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Revue Int. 1996 - 84 à 87

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Revue Internationale no 84 - 1e trimestre 1996

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Greves en france : Lutter derriere les syndicats mene a la defaite

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Des centaines de milliers de travailleurs en grève. Les transports urbains com­plètement paralysés. Une grève qui s'étend au sein du secteur public : d’abord les chemins de fer, le métro et les bus, ensuite la poste, les secteurs de la production et de la distribu­tion de l’électricité, de la distribution du gaz, des télécom, de l’enseignement, de la santé. Certains secteurs du privé éga­lement en lutte, comme les mineurs qui s’affrontent violemment à la police. Des manifestations rassemblant  à chaque fois un nombre im­portant de manifes­tants de différents sec­teurs : le 7 décembre, à l'appel de différents syn­dicats ([1] [1]), on compte environ un million de manifestants contre le plan Juppé ([2] [2]) dans les principales villes de France. Deux millions le 12 décembre.

Le mouvement de grèves et de manifes­ta­tions ouvrières se déroule sur toile de fond d’agitation des étudiants avec la participa­tion de ceux-ci à certaines manifestations ou assemblées généra­les ouvrières. La réfé­rence à mai 1968 est de plus en plus pré­sente dans les médias, lesquelles ne man­quent pas d’établir le parallèle : le ras le bol géné­ralisé, les étudiants dans la rue, les grè­ves qui s’étendent.

Serait-on en présence d'un nouveau mouve­ment social comparable à celui de mai 1968 qui avait donné le coup d’envoi de la pre­mière vague internationale de lutte de classe après 50 ans de contre révolution ? Non. Il ne s'agit nullement de cela. En réalité, le prolétariat en France est la cible d’une ma­noeuvre d’ampleur destinée à l'affaiblir dans sa conscience et dans sa combativité, une manoeuvre qui s'adresse également à la classe ouvrière des autres pays afin de lui faire tirer de fausses leçons des événements en France. C’est la raison pour laquelle, à l’inverse de ce qui se passe quand la classe ouvrière entre en lutte de sa propre initia­tive, sur son propre terrain, la bourgeoisie en France et dans d’autres pays a donné un tel retentissement à ces événements.

LA BOURGEOISIE UTILISE ET RENFORCE LES DIFFICULTES DE LA CLASSE OUVRIERE

Les événement de mai 1968 en France avaient été annoncés par toute une série de grèves dont la caractéristique majeure était une tendance au débordement des sydicats, voire à la confrontation avec ces derniers. Ce n’est en rien la situation aujourd’hui, ni en France, ni dans les autres pays.

Il est vrai que l’ampleur et la généralisation des attaques que la classe ouvrière a subies depuis le début des années 1990 tendent à alimenter sa combativité ainsi que nous le mettions en évidence dans la résolution sur la situation internationale adoptée par notre 11e Congrès international : « Les mouvement massifs en Italie, à l'automne 1992, ceux en Allemagne de 1993 et beaucoup d'autres exemples ont rendu compte du potentiel de combativité qui croissait dans les rangs ou­vriers. Depuis, cette combativité s'est ex­primée lentement, avec de longs moments de mise en sommeil, mais elle ne s'est pas dé­mentie. Les mobilisations massives à l'au­tomne 1994 en Italie, la série de grèves dans le secteur public en France au printemps 1995, sont des manifestations, parmi d'au­tres, de cette combativité » ([3] [3]).

Cependant, la manière dont se développe cette combativité est encore profondément marquée par le recul que la classe ouvrière a subi lors de l’effondrement du bloc de l’Est et le déchaînement des campagnes sur la « mort du communisme », recul le plus im­portant depuis la reprise historique de ses combats de classe en 1968 : « Les luttes me­nées par le prolétariat au cours de ces der­nières années ont aussi témoigné des énor­mes difficultés qu'il rencontre sur le chemin du combat de classe, du fait de la profon­deur et de l'extension de son recul. C'est de façon sinueuse, avec des avancées et des re­culs, dans un mouvement en dents de scie que se développent les luttes ouvrières. »

Partout la classe ouvrière trouve face à elle une classe bourgeoise à l’offensive politique pour affaiblir sa capacité à riposter aux atta­ques et à surmonter le profond recul de sa conscience. A l’avant garde de cette offen­sive, les syndicats : « Les manoeuvres pré­sentes des syndicats ont aussi et surtout un but préventif. Il s'agit pour eux de renforcer leur emprise sur les ouvriers avant que ne se déploie beaucoup plus leur combativité, combativité qui résultera nécessairement de leur colère croissante face aux attaques de plus en plus brutales de la crise (...) Déjà les grèves du printemps en France, en fait des journées d'action des syndicats, ont constitué un succès pour ces derniers. »

Au niveau international et depuis quelques mois, la classe ouvrière des pays industriali­sés est soumise à un véritable bombarde­ment d’attaques. En Suède, Belgique, Italie, Espagne, pour ne citer que les derniers exemples en date. En France, jamais depuis le premier plan Delors en 1983, la bour­geoisie n'avait osé porter un tel coup de massue aux ouvriers avec, à la fois : aug­mentation du taux de TVA, c'est-à-dire des taxes à la consommation (entraînant, évi­demment, une hausse des prix), augmenta­tion des impôts et du forfait hospitalier (montant de la journée d'hôpital non rem­boursé par la Sécurité sociale), gel des salai­res des fonctionnaires, baisse des pensions de retraites, augmentation de la durée de travail nécessaire avant de pouvoir prendre la retraite pour certaines catégories de fonc­tionnaires, alors que, dans le même temps, les chiffres officiels de la bourgeoisie com­mencent à montrer une reprise de l’augmentation du chômage. En fait, comme ses consoeurs de tous les autres pays, la bourgeoisie française est confrontée à une aggravation croissante de la crise mondiale du capitalisme qui l'oblige à attaquer tou­jours plus les conditions d'existence des prolétaires. Et cela est d'autant plus indis­pensable pour elle qu'elle a pris un retard important tout au long des années où la gau­che, avec Mitterrand et le PS, se trouvait à la tête de l'Etat ce qui dégarnissait passa­blement le terrain social et l'obligeait à une certaine « timidité » dans ses politiques anti-ouvrières.

Une telle avalanche d'attaques ne pouvait qu’alimenter la combativité ouvrière qui s'était déjà exprimée à différents moments et dans différents pays : Suède, France, Belgique, Espagne...

En effet, face à cela, les prolétaires ne peu­vent rester passifs. Ils n'ont d'autre issue que de se défendre dans la lutte. Mais, pour em­pêcher que la classe ouvrière n’entre dans le combat avec ses propres armes, la bour­geoisie a pris les devants et elle l’a poussée à partir prématurément en lutte sous le con­trôle total des syndicats. Elle n’a pas laissé aux ouvriers le temps de se mobiliser à leur rythme et avec leurs moyens : les assem­blées générales, les discussions, la partici­pation aux assemblées d'autres lieux de tra­vail que le sien, l'entrée en grève si le rap­port de forces le permet, l'élection de comi­tés de grèves, les délégations aux autres as­semblées d’ouvriers en lutte.

Ainsi le mouvement de grèves qui vient de se dérouler en France, s'il révèle l'existence d'un profond mécontentement dans la classe ouvrière, est avant tout le résultat d’une ma­noeuvre de très grande ampleur de la bour­geoisie visant à amener les travailleurs à une défaite massive et, surtout à provoquer, chez eux une profonde désorientation.

UN PIEGE TENDU AUX OUVRIERS

Pour mettre en place son piège, la bour­geoisie a manoeuvré de main de maître, fai­sant coopérer de façon très efficace ses dif­férentes fractions qui se sont partagées le travail : la droite, la gauche, les médias, les syndicats, la base radicale de ceux-ci consti­tuée essentiellement de militants des frac­tions d’extrême gauche.

En premier lieu, pour engager sa manoeu­vre, la bourgeoisie doit faire partir en grève un secteur de la classe ouvrière. Le dévelop­pement du mécontentement au sein de celle-ci en France, aggravé par les récentes atta­ques sur la Sécurité sociale, pour être réel n'est cependant pas encore assez mûr pour provoquer l'entrée en lutte massive de ses secteurs les plus décisifs, particulièrement ceux de l'industrie. C’est un facteur favora­ble à la bourgeoisie car, en poussant dans la grève le secteur qu'elle va provoquer, il n'y a pas le risque que les autres suivent sponta­nément et débordent l'encadrement syndical. Le secteur « choisi » est celui des conduc­teurs de train. Avec le « contrat de plan » qu'elle annonce pour la compagnie des chemins de fer (SNCF), la bourgeoisie les menace de devoir travailler huit années supplémentaires avant de pouvoir partir en retraite sous le prétexte qu'ils sont des « privilégiés » sur ce plan par rapport aux autres employés de l'Etat. C'est tellement énorme que les ouvriers ne prennent même pas la peine de réfléchir avant de se lancer dans la bagarre. C'est justement ce qui était recherché par la bourgeoisie : ils s'engouf­frent dans l'encadrement que leur avaient préparé les syndicats. En vingt-quatre heu­res, les conducteurs du métro et des bus pa­risiens, menacés de perdre certains avanta­ges catégoriels de même type, sont entraînés dans un piège similaire. Les syndicats met­tent le paquet pour forcer l'entrée en grève, alors que de nombreux ouvriers, perplexes, ne comprennent pas cette précipitation. La direction de la RATP (Régie des transports parisiens) vient à la rescousse des syndicats en prenant l'initiative de fermer certaines li­gnes et en faisant tout pour empêcher de tra­vailler ceux qui le désirent.

Pourquoi la bourgeoisie a-t-elle choisi ces deux catégories de travailleurs pour engager sa manoeuvre ?

Certaines de leurs caractéristiques consti­tuaient des éléments favorables à la mise en oeuvre du plan bourgeois. Ces deux catégo­ries ont effectivement des statuts particuliers dont la modification constitue un prétexte tout trouvé pour déclencher une attaque les concernant spécifiquement. Mais il y a sur­tout la garantie que, une fois les cheminots et les conducteurs du métro et des bus en grève, l'ensemble des transports publics sera paralysé. Outre le fait qu'un tel mouvement ne peut passer inaperçu pour aucun ouvrier, c'est un moyen supplémentaire, et d'une très grande efficacité, que se donne ainsi la bourgeoisie pour éviter les débordements, alors que son objectif est de poursuivre l'extension de la grève à d'autres secteurs du secteur public. Ainsi, sans transports, le principal et quasiment unique moyen de se rendre aux manifestations, c'est de prendre les cars syndicaux. Aucune possibilité de se rendre massivement à la rencontre d'autres ouvriers en grève, dans leurs assemblées gé­nérales. Enfin, la grève des transports c'est, en plus de tout cela, un moyen de diviser les ouvriers en les montant les uns contre les autres, alors que ceux qui sont privés de transports doivent faire face aux pires diffi­cultés pour rejoindre quotidiennement leur lieu de travail.

Mais les cheminots ne sont pas seulement un moyen de la manoeuvre, ils sont égale­ment spécifiquement visés par elle. La bour­geoisie était consciente des avantages qu'elle tirerait à épuiser et embrouiller la con­science de ce secteur de la classe ouvrière qui s'était illustré en décembre 1986 par sa capacité à s'affronter à l'encadrement syndi­cal pour entrer en lutte.

Une fois ces deux secteurs en grève sous le contrôle total des syndicats, la phase sui­vante de la manoeuvre peut être exécutée : la grève dans un secteur traditionnellement combatif et avancé de la classe ouvrière, celui des postes, et tout particulièrement, en son sein, les centres de tri. Dans les années 1980, ces derniers avaient souvent résisté aux pièges des syndicats, n'hésitant pas à la confrontation avec eux. En incorporant ce secteur au « mouvement », la bourgeoisie vise à l’emprisonner dans les mailles de la manoeuvre, afin de le neutraliser et de lui infliger la même défaite qu’à d’autres sec­teurs. De plus, la manoeuvre s’en trouverait encore plus efficace face aux secteurs qui ne sont pas encore en grève, le mouvement ob­tenant ainsi une certaine légitimité apte à diminuer partout ailleurs la méfiance ou le scepticisme à son égard. Néanmoins, vis-à-vis de ce secteur, la bourgeoisie se devait de procéder plus finement encore que précé­demment avec les cheminots ou de métro. Pour cela, elle a suscité et organisé des « délégations d’ouvriers », ne présentant aucun signe apparent d’appartenance syndi­cale (et probablement composés d’ouvriers sincères trompés par des syndicalistes de base), qui sont venues appeler à la lutte les ouvriers des centres de tri réunis en assem­blées générales. Trompés sur la véritable si­gnification de ces délégations, les ouvriers des principaux centres de tri postal se lais­sent ainsi entraîner dans la lutte. Afin de donner le maximum d'impact médiatique à l’événement, la bourgeoise a dépêché sur place ses journalistes, et le journal Le Monde en fera la une de son édition du soir même.

A ce stade de déploiement de la manoeuvre, l’ampleur déjà atteinte par le mouvement donne du poids aux arguments des syndicats pour y agglomérer de nouveaux secteurs : les ouvriers de l'électricité, du gaz, des télécom, les enseignants. Face aux hésitations de certains ouvriers sur le bien fondé de la « lutte maintenant », face à leur insistance pour en discuter les modalités et les reven­dications, les syndicats opposent la formule péremptoire « c’est maintenant qu’il faut y aller » et culpabilisent ceux qui ne sont pas encore en lutte : « nous sommes les derniers à ne pas encore être en grève ».

Afin d’augmenter davantage encore le nom­bre des grévistes, il faut faire croire qu'il se développe un vaste et profond mouvement social. A les en croire tous, syndicats, gau­che, gauchistes, le mouvement susciterait même un immense espoir dans l'ensemble de la classe ouvrière. A l’appui de cela, il y a la publication quotidienne par les médias d’un « indice de popularité » de la grève, toujours favorable à celle-ci dans l'ensemble de la « population ». C'est vrai que la grève est « populaire » et qu'elle est ressentie par beaucoup d'ouvriers comme un moyen d'em­pêcher le gouvernement d'asséner ses atta­ques. Mais la sollicitude dont elle est l'objet dans les médias, et particulièrement à la té­lévision, est bien la preuve que la bourgeoi­sie est intéressée à ce qu'il en soit ainsi et que cette popularité soit gonflée au maxi­mum.

Les étudiants font aussi partie, à leur insu, de la mise en scène. On les a fait descendre dans la rue pour donner l’impression d’une montée générale des mécontentements, pour faire croire qu’il y a des ressemblances plei­nes d’espoir avec mai 1968, et en même temps pour noyer les revendications ouvriè­res dans les revendications inter-classistes dont sont porteurs les étudiants. On les re­trouve même jusque dans les assemblées sur les lieux de travail, « à la rencontre des luttes ouvrières », et cela avec la bénédic­tion des syndicats. ([4] [4])

Toute initiative est retirée à la classe ou­vrière qui n'a d'autre choix que de suivre les syndicats. Dans les assemblées générales convoquées par ces derniers, l’insistance pour que les ouvriers s'expriment n'a d'autre signification que de donner un simulacre de vie à l'assemblée alors que tout est décidé par ailleurs. Au sein de celles-ci, la pression syndicale pour l'entrée en grève est telle­ment forte que des fractions significatives d’ouvriers, pour le moins dubitatifs sur la nature de cette grève, n’osent pas s’exprimer. Pour certains autres au con­traire, complètement mystifiés, c’est l’euphorie d’une unité factice. En fait, une des clés de la réussite de la manoeuvre de la bourgeoisie est le fait que les syndicats ont systématiquement repris à leur compte, pour les dénaturer et les retourner contre elle, des aspirations et des moyens de lutte de la classe ouvrière :

- la nécessité de réagir massivement, et non en ordre dispersé, face aux attaques bour­geoises ;

- l'élargissement de la lutte à plusieurs sec­teurs, le dépassement des barrières corpo­ratistes ;

- la tenue quotidienne d'assemblées généra­les sur chaque lieu de travail, chargées notamment de se prononer sur l'entrée en lutte ou la poursuite du mouvement ;

- l'organisation de manifestations de rue où de grandes masses d'ouvriers, de différents secteurs et de différents lieux, puisent un sentiment de solidarité et de force. ([5] [5])

En outre, les syndicats ont pris le soin, dans la plus grande partie du mouvement, d'affi­cher leur unité. On a même pu voir, abon­damment médiatisée, les poignées de main entre les chefs des deux syndicats tradition­nellement « ennemis » : la CGT et Force Ouvrière (qui s'était constituée comme scis­sion de la CGT, avec le soutien des syndi­cats américains, au temps de la Guerre froide). Cette « unité » des syndicats, qu'on retrouvait souvent dans les manifestations sous forme de banderoles communes CGT-FO-CFDT-FSU, était bien propre à entraîner un maximum d'ouvriers dans la grève der­rière eux puisque, pendant des années, une des causes du discrédit des syndicats et du refus des ouvriers de suivre leurs mots d'or­dre de grève était justement leurs cha­mailleries perpétuelles. Dans ce domaine, les trotskystes ont apporté leur petite contri­bution puisqu'ils n'ont cessé de réclamer l'unité entre les syndicats, faisant de celle-ci une sorte de précondition au développement des luttes.

Du côté de la droite au pouvoir, après la détermination affichée au début du mouve­ment, on simule des signes de faiblesse (auxquels les médias font toute la publicité nécessaire), qui donnent à penser que les grévistes pourraient bien gagner, obtenir le retrait du plan Juppé, avec, pourquoi pas, la chute du gouvernement. En fait, le gouver­nement fait durer les choses sachant perti­nemment que les ouvriers qui ont mené une grève longue ne sont pas de si tôt disposés à reprendre la lutte. Ce n'est qu'au bout de 3 semaines qu'il annonce le retrait de certaines des mesures qui avaient mis le feu aux pou­dres : retrait du « contrat de plan » dans les chemins de fer et, plus généralement, des dispositions concernant les retraites des agents de l'Etat. L'essentiel de sa politique, cependant, est maintenu : les augmentations d'impôts, le blocage des salaires des fonc­tionnaires et, surtout, les attaques sur la Sécurité sociale.

Les syndicats, en même temps que les partis de gauche, chantent victoire et s'emploient, dès lors, à faire reprendre le travail. Ils s’y prennent de façon tellement habile qu’ils ne se démasquent pas : leur tactique consiste à laisser s’exprimer, sans pression de leur part cette fois-ci, les assemblées générales ma­joritairement en faveur de la reprise du tra­vail. Ce sont les cheminots, dont les syndi­cats soulignent la « victoire », qui, le ven­dredi 15 décembre, donnent le signal de cette reprise comme ils avaient donné le si­gnal de l'entrée dans la grève. La télévision montre à répétition l'image des quelques trains qui recommencent à circuler. Le len­demain, un samedi, les syndicats organisent d'immenses manifestations auxquelles sont conviés les ouvriers du secteur privé (c'est-à-dire, principalement, de l'industrie). C'est l'enterrement en grande pompe du mouve­ment, un baroud d'honneur qui permet de faire passer plus facilement aux ouvriers la pillule amère de leur défaite sur les revendi­cations essentielles. Dépôt après dépôt, les assemblées de cheminots votent la fin de la grève. Dans les autres secteurs, la lassitude générale et l’effet d’entraînement font le reste. Le lundi 18, la tendance à la reprise est presque générale. Le mardi 19, la CGT, seule, organise une journée d'action et des manifestations : comparée à celle des semai­nes précédentes, la mobilisation est ridicule ce qui ne peut que convaincre les derniers « récalcitrants » qu'il faut reprendre le tra­vail. Le jeudi 21, gouvernement, syndicats et patronat du privé se retrouvent lors d'un « sommet » : c'est l'occasion pour les syndi­cats, qui dénoncent les propositions gouver­nementales, de continuer à se présenter comme les « défenseurs des ouvriers ».

UNE ATTAQUE POLITIQUE CONTRE LA CLASSE OUVRIERE

La bourgeoisie vient de réussir à faire passer une attaque considérable, le plan Juppé, et à épuiser les ouvriers afin d’amoindrir leur capacité de riposte aux futures attaques.

Mais les objectifs de la bourgeoisie vont bien au delà de cela. La manière dont elle a organisé sa manoeuvre était destinée à faire en sorte que, non seulement les ouvriers ne puissent pas, en préparation de leurs luttes futures, tirer d’enseignements de cette dé­faite, mais surtout de les rendre vulnérables aux messages empoisonnés qu’elle veut faire passer.

L’ampleur que la bourgeoisie a donnée à la mobilisation, la plus importante depuis des années quant au nombre de grévistes et de manifestants, et dont les syndicats ont été les artisans reconnus, est destinée à donner du poids à l’idée selon laquelle il n’y a qu’avec les syndicats qu’on peut faire quel­que chose. Et c’est d’autant plus crédible que, durant le déroulement de la lutte, par­faitement contrôlée par eux, ils ne se sont pas trouvés en situation d’être démasqués, même partiellement, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit pour eux de casser un mou­vement spontané de la classe. De plus, ils ont su prendre en compte, dans leur straté­gie, le fait que, majoritairement, la classe ouvrière, même si elle pouvait les suivre, ne leur faisait néanmoins pas fondamentale­ment confiance. C’est la raison pour laquelle ils ont pris soin de faire « participer », de façon ostensible, visible par tous, des « non syndiqués » (ouvriers sincères et naïfs ou sous-marins des syndicats) dans les différen­tes « instances de lutte » comme les « comités de grève » auto-proclamés. Ainsi, en même temps que l’emprise des syndicats sur la classe ouvrière pourra, sous l’effet de la manoeuvre, se renforcer, la confiance des ouvriers dans leur propre force, c’est-à-dire dans leur capacité d’entrer en lutte par eux-mêmes, et de la conduire eux-mêmes, va s’amoindrir pour un long moment. Cette re­crédibilisation des syndicats constituait pour la bourgeoisie un objectif fondamental, un préalable indispensable avant de porter les attaques à venir qui seront encore bien plus brutales que celles d'aujourd'hui. C'est à cette condition seulement qu'elle peut espé­rer saboter les luttes qui ne manqueront pas de surgir au moment de ces attaques. C'est sûrement là un des aspects essentiels de la défaite politique que la bourgeoisie a infli­gée à la classe ouvrière.

