef américain - sur l'économie, par des décisions politiques des gouvernements et "techniques" des banques centrales qui tricheront une fois de plus avec la loi de la valeur non pour sauver 1'économie mais pour "atterrir" le plus doucement possible.
Vers plus de guerres et de chaos
Nous l'avons vu ([7] [56]), la paix ne reviendra pas en Tchétchénie. Ni dans les Balkans. Et les foyers de tension sont nombreux. Au milieu de multiples antagonismes locaux, les tensions permanentes entre la Chine et Taiwan, 1 ' Inde et le Pakistan, et donc l'Inde et la Chine, les trois dotés de l'arme nucléaire, sont lourdes de menaces. De même, les antagonismes entre les grandes puissances industrielles, même si cela est en partie caché, s'exacerbent. Ces rivalités entretiennent les conflits locaux, quand elles n'en sont pas directement la cause comme en Yougoslavie, et les aggravent. Les différends sur le Kosovo et sur l'utilisation des forces d'occupation de l'OTAN en sont une manifestation.
Relance des conflits locaux, accentuation des antagonismes entre les grandes puissances impérialistes, voilà vers où nous mène le capitalisme chaque jour un peu plus.
Au niveau des antagonismes impérialistes locaux, la période actuelle de décomposition a provoqué une situation de chaos dans la plupart des continents. "Un peu partout, dans les pays du Sud, l'Etat s'effondre. Des zones de non droit, des entités chaotiques ingouvernables se développent, échappent à toute légalité, replongent dans un état de barbarie où seuls des groupes de pillards sont en mesure d'imposer leur loi en rançonnant les populations" (Le Monde Diplomatique, décembre 1999). L'Afrique à l'abandon en est l'illustration la plus claire. Les régions immenses d'Asie centrale ont pris le même chemin et, sans atteindre le même degré, l'Amérique Latine est tout aussi affectée comme le montre l'exemple colombien. ([8] [57])
Tout comme au plan écologique et au plan économique, cette tendance irréversible du capitalisme à la décomposition, entraîne l'humanité dans le chaos et la catastrophe. "Cet empire [La Russie] qui se défait en régions autonomes, cet ensemble sans lois, ni cohérence, cet univers flamboyant» où se juxtaposent les plus grandes richesses et les pires violences, constitue en effet une lumineuse métaphore de ce nouveau Moyen Age dans lequel pourrait replonger la planète tout entière si la mondialisation n'était pas maîtrisée" (J. Attali, ancien conseiller du président français F. Mitterrand, L'Express, hebdomadaire français, 23/3/00).
YA-T-ILUNFUTUR POUR L'HUMANITE ?
Le tableau du monde d'aujourd'hui est effroyable et catastrophique. Les perspectives qu'offre le capitalisme à l'humanité sont effrayantes et apocalyptiques tout autant qu'inéluctables. Sauf à en finir avec la cause de ces malheurs : le capitalisme.
"Le mythe persiste que la faim résulte d'une pénurie de nourriture (...). Le fil commun qui parcourt toute la faim, dans les pays riches et pauvres, est la pauvreté" (International Herald Tribune, 9/3/00). Le monde capitaliste a développé suffisamment de forces productives pour pouvoir nourrir le monde entier. Et cela malgré les destructions massives de richesses et de forces productives tout au long du 20e siècle. L'abondance de biens et la fin de la misère sont une possibilité pour l'humanité entière. Avec elle, la maîtrise des forces productives et de la distribution sociale des biens. Avec elle, la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme. La fin des guerres et des massacres. Et avec elle, la fin de la destruction de l'environnement. Economiquement et techniquement, la question est réglée depuis le début du 20e siècle. Reste posée la question de la destruction du capitalisme.
Face à cela, la bourgeoisie rappelle sans arrêt que tout projet révolutionnaire est inévitablement voué à la faillite sanglante ; et le mensonge selon lequel le communisme est égal à sa négation, le stalinisme. Elle met en avant, à travers ses forces "contestataires", des campagnes démocratiques contre Pinochet, contre l'extrême-droite en Autriche, contre l'emprise des grandes puissances financières sur la société, contre les excès du libéralisme, contre l'OMC lors du grand show médiatique de la manifestation anti-sommet de Seattle, pour la taxe-Tobin. Ces campagnes ont leur prolongement adapté à chaque situation nationale particulière, telle 1'affaire Dutroux en Belgique, la lutte contre le terrorisme de l'ETA en Espagne, les scandales mafieux en Italie, ou bien encore l'antiracisme en France. L'idée force de ces campagnes démocratiques est que les populations, au premier chef la classe ouvrière, se regroupent comme "citoyens" autour de leur Etat et pour 1'aider, voire pour les plus radicaux, 1'obliger à défendre la démocratie.
L'objet de ces campagnes et de cette mystification démocratiques est clair. A la lutte de la classe ouvrière, on substitue le mouvement des citoyens toutes classes et intérêts confondus.
A la lutte contre le capitalisme et son représentant et défenseur suprême, l'Etat, on substitue l'appui à cet Etat. La classe ouvrière aurait tout à perdre à se diluer dans la masse interclassiste des citoyens ou du peuple. Elle aurait tout à perdre à se ranger derrière l'Etat capitaliste. La bourgeoisie claironne aussi que la lutte de classes n'existe plus et que la classe ouvrière a disparu. Pourtant, l'existence même de ces campagnes, leur orchestration et leur ampleur, bien souvent internationales, révèlent que pour la bourgeoisie, la classe ouvrière reste un danger et une classe à combattre.
D'autant qu'aujourd'hui même un certain nombre de luttes ouvrières apparaissent, certes en ordre dispersé, contrôlées et défaites par les syndicats et les forces politiques de gauche, mais réelles et répondant à un mécontentement croissant devant les attaques subies. En Allemagne, en Grande-Bretagne, en France, des mouvements significatifs, bien qu'encore timides et largement sous le contrôle des syndicats, ont lieu ([9] [58]). Le mouvement de manifestations des ouvriers du métro à New York de novembre-décembre 1999 (voir Intemationalism n°lll, publication du CCI aux Etats-Unis) a sans doute été une des expressions majeures des forces, des faiblesses et des limites de la classe ouvrière aujourd'hui : d'un côté une combativité, un refus d'accepter les sacrifices sans réaction, une disposition à se rassembler et à discuter des besoins et des moyens de lutte, et une certaine méfiance vis-à-vis des manoeuvres syndicales ; de l'autre, un manque de confiance en soi, un manque de détermination pour surmonter les obstacles syndicaux, pour engager ouvertement la lutte et pour essayer d'organiser son élargissement à d'autres secteurs.
Les mensonges sur la bonne santé de l'économie visent à empêcher et surtout à retarder au maximum la prise de conscience par l'ensemble des ouvriers, non pas des attaques et de la détérioration de leurs conditions de vie et de travail - ça, ils le vivent au quotidien et le savent - mais de la faillite du capitalisme. Et au plan idéologique et politique, la campagne permanente et systématique sur la nécessité de défendre la démocratie et^è la renforcer est au centre de l'offensive politique de la bourgeoisie contre le prolétariat dans la période actuelle.
L'enjeu historique est de taille. Pour le capitalisme, il s'agit de retarder et de dévier au maximum le développement de luttes massives et unies et de repousser d'autant la confiance en soi des ouvriers. Et ainsi réussir à user, à disperser et finalement à défaire les inévitables ripostes prolétariennes. Malheur à l'humanité toute entière si le prolétariat international sortait défait et anéanti des affrontements de classe décisifs à venir !
R.L. 26 mars 2000.
[1] [59] Les traductions en français de la presse anglo-saxonne sont notre, sauf celles de The Economist tirées de Courrier International.
[2] [60] Temps partiel et flexibilité, tricherie avec les chiffres aussi pour la Grande-Bretagne : "Donnée pourtant capitale, l'importante baisse de la population active est généralement passée sous silence (...). Autre facteur qui fait la différence : la formidable progression du temps partiel, qui, depuis 1992, est la caractéristique de deux emplois créés sur trois. Un record d'Europe ! Enfin, vieille recette, les statistiques de l'emploi sont soumises à un rude traitement outre-Manche : toute personne souhaitant travailler mais ne cherchant pas activement un emploi (soit 1 million de personnes) est rayée des registres, de même que celles (200 000 environ) ne pouvant être disponibles de suite " (Le Monde Diplomatique, février 98). Cf. aussi Le Monde Diplomatique, avril 98 pour des données sur la précarité et le temps partiel imposé dans les principaux pays industrialisés, Etats-Unis, Grande-Bretagne, France...
[3] [61] "Le déficit des comptes courants s'est chiffré à 338,9 milliards de dollars pour l'ensemble de 1999, un gonflement de 53,6 % sur les 220,6 milliards de dollars accusés en 1998. Le déficit n'a jamais été aussi lourd depuis que le gouvernement fédéral établit ces statistiques, c'est-à-dire juste après la fin de la deuxième guerre mondiale. " (Le Monde, 17/03/00)
[4] [62] Les enfants comme marchandise ne sont pas le propre de situations de pays pauvres et où règne le chaos le plus total : "Ce pays [la Grande-Bretagne] est également le champion européen du travail des enfants, comme en témoigne un rapport accablant rédigé par une commission indépendante, la Low Pay Unit, et rendu public le 11 février dernier : 2 millions déjeunes entre 6 et 15-16 ans, dont 500 000 âgés de moins de 13 ans, ont un emploi quasi régulier. Il ne s'agit pas seulement de «petits boulots», mais d'activités qui devraient normalement être assurées par des adultes dans l'industrie et les services, et qui sont rémunérées de manière dérisoire. Le dumping gêné rationnel, telle est la dernière innovation en date du «modèle» britannique... " {Le Monde Diplomatique, avril 98).
[5] [63] Nous ne pouvons dans le cadre de cet article analyser, critiquer et dénoncer la nouvelle trouvaille, le nouveau truc, qui va sortir l'humanité et le capitalisme de l'impasse : Internet et la "nouvelle économie". Remarquons simplement que l'enthousiasme des derniers mois est en train de retomber et que la frénésie et les ardeurs spéculatives sur Internet se refroidissent déjà. Il faut dire que les chiffres astronomiques de capitalisation boursière des sociétés liées à Internet sont complètement irrationnels par rapport aux chiffres d'affaire et encore plus par rapport aux bénéfices, quand ils existent ce qui est rarement le cas. Le fait que des masses immenses de capitaux financiers quittent la "vieille économie", c'est-à-dire celle qui produit des biens de production et des biens de consommation, et se précipitent sur des sociétés qui ne produisent rien, avec comme seul objectif la spéculation, est une confirmation éclatante de l'impasse du capitalisme. "En janvier, il y a eu un afflux net de 32 milliards de dollars dans les fonds de technologie en forte croissance [la « nouvelle économie » liée à Internet]. Pendant ce temps, les investisseurs retiraient leur argent des autres actions qui ont souffert un retrait net de 13 milliards. Les chiffres de décembre étaient tout aussi frappant : 26 milliards de dollars pour la haute technologie et 13 milliards s'enfuirent des autres catégories." (International Herald Tribune, 14/03/00)
[6] [64] Selon les règles en usage parmi les économistes, il faut deux trimestres consécutifs de recul de la croissance pour que la récession soit "officiellement" reconnue. Mais comme le relève The Economist les chiffres négatifs ne sont que l'expression d'une récession "ouverte" qui n'infirme en rien l'existence d'une récession même dans le cas de chiffres positifs.
[7] [65] Cf. les numéros précédents de la Revue Internationale pour des analyses et des prises de position plus précises sur les conflits impérialistes, en particulier le Kosovo, le Timor et la Tchétchénie (n°97, 98, 99 et 100).
[8] [66] A relever que "la Colombie est devenue le troisième récipiendaire de l'aide militaire américaine, après Israël et l'Egypte " {Le Monde en 2000 publié par Courrier International).
[9] [67] En Allemagne, "Des tensions sociales se sont réchauffées sur deux fronts... au moment où le gouvernement met en avant des changements sensibles dans la politique d'emploi " (International Herald Tribune, 24/03/00). Voir aussi Weltrevolution, notre journal en Allemagne. Sur la Grande-Bretagne, voir notre journal mensuel World Révolution n°228 et 229, ainsi que la prise de position de la Communist Workers Organisation dans Revolutionary Perspectives n°15 et 16 sur les différences d'appréciation sur les luttes ouvrières récentes. Sur la France voir notre journal mensuel Révolution Internationale.
Les mouvements les plus significatifs ne sont pas les plus médiatisés. Ainsi en France, les grèves minoritaires et corporatistes des agents des impôts et de 1 ' enseignement ont occupé le devant de la scène et fait les gros titres pour se terminer par des "victoires" bidons, mises au compte des syndicats, alors que la multitude de conflits dans d'autres secteurs privés et publics, comme La Poste par exemple, contre l'application des 35 heures et ses conséquences sont minimisés quand ils ne sont pas passés sous silence.
La bourgeoisie à célébré l'an 2000 à sa façon : avec force festivités et en chantant les merveilles que le siècle qui s'achève a apportées à l'humanité. Elle n'a pas manqué de souligner les formidables progrès accomplis par la science et la technique au cours de ce siècle et d'affirmer que le monde s'est aujourd'hui donné les moyens d'en faire profiter tous les êtres humains. A côté de ces grands discours euphoriques on a également entendu, mais avec moins de force, ceux qui soulignaient les tragédies qui ont frappé le vingtième siècle ou qui s'inquiétaient des perspectives d'avenir soulignant que celles-ci ne semblent pas particulièrement roses, qu'il y a encore des crises économiques, des famines, des guerres, des problèmes écologiques. Mais tous les discours convergent sur un point : il n'y a pas d'autre société possible même si, pour les uns, il faut faire confiance aux "lois du marché" et si, pour les autres, il faut tempérer ces lois avec des gadgets comme la "taxe Tobin" et mettre en oeuvre une "véritable coopération internationale".
Il appartient aux révolutionnaires, aux communistes, d'opposer aux mensonges et aux discours consolateurs des apologistes du système capitaliste le bilan lucide du siècle qui s'achève et, sur cette base, de dégager les perspectives de ce qui attend l'humanité dans le prochain. Cette lucidité n'est pas le fruit d'une intelligence particulière. Elle résulte du simple fait que le prolétariat, dont les communistes sont l'expression et l’avant-garde, est la seule classe qui n'ait besoin ni de consolations ni de masquer à l'ensemble de la société la réalité des faits et les perspectives du monde actuel pour la bonne raison que c'est la seule force capable d'ouvrir une telle perspective, non à son seul bénéfice mais au bénéfice de l'ensemble de l'humanité.
Le caractère mitigé des jugements portés sur le 20e siècle par les différents défenseurs de 1'ordre bourgeois tranche avec l'enthousiasme unanime qui était la règle lorsque fut célébrée l'année 1900. A cette époque la classe dominante était tellement sûre de la solidité de son système, sûre que le mode de production capitaliste était capable d'apporter des bienfaits toujours croissants à l'espèce humaine que cette illusion avait commencé à faire des ravages importants au sein du mouvement ouvrier lui-même. C'était l'époque où des révolutionnaires comme Rosa Luxemburg combattaient dans leur propre parti, la Social-démocratie allemande, les idées de Berstein et compagnie remettant en cause le "catastrophisme" de la théorie marxiste. Ces conceptions "révisionnistes" estimaient que le capitalisme était capable de surmonter définitivement ses contradictions, notamment économiques ; qu'il s'acheminait vers une harmonie et une prospérité croissantes et que l'objectif du mouvement ouvrier ne pouvait consister à renverser ce système mais à faire pression de l'intérieur afin qu'il se transforme progressivement au bénéfice de la classe ouvrière. Et si, au sein du mouvement ouvrier organisé, les illusions sur les progrès illimités du capitalisme avaient un tel poids, c'est que ce système avait donné tout au long du dernier tiers du 19e siècle l'image d'une vigueur et d'une prospérité sans égales alors que les guerres qui avaient déchiré l'Europe et d'autres parties du monde jusqu'en 1871 semblaient désormais remisées au musée des antiquités.
La barbarie du 20e siècle
Evidemment, le triomphalisme et la bonne conscience sans faille qui s'exprimaient en 1900 de la part de la bourgeoisie ne sont plus de mise aujourd'hui. En fait, même les apologistes les plus acharnés du mode de production capitaliste sont bien obligés de reconnaître que le siècle qui s'achève a été un des plus sinistres de l'histoire humaine. Et c'est vrai que le caractère éminemment tragique du 20e siècle est difficile à masquer pour qui que ce soit. Il suffit de rappeler que ce siècle a connu deux guerres mondiales, événements qui ne s'étaient jamais produits auparavant. Ainsi, le débat qui s'était mené au sein du mouvement ouvrier il y a une centaine d'années a été tranché sans retour en 1914:
"Les contradictions du régime capitaliste se sont transformées pour l'humanité, par suite de la guerre, en souffrances inhumaines : faim, froid, épidémies, barbarie morale. La vieille querelle académique des socialistes sur la théorie de la paupérisation et le passage progressif du capitalisme au socialisme a été ainsi définitivement tranchée. Les statisticiens et les pédants de la théorie de l’aplanissement des contradictions se sont efforcés pendant des années de rechercher dans tous les coins du monde, des faits réels ou imaginaires permettant de prouver l'amélioration de certains groupes ou catégories de la classe ouvrière. On admit que la théorie de la paupérisation était enterrée sous les sifflements méprisants des eunuques qui occupent les chaires universitaires bourgeoises et des bonzes de l'opportunisme socialiste. Aujourd'hui, ce n'est pas seulement la paupérisation sociale, mais aussi la paupérisation physiologique, biologique dans sa réalité hideuse qui se présente à nous. " (Manifeste de l'Internationale communiste, 6 mars 1919)
Mais quelle que soit la vigueur avec laquelle les révolutionnaires de 1919 dénonçaient la barbarie engendrée par le capitalisme avec la première guerre mondiale, ils étaient loin d'imaginer ce qui allait suivre : une crise économique mondiale sans commune mesure avec celles que Marx et les marxistes avaient analysées auparavant et surtout un seconde guerre mondiale qui fit cinq fois plus de victimes que la première. Une guerre mondiale qui s'est accompagnée d'une barbarie dépassant l'entendement humain.
L'histoire de l'humanité n'est pas avare en cruautés de tous ordres, en tortures, en massacres, en déportations ou exterminations de populations entières sur la base de différences de religion, de langue, de culture, de race. Carthage rasée de la carte par les légions romaines, les invasions d'Attila au milieu du 5e siècle, 1'exécution sur ordre de Charlemagne de 4500 otages saxons en un seul jour de 782, les chambres de torture et les bûchers de l'Inquisition, l'extermination des indiens d'Amérique, la traite de millions de noirs d'Afrique entre le 16e et le 19e siècle : ce ne sont là que quelques exemples que tout collégien peut trouver dans ses manuels scolaires. De même, l'histoire a connu de longues périodes particulièrement tragiques : la décadence de 1'Empire romain, la guerre de cent ans au Moyen Age entre la France et 1'Angleterre, la guerre de trente ans qui dévasta 1'Allemagne au 17e siècle. Cependant, même si l'on passait en revue toutes les autres calamités de ce type qui se sont abattues sur les hommes, nous serions encore loin de trouver 1'équivalent de celles qui se sont déchaînées au cours du vingtième siècle.
Beaucoup de magazines qui ont tenté de faire un bilan du 20e siècle ont établi une liste de ces calamités. Nous n'en donnerons ici que les principaux exemples :
La première guerre mondiale : pour des dizaines de millions d'hommes entre 18 et 50 ans, les mois et les années dans l'horreur des tranchées, dans la boue et le froid, en compagnie des rats, des poux, de la puanteur des cadavres et de la peur permanente des obus de l'ennemi. A l'arrière, des conditions d'exploitation dignes de celles du début du 19e siècle, la famine, la maladie et l'angoisse quotidienne d'apprendre la mort d'un père, d'un fils, d'un mari ou d'un frère. Au total, cinq millions de réfugiés, dix millions de morts, le double de blessés parmi lesquels des multitudes de mutilés, d'invalides, de "gueules cassées".
La seconde guerre mondiale : des combats permanents pendant six ans aux quatre coins de la planète, sous les bombes et les obus, dans la jungle ou le désert, par moins 20 degrés ou par des chaleurs torrides ; mais pire encore, une utilisation systématique comme otages des populations civiles, qu'elles soient raflées ou soumises aux bombardements avec en prime les "camps de la mort" où sont exterminées des populations entières. Bilan : quarante millions de réfugiés, plus de cinquante millions de morts dont une majorité de civils, autant ou plus de blessés, de mutilés ; certains pays, comme la Pologne, l'URSS ou la Yougoslavie, ont perdu de 10 à 20 % de leur population.
Il ne s'agit là que d'un bilan humain des deux conflits mondiaux mais il faudrait y ajouter, dans la période qui les sépare, la terrible guerre civile que la bourgeoisie a déchaînée contre la révolution russe entre 1918 et 1921 (6 millions de morts), les guerres qui annonçaient la seconde boucherie mondiale comme la guerre sino-japonaise ou la guerre d'Espagne (au total, autant de morts) et le "goulag" stalinien dont les victimes dépassent les dix millions.
L'accoutumance à la barbarie
Paradoxalement, les horreurs de la première guerre mondiale ont, par bien des côtés, marqué plus les esprits que celles de la seconde. Pourtant, le bilan humain de cette dernière est terriblement plus effroyable que celui de la "Grande guerre".
"Assez curieusement, sauf en URSS pour des raisons compréhensibles, le nombre très inférieur de victimes de la Première Guerre mondiale a laissé des traces plus profondes que les nombreux morts de la Seconde, comme en attestent les multiples mémoriaux et monuments érigés à l'issue de la Grande Guerre. La Seconde Guerre mondiale n'a produit aucun équivalent des monuments au «soldat inconnu» et, après 1945, la célébration de « l'armistice » (l'anniversaire du 11 novembre 1918) a perdu peu à peu de sa solennité de l’entre-deux-guerres. Les dix millions de morts (...) de la Première Guerre ont été, pour ceux qui n'avaient jamais imaginé pareil sacrifice, un choc plus brutal que les 54 millions de la Seconde pour ceux qui avaient déjà fait l'expérience d'une guerre-massacre. " (L'âge des extrêmes, Eric J. Hobsbawm)
A ce phénomène, ce brave historien, par ailleurs fort réputé, nous donne une explication : "Le caractère total des efforts de guerre et la détermination des deux camps à mener une guerre sans limite et an 'importe quel prix ont certainement laissé leur marque. Sans cela, la brutalité et l'inhumanité croissantes du 20e siècle s'expliquent mal. Sur cette montée de la barbarie après 1914, il n'y a malheureusement aucun doute. A l'aube du 20e siècle, la torture avait été officiellement supprimée à travers l'Europe occidentale. Depuis 1945, nous nous sommes de nouveau habitués, sans grande répulsion, à la voir utilisée dans au moins un tiers des Etats membres des Nations unies, y compris dans quelques uns des plus anciens et des plus civilisés. " (Ibid.)
Effectivement, y compris dans les pays les plus avancés, la répétition des massacres et de tous les actes de barbarie dont le 20e siècle a été aussi prolixe a provoqué une sorte de phénomène d'accoutumance. C'est à cause d'un tel phénomène que les idéologues de la bourgeoisie peuvent présenter comme une "ère de paix" la période qui commence après 1945 et qui n'a connu en réalité pas un seul instant de paix avec ses 150 à 200 guerres locales ayant fait au total plus de morts que la seconde guerre mondiale.
Pourtant, cette réalité n'est pas occultée par les médias bourgeois. Aujourd'hui même, que ce soit en Afrique, au Moyen-Orient ou même dans le "berceau de la civilisation", la vieille Europe, les exterminations massives de populations accompagnées des cruautés les plus inimaginables font fréquemment la une des journaux.
De même, les autres calamités qui accablent l'humanité en cette fin de siècle sont régulièrement rapportées et même dénoncés dans la presse : "Alors que la production mondiale de produits alimentaires de base représente plus de 110% des besoins, 30 millions de personnes continuent de mourir de faim chaque année, et plus de 800 millions sont sous-alimentées. En 1960, les 20 % de la population du monde les plus riches disposaient d'un revenu 30 fois plus élevé que celui des 20 % les plus pauvres. Aujourd'hui, le revenu des riches est 82 fois plus élevé ! Sur les 6 milliards d'habitants de la planète, à peine 500 millions vivent dans l'aisance, tandis que 5,5 milliards demeurent dans le besoin. Le monde marche sur la tête. Les structures étatiques de même que les structures sociales traditionnelles sont balayées de façon désastreuse. Un peu partout, dans les pays du Sud, l'Etat s'effondre. Des zones de non-droit, des entités chaotiques ingouvernables se développent, échappent à toute légalité, replongent dans un état de barbarie où seuls des groupes de pillards sont en mesure d'imposer leur loi en rançonnant les populations. Des dangers de nouveau type apparaissent : crime organisé, réseaux mafieux, spéculation financière, grande corruption, extension des nouvelles pandémies (Sida, virus Ebola, Creutzfeldt-Jakob, etc.), pollutions de forte intensité, fanatismes religieux ou ethniques, effet de serre, désertification, prolifération nucléaire, etc. " (L'an 2000, Le Monde diplomatique, décembre 1999)
Pourtant, là aussi, ce type de réalités dont chacun peut être informé, quand il ne les subit pas cruellement dans sa chair, ne provoque plus ni indignation ni révolte significative.
En réalité, l'accoutumance à la barbarie, particulièrement dans les pays les plus avancés, constitue un des moyens par lesquels la classe bourgeoise réussit à maintenir sa domination sur la société. Elle a obtenu cette accoutumance en accumulant les images des horreurs qui accablent l'espèce humaine, mais en accompagnant ces images des commentaires mensongers destinés à tuer, stériliser ou canaliser l'indignation qu'elles doivent susciter, des mensonges qui évidemment s'adressent en premier lieu à la seule partie de la population qui constitue une menace pour elle, la classe ouvrière.
C'est au lendemain de la seconde guerre mondiale, que la bourgeoisie a mis en oeuvre, à grande échelle, ce moyen de perpétuer sa domination. Par exemple, les images filmées insupportables, comme les témoignages écrits, rapportés des camps nazis lors de leur "libération" ont servi à justifier la guerre impitoyable menée par les alliés. Auschwitz a justifié Hiroshima ainsi que tous les sacrifices subis par les populations et les soldats des pays alliés.
Aujourd'hui, à côté des informations et des images qui continuent de parvenir des massacres, les commentateurs s'empressent de préciser que cette barbarie est le fait de "dictateurs" sans morale et sans scrupules, prêts à tout pour assouvir leurs passions les plus monstrueuses. Si le massacre a lieu dans un pays africain, on insiste bien fort sur l'idée qu'il découle de rivalités "tribales" mises à profit par tel ou tel despote local. Si les populations kurdes sont gazées par milliers, cela ne peut venir que de la cruauté du "boucher deBagdad" qui est présenté maintenant comme le diable en personne (alors qu'il était présenté comme une sorte de défenseur de la civilisation lors de la guerre qu'il a menée contre l'Iran entre 1980 et 1988). Si les populations de l'ex-Yougoslavie sont exterminées au nom de la "purification ethnique" c'est parce que Milosevic est l'émule de Saddam Hussein. En somme, de la même façon que la barbarie qui s'était déchaînée au cours de la seconde guerre mondiale avait un responsable bien identifié, Adolphe Hitler avec sa folie meurtrière, la barbarie qui se développe aujourd'hui résulte du même phénomène : la soif de sang de tel ou tel chef d'Etat ou de clique.
Dans la Revue internationale, nous avons à plusieurs reprises dénoncé le mensonge consistant à présenter la barbarie extrême dont le 20e siècle a été le témoin comme le privilège exclusif des régimes "dictatoriaux" ou "autoritaires" ([1] [70]). Nous n'allons pas revenir de façon détaillée sur cette question et nous nous contenterons d'évoquer quelques exemples significatifs du degré de barbarie dont sont capables les régimes "démocratiques".
Pour commencer, faut-il rappeler que la première guerre mondiale, qui à l'époque fut ressentie comme un sommet indépassable de la barbarie, a été conduite des deux côtés par des "démocraties" (y compris, à partir de février 1917 par la toute nouvelle démocratie russe). Mais, cette boucherie est maintenant considérée comme presque "normale" par les discours bourgeois : après tout, les "lois de la guerre ont été respectées" puisque ce sont des soldats qui se sont entre-massacrés par millions. Dans l'ensemble, les populations civiles ont été épargnées. Ainsi, il n'y pas eu de "crimes de guerre" au cours de la première boucherie impérialiste. En revanche, la seconde s'est illustrée dans ce domaine au point qu'a été créé, dès qu'elle s'est achevée, un tribunal spécial, à Nuremberg, pour juger ce genre de crimes. Cependant, la caractéristique principale des accusés de ce tribunal n'était pas qu'ils étaient des criminels impitoyables mais qu'ils appartenaient au camp des vaincus. Sinon, à leurs côtés, il aurait fallu trouver le très démocratique président américain Truman qui décida le lancement des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945. Celui-ci aurait dû être accompagné de Churchill et de ses collègues alliés qui ordonnèrent la destruction de Dresde, les 13et 14 février 1945, provoquant 250 000 morts, c'est-à-dire trois fois plus qu'à Hiroshima.
Après la seconde guerre mondiale, notamment dans les guerres coloniales, les régimes démocratiques ont continué à s'illustrer : 20 000 morts lors des bombardements de Sétif en Algérie par l'armée française, le 8 mai 1945 (le jour même de la capitulation de l'Allemagne). En 1947, ce sont 80 000 malgaches qui sont massacrés par l'aviation, les blindés et l'artillerie de la même armée. Et ce ne sont là que deux exemples.
Plus près de nous, la guerre du Vietnam, à elle seule, a provoqué entre 1963 et 1975 plus de 5 millions de morts à inscrire, pour leur majorité, au crédit de la démocratie américaine.
Bien entendu, ces massacres étaient "justifiés" par la nécessité de "contenir l'Empire du Mal", le bloc russe ([2] [71]). Mais c'est une justification qui n' existait même plus lors de la guerre du Golfe, en 1991. Saddam Hussein avait gazé plusieurs milliers de Kurdes dans les années 1980 sans que cela ne soulève la moindre indignation des dirigeants du "monde libre" : ce crime n'a été évoqué et dénoncé par ces mêmes dirigeants qu'en 1990, après sa main mise sur le Koweït, et pour le lui faire payer les généraux américains et alliés, boucliers de la civilisation, ont fait massacrer des dizaines milliers de civils à coups de "frappes chirurgicales", enterrer vivant des milliers de soldats irakiens, paysans et prolétaires en uniforme, et en ont asphyxié des milliers d'autres avec des bombes bien plus sophistiquées que celles de Saddam. Aujourd'hui même, ceux qui réussissent à se dégager de l'état d'hypnose collective suscitée par la propagande des temps de guerre sont capables de voir que les frappes de l'OTAN lors de la guerre du Kosovo, au printemps 1999, ont provoqué un "désastre humanitaire" bien pire que celui qu'elles étaient censées combattre. Ils sont capables de comprendre que ce résultat était connu d'avance par les gouvernements qui ont lancé la "croisade humanitaire" et que leurs justifications sont pure hypocrisie. Ils sont également capables de se souvenir que les "méchants" d'aujourd'hui ne l'ont pas toujours été et que le "démon Saddam" était présenté comme un véritable Saint Georges lorsqu'il combattait le dragon Khomeiny, au cours des années 1980, ou bien encore que tous les "dictateurs sanguinaires" ont été armés jusqu'aux dents par les vertueuses "démocraties".
Et justement, pour ceux qui ne marchent pas dans les mensonges déversés par les gouvernements, on trouve des "spécialistes" pour désigner les "vrais coupables" de la barbarie actuelle, tant sur le plan des massacres et génocides que sur celui de la situation économique du monde : en particulier, les Etats-Unis, la "mondialisation" et les "multinationales".
C'est ainsi que le constat tout à fait véridique établi sur l'état du monde actuel par Le Monde Diplomatique précise :
"La Terre connaît ainsi une nouvelle ère de conquête, comme lors des colonisations. Mais, alors que les acteurs principaux des précédentes expansions conquérantes étaient les Etats, cette fois ce sont des entreprises et des conglomérats, des groupes industriels et financiers privés qui entendent dominer le monde. Jamais les maîtres de la Terre n'ont été aussi peu nombreux ni aussi puissants. Ces groupes sont situés dans la Triade Etats-Unis- Europe - Japon mais la moitié d'entre eux sont basés aux Etats-Unis. C'est un phénomène fondamentalement américain...
La mondialisation ne vise pas tant à conquérir des pays qu'à conquérir des marchés. La préoccupation de ce pouvoir moderne n'est pas la conquête de territoires, comme lors des grandes invasions ou des périodes coloniales, mais la prise de possession des richesses.
Cette conquête s'accompagne de destructions impressionnantes. Des industries entières sont brutalement sinistrées, dans toutes les régions. Avec les souffrances sociales qui en résultent : chômage massif, sous- emploi, précarité, exclusion. 50 millions de chômeurs en Europe, 1 milliard de chômeurs et de sous-employés dans le monde... Surexploitation des hommes, des femmes et - plus scandaleux encore – des enfants : 300 millions d'entre eux le sont, dans des conditions d'une grande brutalité.
La mondialisation, c'est aussi le pillage planétaire. Les grands groupes saccagent l'environnement avec des moyens démesurés ; ils tirent profit des richesses de la nature qui sont le bien commun de l'humanité ; et le font sans scrupule et sans frein. Cela s'accompagne également d'une criminalité financière liée aux milieux d'affaires et aux grandes banques qui recyclent des sommes dépassant les 1 000 milliards de dollars par an, c'est-à-dire davantage que le produit national brut d'un tiers de l'humanité."
Une fois identifiés les ennemis de l'espèce humaine, il faut indiquer comment les combattre : "C'est pourquoi les citoyens multiplient les mobilisations contre les nouveaux pouvoirs, comme on l'a vu récemment à l'occasion du sommet de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle. Ils restent convaincus que, au fond, le but de la mondialisation, en ce début de millénaire, c'est la destruction du collectif, l'appropriation par le marché et le privé des sphères publique et sociale. Et sont décidés à s'y opposer. "
Il appartient donc aux "citoyens" de se mobiliser et de réaliser deux, trois Seattle" pour commencer à apporter une solution au maux qui accablent le monde. Et c'est une perspective que mettent en avant même des organisations politiques (comme les trotskistes) qui se prétendent "communistes". En somme, il faut que les citoyens réinventent une "nouvelle démocratie" destinée à combattre les excès du système actuel et qu'ils s'opposent à l'hégémonie de la puissance américaine. C'est en plus fade ce que répétaient les réformistes de la seconde internationale au début du siècle, ces mêmes réformistes qui allaient être à l'avant garde de l'embrigadement du prolétariat dans la première guerre mondiale et dans le massacre des ouvriers révolutionnaires à la fin de celle-ci. C'est en plus "démocratique" ce que nous disaient au cours de la guerre froide les partis staliniens, ces autres bourreaux du prolétariat.
Ainsi, avec les adorateurs de la "mondialisation" et ceux qui la combattent, le terrain est bien balisé : ce qu'il faut avant tout, c'est apporter chacun une pierre à l'acceptation du monde actuel, c'est surtout détourner les ouvriers de la seule perspective qui puisse mettre fin à la barbarie du capitalisme, la révolution communiste.
Révolution communiste ou destruction de l'humanité
Quelle que soit la vigueur de la dénonciation de la barbarie du monde actuel, les discours qu' on entend aujourd'hui, et qui sont amplement répercutés parles médias, taisent l'essentiel : ce n'est pas telle ou telle forme de capitalisme qui est responsable des calamités qui accablent le monde. C'est le capitalisme lui-même, sous toutes ses formes.
En fait, un des aspects majeurs de la barbarie actuelle, ce n'est pas seulement la somme des détresses humaines qu'elle engendre, c'est le décalage immense qui existe entre ce que pourrait être la société avec les richesses qu’elle a créées dans son histoire et la réalité qui est la sienne. Ces richesses, particulièrement la maîtrise de la science et l'augmentation formidable de la productivité du travail, c'est le système capitaliste qui dans l'histoire en a permis l'éclosion. Grâce évidemment à une exploitation féroce de la classe ouvrière, il a créé les conditions matérielles de son dépassement et de son remplacement par une société non plus tournée vers le profit ou la satisfaction des besoins d'une minorité, mais tournée vers la satisfaction de la totalité des êtres humains. Ces conditions matérielles, elles existent depuis le début du siècle, lorsque le capitalisme, en constituant un marché mondial, a soumis à sa loi la terre entière. Ayant achevé sa tache historique d'un développement sans précédent des forces productives, et de la première d'entre elles, la classe ouvrière, le capitalisme devait quitter la scène comme le firent les sociétés qui font précédé, notamment la société esclavagiste et la société féodale. Mais il ne pouvait évidemment pas disparaître de lui même : c'est au prolétariat qu'il revient, comme le disait déjà le Manifeste communiste de 1848, d'exécuter la sentence de mort que 1 ' histoire a prononcée contre la société bourgeoise.
Ayant atteint son apogée, le capitalisme est entré dans une période d'agonie déchaînant sur la société une barbarie toujours croissante. La première guerre mondiale fut la première grande manifestation de cette agonie et justement, c'est au cours et à la suite de cette guerre que la classe ouvrière s'est lancée à l'assaut du capitalisme pour exécuter la sentence et prendre la direction de la société en vue d'établir le communisme. Le prolétariat, en octobre 1917, a accompli le premier pas de cette immense tâche historique mais il n'a pu accomplir les suivants, ayant été défait dans les principales concentrations industrielles du monde, et tout particulièrement en Allemagne ([3] [72]). Après avoir surmonté sa frayeur, la classe bourgeoise a alors déchaîné la - plus terrible contre-révolution de l'histoire. Une contre-révolution menée par la bourgeoisie démocratique mais qui a permis l'installation des régimes monstrueux que furent le nazisme et le stalinisme. Et un des aspects qui souligne le plus la profondeur et l'horreur de cette contre-révolution c'est que ce dernier ait pu se présenter pendant des décennies, avec la complicité de tous les régimes démocratiques, comme le fer de lance de la révolution communiste alors qu'il en était le principal ennemi. C'est là une des caractéristiques majeures de l'immense tragédie vécue par l'humanité au cours du 20e siècle, une caractéristique que tous les commentateurs bourgeois, même les plus "humanistes" et bien pensants, taisent absolument.
C'est parce que le prolétariat subissait cette terrible contre-révolution qu ' il a été amené pieds et poings liés à la deuxième boucherie impérialiste sans qu'il puisse même se dresser contre elle, comme il l'avait fait en Russie en 1917 et en Allemagne en 1918. Et c'est en partie cette impuissance qui permet d'expliquer pourquoi la seconde guerre mondiale fut autrement plus terrible encore que la première.
Une des autres causes de cette différence entre les deux guerres mondiales, c'est évidemment l'immensité des progrès scientifiques accomplis par le capitalisme au cours de ce siècle. Ces progrès scientifiques époustouflants sont évidemment bruyamment salués aujourd'hui par tous les apologistes du capitalisme. Malgré ses calamités, le capitalisme du 20e aurait apporté à la société humaine des richesses scientifiques et techniques sans aucune mesure avec ce qui avait été apporté par le passé. Ce qu'il dit moins fort, évidemment, c'est que les principales bénéficières de cette technologie, celles qui captent à chaque instant les moyens les plus modernes et sophistiqués, ce sont les armées en vue de mener les guerres les plus meurtrières possibles. En d'autres termes, le progrès des sciences du 20e siècle a principalement servi au malheur des hommes et non à leur bonheur, à leur épanouissement. On peut imaginer ce qu'aurait pu devenir la vie de l'humanité si la classe ouvrière avait vaincu dans la révolution permettant de mettre à la disposition des besoins humains les prodiges de technologie qui ont éclos au cours du 20e siècle.
Enfin, une des causes essentielles de la bien plus grande barbarie de la seconde guerre mondiale par rapport à la première, c'est qu'entre les deux, le capitalisme a continué à s'enfoncer dans sa décadence.
Pendant toute la période de la "guerre froide", nous avons eu devant les yeux ce qu'aurait pu représenter une troisième guerre mondiale : la destruction pure et simple de l'humanité. La troisième guerre mondiale n'a pas eu lieu, non pas grâce au capitalisme, mais grâce à la classe ouvrière. En effet, c'est parce que le prolétariat est sorti de la contre-révolution à la fin des années 1960, qu'il a répondu massivement sur son terrain de classe au première atteintes d'une nouvelle crise ouverte du capitalisme et qu'il a empêché que celui-ci n'apporte sa propre réponse à cette crise : une nouvelle guerre mondiale, tout comme la crise des années 1930 avait débouché sur la seconde.
Mais si la riposte de la classe ouvrière à la crise capitaliste a barré le chemin à un nouvel holocauste, elle n'a pas été suffisante pour renverser le capitalisme ou s'engager directement sur le chemin de la révolution. Ce blocage de la situation historique alors que la crise capitaliste s'aggravait toujours plus, a débouché sur une phase nouvelle de la décadence du capitalisme, celle de la décomposition générale de la société. Une décomposition dont la manifestation majeure, à ce jour, a été l'effondrement des régimes staliniens et de l'ensemble du bloc de l'Est conduisant à la dislocation du bloc occidental lui-même. Une décomposition qui s'exprime par un chaos sans précédent sur l'arène internationale et dont la guerre au Kosovo au printemps 1999, les massacres du Timor à la fin de l'été et aujourd'hui encore la guerre en Tchétchénie sont des manifestations parmi d'autres. Une décomposition qui constitue la cause et l'arrière plan de l'ensemble des tragédies qui se déchaînent sur le monde aujourd'hui, qu'il s'agisse des désastres écologiques, des catastrophes "naturelles" ou technologiques, des épidémies et des empoisonnements, qu'il s'agisse de la montée irrésistible des mafias, comme de la drogue et de la criminalité.
"La décadence du capitalisme, telle que le monde l'a connue depuis le début du siècle, se révèle dès à présent comme la période la plus tragique de l'histoire de l'humanité. (...) Mais il apparaît que l'humanité n 'avait pas encore touché le fond. La décadence du capitalisme signifie l'agonie de ce système. Mais cette agonie elle-même a une histoire : aujourd'hui nous avons atteint sa phase terminale, celle de la décomposition générale de la société, celle de son pourrissement sur pied.
Car c'est bien de putréfaction de la société qu'il s'agit maintenant. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le capitalisme avait réussi à repousser vers les pays sous-développés les manifestations les plus barbares et sordides de sa décadence. Aujourd'hui, c'est au coeur même des pays les plus avancés que ces manifestations de barbarie se développent. Ainsi, les conflits ethniques absurdes où les populations s'entre-massacrent parce qu'elles n 'ont pas la même religion ou la même langue, parce qu'elles perpétuent des traditions folkloriques différentes, semblaient réservés, depuis des décennies, aux pays du tiers-monde, l'Afrique, l'Inde ou le Moyen-Orient. Maintenant, c'est en Yougoslavie, à quelques centaines de kilomètres des métropoles industrielles d'Italie du Nord et d'Autriche, que se déchaînent de telles absurdités. (...) Quant aux populations de ces régions, leur sort ne sera pas meilleur qu'avant mais pire encore : désordre économique accru, soumission à des démagogues chauvins et xénophobes, règlements de compte et pogroms entre communautés qui avaient cohabité jusqu'à présent et, surtout, division tragique entre les différents secteurs de la classe ouvrière. Encore plus de misère, d'oppression, de terreur, destruction de la solidarité de classe entre prolétaires face à leurs exploiteurs : voila ce que signifie le nationalisme aujourd'hui. Et l'explosion de celui-ci à l'heure actuelle est bien la preuve que le capitalisme décadent a franchi un nouveau pas dans la barbarie et le pourrissement.
Mais le déchaînement de l'hystérie nationaliste dans certaines parties de l'Europe n'est pas la seule manifestation, loin de là, de cette décomposition qui voit gagner les pays avancés par la barbarie que le capitalisme avait auparavant repoussé à sa périphérie.
Ainsi hier, pour faire croire aux ouvriers des pays les plus développés qu'ils n'avaient pas de raisons de se révolter, les médias allaient dans les bidonvilles de Bogota ou sur les trottoirs de Manille pour faire des reportages sur la criminalité et la prostitution des enfants. Aujourd'hui, c'est dans le pays le plus riche du monde, à New York, Los Angeles, Washington que des enfants de douze ans vendent leur corps ou tuent pour quelques grammes de crack. Dans ce même pays, c'est maintenant par centaines de milliers que se comptent les sans-abri : à deux pas de Wall Street, temple de la finance mondiale, des masses d'êtres humains dorment dans des cartons sur le trottoir, comme à Calcutta. Hier, la concussion et la prévarication érigées à l'état de loi apparaissaient comme des spécialités des dirigeants du Tiers-Monde. Aujourd'hui, il ne se passe pas un mois sans que n'éclate un scandale révélant les moeurs d'escrocs de l'ensemble du personnel politique des pays «avancés» : démissions à répétition des membres du gouvernement au Japon où trouver un politicien «présentable» pour lui confier un ministère devient une «mission impossible» ; participation en grand de la CIA au trafic de la drogue ; pénétration de la Mafia au plus haut sommet de l'Etat en Italie, auto-amnistie des députés français pour s'éviter la prison que méritaient leurs turpitudes... Même en Suisse, pays légendaire de la propreté, on a trouvé un ministre de la police et de la justice compromis dans une affaire de blanchiment de l'argent de la drogue. La corruption a toujours fait partie des pratiques de la société bourgeoise, mais elle a atteint un tel niveau à l'heure actuelle, elle est tellement généralisée, que là aussi il faut constater que la décadence de cette société a franchi une nouvelle étape dans la pourriture.
En fait, c'est l'ensemble de la vie sociale qui semble s'être complètement détraqué, qui s'enfonce dans l'absurde, la boue et le désespoir. C'est toute la société humaine, sur tous les continents, qui, de façon croissante, suinte la barbarie par tous ses pores. Les famines se développent dans les pays des tiers monde, et bientôt atteindront les pays qu'on prétendait «socialistes», alors qu'en Europe occidentale et en Amérique du Nord on détruit les stocks de produits agricoles, qu 'on paye les paysans pour qu 'ils cultivent moins de terres, qu 'on les pénalise s'ils produisent plus que les quotas imposés. En Amérique latine, les épidémies, comme celle du choléra, tuent des milliers de personnes, alors qu'on avait chassé ce fléau depuis longtemps. Partout dans le monde, les inondations ou les tremblements de terre continuent de tuer des dizaines de milliers d'êtres humains en quelques heures alors que la société est parfaitement capable de construire des digues et des maisons qui pourraient éviter de telles hécatombes. Au même moment, on ne peut même pas invoquer la «fatalité» ou les «caprices de la nature, lorsque, à Tchernobyl, en 1986, l'explosion d'une centrale atomique tue des centaines (sinon des milliers) de personnes et contamine plusieurs provinces, lorsque, dans les pays les plus développés, on assiste à des catastrophes meurtrières au coeur même des grandes villes : 60 morts dans une gare parisienne, plus de 100 morts dans un incendie du métro de Londres, il y a peu de temps. De même, ce système se révèle incapable de faire face à la dégradation de l'environnement, les pluies acides, les pollutions de tous ordres et notamment nucléaire, l'effet de serre, la désertification qui mettent en jeu la survie même de l'espèce humaine.
En même temps, on assiste à une dégradation irréversible de la vie sociale : outre la criminalité et la violence urbaine qui ne cessent de croître partout, la drogue exerce des ravages toujours plus effrayants, particulièrement parmi les nouvelles générations, témoin du désespoir, de l'isolement, de l'atomisation qui gagnent toute la société. " (Manifeste du 9e Congrès du CCI, septembre 1991)
Voila comment s'exprimait notre organisation au début de la décennie. Les deux exemples qui sont donnés dans notre document de 1991 sont ceux dont nous disposions alors. Depuis, dans aucun domaine, la situation ne s'est améliorée, bien au contraire, et les événements de ces dernières années sont tout autant sinon plus tragiques, manifestant la barbarie croissante dans laquelle s'enfonce le capitalisme. La drogue, la violence urbaine, la prostitution des enfants, etc. ont fait de nouveaux progrès. Les scandales de la corruption politique n'ont pas cessé, frappant par exemple en France le président de la plus haute instance juridique, le Conseil constitutionnel, et en Allemagne ce parangon de la vertu qu'était le chancelier Kohl. Enfin, les massacres et les méfaits de l'hystérie nationaliste se sont perpétués dans l'ex-Yougoslavie alors qu'ils se déchaînaient en de multiples autres endroits, et aujourd'hui encore en Tchétchénie.
Pour l'heure, une nouvelle guerre mondiale n'est pas à l'ordre du jour du fait de la disparition des grands blocs militaires, et du fait aussi que le prolétariat des pays centraux n'est pas embrigadé derrière les drapeaux de la bourgeoisie. Mais sa menace continuera de peser sur la société tant que subsistera le capitalisme. Cela dit, la société peut aussi bien être détruite sans une guerre mondiale, comme conséquence, dans une société livrée à un chaos croissant, d'une multiplication de guerres locales, de catastrophes écologiques, de famines ou d'épidémies.
Ainsi s'achève le 20e siècle, le siècle le plus tragique et le plus barbare de 1'histoire humaine : dans la décomposition de la société. Si la bourgeoisie a pu célébrer avec faste l'an 2000, il est peu probable qu'elle puisse faire de même en l'an 2100. Soit parce qu'elle aura été renversée par le prolétariat, soit parce que la société aura été détruite ou sera revenue à 1'âge de pierre.
FM.
[1] [73] Voir par exemple notre article "Les massacres et les crimes des « grandes démocraties » " {Revue internationale n° 66).
[2] [74] La justification était d'autant plus efficace que les régimes staliniens ont perpétré de multiples massacres, depuis le« goulag »jusqu'à la guerre d'Afghanistan, en passant par la répression meurtrière en Allemagne en 1953, en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968, en Pologne en 1970, etc.
[3] [75] Sur la révolution allemande, voir notre série d'articles dans la Revue internationale.
Présentation du CCI
L'antifascisme a la peau dure. Alors que les campagnes sur l'extradition de Pinochet battaient encore leur plein, les secteurs "démocratiques" de la bourgeoisie (c'est-à-dire pratiquement tous les secteurs) ont déclenché une nouvelle campagne sur le thème de l'antifascisme, cette fois contre l'accession au gouvernement autrichien du FPO de Georg Haider. Ainsi, lors du sommet européen de Lisbonne du 23 mars 2000, l'ensemble des chefs d'Etat et de gouvernement des 14 autres pays sont tombés d'accord pour confirmer les sanctions à l'égard de l'Autriche tant qu'elle aura dans son gouvernement des représentants du parti de Haider. Dans cette vaste campagne, personne ne veut laisser aux autres la palme de la vigueur dans la dénonciation du "danger fasciste, xénophobe et anti démocratique". C'est ainsi qu'on a pu entendre le chef de la droite française, le président Chirac, condamner vigoureusement ce qui se passe en Autriche (en même temps qu'était publié un sondage indiquant que plus de la moitié des habitants de son pays étaient xénophobes). Pour leur part, l'ensemble des organisations de gauche, à commencer par les trotskistes, redoublent de mises en garde contre la "peste noire" qui constituerait, à leurs dires, une menace de premier plan contre la classe ouvrière. Leur presse revient en permanence sur le "danger fasciste" en même temps que sont organisées des manifestations à répétition contre la "honte Haider".
Il faut dire que, quelles que soient les raisons particulières pour lesquelles la bourgeoisie autrichienne a fait entrer les "noirs" dans son gouvernement ([1] [77]), cet événement constitue une excellente occasion pour ses consoeurs d'Europe et même d'Amérique du Nord pour relancer un type de mystification dont 1'histoire a démontré l'efficacité contre la classe ouvrière. Jusqu'à présent, au cours de ces dernières années, les campagnes contre le "danger fasciste" n'avaient à se mettre sous la main que des événements comme la montée électorale du Front national en France ou des exactions de petits groupes de "skinheads" contre des immigrés. Même le feuilleton Pinochet n'arrivait pas à mobiliser les foules puisque le vieux dictateur était maintenant à la retraite. Il est clair que l'arrivée au gouvernement d'un pays européen d'un parti présenté comme "fasciste" constitue un aliment de premier choix pour ce type de campagnes.
Lorsque nos camarades de Bilan (publication en langue française de la Fraction de gauche du Parti communiste d'Italie) ont rédigé le document que nous republions ci-dessous, le fascisme était une réalité dans plusieurs pays d'Europe, Hitler était au pouvoir en Allemagne depuis 1933. Cela ne les a pas conduits à perdre la tête et à se laisser entraîner dans la frénésie de "l’antifascisme" qui a saisi non seulement les partis socialistes et staliniens, mais également des courants qui s'étaient opposés à la dégénérescence de l'Internationale communiste au cours des années 1920, à commencer par le courant trotskiste. Ils ont été capables de produire une mise en garde extrêmement ferme et claire contre les dangers de l'antifascisme et qui, peu avant la guerre d'Espagne, avait un caractère incontestablement prophétique. En effet, dans cette dernière, la bourgeoisie "fasciste" ne fut en mesure de déchaîner sa répression et ses massacres contre la classe ouvrière que parce que celle-ci, bien qu'elle se soit armée spontanément lors du putsch de Franco du 18 juillet 1936, s'était laissée dévoyer de son terrain de classe, la lutte intransigeante contre la république bourgeoise, au nom de la priorité de la lutte contre le fascisme et de la nécessité de constituer un front de toutes les forces qui le combattaient.
Aujourd'hui la situation historique n'est pas celle des années 1930 alors que la classe ouvrière venait de subir la plus terrible défaite de son histoire, défaite qui n'était pas le fait du fascisme mais des secteurs "démocratiques" de la bourgeoisie et qui avait permis justement à cette dernière, dans certains pays, de faire appel aux partis fascistes pour diriger l'Etat. C'est pour cela que nous pouvons affirmer que le fascisme ne correspond pas à l'heure actuelle à une nécessité politique pour le capitalisme. C'est entre autres en faisant l'impasse totale sur les différences entre la période actuelle et les années 1930, que certains courants qui se réclament de la classe ouvrière et même de la révolution, comme les trotskistes, peuvent justifier leur participation au battage sur le "danger de fascisme". En ce sens, Bilan avait tout à fait raison d'insister sur la nécessité pour les révolutionnaires de savoir replacer les événements qu'ils confrontent dans leur contexte historique en prenant en compte, en particulier, le rapport de force entre les classes. Dans les années 1930, c'est notamment contre les arguments du courant trotskiste (les bolcheviks léninistes) que Bilan développe ses propres arguments. A cette époque, ce courant appartenait encore à la classe ouvrière, mais son opportunisme allait le conduire à la trahison et au passage dans le camp bourgeois lors de la seconde guerre mondiale. Et c'est justement au nom de l'antifascisme que le trotskisme a participé à celle-ci comme force d'appoint des impérialismes alliés, foulant au pied un des principes les plus fondamentaux du mouvement ouvrier, l'internationalisme. Cela dit, les arguments qui sont donnés par Bilan pour combattre les campagnes antifasciste et dénoncer les dangers qu'elles représentent pour la classe ouvrière restent absolument valables aujourd'hui : la situation historique a changé mais les mensonges employés contre la classe ouvrière pour lui faire quitter son terrain de classe et se placer sous la houlette de la démocratie bourgeoise restent fondamentalement les mêmes. Le lecteur pourra facilement reconnaître dans les "arguments" combattus par Bilan ceux qu'on entend aujourd'hui de la part des antifascistes de tout poil et particulièrement ceux qui se réclament de la révolution. Pour n'en donner que quelques exemples, nous citons deux passages du texte de Bilan :
"... la position de nos contradicteurs qui demandent au prolétariat d'intervenir pour choisir entre les formes d'organisation de l'Etat capitaliste, la moins mauvaise, ne reproduit-elle pas la même position défendue par Bernstein appelant le prolétariat à réaliser la meilleure forme de l'Etat capitaliste ?"
"... si réellement le prolétariat est en condition d'imposer une solution gouvernementale à la bourgeoisie, pourquoi devrait-il se borner à un tel objectif au lieu déposer ses revendications centrales pour la destruction de l'Etat capitaliste ? D'autre part, si sa force ne lui permettrait pas encore de déclencher son insurrection, l'orienter vers un gouvernement démocratique, n'est-ce pas V aiguillonner sur une voie permettant la victoire de l'ennemi ? "
Enfin, contre ceux qui avancent que l'antifascisme est un moyen de "rassembler les ouvriers", Bilan répond que le seul terrain sur lequel peut se rassembler le prolétariat est celui de la défense de ses intérêts de classe, ce qui est valable quelque soit le rapport de forces avec son ennemi : "le prolétariat ne pouvant s'assigner pour but immédiat la conquête du pouvoir, se rassemble pour des objectifs plus limités, mais toujours de classe : les luttes partielles".
"Au lieu de procéder à des modifications substantielles des revendications de la classe ouvrière, le devoir impérieux des communistes consiste à déterminer le rassemblement de la classe ouvrière autour de ses revendications de classe et au sein de ses organismes de classe : les syndicats".
A cette époque, contrairement au courant de la gauche communiste germano-hollandaise, la gauche communiste italienne n'avait pas encore clarifié la question syndicale. Les syndicats étaient devenus depuis la première guerre mondiale, et sans retour possible, des organes de l'Etat capitaliste. Ce n'est qu'à l'issue de la seconde guerre mondiale que des secteurs de la gauche italienne l'ont compris. Cela ne retire rien de la validité de la position défendue par Bilan et appelant les ouvriers à se rassembler autour de leurs revendications de classe, position qui reste parfaitement valable aujourd'hui alors que partout la bourgeoisie, tous secteurs confondus, invite la classe ouvrière à défendre le bien précieux que serait la démocratie ; que ce soit contre le "fascisme" ou que ce soit contre toute tentative de faire une nouvelle révolution qui conduirait inéluctablement à un nouveau retour du "totalitarisme" comme celui qui s'est effondré il y a dix ans dans les pays dits "socialistes".
En ce sens, l'article de Bilan que nous republions ici se situe dans la même démarche de dénonciation des mensonges démocratiques qui était la nôtre lorsque nous avons republié les thèses de Lénine "Sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat" dans le numéro précédent de la Revue internationale.
CCI.
L'ANTIFASCISME : Formule de confusion
Fort probablement, la situation actuelle dépasse, par l'ampleur de la confusion, toutes les situations précédentes de reflux révolutionnaire. Cela découle, d'une part, de l'évolution contre-révolutionnaire des points d'appui conquis de haute lutte par le prolétariat dans 1'après-guerre : l'Etat russe, la 3e Internationale, et, d'autre part, de l'incapacité des ouvriers à opposer à cette évolution un front de résistance idéologique et révolutionnaire. L'entrecroisement de ce phénomène et de l'offensive brutale du capitalisme, s'orientant vers la formation des constellations en vue de la guerre, détermine des réflexes de lutte, de la part des ouvriers et parfois aussi des batailles grandioses (Autriche) ([2] [78]) Mais ces batailles ne parviennent pas à ébranler la puissance du centrisme ([3] [79]), seule organisation politique de masse et désormais acquis aux forces de la contre-révolution mondiale.
La confusion, dans un pareil moment de défaites, n'est donc qu'un résultat obtenu par le capitalisme, incorporant l'Etat ouvrier, le centrisme, aux besoins de sa conservation, les orientant là où agissent, depuis 1914, les forces insidieuses de la social-démocratie, agent principal de la désagrégation de la conscience des masses et porte-parole qualifié des mots d'ordre des défaites prolétariennes et des victoires capitalistes.
Dans cet article, nous examinerons une formule-type de confusionnisme, ce que l'on appelle même, dans des milieux ouvriers qui s'intitulent de gauche : "l'antifascisme". (...) Nous nous bornerons, pour la clarté de notre exposé, à ne traiter qu'un problème : l'antifascisme et le front de luttes que 1'on prétend pouvoir réaliser autour de cette formule.
Il est élémentaire ou plutôt il l'était auparavant, d'affirmer qu'avant d'entamer une bataille de classe, il est nécessaire d'établir les objectifs que l'on s'assigne, les moyens à employer, les forces de classe qui peuvent intervenir favorablement. Il n'y a rien de "théorique" dans ces considérations, et parla nous entendons qu' elles ne s'exposent pas à la critique facile de tous ces éléments blasés de "théories", dont la règle consiste, au-delà de toute clarté théorique, à tripatouiller dans des mouvements avec n'importe qui, sur la base de n'importe quel programme, pourvu que subsiste "l'action". Nous sommes évidemment de ceux qui pensent que l'action ne découle pas des "coups de gueule" ou de bonnes volontés individuelles, mais des situations elles-mêmes. En outre, pour l'action, le travail théorique est indispensable afin de préserver la classe ouvrière de nouvelles défaites. Et on doit bien saisir la signification du mépris affecté par tant de militants pour le travail théorique, car il s'agit toujours, en réalité, d'introduire, en catimini, à la place des positions prolétariennes, les conceptions principielles de l'ennemi : de la social-démocratie, au sein des milieux révolutionnaires tout en proclamant l'action à tout prix pour une "course de vitesse" avec le fascisme.
Ainsi, pour ce qui est du problème de l’antifascisme, ce n'est pas seulement le mépris du travail théorique qui guide ses nombreux partisans, mais la sotte manie de créer et de répandre la confusion indispensable pour constituer un large front de résistance. Aucune délimitation préjudicielle afin de ne perdre aucun allié, aucune possibilité de lutte : voilà le mot d'ordre de l'antifascisme. Et nous voyons ici que, pour ce dernier, la confusion est idéalisée et considérée comme un élément de victoire. Nous rappelons qu'il y a plus d'un demi-siècle Marx disait à Weitling que l'ignorance n'a jamais servi le mouvement ouvrier.
Actuellement, au lieu d'établir les objectifs de la lutte, les moyens à mettre en oeuvre, les programmes nécessaires, la quintessence suprême de la stratégie marxiste (Marx dirait de l'ignorance) est présentée ainsi : s'accoler des adjectifs, dont le plus courant sera évidemment "léniniste", et ré évoquer à tout moment, et tellement hors de propos, la situation de 1917 en Russie, l'attaque de septembre de Kornilov. Il fut, hélas ! Un temps où les militants prolétariens avaient encore leur tête sur les épaules et où ils analysaient les expériences historiques. A ce moment, avant d'établir des analogies entre les situations de leur époque et ces expériences, ils recherchaient d'abord si un parallèle politique entre le passé et le présent était possible ; mais ce temps parait révolu, surtout si l'on s'en tient à la phraséologie courante des groupes prolétariens.
Inutile, entend-on dire, d'établir la comparaison entre le tableau de la lutte des classes en 1917 en Russie, et la situation d'aujourd'hui des différents pays ; de même, inutile de voir si le rapport de force entre les classes d'alors présente certaines analogies avec aujourd'hui. La victoire d'Octobre 1917 est un fait historique, il n'y a donc qu'à copier la tactique des bolcheviks russes et surtout à en donner une très mauvaise copie, laquelle changera suivant les différents milieux qui interprètent ces événements sur la base de conceptions de principe opposées.
Mais qu'en Russie le capitalisme faisait, en 1917, ses premières expériences au pouvoir étatique, alors qu'à l'opposé le fascisme surgit d'un capitalisme qui détient le pouvoir depuis des décennies, que, d'autre part, la situation volcanique et révolutionnaire de 1917 en Russie soit à l'opposé de la situation réactionnaire actuelle, cela n'inquiète nullement ceux qui s'intitulent aujourd'hui "léninistes". Au contraire, leur admirable sérénité ne sera pas troublée par l'inquiétude de confronter les événements de 1917 avec la situation actuelle, en se basant sérieusement sur l'expérience italienne et allemande. Kornilov suffit atout. Et la victoire de Mussolini et d'Hitler sera uniquement imputable à de prétendues déviations, effectuées par les partis communistes, par rapport à la tactique classique des bolcheviks en 1917, alors que par un jeu d'acrobaties politiques, on assimilera les deux situations opposées: la révolutionnaire et la réactionnaire.
***
Pour ce qui est de l'antifascisme, les considérations politiques n'entrent pas en jeu. Ce dernier se donne pour but de regrouper tous ceux qui sont menacés par l'attaque du fascisme en constituant un "syndicat des menacés".
La social-démocratie dira aux radicaux-socialistes de veiller à leur propre sécurité et de prendre immédiatement des mesures de défense contre les menaces du fascisme: Herriot et Daladier pouvant, eux aussi, être victimes de la victoire de ce dernier. L. Blum ira même plus loin : il avertira solennellement Doumergue que s'il ne prend pas garde au fascisme, le sort de Bruning l'attend. Le centrisme, pour sa part, s'adressera "à la base socialiste" ou inversement la S.F.I.O. s'adressera au centrisme, afin de réaliser le front unique : socialistes et communistes étant menacés par l'attaque du fascisme. Il reste encore les bolcheviks-léninistes ([4] [80]) qui, dressés sur leurs ergots, proclameront avec grandiloquence être prêts à constituer un front de lutte en dehors de toute considération politique, sur la base d'une solidarité permanente entre toutes les formations "ouvrières" (?) contre les menées fascistes.
La considération qui anime toutes ces spéculations est certes très simple - trop simple pour être vraie - : rassembler tous "les menacés" animés d'un désir analogue d'échapper à la mort, dans un front commun antifasciste. Cependant, l'analyse la plus superficielle prouve que la simplicité idyllique de cette proposition cache, en réalité, l'abandon total des positions fondamentales du marxisme, la négation des expériences du passé et de la signification des événements actuels. (...)
Toutes ces considérations sur ce que radicaux, socialistes, centristes auront à faire pour sauvegarder leurs personnes et leurs institutions, tous les sermons prononcés "ex cathedra" à ce sujet, ne sont, en aucun cas, susceptibles de modifier le cours des situations, car le problème revient à ceci : transformer radicaux, socialistes et centristes en des communistes, la lutte contre le fascisme ne pouvant s'établir que sur le front de la lutte pour la révolution prolétarienne. Et, malgré les sermons, la social-démocratie belge n'en lancera pas moins ses plans de renflouement du capitalisme, n'hésitera pas à torpiller tous les conflits de classe, livrera, en un mot et sans hésiter, les syndicats au capitalisme. Doumergue, d'autre part, ne fera que recalquer Bruning, Blum suivra les traces de Bauer et Cachin celles de Thaelmann.
Encore une fois, nous le répétons, nous ne rechercherons pas, dans cet article, si l'axe de la situation en Belgique, en France, peut être comparé aux circonstances qui déterminèrent la montée et la victoire du fascisme en Italie et en Allemagne. Notre analogie porte surtout sur le fait que Doumergue recalque Briining, au point de vue de la fonction qu'ils peuvent avoir dans deux pays capitalistes foncièrement différents, fonction qui consiste, comme pour Blum et pour Cachin, à immobiliser le prolétariat, à désagréger sa conscience de classe et à permettre l'adaptation de son appareil étatique aux nouvelles circonstances de la lutte inter impérialiste. Il y a de bonnes raisons pour croire qu'en France, particulièrement, l'expérience de Thiers, Clemenceau, Poincaré se répète sous l'expression de Doumergue, que nous assisterons à la concentration du capitalisme autour de ses formations de droite, sans que cela comporte l'étranglement des formations radicales-socialistes et socialistes de la bourgeoisie. D'autre part, il est profondément erroné de baser la tactique prolétarienne sur des positions politiques que l'on fait découler d'une simple perspective.
Ainsi, le problème n'est pas d'affirmer: le fascisme est menaçant, dressons le front unique de l'antifascisme et des antifascistes, mais il faut, au contraire, déterminer les positions autour desquelles le prolétariat se rassemblera pour sa lutte contre le capitalisme. Poser le problème de la sorte, signifie exclure du front de lutte contre le capitalisme des forces antifascistes et même arriver à cette conclusion (qui pourrait sembler paradoxale) que s'il se vérifie une orientation définitive du capitalisme vers le fascisme, la condition du succès réside dans l'inaltérabilité du programme et des revendications de classe des ouvriers, alors que la condition de la défaite certaine consiste dans la dissolution du prolétariat dans le marais antifasciste.
***
L'action des individus et des forces sociales n'est pas régie par des lois de conservation des individus ou des forces, en dehors des considérations de classes : Bruning ou Matteotti ne pouvaient pas agir en considération de leurs intérêts personnels ou des idées qu'ils soutenaient, c'est-à-dire emprunter le chemin de la révolution prolétarienne qui, seul, les aurait préservés de 1 ' étranglement fasciste. Individu et force agissent en fonction des classes dont ils dépendent. Cela explique pourquoi les personnages actuels de la politique française ne font que suivre les traces laissées par leurs prédécesseurs des autres pays, et cela même dans l'hypothèse d'une évolution du capitalisme français vers le fascisme.
La base de la formule de l'antifascisme (le syndicat de tous les menacés) se révèle donc d'une inconsistance absolue. Si, d'autre part, nous examinons de quoi procède - du moins dans ses affirmations programmatiques - l'idée de l'antifascisme, nous constaterons qu'elle dérive d'une dissociation du fascisme et du capitalisme. Il est vrai que si l'on interroge, à ce sujet, un socialiste, un centriste ou un bolchevik-léniniste, tous affirmeront qu'effectivement le fascisme c'est le capitalisme. Seulement, le socialiste dira : "nous avons intérêt à défendre la Constitution et la République afin de préparer le socialisme" ; le centrisme affirmera qu' on réalise plus facilement l'unité de lutte de la classe ouvrière autour de l'antifascisme, qu'autour de la lutte contre le capitalisme ; le bolchevik léniniste affirmera qu'il n'existe pas de meilleure base pour le rassemblement et pour la lutte, que la défense des institutions démocratiques que le capitalisme n'est plus capable d'assurer à la classe ouvrière. Il s'avère donc que l'affirmation générale "le fascisme est le capitalisme" peut conduire à des conclusions politiques pouvant seules résulter de la dissociation du capitalisme et du fascisme.
L'expérience démontre, et cela anéantit la possibilité de distinction entre fascisme et capitalisme, que la conversion du capitalisme en fascisme ne dépend pas de la volonté de certains groupes de la classe bourgeoise, mais répond à des nécessités qui se rattachent à toute une période historique et aux particularités propres à la situation d'Etats se trouvant dans une situation de moindre résistance aux phénomènes de la crise et de l'agonie du régime bourgeois. La social-démocratie, qui agit dans le même sillon que les forces libérales et démocratiques, appelle également le prolétariat à poser comme revendication centrale le recours à l'Etat pour obliger les formations fascistes à respecter la légalité pour les désarmer ou même pour les dissoudre. Ces trois courants politiques agissent sur une ligne parfaitement solidaire : leur source se retrouve dans la nécessité pour le capitalisme d'aboutir au triomphe du fascisme, là où l'Etat capitaliste a pour but d'élever le fascisme jusqu'à en faire la forme nouvelle d'organisation de la société capitaliste.
Puisque le fascisme répond à des exigences fondamentales du capitalisme, c'est sur un autre front opposé que nous pourrons trouver une possibilité de lutte réelle contre lui. Il est vrai qu'aujourd'hui, nous nous exposons souvent à voir falsifier des positions que nos contradicteurs ne veulent pas combattre politiquement. Il suffira, par exemple, de s'opposer à la formule de l'antifascisme (qui n'a aucune base politique), parce que les expériences prouvent que, pour la victoire du fascisme, les forces antifascistes du capitalisme ont été aussi nécessaires que les forces fascistes elles-mêmes, pour s'entendre répondre : "peu importe d'analyser la substance programmatique et politique de l'antifascisme, ce qui nous intéresse, c'est que Daladier est préférable à Doumergue, que ce dernier est préférable à Maurras, et dès lors, nous avons intérêt à défendre Daladier contre Doumergue ou Doumergue contre Maurras". Ou, selon les circonstances, Daladier ou Doumergue, puisqu' ils représentent un obstacle à la victoire de Maurras et que notre devoir est "d'utiliser la moindre fissure dans le but de gagner une position d'avantage pour le prolétariat". Evidemment, les événements d'Allemagne, où les "fissures" que pouvaient représenter d'abord, le gouvernement de Prusse, ensuite Hindenburg - von Schleicher, n'ont été, en définitive, qu'autant d'échelons permettant l'ascension du fascisme, sont de simples bagatelles dont il ne faut pas tenir compte. Il est entendu que nos objections seront taxées d'anti léninistes ou d'anti marxistes ; on nous dira que, pour nous, il est indifférent qu'il y ait un gouvernement de droite, de gauche ou fasciste. Mais, à ce dernier sujet, nous voudrions, une fois pour toutes, poser le problème suivant : tenant compte des modifications survenues dans les situations de l'après-guerre, la position de nos contradicteurs qui demandent au prolétariat d'intervenir pour choisir entre les formes d'organisation de l'Etat capitaliste, la moins mauvaise, ne reproduit-elle pas la même position défendue par Bernstein appelant le prolétariat à réaliser la meilleure forme de l'Etat capitaliste ? L'on nous répondra peut-être que l'on ne demande pas au prolétariat d'épouser la cause du gouvernement pouvant être considérée comme la meilleure forme de domination... au point de vue prolétarien, mais que l'on se propose simplement de renforcer les positions du prolétariat, à tel point d'imposer au capitalisme une forme de gouvernement démocratique. Dans ce cas, l'on ne ferait que modifier les phrases et le contenu resterait le même. En effet, si réellement le prolétariat est en condition d'imposer une solution gouvernementale à la bourgeoisie, pourquoi devrait-il se borner à un tel objectif au lieu de poser ses revendications centrales pour la destruction de l'Etat capitaliste ! D'autre part, si sa force ne lui permettrait pas encore de déclencher son insurrection, l'orienter vers un gouvernement démocratique, n'est-ce pas 1'aiguillonner sur une voie permettant la victoire de l'ennemi?
Le problème n'est certainement pas comme le voient les partisans du "meilleur choix" : le prolétariat a sa solution du problème de l'Etat, et il n'a aucun pouvoir, aucune initiative en ce qui concerne les solutions que donnera le capitalisme au problème de son pouvoir. Il est évident que, logiquement, il y aurait avantage à trouver des gouvernements bourgeois très faibles permettant l'évolution de la lutte révolutionnaire du prolétariat ; mais il est tout aussi évident que le capitalisme ne constituera des gouvernements de gauche ou d'extrême-gauche, qu'à la condition que ces derniers représentent la meilleure forme de sa défense dans une situation donnée. En 1917-21, la social-démocratie accédant au gouvernement réalisa la défense du régime bourgeois et fut la seule forme permettant l'écrasement de la révolution prolétarienne. En considérant qu'un gouvernement de droite aurait pu directement orienter les masses vers l'insurrection, les marxistes devaient ils préconiser un gouvernement réactionnaire? Nous formulons cette hypothèse pour prouver qu'il n'existe pas de notion de forme de gouvernement meilleure ou mauvaise valable en général pour le prolétariat. Ces notions existent seulement pour le capitalisme et suivant les situations. La classe ouvrière a, par contre, le devoir absolu de se regrouper sur ses positions de classe pour combattre le capitalisme sous sa forme qu'il revêt concrètement: fasciste, démocratique ou social-démocratique.
La première considération essentielle que nous ferons en regard des situations actuelles, sera la proclamation ouverte que le problème du pouvoir ne se pose pas aujourd'hui d'une façon immédiate pour la classe ouvrière, et qu'une des manifestations les plus cruelles de cette caractéristique de la situation est le déclenchement de l'attaque fasciste, ou l'évolution de la démocratie vers les pleins pouvoirs. Dès lors, il s'agit de déterminer sur quelles bases pourra s'effectuer le rassemblement de la classe ouvrière. Et ici une conception vraiment curieuse va séparer les marxistes de tous les agents de l'ennemi et des confusionnistes qui agissent au sein de la classe ouvrière. Pour nous, le rassemblement des ouvriers est un problème de quantité : le prolétariat ne pouvant s'assigner pour but immédiat la conquête du pouvoir, se rassemble pour des objectifs plus limités, mais toujours de classe : les luttes partielles. Les autres, qui afficheront un extrémisme de bluff, altéreront la substance de classe du prolétariat et affirmeront qu'il peut lutter pour le pouvoir à n'importe quelle époque. Ne pouvant poser ce problème sur des bases de classe, c'est-à-dire sur la base prolétarienne, ils l'émasculeront substantiellement en posant le problème du gouvernement antifasciste. Nous ajouterons encore que les partisans de la dissolution du prolétariat dans le marais de l'antifascisme, sont évidemment ceux-là mêmes qui empêchent la constitution d'un front de classe du prolétariat, pour ses batailles revendicatives.
Les derniers mois, en France, ont bien connu une efflorescence extraordinaire de programmes, de plans, d'organismes antifascistes, mais cela n'a nullement empêché Doumergue d'aboutir à une réduction massive des traitements, des pensions, signal pour les diminutions de salaires que le capitalisme français a bien l'intention de généraliser. Si la centième partie de 1'activité déployée autour de 1'antifascisme avait été dirigée vers la constitution d'un front solide de la classe ouvrière pour le déclenchement d'une grève générale pour la défense des revendications immédiates, il est absolument certain que, d'une part, les menaces répressives n'auraient pas suivi leur cours, et que, d'autre part, le prolétariat, une fois regroupé pour ses intérêts de classe, aurait repris confiance en lui-même, opérant ainsi une modification de la situation d'où serait surgi, à nouveau, le problème du pouvoir, dans la seule forme où il peut se poser pour la classe ouvrière : la dictature du prolétariat.
De toutes ces considérations élémentaires, il découle que l'antifascisme, pour être justifié, devrait procéder de l'existence d'une classe antifasciste : la politique antifasciste devrait découler d'un programme inhérent à cette classe. Qu'il ne soit pas possible d'arriver à de telles conclusions, cela ne résulte pas seulement des plus simples formulations du marxisme, mais aussi des éléments tirés de la situation actuelle en France. En effet, le problème se pose immédiatement des limites à assigner à l'antifascisme. A qui devrait-il se limiter à sa droite ? A Doumergue, qui est là pour défendre la République, à Herriot qui participe à la "trêve" pour préserver la France du fascisme, à Marquet qui prétend représenter "l'œil du socialisme" dans l'Union Nationale, aux Jeunes Turcs du parti radical, simplement aux socialistes, ou enfin, même, avec le diable, pourvu que l'enfer soit pavé d'antifascisme ? Une position concrète du problème prouve que la formule de l'antifascisme ne sert que les intérêts de la confusion et prépare la déroute certaine de la classe ouvrière.
Au lieu de procéder à des modifications substantielles des revendications de la classe ouvrière, le devoir impérieux des communistes consiste à déterminer le rassemblement de la classe ouvrière autour de ses revendications de classe et au sein de ses organismes de classe : les syndicats. (...) En effet, nous ne nous basons pas sur la notion formelle du syndicat, mais sur la considération fondamentale que - ainsi que nous l'avons déjà dit - le problème du pouvoir ne se posant pas, il faut choisir des objectifs plus limités, mais toujours de classe pour la lutte contre le capitalisme. Et 1'antifascisme détermine des conditions où la classe ouvrière non seulement va être noyée pour ce qui est de ses moindres revendications économiques et politiques, mais où elle verra aussi toutes ses possibilités de lutte révolutionnaire compromises et se trouvera exposée à devenir la proie du précipice des contrastes du capitalisme: de la guerre, avant de retrouver la possibilité de livrer la bataille révolutionnaire pour 1'instauration de la société de demain.
Bilan n° 7, mai 1934.
[1] [81] Ce n'est pas notre objectif dans cet article que de développer notre analyse sur les causes de 1'entrée du FPO au gouvernement autrichien, analyse que les lecteurs pourront trouver dans notre presse territoriale. En quelques mots, on peut dire que cette formule gouvernementale a 1'immense avantage de permettre au SPO (Parti Social Démocrate) de se faire une cure revitalisante d'opposition après plusieurs décennies de présence à la tête de l'Etat en même temps qu'elle vise à saper la dynamique de succès du FPO basée pour une bonne part sur son image de parti "vierge de toute compromission". La bourgeoisie italienne avait pris les devants de ce type de manoeuvre il y a quelques années en "recyclant" dans le gouvernement Berlusconi l'ancien parti néofasciste MSI.
[2] [82] Mouvement insurrectionnel de février 1934.
[3] [83] Bilan désigne ainsi les partis staliniens. Ce
terme provient du fait que, au milieu des années 1920, Staline avait adopté une
position "centriste" entre la gauche, représentée principalement par
Trotsky et la droite dont le porte-parole était Boukharine et qui préconisait
une politique favorable aux koulaks (paysans riches) et aux petits
capitalistes.
[4] [84] Nom que se donnent les trotskistes dans les années 1930.
Comprendre la défaite de la révolution russe, 3
1922-23 : les fractions communistes contre la montée de la contre-révolution
Pour les générations de révolutionnaires qui ont surgi de la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960, il était assez difficile d'accepter le caractère prolétarien de l'insurrection d'octobre 1917 et du parti bolchevik qui l'avait dirigée. Le traumatisme causé par la contre-révolution stalinienne avait provoqué en réaction une fuite dans la vision conseilliste qui considère le bolchevisme comme le protagoniste d'une révolution purement bourgeoise en Russie. Et même lorsqu'à la suite de nombreux débatsanimés, un certain nombre de groupes et d'éléments eurent admis qu'Octobre avait bien été rouge, une forte tendance à imposer des limites sévères à l'ampleur de l'événement a persisté : "jusqu'ici et pas plus loin ! Les bolcheviks étaient prolétariens... mais nous avons surtout à apprendre de leurs erreurs".
Ce type de démarche n'a pas épargné les groupes qui ont formé le CCI à l'époque. La section en Grande Bretagne, World révolution, avait abandonné sa position d'origine qui considérait les bolcheviks comme des agents de la contre-révolution capitaliste d'Etat, mais s'agissant de l'histoire du parti bolchevik après 1921, on peut trouver dans WR n'2 le point de vue suivant: "... le trotskisme non moins que le stalinisme était un produit de la défaite de la révolution prolétarienne en Russie. L'Opposition de gauche ne s'est pas formée avant 1923, et bien avant cela Trotsky avait été l'un des supporters et exécutants les plus brutaux de la politique anti ouvrière des bolcheviks (l'écrasement du mouvement de grève de Pétrograd et du soulèvement de Cronstadt, la militarisation du travail, l'abolition des milices ouvrières, etc.). Ses désaccords avec d'autres fractions de la bureaucratie portaient sur les meilleurs moyens d'exploiter les ouvriers russes et d'étendre le modèle «soviétique» capitaliste d'Etat à d'autres parties du monde. "
On trouve aussi ce genre de jugement présomptueux porté sur le passé dans un groupe comme Revolutionary Perspectives qui en 1975 défendait qu'après 1921 et l'écrasement de la révolte de Cronstadt, non seulement la révolution russe était morte et tous les partis de l'Internationale communiste devenus des agents du capitalisme-mais également tous les groupes qui ne partageaient pas leur point de vue sur cette date, étaient eux-mêmes contre-révolutionnaires. ([1] [87])
Ce n'est donc pas par hasard qu'à l' époque, très peu d'études sérieuses aient été menées portant sur la période qui va de 1921 à la victoire définitive du stalinisme à la fin des années 1920. Mais le mouvement révolutionnaire, et le CCI en particulier, a parcouru beaucoup de chemin depuis; si nous dédions une large place aujourd'hui à l'examen des débats qui ont déchiré le parti bolchevik pendant cette période, c'est parce que nous avons compris que loin d'être l'expression de dissensions inter bourgeoises, ces conflits politiques exprimaient la résistance héroïque des courants prolétariens au sein du parti bolchevik contre les tentatives de la contre-révolution de l'emporter complètement. C'est donc une période qui nous a légué certaines des leçons les plus précieuses concernant les tâches de la fraction communiste - cet organe politique dont la fonction première est de combattre la dégénérescence d'une révolution prolétarienne et de ses instruments politiques les plus vitaux.
