Toutes les calamités générées par le capitalisme, l'exploitation, la misère, le chômage, les catastrophes climatiques, la guerre pèsent de plus en plus lourdement et dramatiquement sur la vie de la société et en particulier sur la classe exploitée et les miséreux du monde. Ainsi, le conflit meurtrier en Ukraine semble parti pour durer jusqu'à épuisement des deux protagonistes, quant à celui plus récent et particulièrement barbare au Moyen-Orient, entre Israël et le Hamas, il comporte des risques d'escalade guerrière incontrôlée dans la région. Cependant, une autre dynamique opposée à celle de la barbarie généralisée émerge dans la société : après 30 années de paralysie face aux attaques de la bourgeoisie, notre classe commence à résister à travers des luttes souvent très massives face à de nouvelles attaques plus violentes. Cette autre dynamique, à l'œuvre depuis l'été de la colère en 2022 au Royaume Uni, illustre l'existence dans la société de deux pôles opposés et antagoniques :
D’un côté, une spirale infernale de convulsions, de chaos et de destruction, dont le moteur sera de plus en plus la guerre impérialiste et la militarisation générale de la société mêlant leurs effets à ceux de la décomposition de la société[1], de la crise économique, de la crise écologique. Tous ces facteurs n'agissent pas indépendamment les uns des autres mais se combinent, interagissent pour produire un "effet tourbillon" (dont les plus clairvoyantes instances de la bourgeoisie mondiale ne peuvent faire autrement que de reconnaître l'existence[2]) qui concentre, catalyse et multiplie chacun des effets propres aux divers facteurs en cause, provoquant une dévastation à un niveau encore supérieur.
De l'autre côté, stimulée par un déferlement d'attaques économiques conduisant à une dégradation considérable de ses conditions de vie, la classe ouvrière se manifeste sur son terrain de classe avec détermination et souvent massivement dans les principaux pays industrialisés du monde.
La dynamique du premier pôle -la spirale de convulsions du capitalisme- ne peut qu'aboutir à un enfoncement dramatique de l'humanité dans la misère, le chaos et la barbarie guerrière, voire à sa disparition dans un futur pas si éloigné si rien n'est fait pour renverser le cours de choses. Le second pôle, par contre, est celui de l'ouverture pour l’humanité d'une autre perspective, portée par le développement de la lutte de classe. Ainsi, si la classe ouvrière est capable de développer ses luttes à la hauteur des attaques de la bourgeoisie, mais également de hisser leur politisation à la hauteur des enjeux historiques, alors s'ouvrira une nouvelle fois après la première vague révolutionnaire mondiale de 1917-23, la perspective de renversement du capitalisme à l'échelle mondiale.
Celle-ci est le produit d'une situation où, dans les années 1980, face à l'approfondissement de la crise économique sans issue, les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s'affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive (celle de la guerre mondiale pour la bourgeoisie, celle de la révolution pour le prolétariat). L'incapacité de la classe dominante à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et l'incapacité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne, débouchent sur une période de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société alors que s'aggravent les contradictions du capitalisme en crise[3].
Une nouvelle aggravation de la crise ne pouvait que donner une impulsion supérieure à tous les ravages de la décomposition de la société en marche depuis 25 ans, à la fragmentation et la dislocation croissantes du tissu social à un point tel que certaines de ses expressions font maintenant clairement partie du paysage de désolation : la dégradation de la pensée, l'explosion de maladies mentales et psychologiques, le développement de comportements les plus irrationnels et suicidaires, l'irruption de la violence dans tous les aspects de la vie sociale, tueries de masse qui sont le fait de déséquilibrés, harcèlement dans les écoles et sur Internet, règlements de compte sauvages entre gangs, …
Aucune des fractions mondiales de la bourgeoisie n'est épargnée par la décomposition de son système dont témoigne la montée du populisme avec l'arrivée au gouvernement de personnalités aberrantes comme Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Milei en Argentine, … . L'accession du populisme au pouvoir est synonyme dans certains pays de choix tout aussi aberrants, irrationnels du point de vue même des intérêts de la bourgeoisie, avec de possibles répercussions mondiales. Ainsi, si Trump revient au pouvoir lors des prochaines élections américaines, il supprimera vraisemblablement le soutien financier et militaire à l'Ukraine –destiné pourtant, à l'origine, à affaiblir la Russie et ainsi à priver la Chine d'un éventuel appui militaire russe lors d'un probable futur conflit militaire entre les États-Unis et la Chine. De même, il est prévisible que Trump au pouvoir ne fera qu'encourager Netanyahu à se lancer partout à l'offensive au risque d'un embrasement régional rendant nécessaire une implication très importante de l'oncle Sam dans la région pour y défendre son hégémonie.
Les événements récents ne laissent aucune place au doute ou à la relativisation quant aux conséquences des dégâts écologiques sur l'habitabilité de la planète et la survie de nombreuses espèces dont, à terme, l'espèce humaine : Inondations massives catastrophiques au Pakistan ; hausse de la température cet été à plus de 40 degrés dans les pays du sud de l'Europe ; pollution qui a obligé les écoles à fermer en Inde pour les vacances de Noël en novembre, en entrainant des problèmes respiratoires chez 1 enfant sur 3 ; épidémie actuelle de pneumonie chez les enfants en Chine ; famines en Afrique, etc.
Soumise aux lois du capitalisme, la nature sera de moins en moins en mesure d'héberger et de nourrir l'espèce humaine : Les stocks de poissons sont menacés non seulement par la surpêche industrielle, mais aussi par le réchauffement des océans ; l'épuisement des sols et la pénurie d'eau -résultant d'une sécheresse persistante- réduisent considérablement les rendements, en particulier dans les zones tropicales et subtropicales. Ainsi, dans la Corne de l'Afrique, plus de 23 millions de personnes sont en situation d'insécurité alimentaire aiguë et 5,1 millions d'enfants souffrent de malnutrition aiguë. Et le pire est clairement devant nous car l'environnement s'approche d'une série de "points de basculement" où les dommages causés deviendront incontrôlables, conduisant à de nouveaux niveaux de destruction.[4]
Face à ces perspectives désastreuses, les grandes conférences internationales telles que la COP 28 aux Émirats arabes unis ne sont rien d'autre que des forums de discussion visant à donner l’illusion que "quelque chose est fait", tandis que certaines parties de la classe dirigeante deviennent de plus en plus "réalistes" en choisissant de s'adapter à l'inévitable réchauffement climatique plutôt que tenter de lutter contre. En fait, la fonction objective de la COP 28 (et des autres qui ont précédé ou suivront) est d’entretenir la mystification que le capitalisme peut résoudre les défis climatiques, alors que l’incapacité des différentes bourgeoisies nationales de mettre de côté leurs rivalités mène l'humanité au néant.
Face à ceux qui n'ont aucune illusion par rapport aux duperies du type de celles de la COP, il y a les appels à lutter pour la planète émanant de groupes souvent critiques -voire très radicaux- par rapport aux rencontres de la COP ou même par rapport à la société actuelle, mais qui, dans leur programme, ne mettent pas en avant la seule solution aux problèmes du climat, le renversement du capitalisme par la seule force de la société qui en soit capable, la classe ouvrière.
En prenant des proportions inégalées dans l'histoire de l'humanité, la guerre sous le capitalisme décadent plonge l’humanité dans la misère et menace sa survie. Les deux Guerres mondiales et les multiples conflits "locaux" qui n’ont cessé depuis la Seconde en sont une expression édifiante.
Actuellement, on dénombre globalement de par le monde 56 guerres impliquant 1,1 milliard de personnes (14% de la population mondiale). La guerre constitue ainsi la composante la plus "dynamique" de la spirale de destruction qui ravage le monde.
Alors que le carnage se poursuit en Ukraine, au Soudan, au Yémen, en Éthiopie, dans le Caucase du Sud, au Nagorno-Karabakh, que les tensions guerrières se maintiennent dans les Balkans, un nouveau foyer de guerre impérialiste, celui entre Israël et le Hamas, fait sa brutale apparition avec son cortège de destructions, d'émigrations massives, de morts civils, de barbarie. Les guerres actuelles en Ukraine[5] et au Moyen Orient[6], constitue une confirmation dramatique de la dynamique du capitalisme et, pour l'instant, des sommets de celle-ci.
Ces guerres ont déjà tué ou blessé des centaines de milliers de soldats et de civils. Elles plongent dans la misère la plus extrême des parties importantes de la population. Leur impact va au-delà des frontières de l’Ukraine, de la Russie ou de la Palestine. Ainsi, les dégâts occasionnés à l'agriculture de l'Ukraine ou le blocus affectant les exportations de ce pays en produits agricoles ont pour conséquence l'aggravation et l'extension de la sous-nutrition dans le monde. De plus, la férocité de la bourgeoisie israélienne ne laissant pas un mètre carré de terre dans l'enclave de Gaza à l'abri des bombes (et de la faim, des épidémies), elle est en train de provoquer un gigantesque exode de la population palestinienne. Immanquablement la guerre à Gaza va encore grossir significativement le flot mondial des réfugiés de guerre.
Les risques d'effets collatéraux menacent également les populations même éloignées des champs de bataille, avec par exemple en Ukraine la possible émission de nuages radioactifs issus de centrales nucléaires, endommagées accidentellement ou délibérément durant les combats.
Non seulement les hommes pâtissent de la guerre mais aussi la planète. En effet, les besoins en pétrole, gaz et charbon de la machine de guerre entraînent une augmentation exorbitante de la consommation d’énergies fossiles. Si l'incapacité de la COP 28 à s'engager à réduire la consommation de combustibles fossiles a justement été attribuée au véto de l'Arabie saoudite et d'autres producteurs de pétrole (qui en réalité ne fait que dissimuler un véto de la plupart des États), ce qui a néanmoins été délibérément laissé dans l'ombre c'est le besoin insatiable, de la part des forces armées (chars, véhicules militaires, avions de combats, …. toutes très gourmandes en fuel) du monde entier, à commencer par les plus puissantes, en pétrole, gaz et charbon. Ainsi une étude[7] sur la consommation de carbone des forces armées américaines prises dans leur ensemble (aviation, armée de terre et marine) révèle qu'à elles seules, elles "polluent et consomment plus de carburant que la plupart des pays du monde". Les forces armées des pays de l'UE contribuent davantage à l'effet de serre que toutes les voitures du Portugal, de la Norvège et de la Grèce réunies, sans parler de "l'empreinte carbone" de l'industrie militaire européenne. Il convient également de prendre en compte ce fait avéré qu'est la pollution des sols et de l'atmosphère, dans les zones de guerre, du fait des munitions tirées. Si toutes ces considérations ont soigneusement été évitées dans les palabres de la COP28 c'est justement parce que le capitalisme c'est la guerre et qu'on ne se débarrassera de la guerre qu'en se débarrassant du capitalisme.
Quant au coût économique de toutes les guerres (la destruction des infrastructures économiques et sociales, les dépenses d'armement, …) il est en définitive supporté par la population, la classe ouvrière en particulier, à travers des ponctions de plus en plus importantes sur les budgets nationaux.
L'irrationalité de la guerre sur le plan économique durant la décadence du capitalisme saute aux yeux : tous les belligérants y perdent. Mais, ce qui frappe le plus, c'est qu'avec la période de décomposition, l’irrationalité des guerres affecte également les gains stratégiques escomptés par tous les belligérants, y compris les "vainqueurs". Tous y perdent sur ce plan. Et la guerre qui vient d'éclater au Moyen-Orient surpasse déjà en irrationalité et barbarie celle en Ukraine.
La crise de surproduction qui a réapparu en 1967, et dont les premiers effets furent à l'origine des vagues internationales de lutte de classe, n'a depuis lors fait que s'aggraver malgré tous les efforts de la bourgeoisie pour en ralentir le cours. Et il ne pouvait en être autrement car il n'existe pas de solution à la crise au sein du capitalisme. La seule chose que celui-ci peut faire, et dont il a déjà usé et abusé, c'est d'en reporter les effets à plus tard. Ainsi l’endettement, principal palliatif à la crise historique du capitalisme et déjà massivement utilisé, perd non seulement de son efficacité, -restreignant ainsi davantage la possibilité de relancer l’économie- mais, de plus, l'existence de cette dette colossale accumulée rend le capitalisme vulnérable à des convulsions toujours plus dévastatrices.
Après la crise ouverte de 2008, qui a marqué la fin des "opportunités" offertes par la mondialisation, l’incapacité encore plus manifeste pour la classe dominante à surmonter la crise de son mode de production s’est traduite par l’explosion du chacun pour soi dans les rapports entre nations et au sein de chaque nation, avec le retour progressif du protectionnisme et la remise en cause unilatérale, de la part des deux principales puissances, du multilatéralisme et des institutions de la mondialisation. En conséquence, la bourgeoisie se trouve aujourd'hui plus mal armée que jamais face à l'approfondissement de la crise actuelle ainsi qu’à de possibles expressions brutales de celles-ci, d'autant plus que se trouve exclue de fait l'unité d'action de la bourgeoisie au niveau international qui avait encore eu lieu lors de la crise de 2008.
La situation est d'autant plus sérieuse que trois facteurs prennent une part croissante dans l'aggravation de la crise : la décomposition sociale, le changement climatique et la guerre. En effet :
Pour toutes ces raisons, la prochaine expression ouverte de la crise économique promet d'être plus grave que le fut celle de 1929.
Tous les États se préparent désormais à la guerre de ‘haute intensité’. Les budgets militaires sont partout en hausse rapide si bien que la part de la richesse nationale dédiée à l’armement revient au même niveau que -et même dépasse- celui atteint lors du plus fort moment de l’affrontement entre les blocs. Chaque capital national réorganise son économie nationale en vue de renforcer son industrie militaire et de garantir son indépendance stratégique.
Ainsi, l'aggravation des tensions et conflits impérialistes depuis deux ans met en évidence que la guerre, en tant qu’action voulue et planifiée par les États capitalistes, devient le facteur le plus puissant de chaos et de destruction.
En Ukraine, les deux camps doivent enrôler davantage de soldats pour maintenir la pression actuelle sur les fronts et l'équilibre des forces militaires en présence. Ce qui demande plus de sacrifices de chaque côté et aussi implique plus de répression face à toute expression de résistance aux exigences de l'État. Il apparait déjà clairement que les États-Unis ne vont pas pouvoir maintenir le soutien financier et militaire à l'Ukraine à son niveau actuel et il est prévisible que l'Europe ne pourra, ni même ne voudra, prendre le relais des États-Unis à ce niveau. Cette question est à même de la diviser, la fragiliser et possiblement, à terme, aboutir à son éclatement laissant la place à une mosaïque de tensions impérialistes entre ses ex membres.
Au Moyen-Orient, après trois mois de conflit, rien ne semble en mesure de calmer les visées impérialistes de Netanyahou incluant sans complexe l'éradication des Gazaouis. La présence militaire massive des États-Unis dans la région – justifiée par le fait qu'Israël constitue depuis des décennies un appui stratégique de l'impérialisme américain au Moyen-Orient - a jusqu'à présent permis d'empêcher que l'énorme poudrière que constitue le Moyen Orient ne s'embrase notamment en mettant aux prises Israël et l'Iran appuyé par ses différentes milices au Liban et au Yémen. Le fait que les États-Unis aient dû constituer à la hâte une force navale pour sécuriser le trafic maritime sur la mer rouge, affecté par les tirs hostiles des houthistes yéménites, est un sérieux indice du caractère explosif de la situation. Cet autre fait qu'un certain nombre de pays européens ont gardé leur distance par rapport à une telle initiative américaine en dit long sur les difficultés que les États-Unis pourront rencontrer dans le futur dans cette zone[8].
En toile de fond de la situation mondiale actuelle se trouve le projet de la bourgeoisie américaine de donner un coup d'arrêt à l'expansion de la Chine avant que celle-ci mette en péril la domination militaire et économique des États-Unis sur le monde[9]. Un tel coup d'arrêt passe nécessairement par une confrontation militaire dont les conséquences seraient désastreuses pour le monde même si l'ampleur d'un tel conflit serait restreinte par plusieurs facteurs, notamment l'absence de blocs impérialistes mondiaux constitués et le fait que la bourgeoisie américaine sera face à certaines limites pour faire accepter les conséquences de la guerre à une classe ouvrière non vaincue et qui a démontré encore récemment sa combativité face à aux attaques économiques[10]. La guerre en Ukraine s'inscrivait entièrement au service de cette perspective des États-Unis qui ont incité la Russie à envahir l'Ukraine[11]. Mais le fait que ce conflit perdure au-delà de ce qui était certainement escompté par les États-Unis, de même que l'éclatement de la guerre au Moyen Orient – à contre-courant des plans de l'oncle Sam - compliquent énormément la tâche des États-Unis, comme le mettent en évidence les passages suivants d'un article du journal Le Monde : "Face aux nouveaux conflits en Europe et au Moyen-Orient, et à des tensions en Indo-Pacifique, Washington doit mobiliser ses forces sur tous les fronts, ce qui exacerbe les vulnérabilités de son appareil militaire à une période politique charnière. (…)"[12]
La troisième guerre mondiale n'est pas à l'ordre du jour de la situation actuelle. Contrairement aux discours -d'où qu'ils viennent- pointant la perspective de la Troisième Guerre mondiale, la prolifération actuelle de conflits n'est pas l'expression d'une dynamique vers la formation de deux blocs impérialistes, condition requise pour une Troisième Guerre mondiale, mais confirme au contraire la tendance au "chacun pour soi" dans les confrontations impérialistes. Le fait que nous vivions dans un monde essentiellement multipolaire s'exprime à travers la multiplicité des conflits en cours de par le monde et est illustré, par exemple, par les relations ambigües entre la Russie et la Chine. Si la Russie s'est montrée très disposée à s'allier à la Chine sur des questions spécifiques, généralement en opposition aux États-Unis, elle n'en est pas moins consciente du danger de se subordonner à son voisin oriental, comme en témoigne le fait qu'elle est l'un des principaux opposants à la "Nouvelle Route de la Soie" de la Chine vers l'hégémonie impérialiste.
La multipolarité sous-tendant les conflits impérialistes actuels ne doit cependant pas conduire à sous-estimer le danger de surgissement de conflits militaires incontrôlés, comme cela s'est produit au début de la guerre en Ukraine en 2022.[13]
Dans les pays capitalistes centraux, la bourgeoisie ne dispose pas pour le moment des moyens politiques et idéologiques permettant de maintenir son contrôle sur la classe ouvrière -qui n'a pas subi de défaite physique et politique- en vue d'une confrontation militaire frontale et totale avec une autre puissance, requérant de faire supporter au prolétariat les sacrifices nécessaires à l'effort de guerre.
Cela dit, même en l'absence d'une guerre mondiale entre blocs impérialistes rivaux, dont les conditions ne sont pas réunies, la situation actuelle regorge de périls qui menacent l'humanité dont les guerres. Le nombre de guerres locales va croissant, avec des conséquences de plus en plus dommageables pour la vie sur terre, qui est à la merci de l’utilisation de toute sorte d'armes, y compris nucléaires, chimiques, …
Face au pôle conduisant à la destruction de l'humanité se dresse celui de la lutte de classe du prolétariat. Le premier, tant il accumule la barbarie et des périls mortels à une échelle toujours plus vaste, apparait tel un Goliath, terrifiant et démesuré, face au David d'un renouveau de la lutte de classe, datant de moins de deux ans.
Comment le David prolétarien peut-il mettre fin à la spirale infernale de convulsions, de chaos et de destruction du capitalisme en décomposition ? En marchant sur les traces de la première tentative mondiale du prolétariat pour renverser le capitalisme en 1917-23. C'est elle, avec à sa tête la révolution russe de 1917, qui avait mis fin à la Première Guerre mondiale. À l'inverse, la défaite et l'enrôlement du prolétariat dans la Seconde Guerre mondiale ont ouvert la porte à une succession interminable de guerres (Corée, Vietnam, Moyen-Orient). Ainsi, la période 1914-68 permet de tirer une claire leçon : seul le prolétariat mondial peut mettre fin à la guerre, alors que son enrôlement sous des bannières bourgeoises ouvre la porte au déchaînement du militarisme.
La période 1968-1989 est également riche d’enseignements. La réémergence historique de notre classe, s’exprimant dans des luttes telles que Mai 68, l’automne chaud italien, la grève de masse en Pologne, etc., a stoppé la marche vers la troisième guerre mondiale qui, avec sa course effrénée aux armements nucléaires, aurait pu anéantir la planète. Cependant, ces luttes ouvrières ne sont pas allées plus loin que de constituer un obstacle à la marche vers la guerre mondiale, car elles se sont cantonnées au plan économique sans être capables de se politiser davantage à travers la mise en question du capitalisme et la compréhension des enjeux historiques de la lutte de classe. Par conséquent, elles ne pouvaient empêcher le pourrissement sur pieds du capitalisme et ses conséquences sur tous les plans de la vie de la société, dont l’exacerbation du chacun pour soi au niveau impérialiste.[14]
Les grèves massives de l'été 2022 en Grande-Bretagne, avec leur slogan « Enough is enough », ont été les premières d'une nouvelle dynamique internationale de la lutte de classe rompant avec toute une période de 30 années de recul important de celle-ci.
Depuis lors, des mobilisations importantes ont lieu en France, Allemagne, Canada, Danemark, États-Unis, Islande, Bangladesh, Scandinavie, Québec, … la plupart d'entre elles constituant, de l’avis même des médias bourgeois, un "fait historique", marquant une "rupture" par rapport à la situation antérieure sur le plan de la massivité et de la combativité. Elles sont portées par une nouvelle génération de travailleurs qui n'a pas subi le rouleau compresseur des campagnes sur la mort du communisme et la « disparition » de la classe ouvrière développées par la bourgeoisie à l'occasion de l'effondrement des régimes staliniens ; elles sont au contraire le produit d'une maturation de la conscience au sein de notre classe nourrie par une aggravation considérable des attaques du capitalisme en crise.[15]
En cela, ce renouveau de la lutte de classe est comparable au surgissement de la lutte de classe en 1968, face au retour de la crise ouverte du capitalisme et porté par une nouvelle génération de la classe ouvrière qui n'avait pas, comme ses ainés, été laminée au niveau de la conscience par la contre-révolution consécutive à l'échec de la vague révolutionnaire de 1917-23. Mais la nouvelle génération est aujourd'hui confrontée à une tâche bien plus difficile que la génération de 68. Celle-ci avait impulsé des luttes à l'échelle du monde face auxquelles la bourgeoisie avait dû mobiliser ses syndicats, sa gauche et parfois son extrême gauche. Cependant, le niveau de politisation alors atteint par la classe ouvrière s'était avéré insuffisant pour faire face à un ensemble d'obstacles : illusions démocratiques en Pologne en grande partie responsables de la défaite des luttes de 1980, regain du corporatisme dans les pays d'Europe de l'Ouest, comme conséquence de l'impact sur la classe ouvrière du développement du chacun pour soi dans la société. Il incombera désormais aux générations actuelles et futures d'ouvriers la tâche de hisser la politisation de leurs luttes à un niveau bien supérieur pour les orienter vers la perspective révolutionnaire de renversement du capitalisme. Dans cette nécessaire prise de conscience, les révolutionnaires ont un rôle fondamental à jouer.
Pour qu'une avant-garde politique totalement partie prenante du combat de la classe ouvrière soit capable de l'orienter, il est indispensable que celle-ci ait pu émerger du processus de confrontation des positions politiques initié par l’activité de la Gauche communiste et son intervention dans des luttes. En ce sens, il faudra que les organisations qui appartiennent à ce courant assument une telle responsabilité, ce qui est loin d'être le cas encore aujourd'hui, plus préoccupées qu'elles sont par leurs succès immédiat de recrutement, souvent au prix de concessions opportunistes.
Sylunken (xx/01/2024)
[1] "Toutes ces manifestations de la putréfaction sociale qui aujourd'hui, à une échelle inconnue dans l'histoire, envahissent tous les pores de la société humaine, ne savent exprimer qu'une chose: non seulement la dislocation de la société bourgeoise, mais encore l'anéantissement de tout principe de vie collective au sein d'une société qui se trouve privée du moindre projet, de la moindre perspective, même à court terme, même la plus illusoire" (THESES : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [2]).
[2] Cf. le rapport présenté au Forum de Davos de janvier 2023, évoqué dans le Rapport sur la décomposition [3] pour le 25e congrès international du CCI. Revue internationale 170.
[4] L'effondrement du système de courants océaniques comme le Gulf Stream, régulateur essentiel du climat de la planète, pourrait, s'il se confirme, modifier radicalement le climat de la Terre et affaiblir considérablement l'espèce humaine en l'espace de quelques décennies. La fonte de la toundra et des calottes glaciaires du Nord ou le dépérissement de la forêt amazonienne (de plus en plus menacée par les sécheresses et les incendies de forêt) ouvrent la perspective effrayante que la forêt commence à émettre plus de dioxyde de carbone dans l'atmosphère que la quantité qu'elle peut absorber.
[5] Lire l'article Spirale d’atrocités au Moyen-Orient : la terrifiante réalité de la décomposition du capitalisme [4]
[6] Lire l'article Guerre en Ukraine : Deux ans de confrontation impérialiste, de barbarie et de destruction [5]
[7] Étude [6] qui révèle que les forces armées aux USA polluent et consomment plus de carburant que la plupart des pays de monde. Elle-même s'appuie sur une autre étude publiée dans TRANSACTIONS of the INSTITUTE of BRITISH GEOGRAPHERS. [7]
[8] "Même si les Etats-Unis ont annoncé, en décembre, avoir le soutien de plus d’une vingtaine de pays, les renforts à la coalition se sont révélés jusqu’à présent extrêmement limités, se résumant parfois au seul envoi de quelques officiers supplémentaires : trois Néerlandais, deux Canadiens et une dizaine de Norvégiens. Le Danemark avait annoncé, fin décembre, l’envoi d’une frégate « avant fin janvier », mais ce déploiement nécessitait l’approbation du Parlement. L’Italie a aussi annoncé l’envoi d’un navire en mer Rouge fin décembre, avant de prendre ses distances avec la coalition anti-houthistes. À l’instar de Paris et de Madrid, qui ont dérouté un bâtiment opérant déjà dans des zones proches (le golfe d’Aden et le détroit d’Ormuz), Rome a souhaité conserver un commandement autonome sur son bâtiment." "Coalition anti-houthistes : les États-Unis en manque de renforts en mer Rouge [8]" - Le Monde (12 janvier 2024)
[9] Lire le Complément à la résolution sur la situation internationale adoptée au 25e Congrès du CCI [9].
[10] Lire : Après la rupture dans la lutte de classe, la nécessité de la politisation des luttes [10].
[11] Lire le Complément à la résolution sur la situation internationale adoptée au 25e Congrès du CCI [9]" et la Résolution sur la situation internationale du 24e congrès du CCI [9], Revue internationale 170.
[12] L’armée américaine au défi de la multiplication des guerres [11] Le Monde du 12 janvier 2024.
[14] Lire notre article Après la rupture dans la lutte de classe, la nécessité de la politisation des luttes [10]
[15] Lire notre article Après la rupture dans la lutte de classe, la nécessité de la politisation des luttes [10].
L'évolution de la situation mondiale depuis le 25e Congrès confirme amplement ce qui a été dit dans la résolution que nous avons adoptée sur la situation internationale. Non seulement la décomposition devient le facteur décisif de l'évolution de la société, comme nous l'avions prévu dès 1990, mais dans la décennie actuelle, "l'agrégation et l'interaction des phénomènes destructeurs produisent un "effet tourbillon" qui concentre, catalyse et multiplie chacun de ses effets partiels, provoquant une dévastation encore plus destructrice".
Concrètement, alors que la crise économique s'aggrave et qu'il y a une détérioration significative des conditions de vie de la classe ouvrière, ce qui favorise une "rupture" avec la situation de passivité et le développement de la combativité et potentiellement de la conscience, exprimant un mouvement vers l'adoption d'une perspective révolutionnaire, même s'il est encore lent et fragile. En même temps, la détérioration écologique et la multiplication des centres de guerre impérialiste (Ukraine, Arménie/Azerbaïdjan, Bosnie, Afrique, Moyen-Orient) montrent la perspective de destruction et de ruine que le capitalisme offre à l'humanité.
Dans le domaine de la crise environnementale, les événements récents ne laissent aucune place au doute ou à la relativisation quant aux conséquences des dégâts écologiques sur l'habitabilité de la planète et la survie de nombreuses espèces (dont, à terme, l'espèce humaine). Les inondations massives au Pakistan, ou l'augmentation de la température cet été à plus de 40 degrés dans les pays du sud de l'Europe, la pollution qui a obligé les écoles à fermer en Inde pour les vacances de Noël en novembre et qui provoque des problèmes respiratoires chez 1 enfant sur 3, l'épidémie actuelle de pneumonie chez les enfants en Chine, les famines en Afrique, etc. en sont des illustrations récentes.
Mais de tous les éléments de l'"effet tourbillon", c'est la guerre impérialiste qui accélère immédiatement le cours des choses dans la situation mondiale. Depuis le 25e Congrès, nous avons assisté à une sorte d'impasse dans la guerre en Ukraine, à la résurgence de la guerre au Nagorno-Karabakh, aux tensions guerrières dans les Balkans et surtout à la guerre entre Israël et le Hamas. En toile de fond, la confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine. Cette multiplication des conflits n'est pas l'expression d'une dynamique de formation de blocs impérialistes mais confirme la tendance au "chacun pour soi" des affrontements impérialistes dans cette période.
1) En ce qui concerne l'analyse des affrontements impérialistes pendant la guerre froide, les coordonnées de l'analyse marxiste ont changé dans la situation actuelle ; principalement sur la possibilité de la formation de blocs impérialistes et sur l'affrontement des classes. Malgré cela, les Bordiguistes (Programma, Le Prolétaire, Il Partito) et les Damenistes (TCI) s'obstinent à voir dans la situation actuelle la formation de deux blocs impérialistes opposés autour de la Chine et des Etats-Unis, et donc la marche vers une troisième guerre mondiale, basée sur l'hypothèse de la défaite du prolétariat. En fait, même les "experts" de la bourgeoisie tendent à reconnaître que la tendance dominante des conflits impérialistes est à la "multipolarité".
Dans la résolution sur la situation internationale du 24ème congrès, nous écrivions :
"la marche vers la guerre mondiale est encore entravée par la puissante tendance à l'indiscipline, au chacun pour soi et au chaos au niveau impérialiste, tandis que dans les pays capitalistes centraux, le capitalisme ne dispose pas encore des éléments politiques et idéologiques - dont en particulier une défaite politique du prolétariat - qui pourraient unifier la société et aplanir le chemin vers la guerre mondiale. Le fait que nous vivions encore dans un monde essentiellement multipolaire est mis en évidence en particulier par les relations entre la Russie et la Chine. Si la Russie s'est montrée très disposée à s'allier à la Chine sur des questions spécifiques, généralement en opposition aux Etats-Unis, elle n'en est pas moins consciente du danger de se subordonner à son voisin de l'Est et est l'un des principaux opposants à la "Nouvelle Route de la Soie" de la Chine vers l'hégémonie impérialiste".
2) La reconnaissance de la corrélation indisciplinée des forces impérialistes, définie essentiellement par la tendance au "chacun pour soi", ne doit pas conduire à sous-estimer le danger de l'explosion de conflits militaires incontrôlés, comme cela s'est produit au début de la guerre en Ukraine en 2022. Le conflit entre les États-Unis et la Chine pourrait bien déboucher sur une confrontation militaire directe, de sorte que la menace d'un conflit ouvert (quelque peu sous-estimée dans la résolution du 25e Congrès sur la situation internationale) doit être analysée plus en détail.
La stratégie géopolitique proclamée par les États-Unis depuis 1989 a consisté à empêcher l'émergence de toute puissance susceptible de rivaliser avec leur énorme supériorité militaire sur la scène mondiale. Cette doctrine a à la fois confirmé que leur ambition première n'était pas la reconstitution d'un bloc et indiqué que, contrairement aux 1ère et 2ème guerres mondiales où ils ont attendu en position défensive avant de sortir avec le butin, ils devaient désormais prendre l'offensive militaire sur la scène mondiale et devenir la force dominante de la déstabilisation impérialiste.
Les fiascos en Irak et en Afghanistan ont montré que la politique de la police mondiale ne faisait qu'engendrer davantage de chaos, démontrant par la même occasion le déclin de l'impérialisme américain. Plus récemment, il a tenté de réagir en se tournant vers une défense plus stricte de ses propres intérêts (l'"Amérique d'abord" de Trump et l'"Amérique est de retour" de Biden), même si cela déclenche un chaos encore plus grand. Comme nous l'avions déjà identifié, l'énorme développement économique, technologique et militaire de la Chine est une menace pour la domination américaine.