Un autre bénéficiaire de la manoeuvre au sein de la bourgeoisie, c’est la gauche du capital. Les élections présidentielles en France de mai 1995, ont placé toutes les for­ces de gauche dans l'opposition. Aucune d’entre elles n’étant directement impliquée dans la décision des attaques actuelles, elles ont eu les coudées franches pour les dénon­cer et tenter de faire oublier qu’elles-mê­mes, PS et PC de 1981 à 1984, et PS tout seul ensuite, ont aussi mené la même politi­que anti-ouvrière. C’est donc un renforce­ment de la politique de partage du travail droite au pouvoir, gauche dans l’opposition qu’a permis cette manoeuvre : la droite étant chargée d’assumer la responsabilité des at­taques anti-ouvrières, et la gauche dans l’opposition ayant pour rôle de mystifier le prolétariat, d'encadrer et de saboter ses lut­tes, à travers notamment ses courroies de transmission syndicales.

Un des autres objectifs de premier plan que s'était donnés la bourgeoisie c'est de faire croire aux ouvriers, sur base de l’échec d’une lutte qui s’était étendue à différents secteurs, que l’extension, cela ne sert à rien. En effet, des fractions importantes de la classe ouvrière croient avoir réalisé l’élargissement de la lutte aux autres sec­teurs ([6] [6]), c’est-à-dire ce vers quoi avaient tendu les luttes ouvrières depuis 1968, et jusqu’à l’effondrement du bloc de l’Est. C’est sur ces acquis des luttes depuis 1968 que la bourgeoisie s’est d’ailleurs appuyée pour entraîner les ouvriers des centres de tri dans la manoeuvre, comme le montrent les arguments employés pour les faire débrayer : « Les ouvriers des PTT ont été vaincus en 74 parce qu'ils sont restés isolés. De même les cheminots en 86, parce qu'ils n'ont pas réussi à étendre leur mouvement. Aujourd’hui, il faut saisir l‘occasion qui se présente ». Ce sont ces acquis qui étaient dans la ligne de mire de la manoeuvre, pour les dénaturer.

Il est encore trop tôt pour évaluer l'impor­tance de l'impact de cet aspect de la ma­noeuvre (alors que la recrédibilisation des syndicats est, dès à présent, incontestable). Mais il est clair que le trouble chez les ou­vriers risque encore de se trouver renforcé par le fait que le secteur des cheminots, lui, a obtenu satisfaction sur la revendication qui l’avait fait entrer en lutte, le retrait du « plan d'entreprise » et des attaques sur l’accession à la retraite. Ainsi l’illusion qu’on peut obtenir quelque chose en luttant seul dans son secteur va-t-elle se développer et constituer un puissant stimulant au déve­loppement du corporatisme. Sans parler de la division ainsi créée dans les rangs ou­vriers alors que ceux qui sont entrés en lutte derrière les cheminots, et qui n’ont rien ob­tenu du tout, vont avoir le sentiment d’avoir été lâchés.

Sur ce plan, les analogies sont grandes avec une autre manoeuvre, celle qui a présidée à la lutte dans les hôpitaux à l’automne 1988. Elle était alors destinée à désamorcer la montée de la combativité dans l’ensemble de la classe ouvrière en faisant éclater pré­maturément la lutte dans un secteur particu­lier, celui des infirmières. Celles-ci, organi­sées au sein de la coordination du même nom, ultra corporatiste, organe préfabriqué par la bourgeoisie pour remplacer les syndi­cats trop discrédités, se sont vues au terme de leur lutte, accorder un certain nombre d’avantages sous forme d’augmentations de salaires (le milliard de francs que le gouver­nement avait prévu à cet effet avant même que la grève ne démarre). Les autres tra­vailleurs des hôpitaux, qui s’étaient massi­vement engagés dans la bataille en même temps que les infirmières, eux, n’ont rien obtenu. Quant à la combativité dans les au­tres secteurs, elle est retombée, résultat du désarroi des ouvriers face à l’élitisme et au corporatisme des infirmières.

Enfin, en invoquant aussi souvent et avec tant d’insistance une prétendue similitude entre ce mouvement et celui de mai 1968, la bourgeoisie cherchait, comme on l’a déjà dit, à entraîner dans la manoeuvre le plus grand nombre possible d’ouvriers. Mais c’était également pour elle le moyen d’attaquer la conscience des ouvriers. En ef­fet, pour des millions d’ouvriers, mai 1968 demeure une référence, y compris pour ceux qui n’y ont pas participé parce que trop jeu­nes ou pas encore nés, ou habitant d’autres pays mais qui ont été à l’époque enthou­siasmés par cette première manifestation du ressurgissement du prolétariat sur son ter­rain de classe, après quarante années de contre révolution. Ces générations d’ouvriers ou fractions de la classe ouvrière qui n’ont pas directement vécu ces événe­ments, plus vulnérables à l’intoxication idéologique sur cette question, étaient parti­culièrement la cible de la bourgeoisie qui vi­sait à leur faire penser que, finalement, mai 1968 n’avait peut être pas été tellement dif­férent de la grève syndicale d’aujourd’hui. Ainsi c’est une nouvelle attaque à l’identité même de la classe ouvrière dont il s’agit, pas aussi profonde que celles sur la « mort du communisme », mais qui constitue un obstacle supplémentaire sur la voie de la ré­cupération du recul qui a suivi l'effondre­ment du bloc de l'Est.

LES VERITABLES LECONS A TIRER DE CES EVENEMENTS

La leçon première que tirait le CCI de la manoeuvre de la lutte des infirmières en 1988 ([7] [7]), reste encore tragiquement d’actualité : « Il importe de souligner la ca­pacité de la bourgeoisie d’agir de façon préventive et en particulier de susciter le déclenchement de mouvements sociaux de façon prématurée lorsqu’il n’existe pas en­core dans l’ensemble du prolétariat une maturité suffisante permettant d’aboutir à une réelle mobilisation. Cette tactique a déjà été souvent employée dans le passé par la classe dominante, notamment dans des situations où les enjeux étaient encore bien plus cruciaux que ceux de la période ac­tuelle. L’exemple le plus marquant nous est donné par ce qui s’est passé à Berlin en janvier 1919 où, à la suite d’une provoca­tion délibérée du gouvernement social-dé­mocrate, les ouvriers de cette ville s’étaient soulevés alors que ceux de la province n’étaient pas encore prêts à se lancer dans l’insurrection. Le massacre de prolétaires (ainsi que la mort des deux principaux diri­geants du Parti communiste d’Allemagne : Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht) qui en a résulté a porté un coup fatal à la révolu­tion dans ce pays où, par la suite, la classe ouvrière a été défaite paquet par paquet. » Face à un tel danger il importe que la classe ouvrière puisse le plus largement possible tirer les enseignements de ses expériences, au niveau historique, comme au niveau de ses luttes de la dernière décennie.

Un autre enseignement important c'est que la lutte de classes est une préoccupation majeure de la bourgeoisie internationale, et que, sur ce plan, comme nous l’a déjà mon­tré sa réaction face aux luttes de 1980 en Pologne, elle sait oublier ses divisions. Black-out face aux mouvements qui se dé­roulent sur un terrain de classe et risquent d’avoir un effet d’entraînement d’un pays à l’autre, ou du moins d’influencer positive­ment les ouvriers. Inversement, la plus grande publicité donnée, d’un pays à l’autre, aux résultats des manoeuvres contre la classe ouvrière. Il n’y a aucune illusion à se faire, le déchaînement du chacun pour soi, dans la guerre commerciale et les rivalités impérialistes, ne va en rien entraver l’unité internationale dont la bourgeoisie sait faire preuve contre la lutte de classe.

Ce que montrent également les récentes grè­ves en France c'est que l'extension des luttes entre les mains des syndicats est une arme de la bourgeoisie. Et plus une telle exten­sion prend de l'ampleur, plus la défaite qu’elle permet d’infliger aux ouvriers est étendue et profonde. Là aussi il est vital que les ouvriers apprennent à déceler les pièges de la bourgeoisie. A chaque fois que les syndicats appellent à l'extension, c'est soit qu’ils sont contraints de coller à un mouve­ment qui se développe, pour ne pas être dé­bordés, soit pour entraîner dans la défaite un maximum d’ouvriers, alors que la dynami­que de le lutte commence à s’inverser. C'est ce qu'ils avaient fait lors de la grève des cheminots en France début 1987 quand ils ont appelé à l'« extension » et au « durcissement » du mouvement, non pas lors de la montée de la lutte (à laquelle ils s'étaient ouvertement opposés), mais lors de son déclin, dans le but d'entraîner le plus possible de secteurs de la classe ouvrière derrière la défaite des cheminots. Ces deux situations mettent en évidence la nécessité impérative pour les ouvriers de contrôler leur lutte, du début à la fin. Ce sont leurs assemblées générales souveraines qui doi­vent prendre en charge l’extension, afin que celle-ci ne tombe pas aux mains de syndi­cats. Evidemment, ceux-ci ne se laisseront pas faire, mais il faut imposer que la con­frontation avec eux se déroule au grand jour, dans les assemblées générales souveraines, qui élisent des délégués révocables au lieu d’être de vulgaires rassemblements manipu­lés à leur guise par les syndicats comme ce fut le cas dans la présente vague de grèves.

Mais la prise en main de leur lutte par les ouvriers passe nécessairement par la centra­lisation de toutes leurs assemblées qui en­voient leurs délégués à une assemblée cen­trale. A son tour elle élit un comité central de lutte. C’est cette assemblée qui garantit en permanence l’unité de la classe et qui permet une mise en oeuvre coordonnée des modalités de la lutte : si tel jour il est oppor­tun ou non de faire grève, quels secteurs doivent faire grève, etc. C’est elle également qui doit décider de la reprise générale du travail, du repli en bon ordre lorsque le rap­port de force immédiat le nécessite. Ceci n’est pas une vue de l’esprit, ni une pure abstraction, ni un rêve. Un tel organe de lutte, le Soviet, les ouvriers russes l’on fait surgir dans les grèves de masse de 1905, puis en 1917 lors de la révolution. La cen­tralisation de la lutte par le Soviet, c’est là une des leçons essentielles de ce premier mouvement révolutionnaire du siècle et que les ouvriers dans leurs luttes futures devront se réapproprier. Voici ce qu’en disait Trotsky dans son livre 1905 : « Qu’est ce que le Soviet ? Le conseil des députés ou­vriers fut formé pour répondre à un besoin pratique suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépour­vues de liaison ; cette organisation (...) de­vait être capable d’initiative et se contrôler elle-même d’une manière automatique : l’essentiel, enfin, c’était de pouvoir la faire surgir dans les vingt quatre heures (...) pour avoir de l’autorité sur les masses, le lende­main même de sa formation, elle devait être instituée sur la base d’une très large repré­sentation. Quel principe devait-on adopter ? La réponse venait toute seule. Comme le seul lien qui existât entre les masses prolé­taires, dépourvues d’organisation, était le processus de la production, il ne restait plus qu’à attribuer le droit de représentation aux entreprises et aux usines. » ([8] [8]).

Si le premier exemple d'une telle centralisa­tion vivante d'un mouvement de la classe nous vient d'une période révolutionnaire, cela ne signifie pas que ce soit uniquement dans une telle période que la classe ouvrière puisse centraliser sa lutte. La grève de masse des ouvriers en Pologne en 1980, si elle n’a pas donné naissance à des soviets qui sont des organes de prise de pouvoir, nous en a néanmoins fourni une illustration magistrale. Rapidement, dès le début de la grève, les assemblées générales ont envoyé des délégués (en général deux par entre­prise) à une assemblée centrale, le MKS, pour toute une région. Cette assemblée se réunissait quotidiennement dans les locaux de l'entreprise phare de la lutte, les chantiers navals Lénine de Gdansk et les délégués ve­naient ensuite rendre compte de ses délibé­rations aux assemblées de base qui les avaient élus et qui prenaient position sur ces délibérations. Dans un pays où les luttes précédentes de la classe ouvrière avaient été impitoyablement noyées dans le sang, la force du mouvement avait paralysé le bras assassin du gouvernement l'obligeant à venir négocier avec le MKS dans ses locaux mê­mes. Evidemment, si d'emblée les ouvriers de Pologne, en 1980, avaient réussi à se donner une telle forme d'organisation, c'est que les syndicats officiels étaient totalement discrédités puisqu'ils étaient ouvertement les flics de l'Etat stalinien (et c'est la constitu­tion du syndicat « indépendant » Solinarnosc qui a seule permis l'écrasement sanglant des ouvriers en décembre 1981). C'est la meilleure preuve que non seulement les syndicats ne sont pas une organisation, même imparfaite, de la lutte ouvrière, mais qu'ils constituent, au contraire, tant qu'ils peuvent semer des illusions, le plus grand obstacle à une organisation véritable de cette lutte. Ce sont eux qui, par leur présence et leur action, entravent le mouvement sponta­né de la classe, né des nécessités de la lutte même, vers une auto-organisation.

Evidemment, du fait justement de tout le poids du syndicalisme dans les pays cen­traux du capitalisme, ce n’est pas d’emblée la forme des MKS, encore moins des so­viets, qu'y prendront les prochaines luttes de la classe. Néanmoins, celle-ci doit leur ser­vir de référence et de guide, et les ouvriers devront se battre pour que leurs assemblées générales soient réellement souveraines et se déterminent dans le sens de l’extension, du contrôle et de la centralisation du mou­vement par elles mêmes.

En fait, les prochaines luttes de la classe ou­vrière, et pour un certain temps encore, se­ront marquées par le sceau du recul, exploité par toutes sortes de manoeuvres de la bour­geoisie. Face à cette situation difficile de la classe ouvrière, mais qui ne remet néan­moins pas en cause la perspective d’affrontements de classe décisifs entre bourgeoisie et prolétariat, l’intervention des révolutionnaires est irremplaçable. Afin qu’elle soit le plus efficace possible, et qu’elle ne favorise pas, sans le vouloir, les plans de la bourgeoisie, les révolutionnaires ne doivent pas laisser la moindre prise, dans leurs analyses et leurs mots d’ordre, à la pression idéologique ambiante et doivent être les premiers à déceler et dénoncer les manoeuvres de l’ennemi de classe.

L'ampleur de la manoeuvre élaborée par la bourgeoisie en France, le fait, notamment, qu'elle se soit permise de provoquer des grè­ves massives qui ne pourront qu'aggraver encore un peu plus ses difficultés économi­ques, sont en soi le signe que la classe ou­vrière et sa lutte n'ont pas disparu comme aimaient à le répéter, pendant des années, les « experts » universitaires aux ordres. Elle démontre que la classe dominante sait parfaitement que les attaques de plus en plus brutales qu'elle devra mener provoque­ront nécessairement des luttes de grande ampleur. Même si aujourd'hui elle a marqué un point, si elle a remporté une victoire po­litique, l'issue de la bataille est loin d'être jouée. En particulier, la bourgeoisie ne pour­ra empêcher que s'effondre de plus en plus son système économique, ni que se déconsi­dèrent ses syndicats, comme ce fut le cas au cours des années 1980, au fur et à mesure qu'ils saboteront les luttes ouvrières. Mais la classe ouvrière ne pourra l'emporter que si elle est capable de prendre la mesure de toute la capacité de son ennemi, même ap­puyé sur un système moribond, à semer des obstacles, les plus subtils et sophistiqués qui soient, sur le chemin de son combat.

BN, 23 décembre 1995.



[1] [9]. La CGT, courroie de transmission du PC ; FO, « social démocrate » ; la FEN, proche du Parti socialiste, syndicat majoritaire dans l’éducation nationale ; la FSU, qui a scissionné il y a quelques années d'avec la FEN, et plus proche du PC et des gauchistes.

 

[2] [10]. Du nom du premier ministre chargé de l’appliquer. Ce plan comprend, entre autres, un ensemble d’attaques concernant la Sécurité sociale et l'Assurance maladie.

 

[3] [11]. Revue internationale n° 82.

 

[4] [12]. Il faut noter qu'en 1968, les syndicats faisaient un barrage systématique devant les entreprises pour empêcher tout contact entre ouvriers et étudiants. C'est vrai qu'à cette époque c'est parmi ces derniers qu'on parlait le plus de « révolution » et surtout qu'on dénonçait le plus les partis de gauche, PC et PS. Le risque n'existait pas que l'ensemble de la classe ouvrière reprenne à son compte l'idée de la révolution : elle n'en était qu'aux premiers pas d'une reprise des combats après 4 décennies de contre-révolution. D'ailleurs, cette idée était particulièrement fumeuse dans la tête et les propos de la majorité des étudiants qui l'évoquaient du fait de la nature petite-bourgeoise de leur « mouvement ». Ce que craignaient surtout le syndicats, c'est qu'il leur soit encore plus difficile de garder le contrôle d'un combat ouvrier qui avait démarré en dehors d'eux et qui avait surpris l'ensemble de la bourgeoisie.

 

[5] [13]. Le premier ministre Juppé avait, à sa façon, contribué à des manifestations massives en affirmant, lors de l'annonce de son plan, que le gouvernement ne survivrait pas si deux millions de personnes descendaient dans la rue : au soir de chaque journée de manifestations, les syndicats et les médias faisant le compte en faisant valoir qu'on s'approchait de ce chiffre et qu'on pouvait l'atteindre. Certains secteurs de la bourgeoisie, y compris à l'étranger, font croire que Juppé, avec une telle déclaration, a commis une « gaffe ». De même, ils lui reprochent la « maladresse » consistant à asséner toutes ses attaques au même moment : « Les mouvements de grève sont beaucoup dus au fait que le gouvernement s'y est pris maladroitement en cherchant à faire passer plusieurs réformes d'un seul coup » (The Wall Street Journal). On lui reproche aussi son arrogance : « La colère publique est en grande partie dirigée contre la façon autocratique dont gouverne Alain Juppé... C'est autant une révolte contre la morgue du gaullisme que contre la rigueur budgétaire. » (The Guardian). En réalité, cette « maladresse » et cette « arrogance » constituaient un élément important de la provocation : la droite au gouvernement se donnait les meilleurs moyens d'attiser la colère ouvrière et de faciliter le jeu des syndicats.

 

[6] [14]. C'est ce qu'expriment clairement ces propos d'un conducteur de train : « Je me suis lancé dans la bagarre comme conducteur. Le lendemain je me sentais avant tout cheminot. Puis j'ai endossé l'habit du fonctionnaire. Et, maintenant, je me sens tout simplement salarié, comme les gens du privé que j'aimerais rallier à la cause... Si j’arrêtais demain, je ne pourrais plus regarder un postier en face » (Le Monde du 12 et 13 décembre).

 

[7] [15]. Voir l’article « Les coordinations sabotent les luttes » dans la Revue internationale n° 56, et notre brochure sur la lutte des infirmières.

 

[8] [16] Voir notre article « Révolution de 1905 : enseignements fondamentaux pour le prolétariat », dans la Revue internationale n° 43.

Géographique: 

  • France [17]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La question syndicale [18]

Tensions imperialistes : derriere les accords de paix, la guerre de tous contre tous

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A en croire les médias, la raison aurait enfin prévalu : l'action des grandes puissances, au premier rang desquelles les Etats-Unis, au­rait permis le début d'une réelle résolution du conflit le plus sanglant qu'a connu l'Europe depuis 1945. Les accords de Dayton signi­fieraient le retour de la paix dans l'ex-Yougoslavie. De même, tous les espoirs se­raient permis au Moyen-Orient, l'assassinat de Rabin n'ayant fait que renforcer la dé­termination des “ colombes ” et de leur tu­teur améri­cain à mener à bien jusqu'au bout le “ processus de paix ”. Dernier cadeau de Noël de Washington : le plus vieux conflit en Europe, celui opposant la Grande-Bretagne aux républicains d'Irlande du Nord, serait lui aussi en passe d'être surmonté.

Face à ces mensonges cyniques, les prolétai­res doivent garder en mémoire ce que pro­mettait déjà la bourgeoisie en 1989, après l'effondrement du bloc de l'Est : un “ nouvel ordre mondial ”, une “ nouvelle ère de paix ”. On sait ce qu'il en est advenu en réalité : guerre du Golfe, guerre en Yougoslavie, en Somalie, au Rwanda, etc. L'heure n'est pas à la paix mais, beaucoup plus gravement encore qu'il y a cinq ans, au déchaînement de la guerre de tous con­tre tous qui caractérise les rapports en­tre les principales puissances impéria­listes de la planète.

Loin d'être les “ colombes ” de la paix ou les pompiers acharnés à éteindre chaque foyer d'incendie guerrier que nous présentent les médias aux ordres de la bour­geoisie, les grandes puissances impérialistes sont les principaux fauteurs de guerre, de l'ex-Yougoslavie au Rwanda, en passant par l'Algérie et le Moyen-Orient. Par cliques ou pays interposés, elles se livrent une guerre qui, pour être encore en partie masquée, n'en est pas moins de plus en plus féroce. Les fameux accords de Dayton ne sont qu'un moment de la guerre opposant la première puissance mondiale à ses ex‑alliés du défunt bloc américain.

Derrière les accords de Dayton, le succès d'une contre offensive des Etats-Unis

En imposant les accords de Dayton, en en­voyant 30 000 soldats lourdement armés dans l'ex-Yougoslavie, ce ne sont pas les Serbes ou les Croates que visent les Etats-Unis, ce sont leurs anciens alliés européens devenus les principaux contestataires de leur suprématie mondiale : la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne. Leur but n'est pas la paix, mais la réaffirmation de leur hégémonie. De même, si les bourgeoisies fran­çaise, britannique et allemande en­voient un contingent dans l'ex‑Yougoslavie, ce n'est pas pour imposer la paix aux bel­ligérants ou défendre la population martyre de Sarajevo, mais pour défendre leurs pro­pres intérêts impérialistes. Sous le couvert de l'action humanitaire et des forces dites de paix de la Forpronu, Paris, Londres et Bonn (plus dis­crètement mais avec une efficacité redouta­ble), n'ont cessé d'attiser la guerre en favori­sant l'action de leurs protégés. Avec l'IFOR, la Force d'interposition sous l'égide de l'OTAN, c'est la même action criminelle qui va être perpétrée, mais à une échelle encore plus large, comme en témoigne l'importance des forces engagées, en hommes et en maté­riel. Le territoire de l'ex-Yougoslavie va continuer à être le prin­cipal champ de ba­taille des grandes puis­sances impérialistes en Europe.