1922-23 : Lénine s'oriente vers l'opposition
La Nouvelle politique économique (NEP) introduite au l 0e congrès du parti en 1921 avait été définie par Lénine comme une retraite stratégique imposée par l'isolement et la faiblesse du prolétariat russe. En Russie, cela voulait dire l'isolement du prolétariat vis-à-vis de la paysannerie qui avait soutenu les bolcheviks contre les anciens propriétaires fonciers pendant la guerre civile, mais qui réclamait maintenant une compensation matérielle à ce soutien. La direction bolchevik avait en fait considéré la révolte de Cronstadt comme l'avertissement d'une contre-révolution paysanne imminente et c'est pourquoi elle l' avait réprimée sans merci. (voir la Revue internationale n'100). Mais elle savait aussi que "l'Etat prolétarien" - dont les bolcheviks se considéraient les gardiens - ne pouvait dominer uniquement par la force. Il fallait faire des concessions aux paysans sur le plan économique afin de maintenir intact le régime politique existant. Ces concessions, codifiées dans la NEP, impliquaient l'abolition des réquisitions de blé qui avaient caractérisé la période du Communisme de guerre, et leur remplacement par "l'impôt en nature" ; le commerce privé serait maintenant autorisé pour la masse des paysans moyens ; une "économie mixte" serait établie dans laquelle les industries d'Etat fonctionneraient aux côtés des entreprises capitalistes privées, et seraient même en concurrence avec elles.
Cependant, l'isolement véritable du prolétariat russe provenait en fait de la situation internationale. A son troisième congrès en 1921, l'Internationale communiste avait reconnu que l'échec complet de l'Action de mars en Allemagne signifiait le reflux de la vague révolutionnaire qui avait commencé en 1917. Face à la nécessité de reconstruire une Russie ruinée et affamée, les bolcheviks comprenaient qu'ils ne pouvaient compter sur l'assistance immédiate du prolétariat mondial ; et en même temps, si le pouvoir politique qu'ils avaient contribué à créer devait jouer un rôle dans la reprise attendue de la révolution mondiale, ce pouvoir devait prendre les mesures économiques nécessaires pour survivre.
Le discours de Lénine au 11ème Congrès en 1922 commence sur ce thème. II parle des préparatifs de la Conférence de Gênes à laquelle la Russie soviétique envoyait une délégation ayant pour tâche de restaurer les relations commerciales entre la Russie et le monde capitaliste. La démarche adoptée par Lénine envers cela était tout à fait terre à terre :
"Bien entendu, nous allons à Gênes non en communistes mais en marchands. Nous avons besoin de faire du commerce, eux de même. Nous désirons faire du commerce à notre avantage à nous ; ils désirent le faire à leur avantage à eux. Quel tour prendra la lutte ? Cela dépendra, dans une faible mesure il est vrai, de l'habileté de nos diplomates" (Rapport politique du comité central du parti communiste [bolchevik] de Russie au 1 le congrès, 27 mars 1922)
Et en fait Lénine avait tout à fait raison de faire cette distinction entre l'activité communiste et les nécessités de l'Etat. Il ne peut y avoir aucune objection de principe à ce qu'un pouvoir prolétarien échange ses produits contre ceux d'un Etat capitaliste tant qu'on reconnaît clairement qu'il s'agit d'une mesure contingente et temporaire ne remettant pas les principes authentiques en question. Il n'y a rien à gagner de gestes d'auto- immolation héroïque, comme l'avait déjà démontré le débat sur le traité de Brest-Litovsk.
Le problème ici c'est que l'ouverture de l'Etat soviétique au monde capitaliste commençait à impliquer le commerce des principes. En effet à Gênes, l'incapacité à trouver un accord avec les puissances de l'Entente, amena les deux Etats proscrits du moment, la Russie et l'Allemagne, à conclure la même année 1e Traité de Rapallo. Ce traité contenait un certain nombre de clauses secrètes importantes , parmi lesquelles le fait que l' Etat soviétique fournirait des armes à la Reichwehr allemande. C'était en complète opposition avec l'engagement pris en 1918 par les bolcheviks de supprimer toute diplomatie secrète ; ce fut la première alliance militaire véritable entre l'Etat soviétique et une puissance impérialiste.
A cette alliance militaire correspondait une alliance politique grandissante avec la bourgeoisie. La "tactique" du Front unique, lancée dans cette période, a enchaîné les partis communistes aux forces de la social-démocratie qui avaient été dénoncées en 1919 comme des agents de la classe dominante. Avec l'insistance de plus en plus grande sur la nécessité de trouver à l'Etat russe de puissants alliés à l'étranger, cette politique évolua naturellement vers la théorie odieuse selon laquelle on pouvait même constituer des fronts avec les nationalistes de droite en Allemagne, les précurseurs du nazisme. Ces régressions politiques devaient avoir un effet dévastateur sur le mouvement ouvrier en Allemagne lors des événements de 1923 - et le soulèvement avorté qui eut lieu cette année là (voir l'article précédent dans ce numéro et la Revue internationale n° 98 et 99), fut en partie écrasé par la Reichwehr avec les armes fournies par l'Armée rouge. Telles étaient les étapes alarmantes dans la dégénérescence des partis communistes et l'intégration de l'Etat russe dans le concert du capitalisme mondial.
Cette glissade en arrière n'était pas le simple produit de la mauvaise volonté des bolcheviks mais résultait de profonds facteurs objectifs, même si des erreurs subjectives ont certainement joué un rôle dans l'accélération du déclin. Le discours de Lénine exprime cela de façon vivante. Il n'avait aucune illusion sur la nature économique de la NEP : il disait que c'était une forme de capitalisme d'Etat. Nous avons vu (dans la Revue internationale n°99) qu'en 1918 Lénine défendait déjà que le capitalisme d'Etat, comme forme plus concentrée et plus développée de l'économie bourgeoise, constituait un pas en avant, un pas vers le socialisme pour l'économie arriérée de la Russie et ses vestiges semi-médiévaux. Dans le discours au Congrès de 1922, il reprend ce thème, en insistant sur la différence fondamentale à faire entre le capitalisme d'Etat sous la direction de la bourgeoisie réactionnaire, et le capitalisme d'Etat administré par l'Etat prolétarien
",.. il ne faut pas oublier cette vérité majeure, à savoir qu'aucune théorie, aucun ouvrage ne traite la question du capitalisme d'Etat, tel qu'il existe chez nous, pour la simple raison que les notions habituelles rattachées à ces termes, ont trait au pouvoir de la bourgeoisie en société capitaliste. Tandis que notre société à nous est sortie des rails capitalistes ; elle ne s'est pas encore engagée sur une voie nouvelle, mais ce n'est plus la bourgeoisie qui gouverne l'Etat, c'est le prolétariat. Nous ne voulons pas comprendre que lorsque nous disons «Etat», cet Etat, c'est nous, c'est le prolétariat, c'est l'avant-garde de la classe ouvrière. Le capitalisme d'Etat est un capitalisme que nous saurons limiter, dont nous saurons fixer les bornes, ce capitalisme d'Etat est rattaché à l'Etat, mais l'Etat, ce sont les ouvriers, c'est la partie avancée des ouvriers, c'est l'avant garde, c'est nous. " (Rapport au l le congrès, op cit.)
Cette expression "l'Etat, c'est nous " constitue déjà un oubli des propres termes de Lénine dans le débat de 1921 sur les syndicats, dans lequel il avait mis en garde contre le fait d'identifier totalement les intérêts du prolétariat aux intérêts de l'Etat (voir la Revue internationale n° 100) ; il est également évident que Lénine a commencé à perdre de vue la distinction entre le prolétariat et le parti d'avant-garde. Cependant, Lénine était quand même extrêmement conscient des limites véritables de ce "contrôle prolétarien du capitalisme d'Etat", parce que c'est au même moment qu'il fit la fameuse comparaison entre l'Etat soviétique, encore profondément marqué par les tares de l'ordre ancien, avec une "voiture" qui refuse d'obéir aux ordres de son conducteur :
"Cette situation est sans précédent dans l'histoire : le prolétariat, l'avant-garde révolutionnaire, possède un pouvoir politique absolument suffisant; et, à côté de cela, le capitalisme d'Etat. L'essentiel, c'est que nous comprenions que ce capitalisme est celui que nous pouvons et devons admettre, auquel nous pouvons et devons assigner certaines limites, car ce capitalisme est nécessaire à la grande masse paysanne et au capital privé qui doit faire du commerce de façon à satisfaire les besoins des paysans. Il faut faire en sorte que le cours régulier de l'économie capitaliste et de l'échange capitaliste soit rendu possible, car cela est nécessaire au peuple. On ne saurait vivre sans cela... vous communistes, vous ouvriers, vous, partie consciente du prolétariat qui vous êtes chargés de gouverner l'Etat, saurez-vous faire en sorte que l'Etat dont vous avez assumé la charge, fonctionne comme vous l'entendez ? Nous avons vécu une année, l’Etat entre nos mains ;eh bien sur le plan de la nouvelle politique économique a-t-il fonctionné comme nous l'entendions ? Non. Nous ne voulons pas l'avouer: l'Etat n'a pas fonctionné comme nous l'entendions. Et comment a-t-il fonctionné ?La voiture n'obéit pas: un homme est bien assis au volant, qui semble la diriger, mais la voiture ne roule pas dans la direction voulue ; elle va où la pousse une autre force -force illégale, force illicite, force venant d'on ne sait où - où la poussent les spéculateurs, ou peut-être les capitalistes privés , ou peut-être les uns et les autres - mais la voiture ne roule pas tout à fait, et, bien souvent ,pas du tout comme se l’imagine celui qui est au volant. » (Rapport, op cit).
Bref, les communistes ne conduisaient pas le nouvel Etat -ils étaient conduits par lui. De plus, Lénine était totalement lucide sur la direction que cette voiture suivait spontanément : elle menait à une restauration bourgeoise qui prendrait facilement la forme d'une intégration pacifique de l'Etat soviétique à l'ordre capitaliste mondial. Ainsi il reconnaît "l'honnêteté de classe" d'une tendance politique bourgeoise comme les émigrés russes autour de Smena Vekh qui commençaient déjà à soutenir l'Etat soviétique parce qu'ils voyaient dans le parti bolchevik le meilleur "contremaître" du capitalisme russe.
Et cependant, la profondeur des intuitions de Lénine sur la nature et l'échelle du problème auquel étaient confrontés les bolcheviks ne trouvait pas du tout de réponse dans les solutions qu'il préconisait dans le même discours. Pour lui, il n'était pas question d'affronter le processus de bureaucratisation avec son antidote prolétarien -la revitalisation de la vie politique des soviets et des autres organes unitaires de la classe. La réaction de la direction bolchevik à la révolte de Cronstadt avait déjà montré sa perte de conviction dans cette voie. Pas plus que Lénine n'a réclamé un quelconque allégement du véritable état de siège appliqué à la vie interne du parti depuis Cronstadt. La même année, l'Opposition ouvrière se trouva de nouveau sous les feux après avoir tenté de lancer un appel au 4e congrès de l'Internationale sur le régime interne du parti en Russie, et Miasnikov fut expulsé du parti après que Lénine ne fut pas parvenu à le convaincre de renoncer à ses appels à la liberté de parole.
Pour Lénine, le problème consistait en « un manque de culture » des dirigeants de l’Etat communiste-leur incapacité à administrer mieux que ne l'avaient fait les anciens bureaucrates du Tsar, ou à être de meilleurs commerçants ou hommes d'affaires que "les hommes de la NEP" qui surgissaient partout -maintenant que l'économie avaient été libéralisée .Comme exemple de la terrible inertie qui entravait la nouvelle administration, il citait l'histoire absurde de la façon dont un capitaliste étranger avait offert de vendre à la Russie affamée et comment la décision de les acheter avait été ajournée à travers l'ensemble de l'appareil de l'Etat et du parti jusqu'à ce que soient impliqués les plus hauts échelons du parti.
Sans aucun doute de tels excès bureaucratiques auraient pu être évités ici et là en faisant que les bureaucrates soient plus "cultivés", mais cela n'aurait rien changé à la direction globale prise par la voiture de l'Etat. La puissance qui imposait véritablement cette direction, était bien plus forte que les "hommes de la NEP" ou le capitaliste privé- c’était l’immense puissance du capital mondial qui déterminait inexorablement le cours de l’économie russe et de l’Etat soviétique. Même dans les meilleures conditions, une forteresse ouvrière isolée n'aurait pas été capable de résister très longtemps à cette puissance. Dans la Russie de 1922, après la guerre civile, la famine, l'effondrement économique, la disparition de la démocratie prolétarienne et même de grandes parties du prolétariat lui-même, il était totalement utopique d'espérer qu'un mode d'administration plus efficace de la part de la minorité communiste renversât le cours dominant des choses. Au contraire, Lénine fut rapidement contraint d'admettre que le pourrissement qui rongeait de plus en plus la machine étatique ne se limitait pas seulement à "l'inculture" de ses couches les plus basses, mais avait pénétré les rangs les plus hauts de l'échelle du parti, jusqu'à la "vieille garde" du bolchevisme lui-même, donnant naissance à une véritable fraction bureaucratique incarnée par dessus tout par Joseph Staline
Comme l'observe Trotsky dans l'article qu'il a rédigé en 1932 "Sur le testament de Lénine" :
"Il ne serait pas exagéré de dire que Lénine a consacré la moitié de la dernière année de sa vie politique, entre sa convalescence et sa rechute dans la maladie, à une âpre lutte contre Staline. Rappelons-en une nouvelle fois les dates principales. En septembre 1922 ; Lénine a ouvert le feu contre la politique nationale de Staline. Dans la première partie du mois de décembre, il a attaqué Staline sur la question du monopole du commerce extérieur. Le 25 décembre, il a rédigé la première partie de son testament. Le 30 décembre, il a écrit sa lettre sur la question nationale (la «bombe»). Le 4 janvier 1923, il a ajouté un post-scriptum à son testament sur la nécessité de destituer Staline de sa place de secrétaire général. En janvier 23, il a dressé l'artillerie lourde contre Staline : le projet de la commission de contrôle. Dans un article du 2 mars 1923, il porte à Staline un double coup: à la fois comme organisateur de l'Inspection et comme secrétaire général. Le 5 mars, il m'a écrit au sujet de son mémorandum sur la question nationale : «si vous êtes d'accord pour le défendre, ce serait le mieux». Le même jour, il a ouvertement joint pour la première fois ses forces aux irréconciliables ennemis géorgiens de Staline, les informant par une note spéciale qu'ils soutenait «de tout son cœur» leur cause et préparait pour eux des documents contre Staline, Ordjonikidze et Dzerjinski. " (Traduit de l'anglais par nous)
Bien qu'il fût dominé par la maladie qui allait rapidement mettre fin à sa vie, Lénine mit toute son énergie politique dans cette bataille désespérée contre la montée du stalinisme, et proposa à Trotsky de faire bloc avec lui contre le bureaucratisme en général et Staline en particulier. Ainsi, ayant le premier tiré la sonnette d'alarme sur le cours général pris par la révolution, Lénine jetait déjà les fondements pour passer - si nécessaire - à une position oppositionnelle. Mais quand on lit les articles que Lénine a écrit à cette époque ("Comment devons-nous réorganiser l'inspection ouvrière et paysanne", et en particulier l'article du 2 mars auquel Trotsky se réfère "Mieux vaut moins mais mieux"), nous pouvons voir les limites imposées par sa position à la tête de l'appareil d'Etat. Comme dans son discours d'avril, les solutions sont toujours entièrement administratives : réduire le nombre de bureaucrates, réorganiser la Rabkrin, l'Inspection ouvrière et paysanne, fusionner la Rabkrin avec la commission de contrôle du parti... ou encore, comme à la fin de "Faire moins mais mieux", Lénine commence à mettre ses espoirs de sauvetage moins dans la révolution ouvrière à l'ouest que dans la montée de "l'orient nationaliste et révolutionnaire ". D'une façon ou d'une autre, il y a une claire perte de perspective. Lénine avait vu en partie le danger, mais il n'en avait pas encore tiré les conclusions nécessaires. Eut-il vécu plus longtemps, il est sûr qu'il serait allé bien plus loin dans l'identification des causes du problème et donc de la politique à mener. Mais maintenant, le processus de clarification devait passer dans d'autres mains.
1923: l'émergence des oppositions de gauche
Le retrait de Lénine de la vie politique fut l'un des facteurs qui précipita l'éclatement d'une crise ouverte dans le parti bolchevik. D'un côté, la fraction bureaucratique consolidait son emprise sur le parti, initialement sous la forme d'un "triumvirat" formé par Staline, Zinoviev et Kamenev, un bloc instable dont le principal ciment était d' isoler Trotsky. Pendant ce temps ce dernier, malgré de considérables hésitations, était contraint d'évoluer vers une position ouvertement oppositionnelle au sein du parti.
En même temps, le régime bolchevik était confronté à de nouvelles difficultés sur le plan économique et social. Pendant l'été 1923, ce qu'on appelle "la crise des ciseaux" mit en question l'application de la NEP sous le triumvirat. Les "ciseaux" étaient constitués par l'effondrement des prix agricoles d'un côté et la montée des prix industriels de l'autre ; cela menaçait en fait l'équilibre de toute l'économie et constituait la première crise de "l'économie de marché" qu'avait instaurée la NEP. Tout comme la NEP avait été introduite pour contrer l'excessive centralisation par l'Etat du Communisme de guerre qui avait résulté dans la crise de 1921, maintenant il devenait évident que la libéralisation de l'économie exposait la Russie à certaines des difficultés les plus classiques de la production capitaliste. Ces difficultés économiques et par dessus tout la réponse qu'y apportait le gouvernement - une politique de coupes dans les emplois et les salaires comme dans n'importe quel Etat capitaliste "normal" - aggravaient à leur tour la condition de la classe ouvrière qui se trouvait déjà à la limite de la pauvreté. En août septembre 1923, des grèves spontanées avaient commencé à s'étendre aux principaux centres industriels.
Le triumvirat qui était avant tout intéressé à la préservation du statu quo, avait commencé à considérer la NEP comme la voie royale au socialisme en Russie ; ce point de vue était théorisé en particulier par Boukharine qui était passé de l'extrême gauche du parti à l'extrême droite et qui a précédé Staline dans la théorie du socialisme en un seul pays quoiqu'à "un rythme d'escargot", à cause du développement d'une économie de marché "socialiste". Trotsky d'un autre côté avait déjà commencé à demander plus de centralisation et de planification étatique pour répondre aux difficultés économiques du pays. Mais la première prise de position claire de l'opposition émanant de l'intérieur des cercles dirigeants du parti a été la Plate-forme des 46, soumise au Bureau politique en octobre 1923. Les 46 étaient à la fois composés des proches de Trotsky comme Piatakov et Préobrajensky, et d'éléments du groupe Centralisme démocratique comme Sapranov, V.Smirnov et Ossinski. Il n'est pas insignifiant que le document ne porte pas la signature de Trotsky : la peur d'être considéré comme faisant partie d'une fraction alors que les fractions avaient été interdites en 1921 a certainement joué un rôle. Néanmoins, sa lettre ouverte au Comité central, publiée dans la Pravda de décembre 1923 et sa brochure Cours nouveau exprimaient des préoccupations très similaires et le plaçaient définitivement dans les rangs de l'opposition.
A l'origine, la plate-forme des 46 était une réponse aux problèmes économiques dans lesquels se trouvait le régime. Elle prenait fait et cause pour une plus grande planification étatique contre le pragmatisme de l'appareil dominant et sa tendance à élever la NEP au rang de principe immuable. Ce devait être un thème constant de l'opposition de gauche autour de Trotsky – et comme nous le verrons, pas l'une de ses forces. Plus important était l'avertissement lancé sur l'étouffement de la vie interne du parti :
"Les membres du parti qui ne sont pas satisfaits de telle ou telle décision du comité central, qui ont à l'esprit tel ou tel doute, qui relèvent en privé telle ou telle erreur, telle ou telle irrégularité ou telle ou telle confusion, ont peur d'en parler dans les réunions du parti et ont même peur d'en parler dans une conversation. (...)Aujourd'hui, ce n'est pas le parti, pas ses larges masses qui promeut et choisit les membres des comités provinciaux et du comité central du PCR. Au contraire, c'est de plus en plus la hiérarchie du secrétariat du parti qui recrute les membres des conférences et des congrès qui deviennent à leur tour de plus en plus les assemblées exécutives de cette hiérarchie. (...)La position qui s'est créée s'explique par le fait que le régime est la dictature d'une faction au sein du parti. (...) Le régime factionnel doit être aboli et ce doit être fait, en premier lieu, par ceux qui l'ont créé ; il doit être remplacé par un régime d'unité fraternelle et de démocratie interne du parti."
En même temps, la plate-forme prenait ses distances avec ce qu'elle appelait des groupes d'opposition "malsains", même si elle considérait ces derniers comme des expressions de la crise du parti. Cela faisait sans aucun doute référence à des courants comme Le Groupe ouvrier autour de Miasnikov et La Vérité ouvrière autour de Bogdanov qui avaient surgi à la même époque. Peu après, Trotsky adoptait un point de vue similaire : le rejet de leurs analyses comme trop extrêmes, tout en les considérant en même temps comme des manifestations de la mauvaise santé du parti. Trotsky ne voulait pas non plus collaborer aux méthodes de répression qui avaient pour but d'éliminer ces groupes.
En fait, ces groupes ne peuvent absolument pas être écartés comme des phénomènes "malsains". Il est vrai que La Vérité ouvrière exprimait une certaine tendance au défaitisme et même au menchevisme ; comme la plupart des courants de la Gauche allemande et hollandaise, son analyse de la montée du capitalisme d'Etat en Russie était affaiblie par la tendance à mettre en question la révolution d'Octobre elle-même et à la considérer comme une révolution bourgeoise plus ou moins progressive. (voir l'article sur la Gauche communiste en Russie dans la Revue internationale n°9)
Ce n'était pas du tout le cas du Groupe ouvrier du Parti communiste russe (bolchevik), dirigé par des ouvriers bolcheviks de longue date comme Miasnikov, Kuznetsov et Moiseev. Le groupe se fit d'abord connaître en avril-mai 1923 par la distribution de son Manifeste, juste après le 13e congrès du parti bolchevik. L'examen de ce texte confirme le sérieux du groupe, sa profondeur et sa perspicacité politiques.
Le texte n'est pas dépourvu de faiblesses. En particulier, il est entraîné dans la théorie de l'offensive, qui ne voit pas le reflux de la révolution internationale et la nécessité qui en découle de luttes défensives de la classe ouvrière ; c'était l'autre face de la médaille par rapport à l'analyse de l'Internationale communiste qui voyait le recul de 1921 mais en tirait des conclusions largement opportunistes. De la même façon, le Manifeste adopte un point de vue erroné sur le fait qu'à l'époque de la révolution prolétarienne, les luttes pour de plus hauts salaires n'auraient plus de rôle positif.
Malgré cela, les forces de ce document pèsent bien plus que ses faiblesses :
- son internationalisme résolu. Contrairement au groupe L'Opposition ouvrière de Kollontaï, il n'y a pas trace de localisme russe dans son analyse. Toute la partie introductive du Manifeste traite de la situation internationale, situant clairement les difficultés de la révolution russe dans le retard de la révolution mondiale, et insistant sur le fait que le seul salut pour la première résidait dans le renouveau de la seconde : "Le travailleur russe (...) a appris à se considérer comme soldat de l'armée mondiale du prolétariat international et à voir dans ses organisations de classe les troupes de cette armée. Chaque fois donc qu'est soulevée la question inquiétante du destin des conquêtes de la révolution d'Octobre, il tourne son regard là-bas, au-delà des frontières où sont réunies les conditions pour une révolution, mais où, néanmoins, la révolution ne vient pas. " (in Invariance n°6, année VIII, série II, Naples 1975)
- sa critique aiguisée de la politique opportuniste du Front unique et du slogan du Gouvernement ouvrier; la priorité accordée à cette question constitue une confirmation supplémentaire de l'internationalisme du groupe puisqu'il s'agissait avant tout d'une critique de la politique de l'Internationale communiste. Sa position n'était pas non plus teintée de sectarisme : il affirmait la nécessité de l'unité révolutionnaire entre les différentes organisations communistes (comme le KPD et le KAPD en Allemagne) mais rejetait complètement l'appel de l'Internationale à faire bloc avec les traîtres de la social démocratie, son dernier argument fallacieux selon lequel la révolution russe avait précisément réussi parce que les bolcheviks auraient utilisé de façon intelligente la tactique du front unique : "...la tactique qui devait conduire le prolétariat insurgé à la victoire ne pouvait être celle du front unique socialiste mais celle du combat sanglant, sans ménagement, contre les fractions bourgeoises à la terminologie socialiste confuse. Seul ce combat pouvait apporter la victoire et il en fut ainsi. Le prolétariat russe a vaincu non en s'alliant aux socialistes révolutionnaires, aux populistes et aux mencheviks, mais en luttant contre eux. Il est nécessaire d'abandonner la tactique du «front unique socialiste» et d'avertir le prolétariat que «les fractions bourgeoises à la phraséologie socialiste ambiguë» - à l'époque actuelle tous les partis de la Deuxième internationale - marcheront au moment décisif les armes à la main pour la défense du système capitaliste. " (Ibid.)
- son interprétation des dangers qu'affrontait l'Etat soviétique - la menace du "remplacement de la dictature du prolétariat par une oligarchie capitaliste ". Le Manifeste retrace la montée d'une élite bureaucratique et la perte des droits politiques de la classe ouvrière, et réclame la restauration des comités d'usine et par dessus tout que les soviets prennent la direction de l'économie et de l'Etat. ([2] [88])
Pour le Groupe ouvrier, le renouveau de la démocratie ouvrière constituait le seul moyen de contrer la montée de la bureaucratie, et il rejetait explicitement l'idée de Lénine qui voyait dans l'établissement d'une Inspection ouvrière un moyen d'aller de l'avant, alors que ce n'était qu'une tentative de contrôler la bureaucratie par des moyens bureaucratiques.
- son profond sens des
responsabilités. Contrairement aux notes critiques ajoutées par le KAPD quand
il publia le Manifeste en Allemagne (Berlin,1924)et qui exprimait la sentence
prématurée de mort de la révolution russe et de l'Internationale communiste de
la part de la Gauche
allemande, le Groupe ouvrier est très prudent avant de proclamer le triomphe
définitif de la contre-révolution en Russie ou la mort de l'Internationale.
Pendant la "crise de Curzon" de 1923, au moment où il semblait que la Grande-Bretagne
allait déclarer la guerre à la
Russie, les membres du Groupe ouvrier s'engagèrent à défendre
la république soviétique en cas de guerre, et, surtout, il n'y a pas la moindre
trace de répudiation de la révolution d'octobre et de l'expérience bolchevique.
En fait, l'attitude adoptée par le groupe sur son propre rôle correspond très
précisément à la notion de fraction de gauche telle qu'elle a été élaborée plus
tard par la Gauche
italienne en exil. Il reconnaissait la nécessité de s'organiser indépendamment
et même clandestinement, mais le nom du groupe (Groupe ouvrier du Parti
communiste russe - bolchevik) tout comme le contenu de son Manifeste
démontrent qu'il se considérait en totale continuité avec le programme et les
statuts du parti bolchevik. II appelait donc tous les éléments sains au sein du
parti, de la direction comme des différents groupements d'opposition comme la Vérité ouvrière,
l'Opposition ouvrière et le Centralisme démocratique à se regrouper et à mener
une lutte décidée pour régénérer le parti et la révolution. Et sous bien des
aspects, c'était une politique bien plus réaliste que l'espoir qu'avaient les
"46" de faire abolir le régime de factions dans le parti "en premier lieu" par la
faction dominante elle-même.
En somme, il n'y avait rien de malsain dans le projet du Groupe ouvrier, et il n'était pas une simple secte sans influence dans la classe. Des estimations évaluent à environ 200 le nombre de ses membres à Moscou, et il était totalement cohérent quand il disait se trouver aux côtés du prolétariat dans sa lutte contre la bureaucratie. Il chercha donc à mener une intervention politique active dans les grèves sauvages de l'été et de l'automne 1923. En fait, c'est pour cette raison même et à cause de l'influence croissante du groupe au sein du parti que l'appareil déchaîna sa répression contre lui. Comme il l'avait prévu, Miasnikov subit même une tentative d'assassinat "lors d'une tentative d'évasion". Miasnikov survécut et quoique emprisonné puis forcé à l'exil après s'être échappé, il poursuivit son activité révolutionnaire à l'étranger deux décennies durant. Le groupe en Russie fut plus ou moins disloqué par des arrestations de masse, bien qu'il soit clair dans L'énigme russe, le précieux rapport d'A.Ciliga sur les groupes d'opposition en prison à la fin des années 1920, qu'il ne disparut pas complètement et continua d'influencer "l'extrême gauche" du mouvement d'opposition. Néanmoins, cette première répression ne présageait vraiment rien de bon : c'était 1a première fois qu'un groupe ouvertement communiste souffrait directement de la violence de l'Etat sous le régime bolchevik.
Les hésitations fatales de Trotsky
Le fait que Léon Trotsky prenne part ouvertement à l'opposition de gauche était d'une importance capitale. La réputation internationale de Trotsky comme leader de la révolution russe venait juste après celle de Lénine. Ses critiques du régime dans le parti et de ses orientations politiques envoyèrent dans le monde entier un signal clair que tout n'allait pas bien au pays des soviets ;et ceux qui avaient déjà commencé à se sentir mal à l'aise par la direction prise non seulement par 1'Etat soviétique, mais surtout par les partis communistes en dehors de la Russie, trouvaient une figure autour de laquelle ils pouvaient regrouper leurs forces, une figure qui défendait de façon indiscutable la tradition de la révolution d'Octobre et de l'internationalisme prolétarien. C'était en particulier le cas de la Gauche italienne au milieu des années 1920.
Et cependant, dès le début, il est évident que les politiques d'opposition adoptées par Trotsky étaient moins cohérentes et surtout moins déterminées que celles du courant de Miasnikov en particulier. En fait, Trotsky n'a pas réussi à mener la lutte contre le stalinisme même dans les termes limités envisagés par Lénine dans ses derniers écrits.
Pour donner les exemples les plus importants : au 12e congrès du parti en avril 1923, Trotsky ne livra pas la "bombe" que Lénine avait préparée contre Staline concernant la question nationale, son rôle dans le Rabkrin, sa déloyauté, bien qu'à cette époque Trotsky fût encore au centre du parti et y ait joui d'un large soutien. A la veille du 13e congrès, à la réunion du Comité central du 22 mai 1924 où furent débattus le testament de Lénine et son appel à destituer Staline et où le destin de Staline était pesé dans la balance, Trotsky resta silencieux ; il vota pour la non publication du testament contre les vœux qu'avait exprimés la femme de Lénine, N.Kroupskaia ; en 1925, Trotsky se dissocia même de son sympathisant américain, Max Eastman, qui avait décrit et cité le testament dans son livre Since Lenin died. Trotsky avait été persuadé par le Bureau politique de signer une prise de position dénonçant les efforts de Eastman pour faire connaître le testament comme "de la pure calomnie... qui ne peut que servir les buts des ennemis incarnés du communisme et de la révolution". Quand Trotsky changea finalement d'avis et décida de faire connaître le testament, il était trop tard : l'emprise de Staline sur l' appareil du parti était devenue pratiquement intouchable. De plus, pendant la période qui va de la dissolution de l'opposition de gauche en 1923 à la formation de l'Opposition unifiée avec les zinovievistes, Trotsky s'absenta fréquemment des affaires du Comité central, centrant ses préoccupations sur des sujets culturels ou techniques, et, tout en étant physiquement présent, ne prit souvent aucune part aux discussions.
Un certain nombre de facteurs peut être invoqué pour expliquer les hésitations de Trotsky. Bien qu'ils soient tous de nature politique, certains d'entre eux sont aussi à rapporter à des caractéristiques individuelles de Trotsky. Ainsi quand le camarade de Trotsky, Yoffé, écrivit son dernier message à Trotsky avant de se suicider, il fit un certain nombre de critiques des faiblesses deTrotsky : "Mais j'ai toujours pensé qu'il vous manquait un peu l'inflexibilité et l'intransigeance de Lénine, sa faculté de se retrouver seul et de poursuivre solitairement la route qu'il estimait la bonne... Vous avez souvent renié une position juste pour pouvoir conclure un accord ou un compromis dont vous surestimiez l'importance et la valeur. " (cité dans Le prophète désarmé, Isaac Deutscher)
En effet, c'est une description adéquate d'une tendance qui avait été très marquée chez Trotsky avant son adhésion au parti bolchevik - une tendance au centrisme, une incapacité de prendre des positions claires et incisives, une tendance à sacrifier les principes politiques à l'unité organisationnelle. Cette démarche hésitante était renforcée par la peur de Trotsky d'être considéré comme impliqué dans une vulgaire lutte pour le pouvoir personnel, pour lacouronne de Lénine. C'est en fait la principale explication de Trotski lui-même à ses hésitations pendant cette période : "Si j'avais agi à la veille du 12e congrès dans l'esprit du «bloc» Lénine-Trotsky contre le buraucratisme stalinien, je ne doute pas que j'aurais remporté la victoire (...). Cependant en 1922-23, il était encore tout à fait possible de s'emparer de la principale position stratégique en menant une offensive ouverte contre (les) épigones du bolchevisme.» Cependant, «mon action pouvait être comprise ou, plus exactement représentée comme une lutte personnelle pour prendre la place de Lénine dans le parti et dans l'Etat. Je ne pouvais songer à cela sans frémir. " (Ma vie, Trotsky)
Il y a certainement du vrai là-dedans : comme l'un des oppositionnels en fit la remarque à Ciliga, Trotsky était "un homme trop chevaleresque". Confronté aux manœuvres impitoyables et sans principe de Staline en particulier, Trotsky hésitait à descendre au même niveau, et se trouva ainsi hors circuit quasiment à chaque tournant.
Mais les hésitations de Trotsky doivent également être examinées à la lumière de faiblesses théoriques et politiques plus générales, toutes étroitement liées, qui l'empêchaient de prendre une position sans compromis contre la contre-révolution montante :
- l'incapacité de reconnaître clairement que le stalinisme constituait en fait la contre-révolution bourgeoise en Russie. Malgré la fameuse description qu'il a fait de Staline comme "fossoyeur de la révolution",Trotsky et ses adeptes avaient les yeux rivés sur le danger d'une "restauration capitaliste" dans le vieux sens d'un retour au capitalisme privé. C'est pourquoi il considérait le principal danger au sein du parti comme incarné par la fraction de droite de Boukharine et pourquoi son mot d'ordre restait: "un bloc avec Staline contre la droite peut-être ; mais un bloc avec la droite contre Staline jamais". Le stalinisme était considéré comme une forme de centrisme, inévitablement fragile et destiné à être tiré soit à droite soit à gauche. Comme nous le verrons dans le prochain article de la série, cette incapacité à apprécier le danger véritable représenté par Staline était liée à la théorie erronée de Trotsky qui identifiait l'industrialisation contrôlée par l'Etat à une forme de socialisme, et qui ne comprit jamais le vrai sens du capitalisme d'Etat. Cette profonde faiblesse politique devait mener Trotsky à commettre des erreurs de plus en plus graves dans les dix dernières années de sa vie ;
- une des raisons qui rendait Trotsky incapable de comprendre que le régime en Russie était réabsorbé par le camp capitaliste était sa propre implication dans bien des erreurs qui avaient accéléré cette dégénérescence, rien moins que la politique de militarisation du travail et de répression du mécontentement des ouvriers, ainsi que les tactiques opportunistes adoptées par l'I.C. au début des années 20, en particulier "le front unique". En partie parce qu'il était toujours mêlé aux plus hautes branches de l'arbre bureaucratique, Trotsky ne mit jamais en question ces erreurs et en conséquence ne parvint pas à mener son opposition jusque là où il se trouvait, avec le prolétariat et contre le régime. En fait, ce n'est pas avant 1926-27 que l'opposition de Trotsky est arrivée jusqu'à la base du parti ; elle ne se voyait sûrement pas faire de l'agitation parmi les masses des ouvriers. Pour cette raison, les ouvriers ont vraiment considéré la lutte entre Trotsky et Staline comme une dispute lointaine entre "les grands", entre des bureaucrates et rien de plus.
L'incapacité de Trotsky à rompre avec une attitude du type "personne ne peut avoir raison contre le parti" (termes qu'il défendit publiquement au 13e congrès) fut sévèrement critiquée par la Gauche italienne dans ses réflexions sur la défaite de la révolution russe et la signification des procès de Moscou en particulier: "La tragédie de Zinoviev et des « vieux bolcheviks » est la même: vouloir redresser le parti, sujétion du fétichisme du parti qui personnifie la révolution d'octobre et qui les a poussés à faire le sacrifice de leur vie au dernier procès. On retrouve ces mêmes préoccupations dans l'attitude de Trotsky quand, en 1925, il se laissa chasser du Commissariat de la guerre, alors qu'il jouissait toujours de l'appui de l'armée à Moscou. Ce n'est que le 7 novembre 1927 qu'il s'oppose ouvertement au parti ; mais il est trop tard et il échoue piteusement. Ce rattachement au parti et la crainte de devenir l'instrument de la contre-révolution contre la Russie l'empêche de pousser jusque dans ses extrêmes mais logiques conséquences sa critique du centrisme russe dans tous ces écrits, même depuis son expulsion. " (Bilan n°34, "La boucherie de Moscou", août-septembre 1936)
Face à l'avancée de la contre-révolution qui étranglait le souffle même du parti, le seul moyen de sauver quelque chose du désastre aurait été la formation d'une fraction indépendante qui tout en cherchant à gagner les éléments sains du parti, ne se déroberait pas face à la nécessité de mener un travail illégal et clandestin dans l'ensemble de la classe. Ceci, comme nous l'avons vu, est la tâche que le groupe de Miasnikov s'était fixée en 1923, et qui devait être déjouée par l'action de la police secrète. Trotsky au contraire se trouva paralysé par sa propre loyauté à l'interdiction des fractions qu'il avait soutenue au congrès du parti en 1921. En 1923 comme dans la bataille finale de 1927, l'appareil utilisa pleinement cette interdiction pour semer la confusion et la démoralisation dans les oppositions autour de Trotsky, leur donnant le choix entre dissoudre ces groupes ou faire le saut dans l'activité illégale.
Dans les deux occasions, c'est le premier choix qui fut fait dans l'espoir vain de préserver l'unité du parti ; en aucune occasion cela ne préserva les oppositionnels de la violence de la machine stalinienne.
CDW.
[1] [89] Par la suite, la Communist Workers' Organisation (regroupement de Revolutionary Perspectives et de Workers' Voice) a rejeté cette démarche, en particulier lorsqu'elle a mieux connu la méthode politique de la Gauche communiste italienne.
[2] [90] Cependant, le Manifeste semble aussi défendre que les syndicats doivent devenir des organes de la centralisation de la direction économique - vieille position de l'Opposition ouvrière que Miasnikov avait critiquée en 1921(voir le précédent article de la série dans la Revue internationale n'100)
Correspondance Bordiga-Trotsky sur la révolution allemande
Présentation
Nous avons traité dans la Revue Internationale n° 98 et 99 de la défaite de la révolution allemande comme manifestation de la défaite de la révolution mondiale. En publiant cette correspondance entre Bordiga et Trotsky, deux des principaux dirigeants de l'Internationale communiste TIC), nous voulons apporter des éléments complémentaires sur les combats qui se sont menés au sein de cette organisation au sujet de cette défaite.
La question allemande et la défaite subie par le mouvement ouvrier en Allemagne en 1923 constituent le problème essentiel de cette époque pour la classe ouvrière internationale. Les oscillations tactiques de TIC ont produit un désastre en Allemagne. Ce désastre met un terme à la vague révolutionnaire du début des années 1920 et prépare les défaites qui suivront, notamment en Chine en 1927 (situation que nous avons déjà traitée dans cette revue). Et enfin, il aboutit à la perte irrémédiable de l'Internationale dans la défense du "socialisme dans un seul pays" et à la crise des partis communistes avant leur passage à la contre-révolution et leur participation dans la deuxième guerre impérialiste.
Nous ne souhaitons pas ici traiter de façon étendue des débats qui se sont menés au sein de l'Internationale communiste sur la question de la révolution allemande mais uniquement verser au dossier de cette question deux courriers importants entre Bordiga et Trotsky qui permettent de se faire une idée des positions politiques et de la justesse du jugement des deux grands révolutionnaires au moment même où les faits se déroulent.
L'année 1923 constitue une véritable rupture dans la période qui suit la première guerre mondiale. Elle voit la fin de la vague révolutionnaire engendrée par cette guerre, avec en premier lieu la révolution russe d'Octobre 1917. C'est aussi l'année d'une rupture au sein de l'Internationale communiste qui ne maîtrise plus l'analyse de la situation politique.
En 1923, au 3e Plénum de l'Exécutif de TIC, Radek tombe dans le "national-bolchevisme".
Il voit dans l'Allemagne "une grande nation industrielle rejetée au rang d'une colonie'". Il fait l'amalgame entre un pays militairement occupé qui reste un des principaux pays impérialistes dans le monde et un pays colonisé. Ce faisant, il entraîne le Parti communiste d'Allemagne (KPD) et l'IC sur le terrain du nationalisme alors que ces organisations sont déjà largement infectées par l'opportunisme.
On peut déplorer ainsi des déclarations comme celle de l'Exécutif de l'IC qui affirme : "Le fait d'insister fortement sur l'élément national en Allemagne est révolutionnaire au même titre que le fait d'insister sur l'élément national dans les colonies". Radek renchérit : "Ce que l'on appelle nationalisme allemand n'est pas seulement du nationalisme : c’est un large mouvement national ayant une vaste signification révolutionnaire". Et Zinoviev se félicite, en concluant les travaux de l'Exécutif de l'IC, qu'un journal bourgeois ait reconnu le caractère "national-bolchevique" assumé par le KPD.
Puis, au milieu de l'année 1923, la réaction de l'IC se manifeste par un brusque virage qui va de l'attentisme pessimiste manifesté par Radek dans son rapport sur l'offensive du capital au 4e congrès de l'IC ("la révolution n'est pas à l'ordre du jour") à l'optimisme frénétique moins d'un an après : "La révolution est aux portes de l'Allemagne. C'est l'affaire de quelques mois". En conséquence, en présence de la direction du KPD, il est décidé à Moscou qu'il faut préparer d'urgence l'assaut du pouvoir et même en fixer la date. Le 1er octobre Zinoviev déclare au secrétaire du parti allemand Brandler, qu'il voit "le moment décisif d'ici quatre, cinq, six semaines". Toutefois en Allemagne, les mots d'ordre sont contradictoires. On lance des mots d'ordre d'insurrection et en même temps on lance le mot d'ordre de "gouvernement ouvrier" avec la social-démocratie, cette social-démocratie qui a très largement contribué à l'écrasement de la révolution de 1919 et à l'assassinat des meilleurs militants, ouvriers et révolutionnaires dont Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et Léo Jogisches.
Il s’agit bien de la première crise d'importance de l'IC. Parallèlement à ces événements dramatiques qui montrent que la courbe du mouvement, qui était jusque là ascendante, est en train de s'inverser, se développe une crise dans la direction du parti bolchevik. Le combat de la troïka Zinoviev-Kamenev-Staline commence, dès cette période, contre Trotsky et l'Opposition de gauche.
C'est en 1923 que l'IC prend le fameux tournant "gauchiste", ce qui coupe l'herbe sous les pieds à la gauche et à ses critiques au sein de PIC. Puis, en 1924, Zinoviev va chercher à utiliser la défaite de la révolution allemande contre l'Opposition.
Ultérieurement, Trotsky reviendra sur la révolution allemande. Dans sa lettre d'Alma Ata au 6e congrès de l'IC datée du 12 juillet 1928, il écrit : "La seconde moitié de 1923 fut une période d'attente tendue de la révolution en Allemagne. La situation fut jugée trop tard et avec hésitation... le 5e congrès (de l'IC de 1924) s'oriente vers l'insurrection en présence du reflux politique".
Seule la Gauche communiste italienne, avec à sa tête Bordiga, est capable de tirer, et de façon magistrale, les premières leçons politiques de cette crise de l'IC même si elles restent encore largement incomplètes. Elle avait déjà lancé une mise en garde au 4e congrès de l'IC en 1922, notamment contre la politique de front unique qui était mise en avant et contre l'opportunisme qui gagnait l'Internationale. En 1923, Bordiga est en prison mais, les divergences devenant de plus en plus importantes, il rédige un manifeste "A tous les camarades du PC d'Italie" qui aurait dû constituer une rupture avec l'orientation de l'IC s'il avait été soutenu par les autres membres du comité exécutif du parti. Enfin en 1924 Bordiga développe lui-même ses critiques au 5e Congrès de l'IC.
Les lettres publiées ci-après proviennent des "archives Perrone" ([1] [91]). Elles ont été écrites au cours du 6e Plénum de l'Exécutif de l'IC, au cours duquel Bordiga s'est affronté sur toutes les questions à Staline ([2] [92]). Bordiga y demande des précisions à Trotsky sur la question allemande. Ce dernier répond qu'il estimait, contrairement aux affirmations de Staline, que le moment favorable pour l'insurrection était déjà passé en octobre 1923 et qu'il n'avait jamais soutenu la politique de Brandler dans cette période.
Le 28 octobre 1926, Bordiga écrit à Karl Korsch (un des membres du communisme de gauche en Allemagne) : "Satisfaisantes sont les positions de Trotsky sur la question allemande de 1923." Toutefois, si les critiques de Trotsky et de Bordiga concordent sur cet événement comme sur la nécessité de discuter
de la question russe et de l'Internationale, les positions politiques du premier ne sont pas aussi tranchées et argumentées sur le fond. Bordiga, en ce qui le concerne, critique les tendances opportunistes au sein de l'IC caractérisées au 4e Congrès par la politique du "front unique", de concessions à la social-démocratie et d'ouverture des partis communistes aux courants centristes (notamment aux "terzini" dans le PC d'Italie).
Lettre de Bordiga à Trotsky
Moscou, le 2 mars 1926
Cher camarade Trotsky,
Pendant une réunion de la délégation de la section italienne à l'exécutif Elargi actuel, avec le camarade Staline, des questions ayant été posées, au sujet de votre préface au livre "1917" et de votre critique sur les événements d'Octobre 1923 en Allemagne, le camarade Staline a répondu que dans votre attitude sur ce point il y avait eu une contradiction.
Pour ne pas courir le danger de citer avec la moindre des inexactitudes les paroles du camarade Staline, je me référerai à la formulation de cette même observation qui est contenue dans un texte écrit, c'est-à-dire à l'article du camarade Kuusinen publié par la Correspondance Internationale (édition française) du 17 décembre 1924, n° 82. Cet article a été publié en italien pendant la discussion pour notre 3e Congrès (Unitâ du 31 août 1925). Il est soutenu que :
a) avant octobre 1923 vous avez soutenu le groupe Brandler et vous avez accepté la ligne décidée par les organes dirigeants de 1T.C. pour l'action en Allemagne ;
b)en janvier 1924, dans les thèses souscrites avec le camarade Radek vous avez affirmé que le parti allemand ne devait pas déchaîner la lutte en octobre ;
c)en septembre 1924 seulement vous avez formulé votre critique visant les erreurs de la politique du PC A et de l'IC qui auraient amené à ne pas saisir l'occasion favorable pour la lutte en Allemagne.
Au sujet de ces prétendues contradictions, j'ai polémiqué contre le camarade Kuusinen dans un article parti dans l'Unitâ au mois d'octobre, en me basant sur les éléments qui m'étaient connus. Mais c'est vous seulement qui pouvait apporter une lumière complète sur la question, et je vous demande de le faire à titre de renseignement et d'information dans des notes brèves, dont je ferai un usage d'instruction personnelle. C’est seulement avec l'autorisation éventuelle des organes du parti à qui en revient la faculté que j e pourrai à 1 ' avenir m'y fonder pour un examen du problème dans notre presse.
Vous adressant mes salutations communistes.
Amadeo Bordiga.
Réponse de Trotsky
2/3/26
Cher camarade Bordiga,
L'exposition des faits que vous avez donnée se base sans aucun doute sur une série de malentendus évidents, qui, avec les documents en main, peuvent être dissipés sans difficulté.
1) Au cours de l'automne 1923, j'ai critiqué âprement le C.C. dirigé par le camarade Brandler. J'ai dû plusieurs fois exprimer de façon officielle ma préoccupation que ce C.C. ne pouvait pas conduire le prolétariat allemand à la conquête du pouvoir. Cette affirmation est enregistrée dans un document officiel du parti. Plusieurs fois, j'ai eu l'occasion - en parlant avec Brandler ou de Brandler - de dire qu'il n'avait pas compris le caractère spécifique de la situation révolutionnaire, de dire qu'il confondait la révolution avec une insurrection armée, qu'il attendait de manière fataliste le développement des événements au lieu d'aller à leur rencontre, etc., etc.,...
2) C'est vrai que je me suis opposé à ce que je sois mandaté pour travailler ensemble avec Brandler et Ruth Fischer parce que dans une telle période de lutte à l'intérieur du Comité Central, cela pouvait amener à une défaite complète, d'autant plus que pour l'essentiel, c'est-à-dire par rapport à la révolution et à ses étapes, la position de Ruth Fischer était pleine du même fatalisme social-démocrate, - elle n' avait pas compris que dans une telle période, peu de semaines sont décisives pour plusieurs années, et même pour des décennies. J'estimais nécessaire de soutenir le Comité Central existant, d'exercer une pression sur lui, de renforcer la fermeté révolutionnaire en mandatant les camarades pour l'assister, etc... Personne encore ne pensait qu'il fut nécessaire de remplacer Brandler et je n'ai pas fait cette proposition.
3) Quand Brandler, en janvier 1924, est venu à Moscou et a dit qu'il était alors plus optimiste par rapport au développement des événements, que durant les événements à l'automne précédent, il est devenu encore plus clair pour moi que Brandler n'avait pas compris quelle est la combinaison particulière de conditions qui créent une situation révolutionnaire. Je lui ai dit qu'il ne savait pas distinguer le devenir de la révolution de sa fin. "A l'automne dernier, la révolution vous a tourné le dos ; vous avez laissé passer le moment Maintenant, la révolution vous tourne le dos ; vous, au contraire, vous croyez qu'elle vient vers vous"".
Si je craignais plus que tout à l'automne 1923 que le parti communiste allemand ait laissé passer le moment décisif - comme cela est advenu effectivement - après janvier 1924, je redoutais que la gauche ne fasse une politique comme si 1'insurrection armée était encore à 1'ordre du jour. Ainsi que je l'ai expliqué dans une série d'articles et de discours dans lesquels je cherchais à démontrer que la situation révolutionnaire était déjà passée, qu'il y avait inévitablement un reflux de la révolution, que dans l'avenir immédiat le parti communiste avait perdu inévitablement son influence, que la bourgeoisie allait utiliser le reflux de la révolution pour se renforcer économiquement, que le capital américain allait exploiter le renforcement du régime bourgeois pour une large intervention en Europe sous les mots d'ordre de "normalisation", "pacifisme", etc... Dans une telle période, je soulignais la perspective révolutionnaire générale comme une ligne stratégique, et non comme une ligne tactique.
4) J'ai donné par téléphone mon soutien aux thèses de Janvier du camarade Radek. Je n'ai pas pris part à la rédaction de ces thèses ; j'étais malade. J'ai donné ma signature parce qu'elles contenaient 1'affirmation que le parti allemand avait laissé passer la situation révolutionnaire et qu'en Allemagne commençait pour nous une bonne phase, pas d'une offensive immédiate mais de défense et de préparation. Ceci était pour moi, alors, l'élément décisif.
5) L'affirmation que j'aurai faite que le parti allemand n'aurait pas dû conduire le prolétariat à l'insurrection est fausse du début à la fin. Mon accusation principale contre le C.C. de Brandler était en réalité qu'il n'a pas su suivre pas à pas les événements, ni porter le parti à la tête des masses populaires pour l'insurrection armée dans la période août-octobre.
6) J'ai dit et écrit qu'après que le parti ait, par fatalisme, perdu le rythme des événements, il était trop tard pour donner le signal de l'insurrection armée : les militaires avaient utilisé le temps perdu par la révolution pour occuper les positions importantes, et, par dessus tout, s'étant produit une modification dans les masses, il débutait une période de reflux. En cela consiste précisément le caractère spécifique et original de la situation révolutionnaire, qui peut, en l'espace d'un mois ou deux, se modifier radicalement. Lénine ne répétait pas en vain en septembre/octobre 17 : "maintenant ou jamais" c'est-à-dire " « jamais» la même situation révolutionnaire ne se répétera."
7) Si en janvier 1924, pour cause de maladie, je n'ai pas pris part aux travaux du Comintern, il est tout à fait vrai que j'étais opposé à ce qui fut mis en avant par Brandler aux travaux du Comité central. C'était mon opinion que Brandler avait chèrement payé l'expérience pratique si nécessaire pour un chef révolutionnaire. Dans ce sens, j'aurais certainement défendu l'opinion que Brandler devait rester dans le Comité central, si, à ce moment là je n'avais pas été en dehors de Moscou. De plus, je n'avais pas du tout confiance en Maslow. Sur la base des entretiens que j'avais eus avec lui, j'estimais qu'il partageait tous les défauts des positions de Brandler par rapport aux problèmes de la révolution, mais qu'il n'avait pas les bonnes qualités de Brandler, c'est-à-dire le sérieux et l'esprit consciencieux. Indépendamment du fait que je me sois trompé ou non dans cette évaluation de Maslow cette question avait un rapport indirect avec l'évaluation de la situation révolutionnaire de l'automne 1923- de la modification survenue en novembre-décembre de la même année.
8) Une des principales expériences de l'insurrection allemande était le fait que dans le moment décisif, duquel, comme je l'ai déjà dit, dépendait le sort de la révolution pour une longue période, et dans tous les partis communistes, une récidive social-démocrate, est, dans une plus ou moins grande mesure, inévitable. Dans notre révolution, cette récidive, grâce à tout le passé du parti et au rôle sans autre exemple de Lénine, fut minime; et malgré tout, c'est-à-dire à certains moments, le succès du parti dans la lutte fut mis en danger. Il me semblait et il me semble d'autant plus important le caractère inévitable des récidives social-démocrates durant les moments décisifs, dans les partis communistes européens plus jeunes et moins trempés. Ce point de vue doit permettre d'évaluer le travail du parti, son expérience, ses offensives, ses retraites dans toutes les étapes de la préparation vers la conquête du pouvoir. C'est en se basant sur cette expérience que peut se faire la sélection des cadres dirigeants du parti.
L.Trotsky
En dépit de la mort supposée du communisme qui aurait fait suite à l'effondrement de l'URSS, divers éléments et plusieurs petits groupes ont émergé en Russie depuis 1990 pour remettre en question l'équation mensongère de la bourgeoisie mondiale selon laquelle stalinisme = communisme.
Dans la Revue Internationale n° 92, nous avons rendu compte de deux conférences, appelées par quelques-uns de ces éléments, qui se sont déroulées à Moscou sur la question de l'héritage politique de Léon Trotsky. Pendant le déroulement de ces Conférences, un certain nombre de participants a voulu se pencher sur d'autres analyses, plus radicales, mises en avant par d'autres membres de l'opposition de gauche durant les années 1920 et 1930 à propos de la dégénérescence de la révolution d'Octobre. Ils ont voulu aussi connaître la contribution de la Gauche communiste sur cette question et, à ce propos, la participation du CCI à ces conférences les a aidés dans leurs questionnements.
A côté de ce compte-rendu, nous avons publié une critique approfondie du livre de Trotsky La révolution trahie rédigée par l'un des animateurs de la conférence.
Depuis lors, le CCI a également eu une correspondance avec différents éléments en Russie. Nous publions ici quelques extraits de ces lettres afin de contribuer à enrichir le débat international sur la nature de l'organisation et des positions communistes pour la future révolution prolétarienne mondiale.
Comme nos lecteurs vont le voir, l'orientation adoptée par notre correspondant - F. du sud de la Russie ([1] [96]) - est proche des positions et de la tradition de la Gauche communiste. D'une part, il défend le parti bolchevik et, d'autre part, il reconnaît la nature capitaliste et impérialiste du régime stalinien. En particulier, il adopte une position internationaliste sur la deuxième guerre impérialiste mondiale, contrairement aux trotskistes qui ont justifié leur participation à cette guerre sous prétexte de défendre l'URSS et ses prétendus acquis prolétariens.
Toutefois, l'approche de notre correspondant sur deux questions essentielles - d'abord sur la possibilité de la révolution mondiale en 1917-23, ensuite sur la possibilité de libération nationale après 1914 et par voie de conséquence sur la possibilité d'un quelconque développement capitaliste durant ce siècle -montre un désaccord sur le cadre et la méthode dans lesquels peuvent être comprises ces positions révolutionnaires internationalistes.
Nous avons pris la liberté de choisir des extraits de différentes lettres du camarade pour gagner de la place et nous consacrer au coeur de la question. Nous avons aussi parfois pris la liberté de corriger le texte (écrit en anglais) du camarade, non par amour de la grammaire mais pour faciliter la traduction dans les différentes langues de la Revue Internationale.
"...Les Bolcheviks se trompaient théoriquement au sujet des possibilités d'une révolution socialiste mondiale au début du 20e siècle. De telles possibilités sont apparues seulement aujourd'hui, à la fin du 20e siècle. Mais dans leur action, ils avaient absolument classe, qui donnent des réponses justes ou fausses aux questions du maître. L'exemple le plus banal est celui de Christophe Colomb qui pensait avoir découvert la route de l'Inde mais qui découvrait l'Amérique. Beaucoup de doctes savants n'ont pas commis une telle erreur mais ils n'ont pas découvert l'Amérique !
Est-ce que les héros des guerres paysannes et des premiers soulèvements bourgeois avaient raison - Wat Tyler, John Bail, Thomas Munzer, Arnold of Brescia, Cola di Rienza, etc. dans leur lutte contre le féodalisme quand les conditions pour la victoire du capitalisme n'étaient pas encore mûres ? Bien sûr qu'ils avaient raison : la lutte de classes des opprimés, même quand ils étaient défaits, accélère le développement de l'ordre d'exploitation existant (et) parce qu'il hâte la chute de cet ordre. Après des défaites, les opprimés peuvent devenir capables de victoire. Rosa Luxemburg a excellemment écrit sur cette question dans sa polémique avec Bernstein dans Réforme sociale ou Révolution.
Si la nécessité de la révolution existait, les révolutionnaires devaient agir même si leurs successeurs comprendraient que ce n'était pas la révolution socialiste. Les conditions pour la révolution socialiste n'étaient pas encore mûres. Les illusions des Bolcheviks au sujet de la possibilité de la révolution socialiste mondiale en 1917-23, étaient des illusions nécessaires, des illusions inévitables comme les illusions de John Bail ou Gracchus Babeuf... Lénine, Trotsky et leurs camarades avec leurs illusions ont fait un énorme travail progressif et nous ont laissé une expérience précieuse du prolétariat, bien que défaite, une révolution. Les Mencheviks avec leurs théories n'ont même pas été capables de mener une révolution bourgeoise et ont fini comme la queue de gauche de la contre-révolution des bourgeois et des propriétaires terriens...
Si nous voulons être marxistes, nous devons comprendre quelles étaient les causes objectives des défaites des révolutions prolétariennes du 20e siècle ? Quelles causes objectives rendront la révolution socialiste mondiale possible au 21e siècle ? Les explications subjectives, telles que la «trahison des sociaux-démocrates et du stalinisme» de Trotsky, ou votre «faiblesse de la conscience de classe à un niveau international» ne sont pas suffisantes. Oui, le niveau de la conscience de classe du prolétariat était et est bas, mais quelles sont les causes objectives de cela ? Oui, les sociaux-démocrates et les staliniens étaient et sont des traîtres, mais qu 'est-ce qui fait que ces traîtres gagnent toujours contre les révolutionnaires ? Pourquoi Ebert et Noske gagnent contre Liebknecht et Luxemburg, Staline contre Trotsky, Togliatti contre Bordiga ? Pourquoi l'Internationale Communiste, créée comme une rupture définitive avec l'opportunisme dégénéré de la 2e Internationale, dégénère elle même trois fois plus vite que la 2e dans l'opportunisme ? Nous devons comprendre tout ceci. "
Sur la décadence du capitalisme : "Votre compréhension de ce capitalisme seulement comme l'étape décadente du capitalisme, seulement comme quelque monstruosité (par exemple, dans un article d'Internationalisme sur l'effondrement du stalinisme) ne donne pas de réponse à la question : pourquoi c'était progressiste, capitaliste bien sûr, dans l'URSS stalinienne et d'autres pays arborant le drapeau rouge ?"
Sur la question nationale : "Au sujet de votre brochure Nation ou classe, nous sommes d'accord avec vos conclusions mais nous ne sommes pas d'accord avec la partie sur les motifs et l'analyse historique. Nous sommes d'accord qu'aujourd'hui, à la fin du 20e siècle, le mot d'ordre du droit à l'autodétermination des nations a perdu tout caractère révolutionnaire. C'est un mot d'ordre bourgeois démocrate. Quand l'époque des révolutions bourgeoises est close, ce slogan est clos aussi pour les révolutionnaires prolétariens. Mais nous pensons que l'époque des révolutions bourgeoises est close à la fin du 20e siècle, non au début. En 1915, Lénine avait généralement raison contre Luxemburg, en 1952 Bordiga avait généralement raison sur cette question contre Damen, mais aujourd'hui la situation est inverse. Et nous considérons complètement erronée votre position que différents mouvements révolutionnaires non prolétariens du tiers-monde qui ne contenaient pas un iota de socialisme, mais étaient objectivement des mouvements révolutionnaires, n'étaient que des outils de Moscou - comme vous l'avez écrit sur le Vietnam, par exemple - et ne sont pas objectivement des mouvements bourgeois progressistes.
Il semble que vous faites la même erreur que Trotsky qui comprenait la crise du capitalisme comme une impasse absolue et non comme un long et tortueux processus de dégénérescence et dégradation quand les éléments négatifs et réactionnaires du capitalisme pèseraient de plus en plus sur les éléments progressifs. Y a-t-il eu un progrès en Union Soviétique ? Oui, bien sûr. Est-ce que c'était un progrès socialiste? Bien sûr que non. C'était une transition d'un pays agraire semi féodal à un pays capitaliste industriel, c'est-à-dire un progrès bourgeois, dans le sang et la boue, comme tout progrès bourgeois. Et les révolutions en Chine, Cuba, Yougoslavie, etc. ? Etaient-elles progressives ? Bien sûr, [comme] il y avait des transformations contradictoirement progressistes dans beaucoup d'autres pays. Nous pouvons et nous devons parler de ce caractère à moitié contradictoire de toutes ces révolutions bourgeoises, mais c'étaient des révolutions bourgeoises. Les conditions objectives pour la révolution prolétarienne en Chine aujourd'hui sont plus mûres qu'elles l'étaient dans les années 1920 grâce à la révolution bourgeoise des années 1940. "
S'il y a un fil conducteur à travers ces extraits, c'est l'idée que les "conditions objectives" pour la révolution prolétarienne n'ont pas existé à l'échelle mondiale durant la plus grande partie du 20e siècle, contrairement à ce que le CCI, dans la continuation du 1er congrès de l'Internationale communiste, met en avant. Aussi, selon cette idée, la révolution d'Octobre était prématurée et, par conséquent, au moins jusqu'à la fin de ce siècle, certaines formes de développement capitaliste progressiste étaient possibles dans les pays de la périphérie du capitalisme mondial et la libération nationale y était donc possible.
Une compréhension claire des conditions objectives dans la société, c'est-à-dire le développement économique de la société à une période historique donnée, est un besoin fondamental pour les marxistes puisqu'ils reconnaissent, contrairement aux anarchistes, que le socialisme, au lieu d'être un simple souhait, est un nouveau mode de production dont la possibilité et la nécessité sont conditionnées par l'épuisement économique de la société capitaliste. Ceci est la pierre angulaire du matérialisme historique avec laquelle, nous sommes sûrs, le camarade est d'accord.
De même, on ne peut guère discuter le fait que Marx voyait les conditions objectives pour le socialisme essentiellement au nombre de deux : "Jamais une société n'expire avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place, avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. " (Avant-propos à la Critique de l'économie politique, 1859, Edition La Pléiade)
Considérant que le capitalisme mondial n'était pas prêt économiquement à périr en 1917, le camarade tire la conclusion que l'immense soulèvement en Russie ne pouvait conduire qu'à une révolution bourgeoise au niveau économique. Au niveau politique, c'était une révolution prolétarienne qui était destinée à échouer du fait que ses objectifs communistes ne correspondaient pas aux réels besoins matériels de la société à cette époque-là. Donc le parti bolchevik et l'Internationale communiste ne pouvaient être que des perdants héroïques qui se sont trompés sur les conditions objectives tout comme John Bail, Thomas Munzer et Gracchus Babeuf qui pensaient qu'une nouvelle société égalitaire était possible alors que les conditions pour celle-ci n'étaient pas présentes.
Le camarade dit que cette position sur la nature d'Octobre est contradictoire dans un sens dialectique. Mais ceci contredit un des concepts de base de l'histoire et donc du matérialisme dialectique selon lequel "(...) l'humanité ne se propose jamais que les tâches qu'elle peut remplir : à mieux considérer les choses, on verra toujours que la tâche surgit là où les conditions matérielles de sa réalisation sont déjà formées, ou sont en voie de se créer." (idem)
La conscience des classes sociales, leurs buts et leurs problèmes, tendent à correspondre à leurs intérêts matériels et leur position dans les rapports de production et d'échange. C'est uniquement sur cette base que la lutte de classe évolue. Pour une classe exploitée comme le prolétariat, la conscience de soi ne peut seulement se développer qu'après une très longue lutte afin de se libérer elle-même de l'emprise de la conscience de la bourgeoisie. Dans cet effort, les difficultés, incompréhensions, erreurs, confusions reflètent le retard de la conscience par rapport au développement des conditions matérielles - un autre aspect du matérialisme historique qui voit la vie sociale comme essentiellement pratique, préoccupée par la nourriture, l'habillement, le logement - et donc, précèdent les tentatives de l'homme d'expliquer le monde. Mais d'après le camarade, la conscience révolutionnaire du prolétariat a mûri à l'échelle mondiale pour une tâche qui n'existait pas encore. Il met le marxisme sur la tête et imagine que des millions de prolétaires peuvent se mobiliser par erreur dans une lutte à mort pour une révolution bourgeoise. Et pour ceci, il les imagine dirigés par des figures ahistoriques - les révolutionnaires - lesquelles seraient motivées non pas par la classe pour laquelle ils luttent mais par un désir de révolution en général.
Est-ce que la conscience révolutionnaire mûrit dans une classe par erreur ?
Est-ce qu'il y a une tendance historique pour la conscience révolutionnaire de mûrir avant son heure ? Si nous regardons d'un peu plus près, par exemple, les circonstances historiques de la révolte de 1381 des paysans en Angleterre (John Bail) ou celles de la guerre des paysans en Allemagne en 1525 (Thomas Munzer), nous pouvons voir que ce n'est pas le cas : la conscience de ces mouvements tend à refléter les intérêts des protagonistes et les circonstances matérielles de leur époque.
Ces mouvements étaient fondamentalement une réponse désespérée aux conditions toujours plus pénibles imposées par la classe féodale décadente à la paysannerie. Dans ces révoltes comme dans tout mouvement d'exploités à travers l'histoire, il se développait contre les exploiteurs le désir d'une nouvelle société sans exploitation et sans misère. Mais la paysannerie n'a jamais été et ne pourra jamais être une classe révolutionnaire dans le sens véritable du terme puisque les paysans, étant essentiellement une couche de petits propriétaires, ne sont pas les porteurs de nouveaux rapports de production, c'est-à-dire d'une nouvelle société. La paysannerie en révolte n'était pas destinée à être le véhicule pour le nouveau mode bourgeois de production émergeant des villes d'Europe durant la décadence du féodalisme. Comme Engels le met en avant, la paysannerie était destinée à être ruinée par les révolutions capitalistes victorieuses.
Dans les révolutions bourgeoises elles-mêmes (en Allemagne, Grande-Bretagne et France entre le 16e et 18e siècle) la paysannerie et les artisans ont joué un rôle actif mais auxiliaire, pas pour leurs propres intérêts. Dans la mesure où les intérêts prolétariens émergent de façon distincte à cette époque, ils entrent violemment en conflit même avec l'aile la plus radicale de la bourgeoisie, comme en témoigne la lutte entre les Nivelleurs et Cromwell durant la révolution anglaise de 1649 ou la Conspiration des Egaux de Babeuf contre les Montagnards en 1793. ([2] [97])
La paysannerie n'avait pas la cohésion ou les buts conscients d'une classe révolutionnaire. Elle ne pouvait pas développer sa propre vision du monde ni élaborer une réelle stratégie pour renverser la classe dominante. Elle devait emprunter sa théorie révolutionnaire aux exploiteurs puisque sa vision du futur était toujours enfermée dans une religion, c'est-à-dire dans une forme conservatrice. Si ces buts et ces batailles héroïques nous inspirent aujourd'hui et apparaissent hors de leur temps c'est parce que le dernier millénaire (et les quatre précédents) a eu une importante caractéristique : l'exploitation d'une partie de la société par une autre; c'est pourquoi les noms des dirigeants de ces batailles sont restés gravés, à travers les siècles, dans la mémoire des exploités.
C'est seulement à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle que l'idée socialiste apparaît pour la première fois avec une force réelle. Et cette période coïncide, certainement pas accidentellement, avec le développement embryonnaire du prolétariat.
La maturation de la conscience communiste reflète les intérêts matériels de la classe ouvrière
Les prolétaires sont les descendants des paysans et artisans dépouillés de leur terre et de leurs moyens de production par la bourgeoisie. Ils n'ont rien gardé qui puisse les lier à l'ancienne société et ne sont pas porteurs d'une nouvelle forme d'exploitation. Ayant uniquement leur force de travail à vendre et travaillant de manière associée, ils n'ont pas besoin de divisions internes. Ils sont une classe exploitée mais, contrairement à la paysannerie, ils ont un intérêt matériel non seulement à mettre fin à toute forme de propriété mais aussi à créer une société mondiale dans laquelle les moyens de production et d'échange seront détenus en commun : le communisme.
La classe ouvrière, croissant avec le développement sur une large échelle de la production capitaliste, a un pouvoir économique potentiel énorme dans ses mains. De plus, étant concentrée par millions dans et autour des plus grandes villes du monde et liée par des moyens modernes de transport et de communication, elle a les moyens de se mobiliser pour un assaut victorieux contre les bastions du pouvoir politique capitaliste.
La conscience de classe du prolétariat, au contraire de la conscience de la paysannerie, n'est pas liée au passé mais est contrainte de regarder vers le futur sans illusions utopiques ou aventuristes. Elle doit sobrement tirer toutes les conséquences, bien que gigantesques, du renversement de la société existante et de la construction d'une nouvelle société.
Le marxisme, la plus haute expression de cette conscience, peut donner au prolétariat une image réelle de ses conditions et de ses objectifs à chaque étape de sa lutte et de son but final, parce qu'il est capable de mettre en évidence les lois du changement historique. Cette théorie révolutionnaire a émergé dans les années 1840 et, durant les quelques décennies suivantes, a éliminé les vestiges de l'utopisme véhiculé par la classe ouvrière dans les idées socialistes. Dès 1914, le marxisme était déjà triomphant dans un mouvement de la classe ouvrière qui avait 70 années de combat pour ses intérêts à son actif. Une période qui incluait la Commune de Paris de 1871, la révolution russe de 1905 et l'expérience des lre et 2e Internationales.
Et à ce point, le marxisme s'est montré capable de critiquer ses propres erreurs, de revoir ses analyses politiques et positions qui étaient devenues obsolètes avec la marche des événements. La gauche marxiste, avec laquelle le camarade s'identifie, dans tous les principaux partis de la 2e Internationale, a reconnu la nouvelle période ouverte par la première guerre mondiale et la fin de la période de l'expansion "paisible" du capitalisme. La même gauche marxiste mena les insurrections révolutionnaires qui surgirent à la fin de la guerre. Mais c'est juste ici que le camarade, qui aurait fait ce que les bolcheviks firent en octobre 1917 comme un tremplin pour la révolution mondiale, répète les arguments pseudo-marxistes au sujet de l'immaturité des conditions objectives que tous les opportunistes et centristes de la social-démocratie - Karl Kautsky en particulier -utilisaient pour justifier l'isolement et l'étranglement de la révolution russe.
L'échec de la vague révolutionnaire n'a pas été le reflet subjectif inévitable de l'insuffisance des conditions objectives, mais un résultat du fait que la maturation de la conscience n' a pas été suffisamment profonde et rapide pour s'emparer du prolétariat mondial dans la "fenêtre d'opportunité» relativement courte qui s'ouvrait après la guerre et ses difficultés contingentes, sans parler des difficultés spécifiques de la révolution prolétarienne en comparaison avec les révolutions des classes révolutionnaires antérieures.
Pour le matérialisme historique, l'époque de révolution sociale, qui résulte de la maturation des éléments de la nouvelle société, est annoncée par le développement des "formes idéologiques dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu'au bout." (Marx. Avant-propos à la Critique de l'économie politique)
L'Internationale Communiste n'était pas, comme le camarade semble le dire, une aberration précoce. En réalité, elle a seulement rattrapé les événements. Elle était l'expression de la recherche d'une solution au capitalisme face à la maturation des conditions objectives. Dire que son échec était inévitable c'est faire du matérialisme historique une recette fataliste et mécanique plutôt qu'une théorie selon laquelle ce sont "les hommes qui font l'histoire".
1917-23 : le capitalisme mondial mérite de périr
En 1914 les éléments de la nouvelle société avaient mûri dans l'ancienne. Mais est-ce que toutes les forces productives pour lesquelles il y avait de la place dans l'ancienne société s'étaient développées ? Est-ce que le socialisme était devenu une nécessité historique ? Le camarade répond par la négative et l'évidence de cette réponse lui semble se situer dans le développement progressif du capitalisme dans la Russie stalinienne, en Chine, au Vietnam et dans d'autres pays. Selon lui, les bolcheviks pensaient qu'ils faisaient la révolution mondiale alors qu'au contraire ils menaient une révolution bourgeoise.
Pour le camarade, la preuve en est l'industrialisation de la Russie et sa transition du féodalisme au capitalisme après 1917, ainsi que l'existence d'"éléments progressistes" dans une période de déclin croissant.
Mais pour le matérialisme historique, tout mode de production a des périodes distinctes d'ascendance et de déclin. Le capitalisme étant un système mondial, au contraire des modes de production féodal, esclavagiste et asiatique avant lui, doit être jugé mûr pour la révolution sur les bases de sa condition internationale et non sur la base de tel ou tel pays qui, pris en lui-même, pourrait donner l'illusion de la possibilité d'un développement progressiste.
Si on isole certaines périodes ou certains pays dans la période de décadence du capitalisme depuis 1914, il est possible d'être aveuglé par l'apparente croissance d'un système; particulièrement lorsque cela se produit dans quelques pays sous-développés comme le résultat de la venue au pouvoir d'une clique capitaliste d'Etat.
Le capitalisme en déclin, une fois encore à l'opposé des sociétés qui l'ont précédé, se caractérise par la surproduction. Alors que le déclin de Rome ou la décadence du système féodal en Europe signifiaient une stagnation et même une régression et un déclin dans la production, le capitalisme décadent continue d'étendre la production (même si c'est à un taux moyen plus bas : environ 50 % de moins que dans la période ascendante) en même temps qu'il étouffe et détruit les forces productives de la société. Nous ne voyons donc pas un arrêt absolue de la croissance de la production capitaliste dans sa phase décadente, comme l'envisage Trotsky.
Le capitalisme ne peut étendre les forces productives que s'il est capable de réaliser la plus-value contenue dans une masse de marchandises toujours croissante qu'il lance sur le marché mondial.
"... Plus la production capitaliste se développe, plus elle est obligée de produire sur une échelle qui n'a rien à faire avec la demande immédiate, mais dépend d'une extension constante du marché mondial... Ricardo ne voit pas que la marchandise doit nécessairement être transformée en argent. La demande des ouvriers ne peut pas suffire pour cela, puisque le profit vient précisément du fait que la demande des ouvriers est moindre que la valeur de ce qu'ils produisent, et que ce profit est d'autant plus grand que cette demande est relativement plus petite. La demande des capitalistes pour les marchandises des uns et des autres n'est pas suffisante non plus... Dire qu'à la fin les capitalistes peuvent seulement échanger et consommer des marchandises entre eux, c'est oublier la nature de la production capitaliste et que la question est de transformer le capital en valeur. " (Marx, Le Capital, Livre IV Section 2 et Livre III Section 1)
Alors que le capitalisme étend énormément les forces productives - force de travail, moyens de production et de consommation -ces dernières existent seulement pour être achetées et vendues parce qu'elles ont une double nature comme valeurs d'usage et valeurs d'échange. Le capitalisme doit transformer en argent les fruits de la production. Le bénéfice donc du développement des forces productives dans le capitalisme reste, pour la masse de la population, largement un potentiel, une promesse lumineuse qui semble toujours hors de portée, à cause de leur pouvoir d'achat limité. Cette contradiction, qui explique la tendance du capitalisme à la surproduction mène seulement à des crises périodiques en période d'ascendance du capitalisme et débouche sur une série de catastrophes une fois que le capitalisme ne peut plus la compenser par la conquête continue de marchés précapitalistes.
L'ouverture de l'époque impérialiste, et en particulier la guerre impérialiste généralisée de 1914-18, a montré que le capitalisme avait atteint ses limites avant qu'il ait complètement éliminé tous les vestiges des sociétés précédentes dans chaque pays ; bien avant qu'il ait été capable de transformer chaque producteur en un travailleur salarié et introduit la production à large échelle à chaque branche d'industrie. En Russie, l'agriculture était toujours basée sur des normes pré-capitalistes, la majorité de la population était constituée de paysans et la forme politique du régime n'avait pas encore pris une forme démocratique bourgeoise en remplacement de l'absolutisme féodal. Néanmoins, le marché mondial dominait déjà l'économie russe et, à Saint Petersbourg, Moscou ainsi que dans d'autres grandes villes, un nombre énorme de prolétaires était concentré dans quelques unes des plus grandes unités industrielles d'Europe.
L'arriération du régime et de l'économie agraire n’a pas empêché la Russie d'être complètement intégrée dans la toile des puissances impérialistes avec ses propres intérêts et objectifs prédateurs. La venue au pouvoir politique de la bourgeoisie dans le gouvernement provisoire après février 1917 n'a pas mené à une quelconque déviation de la politique impérialiste.
Aussi, l'objectif bolchevik que la révolution russe soit un tremplin pour la révolution mondiale était complètement réaliste. Le capitalisme avait atteint les limites du développement national. Ce n'est pas l'arriération relative de la Russie qui a été la cause de l'échec de cette transition mais bien l'échec de la révolution allemande.
L'incapacité à prendre des mesures économiques socialistes de la part du régime soviétique, à ses débuts, n'a pas non plus été le produit de l'arriération russe. La transition vers le mode de production socialiste ne peut sérieusement commencer que lorsque le marché mondial capitaliste a été détruit par la révolution mondiale.
Si nous sommes d'accord que le socialisme dans un seul pays est impossible et que le nationalisme n'est pas un pas en avant vers le socialisme, il y a néanmoins l'illusion que, après la victoire du stalinisme, l'industrialisation a représenté un pas capitaliste progressiste.
Le camarade n'oublie-t-il pas que cette industrialisation a servi fondamentalement l'économie de guerre et les préparatifs impérialistes pour la 2e guerre mondiale ? Que l'élimination de la paysannerie a mené aux goulags des millions de personnes ? En un mot que les taux de croissance fantastiques de l'industrie russe n'ont pu être réalisés que par une tricherie avec la loi de la valeur, en s'affranchissant temporairement de la sanction du marché mondial et en développant une politique de prix artificiels ?
Le développement du capitalisme d'Etat, dont la Russie constitue l'exemple le plus aberrant, a cependant représenté le moyen caractéristique dans la décadence capitaliste, pour chaque bourgeoisie nationale, de faire face à ses rivaux impérialistes actuels et futurs. Dans la période de décadence, la part moyenne des dépense de l'Etat dans l'économie nationale est d'environ 50 %, qu'on peut comparer avec un peu plus de 10 % dans l'ascendance du capitalisme.
Dans la décadence capitaliste, il n'y a pas de rattrapage des pays avancés par les pays moins développés et donc l'accès à l'indépendance politique vis-à-vis des grandes puissances de la part de supposées révolutions nationales reste largement une fiction. Alors qu'à la fin du 19e siècle la croissance du Produit national brut des pays moins développés était de un sixième de celle des pays de capitalisme avancé, dans la décadence cette disparité atteint un seizième. Par conséquent, l'intégration de la population dans le travail salarié de façon plus rapide que la croissance de la population elle-même, qui est une caractéristique des vraies révolutions bourgeoises du passé, ne s'est justement pas produite dans les pays moins développés au cours de la décadence capitaliste. Au contraire, des masses de population sont de plus en plus complètement exclues du processus de production. ([3] [98])
Au 20e siècle, le monde capitaliste comme un tout passe par des fluctuations périodiques de sa croissance qui éclipsent complètement les crises du 19e siècle. Les guerres mondiales de cette période, au lieu d'être des moyens de relancer la croissance, comme c'était le cas de ce celles su 19e siècle (qui apparaissent relativement comme des escarmouches), sont si destructrices qu'elle amènent à la ruine économique à la fois les vainqueurs et les vaincus.
Notre rejet de la possibilité d'un développement progressiste du capitalisme tout au long du 20e siècle n'a donc rien à voir avec une quelconque pudeur de notre part face au "sang" et à la "boue" des révolutions bourgeoises, mais repose sur l'épuisement économique objectif du mode de production capitaliste.
Dans la formule de Lénine la période de "l'horreur sans fin" est remplacée après 1914 par "la fin dans l'horreur".
Les cycles de crise, guerre, reconstruction, nouvelle crise du capitalisme, au cours de ce siècle, confirment que toutes les forces productives que ce mode de production a contenues ont été développées et que ce dernier mérite de périr. Il est certainement vrai qu'à la fin du 20e siècle, la décadence du capitalisme est beaucoup plus avancée qu'au début : en fait, elle est entrée dans une phase de décomposition. Mais les camarades ne nous donnent aucune preuve pour montrer que la décadence du capitalisme a commencé à la fin du siècle, aucun argument pour situer un changement qualitatif d'une telle importance à la fin plutôt qu'au début de plus de deux cycles de la crise permanente du capitalisme.
Conséquences
Si on nie que le déclin du capitalisme s'applique à toute une période qui commence avec la première guerre mondiale et s'étend donc au mode de production comme un tout, alors on raisonne pour la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière sur un sentiment plus que sur une nécessité historique.