C'est pourquoi les États-Unis développent une politique visant à entraver la progression du développement économique, technologique et militaire de la Chine : délocalisation d'entreprises, limitation de la collaboration dans la recherche universitaire de pointe, blocage des exportations de technologies, "quadruple chip alliance" entre les États-Unis et Taïwan, le Japon et la Corée du Sud, qui vise à isoler la Chine des chaînes d'approvisionnement mondiales en puces électroniques, etc. Sur le plan militaire, ils tentent d'établir un encerclement géopolitique pour garantir le contrôle de l'Indo-Pacifique et du continent asiatique avec des initiatives telles que le QUAD, l'"OTAN de l'Asie", qui regroupe les États-Unis avec le Japon, l'Inde, l'Australie et la Corée du Sud, ou l'AUKUS, un traité de coopération militaire avec l'Australie et le Royaume-Uni. L'encerclement des États-Unis continue de se resserrer et les dernières étapes ont été l'installation de bases militaires américaines aux Philippines et l'obtention du Vietnam comme allié dans la région. En fin de compte, pour les États-Unis, la guerre en Ukraine a également pour objectif d'isoler la Chine stratégiquement et militairement, de saigner la Russie à blanc, de lui ôter toute pertinence en tant que puissance mondiale et d'essayer d'empêcher la Chine de tirer profit de sa technologie militaire ou de ses ressources énergétiques, ainsi que de son expérience et de ses moyens dans le "grand jeu" impérialiste mondial. L'impasse sanglante de la guerre en Ukraine a fait avancer ce projet américain de saigner la Russie à blanc.
Récemment, la politique d'encerclement de la Chine a été aggravée par une série de provocations telles que la visite de Pelosi à Taipei, l'abattage de ballons météorologiques accusés d'espionnage, l'annonce d'une aide militaire de 345 millions de dollars à Taïwan, ou les déclarations de Biden selon lesquelles les États-Unis n'hésiteront pas à envoyer des troupes sur l'île pour la défendre d'une invasion chinoise.
Toutes ces initiatives américaines s'inscrivent dans une stratégie d'isolement et de provocation de la Chine, qui tente de la pousser à des confrontations prématurées pour lesquelles elle n'est pas encore qualifiée et qui pourraient aller jusqu'à l'affrontement militaire. Cela reproduit en fait la politique d'encerclement de l'URSS qui a contraint cette dernière à s'engager dans des aventures impérialistes au-delà de ses possibilités économiques et militaires réelles, et qui a fini par provoquer l'effondrement du bloc impérialiste qu'elle dirigeait.
Il ne fait aucun doute que la Chine a tiré et tire les leçons de l'effondrement du bloc de l'Est ; mais il ne faut pas exclure que, face à la poursuite et à l'intensification des pressions américaines, elle finisse par n'avoir d'autre choix que de réagir ; et il ne faut donc pas sous-estimer la possibilité d'un conflit, notamment en mer de Chine autour de Taïwan. Il est évident qu'en cas de conflit, les conséquences seraient désastreuses et terribles pour le monde entier, même si l'ampleur d'un tel conflit serait limitée par plusieurs facteurs, notamment l'absence de blocs impérialistes mondiaux et l'incapacité de la bourgeoisie américaine à entraîner une classe ouvrière invaincue dans une mobilisation guerrière de grande ampleur.
3) Le conflit sanglant qui sévit actuellement au Moyen-Orient a précisément éclaté dans le contexte de l'expansion chaotique et imprévisible de la tendance de chaque puissance impérialiste pour elle-même, et non à la suite d'un mouvement de solidification des blocs.
Le retrait d'une forte présence militaire américaine au Moyen-Orient a transféré à Israël, la charge du maintien de la Pax Americana dans la région dans le cadre des accords d'Oslo (1993), qui reconnaissaient le principe de "deux États" (donc d'un État palestinien) dans la région. Un calme apparent régnait, qui avait même permis la signature des accords d'Abraham en 2020, consacrant la paix entre Israël et les Émirats arabes unis et excluant l'Iran. Cependant, dans la pratique, Israël a poursuivi et intensifié une politique de harcèlement de la population arabe et de soutien aux colons en Cisjordanie, sabotant l'Autorité palestinienne (AP) en soutenant le Hamas, qui est désormais son ennemi mortel, sabotant ainsi, dans la pratique, le mandat américain. La situation a atteint un point limite avec le gouvernement Netanyahou en liaison avec l'extrême droite. Le ministre des finances a appelé l'armée à se venger des attaques contre les colons en brûlant les maisons palestiniennes, et la présence des soldats israéliens est en concurrence avec celle de la police de l'Autorité palestinienne. Ainsi, le Hamas, qui a remporté les dernières élections dans la bande de Gaza, plutôt que d'attendre sans rien faire le sort de la Cisjordanie, a lancé une attaque désespérée. Mais cette attaque coïncide avec les ambitions d'une autre puissance régionale, l'Iran, qui voit sa présence dans la région s'affaiblir et qui, à son tour, sous l'égide de la Chine, a signé en mars un accord avec l'Arabie saoudite sur la "Route de la soie", en concurrence directe avec celle d'Israël et des Émirats arabes unis.
Le Wall Street Journal a rendu public ce que tout le monde savait : l'attaque du Hamas a été ouvertement préparée et soutenue par l'Iran et le Hezbollah au Sud-Liban.
La réponse d'Israël, qui a rasé Gaza sous le prétexte d'éliminer le Hamas, témoigne d'une politique de la terre brûlée de la part des deux parties. La rage meurtrière du Hamas trouve dans la vengeance exterminatrice d'Israël le revers de la médaille. Et globalement, l'incendie dans la région est un appel à l'intervention des autres puissances régionales, et notamment de l'Iran, qui est le principal bénéficiaire de la situation de rupture de l'équilibre régional.
Cette situation ne profite toutefois pas aux États-Unis. L'administration Biden n'a eu d'autre choix que de soutenir à contrecœur la riposte de l'armée israélienne, tentant, bien que vainement, de faire baisser la tension, et a été contrainte de rétablir sa présence militaire dans la région en envoyant "Avec le porte-avions Ford, le croiseur Normandy et les destroyers Thomas Hudner, Ramage, Carney et Roosevelt, et augmentera la présence d'escadrons d'avions de chasse F-35, F-15, F-16 et A-10 dans la région". Certains ont déjà dû intervenir face à des attaques contre les troupes américaines en Irak. L'objectif est de dissuader à tout prix l'Iran d'intervenir directement ou par l'intermédiaire du Hezbollah mais aussi de dissuader Israël de mettre à exécution sa menace de "rayer l'Iran de la carte".
De son côté, la Russie profite sans aucun doute du fait que l'attention et la propagande de guerre se déplacent de l'Ukraine vers la Palestine. Cela interfère avec les ressources financières et militaires que les États-Unis pourraient utiliser sur le front russe et "donne un répit" à la tension de la guerre. De plus, Poutine bénéficie du soutien américain à la sauvagerie de la répression israélienne, dénonçant l'hypocrisie de la société américaine et de l'"Occident" qui, pour sa part, dénonce l'occupation de la Crimée mais consent à l'invasion de Gaza. Cependant, la Russie ne peut pas faire avancer de manière significative ses propres intérêts dans la région à travers cette guerre.
De même, la Chine pourrait se réjouir de l'affaiblissement de la politique américaine de "pivot vers l'Est" ; mais la guerre et la déstabilisation de la région vont à l'encontre de ses propres intérêts géopolitiques, qui consistent à tracer la nouvelle route de la soie.
La guerre actuelle au Moyen-Orient n'est donc pas le résultat de la dynamique de formation des blocs impérialistes, mais du "chacun pour soi". Tout comme la confrontation en Ukraine, cette guerre confirme la tendance dominante de la situation impérialiste mondiale : une irrationalité croissante alimentée par la tendance de chaque puissance impérialiste à agir pour elle-même et la politique sanglante de la puissance dominante, les États-Unis, pour contrer son déclin inévitable en empêchant la montée de tout challenger potentiel.
4) La guerre au Moyen-Orient a un impact sur l'ensemble de la classe ouvrière des pays centraux qui est encore plus important que celui de l'Ukraine. D'une part parce que dans certains pays comme la France, un pourcentage important de l'émigration provient des pays arabes, mais aussi parce que la "défense du peuple palestinien" fait partie depuis longtemps du bagage de "l'idéologie de gauche" des groupes trotskystes et anarchistes, et il faut le dire aussi, du soutien à la "libération nationale" de certains groupes bordiguistes comme Programma. C'est ainsi que l'on a vu des manifestations de 30.000 personnes à Berlin, 40.000 à Bruxelles et 35.000 à Madrid, plus de 500.000 à Londres, pour la défense des Palestiniens et pour la paix. D'autre part, le sionisme se couvre de la "question juive", qui n'a pas seulement des connotations historiques, mais concerne aussi une partie de la population en Europe et aux Etats-Unis. C'est ce qui explique les manifestations et les actes contre l'antisémitisme en France, récemment à Londres, à Paris, ou en Allemagne ; et aussi les campagnes dans les universités américaines, comme Harvard, où les étudiants qui ont dénoncé les massacres ont été accusés d'antisémitisme.
Malgré cela, la guerre au Moyen-Orient ne va probablement pas mettre fin à la dynamique de "rupture" de la passivité de la classe ouvrière que nous avons identifiée à partir de "l'été du mécontentement" en Grande-Bretagne, qui n'a pas pour point de départ une réponse à la guerre, ce qui dans la situation actuelle exigerait un développement de la conscience et une politisation de la classe dans son ensemble, ce qui pour l'instant n'est pas le cas, mais plutôt l'approfondissement de la crise économique.
Lorsque Internacionalismo a évoqué la perspective d'une reprise de la lutte des classes dans les années 1960, son analyse reposait fondamentalement sur deux éléments : 1) la fin de la période de "prospérité" après la Seconde Guerre mondiale et la perspective de la crise ; 2) la présence d'une nouvelle génération dans la classe ouvrière qui n'avait pas subi de défaite. La dimension prise par les luttes de mai 68 en France et de l'automne chaud en Italie 69, etc. était, en plus de ce qui précède, également le produit du manque de préparation de la bourgeoisie.
La condition que le prolétariat ne soit pas vaincu est tout aussi déterminante et la plus importante dans la situation actuelle. D'autre part, la situation actuelle d'aggravation de la décomposition et de l'effet de tourbillon présente des éléments qui sont un obstacle à la lutte et à l'élévation de la conscience du prolétariat ; mais elle contient également une aggravation qualitative de la crise économique, qui se traduit par une détérioration significative des conditions de vie du prolétariat. La décision d'entrer en lutte, de ne pas se résigner, de ne pas faire confiance et d'attendre "un nouveau développement de l'économie", signifie une réflexion sur la situation globale, une méfiance envers les attentes que le capitalisme peut offrir, un bilan minimum de ce qui nous a été promis et qui n'a pas été réalisé. En ce sens, "trop c'est trop" implique une maturation souterraine de la conscience. Cette approche a une dimension internationale, pour l'ensemble de la classe ouvrière. L'exemple des luttes en France et au Royaume-Uni, et maintenant aux États-Unis, fait également partie d'une réflexion à travers laquelle les travailleurs d'autres pays s'identifient à ceux qui participent à ces luttes. C'est aussi le début d'une réflexion sur l'identité de classe.
Il est vrai qu'indirectement, la question de la guerre est présente dans ce processus. Cette maturation s'est faite au cours de deux décennies d'aggravation des conflits impérialistes simultanément à l'aggravation de la crise économique ; de plus, la "rupture" s'est faite malgré le déclenchement de la guerre en Ukraine. En effet, le développement des luttes conduit nécessairement à l'amorce embryonnaire d'une réflexion liant la crise et la guerre, par exemple lorsqu'on constate que l'inflation augmente à cause des dépenses d'armement et qu'on nous demande des sacrifices pour augmenter les budgets de défense.
5) Néanmoins, l'aggravation de la situation mondiale est pleine de dangers pour la classe ouvrière. Qui peut prédire les conséquences d'une guerre entre les Etats-Unis et la Chine, dont l'ampleur pourrait éclipser tous les conflits depuis 1945 ? Ou les effets d'autres catastrophes que la période de décomposition entraînera ?
Dans cette période de décomposition, non seulement les conditions d'aggravation des conflits impérialistes ont changé, passant de la "guerre froide" entre deux blocs impérialistes au "chacun pour soi", mais elles ont également changé du point de vue de la confrontation des classes.
Pendant la période de la guerre froide, la résistance du prolétariat, le fait que la bourgeoisie n'ait pas réussi à vaincre la classe ouvrière, faisait de cette dernière le principal obstacle à la guerre impérialiste totale. Et l'affrontement de classe pouvait être analysé en termes de "cours historique", comme l'avait fait la Gauche italienne en exil (Bilan) dans les années 1930, face à la guerre de 1936 en Espagne et à la Seconde Guerre mondiale : soit un cours vers la défaite du prolétariat et la guerre mondiale, soit un cours vers les affrontements décisifs et la perspective révolutionnaire.
Dans la période actuelle d'aggravation chaotique des conflits impérialistes selon la tendance du "chacun pour soi", la non-défaite du prolétariat n'empêche pas la prolifération d'affrontements guerriers qui, s'ils concernent pour l'instant les pays où le prolétariat est plus faible, comme en Russie/Ukraine ou au Moyen-Orient, n'excluent pas la possibilité que certains des pays centraux se lancent dans des aventures guerrières.
Ainsi, si dans les années 1960-90 le temps a joué en faveur du prolétariat, qui a pu mûrir les leçons de ses échecs et hésitations pour préparer de nouveaux assauts dans sa lutte contre le capitalisme, depuis lors, comme nous l'écrivions dans les "Thèses sur la décomposition" en 1990, la période de décomposition a bel et bien créé une course contre la montre pour la classe ouvrière ; ainsi, les organisations révolutionnaires doivent intervenir aussi pour faire avancer le développement de la conscience à ce sujet dans la classe ouvrière.
CCI, 2.12.2023
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« Horreur », « massacres », « terrorisme », « terreur », « crimes de guerre », « catastrophe humanitaire », « génocide »… les mots qui s’étalent en Une de la presse internationale en disent long sur l’ampleur de la barbarie à Gaza.
Le 7 octobre, le Hamas a tué 1 400 israéliens, traquant vieillards, femmes et enfants jusque dans leur maison. Depuis, l’État d’Israël se venge et assassine en masse. Le déluge de bombes qui s’abat jour et nuit sur Gaza a déjà causé la mort de plus de 10 000 Palestiniens, dont 4 800 enfants. Au milieu des immeubles en ruines, les survivants sont privés de tout : eau, électricité, nourriture, médicaments. Deux millions et demi de Gazaouis sont en ce moment même menacés de famine et d’épidémie, 400 000 d’entres-eux sont prisonniers dans la ville de Gaza et chaque jour des centaines tombent, déchiquetés par les missiles, écrasés par les tanks, exécutés par les balles.
La mort est partout à Gaza, comme elle l’est en Ukraine. Rappelons-nous la destruction de Marioupol par l’armée russe, l’exode des populations, la guerre de tranchées qui ensevelit les hommes. Il y aurait à ce jour près de 500 000 morts. Une moitié dans chaque camp. Toute une génération de Russes et d’Ukrainiens est aujourd’hui sacrifiée sur l’autel de l’intérêt national, au nom de la défense de la patrie. Et ce n’est pas fini : fin septembre, au Haut-Karabagh, 100 000 personnes ont dû fuir devant l’armée de l’Azerbaïdjan et la menace de génocide. Au Yémen, le conflit dont personne ne parle a fait plus de 200 000 victimes et a réduit à la malnutrition 2,3 millions d’enfants. Même horreur de la guerre en Éthiopie, au Myanmar, en Haïti, en Syrie, en Afghanistan, au Mali, au Niger, au Burkina Faso, en Somalie, au Congo, au Mozambique… Et l’affrontement couve entre la Serbie et le Kosovo.
Qui est responsable de toute cette barbarie ? Jusqu’où peut s’étendre la guerre ? Et, surtout, quelle force peut s’y opposer ?
Au moment où nous écrivons ces lignes, toutes les nations appellent Israël à « modérer » ou « suspendre » son offensive. La Russie exige un cessez-le-feu, elle qui a attaqué l’Ukraine avec la même férocité il y a un an et demi, elle qui a massacré 300 000 civils en Tchétchénie en 1999 au nom de la même « lutte contre le terrorisme ». La Chine veut la paix, elle qui extermine la population ouïghoure, elle qui menace les habitants de Taïwan d’un déluge de feu plus grand encore. L’Arabie Saoudite et ses alliés arabes veulent l’arrêt de l’offensive israélienne quand ils déciment la population du Yémen. La Turquie se dresse contre l’attaque sur Gaza alors qu’elle rêve d’exterminer les Kurdes. Quant aux grandes démocraties, après avoir soutenu « le droit d’Israël à se défendre », elles demandent aujourd’hui « une trêve humanitaire » et « le respect du droit international », elles qui ont démontré depuis 1914, avec une remarquable régularité, leur expertise à massacrer en masse.
C’est d’ailleurs l’argument premier de l’État d’Israël : « l’annihilation de Gaza est légitime », comme l’étaient les bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki, le tapis de bombes incendiaires sur Dresde et Hambourg. Les guerres en Afghanistan et en Irak, les États-Unis les ont menées avec les mêmes arguments et les mêmes méthodes qu’Israël aujourd’hui ! Tous les États sont des criminels de guerre ! Petits ou grands, dominés ou puissants, apparemment bellicistes ou modérés, tous participent en réalité à la guerre impérialiste dans l’arène mondiale, et tous considèrent la classe ouvrière comme de la chair à canon.
Ce sont ces voix hypocrites et mensongères qui voudraient maintenant nous faire croire à leur élan pour la paix et à leur solution : la reconnaissance d’Israël et de la Palestine comme deux États indépendants et autonomes. L’Autorité palestinienne, le Hamas, le Fatah présagent de ce que serait cet État : comme tous les autres il exploiterait les travailleurs ; comme tous les autres, il réprimerait les masses ; comme tous les autres, il serait va-t-en-guerre. Il existe déjà 195 États « indépendants et autonomes » sur la planète : ensemble, chaque année, ils consacrent plus de 2 000 milliards de dollars à « la défense » ! Et pour 2024, ces budgets vont exploser.
Alors, pourquoi l’ONU vient-elle de déclarer : « nous avons besoin d’un cessez-le-feu humanitaire immédiat. Cela fait trente jours. Trop c’est trop. Cela doit cesser maintenant » ? Évidemment, les alliés de la Palestine veulent l’arrêt de l’offensive israélienne. Quant aux alliés d’Israël, ces « grandes démocraties » qui prétendent respecter « le droit international », ils ne peuvent pas laisser faire l’armée israélienne sans rien dire. Tsahal massacre de façon trop visible. Surtout qu’ils soutiennent militairement l’Ukraine contre « l’agression russe » et ses « crimes de guerre ». Il ne faudrait pas que la barbarie des deux « agressions » apparaisse comme trop similaire.
Mais, il y a une raison beaucoup plus profonde encore : tous essaient de limiter la propagation du chaos, car tous peuvent être touchés, tous ont à perdre si ce conflit s’étendait trop. L’attaque du Hamas comme la riposte d’Israël ont un point commun : la politique de la terre brûlée. Le massacre terroriste d’hier et le tapis de bombes d’aujourd’hui ne peuvent mener à aucune victoire réelle et durable. Cette guerre est en train de plonger le Moyen-Orient dans une ère de déstabilisation et d’affrontements.
Si Israël continue de raser Gaza et d’ensevelir ses habitants sous les décombres, il y a le risque que la Cisjordanie s’enflamme à son tour, que le Hezbollah entraîne le Liban dans la guerre, que l’Iran finisse par trop s’en mêler. La généralisation du chaos à toute la région ne serait, par exemple, pas seulement un coup dur pour l’influence américaine mais aussi pour les prétentions mondiales de la Chine, dont la précieuse route de la soie passe par là.
La menace d’une troisième guerre mondiale plane dans toutes les têtes. Sur les plateaux télé, les journalistes en débattent ouvertement. En réalité, la situation actuelle est beaucoup plus pernicieuse. Il n’y a pas deux blocs, bien rangés et disciplinés, qui s’affrontent, comme en 1914-18 et 1939-45, ou durant toute la guerre froide. Si la concurrence économique et guerrière entre la Chine et les États-Unis est de plus en plus brutale et oppressante, les autres nations ne se plient pas aux ordres de l’un ou l’autre de ces deux mastodontes, elles jouent leur propre partition, dans le désordre, l’imprévisibilité et la cacophonie. La Russie a attaqué l’Ukraine contre l’avis chinois. Israël écrase Gaza contre l’avis américain. Ces deux conflits incarnent le danger qui menace de mort toute l’humanité : la multiplication des guerres dont le seul but est de déstabiliser ou détruire l’adversaire ; une chaîne sans fin d’exactions irrationnelles et nihilistes ; un chacun pour soi, synonyme de chaos incontrôlable.
Pour une troisième guerre mondiale, il faudrait que les prolétaires d’Europe de l’Ouest, d’Amérique du Nord et d’Asie de l’Est soient prêts à sacrifier leur vie au nom de la Patrie, de prendre les armes et de s’entre-tuer pour le drapeau et les intérêts nationaux, ce qui n’est absolument pas le cas aujourd’hui. Mais ce qui est en train de se développer n’a pas besoin de cette adhésion, de cet embrigadement des masses. Depuis le début des années 2000, des pans de plus en plus larges de la planète plongent dans la violence et le chaos : Afghanistan, Irak, Syrie, Libye, Liban, Ukraine, Israël et Palestine… Cette gangrène se propage peu à peu, pays après pays, région après région. Voilà le seul avenir possible dans le capitalisme, ce système d’exploitation décadent et pourrissant.
Alors, que faire ? Les ouvriers de tous les pays ne doivent pas se faire d’illusions sur une prétendue paix possible, sur une quelconque solution de la « communauté internationale », de l’ONU, ou autre repaire de brigands. Le capitalisme, c’est la guerre. Depuis 1914, elle n’a pratiquement jamais cessé, touchant telle partie du monde, puis telle autre. La période historique devant nous va voir cette dynamique mortifère se répandre et s’amplifier, avec une barbarie de plus en plus insondable.
Les ouvriers de tous les pays doivent donc refuser de se laisser emporter, ils doivent refuser de prendre parti pour un camp bourgeois ou pour un autre, à l’Est, au Moyen-Orient, comme partout ailleurs. Ils doivent refuser de se laisser berner par les discours qui leur demandent de manifester leur « solidarité » avec « le peuple ukrainien attaqué », avec « la Russie menacée », avec « les masses palestiniennes martyrisées », avec « les israéliens terrorisés »… Dans toutes les guerres, de chaque côté des frontières, les États embrigadent toujours en faisant croire à une lutte entre le bien et le mal, entre la barbarie et la civilisation. En réalité, toutes ces guerres sont toujours un affrontement entre des nations concurrentes, entre des bourgeoisies rivales. Elles sont toujours des conflits dans lesquels meurent les exploités au profit de leurs exploiteurs.
La solidarité des ouvriers ne va donc pas aux « Palestiniens » comme elle ne va pas aux « Israéliens », aux « Ukrainiens », ou aux « Russes », car parmi toutes ces nationalités se trouvent des exploiteurs et des exploités. Elle va aux ouvriers et chômeurs d’Israël et de Palestine, de Russie et d’Ukraine, comme elle va aux ouvriers de tous les autres pays du monde. Ce n’est pas en manifestant « pour la paix », ce n’est pas en choisissant de soutenir un camp contre un autre qu’on peut apporter une solidarité réelle aux victimes de la guerre, aux populations civiles et aux soldats des deux camps, prolétaires en uniforme transformés en chair à canon, gamins endoctrinés et fanatisés. La seule solidarité consiste à dénoncer TOUS les États capitalistes, TOUS les partis qui appellent à se ranger derrière tel ou tel drapeau national, telle ou telle cause guerrière, TOUS ceux qui nous leurrent avec l’illusion de la paix et des « bons rapports » entre les peuples.
Cette solidarité passe avant tout par le développement de nos combats contre le système capitaliste responsable de toutes les guerres, un combat contre les bourgeoisies nationales et leur État.
L’histoire a montré que la seule force qui peut mettre fin à la guerre capitaliste, c’est la classe exploitée, le prolétariat, l’ennemi direct de la classe bourgeoise. Ce fut le cas lorsque les ouvriers de Russie renversèrent l’État bourgeois en octobre 1917 et que les ouvriers et les soldats d’Allemagne se révoltèrent en novembre 1918 : ces grands mouvements de lutte du prolétariat ont contraint les gouvernements à signer l’armistice. C’est cela qui a mis fin à la Première Guerre mondiale, la force du prolétariat révolutionnaire ! La paix réelle et définitive, partout, la classe ouvrière devra la conquérir en renversant le capitalisme à l’échelle mondiale.
Ce long chemin est devant nous. Il passe aujourd’hui par un développement des luttes sur un terrain de classe, contre les attaques économiques de plus en plus dures que nous assène un système plongé dans une crise insurmontable. Parce qu’en refusant la dégradation de nos conditions de vie et de travail, en refusant les perpétuels sacrifices au nom de l’équilibre budgétaire, de la compétitivité de l’économie nationale ou des nécessaires efforts de guerre, nous commençons à nous dresser contre le cœur du capitalisme : l’exploitation de l’homme par l’homme.
Dans ces luttes, nous nous serrons les coudes, nous développons notre solidarité, nous débattons et prenons conscience de notre force quand nous sommes unis et organisés. Le prolétariat porte en lui, dans ses combats de classe, un monde qui est l’exact opposé du capitalisme : d’un côté, la division en nations se livrant une concurrence économique et guerrière jusqu’à la destruction mutuelle ; de l’autre, une potentielle unité de tous les exploités du monde. Ce long chemin, le prolétariat a commencé à l’emprunter, à y faire quelques pas : lors de « l’été de la colère » au Royaume-Uni en 2022, lors du mouvement social contre la réforme des retraites en France début 2023, lors des grèves historiques des secteurs de la santé et de l’automobile aux États-Unis ces dernières semaines. Cette dynamique internationale marque le retour historique de la combativité ouvrière, le refus grandissant d’accepter la dégradation permanente des conditions de vie et de travail, la tendance à se solidariser entre les secteurs et entre les générations en tant que travailleurs en lutte. À l’avenir, les mouvements devront faire le lien entre la crise économique et la guerre, entre les sacrifices demandés et le développement des budgets et politiques d’armement, entre tous les fléaux que porte en lui ce capitalisme mondial obsolète, entre les crises économique, guerrière et climatique qui se nourrissent les unes les autres.
Contre le nationalisme, contre les guerres dans lesquelles veulent nous entraîner nos exploiteurs, les vieux mots d’ordre du mouvement ouvrier qui figuraient dans le Manifeste communiste de 1848 sont aujourd’hui plus que jamais d’actualité :
« Les prolétaires n’ont pas de patrie !
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Pour le développement de la lutte
de classe du prolétariat international !
Courant Communiste International, 7 novembre 2023
À bas les massacres, pas de soutien à aucun camp impérialiste !
Non aux illusions pacifistes !
Internationalisme prolétarien !
Le bain de sang impérialiste actuel au Moyen-Orient n'est que le dernier en date d'un siècle de guerre quasi-permanente qui caractérise le capitalisme mondial depuis 1914.
Les massacres de plusieurs millions de civils sans défense, les génocides, la réduction de villes, voire de pays entiers, à l'état de ruines n'ont rien apporté d'autre que la promesse d'atrocités plus nombreuses et plus graves à venir.
Les justifications ou "solutions" proposées par les différentes puissances impérialistes en lice, grandes ou petites, pour le carnage actuel, comme tous ceux qui l'ont précédé, constituent une gigantesque tromperie visant à pacifier, diviser et préparer la classe ouvrière exploitée à un massacre fratricide au nom d'une bourgeoisie nationale contre une autre.
Aujourd'hui, un déluge de feu et de fer s'abat sur les populations vivant en Israël et à Gaza. D'un côté, le Hamas. De l'autre, l'armée israélienne. Au milieu, des travailleurs bombardés, abattus, exécutés et pris en otage. Des milliers de personnes sont déjà mortes.
Partout dans le monde, la bourgeoisie nous appelle à choisir notre camp. Pour la résistance palestinienne à l'oppression israélienne. Ou pour la réponse israélienne au terrorisme palestinien. Chacun dénonce la barbarie de l'autre pour justifier la guerre. L'État israélien opprime le peuple palestinien depuis des décennies, par des blocus, des harcèlements, des check-points et des humiliations. Les organisations palestiniennes tuent des innocents par des attaques au couteau et des attentats à la bombe. Chaque camp appelle à faire couler le sang de l'autre.
Cette logique mortifère est celle de la guerre impérialiste ! Ce sont nos exploiteurs et leurs États qui mènent toujours une guerre sans merci pour défendre leurs propres intérêts. Et c'est nous, la classe ouvrière, les exploités, qui en payons toujours le prix, au prix de notre vie.
Pour nous, prolétaires, il n'y a pas de camp à choisir, nous n'avons pas de patrie, pas de nation à défendre ! De chaque côté de la frontière, nous sommes des frères de classe ! Ni Israël, ni Palestine !
Seul le prolétariat international uni peut mettre fin à ces massacres croissants et aux intérêts impérialistes qui les sous-tendent. Cette solution unique, internationaliste, préparée par une poignée de communistes de la gauche de Zimmerwald, a été validée en octobre 1917 lorsque la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière a renversé le régime capitaliste en Russie et établi son propre pouvoir politique de classe. Par son exemple, Octobre a inspiré un mouvement révolutionnaire international plus large qui a imposé la fin de la Première Guerre mondiale.
Le seul courant politique qui a survécu à la défaite de cette vague révolutionnaire et qui a maintenu la défense militante des principes internationalistes est la Gauche communiste. Dans les années 1930, elle a préservé cette ligne fondamentale de la classe ouvrière pendant la guerre d'Espagne, la guerre sino-japonaise alors que d'autres courants politiques comme les staliniens, les trotskistes ou les anarchistes choisissaient leur camp impérialiste à l'origine de ces conflits. La Gauche communiste a maintenu son internationalisme pendant la Seconde Guerre mondiale alors que ces autres courants ont participé au carnage impérialiste déguisé en lutte entre "fascisme et antifascisme" et/ou en défense de l'Union "soviétique".
Aujourd'hui, les maigres forces militantes organisées de la gauche communiste adhèrent toujours à cette intransigeance internationaliste, mais leurs maigres ressources sont encore affaiblies par la fragmentation en plusieurs groupes différents et par un esprit sectaire et mutuellement hostile.
C'est pourquoi, face à la descente croissante dans la barbarie impérialiste, ces forces disparates doivent faire une déclaration commune contre toutes les puissances impérialistes, contre les appels à la défense nationale derrière les exploiteurs, contre les appels hypocrites à la "paix", et pour la lutte de classe prolétarienne qui mène à la révolution communiste.
TRAVAILLEURS DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !
Courant Communiste International
Internationalist Voice
17.10.2023
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Pourquoi cet appel ?
Il y a seulement 20 mois, après l'invasion russe de l'Ukraine, une déclaration commune similaire a été proposée aux groupes de la gauche communiste par le CCI. Les groupes qui l'ont signée (le CCI, l'Istituto Onorato Damen, Internationalist Voice et International Communist Perspective (Corée du Sud) -avaient par la suite produit deux Bulletins de discussion des groupes de la Gauche communiste débattant de leurs positions et différences respectives et ont tenu des réunions publiques communes.
Cependant, d'autres groupes de la Gauche Communiste ont refusé de signer l'appel (ou n'ont pas répondu du tout) bien qu'ils soient d'accord avec son principe internationaliste. Étant donné l'urgence de défendre ce principe en commun aujourd'hui, nous demandons à ces groupes - énumérés ci-dessous - de reconsidérer et de signer cet appel.
Un des arguments contre la signature de la déclaration commune sur l'Ukraine était que d'autres différences entre les groupes étaient trop importantes pour le permettre. Il est indéniable que ces différences importantes existent, que ce soit sur des questions d'analyse, des questions théoriques, la conception du parti politique, ou même sur les conditions d'adhésion des militants. Mais le principe le plus urgent et le plus fondamental de l'internationalisme prolétarien, la frontière de classe qui distingue les organisations révolutionnaires générales, est bien plus important. Et une déclaration commune sur cette question ne signifie pas que les autres différences sont oubliées. Au contraire, les Bulletins de discussion montrent qu'un forum de discussion est possible et nécessaire.