La détermination américaine à revenir au premier plan de la scène yougoslave et à re­prendre fermement la baguette de chef d'or­chestre est à la hauteur des enjeux stratégi­ques vitaux représentés par ce pays situé en Europe, au carrefour de l'Europe et du Moyen-Orient. Mais, plus fondamentale­ment encore, il s'agit comme l'a clairement souligné Clinton, avec le soutien de l'en­semble de la bourgeoisie américaine, lors de son discours pour justifier l'envoi des trou­pes américaines, de “ l'affirmation du lea­d­ership américain dans le monde ”. Et afin que personne ne doute de la détermination de Washington à remplir cet objectif, il a précisé qu'il “ assumait l'entière respon­sa­bilité des dommages que pourraient subir les soldats américains. ” Ce lan­gage ou­vertement guerrier et cette fermeté qui tranchent après les flottements sur l'ex-Yougoslavie de la part de la bourgeoisie américaine s'expliquent par l'ampleur de la contestation de sa domination par l'Allemagne, le Japon et la France, mais aussi, changement historique, par son plus vieux et fidèle allié, la Grande-Bretagne. Réduits au rôle de simple challenger dans l'ex‑Yougoslavie, les Etats-Unis se devaient de frapper un grand coup pour enrayer la remise en cause la plus grave de leur supé­riorité mondiale depuis 1945.

Dans le n° 83 de la Revue internationale, nous avons explicité en détail la stratégie mise en oeuvre en ex-Yougoslavie, nous n'y reviendrons donc pas ici ; nous aborderons les résultats de cette contre-offensive de la première puissance mondiale. Celle-ci a été largement couronnée de succès. Les im­pé­rialismes britannique et français, quasiment seuls sur le terrain jusqu'à présent - ce qui leur conférait une importante capacité de manoeuvre face à tous leurs rivaux impéria­listes, manoeuvre qui a culminé avec la création de la FRR - vont devoir désormais “ coexister ” avec un fort contingent améri­cain et être obligés, bon gré mal gré, de su­bir les diktats de Washington, l'ONU étant écartée au profit de l'IFOR placée directe­ment sous le commandement américain, sous couvert de l'OTAN. Le déroulement même des pourparlers de Dayton s'inscrit to­talement dans le cadre du rapport de forces imposé par les Etats-Unis à leurs “ alliés ” européens. “ Selon une source française, ces pourparlers se sont déroulés dans une at­mosphère euro-américaine "insupportable". Ces trois semaines n'ont été, à en croire cette source, qu'une succession de vexations et d'humiliations infligées aux Européens par des Américains qui voulaient mener seuls la danse ” ([1] [19]). Le fameux “ groupe de contact ” qui était dominé par le duo franco-britannique s'est vu réduit à Dayton à un mi­sérable strapontin et a dû, pour l'essentiel, obtempérer aux conditions dictées par les Etats-Unis :

- la relégation de l'ONU au rôle de simple observateur avec la disparition de la Forpronu, outil précieux dont s'étaient servi Paris et Londres pour la défense de leurs intérêts impérialistes, et son rempla­cement par une IFOR dominée et com­mandée par les Etats-Unis ;

- la dissolution de la FRR ;

- le développement des livraisons d'armes et de l'encadrement de l'armée bosniaque par les Etats-Unis.

Quant à la tentative française d'utiliser les états d'âme russes face au rouleau compres­seur américain, proposant de placer les trou­pes russes de l'IFOR sous leur contrôle, pour tenter d'enfoncer un coin dans l'alliance russo-américaine, elle a piteusement échoué, le contingent russe étant finalement placé sous le commandement des Etats-Unis. Et Washington a enfoncé le clou en soulignant que les vraies négociations avaient lieu  à Dayton et que la conférence prévue à Paris en décembre ne serait qu'une simple cham­bre d'enregistrement des décisions prises... aux Etats-Unis... et par eux.

Ainsi, grâce avant tout à leur puissance militaire et au fait que la seule loi qui ré­gisse la jungle de l'impérialisme est la loi du plus fort, la première puissance mondiale est parvenue non seulement à rétablir spectacu­lairement ses positions dans l'ex-Yougoslavie, mais à rabattre sérieusement les prétentions de tous ceux qui osaient con­tester sa toute-puissance, au premier rang desquels le tandem franco-britannique. Le coup porté aux bourgeoisies britannique et française est d'autant plus rude que, derrière leur présence en ex-Yougoslavie, ces derniè­res défendent leur statut de puissances mili­taires méditerranéennes de premier plan et, par là-même, leur statut de puissances qui, bien que moyennes et historiquement décli­nantes, entendent continuer à jouer un rôle d'importance mondiale. Avec le renforce­ment de la présence de l'armée américaine en Méditerranée, c'est leur rang impérialiste qui se trouve directement menacé. Cette vaste contre-offensive américaine vise avant tout à punir les trublions franco-britan­ni­ques. Mais l'Allemagne est elle aussi tou­chée par cette stratégie. Pour l'impérialisme allemand, l'enjeu essentiel est, via l'ex-Yougoslavie, l'accès à la Méditerranée et la route du Moyen-Orient. Grâce aux victoires de ses protégés croates, il avait commencé à réaliser cet objectif. La forte présence amé­ricaine ne peut que le gêner en limitant sa marge de manoeuvre. Ainsi, le fait que la Hongrie, pays lié à l'Allemagne, accepte de servir de base arrière aux troupes américai­nes ne peut que signifier une menace directe pour les intérêts de l'impérialisme allemand. Ceci confirme que l'alliance nouée avec les Etats-Unis au cours du printemps 1995 ne peut être que momentanée. Les Etats-Unis se sont appuyés sur l'Allemagne, par croates interposés, pour rétablir leur position, mais cet objectif étant atteint, il n'est désormais plus question pour eux de laisser librement agir leur plus dangereux concurrent, la seule des grandes puissances qui a la capacité de devenir à terme le chef de file d'un nouveau bloc impérialiste.

Dans cette zone stratégique vitale qu'est la Méditerranée, les Etats-Unis ont donc fait la claire démonstration de qui mène la danse, et ils ont infligé un coup très sérieux à tous leurs rivaux en brigandage impérialiste dans ce qui reste plus que jamais l'enjeu décisif de la foire d'empoigne de l'impérialisme : l'Europe. Mais en rappelant qu'ils étaient bi­en décidés à utiliser leur force militaire, c'est aussi à l'échelle mondiale qu'ils mènent cette contre-offensive, car c'est au niveau mondial que se pose le problème de la dé­fense de leur suprématie menacée par le dé­chaînement du chacun pour soi et la lente montée en puissance de l'impérialisme alle­mand. Au Moyen-Orient, de l'Irak à l'Iran, en passant par la Syrie, partout les Etats-Unis ont accentué la pression pour imposer “ l'ordre américain ”, en isolant et en dé­stabilisant les Etats qui refusent les diktats de Washington et sont sensibles aux sirènes européennes ou japonaises. Ils cherchent à évincer l'impérialisme français de ses chas­ses gardées en Afrique. Ils favorisent l'action des fractions islamistes en Algérie, et ils n'hésitent pas à fomenter en sous-main l'uti­lisation de ce qui était jusqu'à présent l'arme des faibles, le terrorisme ([2] [20]). Ils ne sont certainement pas étrangers aux troubles af­fectant la Côte d'Ivoire et le Sénégal, et alors que Paris cherchait à stabi­liser ses relations avec la fraction au pouvoir au Rwanda, le premier résultat de la nou­velle mission de l'inusable Jimmy Carter est une nouvelle dégradation des rapports entre Kigali et Paris. En Asie, confrontée à un Japon sup­portant de plus en plus mal sa tu­telle, comme l'ont illustré les manifestations mas­sives contre les bases américaines à Okinawa, et à une Chine entendant bien profiter de la fin des blocs pour affirmer ses prétentions impérialistes, y compris lorsque celles-ci s'opposent aux intérêts des Etats-Unis, la première puissance mondiale al­terne carotte et bâton pour mettre au pas tous ceux qui contestent sa domination. Elle est ainsi récemment parvenue à imposer le maintien de ses bases militaires au Japon.

Mais c'est sans aucun doute le voyage triom­phal que vient d'accomplir Clinton en Irlande qui illustre le plus fortement la dé­termination de la bourgeoisie américaine à punir “ les traîtres ” et à rétablir ses posi­tions. En imposant à la bourgeoisie britanni­que la reprise des négociations avec les na­tionalistes irlandais, en affichant ouverte­ment sa sympathie pour G. Adams, le patron du Sinn Fein, Clinton adresse à la Grande-Bretagne en substance le message suivant : si tu ne rentres pas dans le rang, si tu ne re­viens pas à de meilleurs sentiments envers l'ami américain, sache que même sur ton sol tu n'es pas à l'abri de nos représailles. A travers ce voyage, Washington exerce donc une très forte pression sur son ex-allié bri­tannique, pression à la mesure de l'impor­tance historique du divorce survenu au sein de la  plus vieille et solide alliance impéria­liste du 20e siècle. Cependant, le fait même que les Etats-Unis soient obligés d'utiliser de tels moyens pour tenter de ramener dans leur orbite la bourgeoisie dont ils étaient le plus proche, témoigne en même temps des limites, malgré ses succès indéniables, de la contre-offensive américaine.

Les limites de la contre offensive

Comme le reconnaissent les diplomates eux-mêmes, les accords de Dayton n'ont rien ré­glé sur le fond, tant sur le futur de la Bosnie, divisée en deux, voire trois entités, que sur l'antagonisme fondamental opposant Zagreb et Belgrade. Cette “ paix ” n'est donc rien d'autre qu'une trêve lourdement armée, avant tout parce que ces accords imposés par les Etats-Unis ne sont qu'un moment du rapport de forces mettant aux prises Washington et les autres grandes puissances impérialistes. Pour le moment, ce rapport de forces penche clairement en faveur des Etats-Unis, qui ont contraint leurs rivaux à céder, bon gré mal gré, mais les Etats-Unis n'ont cependant remporté qu'une bataille et non la guerre elle-même. La lente érosion de leur prépondérance mondiale est enrayée, mais elle n'est pas arrêtée pour autant.

Aucune puissance impérialiste ne peut espé­rer rivaliser sur le terrain strictement mili­taire avec la première puissance mondiale et cela confère à cette dernière un formidable atout vis-à-vis de tous ses concurrents, en limitant considérablement leur marge de manoeuvre. Mais les lois de l'impérialisme les contraignent - ne serait-ce que pour sub­sister sur l'arène impérialiste - à continuer par tous les moyens à chercher à s'affranchir de la pesante tutelle américaine. Ne pouvant que difficilement s'opposer directement aux Etats-Unis, ils ont recours à ce qu'on peut appeler une stratégie de contournement.

La France et la Grande-Bretagne ont ainsi dû accepter l'éviction de la Forpronu et de la FRR au profit de l'IFOR, mais le fait qu'elles participent à cette force avec un contingent qui, si l'on additionne les troupes françaises et britanniques, est d'une importance pres­que égale aux troupes déployées par Clinton, ne signifie aucunement qu'elles vont docile­ment se plier aux ordres du commandement américain. Avec une telle force, le tandem franco-britannique se dote des moyens né­cessaires à la défense de ses prérogatives impérialistes et donc à la tentative de con­trecarrer à la première occasion l'action en­treprise par Washington. Le sabotage sera plus facile à réaliser que lors de la guerre du Golfe, du fait d'abord de la nature du terrain, ensuite et surtout parce que cette fois Londres et Paris sont dans le même camp, celui des opposants à la politique améri­caine, et enfin parce que le contingent des Etats-Unis est beaucoup moins imposant que celui de “ La Tempête du Désert ”. Si la France et la Grande-Bretagne augmentent encore leur présence militaire dans l'ex-Yougoslavie, c'est donc pour garder intacte leur force de nuisance et mettre le maximum de bâtons dans les roues des Etats-Unis, tout en conservant les moyens de contrarier l'avancée de l'impérialisme allemand dans cette région.

Significative également de cette stratégie de contournement, est la bruyante sollicitude de la bourgeoisie française pour les quartiers serbes de Sarajevo, avec la lettre adressée à Clinton à ce sujet par Chirac et le soutien affiché des officiers français de la Forpronu à Sarajevo aux manifestations des nationa­l­istes serbes. Devant la fermeté montrée par Washington, Paris recule et prétend qu'il ne s'agit que d'une maladresse d'un général qui est alors relevé de ses fonctions, mais ce n'est que partie remise jusqu'à la prochaine occasion. Un autre exemple est la bonne opération réalisée par la France avec les élections en Algérie et la confortable réélec­tion de l'homme de la bourgeoisie française, le sinistre Zéroual. Les manoeuvres de Paris autour de la prétendue “ rencontre man­quée ” entre Chirac et Zeroual à New York ont permis à la France de détourner et de re­prendre à son compte la revendication amé­ricaine d' “ élections libres ” en Algérie, et les Etats-Unis se sont ainsi trouvés en posi­tion de ne plus pouvoir contester les résul­tats d'une élection à la participation aussi importante.

La récente décision française de se rappro­cher des structures de l'OTAN, par la pré­sence désormais permanente en son sein du chef d'état-major de l'armée française, est aussi une illustration de la même stratégie. Sachant qu'elle ne peut lutter à armes égales avec la bourgeoisie américaine, la bour­geoisie française fait au sein de l'OTAN dominée par les Etats-Unis ce que la Grande-Bretagne fait au sein de la CE do­minée par l'Allemagne : s'intégrer pour en contrecarrer la politique.

Avec le sommet euro-méditerranéen de Barcelone, la France là encore chasse direc­tement sur les plates-bandes américaines. D'une part, elle renforce les liens de l'Europe avec les principaux protagonistes du conflit du Moyen-Orient, la Syrie et Israël, alors que les Etats-Unis ont réduit l'Europe au rôle de simple spectateur du “ processus de paix ”. D'autre part, elle s'oppose aux ma­noeuvres de déstabilisation dont elle est victime au Maghreb à travers la mise sur pied d'une tentative de coordination des po­litiques de sécurité face au terrorisme isla­miste. Si les résultats de ce sommet sont limités, il ne faut cependant pas sous-esti­mer leur importance à l'heure où les Etats-Unis renforcent leur présence en Méditerranée et font le forcing pour imposer la “ pax americana ” au Moyen-Orient.

Mais là où la limite de la contre-offensive des Etats-Unis se vérifie avec le plus de force, c'est dans le maintien et même le ren­forcement de l'alliance franco-britannique. Celle-ci s'est développée ces derniers mois dans des domaines aussi essentiels que la coopération militaire, l'intervention en ex-Yougoslavie et la coordination de la lutte contre le terrorisme islamiste. Après avoir affiché un bruyant soutien à la reprise des essais nucléaires français, la bourgeoisie bri­tannique brave directement Washington en acceptant d'aider Paris dans la lutte contre un terrorisme islamiste largement téléguidé par les Etats-Unis, attestant par là-même de la profondeur de la distance prise avec la bourgeoisie américaine.

Tous cela illustre l'importance des obstacles auxquels sont confrontés les Etats-Unis pour mettre fin et dépasser la crise de leur hégé­monie. Ils peuvent marquer des points im­portants contre leurs adversaires et rempor­ter des succès spectaculaires, mais ils ne peuvent construire et imposer autour d'eux un ordre ressemblant, ne serait-ce que de loin, à ce qui prévalait à l'époque du bloc américain. La disparition des deux blocs impérialistes qui avaient dominé la planète pendant plus de quarante ans, en mettant fin au chantage nucléaire grâce au­quel les deux chefs de file imposaient leurs diktats à tous les membres de leur bloc, a li­béré le chacun pour soi au point que celui-ci est désormais devenu la tendance dominante régissant l'en­semble des rapports impéria­listes. Dès que les Etats-Unis bombent le torse en faisant étalage de leur supériorité militaire, tous leurs rivaux reculent, mais ce recul est tacti­que et momentané, et en au­cune façon une réelle allégeance et soumis­sion. Plus les Etats-Unis s'efforcent de réaf­firmer leur prédominance impérialiste, en rappelant avec brutalité qui est le plus fort, plus les contestataires de l'ordre américain renforcent leur détermination à la remettre en cause, car pour eux, il s'agit d'une question de vie et de mort, celle de leur capacité à tenir leur rang dans l'arène impérialiste.

C'est cela qui explique que le succès rem­porté par les Etats-Unis lors de la guerre du Golfe en 1991 a été aussi éphémère et ra­pi­dement suivi par une très sensible aggra­va­tion de la contestation de l'autorité amé­ri­caine à l'échelle mondiale, dont le divorce de la Grande-Bretagne avec les Etats-Unis est la manifestation la plus éclatante. A l'heure où l'opération montée par la bour­geoisie américaine en ex-Yougoslavie n'est, malgré son succès actuel, qu'une pâle répli­que de celle qui avait été déployée en Irak, les points importants marqués depuis l'été 1995 par la première puissance mondiale ne peu­vent pas fondamentalement renverser la ten­dance à l'affaiblissement historique de la su­prématie des Etats-Unis dans le monde, malgré leur supériorité militaire.

Le chacun pour soi et l'instabilité des alliances impérialistes

Le chacun pour soi, qui caractérise de ma­nière croissante l'ensemble des rapports im­périalistes, est à la racine de l'affaiblisse­ment de la superpuissance américaine, mais celle-ci n'est pas la seule à en subir les con­séquences. Toutes les alliances impérial­is­tes, y compris les plus solides sont affectées. Les Etats-Unis ne peuvent pas ressusciter un bloc impérialiste à leur dévotion, mais leur plus dangereux concurrent, le seul qui puisse espérer être un jour en mesure de di­riger un nouveau bloc impérialiste, l'Allemagne, souffre de la même incapacité. L'impérialisme allemand a marqué de nom­breux points sur la scène impérialiste, en ex-Yougoslavie où il s'est rapproché de son ob­jectif d'accès à la Méditerranée et au Moyen-Orient, par Croates interposés ; en Europe de l'Est, où il est très solidement implanté ; en Afrique, où il n'hésite pas à semer la pertur­bation dans les zones d'influence de la France ; en Asie, où il cherche à dévelop­per ses positions ; au Moyen-Orient, où il faut désormais compter avec lui ; sans oublier l'Amérique Latine. Partout l'impérialisme allemand tend à s'affirmer comme une puis­sance conquérante face aux Etats-Unis sur la défensive et aux “ seconds couteaux ” que sont la France et la Grande-Bretagne, en utilisant à fond sa force économique, mais aussi de plus en plus, même si c'est discrè­tement, sa force mili­taire. Avec l'arsenal d'armes convention­nelles récupérées de l'ancienne Allemagne de l'Est, l'Allemagne est désormais le deuxième vendeur d'armes du monde, loin devant la France et la Grande-Bretagne réunies. Et jamais l'armée allemande n'a été autant mise à contribution depuis 1945 que dans la période actuelle. Cette avancée cor­respond à la tendance em­bryonnaire au développement d'un bloc al­lemand, mais au fur et à mesure que l'impé­rialisme allemand démontre sa puissance, presque symétri­quement surgissent les obs­tacles à cette tendance. Plus l'Allemagne montre ses muscles, plus son plus fidèle et solide allié, la France, prend ses distances avec son trop puissant voisin. De la question de l'ex-Yougoslavie à la reprise des essais nu­cléaires français essentiellement dirigés contre l'Allemagne, en passant par le futur de l'Europe, les frictions ont succédé aux frictions entre les deux Etats, alors que, a contrario, d'excellents rapports se nouaient entre le vieil et irréductible ennemi de l'Allemagne, la Grande-Bretagne, et la France. La multiplication des rencontres en­tre Chirac et Kohl et les déclarations léni­fi­antes qui s'en suivent ne doivent pas faire illusion ; elles sont plus le signe de la dé­gradation que de la bonne santé des rapports franco-allemands. L'ensemble des facteurs politiques, géographiques et historiques, dans le cadre de la tendance dominante au chacun pour soi, pousse à un refroidissement de l'alliance franco-allemande. Celle-ci s'était forgée pendant la “ guerre froide ” dans le cadre du “ bloc occidental ” d'une part, et elle avait d'autre part pour but, côté français, de contrer l'action du cheval de Troie des Etats-Unis dans la CEE, la Grande-Bretagne. Ces deux facteurs ayant disparu - avec la fin du bloc de l'ouest et la très sensible prise de distance de la bour­geoisie britannique vis-à-vis de son tuteur américain -, la France, effrayée par la puis­sance de son voisin qui a gagné trois guerres contre elle depuis 1870, est poussée à un rapprochement avec la Grande-Bretagne, pour mieux résister à la pression venue d'ou­tre-Atlantique, mais aussi pour se protéger de la trop puissante Allemagne. Impérialismes tous deux déclinants, la France et la Grande-Bretagne tentent de mettre en commun ce qui leur reste de puis­sance militaire pour se défendre face à Washington et à Berlin. La solidité de l'axe Paris-Londres dans l'ex-Yougoslavie trouve là sa racine, d'autant plus que ces deux puis­sances militaires méditerranéennes ne peu­vent que voir leur statut dévalorisé par une avancée allemande et une trop forte pré­sence américaine.

Tous les ponts ne peuvent pas être brutale­ment coupés entre la France et l'Allemagne, étant donné l'étroitesse et l'ancienneté des relations entre les deux pays, notamment sur le plan économique. Mais l'alliance franco-allemande ressemble de plus en plus à un souvenir, et la tendance à la constitution d'un futur bloc impérialiste autour de l'Allemagne est considérablement entravée.

Le développement du chacun pour soi, en­gendré par la décomposition du système ca­pitaliste, et déchaîné par la fin des blocs im­périalistes, mine les alliances impérialistes les plus solides, celle entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, ou encore celle entre la France et l'Allemagne, même si cette dernière n'avait pas la même solidité et ancienneté. Cela ne signifie pas qu'il n'y au­ra plus d'alliances impérialistes. Tout impé­rialisme pour survivre doit nouer des allian­ces. Mais désormais ces alliances seront plus instables, plus fragiles, plus sujettes à retournement. Certaines auront une solidité relative, à l'image de l'alliance franco-bri­tannique actuelle, mais cette solidité ne sau­rait de comparer à celle ayant existé pendant près d'un siècle entre Londres et Washington, ou même à celle entre Bonn et Paris depuis la 2e guerre mondiale. D'autres seront purement circonstancielles, comme celle nouée au printemps 1995 entre les Etats-Unis et l'Allemagne. D'autres encore seront à géométrie variable, tantôt avec l'un sur telle question, tantôt avec l'autre sur un front différent.