Nier la nécessité objective de la révolution mondiale en 1917-23 et considérer sa défaite inévitable est, en effet, une position bizarre. Mais elle a des conséquences dangereuses puisqu'elle écarte la nécessité impérieuse de tirer les leçons de la défaite de la vagué révolutionnaire aux niveaux politique et théorique. Même si le camarade s'identifie à la gauche communiste, il ne se sert pas de tout le travail de celle-ci qui a consisté à soumettre l'expérience révolutionnaire à une critique fondamentale, en particulier concernant la question nationale. Même si le camarade nie aujourd'hui toute possibilité de libération nationale, c'est seulement sur une base contingente et non historique. Si on peut encore voir des développements progressistes dans des mouvements impérialistes contre-révolutionnaires comme le maoïsme de la Chine, le stalinisme du Vietnam ou de Cuba, alors le danger d'abandonner les positions internationalistes cohérentes subsiste.
Como
[1] [99] Ce même questionnement se retrouve presque mot pour mot chez d'autres correspondants.
[2] [100] Ainsi, l'histoire, contrairement à ce que dit le camarade, n'a jamais montré qu'une classe pouvait être porteuse du destin historique d'une autre classe, précisément parce que les révolutions ne surviennent que lorsque toutes les possibilités du vieux système et de sa classe dominante ont été épuisées et lorsque la classe révolutionnaire porteuse des germes de la nouvelle société est passée par une longue période de gestation dans l'ancienne société. Voir notre brochure Russie 1917, début de la révolution mondiale, en particulier la réfutation de la théorie de la révolution double. La vie est en général assez difficile sans avoir à faire la révolution pour quelqu'un d'autre. Et, de plus, à une époque où ce n'est plus d'actualité.
[3] [101] Voir notre brochure La décadence du capitalisme et la Revue internationale n° 54.
Nous voulons dans cet article présenter le livre Expectativas fallidas - Espana 1934-39 (les "perspectives avortées"), paru à l'automne 1999 en Espagne. Le livre rassemble diverses prises de position du courant communiste de conseils sur la guerre d'Espagne de 1936-39. Il s'agit de textes de Mattick, Korsch et Wagner avec une introduction de Cajo Brendel, un des membres encore vivant aujourd'hui du courant communiste de conseils.
Nous n'allons pas traiter ici de ce courant politique du prolétariat qui, en continuation du combat du KAPD, de Pannekoek et d'autres, durant les années 1920, contre la dégénérescence et le passage dans le camp du capital des partis communistes, a poursuivi sa lutte dans les années 1930, au plus profond de la contre-révolution, en défendant les positions du prolétariat et en faisant des apports de valeur à celles-ci. ([1] [104])
Pour nous, militants de la Gauche communiste, c'est avec un grand intérêt que nous accueillons la publication de documents de ce courant. Cependant, Expectativas fallidas présente un choix "très sélectif de documents du communisme de conseils sur la guerre de 1936. Il rassemble les textes les plus confus de ce courant, ceux qui font le plus de concessions à la mystification "antifasciste" et qui sont les plus enclins à adopter des idées anarchistes. Alors qu'il existe des documents du communisme de conseils qui dénoncent l'enrôlement et le massacre du prolétariat dans un conflit impérialiste qui opposait des fractions bourgeoises rivales, les textes publiés dans le livre transforment cette boucherie impérialiste en une "tentative de révolution prolétarienne". Alors que des textes du GIK ([2] [105]) dénoncent le piège de l'antifascisme, les documents du livre sont très ambigus par rapport à cette position. Alors qu'il y a des prises de position du communisme de conseils qui dénoncent clairement la CNT comme une force syndicale qui a trahi les ouvriers, les textes du livre la présentent comme une organisation révolutionnaire.
Un des responsables de la compilation, Sergio Rosés, signale que "Le conseillisme, ou plutôt les conseillistes, sont, à grands traits, un ensemble hétérogène d'individualités et d'organisations situées à la marge et face au léninisme et qui se revendiquent du marxisme révolutionnaire. " Cependant, comme par hasard, de ce qui a été écrit par cet "ensemble hétérogène" sur le massacre de 1936, c'est le pire qui a été publié.
Il n'est pas dans notre propos de porter un jugement de valeur sur les intentions des auteurs de la sélection. Ce qui en résulte clairement est que le lecteur qui ne connaît pas à fond les positions du communisme de conseils se fera une idée assez biaisée et déformée de sa pensée politique. Il la verra comme proche de la CNT et comme un soutien critique à la prétendue "révolution sociale antifasciste".
En cela, objectivement, le livre apporte de l'eau au moulin de la campagne anticommuniste que développe la bourgeoisie. Il existe un anticommunisme grossier et brutal dans lequel on peut classer des ouvrages comme Le Livre noir du communisme. Mais il y a une autre facette de la campagne anticommuniste, plus sophistiquée et subtile, ayant pour cible les éléments prolétariens en recherche des positions révolutionnaires et face auxquels ces discours grotesques ont un effet contreproductif. Elle consiste à enrober l'anticommunisme d'une prise de position révolutionnaire grâce à laquelle, d'un côté, on fait la promotion de l'anarchisme comme alternative au marxisme supposé en faillite et, d'un autre côté, on oppose le "modèle" de la "révolution espagnole de 1936" au "coup d'Etat bolchevik" d'octobre 1917. Dans cette orientation politique, les penchants et les sympathies d'une partie du courant conseilliste pour l'anarchisme et la CNT viennent à point nommé car comme le dit Sergio Rosés : "Finalement –et c'est un trait qui les différencie des autres courants de la gauche marxiste révolutionnaire -, [c 'est] une prise en considération que, dans le cours de cette révolution, l'anarchisme espagnol a démontré son caractère révolutionnaire, «en s'efforçant de convertir le langage révolutionnaire en réalité» selon leurs propres mots. "
Malgré les efforts de dénigrement systématique du marxisme, les éléments jeunes qui recherchent une cohérence révolutionnaire finissent par trouver insuffisante et confuse l'alternative anarchiste et se sentent attirés parles positions marxistes. C'est pourquoi, une autre facette importante de la campagne anticommuniste est de présenter le communisme de conseils comme une sorte de "pont" vers l'anarchisme, comme une "acceptation des points positifs de la doctrine libertaire" et surtout comme un ennemi acharné du "léninisme". ([3] [106])
Le contenu de Expectativas fallidas s'inscrit indiscutablement dans cette direction. Même si Cajo Brendel dans l'introduction du livre insiste sur la différence nette entre communisme de conseils et anarchisme, il ajoute cependant que : "Les communiste de conseils (...) signaleront que les anarchistes espagnols étaient le groupe social le plus radical, qui avait raison de maintenir la position selon laquelle la radicalisation de la révolution était la condition pour vaincre le franquisme, alors que les «démocrates» et les «communistes» cherchaient à retarder la révolution jusqu 'à ce que le franquisme soit défait. Cette divergence politique et sociale a marqué la différence entre le point de vue démocratique et celui des communistes de conseils." ([4] [107])
Par cette prise de position sur Expectativas fallidas, nous voulons combattre cet amalgame entre anarchisme et communisme de conseils qui constitue une sorte d'"OPA hostile" - pour user du langage à la mode de la Bourse -sur un courant prolétarien : on fabrique une version déformée et édulcorée de l'histoire de celui-ci, en exploitant ses erreurs les plus graves pour offrir de cette manière un succédané du marxisme au moyen duquel on sème la confusion et on dévoie les éléments en recherche d'une cohérence révolutionnaire.
Il nous semble important de défendre le courant du communisme de conseils. Pour cela, en ce qui concerne les leçons de l'Espagne 1936, tout en critiquant les confusions qui s'expriment à travers les textes publiés dans le livre Expectativas fallidas, nous rappellerons les positions justes qu'ont su défendre les groupes les plus clairs de ce courant.
Une révolution antiféodale ?
Pour maintenir le prolétariat pieds et poings liés à la défense de l'ordre capitaliste, les socialistes et les staliniens ont mis l'accent sur le fait que l'Espagne était un pays très arriéré, avec d'importants vestiges de féodalisme et que, pour cette raison, les travailleurs devaient laisser de côté pour le moment toute aspiration socialiste et se contenter d'une "révolution démocratique". Une partie du courant du communisme de conseils partageait aussi cette vision, même si elle en rejetait les conséquences politiques.
Il faut dire d'entrée que ce n'était pas la position du GIK qui affirmait avec clarté que "l'époque dans laquelle une révolution bourgeoise était possible est caduque. En 1848, on pouvait encore appliquer ce schéma mais maintenant la situation a complètement changé (...). Nous ne sommes pas face à une lutte entre la bourgeoisie émergente et le féodalisme qui prédomine de toutes parts mais, tout au contraire, face à une lutte entre le prolétariat et le capital monopoliste. " (mars 1937)
Il est certain que le courant communiste de conseils avait une grande difficulté pour clarifier cette question puisque, en 1934, le GIK lui-même avait adopté les fameuses Thèses sur le bolchevisme qui, pour justifier l'identification de la révolution russe à une révolution bourgeoise et la caractérisation des bolcheviks comme parti bourgeois jacobin, s'étaient appuyées sur l'arriération de la Russie et le poids énorme de la paysannerie.
En adoptant une telle position ([5] [108]) le communisme de conseils s'inspirait de celle adoptée par Gorter en 1920 qui, dans sa Réponse à Lénine, avait différencié deux groupes de pays dans le monde : les pays arriérés dans lesquels serait valable la tactique de Lénine du parlementarisme révolutionnaire, la participation dans les syndicats, etc. et les pays de capitalisme pleinement développé dans lesquels la seule tactique possible était la lutte directe pour le communisme (voir La Gauche hollandaise). Mais, alors que face aux événements de 1936, le GIK a été capable de mettre en question cette position erronée (même si ce n'était hélas que de manière implicite), d'autres courants conseillistes, justement tous ceux qui sont regroupés dans Expectativas fallidas, ont continué à la défendre.
L'Espagne de 1931 avait bien sûr facilité l'adoption de cette vision : la monarchie récemment renversée s'était distinguée par une corruption et un parasitisme chroniques; la situation de la paysannerie était bouleversée ; il existait une concentration de la propriété de la terre entre quelques mains parmi lesquelles les fameux 16 Grands d'Espagne ainsi que des petits seigneurs andalous, de même que persistaient des pratiques féodales dans des régions comme la Galice ou l'Estrémadure, etc.
Une analyse en soi de la situation d'un pays peut amener à une distorsion de la réalité. Il est nécessaire de la considérer d'un point de vue historique et mondial. L'histoire montre que le capitalisme est parfaitement capable de s'allier avec les classes féodales et d'établir avec elles des alliances durables au cours des diverses phases de son développement. Dans le pays pionnier de la révolution bourgeoise, la Grande-Bretagne, persistent des institutions d'origine féodale comme la monarchie et ses attributions gracieuses de titres nobiliaires. Le développement du capitalisme en Allemagne a eu lieu sous la botte de Bismarck, le représentant de la classe féodale des propriétaires terriens, les junkers. Au Japon, c'est la monarchie féodale qui a conduit l'ouverture du développement capitaliste avec "l'ère Meiji" qui commence en 1869 et aujourd'hui encore la société japonaise est imprégnée de vestiges féodaux. Le capitalisme peut exister et se développer avec des restes d'autres modes de production ; plus encore, comme l'a montré Rosa Luxemburg, cette "cohabitation" lui fournit un terrain pour son propre développement. ([6] [109])
Mais la question essentielle est : où en est le développement du capitalisme à l'échelle mondiale ? Cela a été le critère pour les marxistes au début du 20e siècle lorsqu'il a fallu se poser la question de ce qui était à l'ordre du jour : la révolution prolétarienne ou les révolutions bourgeoises ? C'est la position qui a inspiré Lénine dans les Thèses d'avril, pour caractériser la révolution en cours en Russie 1917 comme prolétarienne et socialiste, face à la position menchevik qui lui attribuait un caractère démocratique et bourgeois sur base de l'analyse de l'arriération de la Russie, du poids de la paysannerie et de la persistance de forts liens avec le tsarisme. Lénine, sans nier ces réalités nationales, mettait l'accent sur la réalité à l'échelle mondiale marquée par "la nécessité objective du capitalisme qui, en se développant, s'est converti en impérialisme et a engendré la guerre impérialiste. Cette guerre a amené toute l'humanité au bord de l'abîme, presque à la ruine de toute la culture, à l'abrutissement et à la mort de millions et millions d'hommes. Il n 'y a pas d'autre issue que la révolution du prolétariat. " ("Les tâches du prolétariat dans notre révolution")
La révolution de 1917 et toute la vague révolutionnaire qui l'a suivie, la situation en Chine en 1923-27 ([7] [110]) ainsi que la situation en Espagne en 1931 montrent clairement que le capitalisme a cessé d'être un mode de production progressiste, qu'il est entré dans sa phase de décadence, de contradiction irréversible avec le développement des forces productives et que, dans tous les pays, malgré des entraves et des vestiges féodaux plus ou moins importants, c'est la révolution communiste mondiale qui est à Tordre du jour. Sur ce point il y a une convergence claire entre Bilan et le GIK. Par contre, il y a une divergence entre leurs positions et celles des courants conseillistes publiées dans Expectativas fallidas.
Les ambiguïtés face à la mystification antifasciste
Les textes contenus dans ce livre montrent que ceux qui les ont écrits se sont laissés impressionner par l'intense propagande de la bourgeoisie à l'époque, qui présentait le fascisme comme le mal absolu, le concentré extrême de l'autoritarisme, de la répression, de la domination totalitaire, de l'arrogance bureaucratique ([8] [111]), face auquel la "démocratie", malgré ses "défauts indiscutables", serait non seulement un frein mais également un "moindre mal". Mattick nous dit que "les ouvriers, pour leur part, sont obligés par instinct de conservation, en dépit de toutes les différences organisationnelles et idéologiques, à un front unifié contre le fascisme en tant qu 'ennemi le plus proche et le plus direct (...). Les ouvriers, sans se préoccuper si c'est pour des objectifs démocratiques-bourgeois, capitalistes d'Etat, anarcho-syndicalistes ou communistes, sont obligés de lutter contre le fascisme s'ils veulent non seulement éviter l'aggravation de leur situation de pauvreté mais également simplement rester en vie. " Il est clair que les ouvriers ressentent le besoin de "simplement rester en vie" mais "l'ennemi le plus proche et le plus direct" n'était précisément pas le fascisme mais l'Etat républicain et ses représentants les plus "radicaux" : la CNT et le POUM. Ce sont eux qui les empêchèrent de "rester en vie" en les envoyant au massacre sur les fronts militaires contre Franco. Ce sont eux qui les empêchèrent de simplement survivre en leur faisant accepter les rationnements et renoncer aux améliorations salariales conquises pendant les journées de juillet.
Cet argument selon lequel les circonstances ne permettent pas de parler de révolution, ni même de revendications mais "simplement de rester en vie", est développé par Helmuth Wagner : "Les travailleurs espagnols ne peuvent pas lutter réellement contre la direction des syndicats car cela provoquerait l'effondrement total des fronts militaires (!). Ils doivent lutter contre les fascistes pour sauver leurs vies, ils doivent accepter tout aide d'où qu'elle vienne. Ils ne se posent pas la question de savoir si le résultat de tout cela sera le capitalisme ou le socialisme ; ils savent seulement qu'ils doivent lutter jusqu 'au bout. " Le même texte qui dénonce "la guerre espagnole" comme " (acquérant) le caractère d'un conflit international entre les grandes puissances" est contre le fait que les travailleurs provoquent l'effondrement des fronts militaires! La confusion antifasciste amène à oublier la position internationaliste du prolétariat, celle que défendirent Pannekoek et d'autres pionniers du communisme de conseils, au coude à coude avec Lénine, Rosa Luxemburg etc., c'est à dire parvenir, par la lutte de classe, à provoquer "l'effondrement des fronts militaires".
Est-ce que la République n'a pas constitué pour la vie des travailleurs un danger aussi évident ou même plus que le fascisme ? Ses 5 années de vie depuis 1931 sont jalonnées d'un chapelet de massacres : le Haut Llobregat en 1932 ; Casas Viejas en 1933 ; les Asturies en 1934 ; et le Front populaire lui-même, au travers de sa victoire électorale en février 1936, s'est chargé de remplir les prisons de militants ouvriers... Il est commode d'oublier tout cela au nom de l'abstraction intellectuelle qui présente le fascisme comme "la menace absolue pour la vie humaine". Au nom de cela, H. Wagner critique une partie des anarchistes hollandais qui dénoncent "toute action qui signifie une aide aux ouvriers espagnols, comme l'envoi d'armes" tout en reconnaissant en même temps que "les armes modernes étrangères contribuent à la bataille militaire et, par conséquent, le prolétariat espagnol se soumet aux intérêts impérialistes " ! Dans la manière de raisonner de Wagner "se soumettre aux intérêts impérialistes" serait quelque chose de "politique", "moral", distinct de la lutte "matérielle" "pour la vie". Alors que la soumission du prolétariat aux intérêts impérialistes signifie la négation maximale de la vie !
Mattick invoque un fatalisme plus terre à terre : "On ne peut rien faire sinon amener toutes les forces antifascistes à l'action contre le fascisme, indépendamment de leurs désirs en sens contraire. Cette situation n 'est pas recherchée mais forcée et elle répond clairement au fait que l'histoire est déterminée par les luttes de classes et non par des organisations particulières, des intérêts spécifiques, des dirigeants ou des idées". Mattick oublie que le prolétariat est une classe historique ; et ceci signifie concrètement que, dans des situations où son programme ne peut pas déterminer l'évolution des événements à court ou moyen terme, il doit maintenir ses positions et continuer à les approfondir, même s'il en est réduit pour toute une longue période à l'activité d'une l'étroite minorité. Par conséquent, la dénonciation de l'antifascisme était ce qui était "forcé" par la situation du point de vue des intérêts immédiats et historiques du prolétariat et c'est ce que fit non seulement Bilan mais aussi le GIK lui-même qui dénonça : "La lutte en Espagne revêt le caractère d'un conflit international entre les grandes puissances impérialistes. Les armes modernes venues de l'étranger ont placé le conflit sur un terrain militaire et, par conséquent, le prolétariat espagnol a été soumis aux intérêts impérialistes. " (avril 1937)
Mattick se rabaisse au niveau des serviteurs "ouvriers" de la bourgeoisie qui nous répètent qu'il faut se débarrasser des "théories" et des "idéaux" et qu'il faut "aller droit au but". Cet "aller droit au but" serait la lutte sur le terrain de l'antifascisme qu'on nous présente comme le plus "pratique" et "le plus immédiat". L'expérience démontre justement qu'en se mettant sur ce terrain, le prolétariat se retrouve sous les coups sans pitié à la fois des ses "amis" antifascistes et de ses ennemis fascistes.
Mattick constate que "la lutte contre le fascisme repousse la lutte décisive entre bourgeoisie et prolétariat et ne permet aux deux camps que des demi-mesures qui non seulement soutiennent le progrès de la révolution mais également la formation de forces contre-révolutionnaires ; et les deux facteurs sont en même temps préjudiciables pour la lutte antifasciste." C'est complètement faux. La "lutte contre le fascisme" ne constitue pas une espèce de trêve entre la bourgeoisie et le prolétariat pour permettre de "se concentrer contre l'ennemi commun", trêve qui serait mise à profit par les deux classes pour renforcer leurs positions respectives et se préparer à la lutte décisive. Cette position n'est rien de plus que de la politique fiction pour tromper les prolétaires. Les années 1930 ont montré que la soumission du prolétariat au "front antifasciste" a signifié que la "lutte décisive" a été gagnée par la bourgeoisie et que cela lui a laissé les mains libres pour massacrer les ouvriers, les emmener à la guerre et leur imposer une exploitation féroce. L'orgie antifasciste en Espagne, le succès du Front populaire français dans l'embrigadement des ouvriers derrière la bannière de l'antifascisme, ont parachevé les conditions politiques et idéologiques pour l'éclatement de la 2e guerre mondiale.
La seule lutte possible contre le fascisme est la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie dans son ensemble, aussi bien fasciste qu'antifasciste car, comme le dit Bilan : "les expériences prouvent que pour la victoire du fascisme les forces antifascistes du capitalisme sont aussi nécessaires que les forces fascistes elles-mêmes. " ([9] [112]) Sans établir une identification abusive entre les deux situations historiques très différentes, les ouvriers russes se mobilisèrent rapidement contre le coup de Kornilov en septembre 1917 et c'est ce qui se produisit dans les premiers moments du coup d'Etat franquiste de 1936. Dans les deux cas la réponse initiale est la lutte sur le terrain de classe contre une fraction de la bourgeoisie sans faire le jeu de l'autre, rivale de la première. Cependant, il y a une différence substantielle entre la Russie 1917 et l'Espagne 1936. Le premier exemple se situe dans un cours historique à la révolution dont il fut le premier pas, alors que le deuxième exemple s'inscrit dans une période de contre-révolution triomphante au niveau mondial. Alors que dans la première situation la réponse ouvrière constitua un renforcement du pouvoir des Soviets et ouvrit le chemin vers la défaite du pouvoir bourgeois, dans la seconde il n'y eut pas le moindre signe d'organisation propre des ouvriers et ceux-ci furent rapidement dévoyés vers le renforcement du pouvoir bourgeois par le biais du piège antifasciste.
Sous le coup du massacre de mai 1937 perpétré par les forces républicaines, Mattick reconnaît alors, hélas trop tardivement que "le Front populaire n'est pas un moindre mal pour les travailleurs, mais simplement une autre forme de la dictature capitaliste qui s'ajoute au fascisme. La lutte doit se mener contre le capitalisme" (dans "Les barricades doivent être levées : le fascisme de Moscou en Espagne"). Et, dans la critique d'un document de l'anarchiste allemand Rudolph Rocker, il défend que "démocratie et fascisme servent les intérêts du même système. Pour cette raison, les travailleurs doivent mener la guerre contre les deux. Ils doivent combattre le capitalisme partout, indépendamment des habits qu'il revêt et du nom qu 'il adopte. "
Révolution sociale ou embrigadement du prolétariat vers la guerre impérialiste ?
Une des confusions qui a pesé sur des générations d'ouvriers au 20e siècle consiste à considérer les événements d'Espagne 1936 comme une "révolution sociale". Mis à part Bilan, le GIK et les Travailleurs marxistes de Mexico ([10] [113]), la plupart des rares groupes prolétariens de l'époque ont alimenté cette confusion : Trotsky et les trotskistes, l'Union communiste, la LCI (Ligue communiste internationaliste de Belgique, autour de Hainaut), une bonne partie des groupes du communisme des conseils, la Fraction bolchevique-léniniste en Espagne autour de Munis et jusqu'à la minorité de Bilan ([11] [114])
La rengaine de la "révolution sociale espagnole" a été chantée sur tous les tons par la bourgeoisie, y compris dans ses secteurs les plus conservateurs, dans le but évident de faire prendre aux ouvriers leurs pires défaites pour de grandes victoires. La rengaine sur la révolution espagnole « plus profonde et plus sociale que la révolution russe » est particulièrement lancinante. La bourgeoisie oppose la séduisante "révolution économique et sociale espagnole" à la révolution russe dont l'aspect politique est jugé "sordide" et "impersonnel". Elle chante avec des trémolos romantiques la "participation des travailleurs à la gestion de ses affaires", l'opposant à l'assombrissante et ténébreuse image conférée aux machinations "politiques" des bolcheviques.
On trouve dans ce livre certains textes qui dénoncent dans le détail cette imposture ([12] [115]) que la bourgeoisie, par contre, n'a de cesse d'alimenter dans le but évident de dénigrer les authentiques expériences révolutionnaires du prolétariat (en Russie 1917 et pendant la vague révolutionnaire qui s'ensuivit) et d'encenser les fausses expériences comme celle d'Espagne 1936. Les autres textes publiés dans Expectativasfaillidas, par contre, les couvrent de fleurs.
Mattick, dit que "l'initiative autonome des travailleurs créa rapidement une situation très différente et transforma la lutte défensive politique contre le fascisme en début de révolution sociale réelle". Cette affirmation n'est pas qu'une grossière exagération, elle est une manifestation lamentable de myopie localiste. Elle ne prend absolument pas en compte les conditions objectives dominantes au niveau international, qui sont pourtant décisives pour le prolétariat : la succession de défaites de grande envergure qu'il venait de subir et qui, en Allemagne en particulier, s'étaient soldées par l'ascension de Hitler en 1933, la trahison des partis communistes qui s'étaient convertis en agents de l'Union sacrée au service du capital, au nom des trop fameux Fronts populaires. Comme l'analysèrent alors Bilan et le GIK, le cours historique n'allait plus vers la révolution mais vers la guerre impérialiste généralisée.
Le raisonnement de Mattick contraste fortement avec la méthode utilisée par le GIK qui précisait : "Sans la révolution mondiale, nous sommes perdus, disait Lénine en parlant de la Russie. C'est particulièrement vrai pour l'Espagne... Le développement de la lutte en Espagne dépend de son développement dans le monde entier. Mais le contraire est aussi vrai. La révolution prolétarienne est internationale, la réaction aussi. Toute action du prolétariat espagnol trouvera un écho dans le reste du monde et, ici, toute explosion de la lutte de classe est un appui aux combattants prolétariens en Espagne " (juin 1936).
La méthode d'analyse de Mattick se rapproche d'autant plus de l'anarchisme qu'elle s'éloigne plus du marxisme. Comme les anarchistes, elle ne prend pas la peine d'analyser le rapport de forces entre les classes au niveau international, pas plus que la maturation de la conscience dans le prolétariat, sa capacité à se doter d'un parti de classe ou à former des conseils ouvriers; et encore moins à s'affronter au capital dans les principaux pays ni l'évolution de son autonomie politique ... Tout ceci est ignoré pour pouvoir s'agenouiller devant le Saint Graal de "l'initiative autonome des travailleurs". Une initiative qui, en s'enfermant dans le cadre de l'entreprise ou de la municipalité, perd toute sa force potentielle et se trouve récupérée par les engrenages du capitalisme et utilisée à son profit ([13] [116]).
Il est juste d'affirmer que, dans le capitalisme en décadence, chaque fois que les ouvriers parviennent à affirmer leur terrain de classe, se dessine ce que Lénine appelait "l'hydre de la révolution". Autant ce terrain de classe s'affirme par l'extension et l'unification des luttes, autant il est nié par les "occupations" et les "expériences d'autogestion" tant encensées par anarchistes et conseillistes. Pour autant qu'il s'affirme initialement, ce terrain de classe reste très fragile. Le capitalisme d'Etat entretient contre cet effort spontané de la classe ouvrière tout un appareil de mystification et de contrôle politique (syndicats, partis "de gauche", coordinations etc.) et se retranche derrière un appareil répressif perfectionné. En outre, comme le prolétariat a pu le constater dans sa chair dès la Commune de Paris, les diverses nations capitalistes sont capables de s'unir contre le prolétariat. Pour cela, le mouvement vers une perspective révolutionnaire requiert un effort gigantesque de la classe ouvrière et ne peut se réaliser que dans le contexte d'une dynamique internationale qui connaît la constitution du parti mondial, celle des conseils ouvriers, leur affrontement contre l'Etat capitaliste et cela au moins dans les principaux pays industrialisés.
Les erreurs de certains communistes de conseils sur "l'autonomie" atteignent un sommet avec les deux textes de Korsch sur les collectivisations, "Economie et politique dans l'Espagne révolutionnaire" et "La collectivisation en Espagne". Pour Korsch, la substance de la "révolution espagnole" se trouve dans les collectivisations de l'industrie et de l'agriculture. Les ouvriers auraient fait dans celles-ci la conquête "d'un espace d'autonomie", ils auraient décidé "librement" et lâché la bride à leur "initiative et créativité"; et toutes ces expériences constitueraient "une révolution"... Etrange révolution que celle qui se développe sans toucher à l'Etat bourgeois, laissant son armée, sa police, ses appareils de propagande, ses cachots et ses geôles fonctionner à plein !
Comme nous le détaillons dans "Le mythe des collectivités anarchistes", la "libre décision" des ouvriers ne put s'exprimer que dans le sens de fabriquer des obus et des canons, de réorienter des industries comme celle de l'automobile vers la production de guerre. "L'initiative et la créativité" des ouvriers et des paysans se concrétisa par des journées de travail de 12 et 14 heures, dans un contexte de répression féroce et l'interdiction du droit de grève sous peine d'être accusé de sabotage de la lutte antifasciste.
Se basant sur une brochure de propagande de la CNT, Korsch affirme "qu'une fois éliminée la résistance des anciens directeurs politiques et économiques, les travailleurs en armes purent procéder directement tant aux tâches militaires qu 'à celles positives de poursuivre la production sous de nouvelles formes. "
En quoi consistent ces "nouvelles formes" ? Korsch nous éclaire sur ce point : "Nous comprenons le processus par lequel certaines branches de l'industrie en manque de matières premières qui ne peuvent s'acquérir à l'étranger, ou qui ne satisfont pas les besoins immédiats de la population, s'adaptent rapidement pour fournir le matériel de guerre le plus urgent". "[Cette brochure] nous conte l'émouvante histoire des couches les plus pauvres de la classe ouvrière qui sacrifient les récentes améliorations de leurs conditions de vie pour collaborer à la production de guerre et aider les victimes et les réfugiés arrivant des territoires occupés par Franco" (idem). L'"action révolutionnaire" que nous offre Korsch consiste donc à transformer les ouvriers et les paysans en esclaves de l'économie de guerre. Voilà précisément ce que veulent les patrons : que les travailleurs se sacrifient volontairement pour la production ! Qu'en plus de travailler comme des damnés ils consacrent toute leur pensée, leur initiative, leur créativité, à perfectionner la production ! Ce n'est pas sans rappeler la "très révolutionnaire activité" des cercles de qualité !
Korsch constate que "durant son héroïque première phase, le mouvement espagnol négligea la défense politique et juridique des nouvelles conditions économiques et sociales obtenues". Le "mouvement" négligea en réalité l'essentiel : la destruction de l'appareil d'Etat de la bourgeoisie, unique façon de "sauvegarder" le moindre acquis économique ou social des travailleurs. En outre, "les acquis révolutionnaires des premiers jours furent même volontairement sacrifiés par les ouvriers eux-mêmes dans une vaine tentative d'appuyer l'objectif principal de la lutte commune contre le fascisme". Cette affirmation de Korsch suffit en elle-même pour démentir toutes les spéculations sur la soi-disant "révolution" espagnole, mettant en évidence ce qui se passa en réalité : l'embrigadement des ouvriers dans la guerre impérialiste, sous le masque de l'antifascisme.
Ces élucubrations de Korsch se situent aux antipodes des prises de position du GIK qui affirmait clairement que "les entreprises collectivisées sont mises sous le contrôle des syndicats et travaillent pour les besoins militaires... Elles n'ont rien à voir avec une gestion autonome des ouvriers !... La défense de la révolution n 'est possible que sur la base d'une dictature du prolétariat au moyen des conseils ouvriers et non sur la base d'une collaboration des partis antifascistes. La destruction de l'Etat et l'exercice de s fonctions centrales du pouvoir par les travailleurs eux-mêmes est l'axe de la révolution prolétarienne" (Octobre, 1936).
Les concessions à la CNT et à l'anarchisme
Le communisme des conseils se trouve en difficulté quand il s'agit d'aborder correctement la question du parti du prolétariat, la nature fondamentalement politique de la révolution prolétarienne, le bilan de la révolution russe qu'il considère comme "bourgeoise", etc. ([14] [117]). Ces difficultés le rendent perméable à l'anarchisme et à l'anarcho-syndicalisme.
Ainsi Mattick nourrit-il de grands espoirs quant à la CNT : "Au vu de la situation interne espagnole, un capitalisme d'Etat contrôlé par les socialiste s-staliniens est improbable pour la simple raison que le mouvement ouvrier anarcho-syndicaliste prendrait probablement le pouvoir avant que de se soumettre à la dictature social-démocrate".
Ces espoirs ne se réalisèrent absolument pas : la CNT était maîtresse de la situation mais n'utilisa pas ce rapport de forces pour prendre le pouvoir et implanter le communisme libertaire. Elle assuma le rôle de rempart de l'Etat capitaliste. Elle renonça tranquillement à "détruire l'Etat", envoya des ministres anarchistes tant au gouvernement catalan qu'au gouvernement central et mit tout son poids pour discipliner les ouvriers dans les usines et les mobiliser pour le front. Une telle contradiction avec les postulats qu'elle avait proclamés bruyamment pendant des années n'est pas le résultat de la trahison de quelques chefs ou du Comité national de la CNT mais est le produit combiné de la nature des syndicats dans la décadence du capitalisme et de la doctrine anarchiste elle-même. ([15] [118])
Mattick s'emploie à faire des tours de passe-passe verbaux pour ignorer cette réalité : "L'idée est fortement ancrée dans cette organisation [il s'agit de la CNT] que la révolution ne peut se faire que d'en bas, par l'action spontanée et l'initiative autonome des travailleurs, même si elle a souvent été trahie. Le parlementarisme et l'économie dirigée par les travailleurs sont considérés comme des falsifications ouvrières et le capitalisme d'Etat est mis sur le même plan que n'importe quelle autre classe de la société exploiteuse. Au cours de la guerre civile, l’anarcho-syndicalisme a été l'élément révolutionnaire le plus audacieux, s'efforçant de transformer le langage révolutionnaire en réalité concrète".
La CNT n'a pas transformé son langage révolutionnaire en réalité mais l'a contredit sur tous les points. Ses proclamations antiparlementaires se transformèrent en soutien non déguisé au Front populaire lors des élections de février 1936. Son verbiage antiétatique se transforma en défense de l'Etat bourgeois. Son opposition au "dirigisme économique" se concrétisa par une forte centralisation de l'industrie et la mise de l'agriculture au service de l'économie de guerre et de l'approvisionnement de l'armée au détriment de la population civile. Sous le masque des collectivités, la CNT collabora à l'implantation d'un capitalisme d'Etat au service de l'économie de guerre, comme le signala le GIK dès 1931 : "la CNT est un syndicat qui aspire à prendre le pouvoir en tant que CNT. Ceci doit nécessairement la conduire à une dictature sur le prolétariat exercée par la direction de la CNT (capitalisme d'Etat)".
Mattick abandonne le terrain du marxisme pour se mettre sur celui de la phraséologie typique de l'anarchisme quand il nous parle de "révolution par le bas", "d'initiative autonome" etc. La démagogie sur la "révolution par le bas" a servi pour enfermer les travailleurs dans toutes sortes de fronts inter-classistes habilement manipulés par la bourgeoisie. Celle-ci est des plus habiles dans la dissimulation de ses intérêts et objectifs sous le camouflage de "ceux d'en bas", la masse inter-classiste qui, en fin de compte, contient tout le monde excepté la poignée d'empêcheurs de tourner en rond contre qui se focalisent toutes les colères. La rhétorique sur la lutte de "ceux d'en bas" fut utilisée par la CNT, jusqu'à la nausée, pour faire communier les ouvriers avec les "compagnons" patrons "antifascistes", les "camarades" politiques antifascistes et les "camarades" militaires antifascistes, etc.
En ce qui concerne "l'initiative autonome", il s'agit là d'une combinaison de termes utilisée par les anarchistes pour indiquer qu ' une action n'est pas "dirigée" par des "politiques" et n'a pas en vue "de prendre le pouvoir". Mais ni la CNT ni les libertaires de la FAI ne furent préoccupés l'espace d'une seconde par le fait que les ouvriers soient subordonnés à des politiciens républicains tant de droite que de gauche, ni par le fait que leur prétendue "initiative autonome" soit axée autour de la défense de l'Etat bourgeois.
Mattick continue son naufrage dans le marécage anarchiste en affirmant "qu'en de telles circonstances, les traditions fédéralistes seraient d'une énorme importance, en formant le contrepoids nécessaire aux dangers du centralisme". La centralisation est une force fondamentale de la lutte prolétarienne. L'idée qu'elle incarne le mal absolu est typique de l'anarchisme, traduisant la crainte du petit-bourgeois de perdre la petite parcelle «d'autonomie» dans laquelle il se croit le maître absolu. La centralisation est l'expression pratique pour le prolétariat de l'unité qui existe en son sein. Il a les mêmes intérêts dans tous les secteurs qui le composent, tant au niveau de la production qu'au niveau géographique et il a le même objectif historique : l'abolition de l'exploitation, l'instauration d'une société sans classes.
Le problème n'est pas dans la centralisation mais dans la division de la société en classes. La bourgeoisie a besoin d'un Etat centralisé et le prolétariat lui oppose la centralisation de ses instruments d'organisation et de lutte. Le "fédéralisme" dans les rangs prolétariens signifie l'atomisation de ses forces et de ses énergies, la division selon des intérêts corporatifs, locaux, régionaux, issus de la pression de la société de classes, de ses intérêts, de son être. Le fédéralisme est un poison qui divise les rangs prolétariens et le désarment face à la centralisation de l'Etat bourgeois.
Selon les dogmes anarchistes, la "fédération" est l'antidote de la bureaucratie, de la hiérarchie, de l'Etat. Mais la réalité ne confirme pas ces dogmes. Le règne des coteries "fédérales" et "autonomes" recouvre celui de petits bureaucrates aussi arrogants et manipulateurs que les grands dignitaires de l'appareil d'Etat. La hiérarchie au niveau national est simplement remplacée par des hiérarchies non moins pesantes au niveau local ou de groupes affinitaires. La structure étatique centralisée au niveau national, conquête historique de la bourgeoisie face au féodalisme, laisse le pas à des structures non moins étatiques à l'échelle des agglomérations ou des cantons, en tous cas aussi oppressives sinon plus que la structure nationale.
La pratique concrète du "fédéralisme" par la CNT-FAI, en 1936-39, est significative. Comme le reconnaissent les anarchistes eux-mêmes, les cadres dirigeants de la CNT occupèrent avidement les postes clé dans les collectivités agraires, les comités d'usine ou les unités militaires où ils se comportèrent fréquemment comme de véritables tyrans. Et quand la défaite du camp républicain devint évidente, une partie des petits chefs "libertaires" n'hésitèrent pas à négocier la poursuite de leurs prébendes avec les franquistes.
L'enthousiasme de Mattick pour la CNT ne commence à se rafraîchir que quand il se penche sur le massacre perpétré par les staliniens en Mai 1937, avec l'évidente complicité de la CNT : "Les travailleurs révolutionnaires doivent aussi reconnaître que les leaders anarchistes, les apparatchiks de la CNT et de la FAI s'opposent aux intérêts des travailleurs, qu 'ils appartiennent au camp ennemi" ; et plus loin : "Les phrases radicales des anarchistes n'étaient pas prononcées pour être appliquées, mais servaient au contrôle des travailleurs par l'appareil de la CNT ; "sans la CNT", se vantaient-ils orgueilleusement, «l'Espagne antifasciste serait ingouvernable»."
En tentant de comprendre les raisons de la trahison, Mattick révèle la profonde infection de sa pensée par le virus libertaire : "La CNT ne s'étaitpas posé la question de la révolution du point de vue de la classe ouvrière, sa préoccupation a toujours été celle de l'organisation. Elle intervenait en faveur des travailleurs et comptait sur leur aide, mais elle n'était pas intéressée par l'initiative autonome et l'action des travailleurs indépendants des intérêts organisationnels " ; "dans le but de diriger, ou de participer à la direction, [la CNT] devait s'opposer à toute initiative autonome des travailleurs et finit ainsi par soutenir la légalité, l'ordre et le gouvernement".
Mattick considère les choses d'un point de vue anarchiste : "l'organisation" en général, "le pouvoir" en général ; l'organisation et le pouvoir en tant que catégories absolues, naturellement oppressives des tendances naturelles à la "liberté" et à "l'initiative" des individus travailleurs.
Tout ceci n'a malheureusement rien à voir avec l'expérience historique et la méthode marxiste. Les organisations sont soit bourgeoises, soit prolétariennes. Une organisation bourgeoise est nécessairement ennemie des travailleurs et doit donc être "bureaucratique" et castratrice. Une organisation prolétarienne qui fait de plus en plus de concessions à la bourgeoisie, s'éloigne de même de plus en plus des travailleurs, leur devient étrangère et finit par s'opposer à leurs intérêts puis, dans le même processus, tend à se "bureaucratiser" et à devenir répressive face aux initiatives de la classe. Pour autant, il ne s'agit pas de tirer la conclusion que la classe ouvrière ne doit pas s'organiser, tant au niveau de la classe dans son ensemble (assemblées générales et conseils ouvriers) qu'au niveau de son avant-garde (partis et organisations politiques). L'organisation pour la classe ouvrière reste son arme essentielle, l'instrument de son initiative et de son autonomie politique.
La question du pouvoir se pose de la même façon. La "soif du pouvoir" serait ce qui aurait conduit la CNT à s'opposer aux travailleurs. L'idée serait que "le pouvoir corrompt" en soi quand, en réalité, ce qui corrompt une organisation jusqu'à l'extrême au point de la convertir en ennemie de la classe ouvrière n'est rien d'autre que sa subordination au programme et aux objectifs du capitalisme. En ce qui concerne la CNT, une raison de fond supplémentaire se trouvait dans le fait que, comme syndicat, elle ne pouvait se maintenir en tant qu'organisation de masse permanente dans la période décadente du capitalisme sans s'intégrer d'une façon ou d'une autre dans l'Etat capitaliste. Ce qui conduit Mattick à lancer son bouquet final : "la CNT parlait en anarcho-syndicaliste mais elle agissait en bolchevique, c'est-à-dire en capitaliste". Cette formule si bien léchée montre à quel point les pires erreurs du communisme des conseils sont du grain à moudre pour les moulins idéologiques anticommunistes de la bourgeoisie. Nous ne nous attarderons pas ici à démontrer l'ignominie de cette comparaison, rappelant simplement que les bolcheviks luttèrent de toutes leurs forces, en paroles et en actes, contre la première guerre mondiale, cette boucherie sans nom qui massacra 20 millions de personnes, alors que la CNT qui faisait des discours rhétoriques contre la guerre en général, se consacra à embrigader les ouvriers et les paysans pour les envoyer sur le front de la guerre d'Espagne qui allait servir de laboratoire à la seconde guerre mondiale et ses 60 millions de morts. Les bolcheviks parlaient et agissaient pour la révolution prolétarienne en Octobre 1917; et ils continuèrent à parler et à agir en faveur de l'extension internationale de la révolution sans laquelle il était clair, selon eux, que la révolution d'Octobre ne pouvait que périr, ce qui arriva. La CNT, par contre, pérorait beaucoup sur le "communisme intégral" mais, dans les actes, se consacra à soutenir l'Etat et le système d'exploitation capitalistes.
Adalen
[1] [119] Ce courant prolétarien a cependant eu des faiblesses importantes. Pour un examen de sa trajectoire et de son évolution, se reporter à notre livre La Gauche hollandaise qui embrasse la période de 1920 à 1970 et inclut une importante bibliographie. Il est publié en français et en italien. Il va prochainement paraître en anglais.
[2] [120] GIK : Groepen van Internationale Komunisten, groupe des communistes internationalistes, groupe hollandais qui a existé pendant les années 1930. Au sein du communisme de conseils il a exprimé la position la plus claire face à la guerre d'Espagne, proche de celle de Bilan. Nous utiliserons ses documents comme référence, ce qui ne veut pas dire qu'il n'avait pas de confusions importantes (voir La Gauche hollandaise). Un texte du GIK sur la guerre d'Espagne traduit du hollandais a été publié en espagnol dans le livre : Revolucion y contrarevolucion en Espana.
[3] [121] Cette orientation consistant à associer le communisme de conseils à l'anarchisme nous le voyons aussi en Hollande et en Belgique. Nos sections dans ces deux pays ont entrepris un combat énergique contre cet amalgame. Voir "Le communisme de conseils n’est pas un socialisme libertaire" dans Internationalisme n°256 et, plus particulièrement, "Le communisme de conseils n'est pas un pont entre le marxisme et l'anarchisme. Débat public à Amsterdam" dans Internationalisme n°259.
[4] [122] Ce ne sont pas tous les groupes communistes de conseils qui partagent cette position de Cajo Brendel. Le GIK, groupe le plus important dans les années 1930 et deux autres groupes (voir La Gauche hollandaise) rejetaient ouvertement cette position. Non seulement ils condamnaient la CNT comme ennemi des ouvriers mais ils se refusaient aussi à suivre la voie de la "radicalisation" du front antifasciste, en signalant que "si les ouvriers cherchent vraiment à former un front de défense contre les Blancs (les franquistes), ils ne peuvent le faire qu'à condition de prendre dans leurs mains pour eux-mêmes le pouvoir politique au lieu de le laisser aux mains du gouvernement du Front populaire. " (octobre 1936).
[5] [123] On peut trouver une critique détaillée de cette position dans notre brochure Octobre 1917, début de la révolution mondiale.
[6] [124] Voir L'accumulation du capital. 1.
[7] [125] La situation en Chine dans les années 1920 et la politique de l'Internationale communiste d'alliance avec la bourgeoisie "révolutionnaire" locale déchaîna une polémique violente. La Gauche communiste ainsi que Trotsky combattirent cette position comme une trahison de l'internationalisme. Voir notre article dans la Revue internationale n° 96
[8] [126] Aujourd'hui, la bourgeoisie lance aussi des campagnes antifascistes énormes comme on le voit actuellement avec l'entrée du parti de Haider dans le gouvernement autrichien. Mais aujourd'hui, le fascisme n'a pas, et de loin, la même dimension et la force qu'il avait dans les années 1930 au cours desquelles existait ce type de régime dans des pays clé comme l'Allemagne et l'Italie.
[9] [127] Bilan n° 7, "L'antifascisme, formule de confusion ", publié dans ce numéro.
[10] [128] Voir ses textes dans la Revue internationale n° 10 et dans le livre même.
[11] [129] Pour mieux connaître la réaction des divers groupes de l'époque, consulter le chapitre V de notre livre La Gauche communiste d'Italie, publié en français, anglais, italien et espagnol.
[12] [130] Il s'agit des articles "Le mythe des collectivités anarchistes" qu'avait déjà publié le CCI dans la Revue internationale n° 15, "Russie 1917 et Espagne 1936" publié aussi dans la Revue internationale n° 25 et la "Critique du livre de Munis : Jalons de défaite, promesses de victoire".
[13] [131] Il faut lire à ce sujet l'analyse classique de Engels quant aux conséquences catastrophiques de la lutte "autonome" si chère aux anarchistes ; il s'agit du livre Les Bakouninistes à l’œuvre qui analyse comment 1' anarchisme poussa les ouvriers combatifs espagnols à servir de chair à canon au profit des républicains et des cantonalistes en 1873. Il faut aussi se référer à la déplorable expérience des Conseils de fabrique de Turin en 1920 où l'enfermement des ouvriers dans les usines au nom des "occupations" et de "l'autogestion" les conduisit à une sévère défaite qui sonna le glas des perspectives révolutionnaires en Italie et ouvrit les portes au fascisme. Lire pour cela le livre Débat sur les conseils de fabrique dans lequel Bordiga polémique contre la position "autonomiste" de Gramsci.
[14] [132] Ce n'est pas le but de cet article d'examiner ces problèmes et d'en dégager les racines. Nous renvoyons le lecteur à notre livre La Gauche hollandaise et aux articles publiés dans la.Revue internationale n° 2,12, 13, 27 à 30, 40 et 41, 48.
[15] [133] Ce n'est pas non plus le but de cet article que d'analyser ces questions. Nous renvoyons à un autre article de ce livre, "Les noces de l'anarchisme avec l'Etat bourgeois". Sur la question syndicale, voir notre brochure Les Syndicats contre la classe ouvrière
Les publications récentes du Bureau international pour le parti révolutionnaire (BIPR), et les discussions entre le CCI et la CWO dans les réunions publiques de celle-ci, ont confirmé que la manière dont le débat est mené entre les organisations révolutionnaires est une question politique en elle-même.
Le BIPR a lui-même soulevé la question dans Internationalist communist n°18, puisqu'il accuse le CCI d'afficher un "penchant pour la calomnie par allusion" quand nous taxons d'empirisme la démarche développée dans certaines de ses analyses (Cf. notre article "La méthode marxiste et l'appel du CCI sur la guerre en ex-Yougoslavie" dans la Revue internationale n° 99).
Nous ne répondrons pas à cette accusation particulière, sauf pour renvoyer les lecteurs à l'article évoqué ci-dessus qui selon nous ne contient aucune calomnie mais développe une argumentation purement politique pour appuyer cette caractérisation. Par contre nous avons l'intention de poser la question de façon plus générale, même si cela nécessite de donner quelques exemples particuliers du problème que nous soulevons.
Le CCI a en effet toujours pris très au sérieux la question des polémiques et du débat entre organisations révolutionnaires : c'est un reflet direct de 1'importance que nous avons toujours attribuée à l'existence et au développement du milieu politique prolétarien lui-même. C'est pourquoi, dès notre fondation, nous avons fait des articles polémiques un aspect régulier de notre presse, nous avons assisté régulièrement aux réunions publiques des autres groupes et nous avons soutenu ou proposé, à de nombreuses reprises, de renforcer 1'unité et la solidarité du mouvement révolutionnaire (conférences, réunions communes, etc.). Dans notre propre activité interne, nous lisons et discutons systématiquement les publications des autres courants prolétariens et faisons des rapports réguliers sur le milieu prolétarien. Dans nos polémiques avec les autres groupes nous avons toujours cherché à mettre en évidence avec le plus de clarté là où nous sommes d'accord avec eux aussi bien que là où nous avons des désaccords ; et lorsque nous traitons de ces désaccords, nous tentons de les poser aussi clairement et exactement que possible, en nous référant, avec le maximum de précision, aux textes publiés par les autres groupes. Notre préoccupation se fonde également sur la compréhension que le sectarisme, qui insiste constamment sur les différences au delà de ce qui unit le mouvement, est un problème réel pour le milieu prolétarien, en particulier depuis la fin de la période de contre-révolution à la fin des années 1960. L'exemple le plus clair de ce danger est fourni par le courant bordiguiste qui, après la seconde guerre mondiale, dans une volonté louable de se protéger de la pression contre-révolutionnaire ambiante, a tenté d'ériger une défense infranchissable en développant la théorie selon laquelle seule une organisation monolithique était capable de mettre en oeuvre une politique réellement communiste. C'était la première fois, dans le mouvement ouvrier, qu'apparaissait une telle théorie.
Au cours de ces dernières années, parce que nous avons mieux perçu la nécessité vitale de défendre l'unité indispensable du camp prolétarien contre les attaques de la classe dominante qui devenaient plus aiguës que jamais, nous avons accentué notre effort pour débusquer tout vestige de sectarisme dans nos propres polémiques. Nous avons tout fait pour qu'elles soient soigneusement planifiées et centralisées à l'échelle internationale, pour qu'elles évitent les exagérations, tout esprit de rivalité mesquine, pour qu'elles ne soient plus des réponses du tac au tac sur des points secondaires. Nous avons également rectifié certaines de nos affirmations qui se sont avérées erronées et qui avaient provoqué des incompréhensions entre nous et d'autres groupes (voir par exemple l'article sur les 100 numéros de la Revue internationale, dans le n°100). Nos lecteurs peuvent juger par eux-mêmes de la réalité de cet effort. Ils peuvent se référer à toutes nos polémiques récentes avec le BIPR dans la Revue internationale, par exemple celle qui traite du 6e congrès de Battaglia Comunista dans le n°90, celle sur les origines du Partito Comunista Intemazionalista dans les n°91 et 92 ou plus récemment notre critique des thèses du BIPR sur les tâches des communistes dans la périphérie capitaliste parue dans le n°100. Nous signalons ces articles parce qu'ils illustrent la manière dont nous pensons qu'un débat sérieux doit être mené : un débat qui n'a pas peur de faire des critiques très tranchantes de ce que nous considérons comme des erreurs ou même des influences de l'idéologie bourgeoise mais qui est toujours basé sur la théorie et la pratique réelles des autres groupes prolétariens.
Nous devons dire franchement que les polémiques du BIPR, dans la période récente, ne sont pas à la hauteur de ces critères. L'exemple le plus éloquent se trouve dans la prise de position officielle du BIPR "Les révolutionnaires face à la perspective de guerre et la situation actuelle de la classe ouvrière", parue dans Internationalist Communist n°18 (IC), qui traite de la signification et de la portée historique de la dernière guerre dans les Balkans. Sans entrer dans une discussion détaillée sur les nombreuses questions générales importantes soulevées dans ce texte, nous voulons attirer l'attention sur les conclusions que tire le BIPR concernant les réponses des autres groupes du milieu prolétarien face à la guerre : "D'autres éléments politiques de cette scène politique, bien que ne tombant pas dans l'erreur tragique de soutenir une des parties belligérantes ont eux-mêmes également, au nom d'un faux anti-impérialisme ou sous prétexte qu'historiquement et économiquement des visions progressistes sont aujourd'hui impossibles, pris leurs distances avec les méthodes et les perspectives de travail qui mènent au regroupement dans le futur parti révolutionnaire. Ils ne peuvent plus être sauvés et sont victimes de leur propre cadre idéaliste et mécaniste, incapable de reconnaître les particularités de l'explosion des contradictions économiques perpétuelles du capitalisme moderne."
Deux points fondamentaux sont soulevés ici. D'abord, si vraiment les groupes organisés du milieu prolétarien "ne peuvent plus être sauvés", ceci a de sérieuses implications pour l'avenir de ce milieu. Indépendamment de toute autre chose, cela implique que le futur parti mondial - contrairement à tous les partis de classe ayant existé dans le passé - sera formé autour d'un seul courant dans le mouvement marxiste. En même temps, ceci aurait les plus graves conséquences pour les énergies militantes qui sont actuellement "piégés" dans ces organisations qui "ne peuvent plus être sauvées" et il devrait être de la responsabilité du BIPR d'entreprendre la récupération de tout ce qu'il peut du naufrage - une tâche dont le BIPR ne parle même pas dans ce texte. Mais pour revenir au problème de la méthode du débat, malgré la gravité de ces affirmations, le BIPR ne dit pas une seule fois explicitement à qui il se réfère. Nous pouvons raisonnablement penser, sur la base des polémiques antérieures du BIPR, que les "idéalistes" c'est le CCI, quant aux "mécanistes" ce sont les bordiguistes... mais nous n'en sommes pas sûrs. Il s'agit là d'une irresponsabilité politique grave de la part du BIPR, complètement en dehors des meilleures traditions du mouvement ouvrier. Cela n'a jamais été le style, par exemple, de Lénine qui a toujours dit de façon absolument claire à qui il adressait ses polémiques, ni celui de la gauche italienne, dans les années 1930, qui était extrêmement précise dans ses prises de position vis-à-vis des différents courants qui constituaient le milieu prolétarien de son époque. Si le BIPR pense que le CCI et les groupes bordiguistes ne peuvent plus être sauvés, qu'il l'argumenté ouvertement et en se basant sur les véritables positions, analyses et intervention de ces groupes. Nous insistons sur ce dernier point car s'il est essentiel de mentionner les noms de ceux que l'on critique, ce n'est pas suffisant. Pour se rendre compte de cela nous n'avons qu'à jeter un oeil sur l'autre polémique dans ce même numéro d'IC, "Idéalisme ou marxisme" qui, une fois encore, traite des prétendues "faiblesses fatales du CCI". Il n'est pas inutile de signaler que cette polémique a été écrite par un sympathisant actuel du BIPR qui a fait un passage éclair dans le CCI et l'a quitté dans des circonstances vraiment peu claires il y a quelques années. Ce texte, qui est proposé comme une réponse par intérim à notre article sur le BIPR dans la Revue internationale n°99, est un "modèle" de mauvaise polémique qui aligne toute une série d'affirmations sur la méthodologie politique du CCI sans jamais avoir le souci de citer quoi que ce soit du CCI.
Le deuxième exemple nous est fourni par la "Correspondance avec le CCI" dans la publication de la CWO, Revolutionary Perspectives (n°16). Cette correspondance traite principalement des analyses respectives de nos organisations sur la récente grève des électriciens en Grande-Bretagne. Les circonstances de cette lettre sont les suivantes : nous avons écrit à la CWO en novembre 1999 pour lui fournir une copie d'une brochure de J.Maciver intitulée Escaping a paranoid cuit ("fuir un culte paranoïde"), brochure qui est parue au moment même où le CCI était exclu des réunions de discussion de "No war but the class war" à Londres (voir World Révolution n°229). Pour nous, ce document est un exemple d'une attaque parasitaire typique, pas seulement contre le CCI mais aussi contre le BIPR et les autres groupes prolétariens. La CWO a choisi de ne pas publier cette partie de notre lettre ni sa propre réponse à celle-ci.1
A la fin de notre lettre, nous avons aussi abordé la question de la nature de classe du comité de grève des électriciens dont RP faisait part. Dans la mesure où, à notre connaissance, ce comité était constitué entièrement de shop-stewards (délégués de base des syndicats), nous avons pensé qu'il s'agissait plus d'un organe syndical radical que d'une véritable expression de la lutte des électriciens. Pourtant, la CWO dans son article de RP n°15 a semblé voir quelque chose de beaucoup plus positif dans cet organe. Dans la mesure où nous prenons en considération son opinion, nous avons demandé qu'elle nous fasse savoir si elle avait une quelconque information qui pourrait permettre de poser la question sous un angle différent, puisque dans certaines circonstances aujourd'hui il peut être très difficile de faire la différence entre un véritable organe de la lutte ouvrière et une expression très radicale des syndicats. La réponse de la CWO, tout en ne nous fournissant aucune information concrète comme nous l'avions souhaité, a soulevé beaucoup de questions politiques, rien de moins que sur la nature des syndicats et du syndicalisme de base. Mais ce n'est pas le lieu d'aborder cette discussion ici. Une fois encore, nous souhaitons attirer l'attention sur la méthode de la polémique de la CWO, surtout quand elle en vient à décrire les vraies positions du CCI. On nous dit : "Vous avez encore la vision d'une classe ouvrière ayant la conscience « souterraine » de la nécessité de détruire le capitalisme. Pour vous, la seule « mystification » qui entrave la lutte est celle mise en place par les syndicats. Si la classe ouvrière était seulement « démystifiée » de son syndicalisme alors elle prendrait le chemin révolutionnaire. C'est un des exemples de votre idéalisme semi-religieux. La méthode marxiste sait que la classe ouvrière deviendra révolutionnaire à travers son expérience pratique et le programme révolutionnaire que nous défendons correspondra plus exactement aux besoins révolutionnaires d'une classe dont la conscience s'élève. La question ne sera pas : 1. De «démystifier» les ouvriers, 2. Ensuite d'entrer en lutte. La démystification, la lutte et la réappropriation de son propre programme vont toutes survenir simultanément comme partie du mouvement contre le capitalisme."
Nous sommes d'accord qu'il serait idéaliste d'argumenter que les ouvriers seront d'abord "démystifiés" du syndicalisme et ensuite qu'ils entreront en lutte. Mais nous mettons au défi la CWO de trouver un seul texte du CCI qui défende cette conception. Plutôt que de porter des accusations de ce genre ou d'argumenter comme elle le fait dans la même lettre que "nous ne disons rien de positif sur la véritable lutte des ouvriers", nous voulons lui demander de se reporter réellement aux nombreux textes que nous avons publiés sur la période actuelle de lutte de classe, textes qui tentent de placer les difficultés actuelles de la classe - mais aussi ses pas en avant - dans leur contexte général depuis l'effondrement du bloc de l'Est. La lecture de ces textes aurait aussi permis à la CWO de se rendre compte de l'importance que nous attachons à la confrontation pratique, quotidienne des ouvriers avec les syndicats pour jeter les bases pour une rupture définitive avec ces organes. La CWO a peut-être beaucoup de désaccords avec nos analyses mais au moins le débat serait clair pour le reste du mouvement prolétarien.2
Le passage que nous avons cité soulève un autre problème : la tendance à traiter comme des sortes de pensées talmudiques du CCI des positions qui ne sont en aucun cas de notre invention mais qui, et c'est la moindre de nos responsabilités, représentent une volonté de notre part de développer des questions déjà abordées par le mouvement marxiste. C'est le cas de la notion de maturation souterraine, que la CWO considère presque comme ridicule, mais dont la longue histoire nous ramène, via Trotsky, à Marx qui a écrit la phrase immortelle "bien creusé vieille taupe" en décrivant la lutte de classe. En fait nous avons argumenté ce point dans une polémique avec la CWO dans la Revue Internationale n°43, au milieu des années 1980, un article qui n'a jamais eu de réponse. Mais si la CWO n'aime pas nos interprétations de tels concepts, qu'elle aille aux sources des classiques marxistes (comme l'Histoire de la révolution russe de Trotsky) et argumente contre elles directement.
Le débat public le plus récent entre le CCI et la CWO - lors d'une réunion publique de cette organisation à Londres - a montré une fois encore cette dernière tendance. Le thème de la réunion traitait du communisme et comment y parvenir; et sur beaucoup d'aspects la discussion qui s'en est suivie a été très positive. Le CCI a salué la présentation qui défendait la vision marxiste du communisme et de la lutte de classe contre toutes les campagnes actuelles de la classe dominante sur "la mort du communisme" ; nous n'avons eu aucune réticence à dire que nous étions d'accord avec pratiquement tout. Tout aussi naturellement, il y a eu une discussion sur les divergences entre le CCI et la CWO concernant la question de l'Etat dans la période de transition ; et cela a aussi été positif par le fait qu'il y avait, semble-t-il, une volonté réelle de la part de la majorité des camarades de la CWO de comprendre ce que le CCI disait là-dessus. Nous avons argumenté, en réponse à la CWO, que si l'Etat et la révolution de Lénine est un point de départ fondamental pour poser la question de l'Etat dans un cadre marxiste, les vues qu'il a défendues en 1917 devaient être approfondies et, à un certain niveau, revues à la lumière de l'expérience réelle du pouvoir prolétarien en Russie. En se basant lui-même sur les débats qui ont eu lieu au sein du parti bolchevik à cette époque, et en particulier sur les conclusions tirées par la Gauche italienne dans les années 1930, le CCI considère que la dictature du prolétariat ne peut pas s'identifier à l'Etat de transition qui apparaît inévitablement après l'insurrection victorieuse. Nous n'avons pas l'intention ici de revenir sur les aspects de fond de cette question, par contre nous tenons à réaffirmer notre désaccord avec une démarche avancée par un camarade de la CWO, démarche qui, pour nous, est exemplaire de la méthode qu'il ne faut pas utiliser pour mener un débat entre révolutionnaires marxistes. Selon ce camarade, cette position sur 1'Etat de transition n'est rien d'autre que l'invention d'un membre de la Fraction de gauche, Mitchell : "il a juste inventé". Cette affirmation est objectivement incorrecte pour ne pas dire une sottise. La série même des articles de Mitchell publiée dans Bilan ("Problèmes de la période de transition") ainsi que beaucoup d'autres articles fondamentaux des Fractions italienne et belge que ces organisations ont assumés collectivement, sans parler des prises de position faites par d'autres camarades individuellement, développent cette même position. Mais surtout, ce genre d'affirmation montre un véritable mépris pour le travail de la Fraction qui, après tout, est l'ancêtre politique commun du CCI et du BIPR. A la réunion, nous avons déjà appelé la CWO à lire l'article "Le prolétariat et l'Etat de transition" paru dans la Revue internationale n°100, qui fournit une preuve claire que la position de Bilan sur l'Etat était basée sur les vrais débats qui avaient eu lieu dans le parti bolchevik, en particulier le débat sur les syndicats en 1921 (sans parler des questions qu'a soulevées la tragédie de Kronstadt). Nous appelons encore une fois la CWO à faire un effort sérieux et collectif afin d'étudier le travail de Bilan sur cette question ; et nous sommes prêts à lui fournir les textes appropriés (nous avons l'intention de toute façon de republier la série de Mitchell dans un avenir pas trop lointain). Les camarades de la CWO sont libres de rejeter les arguments de la Fraction mais il faut qu'ils le fassent sur la base d'une étude approfondie et d'une réflexion.
En résumé nous pensons que les questions auxquelles se confronte le mouvement révolutionnaire aujourd'hui -l'analyse des événements actuels, comme les guerres et les mouvements de classe ou les expériences plus historiques comme la révolution russe - sont trop importantes pour être dévoyées dans de faux débats ou pour être dépréciées par des affirmations non prouvées et de fausses accusations. Nous appelons le BIPR à élever le niveau de ses polémiques en tant qu'effort pour l'amélioration du ton et du contenu du débat dans tout le milieu politique prolétarien.
Amos.
1La CWO a choisi de ne pas publier cette partie de la lettre et sa réponse parce que, pour elle, le parasitisme n'est pas un problème sérieux pour le camp prolétarien. Pour ce que nous en avons compris, il s'agirait là d'une nouvelle invention du CCI. Une fois encore, nous demandons à la CWO de justifier cette affirmation en répondant à notre principal travail sur cette question, les "Thèses sur le parasitisme" publiées dans la Revue internationale n°94, qui la place dans son contexte historique.
2La CWO pourrait, par exemple, lire le texte basé sur le rapport sur la lutte de classe au 13e congrès du CCI, dans la Revue internationale n°99. Mais elle pourrait aussi relire l'article de WR n°229 qu'elle critique dans RP n°16, qui dit que nous ne voyons rien de positif dans la grève des électriciens. En fait, notre article conclut que cette dernière et d'autres luttes récentes "montrent que le prolétariat résiste de plus en plus aux attaques et que le potentiel pour le développement de luttes plus larges et plus combatives se développe." II n'y a pas de contradiction à dire qu'une lutte est importante et argumenter que les organes qui prétendent la représenter font partie de l'appareil syndical.
Nous avons eu droit dans les années 1910 à la campagne selon laquelle la crise économique était due à la pénurie de pétrole ; puis nous avons eu la promesse de la sortie de la crise avec les "Reaganomics" au début des années 1980 ; mais il faut bien le reconnaître : depuis 30 ans, c'est-à-dire depuis que le capitalisme s'est retrouvé confronté une nouvelle fois à sa crise historique, nous n'avons jamais assisté à une campagne idéologique d'une ampleur aussi massive visant à nous démontrer que la crise est finie et que s'ouvre une nouvelle ère de prospérité. Selon la propagande qui s'est déchaînée ces dernières années, nous serions entrés dans la 3e Révolution Industrielle. D'après un des protagonistes les plus huppés de cette campagne, "Il s'agit d'un événement historique au moins aussi capital que la révolution industrielle du 18e siècle (...). L'ère industrielle était fondée sur l'introduction et l'utilisation de nouvelles sources d'énergie ; l'ère "informationnelle" repose sur la technologie de la production du savoir, du traitement de l'information et de la communication des symboles " ([1]). En prenant pour base les chiffres de la croissance du PIB des Etats-Unis de ces dernières années, les médias n'arrêtent pas de nous dire que le chômage va disparaître, que ce qu'ils appellent le "cycle économique " qui se traduisait depuis le début des années 1970 par une croissance faible et des récessions périodiques toujours plus profondes est dépassé et, qu'en conséquence, nous sommes entrés dans une période de croissance ininterrompue qui ne pourrait être décrite qu'en employant tous les superlatifs, et tout çà parce que nous sommes entrés dans la "nouvelle économie" portée par une innovation technologique majeure : Internet.
Quel est donc le contenu de cette "Révolution " qui enchante tellement la bourgeoisie ? Le fondement essentiel de l'événement résiderait dans le fait qu'Internet et, plus généralement, la constitution de réseaux de télécommunications permettraient la circulation et le stockage de l'information de manière instantanée quelle que soit la distance. Cela permettrait d'abord une mise en contact de tout acheteur et de tout vendeur au niveau planétaire, qu'ils soient des entreprises ou des particuliers. L'achat et la vente étant ainsi dispensés des points de vente et des services commerciaux des entreprises, nous aurions une diminution considérable des coûts commerciaux. Nous aurions aussi un élargissement des marchés puisque tout producteur aurait à travers Internet, et de manière immédiate, la planète pour marché. La mise sur Internet des marchandises requérant d'importantes connaissances technologiques d'un nouveau type, cela favoriserait la création de nouvelles entreprises : les fameuses "start-up " promises à un avenir enchanteur en termes de profit et de croissance. Cela permettrait ensuite une plus grande productivité au sein des entreprises industrielles elles-mêmes puisqu'une telle circulation de l'information permettrait une meilleure coordination, et à moindre coût, des différents établissements, services et ateliers. Cela permettrait aussi de diminuer les stocks puisque la relation entre la production et la vente serait instantanée, d'où économie de bâtiments et d'installations diverses. Cela permettrait enfin de diminuer les dépenses de marketing puisque la production d'une publicité sur une page d'Internet touche tous les acheteurs qui se sont connectés. Un autre point dont les conséquences politiques sont particulièrement importantes, est constitué par l'insistance des médias sur la relance de 1'innovation qu'Internet serait censé permettre car ce dernier ne reposant que sur la connaissance et non sur quelque machinerie coûteuse, on serait ainsi devant une démocratisation de l'innovation, et comme cette dernière permet la création des start-up, la richesse serait à la portée de tous.
Pourtant, malgré les cris de triomphe médiatiques, on peut entendre toute une série de petites notes discordantes qui ne peuvent que semer le doute sur la réalité de l'ouverture d'une si magnifique période : d'une part, tout le monde est d'accord sur le fait que la misère s'accroît dans le monde, que les "inégalités " dans les pays développés s'aggravent et que les fameuses start-up, au lieu de se diriger vers la somptueuse destinée que les propagandistes de la " nouvelle économie " leur désignent, s'effondrent en nombre de plus en plus grand. Qu'en conséquence, on peut se douter qu'un certain nombre de ces nouveaux entrepreneurs endettés jusqu'au cou, ainsi que leurs employés, risquent fort de rejoindre l'armée des "nouveaux pauvres ". D'autre part, les prouesses boursières en général et celles des actions de ces entreprises de nouvelles technologies en particulier donnent des sueurs froides à toute une série de dirigeants économiques qui voient que les dites prouesses risquent de provoquer une crise financière particulièrement grave qui serait difficilement amortie par l'économie mondiale.
Le mythe de l'accroissement de la productivité
Pour examiner de manière sérieuse la signification de la "nouvelle économie ", il faut prendre en compte le fait qu'une grande partie des experts affirme que la croissance de la productivité du travail dans l'économie américaine, après avoir diminué depuis la fin de la décennie 1960 où elle était de 2,9 % par an, aurait connu une inflexion à la hausse depuis quelques années, à tel point qu'elle serait dans les années 1990 de 3,9 % par an ([2]), ce qui serait significatif de l'entrée du capitalisme dans une nouvelle période.
Tout d'abord, ces chiffres sont discutables : ainsi, R. Gordon de l'Université de Nothwestern aux Etats-Unis estime que la productivité horaire du travail est passée de 1,1 % avant 1995 à 2,2 % entre 1995 et 1999 (Financial Times, 4 août 1999). D'autre part, ils n'apparaissent pas très probants pour toute une série de statisticiens, et ce pour des raisons significatives :
- la rentabilité directe de l'ensemble des investissements productifs n'a que très peu progressé, ce qui signifie que la progression de la productivité du travail n'a pu se faire que par un accroissement des cadences et donc de 1'exploitation de la classe ouvrière ;
- la productivité a toujours tendance à augmenter lorsqu'on se trouve au point haut de la reprise - ce qui est le cas aux Etats-Unis en 1998-1999 - parce qu'à ce moment-là les capacités de production sont mieux utilisées;
- enfin, c'est surtout dans le secteur de la production des ordinateurs que la productivité a beaucoup augmenté, ce qui a fait dire au Financial Times : "L'ordinateur est à l'origine du miracle de la productivité dans la production des ordinateurs " (Ibid).
En conséquence, même si aiguillonné par la concurrence, le capitalisme - comme il l'a toujours fait - réalise des progrès techniques qui augmentent la productivité du travail, les chiffres ne montrent en aucun cas que nous nous trouverions dans une période exceptionnelle constituant une réelle rupture avec les décennies que nous venons de vivre.
Mais, et c'est le plus important, les comparaisons historiques qui sont faites entre la Révolution industrielle de la fin du 18e siècle et ce qui se passe aujourd'hui sont complètement fallacieuses. Ce qu'ont permis l'invention de la machine à vapeur ainsi que les grandes innovations du 19e siècle, c'est le fait que 1'ouvrier produise une bien plus grande quantité de valeurs d'usage avec le même temps de travail ; ce qui, par ailleurs - et c'était le but recherché - permettait à la bourgeoisie d'extorquer une plus-value plus élevée. Il est certain que l'on a eu pendant le 20e siècle, et en particulier pendant les 30 dernières années, avec l'automatisation de la production, un accroissement de la productivité du travail. Cela a d'ailleurs fourni un argument à la bourgeoisie et à ses spécialistes pour dire que le travailleur en blouse blanche rivé devant un pupitre dans une usine métallurgique ou autre n'était pas un ouvrier (les robots marchaient certainement tout seuls !) et qu'en conséquence la classe ouvrière était en voie de disparition.
Avec Internet, ce n'est pas du tout de cela dont il est question. Avec ce procédé, 1'ouvrier produit toujours la même quantité pendant une durée de temps donnée. Du point de vue de la production, Internet ne change rigoureusement rien. En fait, avec le battage sur la " nouvelle économie ", la bourgeoisie veut faire prendre le capitalisme pour un monde de marchands en faisant oublier qu'avant de vendre un bien il faut le produire et en effaçant ainsi le fait que la classe ouvrière est le cœur réel de la société actuelle, la productrice des richesses, la classe qui, pour l'essentiel, fait vivre la société.
La diminution des frais commerciaux ne peut pas faire obstacle à la crise
Mais, même si Internet, ou une autre invention, provoquait une diminution du coût de la commercialisation des produits, de manière analogue - toutes proportions gardées - à ce qu'ont fait les chemins de fer au 19e siècle qui ont divisé le coût du transport terrestre par 20, et ont donc permis une diminution du prix des marchandises, il ne pourra pas provoquer de croissance économique nouvelle. Les chemins de fer avaient permis une forte croissance économique parce qu'ils transportaient des marchandises pour lesquelles il existait un marché en expansion : le capitalisme était alors en train de conquérir l'ensemble de la planète et de s'en servir comme source de nouveaux marchés. Aujourd'hui, parce qu'il n'existe pas de tels nouveaux marchés ([3]), la vente par Internet ne peut que provoquer la disparition ou la réduction de toute une série d'activités commerciales. Conséquence : des emplois vont disparaître qui ne seront pas remplacés par de nouveaux emplois dans Internet puisque justement cette technique permet de faire des économies que ce soit dans la vente au consommateur ou dans la vente entre entreprises. Enfin, il en est de même pour ce qui est des progrès qu'Internet est censé permettre au niveau de la réorganisation des entreprises, et c'est John Chambers, le PDG de Cisco, l'une des plus importantes entreprises du secteur des nouvelles technologies, qui nous le dit : "Nous avons supprimé des milliers d'emplois improductifs en utilisant le réseau Internet pour les relations avec nos employés, nos fournisseurs et nos clients. (...) Même chose pour les notes de frais. Conséquence, il n'y a plus que deux personnes qui s'occupent de vérifier les notes de frais de nos 26 000 salariés (...) Nous avons ainsi supprimé 3000 emplois au service après-vente"'(Le Monde,2% mars 2000). Et il ajoute plus loin pour que les choses soient bien claires : "Dans dix ans, toute entreprise qui n'aura pas basculé complètement sur le réseau [c'est-à-dire qui n'aura pas supprimé tous ces emplois] sera morte. " Cela implique une diminution des revenus distribués par ces entreprises ce qui en soi, évidemment, n'augmente en rien la demande solvable globale qui serait nécessaire à une relance de l'économie. En l'absence de nouveaux débouchés extérieurs, et c'est globalement le cas dans la période de décadence du capitalisme, l'innovation - fut-ce au niveau commercial - ne résout pas la crise de même qu'elle n'est pas capable de créer de nouveaux emplois. C'est vrai, J. Chambers ajoute qu'il "a réaffecté les 3000 personnes à la recherche-développement", mais cela n'est possible que parce que la vague d'installations des réseaux d'Internet permet à Cisco d'avoir des ventes en forte hausse ; dès que cette vague d'installations sera en voie d'achèvement, il est évident que cette entreprise ne pourra plus se payer un service de recherche-développement d'une telle ampleur.
La bulle autour d'Internet se dégonfle
Il n'y a donc rien de véritablement nouveau dans l'évolution économique et la bourgeoisie qui cherche désespérément les signes d'une nouvelle ascendance d'un hypothétique "cycle de Kondratieff", c'est-à-dire d'un cycle de 50 ans alternant dépression et reprise ([4]), ne trouvera pas cette délivrance. La preuve en a été fournie par ce qu'il faut bien appeler un krach boursier des valeurs technologiques en ce printemps 2000. Entre le 10 mars et le 14 avril 2000, l'indice boursier des valeurs technologiques aux États-Unis - le NASDAQ - a perdu 34 % de sa valeur, des entreprises Internet comme Boo.com - financée par des puissances financières de première importance comme la banque JP. Morgan et l'homme d'affaires français B. Arnault - ont fait faillite. Faillites qui en annoncent d'autres, car sur les places financières circulent des listes d'entreprises Internet qui connaissent de graves difficultés ([5]); il faut citer en particulier Amazon qui s'est voulu un grand bazar en ligne et qui est aussi célèbre à Seattle, où elle siège, que Boeing et dont les difficultés financières croissantes entraînent de nouveaux soubresauts à Wall Street. L'affirmation par l'institut d'études Gartner Group selon laquelle 95 % à 98 % des entreprises du secteur sont menacées (Le Monde, 13 juin 2000), n'est que la vérification du fait que leur formidable essor apparent n'est qu'une bulle spéculative qui ne contient que du vent.
Et s'il n'existe pas de "nouvelle économie ", l'Internet n'est pas non plus le moyen de faire repartir l'ensemble de l'économie, appelée maintenant "vieille économie ". Une des raisons pour lesquelles Amazon.com est au bord de la faillite est que, suite à la concurrence qu' elle faisait aux grandes entreprises de distribution, ces dernières n'ont pas tardé à réagir : le numéro 1 mondial du secteur, Wal Mart, s'est mis aussi à vendre par Internet. Face à la concurrence de ces nouvelles entreprises, qui risquent de les "cannibaliser", les "anciennes " grandes entreprises répondent en prenant, comme l'explique un cadre d'un grande entreprise française de distribution, les mêmes moyens : "Chez Promodès, nous nous sommes dits que, si ce n'était pas nous, ce serait de toute façon quelqu'un d'autre qui cannibaliserait notre activité "(Le Monde, 25 avril 2000). Comme le dit implicitement ce cadre quand il parle de "cannibaliser, les entreprises qui adoptent la formule de vente par Internet (et nous l'avons déjà vu pour Cisco) ne créent pas d'emplois mais en suppriment. Dans le même numéro du journal Le Monde, on annonce que la mise sur Internet est, au moins partiellement, responsable de la suppression de 3000 emplois chez le banquier britannique Lloyd's TSB, de 1500 chez l'assureur Prudential et que la chaîne américaine de vente de matériel informatique Egghead software a fermé 77 magasins sur 156.
Voilà les effets réels de la prétendue "nouvelle économie " sur la vie du capitalisme. Les réelles mesures que prennent les entreprises par rapport à Internet ne sont qu'un moment de la concurrence à mort que se livrent les capitalistes entre eux alors que le marché est déjà saturé depuis longtemps. Cette guerre commerciale est perceptible aussi par la vague de fusions-acquisitions qui est apparue depuis une décennie et qui ne fait que s'amplifier. Car s'emparer de l'appareil productif et du marché du concurrent est en ce moment le meilleur moyen pour s'imposer sur le marché mondial. "En 1999, ce marché a explosé de 123 % pour atteindre 1870 milliards de francs (...) Une course à la taille à l'échelle planétaire s'est engagée. " (Le Monde, 11 avril 2000) Dans le cadre de la décadence du capitalisme, à travers ces accès de fièvre concurrentielle, il est au moins un moyen que chaque secteur de la bourgeoisie adopte toujours pour faire face à la concurrence : aggraver les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière. Par exemple, on sait que ces fusions géantes se terminent la plupart du temps par des suppressions d'emplois.
La flambée boursière des entreprises de nouvelle technologie qui a d'ailleurs entraîné l'ensemble des bourses de valeurs des pays développés, loin d'être le signe annonciateur d'une nouvelle grande période de croissance économique, est seulement le résultat des moyens par lesquels, depuis des décennies, les Etats bourgeois essaient de faire face à la crise dans laquelle l'économie capitaliste ne cesse de s'enfoncer, à savoir l'endettement : d'après le directeur général d'AltaVista-France, il suffisait de "réunir 200 000francs avec quelques amis pour décrocher 4 millions auprès d'un capital-risqueur, afin d'en dépenser la moitié en publicité avant de lever 20 millions à la bourse "(L'Expansion, 27 avril-11 mai 2000) ; ce qui du point de vue de l'accumulation du capital est une pure absurdité. Effectivement, comme il n'y a pas la possibilité de l'investir de manière réellement productive, l'argent ne peut aller se placer que dans des activités improductives, comme la publicité, liées à la concurrence pour finalement se fixer dans la spéculation- qu'elle soit boursière, monétaire ou sur le pétrole ([6]). C'est seulement de cette manière que l'on peut expliquer que le cours des actions des nouvelles technologies, avant qu'elles ne s'effondrent, avaient augmenté de 100 % en un an alors que les entreprises correspondantes n'avaient fait que des pertes. A ce niveau-là non plus, il n'y a rien de nouveau car la bourgeoisie développe ces activités improductives pour faire face à la crise depuis qu'elle a compris que la crise de 1929 n'aboutirait pas à une reprise spontanée comme c'était le cas avec les crises du 19e siècle. Un certain nombre de journaux de la bourgeoisie sont obligés de le constater : "La Net economy [l'économie liée à Internet et aux réseaux] redresse peut-être la tendance de la productivité à long terme... mais la debt economy [l'économie des dettes] est le ressort de l'activité (...) La phase ascendante a été allongée par le crédit bien plus que par l'essor des nouvelles technologies, qui ne sont qu'un alibi à la spéculation. " (L'Expansion, 13-27 avril 2000) Et effectivement, cette spéculation ne peut aboutir, comme on l'a vu depuis 20 ans, qu'a des convulsions financières comme celle que nous avons sous les yeux.
La "nouvelle économie" cache des attaques économiques contre la classe ouvrière
La réalité de la "nouvelle économie " permet de comprendre que toute la propagande des médias sur la transformation de la société par Internet qui nous verrait tous travaillant en réseau et participant aux innovations, et, dans le même mouvement, devenir tous actionnaires des entreprises que nous contribuerions à faire progresser est un immense bluff. Les actionnaires fondateurs de start-up en faillite ont toutes les chances de se retrouver dans le plus extrême dénuement et tous ceux qui se sont faits avoir par la publicité d'achat des actions sur Internet censées leur permettre d'augmenter sensiblement des revenus en avançant seulement 20 % de la valeur des actions, sont obligés, après le krach, d'amputer leur salaire pendant une longue période pour pouvoir rembourser le prêt que leur avait fait la banque.
Payer les salariés en stock-options, leur faire acheter des Fonds Communs de Placement ou quelqu'autre formule n'aboutit pas à transformer les ouvriers en actionnaires, mais à amputer doublement leurs salaires. D'abord, la part de revenu que le salarié accepte de laisser à l'entreprise n'est rien de moins qu'une augmentation de la plus-value et une diminution du salaire pour dans l’immédiat. Ensuite, malgré les propositions plus alléchantes les unes que les autres qui sont faites pour que le salarié devienne actionnaire de l'entreprise, cela signifie que le capital fait dépendre le revenu des résultats futurs de l'entreprise : si les cours baissent, le revenu du salarié sera aussi baissé. Le capitalisme populaire qui est remis à la mode aujourd'hui sous la forme de la "République des actionnaires " est un mythe car la bourgeoisie, qu'elle se retrouve dans l'appareil d'Etat ou dans la direction des entreprises, est détentrice des moyens de production qui fonctionnent comme capital, et elle ne peut valoriser le capital que par l'exploitation de la classe ouvrière. L'ouvrier ne peut pas obtenir tout ou partie de cette valorisation parce que justement pour que le capital se valorise, obtienne un profit, l'ouvrier ne doit être payé qu'à la valeur de sa force de travail ([7]). Si la bourgeoisie a créé les fonds de pension, l'actionnariat ouvrier, c'est parce que la crise du capitalisme est tellement profonde qu'elle cherche par tous les moyens à baisser la valeur de la force de travail aujourd'hui et plus tard en la faisant dépendre des cours de la bourse, et l'effondrement des valeurs technologiques est une image de ce que risquent d'être les revenus futurs des ouvriers qui d'une manière ou d'une autre dépendront d'un actionnariat salarié.