Un autre argument était qu'une influence plus pratique de la perspective internationaliste dans la classe ouvrière, plus large qu'un simple appel limité à la gauche communiste, était nécessaire. Bien sûr, toutes les organisations communistes militantes internationalistes veulent avoir plus d'influence sur la classe ouvrière. Mais si les organisations internationalistes de la Gauche Communiste ne sont même pas capables d'agir pratiquement ensemble sur leur principe fondamental dans les moments cruciaux du conflit impérialiste, comment peuvent-elles espérer être prises au sérieux par des sections plus larges du prolétariat ?[1] [24]
L'actuel conflit israélo-palestinien, plus dangereux et volatile que tous les précédents, survenant moins de deux ans après la résurgence de la guerre impérialiste en Ukraine, et parallèlement à de nombreuses autres conflagrations impérialistes récemment ravivées (Serbie/Kosovo, Azerbaïdjan/Arménie, et les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine à propos de Taïwan), signifient qu'une déclaration internationaliste commune est encore plus urgente qu'auparavant.
C'est pourquoi nous demandons directement et publiquement aux groupes suivants de manifester leur volonté de cosigner la déclaration contre la guerre impérialiste reproduite ci-dessus, qui pourra ensuite, si nécessaire, être amendée ou reformulée en fonction de son objectif internationaliste commun :
À :
Tendance communiste internationaliste
PCI (Programma Comunista)
PCI (Il Partito Comunista)
PCI (Le Prolétaire, Il Comunista)
Istituto Onorato Damen
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D'autres groupes qui ne sont pas issus de la Gauche Communiste mais qui sont d'accord avec les positions internationalistes défendues dans cet appel peuvent communiquer leur soutien à cet appel et le distribuer.
[1] [25] Pour un débat approfondi sur ces arguments, voir La Gauche communiste sur la guerre en Ukraine [26].
Le 24 février 2022, la Russie a lancé une "opération spéciale" contre l'Ukraine, qui se voulait être un Blitzkrieg[1] à partir du nord et de l'est, avec l'intention de changer le gouvernement de Kiev et d'occuper le Donbass, Zaporijjia et Kherson. En réponse, l'État ukrainien a déclaré la mobilisation militaire de la population et une campagne démocratique a été lancée parmi les grandes puissances occidentales pour soutenir la défense de l'Ukraine. Tout cela laissait penser qu'il ne s'agissait que d'une opération "limitée", comme l'occupation de la Crimée en 2014.
Aujourd'hui, en revanche, la situation ressemble davantage à ce que Rosa Luxemburg décrivait au début de sa brochure de Junius sur la Première Guerre mondiale :
La guerre d'Ukraine présente les caractéristiques de la guerre impérialiste dans la décadence du capitalisme, et en particulier dans sa période de décomposition.
Depuis la Première Guerre mondiale (4 ans), et surtout après la Seconde Guerre mondiale (5 ans), la guerre n'a pas cessé, causant globalement bien plus de morts et de destructions que lors des deux guerres mondiales : Guerre de Corée (3 ans ; bien qu'elle ait été faussement arrêtée par un armistice signifiant une suspension provisoire et non un renoncement à la guerre) ; Vietnam (20 ans) ; Iran-Irak (8 ans) ; Afghanistan (20 ans) ; guerre d'Irak (8 ans) ; guerre d'Angola (13 ans) ; 1ère et 2ème guerre du Congo (1 an et 5 ans)... Aujourd'hui, on estime à 183 le nombre de conflits armés dans le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
La guerre en Ukraine dure depuis près de deux ans[2] et se trouve aujourd'hui dans un état de stagnation après l'échec de la contre-offensive ukrainienne, ce qui ne peut être que le prélude à une nouvelle escalade. En effet, depuis l'occupation russe de la Crimée en 2014, la guerre à Donetsk n'a pas cessé. Mais au-delà, à travers le clash entre l'extension de l'OTAN jusqu’aux portes de Moscou et la résistance de la Fédération de Russie à cette pression, la confrontation pose les bases pour une persistance et une escalade des combats : "L'Ukraine a développé une puissance de combat impressionnante avec des dizaines de milliards de dollars d'aide, un entraînement poussé et un soutien en matière de renseignement de la part de l'Occident. Les forces armées ukrainiennes seront en mesure de mettre en péril toute zone occupée par les Russes. En outre, Kiev conservera la capacité d'attaquer la Russie elle-même, comme cela a été constamment démontré au cours de l'année écoulée. Bien entendu, l'armée russe a également la capacité de menacer la sécurité de l'Ukraine. Bien que leurs forces armées aient subi d'importantes pertes humaines et matérielles dont il leur faudra des années pour se remettre, leurs capacités restent redoutables. Et comme elles l'ont démontré quotidiennement, même dans leur état déplorable actuel, elles peuvent encore causer des morts et des destructions considérables aux militaires et à la population civile ukrainiens"[3].
La guerre en Ukraine confirme également la tendance à une plus grande implication directe des pays centraux du capitalisme dans la guerre impérialiste. En effet, cette guerre signifie le nouveau retour de la guerre en Europe depuis 1945, déjà à l’œuvre à travers la guerre des Balkans dans les années 1990. Elle oppose en outre les deux plus grands pays d'Europe en termes de taille, dont la deuxième puissance nucléaire mondiale.
De plus, cette guerre implique directement les grandes puissances européennes[4] et américaines, qui participent à son financement et à l'envoi d'armes et de formations militaires[5] . Il n'est donc pas surprenant que cette guerre fasse planer le spectre d'une guerre mondiale :
Une autre caractéristique des guerres en décadence (et d’autant plus dans la phase finale actuelle de décomposition) est qu'elles nécessitent la mobilisation de toutes les ressources de la nation et l'enrôlement de toute la population au front ou à l'arrière. Les médias ont insisté sur le fait qu'en Russie comme en Ukraine, pendant que la guerre se déroulait sur le front, la vie à l'arrière se poursuivait normalement à Moscou ou à Kiev. Ce n'est qu’une demi-vérité. Il est vrai que, notamment en Russie, ce sont principalement des mercenaires Wagner et les Kadyrovtsi qui ont été envoyés au front[7] , et que la conscription a pour l'instant soigneusement évité les lieux de fortes concentrations du prolétariat : "Le Kremlin a eu recours de manière disproportionnée au recrutement de soldats dans les régions les plus pauvres de Russie, composées d'une large population de minorités ethniques, y compris celles provenant de républiques autrefois rebelles telles que la Tchétchénie, et de provinces telles que la Bouriatie et le Touva. À Touva, par exemple, un adulte sur 3.300 est mort en combattant en Ukraine (par rapport à Moscou, où le chiffre est de 1 sur 480.000 adultes)" [8].
Il est vrai aussi qu'il est nécessaire, autant que possible, de maintenir la production: par exemple en Ukraine, les entreprises ont le droit de "sauver" de la conscription jusqu'à 50% de leurs cadres et travailleurs qualifiés (en contrepartie, elles facilitent le recrutement des autres 50% en les menaçant de licenciement) et que les deux gouvernements ont intérêt à maintenir un semblant de "normalité" à l'arrière.
Mais la guerre se caractérise surtout comme une guerre totale, la barbarie fait rage sur les lignes de front et dans la population civile. Dès le premier jour de la guerre, Zelenski a interdit aux hommes adultes en âge de combattre de quitter le pays, ce qui n'a pas empêché des centaines de milliers d’entr’eux d’accompagner les 8 millions de réfugiés ukrainiens à l’étranger et des dizaines de milliers de fuir clandestinement la mobilisation. En Russie aussi, depuis la mobilisation partielle de septembre 2022, le gouvernement peut enrôler tout citoyen en âge de se battre, ce qui a immédiatement conduit à ce qu'environ 700.000 hommes ont fui le pays, et sans doute davantage par la suite.
Sur la ligne de front, "les agences de renseignement occidentales ont estimé qu'au cours de certains des combats les plus violents, la Russie a enregistré une moyenne de plus de 800 morts et blessés par jour, et les responsables ukrainiens ont reconnu des pics de 200 à 500 victimes par jour du côté ukrainien. La Russie a déjà perdu plus de soldats dans cette guerre qu'en dix ans de combats en Afghanistan"[9].
Selon des sources officielles américaines, le New York Times a estimé à la mi-août de cette année le nombre de morts, de blessés et de mutilés dans la guerre à environ 500.000 dont 70.000 morts et 120.000 blessés graves du côté ukrainien[10] , où l'on dispose de plus de données fiables. Selon des sources ukrainiennes, les troupes russes sont réapprovisionnées par des condamnés libérés qui ont fait l'objet d'un chantage à la guerre. Les officiers les méprisent et les envoient mourir sur la ligne de front sans s'occuper des blessés, et encore moins des morts.
Quant à la population civile, depuis le premier assaut russe, des charniers de meurtres et de tortures ont été découverts dans la banlieue de Kiev, puis à Bucha, avec des preuves de centaines d'exécutions sommaires, de viols de femmes et d'enfants, qui ont été exposés comme propagande de guerre antirusse. Les bombardements incessants détruisent les maisons et les infrastructures minimales des populations et font un nombre incessant de victimes. Des villes entières, comme Marioupol, ont été complètement détruites. La pluie de missiles ne s'arrête pas, non seulement sur le front oriental, mais aussi à Kiev. Des gares (Kramatorsk -avril 2022-), des cafés et des restaurants, des hôpitaux, des maternités, des centrales électriques et même des centrales nucléaires comme Zaporijjia ont été gravement menacés.
Chaque jour, les deux camps tirent des dizaines de milliers d'obus[11] , semant la terreur et la destruction lorsqu'ils explosent, mais aussi lorsqu'ils n'explosent pas, car ils restent une menace qui peut continuer à tuer et à mutiler. Les bombes à fragmentation fournies par les États-Unis ces derniers mois, comme leur nom l'indique, explosent en même temps qu'elles ensemencent toute la zone d'explosifs. L'Ukraine est aujourd'hui l'un des pays où l'on trouve le plus de mines terrestres au monde : des mines anti-personnelles et antichars, qui explosent lorsqu'on marche dessus, mais aussi au passage des voitures ou des bus de personnes en fuite. Les troupes russes en retraite posent des mines sur tous les terrains et tendent des pièges en laissant des explosifs sur les cadavres dans les maisons abandonnées, et l'armée ukrainienne mine la ligne de front pour empêcher les Russes d'avancer. Les mines sont larguées par des missiles ou des drones, partout :
"Quelques 174.000 kilomètres carrés de l'Ukraine sont soupçonnés d'être contaminés par des mines et des munitions non explosées. Il s'agit d'une zone de la taille de la Floride, soit environ 30 % du territoire ukrainien. Cette estimation tient compte des zones occupées par la Russie depuis son invasion totale, ainsi que des zones reconquises depuis la région de Kharkov à l'est jusqu'à la périphérie de Kiev, comme Bucha. Selon Human Rights Watch, des mines ont été recensées dans 11 des 27 régions de l'Ukraine[12].
Sans parler des conséquences écologiques de la guerre, que nous avons déjà évoquées : "Des usines chimiques ont été bombardées dans un pays particulièrement vulnérable. L'Ukraine occupe 6 % du territoire européen, mais contient 35% de sa biodiversité, avec quelque 150 espèces protégées et de nombreuses zones humides"[13].
C'est l'image qu'ont récemment donnée les journalistes de Kryvyi Rih, une importante concentration industrielle située près de Zaporijjia, la 7e ville du pays : "Les files d'attente devant les bureaux de recrutement ont disparu. Aujourd'hui, tout le monde sait ce qu'est la vie quotidienne d'un soldat. Il n'est plus rare de croiser des soldats mutilés par la guerre aux abords des gares routières des villes moyennes"[14].
Mais la principale victime de la guerre est la classe ouvrière. Les familles des travailleurs sont bombardées à l'arrière et ils sont recrutés dans les usines pour aller au front, soumis à un chantage au licenciement, un peu comme les bagnards russes. Mais en plus, une fois mobilisés, ils perdent leur salaire, qu'ils échangent contre la maigre solde de 500 euros mensuels octroyée aux soldats sur le front. De plus, l'État a abandonné l'assurance pour les blessés et les mutilés. Pour ceux qui restent au travail, la Rada (parlement ukrainien) a approuvé en juillet 2022 la suspension de la plupart des lois régissant le code du travail, attribuant arbitrairement une liberté de négociation salariale et les licenciements aux directions d’entreprises.
Dans les guerres impérialistes de la décadence (et aussi bien entendu dans sa phase finale actuelle de décomposition), la guerre n'est pas au service de l'économie, contrairement à la période ascendante de l'expansion capitaliste au 19e siècle, où les guerres coloniales permettaient l'expansion mondiale du capitalisme, ou encore lorsque les guerres nationales fournissaient un cadre au développement capitaliste. Dans la période présente, l'économie est au service de la guerre[15] et cela se confirme dans la guerre d'Ukraine, à commencer par la Russie.
Dans son interview de fin d'année, M. Poutine s'est vanté d'une augmentation de 3,5% de la production en Russie, mais ce chiffre ne fait que refléter en grande partie l'augmentation de la production de guerre :
Les revenus de la population ont baissé de 10% au cours de la dernière décennie, selon les chiffres officiels, et la situation économique du pays rappelle celle de l'URSS stalinienne au moment de l'effondrement du bloc de l'Est, dont la stagnation et le retard économiques furent précisément une cause majeure :
La guerre a également eu un impact majeur sur les économies des grandes puissances européennes. Les Etats-Unis ont utilisé la guerre, qu'ils ont contribué à déclencher, non seulement pour "saigner" la Russie et rendre plus difficile une éventuelle alliance avec la Chine[18] , mais aussi pour imposer aux puissances européennes leur politique de sanctions à l'égard de la Fédération de Russie et de financement de la guerre en Ukraine.
Jusqu'à présent, nous avons dressé le bilan de presque deux ans de cette guerre sans différencier les caractéristiques des guerres en décadence ou de leur dernière phase de décomposition ; mais à ce stade, il existe une différence importante à pointer, à savoir la tendance au "chacun pour soi", la difficulté des États-Unis à imposer une discipline à leurs alliés et, dans le même temps, l'impossibilité pour ces derniers de se libérer de la tutelle américaine, et donc l'impossibilité de consolider un bloc impérialiste. Ce que les médias appellent l'"Occident", par opposition au "Global South", n'est pas la continuation de ce que fut le bloc américain face au bloc de l'Est pendant la guerre froide, mais un jeu de dupes où chacun défend ses intérêts contre les autres ; ce n’est rien de moins que ce qui se passe en réalité aussi dans le "Global South".
Au début de la guerre, la France et l'Allemagne en particulier ont essayé de maintenir un dialogue avec Poutine et de se soustraire à la politique américaine consistant à entraîner le Kremlin dans une guerre à l’usure ; mais en fin de compte, ils ont dû se conformer aux sanctions et au financement de la guerre. Au total, le montant dépensé par l'UE pour l'aide militaire à la seule Ukraine est estimé à 5 milliards d'euros. Macron a dû passer d'une affirmation de "mort cérébrale" de l'OTAN à une contribution d'environ 3 milliards d'euros pour financer la guerre et envoyer des armes à l'Ukraine, non sans résistance, car son aide militaire se situe au cinquième rang, même derrière la Finlande ou la Slovaquie.
Mais c'est sans aucun doute pour l'Allemagne que les sanctions et la guerre ont eu le plus d'impact : "Avant l'invasion de l'Ukraine, l'Europe importait 45% de son gaz de Russie, l'Allemagne ayant particulièrement résisté à des décennies d'avertissements américains selon lesquels une telle dépendance à l'égard d'une seule puissance idéologiquement hostile était une folie. Comme on pouvait s'y attendre, une fois la guerre commencée, Vladimir Poutine a eu recours à l'approvisionnement en gaz comme arme de guerre. À partir de juin 2022, les livraisons de gaz via Nord Stream-1, le gazoduc de 1.200 km reliant la côte russe près de Saint-Pétersbourg au nord-est de l'Allemagne, ont été réduites à 40% de la normale. En juillet, l'approvisionnement avait encore baissé, à 20%. Gazprom a mis en cause "la maintenance de routine et les équipements défectueux". À la fin du mois d'août, alors que les prix du gaz montaient en flèche, NordStream-1 ne transportait plus du tout de gaz[19]". À cela s'ajoute le sabotage de NordStream-2, d'abord sur le plan politique par l'UE, puis en le faisant exploser[20]. L'Allemagne a dû réorganiser ses sources d'énergie avec des menaces de rationnement. En représailles, Scholz a déclaré un Zitenwenden (changement d'époque) dans la politique de sécurité du pays, ce qui signifie une politique de réarmement intensif. Cette politique est suivie par tous les pays de l'UE avec une augmentation de 30% des dépenses de défense à partir de février 2022.
Pour leur part, les États-Unis ont dépensé environ 250 milliards de dollars dans le monde pour l'armement et le financement de la guerre, et l'administration Biden tente actuellement d'économiser à tout prix un budget de 60 milliards de dollars supplémentaires. Néanmoins, l'État américain a bénéficié économiquement des sanctions et des coupures d'énergie qui lui ont permis d’exporter ses propres ressources.
Au niveau international, le blocus des exportations de céréales de l'Ukraine (l'un des quatre principaux producteurs de céréales au monde) et du trafic maritime dans la mer Noire ont provoqué des famines en Afrique et, avec les dépenses d'armement et d'autres dépenses improductives, ont contribué à la hausse de l'inflation, en particulier des prix des denrées alimentaires. Tout cela, en plus de la hausse des prix de l'énergie et de l'augmentation considérable des budgets militaires, est répercuté sur les travailleurs sous la forme de sacrifices et d'une nette détérioration des conditions de vie qui leur sont imposées.
Les groupes du milieu politique prolétarien de tradition bordiguiste (les différents Partis Communistes Internationalistes) et daméniste (la Tendance Communiste Internationaliste) défendent que la guerre impérialiste permet le début d'un nouveau cycle d'accumulation ; la Gauche communiste de France, dont nous nous réclamons, avait pourtant tiré à la fin de la Seconde Guerre mondiale la conclusion que, dans la décadence du capitalisme, la guerre ne débouche que sur la destruction des forces productives :
Et cette guerre en est la pleine confirmation :
En effet, comme vient de le déclarer Poutine lui-même, "l'Ukraine est incapable de produire quoi que ce soit" ; en fait, l'économie ukrainienne était déjà très faible avant la guerre. Par exemple, après l'indépendance de l'URSS en 1991, la production a chuté de 60% et le PNB par habitant de 42% ; à l'exception précisément de l'Est - qui est maintenant le principal théâtre de la guerre - de Kiev et des oblasts du Nord, la principale production est agricole. Aujourd'hui, des infrastructures comme le pont de Crimée sont détruites, des villes entières sont en ruine, et dans certains lieux qui étaient d'importantes concentrations ouvrières, les usines ne produisent plus qu'à 25% de leur capacité.
La situation dans le secteur de la production et de la fourniture d'énergie est significative de l'état du pays. Quatre centrales nucléaires sont à l'arrêt et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) estime à 10 milliards d'euros le coût des destructions dans ce seul secteur, ce qui a plongé 12 millions de personnes dans la pauvreté énergétique : "L'hiver dernier, l'Ukraine a souffert de pannes d'électricité et de coupures de chauffage dans tout le pays. Les hôpitaux ont été privés d'électricité ou ont dû recourir à leurs propres générateurs. En avril, la capacité de production d'électricité de l'Ukraine avait été réduite de 51 % par rapport à ce qu'elle était juste avant l'invasion russe, selon le PNUD des Nations unies"[23].
Il y a un manque de main-d'œuvre de base, notamment dans le domaine de la technologie et de la recherche, dont la plupart a fui le pays ou a été enrôlée sur le front : "De nombreux professeurs et étudiants de sexe masculin ont rejoint l'armée. Quelque 2.000 professeurs et chercheurs n'ont pas pu poursuivre leurs travaux. Dans certaines universités, 30% des professeurs sont partis à l'étranger ou à l'autre bout du pays. Soixante-trois institutions font état d'une pénurie de personnel enseignant"[24].
Dans ces conditions, il est difficile d'imaginer une reconstruction qui initierait un nouveau cycle d'accumulation, et encore moins dans la perspective d'une installation durable de la guerre en Ukraine. La guerre impérialiste dans la décadence du capitalisme présente déjà, en elle-même, cet aspect de destruction permanente comme mode de vie du capitalisme ; mais dans sa phase de décomposition, et particulièrement ces dernières années, cette irrationalité prend un caractère plus élevé, de terre brûlée, de la part des différentes parties impérialistes.
Ainsi, dans cette guerre, la Russie détruit les infrastructures et la production et est en train d’exterminer la population du territoire qu'elle revendique (le Donbass). Alors que l'un de ses principaux objectifs était d'empêcher la présence de l'OTAN aux portes de ses frontières, d'une part elle a poussé la Suède et la Finlande à présenter leur candidature pour la rejoindre, et d'autre part, au lieu de la "neutralité" de l'Ukraine, elle se trouve confrontée à un pays militarisé et armé jusqu'aux dents, doté de la technologie la plus moderne fournie par l'ensemble des pays de l'OTAN.
Les États-Unis, qui ont poussé Poutine à déclencher la guerre afin de "saigner la Russie à blanc" et d'affaiblir son éventuelle alliance avec la Chine, sont confrontés à la perspective d'accepter une possible défaite de l'Ukraine (soutenue par l'OTAN et en premier lieu par les États-Unis eux-mêmes), ce qui signifierait un affaiblissement de leur image en tant que première puissance mondiale auprès de ses alliés, ou d'entraîner une escalade de la guerre aux conséquences imprévisibles en cas d'implication directe de l'OTAN dans le conflit, ou de l'utilisation d'armes nucléaires. En même temps, au lieu que la guerre soit une démonstration de force qui aurait imposé une discipline à tous ses rivaux et aux puissances de deuxième et troisième ordre, les Etats-Unis sont confrontés à la guerre du Moyen-Orient, à l’attitude de défi d’Israël et à la possibilité de l'implication dans le conflit d'autres puissances régionales telles que l'Iran. Et si elle a pu pour l'instant imposer ses intérêts en Europe, les différentes puissances de l'UE ont entamé une course aux armements qui leur permettra peut-être un jour de résister à ces pressions. Cette situation n'échappe pas aux analystes américains :
Sur le champ de bataille lui-même, cette tendance à l'irrationalité s'est exprimée dans la tendance à reproduire à petite échelle des sièges tels que Stalingrad pendant la Seconde Guerre mondiale ou Verdun pendant la Première Guerre mondiale[26], comme à Bakhmout ou Marioupol, où, sous prétexte de la valeur plus ou moins stratégique de la place, on procède à des destructions systématiques avec leur cortège de morts et de blessés (à Bakhmout, on estime à des centaines de milliers le nombre de blessés graves et à plus de 50.000 le nombre de tués).
La classe ouvrière ukrainienne est très affaiblie par la désindustrialisation qui a suivi la désintégration de l'URSS et par le poids des campagnes idéologiques qui ont cherché à l'entraîner dans les luttes entre fractions de la bourgeoisie lors de la "révolution orange"[27] (2004), des protestations de l'Euromaïdan (fin 2013) et de la guerre de Crimée (2014). La déclaration de guerre de février n'a pas été combattue par des mobilisations de travailleurs, mais par la fuite massive de réfugiés. Bien qu'il y ait eu récemment des manifestations de femmes à Kiev appelant au retour des soldats du front, et que le gouvernement Zelenski ait de sérieuses difficultés à recruter des soldats, il ne faut pas s'attendre à une réponse des ouvriers à la guerre.
En ce qui concerne la Russie, malgré le black-out des informations, il semble que le prolétariat des principales concentrations industrielles souffre moins directement de la conscription et des bombardements, mais de plus en plus de l'intensification de l'exploitation et de la répression sur le lieu de travail, ainsi que de la perte de pouvoir d'achat. Sa réponse à la situation demeure pour le moment une inconnue ; mais ce qui est clair, d'après les faits jusqu'à présent, c'est qu'elle aura besoin d'un certain temps pour mûrir.
Il est donc déplacé d'attendre de la part du prolétariat de l'un ou l'autre des deux pays concernés une réponse qui mettrait fin à la guerre.
D'autre part, les luttes actuelles du prolétariat mondial dans les principaux pays ne sont pas non plus le produit d'une protestation contre la guerre. Le prolétariat mondial a pu arrêter la Première Guerre mondiale, mais sa lutte révolutionnaire en Russie et en Allemagne n'était pas directement le produit d'une réponse à la guerre, mais du développement de ses luttes revendicatives et de sa conscience face à l'effondrement du capitalisme. Dès que la bourgeoisie allemande a réussi à séparer la lutte contre la guerre de la lutte révolutionnaire à l'arrière, la paix a été utilisée contre la révolution.
Aujourd'hui les travailleurs des principaux pays, depuis l'été de la colère en Grande-Bretagne[28], ont entamé une dynamique de luttes pour la défense de leurs conditions de vie, qui s'est confirmée notamment par les luttes contre la réforme des retraites en France et les luttes aux Etats-Unis (automobile, santé, éducation, etc.). Les luttes se sont développées malgré la guerre en Ukraine, et l'implication de différents pays dans le financement et l'envoi d'armes pour la guerre commence à nourrir la réflexion sur le rapport entre sacrifices et guerre au sein du prolétariat.
Hic Rhodes
29.12.2023
[1] Blitzkrieg ; terme allemand désignant une campagne militaire rapide et énergique ayant pour objectif une victoire claire qui évite la possibilité d'une guerre totale (Wikipedia).
[2] Selon une étude de l'université d'Uppsala (Suède) basée sur les conflits entre 1946 et 2021, 26 % des guerres entre États se terminent en moins d'un mois, et 25% en un an ; mais elle montre aussi que si le conflit dure plus d'un an, il a tendance à s'éterniser pendant au moins une décennie.
[3] An Unwinnable War, article de Samuel Charap, (RAND Corporation), publié dans Foreign Affairs, juillet/août 2023. L’auteur a fait partie de l'équipe de planification politique du département d'État américain pendant l'administration Obama.
[4] "Le bloc a fourni une aide militaire à l'Ukraine - c'est la première fois que les institutions européennes fournissent directement une aide militaire (même létale) à un État, et met fin à sa réticence à s'impliquer militairement pour soutenir un État tiers en guerre" (« How the Ukraine war made the EU rethink everything », article publié dans The Guardian weekly, du 6 octobre 2023.
[5] 18 États membres de l'UE forment des soldats ukrainiens (selon The Guardian weekly, idem).
[6] How wars Don't End, article de Margaret MacMillan, professeur émérite d'histoire internationale à Oxford, publié dans Foreign Affairs, juillet/août 2023.
[7] Les soldats du dirigeant tchétchène Kadyrov
[8] The Treacherous Path to a Better Russia, article de Andrea Kendall-Taylor et Erica Frantz, paru dans Foreign Affairs juillet/août 2023. Andrea Kendall est attachée supérieure et directrice du programme de sécurité transatlantique au Center for a New American Security. De 2015 à 2018, elle a été responsable nationale adjointe du renseignement pour la Russie et l'Eurasie au National Intelligence Council, au sein de la direction des services fédéraux américains du renseignement. Erica Frantz est professeur associé de sciences politiques à l'université de l'État du Michigan.
[9] Voir note 3
[10] Loin du front, la société ukrainienne coupée en deux, Le Monde Diplomatique, Novembre 2023
[11] L'un des journalistes qui a assisté au siège de Marioupol jusqu'à la fin raconte qu'"à un moment donné, les gens ne savaient pas qui blâmer pour les bombardements, les Russes ou les Ukrainiens" (A harrowing film exposes the brutality of Russia's war in Ukraine, Vox-Voxmedia, à propos d'un documentaire sur la prise de Marioupol).
[12] "Il y a aujourd'hui plus de mines terrestres en Ukraine que presque partout ailleurs sur la planète", Vox (Voxmedia)
[13] Voir : La guerre d'Ukraine, un pas de géant vers la barbarie et le chaos général [29], Revue internationale 168. La citation est d'Iryna Stavchuk, ministre ukrainienne de l'environnement et des ressources naturelles, publiée dans "Les guerres contre nature", Le Monde 11 juin 2022.
[14] Voir note 7
[15] Voir : Rapport à la Conférence de la gauche communiste de France de juillet 1945, dans Il y a 50 ans : les véritables causes de la 2eme guerre mondiale [30], Revue internationale 59.
[16] L'industrie d'armement russe monte en puissance, Le Monde du 4 novembre 2023.
[17] The Myth of Russian decline, par Michael Kofman et Andrea Kendall-Taylor (Center for a New American Security), Foreign Affairs, novembre/décembre 2021.
[18] Voir : Signification et impact de la guerre en Ukraine [31] ; Revue Internationale 169, 2022.
[19] Référence mentionnée dans la note 3
[20] Il est à présent avéré que ce sabotage était d'origine Ukrainienne, sans qu'il soit clairement établi si ce fut avec l'assentiment du gouvernement (cf. Le Figaro international [32])
[21] Voir note 15, Rapport sur la situation internationale, Gauche Communiste de France, juillet 1945, également cité dans "Militarisme et décomposition (mai 2022)". Revue internationale 168, 2022.
[22] Militarisme et décomposition [33], Revue internationale 168, mai 2022.
[23] L'Ukraine craint une nouvelle plongée dans le froid et l'obscurité, titre du Washington Post , mercredi 11 octobre 2023.
[24] Ukraine, le système éducatif fait front, article de Qubit, revue scientifique hongroise, publié dans Courrier International 1275, du 23 au 29 novembre 2023
[25] Voir note 2 : selon une étude de l'université d'Uppsala (Suède) basée sur les conflits de 1946 à 2021, 26% des guerres entre États se terminent en moins d'un mois, et 25% en un an ; mais elle montre aussi que si le conflit dure plus d'un an, il a tendance à s'éterniser pendant au moins une décennie
[26] L'expression "saigner à blanc", utilisée par Hillary Clinton pour désigner l'objectif des Etats-Unis vis-à-vis de la Russie dans cette guerre, a été utilisée par Erich von Falkenhayn, chef d'état-major allemand, lors du siège de la forteresse de Verdun pendant la Première Guerre mondiale face à la France, qu'il voulait contraindre à l'épuisement de ses forces. L'échec de l'offensive allemande s'est soldé par un carnage causant la perte de 750.000 hommes (tués, blessés et disparus) dont 143.000 tués allemands et 163.000 français.
[27] Élections aux Etats-Unis et en Ukraine - L'impasse croissante du capitalisme mondial [34] ; Revue internationale 120, 1er trimestre 2005
[28] Les luttes de l'été 2022 en Grande-Bretagne, qui, sous le slogan "trop c'est trop", ont marqué une rupture avec 40 ans de passivité après la défaite des grèves de mineurs de 1983, ont été appelées l'été de la colère ; ce terme fait référence aux luttes de 1978-1979 qui étaient désignées du nom d'hiver du mécontentement.
Israël et Gaza depuis le 7 octobre 2023 : la guerre dans toute son abomination, une explosion de barbarie. Ce jour-là, au nom d’une « juste vengeance » contre « les crimes de l’occupation sioniste », des milliers de « combattants » fanatisés du Hamas et de ses alliés déferlaient sur les localités israéliennes entourant la bande de Gaza, répandant la terreur et commettant des crimes d’une sauvagerie sans aucune limite sur des civils sans défense. Les escouades d’assassins du Hamas à peine repoussées, Tsahal déchaînait à son tour toute sa puissance meurtrière sur la bande de Gaza au nom du combat de « la civilisation démocratique » contre « les forces des ténèbres » : « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence » déclarait le ministre de la défense israélien Yoav Galant le 9 octobre[1]. Depuis plus de trois mois à l’heure où nous rédigeons ces lignes, l’aviation et l’artillerie israéliennes pilonnent jours et nuits l’enclave surpeuplée contrôlée par le Hamas, massacrant sans distinctions civils et terroristes, tandis que les colonnes blindées de Tsahal progressent au milieu des ruines, tirant sur tout ce qui bouge. Des villes entièrement dévastées, des hôpitaux éventrés par des missiles, une foule de civils errant sous les bombes, sans eau, sans nourriture, des familles cherchant des proches sous les ruines ou pleurant partout leurs morts, … « Carthago delenda est » (« Carthage doit être détruite ») répétait obsessionnellement Caton l’Ancien ; cette même idée fixe semble hanter l’esprit des factions dirigeantes de la bourgeoisie israélienne. Après seulement trois mois de conflit, Gaza compte déjà proportionnellement plus de morts et de bâtiments détruits que Marioupol en Ukraine ou que les villes allemandes bombardées lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce paysage d’apocalypse, c’est celui du capitalisme du XXIe siècle.