Cela aura pour résultat un monde encore plus instable et dangereux, où la généralisa­tion de la guerre du tous contre tous entre les grandes puissances impérialistes entraî­nera dans son sillage toujours plus de guer­res, de souffrances et de destructions pour l'immense majorité de l'humanité. L'utilisa­tion de la force brute, à l'image de ce que font les grands Etats soi-disant civilisés dans l'ex-Yougoslavie, ne peut que s'intensifier. A l'heure où la nouvelle récession ouverte que connaît le capitalisme mondial pousse la bourgeoisie à asséner de nouveaux coups terribles à la classe ouvrière, celle-ci doit se rappeler que le capitalisme c'est la misère, mais c'est aussi la guerre et son cor­tège d'indicible barbarie et, qu'elle seule, par sa lutte peut y mettre fin.

RN, 11 décembre 1995.



[1] [21]. Le monde, 29 novembre 1995.

 

[2] [22]. Il ne serait pas étonnant que les Etats-Unis aient une responsabilité à un certain niveau dans la vague d'attentats sur le territoire français depuis l'été 1995.

Questions théoriques: 

  • Guerre [23]
  • Impérialisme [24]

Chine 1928-1949 : maillon de la guerre imperialiste (II)

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Dans la première partie de cet article (Revue internationale, n° 81), nous avons tenté de nous réapproprier l'ex­périence historique révolutionnaire de la classe ouvrière en Chine. L'héroïque tentative insurrectionnelle du prolétariat de Shanghai le 21 mars 1927 fut à la fois le point culminant du mouvement formidable de la classe ouvrière qui avait commencé en Chine en 1919 et la dernière explosion de la vague révolu­tionnaire internationale qui avait fait trembler le monde capitaliste depuis 1917. Et pourtant, les forces alliées de la réaction capitaliste (le Kuomintang, les « seigneurs de la guerre » et les gran­des puissances impérialistes), renfor­cées qui plus est par la complicité de l'Exécutif d'une Troisième internatio­nale (IC) en plein processus de dégéné­res­cence, parvinrent à détruire ce mou­ve­ment de fond en comble.

Les événements postérieurs n'eurent plus rien à voir avec la révolution prolétarienne. Ce que l'histoire officielle nomme la « révolution populaire chinoise » ne fut en réalité qu'une succession effrénée de luttes pour la contrôle du pays entre fractions bourgeoises antagoniques, chacune d'elles servant d'ailleurs de paravent à l'une ou l'autre des puissances impérialistes. La Chine était devenue une « région chaude » supplémentaire des affrontements impéria­listes qui allaient déboucher sur la seconde guerre mondiale.

La liquidation du parti prolétarien

Selon l'histoire officielle, 1928 est une date décisive pour la vie du Parti communiste chinois (PCC), puisque cette année-là vit la création de « l'Armée rouge » et le début de la « nouvelle stratégie » basée sur la mobili­sation des paysans, promus « piliers » de la « révolution populaire ». Ce fut effective­ment une date décisive pour le PCC, mais pas dans le sens donné par l'histoire offi­cielle. L’année 1928 fut de fait, celle de la liquidation du Parti communiste de Chine en tant qu'instrument de la classe ou­vrière. La compréhension de cet événement est la base pour comprendre l'évolution postérieure de la Chine.

D'une part, le parti fut désarticulé et sévè­rement décimé avec la défaite du prolétariat. Comme nous l'avons déjà mentionné, quel­ques 25 000 militants communistes furent assassinés et plusieurs milliers souffrirent les persécutions du Kuomintang. Ces mili­tants étaient l'avant-garde du prolétariat ré­volutionnaire des grandes villes, qui s'était regroupée massivement au sein du Parti du­rant les années précédentes, faute d'orga­nismes unitaires du type conseils ouvriers. Dorénavant, non seulement le parti ne verra plus l'adhésion de nouvelles vagues d'ou­vriers, mais sa composition sociale même se transformera radicalement ainsi que ses principes politiques, comme nous l'aborde­rons par la suite.

Car la liquidation du Parti ne fut pas seulement physique, ce fut avant tout une liquidation politique. La période de ré­pression féroce contre le Parti communiste chinois coïncida avec l'irrésistible ascension du stalinisme en URSS et dans l'Internationale. La simultanéité de ces évé­nements favorisa de façon dramatique l'op­portunisme qui depuis des années était ino­culé au sein du PCC par l'Exécutif de l'IC, jusqu'à provoquer un processus de dégéné­rescence foudroyante.

Entre les mois d'août et de décembre 1927, on vit ainsi le PCC prendre la tête d'une sé­rie de tentatives aventureuses, chaotiques et désespérées, parmi lesquelles nous pouvons citer en particulier la « Révolte d'automne » (soulèvement de quelques milliers de pay­sans dans certaines régions qui se trouvaient sous l'influence du Parti), la mutinerie des régiments nationalistes de Nantchang (parmi lesquels agissaient quelques communistes), et enfin, du 11 au 14 décembre, la soi-disant « insurrection » de Canton, qui en réalité ne fut qu'une tentative d'insurrection planifiée et qui, ne bénéficiant pas du soutien de l'en­semble du prolétariat de la ville, se termina par un nouveau bain de sang. Toutes ces ac­tions se conclurent en défaites désastreuses au bénéfice des forces du Kuomintang, accé­lérant la dispersion et la démoralisation du Parti communiste, signifiant en fin de compte l'écrasement des derniers soubre­sauts révolutionnaires de la classe ouvrière.

Ces tentatives aventureuses avaient été inci­tées par les éléments que Staline avait pla­cés à la tête du PCC, et avaient comme ob­jectif de justifier la thèse de Staline sur « l'ascension de la révolution chinoise », bien que ces échecs furent utilisés postérieu­rement pour expulser, à travers de sordides manoeuvres, tous ceux qui précisément s'étaient opposés à elles.

1928 fut l'année du triomphe total de la contre-révolution stalinienne. Le IXe Plénier de l'IC valida le « rejet du trotskisme » comme condition d'adhésion et, pour finir, le VIe Congrès adopta la théorie du « socialisme en un seul pays », c'est-à-dire l'abandon de l'internationalisme prolétarien, point d'orgue qui signa la fin de l'Internationale en tant qu'organisation de la classe ouvrière. C'est dans ce cadre que se tint -en URSS- le 6e Congrès du PCC, qui pour ainsi dire initia la stalinisation « officielle » du Parti en prenant la décision de préparer une équipe de jeunes dirigeants inconditionnels de Staline ; c'était là un bouleversement radical de ce Parti, devenu un instrument du nouvel impérialisme russe ascendant. Cette équipe d’« étudiants re­tournés » devait tenter de s'imposer à la di­rection du parti chinois deux ans plus tard, en 1930.

« L'Armée rouge » et les nouveaux « Seigneurs de la guerre »

La stalinisation ne fut cependant pas l'uni­que expression de la dégénérescence du PCC. L'échec de la série d'aventures durant la seconde moitié de l'année 1927 provoqua aussi la fuite de certains groupes qui y avaient participé vers des régions difficiles d'accès aux troupes gouvernementales. Ces groupes commencèrent à se réunir en déta­chements militaires, et l'un d'entre eux était celui de Mao Tsé-Toung.

Il faut préciser que jamais Mao Tsé-Toung n'avait donné de preuves particulières d'in­transigeance prolétarienne. Tout juste avait-il occupé un poste administratif de second ordre durant l'alliance entre le PCC et le Kuomintang, parmi les représentants de l'aile opportuniste. Une fois cette alliance brisée, il avait fui dans sa région natale du Junan où il dirigea la « révolte paysanne de l'automne », conformément aux directives staliniennes. Le désastre qui conclut cette aventure le força à se replier encore davan­tage jusqu'au massif montagneux de Chingkang, accompagné par une centaine de paysans. Pour pouvoir s'y établir, il conclut un pacte avec les bandits qui contrôlaient cette zone, apprenant d'eux les méthodes d'assaut. Son groupe enfin fusionna avec un détachement du Kuomintang commandé par l'officier Chu Te, qui fuyait lui aussi vers la montagne après l'échec du soulèvement de Nantchang.

Selon l'histoire officielle, le groupe de Mao serait à l'origine de la soi-disant Armée « rouge », ou « populaire », et des « bases rouges » (régions contrôlées par le PCC). Mao aurait « découvert » quelque chose comme la « stratégie correcte » pour la ré­volution chinoise. A vrai dire, le groupe de Mao ne fut jamais qu'un des multiples déta­chements similaires qui se formèrent simul­tanément dans une demi-douzaine de ré­gions. Tous engagèrent une politique de re­crutement parmi la paysannerie, d'avancée et d'occupation de certaines régions, parvenant même à résister aux assauts du Kuomintang durant quelques années, jusqu'en 1934. Ce qu'il faut retenir d'important ici, c’est la fu­sion politique et idéologique qui eut lieu entre l'aile opportuniste du PCC, certaines fractions du Kuomintang (le parti officiel de la bourgeoisie nationaliste) et même des mercenaires provenant de bandes de paysans déclassés. En réalité, le déplacement géo­graphique qui s'opérait sur la scène his­torique, des villes vers la campagne, ne correspondait pas simplement à un chan­gement de stratégie, il exprimait avec éclat la transformation de la nature de classe du Parti communiste.

Selon les historiens maoïstes, en effet, « l'Armée rouge » serait une armée de pay­sans guidée par le prolétariat. A la tête de cette armée ne se trouvait bien sûr pas la classe ouvrière, mais des militants du PCC -d'origine petite-bourgeoise pour la plupart- qui jamais n'avaient pleinement adhéré aux perspectives de la lutte du prolétariat (perspectives qu'ils finiront par rejeter dé­finitivement avec la défaite du mouvement), mêlés à des officiers du Kuomintang. Ce mélange se consolidera par la suite avec un nouveau déplacement de professeurs et d'étudiants universitaires nationalistes et li­béraux vers la campagne, ceux-ci formeront plus tard les cadres « éducateurs » des pay­sans durant la guerre contre le Japon.

Socialement, le Parti communiste de Chine deviendra alors le représentant des couches de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie déplacées par les conditions dominantes en Chine: des intellectuels, des militaires de carrière qui ne trouvaient de postes ni dans les gouvernements locaux car seuls y accédaient les notables, ni dans le gouvernement central très fermé et monoli­thique de Tchang-Kai Shek. L'idéologie des dirigeants de « l'Armée rouge » devint alors une espèce de compote à base de stalinisme et du « sunyasenisme ». Un langage pseudo marxiste plein de phrases sur le prolétariat qui ne faisaient que nuancer légèrement ce qui était devenu de plus en plus ouvertement le véritable objectif à atteindre : établir, avec l'aide d'un gouvernement « ami », un gou­vernement bourgeois « démocratique » pour remplacer le gouvernement bourgeois « dictatorial » de Tchang-Kai Shek. Dans les conditions crées par la décadence du capitalisme, ceci impliquait l'immersion to­tale du nouveau PCC et de son « Armée rouge » dans les conflits impérialistes.

La paysannerie chinoise est-elle une classe spéciale ?

Il est cependant vrai que les rangs de « l'Armée rouge » étaient surtout constitués de paysans pauvres. Ce fait (avec aussi le fait que le Parti continuait à s'appeler « communiste ») se trouve à la base de la création du mythe de la « Révolution popu­laire chinoise ».

C'est en réalité dès la seconde partie des an­nées 1920 qu'apparurent des théorisations au sein du PCC, surtout parmi ceux qui se mé­fiaient de la classe ouvrière, sur le caractère de classe particulièrement révolutionnaire de la paysannerie chinoise. On pouvait lire, par exemple, que « les grandes masses pay­sannes se sont soulevées pour accomplir leur mission historique... détruire les forces féodales rurales » ([1] [25]). En d'autres termes, certains considéraient que la paysannerie était une classe historique capable de réali­ser certains objectifs révolutionnaires indé­pendamment des autres classes. Avec la dé­générescence politique du PCC, ces soi-di­sant théorisations allèrent bien plus loin, jusqu'à attribuer à la paysannerie rien de moins que la capacité de remplacer le prolé­tariat dans la lutte révolutionnaire. ([2] [26])

En s'appuyant sur l'histoire des rébellions paysannes en Chine, ils prétendaient démon­trer l'existence d'une « tradition » (pour ne pas parler de « conscience ») révolution­naire dans la paysannerie chinoise. Ce que nous démontre en réalité l'histoire, c'est précisément l'absence d'un projet révolution­naire historique dans la paysannerie, qu'elle soit chinoise ou d'autres parties du monde, comme l'a démontré mille fois le marxisme. Pendant la période ascendante du capita­lisme, elle pu dans le meilleur des cas ouvrir la voie aux révolutions bourgeoises, mais dans la phase de décadence les paysans pauvres ne peuvent lutter de façon révo­lutionnaire que dans la mesure où ils adhèrent aux objectifs révolutionnaires de la classe ouvrière, car dans le cas con­traire ils deviennent des instruments de la classe dominante.

La rébellion des Taïpings (principal et plus « pur » mouvement de la paysannerie chi­noise, qui éclata en 1850 contre la dynastie mandchoue et ne fut totalement défait qu'en 1864) avait montré les limites de la lutte de la paysannerie. Les Taïpings voulaient ins­taurer le règne de Dieu sur Terre, une so­ciété sans propriété privée individuelle, sur laquelle régnerait un monarque légitime, véritable fils de Dieu, qui serait le déposi­taire de toute la richesse de la communauté. Cela veut bien dire que s'ils avaient bien re­connu la propriété privée comme source de tous leurs maux, cette conscience n'était pas accompagnée -et ne pouvait l'être en aucune façon- d'un projet viable de société future mais d'un utopique retour à la dynastie idyl­lique perdue. Durant les premières années, les puissances militaires qui pénétraient déjà en Chine laissèrent faire les Taïpings, les utilisant pour affaiblir la dynastie, et la rébellion s'étendit à tout le royaume, mais les paysans furent incapables de former un gouvernement central et d'administrer les terres. Le mouvement atteint son point culminant en 1856 lorsque la tentative de prise de Pékin, capitale impériale, échoua. Le mouvement commença alors à s'éteindre, victime d'une répression massive à laquelle collaborèrent bien sûr les puissances impé­rialistes susnommées. Ainsi, la révolte des Taïpings affaiblit la dynastie mandchoue, mais ce ne fut que pour ouvrir les portes à l'expansion impérialiste de la Grande-Bretagne, de la France et de la Russie. La paysannerie avait servi la table de la bourgeoisie. ([3] [27])

Des années plus tard, en 1898, éclata une autre révolte de moindre envergure, celle des Boxers, dirigée à ses origines contre la dynastie et les étrangers. Cette révolte mar­qua cependant la décomposition et la fin des mouvements paysans indépendants, l'impé­ratrice ayant réussi à s'en emparer et à l'uti­liser dans sa propre guerre contre les étran­gers. Avec la désintégration de la dynastie et la fragmentation de la Chine aux débuts du siècle, beaucoup de paysans pauvres ou sans terres s'engagèrent dans les armées profes­sionnelles des seigneurs de la guerre régio­naux. Enfin, les traditionnelles sociétés se­crètes pour la protection des paysans se transformèrent en mafias au service des capitalistes, dont le rôle dans les villes était de contrôler la force de travail et de servir de briseurs de grèves.

Les théorisations sur la nature révolution­naire de la paysannerie trouvaient bien évi­demment leur justification dans l'efferves­cence effective de la paysannerie, en parti­culier dans le sud de la Chine. Ces théorisa­tions, cependant, ignoraient totalement le fait que cette réanimation était due à la révo­lution dans les grandes villes industrielles et que, précisément, l'unique espoir d'éman­cipation des paysans ne pouvait venir que de la victoire du prolétariat urbain.

Mais la mise sur pied d'une « Armée rouge » n'eut rien à voir avec le prolétariat, ni avec sa révolution. On peut dire qu'elle n'eut rien à voir même avec la constitution de milices révolutionnaires propres aux périodes insur­rectionnelles. Il est certain que les paysans s'engageaient dans « l'Armée rouge » ; pous­sés par les terribles conditions de vie qu'ils subissaient, espérant obtenir ou défendre des terres, cherchant à gagner une subsis­tance comme soldats. Toutes ces raisons étaient exactement celles qui les poussaient aussi à s'engager dans n'importe quelle ar­mée des seigneurs de la guerre qui pullu­laient alors en Chine.

L'« Armée rouge » dû d'ailleurs, dans un premier temps, donner l'ordre à ses troupes d'arrêter les mises à sac des régions conqui­ses. L'« Armée rouge » était un corps tota­lement étranger au prolétariat, comme cela put se vérifier en 1930 quand, après avoir pris l'importante ville de Changsha, elle ne put la garder que quelques jours parce que les ouvriers de la ville la reçurent froide­ment quand ce n'est pas avec hostilité, et rejetèrent l'appel à la soutenir par une nou­velle « insurrection ».

La différence entre les dirigeants de cette armée et les seigneurs de la guerre tradi­tionnels résidait dans le fait que ceux-ci s'étaient déjà établis dans la structure sociale chinoise et faisaient visiblement partie de la classe dominante, alors que ceux-là luttaient pour s'y faire une place, ce qui leur permet­tait d'alimenter les espoirs des paysans et leur donnait un caractère plus dynamique et agressif, une plus grande flexibilité au mo­ment de passer des alliances et de se vendre à l'impérialisme le plus offrant.

En résumé, on pourrait dire que la défaite de la classe ouvrière en 1927 ne projeta pas la paysannerie à la tête de la révolution, mais bien au contraire la jeta dans la tempête de conflits nationalistes et impérialistes, dans lesquels elle ne joua le rôle que de chair à canon.

Les conflits impérialistes

Dès que le prolétariat fut écrasé, le Kuomintang devint pour un certain temps l'institution la plus puissante de Chine, la seule force capable de garantir l'unité du pays -en combattant ou en s'alliant aux sei­gneurs de la guerre régionaux- et, de ce fait, devint aussi l'enjeu des disputes entre puis­sances impérialistes. Nous avons déjà cité celles-ci quand nous avons dit que depuis 1911, l'effort des grandes puissances impé­rialistes transparaissait derrière les conflits pour former un gouvernement national. Au début des années 30, le rapport de forces entre elles s'était modifié sous plusieurs as­pects.

D'un côté, à partir de la contre-révolution stalinienne s'initia une nouvelle politique impérialiste russe. La « défense de la patrie socialiste » impliquait la création d'une zone d'influence autour d'elle, qui lui serve de protection rapprochée. Cela se traduisit en Chine par le soutien aux « bases rouges » formées à partir de 1928 à qui Staline prédi­sait un avenir radieux, mais aussi et surtout par la recherche d'une alliance avec le gou­vernement du Kuomintang.

D'un autre côté, les États-Unis montraient toujours plus leur volonté de dominer ex­clusivement toutes les régions baignées par le Pacifique, remplaçant grâce à leur domi­nation économique croissante les vieilles puissances telles que la France ou la Grande-Bretagne dans leurs anciens empires coloniaux. Pour y parvenir, il leur fallait qui plus est mettre un terme aux rêveries ex­pansionnistes du Japon. Il était de toute fa­çon évident depuis le début du siècle que le Pacifique serait trop étroit pour les États-Unis et le Japon. L'affrontement entre les deux puissances éclata réellement dix ans avant le bombardement de Pearl-Harbor, dans la guerre pour le contrôle de la Chine et du gouvernement du Kuomintang.

Ce fut en fin de compte le Japon qui dut prendre l'initiative du conflit impérialiste en Chine, car de toutes les puissances engagées dans ce pays elle était celle qui avait le plus besoin de marchés, de matières premières et de main d'oeuvre bon marché. Elle occupa la Mandchourie en septembre 1931, et dès janvier 1932 envahit les provinces du nord de la Chine, établissant une tête de pont à Shanghai après avoir bombardé « préventivement » les quartiers ouvriers de la ville. Le Japon parvint à s'allier avec quelques seigneurs de la guerre et commen­ça à instaurer ce qui fut appelé les « régimes fantoches ». D'ailleurs, Tchang-Kai Shek n'offrit qu'un simulacre de résistance à l'in­vasion, étant lui-même déjà en tractations avec le Japon. C'est alors que les États-Unis et l'URSS réagirent, chacun de son côté, en faisant pression sur le gouvernement de Tchang-Kai Shek pour qu'il résiste effecti­vement à l'invasion japonaise. Les USA réagirent cependant avec plus de calme, car ils attendaient que le Japon s'enlise dans une longue et usante guerre en Chine, ce qui ne manqua pas d'arriver. Staline, quand à lui, ordonna en 1932 aux « bases rouges » qu'elles déclarent la guerre au Japon, tout en établissant simultanément des relations di­plomatiques avec le régime de Tchang-Kai Shek alors que celui-ci livrait de furieuses attaques contre les « bases rouges ». En 1933, Mao Tsé-Toung et Fang Chi Ming proposèrent une alliance avec quelques gé­néraux du Kuomintang qui s'étaient rebellés contre Tchang-Kai Shek à cause de sa poli­tique de collaboration avec le Japon, mais les étudiants « retournés » rejetèrent cette alliance... pour ne pas affaiblir les liens qui se tissaient entre l'URSS et le régime de Tchang-Kai Shek. Cet épisode montre bien que le PCC s'était bien engagé dans le jeu des querelles et des alliances inter-bourgeoi­ses, bien que Staline à ce moment-là n'ait considéré « l'Armée rouge » que comme un « élément de pression » et ait préféré s'ap­puyer sur une alliance durable avec Tchang-Kai Shek.

La « Longue marche »...vers la guerre impérialiste

C'est dans ce cadre de tensions impérialistes croissantes que pendant l'été 1934, les déta­chements de « l'Armée rouge » qui se can­tonnaient dans les « bases de guérilla » du sud et du centre du pays commencèrent à se déplacer vers le nord-ouest, vers les régions agrestes plus éloignées du contrôle du Kuomintang, et à se concentrer dans la ré­gion de Chan-Si. Cet épisode, connu sous le nom de « la Longue marche » est selon l'histoire officielle l'acte le plus significatif et épique de la « révolution populaire chi­noise ». Les livres d'histoire regorgent d'ac­tes d'héroïsme, narrant l'odyssée de ces ré­giments à travers marécages, torrents et montagnes... L'analyse des événements met cependant rapidement à découvert les sordi­des intérêts bourgeois qui étaient en jeu dans cet épisode.