En fin de compte, l'effort de la bourgeoisie en vue de promouvoir l'actionnariat ouvrier loin d'accorder une part de profit aux ouvriers n'est qu'une attaque supplémentaire de leurs conditions de vie et de travail. De la même manière que la bourgeoisie, à travers la précarisation de l'emploi se donne les moyens, si c'est l'intérêt du capital, d'expulser l'ouvrier de la production du jour au lendemain, par l'actionnariat ouvrier elle se donne les moyens de baisser les revenus des ouvriers au travail ou à la retraite si la situation de l'entreprise ou du capital, pris au niveau général, se dégrade.
Une autre attaque se cache derrière la campagne actuelle. Et c'est aussi cette attaque économique qui est derrière la campagne assourdissante sur la "nouvelle économie ". La connexion de l'entreprise au réseau veut dire d'abord que les informations étant immédiatement disponibles, toute période de battement entre deux travaux est éliminée : tout travail terminé, on doit passer au suivant dont on a reçu la demande par le réseau, tout travail peut être instantanément modifié, etc.. ; et cela devient infernal dans la mesure où les demandes arrivent toujours plus rapidement ; c'est ainsi que 1'on peut comprendre " qu'au moins un tiers des employés connectés à Internet travaillent au moins 6,5 heures par semaine,-chez eux, "pour avoir la paix. "(Le Monde, 13 avril 2000) Le cadeau apparemment généreux d'un ordinateur qu'un certain nombre de grandes entreprises (Ford - 300 000 employés, Vivendi - 250 000 employés, Intel - 70 000 employés, etc.) font à tous leurs employés est particulièrement significatif de cette volonté d'obliger les ouvriers à travailler en permanence. La dénégation répétée d'une telle volonté ne manque pas de culot lorsque par ailleurs l'encadrement de Ford affirme que ce cadeau vise à ce que les employés de l'entreprise "soient plus à même de répondre à nos clients "et doit leur permettre de prendre "l’habitude d'un plus grand échange d'informations ".D'ailleurs, de plus en plus d'experts de l'organisation du travail jugent que dans "la société de l'information " on ne "sait plus où commence et où finit le travail", et que la notion de temps de travail devient floue, ce à quoi des témoignages d'employés font écho en affirmant qu'étant contactés chez eux à volonté, ils "n'arrêtent jamais de travailler" (Libération, 26 mai 2000). En fait, l'idéal de la bourgeoisie, c'est que tous les ouvriers deviennent comme ces fondateurs de start-up de la Silicon Valley qui "travaillent 13 à 14 heures par jour, six jours sur sept, qui vivent dans des espaces de 2 mètres sur 2(...), il n 'y a pas de pause, pas de déjeuner, pas de conciliabule dans les cafétérias. " (L'Expansion du 16-30 mars 2000). Et ces conditions de travail sont la règle générale dans l'ensemble des start-up du monde.
L'attaque contre la conscience de la classe ouvrière
En fait, l'énorme campagne médiatique a un but encore plus important. Ce qui se cache concrètement derrière la "nouvelle économie " où chacun travaillerait en réseau, se transformerait en innovateur et en actionnaire, montre clairement que de cette dernière est un immense bluff, mais c'est un bluff de grande portée.
Il affirme d'abord que la société, au moins celle des pays développés, va connaître une amélioration réelle de la situation, et qu'en conséquence, l'entreprise, l'administration où les conditions d'existence des ouvriers qui y travaillent sont attaquées, est un cas à part, une exception. Que si ces ouvriers veulent résister, ils vont mener un combat d'arrière garde, anachronique et qu'en conséquence ils ne pourront que rester isolés. La propagande sur la "nouvelle économie " est d'abord un moyen de démoraliser les ouvriers pour que leur mécontentement ne se traduise pas en combativité.
Ensuite, il affirme rien de moins que la société est tellement en train de se transformer que le capitalisme serait en train d'être dépassé, et qu'en conséquence tous les projets de renversement du capitalisme seraient devenus sans objet. On nous dit que celui qui est inséré dans la "nouvelle économie "va devenir riche ; bien sûr, en conséquence, cela signifie que sa condition matérielle d'ouvrier sera dépassée. Mais pour celui qui ne s'insère pas dans cette trilogie réseau-innovateur-actionnaire, il sera victime d'une "plus grande disparité des revenus ", d'une nouvelle "fracture ". Ainsi, la société ne serait plus divisée en bourgeoisie et classe ouvrière, mais entre membres et exclus de la "nouvelle économie ". Et pour bien enfoncer le clou, on nous affirme que la participation à la "nouvelle économie" est affaire d'intelligence et de volonté : "Soit vous êtes riche, soit vous êtes un crétin " affirme la revue Business 2.0.
Et tout cela est complété par la propagande sur le fait que l'entreprise, le lieu où se créé la valeur, où se réalise l'exploitation de la force de travail et où se caractérisent les classes, se transformerait. Ainsi, de la même manière que celui qui participe à la "nouvelle économie " ayant accès à la richesse ne peut plus être qualifié d'ouvrier, le travail dans l'entreprise, là où est produite la richesse ne serait plus divisé entre bourgeois - c'est-à-dire détenteur du capital - et ouvriers - c'est-à-dire ceux qui ne possèdent que leur force de travail : "la "nouvelle économie", c'est plus d'équipe: les salariés représentent un vrai "team ", ils sont associés à la richesse de l'entreprise par les stocks-options " nous dit le président de BVRP Software (Le Monde Diplomatique, mai 2000).
En fait, ceux qui ne s'insèrent pas dans la "nouvelle économie", ceux-là, ouvriers mal payés, travailleurs précaires, chômeurs sont l'immense majorité de la classe ouvrière. La classe productrice de richesses n'est pas représentée par l'étudiant de la Silicon Valley ou d'ailleurs qui se fait avoir par le mirage de la richesse à portée de main que l'on fait briller devant lui. La classe productrice de richesse, la classe ouvrière est celle qu'exploite toujours plus la bourgeoisie, et quand elle ne peut pas l'exploiter, qu'elle exclut du processus productif par le chômage. Face à ces attaques, la classe ouvrière n'a d'autre possibilité que de lutter. La conscience qu'ont les ouvriers de la nécessité de cette lutte et de ses perspectives est essentielle pour pouvoir se battre.
En fin de compte, les campagnes idéologiques sur la "nouvelle économie " participent des mêmes thèmes et poursuivent les mêmes objectifs que celles qui se sont déchaînées depuis l'effondrement des pays de l'Est en 1989.
D'une part, on vise à arracher aux ouvriers leur identité de classe, en présentant la société comme une communauté de "citoyens ", dans laquelle les classes sociales, la division et le conflit entre exploiteurs et exploités ont disparu. Hier, c'était la faillite des régimes qui se disaient "socialistes " et "ouvriers " qui était censée démontrer cette affirmation ; aujourd'hui, c'est le mythe que les patrons et les ouvriers ont les mêmes intérêts puisqu'ils sont tous actionnaires de la même entreprise.
D'autre part, on veut retirer à la classe ouvrière toute perspective en dehors du capitalisme. Hier, c'est la "faillite du socialisme " qui était supposée le démontrer. Aujourd'hui, c'est l'idée que, même si le système capitaliste a des défauts, s'il n'est pas capable d'éliminer la misère, ni les guerres, ni les catastrophes de tous types, il n'en est pas moins "le moins mauvais des systèmes'" puisqu'il est capable malgré tout de fonctionner, de garantir le progrès et de surmonter ses crises.
Mais le fait même que la bourgeoisie ait besoin de telles campagnes idéologiques et d'une telle ampleur, le fait qu'elle s'apprête à porter de nouvelles attaques économiques signifie que dans son ensemble elle ne croit guère au monde enchanté de la "nouvelle économie". La sophistication de la politique économique employée par le Gouverneur de la Réserve Fédérale des Etats-Unis, A. Greenspan, pour parvenir à provoquer un "atterrissage en douceur " de l'économie américaine après des années d'endettement, de déficit commercial croissant et alors que 1'inflation vient de redémarrer significativement aux Etats-Unis, n'indique pas, mais alors pas du tout, la perspective de l'inimaginable croissance économique dont on nous parle. "Atterrissage en douceur" ou récession plus grave, ces faits, réels, sont con formes à ce que le marxisme a démontré, à savoir que le capitalisme est retombé - après la reconstruction qui a suivi la 2e Guerre Mondiale - dans la crise économique ouverte et qu'il est absolument incapable de la dépasser, que cette crise provoque l'enfoncement d'une part toujours plus grande de l'humanité dans la paupérisation absolue et est la cause de conditions de vie toujours plus dures pour l'ensemble de la classe ouvrière. L'avenir du capitalisme ne nous offre pas autre chose qu'un approfondissement toujours plus terrible de ces maux. Seul le prolétariat a la capacité d'instaurer une société où régnera l'abondance, parce qu'il est seul capable d'être à la base d'une société qui produira en fonction des besoins humains et non pour le profit d'une minorité. Cette société s'appelle le communisme.
JS, juin 2000.
[1] Interview de Manuel Castells (Professeur à l'Université de Berkeley) reproduite dans la revue Problèmes économiques n° 2642, 1er décembre 1999.
[2] Business review, juillet-août 1999. Cette revue rapporte les chiffres donnés par le Department of Commerce de l'Administration des Etats-Unis.
[3] Voir à ce propos l'article de Mitchell "Crises et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant " publié dans cette même Revue ainsi que la brochure du CCI La décadence du capitalisme
[4] Dans les années 1920, N. Kondratieff avait formulé la théorie selon laquelle l'économie mondiale suit un cycle d'environ 50 ans de dépression et de reprise. Cette théorie a l'immense avantage pour la bourgeoisie d'annoncer qu'après la crise viendra la reprise aussi sûrement qu'après la pluie vient le beau temps.
[5] Peapod.com [137], CDNow, salon.com [138], Yahoo!... (Le Monde, 13 juin 2000).
[6] Comme nous l'écrivions dans la résolution adoptée par le 14e congrès de notre section en France et publiée dans cette même Revue : "Il importe enfin de souligner que la frénésie qui a saisi les investisseurs en faveur de la "nouvelle économie " n 'est elle-même qu 'une manifestation de l'impasse économique du capitalisme. Marx l'avait déjà démontré à son époque : la spéculation boursière ne révèle pas la bonne santé de l'économie mais le fait qu'elle s'achemine vers la banqueroute. " (point 4)
[7] Pour une présentation plus détaillée de l'analyse marxiste des mécanismes de l'exploitation capitaliste, voir l'article de Mitchell déjà cité.
La situation internationale en cette année 2000 confirme la tendance, déjà analysée par le CCI au début de la décennie passée, à un écart grandissant entre l'aggravation de la crise ouverte de l'économie capitaliste et l'accélération brutale des antagonismes impérialistes d'une part et un recul des luttes ouvrières et de la conscience dans la classe d'autre part.
Le marxisme n'a jamais prétendu ou supposé qu'il y aurait un rapport mathématique entre ces phénomènes qui caractérisent "l'ère des guerres et des révolutions" (comme la qualifiait l'Internationale communiste), qu'un degré X de la crise impliquerait un degré Y de la lutte de classe. Sa tâche est au contraire de comprendre la perspective de la révolution prolétarienne en évaluant les tendances inhérentes à chacun de ces trois facteurs et à leur action réciproque, et au sein desquels le facteur économique est le facteur dominant en dernière instance.
La crise ouverte qui a débuté à la fin des années 1960 a mis un terme à la période de reconstruction de l’après seconde guerre mondiale. La lutte de classe a resurgi après 40 ans de contre-révolution comme conséquence de cette crise, avec la perspective d'affrontements de classe décisifs contre la bourgeoisie menant soit à la révolution communiste du prolétariat, ou (comme l'énonçait le Manifeste Communiste) à "la destruction des classes ennemies" (dans la guerre impérialiste ou autre catastrophe).
Le marxisme n'est pas remis en cause par le fait que cette tendance historique aux affrontements de classe semble ne pas se vérifier si on considère la passivité relative du prolétariat à l'heure actuelle. La méthode marxiste va au delà de la surface des choses pour comprendre pleinement la réalité sociale.
1) La crise historique du capitalisme épuise progressivement les palliatifs destinés à la surmonter. La solution keynésienne expansionniste aux problèmes de l'économie mondiale s'est essoufflée à la fin des années 1970. L'austérité néo-libérale a été principalement une formule des années 1980, bien que l'idéologie de la mondialisation après l'effondrement de l'URSS, ait étendu sa durée dans les années 1990. Cependant, la seconde moitié de cette décennie et la période actuelle sont principalement caractérisées par l'effondrement de ces modèles économiques et leur remplacement par une réponse pragmatique à l'enfoncement inexorable de la crise, une réponse qui oscille entre une intervention étatique manifeste et le laisser-faire de la "sanction du marché".
Le capitalisme d'Etat, forme caractéristique du capitalisme décadent, n'a aucunement l'intention d'abandonner sa capacité d'intervention vis-à-vis de la crise économique, mais il ne peut surmonter cette dernière de par l'insuffisance des marchés solvables entraînant une crise permanente de surproduction.
2) Les nouveaux marchés annoncés en 1989 ne se sont pas matérialisés.
Après l'effondrement du bloc de l'Est et la dislocation du Stalinisme, la victoire mondiale du capitalisme n'est pas parvenue à créer les pseudo-possibilités de vente miraculeuse de ses produits, prévues par les architectes du "nouvel ordre mondial".
Les pays d'Europe de l'Est n'ont pas réussi à fournir les opportunités attendues pour l'expansion capitaliste. Au lieu de cela, on a constaté un effondrement de la production en Russie et dans la plupart de ses ex-satellites. La pauvreté de leur population, l'absence de tout cadre légal pour les affaires ont entraîné un afflux de richesse en direction opposée, vers les banques occidentales, et un désinvestissement dans l'industrie russe.
Toutes les guerres de la décennie, du Golfe au Kosovo, en dépit de leurs destructions massives, n'ont été aucunement en mesure de créer les opportunités attendues de reconstruction. Au contraire, le massacre des populations, la destruction et la dislocation de 1 ' économie n'ont fait que contracter encore plus le marché.
3) Les différentes locomotives de l'économie mondiale ont déraillé.
La réunification de l'Allemagne a finalement mis un terme au "miracle" économique : chômage de masse, croissance léthargique et endettement massif en sont le témoignage. L'Allemagne de l'Est s'est révélée un lourd fardeau et non un nouveau champ d'accumulation du capital.
Le Japon, le plus important fournisseur de liquidités pour l'économie mondiale et la deuxième plus grande économie du monde, n'a pas réussi à ré-émerger de la stagnation tout au long de la décennie notamment à cause de la contraction et ensuite de l'effondrement des économies du sud-est asiatique en 1997.
Après l'effondrement de ces "tigres" et "dragons" économiques orientaux, affaiblissant le "dynamisme économique" émergeant de la Chine, d'autres locomotives en expansion du tiers-monde, le Mexique et le Brésil, sont tombées en rade.
Seuls les Etats-Unis ont apparemment renversé cette tendance, avec la plus longue période d'expansion économique de leur histoire récente. Mais au lieu de ranimer les braises de l'économie mondiale, l'expansion de l'économie américaine les a seulement empêchées de s'éteindre totalement et cela à un coût exorbitant. Il s'est produit une nouvelle explosion du déficit commercial américain et de nouveaux records d'endettement.
4) Les gadgets de l'innovation technologique ne peuvent venir à bout des contradictions inhérentes au capitalisme.
Dans le capitalisme décadent, la principale force motrice derrière le changement technologique, la croissance des forces productives, est représentée par les besoins du secteur militaire, les moyens de destruction.
La "révolution" de l'ordinateur et maintenant la "révolution" de l'Internet sont toutes deux des tentatives de greffer ces sous-produits de la guerre (le Pentagone a toujours été le premier utilisateur mondial d'ordinateurs et Internet a été créé d'abord pour les besoins militaires) sur l'économie capitaliste dans son ensemble pour lui donner un second souffle.
La ruée vers l'or que constitue Internet, est encore en plein boom comme le montrent les valeurs fantastiques attribuées aux "actions technologiques" par le Dow Jones, à des compagnies qui n'ont parfois fait aucun profit mais qui sont entièrement évaluées sur la base d'une hypothétique richesse future. De fait, la plus grande part de la croissance de la spéculation boursière aujourd'hui est mue par le cyber-commerce. Des investissements énormes et des fusions record comme celle entre AOL et Warner Communications s'effectuent dans l'espoir d'un nouvel Eldorado.
Les développements technologiques peuvent certainement accélérer la production, abaisser les coûts de distribution et fournir de nouvelles sources de revenus publicitaires, mieux exploiter les marchés existants. Mais, à moins que l'expansion de la production qui en résulte puisse trouver de nouveaux marchés solvables, le développement des forces productives que la nouvelle technologie promet restera de la fiction. Ses bienfaits ne peuvent être que partiellement utilisés par le capitalisme pour centraliser et rationaliser certains secteurs de l'économie - la plupart du temps ceux du tertiaire.
Il importe enfin de souligner que la frénésie qui a saisi les investisseurs en faveur de la "nouvelle économie" n'est elle-même qu'une manifestation de l'impasse économique du capitalisme. Marx l'avait déjà démontré à son époque : la spéculation boursière ne révèle pas la bonne santé de l'économie mais le fait qu'elle s'achemine vers la banqueroute.
5) L'impasse de l'économie capitaliste est beaucoup plus aiguë que dans les années 1930 mais elle est masquée et prolongée par un certain nombre de facteurs. Dans les années 1930, la crise a frappé en premier et le plus gravement les deux nations capitalistes les plus fortes, les Etats-Unis et l'Allemagne, et a conduit à 1'effondrement du commerce mondial et à la dépression. Depuis 1968 cependant, la bourgeoisie a tiré les leçons de cette expérience en se confrontant à la ré-émergence de la crise, leçons qui n'ont pas été oubliées dans les années 1990. La bourgeoisie mondiale sous la férule des Etats-Unis n'a pas eu recours au protectionnisme à l'échelle des années 1930.
En utilisant des mesures de coordination internationale du capitalisme d'Etat- le FMI, la Banque Mondiale, l'OMC, etc. ainsi que de nouvelles zones monétaires - il a été possible d'éviter cette issue et au contraire de repousser la crise vers les régions les plus faibles et les plus périphériques de l'économie mondiale.
6) Pour comprendre où on en est de la décadence du capitalisme, on doit distinguer ses cycles historiques de crise, guerre, reconstruction, nouvelle crise et les fluctuations qui ponctuent encore la vie de l'économie capitaliste au cours de sa période de crise ouverte. Ce sont ces récessions et ces reprises (4 depuis 1968) qui permettent à la bourgeoisie de prétendre que l'économie est encore saine en insistant sur la croissance continue ou renouvelée. La bourgeoisie peut de cette façon masquer la nature maladive de cette croissance du fait qu'elle repose sur un surendettement massif et qu'elle inclut l'expansion parasitaire de diverses industries de gaspillage (armement, publicité, etc.). Elle est ainsi en mesure de cacher la nature plus faible de chaque reprise et la force croissante de chaque récession sous une masse de statistiques mensongères (sur la croissance véritable, sur le chômage, etc.).
Pour les révolutionnaires, la preuve de la banqueroute du capitalisme ne réside pas seulement dans les baisses reconnues de la production qui sont de plus en plus graves mais temporaires au cours de récessions ou dans les "corrections" boursières, mais dans les manifestations aggravées d'une crise permanente et insoluble de surproduction prise comme un tout historique. C'est la crise ouverte au sein de la décadence capitaliste qui propulse le prolétariat sur la route qui mène à la prise du pouvoir, ou s'il échoue, rendra la tendance vers la barbarie militariste irréversible.
7) C'est seulement selon les préceptes moraux du matérialisme vulgaire que la lutte de classe devrait inévitablement répondre à l'approfondissement de la crise économique avec une force équivalente.
Pour le marxisme, c'est bien sûr la crise économique qui révèle au prolétariat la nature de ses tâches historiques dans leur globalité. Cependant le tempo de la lutte de classe, tout en ayant ses propres "lois de marche", est aussi profondément influencé par les développements dans les domaines "superstructurels" de la société : aux niveaux social, politique et culturel.
La non-identité entre le rythme de la crise économique et celui de la lutte de classe était déjà apparente dans la période entre 1968 et 1989. Les vagues de luttes successives par exemple ne correspondaient pas directement aux variations de la crise économique. La capacité du capitalisme d'Etat à ralentir le rythme de la crise a souvent interrompu celui de la lutte de classe.
Mais, plus important, à la différence de la période 1917-1923, les luttes de classe ne se sont pas développées ouvertement au niveau politique. La rupture fondamentale d'avec la contre-révolution effectuée par le prolétariat après 1968 en France s'est manifestée essentiellement en une défense déterminée par la classe ouvrière au niveau économique quand elle a commencé à réapprendre beaucoup des leçons sur le rôle anti-ouvrier des syndicats. Mais le poids des partis qui, à différents moments, étaient passés à la contre-révolution au cours du siècle qui s'achève - les variétés social-démocrate, stalinienne et trotskiste - d'une part et la minuscule influence de la tradition de la Gauche communiste d'autre part ont empêché la "politisation" des luttes.
L'impasse dans les luttes de classe qui en a résulté - une bourgeoisie incapable de déclencher une autre guerre mondiale (à cause de la résistance permanente de la classe ouvrière face aux injonctions du capitalisme en crise), une classe ouvrière incapable d'en finir avec la bourgeoisie, a abouti à la période de décomposition du capitalisme mondial.
8) Pour certaines conceptions restrictives du marxisme, l'évolution de la superstructure de la société peut seulement être un effet et non une cause. Mais la décomposition de la société capitaliste au niveau social, politique et militaire a de façon significative retardée l'évolution de la lutte de classe. Tandis que le matérialisme mécanique cherche la cause de la paix entre les classes dans une prétendue restructuration du capitalisme, le marxisme montre comment l'absence de perspective qui caractérise la période actuelle retarde et obscurcit le développement de la conscience de classe.
Les campagnes sur la mort du communisme et la victoire de la démocratie capitaliste qui ont fleuri sur les ruines de l'URSS, ont désorienté le prolétariat mondial.
La classe ouvrière a ressenti son impuissance face à la succession de conflits impérialistes sanglants dont les véritables motifs ont été obscurcis derrière la propagande humanitaire ou démocratique et une unité de façade des principales puissances.
Le déclin progressif de l'infrastructure de la société, dans l'éducation, le logement, les transports, la santé, l'environnement et l'alimentation, a créé un climat de désespoir qui affecte la conscience prolétarienne.
De la même façon, la corruption de l'appareil politique et économique et le déclin de la culture artistique renforcent le cynisme partout.
Le développement du chômage de masse particulièrement parmi la jeunesse, aboutissant à la lumpénisation et la normalisation de la "culture" de la drogue, commence à ronger la solidarité du prolétariat.
9) Au lieu du langage brutal, de "la vérité" des gouvernements de droite des années 1980, la bourgeoisie parle dorénavant un dialecte néo réformiste et populiste afin d'étouffer 1'identité de classe du prolétariat. L'arrivée de la gauche de la bourgeoisie au pouvoir s'est révélée le moyen idéal à l'heure actuelle pour désorienter au maximum le prolétariat. Ne parlant plus le langage de la lutte comme ils le faisaient dans l'opposition durant les années 1980, les partis de gauche au pouvoir sont bien armés pour mener de façon soft les attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière. Ils sont également en meilleure position pour occulter la barbarie militariste derrière une rhétorique humanitaire. Et ils sont plus à même de corriger les échecs des politiques économiques néolibérales par une intervention plus directe de l'Etat.
10) Cela dit, la classe ouvrière n'a pas subi une défaite décisive en 1989 remettant en cause le cours historique général. Ainsi, depuis 1992, elle a repris le chemin de la lutte pour défendre ses intérêts.
Le prolétariat reprend lentement et inégalement confiance dans ses capacités. A travers le développement de sa combativité, on peut s'attendre aune méfiance grandissante à l'égard des syndicats qui, de concert avec les gouvernements de gauche, tentent d'isoler et de fragmenter les luttes et de leur imposer les exigences politiques de la classe dominante.
Cependant, on ne peut s'attendre, au moins dans le court et moyen terme, à un tournant décisif à l'avantage du prolétariat qui mettrait en question la stratégie actuelle de la bourgeoisie.
11) Dans le plus long terme, le potentiel du prolétariat de se renforcer politiquement et de réduire l'écart vis-à-vis de l'ennemi de classe reste présent :
21) Même s'il est indéniable qu'il y a eu au cours de la dernière décennie un recul important de la conscience de classe au sein du prolétariat comme un tout, les événements de ces années ont provoqué, d'un autre côté, un questionnement et une réflexion en profondeur dans les secteurs les plus avancés de la classe ouvrière (constituant encore de minuscules minorités) qui les ont conduits à s'intéresser aux positions et à l'histoire de la Gauche communiste. Le développement international actuel des cercles de discussion confirme ce phénomène.
Evidemment, aujourd'hui, la bourgeoisie peut officiellement ignorer ces développements et présenter les organisations révolutionnaires actuelles comme totalement insignifiantes.
Mais les campagnes idéologiques sur la prétendue "mort du communisme", la "disparition de la classe ouvrière" et de son histoire, la tentative de mettre un trait d'égalité entre l'internationalisme prolétarien et le négationisme, la tentative d'infiltrer et de détruire les organisations révolutionnaires, tout cela montre la préoccupation qu'a la bourgeoisie envers la maturation à long terme de la conscience révolutionnaire de la classe ouvrière. En tant que classe historique, le prolétariat représente beaucoup plus que le simple niveau de ses luttes à tel ou tel moment.
Dans les années 1930, dans une autre période, la Gauche italienne se colleta avec les leçons de la défaite de la révolution russe, alors que le prolétariat avait été mobilisé derrière la bourgeoisie. Les minorités révolutionnaires actuelles doivent compléter les fondations du futur parti, en particulier en accélérant le processus d'unification du milieu politique prolétarien actuel.
Dans les futures insurrections du prolétariat, le parti révolutionnaire sera aussi décisif qu'il le fut en 1917.
13)Le cours historique est toujours à des affrontements de classe décisifs mais la disparition de l'ordre impérialiste bipolaire en 1989, plutôt que d'inaugurer une nouvelle époque de paix, a rendu plus évident qu'auparavant que la balance de l'histoire peut pencher en faveur de 1'aboutissement bourgeois de la crise économique - la destruction de l'humanité via les guerres impérialistes ou une catastrophe environnementale. Une guerre mondiale entre blocs impérialistes requérait l'adhésion du prolétariat à l'un ou l'autre des camps en présence et, de ce fait, une défaite historique préalable de la classe ouvrière. Le chacun pour soi impérialiste qui se développe depuis 1989 et la décomposition grandissante de la société, signifient qu'une barbarie irréversible peut advenir sans une telle défaite historique et un tel embrigadement.
14) La tendance à la reformation des blocs impérialistes reste un facteur important de la situation mondiale. Mais l'effondrement du vieux bloc de l'Est met sur le devant de la scène les tendances centrifuges de l'impérialisme mondial. Le contrepoids au bloc américain ayant disparu, il en résulte que les anciens satellites des deux constellations de l'après-Yalta s'engagent dans des directions différentes et poursuivent leurs intérêts conflictuels de façon autonome. Et pour cette raison, les Etats-Unis sont obligés de résister en permanence à la menace pesant sur leur hégémonie. La faiblesse militaire de l'Allemagne ou du Japon, en particulier leur non possession d'armes nucléaires et leur difficulté politique pour les développer, signifie que ces puissances sont pour l'heure incapables de servir d'aimant à la formation d'un bloc rival.
15) En conséquence, les tensions impérialistes explosent de manière la plus chaotique qui soit sous l'impulsion de l'impasse économique du capitalisme décadent qui accentue la concurrence entre chaque nation. Ceux qui s'attendent à tort à une période de paix relative au sein de laquelle les blocs capitalistes pourraient se reformer, sous-estiment gravement le danger de la guerre impérialiste qui se développe à la fois au niveau qualitatif et quantitatif.
La guerre de l'OTAN au Kosovo en 1999 a en particulier marqué une nette accélération des tensions et conflits impérialistes dans le monde. On a assisté au premier bombardement d'une ville européenne et à la première intervention armée de l'impérialisme allemand depuis la seconde guerre mondiale. Le déclenchement immédiat par la Russie d'une seconde guerre en Tchétchénie a montré que la terreur impérialiste a acquis une nouvelle respectabilité.
On assiste a une extension progressive des conflits impérialistes à toutes les zones stratégiques de la planète de façon simultanée :
Si la guerre impérialiste est encore principalement confinée aux aires périphériques du capitalisme mondial, la participation croissante des grandes puissances indique que sa logique ultime est de consumer la plupart des principaux centres industriels et des populations du globe.
16) Aussi sanglants que soient déjà les conflits actuels, le développement récent d'une nouvelle course aux armements signifie que les puissances impérialistes se préparent à de nouvelles guerres de destruction véritablement massive. La brève pause dans la croissance des dépenses militaires après 1989 est en train de prendre fin. Lord Robertson, le nouveau secrétaire général de l'OTAN, a alerté les puissances européennes sur le fait qu'elles devaient augmenter leurs dépenses militaires pour être capables de soutenir toute guerre pouvant durer "au moins une année". Les nouveaux membres de l'OTAN d'Europe centrale, la Pologne, la république tchèque et la Hongrie se doivent de moderniser leur aviation militaire obsolète.
Les Etats-Unis donnent une impulsion importante à cette spirale mortifère. Leur décision de faire avancer leur système de "défense anti-missile" a déjà provoqué une politique nucléaire plus agressive de la part de la Russie qui menace d'annuler les accords SALT 1 et 2. Et les Etats-Unis dépensent déjà 50 milliards de dollars par an pour entretenir leur arsenal nucléaire existant.
La signification de l'armement nucléaire de l'Inde et du Pakistan, dans la mesure où de nouvelles guerres entre les deux rivales sont prévisibles, se passe de commentaires.
17) On cherchera en vain une rationalité économique sérieuse dans le chaos militaire croissant actuel. La décadence du capitalisme signifie que les appétits grandissants des puissances impérialistes industrialisées ne peuvent désormais être satisfaits que par une re division du marché mondial via une concurrence entre rivaux de force comparable. Les guerres pour ouvrir de nouveaux marchés contre les empires pré-capitalistes ont été remplacées par des guerres pour la survie. Ainsi, les motifs stratégiques ont pris les devants sur les objectifs directement économiques dans le déclenchement de la guerre impérialiste. La guerre est devenue le mode de vie du capitalisme, renforçant sa banqueroute économique à une échelle globale.
Cela dit les guerres mondiales du 20e siècle et leur préparation avaient encore une logique : la formation de blocs et de sphères d'influence afin de réorganiser et de reconstruire le monde après la défaite militaire de l'ennemi. Par conséquent, en dépit de la tendance à une destruction mutuelle, il y avait encore une certaine logique économique dans le positionnement militaire des puissances rivales.
C'étaient les nations "démunies" qui avaient le plus d'intérêt à rompre le statu quo et les nations favorisées qui optaient pour une stratégie défensive.
18) Aujourd'hui, cette visée rationnelle stratégique à long terme a été remplacée par un instinct de survie au jour le jour et dominé par les intérêts particuliers de chaque Etat.
La puissance américaine ne peut plus jouer le rôle qu'elle avait entre 1914-17 et 1939-43, d'attendre que ses rivaux et alliés s'épuisent d'eux-mêmes avant d'entrer en lice. Ainsi, le principal bénéfice économique des deux guerres mondiales s'épuisera lui-même de plus en plus dans un effort militaire pour préserver son hégémonie mondiale sans aucun espoir de recréer un bloc stable autour d'elle.
Le principal concurrent à rivaliser avec les Etats-Unis, l'Allemagne, est fort économiquement mais n'a aucun espoir réaliste de constituer, dans un avenir prévisible, un pôle militaire rival.
Les puissances impérialistes secondaires n'ont aucune possibilité de compenser leur faiblesse en s'unissant autour de superpuissances rivales. Au contraire, chacune doit poursuivre son propre chemin - essayant de porter des coups au-dessus de ses capacités -dans l'espoir de contrecarrer les alliances des rivaux plutôt que de forger les siennes, ce qui peut même la conduire à entrer en guerre contre ses alliés afin de rester dans le j eu impérialiste - comme la Grande-Bretagne et la France ont dû le faire contre la Serbie dans la guerre du Kosovo.
19) Dans ce contexte, la guerre aujourd'hui apparaît de plus en plus sans but précis, comme guerre en soi - la destruction de villes et de villages, la dévastation de régions, l'épuration ethnique, la transformation de populations entières en réfugiés ou le massacre direct de civils sans défense, tout cela semble être l'objectif de la guerre impérialiste plutôt que la conséquence de réels buts militaires, sinon économiques. Il n'y a pas de vainqueurs durables ou nets mais un statu quo temporaire avant de nouvelles batailles encore plus destructrices.
La reconstruction de pays dévastés par la guerre qui constituait le seul bénéfice possible et provisoire de celle-ci, est aujourd'hui une fiction. Les anciennes zones de guerre resteront en ruines.
Mais en fin de compte, cette situation est la seule issue logique d'un système économique dont les tendances à l'autodestruction sont devenues dominantes.
Tel est le sens de l'irrationalité de la guerre dans la décadence du capitalisme. La période de décomposition n'a fait que la porter à sa conclusion anarchique finale. La guerre n'est plus entreprise pour des raisons économiques ni même pour des objectifs stratégiques organisés mais comme tentatives de survie à court terme, localisées et fragmentées aux dépens des autres.
Cependant, la fin de l'humanité n'a pas encore sonné. Le prolétariat mondial n'a pas subi de défaite décisive dans les principales concentrations des pays capitalistes avancés et il ne peut être utilisé comme chair à canon par la bourgeoisie de ces pays. Malgré le recul qu'il a subi en 1989, il lui est toujours possible d'être au rendez-vous de l'histoire. Avec l'aggravation inéluctable de la crise économique se développeront les facteurs d'une montée de sa combativité et de sa prise de conscience de la faillite historique du mode de production capitaliste, conditions de sa capacité à réaliser la révolution communiste.
Avril 2000.
Présentation
Cet article est la première partie d'une étude, publiée dans la revue Bilan, Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie en 1934. Cette étude se fixait comme objectif à l'époque de "mieux pénétrer le sens des crises qui ont périodiquement ébranlé tout l'appareil capitaliste et d'essayer, en conclusion, de caractériser et de définir, avec le plus de précision possible, l'ère de décadence définitive que le capitalisme anime de ses meurtriers soubresauts d'agonie."
Il s'agissait d'actualiser et d'approfondir l'analyse marxiste classique, pour comprendre pourquoi le capitalisme est voué à des crises cycliques de production et pourquoi avec le 20e siècle, avec la saturation progressive du marché mondial, il entre dans une autre phase, celle de sa décadence irréversible. Les crises cycliques, sans disparaître, cèdent la place à un phénomène plus profond et plus grave : celui de la crise historique du système capitaliste, une situation de contradiction permanente et qui s'aiguise avec le temps, entre les rapports sociaux capitalistes et le développement des forces productives. La forme de la production capitaliste non seulement s'est changée en une entrave pour le progrès mais de plus elle menace la survie même de l'humanité.
L'étude de Mitchell ([1] [142]) reprend les bases de l'analyse marxiste du profit et de l'accumulation du capital. Elle montre la continuité entre les analyses de Marx et celles de Rosa Luxemburg qui, dans L'accumulation du capital, a donné l'explication de la tendance du capitalisme à des convulsions toujours plus mortelles et des limites historiques de ce système désormais entré dans une ère de "crises, guerres et révolutions".
Cette actualisation et cet approfondissement sont toujours pleinement valables dans la période actuelle. Même si Bilan ne pouvait entrevoir la dimension considérable qu'ont atteint aujourd'hui des phénomènes tels que l'endettement, la spéculation financière, les manipulations monétaires ou encore la concentration et les fusions d'entreprises, cette analyse fournit toutes les bases pour en comprendre les mécanismes. Ce document permet ainsi de rappeler les fondements de ce que nous développons par ailleurs dans l'article de ce numéro sur "La nouvelle économie, une nouvelle justification du capitalisme", ce qui sera plus clair encore avec la seconde partie de l'étude, "l'analyse de la crise générale de l'Impérialisme décadent", que nous publierons dans le prochain numéro de la Revue internationale.
CCI.
L'analyse marxiste du mode de production capitaliste s'attache essentiellement aux points suivants :
a) la critique des vestiges des formes féodales et pré capitalistes, de production et d'échange ;
b) la nécessité de remplacer ces formes retardataires par la forme capitaliste plus progressive;
c) la démonstration de la progressivité du mode capitaliste de production, en découvrant l'aspect positif et l'utilité sociale des lois qui régissent son développement ;
d) l'examen, sous l'angle de la critique socialiste, de l'aspect négatif de ces mêmes lois et de leur action contradictoire et destructive, menant l'évolution capitaliste vers l'impasse ;
e) la démonstration que les formes capitalistes d'appropriation constituent finalement une entrave à un plein épanouissement de la production et que, comme corollaire, le mode de répartition engendre une situation de classe déplus en plus intolérable, s'exprimant par un antagonisme de plus en plus profond entre CAPITALISTES toujours moins nombreux mais plus riches et SALARIES sans propriété toujours plus nombreux et plus malheureux ;
f) enfin, que les immenses forces productives développées par le mode capitaliste de production ne peuvent s'épanouir harmoniquement que dans une société organisée par la seule classe qui n'exprime aucun intérêt particulier de caste : le PROLETARIAT.
Dans cette étude, nous ne ferons pas l'analyse approfondie de toute l'évolution organique du capitalisme dans sa phase ascendante, nous bornant seulement à suivre le processus dialectique de ses forces internes afin de pouvoir mieux pénétrer le sens des crises qui ont périodiquement ébranlé tout l'appareil capitaliste et d'essayer, en conclusion, de caractériser et de définir, avec le plus de précision possible, l'ère de décadence définitive que le capitalisme anime de ses meurtriers soubresauts d'agonie.
Nous aurons, d'autre part, l'occasion d'examiner comment la décomposition des économies pré capitalistes : féodales, artisanale ou communauté paysanne, crée les conditions d'extension du champ où peuvent s'écouler les marchandises capitalistes.
La production capitaliste pourvoit au profit, non aux besoins
Résumons les conditions essentielles qui sont requises à la base de la production capitaliste.
1. L'existence de MARCHANDISES c'est-à-dire de produits qui, avant d'être considérés selon leur utilité sociale, leur VALEUR d'USAGE, apparaissent dans un rapport, une proportion d'échange avec d'autres valeurs d'usage d'espèce différente, c'est-à-dire dans LEUR VALEUR D'ECHANGE. La véritable mesure commune des marchandises c'est le travail ; et leur valeur d'échange se détermine par le temps de travail socialement nécessaire à leur production ;
2. les marchandises ne s'échangent pas DIRECTEMENT entre elles mais par l'intermédiaire d'une marchandise-type CONVENTIONNELLE qui exprime leur valeur à toutes, une marchandise-monnaie : L'ARGENT
3.l’existence d'une marchandise à caractère particulier, la FORCE DE TRAVAIL, seule propriété du prolétaire et que le capitalisme, seul détenteur des moyens de production et de subsistances, achète sur le marché du travail, comme toute autre marchandise, à SA VALEUR c'est-à-dire à son coût de production ou au prix "d'entretien" de l'énergie vitale du prolétaire ; mais alors que la consommation, l'usage des autres marchandises n'apporte aucun accroissement de leur valeur, la FORCE DE TRAVAIL, au contraire, procure au capitaliste -qui l'ayant achetée, en est le propriétaire et peut en disposer à son gré – une valeur supérieure à celle qu'elle lui a coûtée, pourvu qu'il fasse travailler le prolétaire plus de temps qu'il n'est nécessaire à celui-ci pour obtenir les subsistances qui lui sont strictement indispensables.
C'est cette SUPER-VALEUR équivalant au SURTRAVAIL que le prolétaire, par le fait qu'il vend "librement" et contracruellement sa force de travail, doit céder gratuitement au capitaliste. C'est cela qui constitue la PLUS-VALUE ou profit capitaliste. Ce n'est donc pas quelque chose d'abstrait, une fiction mais du TRAVAIL VIVANT.
Si nous nous permettons d'insister - et nous nous en excusons - sur ce qui est l'A, B, C de la théorie économique marxiste, c'est parce qu'il ne doit pas être perdu de vue que tous les problèmes économiques et politiques que se pose le capitalisme (et en période de crise ceux-ci sont nombreux et complexes) convergent finalement vers cet objectif central : produire le MAXIMUM de PLUS-VALUE. De la production en vue des besoins de l'humanité, de la consommation et des nécessités vitales des hommes, le capitalisme n'a cure. Une SEULE CONSOMMATION l'émeut, le passionne, stimule son énergie et sa volonté, constitue sa raison d'être : la CONSOMMATION DE LA FORCE DE TRAVAIL!
Le capitalisme use de cette force de travail de façon à en obtenir le rendement le plus élevé correspondant à la plus grande quantité de travail possible. Mais il ne s'agit pas seulement de cela : il faut aussi élever à son maximum le rapport du travail gratuit au travail payé, le rapport de la plus-value au salaire ou au capital engagé, le TAUX DE LA PLUS-VALUE. Le capitaliste arrive à ses fins, d'une part en accroissant le travail total, en allongeant la journée de travail, en intensifiant le travail et, d'autre, part, en payant le moins cher possible la Force de Travail (même en dessous de sa valeur) grâce surtout au développement de la productivité du travail qui fait baisser le prix des subsistances et objets de première nécessité ; le capitalisme ne consent évidemment pas de plein gré à ce que la baisse des prix permette à l'ouvrier d'acheter plus de produits ; le salaire fluctue toujours autour de son axe : la valeur de la Force de Travail équivalant aux choses strictement indispensables à sa reproduction ; la courbe des mouvements de salaire (au-dessus ou au-dessous de la valeur) évolue parallèlement aux fluctuations du rapport des forces en présence, entre capitalistes et prolétaires.
De ce qui précède, il résulte que la quantité de plus-value est fonction, non pas du CAPITAL TOTAL que le capitaliste engage, mais seulement de la partie consacrée à 1'achat de la force de travail ou CAPITAL VARIABLE. C'est pourquoi le capitaliste tend à faire produire le MAXIMUM de PLUS-VALUE par le MINIMUM de CAPITAL TOTAL mais nous constaterons, en analysant l'accumulation, que cette tendance est contrecarrée par une loi agissant en sens contraire et entraînant la baisse du taux de profit.
Lorsque nous envisageons le capital total ou le capital investi dans la production capitaliste -mettons d'une année - nous devons le considérer, non pas en tant qu' expression de la forme concrète, matérielle des choses, de leur valeur d'usage, mais comme représentant des marchandises, des valeurs d'échange. Cela étant, la valeur du produit annuel se compose :
a) du capital constant consommé, c'est-à-dire de l'usure des moyens de production et des matières premières absorbées ; ces deux éléments expriment du travail passé, déjà consommé, matérialisé au cours de productions antérieures;
b) du capital variable et de la plus-value représentant le travail nouveau, vivant, consommé pendant l'année.
Cette valeur synthétique, telle qu'elle apparaît dans le produit total, se retrouve dans le produit unitaire. La valeur d'une table, par exemple, est l'addition de la valeur équivalant à l'usure de la machine qui 1'a produite, de la valeur des matières et de la valeur du travail incorporé. Il ne faut donc pas considérer le produit comme exprimant exclusivement soit du capital constant soit du capital variable soit de la plus-value.
Le capital variable et la plus-value constituent le revenu issu de la sphère de production (De même que nous n'avons pas considéré la production extra-capitaliste des paysans, artisans etc., de même nous n'envisageons pas leur revenu).
Le revenu du prolétariat c'est le Fonds des Salaires. Le revenu de la bourgeoisie c'est la masse de plus-value, de profit (nous n'avons pas à analyser ici la répartition de la plus-value au sein de la classe capitaliste en profit industriel, profit commercial, profit bancaire et rente foncière). Ainsi déterminé, le revenu provenant de la sphère capitaliste fixe les limites de la consommation individuelle du prolétariat et de la bourgeoisie mais il importe de souligner que la consommation des capitalistes n'a de limites que celles que lui assignent les possibilités de production de plus-value, tandis que la consommation ouvrière est strictement fonction des nécessités de cette même production de plus-value. D'où, à la base de la répartition du revenu total, un antagonisme fondamental qui engendre tous les autres. A ceux qui affirment qu'il suffit que les ouvriers produisent pour avoir l'occasion de consommer ou bien que, puisque les besoins sont illimités, ils restent toujours en deçà des possibilités de production, à ceux-là il convient d'opposer la réponse de Marx : "Ce que les ouvriers produisent effectivement c'est la plus-value : tant qu'ils la produisent, ils ont à consommer mais dès que la production s'arrête, la consommation s'arrête également. Il est faux qu'ils aient à consommer parce qu’ils produisent l'équivalent de leur consommation. " Et il dit d'autre part : "Les ouvriers doivent toujours être surproducteurs (plus-value) et produire au-delà de leurs «besoins» pour pouvoir être consommateurs ou acheteurs dans les limites de leurs besoins. "
Mais le capitaliste ne peut se contenter de s'approprier de la plus-value, il ne peut se borner à spolier partiellement 1'ouvrier du fruit de son travail, encore faut-il qu'il puisse réaliser cette plus-value, la transformer en argent en vendant le produit qui la contient à sa valeur.
La vente conditionne le renouvellement de la production ; elle permet au capitaliste de racheter les éléments du capital consommé dans le procès qui vient de se terminer : il lui faut remplacer les parties usées de son matériel, acheter de nouvelles matières premières, payer de la main d'œuvre. Mais au point de vue capitaliste, ces éléments sont envisagés non pas sous leur forme matérielle en tant que quantité semblable de valeurs d'usage, en tant que même masse de production à réincorporer dans la production mais comme valeur d'échange, comme capital réinvesti dans la production à son niveau ancien (abstraction étant faite des valeurs nouvelles accumulées) et cela afin que soit maintenu au moins le même taux de profit que précédemment. Recommencer un cycle pour produire de la nouvelle plus-value reste le suprême objectif du capitaliste.
S'il arrive que la production ne peut être entièrement réalisée, ou bien si elle l'est au dessous de sa valeur, 1'exploitation de 1'ouvrier n'a rien ou peu rapporté au capitaliste parce que le travail gratuit n'a pu se concrétiser en argent et se convertir ensuite en capital productif de nouvelle plus-value ; qu'il y ait quand même production de produits consommables, laisse le capitaliste complètement indifférent même si la classe ouvrière manque de 1'indispensable.
Si nous soulevons l'éventualité d'une mévente, c'est précisément parce que le procès capitaliste de production se scinde en 2 phases, la production et la vente, qui bien que formant une unité, bien que dépendant étroitement l'une de l'autre, sont nettement indépendantes dans leur déroulement. Ainsi, le capitaliste, loin de dominer le marché, lui est au contraire étroitement soumis. Et, non seulement la vente se sépare de la production mais l'achat subséquent se sépare de la vente, c'est-à-dire que le vendeur d'une marchandise n'est pas forcément et en même temps acheteur d'une autre marchandise. Dans l'économie capitaliste, le commerce des marchandises ne signifie pas échange direct de marchandises. Toutes, avant de parvenir à leur destination définitive, doivent se métamorphoser en argent et cette transformation constitue la phase la plus importante de leur circulation.
La possibilité première des crises résulte donc de la différenciation, d'une part entre la production et la vente, d'autre part entre la vente et l'achat ou de la nécessité pour la marchandise de se métamorphoser d'abord en Argent pour aboutir à l'Argent-Capital. Voici donc que surgit devant le capitalisme le problème de la réalisation de la production. Quelles vont être les conditions de la solution ? Tout d'abord, la fraction de la valeur du produit exprimant le capital constant peut, dans des conditions normales, se vendre dans la sphère capitaliste même, par un échange intérieur conditionnant le renouvellement de la production. La fraction représentant le capital variable est achetée par les ouvriers au moyen du salaire que leur a payé le capitaliste et qui reste strictement limité, nous 1'avons indiqué au prix de la force de travail gravitant autour de la valeur : c'est la seule partie du produit total dont la réalisation, le marché, sont assurés par le propre financement du capitalisme. Reste la plus-value. On peut, certes, émettre l'hypothèse que la bourgeoisie en consacre 1'entièreté à sa consommation personnelle. Bien que, pour que cela soit possible, il faille que le produit ait été au préalable changé contre de l'argent (nous écartons 1'éventualité du payement des dépenses individuelles au moyen d'argent thésaurisé) car le capitalisme ne peut consommer sa propre production. Mais si la bourgeoisie agissait dans ce sens, si elle se bornait à tirer jouissance du surproduit dont elle frustre le prolétariat, si elle se confinait à une production simple, non élargie, en s'assurant ainsi une existence paisible et sans soucis, elle ne se différencierait nullement des classes dominantes qui l'ont précédée, si ce n'est par les formes de sa domination. La structure des sociétés esclavagistes comprimait tout développement technique et maintenait la production à un niveau dont s'accommodait fort bien le maître, aux besoins duquel 1'esclave pourvoyait largement. De même, dans l'économie féodale, le seigneur, en échange de sa protection qu'il accordait au serf, recevait de celui-ci les produits de son travail supplémentaire et se débarrassait ainsi des soucis de la production limitée à un marché à échanges étroits et peu extensibles.
Sous la poussée du développement de l'économie marchande, la tâche historique du capitalisme fut précisément de balayer ces sociétés sordides, stagnantes. L'expropriation des producteurs créait le marché du travail et ouvrait la mine de plus-value où vint puiser le capital marchand transformé en capital industriel. Une fièvre de production envahissait tout le corps social. Sous l'aiguillon de la concurrence, le capital appelait le capital. Les forces productives et la production croissaient en progression géométrique et 1'accumulation du capital atteignait son apogée dans le dernier tiers du XIXe siècle, au cours du plein épanouissement du "libre échange".
L'histoire apporte donc la démonstration que la bourgeoisie, considérée dans son ensemble, n'a pu se borner à consommer l'entièreté de la plus-value. Au contraire, son âpreté au gain la poussait à en réserver une partie (la plus importante) et, la plus-value attirant la plus-value comme l'aimant attire la limaille, à la CAPITALISER. L'extension de la production se poursuit, la concurrence stimule le mouvement et suppose les perfectionnements techniques.
Les nécessités de l'accumulation transforment la réalisation de la plus-value en la pierre d'achoppement de la réalisation du produit total. Si la réalisation de la fraction consommée n'offre pas de difficultés (du moins théoriquement), il reste néanmoins la plus-value accumulable. Celle-ci ne peut pas être absorbée par les prolétaires puisqu'ils ont déjà épuisé leurs possibilités d'achat en dépensant leurs salaires. Peut-on supposer que les capitalistes soient capables de la réaliser entre eux, dans la sphère capitaliste, et que cet échange soit suffisant pour conditionner l'extension de la production ? Une telle solution s'avère évidemment absurde dans sa finalité car, le souligne Marx : "Ce que la production capitaliste se propose, ce n'est pas déposséder d'autres biens mais de s'approprier de la valeur, de l'argent, de la richesse abstraite. " Et l'extension de la production est fonction de l'accumulation de cette richesse abstraite. Le capitaliste ne produit pas pour le plaisir de produire, pour le plaisir d'accumuler des moyens de production, des produits de consommation et de "gaver" toujours plus d'ouvriers mais parce que produire engendre du travail gratuit, de la plus-value qui s'accumule et croît toujours davantage en se capitalisant. Marx ajoute : "Si on dit que les capitalistes n'ont qu 'à échanger et consommer leurs marchandises entre eux, on oublie tout le caractère de la production capitaliste, comme aussi qu'il s'agit de mettre le capital en valeur et non de le consommer. "
Nous nous trouvons ainsi au centre du problème qui se pose de façon inéluctable et permanente à la classe capitaliste dans son ensemble : vendre en dehors du marché capitaliste, dont la capacité d'absorption est strictement limitée par les lois capitalistes, le surplus de la production représentant au moins la valeur de la plus-value non consommée par la bourgeoisie destinée à être transformée en Capital. Pas moyen d'y échapper : le capital marchandise ne peut devenir du capital productif de plus-value que s'il est au préalable converti en argent et à l'extérieur du marché capitaliste. "Le capitalisme a besoin, pour écouler une partie de ses marchandises, d'acheteurs qui ne soient ni capitalistes, ni salariés et qui disposent d'un pouvoir d'achat autonome. " (Rosa Luxembourg)
Avant d'examiner où et comment le capital trouve des acheteurs à pouvoir d'achat "autonome", il nous faut suivre le processus de l'accumulation.
L'accumulation capitaliste, facteur de progrès et de régression
Nous avons déjà indiqué que l'accroissement du capital fonctionnant dans la production a pour conséquence de développer, en même temps, les forces productives, sous la poussée des perfectionnements techniques. Seulement, à côté de cet aspect positif progressif de la production capitaliste surgit un facteur régressif, antagonique résultant de la modification du rapport interne des éléments composant le capital.
La plus-value accumulée se subdivise en deux parties inégales : l'une, la plus considérable, doit servir à l'extension du capital constant et 1'autre, la plus petite est consacrée à 1 ' achat de force de travail supplémentaire ; le rythme du développement du capital constant s'accélère ainsi au détriment de celui du capital variable et le rapport du capital constant au capital total s'accroît ; autrement dit, la composition organique du capital s'élève. Certes la demande supplémentaire d'ouvriers augmente la part absolue du prolétariat dans le produit social mais sa part relative diminue puisque le capital variable décroît par rapport au capital constant et au capital total. Cependant, même l'accroissement absolu du capital variable, du fonds des salaires ne peut persister et doit atteindre, à un certain moment, son point de saturation. En effet, l'élévation continue de la composition organique, c'est-à-dire du degré technique, porte les forces productives et la productivité du travail à une telle puissance que le capital, poursuivant son ascension, loin d'absorber encore et toujours de nouvelles forces de travail finit, au contraire, par rejeter sur le marché une partie de celles déjà intégrées dans la production, déterminant un "phénomène" spécifique au capitalisme décadent : le chômage permanent, expression d'une surpopulation ouvrière relative et constante.
D'un autre côté, les dimensions gigantesques qu'atteint la production reçoivent leur pleine signification par le fait que la masse des produits ou valeurs d'usage croit bien plus vite que la masse de valeurs d'échange y correspondant, ou que la valeur du capital constant consommé, du capital variable et de la plus-value ; ainsi, par exemple, lorsqu'une machine coûtant 1000 francs, pouvant produire 1000 unités d'un produit déterminé et nécessitant la présence de deux ouvriers est remplacée par une machine plus perfectionnée coûtant 2.000 F, exigeant un ouvrier mais produisant 3 ou 4 fois autant que la première. Que si on objecte que, puisque plus de produits peuvent être obtenus avec moins de travail, l'ouvrier avec son salaire peut aussi en acquérir davantage, on oublie totalement que les produits sont avant tout des marchandises, de même que la force de travail en est une et que, par conséquent, ainsi que nous l'avons déjà indiqué au début, cette force de travail, en tant que marchandise, ne peut être vendue qu'à sa valeur d'échange équivalant au coût de sa reproduction, celle-ci étant assurée du moment que l'ouvrier obtient le strict minimum de subsistance lui permettant de se maintenir en vie. Si, grâce au progrès technique, le coût de ces subsistances peut être réduit, le salaire sera réduit également. Et si même il ne l'est pas proportionnellement à la baisse des produits par suite d'un rapport des forces favorable au prolétariat, il doit, dans tous les cas, fluctuer dans des limites compatibles avec les nécessités de la production capitaliste.
Le processus de l'accumulation approfondit donc une première contradiction : croissance des forces productives, décroissance des forces de travail affectées à la production et développement d'une surpopulation ouvrière relative et constante. Cette contradiction en engendre une seconde. Nous avons déjà indiqué quels étaient les facteurs qui déterminaient le taux de la plus-value. Cependant, il importe de souligner qu'avec un taux de plus value invariable, la masse de plus-value et, par conséquent, la masse de profit est toujours proportionnelle à la masse du capital variable engagé dans la production. Si le capital variable décroît par rapport au capital total, il entraîne une diminution de la masse de profit par rapport à ce capital total et, par conséquent, le taux de profit baisse. Cette baisse du taux de profit s'accentue dans la mesure où progresse l'accumulation, où grandit le capital constant par rapport au capital variable alors même que la masse de profit continue à augmenter (par suite d'une hausse du taux de la plus-value). Elle ne traduit donc nullement une exploitation moins intense des ouvriers mais signifie que, par rapport au capital total, il est utilisé moins de travail procurant moins de travail gratuit. D'autre part, elle accélère le rythme de l'accumulation parce qu'elle harcèle, elle talonne le capitalisme et en l'acculant à la nécessité d'extraire d'un nombre d'ouvriers déterminés le maximum de plus-value, oblige aussi à accumuler toujours davantage de plus-value.
La loi de la baisse tendancielle du taux de profit est génératrice des crises cycliques et sera un puissant ferment de décomposition de l'économie capitaliste décadente. De plus, elle nous fournit l'explication de l'exportation du capital qui apparaît comme un des traits spécifiques du capitalisme impérialiste et monopoliste : "L'exportation du capital, dit Marx, n'a pas pour cause l'impossibilité absolue de l'occuper à l'intérieur, mais la possibilité de le placer à l'étranger avec un taux de profit plus élevé. " Lénine confirme cette idée (L'Impérialisme) en disant que "la nécessité de l'exportation des capitaux résulte de la maturité excessive du capitalisme dans certains pays où, les placements «avantageux» (c'est nous qui soulignons)- l'agriculture étant arriérée, les masses misérables -commencent à lui faire défaut. "
Un autre facteur qui contribue à accélérer l'accumulation c'est le Crédit, panacée qui aujourd'hui acquiert un pouvoir magique pour les savants économistes bourgeois et social-démocrates à la recherche de solutions salvatrices ; mot magique au pays de Roosevelt, mot magique pour tous les faiseurs de plan d'économie dirigée... par le capitalisme, pour De Man, pour les bureaucrates de la C.G.T. et autres sauveurs du capitalisme. Car il parait que le crédit possède cet attribut de créer du pouvoir d'achat.
Cependant, débarrassé de ses oripeaux pseudo scientifiques et mensongers, le crédit peut fort simplement se définir comme suit : la mise à la disposition du capital par les canaux de son appareil financier :
a) des sommes momentanément inutilisées dans le procès de production et destinées au renouvellement du capital constant ;
b) de la fraction de sa plus-value que la bourgeoisie ne consomme pas immédiatement ou qu'elle ne peut accumuler ;
c) les sommes disponibles appartenant à des couches non-capitalistes (paysans, artisans) ou à la couche privilégiée de la classe ouvrière, en un mot, de ce qui constitue l'EPARGNE et exprime du pouvoir d'achat potentiel.
L'opération de crédit ne peut donc aboutir, tout au plus, qu'à transformer du pouvoir d'achat latent en pouvoir d'achat nouveau. C'est d'ailleurs un problème qui ne préoccupe que les amuseurs de badauds. Ce qui nous importe, c'est le fait que l'épargne peut être mobilisée pour la capitalisation et accroître d'autant la masse des capitaux accumulés. Sans le crédit, l'épargne ne serait que de l'argent thésaurisé et non du capital. "Le crédit accroît d'une façon incommensurable la capacité d'extension de la production et constitue la force motrice interne qui la pousse constamment à dépasser les limites du marché. " (R. Luxembourg)
Un troisième facteur d'accélération doit être signalé. L'ascension vertigineuse de la masse de plus-value ne permet pas à la bourgeoisie d'y adapter sa consommation ; son "estomac", si vorace qu'il soit, est incapable d'absorber le surplus de plus-value produite. Mais, même si sa goinfrerie la poussait jusqu'à vouloir consommer davantage, elle ne le pourrait pas car la concurrence lui impose sa loi implacable : élargir la production afin de réduire les prix de revient. De sorte que, la fraction de plus-value consommée se réduisant de plus en plus par rapport à la plus-value totale, le taux de l'accumulation s'accroît. D'où une nouvelle cause de contraction du marché capitaliste.
Nous nous bornerons à mentionner un quatrième élément d'accélération, surgi parallèlement au développement du capital bancaire et du crédit et produit de la sélection active de la concurrence : la centralisation des capitaux et des moyens de production dans des entreprises gigantesques qui, en produisant de la plus-value accumulable "en gros", augmentent beaucoup plus rapidement la masse des capitaux. Comme ces entreprises évolueront organiquement en monopoles parasitaires, elles se transformeront également en un virulent ferment de désagrégation dans la période de l'impérialisme.
Résumons donc les contradictions fondamentales qui minent la production capitaliste :
a) d'une part une production ayant atteint un niveau conditionnant une consommation de masse, d'autre part les nécessités même de cette production rétrécissant de plus en plus les bases de la consommation à l'intérieur du marché capitaliste ; décroissance de la part relative et absolue du prolétariat dans le produit total, restriction relative de la consommation individuelle des capitalistes ;
b) nécessité de réaliser hors du marché capitaliste la fraction du produit, non consommable à l'intérieur, correspondant à la plus-value accumulée en progression rapide et constante sous la pression des divers facteurs accélérant l'accumulation.
Il faut d'une part réaliser le produit afin de pouvoir recommencer la production mais il faut d'autre part élargir les débouchés afin de pouvoir réaliser le produit.
Comme le souligne Marx : "La production capitaliste est forcée de produire à une échelle qui n'est en rien liée à la demande du moment mais dépend d'une extension continuelle du marché mondial La demande des ouvriers ne suffit pas puisque le profit provient précisément de ce que la demande des ouvriers est plus petite que la valeur de leur produit et qu'il est d'autant plus grand que cette demande est relativement plus petite. La demande réciproque des capitalistes ne suffit pas davantage. "
Comment alors va s'effectuer cette extension continuelle du marché mondial, cette création et cet élargissement continuel des débouchés extra capitalistes dont Rosa Luxembourg soulignait l'importance vitale pour le capitalisme. Celui-ci, de par la place historique qu'il occupe dans l'évolution de la société doit, s'il veut continuer à vivre, poursuivre la lutte qu'il lui a fallu entamer lorsque primitivement il s'est agi pour lui de construire la base sur laquelle sa production pouvait se développer. Autrement dit, le capitalisme, s'il veut transformer en argent et accumuler la plus-value qui suinte par tous ses pores, doit désagréger les économies anciennes qui ont survécu aux bouleversements historiques. Pour écouler les produits que la sphère capitaliste ne peut absorber, il faut trouver des acheteurs et ceux-ci ne peuvent exister que dans une économie marchande. De plus, le capitalisme pour maintenir l'échelle de sa production, a besoin d'immenses réserves de matières premières qu'il ne peut s'approprier que pour autant que dans les contrées où elles existent, il ne se heurte pas à des rapports de propriété qui constituent des obstacles à ses visées et pour autant qu'il ait à sa disposition les forces de travail qui puissent assurer l'exploitation des richesses convoitées. Là donc où subsistent encore des formations esclavagistes ou féodales ou bien des communautés paysannes dans lesquelles le producteur est enchaîné à ses moyens de production et œuvre à la satisfaction directe de ses besoins, il faut que le capitalisme crée les conditions et ouvre la voie qui lui permette d'atteindre ses objectifs. Par la violence, l'expropriation, les exactions fiscales et, avec l'appui des masses dominantes de ces régions, il détruit en premier lieu les derniers vestiges de propriété collective, transforme la production pour les besoins en production pour le marché, suscite des productions nouvelles correspondant à ses propres besoins, ampute l'économie paysanne des métiers qui la complétaient, contraint le paysan au travers du marché ainsi constitué à effectuer l'échange des matières agricoles que seules il lui est encore possible de produire contre la camelote fabriquée dans les usines capitalistes. En Europe, la révolution agricole des XVe et XVIe siècles avait déjà entraîné l'expropriation et l'expulsion d'une partie de la population rurale et avait créé le marché pour la production capitaliste naissante. Marx remarque à ce sujet que seul l'anéantissement de l'industrie domestique rurale peut donner au marché intérieur d'un pays l'extension et la solide cohésion dont a besoin le mode de production capitaliste.
Cependant, par sa nature insatiable, le capital ne s'arrête pas en si bon chemin. Réaliser sa plus value ne lui suffit pas. Il lui faut maintenant abattre les producteurs autonomes qu'il a fait surgir des collectivités primitives et qui ont conservé leurs moyens de production. Il lui faut supplanter leur production, la remplacer par la production capitaliste afin de trouver un emploi aux masses de capitaux accumulés qui le submergent et l'étouffent. L'industrialisation de l'agriculture amorcée dans la seconde moitié du XIXe siècle surtout aux Etats-Unis constitue une illustration frappante du processus de désagrégation des économies paysannes qui creuse le fossé entre fermiers capitalistes et prolétaires agricoles.
Dans les colonies d'exploitation où, cependant, le processus d'industrialisation capitaliste ne se vérifie que dans une faible mesure, l'expropriation et la prolétarisation en masse des indigènes comblent le réservoir où le capital vient puiser les forces de travail qui lui fourniront les matières premières à bon marché.
De sorte que réaliser la plus-value signifie, pour le capital, s'annexer progressivement et continuellement les économies pré-capitalistes dont l'existence lui est indispensable mais qu'il doit cependant anéantir s'il veut poursuivre ce qui constitue sa raison d'être : l'accumulation. D'où surgit une autre contradiction fondamentale qui se relie aux précédentes : l'accumulation et la production capitaliste se développent en se nourrissant de la substance "humaine" des milieux extra capitalistes mais aussi en épuisant graduellement ceux-ci ; ce qui d'abord était du pouvoir d'achat "autonome" absorbant la plus-value -par exemple la consommation des paysans- devient, lorsque la paysannerie se scinde en capitalistes et prolétaires, du pouvoir d'achat spécifiquement capitaliste, c'est-à-dire contenu dans les limites étroites déterminées par le capital variable et la plus-value consommable. Le capitalisme scie, en quelque sorte, la branche qui le porte.
On peut évidemment imaginer une époque où le capitalisme ayant étendu son mode de production au monde entier aura réalisé l'équilibre de ses forces productives et l'harmonie sociale. Mais si Marx, dans ses schémas de la production élargie, a émis cette hypothèse d'une société entièrement capitaliste où ne s'opposeraient que des capitalistes et des prolétaires c'est, nous semble-t-il, afin de, pouvoir précisément faire la démonstration de l'absurdité d'une production capitaliste s'équilibrant et s'harmonisant un jour avec les besoins de l'humanité. Cela signifierait que la plus-value accumulable, grâce à l'élargissement de la production, pourrait se réaliser directement d'une part par 1'achat de nouveaux moyens de production nécessaires, d'autre part par la demande des ouvriers supplémentaires (où les trouver d'ailleurs ?) et que les capitalistes, de loups se seraient transformés en pacifiques progressistes.
Marx, s'il avait pu poursuivre le développement de ses schémas, aurait abouti à cette conclusion opposée qu'un marché capitaliste qui ne serait plus extensible par l'incorporation de milieux non capitalistes, qu'une production entièrement capitaliste - ce qui historiquement est impossible - signifieraient l'arrêt du processus de l'accumulation et la fin du capitalisme lui-même. Par conséquent, présenter les schémas (comme l'ont fait certains "marxistes") comme étant l'image d'une production capitaliste pouvant se dérouler sans déséquilibre, sans surproduction, sans crises, c'est falsifier sciemment la théorie marxiste.
Cependant, en accroissant sa production dans des proportions prodigieuses, le capital ne réussit pas à l'adapter harmoniquement à la capacité des marchés qu'il parvient à s'annexer. D'une part ceux-ci ne s'élargissent pas sans discontinuité, d'autre part, sous l'impulsion des facteurs d'accélération que nous avons mentionnés, l'accumulation imprime au développement de la production un rythme beaucoup plus rapide que celui auquel s'effectue l'extension de nouveaux débouchés extra capitalistes. Non seulement le processus de l'accumulation engendre une quantité énorme de valeurs d'échanges mais, comme nous l'avons déjà dit, la capacité grandissante des moyens de production accroît la masse des produits ou valeurs d'usage dans des proportions bien plus considérables encore, de sorte que se trouvent réalisées les conditions d'une production capable de répondre à une consommation de masse mais dont l'écoulement est subordonné à une adaptation constante de capacités de consommation qui n'existe qu'en dehors de la sphère capitaliste.
Si cette adaptation ne s'effectue pas, il y a surproduction relative de marchandises, relative non pas par rapport à la capacité de consommation mais par rapport à la capacité d'achat des marchés capitalistes (intérieur) et extra capitalistes (extérieur).
S'il ne pouvait y avoir surproduction qu'une fois que tous les membres de la nation auraient satisfait ne fut-ce que leurs besoins les plus urgents, toute surproduction générale et même partielle aurait été impossible dans l'histoire passée de la société bourgeoise. Lorsque le marché est sursaturé de chaussures, de cotonnades, de vins, de denrées coloniales est-ce à dire qu'une partie de la nation, mettons les deux tiers, a plus que satisfait ses besoins de chaussures, etc. ? En quoi les besoins absolus intéressent-ils la surproduction ? Celle-ci ne s'adressent qu'au besoin "capable de payer " (Marx).
Le caractère d'une telle surproduction ne se retrouve dans aucune des sociétés antérieures. Dans la société antique, esclavagiste la production était dirigée vers la satisfaction essentielle des besoins de la classe dominatrice et l'exploitation des esclaves s'expliquait par la nécessité résultant de la faible capacité des moyens de production d'étouffer, par la violence, les velléités d'expansion des besoins de la masse. Si quelque surproduction fortuite survenait, elle était résorbée par la thésaurisation ou bien elle s'épanouissait en dépenses somptuaires ce qui se vérifiait parfois ; ce n'était donc pas à vrai dire une surproduction mais une surconsommation des riches. De même, sous le régime féodal, l'étroite production était aisément consommée : le serf, tout en consacrant la plus grande partie de son produit à la satisfaction des besoins du seigneur, s'évertuait à ne pas mourir de faim ; aucune surproduction n'était à craindre, les famines et les guerres y paraient.
En régime de production capitaliste, les force productives débordent de la base trop étroite sur laquelle elles doivent opérer : les produits capitalistes sont abondants mais ils n'ont que répulsion pour les simples besoins des hommes, ils ne se "donnent" que pour de l'argent et, en son absence, préfèrent s'entasser dans les usines, magasins, entrepôts ou se laisser anéantir.
Les crises chroniques du capitalisme ascendant
La production capitaliste ne se trace de limites que celles que lui imposent les possibilités de mise en valeur du capital : tant que de la plus-value peut être extirpée et capitalisée la production progresse. Sa disproportion avec la capacité générale de consommation n'apparaît que lorsque le reflux des marchandises heurtant les limites du marché obstruent les voies de la circulation, en un mot lorsque la crise éclate.
Il est évident que la crise économique déborde la définition qui la limite à une rupture d'équilibre entre les divers secteurs de la production, comme se bornent à l'énoncer certains économistes bourgeois et même marxistes. Marx indique qu' "aux périodes de surproduction générale, la surproduction dans certaines sphères n'est que le résultat, la conséquence de la surproduction dans les branches principales: elle n'y est que de la surproduction relative parce qu'il y a surproduction dans d'autres sphères." Evidemment, une disproportion trop flagrante, par exemple entre le secteur produisant des moyens de production et celui produisant des moyens de consommation, peut déterminer une crise partielle ; peut même être la cause d'une crise générale originelle. La crise est le produit d'une surproduction générale et relative, d'une surproduction de produits de toutes espèces (que ce soient des moyens de production ou des objets de consommation) par rapport à la demande du marché.
En somme, la crise est la manifestation de l'impuissance du capitalisme à pouvoir tirer profit de l’exploitation de l'ouvrier :nous avons déjà mis en évidence qu'il ne lui suffit pas d'extorquer du travail gratuit et de l'incorporer au produit sous forme d'une valeur nouvelle, de plus-value, mais qu'il doit aussi le matérialiser en argent par la vente du produit total à sa valeur, ou plutôt à son prix de production constitué par le prix de revient (valeur du capital engagé, constant et variable) auquel s'ajoute le profit moyen social (et non le profit donné par chaque production particulière). D'un autre côté, les prix du marché, qui théoriquement sont l'expression monétaire des prix de production, diffèrent pratiquement de ceux-ci car ils suivent la courbe fixée par la loi marchande de l'offre et de la demande tout en évoluant cependant dans l'orbite de la valeur. Il importe donc de souligner que les crises se caractérisent par des fluctuations anormales des prix entraînant des dépréciations considérables de valeurs pouvant même aller jusqu'à leur destruction qui équivaut à une perte de capital. La crise révèle brusquement qu' il a été produit une telle masse de moyens de production, de moyens de travail et de moyens de consommation, qu'il s'est accumulé une telle masse de valeur-capital qu'il devient impossible de faire fonctionner celles-ci comme instrument d'exploitation des ouvriers, à un degré donné à un certain taux de profit ; la baisse de ce taux au-dessous d'un certain niveau acceptable par la bourgeoisie ou la menace même de la suppression de tout profit jette la perturbation dans le procès de production et provoque même sa paralysie. Les machines s'immobilisent non parce qu'elles ont produit trop de choses consommables mais parce que le capital existant ne reçoit plus la plus-value qui le fait vivre. La crise dissipe ainsi les brumes de la production capitaliste ; elle souligne d'un trait puissant l'opposition fondamentale entre la valeur d'usage et la valeur d'échange, entre les besoins des hommes et les besoins du capital. "Il est produit, dit Marx, trop de marchandises pour qu'on puisse réaliser et reconvertir en capital nouveau, dans les conditions de répartition et de consommation donnée par la production capitaliste, la Valeur et la Plus-Value qui s'y trouvent contenues. Il n'est pas produit trop de richesses. Mais périodiquement, il est produit trop de richesse sous ses formes capitalistes opposées les unes aux autres. "
Cette périodicité quasi mathématique des crises constitue un des traits spécifiques du système capitaliste de production. Tant cette périodicité que le caractère propre des crises capitalistes ne se retrouvent dans aucune des sociétés précédentes : les économies antiques, patriarcales, féodales, basées essentiellement sur la satisfaction des besoins de la classe dominante et ne s'appuyant ni sur une technique progressive ni sur un marché favorisant un large courant d'échanges, ignoraient les crises surgies d'excès de richesse puisque, ainsi que nous l'avons mis en évidence, la surproduction y était impossible, des calamités économiques ne s'y abattaient qu'à l'intervention d'agents naturels : sécheresse, inondations, épidémies et de facteurs sociaux tels les guerres.
Les crises chroniques font seulement leur apparition dès le début du XIXe siècle lorsque le capitalisme, désormais consolidé grâce aux luttes acharnées et victorieuses qu'il a livrées à la société féodale, entre dans sa période de plein épanouissement et, solidement installé sur sa base industrielle, part à la conquête du monde. Dès lors, le développement de la production capitaliste va se poursuivre à un rythme saccadé, suivant une trajectoire très mouvementée. A une production fiévreuse s'efforçant de combler les exigences croissantes des débouchés mondiaux succédera un encombrement du marché. Le reflux de la circulation viendra bouleverser tout le mécanisme de la production. La vie économique formera ainsi une longue chaîne dont chaque chaînon constituera un cycle divisé en une succession de périodes d'activité moyenne, de prospérité, de surproduction, de crise et de dépression. Le point de rupture du cycle c'est la crise, "solution momentanée et violente des contradictions existantes, éruption violente qui rétablit pour un moment l'équilibre troublé. " (Marx) Les périodes de crise et de prospérité sont donc inséparables et se conditionnent réciproquement.
Jusqu'au milieu du XIXe siècle, les crises cycliques conservent leur centre de gravité en Angleterre, berceau du capitalisme industriel. La première qui ait un caractère de surproduction date de 1825 (l'année précédente, le mouvement trade-unioniste, s'appuyant sur la loi de coalition que le prolétariat avait arrachée à la bourgeoisie, commençait à grandir). Cette crise avait des origines curieuses pour l'époque : les importants emprunts qui avaient été contractés à Londres, les années précédentes, par les jeunes républiques sud-américaines, se trouvaient être épuisés ce qui avait amené une brusque contraction de ces marchés. Elle atteint particulièrement 1'industrie cotonnière, déchue de son monopole, s'illustre par une révolte des ouvriers cotonniers et se résorbe par une extension des débouchés limités essentiellement à l'Angleterre où le capital a trouve encore de vastes régions à transformer et à capitaliser : la pénétration des régions agricoles des provinces anglaises et le développement des exportations vers les Indes ouvrent le marché à l'industrie cotonnière ; la construction des chemins de fer, le développement du machinisme fournissent le marché à 1'industrie métallurgique qui prend définitivement son essor. En 1836, le marasme de l'industrie cotonnière, succédant à une longue dépression suivie d'une période de prospérité, généralise encore une fois la crise et ce sont à nouveau les tisserands, mourant de faim, qui s'offrent en victimes expiatoires. La crise trouve son issue en 1839 dans l'extension nouvelle du réseau ferré mais, entre-temps, naît le mouvement chartiste, expression des premières aspirations politiques du prolétariat anglais. En 1840, nouvelle dépression de l'industrie textile anglaise accompagnée de révoltes ouvrières ; elle se prolonge jusqu'en 1843. L'essor reprend en 1844 et se transforme en grande prospérité en 1845. Une crise générale s'étendant au continent éclate en 1847. Elle est suivie de l'insurrection parisienne de 1848 et de la révolution allemande et dure jusqu'en 1849, époque à laquelle les marchés américains et australiens s'ouvrent à 1'industrie européenne et surtout anglaise, en même temps que la construction des chemins de fer prend un énorme développement en Europe continentale.
Dès cette époque déjà, Marx, dans le Manifeste Communiste, trace les caractéristiques générales des crises et souligne l'antagonisme entre le développement des forces productrices et leur appropriation bourgeoise. Avec une profondeur géniale, il dessine les perspectives pour la production capitaliste. "Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? demande-t-il. D'un côté par la destruction forcée d'une masse de forces productives, de l'autre par la conquête de nouveaux marchés et l'exploitation plus approfondie des ouvriers. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. "
A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le capitalisme industriel acquiert la prépondérance sur le continent. L'Allemagne et l'Autriche prennent leur essor industriel vers 1860. De ce fait, les crises prennent de plus en plus d'extension. Celle de 1857 est courte grâce à l'expansion du capital surtout en Europe Centrale. 1860 marque l'apogée de l'industrie cotonnière anglaise qui poursuit la saturation des marchés des Indes et de l’Australie. La guerre de Sécession la prive de coton et provoque en 1863 son effondrement complet, entraînant une crise générale. Mais le capital anglais et le capital français ne perdent pas leur temps et, de 1860 à 1870, s'assurent de solides positions en Egypte et en Chine.
La période allant de 1850 à 1873, extrêmement favorable au développement du capital, se caractérise par de longues phases de prospérité (environ 6 ans) et de courtes dépressions d'environ 2 ans. La période suivante, qui débute par la crise de 1873 et qui s'étend jusqu'en 1896, présente un processus inverse : dépression chronique coupée de courtes phases ascendantes : L'Allemagne (paix de Francfort en 1871) et les Etats-Unis viennent de surgir en concurrents redoutables face à l'Angleterre et à la France. Le rythme du développement prodigieux de la production capitaliste dépasse le rythme de pénétration des marchés : crises en 1882 et en 1890. Déjà, les grandes luttes coloniales pour le partage du monde sont engagées et le capitalisme, sous la poussée de l'immense accumulation de plus-value, est lancé sur la voie de l'impérialisme qui va le mener à la crise générale et banqueroutière. Entre-temps surgissent les crises de 1900 (guerre des Boers et des "Boxers") et de 1907. Celle de 1913-1914 devait exploser dans la guerre mondiale.
Avant d'aborder l'analyse de la crise générale de 1'Impérialisme décadent qui fait 1'objet de la seconde partie de notre étude, il nous faut examiner le processus qu'a suivi chacune des crises de l'époque expansionniste.
Les deux termes extrêmes d'un cycle économique sont :
a) la phase ultime de la prospérité qui aboutit au point culminant de l'accumulation qui s'exprime par son taux le plus élevé et la plus haute composition organique du capital ; la puissance des forces productives est arrivée à son point de rupture avec la capacité du marché ; cela signifie aussi, ainsi que nous l'avons indiqué, que le faible taux de profit correspondant à la haute composition organique va se heurter aux besoins de mise en valeur du capital ;
b) la phase la plus profonde de la crise qui correspond à une paralysie totale de l'accumulation de capital et précède immédiatement la dépression.
Entre ces deux moments, se déroulent d'une part la crise elle-même, période de bouleversements et de destructions de valeurs d'échange, d'autre part la phase de dépression à laquelle succède la reprise et la prospérité fécondant des valeurs nouvelles.
L'équilibre instable de la production, sapé par l'approfondissement progressif des contradictions capitalistes, se rompt brusquement lorsque la crise éclate et il ne peut se rétablir que s'il s'opère un assainissement des valeurs-capital. Ce nettoyage s'amorce par une baisse des prix des produits finis, tandis que les prix des matières premières continuent quelque temps leur ascension. La contraction des prix des marchandises entraîne évidemment la dépréciation des capitaux matérialisés par ces marchandises et la chute se poursuit jusqu'à la destruction d'une fraction plus ou moins importante du capital, proportionnée à la gravité et à l'intensité de la crise. Le processus de destruction prend deux aspects : d'une part en tant que perte de valeurs d'usage découlant de l'arrêt partiel ou total de l'appareil de production qui détériore les machines et les matières non employées, d'autre part en tant que perte de valeurs d'échange qui est la plus importante parce qu'elle s'attaque au procès du renouvellement de la production qu'elle arrête et désorganise. Le capital constant subit le premier choc ; la diminution du capital variable ne suit pas parallèlement car la baisse des salaires retarde généralement sur la baisse des prix. La contraction des valeurs empêche leur reproduction à l'échelle ancienne ; de plus, la paralysie des forces productives empêche le capital qui les représente d'exister comme tel : c'est du capital mort inexistant bien que subsistant sous sa forme matérielle. Le processus de l'accumulation du capital se trouve également interrompu parce que la plus-value accumulable a été engloutie avec la chute des prix bien que cependant l'accumulation des valeurs d'usage puisse fort bien se poursuivre quelque temps par la continuation, les extensions prévues de l'appareil productif.
La contraction des valeurs entraîne aussi la contraction des entreprises : les plus faibles succombent ou sont absorbées par les plus fortes moins ébranlées par la baisse des prix. Cette centralisation ne s'effectue pas sans luttes : tant que dure la prospérité, tant qu'il y a du butin à partager, celui-ci se répartit entre les diverses fractions de la classe capitaliste au prorata des capitaux engagés ; mais que survienne la crise et que la perte devienne inévitable pour la classe dans son ensemble, chacun des groupes ou capitalistes individuels s'efforce, par tous les moyens, de limiter sa perte ou d'en rejeter l'entièreté sur le voisin. L'intérêt de la classe se désagrège sous la poussée des intérêts particuliers, disparates alors qu'en période normale ceux-ci respectaient une certaine discipline. Nous verrons que, dans la crise générale, c'est l'intérêt de classe au contraire qui affirme sa prédominance.