Ces dizaines de milliers de civils gazaouis « éliminés », ces millions d’autres jetés sur des routes qui ne mènent nulle part, sont les victimes de l’État d’Israël, « la seule démocratie du Proche- et du Moyen-Orient », qui se prétend le dépositaire unique de la mémoire de l’Holocauste et de ses camps d’extermination. Depuis des décennies, les révolutionnaires le réitèrent : le capitalisme enfonce peu à peu l’humanité dans la barbarie et le chaos ! Au Moyen-Orient, le capitalisme dévoile l’avenir qu’il réserve à toute l’humanité ! La guerre de Gaza est l’illustration par excellence de l’intensification terrifiante de la barbarie que le capitalisme déchaîne dans sa phase ultime de sa décadence, la période de décomposition.
L’histoire du Moyen-Orient illustre de manière frappante l’expansion terrifiante du militarisme et des tensions guerrières, plus spécifiquement depuis l’entrée en décadence du capitalisme au début du 20e siècle. De fait, l’effondrement de l’Empire ottoman allait situer la région au centre des appétits et des confrontations impérialistes[2].
En particulier, après la Seconde Guerre mondiale, la région est marquée par l’implantation du nouvel État d’Israël et les guerres israélo-arabes successives en 1948, 1956, 1967 et 1973 (sans oublier l’invasion du Liban par Israël en 1982) et elle a constitué une zone centrale pour la confrontation entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. Des années 1950 aux années 1970, l’Union Soviétique et son bloc tenteront de manière persistante de s’implanter dans la région en soutenant le nationalisme arabe et en particulier les fedayin palestiniens et l’Organisation de Libération de la Palestine. Ces tentatives se sont heurtées à une forte opposition des États-Unis et du bloc occidental, qui ont fait de l’État d’Israël un des fers de lance de leur politique. À la fin des années 1970 et au cours des années 1980, le bloc américain s’assure progressivement du contrôle global du Moyen-Orient et réduit progressivement l’influence du bloc soviétique, même si la chute du Shah et la “révolution iranienne” en 1979 privent non seulement le bloc américain d’un bastion important mais annoncent, à travers la venue au pouvoir du régime rétrograde des mollahs, la décomposition croissante du capitalisme. Cette offensive du bloc américain « a pour objectif de parachever l’encerclement de l’URSS, de dépouiller ce pays de toutes les positions qu’il a pu conserver hors de son glacis direct. Cette offensive a pour priorité une expulsion définitive de l’URSS du Moyen-Orient, une mise au pas de l’Iran et la réinsertion de ce pays dans le bloc américain comme pièce importante de son dispositif stratégique »[3].
Après l’implosion du bloc soviétique fin 1989, les années 1990, sont marquées par l’expansion spectaculaire des manifestations de la période de décomposition du capitalisme et, dans ce cadre, le « rapport sur les tensions impérialistes » du 20e congrès du CCI constatait déjà en 2013 : « Le Moyen-Orient est une terrible confirmation de nos analyses à propos de l’impasse du système et de la fuite dans le “chacun pour soi ». Il les illustre effectivement de manière saisissante à travers les caractéristiques centrales de cette phase :
Dans cette dynamique de confrontations croissantes au Moyen-Orient, Israël a joué un rôle capital. Premier lieutenant des Américains dans la région, Tel-Aviv était appelée à être la clé de voûte d’une région pacifiée à travers les accords d’Oslo et de Jéricho-Gaza de 1993, un des plus beaux succès de la diplomatie américaine dans la région, qui accordaient un début d’autonomie aux Palestiniens et les intégraient ainsi dans l’ordre régional conçu par l’Oncle Sam. Au cours de la seconde partie des années 1990 toutefois, après l’échec de l’invasion israélienne du Sud-Liban, la droite israélienne “dure” arrive au pouvoir (premier gouvernement Netanyahou de 1996 à 1999) contre la volonté du gouvernement américain qui soutenait Shimon Peres. La droite fera tout, à partir d’alors, pour saboter le processus de paix avec les Palestiniens :
Dans cette perspective, le démantèlement unilatéral des colonies à Gaza par le gouvernement Sharon en 2004 n’était en rien un geste de conciliation, comme la propagande israélienne l’a présenté mais au contraire le produit d’un calcul cynique pour geler ultérieurement les négociations sur le règlement politique du conflit : le retrait de Gaza « signifie le gel du processus politique. Et lorsque vous gelez ce processus, vous empêchez la création d’un État palestinien et toute discussion sur les réfugiés, sur les frontières et sur Jérusalem »[4].
Par ailleurs, les islamistes refusant l’existence d’un État juif en terre d’Islam, tout comme les sionistes messianiques un État palestinien en terre d’Israël, donnée par Dieu aux Juifs, ces deux factions sont donc des alliés objectifs dans le sabotage de la « solution à deux États ». Aussi, les fractions de droite de la bourgeoisie israélienne ont fait tout leur possible pour renforcer l’influence et les moyens du Hamas, dans la mesure où cette organisation était, comme eux, totalement opposée aux accords d’Oslo : les premiers ministres Sharon et Olmert ont interdit en 2006 à l’Autorité palestinienne de déployer à Gaza un bataillon supplémentaire de police pour s’opposer au Hamas et ont autorisé le Hamas à présenter des candidats aux élections en 2006. Lorsqu’en 2007, le Hamas a organisé à Gaza un coup de force pour « éliminer l’autorité palestinienne et asseoir leur pouvoir absolu, le gouvernement israélien a refusé d’épauler la police palestinienne. Quant aux fonds financiers qataris dont le Hamas avait besoin pour pouvoir gouverner, l’État hébreux a permis leur transfert régulier vers Gaza sous la protection de la police israélienne.
La stratégie israélienne est claire : Gaza offert au Hamas, l’Autorité palestinienne est affaiblie, avec un contrôle limité en Cisjordanie. Netanyahou lui-même a ouvertement revendiqué cette politique : « Quiconque veut contrecarrer la création d’un État palestinien doit soutenir le renforcement du Hamas et transférer de l’argent au Hamas. Cela fait partie de notre stratégie »[5] . La fuite en avant des fractions de droite de la bourgeoisie israélienne au pouvoir dans le suivi de leur propre politique impérialiste, en opposition avec les intérêts de Washington, en particulier avec les gouvernements Netanyahou successifs de 2009 à aujourd’hui, est une caricature de la gangrène de la décomposition qui ronge l’appareil politique de la bourgeoisie. L’État d’Israël et le Hamas, à des moments et avec des moyens différents, ont tous deux pratiqué la politique du pire qui devait déboucher sur les massacres atroces d’aujourd’hui.
Dans la perspective de la priorité accordée à l’endiguement de l’Iran, Trump a mené une politique d’appui inconditionnel à cette politique de la droite israélienne, en fournissant à l’État hébreu et à ses dirigeants respectifs des gages de soutien indéfectible sur tous les plans : fourniture d’équipements militaires dernier cri, reconnaissance de Jérusalem-Est comme capitale et de la souveraineté israélienne sur le plateau syrien du Golan. Il a appuyé la politique d’abandon des accords d’Oslo, de la solution des « deux États » (israélien et palestinien) en « terre sainte ». L’arrêt de l’aide américaine aux Palestiniens et à l’OLP et la négociation des « accords d’Abraham », une proposition d’un « big deal » impliquant l’abandon de toute revendication de création d’un État palestinien et l’annexion par Israël de larges parties de la Palestine en échange d’une aide économique américaine « géante », visait essentiellement à faciliter le rapprochement de facto entre les comparses saoudien et israélien : « Pour les monarchies du Golfe, Israël n’est plus l’ennemi. Cette grande alliance a débuté depuis bien longtemps en coulisses, mais n’a pas encore été jouée. Le seul moyen pour les Américains d’avancer dans la direction souhaitée est d’obtenir le feu vert du monde arabe, ou plutôt de ses nouveaux leaders, MBZ (Émirats) et MBS (Arabie) qui partagent la même vision stratégique pour le Golfe, pour qui l’Iran et l’islam politique sont les menaces principales. Dans cette vision, Israël n’est plus un ennemi, mais un potentiel partenaire régional avec qui il sera plus facile de contrecarrer l’expansion iranienne dans la région. […] Pour Israël, qui cherche depuis des années à normaliser ses relations avec les pays arabes sunnites, l’équation est simple : il s’agit de chercher une paix israélo-arabe, sans forcément obtenir la paix avec les Palestiniens. Les pays du Golfe ont de leur côté revu à la baisse leurs exigences sur le dossier palestinien. Ce “plan ultime” […] semble aspirer à établir une nouvelle réalité au Moyen-Orient. Une réalité fondée sur l’acceptation par les Palestiniens de leur défaite, en échange de quelques milliards de dollars, et où Israéliens et pays arabes, principalement du Golfe, pourraient enfin former une nouvelle alliance, soutenue par les États-Unis, pour contrecarrer la menace de l’expansion d’un empire perse moderne »[6].
Cependant, comme nous le soulignions déjà en 2019, ces accords, qui étaient une pure provocation au niveau international (abandon d’accords internationaux et de résolutions de l’ONU) comme régional, ne pouvaient que réactiver à terme la pomme de discorde palestinienne, instrumentalisée par tous les impérialismes régionaux (l’Iran bien sûr, mais aussi la Turquie et même l’Égypte) contre les États-Unis et leurs alliés. De plus, ils ne pouvaient qu’enhardir le comparse israélien dans ses propres appétits impérialistes et qu’intensifier les confrontations, par exemple avec l’Iran : « Ni Israël, hostile au renforcement du Hezbollah au Liban et en
Syrie, ni l’Arabie Saoudite ne peuvent tolérer cette avancée iranienne »[7]. Les accords d’Abraham ont irrémédiablement semé les graines de la tragédie actuelle de Gaza.
L’attaque suicidaire du Hamas et les représailles aveugles d’Israël apparaissent comme l’expression d’une dynamique d’affrontement impérialiste chaotique et imprévisible, dépourvue de toute rationalité : en effet, ces trois mois de destructions et de massacres autour de la bande de Gaza ne relèvent à l’évidence pas d’un processus graduel d’alignement derrière un chef de file dominant ou d’adhésion à un bloc impérialiste en formation, mais illustrent au contraire l’explosion du « chacun pour soi » impérialiste, en interrelation croissante avec une exacerbation du militarisme, une multiplication de secousses économiques et une perte de contrôle croissante de bourgeoisies nationales sur leur appareil politique. Ces confrontations sanglantes en sont le produit à la fois inévitable et irrationnel, car aucun des protagonistes ne peut réellement en tirer des avantages stratégiques durables (sans parler des conséquences économiques, qui risquent d’être catastrophiques pour tous).
Si nous considérons d’abord les belligérants directs, il est clair que le choix de la politique du pire ne bénéficiera en fin de compte à aucun d’entre eux, mais produira une extension terrifiante des destructions et de la barbarie :
La situation n’est guère différente pour les autres protagonistes impliqués dans ce conflit :
Les États-Unis se retrouvent aujourd’hui mis au pied du mur par Israël, contraints de soutenir la politique irresponsable de Netanyahou de « nettoyage ethnique ». Biden lui-même l’a reconnu lors de sa conférence de presse du 12 décembre dernier : « Ils veulent non seulement se venger de ce que le Hamas a fait, mais aussi de tous les Palestiniens. Ils ne veulent pas d’une solution à deux États ». L’administration américaine accorde peu de confiance à la clique de Netanyahou qui risque de mettre le feu à la région, tout en comptant sur le soutien militaire et diplomatique américain en cas d’aggravation du conflit. Aussi, Biden insiste régulièrement sur le fait que « ces bombardements aveugles font perdre à Israël son soutien international ». La guerre à Gaza est donc un nouveau point de pression sur la politique impérialiste des États-Unis, qui pourrait s’avérer calamiteux en cas d’élargissement du conflit. Washington devrait alors assumer une présence militaire considérable et un soutien à Israël qui ne pourraient que peser, non seulement sur l’économie américaine, mais également sur son soutien à l’Ukraine et, plus encore, sur sa stratégie pour endiguer l’expansion de la Chine.
Bref, non seulement aucun État n’a quelque chose à gagner dans ce conflit sans issue, mais la poursuite du conflit ne peut mener qu’à une extension de celui-ci et à encore plus de destructions et de barbarie.
Ceci vaut en premier lieu pour Israël, comme le souligne M. Steinberg, l’un des meilleurs experts israéliens du dossier palestinien : « En poussant leur principal ennemi à surréagir, les organisations terroristes cherchent à le délégitimer aux yeux de l’opinion internationale. Cela leur accorde en retour une forme de légitimité. Si Israël ne se retire pas de Gaza, il va faire face à une forme de guérilla omniprésente, dont l’objectif sera de l’embourber dans une situation identique à celle qu’il a connue dans le Sud du Liban. Cela représenterait une menace pour les relations avec l’Égypte et la Jordanie, pouvant aller jusqu’à remettre en question les traités de paix avec ces pays. Le Hamas en sortira renforcé »[9]. Si pour Israël, le risque de rester « bloqué dans l’engrenage infernal des années Netanyahou » peut mener à « l’isolement, l’effondrement économique et social »[10], pour le Moyen-Orient, une telle perspective d’extension du conflit à l’ensemble de la région engendrerait une nouvelle spirale de barbarie, un embrasement de la guerre dominée par le « chacun pour soi », la déstabilisation de nombreux États, voire de régions toujours plus étendues de la planète, avec des pénuries, des famines, des millions de réfugiés, des conséquences immédiates particulièrement dévastatrices pour l’ensemble de l’économie mondiale, compte tenue de l’importance de la zone dans la production d’hydrocarbures et dans le transport naval mondial, et enfin l’importation du conflit en Europe, avec une série d’attentats meurtriers et d’affrontements communautaires.
Le risque d’un embrasement généralisé du Moyen-Orient n’est pas négligeable et s’accroît avec l’installation de la guerre dans la durée. Et le danger d’extension du conflit se précise : les tirs du Hezbollah sont quotidiens et, face à ces vagues de missiles, le ministre de la défense israélien a menacé d’envahir le Sud-Liban ; Israël a « liquidé » un des chefs du Hamas par une attaque de drones sur un quartier de Beyrouth contrôlé par le Hezbollah ; des attentats à la bombe sont perpétrés en Iran; les Houthis du Yémen attaquent les navires de commerce et les pétroliers à l’entrée de la Mer Rouge, provoquant la constitution d’une « coalition internationale » impliquant les États-Unis, la Grande-Bretagne et d’autres États européens pour « garantir la libre circulation » dans cette artère vitale pour l’économie mondiale.
Loin de toute « cohérence de blocs » qui prévalait jusqu’à l’effondrement de l’URSS, tous les acteurs locaux sont prêts à appuyer sur la gâchette. Surtout, le conflit risque d’ouvrir un nouveau front, avec l’Iran et ses alliés en embuscade, susceptible d’affaiblir davantage le leadership américain. Les tensions politiques au sein de la bourgeoisie américaine et les difficultés qui en découlent pour la maîtrise du jeu politique sont elles-mêmes d’ailleurs un facteur puissant qui ravive l’instabilité. Elles limitent la liberté d’action de l’administration Biden et poussent les factions israéliennes au pouvoir (comme Poutine d’ailleurs pour le conflit en Ukraine) à temporiser dans l’espoir d’un retour de Donald Trump à la présidence. Washington tente bien sûr d’empêcher que la situation échappe à tout contrôle…, ambition parfaitement illusoire à terme, compte tenu de la dynamique funeste dans laquelle sombre le Moyen-Orient.
Quelles que soient les actions entreprises, la dynamique de déstabilisation est inéluctable. Il s’agit donc bien fondamentalement d’une nouvelle étape significative dans l’accélération du chaos mondial. Ce conflit montre à quel point chaque État applique de plus en plus, pour défendre ses intérêts, une politique de « terre brûlée », en cherchant, non plus à gagner en influence ou conquérir des intérêts, mais à semer le chaos et la destruction chez ses rivaux. Cette tendance à l’irrationalité stratégique, aux visions à court terme, à l’instabilité des alliances et au « chacun pour soi » n’est pas une politique arbitraire de tel ou tel État, ni le produit de la seule stupidité de telle ou telle fraction bourgeoise au pouvoir. Elle est la conséquence des conditions historiques, celles de la décomposition du capitalisme, dans lesquelles s’affrontent tous les États. Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, cette tendance historique et le poids du militarisme sur la société se sont profondément aggravés. La guerre de Gaza confirme à quel point la guerre impérialiste est désormais le principal facteur de déstabilisation de la société capitaliste. Produit des contradictions du capitalisme, le souffle de la guerre nourrit en retour le feu de ces mêmes contradictions, accroissant, par le poids du militarisme, la crise économique, le désastre environnemental, le démembrement de la société. Cette dynamique tend à pourrir tous les pans de la société, à affaiblir toutes les nations, à commencer par la première d’entre elles : les États-Unis.
Depuis des années, la situation de la population en général et de la classe ouvrière est dramatique dans la région, surtout en Irak, en Syrie, au Liban ou en Égypte. En Palestine, le Hamas a réprimé dans le sang des manifestations contre la misère, comme en mars 2019, alors que ses dirigeants mafieux se gavent d’aides internationales (le Hamas est une des plus riches organisations terroristes de la planète). Aujourd’hui, partout dans le monde, les travailleurs sont appelés par la bourgeoisie à choisir un camp : la « résistance palestinienne » ou la « démocratie israélienne ». Comme s’il n’y avait d’autres choix que de soutenir l’une ou l’autre de ces cliques bourgeoises sanguinaires.
D’un côté, le gouvernement israélien justifie le carnage en affirmant venger les victimes du 7 octobre et empêcher les terroristes du Hamas d’attenter à nouveau à la « sécurité de l’État hébreu ». Tant pis pour les dizaines de milliers de victimes innocentes ! La sécurité d’Israël vaut bien un massacre ! De l’autre côté, on affirme : « Nous ne défendons pas le Hamas, nous défendons le droit du « peuple palestinien » à disposer de lui-même », espérant faire oublier que « le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même » n’est qu’une formule destinée à dissimuler la défense de ce qu’il faut bien appeler l’État de Gaza ! Les intérêts des prolétaires en Palestine, en Israël ou dans n’importe quel autre pays du monde ne se confondent en rien avec ceux de leur bourgeoisie et leur État. Une bande de Gaza « libérée » ne signifierait rien d’autre que consolider l’odieux régime du Hamas ou de toute autre faction de la bourgeoisie gazaouie.
Mais certains argumenteront que « la lutte d’un pays colonisé pour sa libération » porte atteinte à « l’impérialisme des États colonisateurs ». En vérité, comme cet article le montre tout au long du texte, l’attaque du Hamas s’inscrit dans une logique impérialiste qui dépasse largement ses seuls intérêts. « Toutes les parties de la région ont les mains sur la gâchette », affirmait, fin octobre, le ministre des Affaires étrangères iranien. Aussi faible soit-il face à la puissance de Tsahal, le Hamas, comme toute bourgeoisie nationale depuis l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, ne peut nullement, comme par magie, se soustraire aux rapports impérialistes qui régissent toutes les relations internationales. Soutenir l’État palestinien, c’est se ranger derrière les intérêts impérialistes de Khamenei, de Nasrallah et encore de Erdogan ou même Poutine qui se frotte les mains. Il n’y a pas à choisir entre cette bande gazaouie de fous furieux assoiffés de fric et de sang et la clique d’illuminés et de corrompus de Netanyahou.
Pour parachever le carcan nationaliste dans lequel la bourgeoisie cherche à enfermer la classe ouvrière, il y a enfin les campagnes pacifistes : « Nous ne soutenons aucun camp ! Nous réclamons un cessez-le-feu immédiat ! » Les plus naïfs s’imaginent sans doute que l’enfoncement accéléré du capitalisme dans la barbarie vient du manque de « bonne volonté » des assassins à la tête des États, voire d’une « démocratie défaillante ». Les plus malins savent parfaitement quels sordides intérêts ils défendent. Il en est ainsi, par exemple, du président Biden, fournisseur de missiles à sous-munitions en Ukraine, « horrifié » par les « bombardements aveugles » à Gaza tout en continuant à fournir les indispensables munitions. Et si Biden a haussé le ton face à
Netanyahou, ce n’est pas pour « préserver la paix dans le monde », c’est pour mieux concentrer ses efforts et ses forces militaires en direction de son rival chinois dans le Pacifique, comme face à l’encombrant allié russe de Pékin en Ukraine. Il n’y a donc rien à espérer de la « paix » sous la férule du capitalisme, pas plus qu’après la victoire de tel ou tel camp. La bourgeoisie n’a pas de solution à la guerre !
La solution ne viendra pas des prolétaires de Gaza, écrasés sous les bombes ou de ceux d’Israël, atterrés par les massacres barbares du Hamas et entraînés dans les campagnes chauvines, tout comme c’est le cas des prolétaires d’Ukraine ou de Russie. Elle ne peut venir que de la classe ouvrière internationale, dans le rejet de l’austérité et des sacrifices que le développement des secousses économiques et du militarisme entraîne.
A travers la série inédite de luttes dans de nombreux pays, au Royaume-Uni avec une année de mobilisations, en France contre la réforme des retraites, aux États-Unis contre l’inflation notamment, au Canada, en Scandinavie ou au Bangladesh récemment, la classe ouvrière montre qu’elle est capable de se battre, si ce n’est contre la guerre et le militarisme eux-mêmes, du moins contre les conséquences économiques de la guerre, contre les sacrifices exigés par la bourgeoisie pour alimenter son économie de guerre. C’est une étape fondamentale dans le développement de la combativité et, à terme, de la conscience de classe. La guerre au Moyen-Orient, avec l’approfondissement de la crise et les besoins supplémentaires en armements qu’elle va engendrer aux quatre coins de la planète, ne fera qu’accroître les conditions objectives de cette rupture avec les décennies passées dans les réactions du prolétariat[11].
La classe ouvrière n’est pas morte ! À travers ses luttes, le prolétariat se confronte aussi à ce qu’est la véritable solidarité de classe. Or, face à la guerre, la solidarité des ouvriers ne va ni aux Palestiniens, ni aux Israéliens. Elle va aux ouvriers de Palestine et d’Israël, comme elle va aux ouvriers du monde entier. La solidarité avec les victimes des massacres, ce n’est certainement pas entretenir les mystifications nationalistes qui ont conduit des ouvriers à se placer derrière une clique bourgeoise. La solidarité ouvrière passe avant tout par le développement du combat contre le système capitaliste, responsable de toutes les guerres. La Gauche Communiste l’affirmait déjà clairement dans les années 1930 : « Pour le vrai révolutionnaire, naturellement, il n'y a pas de question « palestinienne », mais uniquement la lutte de tous les exploités du Proche-Orient, arabes ou juifs y compris, qui fait partie de la lutte plus générale de tous les exploités du monde entier pour la révolte communiste »[12]. La lutte révolutionnaire ne peut surgir d’un claquement de doigts. Elle ne découlera certainement pas de l’adhésion aux camps nationalistes ou impérialistes prônés par la bourgeoisie ; elle ne peut, aujourd’hui, que passer par le développement des luttes ouvrières, contre les attaques économiques de plus en plus dures que lui assène la bourgeoisie. Les luttes d’aujourd’hui préparent la révolution de demain !
07.01.2024 / R. Havanais
[1] « Un journal non aligné », Le Monde diplomatique, novembre 2023.
[2] Pour un aperçu plus détaillé des rapports impérialistes dans la région jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, cf. les “ N [46]otes sur l’histoire [46] des conflits impérialistes au Moyen [46]- [46]Orient, 1e partie [46]e [46]t Notes sur l’histoire des conflits impérialistes au Moyen [47]- [47]Orient, 2e partie [47]” [47], Revue internationale n°115, 2003 et n°117, 2004.
[3] “ [48]Résolution sur la situation internationale, 6 [48]e [48] congrès du CCI [48]” [48], Revue internationale n° 44, 1986.
[4] Dov Weissglas, conseiller proche du premier ministre Sharon, dans le quotidien Haaretz, le 8 octobre 2004. Cité dans Ch. Enderlin, « [49]L [49]’ [49]erreur stratégique d [49]’ [49]Israël [49]» [49], Le Monde diplomatique, janvier 2024.
[5] Netanyahou aux députés du Likoud le 11 mars 2019, propos rapportés par le quotidien israélien Haaretz du 9 octobre dernier.
[6] Extrait du quotidien libanais L’Orient-Le Jour, 18 juin 2019.
[7] « [50]23 [50]e [50] congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale [50] » [50], Revue internationale n° 164, 2019.
[8] Le Monde diplomatique, juin 2020.
[9] Citation reprise de Ch. Enderlin, « L [49]’ [49]erreur stratégique d [49]’ [49]Israël [49] » [49], Le Monde diplomatique, janvier 2024.
[10] Le chercheur T. Persico, dans Ch. Enderlin, « L [49]’ [49]erreur stratégique d [49]’ [49]Israël [49] » [49], Le Monde diplomatique, janvier 2024.
[11] Pour développer la réflexion sur la réalité de la rupture qui s’opère actuellement au sein de la classe ouvrière, lire le « Rapport sur [51] la lutte de classe pour le 25 [51]e [51] congrès du CCI [51] », Revue internationale n°170, 2023.
[12] « [52]Le conflit Juifs/ Arabes [52] : la position des internationalistes dans les années 1930 [52] » (repris de Bilan n°30 et 31, 1936), Revue internationale n°110, 2002.
Les affrontements terribles qui ensanglantent encore une fois le Proche-Orient viennent confirmer à nouveau ce qu'écrivait la grande révolutionnaire Rosa Luxemburg dans sa prison, en 1915.
Les miliciens du Hamas qui ont commis, le 7 octobre 2023, des crimes atroces contre des populations civiles israéliennes, femmes, enfants, vieillards, n'ont pu se conduire avec une telle barbarie qu'à la suite d'un conditionnement, d'un lavage de cerveau systématique de la part de l'organisation islamiste qui dirige la bande de Gaza.
De même si, aujourd'hui, la grande majorité de la population israélienne approuve les bombardements criminels et l'offensive terrestre dont sont victimes les habitants de Gaza, et qui ont fait déjà des milliers de morts civils, c'est parce qu'elle a subi un terrible traumatisme avec le massacre du 7 octobre mais aussi parce qu'elle aussi a été victime d'un conditionnement pendant des décennies de la part des autorités israéliennes et des différents partis de la bourgeoisie.
Aujourd'hui, avec la guerre entre l'État d'Israël et le Hamas, nous sommes une nouvelle fois témoins de l'utilisation par les différentes forces politiques qui défendent la perpétuation de l'ordre capitaliste d'une méthode que la classe exploiteuse a utilisée à grande échelle depuis le début du 20e siècle pour justifier la barbarie guerrière : la mise en évidence des atrocités commises par "l'ennemi" pour justifier ses propres atrocités. Et les exemples ne manquent pas tout au long du 20e siècle, le siècle où le système capitaliste est entré dans sa période de décadence.
Certes, la guerre a existé bien avant cette période et ses justifications par ceux qui les dirigeaient l'ont toujours accompagnée mais les guerres du passé n'avaient jamais pris la forme d'une guerre totale, mobilisant toutes les ressources de la société et impliquant toute la population comme c'est devenu le cas à partir de 1914. Et c'est au cours de la Première Guerre mondiale que la propagande permettant de mobiliser les plus larges secteurs de la population d'un pays a été prise en charge de façon organisée et systématique par les gouvernements des pays belligérants.
Nous avons déjà consacré dans notre presse un article très fouillé sur la propagande destinée, "en vue d'un meurtre systématique", à "produire une ivresse appropriée chez des hommes normalement constitués", comme l'écrivait Rosa Luxembourg. Nous engageons nos lecteurs à prendre connaissance de la totalité de cet article, "Naissance de la démocratie totalitaire [73]"[1], publié en 2015, dont nous ne citerons ici que quelques courts extraits.
En particulier, cet article cite abondamment un ouvrage d'Harold Lasswell publié en 1927 et intitulé "Propaganda technique in the World War [74]".
En voici quelques passages :
La lecture de ces passages, qui illustrent et complètent de façon remarquable les lignes de Rosa Luxemburg, pourrait laisser penser que Lasswell était un militant combattant le capitalisme. Il n'en est rien, c'était un universitaire américain éminent qui a publié de nombreux ouvrages de sciences politiques et a enseigné cette discipline de 1946 à 1958 à la prestigieuse université de Yale. Dans son ouvrage de 1927, en conclusion de ses travaux, il préconise un contrôle gouvernemental des techniques de communication (télégraphe, téléphone, cinéma et radio) et il a mis ses compétences au service de la bourgeoisie américaine tout au long de sa vie, notamment au cours de la Seconde Guerre mondiale où il était directeur de recherche sur la communication et la guerre au sein de la Library of Congress (la principale et prestigieuse bibliothèque des États-Unis) en même temps qu'il travaillait dans les services de propagande de l'armée.
Comme l'expriment de façon lumineuse les écrits de Lasswell, il s'agit pour chaque État menant la guerre de présenter l'ennemi combattu comme l'incarnation du MAL de façon à se présenter lui-même comme le représentant éminent du BIEN. Les exemples sont nombreux dans l'histoire à partir de 1914 et nous ne pouvons en citer que quelques uns.
Comme le dit notre article de 2015, "la Grande-Bretagne utilisa à fond l'occupation de la Belgique par l'Allemagne, non sans une bonne dose de cynisme puisque en fait l'invasion allemande contrecarrait tout simplement les plans de guerre britanniques. Elle propagea des histoires d'atrocités les plus macabres : les troupes allemandes tuaient les bébés à coups de baïonnette, faisaient de la soupe avec les cadavres, attachaient les prêtres la tête en bas au battant de la cloche de leur propre église, etc.".
La bourgeoisie française ne fut pas en reste : dans une carte postale de propagande, on trouve un poème où un soldat explique à sa jeune sœur ce qu'est un "boche" (terme utilisé en France pour désigner l'Allemand et qui signifie "boucher").
Ce type de propagande s'est particulièrement développé à la suite des fraternisations qui avaient eu lieu sur le front au moment de Noël 1914 entre des unités allemandes, françaises et écossaises. Ce poème le dit clairement : on ne peut, en aucune façon, fraterniser avec des "monstres".
Par la suite, l'accumulation des cadavres des deux côtés a servi pour chaque État belligérant à justifier la diabolisation de l'ennemi. Dans chaque camp on louait l'héroïsme et le sacrifice de ses soldats dans la "nécessaire" mission de faire barrage aux "crimes" des soldats de l'autre camp. Tuer des êtres humains n'était plus un crime s'ils portaient un autre uniforme mais au contraire un "devoir sacré en défense de l'humanité et de la morale".
Cette diabolisation des peuples "ennemis" en vue de justifier la barbarie guerrière s'est maintenue tout au long du 20e siècle et au début du 21e siècle où la guerre est devenue une manifestation permanente de la plongée du capitalisme dans sa phase de décadence. La Seconde Guerre mondiale nous en offre un exemple à la fois éclairant et atroce. Pour la propagande bourgeoise d'aujourd'hui, il y avait un seul "Camp du MAL" : l'Allemagne nazie et ses alliés.