L'objectif fondamental de la Grande marche était avant tout l'embrigadement des paysans dans la guerre impérialiste qui mijotait entre le Japon, la Chine, la Russie et les Etats-Unis. De fait, Po Ku (stalinien membre du groupe des « étudiants retournés ») avait déjà posé la question de l'éventualité de la mobilisation de régiments de « l'Armée rouge » pour lutter contre les japonais. Les livres d'histoire soulignent que la sortie de la région sudiste de Chan-Si de la « zone soviétique » fut le résultat de l'in­sup­portable siège mis en place par le Kuomintang, mais ils restent ambigus au moment d'expliquer que les forces de « l'Armée rouge » furent expulsées principa­lement à cause du changement de tactique ordonné par les staliniens, passant de la forme de la guérilla, qui avait permis à « l'Armée rouge » de résister pendant des années, à la forme des combats frontaux contre le Kuomintang. Ces affrontements provoquèrent la rupture de la frontière « de sécurité » protégeant la zone des guérillas et l'urgence de la nécessité de l'abandonner, mais ce ne fut en rien « l'erreur grave » des « étudiants retournés » (comme plus tard Mao en fit l'accusation, malgré qu'il ait lui-même participé à cette stratégie) : bien au contraire, ce fut un succès pour les objectifs des staliniens, qui voulaient obliger les pay­sans armés à abandonner les terres qu'ils avaient jusque là défendues avec tant d'acharnement, pour marcher vers le nord et se concentrer en une seule armée régulière prête pour la guerre qui s'annonçait.

Les livres d'histoire tentent aussi de donner à la Longue marche un caractère classiste, une espèce de mouvement social ou de lutte de classe. « L'Armée rouge » aurait sur son passage « semé le grain de la révolution », par la propagande et même en distribuant la terre aux paysans. Ces actions n'avaient comme but que d'utiliser ces paysans pour protéger les arrières du gros des troupes de « l'Armée rouge ». Dès le début de la Longue marche, la population civile habitant les « bases rouges » fut utilisée pour couvrir la retraite de l'Armée. Cette tactique, saluée pour son ingéniosité par les historiens, qui consiste à laisser les populations civiles servir de cible pour protéger les manoeuvres de l'armée régulière, est propre des armées des classes exploiteuses, et il n'y a rien d'hé­roïque à laisser assassiner femmes, vieillards et enfants pour protéger des sol­dants entraînés.

La Longue marche ne fut pas une voie de la lutte de classe ; bien au contraire, elle fut la voie vers des accords et des alliances avec ceux qui étaient jusque là catalogués comme « réactionnaires féodaux et capitalistes », et qui comme par magie devenaient de « bons patriotes ». Le 1er août 1935, alors que les régiments de la Longue marche étaient en garnison à Sechouan, le PCC lança un appel à l'unité nationale de toutes les classes pour expulser le Japon hors de Chine. En d'autres termes, le PCC appelait tous les tra­vailleurs à abandonner la lutte de classe pour s'unir avec leurs exploiteurs et ser­vir de chair à canon dans la guerre que livraient ces derniers. Cet appel était une application anticipée des résolutions du septième et dernier congrès de l'Internationale communiste qui se tenait à la même époque et qui lança le fameux mot d'ordre « du Front populaire antifasciste », grâce auquel les partis communistes stalini­sés purent collaborer avec leurs bourgeoisies nationales et devenir le meilleur instrument pour envoyer les travailleurs se faire étriper dans la deuxième boucherie impérialiste mondiale qui s'annonçait.

La Grande marche atteint officiellement son apogée en octobre 1935, lorsque le détache­ment de Mao arriva à Ye-Nan (province de Shan-Si dans le nord-ouest du pays). Des années plus tard, le maoïsme fit de la Longue marche l'oeuvre glorieuse et exclu­sive de Mao Tsé-Toung. L'histoire officielle préfère passer sous silence que Mao n'avait fait que prendre la tête d'une « base rouge » qui existait déjà bien avant son arrivée et qu'il n'arriva en catastrophe à son terme qu'avec 7 000 des 90 000 hommes qui étaient partis avec lui de Kiangsi, car des milliers parmi eux étaient morts (plus sou­vent du fait des difficultés naturelles que victimes des attaques du Kuomintang) et d'autres milliers étaient restés à Sechuan, divisés par une scission entre cliques diri­geantes. Ce n'est qu'à la fin de 1936 que le gros de « l'Armée rouge » se concentra enfin réellement, quand arrivèrent les régiments en provenance de Junan et Sechuan.

L'alliance du PCC et du Kuomintang

En 1936, l'effort de recrutement de paysans du PCC fut étayé par des vagues de centai­nes d'étudiants nationalistes qui allèrent à la campagne après le mouvement anti-japonais des intellectuels bourgeois fin 1935 ([4] [28]). Il ne faut bien sûr pas en déduire que les étu­diants devenaient communistes, mais plutôt que le PCC était déjà devenu un organe re­connu par la bourgeoisie, ayant le même in­térêt de classe.

Cependant, le bourgeoisie chinoise n'était pas unanime dans son opposition au Japon. Elle était divisée en fonction des penchants respectifs de chacune de ses fractions envers les grandes puissances. On peut le vérifier en examinant le cas du généralissime Tchang-Kai Shek lequel, comme nous l'avons vu, ne se décidait pas à entreprendre une campagne frontale contre le Japon et attendait que le combat entre les grandes puissances indique clairement de quel côté pencher. Les généraux du Kuomintang et les Seigneurs de la guerre régionaux étaient aussi divisés de façon identique.

C'est dans cette ambiance qu'eut lieu le fa­meux « incident de Sian ». En décembre 1936, Chang-Hsueh-Liang (un général anti­japonais du Kuomintang) et Yang-Hu-Cheng, Seigneur de guerre de Sian, qui en­tretenaient de bons rapports avec le PCC, mirent Tchang-Kai Shek en état d'arrestation et allaient le juger pour haute trahison. Staline ordonna cependant immédiatement et sans discussion au PCC non seulement qu'il libère Tchang-Kai Shek, mais en outre qu'il enrôle ses armées dans le Front popu­laire. Dans les jours suivants eurent lieu des négociations entre le PCC, représenté par Chou-En-Lai, Yeh-Chien-Ying (autant dire Staline), les Etats-Unis représentés par Tu-Song, le plus puissant et corrompu monopo­liste de Chine, parent de Tchang, et Tchang-Kai Shek lui-même qui fut finalement obligé de pencher du côté des Etats-Unis et de l'URSS (alliance provisoire contre le Japon) ; c'est à ce prix qu'il pu continuer à être le chef du gouvernement national et qu'il peut mettre sous son commandement le PCC et « l'Armée rouge » (qu'il rebaptisa Huitième régiment). Chou-en-Lai et d'autres « communistes » participèrent à ce gouver­nement de Tchang tandis que l'URSS et les Etats-Unis prêtaient militairement main forte à Tchang-Kai Shek. Quand à Chang-Hsueh-Liang et Yang-Hu-Cheng, ils furent livrés à la vengeance de Tchang-Kai Shek qui emprisonna le premier et assassina le second.

C'est ainsi que fut signée la nouvelle al­liance entre le PCC et le Kuomintang. Ce n'est que grâce aux contorsions idéologiques les plus grotesques et la propagande la plus abjecte que le PCC pu justifier auprès des travailleurs son traité avec Tchang-Kai Shek, ce boucher qui avait écrasé la révolu­tion prolétarienne et assassiné des dizaines de milliers d'ouvriers et de militants com­munistes en 1927.

Il est certain que les hostilités entre les for­ces armées du Kuomintang dirigées par Tchang et « l'Armée rouge » reprirent en 1938. C'est ce qui permet aux historiens of­ficiels d'agiter l'idée de la possibilité que le pacte avec le Kuomintang n'eût été qu'une tactique du PCC au sein de la « révolution ». Mais l'importance historique réelle de ce pacte n'est pas tant dans le suc­cès ou l'échec du pacte entre le PCC et le Kuomintang que dans la mise en évidence historique de l'absence d'antagonisme de classe entre ces deux forces ; dans la mise en évidence historique que le PCC n'avait plus rien à voir avec le parti prolétarien des années 20 qui s'était affronté au capital et qu'il était devenu un instrument aux mains de la bourgeoisie, le champion des embriga­deurs de paysans pour la boucherie impéria­liste.

Bilan : une lueur dans la nuit de la contre-révolution

En juillet 1937, le Japon entreprit l'invasion à grande échelle de la Chine et ce fut le dé­but de la guerre sino-japonaise. Seule une poignée de groupes révolutionnaires qui sur­vécurent à la contre-révolution, ceux de la Gauche communiste, tels le Groupe com­muniste internationaliste de Hollande ou le groupe de la Gauche communiste italienne qui publiait en France la revue Bilan, furent capables d'anticiper et de dénoncer que ce qui se jouait en Chine n'était ni une « libération nationale », ni encore moins la « révolution », mais la prédominance d'une des grandes puissances impérialistes ayant des intérêts dans la région : le Japon, les Etats-Unis ou l'URSS. Que la guerre sino-japonaise, au même titre que la guerre espa­gnole et les autres conflits régionaux, était le prélude assourdissant de la deuxième bou­cherie impérialiste mondiale. Au contraire, l'Opposition de gauche de Trotsky, qui lors de sa constitution en 1928 était également parvenue à dénoncer la politique criminelle de Staline de collaboration avec le Kuomintang comme une des causes de la dé­faite de la révolution prolétarienne en Chine, cette Opposition de gauche, prison­nière d'une analyse erronée du cours histori­que qui lui faisait voir dans chaque nouveau conflit impérialiste régional une nouvelle possibilité révolutionnaire, et prisonnière en général d'un opportunisme croissant, consi­dérait la guerre sino-japonaise comme « progressiste », comme un pas en avant vers la « troisième révolution chinoise ». Fin 1937, Trotsky affirmait sans honte que « s'il y a une guerre juste, c'est la guerre du peuple chinois contre ses conquérants... toutes les organisations ouvrières, toutes les forces progressives de la Chine, sans rien céder de leur programme et de leur indé­pendance politique, feront jusqu'au bout leur devoir dans cette guerre de libération, indépendamment de leur attitude vis-à-vis du gouvernement Tchang-Kai Shek. » ([5] [29]) Avec cette politique opportuniste de défense de la patrie « indépendamment de leur atti­tude face au gouvernement », Trotsky ou­vrait complètement les portes à l'enrôlement des ouvriers dans les guerres impérialistes derrière leurs gouvernements, et à la trans­formation, à partir de la deuxième guerre mondiale, des groupes trotskistes en ser­gents-recruteurs de chair à canon pour le capital. La Gauche communiste italienne, au contraire, dans son analyse de la Chine, a été capable de maintenir fermement la posi­tion internationaliste de la classe ouvrière. La position sur la Chine constitua un des points cruciaux de la rupture de ses relations avec l'Opposition de gauche de Trotsky. Ce qui se dessinait était une frontière de classe. Pour Bilan, « Les positions communistes en face des événements de Chine, d'Espagne et de la situation internationale actuelle ne peuvent être fixées que sur la base de l'éli­mination rigoureuse de toutes les forces agissant au sein du prolétariat et qui disent au prolétariat de participer au massacre de la guerre impérialiste. » ([6] [30]) « (...) Tout le problème consiste à déterminer quelle classe mène la guerre et à établir une poli­tique correspondante. Dans le cas qui nous occupe, il est impossible de nier que c'est la bourgeoisie chinoise qui mène la guerre, et qu'elle soit agresseur ou agressée, le devoir du prolétariat est de lutter pour le défai­tisme révolutionnaire tout autant qu’au Japon. » ([7] [31]) Dans le même sens, la Fraction belge de la Gauche communiste internatio­nale (liée à Bilan) écrivait : « Aux côtés de Tchang-Kai Chek, bourreau de Canton, le stalinisme participe à l'assassinat des ou­vriers et des paysans chinois sous la ban­nière de la 'guerre d'indépendance'. Et seule leur rupture totale avec le Front national, leur fraternisation avec les ouvriers et les paysans japonais, leur guerre civile contre le Kuomintang et tous ses alliés, sous la di­rection d'un Parti de classe, peut les sauver du désastre. » ([8] [32]) La voix ferme des groupes de la gauche communiste ne fut pas écoutée par une classe ouvrière défaite et démorali­sée, qui se laissa entraîner à la boucherie mondiale. Cependant, la méthode d'analyse et les positions de ces groupes représentè­rent la permanence et l'approfondissement du marxisme et constituèrent le pont entre la vieille génération révolutionnaire qui avait vécu la vague insurrectionnelle du proléta­riat au début du siècle et la nouvelle géné­ration révolutionnaire qui surgit avec la fin de la contre-révolution à la fin des années 1960.

1937-1949 : avec l'URSS ou les Etats-Unis ?

Comme nous le savons, la seconde guerre mondiale se termina par la défaite du Japon, et des puissances de l'Axe en 1945, et cette défaite impliqua l'abandon total de la Chine par ces puissances. Mais la fin de la guerre mondiale ne marqua pas la fin des affronte­ments impérialistes. Immédiatement s'établit la rivalité entre les deux grandes puissances, USA et URSS, qui maintiendront le monde pendant plus de quarante ans au bord de la troisième -et dernière- guerre mondiale. Et alors même que se retirait l'armée japonaise, la Chine devenait déjà un terrain d'affronte­ment entre ces deux puissances.

Il n'est pas fondamental de relater les vicissi­tudes de la guerre sino-japonaise dans cet article, dont le but est de démysti­fier la soi-disant « révolution populaire chi­noise ». Il est cependant intéressant d'en souligner deux aspects en lien avec la politi­que menée par le PCC entre 1937 et 1945.

Le premier concerne l'explication de l'ex­tension rapide des zones occupées par « l'Armée rouge » entre 1936 et 1945. Comme nous l'avons dit, Tchang-Kai Shek n'était pas partisan d'opposer frontalement ses armées aux japonais, et il tendait à recu­ler et se retirer à chacune des avancées de ceux-ci. L'armée japonaise quand à elle avançait rapidement en territoire chinois, mais n'avait pas la capacité d'établir une administration propre dans les zones occu­pées : elle dut très rapidement se limiter à occuper les voies de communication et les villes importantes. Cette situation provoqua deux phénomènes : le premier, c'est que les Seigneurs de la guerre régionaux se retrou­vaient isolés du gouvernement central, ce qui les conduisait soit à collaborer avec les japonais dans les fameux « gouvernements fantoches », soit à collaborer avec « l'Armée rouge » pour résister à l'invasion ; le second, c'est que le PCC sut profiter habilement du vide politique créé par l'invasion japonaise dans le nord-ouest de la Chine et mettre en place sa propre administration.

Connue sous le nom de « Nouvelle démo­cratie », cette administration a été saluée par les historiens comme un « régime démo­cratique » d'un « type nouveau ». La « nouveauté » n'était pas feinte, car pour la première fois dans l'histoire un parti « communiste » mettait en place un gouver­nement de collaboration de classe ([9] [33]), s'ef­forçait de préserver les rapports d'exploita­tion et protégeait jalousement les intérêts de la classe capitaliste et des grands propriétai­res. Le PCC avait compris qu'il n'était pas indispensable de réquisitionner les terres et de les donner aux paysans pour obtenir leur soutien : inondés par les exactions de toute sorte, il suffisait d'une petite diminution des impôts (si petite que les grands propriétaires et les capitalistes y étaient favorables) pour que les paysans soient favorables à l'admi­nistration du PCC et s'engagent dans « l'Armée rouge ». Parallèlement à ce « nouveau régime », le PCC installa aussi un gouvernement de collaboration de classe (entre bourgeoisie, grands propriétaires et paysans) connu sous le nom des « Trois tiers », dont un tiers des postes était occupé par les « communistes », un tiers par des membres d'organisations paysannes et le troisième par les grands propriétaires et capitalistes. Une fois de plus, les contor­sions idéologiques les plus saugrenues des théoriciens style Mao Tsé-Toung furent né­cessaires au PCC pour « expliquer » aux travailleurs ce « nouveau type » de gouver­nement.

Le second aspect de la politique du PCC qu'il faut souligner est moins connu, car pour des raisons idéologiques évidentes, les historiens tant maoïstes que pro-américains préfèrent l'occulter bien qu'ils soient parfai­tement documentés. L'implication de l'URSS dans la guerre en Europe qui l'empêcha de prêter une « aide » efficace au PCC pendant des années, les nouvelles oscillations entre le Japon et les Etats-Unis du gouvernement de Tchang-Kai Shek à partir de 1938 dans l'attente de l'issue du conflit mondial ([10] [34]) et l'engagement dans la guerre du Pacifique des américains à partir de 1941, tous ces évé­nements pesèrent fortement pour faire bas­culer le PCC du côté des Etats-Unis.

A partir de 1944, une mission d'observation du gouvernement des Etats-Unis s'établit dans la base rouge du Yenan, avec comme mission de sonder les possibilités de colla­boration entre les Etats-Unis et le PCC. Pour les dirigeants de ce parti, et en particulier pour la clique de Mao Tsé-Toung et Chu-Teh, il était clair que les Etats-Unis seraient les grands vainqueurs de la guerre et ils en­visageaient de se mettre sous leur tutelle. La correspondance de John Service ([11] [35]), un des responsables de cette mission, signale avec insistance au sujet des leaders du PCC, que :

- le PCC considère comme hautement im­probable l'instauration d'un régime soviéti­que en Chine et qu'il recherche davantage l'instauration d'un régime « démocratique » du type occidental, qu'il est même disposé à participer à un gouvernement de coali­tion avec Tchang-Kai Shek pourvu d'éviter la guerre civile à la fin de la guerre contre le Japon ;

- le PCC pense qu'une période très longue de plusieurs dizaines d'années sera nécessaire au développement du capitalisme en Chine, condition pour que puisse être envi­sagée l'instauration du socialisme. Et si ce jour lointain venait à exister, ce socialisme s'installerait de façon progressive et non à travers des expropriations violentes. Que, donc, en installant un gouvernement natio­nal, le PCC était disposé à mener à son terme une politique de « portes ouvertes » aux capitaux étrangers et principalement aux capitaux américains ;

- le PCC, prenant en compte aussi bien la faiblesse de l'URSS que la corruption de Tchang-Kai Shek et son attirance vers le Japon, désirait l'aide politique, financière et militaire des Etats-Unis. Qu'il était même disposé à changer de nom (comme il l'avait déjà fait avec « l'Armée rouge ») afin de pouvoir bénéficier de cette aide.

Les membres de la mission américaine insis­tèrent auprès de leur gouvernement sur le fait que le futur était du côté du PCC. Les Etats-Unis cependant ne se décidèrent ja­mais à utiliser des « communistes » et fina­lement, un an plus tard, quand le Japon se retira en 1945 et que la Russie envahit rapi­dement le nord de la Chine, il ne resta pas d'autre issue au PCC et à Mao Tsé-Toung que de s'aligner, momentanément, sur l'URSS.

***

Entre 1946 et 1949, l'affrontement entre les deux superpuissances provoqua directement l'affrontement entre le PCC et le Kuomintang. Au cours de cette guerre, beaucoup de généraux du Kuomintang pas­sèrent avec armes et bagages du côté des « forces populaires ». On peut dès lors compter quatre périodes au cours desquelles la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie ren­forcèrent le PCC. Celle qui vint parachever la défaite de la classe ouvrière fin 1928, celle qui trouva ses origines dans le mouve­ment étudiant en 1935, celle de la période de guerre contre le Japon et, finalement, celle qui fut provoquée par l'effondrement du Kuomintang. Les « vieux bourgeois » (exception faite des grands monopolistes di­rectement alliés à Tchang-Kai Shek comme les Soong) se retrouvèrent au PCC et se mêlèrent aux « nouveaux » bourgeois issus de la guerre.

En 1949, le Parti communiste de Chine, à la tête de la soi-disant « Armée rouge », prit le pouvoir et proclama la République popu­laire. Mais cela n'eut absolument rien à voir avec le communisme. La nature de classe du parti « communiste » qui prit le pouvoir en Chine était totalement étrangère au com­munisme, était totalement antagonique au prolétariat. Le régime qui s'instaura alors ne fut jamais qu'une variante du capitalisme d'État. Le contrôle de l'URSS sur la Chine ne dura qu'une dizaine d'années et s'acheva avec la rupture des relations entre les deux pays. A partir de 1960, la Chine tenta de « se rendre indépendante » des grandes puissances et prétendit se hisser elle-même à leur niveau en tentant de créer un « troisième bloc » mais dès 1970 elle dû se décider à virer définitivement vers le bloc occidental dominé par les Etats-Unis. Beaucoup d'historiens, russes en tête, accu­sèrent alors Mao de trahison. Les communis­tes savent très bien que le tour­nant de Mao vers les Etats-Unis ne fut en aucune façon une trahison de Mao, mais au contraire l'aboutissement de son rêve.

Ldo.

(La troisième et dernière partie de cet article sera consacrée à l'ascension du maoïsme)


[1] [36]. Rapport sur une enquête du mouvement paysan à Junan, mars 1927, Textes choisis de Mao Tsé-Toung.

 

[2] [37]. Isaac Deutscher parvint lui aussi quelques années plus tard à cette conclusion absurde qui voulait que si les secteurs déplacés de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie urbaine pouvaient diriger le Parti communiste, alors il n'y avait aucune raison pour que les paysans ne puissent se substituer au prolétariat dans une révolution du type « socialiste » (Maoism its origin and Outlook. The chinese cultural revolution).

 

[3] [38]. L'absence de projet historique viable est un des traits marquants des grands mouvements paysans (c'est le cas par exemple de la guerre en Allemagne au XVIe siècle, de la rébellion des Taïpings et de la « Révolution mexicaine » en 1910) : leur idéologie reste utopique, ne cherchant en fin de comptes, malgré quelques velléités communautaires, que le retour à une situation perdue irrémédiablement. Bien que les armées paysannes aient réussi à détruire de fond en comble les grandes propriétés, elles n'ont jamais été capables de former un gouvernement central unifié. Leur aboutissement n'a été que d'ouvrir la voie à la bourgeoisie.

 

[4] [39]. Il convient de rappeler que les universités de ce temps-là n'étaient pas les universités de masse d'aujourd'hui, auxquelles peuvent accéder quelques fils d'ouvriers. Les étudiants d'alors « étaient les enfants de la bourgeoisie opulente ou des fonctionnaires gouvernementaux ; beaucoup étaient des enfants d'intellectuels... qui avaient vu décroître leurs revenus avec la ruine de la Chine, et qui pouvaient dès lors prévoir les désastres qu'allait entraîner l'invasion japonaise » (Enrica Colloti Pischel, La Révolution chinoise, Tome II).