Mais la chute des prix, qui a permis la liquidation des stocks de marchandises anciennes, s'est arrêtée. L'équilibre se rétablit progressivement. Les capitaux sont ramenés en valeurs à un niveau plus bas, la composition organique s'abaisse également. Parallèlement à ce rétablissement s'opère une réduction des prix de revient, conditionnée principalement par la compression massive des salaires ; la plus-value - oxygène - réapparaît et ranime lentement tout le corps capitaliste. Les économistes de l'école libérale célèbrent à nouveau les mérites de ses antitoxines, de ses "réactions spontanées", le taux de profit se relève, devient "intéressant" ; bref, la rentabilité des entreprises se rétablit. Puis l'accumulation renaît, aiguisant l'appétit capitaliste et préparant l'éclosion d'une nouvelle surproduction. La masse de plus-value accumulée grossit, exige de nouveaux débouchés jusqu'au moment où le marché retarde à nouveau sur le développement de la production. La crise est mûre. Le cycle recommence.
"Les crises apparaissent comme un moyen d'attiser et de déchaîner toujours de nouveau le feu du développement capitaliste. " (R Luxembourg).
(A suivre.)
MITCHELL
[1] [143] Mitchell, membre de la minorité de la Ligue des communistes internationalistes de Belgique, participa, avec la constitution de la Fraction belge en 1937, à la fondation de la Gauche communiste avec Bilan.
Anarchisme et communisme
Aujourd'hui, l'anarchisme a le vent en poupe. Que ce soit sous la forme de l'apparition et du renforcement de l'anarcho-syndicalisme ou bien du surgissement de nombreux petits groupes se réclamant des conceptions libertaires, les idées anarchistes commencent à avoir pignon sur rue dans plusieurs pays (et à faire l'objet d'une attention croissante de la part des médias capitalistes). Et ce phénomène s'explique parfaitement dans la période historique actuelle.
L'effondrement des régimes staliniens à la fin des années 1980 a permis à la bourgeoisie de déchaîner des campagnes sans précédent sur "la mort du communisme". Ces campagnes ont eu un impact sensible sur la classe ouvrière et même sur des éléments qui rejettent le système capitaliste et souhaitent son renversement révolutionnaire. Suivant les campagnes bourgeoises, la faillite de ce qui était présenté comme du "socialisme", voire du "communisme", signe la faillite des idées communistes de Marx dont les régimes staliniens avaient fait l'idéologie officielle (tout en les falsifiant de façon systématique, évidemment).
Marx, Lénine, Staline, même combat : c'est le thème qui a été ressassé pendant des années par tous les secteurs de la bourgeoisie. Et c'est justement un thème que le courant anarchiste a défendu tout au long du 20e siècle, depuis que s'est mis en place en URSS un des régimes les plus barbares que le capitalisme décadent ait engendré. Pour les anarchistes, qui ont toujours considéré que le marxisme était par nature "autoritaire", la dictature stalinienne était la conséquence inévitable de la mise en application des idées de Marx. En ce sens, les succès actuels du courant anarchiste et libertaire sont avant tout une retombée des campagnes bourgeoises, la marque de leur impact sur les éléments qui refusent le capitalisme mais qui se sont laissé piéger par les mensonges dont nous avons été abreuvés depuis dix ans. Ainsi, le courant qui se présente comme l'ennemi le plus radical de 1'ordre bourgeois doit une bonne part de sa progression actuelle aux concessions qu'il fait, et qu'il a toujours faites, aux thèmes idéologiques classiques de la bourgeoisie.
Cela dit, beaucoup d'anarchistes et de libertaires actuels se sentent un peu gênés aux entournures.
D'une part, ils ont du mal à avaler le comportement de l'organisation la plus importante de l'histoire de l'anarchisme, celle qui a eu l'influence la plus déterminante sur la classe ouvrière de tout un pays, la CNT espagnole. Difficile évidemment de se réclamer de l'expérience d'une organisation qui, après des dizaines d'années de propagande pour "l'action directe", de dénonciation de toute participation au jeu politique bourgeois du parlementarisme, de discours incendiaires contre l'Etat, contre toute forme d'Etat, n'a pas trouvé mieux à faire, en 1936, que d'envoyer quatre ministres dans le gouvernement bourgeois de la République et plusieurs conseillers dans le gouvernement de la "Generalitat" de Catalogne. Des ministres qui en mai 1937, alors que les ouvriers de Barcelone se sont insurgés contre la police de ce gouvernement (une police contrôlée par les staliniens), les ont appelés à déposer les armes et à "fraterniser" avec leurs bourreaux. En d'autres termes, qui les ont poignardés dans le dos. C'est pour cela que certains libertaires d'aujourd'hui essaient de se réclamer de courants surgis au sein même de l'anarchisme et de la CNT, et qui se sont opposés à la politique criminelle adoptée par cette centrale, tels les "Amis de Durruti" qui ont combattu en 1937 la ligne officielle de la CNT espagnole au point que la CNT les considérera comme des traîtres et prononcera leur exclusion. C'est dans le but de préciser la nature de ce courant que nous publions l'article qui suit, d'après le texte de la brochure sur l’Espagne 1936 de la section du CCI en Espagne.
D'autre part, certains de ceux qui se tournent vers les idées libertaires se rendent compte (ce qui n'est pas trop difficile) de la vacuité de l'idéologie anarchiste et essaient de trouver d'autres références pour prêter main forte à celles des maîtres classiques de cette idéologie (Proudhon, Bakounine, Kropotkine, etc.). Et quelle meilleure référence pourraient-ils trouver que Marx lui-même, celui dont Bakounine s'était en son temps déclaré le "disciple". Animés de la volonté de rejeter les mensonges bourgeois qui font du marxisme le responsable de tous les maux dont a souffert la Russie depuis 1917, ils tentent d'opposer radicalement Lénine à Marx, retombant ainsi sous l'influence des campagnes pour qui Staline est l'héritier fidèle de Lénine. C est pour cela que, dans leur effort pour promouvoir un "marxisme libertaire", ils tentent de se réclamer du courant de la Gauche communiste germano-hollandaise dont les principaux théoriciens, tels Otto Ruhle d'abord et Anton Pannekoek plus tard ont considéré à partir d'un certain moment que la révolution russe de 1917 était une révolution bourgeoise, conduite par un parti bourgeois, le parti bolchevik lequel était inspiré par un penseur jacobin-bourgeois, Lénine. Les camarades de la Gauche allemande ou hollandaise ont toujours été très clairs sur le fait qu'ils se réclamaient exclusivement du marxisme et nullement de l'anarchisme et ont toujours rejeté toute tentative de concilier ces deux courants. Cela n'empêche pas aujourd'hui certains anarchistes d'essayer de les annexer à leur idéologie ou certains éléments, souvent sincères, de tenter d'élaborer un "marxisme libertaire" et de réussir la synthèse impossible entre anarchisme et marxisme.
C'est une telle tentative qu'on retrouve dans le texte qu'on trouvera plus bas, une lettre rédigée par un petit groupe français appelé "Gauche communiste libertaire" (GCL) en réponse à notre article "Le communisme de conseils n 'est pas un pont entre le marxisme et l'anarchisme", paru dans Internationalisme n° 259 et dans Révolution internationale n° 300. A la suite de cette lettre, nous publions de très larges extraits de la réponse (non exhaustive) que nous lui avons faite.
CCI.
Les Amis de Durruti : leçons d'une rupture incomplète avec l'anarchisme
Le groupe anarchiste Les Amis de Durruti a souvent été donné en exemple pour illustrer la vitalité de l'anarchisme pendant les événements d'Espagne 1936, du fait que ses membres ont joué un rôle important dans les luttes de mai 1937, en dénonçant et en s'opposant à la collaboration de la CNT au gouvernement de la République et de la Generalitat (le gouvernement régional catalan). Aujourd'hui la CNT se revendique des exploits de ce groupe et vend ses publications les plus connues ([1] [146]), en récupérant ses positions.
Cependant pour nous la leçon essentielle que nous tirons de l'expérience de ce groupe n'est pas qu'il fait la preuve de la «vitalité» de l'anarchisme, mais le contraire, elle montre l'impossibilité de défendre une alternative révolutionnaire à partir de celui-ci ([2] [147]). Les Amis de Durruti, même s'ils se sont opposés à la politique de «collaboration» de la CNT, n'ont pas compris son rôle en tant que facteur actif de la défaite du prolétariat, son alignement sur le camp bourgeois ; et pour cette raison ils ne l'ont pas dénoncée comme une arme de l'ennemi ; au contraire, ils ont toujours revendiqué leur engagement dans la CNT et la possibilité d'utiliser cette organisation pour défendre les intérêts du prolétariat.
La cause fondamentale de cette difficulté est son incapacité à rompre avec l'anarchisme. C'est ce qui explique aussi qu'il n'y a hélas pas eu de clarification produite par ce groupe sur la compréhension des événements d'Espagne 1936, ce qui ne remet pas en question les efforts et le courage révolutionnaire de ses membres. (...)
1936 : révolution prolétarienne ou guerre impérialiste ?
Dans les livres d'histoire les événements d'Espagne 1936 sont décrits comme une «guerre civile». Pour les trotskistes et les anarchistes, il s'agit de «la révolution espagnole». Pour le CCI ce n'était ni une «guerre civile» ni une «révolution» mais un conflit impérialiste. Une guerre entre deux fractions de la bourgeoisie espagnole : celle de Franco, soutenue par les impérialismes allemand et italien et celle du camp adverse républicain, un gouvernement de Front populaire qui, en particulier en Catalogne, comprenait les staliniens, le POUM et la CNT, soutenu par l'URSS et les impérialismes démocratiques. La classe ouvrière s'est mobilisée en juillet 1936 contre le coup d'Etat de Franco et en mai 1937 à Barcelone contre la volonté de la bourgeoisie d'écraser la résistance prolétarienne ([3] [148]). Mais dans les deux cas, le Front populaire a réussi à la mater et à la pousser dans les tueries militaires en 1 ' embrigadant derrière la bannière bourgeoise de l' «antifascisme».
C'était l'analyse de Bilan, la publication de la Gauche communiste d'Italie en exil. Pour Bilan il était essentiel de prendre en compte le contexte international dans lequel se déroulaient les événements en Espagne. La vague révolutionnaire internationale qui a mis fin à la lre guerre mondiale et s'est étendue aux cinq continents a été défaite, même s'il reste encore des échos de luttes ouvrières en Chine en 1926, dans la grève générale en Grande-Bretagne la même année et en Espagne même. Cependant, l'aspect dominant de la décennie 1930 a été la préparation de toutes les puissances impérialistes à un nouvel affrontement général. C'était cela le cadre international des événements d'Espagne : une classe ouvrière défaite et la voie ouverte à une seconde guerre mondiale. D'autres groupes prolétariens comme le GIKH ([4] [149]), ont défendu des positions similaires ; on trouve aussi dans les publications de ce dernier groupe des positions proches du trotskisme qui envisageaient la possibilité pour le prolétariat d'agir dans un sens révolutionnaire communiste à partir d'un mouvement pour une «révolution bourgeoise». Bilan a débattu patiemment avec ces groupes et même avec une minorité en son propre sein qui défendait que la révolution pouvait surgir de la guerre et qui s'est mobilisée pour lutter dans la «colonne Lénine» en Espagne. ([5] [150]) Aussi confuses que pouvaient être leurs positions, aucun de ces groupes ne s'était lancé cependant dans un soutien au gouvernement républicain. Aucun n'avait participé à la soumission des ouvriers à la république, aucun n'avait pris parti pour la bourgeoisie... Contrairement au POUM et à la CNT ! ([6] [151])
En s'appuyant sur ces erreurs du prolétariat, la bourgeoisie cherche à avaliser aujourd'hui la politique traître et contre-révolutionnaire de ces derniers, en présentant les événements de 1936 comme une «révolution prolétarienne» dirigée par le POUM et la CNT ([7] [152]), alors que ceux-ci ont constitué en réalité le dernier rempart de la bourgeoisie contre la lutte ouvrière, comme nous l'avons déjà dénoncé :
«Mais ce sont surtout le POUM et la CNT qui jouèrent le rôle décisif dans l'enrôlement des ouvriers pour le front. La cessation de la grève générale fut ordonnée par ces deux organisations, sans qu'elles aient joué un rôle dans son déclenchement. La force de la bourgeoisie, ce fut moins Franco que de disposer d'un extrême gauche qui démobilisa le prolétariat espagnol.» {La Gauche communiste d'Italie, p. 130)
Les bases anarchistes de là trahison de la CNT en 1936
Pour beaucoup d'ouvriers il est difficile de reconnaître que la CNT qui regroupait les prolétaires les plus combatifs et déterminés et qui avait les positions les plus radicales, a trahi la classe ouvrière en la poussant dans les bras de l'Etat républicain et en l'enrôlant dans la lutte antifasciste.
A cause de cela, déboussolés par l'amalgame et l'hétérogénéité des positions qui caractérisent le milieu anarchiste, ils tirent comme leçon que le problème n'est pas venu de la CNT mais de la «trahison» de quatre ministres (la Montseny, Garcia Oliver, etc.) ou de l'influence de courants comme les Trentistes. ([8] [153])
Il est vrai que pendant la vague révolutionnaire internationale qui a suivi la révolution russe, les meilleures forces du prolétariat en Espagne s'étaient regroupées dans la CNT (le parti socialiste s'était aligné sur les social-patriotes qui avaient conduit le prolétariat mondial à la guerre impérialiste ; quant au parti communiste, il représentait un infime minorité). Cela exprimait fondamentalement une faiblesse du prolétariat en Espagne, une conséquence des caractéristiques qu'y a pris le développement du capitalisme (une faible cohésion nationale ainsi qu'un poids démesuré du secteur des propriétaires terriens de la bourgeoisie et de l'aristocratie).
Ce terrain avait été un bouillon de culture pour l'idéologie anarchiste qui exprimait fondamentalement l'idéologie de la petite-bourgeoisie radicalisée et son influence dans le prolétariat. Ce poids avait été aggravé par l'influence du bakouninisme dans l'AIT en Espagne qui a eu des conséquences désastreuses comme l'avait dénoncé Engels dans son livre Les bakouninistes à l'oeuvre, à propos du mouvement cantonaliste de 1873 en Espagne lorsque ses représentants entraînèrent le prolétariat derrière la bourgeoisie radicale aventuriste. Aussi, quand l'anarchisme a eu à choisir entre la prise de pouvoir politique par la classe ouvrière ou par le gouvernement de la bourgeoisie, il a choisi ce dernier : «ceux-là mêmes qui se nomment autonomistes, anarchistes-révolutionnaires, etc., ont saisi avec zèle cette occasion défaire de la politique, mais de la pire espèce, de la politique bourgeoise. Ils n 'ont pas travaillé à procurer le pouvoir politique à la classe ouvrière -cette idée ils l'exècrent au contraire- mais à aider à prendre le gouvernail à une fraction de la bourgeoisie, composée d'aventuriers, d'ambitieux et d'arrivistes; qui se nomment républicains intransigeants. » ("Rapport de la fédération madrilène de l'AIT", Les bakouninistes à l'oeuvre, Mémoire sur l'insurrection d'Espagne de l'été 1873)
Pendant la vague révolutionnaire qui a suivi la première guerre mondiale, la CNT a cependant subi l'influence de la révolution russe et de la 3e Internationale. Son congrès de 1919 s'est clairement prononcé sur la nature prolétarienne de la révolution russe et le caractère révolutionnaire de l'Internationale communiste à laquelle elle décida de participer. Mais avec la défaite de la vague révolutionnaire mondiale et l'ouverture du cours à la contre-révolution, la CNT n'a pas pu trouver dans ses bases anarchistes et syndicalistes la force théorique et politique pour assumer la tâche de tirer les leçons de la succession de défaites en Allemagne, Russie, etc., et pour orienter dans un sens révolutionnaire l'énorme combativité du prolétariat en Espagne. (...)
A partir du congrès de 1931, la CNT fait passer sa «haine de la dictature du prolétariat» devant ses prises de position antérieures sur la révolution russe, tandis qu'elle voit dans l'Assemblée constituante «le produit d'un fait révolutionnaire» («Position de la CNT sur l'Assemblée constituante» dans le Rapport du congrès), malgré son opposition formelle au parlement bourgeois. Avec cela, elle a commencé à s'engager dans un appui à la bourgeoisie, plus précisément à travers certaines de ses fractions comme les Trentistes ; et cela même si, en son sein, existent encore des éléments qui continuent à adhérer au combat révolutionnaire du prolétariat.
En février 1936, la CNT, jetant par dessus bord ses principes abstentionnistes, appelle directement à voter pour le Front populaire : «Naturellement la classe ouvrière en Espagne, à qui depuis de nombreuses années la CNT avait donné comme consigne de ne pas voter, a interprété notre propagande dans le sens même que nous désirions, c'est-à-dire, qu 'elle devait voter, parce qu'il en résulterait toujours qu'il sera plus facile de faire front aux droites fascistes si celles-ci se soulevaient après avoir été défaites et hors du gouvernement.» ([9] [154])
Avec cela elle montre son évolution claire vers le soutien à l'Etat bourgeois, son implication dans la politique de défaite et d'embrigadement du prolétariat pour la guerre impérialiste.
Ce qui se passe ensuite en juillet 1936 n'est pas surprenant. Alors que la Generalitat est à la merci des ouvriers en armes, elle remet le pouvoir entre les mains de Companys, elle appelle les ouvriers à la reprise du travail et les envoie se faire massacrer sur le front d'Aragon. N'est pas surprenant non plus ce qui se passe en mai 1937 quand, en réponse à la provocation de la bourgeoisie, les ouvriers lèvent spontanément des barricades et prennent le contrôle de la rue, tandis que la CNT appelle de nouveau à abandonner la lutte et empêche que les ouvriers du front reviennent appuyer leurs camarades de Barcelone. ([10] [155])
Ce qui s'est passé en Espagne montre que, dans l'ère des guerres et des révolutions, des secteurs de l'anarchisme peuvent être gagnés à la lutte révolutionnaire du prolétariat, mais que l'anarchisme en tant que courant idéologique est incapable d'affronter la contre-révolution et d'opposer une alternative révolutionnaire ; il se montre même attaché à la défense de l'Etat bourgeois. Bilan a compris cela et l'exprime brillamment : «Car il faut le dire ouvertement : en Espagne n'existaient pas les conditions pouvant faire des soubresauts des prolétaires ibériques le signal d'un réveil mondial du prolétariat, alors qu'il y existait à coup sûr des contrastes économiques, sociaux et politiques plus profonds et plus exacerbés que dans d'autres pays. (...) La violence de ces événements ne doit pas nous induire en erreur sur leur nature. Tous, ils procèdent de la lutte à mort engagée par le prolétariat contre la bourgeoisie, mais tous prouvent l'impossibilité de remplacer par la seule violence -qui est un instrument de la lutte et non un programme de lutte- une vision historique que le mécanisme de la lutte des classes n'a pas la capacité de féconder. Puisque les mouvements sociaux n 'ont pas la force de féconder une vision finale des buts prolétariens et qu 'ils ne se rencontrent pas avec une intervention communiste orientée dans cette direction, ils retombent finalement dans l'ornière du développement capitaliste, entraînant dans leur faillite les forces sociales et politiques qui, jusqu'ici, représentaient d'une façon classique les sursauts de classe des ouvriers : les anarchistes. » ([11] [156])
Les Amis de Durruti, une tentative de réaction contre la trahison de la CNT
Les «Amis de Durruti» ont été de ces éléments anarchistes qui, malgré l'orientation bourgeoise de la CNT, dans laquelle ils ont milité tout le temps, continuaient à adhérer à la révolution ; et dans ce sens ils sont un témoignage de la résistance des éléments prolétariens qui n'ont pas marché dans ce que voulait leur faire avaler la centrale anarchiste.
Voilà pourquoi la CNT et la bourgeoisie en général essaient de présenter ce groupe comme une manifestation du fait que, même dans les pires moments de 1936-37, il y avait une flamme révolutionnaire dans la CNT.
Cependant cette interprétation est complètement fausse. Ce qui marquait la démarche révolutionnaire du groupe des Amis de Durruti était précisément son combat contre les positions de la CNT. Il puisait sa force dans le prolétariat dont il faisait partie et pour lequel il se trouvait en première ligne.
Les Amis de Durruti se situaient sur un terrain de classe, non pas en tant que militants de la CNT mais en tant que militants ouvriers qui ont été pénétrés de la force de la classe le 19 juillet et qui, à partir de là, se sont opposés aux positions de la Confédération.
Au contraire, leur recherche d'une conciliation entre cet élan prolétarien et leur engagement dans la CNT (avec ses orientations anarchistes), a rendu caduque toute possibilité, aussi minime soit-elle, d'une issue révolutionnaire au mouvement et toute capacité à tirer des leçons claires des événements.
Le groupe des Amis de Durruti a été un groupe d'affinité anarchiste qui s'est constitué formellement en mars 1937 à partir de la convergence d'un courant qui se prononçait, dans la presse même de la CNT, contre la collaboration avec le gouvernement et un autre courant qui est revenu à Barcelone pour lutter contre la militarisation des milices.
Ce regroupement s'est fait en lien direct avec le développement des luttes ouvrières dans lesquelles il puisait sa réflexion et son combat. Il ne s'agissait pas d'un groupe de théoriciens mais d'ouvriers en lutte, combatifs. C'est pour cela qu'ils se revendiquaient fondamentalement de la lutte de juillet l936 et de ses «conquêtes», lutte qui avait été marquée par les patrouilles de contrôle mises en place dans les quartiers et par 1'armement de la classe ouvrière, même si ce qui était important à leurs yeux, c'était le souffle des journées de juillet, la force spontanée de la lutte ouvrière qui a pris les armes pour repousser 1'attaque de Franco et s'est rendue maître de la rue à Barcelone.
Avant les journées de mai, quelques éminents membres du groupe écrivaient encore dans le journal de la CNT La Noche, alors que l'activité, fondamentale du groupe consistait en des réunions dans lesquelles se discutait le cours des événements.
Dans les journées de mai 1937, le groupe des Amis de Durruti a combattu sur les barricades et a diffusé le tract qui l'a rendu célèbre revendiquant une junte révolutionnaire, la socialisation de l'économie et l'exécution des coupables. Dans la lutte, ses positions ont tendu à se rapprocher de celles du groupe bolchevik-léniniste d'orientation trotskiste (dans lequel militait Munis) avec lequel se sont développées des discussions qui ont alimenté sa réflexion mais qui ne sont pas parvenues à pousser le groupe à rompre avec 1'anarchisme.
Après les journées de mai a commencé la publication de L'Ami du peuple (dont 15 numéros paraîtront) qui a été l'expression d'une tentative de clarifier les questions que la lutte avait posées. Le théoricien le plus connu du groupe, Jaime Balius, a publié en 1938 la brochure Vers une nouvelle révolution qui pose de manière plus élaborée les positions qu'a défendues L'Ami du peuple
Cependant, le groupe était directement dépendant de l'oxygène de la lutte ouvrière ; et à mesure que celle-ci était vaincue par l'Etat républicain, cet oxygène s'est raréfié amenant le groupe à retourner au bercail de la CNT.
Même s'il a exprimé une réponse ouvrière à la trahison de la CNT, son évolution n'a pas pu se faire du fait de son impossibilité à entamer une rupture avec l’anarchisme et le syndicat lui-même. En ce sens le groupe s'est maintenu vivant et combatif dans la mesure où les luttes et la force de la classe l'alimentaient ; mais il n'a pas pu aller plus loin.
Une rupture incomplète avec l'anarchisme
Dans les deux questions centrales pour la lutte de classe qui ont été débattues dejuillet à mai : le rapport entre la guerre sur le front antifasciste et la guerre sociale, et la question de la collaboration dans le gouvernement républicain bourgeois ou son renversement, le groupe des Amis de Durruti s'est opposé à la politique de la CNT et l'a combattue.
La nature de la guerre en Espagne
Contrairement à la CNT qui s'était opposée de façon non dissimulée à 1'action des ouvriers du 18 juillet, les Amis de Durruti ont défendu la nature révolutionnaire de ces journées : «On a affirmé que les journées de juillet ont été une réponse à la provocation fasciste mais nous, Les Amis de Durruti, avons soutenu publiquement que l'essence des journées mémorables de juillet avait sa racine dans la soif absolue d'émancipation du prolétariat.» ([12] [157])
Ils ont également combattu contre la politique de subordonner la révolution aux nécessités de la guerre antifasciste, question qui en grande partie a été à la base de leur propre formation comme groupe ([13] [158]) :
«Le travail contre-révolutionnaire est facilité par le peu de solidité de beaucoup de révolutionnaires. Nous nous sommes rendus parfaitement compte qu'un grand nombre d'individus considèrent que pour gagner la guerre il faut renoncer à la révolution. On comprend ainsi ce déclin qui s'est accentué de manière intensive depuis le 19 juillet (...) Il n'est pas justifiable que pour amener les masses à la bataille on cherche à faire taire les ardeurs révolutionnaires. Ce devrait être tout le contraire. Assurer encore plus la révolution pour que les travailleurs se lancent avec une énergie inhabituelle à la conquête du nouveau monde qui, en ces instants d'indécision, n'est rien d'autre qu'une promesse.» ([14] [159])
Et en mai 1937 ils se sont opposés aux ordres que la CNT a donnés aux miliciens qui se trouvaient au front d'interrompre leur marche sur Barcelone (cette marche visait à défendre la lutte ouvrière dans la rue) et de continuer la guerre au front.
Cette détermination dans le combat contraste avec la faiblesse de la réflexion théorique des Amis de Durruti sur la guerre et la révolution. En fait, ils n'ont jamais rompu avec la position selon laquelle la guerre allait de pair avec la révolution prolétarienne, et qu'il s'agissait ainsi d'une guerre «révolutionnaire» opposée aux guerres impérialistes, ce qui a fait d'eux dès le début des victimes de la politique de défaite et d'embrigadement du prolétariat.
«Dès le premier moment du choc contre les militaires il n'est déjà plus possible de distinguer la guerre de la révolution (...) Au fur et à mesure que passent les semaines et les mois, du combat actuel il apparaît déplus en plus clairement que la guerre que nous soutenons contre les fascistes n 'a rien à voir avec les guerres que se font les Etats (...) Nous les anarchistes ne pouvons pas faire le jeu de ceux qui prétendent que notre guerre est seulement une guerre d'indépendance avec seulement des aspirations démocratiques. Et à ces affirmations nous répondrons, nous les Amis de Durruti, que notre guerre est une guerre sociale. » ([15] [160])
En cela ils se plaçaient dans l’orbite de la CNT qui, en partant de la version «radicale» des positions bourgeoises sur la lutte entre dictature et démocratie, entraînait les ouvriers les plus combatifs à la boucherie de la guerre antifasciste.
De fait les considérations des Amis de Durruti sur la guerre étaient faites en partant des positions nationalistes étroites et a historiques de l'anarchisme, les amenant à comprendre les événements actuels en Espagne en continuité avec les tentatives ridicules de révolution qu'avait fait la bourgeoisie en 1808 contre l'invasion napoléonienne. ([16] [161]) Alors que le mouvement ouvrier international débattait de la défaite du prolétariat mondial et de la perspective d'une seconde guerre mondiale, les anarchistes en Espagne en étaient à Fernand VII et à Napoléon :
«Aujourd'hui se répète ce qui s'est passé à l'époque de Fernand VII. De la même manière se tient à Vienne une réunion des dictateurs fascistes visant à préciser leur intervention en Espagne. Et le rôle qu'avait El Empecinado est joué aujourd'hui par les travailleurs en armes. L'Allemagne et l'Italie manquent de matières premières. Ces deux pays ont besoin de fer, de cuivre, de plomb, de mercure. Mais ces minerais espagnols sont détenus par la France et l'Angleterre. Alors qu'ils essaient de conquérir l'Espagne, l'Angleterre ne proteste pas de manière vigoureuse. En sous-main, elle tente de négocier avec Franco (...) La classe travailleuse a pour devoir d'obtenir l'indépendance de l'Espagne. Ce n'est pas le capital national qui y parviendra, étant donné que le capital au niveau international est intimement lié d'un bout à l'autre. C'est le drame de l'Espagne actuelle. Aux travailleurs il revient la tâche de chasser les capitalistes étrangers. Ce n'est pas un problème patriotique. C'est une question d'intérêts de classe.» ([17] [162])
Comme on peut le constater toutes les ficelles sont bonnes pour transformer une guerre impérialiste entre Etats en guerre patriotique, en guerre «de classes». C'est une manifestation du désarmement politique auquel 1'anarchisme soumet les militants ouvriers sincères comme Les amis de Durruti. Ces camarades, qui cherchaient à lutter contre la guerre et pour la révolution, furent incapables de trouver le point de départ pour une lutte efficace : l'appel aux ouvriers et paysans (embrigadés par les deux camps, républicain et franquiste) à déserter, à retourner leurs fusils contre les officiers qui les opprimaient, à revenir à 1'arrière et à lutter par les grèves, par les manifestations, sur un terrain de classe contre le capitalisme dans son ensemble.
Pour le mouvement ouvrier international cependant, la question de la nature de la guerre en Espagne a été une question cruciale qui a polarisé les débats entre la Gauche communiste et le trotskisme et au sein même de la Gauche communiste :
«La guerre d'Espagne a été décisive pour tous : pour le capitalisme elle fut le moyen d'élargir le front des forces qui agissent pour la guerre, d'incorporer à l'antifascisme les trotskistes, les soi-disant communistes de gauche et d'étouffer le réveil ouvrier qui se dessinait en 1936 ; pour les fractions de gauche ce fut l'épreuve décisive, la sélection des hommes et des idées, la nécessité d'affronter le problème de la guerre. Nous avons tenu et, contre le courant, nous tenons toujours.» (Bilan n° 44; cité dans La Gauche communiste d'Italie)
La collaboration de la CNT au gouvernement
Plus clairement encore que sur la question de la guerre, les Amis de Durruti se sont opposés à la politique de collaboration de la CNT avec le gouvernement de la république.
Ils ont dénoncé la trahison de la CNT en juillet : «En juillet l'occasion était belle. Qui pouvait s'opposer à ce que la CNT et la FAI s'imposent sur le terrain catalan ? Au lieu de structurer une pensée confédérale s'appuyant sur les témoignages des bandes rouges et noires et sur les clameurs des foules, nos comités se sont amusés à des allées et venues dans les lieux officiels, mais sans décider d'une position conforme aux forces que nous avions dans la rue. Au terme de quelques semaines de doutes la participation au pouvoir a été implorée. Nous nous rappelons parfaitement que dans un plénum des régionales a été défendue la constitution d'un organisme révolutionnaire qui soit décidé à appeler à une Junte nationale de défense au plan général et des juntes régionales au plan local. Les accords passés n'ont pas été respectés. La faute a été passée sous silence, pour ne pas dire qu'on avait transgressé les décisions prises dans le plénum. On a participé au gouvernement de la Generalitat en premier lieu et plus tard au gouvernement de Madrid.» ([18] [163])
... Et plus ouvertement encore dans son manifeste défendu sur les barricades en mai :
«La Generalitat ne représente rien. Son maintien au pouvoir renforce la contre-révolution. La bataille nous, les travailleurs, l'avons gagnée. Il est inconcevable qu'on ait agi avec autant d'indécision et qu'on en soit arrivé à ordonner un cessez-le-feu ; et que, de surcroît, on ait imposé la reprise du travail quand nous étions à deux doigts de la victoire totale. On n'a pas pris en compte d'où est venue la provocation ou l'agression, on n'a pas prêté attention à la véritable signification de ces journées. Cette politique doit être qualifiée de trahison de la révolution, une politique que personne au nom de qui que ce soit ne peut conduire ni soutenir. Et nous ne savons pas comment qualifier le travail néfaste réalisé par la ' Soli ' et les militants les plus éminents de la CNT.»
Ce manifeste leur a valu le désaveu de la CNT et la menace d'expulsion, qui finit par se produire même si elle n'a pas été en fin de compte mise en pratique. Les Amis de Durruti ont retiré leur dénonciation de trahison qu'ils avaient publiée dans le n° 3 de L Ami du peuple : «Au nom de l'unité anarchiste et révolutionnaire, nous Les Amis de Durruti, rectifions le concept de trahison» (L’Ami du peuple n° 4). Ils ont fait cela, non par manque de courage dont ils avaient largement fait preuve, mais parce que leur horizon n'allait pas plus loin que la CNT qu'ils considéraient comme une expression de la classe ouvrière et non comme un agent de la bourgeoisie.
Dans ce sens, les limites théoriques de leurs positions étaient celles-là mêmes de la CNT et de l'anarchisme. Voilà pourquoi, loin de la lutte sur les barricades, partant d'une réflexion plus sereine, leur critique à la CNT a été de ne pas avoir eu un programme révolutionnaire :
«L'immense majorité de la population travailleuse était aux côtés de la CNT. L'organisation majoritaire en Catalogne était la CNT. Que s'est-il donc passé pour que la CNT ne fasse pas sa révolution qui était celle du peuple, celle de la majorité du prolétariat ?
Il s'est produit ce qui devait fatalement se passer. La CNT était orpheline de théorie révolutionnaire. Nous n'avions pas un programme correct. Nous ne savions pas où nous allions. Beaucoup de lyrisme, mais en fin de compte, nous n 'avons pas su quoi faire avec ces masses énormes de travailleurs, nous n'avons pas su donner corps à cet élan populaire qui s'est déversé dans nos organisations ; et pour ne pas avoir su quoi faire, nous avons entrepris la révolution sous le drapeau de la bourgeoisie et des marxistes (il s'agit ici des social-démocrates et des staliniens), qui ont maintenu la farce d'antan ; et ce qui est pire, on a donné l'occasion à la bourgeoisie de se reprendre et d'agir en vainqueur.
On n'a pas su valoriser la CNT On n 'a pas été capable de mettre en avant la révolution avec toutes ses conséquences.» (Brochure de Balius, Vers une nouvelle révolution)
Mais la CNT avait à l'époque une théorie bien définie : la défense de l'Etat bourgeois. L'affirmation de Balius est valable pour le prolétariat dans son ensemble (dans le même sens que l'a aussi fait Bilan, c'est-à-dire l'absence d'une orientation et d'une avant-garde révolutionnaire) mais pas pour la CNT. Pour le moins, à partir de février 1936, la CNT a été de façon non équivoque engagée avec le gouvernement bourgeois du Front populaire :
«Au moment de février 1936, toutes les forces agissant au sein du prolétariat se trouvaient derrière un seul front : la nécessité d'aboutir à la victoire du Front Populaire pour se débarrasser des droites et obtenir l'amnistie. De la Social-démocratie au centrisme, jusqu 'à la CNT et au POUM, sans oublier tous les partis de la gauche républicaine, partout l'on était d'accord pour déverser l'explosion des contrastes de classe sur l'arène parlementaire. Déjà ici, se trouvait inscrite, en lettres flamboyantes, la faillite des anarchistes et du POUM, ainsi que la fonction réelle de toutes les forces démocratiques du capitalisme.» {Bilan, Ibid. «La leçon des événements d'Espagne»)
Après juillet, contrairement à ce que pensaient Les Amis de Durruti, c'est-à-dire que la CNT ne savait que faire de la révolution, en réalité elle le savait très bien :
«Pour notre part, et c'est ainsi que l'estimait la CNT-FAI, nous avons compris qu 'il fallait suivre Companys sur le front de la Géneralitat, précisément parce que nous n 'étions pas sortis dans la rue pour lutter concrètement pour la révolution sociale, mais pour nous défendre contre la soldates que fasciste. » (Garcia Oliver en réponse à un questionnaire de Bolloten, cité par Agustin Guillamon, Le groupe des Amis de Durruti; p. 11)
Si pendant les journées de mai 1937 les Amis de Durruti, confrontés à la CNT, ont revendiqué une «Junte révolutionnaire» contre le gouvernement de la Generalitat et «l’exécution des coupables», ce n' était pas le produit de leur rupture avec l'anarchisme, ni non plus de leur dégagement de l'anarchisme vers un alternative révolutionnaire (comme le prétend Guillamon) mais l'expression de la résistance du prolétariat. Ce n'était pas une orientation de marche pour prendre le pouvoir, question qui ne pouvait pas se poser dans ces moments où l'initiative était aux mains de la bourgeoisie laquelle a lancé une provocation pour en finir avec la résistance ouvrière, mais un constat. Mais cela ne pouvait pas aller plus loin, comme l'a posé Munis :
«Munis, dans le n°2 de La voix léniniste (du 23 août 193 7) a réalisé une critique du concept de junte révolutionnaire développé dans le n°6 de L'Ami du peuple (du 12 août 1937). Pour Munis Les amis de Durruti ont souffert d’une détérioration théorique progressive et d'une incapacité pratique à influencer la CNT, ce qui les a conduits à l'abandon des quelques positions théoriques que l'expérience de mai leur avait permis d'acquérir. Munis constatait que, en mai 1937, Les Amis de Durruti avaient lancé la consigne de junte révolutionnaire en même temps que celle de ' tout le pouvoir au prolétariat' ; tandis que dans le n°6 du 12 août, de L'Ami du peuple la consigne de junte révolutionnaire a été proposée comme alternative à 'la faillite de toutes les formes -étatiques '. Selon Munis cela a supposé une régression théorique dans l'assimilation de la part des Amis de Durruti des expériences de mai, ce qui les éloignait du concept marxiste de la dictature du prolétariat et les raccrochait de nouveau à l'ambiguïté de la théorie anarchiste de l'Etat.» ([19] [164])
Une fois passé le bouillonnement de la lutte ouvrière et une fois la défaite consommée, les réflexions et les propositions des Amis de Durruti sont retournées sans drame dans le giron de la CNT, et la «junte révolutionnaire» s'est finalement transformée en un Comité des milices antifascistes qu'ils avaient dénoncé auparavant comme un organe de la bourgeoisie :
«Le groupe a critiqué durement la dissolution des comités de défense, des patrouilles de contrôle, du comité des milices, et a critiqué le décret de militarisation, en comprenant que ces organismes surgis des journées de juillet devaient être la base -avec les syndicats et les municipalités- d'une nouvelle structuration, c'est-à-dire qu'ils devaient être le modèle d'un nouvel ordre des choses, en acceptant naturellement les modifications qui découlaient de la marche des événements et de l'expérience révolutionnaire.» ([20] [165])
Il vaut la peine de comparer ce qui est dit avec cette autre citation du même auteur dans sa brochure de 1938 Vers une nouvelle révolution:
«En juillet s'est constitué un comité de milices antifascistes. Ce n'était pas un organisme de classe. En son sein se trouvaient des représentants des fractions bourgeoises et contre-révolutionnaires.»
Conclusions
Les Amis de Durruti ne sont pas une expression de la vitalité révolutionnaire de la CNT ni de l'anarchisme, mais celle d'un effort des militants ouvriers ; et cela malgré le poids de l'anarchisme qui n'a jamais été et ne pouvait être le programme révolutionnaire de la classe ouvrière.
L'anarchisme peut attirer dans ses rangs des secteurs de la classe ouvrière, faibles de leur manque d'expérience ou de leur trajectoire, comme peuvent l'être aujourd'hui nombre de jeunes prolétaires, mais de ses positions ne peut pas sortir une alternative révolutionnaire. Dans le meilleur des cas, tel celui des Amis de Durruti, cela peut démontrer du courage et de la combativité ouvrière ; mais comme l'histoire en Espagne 1'a montré en deux occasions, dans les moments décisifs ses errances idéologiques le mettent au service de l'Etat bourgeois.
Des éléments ouvriers peuvent penser adhérer à la révolution à partir de l'anarchisme, mais pour adhérer à un programme révolutionnaire il faut rompre avec l'anarchisme.
Lettre ouverte aux militants du communisme de conseil (Gauche communiste libertaire)
Dans le numéro 300 de Révolution Internationale l’article : «Le communisme de conseil n'est pas un pont entre le marxisme et l'anarchisme» a attiré notre attention.
Nous sommes en effet un petit groupe dans le Vaucluse et nous nous réclamons du marxisme libertaire.
Dans cet article, vous dites que certaines des composantes du communisme de conseil avaient une «analyse erronée de l'échec de la révolution russe, considérée (...) comme une révolution bourgeoise dont l'échec est attribué à des conceptions «bourgeoises» défendues par le parti bolchevik et Lénine comme celle de la nécessité du parti révolutionnaire».
En fait, nous sommes d'accord avec les composantes du communisme de conseil qui voient dans la révolution russe une révolution bourgeoise dirigée par des jacobins.
Il nous semble qu'Anton Pannekoek serait de notre avis, citons-le : «(... ) Nombreux sont ceux qui persistent à "concevoir la révolution prolétarienne sous l'aspect des révolutions bourgeoises d'autrefois, c'est-à-dire comme une série déphasés s'engendrant les unes les autres : d'abord, la conquête du pouvoir politique et la mise en place d'un nouveau gouvernement ; puis l'expropriation par décret de la classe capitaliste ; enfin, une réorganisation du processus de production. Mais, dans ce cas, on ne peut pas aboutir à autre chose qu'à un genre de capitalisme d'Etat. Pour que le prolétariat puisse devenir réellement le maître de son destin, il lui faut créer simultanément et sa propre organisation et les formes de l'ordre économique nouveau. Ces deux éléments sont inséparables et constituent le processus de la révolution sociale».
N'est-ce pas parce que la révolution russe était une révolution bourgeoise qu'elle en a revêtue l'aspect décrit par Pannekoek. En quoi ces conceptions constituent-elles un affaiblissement théorique politique important ?
Vous ne le dites pas...
Par contre, les conceptions de Lénine restent des conceptions jacobines bourgeoises : une minorité, une avant-garde, l'élite d'un parti finit par se substituer à la classe ouvrière, d'ailleurs minoritaire en Russie. Ce substitutisme a abouti à la répression de Cronstadt en 1921, répression d'un soviet réclamant la liberté politique et la libération des opposants anarchistes et Socialistes Révolutionnaires. Ce subtitutisme a donné la répression de tous les courants du mouvement ouvrier : anarchistes (Makhno, Voline...), socialistes révolutionnaires, centristes (Dan et Martov...). Faut-il vous rappeler que seul Miasnikov au sein du parti bolchevik a défendu la liberté de la presse. Ce Miasnikov qui fut exclu par une commission de l’org.bureau comprenant Boukarine et Trotsky !
Otto Ruhle partage nos vues sur le parti bolchevik : «Le Parti était considéré comme l'académie militaire des révolutionnaires professionnels. Ses principes pédagogiques marquants étaient l'autorité indiscutée du chef un centralisme rigide, une discipline de fer, le conformisme, le militarisme et le sacrifice de la personnalité aux intérêts du Parti. Ce que Lénine développait en réalité, c 'était une élite d'intellectuels, un noyau qui, jeté dans la révolution, s'emparerait de la direction et se chargerait du pouvoir». Texte cité dans La contre révolution bureaucratique, éditions 10/18).
A la conception de Lénine d'une minorité agissante de révolutionnaires professionnels s'oppose celle d'Otto Ruhle, marxiste antiautoritaire exclu du KAPD sur ordre de Moscou et théoricien de l'Union Générale Ouvrière A.A.U.E. en 1920, ni syndicat, ni avant-garde mais union de révolutionnaires dans les conseils en Allemagne.
Cette «Union» reposait sur le précepte : «L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes», comme Marx l'écrit en 1864.
Cette conception de Lénine d'une minorité agissante ne semble pas la seule cuillerée de goudron dans le pot de miel des théories léninistes :
- Lénine a défendu le droit bourgeois des nations à disposer d'elles-mêmes. Son texte publié en juin 1914 n'est qu'une polémique contre Rosa Luxembourg. Lénine soutient le nationalisme polonais, ce poison diviseur du prolétariat. Ces conceptions de Lénine aboutissent en Allemagne au soutien du nationalisme allemand au moment de l'occupation du bassin de la Ruhr et à la célébration du héros national allemand Schlageter. Ainsi le parti communiste d'Allemagne fit cause commune avec les fascistes ! Schlageter était un nationaliste fusillé par les troupes françaises lors de l'occupation de la Ruhr ;
- Lénine a de même défendu le parlementarisme bourgeois, les compromis avec la bourgeoisie et l'entrée des «communistes» dans les syndicats bourgeois réactionnaires dans «La maladie infantile du communisme» ;
- pire encore, son texte Matérialisme et empiriocriticisme est un retour vers le matérialisme bourgeois du 18ème siècle, où Lénine oublie le matérialisme historique tel que Marx l'a exposé dans les Thèses sur Feuerbach.
Or, qu'est-ce que le matérialisme historique ?
Vous dites une méthode d'analyse des contradictions de classe de toute société... soit ! Mais une méthode d'analyse pour l'action, et 1'action pour la libération des êtres humains de toutes exploitations et oppressions. Marx défendait autant que les anarchistes «le principe abstrait de la liberté individuelle». Marx nous semble aujourd'hui un libertaire, un moraliste de la liberté. Il critique le capitalisme qui nie les personnalités, la liberté individuelle. Un «marxiste» se doit de défendre la liberté et de respecter la liberté d'autrui. Le respect de l'égalité ne veut rien dire. L'homme est différent de la femme. Tous les êtres sont différents les uns des autres, les unes des autres.
C'est donc une position de principe qui va au-delà de la lutte du prolétariat. Certaines tribus non industrialisées des forêts indonésiennes ou amazoniennes ont raison du point de vue marxiste de s'opposer à la destruction de la nature, de leur cadre de vie même si elles s'opposent de ce fait à l'intérêt particulier des prolétaires forestiers ou constructeurs de routes...
De même, les mères au foyer sont exploitées par le système de classe : elles travaillent en élevant leurs enfants même si elles ne vendent pas leurs forces de travail. Leur combat pour la libération des femmes de l'exploitation est nécessaire à l'avènement du communisme. Les prostituées de même sont exploitées comme objets sexuels ; leur lutte pour la disparition de la prostitution semble une lutte pour le socialisme des conseils. Le véritable marxisme reste antiautoritaire, anti-hiérarchique pour la disparition des asiles psychiatriques, la disparition des prisons, et la destruction de tout système punitif à l'école ou dans la famille.
Quand vous décrivez les tendances de l'anarchisme, vous oubliez l'anarcho-syndicalisme. Le philosophe Georges Sorel ne considérait-il pas l'entrée des anarchistes dans les syndicats comme l'un des plus grands événements de son temps. Vous confondez Bakounine antiautoritaire rarement jacobin avec son disciple russe Netchaïev, véritable putschiste. Vous ignorez le congrès de Berne en 1876 qui a donné à l'anarchisme sa déviation substitutiste par la propagande par le fait. Vous ignorez aussi les travaux de Daniel Guérin sur la révolution française, le fascisme, l'anarchisme... Vous ignorez de même que la république des conseils ouvriers de Bavière en 1919 avait à sa tête des libertaires dont Erich Mûsham.
Quand vous décrivez les luttes de tendances au sein de là social démocratie, vous caricaturez en faisant une lutte entre l'aile marxiste et les révisionnistes. En fait, on peut trouver quatre tendances dans la social-démocratie d'avant 1914:
- une aile marxiste : Rosa Luxembourg, Pannekoek défendant les luttes du prolétariat, la grève de masse et la destruction de l'Etat :
- les révisionnistes réformistes comme Edouard Bernstein défendant «1 ' évolution pacifique du capitalisme» par les réformes ;
- un centre «orthodoxe» dont Karl Kautsky qui se caractérise par un fatalisme économique et un culte des forces productives qui deviennent pour ce type de marxisme dégénéré une sorte de dieu. Pour Karl Kautsky, ce sont les intellectuels qui doivent apporter du dehors la conscience socialiste au prolétariat : révision du marxisme donc !
- enfin les bolcheviks russes disciples de Karl Kautsky et amalgame typiquement russe de jacobinisme et de blanquisme.
Les conseils d'ouvrières et d'ouvriers n'existaient pas pendant la Commune de Paris. Aussi Marx n'en parle-t-il pas. Mais dès leur apparition en 1905 pendant la révolution russe, Lénine (1907) ne voit pas en eux un organe d'auto-gouvernement du prolétariat mais de simples comités de lutte...
La formule «dictature du prolétariat» ne veut plus rien dire aujourd'hui : les mots ont recouvert des faits. Les faits ont changé les mots de sens.
La Commune de Paris en 1871, c'était la destruction de l'Etat par un gouvernement où le débat existait entre proudhoniens et blanquistes.
La révolution d'octobre 1917, la dictature jacobine du parti bolchevik.
Il vaut donc mieux parler de pouvoir des conseils.
Jean-Luc Dallemagne, théoricien orthodoxe du trotskisme qui défend l'URSS stalinienne (la Chine, Cuba, etc..) comme des «Etats ouvriers' ' n'accuse-t-il pas lui aussi les courants ultra-gauche d'être des petits bourgeois : «Les divers courants de l'ultra gauche, issus de l'opposition à Lénine, retrouvent leur unité dans la revendication moralisatrice et petite bourgeoise de liberté» dans Construction du socialisme et révolution Jean-Luc Dallemagne (Editions Maspero).
Ce même Dallemagne qui défend la dictature du parti bolchevik et la répression de Cronstadt comme la dictature du prolétariat réalisée !
Ne confondons pas le capitalisme d'Etat avec le pouvoir des conseils ouvriers !
Concluons sur la révolution espagnole de 193 7 : pendant une période révolutionnaire «les amis de Durutti» ont eu une influence de masse, comme l'A. A.U.E. en Allemagne en 1920. Ne nous recroquevillons pas sur nos certitudes, essayons d'apprendre d'elles et d'eux. Ne les accusons pas péremptoirement d'avoir des positions révolutionnaires «malgré eux et leurs propres confusions», par hasard par «instinct de classe» plutôt que par une réelle compréhension de la situation dans laquelle se trouve le prolétariat dans son ensemble.
Bref, il me semble que le CCI veut clore préalablement un débat fécond entre anarchisme et marxisme.
Gauche Communiste Libertaire.
Notre réponse (extraits) : Peut-on concilier l'anarchisme et le marxisme ?
Dans le n°300 de Révolution internationale, nous n'avons cité que les deux tendances les plus marquantes de l'anarchisme, celles des deux "pères fondateurs", Proudhon et Bakounine. Nous n'ignorons pas les autres tendances qui sont ensuite apparues à partir de cette double matrice, mais nous pensons que le développement des courants anarchistes les plus significatifs doit être replacé dans son contexte historique, ce qui sera traité dans d'autres articles.
Dans cet article, nous critiquons l'anarchisme parce qu'il part de "principes abstraits éternels". Vous répondez : "Marx nous semble aujourd'hui un libertaire, un moraliste de la liberté. On ne peut séparer sa méthode d'une éthique, d'une morale de la liberté. Il critique le capitalisme qui nie les personnalités, la liberté individuelle. Un "marxiste" se doit de défendre la liberté et de respecter la liberté d'autrui. " Il n'y a pas de communiste véritable qui ne soit porté par l'idéal de la liberté, par la volonté de débarrasser la société de toutes les formes d'oppression, de tout le poids de la corruption et de l'inhumanité produits par des rapports sociaux fondés sur l'exploitation de l'homme par l'homme. Marx et Engels ont clairement explicité ce point de vue, eux qui ont dénoncé 1'aliénation humaine et 1'ampleur qu'elle atteint dans le capitalisme, eux qui ont défini le communisme comme le règne de la liberté, comme une association de producteurs libres et égaux où "le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous." ([21] [166])(..)
Cependant, d'après le marxisme, la révolution se fera non pas au nom de la liberté individuelle, mais comme l'émancipation d'une classe. Comment résoudre cette contradiction ? Le premier élément de cette résolution, c'est que l'individu n'est pas conçu ici comme une entité abstraite qui n' aurait aucun moyen de dépasser les oppositions d'intérêts individuels, mais comme la manifestation concrète de l'homme en tant qu'être social. Comme le développe Marx dans les Manuscrits de 1844, chaque individu voit dans l'autre un reflet de lui-même, au sens où 1'autre représente la condition de sa propre affirmation, de la réalisation de ses besoins, de ses désirs, de sa nature humaine. Contrairement au communisme primitif, 1'individu n'est plus soumis à la communauté, ni à la majorité comme dans la démocratie bourgeoise idéale. Marx introduit une rupture avec les conceptions de Rousseau et avec l'égalitarisme grossier de Weitling. On voit également que le communisme n'a strictement rien à voir avec les prétendus avantages du "socialisme réel" dont les staliniens ont fait pendant des années la publicité. Nous sommes d'accord avec vous pour dire que l'inégalité naturelle se réalise à travers une profonde égalité sociale. En abolissant le travail salarié et l'échange sous toutes ses formes, le communisme s'affirme comme la résolution du conflit entre intérêt particulier et intérêt général.
Vous savez combien Marx et Engels étaient hostiles à ces phrases creuses maniant allègrement les notions de "devoir, droit, vérité, morale justice, etc." Et pourquoi donc ? Parce que ces notions ne sont en aucune façon à l'origine de l'action des hommes. Si leur volonté et leur conscience jouent effectivement un grand rôle, c'est avant tout sous l'impulsion d'une nécessité matérielle. Les sentiments de justice et d'égalité ont animé les hommes de la révolution française, mais c'était une forme de conscience profondément mystifiée, eux qui étaient en train de consolider une nouvelle société d'exploitation. Et plus les phrases étaient enflammées, plus la réalité se révélait tout à fait sordide. Aussi, les notions de liberté et d'égalité n'ont-elles plus le même contenu ni n'occupent la même place pour les communistes. Les luttes et les révolutions prolétariennes nous montrent concrètement comment les valeurs morales ont été profondément modifiées ; ce sont la solidarité, le goût pour le combat, la conscience qui caractérisent les ouvriers lorsqu'ils s'affirment comme classe. Nous ne pouvons donc pas vous suivre dans votre lecture de Marx.
L'anarchisme a emprunté de nombreux éléments aux autres écoles socialistes et en particulier au marxisme. Mais ce qui le caractérise, ce qui en forme la base, c'est la méthode spéculative qu'il a reprise des matérialistes français du 18e siècle et de l'école idéaliste allemande ensuite. Selon cette conception, si la société est injuste c'est qu'elle n'est pas conforme à la nature humaine. On voit à quels problèmes insolubles cette position peut nous mener. Car, précisément, rien n'est plus variable que cette nature humaine. L'homme agit sur la nature extérieure, et parla il transforme sa propre nature. L'homme est un être sensible et raisonnable, disaient les matérialistes français. Mais rien n'y fait, l'homme ressent et raisonne de façon différente selon les époques historiques et la classe sociale à laquelle il appartient. Toutes les écoles de pensée jusqu'à Feuerbach, des plus modérées jusqu'aux plus radicales, vont partir de cette notion de nature humaine ou d'une notion dérivée comme l'éducation, les droits de l'homme, l'idée absolue, les passions humaines, l'essence humaine. Même ceux qui considèrent l'histoire comme un processus soumis à des lois, comme Saint-Simon et Hegel, finissent toujours par recourir à un principe abstrait éternel.
Avec Marx et l'émergence du prolétariat moderne on assiste à un complet renversement : ce n'est pas la nature humaine qui explique le mouvement historique, c'est le mouvement historique qui façonne diversement la nature humaine. Et cette conception matérialiste est la seule qui se place fermement sur le terrain de la lutte de classe. L'anarchisme, quant à lui, n'est pas parvenu à rompre avec la méthode spéculative et ce qu'il va puiser dans les philosophies passées, c'est à chaque fois le côté le plus idéaliste. Quelle plus belle abstraction que le "Moi égoïste" à laquelle aboutit Stirner à partir de sa critique de Feuerbach ! C'est en imitant Kant que Proudhon parvient à la notion de "liberté absolue" pour ensuite forger de très belles abstractions lui aussi, sur le plan économique la "valeur constituée", sur le plan politique le "libre contrat". Au principe abstrait de "la liberté", Bakounine, à partir de ce qu'il a pu comprendre de Hegel, ajoute celui de "l'égalité". Que peut-il y avoir là de commun avec le matérialisme historique dont vous vous revendiquez ?
A travers des oppositions abstraites comme liberté/autorité, fédéralisme/centralisme, non seulement on perd de vue le mouvement historique et les besoins matériels qui en forment la base, mais on transforme l'opposition bien réelle et concrète, celle des classes elle-même, en une abstraction qui peut être corrigée, limitée, remplacée par d'autres abstractions, comme "l'Humanité", par exemple. Telle était également la méthode du "socialisme vrai" en Allemagne : "La littérature socialiste et communiste française (...) cessa entre les mains des Allemands d'être l'expression de la lutte d'une classe contre une autre, ceux-ci se félicitèrent de s'être élevés au-dessus de l'étroitesse française et d'avoir défendu non pas de vrais besoins mais le "besoin du vrai" ; d'avoir défendu non pas les intérêts du prolétaire, mais les intérêts de l'être humain, de l'homme en général, de l'homme qui n 'appartient à aucune classe ni à aucune réalité et qui n 'existe que dans le ciel embrumé de la fantaisie philosophique (Ibid.). " C'est à notre avis dans ce type de piège que vous tombez en parlant "d'une position de principe qui va au-delà de la lutte du prolétariat ", des tribus primitives, des mères au foyer et des prostituées.
Beaucoup d'anarchistes furent d'authentiques militants ouvriers, mais du fait de leur doctrine ils furent sans cesse tentés de quitter le terrain de classe dès que le prolétariat était battu ou disparaissait momentanément de la scène sociale. En effet, pour l'anarchisme, ce n'est pas le prolétariat le sujet révolutionnaire finalement, c'est le peuple en général, encore une notion abstraite et irréelle. Mais qu'y a-t-il derrière le mot "peuple" qui a perdu tout son sens dans la société bourgeoise où les classes ont une physionomie beaucoup plus nette ? Rien d'autre que l'individu petit bourgeois idéalisé, un individu qui hésite entre les deux classes historiques, qui oscille tantôt du côté de la bourgeoisie, tantôt du côté du prolétariat, qui voudrait bien finalement réconcilier les classes, trouver un terrain d'entente, un mot d'ordre pour la lutte commune. Marx lui-même ne disait-il pas que tous les individus de la société subissent l'aliénation ? Vous connaissez sans doute la conclusion qu'il tirait de cette évidence ([22] [167]). Telle est l'origine de la revendication de "l'égalisation économique et sociale des classes" d'un Bakounine, et c'est aussi pourquoi Proudhon et Stirner concluent leurs thèses sur une défense de la petite propriété. Dans la genèse de l'anarchisme, c'est le point de vue de l'ouvrier fraîchement prolétarisé et qui refuse de toutes ses fibres cette prolétarisation qui s'exprime. Issus récemment de la paysannerie ou de l'artisanat, souvent mi-ouvrier et mi-artisan (comme les horlogers du Jura suisse, par exemple) ([23] [168]), ces ouvriers exprimaient le regret du passé face au drame que constituait pour eux la chute dans la condition ouvrière. Leurs aspirations sociales consistaient à vouloir faire tourner la roue de l'histoire en arrière. Au centre de cette conception il y a la nostalgie de la petite propriété. C'est pourquoi, à la suite de Marx, nous analysons l'anarchisme comme l'expression de la pénétration de l'idéologie petite-bourgeoise au sein du prolétariat. Le refus de la prolétarisation reste encore aujourd'hui le terreau du mouvement anarchiste qui reflète, plus globalement, l'énorme pression qu'exercent sur le prolétariat les couches et classes intermédiaires qui l'entourent et dont il provient lui-même pour une part. Dans ces classes petites-bourgeoises hétérogènes et sans perspective historique, ce qui domine, à côté du désespoir et des lamentations plaintives, c'est le chacun pour soi, la haute opinion de soi-même, l'impatience et l'immédiatisme, la révolte radicale mais sans lendemain. Ces comportements et cette idéologie ne sont pas sans influencer le prolétariat, affaiblissant son sens de la solidarité et de l'intérêt collectif. (...)
Les composantes les plus saines de l'anarchisme, celles qui furent le plus impliquées dans le mouvement ouvrier, ont été obligées de se démarquer sans cesse de ceux qui poussaient jusqu'au bout cette logique individualiste. Mais sans pouvoir aller à la racine du problème : "Il importe toutefois de se démarquer résolument des anarchistes purement individualistes qui voient dans le renforcement et le triomphe égoïstes de la personnalité le seul moyen de nier l'Etat et l'autorité et rejettent le socialisme lui-même, ainsi que toute organisation générale de la société comme forme d'oppression d'un moi n 'ayant d'autre fondement que lui-même. "([24] [169])
Il en est de la dictature et de la démocratie comme de la vérité et de la liberté, pris comme principes abstraits ils perdent tout leur sens. Ces notions ont elles aussi un contenu de classe : il y a la dictature bourgeoise ou la dictature du prolétariat, il y a la démocratie bourgeoise ou la démocratie ouvrière. Nous ne sommes pas d'accord avec vous lorsque vous écrivez : "La formule dictature du prolétariat ne veut plus rien dire aujourd'hui : les mots ont recouvert des faits. Les faits ont changé le sens des mots. " Le mot "communisme" a été galvaudé, traîné dans la boue lui aussi. Faut-il pour autant l'abandonner ? Toute la question consiste à définir ce qu'on entend par dictature du prolétariat. Comme vous le verrez en lisant notre presse, nous reprenons pour une large part les critiques que portait Rosa Luxemburg aux bolcheviks et nous défendons la démocratie ouvrière aux sein de la lutte de classe et de la révolution ([25] [170]). Avant de discuter toutes les questions posées par l'expérience russe, il faut partir de la définition que donne Marx de la dictature du prolétariat. Celle-ci désigne le régime politique instauré par la classe ouvrière au lendemain de l'insurrection et signifie que le prolétariat est la seule classe qui puisse mener à bien et jusqu'au bout la transformation de la société dans le sens du communisme. Il doit donc jalousement conserver son autonomie vis-à-vis de toutes les autres classes, son pouvoir et ses armes. Elle signifie également que le prolétariat doit réprimer fermement toutes les tentatives de restauration de l'ordre ancien. Pour nous la dictature du prolétariat est la démocratie plus complète pour le prolétariat et toutes les classes non-exploiteuses. Les leçons de la Commune ont été confirmées et approfondies par le surgissement des conseils ouvriers et l'insurrection de 1917. La révolution prolétarienne est bien "une série de phases s'engendrant les unes les autres ", comme vous dites en citant Pannekoek. La première phase est celle de la grève de masse qui pose le problème de l'internationalisation des luttes et qui atteint son sommet dans le surgissement des conseils. La seconde phase se caractérise par une situation de double pouvoir qui se dénoue par 1'insurrection, la destruction de 1'Etat bourgeois et l'unification du pouvoir des conseils ouvriers à l'échelle internationale. La troisième phase est celle de la transition vers le communisme, l'abolition des classes et le dépérissement du semi-Etat qui surgit inévitablement tant que les classes existent encore. En quoi cette série peut-elle relever d'une révolution bourgeoise ? Parce que, selon Marx et les marxistes, le facteur politique domine encore largement ? Le slogan "Tout le pouvoir aux conseils" lancé par la classe ouvrière (et surtout par Lénine) en 1917 fournit la démonstration la plus concrète de la primauté du politique dans la révolution prolétarienne. A contrario, les occupations d'usines en Italie en 1920, les expériences désastreuses en Espagne en 1936, montrent bien toute l'impuissance du prolétariat tant qu'il ne possède pas le pouvoir politique. C'est à notre avis l'autogestion qui a prouvé sa faillite, pas la dictature du prolétariat.
Une première différence avec la révolution bourgeoise saute au yeux. La transition vers le capitalisme s'est effectuée au sein de la société féodale, la prise du pouvoir de la bourgeoisie n'intervient qu'ensuite. C'est tout le contraire pour la révolution prolétarienne. Les conseillistes commettent ici une erreur téléologique des plus classiques. La fin des années 20 voit le triomphe du capitalisme d'Etat en Russie, donc la révolution russe ne pouvait être que bourgeoise ([26] [171]).
La méthode idéaliste de l'anarchisme l'enferme tellement dans des contradictions inextricables, que nombreux sont ceux qui durent rompre avec elle aux moments où le prolétariat s'est affirmé comme une force avec laquelle il fallait compter, ou en tout cas ont dû faire de profondes entorses à la sacro-sainte doctrine. Ainsi, Erich Mûhsam ([27] [172]) pouvait-il écrire en septembre 1919, en pleine vague révolutionnaire : "Les thèses théoriques et pratiques de Lénine sur l'accomplissement de la révolution et des tâches communistes du prolétariat ont donné à notre action une nouvelle base... Plus d'obstacles insurmontables à une unification du prolétariat révolutionnaire tout entier. Les anarchistes communistes ont dû, il est vrai, céder sur le point le plus important de désaccord entre les deux grandes tendances du socialisme ; ils ont dû renoncera l'attitude négative de Bakounine devant la dictature du prolétariat et se rendre sur ce point à l'opinion de Marx ([28] [173]). " Ainsi beaucoup d'anarchistes rejoignirent le camp du communisme. Mais la contre-révolution est une épreuve terrible qui voit le nombre de militants fondre comme neige au soleil, qui voit une altération progressive des principes communistes. Alors nombreux furent ceux qui retournèrent à leurs vieilles amours, les anarchistes mais aussi beaucoup de communistes qui rentrèrent au bercail social-démocrate. Seule la Gauche communiste pouvait tirer les leçons de la défaite, en restant fidèle à l'Octobre rouge, en étant capable de distinguer ce qui dans 1'expérience révolutionnaire relève d'un passé révolu et ce qui reste vivant, pour aujourd'hui et pour demain. C'est là que le combat de Gorter et de Miasnikov ([29] [174]) fut exemplaire.
Vous reprenez les thèses du Communisme de conseils et de son principal animateur Pannekoek. Dans La Gauche hollandaise et dans notre dernière Revue internationale (n° 101, Les communistes de conseils face à la guerre d'Espagne) vous pourrez prendre connaissance des critiques que nous portons à ce courant. Mais il est clair qu'il s'agit d'une composante authentique du courant de la Gauche communiste. Il est resté fidèle à l'internationalisme prolétarien pendant la seconde guerre mondiale tandis que beaucoup d'anarchistes et tout le courant trotskiste prenaient position pour le camp impérialiste des alliés, voire s'engageaient dans la résistance pour certains. Pannekoek est resté un marxiste véritable lorsque, dans Lénine philosophe, il critique la vision mécaniste qui apparaît dans Matérialisme et empiriocriticisme avec la théorie du reflet et vous avez raison d'affirmer que Lénine "oublie le matérialisme historique tel que Marx l'a exposé dans les Thèses sur Feuerbach ". Mais Pannekoek quitte lui-même le terrain du matérialisme historique lorsqu'à partir d'une erreur théorique qu'il détecte à juste titre chez Lénine, il en déduit la nature bourgeoise de la révolution russe. Nous avons republié dans notre Revue internationale un texte de la Gauche communiste de France qui répond dans le détail à ce texte de Pannekoek paru tardivement en 1938 ([30] [175]). C'est pour nous une erreur grossière de confondre une révolution prolétarienne qui dégénère et une révolution bourgeoise. Telle n'a jamais été la position de Gorter et de Miasnikov, ce ne fut pas celle de Pannekoek au début. Pour tous les militants, l'écrasante réalité des faits révélait sans aucun doute possible la nature prolétarienne de la vague révolutionnaire qui fit surgir des conseils ouvriers dans toute l'Europe centrale et orientale. (...)
Gorter et Miasnikov ([31] [176]), Pannekoek dans un premier temps, ont la même attitude face à la dégénérescence, ils combattent jusqu'au bout en vrais militants communistes, sans répudier la révolution prolétarienne ni conclure hâtivement au passage du parti bolchevik dans le camp de la bourgeoisie. Combattre le cours opportuniste en tant que Fraction du parti, poursuivre ce combat même après l'exclusion et jusqu'à ce que les faits démontrent avec certitude que le parti a fait siens les intérêts du capital national, telle est la seule attitude responsable pour sauver le programme révolutionnaire originel et l'enrichir, pour gagner à sa cause une partie des militants, pour tirer les leçons de la défaite. Pannekoek va rompre avec cette attitude qui pourtant avait été la sienne, comme elle avait été celle de Lénine et de Rosa Luxemburg lorsqu' ils furent confrontés à la trahison de la social-démocratie en 1914.
Nous ne sommes pas léninistes ([32] [177]), mais nous nous réclamons de Lénine, en particulier de son internationalisme intransigeant au moment de la première guerre mondiale. Les bolcheviks et le courant de Rosa Luxemburg, auquel appartint Pannekoek, qui combattirent le centrisme et l'opportunisme au sein de la social-démocratie d'avant guerre, ont représenté un phénomène historique et international de la plus haute importance. C'est la même tradition qu'on retrouve au sein de la Gauche de l'Internationale communiste et qui, dans des conditions beaucoup plus dramatiques, va se transmettre de génération en génération jusqu'à aujourd'hui. Les courants les plus créatifs, ceux qui nous ont transmis les leçons les plus riches, sont ceux qui sont restés fermes sur la nature prolétarienne de la révolution russe et qui ont su rompre avec l'opposition de gauche de Trotsky qui a sombré très vite dans l'opportunisme ([33] [178]). Vous avez raison de rappeler l'existence d'un courant centriste au sein de la social-démocratie d'avant-guerre représenté par Kautsky. Mais pour nous le centrisme n'est qu'une variante de l'opportunisme. D'autre part, le fait que Lénine n'ait pas identifié le centrisme de Kautsky aussi vite que Rosa Luxemburg ne contredit pas l'appartenance des bolcheviks au courant marxiste de la seconde Internationale.
Nous voyons deux contrevérités dans ce passage de votre lettre : "A la conception de Lénine d'une minorité agissante de révolutionnaires professionnels s'oppose celle d'Otto Ruhle, marxiste antiautoritaire exclu du KAPD sur ordre de Moscou... " L'Internationale communiste intervient sur deux problèmes, celui posé par Ruhle et les éléments plus proches du syndicalisme révolutionnaire que du marxisme, celui posé par le courant "national-bolchevik" de Laufenberg et Wolffheim. Mais sur ces deux questions, le KAPD est en plein accord avec l'IC. Pannekoek est le premier à pousser à l'exclusion des Hambourgeois dont les relents antisémites étaient inacceptables. Son attitude se distingue radicalement de Ruhle, il adopte clairement une position de parti lorsque, avec le KAPD, il se considère comme membre à part entière de l'IC, symbole de l’internationalisme et de la révolution mondiale. Et c'est conformément à cet esprit de parti que le KAPD va lutter au sein de PIC contre la montée de 1'opportunisme, pour faire triompher ses positions et non pas déserter le combat.
Les "ordres de Moscou" relèvent ici de la légende, tout comme la description du parti bolchevik faite par Rùhle et que vous reprenez. Ce parti a été traversé par de nombreuses discussions et beaucoup de crises qui montrent la richesse de sa vie politique interne. La conception élitiste est complètement étrangère à Lénine et vous faites un contresens sur les termes de "révolutionnaire professionnel". Pour la Fraction bolchevique, il s'agissait tout simplement ici de combattre le dilettantisme et les conceptions affinitaires des mencheviks. C'était revendiquer un minimum de cohérence et de sérieux dans les affaires du parti. Le substitutionnisme est un autre problème et effectivement il prend parfois l’aspect de travers jacobins chez Lénine. Nous avons longuement critiqué cette conception dans notre presse. Signalons simplement que c'était une conception partagée par tous les marxistes de la seconde Internationale, y compris Rosa Luxemburg ([34] [179]).
Cela nous amène à la seconde contrevérité. Vous dites que Lénine partage la conception d'une "minorité agissante". On accable Lénine de tous les péchés de la terre, mais là il n'y est pour rien car cette position appartient à l'anarchisme. Celui-ci ne reposant pas sur le matérialisme historique qui reconnaît au prolétariat une mission historique mais sur la révolte des masses opprimées contre l'autorité, il est nécessaire qu'une minorité éclairée puisse orienter cette masse hétérogène vers le royaume de la liberté absolue. Alors que le mouvement ouvrier était en train de rompre avec la période des sociétés secrètes, l'Alliance internationale de la démocratie socialiste de Bakounine maintient la conception d'une élite éclairée et conspiratrice. Alors que pour le marxisme, en s'émancipant le prolétariat émancipe du même coup l'humanité tout entière, pour l'anarchisme c'est l'humanité qui utilise la lutte du prolétariat comme un moyen pour s'émanciper. Alors que l'avant-garde révolutionnaire est pour le marxisme une partie d'un tout, la fraction la plus consciente du prolétariat, pour l'anarchisme la minorité agissante transcende la classe, elle exprime des intérêts "supérieurs", ceux de l'humanité vue comme entité abstraite. Cette conception est explicite chez Malatesta et Kropotkine et Max Nettlau la résume très bien : "Connaissant les habitudes autoritaires des masses [Kropotkine] pensait que celles-ci nécessitaient une infiltration et une impulsion de la part de militants libertaires, telle que celle de l’Alliance dans l’Internationale ([35] [180]). " Vous qui relevez les défaillances jacobines de Bakounine, vous savez combien l'Alliance était organisée de façon hiérarchique. Même si elle a pris des formes différentes, la théorie de la "minorité agissante" est restée une caractéristique constante dans l'histoire de l'anarchie. Encore une fois, ici la révolution n'est pas l'œuvre d'une classe consciente mais celle de forces élémentaires, celle des couches les plus déshéritées de la société, paysans pauvres, sans-travail, lumpenprolétariat, etc., et cette élite éclairée, qui va s'infiltrer dans les organes de la révolution pour donner l'impulsion dans la bonne direction, est totalement extérieure, elle ne repose sur rien d'autre que les "principes éternels". Ainsi disparaissent les mille liens qui unissent la classe ouvrière et les communistes, qui font de ceux-ci une sécrétion collective de celle-là et qu'on a vu s'exprimer dans les luttes politiques franches et ouvertes au sein des conseils ouvriers et des organisations communistes lors de la vague révolutionnaire. Dans la vision anarchiste deux types d'organisation se combinent : une minorité éclairée qui dissimule ses positions et ses objectifs, ici on tombe dans le monolithisme et on se prive du contrôle et de l'élaboration collective par l'assemblée générale des militants ; une organisation large et ouverte où chaque individu, chaque groupe est "libre et autonome" et n'a pas à assumer la responsabilité de ses actes et de ses positions. C'est cette conception qui explique pourquoi Mùhsam et Landauer ont accepté de cohabiter avec les pires opportunistes dans la première République des Conseils de Bavière. La confrontation politique, la responsabilité militante collective, qui permettent de corriger les erreurs commises par l'organisation, de faire triompher une position minoritaire si elle s'avère juste, de rassembler sur des bases claires les forces qui pourront résister à la dégénérescence de l'organisation, toutes ces bases organisationnelles saines sont rejetées par l'anarchisme. Cette conception organisationnelle de la "minorité agissante" est à l'opposé des conceptions antihiérarchiques, de la centralisation "organique", de la vie politique intense, qui caractérisent les organisations marxistes. (...)
CCI.
[1] [181] Comme par exemple la brochure de Balius Vers une nouvelle révolution.
[2] [182] Sur ce point central notre position n'est pas la même que celle d'Agustin Guillamon qui a publié une brochure sur ce groupe Le groupe des Amis de Durruti, 1937-39 ; ce travail est un effort important et sérieux de documentation sur l'expérience et les publications de ce groupe qui n'avait jamais été fait à notre connaissance. C'est pourquoi dans cet article nous faisons plusieurs fois référence à cette source. Mais si l'auteur met en avant que les événements d'Espagne 1936 ont signé la mort de l'anarchisme, il défend en même temps l'idée qu'une option révolutionnaire peut quand même en sortir.
[3] [183] Pour une analyse plus détaillée de juillet 1936 et de mai 1937, voir la brochure Espagne 1936 publiée par la section du CCI en Espagne.
[4] [184] Groupe des communistes internationalistes, principalement situé en Hollande, représentants du communisme de conseils. Un travail de ce groupe Révolution et contre-révolution en Espagne est publié dans notre brochure Espagne 1936 en espagnol.
[5] [185] Sur la position de ces courants, voir notre brochure Espagne 1936 en espagnol.
[6] [186] Et contrairement à ce que fera après le trotskisme, en s'engageant dans la défense de l'URSS dans la 2e guerre mondiale.
[7] [187] On peut voir la variante cinématographique de cette thèse dans des films, par exemple «Terre et liberté» du réalisateur anglais Ken Loach, qui ont eu droit à une forte promotion commerciale.
[8] [188] Courant au sein de la CNT, dirigé par Angel Pestana, qui voulait créer un «parti syndicaliste».
[9] [189] Fragment de réponse de Garcia Oliver, dirigeant célèbre de la CNT en 1936, fournie à l'enquêteur américain Bolloten en 1950, cité dans le livre de Guillamon.
[10] [190] Au comble du cynisme, une des dirigeantes de la CNT d'alors, Federica Montseny, a appelé les ouvriers à envoyer «des baisers pour les gendarmes» qui étaient en train de les massacrer.
[11] [191] Bilan n° 36, «La leçon des événements d'Espagne", octobre-novembre 1936.
[12] [192] «Le mouvement actuel», dans l’Ami du peuple n° 5, p. 3, tiré du livre de F. Mintzet M. Pecina .Les Amis de Durruti, les trotskistes et les événements de mai.
[13] [193] Guillamon explique dans son livre le rapprochement du groupe avec les idées exprimées par Buenaventura Durruti, particulièrement dans un de ses derniers discours du 5 novembre 1936.
[14] [194] Jaime Balius dans La Noche, «Attention travailleurs ! Pas un pas en arrière !» 2 mars 1937, cité par F. Mintzet M. Pecina : Les Amis..., op. cité, p. 14-15.
[15] [195] L'Ami du peuple n° 1, cité par F. Mintz, op. cité p. 68-69.
[16] [196] Voilà pourquoi Guillamon est obligé de mettre de côté ces considérations (ainsi que l'ensemble de la question de la guerre et de la révolution) quand il prétend démontrer que les Amis de Durruti ont exprimé une alternative révolutionnaire de l'anarchisme.
[17] [197] Jaime Balius, Vers une nouvelle révolution, 1997, Centre de documentation historico-sociale, Etcétera,p. 32-33.
[18] [198] L'Ami du peuple n° 1, cité par F. Mintz, op. cité p. 63..
[19] [199] Agustin Guillamon, Le groupe des Amis de Durruti 1937-1939, Op. cité, p. 70.
[20] [200] Lettre de Balius à Bolloten, 1946, citée par Guillamon, op. cité p. 89, souligné dans l'original.
[21] [201] Manifeste du Parti communiste Champ Libre, Paris 1983, p. 55, puis p. 61.
[22] [202] "La classe possédante et la classe du prolétariat représentent la même aliénation humaine. Mais la première se complaît et se sent confirmée dans cette aliénation de soi, elle éprouve l'aliénation comme sa propre puissance et possède en elle l'apparence d'une existence humaine ; la seconde se sent anéantie dans l'aliénation, elle voit en elle sa propre impuissance et la réalité d'une existence inhumaine. "La sainte famille, La Pléiade, Œuvres III, p. 459.
[23] [203] Au sein de l’AIT, la Fédération jurassienne, composée principalement d'horlogers a constitué un des soutiens les plus importants de "l'Alliance de la Démocratie socialiste" de Bakounine.
[24] [204] Vers une société libérée de l'Etat, La digitale/ Spartacus, Quimperlé-Paris, 1999, p. 94 puis p. 134.
[25] [205] Revue internationale n°99, 100 et 101, octobre 1999-avril 2000, "Comprendre la défaite de la révolution russe. " Révolution internationale n° 57, janvier 1979, "La démocratie ouvrière : pratique du prolétariat ".
[26] [206] Au sein des Gauches communistes, Gorter et Miasnikov furent parmi les premiers à s'élever et à lutter au sein de l'Internationale communiste et des partis communistes contre la dégénérescence de la révolution russe.
[27] [207] Anarchiste allemand ayant participé à la République des conseils ouvriers de Bavière en 1919
[28] [208] Cité par Rosmer dans Moscou sous Lénine, Petite Collection Maspero, Paris, 1970, tome I, p. 76.
[29] [209] Au sein des Gauches communistes, Gorter et Miasnikov furent parmi les premiers à s'élever et à lutter au sein de l'Internationale communiste et des partis communistes contre la dégénérescence de la révolution russe.
[30] [210] "Politique et philosophie de Lénine à Harper ", Revue internationale n° 25,27, 28, 30, 1981-1982.
[31] [211] Nous retraçons le combat de Miasnikov et de son Groupe ouvrier du Parti communiste-bolchevik dans la Revue internationale n° 101 : "1922-1923 : les fractions communistes contre la montée de la contre-révolution ".
[32] [212] " Sommes-nous devenus léninistes?" Revue internationale n° 96 et 97, 1999.
[33] [213] Cf. notre livre : La Gauche communiste d'Italie.
[34] [214] Cf. notre brochure : Organisations communistes et conscience de classe.
[35] [215] Histoire de l'anarchie, Éditions du Cercle, Éditions de la Tête de Feuilles, Paris, 1971, p. 254.
1924-28 : le Thermidor du capitalisme d'État stalinien
Pendant l'été 1927, en réponse à une série d'articles parus dans la Pravda qui rejette toute possibilité de "dégénérescence thermidorienne" de l'URSS, Trotsky défend la validité de cette analogie avec la révolution française, situation dans laquelle c'était une partie du parti jacobin qui était devenu lui-même le véhicule de la contre-révolution. Malgré les différences historiques entre les deux situations, Trotsky développe l'idée que le régime prolétarien isolé de la Russie peut succomber à une "restauration bourgeoise", non seulement à travers son renversement violent par les forces du capitalisme mais aussi de façon plus insidieuse et graduelle.
"Thermidor, écrit-il, constitue une forme spéciale de la contre-révolution menée à bien au cours de plusieurs épisodes, qui a utilisé, au début, des éléments du parti dominant en les regroupant et en les opposant les uns aux autres ". ("Thermidor", traduit de l'anglais par nous, publié dans The challenge of the Left Opposition 1926-27, PathfinderPress, 1980). Et il souligne que Lénine lui-même avait tout à fait accepté qu'un tel danger puisse exister en Russie : "Lénine ne pensait pas qu'on puisse exclure la possibilité que des changements économiques et culturels en direction d'une dégénérescence bourgeoise puisse avoir lieu sur une longue période, même avec les bolcheviks au pouvoir; cela pouvait arriver via l'assimilation politique et culturelle inconsciente d'une certaine couche du parti bolchevik à une autre couche d'éléments petit-bourgeois qui se développait. "
Parallèlement, Trotsky développe immédiatement qu'au moment présent, Thermidor, tout en constituant un danger croissant posé par le développement de la bureaucratie et d'influences ouvertement capitalistes au sein de l'URSS, est bien loin d'avoir eu lieu. Dans la Plate-forme de l'Opposition unie qui est publiée peu de temps après cet article, lui et ses partenaires expriment l'idée que la perspective de la révolution internationale est loin d'être épuisée et qu'en Russie même se maintiennent des acquis considérables de la révolution d'octobre, en particulier le "secteur socialiste" de l'économie. L'Opposition reste donc engagée dans la lutte pour la réforme et la régénération de l'État soviétique et dans sa défense inconditionnelle vis-à-vis des attaques de l'impérialisme.