Le régime nazi était l'incarnation de la contre-révolution qui s'était abattue sur le prolétariat d'Allemagne après ses tentatives révolutionnaires de 1918-23. Une contre-révolution à laquelle les "démocraties" du "Camp du BIEN" avaient apporté toute leur contribution et qui a été parachevée par le nazisme. D'ailleurs, ces "démocraties" avaient longtemps estimé qu'elles pourraient s'entendre avec le régime hitlérien comme l'attestent les accords de Munich de 1938. Les atrocités commises par le régime nazi ont servi à la propagande des alliés pour justifier leurs propres atrocités. En particulier, l'extermination des juifs d'Europe par ce régime, expression la plus concentrée de la barbarie dans laquelle la décadence du système capitaliste a plongé la société humaine, a constitué un argument massif et présenté comme "irréfutable" de la nécessité pour les Alliés de détruire l'Allemagne, ce qui passait notamment par l'assassinat de dizaines de milliers de civils sous les bombes du Camp du BIEN. Après la guerre, lorsque les populations des pays "vainqueurs" ont eu connaissance des crimes commis par leurs dirigeants, on leur a expliqué que les effroyables massacres de populations civiles (notamment les bombardements de Hambourg entre le 25 juillet et le 3 août 1943 et ceux de Dresde du 13 au 15 février 1945 qui, utilisant massivement des bombes incendiaires, visaient essentiellement les civils faisant au total plus de 100 000 morts) se justifiaient par la barbarie du régime nazi. Ces mêmes dirigeants ont organisé une propagande massive sur les atrocités –réelles- commises par ce régime, et particulièrement l'extermination des populations juives.[2] Ils se gardaient bien, en revanche, de préciser que les Alliés n'ont strictement rien fait pour venir en aide à ces populations à qui la plupart des pays du Camp du BIEN ont refusé des visas d'entrée et qui ont même rejeté les propositions des dirigeants nazis de leur remettre des centaines de milliers de juifs.
Cette immonde hypocrisie de la bourgeoisie "démocratique" est très bien démontée, avec l'évocation de faits historiques avérés, dans un article intitulé "Auschwitz ou le grand alibi [75]" et paru en 1960 dans le n°11 de la revue Programme Communiste (organe du Parti Communiste International, bordiguiste)[3]. Voici la conclusion de cet article que nous soutenons pleinement :
En fait, cet article expose ce qui constitue une position fondamentale de la Gauche communiste : la dénonciation de l'idéologie antifasciste, dont l'évocation de la Shoah constitue un pilier, comme moyen de justifier la défense de la "démocratie" capitaliste. Ainsi, dès juin 1945, le numéro 6 de L’Étincelle, journal de la Gauche Communiste de France, l'ancêtre politique du CCI, avait publié un article intitulé "Buchenwald, Maïdaneck, démagogie macabre [76]" qui développait le même thème et que nous reproduisons ci-dessous :
La bourgeoisie internationale qui, lorsque la révolution d’Octobre éclata, en 1917, chercha tous les moyens possibles et imaginables pour l’écraser, qui brisa la révolution allemande en 1919 par une répression d’une sauvagerie inouïe, qui noya dans le sang l’insurrection chinoise prolétarienne ; la même bourgeoisie finança en Italie la propagande fasciste puis en Allemagne celle de Hitler ; la même bourgeoisie mit au pouvoir en Allemagne celui qu’elle avait désigné comme devant être pour son compte le gendarme de l’Europe ; la même bourgeoisie aujourd’hui enfin dépense des millions pour financer le montage d’une exposition "SS crimes hitlériens", les prises de vues et la présentation au public de films sur les "atrocités allemandes" (pendant que les victimes de ces atrocités continuent à mourir souvent sans soins et que les rescapés qui rentrent n’ont pas les moyens de vivre).
Cette même bourgeoisie, c’est elle qui a payé d’un côté le réarmement de l’Allemagne et de l’autre a bafoué le prolétariat en l’entraînant dans la guerre avec l’idéologie antifasciste, c’est elle qui de cette façon ayant favorisé la venue de Hitler au pouvoir s’est servie jusqu’au bout de lui pour écraser le prolétariat allemand et l’entraîner dans la plus sanglante des guerres, dans la boucherie la plus immonde que l’on puisse concevoir.
C’est toujours cette même bourgeoisie qui envoie des représentants avec des gerbes de fleurs, s’incliner hypocritement sur les tombes des morts qu’elle a elle-même engendrés parce qu’elle est incapable de diriger la société et que la guerre est sa seule forme de vie.
C’EST ELLE QUE NOUS ACCUSONS !
car les millions de morts qu’elle a perpétrés dans cette guerre ne sont qu’une addition à une liste déjà bien trop longue, hélas, des martyrs de la "civilisation", de la société capitaliste en décomposition.
Les responsables des crimes hitlériens ne sont pas les Allemands qui ont les premiers, en 1934, payé par 450.000 vies humaines la répression bourgeoise hitlérienne et qui ont continué à subir cette impitoyable répression quand celle-ci se portait en même temps à l’étranger. Pas plus que les Français, les Anglais, les Américains, les Russes, les Chinois ne sont responsables des horreurs de la guerre qu’ils n’ont pas voulue mais que leur bourgeoisie leur ont imposé.
Par contre, les millions d’hommes et de femmes qui sont morts à petit feu dans les camps de concentration nazis, qui ont été sauvagement torturés et dont les corps pourrissent quelque part, qui ont été frappé pendant cette guerre en combattant ou surpris dans un bombardement "libérateur", les millions de cadavres mutilés, amputés, déchiquetés, défigurés, enfouies sous la terre ou pourrissant au soleil, les millions de corps, soldats, femmes, vieillards, enfants.
La seule position pour le prolétariat n’est pas de répondre aux appels démagogiques tendant à continuer et à accentuer le chauvinisme au travers des comités antifascistes, mais la lutte directe de classe pour la défense de leurs intérêts, leur droit à la vie, lutte de chaque jour, de chaque instant jusqu’à la destruction du régime monstrueux du capitalisme." [5]
Aujourd'hui encore, l'État d'Israël (et ceux qui le soutiennent), invoque le souvenir de la Shoah pour justifier ses crimes. Les atrocités subies dans le passé par les populations juives sont un moyen de faire croire que cet État appartient au Camp du BIEN même lorsqu'il prend exemple sur les "démocraties" lors de la Seconde Guerre mondiale pour massacrer sous les bombes, de façon délibérée, les populations civiles. Et les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre lui ont permis de ranimer la flamme de façon spectaculaire au point de faire taire en Israël même la voix de ceux qui dénonçaient auparavant la politique criminelle de cet État, voire de les faire basculer dans le camp de la guerre à outrance.
Parallèlement, les ennemis d'Israël et ceux qui les soutiennent, et qui ont fait, pendant des décennies, leur fond de commerce de l'oppression et de l'humiliation des populations palestiniennes, qu'ils se rangent derrière les drapeaux islamiques ou les drapeaux "anti-impérialistes", trouvent aujourd'hui, avec les massacres commis par l'État hébreux à Gaza, les arguments de choc pour justifier leur soutien à un État palestinien, qui, comme tous les États, sera l'instrument de la classe exploiteuse pour opprimer et réprimer les exploités.
Pour justifier la barbarie guerrière, la propagande bourgeoise a fait, particulièrement depuis 1914, un usage massif du mensonge comme on l'a vu plus haut et comme on continue à le voir. Pensons, parmi de nombreux autres exemples, au mythe des "armes de destruction massive" agité par l'État américain en 2003 pour justifier l'invasion de l'Irak. Mais cette propagande est encore bien plus efficace lorsqu'elle peut s'appuyer sur les atrocités réelles commises par ceux qui sont désignés comme ennemis. Et ces atrocités ne sont pas près de disparaître; bien au contraire. A mesure que le système capitaliste s'enfonce dans sa décadence et sa décomposition, elles seront de plus en plus fréquentes et abominables. Elles seront, comme par le passé, utilisées par chaque secteur de la bourgeoisie pour justifier ses propres atrocités et les atrocités futures.
L'indignation, la colère contre ces atrocités sont légitimes et normales chez tout être humain. Mais il importe que les exploités, les prolétaires, soient capables de résister aux sirènes de ceux qui les appellent à combattre et tuer les prolétaires des autres pays, ou à se faire tuer dans ces combats. Aucune guerre dans le capitalisme ne sera jamais celle qui mettra fin aux guerres, la "der des ders" comme le prétendait la propagande des pays de l'Entente en 1914 ou comme l'a prétendu le Président Bush junior en 2003 qui prédisait "une ère de paix et prospérité" après l'élimination de Saddam Hussein (en fait, le massacre de centaines de milliers d'irakiens). La seule façon de mettre fin aux guerres et aux atrocités qu'elles provoquent, c'est de mettre fin au système qui les engendre, le capitalisme. Toute autre perspective ne fait que préserver la survie de ce système barbare.
(Fabienne, 24-11-2023)
[1] Revue Internationale 155
[2] L'utilisation par le Camp du BIEN américain de la bombe atomique qui a rasé les villes d'Hiroshima (6 août 1945 – entre 103 000 et 220 000 morts suivant différentes estimations) et Nagasaki (9 août - de 90 000 à 140 000 morts) ne pouvait évidemment pas se justifier par l'extermination des juifs de la part des autorités japonaises mais il fallait quand même lui donner une vocation "humanitaire". En effet, d'après les autorités américaines, elle a permis de sauver un million de vies des deux camps en hâtant la fin de la guerre. C'est un des mensonges les plus odieux sur la Seconde Guerre mondiale. En réalité, dès avant ces bombardements, le gouvernement japonais était prêt à capituler à condition que l'Empereur Hirohito conserve son trône. Les autorités américaines ont alors refusé cette condition. Il fallait absolument qu'elles puissent faire usage de la bombe atomique pour mieux connaître les "performances" de cette arme nouvelle et surtout pour envoyer un message d'intimidation à l'Union Soviétique dont le gouvernement américain prévoyait qu'elle serait le prochain ennemi. Pour sa part, Hirohito est resté sur son trône jusqu'à sa mort, le 7 janvier 1989, sans jamais être inquiété par les autorités américaines alors que sa participation personnelle aux crimes des armées japonaises a été clairement établie. Une dernière précision : si la capitale du Japon, Tokyo, n'a pas reçu de bombe atomique, c'est qu'elle était déjà pratiquement rasée par de multiples bombardement "classiques" (avec l'utilisation intensive de bombes incendiaires), et notamment ceux de mars 1945 qui firent autant de morts que celui d'Hiroshima.
[3] Cet article s'appuie notamment sur le livre "L'Histoire de Joël Brand" (Éditions du Seuil, 1957, traduit de l'allemand : Die Geschichte von Joel Brand, Verlag Kiepenheuer & Witsch, Köln-Berlin, 1956) décrivant les péripéties de ce juif hongrois qui organisait la fuite des juifs persécutés par les nazis. En mai 1944, Brandt est chargé par Adolf Eichmann de transmettre aux Alliés une proposition de "livraison" de centaines de milliers de juifs, une proposition refusée par les autorités britanniques.
[4] Référence au soulèvement de la population de Sétif, le 8 mai 1945, le jour même de la signature de l'armistice, et qui a été réprimée avec une violence extrême par le gouvernement français auquel participait le Parti "communiste" dirigé par Maurice Thorez.
[5] La Tendance Communiste Internationaliste a publié sur son site Internet un article qui traite des mêmes questions abordées dans notre présent article : Hypocrisie impérialiste à l'Est et à l'Ouest [77], en anglais Imperialist Hypocrisy in the East and West [78]. C'est un excellent article que nous saluons et que nous encourageons nos lecteurs à consulter.
Les titres de la presse ne laissent aucun doute : depuis juillet 2022, quelque chose se passe du côté de la classe ouvrière. Les travailleurs ont retrouvé le chemin du combat prolétarien, au niveau international. Et c’est en effet un événement « historique ».
Le CCI qualifia ce changement de « rupture ». Nous pensons qu’il s’agit d’une nouvelle dynamique prometteuse pour l’avenir. Pourquoi ?
En janvier 2022, alors même que la crise sanitaire de la Covid menaçait toujours, nous écrivions dans un tract international[1] : « Dans tous les pays, dans tous les secteurs, la classe ouvrière subit une dégradation insoutenable de ses conditions de vie et de travail. Tous les gouvernements qu’ils soient de droite ou de gauche, traditionnels ou populistes, attaquent sans relâche. Les attaques pleuvent sous le poids de l’aggravation de la crise économique mondiale. Malgré la crainte d’une crise sanitaire oppressante, la classe ouvrière commence à réagir. Ces derniers mois, aux États-Unis, en Iran, en Italie, en Corée, en Espagne ou en France, des luttes se sont engagées. Certes, il ne s’agit pas de mouvements massifs : les grèves et les manifestations sont encore trop maigres, trop éparses. Pourtant la bourgeoisie les surveille comme le lait sur le feu, consciente de l’ampleur de la colère qui gronde. Comment faire face aux attaques portées par la bourgeoisie ? Rester isolé et divisé, chacun dans « son » entreprise, dans « son » secteur d’activité ? C’est à coup sûr être impuissant ! Alors comment développer une lutte unie et massive ? »
Si dès le premier mois de 2022, nous avons choisi de réaliser et de diffuser ce tract, c’est parce que nous connaissions le potentiel présent de notre classe. En juin, à peine 5 mois plus tard donc, éclatait au Royaume-Uni « L’été de la colère », la plus grande vague de grèves du pays depuis 1979 et son « Hiver de la colère [2]», mouvement annonçant toute une série de luttes « historiques » à travers le monde. Au moment où nous écrivons ces lignes, c’est au Québec que la grève s’étend.
Pour comprendre la profondeur du processus en cours, et ses enjeux, il nous faut adopter une démarche historique, celle-là même qui nous a permis de détecter dès aout 2022 cette fameuse « rupture ».
En août 1914, le capitalisme annonce son entrée en décadence de la manière la plus fracassante et barbare qui soit, la Première Guerre mondiale éclate. Durant quatre années effroyables, au nom de la Patrie, des millions de prolétaires doivent se massacrer dans les tranchées tandis que ceux restés à l’arrière – hommes, femmes et enfants - triment nuit et jour pour « soutenir l’effort de guerre ». Les fusils crachent des balles, les usines crachent des fusils. Partout, le capitalisme engloutit le métal et les âmes.
Face à ces conditions insoutenables, les ouvriers se dressent. Fraternisations au front, grèves à l’arrière. En Russie, la dynamique devient révolutionnaire, c’est l’insurrection d’Octobre. Cette prise de pouvoir par le prolétariat est un cri d’espoir entendu par les exploités du monde entier. La vague révolutionnaire gagne l’Allemagne. C’est cette propagation qui met fin à la guerre : les bourgeoisies, terrifiées par cette épidémie rouge, préfère mettre fin au carnage et s’unir face à leur ennemi commun : la classe ouvrière. Le prolétariat fait ici la preuve de sa force, de sa capacité à s’organiser massivement, à prendre en main les rênes de la société et à offrir à toute l’humanité une autre perspective que celle promise par le capitalisme. D’un côté l’exploitation et la guerre, de l’autre la solidarité internationale et la paix. D’un côté la mort, de l’autre la vie. Si cette victoire a été possible, c’est parce que la classe et ses organisations révolutionnaires avaient accumulé une longue expérience au fil des décennies de combats politiques depuis les premières grèves ouvrières des années 1830.
En Allemagne, en 1919, 1921 et 1923, les tentatives d’insurrection sont réprimées dans le sang (par la social-démocratie alors au pouvoir !). Vaincue en Allemagne, la vague révolutionnaire est brisée, le prolétariat se retrouve isolé en Russie. Cette défaite est évidemment une tragédie mais elle est surtout une source inépuisable de leçons pour l’avenir (comment faire face à une bourgeoisie forte et organisée, à sa démocratie, à sa gauche ; comment s’organiser en assemblées générales permanentes ; quel rôle a le parti et quelle relation a-t-il avec la classe, avec les assemblées et les conseils ouvriers…).
Le communisme n’étant possible qu’à l’échelle mondiale, cet isolement de la révolution en Russie signifie implacablement la dégénérescence. C’est ainsi, de « l’intérieur », que la situation va pourrir jusqu’au triomphe de la contre-révolution, . Le drame est que cette défaite rend également possible l'identification frauduleuse de la révolution avec le stalinisme qui se présente mensongèrement comme l’héritier de celle-ci quand en réalité il l’assassine. Seule une poignée va voir dans le stalinisme la contre-révolution. Les autres le défendront ou le rejetteront, mais tous seront porteurs du mensonge de la continuité Marx-Lénine-Staline, détruisant ainsi les leçons inestimables de la révolution.
Le prolétariat est défait à l’échelle internationale. Il devient incapable de réagir face aux nouveaux ravages de la crise économique : l’inflation galopante en Allemagne dans les années 1920, le Krach de 1929 aux Etats-Unis, le chômage de masse partout. La bourgeoisie peut lâcher ses monstres et marcher vers une nouvelle guerre mondiale. Nazisme, franquisme, fascisme, antifascisme… de part et d’autre des frontières, les gouvernements mobilisent, accusant « l’ennemi » d’être un barbare. Durant ces décennies noires, les révolutionnaires internationalistes sont pourchassés, déportés, assassinés. Les survivants abandonnent, terrifiés ou moralement écrasés. D’autres encore, déboussolés et victimes du mensonge « stalinisme = bolchevisme », rejettent toutes les leçons de la vague révolutionnaire et même, pour certains, la théorie de la classe ouvrière comme classe révolutionnaire. Il est « Minuit dans le siècle »[3]. Seule une poignée garde le cap, en s’accrochant à une profonde compréhension de ce qu’est la classe ouvrière, ce qu’est son combat pour la révolution, ce qu’est le rôle des organisations du prolétariat – incarner la dimension historique, la continuité, la mémoire et l’effort théorique permanent de la classe révolutionnaire. Ce courant se nomme la Gauche communiste.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, de grandes grèves dans le Nord de l’Italie, et dans une moindre mesure en France, font croire au réveil de la classe ouvrière. Churchill et Roosevelt aussi y croient ; tirant les leçons de la fin de la Première guerre mondiale et de la vague révolutionnaire, ils font bombarder « préventivement » tous les quartiers ouvriers de l’Allemagne vaincue afin de se prémunir de tout risque de soulèvement : Dresde, Hambourg, Cologne… toutes ces villes sont rasées à coup de bombes incendiaires en faisant des centaines de milliers de morts. Mais en réalité, cette génération est beaucoup trop marquée par la contre-révolution et son écrasement idéologique depuis les années 1920. La bourgeoisie peut continuer à demander aux exploités de se sacrifier sans risquer de réaction : il faut reconstruire, augmenter les cadences. Le Parti Communiste Français ordonne de « se retrousser les manches ».
C’est dans ce contexte qu’éclate la plus grande grève de l’histoire : Mai 68 en France. Presque toute la Gauche communiste va passer à côté de la signification de cet événement, ne comprenant absolument pas le changement profond de la situation historique. Un tout petit groupe de la Gauche communiste, apparemment marginalisé au Venezuela, va avoir une toute autre démarche. Dès 1967, Internationalismo comprend que quelque chose est en train de changer dans la situation. D’un côté, ses membres constatent un léger regain des grèves et trouvent des éléments à travers le monde, intéressés à discuter de la révolution. Il y a aussi ces réactions face à la guerre au Vietnam qui, tout en étant dévoyées sur le terrain du pacifisme, montrent que la passivité et l’acceptation des décennies précédentes commencent à s’estomper. De l’autre, ils comprennent que la crise économique fait son grand retour avec la dévaluation de la livre Sterling et la réémergence du chômage de masse. Si bien qu’en janvier 1968, ils écrivent : « Nous ne sommes pas des prophètes, et nous ne prétendons pas deviner quand et de quelle façon vont se dérouler les événements futurs. Mais ce dont nous sommes effectivement sûrs et conscients concernant le processus dans lequel est plongé actuellement le capitalisme, c'est qu'il n'est pas possible de l'arrêter (...) et qu'il mène directement à la crise. Et nous sommes sûrs également que le processus inverse de développement de la combativité de la classe, qu'on vit actuellement de façon générale, va conduire la classe ouvrière à une lutte sanglante et directe pour la destruction de l'État bourgeois. » (Internacionalismo n° 8). Cinq mois plus tard, la grève généralisée de Mai 68 en France apporte une confirmation éclatante de ces prévisions. Ce n'est évidemment pas encore l'heure « d’une lutte directe pour la destruction de l'État bourgeois » mais bien celle d'une reprise historique du prolétariat mondial, attisée par les premières manifestations de la crise ouverte du capitalisme, après la plus profonde contre-révolution de l'histoire. Ces prévisions ne relèvent pas de la voyance mais tout simplement de la remarquable maîtrise du marxisme par Internacionalismo et de la confiance que, même aux pires moments de la contre-révolution, ce groupe a conservée envers les capacités révolutionnaires de la classe. Quatre éléments sont au cœur de la démarche d’Internacionalismo, quatre éléments qui vont lui permettre d’anticiper Mai 68 et de comprendre ensuite, dans le feu même des événements, la rupture historique qu’engendre cette grève, c'est-à-dire la fin de la contre-révolution et le retour sur la scène internationale du prolétariat en lutte. Ces quatre éléments sont une profonde compréhension :
1) du rôle historique du prolétariat comme clase révolutionnaire ;
2) de la gravité de la crise économique et de son impact sur la classe, comme aiguillon de la combativité ;
3) du développement en cours de la conscience au sein de la classe, réflexion visible à travers les questionnements qui animent les discussions des minorités en recherche de positions révolutionnaires ;
4) de la dimension internationale de cette dynamique générale, crise économique et lutte de classe.
En arrière fond de toute cette démarche, il y a chez Internacionalismo l’idée qu’une nouvelle génération est en train d’émerger, une génération qui n’a pas subi la contre-révolution, une génération qui se confronte au retour de la crise économique en ayant gardé tout son potentiel de réflexion et de lutte, une génération capable de porter sur le devant de la scène le retour du prolétariat en lutte. Et c’est effectivement ce qu’a été Mai 68 qui a ouvert la voie à toute une série de luttes au niveau international. Plus encore, c’est toute l’atmosphère sociale qui change : après les années de plomb, les ouvriers ont soif de discuter, élaborer, « refaire le monde », particulièrement sa jeunesse. Le mot « révolution » se prononce partout. Les textes de Marx, Lénine, Luxemburg, ainsi que ceux de la Gauche Communiste circulent et provoquent des débats incessants. La classe ouvrière essaie de se réapproprier son passé et ses expériences. Contre cet effort, tout un tas de courants – stalinisme, maoïsme, trotskisme, castrisme, modernisme… – font obstacles pour pervertir les leçons de 1917. Le grand mensonge stalinisme = communisme est exploité sous toutes ses formes.
La première vague de luttes a sans aucun doute été la plus spectaculaire : l’automne chaud italien en 1969, le soulèvement violent à Cordoba en Argentine la même année et l’immense grève en Pologne en 1970, des mouvements importants en Espagne et en Grande Bretagne en 1972... En Espagne en particulier, les travailleurs commencent à s'organiser à travers des assemblées de masse, un processus qui atteint son point culminant à Vitoria en 1976. La dimension internationale de la vague porte ses échos jusqu’en Israël (1969) et en Egypte (1972) et, plus tard, par les soulèvements dans les townships d'Afrique du Sud qui sont dirigés par des comités de lutte (les "Civics"). Durant toute cette période, Internacionalismo œuvre au regroupement des forces révolutionnaires. Un petit groupe situé à Toulouse et publiant un journal nommé Révolution Internationale se joint à ce processus. Ensemble, ils forment en 1975 ce qui est encore aujourd’hui le Courant Communiste International, notre organisation. Nos articles lancent « Salut à la crise ! » car, pour reprendre les mots de Marx, il ne faut pas « voir dans la misère que la misère » mais au contraire « le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne » (Misère de la philosophie, 1847). Après une courte pause au milieu des années 1970, une deuxième vague se propage : grèves des ouvriers du pétrole iranien, des aciéries en France en 1978, "L’hiver de la colère" en Grande Bretagne, des dockers à Rotterdam (menée par un comité de grève indépendant), des sidérurgistes au Brésil en 1979 (qui contestent également le contrôle des syndicats). Cette vague de luttes connait son point culminant avec la grève de masse en Pologne en 1980, dirigée par un comité de grève interentreprises indépendant (le MKS), certainement l’épisode le plus important de la lutte de classe depuis 1968. Et bien que la répression sévère des ouvriers polonais donne un coup d’arrêt à cette vague, il n’a pas fallu longtemps avant qu’un nouveau mouvement ait lieu avec les luttes en Belgique en 1983 et 1986, la grève générale au Danemark en 1985, la grève des mineurs en Angleterre en 1984-85, les luttes des cheminots et des travailleurs de la santé en France en 1986 et 1988, de même le mouvement des employés de l’éducation en Italie en 1987. Les luttes en France et en Italie, en particulier – comme la grève de masse en Pologne – montrent une réelle capacité d’auto organisation avec des assemblées générales et des comités de grève.
Ce n’est pas une simple liste de grèves. Ce mouvement en vagues de luttes ne tourne pas en rond, mais fait faire de réelles avancées dans la conscience de classe. Comme nous l’écrivions en avril 1988, dans un article nommé « 20 ans après mai 1968 » : « La simple comparaison des caractéristiques des luttes d'il y a 20 ans avec celles d'aujourd'hui permet de percevoir rapidement l'ampleur de l'évolution qui s'est lentement réalisée dans la classe ouvrière. Sa propre expérience, ajoutée à l'évolution catastrophique du système capitaliste, lui a permis d'acquérir une vision beaucoup plus lucide de la réalité de son combat. Cela s'est traduit par :
Mais l'expérience de ces 20 années de lutte n'a pas dégagé pour la classe ouvrière que des enseignements "en négatif" (ce qu'il ne faut pas faire). Elle s'est aussi traduite par des enseignements sur comment faire :
C’est d’ailleurs cette force de la classe ouvrière qui a empêché, durant toutes ces années, la Guerre froide de se transformer en troisième guerre mondiale. Alors que les bourgeoisies sont soudées en deux blocs prêts à en découdre, les ouvriers, eux, ne veulent pas sacrifier leur vie, par millions, au nom de la Patrie. C’est ce qu’a aussi montré la guerre du Viêt-Nam : face aux pertes de l’armée américaine (58 281 soldats), la contestation gonfle aux États-Unis et oblige la bourgeoisie américaine à se retirer du conflit en 1973. La classe dominante ne peut pas mobiliser les exploités de chaque pays dans un affrontement ouvert. Contrairement aux années 1930, le prolétariat n’est pas vaincu.
En réalité, les années 1980 commencent déjà à révéler les difficultés de la classe ouvrière à développer sa lutte plus avant, à porter son projet révolutionnaire :
La répression en Pologne et cette grève matée aux Etats-Unis vont agir comme un véritable coup de massue et sonner le prolétariat international pendant près de deux ans.
En 1984, la Première ministre britannique Margareth Thatcher va aller encore beaucoup plus loin. La classe ouvrière de Grande-Bretagne est alors réputée être la plus combative du monde, elle remporte année après année le record du nombre de jours de grève. La Dame de fer provoque les mineurs ; main dans la main avec les syndicats, elle les isole du reste de leurs frères de classe ; pendant un an, ils vont ainsi lutter seuls, jusqu’à épuisement (Thatcher et son gouvernement avaient préparé leur coup, en accumulant en secret des stocks de charbon) ; les manifestations sont réprimées dans le sang (trois morts, 20 000 blessés, 11 300 arrestations). Le prolétariat britannique mettra 40 ans à se relever de ce coup, atone et soumis jusqu’à l’été… 2022 (nous y reviendrons). Surtout, cette défaite montre que le prolétariat n’a pas réussi à comprendre le piège, à briser le sabotage et la division syndicale. La politisation des luttes demeure largement insuffisante, ce qui représente un handicap grandissant.
Une petite phrase de notre article de 1988 que nous avons déjà cité résume à elle-seule le problème crucial du prolétariat à l’époque : « On parle peut-être moins facilement de révolution en 1988 qu'en 1968. » Nous-mêmes nous n’avions pas à ce moment-là suffisamment compris toute la portée de ce constat, nous ne faisions que le pressentir. En fait, la génération qui avait accompli sa tâche en mettant fin à la contre-révolution en Mai 1968 ne pouvait aussi développer le projet révolutionnaire du prolétariat.
Cette absence de perspective commence à marquer toute la société : la drogue se répand comme le nihilisme. Ce n’est pas un hasard si c’est à cette époque que deux petits mots contenus dans une chanson du groupe punk Les Sex Pistols se taguent sur les murs de Londres : No future.
C’est dans ce contexte que commencent à poindre les limites de la génération 68 et le pourrissement de la société qu’un terrible coup va être porté à notre classe : l’effondrement du bloc de l’Est en 1989-91 déclenche une assourdissante campagne sur « la mort du communisme ». Le grand mensonge « stalinisme = communisme » est exploité une nouvelle fois à fond ; tous les crimes abominables de ce régime en réalité capitaliste vont être attribués à la classe ouvrière et « son » système. Pire, il va être claironné jour et nuit : « Voilà où mène la lutte ouvrière, à la barbarie et à la faillite ! Voilà où mène ce rêve de révolution, au cauchemar ! » Le résultat se révèle terrible : les ouvriers ont honte de leur lutte, de leur classe, de leur histoire. Privés de perspective, ils se renient eux-mêmes, en perdent aussi la mémoire. Toutes les leçons, tous les acquis des grands mouvements sociaux passés tombent dans les limbes de l’oubli. Ce changement historique dans la situation mondiale finit de plonger l’humanité dans une nouvelle phase du déclin du capitaliste : la phase de décomposition.
La décomposition n’est pas un moment passager et superficiel, il s’agit d’une dynamique profonde qui structure la société. La décomposition est la dernière phase du capitalisme décadent, une phase d’agonie qui se terminera par la mort de l’humanité ou la révolution. Elle est le fruit des années 1970-1980 durant lesquelles ni la bourgeoisie ni le prolétariat n’a pu imposer sa perspective : la guerre pour l’une, la révolution pour l’autre. La décomposition exprime cette sorte de blocage historique entre les classes :
Résultat, privé de toute issue mais toujours en train de s’enfoncer dans la crise économique, le capitalisme décadent se met à pourrir sur pieds. Cette putréfaction affecte la société à tous les niveaux, l’absence de perspective, de futur, agit comme un véritable poison : montée de l’individualisme, de l’irrationalité, de la violence, de l’autodestruction, etc. La peur et la haine l’emportent peu à peu. Se développent les Cartels de drogue en Amérique du Sud, le racisme partout… La pensée est marquée par l’impossibilité de se projeter, par une vision courte et bornée ; la politique de la bourgeoisie se retrouve elle-même de plus en plus limitée au coup par coup. Ce bain quotidien imprègne forcément les prolétaires, d’autant plus qu’ils ne croient plus en l’avenir de la révolution, qu’ils ont honte de leur passé et qu’il ne se ressentent plus être une classe. Atomisés, réduits à des individus-citoyens, ils subissent de plein fouet le pourrissement de la société. Le plus grave est sûrement l’espèce d’amnésie vis-à-vis des acquis et des avancées de la période 1968-1989.
Pour enfoncer le clou, la politique économique de la classe dominante attaque délibérément tout sentiment d’identité de classe, à la fois en faisant éclater les vieux centres industriels de résistance de la classe ouvrière et en introduisant des formes beaucoup plus atomisées de travail, comme ladite "gig economy" (économie des petits boulots) où les ouvriers sont régulièrement traités comme des "autoentrepreneurs".
Pour toute une partie de la jeunesse ouvrière, la conséquence est catastrophique : tendance à la formation de gangs dans les centres urbains, qui expriment à la fois un manque de toute perspective économique et une recherche désespérée d’une communauté de rechange qui aboutit à la création de divisions meurtrières entre les jeunes, basées sur des rivalités entre différents quartiers et différentes conditions, sur la concurrence pour le contrôle de l’économie locale de la drogue, ou sur des différences raciales ou religieuses.
Si la génération 68 subit ce recul, la génération entrant dans le monde adulte en 1990 - avec le mensonge de « la mort du communisme » et cette dynamique de décomposition de la société – semble alors perdue pour la lutte de classe.
En 1999, à Seattle, à l’occasion d’une conférence de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), un nouveau mouvement politique apparaît sur le devant de la scène médiatique : l’altermondialisme. 40.000 manifestants, en grande majorité des jeunes, se dressent contre l’évolution de la société capitaliste qui marchandise toute la planète. Lors du sommet du G8 à Gênes en 2001, ils sont 300.000.
Que révèle l’apparition de ce courant ? Si en 1990, le président américain Georges Bush père avait promis « un nouvel ordre mondial » fait de « paix et de prospérité », la réalité de la décennie a été toute autre : guerre du Golfe en 1991, en Yougoslavie en 1993, génocide au Rwanda en 1994, crise et faillite des « Tigres asiatiques » en 1997… et partout une montée du chômage, de la précarité, de la « flexibilité ». Bref, le capitalisme a continué de s’enfoncer dans sa décadence. Ce qui, forcément, a poussé la classe ouvrière et toutes les couches de la société à s’inquiéter, s’interroger, réfléchir. Chacun dans son coin. L’émergence du mouvement altermondialiste est la résultante de cette dynamique : une protestation « citoyenne », qui se dresse contre la « mondialisation », et réclame un capitalisme mondial « équitable ». Il s’agit d’une aspiration à un autre monde, mais sur un terrain non-ouvrier, non révolutionnaire, sur le terrain bourgeois de la croyance en la démocratie.