 

[5] [40]. Lutte Ouvrière n° 37, 1937-38, Cité dans Bilan n° 46, janvier 1938.

 

[6] [41]. Bilan n° 45, novembre 1937.

 

[7] [42]. Bilan n° 46, janvier 1938.

 

[8] [43]. Communisme n° 8, novembre 1937.

 

[9] [44]. La bourgeoisie était aussi la classe dominante en URSS, mais il s'agissait d'une bourgeoisie nouvelle, surgie de la contre-révolution.

 

[10] [45]. Tchang-Kai Shek se retourna contre le PCC dès 1938. En août, il déclara hors la loi les organisations du parti « communiste », et en octobre il ferma la base de Shan-Si. Entre 1939 et 1940 des affrontements opposèrent le Kuomintang et « l'Armée rouge » et courant janvier 1941, Shek tendit une embuscade au IVe régiment (un détachement de « l'Armée rouge » qui s'était formé dans le centre du pays. Il cherchait par ces actions à gagner la confiance du Japon, sans pour autant rompre avec les alliés, attendant pour trancher la fin du deuxième conflit mondial.

 

[11] [46]. Publié en 1974 lors du virage chinois en faveur des Etats-Unis, sous le titre Lost chance in China. The world war II despatches of John S. Service, JW Esherick (éditeur). Vintage Books, 1974.

 

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Questions d'organisation, I : la première internationale et la lutte contre le sectarisme

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Avec la lutte du bolchevisme contre le men­chevisme au début de ce siècle, la confron­tation entre le marxisme et l'anarchisme dans la Première Internationale, l'Association internationale des travailleurs (AIT), constitue probablement l'exemple le plus illustre de la défense des principes or­ganisationnels prolé­tariens dans l'histoire du mouvement ouvrier. Il est essentiel pour les révolution­naires d'aujourd'hui qu'un demi-siècle de contre-révolution stalinienne sépare de l'histoire organisationnelle vivante de leur classe, de se réapproprier les leçons de cette expérience. Ce premier article se concen­trera sur la « préhistoire » de cette bataille afin de mettre en évidence comment Bakounine est arrivé à la conception de prendre le contrôle du mouvement ouvrier au moyen d'une organisation secrète sous son contrôle personnel. Nous montrerons comment cette conception a inévitablement amené à ce que Bakounine soit manipulé par la classe dominante dans le but de détruire l'AIT. Et nous montrerons les raci­nes fon­damentalement anti-prolétariennes des con­ceptions de Bakounine, précisément sur le plan organisationnel. Le second article trai­tera ensuite de la lutte qui a eu lieu dans l'AIT elle-même, et montrera l'op­position radicale, sur la conception du fonc­tionne­ment et du militantisme, qui existe entre le point de vue marxiste prolétarien et le point de vue anarchiste petit-bourgeois et déclas­sé.

LA SIGNIFICATION HISTORIQUE DE LA LUTTE DU MARXISME CONTRE L'ANARCHISME ORGANISATIONNEL

L'AIT s'est éteinte avant tout à cause de la lutte entre Marx et Bakounine, lutte qui, au Congrès de La Haye en 1872, a trouvé sa première conclu­sion avec l'exclusion de Bakounine et de son bras droit, J. Guillaume. Mais ce que les historiens bourgeois présentent comme un clash entre personnalités, et les anarchistes comme une lutte entre les versions « autoritaire » et « libertaire » du socia­lisme, était en réalité une lutte de l'ensemble de l'AIT contre ceux qui avaient bafoué les statuts. Bakounine et Guillaume furent exclus à La Haye parce qu'ils avaient construit un « fraternité » se­crète au sein de l'AIT, une organisation dans l'or­ganisation ayant une structure et des statuts propres. Cette organisation, la soi-di­sant « Alliance pour la démocratie socia­liste », avait une existence et une activité cachées et son but était de retirer l'AIT du contrôle de ses membres et de la placer sous celui de Bakounine.

UNE LUTTE A MORT ENTRE POSITIONS ORGANISATIONNELLES

La lutte qui a eu lieu dans l'AIT, n'était donc pas une lutte entre l'« autorité » et la « liberté », mais bien entre des princi­pes organisationnels complètement opposés et irréconciliables.

1) D'un côté, il y avait la position, défendue de façon la plus déterminée par Marx et Engels mais qui était aussi celle de l'en­semble du Conseil général et de la vaste majorité de ses membres, selon laquelle une organisation prolétarienne ne peut pas dé­pendre de la volonté des individus, des ca­prices de « camarades dirigeants », mais doit fonctionner selon des règles obligatoires sur lesquelles tous sont d'accord et qui sont valables pour tous, appelées statuts. Les statuts doivent garantir le caractère unitaire, centralisé, collectif d'une telle organisation, permettre que les débats politiques prennent une forme ouverte et disciplinée, et que les décisions prises impliquent tous ses mem­bres. Quiconque est en désaccord avec les décisions de l'organisation ou n'est plus d'ac­cord avec des points des statuts, etc. a non seulement la possibilité mais aussi le devoir de présenter ses critiques ouvertement face à l'ensemble de l'organisation, mais dans le cadre prévu dans ce but. Cette conception organisationnelle que l'Association interna­tionale des travailleurs a développé pour elle-même, correspondait au caractère col­lectif, unitaire et révolutionnaire du proléta­riat.

2) De l'autre côté, Bakounine représentait la vision élitiste petite-bourgeoise des « chefs géniaux » dont la clarté politique et la dé­termination extraordinaires étaient suppo­sées garantir la « passion » et la trajectoire révolutionnaires. Ces chefs se considèrent donc comme « moralement justifiés » dans la tâche de rassembler et d'organiser leurs disciples dans le dos de l'organisation afin de prendre le contrôle de celle-ci et d'assurer qu'elle accomplisse sa mission historique. Puisque l'ensemble des membres sont consi­dérés comme trop stupides pour saisir la né­cessité de tels messies révolutionnaires, ils doivent être amenés à faire ce qu'on consi­dère être « bon pour eux » sans qu'ils en soient conscients et même contre leur vo­lonté. Les statuts, les décisions souveraines des congrès ou des organes élus existent pour les autres, mais ne vont que dans le sens de l'élite.

Tel était le point de vue de Bakounine. Avant de rejoindre l'AIT, il a expliqué à ses disciples pourquoi l'AIT n'était pas une or­ganisation révolutionnaire: les prou­dho­niens étaient devenus réformistes, les blan­quistes avaient vieilli, et les allemands et le Conseil général que soi-disant ceux-ci do­minaient, étaient « autoritaires ». Il est frappant de voir comment Bakounine consi­dérait l'AIT comme la somme de ses parties. Selon Bakounine, ce qui man­quait avant tout, c'était la « volonté » révo­lutionnaire. C'est ça que l'Alliance voulait assurer en passant par dessus le programme et les sta­tuts et en trompant ses membres.

Pour Bakounine, l'organisation que le prolé­tariat avait forgée, qu'il avait construite au cours d'années de travail acharné, ne valait rien. Ce qui était tout pour lui, c'étaient les sectes conspiratrices qu'il avait lui-même créées et contrôlées. Ce n'est pas l'organisa­tion de classe qui l'intéressait, mais son pro­pre statut personnel et sa réputation, sa « liberté » anarchiste ou ce qu'on appelle aujourd'hui « réalisation de soi ». Pour Bakounine et ses semblables, le mouvement ouvrier n'était rien d'autre que le véhicule de la réalisation de leur individu et de leurs projets individualistes.

 

SANS ORGANISATION REVOLUTIONNAIRE,PAS DE MOUVEMENT OUVRIER REVOLUTIONNAIRE.

Marx et Engels, au contraire, savaient ce que veut dire la construction de l'organisa­tion pour le prolétariat. Alors que les livres d'histoire prétendent que le conflit entre Marx et Bakounine était essentiellement de nature politique générale, l'histoire réelle de l'AIT révèle, avant tout, une lutte pour l'or­ganisation. Quelque chose qui semble parti­culièrement ennuyeux pour les historiens bourgeois. Pour nous, au con­traire, c'est quelque chose d'extrêmement important et riche de leçons. Ce que nous montre Marx, c'est que sans organisation ré­volutionnaire, il ne peut y avoir ni mouve­ment de classe révolutionnaire, ni théorie révolutionnaire.

Et, en fait, l'idée que la solidité, le dévelop­pement et la croissance organisationnels sont des pré-requis pour le développement programmatique du mouvement ouvrier, se trouve à la base même de l'ensemble de l'ac­tivité politique de Marx et d'Engels ([1] [51]). Les fondateurs du socialisme scientifique ne sa­vaient que trop bien que la conscience de classe prolétarienne ne peut être le produit d'individus, mais requiert un cadre organisé et collectif. C'est pourquoi la construction de l'organisation révolutionnaire est l'une des plus importantes et des plus difficiles tâches du prolétariat révolutionnaire.

LA LUTTE A PROPOS DES STATUTS

Nulle part Marx et Engels n'ont lutté avec autant de détermination et de façon aussi fructueuse pour la compréhension de cette question que dans les rangs de l'AIT. Fondée en 1864, l'AIT a surgi à une époque où le mouvement ouvrier organisé était encore principalement dominé par des idéologies et des sectes petites-bourgeoises et réformistes. A ses débuts, l'Association internationale des travailleurs se composait de ces diffé­ren­tes tendances. En son sein jouaient un rôle prépondérant les représentants op­por­tunistes des trade-unions anglais, le prou­dhonisme réformiste petit-bourgeois des pays latins, le blanquisme conspiratif et, en Allemagne, la secte dominée par Lassalle. Bien que les différents programmes et les différentes visions du monde fussent oppo­sées les unes aux autres, les révolutionnaires de l'époque étaient sous la pression énorme du regroupement de la classe ouvrière qui réclamait l'unité. Pendant la première réu­nion à Londres, quasiment personne n'avait la moindre idée de la façon dont ce regrou­pement pourrait avoir lieu. Dans cette situa­tion, les éléments véritablement prolétariens avec Marx à leur tête, ont plaidé pour re­pousser temporairement la clarification théorique entre les différents groupes. Les longues années d'expérience politique des révolutionnaires et la vague internationale de luttes de l'ensemble de la classe devaient être utilisées pour forger l'organisation uni­taire. L'unité internationale de cette organi­sation, incarnée par les organes centraux, le Conseil général en particulier, et par les statuts qui devaient être acceptés par tous les membres, permettrait à l'AIT de clarifier, pas à pas, les divergences poli­tiques et d'atteindre un point de vue unifié. Ce re­groupement à grande échelle avait des chan­ces de réussir tant que la lutte de classe in­ternationale était encore en développe­ment.

La contribution la plus décisive du mar­xisme à la fondation de l'AIT réside donc clairement au ni­veau de la question organi­sationnelle. Les différentes sectes présentes à la réunion de fondation n'ont pas été ca­pables de concréti­ser la volonté de liens internationaux que les ouvriers anglais et français, les premiers, réclamaient. Le groupe bourgeois Atto di fratellanza, adepte de Mazzini, voulait im­poser les statuts conspiratifs d'une secte se­crète. L'« Adresse inaugurale » que Marx, mandaté par la comité organisationnel, a présenté alors, dé­fendait le caractère prolé­tarien et unitaire de l'organisation, et éta­blissait la base in­dispensable pour un travail de clarification ultérieur. Si l'AIT a pu aller plus loin ensuite et dépasser les visions conspiratrices, sectai­res, petites-bourgeoises et utopistes, c'est qu'en premier lieu, ses différents courants, de façon plus ou moins disciplinée, se sont soumis à des règles communes.

La spécificité des bakouninistes, parmi ces différents courants, a résidé dans leur refus de respecter les statuts C'est pourquoi c'est l'Alliance de Bakounine qui faillit détruire le premier parti international du prolétariat. La lutte contre l'Alliance est restée dans l'his­toire comme la grande confrontation entre l'anarchisme et le marxisme. C'est certaine­ment le cas. Mais au coeur de cette confron­tation ne résidaient pas des questions politi­ques générales telles que le rapport à l'Etat, mais des principes organisationnels.

Les proudhoniens par exemple partageaient beaucoup de vues de Bakounine. Mais ils étaient pour la clarification de leurs posi­tions selon les règles de l'organisation. Ils croyaient aussi que les statuts de l'organisa­tion devaient être respectés par tous ses membres sans exception. C'est pourquoi les « collectivistes » belges en particulier ont été capables de s'approcher du marxisme sur d'importantes questions. Leur porte-parole le plus connu, De Paepe, était l'un des princi­paux combattants contre la sorte d'organisa­tion secrète que Bakounine croyait néces­saire.

LA FRATERNITE SECRETE DE BAKOUNINE

Et cette question se trouvait précisément au centre de la lutte de l'AIT contre Bakounine. Les historiens anarchistes aussi admettent le fait que lorsqu'il a rejoint l'AIT en 1869, Bakounine disposait d'une frater­nité secrète avec laquelle il voulait prendre le contrôle de l'AIT.

« Voilà une société qui, sous le masque de l'anarchisme le plus outré, dirige ses coups non contre les gouvernements existants, mais contre les révolutionnaires qui n'ac­ceptent pas son orthodoxie ni sa direction. Fondée par la minorité d'un congrès bour­geois, elle se faufile dans les rangs de l'or­ganisation internationale de la classe ou­vrière, essaie d'abord de la régir et travaille à la désorganiser dès qu'elle voit son plan échouer. Elle substitue effrontément son programme sectaire et ses idées étroites au large programme, aux grandes aspirations de notre Association ; elle organise dans les sections publiques de l'Internationale, ses petites sections secrètes qui, obéissant au même mot d'ordre, en bien des cas réussis­sent à les dominer par leur action concertée d'avance ; elle attaque publiquement, dans ses journaux, tous les éléments qui refusent de s'assujettir à ses volontés ; elle provoque la guerre ouverte - ce sont ses propres mots - dans nos rangs ». Tels sont les termes du rapport « Un complot contre l'Interna­tionale », documents publiés par ordre du Congrès international de La Haye de 1872.

La lutte de Bakounine et de ses amis contre l'Internationale était à la fois le produit de la situation historique spécifique de l'époque, et de facteurs plus généraux qui existent toujours aujourd'hui. A la base de ses activi­tés, se trouve l'infiltration de l'individua­lisme et du factionnalisme petits-bourgeois, incapables de se soumettre à la volonté et à la discipline de l'organisation. A cela, s'ajoutait l'attitude conspiratrice de la bo­hème déclassée qui ne pouvait se passer de manoeuvres et de complots en faveur de ses propres buts personnels. Le mouvement ou­vrier a toujours été confronté à de telles atti­tudes puisque l'organisation ne peut se met­tre complètement à l'abri de l'influence des autres classes de la société. D'un autre côté, le complot de Bakounine a pris la forme historique concrète d'une organisation se­crète d'un type qui appartenait au passé du mouvement ouvrier de l'époque. Nous de­vrons étudier l'histoire concrète de Bakounine pour être capables de compren­dre ce qui est valable de façon plus géné­rale, ce qui est important pour nous de saisir aujourd'hui.

LE BAKOUNINISME S'OPPOSE A LA RUPTURE DU PROLETARIAT AVEC LE SECTARISME PETIT-BOURGEOIS

La fondation de l'AIT, marquant la fin de la période de contre-révolution ou­verte en 1849, a provoqué des réactions de peur et de haine extrêmement fortes (selon Marx, même exagérées) chez les classes dominan­tes: parmi les vestiges de l'aristo­cratie féo­dale et, surtout, de la part de la bourgeoisie en tant qu'ennemi historique di­rect du pro­létariat. Espions et agents provo­cateurs fu­rent envoyés pour infiltrer ses rangs. Des campagnes de calomnies coor­données, sou­vent hystériques ont été mon­tées contre elle. Ses activités ont été, chaque fois que possible, entravées et réprimées par la po­lice. Ses membres étaient soumis à des pro­cès et jetés en prison. Mais l'inefficacité de ces mesures est rapidement apparue tant que la lutte de classe et les mouvements ré­vo­lutionnaires se développaient. Ce n'est qu'avec la défaite de la Commune de Paris que le désarroi dans les rangs de l'Association a commencé à prendre le des­sus.

Ce qui alarmait le plus la bourgeoisie, à part l'unification internationale de son ennemi, c'était la montée du marxisme et le fait que le mouvement ouvrier abandonnait sa forme sectaire d'organisation clandestine et deve­nait un mouvement de masse. La bourgeoi­sie se sentait bien plus en sécurité tant que le mouvement ouvrier révolutionnaire pre­nait la forme de groupements sectaires, se­crets et fermés, autour d'une figure diri­geante unique, représentant un schéma uto­pique ou un complot, plus ou moins complè­tement isolés du prolétariat dans son en­semble. De telles sectes pouvaient être sur­veillées, infiltrées, dévoyées et manipulées bien plus facilement qu'une organisation de masse dont la force et la sécurité principale résident dans son ancrage dans l'ensemble de la classe ouvrière. Pour la bourgeoisie, c'était avant tout la perspective de l'activité socialiste révolutionnaire envers le proléta­riat comme classe, chose que les sectes de la période précédente ne pouvaient assumer, qui présentait un danger pour sa domination même de classe. Le lien entre le socialisme et la lutte de classe, entre le Manifeste communiste et les vastes mouvements de grève, entre les aspects économiques et po­litiques de la lutte de classe du prolétariat, c'est cela qui a causé à la bourgeoisie tant de nuits blanches à partir de 1864. C'est ce qui explique la sauvagerie incroyable avec la­quelle elle a massacré la Commune de Paris, et la force de la solidarité internationale de toutes les fractions des classes exploiteuses avec ce massacre.

Aussi, l'un des thèmes principaux de la pro­pagande bourgeoise contre l'AIT était l'accu­sation qu'en réalité, une puissante organisa­tion secrète se trouvait derrière elle et qu'elle conspirait pour abattre l'ordre do­mi­nant. Derrière cette propagande qui consti­tuait une excuse de plus aux mesures de ré­pression, il y avait avant tout la tenta­tive de la bourgeoisie de convaincre les ou­vriers que ce dont elle avait toujours le plus peur, c'étaient des conspirateurs et non des mou­vements de masse. Il est clair que les exploi­teurs ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour encourager les différentes sectes et les diffé­rents conspirateurs qui étaient encore actifs dans le mouvement ouvrier, à se déve­lopper au dépens du marxisme et du mou­vement de masse. En Allemagne, Bismarck a encou­ragé la secte lassallienne à résister aux mouvements de masse de la classe et aux traditions marxistes de la Ligue des com­munistes. En France, la presse mais aussi les agents provocateurs ont tenté d'atti­ser la méfiance toujours existante des cons­pira­teurs blanquistes à l'égard de l'activité de masse de l'AIT. Dans les pays sla­ves et la­tins, une campagne hystérique a été montée contre une soi-disant « domination alle­mande » de l'AIT par des « marxistes ado­rant l'Etat autoritaire ».

Mais c'est Bakounine, avant tout, qui s'est senti encouragé par cette propagande. Avant 1864, Bakounine avait, malgré lui, au moins partiellement reconnu la supériorité du marxisme sur sa propre version putschiste petite-bourgeoise du socialisme révolution­naire. Depuis le surgissement de l'AIT et avec l'assaut politique de la bourgeoisie contre elle, Bakounine s'est senti confirmé et renforcé dans sa méfiance envers le mar­xisme et le mouvement prolé­tarien. En Italie qui était devenue le centre de son ac­tivité, les différentes sociétés secrè­tes: les carbonari, Mazzini, la Camorra etc. qui avaient commencé à dénoncer l'AIT et à combattre son influence dans la péninsule, acclamèrent Bakounine comme un « vrai » révolutionnaire. Il y a eu des déclarations publiques demandant que Bakounine prenne la direction de la révolu­tion européenne. Le panslavisme de Bakounine était bienvenu comme allié natu­rel de l'Italie dans sa lutte contre l'occupa­tion des forces autrichiennes. A l'encontre de ça, on rappelait que Marx considérait l'unifi­cation de l'Allemagne comme plus impor­tante pour le développe­ment de la révolution en Europe que l'unifi­cation de l'Italie. Les autorités italiennes comme les parties les plus éclairées des au­torités suisses commen­cèrent à tolérer avec bienveillance la pré­sence de Bakounine alors qu' auparavant, il avait été victime de la répression étatique européenne la plus brutale.

LES DEBATS ORGANISATIONNELS SUR LA QUESTION DE LA CONSPIRATION

Mikhaïl Bakounine, fils d'une gens plutôt pauvre, a d'abord rompu avec son milieu et sa classe à cause d'une grande soif de liberté personnelle, chose qu'on ne pouvait atteindre à l'époque ni dans l'armée, ni dans la bu­reaucratie d'Etat, ni dans la propriété ter­rienne. Cette motivation montre déjà la dis­tance qui sépare sa carrière politique du ca­ractère collectif et discipliné de la classe ou­vrière. A l'époque, le prolétariat existait à peine en Russie.

Quand à l'époque, au début des années 1840, Bakounine arrive en Europe comme réfugié politique, avec déjà derrière lui l'histoire d'une conspiration politique, les débats dans le mouvement ouvrier sur les questions or­ganisationnelles battent déjà leur plein. En France en particulier.

Le mouvement ouvrier révolutionnaire était alors principalement organisé sous forme de sociétés secrètes. Cette forme avait surgi non seulement parce que les organisations ouvrières étaient hors-la-loi, mais aussi parce que le prolétariat, encore numérique­ment faible et à peine sorti de l'artisanat petit-bourgeois, n'avait pas encore trouvé la voie qui lui était propre. Comme l'écrit Marx sur la situation en France:

« On sait que jusqu'en 1830, les bourgeois libéraux étaient à la tête des conjurations contre la Restauration. Après la révolution de Juillet, les bourgeois républicains prirent leur place; le prolétariat déjà formé à la conspiration sous la Restauration, apparut à l'avant-scène dans la mesure où les bour­geois républicains, effrayés par les combats de rue pourtant vains, reculaient devant les conspirations. La "Société des Saisons" avec laquelle Blanqui et Barbès firent les émeutes de 1830 était déjà exclusivement prolétarienne, tout comme l'étaient, après la défaite, les "Nouvelles Saisons" (...). Ces conspirations n'englobèrent jamais, naturel­lement, la grande masse du prolétariat pa­risien (...). » (Marx-Engels, La Nouvelle Gazette rhénane - Revue politique et éco­nomique, IV, avril 1850, compte rendu des ouvrages suivants : A. Chenu, Les Conspirateurs. Les sociétés secrètes, La préfecture de police sous Caussidière. Les corps francs, Paris, 1850 ; Lucien de la Hodde, La naissance de la République en février 1848.)