Avec le recul de l'histoire cependant, il est clair que les analyses de Trotsky sont en retard sur la réalité. Pendant l'été 1927, les forces de la contre-révolution bourgeoise ne font qu'achever leur annexion du parti bolchevik.
Il y a trois éléments clés qui expliquent la mauvaise interprétation par Trotsky de la situation à laquelle est confrontée l'Opposition en 1927.
l. Trotsky sous-estime la profondeur et l'étendue des avancées de la contre-révolution parce qu'il est incapable de revenir sur ses origines historiques, de reconnaître en particulier le rôle joué par les erreurs politiques du parti bolchevik dans l'accélération de la dégénérescence de la révolution. Comme nous l'avons vu dans de précédents articles de cette série, si la raison fondamentale de l'affaiblissement du pouvoir prolétarien en Russie réside dans l'isolement, dans l'échec de l'extension de la révolution et dans les dévastations causées par la guerre civile, le parti bolchevik lui-même aggrave les choses en se confondant avec l'appareil étatique et par sa volonté de substituer son autorité à celle des organes unitaires de la classe (les soviets, les comités d'usine, etc.). Ce processus est déjà discernable en 1918 et atteint un point particulièrement grave avec la répression de la révolte de Cronstadt en 1921. Et Trotsky trouve d'autant plus difficile de critiquer cette politique qu'il a souvent joué un rôle prééminent dans sa mise en oeuvre (comme par ses appels à la militarisation du travail en 1920-21).
2. Trotsky comprend clairement que la montée de la bureaucratie stalinienne a été grandement facilitée par la succession de défaites internationales subies par la classe ouvrière : Allemagne 23, Grande Bretagne 26, Chine 27. Mais il est incapable d'appréhender la dimension historique de cette série de défaites. En cela, il n'est pas tout seul : ce n'est qu'avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir en Allemagne que, par exemple, les fractions de la Gauche italienne comprennent clairement que le cours de l'histoire est renversé et qu'il mène à la guerre. De, son côté, Trotsky n'est jamais capable de voir que ce renversement a eu lieu et, durant toutes les années 1930, il continue à voir des signes annonciateurs d'une révolution imminente alors qu'en fait les ouvriers sont de plus en plus dévoyés de leur terrain de classe et poussés sur la pente glissante de l’antifascisme et donc de la guerre impérialiste (Fronts populaires, guerre en Espagne...). Quoi qu'il en soit, "l'optimisme" infondé de Trotsky sur les possibilités de la révolution le conduit à mal interpréter les causes et les effets de la politique étrangère stalinienne ainsi que les réactions des grandes puissances impérialistes. La Plate-forme de l'Opposition unifiée de 1927 (influencée sans aucun doute par la propagande du moment sur "la menace de guerre" qui met en avant l'imminence d'une guerre entre la Grande Bretagne et la Russie) insiste sur l'idée que les puissances impérialistes seront contraintes de lancer une attaque contre l'Union soviétique puisque cette dernière, malgré la domination de la bureaucratie stalinienne, constitue toujours une menace pour le système capitaliste mondial. Dans ces conditions, l'Opposition de gauche reste engagée sincèrement dans la défense de l'URSS. Elle fait bien sûr beaucoup de critiques incisives contre la façon dont la bureaucratie stalinienne sabote les luttes ouvrières en Grande Bretagne et en Chine. En fait, les résultats désastreux de la politique de l'Internationale vis à vis de ces deux pays constituent un élément déterminant dans la décision de l'Opposition de 1926-27 de se regrouper et d'intervenir. Mais ce que Trotsky et l'Opposition unifiée ne saisissent pas c'est que la politique stalinienne en Grande Bretagne et en Chine où la lutte de classe est clairement sabotée au profit d'alliances avec des fractions bourgeoises `amies' de l'URSS (la bureaucratie syndicale en Grande Bretagne, le Kuomintang en Chine), marque une étape qualitative en comparaison du gâchis opportuniste mené par l'Internationale en Allemagne 1923. Ces événements expriment un tournant décisif dans le sens de l'insertion de l'État russe dans le jeu de pouvoir du capital à l'échelle mondiale. A partir de ce moment, l'URSS est amenée à agir sur l'arène mondiale en tant que nouvelle puissance impérialiste et sa défense d'un point de vue communiste est de moins en moins acceptable puisque la raison d'être de celle-ci -c'est-à-dire que l'URSS serve de bastion de la révolution mondiale- a été liquidée.
3. Etroitement liée à cette erreur est l'incapacité de Trotsky à identifier le véritable fer de lance de la contre-révolution. Sa défense de l'URSS se base sur un critère erroné : non pas, comme le fait la Gauche italienne, sur la prise en considération de son rôle international, ni sur le fait que la classe ouvrière y détienne réellement le pouvoir politique mais sur des critères purement juridiques : le maintien de formes nationalisées de propriété au centre de l'économie et le monopole de l'État sur le commerce extérieur. De ce point de vue, Thermidor ne peut prendre que la forme du renversement de ces formes juridiques et d'un retour à des expressions classiques de propriété privée. Les véritables forces "thermidoriennes", donc, ne peuvent être que ces éléments en dehors du parti qui poussent au retour à la propriété privée (ou plutôt individuelle), tels que les koulaks, les hommes de la NEP, les économistes politiques comme Ustryalov et ceux qui les soutiennent le plus ouvertement dans le parti, en particulier la fraction autour de Boukharine. Le stalinisme est caractérisé comme étant une forme de centrisme, sans véritable politique propre, balançant perpétuellement entre les ailes droite et gauche du parti. Parce qu'il est lui-même attaché à l'identification du socialisme avec des formes nationalisées de propriété, Trotsky est incapable de voir que la contre-révolution capitaliste peut s'établir sur la base de la propriété étatique. Ceci condamne le courant qu'il dirige à ne pas comprendre la nature du projet stalinien et à sans arrêt lancer des "avertissements" contre le retour aux formes de propriété privée qu'on ne verra jamais (en tout cas pas jusqu'à l'effondrement de l'URSS en 1991; et même, à ce moment là, cela va se faire partiellement seulement). Nous pouvons comprendre ainsi l'hésitation fatale dont a fait preuve l'Opposition face à la mise en avant par Staline de l'infâme théorie du "socialisme en un seul pays".
A l'automne 1924, dans un long et pompeux ouvrage intitulé Problèmes du léninisme, Staline formule la théorie du "socialisme en un seul pays". Basant son argumentation sur une phrase unique de Lénine rédigée en 1915, phrase qui peut être interprétée de différentes manières de toutes façons, Staline rompt avec un principe fondamental du mouvement communiste depuis son origine : une société sans classe ne peut être établie qu'à l'échelle mondiale. Son affirmation ridiculise la révolution d'octobre elle-même puisque, comme Lénine et les bolcheviks l'ont inlassablement répété, l'insurrection ouvrière en Russie était apparue comme une réponse internationaliste à la guerre impérialiste, de même qu'elle n'était et ne pouvait être que la première étape d'une révolution prolétarienne à l'échelle mondiale.
La proclamation du "socialisme en un seul pays" ne constitue pas une simple révision théorique ; c'est la déclaration ouverte de la contre-révolution. Le parti bolchevik dans son ensemble est déjà pris dans la contradiction d'intérêts entre les principes prolétariens et les besoins de l'État russe qui représente de façon croissante les nécessités du capital contre la classe ouvrière. Staline résout cette contradiction d'un seul coup : dorénavant la loyauté ira seulement aux besoins du capital national russe ; et malheur à ceux qui, dans le parti, s'accrocheront à la mission prolétarienne originelle de celui-ci.
Deux événements cruciaux permettent à la fraction stalinienne de mettre en avant ouvertement ses véritables intentions : la défaite de la révolution allemande en octobre 1923 et la mort de Lénine en janvier 1924. Plus que tout autre revers dans la vague révolutionnaire d'après guerre, la défaite en Allemagne en 1923 a montré que le recul du prolétariat européen est plus qu'un problème temporaire, même si personne à cette époque ne peut deviner à quel point sera longue la nuit de la contre-révolution. Ce résultat ne peut que renforcer la position de ceux pour qui l'idée d'étendre la révolution sur tout le globe n'est pas seulement une plaisanterie mais un obstacle à l'objectif visant à faire de la Russie une grande puissance économique et militaire.
Comme nous l'avons vu dans le dernier article de cette série, Lénine a déjà commencé une lutte contre la montée du stalinisme et il n'aurait certainement pas approuvé l'abandon ouvert de l'internationalisme que la bureaucratie a proclamé avec une hâte indécente juste après sa mort. Il est sûr que Lénine seul n'aurait pas pu constituer une barrière suffisante à la victoire de la contre-révolution. Comme Bilan l'a écrit dans les années 30, étant données les limites objectives auxquelles était confrontée la révolution russe, son destin en tant qu'individu aurait sans aucun doute été le même que celui du reste de l'Opposition : "Devant Lénine, s’il avait survécu, le centrisme aurait eu la même attitude qu'il a prise envers les nombreux bolcheviks qui ont payé par la déportation, la prison et l'exil la fidélité qu'ils ont voulu garder au programme internationaliste d'octobre 1917". (Bilan n° 18, avril-mai 1935, p.610, "L'État prolétarien"). De même, sa mort a retiré un obstacle majeur au projet stalinien. Une fois Lénine mort, non seulement Staline a enterré son héritage politique, mais il a également créé le culte du "léninisme". Son célèbre discours "Nous te faisons le serment, camarade Lénine" lors des funérailles de ce dernier donne déjà le ton, modelé sur les rituels de l'église orthodoxe. De façon symbolique, Trotsky est absent à l'enterrement. Il est en convalescence dans le Caucase ; mais il s'est aussi fait avoir par une petite manœuvre de Staline qui a consisté à donner à Trotsky une information erronée sur la date de la cérémonie. Ainsi Staline peut se présenter au monde entier comme le successeur naturel de Lénine.
Aussi cruciale que soit la déclaration de Staline, le parti bolchevik n'en saisit pas immédiatement toute la portée. En partie parce qu'elle a été émise discrètement, quelque peu enfouie dans un indigeste morceau du travail "théorique" de Staline. Mais plus important encore parce que les bolcheviks sont insuffisamment armés théoriquement pour combattre cette nouvelle conception.
Nous avons déjà noté, au cours de cette série, que les confusions entre le socialisme et la centralisation par l'État des rapports économiques bourgeois avaient longtemps hanté le mouvement ouvrier, en particulier pendant la période de la social-démocratie ; et les programmes révolutionnaires de la vague révolutionnaire de 1917-23 n'avaient en aucune manière exorcisé ce fantôme. Mais le flux ascendant de la révolution avait renforcé la vision du socialisme authentique, et avant tout la nécessité de son établissement à l'échelle internationale. Par contre, dans la mesure où le reflux de la révolution mondiale laisse le poste avancé de celle-ci totalement isolé, il apparaît une tendance grandissante à la théorisation de l'idée qu'en développant le secteur "socialiste" étatisé de son économie l'Union soviétique va pouvoir accomplir des pas importants dans la construction d'une société socialiste. La Gauche italienne, dans le même article qu'on vient de citer, note cette tendance dans certains des derniers écrits de Lénine : "...les derniers articles de Lénine sur la coopération expriment le reflet de la nouvelle situation conséquente aux défaites du prolétariat mondial, et il n'est nullement étonnant qu'ils aient pu servir aux falsificateurs qui ont ébauché la théorie du «socialisme en un seul pays»...".
Ces idées sont théorisées ensuite par l'Opposition de gauche, en particulier par Trotsky et Préobrajensky, dans "le débat sur l'industrialisation" au milieu des années 20. Ce débat est provoqué par les difficultés rencontrées par la NEP qui a exposé la Russie à des manifestations plus ouvertes de la crise capitaliste telles que le chômage, l'instabilité des prix et le déséquilibre entre les différentes branches de l'économie. Trotsky et Préobrajensky critiquent la politique économique prudente de l'appareil du parti, son incapacité à adopter des plans à long terme, le fait qu'il se repose trop sur l'industrie légère et l'action spontanée du marché. Pour reconstruire l'économie soviétique sur une base saine et dynamique, disent-ils, il est nécessaire d'allouer plus de ressources au développement de l'industrie lourde, ce qui requiert une planification économique à long terme. Puisque l'industrie lourde constitue le cœur du secteur étatisé et que le secteur étatisé est défini comme "socialiste", la croissance industrielle est identifiée au progrès du socialisme et correspondrait donc aux intérêts du prolétariat. Les "industrialiseurs" de l'Opposition de gauche sont convaincus que ce processus peut être lancé dans une économie russe à prédominance agricole, non en développant une dépendance envers les importations de capital et de technologie étrangers, mais par une sorte "d'exploitation" des couches de la paysannerie (les plus riches en particulier) au moyen d'impôts et de manipulations des prix. Cela produirait assez de capital pour financer l'investissement dans le secteur étatique et la croissance de l'industrie lourde. Ce processus est décrit comme de "l'accumulation socialiste primitive", comparable dans son contenu, sinon par les méthodes proposées, à la période d'accumulation primitive du capital décrite par Marx dans Le capital. Pour Préobrajensky en particulier, "l'accumulation socialiste primitive" n'est rien moins que la loi fondamentale de l'économie de transition et doit être conçue comme un contrepoids à l'action de la loi de la valeur : "N'importe quel lecteur peut compter sur ses doigts les facteurs qui font contrepoids à la loi de la valeur dans notre pays : le monopole du commerce extérieur ; le protectionnisme socialiste ; un plan d'importations sévère établi dans l'intérêt de l'industrialisation ; l'absence d'échange équivalent avec l'économie privée qui assure l'accumulation pour le secteur étatique en dépit des conditions hautement défavorables créées par son bas niveau de technologie. Mais tout cela, étant données leurs bases dans l'économie étatique unifiée, constitue les moyens externes, les manifestations externes de la loi de l'accumulation socialiste primitive." ("Sur l'avantage de l'étude théorique de l'économie soviétique", traduit de l'anglais par nous, d'un recueil d'écrits de Préobrajensky édité par Donald A. Filtzer, The crisis of soviet industrialisation).
Cette théorie est fausse sur deux plans essentiels :
Comme il est lui-même porteur de ces confusions, ce n'est pas par hasard que le courant de gauche autour de Trotsky ne saisit pas immédiatement la signification totalement contre-révolutionnaire de la déclaration de Staline.
En fait, la première attaque explicite contre la théorie du socialisme en un seul pays provient d'une personne inattendue : l'ancien allié de Staline, Zinoviev. En 1925, le triumvirat Staline-Zinoviev-Kamenev éclate. Le seul véritable facteur qui a fait son unité, était "la lutte contre le trotskisme", comme Zinoviev l'admettra plus tard; cette bête noire du trotskisme était vraiment l' oeuvre de l'appareil qui avait essentiellement pour but de préserver la position du triumvirat dans l'appareil du parti contre la figure qui, après Lénine, incarne de la façon la plus évidente l'esprit de la révolution d'octobre, Léon Trotsky. Mais, comme nous l'avons vu dans le dernier article de cette série, la position initiale de l'Opposition de gauche autour de Trotsky est brisée du fait de son incapacité à répondre à l'accusation de "factionalisme" que l'appareil lui a lancée, accusation soutenue par les mesures que toutes les principales tendances du parti ont votées au 10e congrès en 1921. Confrontée au choix de se constituer en un groupement illégal (comme le Groupe ouvrier de Miasnikov) ou de se retirer de toute action organisée au sein du parti, l'Opposition adopte cette dernière attitude. Mais au fur et à mesure que la politique contre-révolutionnaire de l'appareil devient de plus ou plus ouverte, ceux qui conservent une loyauté envers les principes internationalistes du bolchevisme -même si, dans certains cas, il s'agit d'une loyauté très fragile- sont contraints de montrer plus ouvertement leur opposition.
L'émergence de l'Opposition autour de Zinoviev en 1925 est une expression de cela, même si ce brusque tournant à gauche qu'il fait reflète également son souci de maintenir sa propre position personnelle au sein du parti ainsi que la base de son pouvoir sur l'appareil du parti à Leningrad. Assez naturellement Trotsky -qui en 1925-26 est entré dans une phase de semi-rétrait de la vie politique- est très soupçonneux envers cette nouvelle Opposition. Et au début, il reste très neutre dans les premiers échanges entre les staliniens et les zinovievistes, comme au 14e congrès par exemple durant lequel ces derniers admettent qu'ils se sont largement trompés dans leurs diatribes contre le trotskisme. Néanmoins, il existe un élément fondamental de clarté prolétarienne dans les critiques de Zinoviev envers Staline : comme nous l'avons dit, il dénonce en réalité la théorie du socialisme en un seul pays avant Trotsky et commence à parler du danger du capitalisme d'État. Et comme la bureaucratie renforce son emprise sur le parti et sur l'ensemble de la classe ouvrière, et qu'en particulier les résultats catastrophiques de sa politique internationale deviennent évidents, la poussée vers un front commun entre les différents groupements d'opposition devient de plus en plus urgente.
Malgré ses doutes, Trotsky et ses partisans joignent leurs forces aux zinovievistes dans l'Opposition unifiée en avril 1926. Au début, l'Opposition unifiée comprend aussi le groupe Centralisme démocratique (les "décistes") de Sapranov ; en fait Trotsky reconnait que "l'initiative de l'unification est venue des centralistes démocratiques. La première conférence avec les zinovievistes a eu lieu sous la présidence du camarade Sapranov" ("Nos différences avec les centralistes démocratiques", 11 novembre 1928, traduit de l'anglais par nous, du livre cité plus haut.) Cependant, il semble que les centralistes démocratiques sont exclus à un moment donné en 1926, probablement parce qu'ils appellent à la formation d'un nouveau parti bien que cela ne soit pas en accord avec les revendications contenues dans la plate-forme du groupe en 1927 sur laquelle nous reviendrons plus tard[1] [218].
Malgré son accord formel pour ne pas s'organiser en tant que fraction, l'Opposition de 1926 est obligée de se constituer comme organisation distincte, avec ses propres réunions clandestines, ses gardes du corps et ses courriers ; et en même temps, elle fait une tentative bien plus déterminée que l'Opposition de 1923 pour diffuser son message, pas seulement vers la direction du parti mais vers la base. Cependant à chaque pas qu'elle fait pour se constituer en fraction, l'appareil du parti multiplie les manœuvres, les calomnies, les rétrogradations et les expulsions. La première vague de ces mesures répressives a lieu après que les espions de l'appareil ont démasqué une réunion de l'Opposition dans les bois près de Moscou pendant l'été 1926. La première riposte de l'Opposition est de réitérer ses critiques de la politique intérieure et étrangère du régime et de défendre sa cause face à l'ensemble des membres du parti. En septembre et en octobre, des délégations de l'Opposition interviennent dans les réunions des cellules d'usine à travers tout le pays. La plus marquante est celle qui se déroule dans l'usine d'aviation de Moscou où Trotsky, Zinoviev, Piatakov, Radek, Sapranov et Smilga défendent le point de vue de l'Opposition contre les interpellations et les insultes des sbires de l'appareil. La réponse de l'appareil stalinien est en fait encore plus brutale. Elle évolue vers l'élimination des dirigeants de l'Opposition des postes les plus importants qu'ils occupent dans le parti. Ses avertissements contre l'Opposition deviennent de plus en plus explicites, faisant allusion non seulement à l'expulsion du parti mais à l'élimination physique. L'ex-oppositionnel Larin exprime tout haut les pensées cachées de Staline à la 15e conférence du parti en octobre novembre 1926 : "Soit l'Opposition doit être exclue et supprimée légalement, soit la question sera réglée à coups de pistolet dans les rues, comme l'ont fait les socialistes révolutionnaires à Moscou en 1918" (traduit de l'anglais par nous -cité dans Daniels, The Conscience of the Revolution : Communist Opposition in Soviet Russia).
Mais comme nous l'avons déjà dit, l'Opposition de Trotsky est aussi entravée par ses propres faiblesses fatales : sa loyauté obstinée par rapport au bannissement des fractions adopté au congrès du parti de 1921 et ses hésitations à voir la nature véritablement contre-révolutionnaire de la bureaucratie stalinienne. A la suite de la condamnation de ses manifestations dans les cellules d'usine en octobre, les leaders de l'Opposition signent une prise de position admettant qu'ils ont violé la discipline du parti et abjurant toute activité "fractionnelle" ultérieure. A la réunion plénière de l'Exécutif de PIC en décembre, la dernière fois où l'Opposition a l'autorisation de défendre son point de vue dans l'Internationale, Trotsky est de nouveau affaibli par sa volonté de ne pas mettre en question l'unité du parti. Comme l'écrit Anton Ciliga : "Cependant, malgré l'éclat polémique de son discours, Trotsky enveloppa de trop de prudence et de diplomatie l'exposé du débat. L'assistance ne put comprendre toute la profondeur, tout le tragique des divergences qui séparaient l'Opposition de la majorité (..). L'Opposition -j’en fus frappé- ne se rendait pas compte de sa faiblesse; elle allait de même sous-estimer l'importance de sa défaite et négliger d'en tirer les enseignements. Pendant que la majorité de Staline-Boukharine manœuvrait pour obtenir l'exclusion totale de l'Opposition, celle-ci recherchait constamment le compromis, l'arrangement à l'amiable. Cette timidité de l'Opposition décida sinon du fait même de sa défaite, du moins de la faiblesse de sa résistance." (Au pays du grand mensonge).
Le même schéma se répète vers la fin de 1927. Poussée à l'action par le fiasco de la bureaucratie en Chine, l'Opposition avance une plate-forme formelle pour le 15e congrès. Sa tentative rencontre une manœuvre typique de l'appareil. Il oblige l'Opposition à avoir recours à une imprimerie clandestine pour produire sa plate-forme ; et le guépéou qui y fait une descente découvre "par hasard" qu'un "officier de Wrangel" en lien avec des contre-révolutionnaires à l'étranger y joue un rôle actif. Bien que l'officier s'avère être un agent provocateur de la Guépéou, le discrédit jeté sur l'Opposition est exploité au maximum. Sous une pression croissante, l'Opposition décide une nouvelle fois de faire un appel direct aux masses, en prenant la parole dans différentes manifestations et réunions du parti, en intervenant en particulier dans les manifestations en l'honneur de la révolution d'octobre (novembre 1927) sous sa propre banderole. En même temps, elle fait finalement une tentative pour soulever la question du testament de Lénine. En fait, c'est trop peu et trop tard. La masse des ouvriers s'enlise dans l'apathie politique et ne comprend pas grand-chose aux différences entre l'Opposition et le régime. Comme Trotsky lui-même en prend conscience, contrairement à Zinoviev qui est aveuglé provisoirement par l'optimisme à ce moment-là, les masses sont lasses de la lutte révolutionnaire et sont plus probablement influencées par les promesses de socialisme en Russie faites par Staline que par n'importe quel appel à de nouveaux soulèvements politiques. Mais de toutes façons, l'Opposition est incapable de présenter une alternative révolutionnaire claire et distincte, ce que souligne la timidité des banderoles dans la manifestation de novembre quand elles lancent des slogans tels que "A bas l'Ustryalovisme", "Contre une scission", etc. ; en d'autres termes, elle souligne la nécessité d'une "unité léniniste" dans le parti au moment où le parti de Lénine est annexé par la contre-révolution ! Une fois de plus, les staliniens ne montrent pas la même timidité. Ses voyous tabassent beaucoup de manifestants ce jour-là et, peu après, Trotsky et Zinoviev sont grossièrement expulsés du parti. C'est le début d'une spirale d'expulsions, d'exils, d'emprisonnement et finalement de massacres contre les restes prolétariens du parti bolchevik.
Plus démoralisant que tout est l'effet que la répression grandissante a sur le moral de l'Opposition elle-même. Presque immédiatement après leur expulsion, l'alliance Trotsky-Zinoviev vole en éclat, la composante la plus faible rompant avec la première : Zinoviev, Kamenev et la majorité de leurs partisans capitulent de façon minable, confessent leurs "erreurs" et vont mendier leur réadmission dans le parti. Beaucoup de trotskistes de l'aile droite capitulent également à ce moment-là[2] [219].
Ayant détruit la gauche au sein du parti, Staline se tourne rapidement vers ses alliés de droite, les disciples de Boukharine dont la politique est plus ouvertement favorable aux capitalistes privés et aux koulaks. Confronté à une série de problèmes économiques immédiats, en particulier la famine et la pénurie de biens, mais surtout poussé par la nécessité de développer les capacités militaires de la Russie dans un monde orienté vers de nouvelles conflagrations impérialistes, Staline annonce son "tournant à gauche" -un virage soudain vers une industrialisation rapide- et "la liquidation des koulaks comme classe" l'expropriation forcée des paysans riches et moyens.
Le nouveau tournant de Staline, suivi d'une campagne contre "le danger de droite" dans le parti, a pour effet de décimer encore plus les rangs de l'Opposition. Ceux qui, comme Préobrajensky, ont mis tant d'insistance sur l'industrialisation comme élément clé pour avancer vers le socialisme, sont rapidement mystifiés en croyant que Staline peut mettre objectivement en oeuvre le programme de la gauche et ils appellent les trotskistes à revenir dans le giron du parti. Tel est le destin politique de la théorie de "l'accumulation socialiste primitive".
Les événements de 1927-28 marquent clairement un virage. Le stalinisme a définitivement triomphé à travers la destruction de toute force d'opposition dans le parti ; il n'existe plus d'obstacle maintenant à la poursuite de son programme essentiel : la construction d'une économie de guerre sur la base d'un capitalisme d'État plus ou moins intégral. Ceci signifie effectivement la mort du parti bolchevik, sa fusion totale avec la bureaucratie capitaliste d'État. Avec son coup suivant, le stalinisme affirme sa domination finale sur l'Internationale, la transformation complète de cette dernière en un instrument de la politique étrangère russe. En adoptant la théorie du socialisme en un seul pays au 6e congrès en août 1928, l'IC signe son arrêt de mort en tant qu'Internationale aussi sûrement que l'Internationale socialiste l'avait fait en 1914. C'est vrai même si, comme dans la période qui avait suivi 1914, l'agonie mortelle de chaque parti communiste pris séparément en dehors de la Russie est un processus plus long, ne touchant à sa fin qu'au milieu des années 1930 avec la déroute de leurs propres oppositions de gauche et l'adoption ouverte d'une position de défense nationale dans la préparation au second holocauste mondial.
Mais si la conclusion ci-dessus peut sembler claire comme de l'eau de roche avec le recul; cette question est encore chaudement débattue dans les cercles oppositionnels qui survivent alors. En 1928-29, cela prend en grande partie la forme d'un débat entre Trotsky et les centralistes démocratiques dont l'influence croissante sur ses partisans peut sans doute être évaluée à la mesure de l'énergie qu'il met à polémiquer contre leurs erreurs "sectaires ultra-gauchistes".
Les "décistes" existent depuis 1919 et ont critiqué de façon cohérente le danger de bureaucratisation du parti et de l'État. Ayant été expulsés de l'Opposition unifiée, ils présentent leur propre plate-forme signée "Le groupe des quinze[3] [220]" au 15e congrès du parti (un crime pour lequel ils sont immédiatement expulsés de ses rangs). Selon Miaskovsky ce texte n'est pas en continuité directe avec le groupe désiste qui l'a précédé et montre que Sapropel s'est rapproché des analyses du Groupe ouvrier: "Dans ses principaux points, dans son estimation de la nature de l'État en URSS, ses idées sur l'État ouvrier, le programme des quinze est très proche de l'idéologie du Groupe ouvrier." (L'ouvrier communiste)
A première vue cependant, la plate-forme ne diffère pas fondamentalement de celle adoptée par l'Opposition unifiée, même si elle est peut-être plus complète dans sa dénonciation du régime oppressif auquel est confrontée la classe ouvrière dans les usines, de la croissance du chômage, de la disparition de toute vie prolétarienne dans les soviets, de la dégénérescence du régime interne du parti et des effets catastrophiques de la politique du "socialisme en un seul pays" au niveau international. En même temps, elle se situe encore dans la problématique de la réforme radicale, s'identifiant à l'appel à une industrialisation plus rapide et mettant en avant un certain nombre de mesures ayant pour but de régénérer le parti et de restaurer le contrôle du prolétariat sur l'État et l'économie. A aucun moment elle n'appelle à la création d'un nouveau parti ni à une lutte directe contre l'État. Mais ce qui est cependant notable, c'est que le texte tente d'aller à la racine du problème de l'État, réaffirmant la critique marxiste du côté faible de l'État en tant qu'instrument de la révolution prolétarienne et mettant en garde contre le danger que l'État ne s'autonomise totalement vis-à-vis de la classe ouvrière. De plus, dans sa façon de traiter la question de la propriété de l'État, il souligne qu'il n'y a rien de fondamentalement socialiste là-dedans : "...pour nos entreprises d'État, la seule garantie contre leur développement dans la direction capitaliste est l'existence de cette dictature prolétarienne. Seulement la chute de cette dictature ou bien sa dégénérescence peut changer la direction de leur développement. Dans ce sens, elles acquièrent dans tout notre système économique une pure base pour l'édification du socialisme. Ce qui ne veut pas dire qu'elles sont déjà socialistes.
(..) Caractériser de telles formes d'organisation de l'industrie, où la force de travail demeure encore une marchandise, comme du socialisme, même comme un mauvais socialisme, c'est enjoliver la réalité de toute manière, discréditer le socialisme aux yeux des travailleurs, c'est présenter comme solides des tâches qui ne le sont pas encore et faire passer la NEP pour le socialisme".
Bref, sans la domination politique du prolétariat, l'économie, y compris sa composante étatisée, ne peut aller que dans une direction capitaliste, point qui n'a jamais été clair chez Trotsky pour qui les formes de propriété nationalisée peuvent par elles-mêmes garantir le caractère prolétarien de l'État. Pour finir, la plate-forme des quinze paraît bien plus consciente de l'imminence d'un Thermidor. En fait, elle met en avant le point de vue que la liquidation finale du parti par la faction stalinienne signifierait la fin de tout caractère prolétarien du régime :
"La bureaucratisation du parti, la dégénérescence de ses éléments dirigeants, la fusion de l'appareil du parti avec l'appareil bureaucratique du gouvernement, l'influence diminuée de la partie prolétarienne du parti, l'introduction de l'appareil gouvernemental dans les luttes intérieures du parti -tout cela montre que le comité central a déjà dépassé dans sa politique les limites du bâillonnement du parti et commence la liquidation- et la transformation de ce dernier en un appareil auxiliaire de l'État. L'exécution de cette liquidation du parti signifierait la fin de la dictature prolétarienne dans l'Union des Républiques socialistes soviétiques. Le parti est l'avant-garde et l'arme essentielle dans la lutte de la classe prolétarienne. Sans cela, ni sa victoire, ni le maintien de la dictature prolétarienne ne sont possibles. "
Donc même si la Plate-forme des quinze apparaît encore sous-estimer le degré de triomphe auquel le capitalisme a déjà abouti en Russie, il est bien plus facile pour les “décistes” ou au moins une partie importante d'entre eux, de tirer des conclusions rapides des événements de 1927-28 : la destruction de l'Opposition entre les mains de la terreur d'État de Staline signifie que le parti bolchevik est devenu un “cadavre puant", comme le déciste V. Smirnov le décrit et qu'il ne reste plus rien à défendre dans le régime. C'est certainement le point de vue que combat Trotsky dans sa lettre "Nos différences avec les centralistes démocratiques" dans laquelle il écrit au déciste Borodai que "Vos amis de Kharkov, d'après ce que je sais, ont adressé aux ouvriers un appel basé sur l'idée fausse que la révolution d'octobre et la dictature du prolétariat sont déjà liquidées. Ce manifeste, faux dans son essence, a fait le plus grand tort à l'Opposition". Sans aucun doute Trotsky définit-il comme "tort" le fait qu'une aile croissante de l'Opposition s'approche des mêmes conclusions.
De même, les “décistes” sont capables de saisir qu'il n'y a rien de socialiste dans le soudain "tournant à gauche" de Staline et de résister à la vague de capitulations qu'il a provoquée. Mais ils ne les laissent en aucune façon indemnes et ces événements provoquent des scissions dans leurs rangs également. Selon Ciliga et d'autres, Sapranov lui-même capitule en 1928, croyant que l'offensive contre les koulaks exprime un tournant vers la politique socialiste. Cependant, il existe aussi des indications selon lesquelles il a rapidement conclu que le programme d'industrialisation de Staline est de nature capitaliste d'État. Entre autres choses, Miasnikov écrit dans L'ouvrier communiste en 1929 que Sapranov a été arrêté cette année-là et annonce aussi un regroupement entre le Groupe ouvrier, le Groupe des quinze et les restes de l'Opposition ouvrière. Smirnov, pour sa part, a perdu la boussole d'une autre façon :
"Le jeune déciste Volodia Smirnov en arriva même à dire : "Il n'y a jamais eu en Russie de révolution prolétarienne, ni de dictature du prolétariat. Il y a eu simplement une "révolution populaire" par le bas et une dictature bureaucratique par le haut. Lénine n'a jamais été un idéologue du prolétariat. Du début à la fin, il a été un idéologue de l'intelligentsia. "Ces concepts de Smirnov étaient liés à l'idée générale que, par des voies directes, le monde va vers une nouvelle forme sociale : le capitalisme d'État, avec la bureaucratie pour nouvelle classe dirigeante. Il mettait sur le même plan la Russie soviétique, la Turquie kemaliste, l'Italie fasciste, l'Allemagne en marche vers l'hitlérisme et l’Amérique de Hoover-Roosevelt. "Le communisme est un fascisme extrémiste, le fascisme est un communisme modéré" écrivait-il dans son article "Le comfascisme". Cette conception laissait quelque peu dans l'ombre les forces et les perspectives du socialisme. La majorité de la fraction déciste, Davidov, Shapiro, etc., estima que l'hérésie du jeune Smirnov dépassait les bornes, et celui-ci fut exclu à grand fracas du groupe. " (Ciliga, op.cit.)
Ciliga ajoute qu'il n'est pas difficile de considérer l'idée de Smirnov d'une "nouvelle classe" comme précurseur de Burnham, de même que son point de vue sur Lénine comme idéologue de l'intelligentsia sera plus tard reprise par les communistes de conseils. Ce qui a pu commencer comme une vision valable -la tendance universelle au capitalisme d'État à l'époque de la décadence du capitalisme- est devenue, dans les circonstances de défaite et de confusion, une voie vers l'abandon du marxisme.
De même, ceux qui dans le milieu de la Gauche communiste russe appellent à la formation immédiate d'un nouveau parti, quoique leur préoccupation soit juste, ont perdu de vue les réalités de la période. Un nouveau parti ne peut pas être créé par un acte de volonté dans une période de défaite de plus en plus profonde du prolétariat mondial. Ce qu'il faut faire avant tout, c'est formé des fractions de gauche capables de préparer les bases programmatiques d'un nouveau parti quand les conditions de la lutte de classe internationale le permettront ; mais c'est une conclusion que seule la Gauche italienne a été capable de tirer de façon vraiment cohérente.
Tout ceci témoigne des difficultés extrêmes auxquelles sont confrontés les groupes d'opposition à la fin des années 1920 qui sont de plus en plus contraints de développer leurs analyses depuis les prisons du Guépéou qui, ironie de l'histoire, constituent un oasis de débat politique dans un pays qui est contraint au silence par une terreur étatique sans précédent. Mais à travers tout le traumatisme des capitulations et des scissions, un réel processus de convergence a lieu autour des positions les plus claires de la Gauche communiste, impliquant les “décistes”, les survivants du Groupe ouvrier et de l'Opposition ouvrière et les "intransigeants" de l'Opposition trotskiste. Ciliga lui-même appartient à l'extrême-gauche de l'Opposition trotskiste et décrit sa rupture avec Trotsky pendant l'été 1932, après qu'il a reçu un important texte programmatique de Trotsky intitulé "Les problèmes de développement de l'URSS : projet de programme pour l'Opposition de gauche internationale face à la question russe" :
“Depuis 1930, ils attendaient que leur chef prit position et déclarât que l’État soviétique actuel n'était pas un État ouvrier. Or, voici que dès le premier chapitre du "Programme", Trotsky le définissait nettement comme un "État prolétarien". Une déception encore plus grave attendait l'aile gauche dans l'analyse du plan quinquennal : son caractère socialiste, le caractère socialiste des buts et même des méthodes était affirmé avec insistance dans le "Programme". (..) Il était désormais vain d'espérer que Trotsky ferait jamais la distinction entre bureaucratie et prolétariat, entre capitalisme d'État et socialisme. Ceux d'entre les "négateurs" de gauche qui n’arrivait pas à trouver du socialisme dans ce qu'on édifiait en Russie n'avaient rien de mieux à faire qu'à rompre avec Trotsky et à quitter le "collectif trotskiste". Il s'en trouva une dizaine -dont j'étais- qui s'y résolurent en effet. (..) Ainsi, après avoir pris part à la vie idéologique et aux luttes de l'Opposition russe, j'aboutissais -ainsi que bien d'autres avant et après moi– à la conclusion suivante : Trotsky et ses partisans sont trop intimement liés au régime bureaucratique en URSS pour pouvoir mener la lutte contre ce régime jusqu'à ses conséquences extrêmes. (..)Pour lui, la tâche de l'Opposition était d'améliorer le système bureaucratique, non de le détruire, de lutter contre l'"exagération des privilèges" et l'"extrême inégalité des niveaux de vie" -non pas contre les privilèges ou l'inégalité en général. (..)
"Opposition bureaucratique ou prolétarienne" tel est le titre que je donnai à l'article dans lequel j'exposais, en prison, ma nouvelle attitude envers le trotskisme. Je passais désormais dans le camp de l'Opposition russe d'extrême gauche : "Centralisme démocratique", "Opposition ouvrière", "Groupe ouvrier ".
Ce qui séparait cette Opposition du trotskisme, ce n'était pas seulement la façon déjuger le régime et de comprendre les problèmes actuels. C'était avant tout la façon de comprendre le rôle du prolétariat dans la révolution. Pour les trotskistes, c'était le parti, pour les groupes d'extrême gauche, c'était la classe ouvrière qui était le moteur de la révolution. La lutte entre Staline et Trotsky concernait la politique du parti, le personnel dirigeant du parti; pour l'un comme pour l'autre le prolétariat n'était qu'un objet passif. Les groupes de l'extrême gauche communiste au contraire s'intéressaient avant tout à la situation et au rôle de la classe ouvrière, à ce qu'elle était en fait dans la société soviétique et à ce qu'elle devait être dans une société qui se donnerait sincèrement pour tâche d'édifier le socialisme. Les idées et la vie politique de ces groupes m'ouvraient une perspective nouvelle et posaient des problèmes inconnus de l'Opposition trotskiste : comment le prolétariat doit-il s'y prendre pour conquérir les moyens de production enlevés à la bourgeoisie, pour contrôler efficacement le parti et le gouvernement, pour instaurer la démocratie ouvrière et préserver la révolution de la dégénérescence bureaucratique ?..."
Les conclusions de Ciliga peuvent avoir eu une certaine tonalité conseilliste et des années plus tard, lui aussi allait être désillusionné par le marxisme. Néanmoins, il décrit un processus réel de clarification prolétarienne dans les conditions les plus difficiles. Evidemment, il est particulièrement tragique que bien des fruits de ce processus aient été perdus et qu'ils n'aient pas eu d'impact immédiat sur le prolétariat russe démoralisé. En fait certains rejettent ces efforts comme inutiles et témoignant de la nature sectaire et abstentionniste de la Gauche communiste. Mais le travail des révolutionnaires à l'échelle de l'histoire et la lutte des communistes de gauche russes pour comprendre la terrible défaite qui les a frappés, garde une importance théorique qui est toujours très valable pour le travail des révolutionnaires d'aujourd'hui. Et cela vaut la peine de réfléchir à l'impact négatif du fait que ce ne sont pas les thèses des intransigeants mais les tentatives de Trotsky de réconcilier l'irréconciliable, de trouver quelque chose de prolétarien dans le régime stalinien qui devait prédominer dans le mouvement oppositionnel hors de Russie. Cette incapacité à reconnaître que Thermidor avait eu lieu devait avoir des conséquences désastreuses et contribuer à la trahison ultime du courant trotskiste à travers l'idéologie de "la défense de l'URSS" dans la deuxième guerre mondiale.
Avec la mise au silence de la Gauche communiste russe, la recherche pour résoudre "l'énigme russe" pendant les années 1930 et 1940 fut essentiellement prise en charge par les révolutionnaires hors de Russie. Ce sont leurs débats et leurs analyses sur lesquels nous reviendrons dans le prochain article de cette série.
CDW.[1] [221] En fait, il y a bien des choses qui restent obscures dans l'histoire des “décistes” et d'autres courants de gauche en Russie, et il y a encore beaucoup de recherches à faire. Le sympathisant du CCI, Ian, qui est décédé en 1997, s'était engagé dans une longue recherche sur la gauche communiste russe, et était en particulier convaincu de l'importance du rôle joué par le groupe de Sapranov. On ne peut que regretter qu'il n'ait pas pu achever ces recherches. Le CCI tente de reprendre certains des fils de ce travail ; nous espérons aussi que la réémergence d'un milieu politique prolétarien en Russie permettra de faciliter l'avancée de cette recherche.
[2] [222] Ce n'étaient pas les premiers des vieux Oppositionnels à faire la paix avec le régime. L'année précédente, les chefs de l'Opposition ouvrière, Mevdiev, Chliapnikov et Kollontai, et même Ossinski qui avait été un centraliste de gauche démocratique et communiste résolu, ainsi que la femme de Lénine, Kroupskaïa, avaient renoncé à toute activité oppositionnelle.
[3] [223] La plateforme du “Groupe des quinze” fut initialement publiée hors de Russie par la branche de la Gauche italienne qui publiait le journal Réveil communiste à la fin des années 1920. Elle parut en allemand et en français sous le titre A la veille de Thermidor, révolution et contre-révolution dans la Russie des soviets -Plate-forme de l'Opposition de gauche dans le parti bolchevique (Sapranov, Smirnov, Obhorin, Kalin, etc.) au début de 1928. Le CCI a l'intention de publier une version anglaise de ce texte dans un futur proche.
Le 21e siècle va commencer. Que va-t-il apporter à l'humanité ? Dans le numéro 100 de notre Revue, à la suite des célébrations par la bourgeoisie de l'an 2000, nous écrivions : "Ainsi s'achève le XXe siècle, le siècle le plus tragique et le plus barbare de l'histoire humaine : dans la décomposition de la société. Si la bourgeoisie a pu célébrer avec faste l'an 2000, il est peu probable qu'elle puisse faire de même en l'an 2100. Soit parce qu'elle aura été renversée par le prolétariat, soit parce que la société aura été détruite ou sera revenue à l'âge de pierre. "L'enjeu était ainsi nettement posé : ce que sera le 21e siècle dépend entièrement du prolétariat. Soit il est capable de faire la révolution, soit c'est la destruction de toute civilisation voire de l'humanité. Malgré tous ses beaux discours humanistes et les déclamations euphoriques qu'elle nous assène aujourd'hui, la bourgeoisie ne fera rien pour empêcher une telle issue. Ce n'est pas une question de bonne ou de mauvaise volonté de sa part ou de la part de ses gouvernements. Ce sont les contradictions insurmontables de son système, le capitalisme, qui conduisent de façon inéluctable la société à sa perte. Depuis une décennie, nous sommes abreuvés quotidiennement de campagnes sur "la fin du communisme" voire de la classe ouvrière. Aussi, il est nécessaire de réaffirmer avec force que malgré toutes les difficultés que peut rencontrer le prolétariat, il n'existe pas d'autre force dans la société capable de résoudre les contradictions qui assaillent cette dernière. C'est parce que cette classe n'a pas été capable jusqu'à présent de mener à bien sa tâche historique de renversement du capitalisme que le 20e siècle a sombré dans la barbarie. Elle ne pourra trouver les forces pour accomplir sa responsabilité dans le siècle qui vient que si elle capable de comprendre les raisons pour lesquelles elle a manqué les rendez-vous que l'histoire lui avait donnés au cours du siècle qui s'achève. C'est à cette compréhension que se propose modestement de contribuer cet article.
Avant que d'examiner les causes de l'échec du prolétariat à accomplir sa tâche historique au cours du 20 siècle, il importe de revenir sur une question au sujet de laquelle les révolutionnaires eux-mêmes n'ont pas toujours exprimé la plus grande clarté:
La question est fondamentale car de sa réponse dépend en partie la capacité de la classe ouvrière à prendre la pleine mesure de sa responsabilité historique. Un grand révolutionnaire comme Amadeo Bordiga ([1] [224]) n'a-t-il pas affirmé, par exemple, que "la révolution socialiste est aussi certaine que si elle avait déjà eu lieu". Mais il n'est pas le seul à avoir émis une telle idée. On retrouve celle-ci dans certains écrits de Marx, d'Engels ou d'autres marxistes après eux.
Ainsi, on peut lire dans le Manifeste communiste une affirmation qui ouvre la porte à l'idée que la victoire du prolétariat ne serait pas inéluctable : "Oppresseurs et opprimés se sont trouvés en constante opposition ; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée, tantôt ouverte, qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine des deux classes en lutte."([2] [225]) Cependant, cette constatation s'applique uniquement aux classes du passé. Pour ce qui est de l'affrontement entre prolétariat et bourgeoisie, l'issue ne fait pas de doute :
En réalité, dans les termes employés par les révolutionnaires, il y a eu souvent confusion entre le fait que la révolution communiste était absolument nécessaire, indispensable pour sauver l'humanité, et son caractère certain.
Ce qui est le plus important, évidemment, c'est de démontrer, et le marxisme s'y est employé depuis le début :
Cependant, tout le 20 siècle témoigne de l'immense difficulté de cette tâche. En particulier, il nous permet de mieux comprendre que pour la révolution communiste, absolue nécessité ne veut pas dire certitude, que les jeux ne sont pas faits d'avance, que la victoire du prolétariat n'est pas d'ores et déjà écrite sur le grand livre de l'histoire. En effet, outre la barbarie dans laquelle ce siècle est tombé, la menace d'une guerre nucléaire qui a pesé sur le monde pendant 40 ans a permis de toucher du doigt le fait que le capitalisme pouvait très bien détruire la société. Cette menace est pour le moment écartée du fait de la disparition des grands blocs impérialistes mais les armes qui pourraient mettre fin à l'espèce humaine sont toujours présentes, comme continuent d'être présents les antagonismes entre Etats qui pourrait un jour aboutir à l'emploi de ces armes.
D'ailleurs, dès la fin du siècle dernier, en énonçant l'alternative "Socialisme ou Barbarie", Engels, co-rédacteur avec Marx du Manifeste communiste, était déjà revenu sur l'idée du caractère inéluctable de la révolution et de la victoire du prolétariat. Aujourd'hui, il est important que les révolutionnaires disent clairement à leur classe, et pour ce faire qu'ils soient vraiment convaincus, qu'il n'existe pas de fatalisme, que les jeux ne sont pas faits à l'avance, et que l'enjeu des combats que mène le prolétariat n'est ni plus ni moins que la survie de l'humanité. C'est seulement si elle est consciente de l'ampleur de cet enjeu que la classe ouvrière pourra trouver la volonté de renverser le capitalisme. Marx disait que la volonté était la manifestation d'une nécessité. La volonté du prolétariat de faire la révolution communiste sera d'autant plus grande que sera impérieuse à ses yeux la nécessité d'une telle révolution.
Les révolutionnaires du siècle dernier, même s'ils ne disposaient pas de l'expérience du 20 siècle pour donner une réponse à cette question, ou même pour la formuler clairement, nous ont cependant fourni déjà des éléments pour une telle réponse.
Cette citation très connue du 18 brumaire de Louis Bonaparte rédigé par Marx au début de 1852 (c'est-à-dire quelques semaines après le coup d'Etat du 2 décembre 1851) vise à rendre compte du cours difficile et tortueux de la révolution prolétarienne. Une telle idée est reprise, près de 70 ans plus tard, par Rosa Luxemburg dans l'article qu'elle a écrit à la veille de son assassinat, à la suite de l'écrasement de l'insurrection de Berlin en janvier 1919 :
A une condition il est vrai ! Car il faut étudier dans quelles conditions la défaite s'est chaque fois produite."([5] [228])
Ces citations évoquent essentiellement le cours douloureux de la révolution communiste, la série de défaites qui jalonnent son chemin vers la victoire. Mais elles permettent de mettre en évidence deux idées essentielles :
C'est justement la différence entre les révolutions bourgeoises et la révolution prolétarienne qui permet de comprendre pourquoi la victoire de cette dernière ne saurait être considérée comme une certitude.
En effet, le propre des révolutions bourgeoises, c'est-à-dire la prise du pouvoir politique exclusif par la classe capitaliste, c'est qu'elles ne constituent pas le point de départ mais le point d'arrivée de tout un processus de transformation économique au sein de la société. Une transformation économique au cours de laquelle les anciens rapports de production, c'est-à-dire les rapports de production féodaux, sont progressivement supplantés par les rapports de production capitalistes qui servent de point d'appui à la bourgeoisie dans sa conquête du pouvoir politique :
Tout différent est le processus de la révolution prolétarienne. Alors que les rapports de production capitalistes avaient pu se développer progressivement au sein de la société féodale, les rapports de production communistes ne peuvent se développer au sein de la société capitaliste dominée par les rapports marchands et dirigée par la bourgeoisie. L'idée d'un tel développement progressif "d'îlots communistes" au sein du capitalisme appartient au socialisme utopique et elle a été combattue par le marxisme et le mouvement ouvrier depuis le milieu du siècle dernier. Il en est de même d'une autre variante de cette idée, celle des coopératives de production ou de consommation qui n'ont jamais pu et ne pourront jamais échapper aux lois du capitalisme et qui, au mieux, transforment les ouvriers en petits capitalistes, quand elles ne les conduisent pas à devenir leurs propres exploiteurs. En réalité, du fait qu'elle est la classe exploitée du mode de production capitaliste, privée par définition de tout moyen de production, la classe ouvrière ne dispose pas au sein du capitalisme, et ne peut disposer, de points d'appui économiques pour la conquête du pouvoir politique. Au contraire, le premier acte de la transformation communiste de la société consiste dans la prise du pouvoir politique à l'échelle mondiale par l'ensemble du prolétariat organisé en conseils ouvriers, c'est-à-dire un acte conscient et délibéré. C'est à partir de cette position de pouvoir politique, la dictature du prolétariat, que ce dernier pourra consciemment transformer progressivement les rapports économiques, socialiser l'ensemble de la production, abolir les échanges marchands, notamment le premier d'entre eux, le salariat, et créer une société sans classes.
La révolution bourgeoise, la prise du pouvoir politique exclusif par la classe capitaliste, était inéluctable dans la mesure où elle découlait d'un processus économique lui-même inéluctable à un certain moment de la vie de la société féodale, un processus dans lequel la volonté politique consciente des hommes avait peu à faire. En fonction des circonstances particulières existant dans chaque pays, elle a pu intervenir plus ou moins tôt au cours du processus de développement du capitalisme ou prendre différentes formes : renversement violent de l'Etat monarchique, comme en France, ou conquête progressive de positions politiques par la bourgeoisie au sein de cet Etat, comme ce fut plutôt le cas en Allemagne. Elle a pu aboutir à une république, comme aux Etats-Unis ou à une monarchie constitutionnelle, dont l'exemple typique est représenté par le régime monarchique de l'Angleterre, c'est-à-dire de la première nation bourgeoise. Cependant, dans tous les cas, la victoire politique finale de la bourgeoisie était assurée. Et même quand les forces politiques révolutionnaires de la bourgeoisie subissaient un revers (comme ce fut le cas par exemple en France avec la Restauration ou en Allemagne avec l'échec de la révolution de 1848), cela n'affectait que très peu la marche en avant de cette classe sur le plan économique et même sur le plan politique.
Pour le prolétariat, la première condition du succès de sa révolution est évidemment qu'existent les conditions matérielles de la transformation communiste de la société, des conditions qui sont données par le développement du capitalisme lui-même.
La deuxième condition de la révolution prolétarienne consiste dans le développement d'une crise ouverte de la société bourgeoise faisant la preuve évidente que les rapports de production capitalistes doivent être remplacés par d'autres rapports de production.([7] [230])
Mais une fois que ces conditions matérielles sont présentes, il n'en découle pas forcément que le prolétariat soit capable de faire sa révolution. Puisqu'il est privé de tout point d'appui économique au sein du capitalisme, sa seule véritable force, outre son nombre et son organisation, est sa capacité à prendre clairement conscience de la nature, des buts et des moyens de son combat. C'est bien le sens de la citation de Rosa Luxemburg qui est donnée plus haut. Et cette capacité du prolétariat à prendre conscience ne découle pas automatiquement des conditions matérielles auxquelles il est confronté comme il n'est écrit nulle part qu'il pourra acquérir cette conscience avant que le capitalisme ne plonge la société dans la barbarie totale ou la destruction.
Et un des moyens dont il dispose pour s'éviter, et éviter à la société, cette dernière issue, c'est justement qu' il tire pleinement les leçons de ses défaites, comme le rappelle Rosa Luxemburg. Il lui appartient en particulier de comprendre pourquoi il n'a pas été capable de faire sa révolution au cours du 20e siècle.
C'est le propre des révolutionnaires que de surestimer les potentialités du prolétariat à un instant donné. Marx et Engels n'ont pas échappé à cette tendance puisque, lorsqu'ils rédigent le Manifeste Communiste, au début de 1848, ils pensent que la révolution prolétarienne est imminente et que la révolution bourgeoise qui se prépare en Allemagne, et qui aura effectivement lieu quelques mois après, servira de marchepied au prolétariat pour la prise du pouvoir dans ce pays. Cette tendance s'explique parfaitement par le fait que les révolutionnaires, et c'est pour cela qu'ils le sont, aspirent de toutes leurs forces au renversement du capitalisme et à l'émancipation de leur classe ce qui suscite chez eux souvent une certaine impatience. Cependant, contrairement aux éléments petits bourgeois ou ceux qui sont influencés par l'idéologie petite bourgeoise, ils sont capables de reconnaître rapidement l'immaturité des conditions pour la révolution. En effet, la petite bourgeoisie est par excellence une classe qui, politiquement, vit au jour le jour, n'ayant aucun rôle historique à jouer. L'immédiatisme et l'impatience ("la révolution tout de suite" comme la réclamaient les étudiants révoltés des années 1960) sont le propre de cette catégorie sociale qui peut lors d'une révolution prolétarienne, pour une partie de ses éléments, rejoindre le combat de la classe ouvrière mais qui, dès que le vent tourne, se rallie au plus fort, c'est-à-dire à la bourgeoisie. En revanche, les révolutionnaires prolétariens, expression d'une classe historique, sont capables de surmonter leur impatience et de s'atteler à la tâche patiente et difficile de préparer les futurs combats de la classe.
C'est pour cela qu'en 1852, Marx et Engels avaient reconnu que les conditions de la révolution n'étaient pas mûres en 1848 et que le capitalisme devait encore connaître tout un développement pour qu'elles le deviennent. Ils estimèrent qu'il fallait dissoudre leur organisation, la Ligue des communistes, qui avait été fondée à la veille de la révolution de 1848, avant qu'elle ne tombe sous l'influence d'éléments impatients et aventuristes (la tendance Willitch-Schapper).
En 1864, lorsqu'ils participèrent à la fondation de l'Association Internationale des Travailleurs (AIT), Marx et Engels pensaient de nouveau que l'heure de la révolution avait sonné, mais avant même la Commune de Paris de 1871, ils s'étaient rendu compte que le prolétariat n'était pas encore prêt car le capitalisme disposait encore devant lui de tout un potentiel de développement de son économie. Après l'écrasement de la Commune qui signifiait une grave défaite pour le prolétariat européen, ils comprirent que le rôle historique de l'AIT était terminé et qu'il était nécessaire de la préserver elle aussi des éléments impatients et aventuristes, voire aventuriers (comme Bakounine) représentés principalement par les anarchistes. C'est pour cela qu'au Congrès de La Haye de 1872 (le seul congrès où ces deux révolutionnaires ont participé directement), ils sont intervenus pour obtenir l'exclusion de Bakounine et de son Alliance pour la Démocratie socialiste de même qu'ils ont proposé et défendu la décision de transférer le Conseil général de l'AIT de Londres à New-York, loin des intrigues qui se développaient de la part de toute une série d'éléments afin de mettre la main sur l'Internationale. Cette décision correspondait en fait à une mise en sommeil de l'AIT dont la conférence de Philadelphie prononcera la dissolution en 1876.
Ainsi, les deux révolutions qui s'étaient produites jusqu'à ce moment-là, 1848 et la Commune, avaient échoué parce que les conditions matérielles de la victoire du prolétariat n'existaient pas. C'est au cours de la période suivante, celle qui connaît le développement du capitalisme le plus puissant de son histoire, que ces conditions allaient éclore.
Cette dernière période correspond à une étape de grand développement du mouvement ouvrier. C'est celle où se créent les syndicats dans la plupart des pays et où sont fondés les partis socialistes de masse qui, en 1889, se regrouperont au sein de l'Internationale socialiste (deuxième internationale).
Dans la plupart des pays d'Europe occidentale, le mouvement ouvrier organisé gagne pignon sur rue. Si, dans un premier temps, certains gouvernements persécutent les partis socialistes (comme c'est le cas en Allemagne où sont mises en place, entre 1878 et 1890, des "lois antisocialistes"), cette politique tend à laisser la place à une attitude plus bienveillante. Ces partis deviennent de véritables puissances dans la société au point que, dans certains pays, ils disposent du groupe le plus puissant au Parlement et donnent l'impression qu'ils vont pouvoir conquérir la majorité au sein de celui-ci. Le mouvement ouvrier semble être devenu invincible. Pour beaucoup, l'heure approche où il réussira à renverser le capitalisme en s'appuyant sur cette institution spécifiquement bourgeoise : la démocratie parlementaire.
Parallèlement à cette montée en force des organisations ouvrières, le capitalisme connaît une prospérité sans égal, donnant l'impression qu'il est devenu capable de surmonter les crises cycliques qui l'avaient affecté au cours de la période précédente. Au sein même des partis socialistes se développent les tendances réformistes qui considèrent que le capitalisme a réussi à surmonter ses contradictions économiques et qu'il est, de ce fait, vain de songer à le renverser par la révolution. Il apparaît même des théories, comme celle de Bernstein ; qui considèrent qu'il faut "réviser" le marxisme, notamment en abandonnant sa vision "catastrophiste". La victoire du prolétariat sera le résultat de toute une série de conquêtes obtenues sur le plan parlementaire ou syndical.
En réalité, ces deux forces antagoniques dont la puissance semble se développer en parallèle, le capitalisme et le mouvement ouvrier, sont minées de l'intérieur.
Le capitalisme pour sa part, vit ses dernières heures de gloire (celles qui sont restées dans la mémoire collective comme "la belle époque"). Alors que, sur le plan économique, sa prospérité semble ne passe démentir, particulièrement dans les puissances émergeantes que sont l'Allemagne et les Etats-Unis, l'approche de sa crise historique se fait sentir avec la montée de l'impérialisme et du militarisme. Les marchés coloniaux, comme l'avait mis en évidence Marx un demi-siècle auparavant, avaient constitué un facteur fondamental du développement du capitalisme. Chaque pays capitaliste avancé, y compris les petits pays comme la Hollande et la Belgique, s'était constitué un empire colonial comme source de matières premières et comme débouché de ses marchandises. Or, à la fin du 19e siècle, l'ensemble du monde non capitaliste a été partagé entre les vieilles nations bourgeoises. Désormais l'accès pour chacune d'entre elles à de nouveaux débouchés et à de nouveaux territoires la conduit à se heurter au pré-carré de ses rivales. Le premier choc intervient en septembre 1898 à Fachoda, au Soudan, où la France et l'Angleterre, les deux principales puissances coloniales, ont failli s'affronter lorsque les objectifs de la première (contrôler le haut Nil et coloniser un axe Ouest-Est, Dakar-Djibouti) se sont heurtées à l'ambition de la seconde (faire la jonction Nord-Sud sur l'axe Le Caire-Le Cap). Finalement, la France recule et les deux rivales vont par la suite nouer "l'Entente cordiale" contre un troisième larron aux ambitions d'autant; plus grandes que son empire colonial est réduit à la portion congrue : l'Allemagne.
Le développement des convoitises de l'impérialisme allemand à l'égard des possessions coloniales des autres puissances européennes va se concrétiser, quelques années plus tard, notamment avec l'incident d'Agadir de 1911 où une frégate allemande vient narguer la France et ses ambitions au Maroc. L'autre aspect des appétits de l'Allemagne dans le domaine colonial est constitué par le formidable développement de sa marine de guerre qui ambitionne de concurrencer la flotte anglaise dans le contrôle des voies maritimes.
C'est là l'autre volet du changement , fondamental qui s'opère dans la vie du capitalisme au tournant du siècle : en même temps que se multiplient les tensions et les conflits armés impliquant en sous-main les puissances bourgeoises européennes, on connaît un accroissement considérable des armements de ces puissances de même que sont prises des mesures pour accroître les effectifs militaires (comme l'augmentation de la durée du service militaire en France, la "loi des 3 ans")
Cette montée des tensions impérialistes et du militarisme, de même que les grandes manoeuvres diplomatiques entre les principales nations européennes qui renforcent leurs alliances respectives en vue de la guerre, font évidemment l'objet d'une très grande attention de la part des partis de la deuxième internationale. Celle-ci, à son congrès de 1907 à Stuttgart, consacre une résolution très importante à cette question, une résolution qui intègre un amendement présenté notamment par Lénine et Rosa Luxemburg qui stipule notamment que : "Si néanmoins une guerre éclate, les socialistes ont le devoir d'oeuvrer pour qu'elle se termine le plus rapidement possible et d'utiliser par tous les moyens la crise économique et politique provoquée par la guerre pour réveiller le peuple et de hâter ainsi la chute de la domination capitaliste".([8] [231])
En novembre 1912, l'Internationale socialiste convoque même un congrès extraordinaire (congrès de Bâle) pour dénoncer la menace de guerre et appeler le prolétariat à la mobilisation contre celle-ci. Le manifeste de ce congrès met en garde la bourgeoisie : "Que les gouvernements bourgeois n'oublient pas que la guerre franco-allemande donna naissance à l'insurrection révolutionnaire de la Commune et que la guerre russo-japonaise mit en mouvement les forces révolutionnaires de Russie. Aux yeux des prolétaires, il est criminel de tirer les uns sur les autres pour le profit des capitalistes, ou l'orgueil des dynasties, ou les combinaisons des traités secrets."
Ainsi, au niveau des apparences, le mouvement ouvrier s'est préparé pour affronter le capitalisme au cas où ce dernier en viendrait à déchaîner la barbarie guerrière. D'ailleurs, à cette époque, dans la population des divers pays européens, et pas seulement dans la classe ouvrière, il existe un fort sentiment que la seule force dans la société qui peut empêcher la guerre est l'Internationale socialiste. En réalité, de même que le système capitaliste est miné de l'intérieur et s'apprête à étaler sa faillite historique, le mouvement ouvrier lui-même, malgré toute sa force apparente, ses puissants syndicats, les "succès électoraux croissants" de ses partis, s'est considérablement affaibli et se trouve à la veille d'une faillite catastrophique. Plus encore, ce qui constitue cette force apparente du mouvement ouvrier est en réalité sa plus grande faiblesse. Les succès électoraux des partis socialistes ont amplifié d'une manière sans précédent les illusions démocratiques et réformistes dans les masses ouvrières. De même, l'immense puissance des organisations syndicales, particulièrement en Allemagne et en Grande-Bretagne, s'est transformée, en réalité, en un instrument de défense de l'ordre bourgeois et d'embrigadement des ouvriers pour la guerre et la production d'armements.([9] [232])
Aussi, lorsqu'au début de l'été 1914, suite à l'attentat de Sarajevo contre l'héritier du trône Austro-Hongrois, les tensions s'accroissent en Europe et que le spectre de la guerre s'avance à grands pas, les partis ouvriers, non seulement font la preuve de leur impuissance, mais ils apportent pour la plupart un soutien à leur propre bourgeoisie nationale. En France et en Allemagne, il s'établit même des contacts directs entre les dirigeants des partis socialistes et le gouvernement pour discuter des politiques à adopter afin de réussir l'embrigadement dans la guerre. Et dès que celle-ci éclate, c'est comme un seul homme que ces partis apportent leur plein soutien à l'effort de guerre de la bourgeoisie et réussissent à entraîner dans la boucherie les masses ouvrières. Alors que les gouvernements en place chantent la "grandeur" de leurs nations respectives, les partis socialistes emploient des arguments plus adaptés à leur rôle d'embrigadement des ouvriers. Ce n'est pas une guerre au service des intérêts bourgeois ou pour récupérer l'Alsace-Lorraine mais une guerre pour protéger la "civilisation" contre le "militarisme allemand" dit-on en France. De l'autre côté du Rhin, ce n'est pas une guerre en défense de l'impérialisme allemand mais une guerre "pour la démocratie et la civilisation" contre "la tyrannie et la barbarie tsaristes". Mais avec des discours différents, les dirigeants socialistes ont le même but que la bourgeoisie : réaliser "l'Union nationale", envoyer les ouvriers au massacre et justifier l'état de siège, c'est-à-dire la censure militaire, l'interdiction des grèves et des manifestations ouvrières, celle des publications et des réunions dénonçant la guerre.
Le prolétariat n'a donc pu empêcher le déclenchement de la guerre mondiale.
C'est une terrible défaite pour lui mais une défaite qu'il a subie sans combat ouvert contre la bourgeoisie. Pourtant, la lutte contre la dégénérescence des partis socialistes, dégénérescence qui a conduit à leur trahison de l'été 1914 et au déchaînement de la boucherie impérialiste, avait débuté bien avant celle-ci, plus précisément à la fin du 19e siècle et au début du 20e. Ainsi, dans le parti allemand, Rosa Luxemburg avait livré bataille contre les théories révisionnistes de Bernstein qui justifiaient le réformisme. Officiellement le parti avait rejeté ces théories mais, quelques années plus tard, elle avait dû reprendre le combat non plus seulement contre la droite du parti mais aussi contre le centre représenté principalement par Kautsky dont le langage radical recouvrait en fait un abandon de la perspective de la révolution. En Russie, en 1903, les bolcheviks avaient engagé la lutte contre l'opportunisme au sein du parti social-démocrate, d'abord sur des questions d'organisation, ensuite à propos de la nature de la révolution russe de 1905 et de la politique qu'il fallait mener en son sein. Mais ces courants révolutionnaires au sein de l'Internationale socialiste étaient restés dans l'ensemble très faibles, même si les congrès des partis socialistes et de l'Internationale reprenaient souvent à leur compte leurs positions.
A l'heure de la vérité, les militants socialistes défendant des positions internationalistes et révolutionnaires se sont trouvés tragiquement isolés au point qu'à la conférence internationale contre la guerre qui s'est tenue en septembre 1915 à Zimmerwald, en Suisse, les délégués (parmi lesquels se trouvaient également des éléments du centre, hésitant entre les positions de la gauche et celles de la droite) auraient pu tenir dans quatre taxis, comme l'avait remarqué Trotsky. Ce terrible isolement ne les a pas empêchés de poursuivre le combat malgré la répression qui s'abat sur eux (en Allemagne, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les deux principaux dirigeants du groupe "Spartakus" qui défendait l'internationalisme, connaissaient la prison et l'enfermement en forteresse).
En fait, les terribles épreuves de la guerre, les massacres, les famines, l'exploitation féroce qui règne dans les usines à l'arrière vont commencer à dégriser les ouvriers qui en 1914 s'étaient laissé entraîner dans la boucherie "la fleur au fusil". Les discours sur la "civilisation" et la démocratie s'épuisent face à la barbarie sans nom dans laquelle plonge l'Europe et face à la répression de toute tentative de lutte ouvrière. Ainsi, à partir de février 1917, le prolétariat de Russie, qui avait déjà fait l'expérience d'une révolution en 1905, se soulève contre la guerre et contre la famine. Il vient concrétiser dans les faits et par ses actes les résolutions adoptées par les congrès de Stuttgart et de Bâle de l'Internationale socialiste. Lénine et les bolcheviks comprennent que l'heure de la révolution a sonné et ils engagent les ouvriers de Russie à ne pas se contenter de la chute du tsarisme et de la mise en place d'un gouvernement "démocratique". Ils doivent se préparer au renversement de la bourgeoisie et à la prise du pouvoir par les soviets (les conseils ouvriers) comme prélude à la révolution mondiale. C'est cette perspective qui se réalise effectivement en Russie en octobre 1917. Aussitôt, le nouveau pouvoir engage le prolétariat mondial à suivre son exemple afin de mettre fin à la guerre et de renverser le capitalisme. En quelque sorte, les bolcheviks, et avec eux tous les révolutionnaires des autres pays, appellent le prolétariat mondial à être présent à ce nouveau rendez-vous que l'histoire lui donne, après qu'il ait manqué celui de 1914.
L'exemple russe est effectivement suivi par la classe ouvrière d'autres pays, et particulièrement en Allemagne où, un an plus tard, le soulèvement des ouvriers et des soldats renverse le régime impérial de Guillaume II et contraint la bourgeoisie allemande à se retirer de la guerre mettant ainsi fin à plus de quatre années d'une barbarie comme l'humanité n'en avait jamais connue auparavant. Cependant, la bourgeoisie a retenu les leçons de sa défaite en Russie. Dans ce pays, le gouvernement provisoire qui s'est mis en place après la révolution de février 1917 a été incapable de satisfaire une des revendications essentielles des ouvriers, la paix. Pressé par ses alliées de l'Entente, France et Angleterre, il s'est maintenu dans la guerre ce qui a provoqué une chute rapide des illusions à son égard dans les masses ouvrières et parmi les soldats de même que leur radicalisation. Le renversement de la bourgeoisie, et non seulement du régime tsariste, leur apparaît comme le seul moyen de mettre fin à la boucherie. En Allemagne, en revanche, la bourgeoisie s'est empressée d'arrêter la guerre dès les premiers jours de la révolution. Elle présente le renversement du régime impérial et l'instauration d'une république comme la victoire décisive. Elle fait immédiatement appel au parti socialiste pour prendre les rênes du gouvernement, lequel reçoit son soutien du congrès des conseils ouvriers qui sont encore dominés par ces mêmes socialistes. Surtout ce nouveau gouvernement demande immédiatement l'armistice aux alliés de l'Entente, lesquels le lui accordent sans tarder. D'ailleurs, ces derniers ont tout fait pour lui permettre de faire face à la classe ouvrière. C'est ainsi que la France restitue rapidement à l'armée allemande 16 000 mitrailleuses qu'elle lui avait confisquées comme butin de guerre, des mitrailleuses qui vont êtres utiles par la suite pour écraser la classe ouvrière.
La bourgeoisie allemande, avec à sa tête le parti socialiste, va porter dès janvier 1919 un coup terrible au prolétariat. Elle met en oeuvre sciemment une provocation qui conduit aune insurrection prématurée des ouvriers de Berlin. L'insurrection est noyée dans le sang et les principaux dirigeants révolutionnaires, Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht (et plus tard Léo Jogiches) sont assassinés. Malgré cela, la classe ouvrière allemande n'est pas définitivement écrasée. Jusqu'en 1923, elle mènera des tentatives révolutionnaires ([10] [233]). Cependant toutes ces tentatives seront défaites, comme les tentatives révolutionnaires ou les puissants mouvements de la classe ouvrière qui se produiront dans d'autres pays au cours de cette période (notamment en Hongrie en 1919 et en Italie la même année). ([11] [234])
En fait, l'échec du prolétariat en Allemagne signe la défaite de la révolution mondiale, laquelle connaîtra encore un soubresaut en Chine en 1927 lui aussi noyé dans le sang.
En même temps que se développe la vague révolutionnaire en Europe a été fondée à Moscou en mars 1919 l'Internationale communiste (IC), ou troisième internationale, regroupant les forces révolutionnaires de tous les pays. A sa fondation il n'existe que deux grands partis communistes, celui de Russie et celui d'Allemagne ; ce dernier s'est constitué quelques jours avant la défaite de janvier 1919. Cette internationale suscite la création dans tous les pays de partis communistes rejetant le chauvinisme, le réformisme et l'opportunisme qui avaient englouti les partis socialistes. Les partis communistes sont supposés constituer la direction de la révolution mondiale mais ils sont formés trop tard du fait des conditions historiques qui ont présidé à leur fondation. Lorsque l'Internationale est vraiment constituée, c'est-à-dire au moment de son 2e congrès en 1920, le plus fort de la vague révolutionnaire est déjà passé et le capitalisme se montre capable de reprendre la situation en main, tant sur le plan économique que politique. Surtout, la classe dominante a réussi à casser l'élan révolutionnaire en mettant fin au principal aliment de celui-ci, la guerre impérialiste. Avec l'échec de la vague révolutionnaire mondiale, les partis de l'Internationale communiste qui se sont formés contre la dégénérescence et la trahison des partis socialistes n'échappent pas à leur tour à la dégénérescence.
A la base de cette dégénérescence des partis communistes il y a plusieurs facteurs. Le premier est qu'ils ont accepté dans leurs rangs toute une série d'éléments qui étaient déjà "centristes" au sein des partis socialistes et qui ont quitté ces derniers et se sont reconvertis à la phrase révolutionnaire pour bénéficier de l'immense enthousiasme du prolétariat mondial pour la révolution russe. Un autre facteur, encore plus décisif est constitué par la dégénérescence du principal parti de cette internationale, celui qui a le plus d'autorité, le parti bolchevik, qui avait conduit la révolution d'Octobre et avait été le principal protagoniste de la fondation de l'Internationale. Ce parti, en effet, propulsé à la tête de l'Etat, est progressivement absorbé par ce dernier ; et du fait de l'isolement de la révolution, il se convertit de plus en plus en défenseur des intérêts de la Russie au détriment de son rôle de bastion de la révolution mondiale. De plus, comme il ne peut y avoir de "socialisme en un seul pays" et que l'abolition du capitalisme ne peut se réaliser qu'à l'échelle mondiale, l'Etat de la Russie se transforme progressivement en défenseur du capital national russe, un capital dont la bourgeoisie sera constituée principalement par la bureaucratie de l'Etat et donc du parti. De parti révolutionnaire, le parti bolchevik s'est donc progressivement converti en parti bourgeois et contre-révolutionnaire malgré la résistance d'un grand nombre de véritables communistes, tel Trotsky, qui veulent maintenir debout le drapeau de la révolution mondiale. C'est ainsi qu'en 1925, malgré l'opposition de Trotsky, le parti bolchevik adopte comme programme "la construction du socialisme en un seul pays", un programme promu par Staline et qui est une véritable trahison de l'internationalisme prolétarien, un programme qu'il va imposer en 1928 à l'Internationale communiste, ce qui signe l'arrêt de mort de celle-ci.
Par la suite, dans les différents pays, malgré les réactions et le combat de toute une série de fractions de gauche qui sont exclues les unes après les autres, les partis communistes sont passés au service de leur capital national. Après avoir été le fer de lance de la révolution mondiale, les partis communistes sont devenus le fer de lance de la contre-révolution ; la plus terrible contre-révolution de l'histoire.
Non seulement la classe ouvrière a manqué son second rendez-vous avec l'histoire mais elle va plonger dans la pire période qu'elle ait jamais connue. Comme le titre un livre de l'écrivain Victor Serge, "il est minuit dans le siècle".
Alors qu'en Russie, l'appareil du parti communiste est devenu la classe exploiteuse mais aussi l'instrument d'une répression et d'une oppression des masses ouvrières et paysannes sans commune mesure avec celles du passé, le rôle contre-révolutionnaire des partis communistes en dehors de la Russie s'est concrétisé au cours des années 30 par la préparation de l'embrigadement du prolétariat dans la seconde guerre mondiale, c'est-à-dire la réponse bourgeoise à la crise ouverte que connaît le capitalisme à partir de 1929.
Justement, cette crise ouverte, la terrible misère qui s'abat sur les masses ouvrières au cours des années 1930, auraient pu constituer un puissant facteur de radicalisation du prolétariat mondial et de prise de conscience de la nécessité de renverser le capitalisme. Mais le prolétariat va manquer ce troisième rendez-vous avec l'histoire.
En Allemagne, pays clé pour la révolution prolétarienne, où se trouve la classe ouvrière la plus concentrée et expérimentée du monde, celle-ci connaît une situation similaire à celle de la classe ouvrière de Russie. Comme cette dernière, la classe ouvrière allemande avait pris le chemin de la révolution et sa défaite par la suite en fut d'autant plus terrible. L'écrasement de la révolution allemande ne fut pas l'oeuvre des nazis mais des partis "démocratiques", en premier lieu du parti socialiste. Mais justement parce que le prolétariat a subi cette défaite, le parti nazi, qui à l'époque correspond le mieux aux nécessités politiques et économiques de la bourgeoisie allemande, peut parachever le travail de la gauche en anéantissant par la terreur toute velléité de lutte prolétarienne et en embrigadant par ce même moyen, principalement, les ouvriers dans la guerre.
Cependant, dans les pays d'Europe occidentale, là où le prolétariat n'a pas mené de révolution et n'a donc pas subi d'écrasement physique, les moyens de la terreur ne sont pas adaptés pour embrigader les ouvriers dans la guerre. Il faut à la bourgeoisie, pour parvenir à ce résultat, user de mystifications comme celles qui avaient servi en 1914 pour la première guerre mondiale. Et c'est dans cette tâche que les partis staliniens vont accomplir leur rôle bourgeois de façon exemplaire. Au nom de la défense de la "patrie socialiste" et de la démocratie contre le fascisme, ces partis vont dévoyer systématiquement les luttes ouvrières dans des impasses usant la combativité et le moral du prolétariat.
Ce moral a été fortement atteint par l'échec de la révolution mondiale au cours des années 1920. Après une période d'enthousiasme pour l'idée de la révolution communiste, beaucoup d'ouvriers se sont détournés de la perspective révolutionnaire. Un des facteurs de leur démoralisation est le constat que la société qui s'est instaurée en Russie n'est nullement un paradis, comme le présentent les partis staliniens, ce qui facilite leur récupération par les partis socialistes. Mais la plupart de ceux qui veulent encore croire en une perspective révolutionnaire sont tombés dans les nasses des partis staliniens qui affirment que celle-ci passe par la "défense de la patrie socialiste" et par la victoire contre le fascisme qui s'est établi en Italie et surtout en Allemagne.
Un des moments clé de ce dévoiement du prolétariat mondial est la guerre d'Espagne qui, loin de constituer une révolution, fait en réalité partie des préparatifs militaires, diplomatiques et politiques de la seconde guerre mondiale.
La solidarité que veulent témoigner les ouvriers du monde entier à leurs frères de classe en Espagne, qui s'e sont soulevés spontanément lors du putsch fasciste du 18 juillet 1936, est canalisée par l'enrôlement dans les brigades internationales (principalement dirigées par les staliniens), par la revendication des "armes pour l'Espagne" (en réalité pour le gouvernement bourgeois du "Frente popular") ainsi que par les mobilisations antifascistes qui permettent en fait l'embrigadement des ouvriers des pays "démocratiques" dans la guerre contre l'Allemagne.
A la veille de la première guerre mondiale, ce qui était censé constituer la grande force du prolétariat (de puissants syndicats et partis ouvriers) était en réalité l'expression la plus considérable de sa faiblesse. Le même scénario se renouvelle lors de la seconde guerre mondiale, même si les acteurs sont un peu différents. La grande force des partis "ouvriers" (les partis staliniens et aussi les partis socialistes, unis dans l'alliance antifasciste), les grandes "victoires" contre le fascisme en Europe occidentale, la prétendue "patrie socialiste" sont toutes des marques de la contre-révolution, d'une faiblesse sans précédent du prolétariat. Une faiblesse qui va le livrer pieds et mains liées à la seconde boucherie impérialiste.
La seconde guerre mondiale dépasse de loin en horreur la première. Ce nouveau degré dans la barbarie est la marque de la poursuite de l'enfoncement du capitalisme dans sa décadence. Pourtant, contrairement à ce qui s'était passé en 1917 et 1918, ce n'est pas le prolétariat qui y met fin. Elle se poursuit jusqu'à l'écrasement complet d'un des deux camps impérialistes. En réalité, le prolétariat n'est pas resté totalement sans réponse au cours de cette boucherie mondiale. Ainsi, dans l'Italie mussolinienne, se développe en 1943 un vaste mouvement de grèves dans le Nord industriel qui conduit les forces dirigeantes de la bourgeoisie à écarter Mussolini et à nommer à sa place un amiral pro-allié, Badoglio. De même, à la fin 1944 début 1945, se produisent dans plusieurs villes allemandes des mouvements de révolte contre la faim et la guerre. Mais il n'y a au cours de la seconde guerre mondiale rien de comparable à ce qui s'était passé au cours de la première. Et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu parce qu'avant de déclencher la seconde guerre mondiale, la bourgeoisie, instruite par l'expérience de la première, a pris soin d'écraser systématiquement le prolétariat, non seulement physiquement mais aussi et surtout idéologiquement. Une des expressions de cette différence est constituée par le fait que si les partis socialistes avaient trahi la classe ouvrière au moment de la première guerre mondiale, les partis communistes ont commis cette trahison bien avant le déclenchement de la seconde. Une des conséquences de ce fait, c'est qu'il ne subsiste plus en leur sein le moindre courant révolutionnaire, contrairement à ce qui s'était passé lors de la première guerre mondiale où la plupart des militants qui allaient constituer les partis communistes étaient déjà membres des partis socialistes. Dans cette terrible contre-révolution qui s'est abattue au cours des années 1930, les militants qui continuent de défendre des positions communistes sont une petite poignée et sont coupés de tout lien direct avec une classe ouvrière complètement soumise à l'idéologie bourgeoise. Il leur est impossible de développer un travail au sein des partis qui ont une influence dans la classe ouvrière, comme avaient pu le faire les révolutionnaires au cours de la première guerre mondiale, parce que non seulement ils ont été chassés de ces partis, mais parce qu'il n'existe plus le moindre souffle de vie prolétarienne dans ces partis. Ceux qui avaient maintenu des positions révolutionnaires lors de l'éclatement de la première guerre mondiale, tels Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, avaient pu rencontrer un écho croissant à leur propagande parmi les militants de la social-démocratie au fur et à mesure que la guerre chassait les illusions. Rien de tel pour les partis communistes : à partir du début des années 1930, ils deviennent un terrain totalement stérile pour l'éclosion d'une pensée prolétarienne et internationaliste. Au cours de la guerre, les quelques petits groupes révolutionnaires qui ont maintenu les principes internationalistes n'ont qu'un impact tout à fait insignifiant sur leur classe, laquelle s'est laissée complètement piéger par les idéologies anti-fascistes.
L'autre raison pour laquelle il n'y a pas le moindre surgissement prolétarien dans la seconde guerre impérialiste, c'est que la bourgeoisie mondiale, instruite par l'expérience de la fin de la première a pris soin de prévenir systématiquement de tels surgissements dans les pays vaincus, ceux justement où la bourgeoisie était la plus vulnérable. En Italie, par exemple, le moyen par lequel la classe dominante surmonte le soulèvement de 1943 consiste en un partage des tâches entre l'armée allemande, qui vient directement occuper le nord de l'Italie, en y rétablissant le pouvoir de Mussolini, et les alliés qui ont débarqué dans le Sud. Dans le Nord, ce sont les troupes allemandes qui rétablissent l'ordre avec la brutalité la plus extrême contraignant les ouvriers qui se sont mis le plus en avant lors des mouvements du début 1943, à se réfugier dans les maquis où, coupés de leurs bases de classe, ils deviennent des proies faciles de l'idéologie antifasciste et de la "libération nationale". En même temps, les alliés interrompent leur marche vers le Nord, en décidant qu'il faut laisser l'Italie "mijoter dans son jus" (suivant les mots de Churchill) afin de laisser le soin au "méchant", l'Allemagne, de faire le sale travail de la répression anti-ouvrière et de permettre aux forces démocratiques, particulièrement le parti stalinien, de prendre le contrôle idéologique de la classe ouvrière.