Les années 2000-2010 vont être une succession de tentatives de luttes qui toutes vont se confronter à cette faiblesse décisive liée à la perte d’identité de classe.
Le 15 février 2003 a lieu la plus importante manifestation mondiale enregistrée (à ce jour encore). 3 millions de personnes à Rome, 1 million à Barcelone, 2 millions à Londres, etc. Il s’agit de protester contre la guerre en Irak qui se profile - elle éclatera effectivement en mars, en prétextant la lutte contre le terrorisme, durera 8 ans et fera 1,2 million de morts. Dans ce mouvement, il y a le refus de la guerre, alors que les guerres successives des années 1990 n’avaient soulevé aucune résistance. Mais c’est surtout un mouvement enfermé sur le terrain citoyen et pacifiste ; ce n’est pas la classe ouvrière qui lutte contre les velléités guerrières de leurs États, mais une addition de citoyens qui réclament à leurs gouvernements une politique de paix.
En mai-juin 2003, en France, de nombreuses manifestations vont se succéder contre une réforme du régime de retraite. La grève éclate dans le secteur de l’Education nationale, une menace de « grève générale » plane, elle n’aura finalement pas lieu et les professeurs resteront isolés. Cet enfermement sectoriel est le fruit, évidemment, d’une politique délibérée de division de la part des syndicats, mais ce sabotage réussit car il s’appuie sur une très grande faiblesse dans la classe : les enseignants se considèrent à part, ils ne se ressentent pas comme des travailleurs, des membres de la classe ouvrière. Pour l’instant, la notion même de classe ouvrière est toujours perdue dans les limbes, rejetée, ringardisée, honteuse.
En 2006, les étudiants en France se mobilisent massivement contre un contrat précaire spécial jeune : le CPE. Ce mouvement va démontrer un paradoxe : la réflexion se poursuit dans la classe mais la classe ne le sait pas. Les étudiants redécouvrent en effet une forme de lutte authentiquement ouvrière : les assemblées générales. Dans ces AG ont lieu de réelles discussions ; elles sont ouvertes aux travailleurs, aux chômeurs, aux retraités ; les interventions des plus âgés sont applaudies. Le slogan phare dans les cortèges devient : « Jeunes lardons, vieux croutons, tous la même salade ». Il y a là l’émergence de la solidarité ouvrière entre les générations, et la compréhension que tout le monde est touché, que tout le monde doit se souder. Ce mouvement, qui déborde l'encadrement syndical, contient le « risque » (pour la bourgeoisie) d’attirer les employés et les ouvriers dans une voie semblablement "incontrôlée". Le chef du gouvernement est contraint de retirer le projet de loi. Cette victoire marque l’avancée des efforts que déploie la classe ouvrière depuis le début des années 2000 pour sortir du marasme des années 1990. Dans le feu de la lutte, nous publions et diffusons un supplément qui titre : « Salut aux nouvelles générations de la classe ouvrière [80] ! ». Et en effet, ce mouvement montre l’émergence d’une nouvelle génération qui n’a vécu ni l’essoufflement des luttes des années 1980 et parfois leur répression, ni directement le grand mensonge « stalinisme = communisme », « révolution = barbarie », une nouvelle génération frappée par le développement de la crise et de la précarité, une nouvelle génération prête à refuser les sacrifices imposés et à lutter. Seulement, cette génération a aussi grandi dans les années 1990, ce qui la marque le plus c’est l’apparente absence de la classe ouvrière, la disparition de son projet et de son expérience. Cette nouvelle génération doit ainsi « réinventer » ; résultat, elle reprend les méthodes de luttes du prolétariat mais – et le « mais » est de taille – de manière non consciente, par instinct, en se diluant dans la masse des « citoyens ». C’est un peu comme dans la pièce de Molière où Monsieur Jourdain fait de la prose sans le savoir. Voilà ce qui explique, qu’une fois disparu, ce mouvement ne laisse aucune trace apparente : pas de groupes, pas de journaux, pas de livres… Les protagonistes eux-mêmes semblent très rapidement oublier ce qu’ils ont vécu.
Le « mouvement des places » qui va balayer la planète quelques années après va être une démonstration flagrante de ces forces contradictoires, de cet élan et de ces faiblesses profondes et historiques. La combativité se développe, comme la réflexion, mais sans référence à la classe ouvrière et son histoire, sans sentiment d’appartenance au prolétariat, sans identité de classe.
Le 15 septembre 2008, la plus grande faillite de l’histoire, celle de la banque d’investissement Lehman Brothers, déclenche un vent de panique international ; c’est la crise dite des « subprimes ». Des millions d’ouvriers perdent leurs maigres investissements et leurs pensions de retraite ; des plans d’austérité plongent des populations entières dans la misère. Immédiatement, le rouleau compresseur de la propagande se met en branle : ce n’est pas le système capitaliste qui montre là une nouvelle fois ses limites mais ce sont les banquiers véreux et cupides qui sont la cause de tous les maux. La preuve, des pays vont bien, les BRICS notamment, la Chine tout particulièrement. La forme même que prend cette crise, "un resserrement du crédit" impliquant une perte massive des économies pour des millions de travailleurs, rend encore plus difficile de répondre sur un terrain de classe, puisque l’impact semble plus affecter les ménages individuels qu’une classe associée. Ce qui est justement là le talon d’Achille du prolétariat depuis 1990, avoir oublié qu’il existe et qu’il est même la principale force de la société.
En 2010, la bourgeoisie française saisit ce contexte de grande confusion dans la classe pour orchestrer avec ses syndicats une série de quatorze journées d’action qui vont aboutir à la victoire du gouvernement (l’adoption d’une énième réforme des retraites), à l’épuisement et à la démoralisation. En limitant la lutte à des défilés syndicaux, sans aucune vie ni discussion dans les cortèges, la bourgeoise parvient là à exploiter les grandes faiblesses politiques des travailleurs pour effacer encore un peu plus la principale leçon positive du mouvent anti-CPE de 2006 : les assemblées générales comme poumon de la lutte.
Le 17 décembre 2010, en Tunisie, un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes voit ses maigres marchandises réquisitionnées par la police, qui le tabasse. Désespéré, il s’immole par le feu. S’en suit un véritable cri de colère et d’indignation qui secoue tout le pays et traverse les frontières. La misère et la répression effroyables dans tout le Maghreb poussent les populations à la révolte. Les masses se regroupent, d’abord sur la place Tahrir, en Egypte. Les ouvriers qui luttent se retrouvent dilués dans la foule, au milieu de toutes les autres couches non-exploiteuses de la société ; le mot d’ordre est dans chaque pays « Dégage ! » : « Moubarak dégage », « Kadafi dégage », etc. C’est un appel à la démission des dirigeants et à leur remplacement ; les protagonistes exigent la démocratie et le partage des richesses. La colère aboutit donc à ces mots d’ordre illusoires et bourgeois.
En 2011, en Espagne, toute une génération précarisée, contrainte de rester vivre chez ses parents, s’inspire de ce qui est maintenant appelé « Le Printemps arabe » et envahit à son tour la place de Madrid. Le slogan est : « De la place Tahrir à la Puerta del sol ». Le mouvement des « Indignados » est né, il se repend dans tout le pays. Même s’il s’agit d’un regroupement de toutes les couches de la société comme au Maghreb, la composante ouvrière y est ici largement majoritaire. Ainsi, les rassemblements prennent la forme d’assemblées pour débattre et s’organiser. Quand nous intervenons, nous remarquons une sorte d’élan internationaliste à travers les nombreux saluts aux expressions de solidarité en provenance de tous les coins du monde, le mot d’ordre "révolution mondiale" est pris au sérieux, une reconnaissance que "le système est obsolète" et une forte volonté de discuter la possibilité d’une nouvelle forme d’organisation sociale, de nombreuses questions sont soulevées sur la morale, la science, la culture,…
Aux États-Unis, en Israël, au Royaume-Uni… ce « mouvement des places » prend alors le nom de « Occupy ». Le fait « d’occuper » est donc mis au centre ; les participants témoignent de leurs souffrances liées à la précarité et à la flexibilité qui rendent presque impossible le simple fait d’avoir de vrais collègues stables, ou la moindre vie sociale. Cette déstructuration et exploitation forcenée individualise, isole, atomise. Les protagonistes d’Occupy affichent ainsi leur joie de se retrouver ensemble pour faire communauté, pour pouvoir discuter et même vivre dans un collectif. Il y a donc déjà là une sorte de régression par rapport aux Indignados, car il s’agit moins de lutter que d’être ensemble. Mais surtout, Occupy est né aux États-Unis, pays de la répression ouvrière sous Reagan, pays symbole de la victoire du capitalisme sur le « communisme », pays champion du remplacement de la classe ouvrière par des individus auto-entrepreneurs, en free-lance, etc. Ce mouvement est donc extrêmement marqué par la perte d’identité de classe, par l’effacement de toute l’expérience ouvrière accumulée mais refoulée. Occupy va se focaliser sur la théorie des 1% (la minorité qui détient les richesses… en fait la bourgeoisie) pour réclamer plus de démocratie et une meilleure répartition des biens. Autrement dit, un vœu pieux et dangereux pour un meilleur capitalisme, plus juste, plus humain. D’ailleurs, la place forte du mouvement est Wall Street, la bourse de New-York (Occupy Wall Street), pour symboliser que l’ennemi est la finance véreuse.
Mais au fond, cette faiblesse marque aussi les Indignados : la tendance à se voir comme "citoyens" plutôt que comme prolétaires rend tout le mouvement vulnérable à l’idéologie démocratique, ce qui finit par permettre aux partis bourgeois comme Syriza en Grèce et Podemos en Espagne de se présenter comme les vrais héritiers de ces révoltes. « Democracia Real Ya ! » devient le mort d’ordre du mouvement.
Finalement, le reflux de ce « mouvement des places » approfondit encore le recul général de la conscience de classe. En Égypte, les illusions sur la démocratie ont préparé la voie à la restauration de la même sorte de gouvernance autoritaire qui avait été le catalyseur initial du "printemps arabe" ; en Israël, où les manifestations de masse ont lancé une fois le mot d’ordre internationaliste : "Netanyahu, Moubarak, Assad, même ennemi", la politique militariste brutale du gouvernement Netanyahu reprend maintenant le dessus ; en Espagne, beaucoup de jeunes gens qui avaient pris part au mouvement sont embarqués dans l’impasse absolue du nationalisme catalan ou espagnol. Aux États-Unis, la focalisation sur les 1% nourrit un sentiment populiste contre « les élites », « l’Establishment »,…
La période 2003-2011 représente ainsi toute une série d’efforts de notre classe pour lutter face à la dégradation continue des conditions de vie et de travail sous ce capitalisme en crise mais, privée d’identité de classe, elle aboutit (temporairement) à un marasme plus grand. Et l’aggravation de la décomposition dans les années 2010 va encore renforcer ces difficultés : développement du populisme, avec toute l’irrationalité et la haine que ce courant politique bourgeois contient, prolifération à l’échelle internationale des attentats terroristes, prise de pouvoir sur des régions entières par les narcotrafiquants en Amérique du Sud, par les seigneurs de guerre au Moyen-Orient, en Afrique et dans le Caucase, immenses vagues de migrants fuyant l’horreur de la faim, de la guerre, de la barbarie, de la désertification liée au réchauffement climatique… la méditerranée devient un cimetière aquatique.
Cette dynamique pourrie et mortifère tend à renforcer le nationalisme et à se reposer sur la "protection" de l’État, à être influencé par les fausses critiques du système offertes par le populisme (et, pour une minorité, par le djihadisme), à adhérer à la "politique identitaire"… Le manque d'identité de classe est aggravé par la tendance à la fragmentation en identités raciales, sexuelles et autres, ce qui renforce à son tour l'exclusion et la division, alors que seul le prolétariat qui lutte pour ses propres intérêts peut être véritablement inclusif.
En un mot, la société capitaliste pourrit sur pieds.
Mais il ne faut pas voir dans la situation actuelle seulement la décomposition. D’autres forces sont à l’œuvre : avec l’enfoncement dans la décadence, la crise économique s’aggrave et avec elle pousse la nécessité de se battre ; l’horreur du quotidien pose sans cesse des questions qui ne peuvent que travailler dans les têtes ouvrières ; les luttes des dernières années passées ont commencé à amener quelques réponses et ces expériences creusent leur sillon sans que l’on s’en rende compte. Pour reprendre les mots de Marx : « Nous reconnaissons notre vielle amie, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement ».
En 2019, se développe en France un mouvement social contre une nouvelle réforme des retraites (sic). Plus encore que la combativité, qui est très grande, ce qui attire notre attention est la tendance à la solidarité entre les générations qui s’exprime dans les cortèges : de nombreux ouvriers proches de la soixantaine – et donc non concernés directement par la réforme –font grève et manifestent pour que les jeunes salariés ne subissent pas cette attaque gouvernementale. La solidarité intergénérationnelle très présente en 2006 semble ressurgir. Nous entendons des manifestants scander « La classe ouvrière existe ! », chanter « On est là, on est là pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur », et défendre l’idée de « guerre de classe ». S’il s’agit d’une minorité, l’idée flotte à nouveau dans l’air, une nouveauté depuis 30 ans !
En 2020 et 2021, pendant la pandémie de Covid et ses multiples confinements, nous faisons le constat de l’existence de grèves aux États-Unis, en Iran, en Italie, en Corée, en Espagne ou en France qui, même si elles sont éparses, témoignent de la profondeur de la colère, puisqu’il est particulièrement difficile de lutter en ces temps de chape de plomb étatique au nom de « la santé de tous ».
C’est pourquoi, quand en janvier 2022 l’inflation fait son grand retour après presque 30 ans d’accalmie sur ce front économique, nous décidons d’écrire un tract international :
Et c’est dans ce tract que nous annonçons donc : « Dans tous les pays, dans tous les secteurs, la classe ouvrière subit une dégradation insoutenable de ses conditions de vie et de travail. (…) Les attaques pleuvent sous le poids de l’aggravation de la crise économique mondiale. Malgré la crainte d’une crise sanitaire oppressante, la classe ouvrière commence à réagir. (…) Certes, il ne s’agit pas de mouvements massifs : les grèves et les manifestations sont encore trop maigres, trop éparses. Pourtant la bourgeoisie les surveille comme le lait sur le feu, consciente de l’ampleur de la colère qui gronde. (…) Alors comment développer une lutte unie et massive ? »
L’éclatement de la guerre en Ukraine, un mois plus tard, provoque l’effroi ; il y a dans la classe la peur que le conflit se répande et dégénère. Mais, en même temps, la guerre aggrave considérablement l’inflation. Ajouté aux effets désastreux du Brexit, c’est le Royaume-Uni qui est le plus durement touché.
Face à cette dégradation des conditions de vie et de travail insoutenable, la grève éclate au Royaume-Uni dans de multiples secteurs (santé, éducation, transport…) : c’est ce que les médias vont appeler « L’été de la colère », en référence à « L’hiver de la colère » de 1979 (qui reste le mouvement le plus massif de tous les pays après celui de Mai 1968 en France) !
En faisant ce parallèle entre ces deux grands mouvements séparés de 43 ans, les journalistes vont dire beaucoup plus que ce qu’ils croient. Car derrière cette expression de « colère » se cache un mouvement extrêmement profond. Deux expressions vont courir de piquet de grève en piquet de grève : « Enoughh is enough » et « Nous sommes des travailleurs ». Autrement dit, si les ouvriers britanniques se dressent face à l’inflation, ce n’est pas seulement parce que c’est insoutenable. La crise est nécessaire mais non suffisante. C’est aussi parce que la conscience a muri dans les têtes ouvrières, que la taupe a creusé durant des décennies et ressort à présent un petit bout de son museau. Reprenant la méthode de nos ancêtres d’Internationalismo qui leur avait permis d’anticiper la venue de Mai 1968 puis d’en comprendre la signification historique, nous sommes capables dès août 2022 de mettre en avant dans notre tract international que le réveil du prolétariat britannique a une portée mondiale et historique ; c’est pourquoi notre tract se conclut par : « Les grèves massives au Royaume-Uni sont un appel au combat pour les prolétaires de tous les pays ». Le fait que le prolétariat qui a fondé la Première internationale avec le prolétariat français en 1864 à Londres, qui a été le plus combatif des décennies 1970-80, qui a subi une défaite majeure face à Thatcher en 1984-85 et qui depuis n’avait plus été capable de réagir, annonce que maintenant « trop, c’est trop » révèle ce qui murit dans les profondeurs des entrailles de notre classe : le prolétariat commence à recouvrer son identité de classe, à se sentir plus confiant, à se sentir une force sociale et collective.
D’autant plus que ces grèves éclatent alors même que la guerre en Ukraine et tous ses discours patriotiques font rage. Comme nous le disions dans notre tract de fin aout 2002 : « L'importance de ce mouvement ne se limite pas au fait qu'il met fin à une longue période de passivité. Ces luttes se développent à un moment où le monde est confronté à une guerre impérialiste de grande ampleur, une guerre qui oppose, sur le terrain, la Russie à l'Ukraine mais qui a une portée mondiale avec, en particulier, une mobilisation des pays membres de l'OTAN. Une mobilisation en armes mais aussi économique, diplomatique et idéologique. Dans les pays occidentaux, le discours des gouvernements appelle aux sacrifices pour "défendre la liberté et la démocratie". Concrètement, cela veut dire qu'il faut que les prolétaires de ces pays doivent se serrer encore plus la ceinture pour "témoigner leur solidarité avec l'Ukraine", en fait avec la bourgeoisie ukrainienne et celle des pays occidentaux. (…) Les gouvernements en appellent aux "sacrifices pour lutter contre l'inflation". C'est une farce sinistre alors qu'ils ne font que l'aggraver en faisant exploser les dépenses de guerre. Voilà l’avenir que promettent le capitalisme et ses bourgeoisies nationales en compétition : plus de guerres, plus d’exploitation, plus de destructions, plus de misère. Voilà aussi ce que les grèves du prolétariat au Royaume-Uni portent en germe, même si les travailleurs n’en ont pas toujours pleinement conscience : le refus de se sacrifier encore et toujours plus pour les intérêts de la classe dominante, le refus des sacrifices pour l’économie nationale et pour l’effort de guerre, le refus d’accepter la logique de ce système qui mène l’humanité vers la catastrophe et, finalement, à sa destruction. »
Alors que les grèves au Royaume-Uni se poursuivent et touchent de plus en plus de secteurs, un grand mouvement social nait en France contre… une réforme des retraites. Les mêmes caractéristiques apparaissent de ce côté de la manche, en France aussi les manifestants mettent en avant leur appartenance au camp des travailleurs et le « Trop c’est trop » est repris sous la forme « C’est assez ! ». Evidemment, le prolétariat en France apporte à cette dynamique internationale son habitude de prendre massivement la rue, ce qui contraste avec l’éparpillement des piquets imposés par les syndicats aux Royaume-Uni. Plus significatif encore de l’apport de cet épisode de lutte au processus global international est le slogan qui fleurit partout dans les cortèges : « Tu nous mets 64, on te re-met 68 » (le gouvernement veut repousser l’âge légal de la retraite à 64 ans, les manifestants y opposent leur volonté de refaire Mai 68). Au-delà du très bon jeu de mot (l’inventivité de la classe ouvrière en lutte), ce slogan immédiatement populaire indique que le prolétariat en commençant à se reconnaître comme une classe, en commençant à recouvrer son identité de classe, commence aussi à se rappeler, à réactiver sa mémoire endormie. Nous avons d’ailleurs eu la surprise, en intervenant dans les cortèges, de voir apparaître des références au mouvement de 2006 contre le CPE. Alors que cet épisode semblait effacé, ignoré de tous, voilà que les jeunes manifestants en reparlent, se demandent ce qui s’est passé… Nous publions et diffusons donc immédiatement un nouveau tract, pour revenir sur la chronologie du mouvement et ses leçons (l’importance des assemblées générales ouvertes et souveraines, c’est-à-dire réellement organisées et dirigées par l’assemblée et non par les syndicats). En voyant le titre, les manifestants viennent nous réclamer le papier et certains, après l’avoir lu, nous remercient lorsqu’ils nous recroisent sur le pavé. Ce n’est donc pas seulement le facteur « rupture » qui explique la capacité de la nouvelle génération actuelle à entrainer tout le prolétariat dans la lutte. Au contraire, la notion de continuité est peut-être plus importante encore. Nous avions donc raison d’écrire en 2020 : « Les acquis des luttes de la période 1968-89 ne sont pas perdus, même s’ils ont pu être oubliés par beaucoup d’ouvriers (et de révolutionnaires) : combat pour l’auto-organisation et l’extension des luttes ; début de compréhension du rôle anti-ouvrier des syndicats et des partis capitalistes de gauche ; résistance à l’embrigadement guerrier ; méfiance envers le jeu électoral et parlementaire etc. Les luttes futures devront s'appuyer sur l'assimilation critique de ces acquis en allant beaucoup plus loin et certainement pas sur leur négation ou leur oubli » (article bilan du 23ème congrès, Revue Internationale 164, 2020).
L’expérience accumulée par les générations précédentes, depuis 68, et même depuis le début du mouvement ouvrier, n’a pas été effacée mais plongée dans une mémoire endormie ; la reconquête de l’identité de classe permet qu’elle soit réactivée, que la classe ouvrière parte à la reconquête de sa propre histoire.
Concrètement, les générations qui ont connu 68 et la confrontation aux syndicats dans les années 70/80 est aujourd’hui encore vivante, elle peut raconter, transmettre. La génération « perdue » des années 90 pourra, elle-aussi, apporter sa contribution. Les jeunes des assemblées de 2006 et 2011 pourront enfin comprendre ce qu’ils ont fait, le sens de leur auto-organisation, et le raconter aux nouveaux. D’un côté, cette nouvelle génération des années 2020 n’a pas subi les défaites des années 1980 (sous Tatcher et Reagan), ni le mensonge de 1990 sur la mort du communisme et la fin de la lutte de classe, ni les années de plomb qui ont suivi ; de l’autre, elle a grandi dans une crise économique permanente et un monde en perdition ; c’est pourquoi elle porte en elle une combativité intacte. Cette nouvelle génération peut entraîner derrière elle toutes les autres, tout en devant les écouter, apprendre de leurs expériences, de leurs victoires comme de leurs défaites. Passé, présent et futur peuvent à nouveau se nouer. C’est tout ce potentiel que porte en lui le mouvement actuel et à venir, c’est tout ce qu’il y a derrière la notion de « rupture » : une nouvelle dynamique qui rompt avec l’atonie et l’amnésie qui domine depuis 1990, une nouvelle dynamique qui se réapproprie l’histoire du mouvement ouvrier de façon critique pour la porter beaucoup plus loin. Les grèves qui se développent aujourd’hui sont le fruit de la maturation souterraine des décennies précédentes et peuvent permettre à leur tour une maturation bien plus grande.
Et évidemment, celles qui représentent cette continuité historique et cette mémoire, les organisations révolutionnaires, ont un immense rôle à jouer dans ce processus.
Depuis 2020 et la pandémie de Covid, la décomposition du capitalisme s’est accélérée sur toute la planète. Toutes les crises de ce système décadent -crises sanitaire, économique, climatique, sociale, guerrière– se nouent pour former un tourbillon dévastateur[4]. Cette dynamique menace d’entraîner toute l’humanité vers la mort.
La classe ouvrière est donc confrontée à un défi majeur, celui de parvenir à développer son projet révolutionnaire et ainsi proposer sa perspective, celle du communisme, dans ce contexte pourrissant. Pour ce faire, elle doit déjà elle-même parvenir à résister à toutes les forces centrifuges qui s’exercent sur elle sans relâche, elle doit être capable de ne pas se laisser happer par la fragmentation sociale qui pousse au racisme, à la confrontation entre bandes rivales, au repli, à la peur, elle doit être capable de ne pas céder aux sirènes du nationalisme et de la guerre (prétendument humanitaire, antiterroriste, de « résistance », etc… les bourgeoisies accusent toujours la partie ennemie de barbarie pour justifier la leur). Résister à toute cette pourriture qui gangrène peu à peu l’ensemble de la société et parvenir à développer sa lutte et sa perspective implique forcément pour toute la classe ouvrière d’élever son niveau de conscience et d’organisation, de parvenir à politiser ses luttes, à créer des lieux de débats, d’élaboration et de prise en main des grèves par les ouvriers eux-mêmes.
Alors, que nous disent toutes ces grèves, qualifiées « d’historiques » par les médias, de la dynamique en cours et de la capacité de notre classe à poursuivre ses efforts, quoiqu’entourée d’un monde en perdition?
La solidarité qui s’est exprimée dans toutes les grèves et tous les mouvements sociaux depuis 2022 montre que la classe ouvrière, quand elle lutte, parvient non seulement à résister à cette putréfaction sociale, mais aussi qu’elle amorce l’ébauche d’un antidote, la promesse d’un autre possible : la fraternité prolétarienne. Sa lutte est l’antithèse de la guerre de tous contre tous vers laquelle pousse la décomposition.
Sur les piquets de grève comme dans les cortèges de manifestants, au canada, en France comme en Islande, les expressions les plus courantes sont « On est tous dans le même bateau ! » et « Il faut lutter tous ensemble ! ».
Même aux États-Unis, ce pays gangréné par la violence, la drogue, le repli et la division raciale, la classe ouvrière a été capable de mettre en avant la question de la solidarité ouvrière entre les secteurs et entre les générations. Les témoignages qui ressortent de la grève « historique » de cet été, dont les ouvriers de l’automobile ont constitué le cœur, montrent même que le processus continue de progresser et de s’approfondir :
Cette solidarité se fonde explicitement sur l’idée que « nous sommes tous des travailleurs » !
Quel contraste avec les tentatives de pogroms anti-immigrés qui ont eu lieu à Dublin (Irlande) et à Romans-sur-Isère (France) ! Dans ces deux cas, suite à une agression mortelle au couteau, une fraction de la population a attribué la cause de ces meurtres à l’immigration et a réclamé vengeance, parcourant les rues pour lyncher. Il ne s’agit pas là de faits isolés et insignifiants, ils sont au contraire annonciateurs de la dérive générale de la société. Les rixes entre bandes de jeunes, les attentats, les assassinats commis par des déséquilibrés, les émeutes nihilistes se multiplient et ne vont faire qu’augmenter encore et encore.
Les forces de la décomposition vont peu à peu pousser à la fragmentation sociale ; la classe ouvrière va se retrouver au milieu d’une haine croissante. Pour résister à ces vents fétides, elle va devoir poursuivre ses efforts pour développer sa lutte et sa conscience. L’instinct de solidarité ne pourra suffire, il lui faudra aussi œuvrer à son unité, c’est-à-dire à une prise en main consciente de ses liens et de son organisation dans la lutte. Ce qui impliquera fatalement une confrontation aux syndicats et à leur sabotage permanent de division. Nous en revenons donc ici à la nécessaire réappropriation des leçons des luttes des années 1970-80.
La traversée de l’Atlantique par le cri « Enough is enough » révèle la nature profondément internationale de notre classe et de son combat. Les grèves aux États-Unis sont le fruit de l’influence directe des grèves au Royaume-Uni. Nous avions donc là aussi vu juste quand nous avions écrit au printemps 2023 : « L’anglais étant, par ailleurs, la langue de communication mondiale, l’influence de ces mouvements surpasse nécessairement celle que pourrait avoir des luttes en France ou en Allemagne, par exemple. Dans ce sens, le prolétariat britannique montre le chemin non seulement aux travailleurs européens, qui devront être à l’avant-garde de la montée de la lutte de classe, mais aussi au prolétariat mondial, et en particulier au prolétariat américain. » (Rapport lutte de classe, 25ème congrès, Revue Internationale 170, 2023).
Durant la grève des Big Three de l’automobile (Ford, Chrysler, General Motors) aux États-Unis, le sentiment d’être une classe internationale a ainsi commencé à poindre. En plus de cette référence explicite aux grèves du Royaume-Uni, les ouvriers ont tenté d’unifier la lutte de part et d’autre de la frontière américano-canadienne. La bourgeoisie ne s’est d’ailleurs pas trompée, elle a compris le danger d’une telle dynamique et le gouvernement canadien a immédiatement signé un accord avec les syndicats pour arrêter prématurément cette velléité de lutte commune et ainsi empêcher toute possibilité d’unification.
Pendant le mouvement en France aussi, il y a eu des expressions de solidarité internationale. Comme nous l’écrivons dans notre tract d’avril 2023[5] : « Les prolétaires commencent à se tendre la main par-delà les frontières, comme on a pu le voir avec la grève des ouvriers d’une raffinerie belge en solidarité avec les travailleurs en France, ou la grève du « Mobilier national » en France, avant la venue (repoussée) de Charles III à Versailles, en solidarité avec « les travailleurs anglais qui sont en grève depuis des semaines pour des augmentations de salaires ». À travers ces expressions encore très embryonnaires de solidarité, les ouvriers commencent à se reconnaître comme une classe internationale : nous sommes tous dans le même bateau ! ».
En fait, le retour de la combativité de la classe ouvrière depuis l’été 2022 porte une dimension internationale peut-être encore plus forte que dans les années 1960/70/80. Pourquoi ?
En Chine, la « croissance » ne cesse de ralentir et le chômage d’exploser. Les chiffres officiels de l’Etat chinois reconnaissent qu’un quart des jeunes sont sans emploi ! En réaction, les luttes se développent : « Frappées par la baisse des commandes, des usines employant une très grande quantité de main-d’œuvre délocalisent et licencient. Grèves contre les salaires impayés et manifestations contre les licenciements sans indemnités se multiplient ». De telles grèves dans un pays où la classe ouvrière est sous la chape de plomb idéologique et répressive du « communisme » sont particulièrement significatives de l’ampleur de la colère qui gronde. Avec le probable effondrement du secteur de la construction immobilière à venir, il nous faudra surveiller les possibles réactions ouvrières.
Pour l’heure, dans le reste de l’Asie, c’est surtout en Corée du Sud que le prolétariat a repris le chemin de la grève, avec un grand mouvement général en juillet dernier.
Cette dimension profondément internationale de la lutte de classe, ce début de compréhension que les travailleurs en grève luttent tous pour les mêmes intérêts quel que soit le côté de la frontière, représentent l’exact opposé de la nature intrinsèquement impérialiste du capitalisme. Se développe sous nos yeux l’opposition entre deux pôles : l’un fait de solidarité internationale, l’autre fait de guerres de plus en plus barbares et meurtrières.
Cela dit, la classe ouvrière est encore très loin d’être suffisamment forte (consciente et organisée) pour se dresser explicitement face à la guerre, ni même contre les effets de l’économie de guerre :
- Pour l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord, pour l’instant, les deux grandes guerres en cours ne semblent pas affecter substantiellement la combativité ouvrière. Les grèves au Royaume-Uni ont démarré juste après le début de la guerre en Ukraine, la grève dans l’automobile aux États-Unis s’est poursuivie malgré l’éclatement du conflit à Gaza et depuis d’autres grèves se sont développées au Canada, en Islande, en Suède… Mais il n’en reste pas moins que les travailleurs ne parviennent pas encore à intégrer à leur lutte – dans leurs slogans et leurs débats – le lien entre l’inflation, les coups portés par la bourgeoisie et la guerre. Cette difficulté est due au manque de confiance que les ouvriers ont en eux, au manque de conscience de la force qu’ils représentent en tant que classe ; se dresser contre la guerre et ses conséquences apparait comme un défi beaucoup trop grand, écrasant, hors d’atteinte. La réalisation de ce lien dépend d'un degré de conscience plus élevé. Il a fallu 3 ans au prolétariat international pour faire ce lien face à la Première Guerre mondiale. Dans la période 1968-1989, le prolétariat n'a pas été capable de faire ce lien, ce qui a été l'un des facteurs inhibant sa capacité à développer sa politisation. Ainsi, après 30 ans de recul, il ne faut pas s'attendre à ce que le prolétariat franchisse immédiatement ce pas fondamental. C'est un pas profondément politique, qui marquera une rupture cruciale avec l'idéologie bourgeoise. Un pas qui exige de comprendre que le capitalisme est une barbarie militaire, que la guerre permanente n'est pas quelque chose d'accidentel mais une caractéristique du capitalisme décadent.