Mais les éléments prolétariens ne se sont pas limités à cette rupture décisive avec la bourgeoisie. Ils ont commencé à mettre en question dans la pratique la domination des conspirations et des conspirateurs.

« A mesure que le prolétariat parisien entre lui-même en scène en tant que parti, ces conspirateurs perdirent leur influence diri­geante, furent dispersés et trouvèrent une dangereuse concurrence dans les sociétés secrètes prolétariennes qui ne se propo­saient pas comme but immédiat l'insurrec­tion, mais l'organisation et la formation du prolétariat. Déjà l'insurrection de 1839 avait un caractère nettement prolétarien et communiste. Mais après elle, il y eut des scissions à propos desquelles les vieux conspirateurs se désolent vraiment. Or il s'agissait de scissions qui découlaient du besoin des ouvriers de s'entendre sur leurs intérêts de classe et qui se manifestaient en partie dans les vieilles conjurations et en partie dans les nouvelles sociétés de propa­gande. L'agitation communiste que Cabet entreprit avec force aussitôt après 1839, les polémiques qui s'élevèrent au sein même du parti communiste, débordèrent le cadre des conspirateurs. Chenu comme de la Hodde reconnaissent que les communistes étaient de loin la fraction la plus puissante du pro­létariat révolutionnaire de l'époque de la révolution de février. Les conspirateurs, afin de ne pas perdre leur influence sur les ouvriers et, par là, leur contrepoids vis-à-vis des "habits noirs" (en français dans le texte), durent suivre ce mouvement et adop­ter des idées socialistes ou communistes. » (ibid.)

La conclusion intermédiaire de ce processus fut la Ligue des communistes qui non seu­lement a adopté le Manifeste communiste mais également les premiers statuts proléta­riens d'un parti de classe libéré de toute conspiration :

« Par conséquent, la Ligue des communistes n'était pas une société conspiratrice, mais une société qui s'efforçait en secret de créer l'organisation du parti prolétarien, étant donné que le prolétariat allemand est offi­ciellement privé igni et aqua, du droit d'écrire, de parler et de s'associer. Dire qu'une telle société conspire n'est vrai que dans la mesure où vapeur et électricité conspirent contre le statu quo. » (Marx, Révélations sur le procès des communistes à Cologne, 1853)

C'est également cette question qui a mené à la scission de la tendance Willich-Schapper.

« Ainsi, une fraction se détacha - ou, si l'on préfère, fut détachée - de la Ligue des com­munistes ; elle réclamait sinon des conspi­rations réelles, du moins l'apparence de la conspiration, partant l'alliance directe avec les démocratiques héros du jour - la frac­tion Willich-Schapper. »

Ce qui a insatisfait ces gens, est la même chose qui a éloigné Bakounine du mouve­ment ouvrier.

« Il est évident qu'une telle société secrète qui a pour but la création non pas du parti de gouvernement mais du parti d'opposition de l'avenir ne pouvait guère séduire des in­dividus qui, d'une part, veulent masquer leur nullité personnelle en se rengorgeant sous le manteau théâtral des conspirations, et, d'autre part, désirent satisfaire leur ambi­tion bornée le jour de la prochaine révolu­tion, mais avant tout avoir un semblant d'importance momentanée, participer à la curée démagogique et être bien accueillis par les charlatans démocratiques. » (ibid.)

Après la défaite des révolutions européennes de 1848-49, la Ligue a démontré une der­nière fois à quel point elle avait dépassé la nature de secte. Elle a tenté, à travers un re­groupement avec les chartistes en Angleterre et les blanquistes en France, de fonder une nouvelle organisation internationale : la Société universelle des communistes révo­lutionnaires. Une telle organisation devait être régie par des statuts applicables à tous ses membres internationalement, abolissant la division entre une direction secrète et des membres considérés comme une masse de manoeuvre. Ce projet, tout comme la Ligue elle-même, s'est effondré à cause du recul international du prolétariat après la défaite de la révolution. C'est pourquoi ce n'est que plus de dix ans plus tard, avec l'apparition d'une nouvelle vague prolétarienne et la fon­dation de l'AIT, que le coup décisif contre le sectarisme a pu être porté.

LES PREMIERS PRINCIPES ORGANISATIONNELS PROLETARIENS

A l'époque où Bakounine est revenu de Sibérie en Europe occidentale au début des années 1860, les premières principales le­çons de la lutte organisationnelle du prolé­tariat avaient déjà été tirées et étaient à la portée de quiconque voulait les assimiler. Ces leçons avaient été acquises à travers des années d'expérience amère durant lesquelles les ouvriers avaient été logiquement utilisés comme chair à canon par la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie dans leur propre lutte contre le féodalisme. Durant cette lutte, les éléments révolutionnaires prolétariens s'étaient séparés de la bourgeoisie non seu­lement politiquement mais aussi organisa­tionnellement, et avaient développé des principes d'organisation en accord avec leur propre nature de classe. Les nouveaux sta­tuts définissaient l'organisation comme un organisme conscient, collectif et uni. La sé­paration entre la base composée d'ouvriers inconscients de la vie politique réelle de l'organisation et la direction composée de conspirateurs professionnels, était surmon­tée. Les nouveaux principes de centralisa­tion rigoureuse, y compris l'organisation du travail illégal, excluaient la possibilité d'une organisation secrète au sein de l'organisation ou à sa tête. Alors que la petite-bourgeoisie et surtout les éléments déclassés radicalisés avaient justifié la nécessité d'un fonctionne­ment secret d'une partie de l'organisation par rapport à l'ensemble de celle-ci comme moyen de se protéger envers l'ennemi de classe, la nouvelle compréhension proléta­rienne montrait que, précisément, cette élite conspiratrice amenait à l'infiltration par la classe ennemie, en particulier par la police politique, dans les rangs prolétariens. C'est avant tout la Ligue de Communistes qui a démontré que la transparence et la solidité organisationnelles constituent la meilleure protection contre la destruction par l'Etat.

Marx avait déjà dressé un portrait des conspirateurs de Paris avant la révolution de 1848 qui pouvait aisément s'appliquer à Bakounine. Nous y trouvons une expression claire de la critique de la nature petite-bour­geoise du sectarisme qui ouvrait largement la porte non seulement à la police, mais aussi à la bohème déclasseé.

« Leur existence incertaine, dépendant pour chacun pris à part, plus du hasard que de leur activité ; leur vie déréglée dont les seuls points d'attache sont les tavernes des marchands de vin, ces lieux de rendez-vous des conspirateurs ; leurs inévitables accoin­tances avec toutes sortes de gens louches, tout cela les situe dans ces milieux que l'on appelle à Paris la bohème. Ces bohèmes démocrates d'origine prolétarienne - il existe aussi une bohème d'origine bour­geoise, ces démocrates flâneurs et ces pi­liers d'estaminet - sont ou bien des ouvriers qui ont abandonné leur métier et sont tom­bés en complète dissolution, ou bien des su­jets qui proviennent du lumpenprolétariat et dont toutes les habitudes dissolues de cette classe se retrouvent dans leur nouvelle existence. On conçoit comment, dans ces conditions, quelques repris de justice se trouvent mêlés presque à tous les procès de conspiration.

Toute la vie de ces conspirateurs de profes­sion porte la marque de la bohème. Sergents recruteurs de la conjuration, ils traînent de marchand de vin en marchand de vin, pren­nent le pouls des ouvriers, choisissent leurs gens, les attirent dans la conjuration à force d'enjôlement et en faisant payer soit à la caisse de la société soit au nouvel ami les litres de l'inévitable consommation. (...) à chaque instant il peut être appelé aux barri­cades et y tomber ; au moindre de ses pas, la police lui tend des pièges qui peuvent l'amener en prison ou même aux galères. De tels périls pimentent le métier et en font le charme : plus grande est l'incertitude, plus le conspirateur s'empresse de retenir la jouissance du moment. En même temps, l'habitude du danger le rend au plus haut point indiffèrent à la vie et à la liberté. » (ibid.)

Il va sans dire que ces gens « (...) méprisent au plus haut point la préparation théorique des ouvriers quant à leurs intérêts de classe. » (ibid.)

« Le trait essentiel de la vie du conspirateur, c'est la lutte contre la police, avec laquelle il a en fait exactement le même rapport que les voleurs et les prostituées. La police ne tolère pas seulement les conspirations comme un mal nécessaire : elle les tolère comme des centres faciles à surveiller. (...) Les conjurés sont en contact incessant avec la police, ils entrent à tout moment en col­lusion avec elle ; ils font la chasse aux mou­chards, comme les mouchards font la chasse aux conspirateurs. L'espionnage est l'une de leurs occupations majeures. Aussi, dans ces conditions, pas étonnant que, facilité par la misère et la prison, par les menaces et les promesses, s'effectue le petit saut qui sépare le conspirateur artisanal de l'espion de po­lice stipendié. » (ibid.)

Telle est la compréhension qui se trouve à la base des statuts de l'AIT et qui a assez in­quiété la bourgeoisie pour qu'elle exprime ouvertement sa préférence pour Bakounine.

LA POLITIQUE DE CONSPIRATION BAKOUNINE EN ITALIE

Pour comprendre comment Bakounine a pu finir par être manipulé par les classes domi­nantes contre l'AIT, il est néces­saire de rappeler brièvement sa trajectoire politique ainsi que la situation en Italie après 1864. Les historiens anarchistes chantent les louanges du « grand travail ré­volution­naire » de Bakounine en Italie où il a créé une série de sectes secrètes et tenté d'infil­trer et de gagner de l'influence dans différen­tes « conspirations ». Ils pensent générale­ment que c'est l'Italie qui a hissé Bakounine sur le piédestal de « pape de l'Europe révo­lutionnaire ». Mais comme ils évitent soi­gneusement de rentrer dans les détails de la réalité de ce milieu, il nous faut ici les dé­ranger.

Bakounine a gagné sa réputation au sein du camp socialiste grâce à sa participation à la révolution de 1848-49 en tant que dirigeant à Dresde. Emprisonné, extradé en Russie et finalement banni en Sibérie, Bakounine n'est pas revenu en Europe avant de réussir à s'en­fuir en 1861. Dès qu'il est arrivé à Londres, il est allé voir Herzen, le leader révolution­naire libéral russe bien connu. Là, il a im­médiatement commencé à regrouper, indé­pendamment d'Herzen, l'émigration politique autour de sa propre personne. C'était un cercle de slaves que Bakounine s'est attaché à travers un panslavisme teinté d'anar­chisme. Il s'est tenu éloigné du mouvement ouvrier anglais comme des communistes, surtout du club éducatif des ouvriers alle­mands à Londres. N'ayant pas de possibilité de conspiration (la fondation de l'AIT se préparait), il est parti en Italie en 1864 cher­cher des disciples pour son « panslavisme » réactionnaire et ses groupements secrets.

« En Italie, il trouva une quantité de socié­tés politiques secrètes ; il trouva une intelli­gentsia déclassée prête à tout instant à se laisser entraîner dans les complots, une masse paysanne constamment au bord de la famine et enfin un lumpenprolétariat grouillant, représenté surtout par les lazza­roni de Naples, ville où après un bref séjour à Florence, il n'avait pas tardé à aller s'établir et où il vécut plusieurs années. » (Franz Mehring, Karl Marx, histoire de sa vie, 1918)

Bakounine a fui les ouvriers d'Europe occi­dentale pour les déclassés d'Italie.

LES SOCIETES SECRETES COMME VEHICULES DE REVOLTE

Dans la période de réaction qui a suivi la dé­faite de Napoléon durant laquelle la Sainte Alliance sous Metternich appliquait le prin­cipe de l'intervention armée contre tout sou­lèvement social, les classes de la société exclues du pouvoir étaient obligées de s'or­ganiser en sociétés secrètes. Ce n'était pas le cas seulement pour les ouvriers, la petite-bourgeoisie et la paysannerie, mais égale­ment pour des parties de la bourgeoisie libé­rale et même les aristocrates insatisfaits. Presque toutes les conspirations à partir de 1820, celles des décembristes en Russie ou des carbonari en Italie, s'organisaient selon le modèle de la franc-maçonnerie qui avait surgi en Angleterre au 17e siècle et dont les buts de « fraternité internationale » et de résistance à l'Eglise catholique avaient attiré des européens éclairés tels que Diderot et Voltaire, Lessing et Goethe, Pouchkine, etc. Mais comme beaucoup de choses en ce « siècle des lumières », comme les « despotes éclairés » tels que Catherine, Frédéric le Grand ou Marie-Thérèse, la franc-maçonnerie avait une essence réac­tionnaire sous la forme d'une idéologie mys­tique, d'une organisation élitiste avec diffé­rents « grades » d'« initiation », de son ca­ractère aristocratique ténébreux, de ses pen­chants à la conspiration et à la manipulation. En Italie, qui était à l'époque la Mecque des sociétés secrètes non prolétariennes, des manoeuvres et des conspirations débridées, les gulefi, federati, adelfi et carbonari se sont développés à partir de 1820 et 1830. La plus fameuse d'entre elles, les carbonari, était une société secrète terroriste, défendant un mysticisme catholique et dont les structu­res et les « symboles » venaient de la franc-maçonnerie.

Mais à l'époque où Bakounine est allé en Italie, les carbonari se trouvaient déjà dans l'ombre de la conspiration de Mazzini. Les mazzinistes représentaient un pas en avant par rapport aux carbonari puisqu'ils luttaient pour une république italienne unie et cen­tralisée. Non seulement Mazzini travaillait souterrainement, mais il faisait aussi de l'agitation vers la population. Après 1848, des sections ouvrières se sont même for­mées. Mazzini représentait aussi un progrès organisationnel puisqu'il a aboli le système des carbonari selon lequel les militants de base devaient suivre aveuglément et sans connaissance les ordres de la direction sous peine de mort. Mais, dès que l'AIT s'est éri­gée en force indépendante de son contrôle, Mazzini a commencé à la combat­tre comme une menace à son propre mou­vement natio­naliste.

Quand Bakounine est arrivé à Naples, il a immédiatement mené la lutte contre Mazzini - mais du point de vue des carbonari dont il défendait les méthodes ! Loin d'être sur ses gardes, Bakounine s'est plongé dans tout ce milieu non transparent afin de prendre la di­rection du mouvement conspiratif. Il a fondé l'Alliance de la social-démocratie avec, à sa direction, la Fraternité internationale se­crète, un « ordre de révolutionnaires dis­ciplinés ».

UN MILIEU MANIPULE PAR LA REACTION

L'aristocrate révolutionnaire déclassé Bakounine a trouvé en Italie un terrain en­core bien plus adapté qu'en Russie. C'est là que sa conception organisationnelle a muri jusqu'à son plein épanouissement. C'était un sombre marais où s'est développée toute une série d'organisations anti-prolétariennes. Ces groupements d'aristocrates ruinés, souvent dépravés, de jeunes déclassés ou même de purs criminels lui paraissaient plus révolu­tionnaires que le prolétariat. L'un de ces groupes était la Camorra qui correspondait à la vision romantique de Bakounine sur le banditisme révolutionnaire. La domination de la Camorra, organisation secrète venant d'une organisation de forçats à Naples, était devenue quasi officielle après l'amnistie de 1860. En Sicile, vers la même époque, l'aile armée de l'aristocratie rurale dépossédée infiltrait l'organisation locale secrète de Mazzini. A partir de ce moment-là, elle s'est appelée « Mafia », ce qui correspondait aux initiales de son slogan de bataille « Mazzini Autorizza Furti, Incendi, Avvelenamenti » (« Mazzini autorise le vol, l'incendie, l'em­poisonnement »). Bakounine n'a pas su dé­noncer ces éléments, ni se distancier claire­ment d'eux.

Dans ce milieu, la manipulation directe de l'Etat ne manquait pas non plus. Nous pou­vons être sûrs que cette manipulation a joué un rôle dans la façon dont le milieu italien a célébré Bakounine comme la véritable alter­native révolutionnaire face à la « dictature allemande de Marx ». Cette propagande était en fait identique à celle que répan­daient les organes de police de Louis-Napoléon en France.

Comme nous le dit Engels, les carbonari et beaucoup de groupes similaires étaient ma­nipulés et infiltrés par les services secrets russes et d'autres (voir Engels, La politique étrangère du tsarisme russe). Cette infiltra­tion d'Etat s'est surtout renforcée après la dé­faite de la révolution européenne de 1848. Le dictateur français, l'aventurier Louis-Napoléon qui, après la défaite de cette révo­lution, est devenu le fer de lance de la con­tre-révolution qui a suivi, s'est allié à Palmerston à Londres mais surtout avec la Russie afin de maintenir à terre le proléta­riat européen. A partir de 1864, la police se­crète de Louis-Napoléon était surtout en ac­tion pour détruire l'AIT. Un de ses agents était « M. Vogt », associé de Lassalle, qui a calomnié Marx en public comme étant pré­tendument à la tête d'un gang de chantage.

Mais l'axe principal de la diplomatie secrète de Louis-Napoléon se trouvait en Italie où la France essayait d'exploiter le mouvement national à ses propres fins. En 1859, Marx et Engels ont souligné qu'à la tête de l'Etat français se trouvait un ex-membre des car­bonari (La politique monétaire en Europe - La position de Louis Napoléon).

Bakounine qui se trouvait dans ce marais jusqu'au cou croyait, évidemment, qu'il pour­rait manipuler ce tas d'ordures pour ses pro­pres buts révolutionnaires. En fait, c'est lui qui était manipulé. Jusqu'à ce jour, nous ne connaissons pas en détail tous les « éléments » avec lesquels il « conspirait ». Mais il existe quelques indications. Par exemple, en 1865, Bakounine rédige, comme le rapporte l'historien anarchiste Max Nettlau, ses Manuscrits maçonniques, « un écrit qui se fixait pour but de proposer les idées de Bakounine à la franc-maçonne­rie italienne. »

« Les manuscrits maçonniques font réfé­rence au Syllabus de triste réputation, la condamnation par le Pape de la pensée hu­maine en décembre 1864 ; Bakounine vou­lait se joindre à l'indignation soulevée con­tre la papauté pour pousser en avant la franc-maçonnerie ou sa fraction susceptible d'évoluer ; il commence même en disant que pour redevenir un corps vivant et utile, la franc-maçonnerie doit se remettre sérieuse­ment au service de l'humanité. » (Max Nettlau, Histoire de l'anarchisme, tome 2)

Nettlau essaie même de prouver fièrement, en comparant différentes citations, que Bakounine avait influencé la pensée de la franc-maçonnerie à l'époque. C'était en réa­lité l'inverse. C'est à cette époque que Bakounine a adopté des parties de l'idéolo­gie de société secrète mystique de la franc-maçonnerie. Une vision du monde qu'Engels décrivait déjà parfaitement à la fin des an­nées 40 à propos d'Heinzen.

« Il prend les écrivains communistes pour des prophètes ou des prêtres qui détiennent pour eux une sagesse secrète qu'ils cachent aux non-initiés pour les tenir en tutelle (...) comme si les représentants du communisme avaient intérêt à maintenir les ouvriers dans l'obscurité, comme s'ils manipulaient ceux-ci ainsi que les illuminés du siècle dernier voulaient manipuler le peuple. » (Engels, Les Communistes et Karl Heinzen, 1847)

Là réside également la clé du « mystère » bakouniniste selon lequel dans la société anarchiste future, sans Etat ni autorité, il faudra toujours une société secrète.

Marx et Engels, sans penser à Bakounine, ont exprimé cela par rapport au philosophe anglais, pseudo-socialiste à une époque, Carlyle:

« La différence de classes, historiquement produite, devient ainsi une différence natu­relle que l'on doit reconnaître et vénérer comme une partie de l'éternelle loi de la nature, en s'inclinant devant ce qui est noble et sage dans la nature: le culte du génie. Toute la conception du processus de déve­loppement historique devient une pâle tri­vialité de la sagesse des illuminés et des francs-maçons du siècle passé (...). Nous voici ramenés à la vieille question de savoir qui devrait en fait régner, question débattue de long en large avec une superbe aussi fu­tile qu'altière ; elle reçoit en fin de compte la réponse logique : règneront ceux qui pos­sèdent noblesse, sagesse et savoir (...) » (Engels, La Nouvelle Gazette rhénane - Revue économique et politique, IV, 1850, compte rendu de l'ouvrage de Carlyle : Latter-Day Pamphlets)

BAKOUNINE « DECOUVRE » L'INTERNATIONALE

Dès le début, la bourgeoisie européenne a essayé d'utiliser le marais des sociétés secrè­tes italiennes contre l'Internationale. Déjà lors de sa fondation en 1864 à Londres, les tenants de Mazzini lui-même avaient tenté d'imposer leurs propres statuts sectaires et de prendre donc le contrôle de l'Association. Le représentant de Mazzini à ce moment, Major Wolff, devait plus tard être démasqué comme un agent de la police. Après l'échec de cette tentative, la bourgeoisie a mis sur pied la Ligue pour la paix et la liberté, et l'a utilisée pour attirer Bakounine dans la toile d'araignée de ceux qui voulaient miner l'AIT.

Bakounine attendait la « révolution » en Italie. Tandis qu'il manoeuvrait dans le ma­rais de la noblesse ruinée, de la jeunesse déclassée et du lumpen-prolétariat urbain, l'Association internationale des travailleurs s'était dressée, sans sa participation, jusqu'à devenir la force révolutionnaire dominante dans le monde. Bakounine a dû reconnaître que dans sa tentative de devenir le pape ré­volutionnaire de l'Europe, il avait choisi le mauvais cheval. C'est alors, en 1867, que la Ligue pour la paix et la liberté fut fondée, de façon évidente, contre l'AIT. Bakounine et sa « fraternité » a rejoint la Ligue dans le but d'« unir la Ligue, avec la Fraternité en son sein comme force révolu­tionnaire ins­piratrice, avec l'Internationale » (Nettlau, ibid.).

Assez logiquement mais sans même s'en apercevoir lui-même, en faisant ce pas, Bakounine devenait le fer de lance de la tentative des classes dominantes de détruire l'AIT.