Cette tactique est appliquée également en Pologne où, alors que l'"Armée rouge" se trouve à quelques kilomètres de Varsovie, Staline laisse se développer sans aucun secours l'insurrection dans cette ville. L'armée allemande n'a plus qu'à procéder à un véritable bain de sang et à raser complètement la ville. Lorsque l'Armée rouge entre dans Varsovie, plusieurs mois plus tard, les ouvriers de cette ville, qui auraient pu lui poser des problèmes, ont été massacrés et désarmés.
En Allemagne même, les alliés se chargent d'écraser toute tentative de soulèvement ouvrier en procédant d'abord à une campagne abominable de bombardements sur les quartiers ouvriers (à Dresde, les 13 et 14 février 1945, les bombardements font plus de 250 000 morts, soit trois fois plus qu'à Hiroshima). De plus, les Alliés refusent toutes les tentatives d'armistice proposées par plusieurs secteurs de la bourgeoisie allemande et par des militaires de renom, comme le Maréchal Rommel et l'Amiral Canaris, chef des services secrets. Pour les vainqueurs, il est hors de question de laisser l'Allemagne entre les mains de la seule bourgeoisie de ce pays, même aux secteurs anti-nazis de celle-ci. L'expérience de 1918, où le gouvernement qui avait pris la relève du régime impérial avait éprouvé les plus grandes difficultés à rétablir l'ordre, est encore dans la tête des hommes politiques bourgeois. Aussi décident-ils que les vainqueurs doivent prendre directement en main l'administration de l'Allemagne vaincue et occuper militairement chaque pouce de son territoire. Le prolétariat d'Allemagne, ce géant qui, pendant des décennies, avait été le phare du prolétariat mondial et qui, entre 1918 et 1923 a fait trembler le monde capitaliste, est maintenant prostré, accablé, éparpillé en une multitude de pauvres hères parcourant les décombres pour retrouver leurs morts ou quelque objet familier, soumis à la bienveillance des "vainqueurs" pour manger et survivre. Dans les pays vainqueurs, beaucoup d'ouvriers sont entrés dans la Résistance avec l'illusion, propagée par les partis staliniens, que la lutte armée contre le nazisme était le prélude au renversement de la bourgeoisie. En réalité, dans les pays qui sont sous la domination de l'URSS, ces ouvriers sont conduits à soutenir la mise en place de régimes staliniens (comme lors du coup de Prague, en 1948), des régimes qui, une fois consolidés, vont s'empresser de désarmer les ouvriers et d'exercer sur eux la plus brutale des terreurs. Dans les pays dominés par les Etats-Unis, tels la France ou l'Italie, les partis staliniens au gouvernement demandent aux ouvriers de rendre leurs armes puisque, la tâche de l'heure n'est pas la révolution, mais la "reconstruction nationale".
Ainsi, partout dans une Europe qui n'est plus qu'un immense champ de ruines, où des centaines de millions de prolétaires subissent des conditions de vie et d'exploitation bien pires encore qu'au moment de la première guerre mondiale, où la famine rôde en permanence, où plus que jamais le capitalisme étale sa barbarie, la classe ouvrière ne trouve pas la force d'engager le moindre combat d'importance contre la domination capitaliste. La première guerre mondiale avait gagné des millions d'ouvriers à l'internationalisme, la seconde les a jetés dans les bas fonds du plus abject chauvinisme, de la chasse aux "boches" et aux "collabos".
Le prolétariat a touché le fond. Ce qu'on lui présente, et qu'il interprète, comme sa grande "victoire", le triomphe de la démocratie contre le fascisme, constitue sa défaite historique la plus totale. Le sentiment de victoire qu'il éprouve, la croyance que cette "victoire" entraîne dans les "vertus sacrées" de la démocratie bourgeoise, cette même démocratie qui l'a conduit dans deux boucheries impérialistes et qui a écrasé sa révolution au début des années 1920, l'euphorie qui le submerge, sont les meilleurs garants de l'ordre capitaliste. Et pendant la période de reconstruction, celle du "boom" économique de l'après guerre, l'amélioration momentanée de ses conditions de vie ne lui permet pas de mesurer la défaite véritable qu'il a subie.
Une nouvelle fois, le prolétariat a manqué un rendez-vous avec l'histoire. Mais cette fois-ci, ce n'est pas parce qu'il est arrivé tard ou mal préparé : il a carrément été absent de la scène historique.
Nous verrons, dans la seconde partie de cet article comment il a réussi à revenir sur cette scène, mais combien son chemin est encore long.
Fabienne.
[1] [235] Pour une présentation de Bordiga voir notre article de Débat avec le BIPR dans ce numéro.
[2] [236] Karl Marx, Oeuvres, Economie 1, Bibliothèque de la Pléiade, pages 161 -162.
[3] [237] Ibid. page 173. Cette phrase du Manifeste communiste est d'ailleurs reprise dans le livre I du Capital (le seul publié du vivant de Marx) auquel elle sert de conclusion humaine sont toujours présentes, comme continuent d'être présents les antagonismes entre Etats qui pourraient un jour aboutir à l'emploi de ces armes.
[4] [238] Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Editions sociales
[5] [239] Rosa Luxemburg, "L'ordre règne à Berlin", Oeuvres II, Petite collection Maspero, pages 134-135.
[6] [240] Le Manifeste communiste, Karl Marx, Oeuvres, Economie 7, Bibliothèque de la Pléiade, pages 162-163
[7] [241] Lénine décrit de façon saisissante les conditions de la révolution : "Quelles sont d'une façon générale, les indices d'une situation révolutionnaire ? Nous sommes certains de ne pas nous tromper en indiquant les trois principaux indices que voici :
[8] [242] Passage cité dans la "Résolution sur la position envers les courants socialistes et la conférence de Berne", in Premier congrès de l'Internationale communiste", EDI.
[9] [243] Rosa Luxemburg exprimait clairement cette idée quand elle écrivait : "En Allemagne, pendant quatre décennies, nous n'avons connu sur le plan parlementaire que des «victoires» ; nous volions littéralement de victoire en victoire. Et quel a été le résultat lors de la grande épreuve historique du 4 août 1914 : une défaite morale et politique écrasante, un effondrement inouï, une banqueroute sans exemple." (Oeuvres II, Ecrits politiques 1917-18, Petite collection Maspéro)
[10] [244] Voir notre série d'articles sur la révolution allemande dans la Revue internationale entre les numéros 81 et 99.
[11] [245] Voir notre article "Enseignements de 1917-23 : la première vague révolutionnaire du prolétariat mondial" dans la Revue internationale n° 80,1er trimestre 1995.
Ainsi donc, si l'on en croit les médias de la bourgeoisie, et notamment les images rapportées par toutes les télévisions des prétendues grandes démocraties, nous assistons depuis deux jours, à Belgrade, à un événement historique majeur : "une révolution démocratique pacifique" accomplie par le peuple serbe et la chute de Milosevic, c'est-à-dire la fin de "la dernière dictature national-communiste d'Europe". Tout va ainsi pour le mieux, dans le meilleur des mondes capitalistes ! Et cet "événement historique" est encensé, salué par tous les chefs d'Etat et autres dirigeants des grands puissances "démocratiques", ceux-là mêmes qui avaient, l'an dernier seulement, déchaîné la guerre, avec ses destructions massives et ses massacres, en multipliant les bombardements sur le Kosovo et la Serbie. C'était bien sûr, on s'en souvient encore, au nom de la nécessaire "ing&eacure "ingérence humanitaire" qui devait empêcher Milosevic et ses chiens sanglants de continuer à perpétrer leurs terribles exactions au Kosovo.
Immédiatement, notre organisation avait répondu à tous ces hypocrites et les avait dénoncés en tant que "pompiers pyromanes" en rappelant leurs responsabilités, à tous, dans le déchaînement de la barbarie particulièrement dans cette région du monde : "Les politiciens et les médias des pays de l'OTAN nous présentent la guerre actuelle comme une action de "défense des droits de l'homme" contre un régime particulièrement odieux, responsable, entre autres méfaits, de la "purification ethnique" qui a ensanglanté l'ex-Yougoslavie depuis 1991. En réalité, les puissances "démocratiques" n'ont rien à faire du sort de la population du Kosovo, tout comme elles se moquaient royalement du sort des populations kurdes et chiites en Irak qu'elles ont laissé massacrer par les troupes de Saddam Hussein après la guerre du Golfe. Les souffrances des populations civiles persécut&eaes persécutées par tel ou tel dictateur ont toujours été le prétexte permettant aux grandes "démocraties" de déchaîner la guerre au nom d'une "juste cause"." (Revue Internationale n°97).
Un peu plus tard, nous insistions : "Qui, sinon les grandes puissances impérialistes durant ces dix ans, ont permis aux pires cliques et mafias nationalistes croates, serbes, bosniaques, et maintenant kosovars, de déchaîner leur hystérie nationaliste sanglante et l'épuration ethnique généralisée dans un processus infernal ? Qui, sinon l'Allemagne, a poussé à l'indépendance unilatérale de la Slovénie et de la Croatie, autorisant et précipitant les déferlements nationalistes dans les Balkans, aux massacres et à l'exil des populations serbes puis bosniaques ? Qui, sinon la Grande-Bretagne et la France, ont cautionné la répression, les massacres des populations croates et bosniaques et l'épuration ethnique de Milosevic et des nationalistes grand-serbes ? Qui, sinon les Etats-Unis, ont soutenu puis équipé les diff&eaccute; les différentes bandes armées en fonction du positionnement de leurs rivaux à tel ou tel moment ? L'hypocrisie et la duplicité des démocraties occidentales "alliées" sont sans borne quand celles-ci justifient les bombardements par "l'ingérence humanitaire"." (Revue internationale n° 98)
Si, aujourd'hui, tous ces grands gangsters impérialistes n'ont pas de mots pour saluer "le réveil" du peuple serbe qui a, selon eux, "le courage et la fierté" de se débarrasser d'un dictateur sanguinaire, à travers leur discours trompeurs, ils veulent surtout faire croire que les événements actuels sont la justification parfaite de leurs bombardements meurtriers de l'an dernier. Le Monde, cet éminent porte-parole de la classe dominante en France, l'affirme sans détours : "... en décidant tardivement d'affronter militairement le pouvoir serbe, l'Europe et les Etats-Unis auront sans conteste affaibli et isolé un peu plus de son peuple le maître de Belgrade." Les prétendues grandes démocraties n'ont-elles pas eu raison, et n'auront-elles past n'auront-elles pas raison à l'avenir, d'intervenir par la force au nom de l'indispensable "ingérence humanitaire" ? Sous couvert de "défendre les droits de l'homme dans le monde", elles veulent ainsi pouvoir avoir les mains libres pour en découdre entre elles et, de ce fait, multiplier les massacres et les destructions. De ce point de vue, ce qui se passe actuellement à Belgrade (sans oublier l'utilisation qui en est fait idéologiquement) est déjà un succès pour la bourgeoisie.
Un autre plan sur lequel la classe dominante a encore cherché à marquer des points, c'est celui de "la démocratie" et de sa prétendue "marche triomphale" contre toutes les formes de dictatures. Selon elle, les heures "historiques" que nous vivons n'en sont-elles pas une manifestation éclatante ? Mais ce battage est d'autant plus efficace aujourd'hui que les médias bourgeois se font fort de souligner que, parmi les principaux responsables de la chute de Milosevic, parmi les grands promoteurs de la victoire de la démocratie, il y a la classe ouvrière serbe qui a répondu à l'appel "à la d&eaquot;à la désobéissance civile" lancé par le vainqueur des élections, Kostunica, ce grand bourgeois nationaliste, longtemps complice en Bosnie du sanguinaire Karadjic et qu'on nous présente maintenant comme un grand pourfendeur de dictature. Une place de choix est effectivement faite, dans les colonnes de la presse bourgeoise, à ces secteurs ouvriers qui, comme les mineurs de Kolubara, ont développé des grèves pour défendre la "cause démocratique". Si la classe dominante internationale a un souhait profond c'est que cet exemple puisse s'exporter partout dans le monde et particulièrement dans les grands centres ouvriers des pays du coeur du capitalisme.
En ce moment, tout le monde n'a que le mot "révolution" à la bouche pour caractériser la situation à Belgrade mais il ne s'agit en réalité que d'une révolution de dupes. La victoire de la "démocratie", c'est-à-dire des forces bourgeoises qui la représentent, n'est qu'une victoire de la classe capitaliste mais en aucun cas celle du prolétariat.
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Pour les ouvriers les plus jeunes, le rappel des événements de Pologne en 1980-81 peut se présenter comme la révélation d'un passé récent quand la classe ouvrière montrait clairement qu'elle était une force avec laquelle la société capitaliste devait compter. Pour les ouvriers plus âgés qui sont peut-être devenus plus sceptiques, un rappel des potentialités de la classe ouvrière devrait agir comme antidote aux mensonges empoisonnés actuels sur la "globalisation", les miracles de la "nouvelle économie" et la prétendue fin de la lutte de classe.
Les luttes de Pologne 1980 ont apporté de nombreux enseignements au prolétariat mondial, et nous reviendrons sur quelques uns d'entre eux à la fin de cet article. Mais un des enseignements qui s'est imposé à cette époque, et qui aujourd'hui est totalement occulté par les campagnes idéologiques de la bourgeoisie, c'est que les luttes que menaient les ouvriers dans les prétendus "pays socialistes" étaient fondamentalement de même nature que les luttes que menaient les ouvriers dans les pays occidentaux, ouvertement capitalistes. En ce senslistes. En ce sens, elles mettaient en évidence que dans les pays de l'Est, la classe ouvrière était exploitée au même titre que dans les pays capitalistes, ce qui revenait à constater que, de son point de vue, le "socialisme réel" était réellement du capitalisme. En fait, cet enseignement n'était pas réellement nouveau. Les révolutionnaires n'avaient pas attendu 1980 pour identifier comme capitalistes les régimes auto-proclamés socialistes. Depuis des décennies, avant même la constitution des "démocraties populaires", ils avaient clairement dit que la prétendue "patrie socialiste" russe chère aux staliniens n'était pas autre chose qu'un pays capitaliste et impérialiste. dans laquelle les ouvriers subissaient une exploitation féroce au bénéfice d'une classe bourgeoise recrutée dans l'appareil du parti "communiste". Aussi, ils n'avaient pas été surpris lorsqu'en 1953, les ouvriers de Berlin Est s'étaient soulevés contre le régime de l'Allemagne "socialiste", lorsqu'en 1956 les ouvriers de Pologne, et surtout de Hongrie, s'étaient révoltés contre l'Etat "socialiste", allant m&ecuot;, allant même dans ce dernier pays jusqu'à s'organiser en conseils ouvriers avant d'être massacrés par les chars de l'Armée "rouge". En réalité, les combats de Pologne 1980 avaient été préparés par toute une série de luttes ouvrières dans ce pays, des luttes que nous allons rappeler brièvement.
Les luttes en Pologne avant 1980
En juin 1956 il se produit une série de grèves en Pologne qui culmine par une grève insurrectionnelle à Poznan qui sera écrasée par l'armée. Lorsque d'autres grèves se produisent ensuite ainsi que de nombreuses manifestations et de multiples affrontements avec la police dans beaucoup d'endroits du pays, l'Etat polonais ne peut plus compter uniquement sur la répression brutale. C'est avec la nomination d'un nouveau dirigeant "réformiste", Gomulka, que la classe dominante se rend capable de contrôler la situation avec un stratégie nationaliste qui empêche toute possibilité de liaison avec la lutte qui se avec la lutte qui se déroule au même moment en Hongrie.
Durant l'hiver 1970-71, les ouvriers répondent massivement à une hausse brutale des prix de 30 % et plus. En même temps que les grèves, se déroulent des affrontements avec les forces de sécurité et des attaques contre les sièges du Parti stalinien. Malgré la répression de l'Etat, le gouvernement est débordé par l'extension du mouvement des ouvriers et les hausses de prix sont annulées. Pendant les grèves Gomulka est remplacé par Gierek, mais sans que cela n'enraye le cours des luttes ouvrières. En juin 1976, en réponse aux premières hausses de prix depuis 1970, il se produit des grèves et des affrontements avec les forces de sécurité. Les hausses de prix sont annulées, mais la répression de l'Etat entre en action avec des licenciements massifs et des centaines d'arrestations d'ouvriers.
Avec l'expérience de telles luttes, il n'est pas surprenant que les ouvriers aient pu faire preuve d'une intelligence remarquable des nécessités et des moyens de leur lutte lorsqu'il se lancent dans le mouvement de 1980.
L'échelle massive des luttes de 1980
Pour se faire une idée de pourquoi les grèves de Pologne ont eu un tel écho à l'époque, pour comprendre pourquoi le CCI a publié immédiatement un tract international sur les leçons du mouvement, et pourquoi c'est une expérience internationale de la classe ouvrière qui mérite encore toute l'attention deux décennies plus tard, il est nécessaire de donner un aperçu de ce qui s'est passé. Ce qui suit est en partie basé sur un article paru dans la Revue internationale n° 23 (bien que ce ne soit pas le seul numéro sur ces événements, puisque toutes les numéros 23 à 29 de la Revue internationale tirent des leçons du mouvement).
"Le 1er juillet 1980, à la suite de fortes augmentation sur les prix de la viande [jusqu'à 60 %], des grèves éclatent à Ursus (banlieue de Varsovie) dans l'usine de tracteurs qui s'était trouvée au coeur de la coute;e au coeur de la confrontation avec le pouvoir en juin 1976, ainsi qu'à Tcsew [dans une usine de pièces d'automobiles] dans la région de Gdansk [dans une usine de peinture et une usine pétro-chimique]. A Ursus, les ouvriers s'organisent en assemblées générales, rédigent un cahier de revendications, élisent un comité de grève. Ils résistent aux menaces de licenciements et de répression et vont débrayer à de nombreuses reprises pour soutenir le mouvement.
Entre le 3 et le 10 juillet, l'agitation se poursuit à Varsovie (usines de matériel électrique, imprimerie), à l'usine d'aviation de Swidnick, [20 000 ouvriers à] l'usine d'automobiles de Zeran, à Lodz, à Gdansk. Un peu partout, les ouvriers forment des comités de grève. Leurs revendications portent sur des augmentations de salaires et l'annulation de la de la hausse des prix. Le gouvernement promet des augmentations : 10 % d'augmentation en moyenne (souvent : 20 %) accordées généralement plus aux grévistes qu'aux non grévistes afin de calmer (!) le mouvement.
A la mi-juillet, la gr&egrai-juillet, la grève gagne Lublin. Les cheminots, les transports puis l'ensemble des industries de cette ville arrêtent le travail. Les revendications : élections libres aux syndicats, sécurité garantie aux grévistes, maintien de la police hors des usines, et des augmentations de salaires. [Il est demandé à des unités militaires d'assurer les fournitures d nourriture à la ville.]
Le travail reprend dans certaines régions mais des grèves éclatent ailleurs. Krasnik, l'aciérie Skolawa Wola [qui emploie 30 000 ouvriers], la ville de Chelm (près de la frontière russe), [Ostrow-Wielkopolski, 20 000 ouvriers d'une usine d'hélicoptères à] Wroclaw sont touchées [en même temps qu'une centaine d'autres grèves] durant le mois de juillet par la grève. Le département K1 du chantier naval de Gdansk a débrayé, également le complexe sidérurgique de Huta-Varsovie. Partout les autorités cèdent et accordent des augmentations de salaires. Selon le "Financial Times", le gouvernement a établi au cours du mois de juillet un fond de quatre milliards de zlotys pour payer ces augmentatiopayer ces augmentations. Des agences officielles sont priées de rendre disponibles immédiatement de la "bonne" viande pour les usines qui débrayent. Vers la fin juillet, le mouvement semble refluer ; le gouvernement pense avoir stoppé le mouvement en négociant au coup par coup, usine par usine. Il se trompe.
L'explosion ne fait que couver comme le montre début août la grève des éboueurs de Varsovie (qui a duré une semaine). Le 14 août, le renvoi d'une militante des Syndicats libres provoque l'explosion d'une grève [de 17 000 ouvriers] au chantier Lénine à Gdansk. L'assemblée générale dresse une liste de 11 revendications ; les propositions sont écoutées, discutées, votées. L'assemblée décide l'élection d'un comité de grève mandaté sur les revendications : y figurent la réintégration des militants, l'augmentation des allocations sociales, l'augmentation des salaires de 2000 zlotys (salaire moyen : 3000 à 4000 zlotys), la dissolution des syndicats officiels, la suppression des privilèges de la police et des bureaucrates, la construction d'un monument en l'honneur des ment en l'honneur des ouvriers tués par la milice en 1970, la publication immédiate des informations sur la grève. La direction cède sur la réintégration de Anna Walentynowisz et de Lech Walesa ainsi que sur la proposition de faire construire un monument. Le comité de grève rend compte de son mandat devant les ouvriers l'après-midi et les informe sur les réponses de la direction. L'assemblée décide la formation d'une milice ouvrière ; l'alcool est saisi. Une seconde négociation avec la direction reprend. Les ouvriers installent un système de sonorisation pour que toutes les discussions puissent être entendues. Mais bientôt on installe un système qui permet aux ouvriers réunis en assemblée de se faire entendre dans la salle des négociations. Pendant la plus grande partie de la grève, et ce jusqu'au dernier jour avant la signature du compromis, des milliers d'ouvriers interviennent du dehors pour exhorter, approuver ou renier les discussions du comité de grève. Tous les ouvriers licenciés du chantier naval depuis 1970 peuvent revenir à leurs postes. La direction cède sur les augmentations de salaires et garantit la sécurité aux grévistes.
Le 15 août, la grève générale [de plus de 50 000 ouvriers] paralyse la région de Gdansk. Les chantiers navals "La Commune de Paris" à Gdynia débrayent. Les ouvriers occupent les lieux et obtiennent 2100 zlotys d'augmentation immédiatement. Ils refusent cependant de reprendre le travail car "Gdansk doit gagner aussi". Le mouvement à Gdansk a eu un moment de flottement : des délégués d'atelier hésitent à aller plus loin et veulent accepter les propositions de la direction. Des ouvriers venus d'autres usines de Gdansk et de Gdynia les convainquent de maintenir la solidarité. On demande l'élection de nouveaux délégués plus à même d'exprimer le sentiment général. Les ouvriers venus de partout forment à Gdansk un comité inter-entreprise [le MKS] dans la nuit du 15 août et élaborent un cahier de 21 revendications.
Le comité de grève compte 400 membres, 2 représentants par usine ; ce nombre atteindra 800 à 1000 quelques jours plus tard. Des délégations font le va et vient entre leurs entreprises et le comitntreprises et le comité de grève central, utilisant parfois des cassettes pour rendre compte de la discussion. Les comités de grève dans chaque usine se chargent de revendications spécifiques, l'ensemble se coordonne. Le comité d'usine des chantiers Lénine comporte 12 ouvriers, un par atelier, élus à main levée après débat. Deux sont envoyés au comité de grève central inter-entreprise et rendent compte de tout ce qui se passe 2 fois par jour.
Le 16 août, toutes les communications téléphoniques avec Gdask sont coupées par le gouvernement. Le comité de grève nomme un Présidium où prédominent des partisans des syndicats libres et des oppositionnnels. Les 21 revendications diffusées le 16 août commencent avec un appel pour la reconnaissance des syndicats libres et indépendants et du droit de grève. Et ce qui était le point 2 des 21 revendications est passé à la 7e place : 2000 zlotys pour tous.
[Le 17 août, la radio locale de Gdansk rapport que le "climat des discussions dans certaines usines est devenu alarmanes est devenu alarmant".]
Le 18 août dans la région de Gdansk-Gdynia-Sopot, 75 entreprises sont paralysées. Il y a environ 10 000 grévistes ; on signale des mouvements à Szczecin et à Tarnow à 80 kilomètres au sud de Cracovie. Le comité de grève organise le ravitaillement : des entreprises d'électricité et d'alimentation travaillent à la demande du comité de grève. Les négociations piétinent, le gouvernement se refuse à parler avec le comité inter-entreprise. Les jours suivants, viennent des nouvelles de grèves à Elblag, à Tczew, à Kolobrzeg et dans d'autres villes. On estime que 300 000 ouvriers sont en grève [y inclus 120 000dans la région de Gdansk dans plus de 250 usines. Le 22 août plus de 150 000 ouvriers de la région de Gdansk, 30 000 à Szczecin, sont en grève]. Le bulletin du comité de grève du chantier Lénine Solidarité est quotidien ; des ouvriers de l'imprimerie aident à publier des tracts et des publications. [Les publications staliniennes parlent d'un "danger de déstabilisation politique et sociale permanenteet sociale permanente"]
Le 26 août, les ouvriers réagissent avec prudence aux promesses du gouvernement, restent indifférents aux discours de Gierek. Ils refusent de négocier tant que les lignes téléphoniques sont coupées à Gdansk.
Le 27 août, des "laissez-passer" pour Gdansk venant du gouvernement à Varsovie sont donnés aux dissidents pour se rendre auprès des grévistes en tant qu' "experts", pour calmer ce monde à l'envers. Le gouvernement accepte de négocier avec le président du comité de grève central et reconnaît le droit de grève. Des négociations parallèles ont lieu à Szczecin à la frontière de la RDA. Le cardinal Wyszynski lance un appel à l'arrêt de la grève ; des extraits passent à la télévision. Les grévistes envoient des délégations à l'intérieur du pays pour chercher la solidarité.
Le 28 août, les grèves s'étendent, elles touchent les usines de cuivre et de charbon en Silésie dont les ouvriers ont le niveau de vie ont le niveau de vie le plus élevé du pays. Les mineurs, avant même de discuter de la grève, et d'établir des revendication précises, déclarent qu'ils cesseront le travail immédiatement "si on touche à Gdansk". Ils se mettent en grève "pour les revendications de Gdansk". Trente usines sont en grève à Wroclaw, à Poznan (les usines qui ont commencé le mouvement en 1956), aux aciéries de Nowa Huta et à Rzeszois, la grève se développe. Des comités inter-entreprise se forment par région. Ursus envoi des délégués à Gdansk. Au moment de l'apogée de la généralisation, Walesa déclare : "Nous ne voulons pas que les grèves s'étendent parce qu'elles pousseraient le pays au bord de l'effondrement. Nous avons besoin du calme pour conduire les négociations." Les négociations entre le Présidium et le gouvernement deviennent privées ; la sonorisation est de plus "en panne" aux chantiers. Le 29 août les discussions techniques entre le Présidium et le gouvernement aboutissent à un compromis : les ouvriers auront des syndicats libres à condition qu'ils acceptent ls acceptent :
1. le rôle suprême du parti dirigeant ;
2. la nécessité de soutenir l'appartenance de l'Etat polonais au bloc de l'est ;
3. que le syndicat libre ne joue pas un rôle politique.
L'accord est signé le 31 août à Szczecin et à Gdansk. Le gouvernement reconnaît des syndicats autogérés comme dit son porte-parole : "la nation et l'Etat ont besoin d'une classe ouvrière bien organisée et consciente". Deux jours après les 15 membres du Présidium donnent leur démission aux entreprises où ils travaillent et deviennent des permanents des nouveaux syndicats. Ensuite, ils seront obligés de nuancer leurs positions, des salaires de 8000 zlotys ayant été annoncés pour eux ; cette information a été démentie par la suite face au mécontentement des ouvriers.
Il avait fallu plusieurs jours pour que ces accords puissent être signés. Des déclarations d'ouvriers de Gdansk les montrent moroses, méfiants, d&eac méfiants, déçus. Certains en apprenant que l'accord ne leur apporte que la moitié des augmentations déjà obtenues le 15 août crient : "Walesa tu nous as vendus". Beaucoup d'ouvriers ne sont pas d'acord avec le point reconnaissant le rôle du parti et de l'Etat.
La grève des mines de charbon de la Haute Silésie et des mines de cuivre dure jusqu'au 3 septembre pour que les accords de Gdansk s'étendent à tout le pays. Pendant le mois de septembre les grèves continuent : à Kielce, à Bialystok, parmi les ouvrières de la filature de coton, dans le textile, dans les mines de sel en Silésie, dans les transports à Katowice." A la mi-octobre 1980 on estima que les grèves avaient touché plus de 4800 entreprises dans toute la Pologne.
Bien que les plus hauts moments de la grève de masse se soient produits en août 1980, la classe ouvrière a gardé l'initiative contre les premières réponses incohérentes de la bourgeoisie polonaise pendant plusieurs mois, jusqu'au début 1981. Malgré les accords signés à Gdansk, les luttes ouvrières se poursuivent, avec occ poursuivent, avec occupations d'usines, grèves et manifestations. Les revendications ouvrières se développent, les revendications économiques s'amplifient en profondeur et en étendue et les revendications politiques deviennent de plus en plus radicales. En novembre 1980, par exemple, les revendications des mouvements qui se déroulent autour de la région de Varsovie portent sur le contrôle de la police, de l'armée, des milices et des procureurs. De telles revendications pour la limitation de l'appareil répressif du gouvernement capitaliste ne peuvent être tolérées nulle part dans le monde car elles mettent en question la véritable force qui garantit la dictature de la bourgeoisie.
Au niveau économique, on assiste à des occupations des administrations du gouvernement en protestation contre le rationnement de viande. Ailleurs, se produisent des grèves et des protestations contre la ration de viande allouée pour la période de Noël. Solidarnosc se prononce explicitement contre ces actions puisqu'il fait campagne depuis quelque temps pour l'introduction du rationnement de la viande.
La coopération impérialiste et la fin du mouvement
Confrontée à ces luttes, la réponse de la classe dominante en Pologne a été particulièrement faible. Du fait de l'extension du mouvement des ouvriers, elle ne peut pas prendre le risque de recourir à la répression directe dès le début. Cela ne veut pas dire que la menace de répression n'est pas utilisée constamment par Solidarnosc comme raison pour interrompre la lutte. La menace ne vient pas seulement de l'Etat polonais mais aussi des forces de l'impérialisme russe. Elles sont préoccupées à juste raison par la possibilité que ce mouvement n'inspire des luttes dans les pays voisins. La menace d'intervention prend une forme concrète quand, en novembre 1980, sont publiés des rapports sur des concentrations de forces du Pacte de Varsovie se regroupant aux frontières polonaises. Même si les dirigeants des Etats-Unis et de l'Europe de l'Ouest font les avertissements d'usage contre une intervention russe en Pologne, comme ils l'avaient fait en Hongrie en 1956 et en Tchécoslovaquie en 1968, ces avertissements sont des paroles cnts sont des paroles creuses. Joseph Luns, à l'époque secrétaire général de l'OTAN, avait déjà dit, en octobre 1980, que des représailles militaires contre une invasion russe étaient improbables. Quand on en arrive à un niveau de lutte de classe comme en Pologne, les ennemis impérialistes n'ont aucune divergence dans leur volonté de retour à l'ordre social et d'écrasement des luttes ouvrières. En réalité, les avertissements occidentaux ont un objectif bien précis : ils visent à créer parmi les ouvriers polonais un sentiment de peur face à l'éventualité d'une intervention des chars russes. Il connaissent ce qui s'est passé en Hongrie en 1956 où ces chars ont fait des milliers de morts. Cependant le mouvement de luttes se poursuit.
Le 10 janvier 1981, alors que Solidarnosc discute de la question du travail du samedi avec le gouvernement, 3 millions d'ouvriers ne retournèrent pas au travail et l'industrie lourde est mise en état d'alerte. En cette occasion, Lech Walesa appelle à la non-confrontation avec le gouvernement.
En janvier et février 1981, se déroulent des grèves demands grèves demandant le remplacement d'officiels corrompus. La région du sud est paralysée par une grève générale prolongée de 200 000 ouvriers dans quelques 120 entreprises. Il y avait des grèves à Bydgoszcz, Gdansk, Czestochowa, Kutno, Poznan, Legnica, Kielce. "Nous voulons arrêter ces grèves anti-corruption. Sinon, tout le pays devra se mettre en grève" déclare un des leaders de Solidarnosc. Le 9 février, à Jelenia Gora (à l'ouest de la Pologne), se déclenche une grève générale de 300 000 ouvriers dans 450 entreprises exigeant qu'un sanatorium du gouvernement réservé aux bureaucrates soit transformé en hôpital. Il y a d'autres actions par la suite à Kalisz, Suwalki, Katowice, Radom, Nowy Sacs, Szczecin et Lublin - toutes ont lieu après que Jaruzelski ait été nommé Premier ministre et que Solidarnosc ait répondu avec enthousiasme à sa proposition de gel des luttes pour une période de 90 jours.
Le remplacement de Kania par Jaruzelski en février 1981, tout comme le remplacement antérieur de Gierek par Kania en septembre 1980 constituent des réorientations impacute;orientations importantes pour la bourgeoisie polonaise. Mais, par elles-mêmes, elles ne permettent pas d'apaiser les luttes des ouvriers. Ces derniers ont déjà assisté aux aller-retour au pouvoir de Gomulka et ils savent qu'un changement au sommet ne modifiera pas les politiques de l'Etat.
En mars se profile la menace d'une grève générale nationale en réponse à la violence de la police à Bydgoszcz. Finalement, Solidarnosc retire son appel après un accord avec le gouvernement. Le syndicat reconnait qu'"il y avait quelque justification à l'intervention de la police à Bydgoszcz à cause du climat de tension dans la ville." Dans la période qui suit Bydgoszcz, sept commissions gouvernement-syndicat sont mises en place pour institutionnaliser officiellement la collaboration entre le gouvernement et Solidarnosc.
Cependant, les luttes ne sont pas terminées. A la mi-juillet 1981, des augmentations de prix de 400 % sont annoncées en même temps que des réductions des rations de viande pour août et septembre. Grèves et manifestations de la faim reprennent. Solidarnosc appelle à la fin des protestations. Beaucoup d'autres questcoup d'autres questions sont également soulevées - la corruption, la répression tout comme le rationnement. A la fin septembre, les deux tiers des provinces de la Pologne étaient affectés. La vague de grève continue à se développer encore à la mi-octobre 1981.
Bien que les annonces estivales du gouvernement aient été clairement menaçantes, ce n'est que le 13 décembre 1981 que le serrage de vis du pouvoir militaire est entrepris. L'Etat disposait de 300 000 soldats et de 100 000 policiers. Mais ce n'est que 17 mois après le début du mouvement que la classe dominante polonaise se sent suffisamment en confiance pour attaquer physiquement les grèves ouvrières, les occupations et les manifestations. Cette confiance lui vient du constat de l'efficacité du travail réalisé parSolidarnosc pour saper petit à petit la capacité de la classe ouvrière à lutter.
Solidarnosc contre les luttes ouvrières
La force du mouvement repose surdu mouvement repose sur le fait que les ouvriers ont pris la lutte en main et l'ont étendue rapidement au-delà des limites des entreprises particulières. Etendre les luttes au-delà des entreprises, tenir des assemblées et s'assurer que les délégués puissent être changés à tout moment, a contribué à la puissance du mouvement. Cela peut être attribué en partie au fait que les ouvriers n'avaient pas confiance dans les syndicats officiels qui étaient identifiés comme des organes corrompus de l'Etat. Cependant, alors que ce fait contribuait à la force du mouvement, il a aussi entraîné chez les ouvriers une importante vulnérabilité vis-à-vis de la propagande sur les syndicats "libres" et "indépendants".
Divers groupes dissidents avaient défendu durant des années l'idée de syndicats "libres" comme une alternative à ceux qui existaient et qui étaient clairement identifiés comme une partie de l'Etat. De telles idées sur les syndicats "libres" sont venues au premier plan particulièrement au moment les plus intenses de la lutte ouvrière. Août 1980 n'est pas une exception'est pas une exception. Depuis le début, quand les travailleurs luttaient contre les attaques sur leurs conditions de vie et de travail, il y avait des voix pour insister sur la nécessité de syndicats "indépendants".
Les actions de Solidarnosc en 1980 et 1981 ont démontré que, même si ils sont formellement séparés de l'Etat capitaliste, de nouveaux syndicats, partis de zéro, avec des millions de membres déterminés et jouissant de la confiance de la classe ouvrière, agissent comme les syndicats étatiques officiels et bureaucratiques. Comme les syndicats partout dans le monde, Solidarnosc (et la revendication pour un "syndicat libre" qui précéda sa fondation) agit pour saboter les luttes, démobiliser et décourager les ouvriers et pour dévier leur mécontentement dans l'impasse de l'"autogestion", de la défense de l'économie nationale et la défense du syndicat plutôt que des intérêts ouvriers. Cela est advenu non pas à cause de "mauvais dirigeants" comme Walesa, de l'influence de l'église ou d'un manque de structures démocratiques, mais à cause de la nature même du syndicalisme. Deme du syndicalisme. Des organisations permanentes ne peuvent être maintenues dans une époque où les réformes ne sont plus possibles, où l'Etat tend à incorporer toute la société, et où les syndicats ne peuvent être que des instruments pour la défense de l'économie nationale.
En Pologne, même au point culminant des grèves, quand les ouvriers s'organisaient eux-mêmes, étendaient leurs luttes, tenaient des assemblées, élisaient des délégués et créaient des comités inter-entreprises pour coordonner et rendre leurs actions plus effectives, il y avait déjà un mouvement qui insistait sur le besoin de nouveaux syndicats. Comme le montre notre compte-rendu des événements, un des premiers coups contre le mouvement fut la transformation des comités inter-usines en structure initiale de Solidarnosc.
Il existait beaucoup de suspicion à l'égard de l'action de gens comme Walesa et de la direction "modérée", mais le travail de Solidarnosc n'a pas été accompli par une poignée de célébrités "collaborant" avec l'Etat, mais par la structat, mais par la structure syndicale comme un tout. Il ne fait pas de doute que Walesa était une figure importante et reconnue internationalement par la bourgeoisie. Le prix Nobel de la paix et son élévation postérieure au rang de président de la Pologne furent sans aucun doute en continuité avec ses activités en 1980-1981, une juste récompense pour celles-ci. Mais il faut aussi se souvenir qu'il avait été auparavant un militant respecté qui avait, par exemple, été une figure dirigeante dans les luttes de 1970. Ce respect signifiait que sa voix avait un poids particulier parmi les ouvriers, comme "opposant" éprouvé à l'Etat polonais. A l'été 1980, cette "opposition" appartient au passé. Dès le début du mouvement, on le trouve en train de décourager activement les ouvriers de faire grève. Cela commence à Gdansk, puis il participe aux "négociations" avec les autorités pour trouver la meilleure manière de saboter les luttes des ouvriers et, parfois, cela prend la forme d'une course dans le pays entier, souvent en hélicoptère de l'armée, pour presser les ouvriers en chaque occasion pour qu'ils abandonnent leurs grèves.
grèves.
Non seulement Walesa se sert de sa réputation, mais il donne de nouvelles raisons pour arrêter les luttes : "La société veut de l'ordre maintenant. Nous devons apprendre à négocier plutôt qu'à lutter." Les ouvriers doivent arrêter les grèves pour que Solidarnosc puisse négocier. Il est clair que le cadre de son discours est la défense de l'économie nationale puisque "nous sommes d'abord polonais, syndicalistes ensuite."
Le rôle de Solidarnosc devient de plus en plus ouvertement celui de partenaire du gouvernement, en particulier après que le syndicat a détourné la menace de grève générale en mars 1981. En août 1981, il y a un exemple particulièrement significatif quand Solidarnosc tente de persuader les ouvriers de renoncer à huit samedis libres pour aider à surmonter les difficultés de l'économie frappée par la crise. Comme le déclare un ouvrier en colère aux représentants de la Commission nationale de Solidarnosc : "Vous osez demander aux gens de travailler le samedi parce que le gouvernement doit être appuyé≠ appuyé ? Mais qui dit que nous devons l'appuyer ?"
Mais Solidarnosc ne lance pas seulement des appels directs à l'ordre. Un tract typique, de Solidarnosc à Szcecin, commence par :
"Solidarnosc signifie :
- le moyen de remettre le pays sur pied,
- le calme social et la stabilité,
- le maintien du niveau de vie et une bonne organisation."
mais poursuivait en parlant de "la bataille pour un niveau de vie décent." Cela montre les deux faces de Solidarnosc, comme force défendant l'ordre social, mais se posant également comme défenseur des intérêts ouvriers. Les deux aspects de l'activité syndicale dépendent l'un de l'autre. En proclamant avoir à coeur les intérêts des ouvriers, il espère que son appel à l'ordre aura une crédibilité. Beaucoup de militants syndicaux qui dénoncnt les "trahisons" de Walesa, se précipitent toujours pour défendre Solidarnosc lui-même. En février 1981, aprèr 1981, après une période où beaucoup de grèves ont échappé au contrôle de Solidarnosc, la direction produit une prise de position insistant sur la nécessité d'un syndicat uni puisque sa dispersion "annoncerait une période de conflits sociaux incontrôlés." Un tel appel souligne que Solidarnosc ne fonctionnera de façon efficace pour le capital polonais qu'en se présentant comme défenseur des intérêts ouvriers.
Ce rôle de Solidarnosc est reconnu internationalement notamment avec les conseils donnés par les syndicats de l'Ouest sur la façon de faire fonctionner les syndicats au sein du cadre de l'économie nationale. Afin de favoriser la construction de Solidarnosc, les syndicats occidentaux ne se limitent pas à une assistance verbale. Un soutien financier substantiel est fourni par nombre de fédérations syndicales, en particulier par les piliers de la "responsabilité sociale" aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne que sont l'AFL-CIO et les TUC. Internationalement, le capitalisme n'a rien laissé au hasard.
La signification internationale des luttes
Les luttes de 1980-81 ont bénéficié des expériences précédentes de la classe ouvrière en Pologne. Cependant, elles ne sont pas une expression "polonaise" isolée de la lutte de classe, car elles ont constitué le point culminant de la vague internationale de luttes qui s'est développée de 1978 à 1981. Les mineurs aux Etats-Unis en 1978, le secteur public en Grande-Bretagne en 1978-79, les sidérurgistes en France début 1979, les dockers de Rotterdam à l'automne 1979, les sidérurgistes en Grande-Bretagne en 1980, les ouvriers de la métallurgie au Brésil, les ouvriers du pétrole en Iran, les mouvements massifs d'ouvriers au Pérou, les grèves dans toute l'Europe de l'Est à la suite des grèves en Pologne : toutes ces luttes démontrent la combativité de la classe ouvrière, et le développement de la conscience de classe. Une des significations principales de la grève de masse en Pologne est de fournir un début de réponse aux questions fondamentales posées dans tosées dans toutes les autres luttes - comment la classe ouvrière se bat et quels sont les obstacles fondamentaux qu'elle rencontre dans ses luttes.
Comme on l'a vu, le prolétariat de Pologne a pu se donner spontanément, au cours de l'été 1980 les formes du combat de classe les plus puissantes et efficaces justement parce que les "tampons" sociaux qui existent dans les pays "démocratiques" faisaient défaut. C'est déjà un démenti cinglant à tous ceux (trotskistes, anarcho-syndicalistes et autres) qui prétendent que la classe ouvrière ne peut réellement développer ses combats que si elle a constitué au préalable des syndicats ou un quelconque "associationnisme ouvrier" (suivant les termes des bordiguistes du Parti communiste international qui publie Il Comunista en Italie et Le Prolétaire en France). Le moment de plus grande force du prolétariat en Pologne, celui où il a réussi à paralyser la répression de l'Etat capitaliste et à lui infliger un recul évident, était le moment où il n'existait pas de syndicat (sinon les syndicats officiels complètement hors course). Lorsque ce sycourse). Lorsque ce syndicat s'est constitué, et qu'il s'est progressivement structuré et renforcé, le prolétariat a commencé à s'affaiblir jusqu'au point de ne pouvoir réagir à la répression qui s'est déchaînée à partir du 13 décembre 1981. Lorsque la classe ouvrière développe ses combats, sa force n'est pas en proportion de celle des syndicats mais en proportion inverse. Toute tentative de "redresser" les syndicats existants ou de construire de nouveaux syndicats revient à apporter son soutien à la bourgeoisie dans son travail de sabotage des luttes ouvrières.
C'est là un enseignement fondamental qu'apportent au prolétariat mondial les luttes de 1980 en Pologne. Cependant, les ouvriers de Pologne ne pouvaient pas comprendre cet enseignement eux-mêmes parce qu'ils n'avaient pas fait directement l'expérience historique du rôle saboteurs des syndicats. Quelques mois de sabotage des luttes par Solinarnosc les ont au mieux convaincus que Walesa et sa bande étaient des crapules mais n'ont pas suffi à leur faire comprendre que c'est le syndicalisme qui est en cause, et non tel ou tel "mauvais dirigeant".
Ces leçons, seuls les secteurs du prolétariat mondial qui sont confrontés depuis longtemps à la démocratie bourgeoise pouvaient réellement réellement les tirer, non pas immédiatement à partir de l'expérience de Pologne mais à partir de leur expérience quotidienne concrète. Et c'est en partie ce qui est arrivé dans la période suivante.
En effet, au cours de la vague internationale de luttes qui s'est développée de 1983 à 1989, en particulier en Europe occidentale, là où la classe ouvrière a l'expérience la plus longue des syndicats "indépendants" et de la dictature de la démocratie bourgeoise, les luttes ouvrières ont été conduites à remettre en cause de plus en plus l'encadrement syndical à tel point que dans une série de pays (particulièrement en France et en Italie) ont été mis en place des organes, les "coordinations", supposées émaner des "assemblées de base" afin de pallier au discrédit des syndicats officiels. (1) Evidemment, cette tendance à la remise en cause du cadre syndical a été fortemente;té fortement contrecarrée par le recul général de la classe ouvrière qui a suivi l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes staliniens en 1989. Mais dans les luttes qui, face à la crise capitaliste, se développeront nécessairement dans le futur, les ouvriers de tous les pays devront retrouver les acquis de leurs luttes précédentes. Non seulement les acquis des luttes qu'ils ont menées directement, mais aussi celles de leurs frères de classe des autres pays, et particulièrement les luttes du prolétariat de Pologne en 1980.
Car il faut en être sûr, la relative passivité dont fait preuve actuellement la classe ouvrière mondiale ne constitue pas une remise en cause du cours historique général des luttes prolétariennes. Mai 68 en France, "l'automne chaud" italien de 1969 et beaucoup d'autres mouvements à l'échelle mondiale par la suite avaient mis en évidence que le prolétariat était sorti de la contre-révolution qu'il avait subie depuis quatre décennies (2). Ce cours n'a pas été fondamentalement remis en cause depuis : une période historique qui est le témoin de combats aussi importabats aussi importants que ceux de Pologne en 1980 ne saurait être remise en cause car par une défaite profonde de la classe ouvrière, une défaite que la bourgeoisie n'a pas réussi à lui infliger pour l'heure.
1. Voir notamment notre article "Les coordinations sabotent les luttes", Revue internationale n° 56.
2. Voir notre article "Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme" dans cette même Revue internationale.
Présentation
L'article ci-dessous est la deuxième partie d'une étude parue dans la revue Bilan en 1934. Nous avons publié dans le précédent numéro de la Revue internationale la première partie dans laquelle Mitchell reprend les bases de l'analyse marxiste du profit et de l'accumulation du capital en continuité avec les analyses de Marx et celles de Rosa Luxemburg. Dans cette deuxième partie, il s'attache à "l'analyse de la crise générale de l'Impérialisme décadent " et explique avec une clarté remarquable les manifestations de cette crise générale de la décadence du capitalisme. Cette étude qui permettait à l'époque de fonder théoriquement l'inéluctable tendance à la guerre généralisée engendrée par la crise historique du capitalisme ne revêt pas seulement un intérêt historique. Elle reste toujours d'une brûlante actualité en donnant le cadre théorique qui permet de comprendre les manifestations de la crise économique d'aujourd'hui.
CCI.
Nous avons marqué dans la première partie de cette étude que la période qui va à peu près de 1852 à 1873 porte l'empreinte du développement considérable du capitalisme, dans la "libre concurrence" (concurrence mitigée par l'existence d'un protectionnisme de défense des industries en pleine croissance). Au cours même de cette phase historique, les diverses bourgeoisies nationales parachèvent leur domination économique et politique sur les ruines des survivances féodales, libérant de toutes entraves les forces capitalistes de production : en Russie, par l'abolition du servage ; aux Etats Unis, par la guerre de Sécession qui balaie l'anachronisme esclavagiste ; par la formation de la nation italienne, par la fondation de l'unité allemande. Le traité de Francfort scelle le cycle des grandes guerres nationales d'où ont surgi les Etats capitalistes modernes.
Processus organique dans l'ère capitaliste
Au rythme rapide de son développement, le système capitaliste de production, vers 1873, a déjà intégré à sa sphère, à son propre marché, le domaine extra capitaliste qui lui est limitrophe. L’Europe est devenue une vaste économie marchande (à l’exception de quelques nations retardataires du Centre te de l’Est) dominés par la production capitaliste. Le continent nord-américain subit l’hégémonie du capitalisme anglo-saxon, déjà fortement développé.
D'autre part, le processus de l'accumulation capitaliste, qu'interrompent momentanément les crises cycliques mais qui reprend avec une vigueur accrue après chaque assainissement économique, détermine parallèlement une puissante et irrésistible centralisation des moyens de production, que la baisse tendancielle du taux de profit et l'âpreté des compétitions ne font que précipiter. On assiste à une multiplication de gigantesques entreprises à haute composition organique facilitée par le développement de sociétés par actions qui se substituent aux capitalistes individuels, isolément incapables de faire face aux exigences extensives de la production; les industriels se transforment en agents subordonnés à des conseils d'administration.
Mais un autre processus s'amorce : de la nécessité, d'une part, de contrecarrer la baisse du taux de profit, de le maintenir dans des limites compatibles avec le caractère de production capitaliste et d'autre part, d'enrayer une concurrence anarchique et "désastreuse", surgit la formation d'organisations monopolistes qui acquièrent de l'importance, après la crise de 1873. Primitivement naissent les Cartels, puis une forme plus concentrée, les Syndicats. Ensuite apparaissent les Trusts et Konzernen qui opèrent, ou bien une concentration horizontale d'industries similaires, ou bien le groupement vertical de branches différentes de la production.
Le capital humain, de son côté, sous l'afflux de la masse considérable d'argent épargné et disponible, produit de l'intense accumulation, acquiert une influence prépondérante. Le système des participations "en cascade", qui se greffe sur l'organisme monopoliste, lui donne la clef du contrôle des productions fondamentales. Le capital industriel, commercial ou bancaire, perdant ainsi graduellement leur position autonome dans le mécanisme économique et la fraction la plus considérable de la plus-value produite, est drainé vers une formation capitaliste supérieure, synthétique, qui en dispose suivant ses intérêts propres : le capital financier. Celui-ci est, en somme, le produit hypertrophié de l'accumulation capitaliste et de ses manifestations contradictoires, définition qui n'a évidemment rien de commun avec celle représentant le capital financier comme exprimant la volonté de quelques individualités animées de fièvre "spéculative", d'opprimer et de spolier les autres formations capitalistes et de s'opposer à leur "libre" développement. Une telle conception, pôle d'attraction des courants petits bourgeois social-démocrates et néo marxistes pataugeant dans le marais de "l'anti-hyper capitalisme", exprime la méconnaissance des lois du développement capitaliste et tourne le dos au marxisme tout en renforçant la domination idéologique de la bourgeoisie.
Le processus de centralisation organique, loin d'éliminer la concurrence, l'amplifie au contraire sous d'autres formes, ne faisant qu'exprimer ainsi le degré d'approfondissement de la contradiction capitaliste fondamentale. A la concurrence entre capitalistes individuels -organes primaires - s'exerçant sur toute l'étendue du marché capitaliste (national et international) et qui est contemporaine du capitalisme "progressif, se substituent les vastes compétitions internationales entre organismes plus évolués : les Monopoles, maîtres des marchés nationaux et des productions fondamentales ; cette période correspond à une capacité productive débordant largement des limites du marché national et à une extension géographique de celui-ci par les conquêtes coloniales se plaçant au début de l'ère impérialiste. La forme suprême de la concurrence capitaliste s'exprimera finalement par les guerres inter-impérialistes et surgira lorsque tous les territoires du globe seront partagés entre les nations impérialistes. Sous l'égide du capital financier, apparaît un processus de transformation des formations nationales -issues des bouleversements historiques et qui contribuaient par leur développement à une cristallisation de la division mondiale du travail -en des entités économiques complètes. "Les monopoles, dit R. Luxembourg, aggravent la contradiction existant entre le caractère international de l’économie capitaliste mondiale et le caractère national de l'Etat capitaliste. "
Le développement du nationalisme économique est double : intensif et extensif.
La charpente principale du développement intensif est constituée par le protectionnisme, non plus celui protégeant "les industries naissantes", mais celui instaurant le monopole du marché national et qui détermine deux possibilités : à l'intérieur, la réalisation d'un surprofit, à l'extérieur la pratique de prix au-dessous de la valeur des produits, la lutte par le "dumping".
Le développement "extensif, déterminé par le besoin permanent d'expansion du capital, à la recherche de zones de réalisation et de capitalisation de plus-value, est orienté vers la conquête de terres pré-capitalistes et coloniales.
Poursuivre l'extension continuelle de son marché afin d'échapper à la menace constante de la surproduction de marchandises qui s'exprime dans des crises cycliques, nous avons indiqué que telle est la nécessité fondamentale du mode de production capitaliste, qui se traduit d'une part par une évolution organique aboutissant aux monopoles, au capital financier et au nationalisme économique et d'autre part par une évolution historique aboutissant à l'impérialisme. Définir l'impérialisme comme "un produit du capital financier", ainsi que le fait Boukharine, c'est établir une fausse filiation et surtout c'est perdre de vue l'origine commune de ces deux aspects du processus capitaliste : la production de plus value.
Les guerres coloniales dans la première phase du capitalisme
Alors que le cycle des guerres nationales se caractérise essentiellement par des luttes entre nations en formation, édifiant une structure politique et sociale conforme aux besoins de la production capitaliste, les guerres coloniales opposent d'une part des pays capitalistes complètement développés, craquant déjà dans leur cadre étroit et d'autre part des pays non évolués à économie naturelle ou retardataire.
Les régions à conquérir sont de deux espèces:
a) les colonies de peuplement qui servent essentiellement comme sphères d'investissements de capitaux et deviennent, en quelque sorte, le prolongement des économies métropolitaines, parcourant une évolution capitaliste similaire et se posant même en concurrentes des métropoles, tout au moins pour certaines branches. Tels sont les Dominions britanniques, à structure capitaliste complète ;
b) les colonies d'exploitation, à population dense, où le capital poursuit deux objectifs essentiels : réaliser sa plus-value et s'approprier des matières premières à bon marché, permettant de freiner la croissance du capital constant investi dans la production et d'améliorer le rapport de la masse de plus-value au capital total. Pour la réalisation des marchandises, le processus est celui que nous avons déjà décrit : le capitalisme contraint les paysans et les petits producteurs issus de l'économie domestique à travailler, non pour leurs besoins directs, mais pour le marché où s'effectue l'échange de produits capitalistes de grande consommation contre les produits agricoles. Les peuples agriculteurs des colonies s'intègrent à l'économie marchande sous la pression du capital commercial et usuraire stimulant les grandes cultures de matières d'exportation : coton, caoutchouc, riz, etc. Les emprunts coloniaux représentent 1'avance faite par le capital financier du pouvoir d'achat servant à l'équipement du réseau de circulation des marchandises : construction de chemin de fer, de ports, facilitant le transport des matières premières, ou à des travaux de caractère stratégique qui consolident la domination impérialiste. D'autre part, le capital financier veille à ce que les capitaux ne puissent servir d'instrument d'émancipation économique des colonies, à ce que les forces productives ne soient développées et industrialisées que dans la mesure où elles ne peuvent constituer une menace pour les industries métropolitaines, en orientant, par exemple, leur activité, vers une transformation primaire des matières premières s'effectuant avec le concours de forces de travail indigènes quasi-gratuites.
De plus, la paysannerie, écrasée sous le poids des dettes usuraires et des impôts absorbés par les emprunts, est contrainte de céder les produits de son travail bien au-dessous de leur valeur, sinon en dessous de leur prix de revient.
Aux deux méthodes de colonisation que nous venons d'indiquer, s'en ajoute une troisième consistant à s'assurer des zones d'influence en "vassalisant", à coups d'emprunts et de placements de capitaux, des Etats retardataires. Le courant intense d'exportation des capitaux, qui est lié à l'extension du protectionnisme monopoliste, favorise un élargissement de la production capitaliste tout au moins à l'Europe centrale et orientale, à l'Amérique et même à l'Asie où le Japon devient une puissance impérialiste.
D'un autre côté, l'inégalité du développement capitaliste se prolonge dans le processus d'expansion coloniale. Au seuil du cycle des guerres coloniales, les nations capitalistes les plus anciennes s'appuient déjà sur une solide base impérialiste ; les deux plus grandes puissances de cette époque, l'Angleterre et la France, se sont déjà partagées les "bonnes" terres d'Amérique, d'Asie et d'Afrique, circonstances qui favorisent encore davantage leur extension ultérieure au détriment de leurs concurrents plus jeunes, l'Allemagne et le Japon, obligés de se contenter de quelques maigres restes en Afrique et en Asie mais qui, par contre, accroissent leurs positions métropolitaines à un rythme beaucoup plus rapide que les vieilles nations : l'Allemagne, puissance industrielle, dominant le continent européen, peut bientôt se dresser, face à l'impérialisme anglais et poser le problème de 1'hégémonie mondiale dont la solution sera cherchée au travers de la première guerre impérialiste.
Si, au cours des cycles des guerres coloniales, les contrastes économiques et les antagonismes impérialistes s'aiguisent, les conflits des classes qui en résultent peuvent cependant encore être comblés "pacifiquement" par la bourgeoisie des pays les plus avancés, accumulant au cours des opérations de brigandage colonial des réserves de plus-values où elle peut puiser à pleines mains et corrompre les couches privilégiées de la classe ouvrière ([1] [251]). Les deux dernières décades du XIXe siècle amènent, au sein de la social-démocratie internationale, le triomphe de l'opportunisme et du réformisme, monstrueuses excroissances parasitaires se nourrissant des peuples coloniaux.
Mais le colonialisme extensif est limité dans son développement et le capitalisme, conquérant insatiable, a tôt fait d'épuiser tous les débouchés extra-capitalistes disponibles. La concurrence inter impérialiste, privée d'une voie de dérivation, s'oriente vers la guerre impérialiste.
"Ceux qui s'opposent aujourd'hui les armes à la main, dit R. Luxembourg, ce ne sont pas d'une part les pays capitalistes et d'autre part les pays d'économie naturelle mais des Etats qui sont précisément poussés au conflit par l'identité de leur développement capitaliste élevé. "
Cycles de guerres inter impérialistes et de révolution dans la crise générale du capitalisme
Alors que les anciennes communautés naturelles peuvent résister des milliers d'années, que la société antique et la société féodale parcourent une longue période historique, «la production capitaliste moderne, au contraire, dit Engels, "vieille à peine de 300 ans et qui n'est devenue dominante que depuis l'instauration de la grande industrie, c'est-à-dire depuis cent ans, a, en ce court laps de temps, réalisé des disparités de répartition - concentration des capitaux en un petit nombre de mains d'une part, concentration des masses sans propriété, dans les grandes villes d'autre part- qui fatalement causeront sa perte. "
La société capitaliste, de par l'acuité qu'atteignent les contrastes de son mode de production, ne peut plus poursuivre ce qui constitue sa mission historique : développer, de façon continue et progressive, les forces productrices et la productivité du travail humain. La révolte des forces de production contre leur appropriation privée, de sporadique devient permanente. Le capitalisme entre dans sa crise générale de décomposition et l'Histoire enregistrera ses sursauts d'agonie en traits sanglants.
Résumons de cette crise générale les caractéristiques essentielles : une surproduction industrielle générale et constante ; un chômage technique chronique alourdissant la production de capitaux non-viables ; le chômage permanent de masses considérables de forces de travail aggravant les contrastes de classes ; une surproduction agricole chronique superposant une crise générale à la crise industrielle et que nous analyserons plus loin ; un ralentissement considérable du processus de l'accumulation capitaliste résultant du rétrécissement du champ d'exploitation des forces de travail (composition organique) et de la baisse continue du taux de profit et que Marx prévoyait lorsqu'il disait que "dès que la formation de capital se trouverait exclusivement entre les mains de quelques gros capitalistes pour qui la masse du profit compenserait le taux, la production perdrait tout stimulant vivifiant et tomberait en somnolence. Le taux de profit est la forme motrice de la production capitaliste. Sans profit, pas de production» ; la nécessité pour le capital financier de rechercher un surprofit, provenant non pas de la production de plus-value, mais d'une spoliation, d'une part, de l'ensemble des consommateurs en élevant le prix des marchandises au-dessus de leur valeur et, d'autre part, des petits producteurs en s'appropriant une partie ou l'entièreté de leur travail. Le surprofit représente ainsi un impôt indirect prélevé sur la circulation des marchandises. Le capitalisme a tendance à devenir parasitaire dans le sens absolu du terme.
Durant les deux dernières décades précédant le conflit mondial, ces agents d'une crise générale se développent et agissent déjà dans une certaine mesure bien que la conjoncture évolue encore suivant une courbe ascendante, exprimant en quelque sorte le "chant du cygne" du capitalisme. Dès 1912, le point culminant est atteint, le monde capitaliste est inondé de marchandises puis la crise éclate aux Etats Unis en 1913 et commence à s'étendre à l'Europe. L'étincelle de Sarajevo l'a fait exploser dans la guerre mondiale qui pose à l'ordre du jour une révision du partage des colonies. Le massacre va dès lors constituer pour la production capitaliste un immense débouché ouvrant de "magnifiques" perspectives.
L'industrie lourde, fabriquant non plus des moyens de production mais de destruction, et également celle produisant des moyens de consommation va pouvoir travailler à plein rendement, non pour assurer l'existence des hommes, mais pour accélérer leur destruction. La guerre, d'une part, opère un "salutaire" assainissement des valeurs-capital hypertrophiées en les détruisant sans pourvoir à leur remplacement et, d'autre part, elle favorise la réalisation des marchandises, bien au-dessus de leur valeur, par la hausse formidable des prix sous le régime du cours forcé ; la masse du surprofit, que le capital retire d'une telle spoliation des consommateurs, compense largement la diminution de la masse de plus-value résultant d'un affaiblissement des possibilités d'exploitation dû à la mobilisation.
La guerre détruit surtout d'énormes forces de travail qui, dans la paix, rejetées du procès de la production, se constituaient en menace grandissante pour la domination bourgeoise ([2] [252]). On chiffre la destruction des valeurs réelles à un tiers de la richesse mondiale accumulée par le travail de générations de salariés et de paysans. Ce désastre social, vu sous l'angle de l'intérêt mondial du capitalisme, prend l'aspect d'un bilan de prospérité analogue à celui d'une société anonyme s'occupant de participations financières et dont le compte de profits et pertes, gonflé de bénéfices, cache la ruine d'innombrables petites entreprises et la misère des travailleurs. Car les destructions, si elles prennent les proportions d'un cataclysme, ne retombent pas à charge du capitalisme. L'Etat capitaliste, vers lequel, durant le conflit, convergent tous les pouvoirs sous l'impérieuse nécessité d'établir une économie de guerre, est le grand consommateur insatiable qui crée son pouvoir d'achat au moyen d'emprunts gigantesques drainant toute l'épargne nationale sous le contrôle et avec le concours "rétribué" du capital financier ; il paye avec des traites qui hypothèquent le revenu futur du prolétariat et des petits paysans. L'affirmation de Marx, formulée il y a 75 ans, reçoit sa pleine signification : "La seule partie de la soi-disant richesse nationale qui entre réellement dans la possession collective des peuples modernes, c'est leur dette publique. "
La guerre devait évidemment accélérer le processus d'exacerbation des antagonismes sociaux. La dernière période du massacre s'ouvre par le coup de tonnerre d'Octobre 1917. Le secteur le plus faible du capitalisme mondial vient de sauter. Des convulsions révolutionnaires grondent en Europe centrale et occidentale. Le pouvoir bourgeois est chancelant : il faut mettre fin au conflit. Si en Russie, le prolétariat, guidé par un parti trempé par quinze ans de luttes ouvrières et de travail idéologique, peut maîtriser une bourgeoisie encore faible et instaurer sa dictature, dans les pays centraux - où le capitalisme est plus solidement enraciné -la classe bourgeoise, tout en chancelant sous l'impétuosité du flux révolutionnaire, parvient cependant, avec l'appui d'une social-démocratie encore puissante et du fait de la non-maturité des partis communistes, à orienter le prolétariat dans une direction qui l'éloigné de ses buts spécifiques. La tâche du capitalisme est facilitée par la possibilité qu'il a, après l'armistice, de prolonger sa "prospérité" de guerre en une période d'essor économique justifié par la nécessité d'adapter la production guerrière au renouvellement de l'appareil productif et à une consommation de paix s'exprimant par les immenses besoins de première nécessité qui surgissent. Ce relèvement réintègre dans la production la presque totalité des ouvriers démobilisés et les concessions d'ordre économique que leur accorde la bourgeoisie, si elles n'entament pas son profit (les salaires augmentés ne suivant pas de loin la dépréciation du pouvoir d'achat du papier monnaie), lui permettent cependant de jeter dans la classe ouvrière l'illusion qu'une amélioration de son sort peut encore s'effectuer dans le cadre du régime capitaliste et, en l'isolant de son avant garde révolutionnaire, d'écraser celle-ci.
La perturbation jetée dans le système monétaire aggrave le désordre apporté par la guerre dans la hiérarchie des valeurs et le réseau des échanges, de sorte que l'essor (du moins en Europe) évolue dans le sens d'une activité spéculative et d'un accroissement de valeurs fictives, et non comme une phase cyclique ; il atteint d'ailleurs bien vite son point culminant, le volume de la production bien que correspondant à une capacité fortement réduite des forces productives et bien que restant sensiblement inférieur au niveau d'avant-guerre déborde cependant rapidement la faible capacité d'achat des masses. D'où la crise de 1920 qui, ainsi que la définit le 3e Congrès de l'Internationale Communiste, apparaît comme la "réaction de la misère contre les efforts pour produire, trafiquer et vivre sur un pied analogue à celui de l’époque capitaliste précédente ", qui est celle de la prospérité fictive de guerre et d'après-guerre.
Si, en Europe, la crise n'est pas F aboutissement d'un cycle industriel, aux Etats-Unis elle apparaît encore comme telle. La guerre lui a permis de se dégager de l'étreinte de la dépression économique de 1913 et lui a offert d'immenses possibilités d'accumulation en écartant son concurrent européen et en lui ouvrant un marché militaire quasi-inépuisable. L'Amérique devient le grand fournisseur de l'Europe en matières premières, produits agricoles et industriels. Appuyés sur une capacité productive colossale, une agriculture puissamment industrialisée, d'immenses ressources en capitaux et leur position de créancier mondial, les Etats-Unis, en devenant le centre économique du capitalisme mondial, déplacent aussi l'axe des contradictions impérialistes. L'antagonisme anglo-américain se substitue à la rivalité anglo-allemande, moteur du premier conflit mondial ([3] [253]). La fin de celui-ci fait surgir aux Etats-Unis le profond contraste d'un appareil productif hypertrophié et d'un marché considérablement rétréci. La contradiction éclate dans la crise d'avril 1920 et le jeune impérialisme américain dès lors s'engage, à son tour, dans la voie de la décomposition générale de son économie.
Dans la phase décadente de l'impérialisme, le capitalisme ne peut plus diriger les contrastes de son système que vers une seule issue : la guerre. L'Humanité ne peut échapper à une telle alternative que par la révolution prolétarienne. Or, la révolution d'Octobre 17 n'ayant pu, dans les pays avancés d'Occident, mûrir la conscience du prolétariat et celui-ci ayant été incapable d'orienter les forces productives vers le socialisme, seule possibilité de combler les contradictions capitalistes, la bourgeoise, quand les dernières énergies révolutionnaires se sont consumées dans la défaite du prolétariat allemand en 1923, parvient à restituer à son système une stabilité relative qui, bien que renforçant sa domination, va cependant la pousser dans la voie menant à une nouvelle et plus terrible conflagration générale.
Entre-temps s'ouvre une nouvelle période de reprise économique qui prend les apparences d'une prospérité analogue à celle d'un cycle du capitalisme ascendant, tout au moins en ce qui concerne un des aspects essentiels : le développement de la production. Mais nous avons vu qu'antérieurement l'essor correspondait à une extension du marché capitaliste s'annexant de nouvelles zones précapitalistes, tandis que l'essor de 1924-29 qui évolue dans la crise générale du capitalisme ne peut pas puiser à de telles possibilités. On assiste, au contraire, à une aggravation de la crise générale sous Faction de certains facteurs que nous allons rapidement examiner :
a) Le marché capitaliste est amputé du vaste débouché que constituait la Russie impériale importatrice de produits industriels et de capitaux et exportatrice de matières premières et de produits agricoles cédés à bas prix au moyen d'une exploitation féroce de la paysannerie ; d'autre part, la dernière grande zone pré-capitaliste à ressources immenses et vaste réservoir d'hommes, est plongée dans de formidables convulsions sociales qui empêchent le capital d'y effectuer des placements "rassurants" ;
b) le détraquement du mécanisme mondial a supprimé l'or en tant qu'équivalent général des marchandises et de monnaie universelle, l'absence d'une commune mesure et la coexistence de systèmes monétaires basés soit sur l'or soit sur le cours forcé ou la non-convertibilité déterminent une telle différenciation des prix que la notion de la valeur s'estompe, que le commerce international est complètement désarticulé et que son désordre s'aggrave par le recours plus fréquent et plus caractérisé au dumping ;
c) la crise chronique et générale de l'agriculture est mûre dans les pays agraires et dans les secteurs agricoles des pays industriels (elle s'épanouira dans la crise économique mondiale). Le développement de la production agraire qui avait reçu sa principale impulsion de l'industrialisation et de la capitalisation agricole, dés avant guerre, de grandes zones des Etats-Unis, du Canada et de l'Australie, s'est poursuivi par son extension à des régions plus arriérées d'Europe centrale et d'Amérique du sud dont l'économie essentiellement agricole a perdu son caractère semi-autonome et est devenue totalement tributaire du marché mondial.
De plus, les pays industriels, importateurs de produits agricoles mais engagés dans la voie du nationalisme économique tentent de combler la déficience de leur agriculture par une augmentation des terres emblavées et par un accroissement de leur rendement à l'abri de barrières douanières et avec l'appui d'une politique de subventions dont la pratique s'étend également aux pays de grande culture (Etats Unis, Canada, Argentine). Il en résulte, sous la pression monopoliste, un régime factice de prix agricoles s'élevant au niveau du coût de production le plus élevé et qui pèse lourdement sur la capacité d'achat des masses (cela se vérifie surtout pour le blé, article de grande consommation).
De ce que les économies paysannes ont achevé leur intégration au marché découle, pour le capitalisme, une conséquence importante : les marchés nationaux ne peuvent plus être étendus et ont atteint leur point de saturation absolu. Le paysan, bien que gardant les apparences d'un producteur indépendant, est incorporé à la sphère capitaliste de production au même titre qu'un salarié : de même que celui-ci est spolié de son surtravail par la contrainte où il se trouve de vendre sa force de travail, de même le paysan ne peut s'approprier le travail supplémentaire contenu dans ses produits parce qu'il doit céder ceux-ci au capital au-dessous de leur valeur.
Le marché national traduit ainsi de façon frappante l'approfondissement des contradictions capitalistes : d'une part, la décroissance relative puis absolue de la part du prolétariat dans le produit total, l'extension du chômage permanent et de l'armée de réserve industrielle réduisent le marché pour les produits agricoles. La chute qui en résulte du pouvoir d'achat des petits paysans réduit le marché pour les produits capitalistes. L'abaissement constant de la capacité générale d'achat des masses ouvrières et paysannes s'oppose ainsi de plus en plus violemment à une production agricole de plus en plus abondante, composée surtout de produits de grande consommation.
L'existence d'une surproduction agricole endémique (clairement établie par les chiffres des stocks mondiaux de blé qui triplent de 1926 à 1933) renforce les éléments de décomposition agissant au sein de la crise générale du capitalisme, du fait qu'une telle surproduction se différenciant de la surproduction capitaliste proprement dite est irréductible (si ce n'est pas l'intervention "providentielle" des agents naturels) en raison du caractère spécifique de la production agraire encore insuffisamment centralisée et capitalisée et occupant des millions de familles.
Ayant déterminé les conditions qui délimitent strictement le champ à l'intérieur duquel doivent évoluer les contradictions inter-impérialistes, il est aisé de déceler le vrai caractère de cette "insolite" prospérité de la période de "stabilisation" du capitalisme. Le développement considérable des forces productives et de la production, du volume des échanges mondiaux, du mouvement international des capitaux, traits essentiels de la phase ascendante 1924-1928, s'expliquent par la nécessité d'effacer les traces de la guerre, de reconstituer la capacité productive primitive pour l'utiliser à la réalisation d'un objectif fondamental : le parachèvement de la structure économique et politique des Etats impérialistes, conditionnant leurs capacités de concurrence et l'édification d'économies adaptées à la guerre. Il est dès lors évident que toutes les fluctuations conjoncturelles très inégales, bien qu'évoluant sur une ligne ascendante, ne feront que refléter les modifications intervenant dans le rapport des forces impérialistes que Versailles avait fixé en sanctionnant le nouveau partage du monde.
L'essor de la technique et de la capacité de production prend des proportions gigantesques particulièrement en Allemagne. Après la tourmente inflationniste de 1922-1923, les investissements de capitaux anglais, français et surtout américains y sont tels que beaucoup de ceux-ci ne trouvent pas à s'employer à l'intérieur et sont réexportés par le canal des banques notamment vers l'U.R.S.S. pour le financement du plan quinquennal.
Au cours même du processus d'expansion des forces productives, la virulence de la loi dégénérescente de la baisse du taux de profit s'accroît. La composition organique s'élève encore plus rapidement que ne se développe l'appareil de production et cela se vérifie surtout dans les branches fondamentales, d'où résulte une modification interne du capital constant : la partie fixe (machines) augmente fortement par rapport à la partie circulante (matières premières et approvisionnements consommés) et devient un élément rigide alourdissant les prix de revient dans la mesure où fléchit le volume de la production et où le capital fixe représente la contre-valeur de capitaux d'emprunts. Les plus puissantes entreprises deviennent ainsi les plus sensibles au moindre déclin de la conjoncture. En 1929, aux Etats Unis, en pleine prospérité, la production maximum d'acier nécessite seulement 85 % de la capacité productive et en mars 1933 cette capacité utilisée tombera à 15%. En 1932 la production des moyens de production pour les grands pays industriels ne représentera même pas, en valeur, l'équivalent de l'usure normale du capital fixe.
De tels faits n'expriment qu'un autre aspect contradictoire de la phase dégénérescente de l'Impérialisme : maintenir l'indispensable potentiel de guerre au moyen d'un appareil productif partiellement inutilisable.
Entre-temps, pour essayer d'alléger les prix de revient, le capital financier recourt aux moyens que nous connaissons déjà : à la réduction des prix des matières premières, abaissant la valeur de la partie circulante du capital constant ; à la fixation de prix de vente au-dessus de la valeur, procurant un surprofit ; à la réduction du capital variable, soit par la baisse directe ou indirecte des salaires, soit par une intensification du travail équivalant à une prolongation de la journée de travail et réalisée par la rationalisation et l'organisation du travail à la chaîne. On comprend pourquoi ces dernières méthodes ont été le plus rigoureusement appliquées dans les pays techniquement les plus développés, aux Etats-Unis et en Allemagne, infériorisés dans les périodes de faible conjoncture, en face de pays moins évolués où les prix de revient sont beaucoup plus sensibles à une baisse de salaires. La rationalisation se heurte cependant aux frontières de la capacité humaine. De plus, la baisse des salaires ne permet d'augmenter la masse de plus-value que dans la mesure où la base d'exploitation, le nombre de salariés au travail, ne se rétrécit pas. Par conséquent, la solution du problème fondamental : conserver la valeur des capitaux investis en même temps que leur rentabilité, en produisant et en réalisant le maximum de plus-value et de surprofit (son prolongement parasitaire), doit être orientée vers d'autres possibilités. Pour laisser vivre des capitaux "non viables" et leur assurer un profit, il faut les alimenter d'argent "frais" que le capital financier se refuse évidement à prélever sur ses propres ressources. Il le puise donc, soit dans l'épargne mise à sa disposition soit par le truchement de l'Etat, dans la poche des consommateurs. De là le développement des monopoles, des entreprises mixtes (à participation étatique), la création d'onéreuses entreprises "d'utilité publique", les prêts, les subventions aux affaires non rentables ou la garantie étatique de leurs revenus. De là aussi le contrôle des budgets, la "démocratisation" des impôts par l'élargissement de la base imposable, les dégrèvements fiscaux en faveur du capital en vue de ranimer les "forces vives" de la Nation, la compression des charges sociales "non productives" les conversions de rentes, etc.
Cependant, même cela ne peut suffire. La masse de plus-value produite reste insuffisante et le champ de la production, trop étroit, doit être étendu. Si la guerre est le grand débouché de la production capitaliste, dans la "paix" le militarisme (en tant qu'ensemble des activités préparant la guerre) réalisera la plus-value des productions fondamentales contrôlées par le capital financier. Celui-ci pourra en délimiter la capacité d'absorption par l'impôt enlevant aux masses ouvrières et paysannes une fraction de leur pouvoir d'achat et la transférant à l'Etat, acheteur de moyens de destruction et "entrepreneur de travaux" à caractère stratégique. Le répit ainsi obtenu ne peut évidemment résoudre les contrastes. Comme Marx le prévoyait déjà "la contradiction entre la puissance sociale générale finalement constituée par le capital et le pouvoir de chaque capitaliste de disposer des conditions sociales de la production capitaliste se développe de plus en plus. " Tous les antagonismes internes de la bourgeoisie doivent être absorbés par son appareil de domination, l'Etat capitaliste qui, devant le péril, est appelé à devoir sauvegarder les intérêts fondamentaux de la classe dans son ensemble et à parachever la fusion, déjà en partie réalisée par le capital financier, des intérêts particuliers des diverses formations capitalistes. Moins il y a de plus-value à partager, plus les conflits internes sont aigus et plus cette concentration s'avère impérieuse. La bourgeoisie italienne est la première à recourir au fascisme parce que sa fragile structure économique menace de se rompre, non seulement sous la pression de la crise de 1921, mais également sous le choc des violents contrastes sociaux.
L'Allemagne, puissance sans colonies, reposant sur une faible base impérialiste, est contrainte, dans la quatrième année de la crise mondiale de concentrer l'entièreté des ressources de son économie au sein de l'Etat totalitaire en brisant la seule force qui eût pu opposer à la dictature capitaliste sa propre dictature : le prolétariat. De plus, c'est en Allemagne que le processus de transformation de l'appareil économique en instrument pour la guerre est le plus avancé. Par contre, les groupements impérialistes plus puissants, tels la France et l'Angleterre, disposant encore de considérables réserves de plus value, ne sont pas encore entrés résolument dans la voie de la centralisation étatique.
Nous venons de marquer que l'essor de la période de 1924-1928 évolue en fonction de la restauration et du renforcement structurel de chacune des puissances impérialistes dans l'orbite desquelles viennent graviter les Etats secondaires, suivant leurs affinités d'intérêts. Mais précisément du fait que l'essor comporte ces deux mouvements contradictoires bien qu'étroitement dépendants, l'un de l'expansion de la production et de la circulation des marchandises, l'autre du fractionnement du marché mondial en économies indépendantes, son point de saturation ne peut tarder.
La crise mondiale, que les beaux rêveurs du libéralisme économique voudraient assimiler à une crise cyclique qui se dénouera sous l'action des facteurs "spontanés", où donc le capitalisme pourrait se dégager en acceptant à appliquer un plan de travail à la sauce De Man ou autre projet de sauvetage capitaliste sorti "d'Etats Généraux du Travail", ouvre la période où les luttes inter-impérialistes, sorties de leur phase de préparation, doivent revêtir des formes ouvertes d'abord économiques et politiques, ensuite violentes et sanglantes lorsque la crise aura épuisé toutes les "possibilités pacifiques " du capitalisme.
Nous ne pouvons analyser ici le processus de cet effondrement économique sans précédent. Toutes les méthodes, toutes les tentatives auxquelles recourt le capitalisme pour essayer de combler ses contradictions et que nous avons décrites, nous les voyons, durant la crise, utilisées au décuple avec l'énergie du désespoir : extension de la monopolisation du marché national au domaine colonial et essais de formation d'empires homogènes et protégés par une barrière unique (Ottawa), dictature du capital financier et renforcement de ses activités parasitaires ; recul des monopoles internationaux obligés de céder à la poussée nationaliste (Krach Kreuger) ; exacerbation des antagonismes par la lutte des tarifs sur laquelle se greffent les batailles de monnaies où interviennent les stocks d'or des banques d'émission ; dans les échanges, la substitution du système des contingentements, des "clearings" ou offices de compensation, même du troc, à la fonction régulatrice de l'or, équivalent général des marchandises ; annulation des "réparations" irrécouvrables, répudiation des créances américaines par les Etats "vainqueurs", suspension du service financier des emprunts et dettes privées des pays "vaincus" en vassaux aboutissant à l'effondrement du crédit international et des valeurs "morales" du capitalisme.
En nous référant aux facteurs déterminant la crise générale du capitalisme, nous pouvons comprendre pourquoi la crise mondiale ne peut être résorbée par 1'action "naturelle" des lois économiques capitalistes, pourquoi, au contraire, celles-ci sont vidées par le pouvoir conjugué du capital financier et de l'Etat capitaliste, comprimant toutes les manifestations d'intérêts capitalistes particuliers. Sous cet angle doivent être considérées les multiples "expériences" et tentatives de redressement, les "reprises" se manifestant au cours de la crise. Toutes ces activités agissent, non à l'échelle internationale en fonction d'une amélioration de la conjoncture mondiale, mais sur le plan national des économies impérialistes sous des formes adaptées aux particularités de leur structure. Nous ne pouvons en analyser ici certaines manifestations monétaires. Elles ne présentent d'ailleurs qu'un intérêt très secondaire parce qu'éphémères et contingentes. Toutes ces expériences de réanimation artificielle de l'économie en décomposition offrent cependant des fruits communs. Celles qui, démagogiquement, se posent de lutter contre le chômage et d'augmenter le pouvoir d'achat des masses, aboutissent au même résultat : non à une régression du chômage annoncée ostensiblement par les statistiques officielles mais à une répartition du travail disponible sur un plus grand nombre d'ouvriers conduisant à une aggravation de leurs conditions d'existence.
L'augmentation de la production des industries fondamentales (et non des industries de consommation), qui se vérifie au sein de chaque impérialisme, est alimentée uniquement par la politique des travaux publics (stratégiques) et le militarisme dont on connaît l'importance.
De quelque côté qu'il se tourne, quelque moyen qu'il puisse utiliser pour se dégager de l'étreinte de la crise, le capitalisme est poussé irrésistiblement vers son destin à la guerre. Où et comment elle surgira est impossible à déterminer aujourd'hui. Ce qu'il importe de savoir et d'affirmer, c'est qu'elle explosera en vue du partage de l'Asie et qu'elle sera mondiale.