- En Europe de l'Est, la guerre a par contre un impact absolument désastreux ; il n'y a pas eu d'oppositions - pas même des manifestations pacifistes - contre la guerre. Alors que ce conflit a déjà fait 500 000 morts (250.000 de chaque côté), qu’en Russie comme en Ukraine, les jeunes fuient la mobilisation pour sauver leur peau, il n’y a aucune contestation collective. La seule issue possible est individuelle : déserter et se cacher. Cette absence de réaction de classe confirme que si 1989 était un coup contre tout le prolétariat au niveau mondial, les travailleurs des pays staliniens ont été encore plus fortement touchés. L'extrême faiblesse de la classe ouvrière de l'Europe de l'Est est la pointe de l'iceberg de la faiblesse de la classe ouvrière des pays de toute l’ex-URSS. La menace de guerre qui plane au-dessus des pays de l’ex-Yougoslavie est en partie possible à cause de cette profonde faiblesse du prolétariat qui y vit.
- Quant à la Chine, il est difficile d’évaluer précisément où en est la classe ouvrière de ce pays par rapport à la guerre ? Il faut surveiller la situation et son évolution de près. L’ampleur de la crise économique à venir va jouer un grand rôle sur la dynamique du prolétariat. Cela dit, comme à l’Est, le stalinisme (mort ou vivant) va encore et toujours jouer son rôle contre notre classe. Quand on doit étudier à l'école les idées (dénaturées) de Karl Marx, on est dégoûté du marxisme.
En fait, chaque guerre - qui ne manquera pas d’éclater - va poser des problèmes différents au prolétariat mondial. La guerre en Ukraine ne pose pas les mêmes problèmes que la guerre à Gaza, qui ne pose pas les mêmes problèmes que la guerre qui menace à Taïwan. Par exemple, le conflit israélo-palestinien engendre une situation pourrie de haine dans les pays centraux entre les communautés juives et musulmanes, ce qui permet à la bourgeoisie de faire un immense battage de division.
Mais à l’Ouest comme à l’Est, au Nord comme au Sud, nous pouvons néanmoins reconnaître que, généralement, le processus de développement de la conscience sur la question de la guerre sera très difficile, et il n'y a aucune garantie que le prolétariat réussisse à le mener à bien. Comme nous l'avons souligné il y a déjà 33 ans : "Contrairement au passé, le développement d'une nouvelle vague révolutionnaire ne viendra pas d'une guerre mais de l'aggravation de la crise économique. (…) La mobilisation de la classe ouvrière, point de départ des combats de classe à grande échelle, viendra des attaques économiques. De même, au niveau de la conscience, l'aggravation de la crise sera un facteur fondamental pour révéler l'impasse historique du mode de production capitaliste. Mais à ce même niveau de conscience, la question de la guerre est à nouveau appelée à jouer un rôle de premier ordre :
- en mettant en évidence les conséquences fondamentales de cette impasse historique : la destruction de l'humanité,
- en constituant la seule conséquence objective de la crise, de la décadence et de la décomposition que le prolétariat puisse aujourd'hui limiter (à la différence de toutes les autres manifestations de la décomposition), dans la mesure où, dans les pays centraux, elle n'est pas actuellement enrôlée sous les drapeaux du nationalisme". (« Militarisme et décomposition », Revue Internationale 64, 1991)
Là encore, nous voyons à quel point la capacité du prolétariat à politiser ses luttes sera la clef de l’avenir.
L’aggravation de la décomposition va poser sur le chemin de la classe ouvrière vers la révolution toute une série d’embuches. À la fragmentation sociale, à la guerre et au chaos, on peut encore ajouter l’épanouissement du populisme.
En Argentine, Javier Milei vient d’être élu président. La 23ème puissance mondiale se retrouve avec à la tête de son État un homme qui défend que la terre est plate ! C’est une tronçonneuse à la main, en marche, qu’il tient ses meetings. Bref, il ferait passer Trump pour un homme de science. Au-delà de l’anecdote, cela montre à quel point la décomposition avance et engloutit dans son irrationalité et sa pourriture des parties de plus en plus larges de la classe dominante :
Jusqu’à présent, toute cette putréfaction n'a pas empêché la classe ouvrière de développer ses luttes et sa conscience. Mais nous devons garder l’esprit et les yeux grands ouverts pour suivre l’évolution et parvenir à évaluer le poids du populisme sur la pensée rationnelle que doit développer le prolétariat pour mener à bien son projet révolutionnaire.
Ce pas décisif de la politisation des luttes a manqué dans les années 1980. Aujourd’hui, c’est dans le contexte terriblement plus difficile de la décomposition que le prolétariat doit parvenir à le réaliser, sans quoi le capitalisme emportera toute l’humanité dans la barbarie, le chaos et, in fine, la mort.
L’issue victorieuse d’une révolution est possible. Il n’y a pas que la décomposition qui progresse, les conditions objectives permettant la révolution aussi : une crise économique mondiale de plus en plus dévastatrice qui pousse vers la lutte ; une classe ouvrière toujours plus nombreuse, concentrée et liée à l’échelle internationale ; une expérience ouvrière historique qui s’accumule.
L’enfoncement dans la décadence révèle toujours plus la nécessité de la révolution mondiale !
Pour y parvenir, les efforts actuels de notre classe devront se poursuivre, en particulier la réappropriation des leçons du passé (les vagues de luttes des années 1970-80, la vague révolutionnaire des années 1910-20). La génération actuelle qui se dresse appartient à toute une chaîne qui nous relie aux premières luttes, aux premiers combats de notre classe depuis les années 1830 !
Il faudra aussi, à terme, parvenir à briser le grand mensonge qui pèse tant depuis la contre-révolution selon le quel stalinisme = communisme.
Avec tout ce processus, se joue la question de la confiance dans la force organisée du prolétariat, dans la perspective et donc dans la possibilité de la révolution… C’est dans le feu des luttes à venir, dans le combat politique contre le sabotage syndical, contre les pièges sophistiqués des grandes démocraties, en parvenant à se regrouper en assemblées, en comités, en cercles pour débattre et décider, que notre classe fera tout cet apprentissage nécessaire. Car, comme l’écrivait Rosa Luxemburg dans une lettre à Mehring : « Le socialisme n’est pas, précisément, un problème de couteau et de fourchette, mais un mouvement de culture, une grande et puissante conception du monde. » (Rosa Luxemburg, lettre à Franz Mehring).
Oui, ce chemin sera difficile, accidenté et incertain, mais il n’y en a pas d’autre.
Gracchus
[1] Contre les attaques de la bourgeoisie, nous avons besoin d’une lutte unie et massive! (Tract international) [81]
[2] Selon la formule de Shakespeare dans Richard III.
[3] Titre d’un livre du journaliste et révolutionnaire Victor Serge.
[4] Lire « L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité », Revue Internationale 169, 2022.
[5] Depuis « L’été de la rupture en 2022 », nous avons écrit 7 tracts différents, diffusés à plus de 130 000 exemplaires rien qu’en France.
Jacques Camatte est sans doute l'un des pères fondateurs du courant dit de la "communisation". Dans le développement d'une critique marxiste des erreurs profondes de ce courant, nous pensons qu'il sera utile de rendre compte de l'errance politique de Camatte, du bordiguisme orthodoxe au rejet total de la "théorie du prolétariat" et à une théorisation de l'échappatoire à la lutte des classes. À notre avis, si peu de "communisateurs" ont suivi Camatte jusqu'à ses conclusions ultimes, à bien des égards, le chemin qu'il a suivi révèle la véritable dynamique de toute la tendance communisatrice.
Notre objectif ici n'est pas d'écrire la biographie de Camatte, mais d'examiner sa trajectoire à la lumière de certains de ses travaux théoriques les plus significatifs.
Selon Wikipédia, Camatte, à l'âge de 18 ans, était déjà membre de la Fraction française de la Gauche communiste en 1953[1] -autrement dit, peu après la scission du Partito Comunista Internazionalista (PCInt) en Italie entre la tendance autour de Damen et la tendance autour de Bordiga. La Fraction française se transformera plus tard en la section française du Parti communiste international (PCI) bordiguiste qui publiera Programme Communiste et Le Prolétaire. Camatte va jouer un rôle croissant dans le travail théorique de cette organisation, tout en développant une étroite collaboration avec Bordiga. Cependant, au début des années 60, il n'est pas satisfait de la direction que prend l'organisation -une pratique militante et syndicale centrée sur la production de "journaux ouvriers". Camatte considère que, puisque la période reste essentiellement dominée par la contre-révolution, les tâches du PCI sont avant tout théoriques : la dénonciation de toutes les formes de révisionnisme et la restauration du programme communiste. En 1966, Camatte rompt avec le PCI et se lance de son côté dans la publication de la revue Invariance, dont la "déclaration de principes", figurant sur la page intérieure de la première série, montre une nette continuité avec la tradition bordiguiste[2] :
"Invariance de la théorie du prolétariat :
Invariance n° 6, publié en avril 1969 sous le titre "La Révolution Communiste, Thèses de Travail", est un ouvrage substantiel, de plus de 150 pages recto-verso, qui nous offre un aperçu des principales conclusions et orientations politiques de la revue à ce moment-là –intéressantes, surtout en ceci qu'elles tendent à rejeter certaines des sacro-saintes vérités du bordiguisme.
Il est divisé en plusieurs chapitres qui traitent de l'histoire du mouvement prolétarien depuis ses débuts jusqu'à l'après-guerre, de la nature de la Russie stalinienne, de la question coloniale, de la crise économique et de l'évolution du capitalisme.
Le premier chapitre, "Brève histoire du mouvement de la classe prolétarienne dans l'espace euro-américain, des origines à nos jours" confirme que le point de départ d'Invariance reste la tradition marxiste et la théorie du prolétariat, ce qui, selon lui, a été confirmé par la vague révolutionnaire qui a suivi la Première Guerre mondiale ; et, à ce stade du moins, semble s'attacher à l'idée que la future révolution communiste est la tâche du seul prolétariat. Il développe également une analyse assez cohérente de la succession des différentes phases de poussée de la classe et de contre-révolution dans l'histoire du prolétariat et, en particulier de la défaite de la vague révolutionnaire et de la lutte de la Gauche communiste contre la dégénérescence de l'Internationale communiste. Mais, contrairement aux courants bordiguistes plus "traditionnels", il n'exclut pas certains courants de la Gauche communiste comme le KAPD, dont les thèses sur le parti seront publiées, avec le Manifeste du groupe de Miasnikov en Russie, dans les éditions ultérieures d'Invariance : "Un élément fondamental pour la réacquisition de la totalité doctrinale est fourni par la contribution de la Gauche communiste italienne. Cependant, de nombreux éléments parallèles peuvent également être nécessaires : tribunistes, KAPD, divers mouvements se référant aux Conseils ouvriers, Lukacs... le travail d'unification implique le rejet des anathèmes" (Thèse 1.5.20, p. 37).
En même temps, le texte expose ses critiques à l'égard du glissement activiste et opportuniste des bordiguistes officiels :
On peut également noter que la vision d'Invariance sur les conditions de formation du parti commence à se rapprocher de la position de Bilan dans les années 1930 et de la GCF dans les années 1940, et donc de la reconnaissance que le parti bordiguiste "formel" n'était pas vraiment un parti :
Il s'agit sans doute d'une référence à l'intervention ridicule du PCI dans le mouvement de mai 1968, où les bordiguistes, malgré leur tendance à rejeter l'ensemble du mouvement comme petit-bourgeois, n'ont pu offrir rien de plus qu'un appel au rassemblement des masses derrière le Parti. En revanche, plusieurs passages des Thèses montrent que les premiers numéros d’Invariance considéraient Mai 68 comme une véritable rupture avec la contre-révolution.
Un autre élément positif des Thèses est la reconnaissance (qu'il partageait clairement avec Bordiga[3]) de la tendance croissante du capital à la destruction de la nature :
En même temps, les Thèses ne parviennent pas à dépasser certaines des plus importantes faiblesses théoriques de la tradition bordiguiste :
D'autre part, l'élément peut-être le plus significatif, vers la fin des Thèses, réside moins dans l'incapacité à critiquer le dogme bordiguiste, que dans une tendance à ouvrir la porte à certaines idées modernistes qui allaient se développer très rapidement dans la période suivante. Il en est ainsi dans la thèse 4.6.1, avec le début d'une nouvelle "périodisation" du capital, dans laquelle la guerre de 1914 ne marque pas le début définitif de l'époque décadente du capital, comme le proclamait l'Internationale communiste, mais le passage de la "domination formelle" à la "domination réelle" du capital. À partir de là, il n'y avait qu'un pas à franchir pour que Camatte affirme que le capital était devenu entièrement autonome et avait atteint une domination totale sur l'humanité, de sorte que l'humanité entière, plutôt que la classe ouvrière, devrait devenir le sujet de la révolution. Néanmoins, ce pas n'avait pas encore été franchi : "L'humanité entière a une tendance à s'opposer au capital, à se révolter contre lui. Mais quelle est la classe qui peut avoir le maximum de cohérence révolutionnaire, qui peut avoir un programme radical de destruction du capital et en même temps voir, décrire la société future, le communisme, c'est le prolétariat...La classe ouvrière, en se constituant comme classe, et donc comme parti, devient le sujet historique...L'homme est la négation du capital, mais sa négation active, positive, c'est le prolétariat" (Thèse 4.7.20, p. 139)
Le numéro 8 d'Invariance, qui couvre la période de juillet à décembre 1969, est intitulé "Transition". Le numéro précédent avait poursuivi les "Thèses de Travail" et était composé de toute une série de "textes de soutien" provenant des Partis Communistes d'Italie et des États-Unis, du KAPD, de contributions de Pannekoek, Gorter, Lukacs, Sylvia Pankhurst. Dans le numéro 8, nous trouvons les thèses du KAPD sur le parti et les interventions du KAPD lors du débat sur les syndicats au troisième congrès de l'Internationale communiste ; un texte de Jehan de 1937 sur la guerre en Espagne, défendant la position de la Fraction italienne ; et deux réimpressions d’articles de Programma Comunista - "Relativité et déterminisme, à l'occasion de la mort d'Albert Einstein", repris du n° 9 de 1955, et "Programme du communisme intégral et théorie marxiste de la connaissance", issu de la réunion du PCI à Milan en juin 1962.
À un certain niveau, donc, Invariance n° 8 poursuivait l'attitude plus ouverte aux différents courants de la gauche communiste que nous avions déjà vue dans le numéro 6. Mais la véritable signification de ce numéro se trouve dans deux courts articles au début du numéro : un éditorial intitulé "Transition" et un second article intitulé "Capitalisme et développement du gangstérisme".
Le premier commence comme suit :
Nous avons déjà noté que le numéro 6 contenait certaines des prémisses de la perspective moderniste, liées à la théorisation de la transition de la domination formelle à la domination réelle. Mais ici, la "transition" devient définitive.
Comme nous l'avons noté ailleurs[6], le concept de Marx de transition de la domination formelle à la domination réelle a été largement mal interprété, notamment dans les cercles modernistes. Dans un chapitre du Capital resté inédit jusqu'aux années 1930 et qui n'a pas été plus largement traduit et publié avant la fin des années 1960, "Résultats du processus immédiat de production", Marx l'a utilisé pour décrire l'évolution du capital à partir d'une phase où sa domination sur le travail restait formelle en ce sens qu'elle était encore marquée par des méthodes de production précapitalistes, notamment artisanales ; le capital avait privé le producteur individuel de son indépendance en le réduisant à un travailleur salarié, mais la méthode de production effective restait semi-individuelle et comprenait encore de nombreuses étapes jusqu’à la création du produit entier, même lorsque les producteurs étaient regroupés dans des centres de "fabrication". Le système d'usine à part entière, basé sur un machinisme développé, a réduit l'activité des travailleurs à une série de gestes fragmentés, c'est-à-dire à la subordination à la chaîne de production, en se débarrassant de plus en plus de tous ces vestiges artisanaux ; cette évolution correspondait aussi au passage de l'extraction de la plus-value absolue (où le taux d'exploitation dépendait dans une large mesure de l'allongement de la journée de travail) à l'extraction de la plus-value relative, qui permettait une réduction de la journée de travail mais aussi une compression plus efficace du travail productif : "La soumission réelle du travail par le capital se développe dans toutes les formes évoluées par la plus-value relative, par opposition à la plus-value absolue."7]
Pour un certain nombre de groupes, certains émergeant du bordiguisme ou se dirigeant vers un modernisme à part entière, comme Perspective Internationaliste, cette transition était plus ou moins équivalente au "vieux" passage du capitalisme ascendant au capitalisme décadent et fournissait une autre façon de considérer les principaux phénomènes de la période décadente, comme le capitalisme d'État, certains -comme Camatte dans ses Thèses de Travail- voyant même le moment clé arriver en 1914. Mais comme nous l'avons dit, Marx parlait clairement d'un processus qui était déjà bien engagé au milieu du 19e siècle et -puisque, comme Rosa Luxemburg l'a fait remarquer en 1913, de vastes régions du globe faisaient encore essentiellement partie du monde précapitaliste, même si l'impérialisme détruisait de plus en plus les anciennes formes et imposait sa domination politique aux colonies- la transition vers les formes modernes d'exploitation capitaliste était un processus qui s'est poursuivi tout au long du 20e siècle et qui n'est toujours pas achevé. Ainsi, comme moyen de comprendre que le capitalisme est entré dans son "époque de révolution sociale", le concept n'était pas adéquat, sauf dans la mesure où un certain niveau de développement capitaliste mondial était évidemment nécessaire pour que la révolution mondiale devienne possible et nécessaire. Mais alors que l'utilisation du concept par Marx avait une implication importante mais plus restreinte, pour Camatte le concept est devenu le "point de départ" d'un renversement complet du marxisme pour annoncer l'avènement d'un monde dans lequel le capital est devenu autonome, est devenu la "communauté matérielle", réalisant une domination totale sur l'humanité et le prolétariat, signifiant la fin du "mythe du prolétariat" comme sujet révolutionnaire.
Nous reviendrons sur certaines de ces idées dans une seconde partie de l'article, mais non moins important est le court texte sur le développement du "gang-racket", qui fournit la base théorique "justifiant" l'abandon de toute forme d'organisation politique prolétarienne, et donc la fuite individuelle de Camatte hors de l'engagement politique au sein de la classe ouvrière :
La conséquence, tirée de l'éditorial intitulé "Transition", est évidente : la tâche de la revue Invariance "n'est donc pas d'être l'organe d'un groupe formel ou informel mais de lutter contre toutes les fausses "théories" produites à des époques révolues tout en pointant vers l'avenir communiste".
Une revue qui n'est pas le produit d'un groupe formel ou même informel ne peut être que la propriété d'un individu brillant qui a échappé d'une manière ou d'une autre au sort que le capital impose sans remords à tous les efforts de rassemblement pour lutter contre la domination capitaliste. Camatte a poursuivi cette ligne d'argumentation avec une lettre datée du 4.9.69 qui développait davantage les fondements "théoriques" de la notion d'organisation comme racket, qui a ensuite été publiée sous la forme d'un pamphlet "Sur l'organisation" en plusieurs langues. L'introduction de 1972 à ce texte prétend que cette position ne doit pas être interprétée comme un "retour à un individualisme plus ou moins stirnerien" et semble laisser entrevoir la possibilité d'une future "union" des forces révolutionnaires. À notre avis, cependant, tout dans le texte, ainsi que toute la trajectoire politique ultérieure de Camatte, ne peut que confirmer précisément ce retour à la logique de l'"égoïsme" de "Saint-Max" (Stirner) que Marx a attaqué avec tant de force et d'acuité dans L'Idéologie allemande.
La justification théorique de cette rechute se trouve, une fois de plus, dans l'utilisation par Camatte de la notion de domination réelle du capital, qui tend à dépersonnaliser le rapport social capitaliste et à remplacer le règne du capitaliste individuel par l'organisation anonyme et collective du capital, que ce soit à travers de vastes sociétés "privées" ou la plus grande société de tous les temps, l'État. Et en effet, Marx avait déjà noté que dans la seconde moitié du XIXe siècle, le capitaliste tend à devenir un simple fonctionnaire du capital. Camatte cite également l'étude de Bordiga sur "La structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui" qui affirme que "L'organisation n'est pas seulement le capitaliste moderne dépersonnalisé, mais aussi le capitaliste sans capital parce qu'il n'en a pas besoin". Tout cela est vrai et découle du principe marxiste fondamental que le capital est par essence une relation sociale impersonnelle - et de la reconnaissance, développée de la manière la plus lucide par la Gauche communiste, que l'organisation du capitalisme par l'État est devenue de plus en plus une partie du mode de survie du système dans son époque de crise historique (que, comme nous l'avons vu, Camatte tend à assimiler à la période de "domination réelle"). Mais à partir de là, Camatte fait un saut théorique que ni Marx, ni Bordiga n'auraient jamais cautionné.
Ainsi : "Avec le passage à la domination réelle, le capital a créé son propre équivalent général, qui ne pouvait plus être aussi rigide qu'il l'avait été dans la période de simple circulation. L'État lui-même a dû perdre sa rigidité et devenir une bande médiatrice entre différentes bandes et entre le capital total et les capitaux particuliers".
De cette description raisonnable du développement du capitalisme d'État, nous passons à la "sphère politique". Et pas seulement à la sphère politique de la classe dominante, mais aux organisations politiques du prolétariat : "Nous pouvons observer le même type de transformation dans la sphère politique. Le comité central d'un parti ou le centre d'un regroupement quelconque joue le même rôle que l'État. Le centralisme démocratique ne parvient qu'à imiter la forme parlementaire caractéristique de la domination formelle. Et le centralisme organique, affirmé seulement de façon négative, comme refus de la démocratie et de sa forme (soumission de la minorité à la majorité, votes, congrès, etc.) ne fait en fait que se retrouver piégé dans les formes plus modernes. Cela aboutit à la mystique de l'organisation (comme pour le fascisme). C'est ainsi que le Parti communiste international s'est transformé en un gang".
Le tour de passe-passe est ici de faire disparaître totalement la lutte des classes de l'équation. Aucune distinction n'est faite entre la sphère politique de la bourgeoisie et celle du prolétariat, qui cesse d'offrir une force contraire, opposée aux caractéristiques dominantes de l'ordre existant.
Il est certainement vrai, comme Marx et Rosa Luxemburg l'ont souligné, que le capital a un besoin intrinsèque de pénétrer chaque coin de la planète et chaque sphère de l'activité humaine, que ses visions idéologiques et morales du monde tendent à tout empoisonner, y compris les efforts de la classe ouvrière pour s'associer, s'organiser, résister, développer sa propre compréhension théorique de la réalité sociale. Et c'est pourquoi toute forme d'organisation prolétarienne est soumise au danger d'accommodation à l'ordre capitaliste, à la tendance à l'opportunisme et à la dégénérescence. Mais si une autre forme de société reste possible, si le communisme est encore le seul avenir de l'humanité, c'est parce que le prolétariat, la classe ouvrière, fournit effectivement un antidote au poison du capital, et ses organisations ne sont pas un simple reflet passif de l'idéologie dominante, mais une arène de combat entre la vision du monde prolétarienne et les empiètements des habitudes et de l'idéologie capitalistes.
Pour Camatte, cela a pu être vrai autrefois mais ce n'est plus le cas. "Le prolétariat, ayant été détruit, cette tendance du capital ne rencontre aucune opposition réelle et peut donc s'auto-reproduire d'autant plus efficacement. L'essence réelle du prolétariat a été niée et il n'existe que comme objet du capital. De même, la théorie du prolétariat, le marxisme, a été détruite, Kautsky la révisant d'abord et Bernstein la liquidant ensuite".
Et d'un simple trait de plume, la bataille des Gauches de la Deuxième et de la Troisième Internationale contre ces tentatives de réviser et de liquider le marxisme cesse d'exister. Du même coup, tous les efforts ultérieurs des groupes de la Gauche communiste pour lutter pour la défense des principes prolétariens contre la pénétration de l'idéologie capitaliste sont voués à l'échec et à la récupération.
Il est vrai que le PCI, né d'un courant issu de la résistance à la dégénérescence de l'IC, présentait lui-même tous les signes d'une organisation en dégénérescence ; et Camatte n'a guère de mal à montrer que les confusions politiques du PCI ont ouvert la porte aux pratiques bourgeoises : la théorie du centralisme organique comme justification des méthodes hiérarchiques et bureaucratiques, la vision sectaire de lui-même comme seule et unique organisation politique prolétarienne le poussant à une attitude de concurrence et de dénigrement des autres courants prolétariens. En ce sens, il est vrai que l'omniprésence des comportements de bandes (y compris les formes les plus vulgaires, comme le vol et la violence contre les autres prolétaires) est devenue -notamment dans la phase de décomposition capitaliste- un réel danger pour le camp politique prolétarien existant. Mais pour Camatte, il ne peut tout simplement plus y avoir de camp prolétarien : "toutes les formes d'organisations politiques de la classe ouvrière ont disparu. À leur place, des bandes s'affrontent dans une concurrence obscène, de véritables rackets rivalisant par ce qu'ils colportent mais identiques dans leur essence".
En résumé : la tentative même de s'organiser politiquement contre le capital est fatalement condamnée à reproduire le capital. Il est donc inutile de le combattre en association avec d'autres camarades. Il vaut mieux se retirer dans la pureté de sa propre pensée individuelle. En fait, se retrancher derrière son propre ego.
Le pire dans tout cela, c'est que Camatte cite les militants du mouvement prolétarien pour justifier cette orientation vers le suicide politique. Comme pour tous les communisateurs ultérieurs, la référence de Marx au prolétariat comme incarnation du mouvement réel vers le communisme est invoquée à juste titre, concernant l'organisation d'un mouvement de classe capable de dépasser sa phase initiale, sectaire, avec cependant des conclusions radicalement fausses pour l'époque de la "domination réelle" : "A l'époque de Marx, le dépassement des sectes se trouvait dans l'unité du mouvement ouvrier. Aujourd'hui, les partis, ces groupuscules, manifestent non seulement un manque d'unité mais l'absence de lutte de classe. Ils se disputent les restes du prolétariat. Ils théorisent sur le prolétariat dans sa réalité immédiate et s'opposent à son mouvement. En ce sens, ils réalisent les exigences de stabilisation du capital. Le prolétariat, par conséquent, au lieu de devoir les supplanter, doit les détruire".
Ce serait peut-être vrai si, par "groupuscules", Camatte entendait les organisations de la gauche du capital que le prolétariat devra effectivement détruire. Mais, en niant la capacité des prolétaires communistes à se rassembler et à combattre l'influence de l'idéologie bourgeoise dans ses formes les plus radicales, il supprime la possibilité pour le prolétariat d'affronter et de détruire réellement la myriade de ses faux représentants, des syndicats aux organisations trotskistes ou maoïstes.
Peut-être, avec cette idée du prolétariat détruisant les obstacles sur le chemin du communisme, Camatte affiche-t-il une légère nostalgie de la lutte des classes, de l'élan originel qui l'a conduit vers le militantisme prolétarien. Mais maintenant qu'il est passé à l'idée que le prolétariat et le marxisme ont été détruits, ses références à Marx, à Luxemburg et aux précédentes poussées du prolétariat (1905, 1917, 1968) sonnent faux. Ces poussées, nous dit-il, ont laissé les groupuscules "stupéfaits, abasourdis" à la traîne du mouvement ; et il continue en nous rappelant que Luxemburg, se basant sur l'expérience de la grève de masse de 1905, nous offre une théorie cohérente de la créativité des masses qui réfute radicalement la théorie "léniniste" de la conscience de classe introduite dans la classe de l'extérieur (une position que Lénine lui-même a fini par rejeter). Mais les références à ces vérités partielles ne sont là que pour les utiliser dans le cadre d’une tentative pour en dissimuler le sens essentiel : à savoir que Marx, même, s'il a vécu des moments où il était prêt à s'isoler et à limiter sa vie organisationnelle à la coopération avec quelques autres camarades, ou que Luxemburg en 1914 quand elle a vu que la Deuxième Internationale était devenue un "cadavre puant", n'ont jamais cessé de lutter pour la restauration et la renaissance de l'organisation politique prolétarienne, sur la base de leur conviction profonde dans la nature révolutionnaire de la classe ouvrière, classe d'association, de solidarité et de conscience.
Ce serait une chose si la désertion de Camatte de ce combat n'était qu'une fuite individuelle, un simple aveu qu'il préfère cultiver son jardin. Mais la théorisation de cette désertion, qui s'est poursuivie pendant des décennies et qui a été continuée par la progéniture de Camatte dans le courant de la communisation, est un encouragement actif à ce que d'autres rejoignent cette fuite, laquelle a déjà fait des dégâts incalculables à la difficile lutte pour construire une organisation politique prolétarienne.
Dans la deuxième partie de cet article, nous examinerons plus en détail certains des textes clés, qui visaient à justifier la désertion de Camatte de la lutte des classes, en particulier son texte sur Les errements de l'humanité.
CDW
[1] Mais il faut être prudent avec ce compte-rendu, car la formulation réelle est la suivante : "Camatte s'est engagé dans la politique radicale dès son plus jeune âge, rejoignant pour la première fois la Fraction Française de la Gauche Communiste Internationale (FFGCI), une organisation communiste de gauche liée à Marc Chirik et Onorato Damen, en 1953". En fait, la Fraction française s'était scindée en deux en 1945, une partie soutenant le PCInt en Italie (dans lequel Damen jouait un rôle de premier plan) et l'autre formant la Gauche Communiste de France autour de Marc Chirik. Pour un compte-rendu de cette scission antérieure, voir notre livre : la Gauche Communiste d’Italie, p. 156 et les suivantes.
[2] Un problème de morale prolétarienne a été posé par les circonstances de la scission : à nouveau, d'après l'entrée Wikipedia : "En 1966, après de nouveaux écrits controversés au sein du parti, Camatte et Dangeville se séparent du parti avec onze autres membres. Cette scission fut particulièrement douloureuse, car, comme le rappelle Camatte, "celui qui quitte le parti est mort pour le parti". Comme Camatte était le bibliothécaire des périodiques et de la collection littéraire du PCI, il a dû se barricader à l'intérieur de son appartement pour les conserver. Finalement, il a été contraint de brûler la totalité de la collection qui n'était pas écrite par Bordiga, pour prouver qu'il n'était pas un "universitaire". Bordiga a plus tard qualifié cela d'"acte de gangstérisme". (Wikipedia [94]) Les citations sont tirées de l'interview du Cercle Marx de 2019 [95] ; l'interview a été partiellement transcrite en anglais sur libcom [96], avec cette note d’avertissement, sur laquelle nous reviendrons dans un second article : "Note : Le groupe qui a réalisé cette interview, le Cercle Marx, est un groupe pseudo-débordiste/bordiguiste raciste qui se concentre sur le "marxisme" d'alliance rouge-brun d'écrivains comme Francis Cousin. Nous n'avons certainement pas l'intention d'accueillir ces points de vue, mais nous pensons que la majorité de l'interview a encore du mérite dans la mesure où elle aide à retracer la progression de la pensée de Camatte, qui a été plus ou moins ignorée par le public anglophone pendant un certain temps. Ceci étant dit, nous espérons que les lecteurs de Libcom apprécieront ce texte et en retireront quelque chose d'utile".
[3] Cf. Revue internationale n° 166 Le programme communiste dans la phase de décomposition du capitalisme - Bordiga et la grande ville [97].
[4] Pour une critique plus développée du concept d'invariance, voir Revue internationale n° 14, Une caricature de parti : le parti bordiguiste (réponse à "Programme Communiste") [98] et Revue internationale n° 158, Les années 1950 et 60 : Damen, Bordiga et la passion du communisme [99].
[5] Voir Revue internationale n° 128, Le communisme : l’entrée de l’humanité dans sa véritable histoire (IV) - Les problèmes de la période de transition [100].
[6] Voir l'article de la Revue internationale n° 60, Comprendre la décadence du capitalisme (8) : La domination réelle du capital, ou les réelles confusions du milieu politique prolétarien [101]".
[7] "Résultats du processus immédiat de production", section intitulée "La soumission réelle du travail au capital", édition Penguin 1976, p 1035). L'édition française avait été traduite par Roger Dangeville, qui avait été proche de Camatte lorsqu'ils étaient au PCI, mais a ensuite évolué dans une direction très différente, Dangeville publiant la revue intitulée "Le Fil du Temps", une tentative de restaurer une forme pure -et extrêmement sectaire- de bordiguisme. Il convient toutefois de noter que l'interprétation de Dangeville du passage de la soumission formelle à la soumission réelle reproduit certaines des mêmes erreurs que celle de Camatte. Camatte a également accusé Dangeville de plagier sa traduction originale.