Tous les impérialismes se dirigent vers la guerre, qu'ils soient revêtus de la défroque démocratique ou de la cuirasse fasciste ; et le prolétariat ne peut se laisser entraîner à aucune discrimination abstraite de la "démocratie" et du fascisme qui ne peut que le détourner de sa lutte quotidienne contre sa propre bourgeoisie. Relier ses tâches et sa tactique à des perspectives illusoires de reprise économique ou à une pseudo-existence de forces capitalistes opposées à la guerre, c'est le mener droit à celle-ci ou lui enlever toute possibilité de trouver le chemin de la révolution.
MITCHELL
[1] [254] Nous rejetons cette notion fausse de "couches privilégiées de la classe ouvrière", plus connue à travers le concept d' "aristocratie ouvrière", qui a été développée notamment par Lénine (qui l'avait lui-même reprise d'Engels) et qui est, aujourd'hui encore, défendue par les groupes bordiguistes. Nous avons développé notre position sur cette question dans l'article "L'aristocratie ouvrière : une théorie sociologique pour diviser la classe ouvrière" {Revue internationale n° 25, 2e trimestre 1981).
[2] [255] S'il est incontestable que "la guerre détruit surtout d'énormes forces de travail", c'est-à-dire qu'elle entraîne le massacre de grandes masses de prolétaires, cette phrase peut laisser entendre que la guerre est la solution adoptée par la bourgeoisie pour affronter le danger prolétarien, idée que nous ne partageons pas. Cette vision non marxiste selon laquelle la guerre dans le capitalisme est en fait "une guerre civile de la bourgeoisie contre le prolétariat" a surtout été défendue, dans la Gauche italienne, par Vercesi.
[3] [256] Cette affirmation, que la réalité démentira très rapidement, s'appuyait sur une position politique selon laquelle les principaux concurrents commerciaux devaient forcément être les principaux ennemis au niveau impérialiste. Cette position a été défendue dans un débat qui s'était déjà mené dans 1'IC ; et c'est Trotsky qui, ajuste raison, s'y opposera en affirmant que les antagonismes militaires ne recouvraient pas forcément les antagonismes économiques.
Trotsky, dans ses dernières années, a défendu de nombreuses positions opportunistes telles que la politique d'entrisme dans la social-démocratie, le front unique ouvrier, etc. ; positions que la Gauche communiste avait critiquées, à juste titre, dans les années 1930; mais il n'a jamais rejoint le camp ennemi, celui de la bourgeoisie, comme les trotskistes l'ont fait après sa mort. En particulier sur la question de la guerre impérialiste, il a défendu jusqu'au bout la position traditionnelle du mouvement révolutionnaire : la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile.
Toute la bourgeoisie mondiale liguée contre Trotsky
Plus
la guerre impérialiste mondiale se rapprochait et plus.
l'élimination de Trotsky devenait un objectif crucial pour
la bourgeoisie mondiale.
Pour
asseoir son pouvoir et développer la politique qui a fait
de lui le principal artisan de la contre-révolution,
Staline a d'abord éliminé, en les envoyant dans les
camps, de très nombreux révolutionnaires, d'anciens
bolcheviks, notamment ceux qui avaient été les
compagnons de Lénine, ceux qui avaient été
les artisans de la révolution d'Octobre. Mais cela ne
suffisait pas. Avec la montée des tensions guerrières
à la fin des années 1930, il lui fallait avoir les
mains totalement libres, à l'intérieur, pour
développer sa politique impérialiste. En 1936, au
début de la guerre d'Espagne, il y eut d'abord le procès
et l'ès
et l'exécution de Zinoviev, Kamenev et Smirnov (Voir 16
fusillés à Moscou, Victor Serge, Ed. Spartacus)
puis celui qui coûta la vie à Piatakov, à
Radek et enfin ce fut le procès dit du groupe
Rykov-Boukharine-Kretinski. Toutefois, le plus dangereux des
bolcheviks, bien qu'à l'extérieur, restait Trotsky.
Staline l'avait déjà atteint en faisant assassiner,
en 1938, son fils Léon Sédov à Paris.
Maintenant c'était Trotsky lui-même qu'il fallait
supprimer.
"Mais était-il nécessaire que la révolution bolchevique fit périr tous les bolcheviks ?" se demande, dans son livre, le général Walter G. Krivitsky qui était, dans les années 1930, le chef militaire du contre-espionnage soviétique en Europe occidentale. Bien qu'il dise ne pas avoir de réponse à cette question, il en fournit une très claire dans les pages 35 et 36 de son livre J'étais un agent de Staline (Editions Champ libre, Paris, 1979). La poursuite des procès de Moscou et la liquidation des derniers bolcheviks étailcheviks étaient bien le prix à payer pour la marche à la guerre : "Le but secret de Staline restait le même (l'entente avec l'Allemagne). En mars 1938, Staline monta le grand procès de dix jours, du groupe Rykov-Boukharine-Kretinski, qui avaient été les associés les plus intimes de Lénine et les pères de la révolution soviétique. Ces leaders bolcheviques - détestés de Hitler - furent exécutés le 3 mars sur l'ordre de Staline. Le 12 mars Hitler annexait l'Autriche. (...) C'est le 12 janvier 1939 qu'eut lieu devant tout le corps diplomatique de Berlin, la cordiale et démocratique conversation de Hitler avec le nouvel ambassadeur soviétique." Et c'est ainsi que l'on en est arrivé au pacte germano-soviétique Hitler-Staline du 23 août 1939.
Toutefois, la liquidation des derniers bolcheviks, si elle répondait en premier aux besoins de la politique de Staline, était également une réponse aux besoins de celle de toute la bourgeoisie mondiale. C'est pourquoi le sort de Trotsky lui-même était désormais scellésormais scellé. Pour la classe capitaliste du monde entier, Trotsky, le symbole de la révolution d'Octobre, devait disparaître !
Robert Coulondre (1), ambassadeur de France auprès du IIIe Reich fournit un témoignage éloquent dans une description qu'il fait de sa dernière rencontre avec Hitler, juste avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale. Hitler s'y était en effet vanté du pacte qu'il venait de conclure avec Staline. Il traçait un panorama grandiose de son futur triomphe militaire. En réponse, l'ambassadeur français faisant appel à sa raison, lui parla du tumulte social et des risques de révolutions qui pourraient faire suite à une guerre longue et meurtrière et qui pourraient détruire tous les gouvernements belligérants. "Vous pensez à vous-mêmes comme si vous étiez le vainqueur..., dit l'ambassadeur, mais avez-vous songé à une autre possibilité? Que le vainqueur pourrait être Trotsky".(2). Hitler fit un bond, comme s'il avait été frappé au creux de l'estomac, et hurla que cette possia que cette possibilité, la menace d'une victoire de Trotsky, était une raison de plus, pour la France et la Grande-Bretagne, de ne pas déclencher la guerre contre le IIIe Reich. Isaac Deutscher a tout à fait raison de souligner la remarque faite par Trotsky (3), lorsqu'il a pris connaissance de ce dialogue, selon laquelle les représentants de la bourgeoisie internationale "sont hantés par le spectre de la révolution, et ils lui donnent un nom d'homme." (4)
Trotsky devait mourir (5) et, lui-même, se rendait compte que ses jours étaient comptés. Son élimination avait une plus grande signification que celle des autres vieux bolcheviks et des membres de la gauche communiste russe. L'assassinat des vieux bolcheviks avait servi à renforcer le pouvoir absolu de Staline. Celui de Trotsky manifestait en plus la nécessité pour la bourgeoisie mondiale, y compris pour la bourgeoisie russe, d'aller à la guerre mondiale librement. Cette voie fut nettement dégagée après la disparition de la dernière grande figure de la révolution d'Octobre, du plus célèbre des internationa des internationalistes. C'est toute l'efficacité de l'appareil de la GPU que Staline a utilisée pour le liquider. Il y a eu d'ailleurs plusieurs tentatives; elles ne pouvaient que se multiplier et effectivement elles se rapprochaient dans le temps. Rien ne semblait pouvoir arrêter la machine stalinienne. Quelques temps avant son assassinat, Trotsky dut subir une attaque de nuit de la part d'un commando le 24 mai 1939. Les sbires de Staline avaient réussi à poster des mitrailleuses en face des fenêtres de sa chambre. Ils avaient pu tirer près de 200 à 300 coups de feu et jeter des bombes incendiaires. Fort heureusement les fenêtres étaient hautes au-dessus du sol et Trotsky, sa femme Natalia ainsi que son petit-fils Siéva ont miraculeusement pu en réchapper en se jetant sous le lit. Mais la tentative suivante allait être la bonne. C'est ce que réalisa Ramon Mercader à coups de piolet.
Les positions de Trotsky avant la guerreMais pour la bourgeoisie, l'assassinat de Trotsky ne pouvait pas suffire. Ainsi suffire. Ainsi que l'avait parfaitement écrit Lénine dans L'Etat et la révolution : "Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d'oppresseurs les récompensent par d'incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d'en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d'entourer leur nom d'une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l'avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. (...) On oublie, on refoule, on altère le côté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraît être acceptable pour la bourgeoisie."
Concernant Trotsky, ce sont ceux qui se prétendent ses continuateurs, ceux qui réclament son héritage, les trotskistes, qui ont assumé i ont assumé la sale besogne après sa mort. C'est en partant de ses positions "opportunistes" qu'ils ont justifié toutes les guerres nationales depuis la fin de la dernière guerre mondiale impérialiste et qu'ils se sont faits les défenseurs d'un camp impérialiste : celui de l'URSS.
A l'époque de la fondation de la IVe Internationale en 1938, Trotsky basait sa réflexion sur l'idée que le capitalisme se situe dans sa période "d'agonie". La Fraction italienne de la Gauche communiste (Bilan) la défendait également ; nous sommes d'accord avec cette appréciation de la période même si nous ne suivons pas Trotsky quand il affirme que, de ce fait, "les forces productives avaient cessé de croître" (6). Il est parfaitement juste d'affirmer, comme il l'a fait, que le capitalisme, dans sa période "d'agonie", a cessé d'être une forme progressiste de la société et que sa transformation socialiste est à l'ordre du jour de l'histoire. Cependant, il faisait l'erreur de penser que, dans les années 1930, lenées 1930, les conditions de la révolution prolétarienne étaient réunies. Il l'avait annoncé avec l'arrivée des Fronts populaires en France puis en Espagne, contrairement à ce que défendait la Fraction italienne de la Gauche communiste (7). Cette erreur concernant la compréhension du cours historique, qui l'amenait à penser que la révolution était immédiatement à l'ordre du jour alors que c'était la deuxième guerre mondiale qui se préparait, est une des clés qui permet de comprendre les positions opportunistes qu'il a particulièrement développées durant cette période.
Pour Trotsky cela se traduisait concrètement par la mise en avant du concept de "programme de transition", concept qu'il avait élaboré au moment de la fondation de la IVe Internationale en 1938. Il s'agit en fait d'un ensemble de revendications pratiquement irréalisables dont la mise en avant devait permettre d'élever la conscience de la classe ouvrière et d'aiguiser la lutte de classe. C'était le socle de sa stratégie politique. De son point de ue. De son point de vue, le programme de transition n'était pas un ensemble de mesures réformistes dans la mesure où elles n'avaient pas pour but d'être appliquées ; d'ailleurs elles ne pouvaient pas l'être. En fait, elles devaient montrer l'incapacité du capitalisme à accorder des réformes durables à la classe ouvrière et, par conséquent, lui montrer la faillite du système et, de ce fait, la pousser à lutter pour la destruction de celui-ci.
Sur ces prémices, Trotsky avait également développé sa fameuse "politique militaire prolétarienne" (PMP) (8) qui, fondamentalement, était l'application du programme de transition à une période de guerre et de militarisme universel ("Notre programme de transition militaire est un programme d'agitation", Oeuvres n°24). Cette politique se voulait gagner aux idées révolutionnaires les millions de prolétaires mobilisés. Elle était centrée sur la revendication de la formation militaire obligatoire pour la classe ouvrière, sous la surveillance d'officiers é d'officiers élus, dans des écoles spéciales d'entraînement fondées par l'Etat mais sous le contrôle des institutions ouvrières comme les syndicats. Bien évidemment aucun Etat capitaliste ne pouvait accéder à de telles revendications pour la classe ouvrière sous peine de se nier en tant qu'Etat. La perspective, pour Trotsky, était le renversement du capitalisme par les prolétaires en armes d'autant plus que, pour lui, la guerre allait créer les conditions favorables pour une insurrection prolétarienne comme cela est arrivé avec la première guerre mondiale.
"La guerre actuelle nous l'avons dit plus d'une fois, n'est que la continuation de la dernière guerre. Mais continuation n'est pas répétition. (?) Notre politique, la politique du prolétariat révolutionnaire à l'égard de la deuxième guerre impérialiste, est une continuation de la politique élaborée pendant la première guerre impérialiste, avant tout sous la direction de Lénine." (Fascisme, bonapartisme et guerre, tome 24 des Oeuvres dedes Oeuvres de Trotsky)
D'après lui, les conditions étaient même plus favorables que celles qui avaient prévalu avant 1917 dans la mesure où, à la veille de cette nouvelle guerre, au niveau objectif, le capitalisme a fait la preuve qu'il est dans une impasse historique, alors qu'au niveau subjectif, il fallait prendre en compte l'expérience mondiale accumulée par la classe ouvrière.
"C'est cette perspective (la révolution) qui doit être à la base de notre agitation. Il ne s'agit pas simplement d'avoir une position sur le militarisme capitaliste et le refus de défendre l'Etat bourgeois, mais de la préparation directe pour la prise du pouvoir et la défense de la patrie socialiste..." (Ibidem)
Trotsky avait manifestement perdu la boussole en croyant que le cours historique était encore à la révolution prolétariennerolétarienne. Il n'avait pas une vision correcte de la situation de la classe ouvrière et du rapport de force entre elle et la bourgeoisie. Seule la Gauche communiste italienne a été capable de montrer que, dans les années 1930, l'humanité vivait une période de profonde contre-révolution, que le prolétariat avait été battu et que seule la solution de la bourgeoisie, la guerre impérialiste mondiale, était alors possible.
Toutefois, on peut constater que, malgré son galimatias "militariste", qui l'a fait glisser vers l'opportunisme, Trotsky se maintenait fermement sur une position internationaliste. Mais en cherchant à être "concret" (comme il cherchait à l'être, dans les luttes ouvrières, avec sa proposition de programme de transition, et dans l'armée avec sa politique militaire) pour gagner les masses ouvrières à la révolution, il en arrivait à s'éloigner de la vision classique du marxisme et à défendre une politique opposée aux intérêts du prolétariat. Cette politique qui se voulait très tactique ès tactique était, en fait, extrêmement dangereuse car elle tendait à enchaîner les prolétaires à l'Etat bourgeois et à leur faire croire qu'il peut exister de bonnes solutions bourgeoises. Dans la guerre, cette "subtile" tactique sera développée par les trotskistes pour justifier l'injustifiable et, en particulier, leur ralliement à la bourgeoisie à travers la défense de la nation et la participation à la "résistance".
Mais, fondamentalement, comment doit-on comprendre l'importance donnée par Trotsky à sa "politique militaire"? Pour lui, la perspective qui se profilait pour l'humanité était celle d'une société totalement militarisée, qui allait de plus en plus être marquée par une lutte armée entre les classes. Le sort de l'humanité devait surtout se régler sur le plan militaire. De ce fait, la responsabilité première du prolétariat était, dès à présent, de s'y préparer pour disputer le pouvoir à la classe capitaliste. C'est cette vision qu'il a particuli&egqu'il a particulièrement développée au début de la guerre quand il disait :
"Dans les pays vaincus, la position des masses va être immédiatement aggravée. A l'oppression sociale s'ajoute l'oppression nationale, dont le fardeau principal est supporté par les ouvriers. De toutes les formes de dictature, la dictature totalitaire d'un conquérant étranger est la plus intolérable." (Notre cap ne change pas du 30 juin 1940 in tome 24 des Oeuvres de L. Trotsky)
"Il est impossible de placer un soldat armé d'un fusil près de chaque ouvrier et paysan polonais, norvégien, danois, néerlandais, français." (9)
"On peut s'attendre avec certitude à la transformation rapide de tous les pays conquis en poudrières. Le danger est plutôt que les explosions ne se produisent trop tôt sans pré sans préparation suffisante et de conduire à des défaites isolées. Il est en général impossible pourtant de parler de révolution européenne et mondiale sans prendre en compte les défaites partielles." (Ibidem)
Cependant, cela n'enlève rien au fait que Trotsky est resté jusqu'au bout un révolutionnaire prolétarien. La preuve est contenue dans le Manifeste, dit d'Alarme, de la IVe Internationale qu'il a rédigé pour prendre position, sans ambiguïtés et du seul point de vue du prolétariat révolutionnaire, face à la guerre impérialiste généralisée :
"En même temps nous n'oublions pas un instant que cette guerre n'est pas notre guerre (?). La IVe Internationale construit sa politique non sur les fortunes militaires des Etats capitalistes, mais sur la transformation de la guerre impérialiste en guerre d'ouvriers contre les capitalistes, pour le renversement des classes dirigeades classes dirigeantes de tous les pays, sur la révolution socialiste mondiale. (?) Nous expliquons aux ouvriers que leurs intérêts et ceux du capitalisme assoiffé de sang sont irréconciliables. Nous mobilisons les travailleurs contre l'impérialisme. Nous propageons l'unité des travailleurs dans tous les pays belligérants et neutres." (Manifeste de la IVe Internationale du 29 mai 1940, p. 75, tome 24 des Oeuvres de Trotsky)
Voilà ce que les trotskistes ont "oublié" et trahi.
Par contre, le "programme de transition" et la PMP ont été des orientations politiques de Trotsky qui ont, d'un point de vue de classe, abouti à un fiasco. Non seulement il n'y a pas eu de révolution prolétarienne au sortir de la deuxième guerre mondiale, mais de plus la PMP a permis à la IVe Internationale de justifier sa participation à la boucherie impérialiste généralisée en faisant de ses militants de bons petits soldats de la &quo soldats de la "démocratie" et du stalinisme. C'est à ce moment-là que le trotskisme est irrémédiablement passé dans le camp ennemi.
La question de la nature de L'URSS : un talon d'Achille de TrotskyIl est clair que la faiblesse la plus grave de Trotsky a été sa non-compréhension que le cours historique était à la contre-révolution et, par voie de conséquence, à la guerre mondiale comme le mettait clairement en avant la Gauche communiste italienne. Voyant toujours le cours à la révolution, en 1936 il claironnait :"La révolution française a commencé" (La lutte ouvrière du 9 juin 1936) ; et pour l'Espagne :"Les ouvriers du monde entier attendent fiévreusement la nouvelle victoire du prolétariat espagnol" (La lutte ouvrière du 9 août 1936). Ainsi, il commettait une faute politique majeure en faisant croire à la classe ouvrière que ce qui se passait e ce qui se passait à ce moment-là, notamment en France et en Espagne, allait dans le sens de la révolution prolétarienne alors que la situation mondiale prenait la direction opposée : "De son expulsion d'URSS en 1929 jusqu'à son assassinat, Trotsky n'a fait qu'interpréter le monde à l'envers. Alors que la tâche de l'heure était devenue de rassembler les énergies révolutionnaires rescapées de la défaite pour entreprendre avant tout un bilan politique complet de la vague révolutionnaire, Trotsky s'est ingénié aveuglément à voir le prolétariat toujours en marche, là où il était défait. De ce fait, la IVe Internationale, créée voici plus de 50 ans, ne fut qu'une coquille vide à travers laquelle le mouvement réel de la classe ouvrière ne pouvait pas passer, pour la simple et tragique raison qu'il refluait dans la contre-révolution. Toute l'action de Trotsky, basée sur cette erreur, a de plus contribué à disperser les trop faibles forces révolutionnaires présentes de par le monde dans les années 1930 et pire, à en entraîner la plus grande partie dans le bourbier capitaliste du soutien &qualiste du soutien "critique" aux gouvernements de type "fronts populaires" et de participation à la guerre impérialiste." (Brochure du CCI, Le trotskisme contre la classe ouvrière)
Parmi les graves erreurs qu'a fait Trotsky il y a notamment sa position sur la nature de l'URSS. Tout en s'attaquant au stalinisme, il a toujours considéré et défendu l'URSS comme étant la "patrie du socialisme" et pour le moins comme "un Etat ouvrier dégénéré".
Mais toutes ces erreurs politiques, bien qu'elles aient eu des conséquences dramatiques, n'ont pas fait de lui un ennemi de la classe ouvrière alors que ses "héritiers", eux, le sont devenus après sa mort. Trotsky a même été capable, à la lumière des événements survenus au début de la guerre impérialiste, d'admettre qu'il lui fallait réviser et, sans doute, modifier son jugement politique notamment concernant l'URSS.
C'est ainsi qu'il affirmait dans un de ses derniers écrits daté du 25 septembre 1939 et intitulé "L'URSS dans la guerre" : "Nous ne changeons pas d'orientation. Mais supposons que Hitler tourne ses armes à l'Est et envahisse des territoires occupés par l'Armée rouge. (..) Tandis que, les armes à la main, ils porteront des coups à Hitler, les bolcheviks-léninistes mèneront en même temps une propagande révolutionnaire contre Staline, afin de préparer son renversement à l'étape suivante..." (Oeuvres, tome n°22)
Il défendait certes son analyse de la nature de l'URSS mais il liait le sort de celle-ci à l'épreuve que la deuxième guerre mondiale lui ferait subir. Dans ce même article il disait que, si le stalinisme sortait vainqueur et renforcé de la guerre (perspective qu'il n'envisageait pas), il faudrait alors revoir le jugement qu'il portait sur l'URSS et même sur la situation politique g&eation politique générale :
"Si l'on considère cependant que la guerre actuelle va provoquer, non la révolution, mais le déclin du prolétariat, il n'existe alors plus qu'une issue à l'alternative : la décomposition ultérieure du capital monopoliste, sa fusion ultérieure avec l'Etat et la substitution à la démocratie, là où elle s'est encore maintenue, d'un régime totalitaire. L'incapacité du prolétariat à prendre en mains la direction de la société pourrait effectivement, dans ces conditions, mener au développement d'une nouvelle classe exploiteuse issue de la bureaucratie bonapartiste et fasciste. Ce serait, selon toute vraisemblance, un régime de décadence qui signifierait le crépuscule de la civilisation.
On aboutirait à un résultat analogue dans le cas où le prolétariat des pays capitalistes avancés, ayant pris le pouvoir se révélerait incapable de leerait incapable de le conserver et l'abandonnerait comme en URSS, à une bureaucratie privilégiée. Nous serions alors obligés de reconnaître que la rechute bureaucratique n'était pas due à l'arriération du pays et à l'environnement capitaliste, mais à l'incapacité organique du prolétariat à devenir une classe dirigeante. Il faudrait alors établir rétrospectivement que, dans ses traits fondamentaux, l'URSS actuelle était le précurseur d'un nouveau régime d'exploitation à une échelle internationale.
Nous nous sommes bien écartés de la controverse terminologique sur la dénomination de l'Etat soviétique. Mais que nos critiques ne protestent pas : ce n'est qu'en se plaçant sur la perspective historique nécessaire que l'on peut formuler un jugement correct sur une question comme le remplacement d'un régime social par un autre. L'alternative historique poussée jusqu'à son terme se présente ainsi : ou bien le régime stalinien n'est qu'une rechute exécrable dans le processus de la transformation de la nsformation de la société bourgeoise en société socialiste, ou bien le régime stalinien est la première étape d'une société d'exploitation nouvelle. Si le second pronostic se révélait juste, alors, bien entendu, la bureaucratie deviendrait une nouvelle classe exploiteuse. Aussi lourde que puisse être cette seconde perspective, si le prolétariat mondial se montrait effectivement incapable de remplir la mission que lui a confiée le cours du développement, il ne resterait plus qu'à reconnaître que le programme socialiste, construit sur les contradictions internes de la société capitaliste s'est finalement avéré une utopie. Il va de soi qu'on aurait besoin d'un nouveau "programme minimum" pour défendre les intérêts des esclaves de la société bureaucratique totalitaire." (souligné par nous)
Si l'on fait abstraction de la vision en perspective qu'il développe à ce moment-là, une vision qui est révélatrice d'un découragement, pour ne pas dire d'une démoralisation profonde, qui sembl profonde, qui semble lui faire perdre toute confiance en la classe ouvrière et en sa capacité à assumer historiquement la perspective révolutionnaire, il est clair que Trotsky entame là une remise en question de ses positions sur la nature "socialiste" de l'URSS et sur le caractère "ouvrier" de la bureaucratie.
Trotsky a été assassiné avant la fin de la guerre ; et la Russie s'est retrouvée dans le camp des vainqueurs aux côtés de ce qu'on appelle les "démocraties". Comme Trotsky avait prévu de le faire, ces conditions historiques nécessitait, de la part de ceux qui se prétendent ses fidèles continuateurs, une révision de sa position dans le sens qu'il fallait, comme il le disait, "établir rétrospectivement que, dans ses traits fondamentaux, l'U.R.S.S. actuelle était le précurseur d'un nouveau régime d'exploitation à une échelle internationale". Non seulement la IVe Internationale s'est interdit de le faire mais, de plus, elle est passée avec armes et bagages dans les rangs de la bourgeois de la bourgeoisie. Seuls quelques éléments issus du trotskisme ont pu rester sur le terrain révolutionnaire comme ceux qui formaient le groupe chinois qui publiait en 1941 L'Internationaliste (Voir Revue Internationale n°94), ou les membres de la section espagnole de la IVe Internationale avec G. Munis (10), comme les Revolutionären Kommunisten Deutschlands (RKD), le groupe Socialisme ou barbarie en France, Agis Stinas (Mémoires, éditions La brèche, Paris 1990) en Grèce, et Natalia Trotsky.
Fidèle à l'esprit de celui qui fut son compagnon dans la vie et dans le combat pour la révolution, Natalia, dans son courrier du 9 mai 1951 adressé au Comité exécutif de la IVe Internationale, revenait et insistait particulièrement sur la nature contre-révolutionnaire de l'URSS : "Obsédés par des formules vieilles et dépassées, vous continuez à considérez l'Etat stalinien comme un Etat ouvrier. Je ne puis et ne veux vous suivre sur ce point. (?) Il devrait être clair pour chacun que la révolution a été compl&ete;té complètement détruite par le stalinisme. Cependant vous continuez à dire, sous ce régime inouï, la Russie est encore un Etat ouvrier."
Tirant toutes les conséquences de cette claire prise de position, elle poursuivait fort justement : "Ce qui est plus insupportable que tout, c'est la position sur la guerre à laquelle vous vous êtes engagés. La troisième guerre mondiale qui menace l'humanité place le mouvement révolutionnaire devant les problèmes les plus difficiles, les situations les plus complexes, les décisions les plus graves. (...) Mais face aux événements des récentes années, vous continuez de préconiser la défense de l'Etat stalinien et d'engager tout le mouvement dans celle-ci. Vous soutenez même maintenant les armées du stalinisme dans la guerre à laquelle se trouve soumis le peuple coréen crucifié."
Et, elle concluait avec courage : "Je ne puis et ne veux vous et ne veux vous suivre sur ce point." (...)"Je trouve que je dois vous dire que je ne vois pas d'autre voie que de dire ouvertement que nos désaccords ne me permettent plus de rester plus longtemps dans vos rangs." (Les enfants du prophète, Cahiers Spartacus, Paris 1972)
Les trotskistes aujourd'huiNon seulement, comme l'affirme Natalia, les trotskistes n'ont pas suivi Trotsky et révisé leurs positions politiques suite à la victoire de l'URSS dans le deuxième conflit mondial, mais encore les discussions et les interrogations - quand elles existent de nos jours en leur sein - portent, pour celles qui doivent en principe apporter des clarifications et des approfondissements, sur la question de la "politique militaire prolétarienne" (Voir Cahiers Léon Trotsky n° 23, 39 et 43 ou Revolutionary history n° 3, 1988). Ces discussions continuent de passer sous silence des questions fondamentales comme celle de la nature de l'URSS ou celle de l'internationalisme prolétarien et dueacute;tarien et du défaitisme révolutionnaire face à la guerre. Au milieu d'un charabia pseudo-scientifique, Pierre Broué le reconnaît :
"Il est en effet indiscutable que l'absence de discussion et de bilan sur cette question (la PMP) a pesé très lourd dans l'histoire de la IVe Internationale. Une analyse en profondeur la ferait apparaître à la source de la crise qui a commencé à secouer cette dernière dans les années 50." (Cahiers Léon Trotsky n° 39). Comme c'est gentiment dit !
Les organisations trotskistes ont trahi et ont changé de camp, c'est un fait. Mais les historiens trotskistes, comme Pierre Broué ou Sam Lévy, s'évertuent à noyer la question en parlant de simple crise de leur mouvement : "La crise fondamentale du trotskisme sortit de la confusion et de l'incapacité à comprendre la guerre et le monde de l'immédiat après-guerre." (Sam Lévy, vétéravétéran du mouvement britannique, in Cahiers Léon Trotsky n° 23)
Il est exact que le trotskisme n'a pas compris la guerre et le monde de l'immédiat après-guerre; mais c'est bien pour cela qu'il a trahi la classe ouvrière et l'internationalisme prolétarien en soutenant un camp impérialiste contre l'autre dans la deuxième guerre mondiale et qu'il n'a cessé, depuis, de soutenir les petits impérialismes contre les gros dans les trop nombreuses luttes dites de libération nationale et autres luttes "des peuples opprimés". Pierre Broué, Sam Lévy et les autres ne le savent peut être pas mais le trotskisme est mort pour la classe ouvrière ; et il n'y a pas de résurrection possible pour un tel courant en tant qu'instrument d'émancipation de cette dernière. Et il ne sert à rien d'essayer de récupérer à leur compte les véritables internationalistes et en particulier ce qu'a fait la Gauche communiste italienne durant la guerre, comme les Cahiers Léon Trotsky tentent de le faire dans leur même numéro 39 (pages 36 et sui (pages 36 et suivantes). Un peu de pudeur, messieurs ! Ne mélangez pas les internationalistes de la Gauche communiste italienne et la IVe Internationale chauvine et traitre à la classe ouvrière. Nous, la Gauche communiste, nous n'avons rien à avoir avec la IVe Internationale et tous ses avatars actuels. Par contre, bas les pattes sur Trotsky ! Il appartient toujours à la classe ouvrière.
Rol
1. Robert Coulondre (1885-1959) ambassadeur à Moscou puis à Berlin.
2. Cité par Isaac Deutscher page 682 du tome 6 de Trotsky, éditions 10/18, Paris, 1980.
3. Page 68 du tome 24 des Oeuvres de Trotsky dans le Manifeste de la IVe Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale, rédigé par lui-mê par lui-même le 23 mai 1939.
4. Op. cit, page 683. Pierre Broué dans les Cahiers Léon Trotsky cite l'ouvrage de l'historien américain Gabriel Kolko, Politics of war qui fourmille d'exemples qui vont dans le même sens.
5. Comme pour Jean Jaurès immédiatement avant l'éclatement de la première guerre mondiale de 1914-1918; mais, toute proportion gardée car Jean Jaurès était un pacifiste alors que Trotsky était toujours un révolutionnaire et un internationaliste.
6. Pour nous, si le système est entré en décadence cela ne signifie pas qu'il ne puisse pas encore se développer. Pour nous comme pour Trotsky, par contre, il y a décadence quand un système a perdu son dynamisme et que les forces productives sont une entrave au développement de la société. En un mot que le système a fini son rôle progressiste danle progressiste dans l'histoire et qu'il est mûr pour donner naissance à une autre société.
7. Cf. notre livre La Gauche communiste d'Italie et notre brochure Le trotskisme contre la classe ouvrière.
8. Cette position n'est pas nouvelle chez Trotsky, elle avait déjà été ébauchée au cours de la guerre d'Espagne. "? se délimiter nettement des trahisons et des traîtres sans cesser d'être les meilleurs combattants du front" p. 545 Tome II des Ecrits. Il reprend la comparaison entre être le meilleur ouvrier à l'usine comme le meilleur soldat sur le front. Cette formule est utilisée aussi dans la guerre contre le Japon en Chine qui est une nation "colonisée" et "agressée" par ce dernier (cf. p. 216 Oeuvres n° 14).
9. Ibidem. Ces nations sont citées parce qu'elles venaient d'être vaincues &tre vaincues à la date de l'article.
10. Voir notre brochure le trotskisme contre la classe ouvrière et l'article Trotsky appartient à la classe ouvrière, les trotskistes l'ont kidnappé, voir aussi la Revue Internationale n° 58 et notre article A la mémoire de Munis à sa mort en 1989.
DY
Ces derniers mois, on a vu paraître dans la presse du BIPR1 des articles qui concernent la nécessité du regroupement des forces révolutionnaires en vue de construire le parti communiste mondial du futur. Un de ces articles, Les révolutionnaires, les internationalistes face à la perspective de guerre et à la situation du prolétariat 2, est un document écrit à la suite de la guerre au Kosovo l'année dernière :
"Les récents événements guerriers dans les Balkans, du fait même qu'ils s'étaient déroulés en Europe (...) ont été la marque d'un pas en avant important dans le processus qui conduit à la guerre impérialiste généralisée (...)
La guerre elle même et le type d'opposition qui lui a été faite sont le terrain sur lequel se produisent déjà la décantation et la sélection des forces révolutionnaires capables de contribuer à la construction du parti.
Ces forces seront à l'intérieur du camp délimité par certaines positions établies que nous donnons pour base intangible de toute initiative politique tendant au renforcement du front révolutionnaire face au capital et à ses guerres."
A la suite de ce passage, se trouvent les "21 positions" 3 désignées par le BIPR comme positions discriminantes.
Ce sont justement ces "événements guerriers dans les Balkans" qui ont amené notre organisation à lancer, au début de la guerre elle même, un appel aux différentes organisations révolutionnaires présentes au niveau mondial pour que l'internationalisme prolétarien puisse s'exprimer d'une seule et forte voix. Et parallèlement à cet appel nous avions précisé :
"Il existe naturellement aussi des divergences qui concernent une approche différente de l’analyse de l'impérialisme dans la phase actuelle et du rapport de force entre les classes. Mais, sans sous-estimer ces divergences, nous considérons que les aspects qui les (nous) unissent sont de très loin plus importants et significatifs que ceux qui les distinguent par rapport aux enjeux du moment et c'est sur cette base que, le 29 Mars 1999, nous avons lancé un appel à l'ensemble de ces groupes pour prendre une initiative commune contre la guerre." 4
Comme cet appel, fait il y a plus d'un an, est complètement tombé dans le vide5, on peut se demander pourquoi le BIPR en arrive aujourd'hui seulement à ses "21 conditions" - avec lesquelles, hormis certaines réserves sur deux points seulement6, nous sommes en complet accord - et n'a pas répondu à notre appel à l'époque. La réponse se trouve vers la fin du document du BIPR ; réponse dans laquelle on trouve une partie qui concerne, de toute évidence, le CCI (sans jamais le nommer naturellement) et qui affirme que "à 23 ans de distance de la 1ère Conférence Internationale convoquée par Battaglia Comunista 7 pour amorcer une première confrontation entre les groupes politiques qui se réclament des principes généraux de classe et internationalistes défendus par la gauche communiste à partir de la moitié des années 20, il est possible - et donc nécessaire désormais – de faire un bilan de cette confrontation."
Un bilan ? Après 23 ans ? Et pourquoi seulement maintenant ? Selon le BIPR, dans les deux décennies suivantes, "le processus de décantation du «camp politique prolétarien» s'est accéléré, excluant toutes ces organisations qui, d'une manière ou d'une autre, sont tombées sur le terrain de la guerre en abandonnant le principe intangible du défaitisme révolutionnaire."
Mais la partie où il s'agit de nous (et des formations bordiguistes) vient juste après :
"D'autres composantes de ce camp, bien que n'étant pas tombées dans la tragique erreur de soutenir un front de guerre (...), se sont également éloignées de la méthode et des perspectives de travail qui conduisent à l'agrégation du futur parti révolutionnaire. Victimes irrécupérables de positions idéalistes ou mécanicistes (...)" (souligné par nous).
Comme nous pensons que les accusations que le BIPR nous adresse ne sont pas fondées - et que de plus, nous craignons qu'elles ne servent à masquer une pratique politique opportuniste - nous allons chercher à développer dans ce qui suit une réponse à ces accusations en montrant ce qu'a été l'attitude du courant marxiste du mouvement ouvrier en ce qui concerne "la méthode et les perspectives de travail qui conduisent à l'agrégation du futur parti révolutionnaire", pour vérifier concrètement si, et dans quelle mesure, le BIPR et les groupes qui l'ont créé ont été cohérents avec cette orientation. Pour ce faire, nous prendrons en considération deux questions qui sont l'expression, dans leur unité, des deux niveaux auxquels se pose le problème de l'organisation des révolutionnaires aujourd'hui :
comment concevoir la future Internationale,
quelle politique mener pour la construction de l'organisation et le regroupement des révolutionnaires.
Comment sera la future Internationale ? Une organisation conçue de manière unitaire depuis le début, c'est à dire un parti communiste international, ou bien une Internationale des partis communistes des différents pays ? Sur ce problème, la pensée et le combat d'Amadeo Bordiga et de la Gauche Italienne constituent une référence intangible. Dans la conception de Bordiga, l'Internationale Communiste devait déjà être, et c'est ainsi qu'il l’appelait, le parti mondial ; et en cohérence avec cette conception, Bordiga en était arrivé à renoncer à quelques points dits "tactiques" qu'il avait pourtant défendus jusque là avec la plus grande fermeté (abstentionnisme, regroupement sans le centre) afin d'affirmer et de faire vivre la prééminence de l'Internationale sur chaque parti national, afin de souligner que l'IC était une organisation unique et non une fédération de partis, une organisation qui devait avoir une politique unique partout dans le monde et non des politiques spécifiques pour chaque pays.
"Et alors, nous, nous affirmons que la plus haute assemblée internationale n'a pas seulement le droit d'établir ces formules qui sont en vigueur et doivent être en vigueur dans tous les pays sans exception, mais a aussi le droit de s'occuper de la situation dans un pays et donc, de pouvoir dire que l'Internationale pense que - par exemple - on doit faire et on doit agir de telle façon en Angleterre." (Amedeo Bordiga, discours au Congres de Livourne 1921, dans "La Gauche Communiste sur le chemin de la révolution", Edizioni Sociali, 1976)
Cette conception, Bordiga l'a défendue au nom de la gauche italienne et cela d'autant plus qu'il luttait contre la dégénérescence de l'Internationale elle même, quand la politique de celle-ci se confondait de plus en plus avec la politique et les intérêts de l'Etat russe.
"Il faut que le parti russe soit aidé, dans la résolution de ses problèmes par les partis frères. Il est vrai que ceux ci ne possèdent pas une expérience directe des problèmes de gouvernement, mais ils contribueront malgré cela à leur solution en apportant un coefficient classiste et révolutionnaire dérivant directement de la lutte de classe réelle qui se déroule dans leur pays respectifs." 8
Et c'est enfin dans la réponse de Bordiga à la lettre de Karl Korsch que ressort, avec plus de clarté encore, ce que devrait être l'Internationale et ce qu'elle n'a pas réussi à être :
"Je crois que l'un des défauts de l'Internationale actuelle a été d'être « un bloc d'oppositions » locales et nationales. Il faut réfléchir sur ce point, sans se laisser aller à des exagérations, mais pour mettre à profit ces enseignements. Lénine a arrêté beaucoup de travail d'élaboration « spontané » en comptant rassembler matériellement les différents groupes et ensuite seulement les fondre de façon homogène à la chaleur de la révolution russe. En grande partie, il n'a pas réussi." (extraits de la lettre de Bordiga à Korsch, publiée dans Programme Communiste n°68)
En d'autres termes, Bordiga regrette que l'Internationale se soit formée à partir des "oppositions" aux vieux partis sociaux démocrates, encore incohérentes politiquement entre elles ; et il déplore que le projet de Lénine d'homogénéiser les diverses composantes, sur le fond, n'ait pas réussi.
C'est à partir de cette vision que les organisations révolutionnaires qui ont existé pendant les années de la contre-révolution, malgré la conjoncture politique défavorable, se sont toujours conçues comme des organisations non seulement internationalistes mais aussi internationales. Ce n’est pas par hasard qu'un des procédés utilisés pour attaquer la fraction italienne au sein de l'Opposition Internationale de Trotsky a justement été de l'accuser de suivre une politique "nationale".9
Voyons, par contre, quelle est la conception du BIPR sur cette question :
"Le BIPR s'est constitué en tant qu'unique forme possible d'organisation et de coordination, intermédiaire entre l’œuvre isolée d'avant-gardes de différents pays et la présence d'un vrai Parti International (...). De nouvelles avant-gardes - dégagées des vieux schémas qui s'étaient révélés inefficaces pour expliquer le présent et donc pour prévoir le futur - se sont attelées à la tâche de construction du parti (...). Ces avant-gardes ont le devoir, qu'elles assument, de s'établir et de se développer sur la base d'un corps de thèses, une plate-forme et un cadre organisationnel qui soient cohérents entre eux et avec le Bureau qui, en ce sens, joue le rôle de point de référence de la nécessaire homogénéisation des forces du futur parti (...)."
Jusque là, le discours du BIPR, à part quelques redondances superflues, ne semble pas dans ses grandes lignes, être en contradiction avec la position que nous avons citée plus haut. Mais le passage suivant pose plus de problème :
"Pôle de référence ne veut pas dire structure imposée. Le BIPR n'entend pas accélérer les échéances de l'agrégation internationale des forces révolutionnaires plus que la durée « naturelle » du développement politique des avant-gardes communistes dans les différents pays." 10
Cela veut dire que le BIPR, en réalité les deux organisations qui en font partie, ne considère pas qu'il soit possible de constituer une unique organisation internationale avant la constitution du parti mondial. De plus, il est fait référence à d'étranges "durées naturelles de développement politique des avant-gardes politiques dans les différents pays", ce qui devient plus clair si on va voir de quelle vision le BIPR cherche à se démarquer, c'est-à-dire celle du CCI et de la gauche communiste italienne :
"Nous refusons par principe et sur la base des différentes résolutions de nos congrès, l'hypothèse de la création de sections nationales par bourgeonnement d'une organisation préexistante, serait-elle même la nôtre. On ne construit pas une section nationale du parti international du prolétariat en créant dans un pays, de façon plus ou moins artificielle, un centre de rédaction de publications rédigées ailleurs et de toute façon sans liens avec les réelles batailles politiques et sociales dans le pays lui même." (souligné par nous) 11
Ce passage mérite évidemment une réponse attentive parce qu'ici, ce qui est contenu, c'est la différence stratégique dans la politique de regroupement international mise en œuvre par le BIPR par rapport à celle du CCI. Naturellement, notre stratégie de regroupement international est volontairement ridiculisée quand il est parlé de "bourgeonnement d'une organisation préexistante", de création "dans un pays, de façon plus ou moins artificielle, d'un centre de rédaction de publications rédigées ailleurs", de façon à induire automatiquement chez le lecteur un sentiment de rejet vis-à-vis de la stratégie du CCI.
Mais regardons les choses concrètement, admettons la validité de telles assertions et vérifions la. Selon le BIPR, s'il surgit un nouveau groupe de camarades, disons au Canada, qui se rapproche des positions internationalistes, ce groupe peut bénéficier de la contribution critique fraternelle, même polémique, mais il doit grandir et se développer à partir du contexte politique de son propre pays, "en lien avec les réelles batailles politiques et sociales dans le pays lui même". Ce qui veut dire que, pour le BIPR, le contexte actuel et local d'un pays particulier est plus important que le cadre international et historique donné par l’expérience du mouvement ouvrier. Quelle est en revanche notre stratégie de construction de l'organisation au niveau international que le BIPR cherche volontairement à éclairer d'un mauvais jour quand il parle de "création de sections nationales par bourgeonnement d'une organisation préexistante" ? Qu'il y ait 1 ou 100 candidats à militer dans un nouveau pays, notre stratégie n'est pas de créer un groupe local qui doit évoluer sur place, "en lien avec les réelles batailles politiques et sociales du pays lui même", mais d'intégrer rapidement ces nouveaux militants dans le travail international d'organisation au sein duquel, de façon centrale, il y a l'intervention dans le pays des camarades qui s'y trouvent. C'est pour cela que, même avec de faibles forces, notre organisation cherche à être présente rapidement avec une publication locale sous la responsabilité du nouveau groupe de camarades parce que celle-ci, nous en sommes sûrs, représente le moyen le plus direct et le plus efficace pour, d'une part, élargir notre influence et, d'autre part, procéder directement à la construction de l'organisation révolutionnaire. Qu'est ce qui est artificiel là dedans et pourquoi parler de bourgeonnement des organisations préexistantes ? Cela reste encore à expliquer.
En réalité, ces confusions de BC et de la CWO sur le plan organisationnel trouvent leurs racines dans leur incompréhension plus profonde et plus générale de la différence qui existe entre la 2ème et la 3ème Internationale du fait du changement fondamental de période historique :
la deuxième moitié du 19e siècle représente une période favorable aux luttes pour les réformes ; le capitalisme est en pleine expansion et l'Internationale est, dans cette période, une internationale de partis nationaux qui luttent dans leurs pays respectifs, avec des programmes différents (conquêtes démocratiques pour certains, question nationale pour d'autres, écrasement du tsarisme en Russie, lois "sociales" en faveur des ouvriers dans d'autres pays, et ainsi de suite) ;
l'éclatement de la première guerre mondiale est l'expression de l'épuisement des potentialités du mode de production capitaliste, de son incapacité à se développer encore de façon à garantir un avenir à l'humanité. S'ouvre donc l'époque des guerres et des révolutions dans laquelle se pose objectivement l'alternative "communisme ou barbarie". Dans ce contexte, le problème de construire des partis nationaux particuliers avec des tâches locales spécifiques ne se pose plus, mais c'est celui de construire un seul parti mondial avec un seul programme et une unité d’action complète pour diriger l’action commune et simultanée du prolétariat mondial vers la révolution.12
Les restes de fédéralisme qui subsistent dans l'IC sont les vestiges de la période précédente (comme la question parlementaire, par exemple) qui pèsent encore sur la nouvelle internationale ("le poids des générations mortes pèse sur le cerveau des vivants", Marx dans Le 18 Brumaire).
On peut de plus ajouter que tout au long de son histoire (même quand il était compréhensible que l'Internationale ait une structure fédéraliste), la gauche marxiste a toujours lutté contre le fédéralisme. Rappelons nous les épisodes les plus significatifs :
Marx et le Conseil Général de la 1ère Internationale (AIT) se battent contre le fédéralisme des anarchistes et contre leur tentative de construire une organisation secrète au sein de l'AIT elle même ;
dans la 2ème Internationale, Rosa Luxemburg se bat pour que les décisions du congrès soient réellement appliquées dans les différents pays ;
dans la 3ème Internationale (IC), il n'y a pas que la gauche qui se bat pour la centralisation, mais Lénine et Trotsky eux mêmes depuis le début contre les "particularismes" de certains partis qui cachent leur politique opportuniste (par exemple contre la présence des francs-maçons dans le parti français).
On pourrait encore ajouter que le processus de formation d'un parti au niveau mondial avant que ne se soient consolidées, ou même créées, ses composantes dans chaque pays a justement été le processus de formation de l'IC13. On sait qu'il existait un désaccord sur cette question entre Lénine et Rosa Luxemburg. Celle ci était contre la formation immédiate de l'IC - et elle avait en conséquence donné comme mandat au délégué allemand, Eberlein, de voter contre sa fondation - parce qu'elle considérait que les temps n'étaient pas mûrs du fait que la plupart des partis communistes ne s'étaient pas encore formés et que, de ce fait, le parti russe aurait un trop grand poids au sein de l'IC. Ses craintes sur le poids excessif qu'aurait le parti russe se sont révélées malheureusement justes avec le déclin de la phase révolutionnaire et la dégénérescence de l'IC ; en fait, il était déjà trop tard par rapport aux exigences de la classe, même si les communistes ne pouvaient pas faire mieux avec la guerre qui s'était terminée quelques mois auparavant.
Ce serait intéressant de savoir ce que le BIPR pense de cette controverse historique ; peut-être que le BIPR pense que Rosa avait raison contre Lénine en soutenant que les temps n'étaient pas mûrs pour la fondation de l'IC ?
Cette orientation fédéraliste sur le plan théorique se reflète naturellement dans la pratique quotidienne. Les deux organisations qui forment le BIPR ont eu pendant 13 ans, à partir de la constitution et jusqu'en 1997, deux plates-formes politiques distinctes ; elles n'ont pas de moments avec des assemblées plénières de l'ensemble de l'organisation (sinon celles de chaque organisation auxquelles participe une délégation de l'autre, ce qui est tout autre chose) ; elles n'ont pas un débat visible entre elles et elles ne semblent pas en ressentir le besoin, même si au cours des 16 années parcourues depuis la constitution du BIPR, on a souvent remarqué des différences criantes dans l'analyse de l'actualité, dans les positions sur le travail international, etc. La vérité est que ce modèle d'organisation, que le BIPR ose élever au rang de "seule forme possible d'organisation et de coordination" maintenant, est de fait la forme d'organisation opportuniste par excellence. C'est l'organisation qui permet d'attirer dans l'orbite du BIPR de nouvelles organisations en leur conférant l'étiquette de "gauche communiste" sans forcer outre mesure leur nature d'origine. Quand le BIPR parle du fait qu'il faut attendre "la maturation des temps naturels du développement politique des avant-gardes politiques dans les différents pays", il ne fait en réalité qu'exprimer sa conception opportuniste de ne pas trop pousser la critique des groupes avec qui il est en contact afin de ne pas perdre leur confiance.14
Tout cela, nous ne l'avons pas inventé, c'est simplement le bilan de 16 années d'existence du BIPR qui, malgré tout le triomphalisme qui ressort de sa presse, n'a pas eu jusqu'à maintenant de résultats significatifs : il y avait deux groupes à la formation du BIPR en 1984, il y a deux groupes qui en font encore partie aujourd'hui. Il pourrait être de quelque utilité pour BC et CWO de passer en revue les différents groupes qui se sont rapprochés du BIPR ou qui n'en ont fait partie que de façon transitoire et d'évaluer où ils ont fini par aller ou pourquoi ils ne sont pas restés liés au BIPR. Par exemple, comment ont fini les iraniens du SUCM-Komala ? Et les camarades indiens d'Al Pataka ? Et encore les camarades français qui ont vraiment constitué pour une brève période, une troisième composante du BIPR ?
Comme on le voit, une politique de regroupement opportuniste n'est pas seulement erronée politiquement, mais c'est aussi une politique vouée à l'échec.15
Sur cette question, on ne peut naturellement partir que de Lénine, grand forgeron du parti et premier promoteur de la création de l'Internationale communiste. La bataille qu'il a menée et gagnée ; au 2ème Congrès du POSDR en 1903, sur l’article 1 des statuts pour affirmer des critères stricts d'appartenance au parti, est probablement une des plus importantes contributions qu'il ait faite :
"Ce ne serait que se leurrer soi même, fermer les yeux sur l'immensité de nos tâches, restreindre ces tâches que d'oublier la différence entre le détachement d'avant-garde et les masses qui gravitent autour de lui, oublier l'obligation constante pour le détachement d'avant-garde d'élever des couches de plus en plus vastes à ce niveau avancé. Et c'est justement agir ainsi que d'effacer la différence entre les sympathisants et les adhérents, entre les éléments conscients et actifs, et ceux qui nous aident." (Lénine, Un pas en avant deux pas en arrière, 1904. EDI)
Cette bataille de Lénine, qui a conduit à la séparation du parti social-démocrate russe entre bolcheviks (majoritaires) et mencheviks (minoritaires), a une importance historique particulière parce que cela préfigurait, quelques années avant, ce qu'allait être le nouveau modèle de parti, le parti de cadres, plus strict, plus adapté à la nouvelle période historique de "guerres et révolutions", par rapport au vieux modèle de parti de masse, plus large et moins rigoureux sur les critères d'appartenance, qui était valable dans la phase historique d'expansion du capital.
En second lieu, se pose le problème de comment doit se comporter le parti (ou la fraction, ou un groupe politique quel qu'il soit) dans les confrontations avec les autres organisations prolétariennes existantes. En d'autres termes, comment répondre à la juste exigence de regroupement des forces révolutionnaires de la façon la plus efficace possible ? Ici encore, nous pouvons nous référer à l'expérience du mouvement ouvrier, avec le débat dans l'Internationale mené par la Gauche italienne sur la question de l'intégration des centristes dans la formation des partis communistes. La position de Bordiga est très claire et son apport est fondamental avec l'adoption par l'Internationale d'une 21ème condition qui disait que :
"Les adhérents au Parti qui rejettent les conditions et les thèses établies par l'Internationale Communiste doivent être exclus du Parti. Il en est de même des délégués au Congrès extraordinaire" 16 (Voir Les quatre premiers congrès de l'Internationale Communiste, Librairie du travail, Maspero 1972). Bordiga, en 1920, était préoccupé par le fait que quelques composantes centristes, qui ne s'étaient pas particulièrement salies les mains en 1914, puissent trouver pratique de travailler dans les nouveaux partis communistes plutôt que dans les vieux partis sociaux-démocrates notablement discrédités.
"Aujourd'hui, il est facile de dire que, dans une nouvelle guerre, on ne tombera plus dans les vieilles erreurs, celles de l'union sacrée et de la défense nationale. La révolution est encore lointaine, diront les centristes, ce n'est pas un problème immédiat. Et ils accepteront les thèses de l'Internationale Communiste : le pouvoir des soviets, la dictature du prolétariat, la terreur rouge (...). Les éléments de droite acceptent nos thèses, mais de façon insuffisante, avec quelques réserves. Nous, les communistes, nous devons exiger que cette acceptation soit totale et sans limites autant sur le plan de la théorie que sur le plan de l'action (...). Contre les réformistes, nous devons ériger une barrière insurmontable (...). Sur le programme, il n'y a pas de discipline : ou on l'accepte, ou on ne l'accepte pas et dans ce cas, on sort du parti." 17
Parmi les apports de Bordiga et de la Gauche italienne, cela a été une des questions clé. C'est sur la base de cette position que Bordiga se confrontera ensuite à une Internationale en pleine involution, en se battant contre la politique d'intégration des centristes au sein des partis communistes, corollaire de la place centrale qui est donnée à la défense de l'Etat russe par rapport à tout autre problème18. On sait en particulier que l'Internationale a cherché à obliger le PC d'Italie à intégrer l'aile maximaliste (de gauche) du PSI, ceux qu'on appelait les "terzinternationalisti" ou "terzini" de Serrati, dont ce dernier s'était séparé en 1921, l'année de sa constitution.
Cette rigueur dans les rapports avec les courants modérés, centristes, n'a cependant jamais signifié fermeture sectaire, refus de dialogue, de discussion, bien au contraire ! Ainsi, dès l'origine comme fraction abstentionniste du PSI, la gauche italienne a toujours travaillé dans le sens de reconquérir les énergies révolutionnaires restées sur des positions centristes, autant pour renforcer ses propres rangs que pour soustraire ces forces à l'ennemi de classe :
"Bien qu'organisée en fraction autonome à l'intérieur du PSI, avec son organe propre, la fraction abstentionniste cherchait avant tout à gagner la majorité du parti à son programme. Elle pensait encore que cela était possible, malgré l'écrasante victoire de la tendance parlementariste représentée par l'alliance de Lazzari et Serrati. La fraction ne pouvait devenir le parti que si elle oeuvrait de toutes ses forces à la conquête d'au moins une minorité significative. Ne pas abandonner le terrain avant d'avoir mené le combat jusqu'au bout sera toujours la préoccupation du mouvement « bordiguiste » ; et en cela, il ne fut jamais une secte, comme lui reprochèrent ses adversaires." 19
Nous pouvons donc résumer en disant qu'il existe deux aspects fondamentaux qui caractérisent la politique de la Gauche italienne (dans la tradition des bolcheviks) :
la rigueur dans les critères d'appartenance au parti, basée sur :
- l'engagement militant (article 1 des statuts du POSDR) ;
- la clarté des bases programmatiques et la sélection des militants ;
l'ouverture, dans sa politique de discussion avec les autres courant politiques du mouvement ouvrier (voir par exemple, toute la participation de la Gauche italienne aux conférences qui se sont tenues en France entre 1928 et 1933, ou ses discussions prolongées avec la Ligue des communistes internationalistes de Belgique avec la publication dans la revue Bilan d'articles écrits par des militants de la LCIB).
Il n'est pas inutile de souligner qu'il existe un lien entre la rigueur programmatique et organisationnelle de la Gauche italienne et son ouverture à la discussion : conformément à la tradition des gauches, la Gauche italienne a mis en œuvre une politique à long terme, basée sur la clarté et la solidité politique et a rejeté "les succès" immédiats basés sur les ambiguïtés qui, en ouvrant la porte à l'opportunisme, sont les prémisses des défaites futures ("L'impatience est la mère de l'opportunisme", Trotsky) ; la Gauche italienne n'a pas eu peur de discuter avec d'autres courants parce qu'elle avait confiance dans la solidité de ses positions.
De façon analogue, il existe un lien entre la confusion, l'ambiguïté des opportunistes et leur "sectarisme" qui, en général, est plutôt dirigé contre la gauche que contre la droite.
Quand on est conscient du peu de solidité de ses propres positions, on a évidemment peur de se confronter à celles de la Gauche (voir par exemple la politique de l'IC après le 2ème Congrès qui s'ouvre au centre mais qui devient "sectaire" dans les débats avec la Gauche, avec par exemple l'exclusion du KAPD ; voir également la politique de Trotsky qui exclut de manière bureaucratique la Gauche italienne de l'Opposition internationale pour pouvoir pratiquer l'entrisme dans la social-démocratie ; enfin, ne pas oublier la politique du PCInt en 1945 et après, qui a exclu la Gauche communiste de France pour pouvoir tranquillement regrouper toutes sortes d'éléments plus qu'opportunistes et qui refusaient de faire la critique de leurs erreurs passées).
Parmi les oppositions de gauche, la Fraction italienne nous donne une magnifique leçon de méthode et de responsabilité révolutionnaire en se battant pour le regroupement des révolutionnaires, mais aussi et surtout pour la clarté des positions politiques. La gauche italienne a toujours insisté sur le besoin d'un document programmatique contre les politiques manœuvrières qui ont d'ailleurs miné l'opposition de gauche. Ainsi, s'il devait y avoir une rupture, celle-ci ne pouvait s'accomplir que sur la base de textes.
Cette méthode, la gauche italienne l'avait faite sienne depuis sa naissance pendant la première guerre mondiale au sein de la 2ème Internationale ; elle l'avait appliquée de nouveau par la suite dans l'IC dégénérescente depuis 1924 jusqu'en 1928, date de sa constitution en fraction à Pantin. Trotsky lui-même a rendu hommage à cette honnêteté politique dans sa dernière lettre à la fraction en décembre 1932 :
"La séparation avec un groupe révolutionnaire honnête (souligné par nous) comme le vôtre ne doit pas être nécessairement accompagnée d'animosité, d'attaques personnelles ou de critiques venimeuses."
En revanche, la méthode de Trotsky au sein de l'opposition n'a rien à voir avec celle du mouvement ouvrier. L'exclusion de la Gauche italienne s'est faite avec les mêmes procédés qu'utilisait l'IC stalinisée, sans un débat clair qui motive la rupture. Ce n'était ni la première ni la dernière fois qu'existait un tel comportement : Trotsky a souvent soutenu des "aventuriers" qui avaient su lui inspirer confiance. Par contre, tous les groupes comme la Gauche belge, allemande, espagnole et tous les militants révolutionnaires de mérite comme Rosmer, Nin, Landau et Hennaut, ont été écartés ou expulsés les uns après les autres jusqu'à ce que l'Opposition internationale de gauche devienne un courant purement "trotskiste".20
C'est à travers ce chemin de croix de luttes pour la défense du patrimoine de l'expérience du marxisme et, ce faisant, de son identité politique que la Gauche italienne a fini par être, au niveau international, le courant politique qui a été la meilleure expression de la nécessité d'un parti cohérent, excluant les indécis et les centristes mais qui, en même temps, a développé la plus grande capacité à mettre en œuvre une politique de regroupement des forces révolutionnaires parce qu'elle a toujours pris comme base la clarté des positions et de la façon de travailler. Le BIPR (et avant lui le PCInt depuis 1943) - qui se considère comme étant le seul véritable héritier politique de la Gauche italienne - est-il vraiment à la hauteur de ses ancêtres politiques ? Ses critères d'adhésion sont-ils stricts comme Lénine prétendait à juste titre qu'ils devaient l'être ? Honnêtement, il ne nous semble pas : toute l'histoire de ce groupe est constellée d'épisodes "d'opportunisme sur les questions organisationnelles" et, plutôt que d'appliquer les orientations auxquelles il dit adhérer, le BIPR a en fait une pratique politique qui est beaucoup plus voisine de celle de l'IC dans sa phase de dégénérescence et de celle des trotskistes. Nous ne nous arrêterons que sur quelques exemples historiques symptomatiques pour démontrer ce que nous disons.
En 1943, se constitue dans le nord de l'Italie le Parti communiste internationaliste (PCInt). La nouvelle a suscité beaucoup d'espérances et la direction du nouveau parti s'est abondamment laissée aller à une pratique opportuniste. A commencer par l'entrée en masse dans le PCInt de divers éléments venant de la lutte partisane21 ou de différents groupes du sud, certains venant du PSI ou du PCI, d'autres encore du trotskisme, sans parler d'une série de militants qui avaient ouvertement rompu avec le cadre programmatique et organisationnel de la Gauche italienne pour se lancer dans des aventures proprement contre-révolutionnaires comme la minorité de la fraction du PCI à l'extérieur qui est allée "participer" à la guerre d'Espagne de 1936, comme Vercesi qui a participé à la "Coalition antifasciste" de Bruxelles en 1943.22
Naturellement on n'a jamais demandé à aucun de ces militants venus grossir les rangs du nouveau parti de rendre des comptes sur son activité politique précédente. Et, en terme d'adhésion à l'esprit et à la lettre de Lénine, que dire de Bordiga lui-même, qui a participé aux activités du parti jusqu'en 195223, en contribuant activement jusqu'à en inspirer la ligne politique et en écrivant même une plate-forme politique approuvée par le parti... sans en être néanmoins militant ?
Dans cette phase, c'est la Fraction française de la gauche communiste (FFGC, Internationalisme) qui a pris le relais de la ligne de gauche, en reprenant et en renforçant l'héritage politique de la Fraction italienne (Bilan). C'est justement la FFGC qui a posé au PCInt le problème de l'intégration de Vercesi et de la minorité de Bilan sans qu'à aucun moment ne soit prévu de leur demander des comptes sur leurs erreurs passées sur le plan politique ; elle a aussi posé le problème de la constitution du parti en Italie qui s'est effectuée en ignorant complètement le travail de "bilan" accompli pendant dix années par la Fraction.
En 1945, un Bureau international se constitua entre le PCInt, la Fraction belge et une Fraction française "doublon" par rapport à la FFGC. En fait, cette FFGC bis s'était constituée à partir d'une scission formée par deux éléments appartenant à la Commission Executive (CE) de la FFGC qui avaient pris contact avec Vercesi à Bruxelles et qui s'étaient probablement laissés convaincre par ses arguments, après qu'ils aient soutenu eux-mêmes la politique de son exclusion immédiate sans discussion au début 1945.24 Parmi ces deux éléments, l'un était très jeune et sans expérience (Suzanne) alors que l'autre venait du POUM espagnol (il est allé ensuite à Socialisme ou Barbarie). La FFGC bis s'est ensuite "renforcée" avec l'entrée d'éléments de la minorité de Bilan et de la vieille Union Communiste (Chazé, etc.) que la Fraction avait sévèrement critiqués pour leurs concessions à l'antifascisme pendant la guerre d'Espagne.
En fait, la création de cette Fraction doublon répondait au besoin d'enlever sa crédibilité à Internationalisme. Comme on le voit, l'histoire se répète, dans la mesure où le PCInt faisait refaire la manœuvre qui avait été effectuée en 1930, au sein de l'Opposition, contre la fraction italienne avec la constitution de la Nouvelle opposition italienne (NOI), groupe formé d'ex-staliniens qui, deux mois avant seulement, s'étaient salis les mains en expulsant Bordiga du PCI et dont la fonction politique ne pouvait être que celle de faire une concurrence politique provocatrice à la Fraction.
La GCF a écrit le 28 novembre 1946 au PCInt une lettre avec une annexe dans laquelle elle faisait la liste de toutes les questions à discuter et qui concernaient une série de manquements dont s'étaient rendus responsables diverses composantes de la Gauche communiste italienne pendant la période de guerre (Internationalisme n° 16). A cette lettre de 10 pages, le PCInt répond de manière lapidaire avec ces mots :
"Réunion du Bureau International - Paris - : Puisque votre lettre démontre une fois de plus la constante déformation des faits et des positions politiques prises, soit par le PCI d'Italie, soit par les Fractions belges et françaises ; que vous ne constituez pas une organisation politique révolutionnaire et que votre activité se borne à jeter de la confusion et de la boue sur nos camarades, nous avons exclu à l'unanimité la possibilité d'accepter votre demande de participation à la réunion internationale des organisations de la GCI."
II est bien vrai que l'histoire se répète mais comme une farce. La GCI a été exclue de façon bureaucratique de l'IC après 1926, elle a pareillement été exclue de l'Opposition de gauche en 1933 (voir notre brochure sur la Gauche communiste d'Italie) ; c'est finalement au tour de la GCI d'exclure bureaucratiquement la Fraction française de ses rangs pour éviter la confrontation politique.
L'éclectisme au niveau des positions fait qu'au niveau international cela aboutit à la méthode de "bougnat est maître chez soi". Avec l'éclatement de 1952, la position bordiguiste fut "l'intransigeance" de la gauche italienne mais poussée à la caricature, c'est-à-dire qu'on ne discute avec personne ; quant à l'autre partie, c'est l'ouverture tout azimut ; ainsi, à l'automne 1956, le PCInt (Battaglia Comunista) avec les GAAP25, les trotskistes des Groupes Communistes Révolutionnaires et Action Communiste26 ont constitué un Mouvement pour la Gauche Communiste dont le trait le plus saillant fut l'hétérogénéité et la confusion. Ces quatre groupes seront appelés ironiquement "le quadrifoglio" (le trèfle à quatre feuilles) par Bordiga.
Dans les premiers mois de 1976, Battaglia Comunista a lancé "une proposition pour commencer", adressée "aux groupes internationaux de la gauche Communiste" dans laquelle elle invitait :
à une conférence internationale pour faire le point sur l'état des groupes qui se réclament de la Gauche communiste internationale ;
à créer un centre de contacts et de discussion international.
Le CCI a adhéré de façon convaincue à la conférence, demandant cependant la définition de critères politiques minimum pour participer. BC, habituée à un autre style de conférences (voir ci-dessus), fut réticente à l'établissement de lignes de démarcation trop strictes à son goût : elle avait évidemment peur de fermer la porte à certains.
La première conférence s'est déroulée à Milan en mai 1977 avec deux groupes participants seulement, BC et le CCI. Mais BC s'est opposée à toute déclaration à l'extérieur, y compris à une critique des groupes invités qui n'avaient pas accepté d'adhérer à la conférence.
A la fin de 1978, se tint la 2ème Conférence à Paris aux travaux de laquelle ont participé finalement différents groupes. A la fin de la conférence on est revenu sur la question des critères d'adhésion et, cette fois, c'est BC qui a suggéré des critères plus stricts :
"Les critères doivent permettre d'exclure les conseillistes de ces Conférences et nous devons donc insister sur la reconnaissance de la nécessité historique du Parti comme critère essentiel." Ce à quoi nous avons répondu en rappelant ''notre insistance lors de la première conférence pour qu'il y ait des critères. Aujourd'hui, nous pensons que l'adjonction de critères supplémentaires n'est de pas opportune. Ce n'est pas par manque de clarté, tant sur la question des critères en elle-même que sur la question nationale ou syndicale, mais parce que c'est prématuré. Il pèse encore une grande confusion dans l'ensemble du mouvement révolutionnaire sur ces questions ; et le NCI a raison d'insister sur la vision dynamique des groupes politiques auxquels nous fermerions prématurément la porte." 27
Dans la première moitié de l'année 1980 se tient la 3ème et dernière Conférence Internationale28 dont l'atmosphère fut marquée, depuis le début, par l'épilogue qu'elle a eu. Au delà de l'intérêt de la discussion, il s'est manifesté dans cette conférence la volonté précise de la part de BC d'exclure le CCI d'autres conférences éventuelles. Comme dans la fable - dans laquelle le loup, ne réussissant pas à accuser l'agneau d'avoir souillé l'eau du ruisseau dans lequel ce dernier buvait, finit par en attribuer la faute au père de l'agneau et à trouver ainsi une justification pour le mettre en pièces -, BC, qui voyait de plus en plus le CCI non pas comme un groupe du même camp avec lequel il était possible d'aboutir à une clarification avantageuse pour tous les camarades et les nouveaux groupes en voie de formation mais comme un concurrent dangereux capable de s'accaparer tels camarades ou tels nouveaux groupes, a trouvé à la fin un expédient consistant à faire approuver par la Conférence un critère politique d'admission encore plus strict et plus sélectif pour exclure définitivement le CCI.
En conclusion, on est passé de la 1ère Conférence pour laquelle la question de critère politique d'adhésion non seulement n'était pas posée mais même mal vue, à la 3ème Conférence à la fin de laquelle on a imposé des critères crées à dessein pour éliminer le CCI, c'est-à-dire la composante de gauche au sein de la Conférence. La 3ème Conférence fut un remake de l'exclusion de la GCF en 1945 et, donc, le prolongement des épisodes précédents d'exclusion de la Sinistra comunista italiana de l'IC (1926) et de l'Opposition (1933).
La responsabilité politique assumée par BC (et la CWO) dans cette circonstance est énorme : quelques mois après seulement (août 1980) a éclaté la grève de masse en Pologne et le prolétariat mondial a perdu ainsi une occasion en or de bénéficier d'une intervention coordonnée de l'ensemble des groupes de la Gauche communiste.
Mais l'histoire ne finit pas là. Après quelques temps, BC et CWO, pour démontrer qu'ils n'avaient pas détruit un cycle de trois conférences et quatre années de travail international pour rien, ont organisé une quatrième conférence à laquelle, en dehors d'eux, a participé un soi-disant groupe révolutionnaire iraniens contre lequel nous avions par ailleurs mis en garde BC même. C'est seulement après quelques années que le BIPR a fini par faire son mea culpa, en reconnaissant que ce groupe d'iraniens n'était certainement pas révolutionnaire.
Nous en arrivons ainsi à la période récente, celle de ces dernières années dans laquelle nous avons signalé qu'apparaissait une ouverture, faible mais encourageante, au dialogue et à la confrontation au sein du camp politique prolétarien29. L'aspect le plus intéressant, sous un certain angle, fut le début d'un travail intégrant dans l'activité d'intervention le CCI et le BIPR (notamment sa composante anglaise, la CWO). Il s'agissait d'une intervention concertée (quand elle ne se faisait pas ensemble même), dans les débats, par exemple, des conférences sur Trotsky qui se sont tenues en Russie, ou pour une réunion publique sur la révolution de 1917 organisée et tenue en commun à Londres, ou pour une défense commune contre l'attaque de certaines formations parasitaires, etc. Nous avons toujours mené ces interventions sans arrière-pensée, sans la moindre intention de phagocyter qui que ce soit ou de créer des différends au sein du BIPR entre BC et la CWO. Il est vrai que la plus grande ouverture de la CWO et l'absence feutrée de BC nous ont toujours préoccupés. A la fin, quand BC a décidé que la mesure était comble, elle a mis des barrières et a appelé ses partenaires à respecter la discipline de parti, pardon du BIPR. A partir de ce moment, tout ce que la CWO tenait avant pour raisonnable et normal a commencé à être inacceptable. Plus aucune coordination dans le travail en Russie, plus de réunion publique commune, etc. C'est, encore une fois, une grave responsabilité qui retombe sur les épaules du BIPR qui, par son opportunisme de boutiquier, a fait que le prolétariat mondial a dû affronter un des épisodes les plus difficiles de la phase historique actuelle, la guerre du Kosovo, sans que son avant-garde ne réussisse à faire une prise de position commune.
Pour prendre toute la mesure de l'opportunisme du BIPR à propos de son refus à l'appel sur la guerre que nous avons fait, il est instructif de relire un article paru dans BC de novembre 1995 et intitulé "Equivoques sur la guerre dans les Balkans". BC y rapporte qu'elle a reçu de l'OCI (Organizzazione Comunista Intemazionalista) une lettre/invitation à une assemblée nationale contre la guerre qui devait se tenir à Milan. BC a considéré que "le contenu de la lettre est intéressant et fortement amélioré par rapport aux positions qu'avait prises l'OCI vis à vis de la guerre du Golfe, de « soutien au peuple irakien attaqué par l'impérialisme » et fortement polémique dans la discussion de notre prétendu indifférentisme." L'article poursuivait ainsi : "Il manque la référence à la crise du cycle d'accumulation (...) et l'analyse essentielle de ses conséquences sur la Fédération Yougoslave. (...) Mais cela ne semblait pas interdire une possibilité d'initiative en commun de ceux qui s'opposent à la guerre sur le terrain de classe" (souligné par nous). Il y a seulement quatre ans, comme on peut le voir, dans une situation moins grave que celle que nous avons vue avec la guerre du Kosovo, BC aurait été prête à prendre une initiative commune avec un groupe désormais clairement contre-révolutionnaire30 afin de satisfaire ses menées activistes alors qu'elle a eu le courage de dire non au CCI... sous prétexte que nos positions sont trop éloignées. C'est cela l'opportunisme.
Dans cet article, nous nous sommes efforcés de répondre à la thèse du BIPR selon laquelle des organisations comme la notre seraient "étrangères à la méthode et aux perspectives de travail qui conduiront à l'agrégation du futur parti révolutionnaire". Pour ce faire, nous avons pris en considération les deux niveaux auxquels se pose le problème de l'organisation ; et sur les deux niveaux nous avons démontré que c'est le BIPR, et non le CCI, qui sort de la tradition de la Gauche communiste italienne et internationale. En fait, l'éclectisme qui guide le BIPR dans sa politique de regroupement ressemble plus à celui d'un Trotsky aux prises avec l'édification de sa quatrième Internationale ; la vision du CCI est en revanche celle de la Fraction italienne qui a toujours combattu pour qu'un regroupement se fasse dans la clarté et sur la base duquel puissent être gagnés les éléments du centre, les hésitants.
N'en déplaise aux divers héritiers présumés, la continuité réelle de la Fraction italienne est représentée aujourd'hui par le CCI, organisation qui se réclame, parce qu'elle les a faites siennes, de toutes les batailles des années 1920, des années 1930 et des années 1940.
31 août 2000, Ezechiele
1 BIPR : Bureau International pour le Parti Révolutionnaire, organisation internationale qui réunit les deux organisations suivantes : Communist Workers Organisation (CWO) et le Partito Comunista internazionalista d'Italie (BC).
2 Publié dans Battaglia Comunista n° 1, janvier 2000, et dans Internationalist Communist n° 18, hiver 2000.
3 Il y avait aussi 21 conditions d'admission à l'IC.
4 Voir notre article A propos de l'appel lancé par le CCI sur la guerre en Serbie. L'offensive guerrière de la bourgeoisie exige une réponse unie des révolutionnaires, Revue Internationale n° 98, juillet 1999.
5 Voir aussi La méthode marxiste et l'appel du CCI sur la guerre en ex- Yougoslavie, Revue Internationale n° 99, octobre 1999.
6 Il s'agit des points 13 et 16 sur lesquels subsistent des divergences qui ne sont pas de fond mais concernent 1’analyse de 1’actualité.
7 Des comptes-rendus et des évaluations critiques de ces conférences peuvent être trouvés dans les différents articles de notre Revue Internationale et dans les brochures disponibles sur demande.
8 Thèses de la gauche pour le 3e Congrès du PC d'Italie, Lyon, janvier 1926, publiées dans Défense de la continuité du programme communiste. Editions "Le Programme Communiste", Milan 1970.
9 "Pendant toute cette période (1930), Trotsky est informé par les lettres de Rosmer. Ce dernier, défavorable à la gauche italienne « bloque toutes les discussions ». Il critique Prometeo qui voulait créer, initialement, des sections nationales avant l'Internationale et il donne l'exemple de Marx et Engels qui « ont fait naître en 1847 le mouvement communiste avec un document international et avec la création de la première Internationale ». Cet argumentation mérite d'être soulignée puisqu'elle sera souvent reprise, à tort, contre la fraction italienne." (CCI, Rapports entre la fraction de gauche du PC d'Italie et l'Opposition de la Gauche Internationale, 1923-1933}.
10 BIPR, Vers la nouvelle Internationale, Prometeo n°l, série VI, juin 2000.
11 BIPR, Vers la nouvelle Internationale, idem.
12 Pour une prise de position générale sur le problème, voir l'article Sur le Parti et ses rapports avec la classe. Texte du 5e Congres du CCI, Revue Internationale n° 35.
13 "Beaucoup (de délégués au Congrès de fondation de l'IC) sont en réalité des militants bolcheviks : les P.C. de Pologne à bien des égards, de Lettonie, d'Ukraine, de Lituanie, de Biélorussie, d'Arménie, le groupe unifié des peuples de la Russie orientale, les sections du Bureau central des peuples d'Orient, ne sont, à des titres divers. que des émanations du parti bolchevik lui même. (...) Seuls viennent réellement de l'étranger les deux délégués suisses, Fritz Platten et Katscher, l'allemand Eberlein (...), le norvégien Stange et le suédois Grimiund, le français Guilbeaux. Mais là encore, leur représentativité peut être discutée. (...) Il ne reste donc que deux délégués détenant un mandat incontestable, Grimiund le suédois et Eberlein".("Premier congrès de l'Internationale Communiste", Pierre Broué : Introduction, les origines de l'Internationale Communiste". EDI, Paris, pp. 35-36).
14 C'est cette critique que nous avons faite récemment à BC à propos de sa manière opportuniste d'entretenir les rapports avec les éléments du GLP, formation politique dont les composantes, en rupture avec l'autonomie, sont à mi-chemin d'une clarification, conservant néanmoins une bonne dose de leurs confusions originelles : "Une intervention qui, loin défavoriser la clarification de ces éléments et leur adhésion définitive à une cohérence révolutionnaire, en a au contraire bloqué l'évolution possible" (tiré de "I Gruppi di lotta proletaria : une tentative inachevée d'atteindre une cohérence révolutionnaire", Rivoluzione Intemazionale, n° 106)
15 Le BIPR nous démentira probablement en donnant l'exemple de groupes qui ont ces dernières années choisi de "travailler" avec lui ainsi que celui d'une relance de sa présence en France avec une nouvelle publication (Bilan et perspectives). Nous souhaitons que ces nouvelles forces soient capables de se maintenir, contrairement à leurs prédécesseurs, mais le BIPR devra être particulièrement vigilant sil ne veut pas connaître les mêmes déboires que par le passé.
16 Texte de la 21ème condition d'admission à l'Internationale communiste adoptée au second Congrès du Comintern, 6 août 1920 (Jane Degras, Storia dell'Internazionale Comunista, Feltrinelli, 1975).
17 Discours d'Amedeo Bordiga sur "Les conditions d'admission à l’IC", 1920, publié dans La Sinistra Comunista nel cammino della rivoluzione, Edizioni sociali, 1976.
18 Cette politique a conduit à l'isolement des énergies révolutionnaires au sein des partis et a favorisé leur exposition à la répression et au massacre, comme cela a été le cas en Chine.
19 CCI : La Gauche communiste d'Italie 1927-1952.
20 Tiré du livre du CCI ; Rapports entre la Fraction de gauche du PC d'Italie et l'Opposition de Gauche Internationale. 1923-1952. A paraître prochainement.
21 "Les ambiguïtés sur les 'partisans' dans la constitution du parti Communiste Internationaliste en Italie" ; Lettre de Battaglia Comunista. Réponse du CCI dans la Revue Internationale n° 8.
22 Voir les articles : A l'origine du CCI et du BIPR, dans la Revue Internationale n° 90 et 91, et l'article Parmi les ombres du bordiguisme et de ses épigones, dans la Revue Internationale n° 95.
23 Année de la scission entre l'actuelle Battaglia Comunista et les composantes "bordiguistes" du PCInt.
24 CCI : La Gauche communiste d'Italie, 1927-1952.
25 Quelques ex-partisans, parmi lesquels Cervetto, Massimi et Parodi adhèrent au mouvement anarchiste en cherchant à se former en tant que tendance de classe au sein de celui ci avec la constitution des Gruppi Anarchici di Azione Proletaria (GAAP) en Février 1951 ayant comme organe de presse : "L'impulso".
26 AC naît en 1954 comme tendance du PCI formée par Seniga, Raimondi, un ex-partisan, et Fortichiari, un des fondateurs du PC d'Italie en 1921, qui était rentré au PCI après en avoir été expulsé. Seniga était un collaborateur de Pietro Secchia, celui-là même qui avait qualifié les groupes à la gauche du PC d'Italie pendant la résistance de "marionnettes de la Gestapo" et qui invitait à les éliminer physiquement. C'est la fusion entre une partie d'AC et les GGAP qui formera en 1965 le groupe Lotta Comunista.
27 Le procès verbal de la Conférence est reproduit dans : "Textes préparatoires (suite), comptes-rendus, correspondance de la 2ème Conférence des Groupes de la Gauche Communiste", Paris, Novembre 78.
28 Revue Internationale n° 22, 3e trimestre 1980. "Troisième Conférence internationale des groupes de la Gauche Communiste" (Paris, Mai 1980). Le sectarisme, un héritage de la contre-révolution à dépasser. Voir aussi les procès verbaux de la 3ème Conférence publiés en français par le CCI sous forme de brochure, et en italien par BC (comme numéro spécial de Prometeo). Dans l'édition française, on trouvera aussi une prise de position politique du CCI sur les conclusions des Conférences.
29 Revue Internationale n°92 : 6e Congres du Partito Comunista Intemazionalista, Un pas en avant pour la Gauche Communiste. Revue Internationale n° 93 : Des débats entre groupes bordiguistes, Une évolution significative du milieu politique prolétarien. Revue Internationale n° 95 : Gauche Communiste d'Italie, A propos de la brochure "Parmi les ombres du bordiguisme et de ses épigones" (Battaglia Comunista).
30 Il faut vraiment la dose d'opportunisme de BC pour chercher, à l'automne 1995, à renouer des liens avec une organisation qui, au moins depuis 5 ans, depuis la guerre du Golfe, ne faisait qu'appuyer un front impérialiste contre un autre, participant ainsi à l'embrigadement du prolétariat dans les massacres impérialistes. Voir à ce propos les articles publiés dans Rivoluzione Intemazionale : L'OCI, la calunnia è un venticello (n°76, juin 1992) ; Les farneticazioni dell'OCI (n°69, avril 1991) ; Les poissons-chats du Golfe (n°67, décembre 1990).
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/french/rint/100_edito#_ftn1
[2] https://fr.internationalism.org/french/rint/100_edito#_ftn2
[3] https://fr.internationalism.org/french/rint/100_edito#_ftn3
[4] https://fr.internationalism.org/french/rint/100_edito#_ftn4
[5] https://fr.internationalism.org/french/rint/100_edito#_ftn5
[6] https://fr.internationalism.org/french/rint/100_edito#_ftn6
[7] https://fr.internationalism.org/french/rint/100_edito#_ftn7
[8] https://fr.internationalism.org/french/rint/100_edito#_ftn8
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