Dans la première partie de cet article[1], nous avons retracé l'évolution politique de Jacques Camatte, de l'aile bordiguiste de la Gauche communiste à l'abandon du marxisme et de la théorie de la lutte des classes, vers ce que nous appelons le “modernisme”. Dans cette partie, nous examinerons de plus près cette “nouvelle” perspective, en nous concentrant en particulier sur l'un de ses articles les plus connus, « Errance de l'humanité -Conscience répressive- Communisme », qui a été publié pour la première fois dans la revue Invariance (série 2, numéro 3) en 1973.
« Errance de l'humanité » commence par l'affirmation : « Lors de sa domination réelle sur la société, le capital s’est constitué en communauté matérielle, dépasse la valeur et la loi de la valeur. [...] Or, c’est du rapport salarial que dépendait originellement le capital. On a réalisation de son despotisme.[2] »
En effet, selon Camatte, le capitalisme, en “s’autonomisant”, en “fuyant”, a cessé d'exister, il s'est presque transformé en un nouveau mode de production. Il a « fait disparaître les classes » et l'humanité dans son ensemble est exploitée par cet étrange fantôme qu'est le capital. Camatte explique plus loin : « Au cours de son développement, le capital a toujours eu tendance à nier les classes. Ceci a été finalement réalisé grâce à la généralisation du salariat et à la formation -comme stade de transition- de ce que nous avons appelé la classe universelle, ensemble d'hommes et de femmes prolétarisés, ensemble d'esclaves du capital. En fait ce dernier réalise sa pleine domination en mystifiant dans un premier temps les revendications du prolétariat classique. On a eu accession à la domination du prolétariat en tant que travailleur productif. Mais ce faisant -le capital dominant par l’entremise du travail- il y avait disparition des classes car, simultanément, le capitaliste en tant que personnage était éliminé. […][3] L'État simultanément devenait la société par suite de la transformation du rapport de production, le salariat, en un rapport étatique ; dans le même temps, l'État devenait aussi une simple entreprise-racket ayant un rôle médiateur au sein des diverses bandes du capital.
La société bourgeoise a été détruite et l’on a le despotisme du capital. Les conflits de classe sont remplacés par des luttes entre bandes-organisations, autant de modalités d'être du capital. Par suite de la domination de la représentation, toute organisation qui veut s'opposer au capital est réabsorbée par lui : elle est phagocytée. »
Et cette incapacité à s'opposer au capital ne s'applique pas seulement aux organisations particulières, condamnées comme nous l'avons vu dans la première partie de cet article à devenir de simples rackets, mais à la classe ouvrière, au prolétariat lui-même : « Le prolétariat est devenu un mythe ; non dans sa réalité, […] mais en tant qu’opérateur révolutionnaire, que classe devant libérer l'humanité entière et de ce fait dénouer les contradictions économico-sociales. »
Camatte est conscient que Marx et ses disciples ont insisté sur le fait que la classe ouvrière devait aller au-delà de la lutte pour les réformes au sein de la société capitaliste, et qu'ils plaçaient leurs espoirs dans les crises économiques qui, tôt ou tard, entraîneraient le déclin du système. Mais Camatte affirme qu'en surmontant la valeur, le capitalisme a également surmonté la tendance à la crise : « Le moment signifiant que les forces productives ont atteint le niveau voulu pour qu’on puisse changer le mode de production, c’est donc celui de l’éclatement du capitalisme. Celui-ci dévoilerait l’étroitesse de ce dernier et son incapacité à englober de nouvelles forces productives, donc rendrait patent l'antagonisme entre ces dernières et les formes capitalistes de production. Or, nous l’avons dit le capital a opéré un échappement, a intégré les crises et a réussi à assurer une réserve sociale aux prolétaires. » Camatte suggère même que Bernstein a été l'un des premiers à saisir cette possibilité, ce qui l'a malheureusement conduit à se faire l'apologiste de « la vieille société bourgeoise que le mouvement du capital allait détruire ».
Et quelles perspectives le capital despote offre-t-il donc à l'humanité ? Camatte n'exclut pas que tout se termine par sa destruction. Comme nous l'avons souligné dans la première partie de cet article, Camatte, à la suite de Bordiga notamment, était très conscient de la tendance croissante du capital à détruire l'environnement naturel. « Certains processus de production menés sur des périodes de temps conduisent à des chocs avec les barrières naturelles : augmentation du nombre d'êtres humains, destruction de la nature, pollution. » Cependant, Camatte semble considérer que ces problèmes peuvent d'une certaine manière, comme la crise économique elle-même, être surmontés : « Mais ces barrières ne peuvent pas être théoriquement considérées comme des barrières que le capital ne peut pas supplanter. »
On peut comprendre qu'en 1973, il était moins évident que le saccage de la nature par le capital se révélerait un problème de plus en plus insurmontable pour le capitalisme – notamment parce que, loin de soumettre le monde à un despotisme mondial qui pourrait prendre des mesures efficaces pour contrer la destruction de la nature, la décomposition progressive du capitalisme n'a fait qu'intensifier la concurrence mortelle entre les unités nationales, obligeant chacune d'entre elles à continuer à piller toutes les ressources naturelles dont elle dispose.
L'aveuglement de Camatte sur l'incapacité du capitalisme à dépasser la concurrence brutale entre ses différentes unités est également perceptible dans le fait que « Errance… » ne dit rien de la concurrence inter-impérialiste qui, sous la forme de la rivalité entre les blocs de l'Ouest et de l'Est, laissait entrevoir très concrètement la destruction de l'humanité par la guerre nucléaire. La destruction catastrophique de l'humanité semble donc, pour Camatte, moins probable qu'une sorte de cauchemar dystopique de science-fiction. Camatte affirme que nous assistons déjà à « la transformation de l'esprit en un ordinateur qui peut être programmé par les lois du capital », ouvrant la voie à un avenir fondé sur « l’obtention d'un être totalement programmable ayant perdu les caractéristiques de l'espèce Homo sapiens ».
Ces prédictions anticipent en quelque sorte les développements technologiques des 50 dernières années : le rôle croissant des ordinateurs personnels, des téléphones portables et de l'Internet en tant que véhicules d'intoxication idéologique ; les débuts des expériences avec les micro-puces insérées dans le corps humain ; la sophistication croissante de l'intelligence artificielle qui a alarmé des penseurs sérieux comme Steven Hawking (ainsi que des gens comme Elon Musk... dont les fantasmes de milliardaire font certainement partie du problème qui le préoccupe tant[4]) et les a poussés à lancer des avertissements sur la prise de contrôle, voire la destruction, de l'humanité par l'IA.
Certes, dans une société où le travail mort domine le travail vivant, nous voyons constamment les instruments créés par l'activité humaine devenir de plus en plus destructeurs et dangereux : la maîtrise de l'énergie atomique en est la preuve la plus évidente. Mais l'accélération actuelle de la décomposition du système, le "tourbillon" des effets (guerre, crise écologique, pandémies, etc.) que nous avons décrits ailleurs[5], constituent une menace beaucoup plus immédiate pour la survie de l'humanité que la robotisation complète de l'espèce. En particulier, les craintes exprimées par les “leaders technologiques” sur l'éventuelle militarisation de l'IA sont certainement réelles, mais il s'agit essentiellement d'un aspect de la folle course aux armements motivée par la compétition impérialiste et le chaos militaire croissant.
Et l'accélération actuelle de la décomposition capitaliste donne un sens très différent à l'idée que le capital “s'enfuit” -en somme, que sa folle fuite en avant l'amène au bord de la falaise, à une chute dont il ne reviendra pas. Dans la vision de Camatte, il y a la notion de capital comme une entité toute puissante qui peut se débarrasser non seulement des contradictions inhérentes aux relations marchandes, mais même des êtres humains vivants. En ce sens, elle a une certaine ressemblance avec les visions des théoriciens du complot pour qui chaque étape de la route du capital vers le chaos et l'autodestruction est expliquée comme une nouvelle partie d'un plan d'ensemble, même si les conspirationnistes se consolent en personnalisant ce pouvoir omnipotent sous la forme de lézards extra-terrestres, d'Illuminati ou de Juifs, une histoire qui réitère à son tour une mythologie gnostique plus ancienne, selon laquelle ce monde déchu et grossièrement matériel est sous l'emprise inflexible d'une divinité créatrice malveillante, de sorte que le salut ne peut être atteint qu'à l'extérieur des limites de l'existence terrestre.
Il en va de même pour la capacité du capitalisme à absorber les crises économiques : en 1973, face aux élucubrations de Marcuse, Castoriadis ou des situationnistes, notre courant a dû argumenter avec force pour montrer que le boom de l'après-guerre était bel et bien terminé et que le capitalisme entrait dans une crise ouverte de surproduction. Camatte n'avait pas tort de noter la tendance croissante de l'État à absorber la société civile et à chercher à contenir les rivalités entre les différentes entreprises capitalistes (au moins dans les limites de la nation). Mais c'est précisément ce à quoi la Gauche communiste fait référence lorsqu'elle affirme que le capitalisme d'État est devenu une tendance universelle dans la période de déclin capitaliste et il est probablement significatif que Bordiga, à qui Camatte a emprunté un certain nombre d'idées, n'ait jamais accepté le concept de capitalisme d'État.
Pour la majorité de la Gauche communiste, cependant, il est impossible de comprendre la réponse de la bourgeoisie à sa crise historique sans utiliser le concept de capitalisme d'État. L'appareil d'État est devenu l'instrument irremplaçable pour traiter les contradictions économiques du système, mais les dernières décennies ont montré que plus la classe dirigeante recourt à des mesures étatiques pour contenir l'impact de ces contradictions, plus elle ne fait que les reporter à une date ultérieure où elles exploseront de manière encore plus dangereuse, comme avec la soi-disant "crise financière" de 2008, le produit de deux décennies ou plus de croissance alimentée par l'endettement. Il convient également de rappeler que ce sont précisément les tentatives du modèle stalinien de capitalisme d'État “d’assigner la valeur” qui ont conduit à son effondrement final.
Cela nous amène à une autre faille fondamentale de la thèse de Camatte : l'idée que le capital a surmonté la valeur.
En réalité, le capital sans valeur est une non-chose, et loin d'être une chose simplement “assignée par le capital”, c'est le besoin impérieux d'accroître la valeur qui a forcé le capitalisme à occuper et à marchandiser chaque aspect de l'activité humaine et chaque partie de la géographie de la terre. Le maintien de cette pulsion s'est poursuivi tout au long de ce que Camatte appelle la période de domination réelle, mais que nous considérons comme l'époque de la décadence capitaliste. Le besoin d'expansion de la valeur reste à la base de ce processus, même s'il a nécessité une intervention massive de l'État, des niveaux astronomiques d'endettement et de capital fictif, et donc une interférence systématique avec le fonctionnement de la loi de la valeur elle-même. Camatte voit cette volonté d'universalisation comme Marx, mais alors que pour Camatte le processus conduit au despotisme inattaquable du capital par le dépassement de la valeur, pour Marx cette même poussée contient les germes de la disparition du système :
Rosa Luxemburg, en particulier, a développé plus tard cette approche pour insister sur le fait que la volonté du capitalisme de parvenir à une domination totale et universelle ne pourrait jamais être réalisée, car la tentative même d'y parvenir libérerait toutes les contradictions sous-jacentes du système -économiques, sociales et politiques- ce qui le plongerait inexorablement dans une ère de catastrophe. Contre cette vision, largement confirmée à nos yeux par la trajectoire barbare du capitalisme aux XXe et XXIe siècles, « Errance de l'humanité… » est en partie une polémique contre la notion de décadence capitaliste, notamment telle qu'elle est défendue par Révolution Internationale, l'un des groupes qui formera le CCI en 1975.
« Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de décadence du MPC » (« Errance de l'humanité… »).
Dans l'article « Déclin du mode de production capitaliste ou déclin de l'humanité ? » (publié dans le même numéro d'Invariance) Camatte cite un passage des Grundrisse auquel nous avons eu l'occasion de nous référer à plusieurs reprises[7], principalement pour montrer que la décadence du capitalisme ne doit pas être assimilée à un arrêt de l'accumulation capitaliste ou à un arrêt complet du développement des forces productives : « Le stade le plus élevé du développement de cette base (la floraison en laquelle elle se change tout en restant cette base, cette plante en tant que fleur ; d'où son étiolement après la floraison) est celui où elle atteint une forme qui la rend compatible avec le plus haut développement des forces productives, et par suite avec le plus riche développement des individus. Dès que ce point est atteint, la suite du développement apparaît comme un déclin, et le développement nouveau commence à partir d’une base nouvelle. »
Mais déjà en 1972, dans un article de l'ancienne série, RI, n°7, « Volontarisme et confusion », le même passage est utilisé pour soutenir la théorie de la décadence contre divers groupes, principalement de nature conseilliste, qui niaient le lien entre la révolution et les conditions historiques objectives -en bref, la nécessité d'une période de décadence. Mais selon Camatte, qui cite l'article de RI, « il y a donc déclin parce que le développement des individus est bloqué. Il n’est pas possible d’utiliser cette phrase pour étayer la théorie du déclin du MPC ». Selon Camatte, « la suite de la digression [de Marx] confirme bien que le déclin concerne les individus ».
L'attaque contre la théorie de la décadence occupe également une partie importante de « Errance… », surtout dans ce paragraphe : « Ainsi cela n’a aucun sens de proclamer que les forces productives de l'humanité ont cessé de croître, que le mode de production capitaliste est entré en décadence. Cela reflète simplement l'incapacité où se trouvent les divers théoriciens à reconnaître l’échappement du capital et par là à comprendre le communisme, et la révolution communiste. D’autre part, on peut dire paradoxalement que Marx a expliqué, décrit la décomposition de la société bourgeoise et indiqué les conditions de développement du mode de production capitaliste, une société où les forces productives pourraient se développer librement ; car souvent ce qu'il a présenté comme devant être réalisé par le communisme, l’a été par le capital. »
Le rejet par Camatte de la théorie de la décadence est explicitement lié au rejet du “mythe” du prolétariat et, en fin de compte, au rejet de Marx, qui, si Camatte admet généreusement qu'il peut fournir des éléments pour comprendre l'emballement du capital, ne l'a jamais vraiment compris (ni sa “domination réelle”). « Ainsi, l'œuvre de Marx apparaît largement comme la conscience authentique du mode de production capitaliste » -en grande partie parce qu'il a développé une dialectique des forces productives, soutenant que « l'émancipation humaine dépendait de leur plein essor ; la révolution communiste -donc la fin du mode de production capitaliste- devait se produire quand celui-ci ne serait plus “assez large” pour les contenir. » Mais comme le capital s'est “autonomisé” et peut se développer sans limite, il a déjà réalisé ce que Marx présentait comme le projet du communisme.
Il n'est pas facile de s'orienter dans le labyrinthe des errances théoriques de Camatte, mais il semble dire non seulement que Marx a tort de soutenir que le conflit entre les rapports de production et les forces productives fournit la base objective de la révolution communiste -réfutant ainsi non seulement la théorie de la décadence capitaliste, dans laquelle un tel conflit revêt un caractère permanent, mais aussi l'approche générale de Marx de l'évolution historique, sur laquelle la théorie de l'ascension et de la décadence du capitalisme est fondée[8]. Pour Camatte, le maintien des arguments de Marx exprime en fait une vision capitaliste qui voit dans le communisme une société de croissance quantitative perpétuelle -d'accumulation en fait.
C'est bien sûr vrai pour la caricature stalinienne du communisme, mais c'est oublier totalement que pour Marx, le développement des forces productives sous le communisme a un tout autre sens, puisqu'il signifie avant tout l'épanouissement des possibilités créatrices de l'humanité, et non la production en spirale sans fin des choses. Camatte semble le reconnaître d'une certaine manière, puisqu'il dit que, pour Marx dans le troisième volume du Capital et dans la Critique du Programme de Gotha, « la discontinuité [entre capitalisme et communisme] réside dans l’inversion du but de la production [...] qui ne doit plus être la richesse mais l’homme lui-même ». Mais en même temps, Camatte insiste sur le fait que Marx n'a pas vraiment vu de discontinuité car il plaide pour une phase de transition, la phase de la dictature du prolétariat, qui est « [une période] de réformes, dont les plus importantes sont la réduction de la journée de travail et l'utilisation du bon de travail ». C'est là, selon Camatte, que l'on voit « le réformisme révolutionnaire de Marx dans sa plus vaste amplitude ».
On peut aussi voir dans l'œuvre de Camatte la conscience authentique du point de vue primitiviste qui considère que le développement de la technologie (étroitement identifié au concept de développement des forces productives) est la véritable cause des maux de l'humanité et qu'il vaudrait mieux revenir au communisme des chasseurs-cueilleurs. Camatte nie que son communisme soit un simple retour au passé, au « nomadisme tel qu’il pouvait être pratiqué par nos lointains ancêtres cueilleurs », mais ce n'est pas un hasard si les primitivistes à part entière, comme le groupe autour de Fifth Estate aux Etats-Unis, ont été si impressionnés par les théories de Camatte.
Mais Camatte continue à parler de la nécessité de la révolution communiste. Puisque « on ne peut plus soutenir qu'il y a une classe qui représente l'humanité future », puisque le projet prolétarien n'est qu'un programme de réforme du capital, qui fera la révolution ? Elle apparaît parfois comme l'œuvre de l'humanité tout entière, puisque l'humanité en tant que telle est exploitée dans la période de domination réelle : « menacés dans leur existence purement biologique, les êtres humains commencent à se dresser contre le capital ». Mais si l'humanité elle-même est en déclin, d'où viendra le mouvement vers le communisme ?
Il y a beaucoup de choses que nous pouvons accepter dans la description que Camatte fait du communisme dans « Errance… », principalement parce que nous y avons déjà vu le travail de Marx et d'autres marxistes : son lien dialectique avec la Gemeinwesen du passé, la communauté humaine archaïque que Marx a étudiée intensément dans ses dernières années[9] ; sa définition sociale générale : « le communisme met fin aux castes, aux classes et à la division du travail » ; le rapport qu'il rétablit entre l'humanité et le reste de la nature : « il n'est pas domination de la nature réconciliation avec elle, ce qui suppose aussi qu’elle soit régénérée ». Et – ce qui semble en contradiction avec son affirmation que le communisme n'est pas un nouveau mode de production – « Dans le communisme les êtres humains ne peuvent pas non plus être définis comme simples usagers [...] ils sont créateurs, producteurs, usagers ; le procès total est reconstitué à un niveau supérieur et ceci vaut pour tout être individuel ». En d'autres termes, le communisme signifie que les êtres humains produisent ce dont ils ont besoin et ce qu'ils désirent d'une manière qualitativement nouvelle, et pour cette raison même, il ne cesse pas de représenter un “mode de production”. Camatte a également raison d'insister sur le fait que « la lutte contre cette réduction de l'ampleur de la révolution est déjà une lutte révolutionnaire », puisque la révolution prolétarienne, comme Marx l'a souligné dès le début, est la base non seulement de l'abolition de l'exploitation capitaliste, mais aussi du dépassement de toutes les autres oppressions, répressions et divisions qui tiennent l'humanité en échec, de sorte que le communisme sera le point de départ du plein épanouissement du potentiel humain, un potentiel que nous n'avons vu jusqu'à présent qu'à l'état d'esquisses.
Mais à moins de voir un “mouvement réel” dans cette société contre la domination du capital -que les marxistes considèrent comme le mouvement de la classe ouvrière contre l'exploitation- les descriptions du communisme futur retombent dans l’utopie, comme Bordiga l'a fait remarquer un jour. Et quand on regarde d'un peu plus près ce que Camatte perçoit comme les signes d'un mouvement réel à l'intérieur de l'ordre existant, on voit émerger un véritable “réformisme”.
Certes, il affirme dans « Errance… » que « on ne peut réaliser cet objectif ni en constituant des communautés qui, toujours isolées, ne font jamais obstacle au capital -celui-ci peut même facilement les englober en tant que possibles [...]- ni en cultivant son être individuel en lequel on trouverait finalement le vrai homme ». Et pourtant, ailleurs, en particulier dans le titre provocateur « Ce monde qu’il faut quitter »[10], qui suggère déjà la possibilité d'une sorte de vol magique hors de la civilisation actuelle, il exprime un vif intérêt pour les possibilités que les communes végétariennes, les régionalistes et... les anti-vaccins puissent former une sorte d'avant-garde de la résistance contre le capital. Et plus récemment, dans l'interview du Cercle Marx mentionnée dans la première partie de cet article[11], il exprime un réel intérêt pour les Gilets jaunes :
Tout sauf la lutte des classes ! Le résultat de la tentative de Camatte d'aller au-delà de la pauvre vieille lutte de la classe ouvrière et de découvrir la véritable révolte de l'humanité se révèle être une véritable régression vers des formes de lutte qui au mieux dissolvent la classe ouvrière dans le “peuple” et au pire – comme les anti-vaccins d'aujourd'hui – ont été récupérées par l'extrême droite du capital (d’où peut-être sa volonté de s’engager avec les partisans douteux de l'alliance rouge-brune du Cercle Marx).
Mais ce qui trahit le plus clairement cette perspective non révolutionnaire, voire explicitement anti-révolutionnaire, c'est lorsque, à la fin de « Ce monde qu’il faut quitter », il met en garde contre l'idée de renverser le capital par un assaut frontal : « Il faut envisager une dynamique nouvelle, car le MPC[12] ne disparaîtra pas à la suite d'une lutte frontale des hommes contre leur oppresseur actuel, mais par un immense abandon qui implique le rejet d'une voie empruntée désormais depuis des millénaires » -un argument encore plus avancé dans l'interview lorsqu'il avertit :
En fait, cette idée d'une “issue” individuelle est déjà théorisée dans « Errance… », précisément dans le passage qui précède son refus apparent d'atteindre le communisme en créant des communautés anticapitalistes ou en cultivant son propre être individuel : « Nous sommes tous esclaves du capital. On commence à se libérer à partir du moment où l’on refuse de se percevoir selon les catégories de ce dernier, c’est-à-dire en tant que prolétaire, homme des nouvelles classes moyennes, capitaliste, etc., car cela entraine que nous percevions l’autre -dans son mouvement de libération- non plus selon ces mêmes catégories. Dès lors, le mouvement de reconnaissance des êtres humains peut commencer. »
En résumé : avant de changer le monde, il faut se changer soi-même. Cette vision individualiste et idéaliste est parfaitement compatible avec la notion de disparition de la classe ouvrière qui a atteint son paroxysme dans la phase de décomposition capitaliste. Et, selon Camatte, le début de la libération n’est pas pour les travailleurs de se reconnaître comme faisant partie d’une classe antagoniste au capital, de retrouver leur identité de classe, mais exactement l’inverse : rejoindre la grande dissolution dans laquelle les classes n’ont pas de substance et où la lutte des classes ne fait que refléter notre asservissement aux catégories du capital.
CDW
Post-scriptum
Comme nous l'avons montré dans un précédent article de cette série[13], l'influence du modernisme dans le mouvement révolutionnaire renaissant du début des années 70 s'est également fait sentir dans le “pré-CCI” par le biais de la “tendance Bérard”. Nous avons rappelé que cette influence s’est exprimée à la fois dans le rejet de la lutte des travailleurs pour des revendications immédiates et, au niveau organisationnel, par une opposition aux premières tentatives de centralisation du groupe Révolution internationale au niveau national. Lors d'une réunion du groupe en 1973, centrée sur la nécessité d'élire une commission centralisatrice, Bérard a averti que cette initiative conduirait à un Comité central de type trotskiste ou stalinien, à une force de bureaucratie. Le camarade Marc Chirik a répliqué par un avertissement à Bérard : que lui et sa tendance allaient dans la direction de Barrot et Camatte, et donc vers l’abandon non seulement de l'organisation révolutionnaire mais aussi de la classe révolutionnaire. Bérard rejeta cet avertissement avec indignation.
Peu de temps après, “Une Tendance Communiste” s'est placée en dehors du cadre de l’organisation en publiant sa brochure La Révolution sera communiste ou ne sera pas, la seule et unique expression publique de ce groupe éphémère. On y trouve une section intitulée « Pourquoi Invariance n'est plus révolutionnaire » qui, tout en reconnaissant qu’Invariance des débuts avait apporté quelques contributions fructueuses (par exemple sur la question de la domination formelle/réelle), entre dans le domaine de l'idéologie avec sa vision d’une révolution faite par “l'humanité”, conséquence de son idée que le capital est devenu une “communauté matérielle” :
Et le texte critique aussi l'idée accompagnatrice de Camatte selon laquelle toute tentative d'organisation des minorités communistes ne peut conduire qu'à un nouveau racket.
Il se trouve qu'à ce moment-là, Bérard était plus influencé par Barrot/Dauvé[14] que par Camatte, ce qui lui a permis de conserver des références au prolétariat en tant que sujet de la révolution. Il s'agit en fait d'une sorte de mi-chemin entre la position de la Gauche communiste qu'il abandonne -en bref, l'insistance de Marx sur la nécessité pour la classe ouvrière d'affirmer son autonomie dans la lutte contre l'exploitation capitaliste, et d'exercer sa dictature pendant la période de transition vers le communisme- et l’abandon pur et simple du prolétariat par Camatte. Comme nous l'avons montré dans l'article sur la tendance Bérard, cette position centriste était basée sur la théorie pseudo-dialectique d'une affirmation/négation simultanée du prolétariat.
Beaucoup de communisants d'aujourd'hui sont encore des résidents de cette maison à mi-chemin, mais l'attraction vers la négation pure et simple de la lutte des classes de Camatte est très forte dans le milieu moderniste. Dans le cas de Bérard, son abandon ultérieur -et très rapide- de la politique de la Gauche communiste, de toute activité organisée, et son évolution vers une sorte de primitivisme, ont pleinement confirmé la prédiction de notre camarade Marc.
[1]. Critique des soi-disant "communisateurs" (II) - Du gauchisme au modernisme : les mésaventures de la "tendance Bérard" [104].
[2]. Article disponible sur le site archivesautonomies.org.
[3]. Camatte ajoute ici ce passage significatif qui montre que le choix du terme “despotisme” n'est pas fortuit : « D’où une convergence avec le mode de production asiatique (MPA). Au sein de ce dernier, les classes ne purent jamais s’autonomiser ; dans le mode de production capitaliste (MPC), elles sont absorbées. »
[4]. Musk est cosignataire d'une déclaration de 1000 "leaders de la technologie" appelant à une pause dans le développement de l'IA jusqu'à ce que l'on en sache plus sur ses conséquences, citant des « risques profonds pour la société et l'humanité » (The New York Times - Elon Musk and Others Call for Pause on A.I., Citing ‘Profound Risks to Society’). Peu après, l'un des signataires, Geoffrey Hinton, a démissionné de son poste de dirigeant de Google pour se concentrer sur les risques posés par l'IA.
[5]. Voir L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité [105], Revue internationale 169,
[6]. Grundrisse, Le Chapitre du capital. Notre traduction.
[7]. Par exemple dans cet article de World Revolution n° 389 (été 2021), Growth as decay [106]
[8]. En particulier, dans sa Préface à Contribution à la critique de l'économie politique, reproduite en annexe de notre article de la Revue internationale 134, Quelle méthode scientifique pour comprendre l'ordre social existant, les conditions et moyens de son dépassement [107], qui soutient que la Préface de Marx fournit le fondement méthodologique de l'idée de l'ascension et du déclin des modes de production successifs depuis la dissolution du communisme primitif.
[9]. Voir cet article de notre série sur le communisme, Le communisme n'est pas un bel idéal, mais une nécessite matérielle [108], « Marx de la maturité : communisme du passé, communisme de l’avenir », Revue internationale 81.
[10]. Invariance n° 5, 4ème trimestre 1974.
[11]. Interview with Jacques Camatte (2019 [96]) (libcom.org)
[12]. MPC : « Cette abréviation signifie Mode de Production Capitaliste, qu’Invariance n'explicite jamais. Cela rappelle les anciens Hébreux qui montraient une réticence similaire à nommer leur créateur » (« Modernisme : du gauchisme au néant », Révolution internationale, nouvelle série, n° 3).
[13]. Critique des soi-disant "communisateurs" (II) - Du gauchisme au modernisme : les mésaventures de la "tendance Bérard" [104].
[14]. Nous reviendrons sur les principales idées de Barrot/Dauvé dans un autre article.
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/fr_171_final.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_decomposition.htm
[3] https://fr.internationalism.org/content/11034/rapport-decomposition
[4] https://fr.internationalism.org/content/11288/spirale-datrocites-au-moyen-orient-terrifiante-realite-decomposition-du-capitalisme
[5] https://fr.internationalism.org/content/11290/guerre-ukraine-deux-ans-confrontation-imperialiste-barbarie-et-destruction
[6] https://resumen.cl/articulos/estudio-revela-fuerzas-armadas-ee-uu-contaminan-consumen-mas-combustible-mayoria-paises-mundo
[7] https://rgs-ibg.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/tran.12319
[8] https://www.lemonde.fr/international/article/2024/01/12/coalition-anti-houthistes-les-etats-unis-en-manque-de-renforts-en-mer-rouge_6210449_3210.html
[9] https://fr.internationalism.org/content/11019/resolution-situation-internationale
[10] https://fr.internationalism.org/content/11291/apres-rupture-lutte-classe-necessite-politisation-des-luttes
[11] https://www.lemonde.fr/international/article/2024/01/12/l-armee-americaine-au-defi-de-la-multiplication-des-guerres_6210537_3210.html
[12] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/trump
[13] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/bolsonaro
[14] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/milei
[15] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/netanyahu
[16] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/decomposition
[17] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/guerre
[18] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/lutte-proletarienne
[19] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/resolutions-congres
[20] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/imperialisme
[21] https://fr.internationalism.org/files/fr/tract_7_novembre_2023.pdf
[22] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/conflit-israelo-palestinien
[23] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/guerre-ukraine
[24] https://3E865E88-689A-497C-9621-53503FBF8077#_ftn1
[25] https://3E865E88-689A-497C-9621-53503FBF8077#_ftnref1
[26] https://fr.internationalism.org/content/10811/gauche-communiste-guerre-ukraine
[27] https://fr.internationalism.org/tag/5/58/palestine
[28] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/gauche-communiste
[29] https://fr.internationalism.org/content/10787/guerre-ukraine-pas-geant-barbarie-et-chaos-generalises
[30] https://fr.internationalism.org/rinte59/guerre.htm
[31] https://fr.internationalism.org/content/10771/signification-et-impact-guerre-ukraine
[32] https://www.lefigaro.fr/international
[33] https://fr.internationalism.org/content/10785/militarisme-et-decomposition-mai-2022
[34] https://fr.internationalism.org/rint/120_election
[35] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/polemique
[36] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/rosaluxemburg
[37] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/wagner
[38] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/kadyrovtsi
[39] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/mpoutine
[40] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/macron
[41] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/scholz
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[70] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/m-steinberg
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[72] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/nasrallah
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[76] https://archivesautonomies.org/spip.php?article1521
[77] https://www.leftcom.org/fr/articles/2023-11-13/hypocrisie-imp%C3%A9rialiste-%C3%A0-l-est-et-%C3%A0-l-ouest
[78] https://www.leftcom.org/en/articles/2023-10-30/imperialist-hypocrisy-in-the-east-and-west
[79] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/propagande
[80] https://fr.internationalism.org/RI366_supplement2.htm
[81] https://fr.internationalism.org/content/10667/contre-attaques-bourgeoisie-nous-avons-besoin-dune-lutte-unie-et-massive-tract
[82] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/franzmehring
[83] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/javiermilei
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[86] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/karlmarx
[87] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/charlesiii
[88] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/tatcher
[89] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/reagan
[90] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/moubarak
[91] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/assad
[92] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/kadafi
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[95] https://www.youtube.com/watch?v=EKCoo7KoIew
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[100] https://fr.internationalism.org/rint128/Mitchell_periode_de_transition_communisme.htm
[101] https://fr.internationalism.org/rinte60/decad.htm
[102] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/bordiguisme
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[104] https://fr.internationalism.org/content/10878/critique-des-soi-disant-communisateurs-ii-du-gauchisme-au-modernisme-mesaventures
[105] https://fr.internationalism.org/content/10876/lacceleration-decomposition-capitaliste-pose-ouvertement-question-destruction
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[107] https://fr.internationalism.org/content/quelle-methode-scientifique-comprendre-lordre-social-existant-conditions-et-moyens-son
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[110] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/jacquescamatte
[111] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/berard
[112] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/jean-barrot-gilles-dauve-0
[113] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/marc-chirik