LA « LIGUE POUR LA PAIX ET LA LIBERTE »

La Ligue, à l'origine idée du chef guérillero italien Garibaldi et du poète français Victor Hugo, fut fondée plus particulièrement par la bourgeoisie suisse et soutenue par des parties des sociétés secrètes italiennes. Sa propagande pacifiste de désarmement et sa revendication des « Etats Unis d'Europe » avaient en réalité comme but principal d'af­faiblir et diviser l'AIT. A une époque où l'Europe était divisée en une partie occiden­tale au capitalisme déve­loppé et une partie orientale « féodale » sous le knout russe, l'appel au désarmement constituait une re­vendication favorisée par la diplomatie russe. L'AIT comme tout le mouvement ou­vrier avait, dès le dé­but, adopté le slogan du rétablissement d'une Pologne démocrati­que comme rempart con­tre la Russie qui, bien des fois, constituait le pilier de la réac­tion européenne. La Ligue dénonçait main­tenant cette politique comme « militariste », tandis que le panslavisme de Bakounine était présenté comme étant vrai­ment révo­lutionnaire et dirigé contre tous les milita­rismes. De cette façon, la bourgeoisie a ren­forcé les bakouninistes contre l'AIT

« L'Alliance de la démocratie socialiste est d'origine toute bourgeoise. Elle n'est pas is­sue de l'Internationale ; elle est le rejeton de la Ligue pour la paix et la liberté, société mort-née de républicains bourgeois. L'Internationale était déjà fortement établie quand Mikhaïl Bakounine se mit en tête de jouer un rôle comme émancipateur du prolé­tariat. Elle ne lui offrit que le champ d'ac­tion commun à tous ses membres. Pour y devenir quelque chose, il aurait d'abord dû y gagner ses éperons par un travail assidu et dévoué ; il crut trouver meilleure chance et une route plus facile du côté des bour­geois de la Ligue. » (« Un complot contre l'Internationale, l'Alliance de la démocratie socialiste et l'Association Internationale des Travailleurs », rapport et documents publiés par ordre du Congrès international de La Haye).

La proposition que Bakounine lui-même avait faite, d'une alliance de la Ligue et de l'AIT fut cependant rejetée par le congrès de Bruxelles de l'AIT. A cette époque, il deve­nait déjà clair également qu'une majorité écrasante rejetterait l'abandon du soutien à la Pologne contre la réaction russe. Aussi n'y avait-il rien d'autre à faire pour Bakounine que de rejoindre l'AIT afin de la saper de l'intérieur. Cette orientation fut soutenue par la direction de la Ligue au sein de laquelle il avait déjà établi une base puissante.

« L'alliance entre bourgeois et travailleurs rêvée par Bakounine ne devait pas se limiter à une alliance publique. Les statuts secrets de l'Alliance de la démocratie socialiste (...) contiennent des indications qui montrent qu'au sein même de la Ligue, Bakounine avait jeté les bases d'une société secrète qui devait la mener. Non seulement les noms des groupes directeurs sont identiques à ceux de la Ligue (...) mais les statuts secrets décla­rent que la "plus grande partie des membres fondateurs de l'Alliance"sont des "ci-devant membres du Congrès de Berne". » (ibid.)

Ceux qui connaissent la politique de la Ligue peuvent supposer que dès le début, elle a été créée pour utiliser Bakounine contre l'AIT - une tâche pour la­quelle Bakounine avait été bien préparé en Italie. Le fait également que plusieurs acti­vistes proches de Bakounine et de la Ligue furent ultérieurement démasqués comme agents de la police, parle dans ce sens. En fait, rien ne pouvait être plus dangereux pour l'AIT que la corrosion de l'intérieur à travers des élé­ments qui n'étaient pas, eux-mêmes, des agents de l'Etat et qui avaient une certaine réputation dans le mouvement ouvrier, mais poursui­vaient leurs propres buts personnels aux dé­pens du mouvement.

Même si Bakounine ne voulait pas servir de cette manière la contre-révolution, lui et ses semblables en portent l'entière responsabili­té à travers la façon dont ils se sont mis aux côtés des éléments les plus réactionnaires et sinistres de la classe dominante.

Il est vrai que l'Internationale ouvrière était consciente des dangers que représentait une telle infiltration. La conférence des délégués de Londres par exemple a adopté la résolu­tion suivante:

« Dans les pays où l'organisation régulière de l'Association internationale des tra­vailleurs est momentanément devenue im­praticable, par suite de l'intervention gou­vernementale, l'Association et ses groupes locaux pourront se constituer sous diverses dénominations, mais toute constitution de sections internationales sous forme de so­ciété secrète est et reste formellement in­terdite. » (« Résolution générale relative aux pays où l'organisation régulière de l'Internationale est entravée par le gouver­nement » adoptée à la conférence de Londres, septembre 1871)

Marx qui avait proposé la résolution, la jus­tifia ainsi:

« En France et en Italie, où il y a une situa­tion politique telle, que s'associer constitue un acte répréhensible, les gens seront très fortement enclins à se laisser entraîner dans des sociétés secrètes dont le résultat est toujours négatif. Au demeurant, ce type d'organisation se trouve en contradiction avec le développement du mouvement prolé­tarien, car ces sociétés, au lieu d'éduquer les ouvriers, les soumettent à des lois au­tori­taires et mystiques qui empêchent leur autonomie et détournent leur con­science dans une fausse direction. » (Intervention de Marx à la conférence de Londres de septem­bre 1871)

Néanmoins, malgré cette vigilance, l'Alliance de Bakounine a réussi à pénétrer l'Internationale. Dans le second article de cette série, nous décrirons la lutte dans les rangs de celle-ci, allant aux racines des dif­férentes conceptions de l'organisation et du militantisme entre le parti du prolétariat et la secte petite-bourgeoise.

KR.

 


[1] [52]. Il est clair que le point de départ pour la fondation d'une organisation révolutionnaire est l'accord sur un programme politique. Rien n'est plus étranger au marxisme, et plus généralement au mouvement ouvrier, que les regroupements sans principes programmatiques. Cela-dit, le programme du prolétariat, contrairement à la vision défendue par le courant bordiguiste, n'est pas donné une fois pour toutes. Au contraire, il se développe, s'enrichit, corrige éventuellement ses erreurs à travers l'expérience vivante de la classe. Au moment de la fondation de l'AIT, c'est-à-dire des premiers pas du mouvement ouvrier, l'essentiel de ce programme, ce qui établit l'appartenance d'une organisation au camp prolétarien, se résume en quelques principes généraux que l'on trouve dans les considérants des statuts de l'Internationale. Or, justement, Bakounine et ses adeptes ne remettent pas en cause ces considérants. Leur attaque contre l'AIT porte principalement contre les statuts eux-mêmes, les règles de fonctionnement. Cela ne veut pas dire cependant qu'on puisse établir une séparation entre programme et statuts. Du fait même que ces derniers expriment et concrétisent des principes essentiels propres à la classe ouvrière et à nulle autre classe, ils sont partie intégrante du programme.

 

 

Conscience et organisation: 

  • La première Internationale [53]

Approfondir: 

  • Questions d'organisation [54]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [55]
  • L'organisation révolutionnaire [56]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle [12° partie]

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1883-1895 LES PARTIS SOCIALDEMOCRATES FONT AVANCER LA CAUSE DU COMMUNISME

Cette série arrive maintenant à l'époque qui a suivi la mort de Marx en 1883 ; c'est une coïncidence que la majeure partie des matériaux que nous allons examiner dans les deux articles qui suivent, se situent dans les années qui séparent la mort de Marx et celle d'Engels, qui a eu lieu il y a 100 ans ce mois-ci. L'immensité de la contribution de Marx à une compréhension scientifique du communisme a fait qu'une partie considérable de cette série a été consacrée au travail de cette grande figure du mouvement ouvrier. Mais, de la même façon que Marx n'a pas inventé le communisme (voir le 2e article de cette série: " Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme ", dans la Revue internationale n' 69), le mouvement communiste n'a pas arrêté l'élaboration et la clarification de ses buts historiques avec la mort de Marx. Cette tâche fut poursuivie par les partis social-démocrates ou socialistes qui commencèrent à devenir une force considérable durant les deux dernières décennies du 19e siècle; le camarade et ami de toute la vie de Marx, Engels, a naturellement joué un rôle clé dans la poursuite de ce travail. Comme nous le verrons, il n'était pas le seul; mais nous ne pouvons certainement pas rendre à Engels d'hommage plus militant que de montrer l'importance de la part qu'il a prise dans la définition du projet communiste de la classe ouvrière.

Il y a aujourd’hui beaucoup de courants qui pensent que se réclamer du communisme révolutionnaire signifie rejeter les vêtements de la social-démocratie, renier toute la période qui va de la mort de Marx à la première guerre mondiale (au moins) comme étant une sorte de période noire ou de chemin évolutionniste sans issue sur la route qui mène de Marx jusqu'à eux. Les conseillistes, les modernistes, les anarcho-bor­diguistes comme le Groupe communiste internationaliste (GCI) et une foule d'autres sous-espèces du marais affirment que, loin d'avoir apporté quelque chose à notre compréhension de la révolution communiste, les partis socialistes n'étaient rien d'autre que des instruments d'intégration du prolétariat dans la société bourgeoise. La « preuve » en résiderait principalement dans les activités syndicales et parlementaires de la Social-démocratie. En même temps ils pensent que le véritable but de ces partis, la société à laquelle ces derniers se référaient le plus fréquemment comme étant le " socialisme " n'était en réalité qu'une forme de capitalisme d’Etat. Bref, les partis qui se disent " socialistes " aujourd'hui le Labour Party de Blair, les Partis Socialistes de Mitterrand et Gonzales seraient en fait les héritiers légitimes des partis social-démocrates des années 1880, 1890 et 1900.

Pour certains de ces courants " anti-social­démocrates ", le communisme authentique ne fut restauré qu'avec Lénine, Luxemburg et leurs semblables après la 1ère guerre mondiale, après la mort définitive de la 2e Internationale et la trahison de ses partis. D'autres, plus " radicaux ", ont découvert que Bolcheviks et Spartakistes n'étaient eux-mêmes rien d'autre que des restes de la so­cial-démocratie: les premiers véritables révolutionnaires du 20e siècle seraient donc les communistes de gauche des années 1920 et 1930. Mais puisqu'il existe une continuité directe entre les Gauches social-démocrates (c'est-à-dire non seulement les courants de Lénine et Luxemburg, mais aussi de Pannekoek, Gorter, Bordiga et d'autres) et la gauche communiste ultérieure, nos ultra-radicaux souvent, pour être surs de ne pas se tromper, considèrent personne d'autre qu'eux-mêmes comme premiers communistes véritables de ce siècle. Qui plus est, ce radicalisme rétrospectif sans vergogne est également appliqué aux précurseurs de la social-démocratie: d'abord à Engels qui, nous dit-on, n'aurait jamais véritablement acquis la méthode de Marx et serait certainement devenu, a peu près, un vieux réformiste à la fin de sa vie; et puis, assez souvent, la hache s'abat sur Marx lui-même et son insistance fastidieuse sur des notions "bourgeoises " telles que la science ou le progrès et le déclin historiques. Par une étrange coïncidence, la découverte finale est souvent la suivante : la véritable tradition révolutionnaire se trouve dans la révolte courageuse des Ludistes ou... de Michel Bakounine.

Le CCI a déjà consacré tout un article à ce type d’arguments dans la Revue internationale n° 50, dans la série en défense de la notion de décadence du capitalisme. Nous n'avons pas l’intention de répéter ici tous les contre-arguments. II suffit de dire que la " méthode " sur laquelle se basent de tels arguments est précisément celle de l’anarchisme a-historique, idéaliste et moralisateur. Pour l’anarchisme, la conscience n'est pas considérée comme le produit d'un mouvement collectif évoluant historiquement. C’est pourquoi, les véritables lignes de continuité et de discontinuité du mouvement réel ne présentent pas d'intérêt pour lui. Aussi, les idées révolutionnaires cessent d’être le produit d’une classe révolutionnaire et de ses organisations, mais deviennent, pas essence, 1’inspiration de brillants individus ou cercles d’initiés. D'où l'incapacité pathétique des " anti-social-démocrates " à voir que 1es groupes et conceptions révolutionnaires d’aujourd’hui n'ont pas surgi tout faits, tels Athéna du front de Zeus, mais sont les descendants organiques d'un long processus de gestation, de toute une série de luttes au sein du mouvement ouvrier: la lutte pour construire la Ligue des communistes contre les vestiges de l’utopisme et du sectarisme; la lutte de la tendance marxiste dans l’AIT contre le " socialisme d Etat " d'un côté et l’anarchisme de l'autre; la lutte pour construire 1a Seconde Internationale sur une base marxiste et, plus tard, la lutte des Gauches pour la maintenir sur cette base marxiste contre le développement du révisionnisme et du centrisme ; la lutte de ces mêmes Gauches pour former la Troisième Internationale après la mort de la Seconde,et la lutte des tractions de Gauche contre la dégénérescence de 1’internationale Communiste, durant le reflux de la vague révolutionnaire d’après-guerre ; la lutte de ces fractions pour préserver les principes communistes et développer la théorie communiste durant les années noires de la contre-révolution ; la lutte pour la réappropriation des positions communistes avec la reprise historique du prolétariat à la fin des années 1960. En fait, le thème central de cette série d'articles a été de démontrer que notre compréhension des buts et des moyens de la révolution communiste n'aurait jamais existé sans cette suite de combats.

Mais une compréhension de ce qu'est la société communiste et des moyens d'y parvenir ne peut exister dans le vide, dans la seule tête d'individus privilégiés. Elle se développe et est défendue dans et par les organisations collectives de la classe ouvrière, et les luttes que l'on mentionne ci-dessus n'étaient rien d'autre que des luttes pour l'organisation révolutionnaire, des luttes pour le parti. La conscience communiste d'aujour­d'hui n'existerait pas sans la chaîne des organisations prolétariennes qui nous relie aux débuts mêmes du mouvement ouvrier.

Pour les anarchistes, au contraire, la lutte qui les relie au passé est une lutte contre le parti puisque l’idéologie anarchiste reflète la résistance désespérée de la petite-bourgeoisie contre les précieux acquis organisationnels de la classe ouvrière. Le combat marxiste contre faction destructrice des Bakouninistes dans l’AIT a prélevé un lourd tribut sur cette dernière. Mais le fait que ce combat fut un succès historique, sinon immédiat, a été confirmé par la formation des partis social-démocrates et de la Seconde Internationale, sur des bases bien plus avancées que celles de l’Association Internationale des Travailleurs. Alors que cette dernière était une collection hétérogène de tendances politiques différentes, les partis socialistes se formèrent explicitement sur la base du marxisme ; alors que l'AIT combinait les tâches politiques à celles des organisations unitaires de la classe, les partis politiques de la Deuxième Internationale étaient tout-à-fait distincts des organisations unitaires de la classe de cette époque, les syndicats. C'est pourquoi, malgré toutes leurs critiques à ses faiblesses programmatiques, le principal parti social-démocrate de l'époque, le SPD allemand, reçut le soutien enthousiaste de Marx et Engels.

Nous n'entrerons pas plus avant, ici, dans la question spécifique de l'organisation bien que, précisément parce qu'elle est si fondamentale et constitue une condition sine qua non pour toute activité révolutionnaire, elle réapparaitra inévitablement dans la dernière partie de cette étude, comme elle fa fait dans les parties précédentes. Nous ne pouvons pas non plus consacrer trop de temps à répondre aux arguments des anti-social-dé­mocrates sur les questions syndicale et parlementaire, bien que nous serons obligés d'y revenir plus loin, spécifiquement. Une chose qui doit être dite ici, c'est qu’il n'y a pas de point commun entre la condamnation globale de nos ultra-radicaux et les critiques authentiques qui doivent être faites aux pratiques et aux théories des partis socialistes. Alors que ces dernières viennent de l'intérieur du mouvement ouvrier, la première part d'un point de vue totalement différent Ainsi, les anti-social-démocrates n'écouteront pas l'argument selon lequel les activités syndicale et parlementaire avaient un sens pour la classe ouvrière au siècle dernier, quand le capitalisme était encore dans sa phase historiquement ascendante et pouvait encore accorder des réformes significatives, mais qu'elles font perdu et sont devenues anti-ouvrières dans la période de décadence, lorsque la révolution prolétarienne a été mise à l’ordre du jour de l'histoire. Cet argument est rejeté parce que la notion de décadence est rejetée; la notion de décadence, dans des cas de plus en plus nombreux, est rejetée parce qu'elle implique que le capitalisme a été, à l'époque, ascendant; et ceci est rejeté parce que cela impliquerait une concession à la notion de progrès historique qui, dans le cas d'anti-décadentistes " cohérents " comme le GCI ou " Wildcat ", serait une notion totalement bourgeoise. Mais maintenant il est devenu clair que ces hyper-ultra radicaux ont rejeté toute notion de matérialisme historique et se sont réalignés sur les anarchistes pour qui la révolution sociale est possible depuis qu'il existe des souffrances dans le monde.

Le but central de cette partie de notre étude, en continuité avec les articles précédents de la série, doit montrer que " la société du futur " définie par les partis socialistes était vraiment une société communiste; que malgré la mort de Marx, la vision communiste n'a pas disparu ou stagné durant cette période, mais qu'elle a avancé et s'est approfondie. Ce n'est que sur cette base que nous pouvons examiner les limites de cette vision et les faiblesses de ces partis en particulier en ce qui concerne " le chemin du pouvoir ", la voie par laquelle la classe_ ouvrière parviendrait à la révolution communiste.

La définition du socialisme par Engels

Dans un précédent article de cette série(Revue internationale n° 78, " Communisme contre socialisme d’Etat ") nous avons vu que Marx et Engels étaient extrêmement critiques envers les bases programmatiques du SPD, qui s'est formé en 1875 par la fusion de la fraction marxiste de Bebel et Liebnecht avec l’Association Générale des Travailleurs de Lassalle. Le nom même du nouveau parti les avait irrités : " Social-dé­mocrate " étant un terme totalement inadéquat pour un parti "dont le programme économique n'est pas seulement complètement socialiste mais directement communiste et dont le but final est la disparition de l'Etat et donc aussi de la démocratie. " (Engels, 1875). Plus significatif encore, Marx écrivit sa convaincante Critique du Programme de Gotha pour mettre en lumière la compréhension superficielle, dans le SPD, de ce qu'impliquait précisément la transformation communiste, montrant que les marxistes allemands, dans leur ensemble, avaient fait trop de concessions à l'idéologie " socialiste d'Etat " de Lassalle. Engels n'a pas édulcoré ces critiques dans les années ultérieures. En fait, sa colère contre le Programme d’Erfurt du SPD de 1891 l’a amené à publier la Critique du

Programme de Gotha : à l'origine, la publication de cette dernière avait été "bloquée " par Liebnecht, et Marx et Engels n'avaient pas poursuivi le sujet de peur de rompre l'unité du nouveau parti. Mais, de toute évidence, Engels pensait que les critiques du vieux programme étaient toujours valables pour le nouveau. Nous reviendrons plus loin au Programme d'Erfurt, quand nous traiterons en particulier de l'attitude des social-démocrates envers le parlementarisme et la démocratie bourgeoise.

Néanmoins, les écrits d’Engels sur le socialisme durant cette période fournissent la preuve la plus claire qu'en dernière analyse, le programme de la Social-Démocratie était réellement "directement communiste ". Le travail théorique le plus important d’Engels à l'époque fut l’Anti Duhring, d'abord rédigé en 1878, puis revu, republié et plusieurs fois traduit dans les années 1880 et 1890. Une partie de cet ouvrage fut également publiée comme brochure populaire en 1892 sous le titre de Socialisme utopique, socialisme scientifique, et il était sans aucun doute l'un des plus lus et des plus influents des travaux marxistes de l’époque. Et évidemment, l’Anti-Duhring était éminemment un texte de "parti ", puisqu'il fut écrit en réponse aux proclamations grandiloquentes de l’académiste allemand Duhring selon lesquelles il aurait fondé un " système socialiste " complet, très en avance sur toute théorie du socialisme existant jusque là, depuis les utopistes jusqu'à Marx lui-même. En particulier, Marx et Engels étaient préoccupés par le fait que " le Dr Duhring faisait en sorte de former autour de lui une secte, le noyau d'un futur parti distinct. Il était donc devenu nécessaire de relever le gant qui nous avait été jeté, et de mener le combat que nous le voulions ou pas. " (Introduction à l'édition anglaise de Socialisme utopique, socialisme scientifique, 1892). La première motivation de ce texte était donc de défendre l'unité du parti contre les effets destructeurs du sectarisme. Ceci a amené Engels à s'arrêter longuement sur les prétentieuses " découvertes " de Duhring dans les domaines de la science, de la philosophie et de l'histoire, défendant la méthode matérialiste historique contre la nouvelle soupe d'idéalisme étatique et de matérialisme vulgaire de Duhring. En même temps, en particulier dans la partie parue comme brochure séparée, Engels était obligé de réaffirmer un postulat fondamental du Manifeste communiste: les idées socialistes et communistes n'étaient pas l'invention de "prétendus réformateurs universels " tel le professeur Duhring, mais le produit d'un mouvement historique réel, le mouvement du prolétariat. Duhting se considérait bien au-dessus de ce prosaïque mouvement de masse ; mais en fait son " système " constituait une absolue régression par rapport su socialisme scientifique développé par Marx ; et même en comparaison des utopistes, tels que Fourier, envers lequel Duhring n'avait que dédain alors qu'il était grandement respecté par Marx et Engels, Duhring n'était qu'un nain intellectuel.

Plus directement lié au contexte de cette étude est le fait qu'à rencontre de la fausse vision de Duhring d'un " socialisme " opérant sur la base de l’échange de marchandises, c'est-à-dire des rapports de production existants, Engels était amené à réaffirmer certains fondements du communisme, en particulier que :

- les rapports marchands capitalistes, après avoir été facteur d'un progrès matériel sans précédent, ne pouvaient, en fin de compte, que conduire la société bourgeoise dans des contradictions insolubles, des crises et l'autodestruction: " le mode de production se rebelle contre le mode d'échange... D'une part, donc, le mode de production capitaliste est convaincu de sa propre incapacité de continuer à administrer ces forces productives. D'autre part, ces forces productives elles-mêmes poussent avec une puissance croissante à la suppression de la contradiction, à leur affranchissement de leur qualité de capital, à la reconnaissance effective de leur caractère de forces productives sociales. " (Anti Dühring, IIIe partie, Chap. 2)

- la prise en main des moyens de production par l’Etat capitaliste constituait la réponse de la bourgeoisie à cette situation, mais pas sa solution. II n'était pas question de confondre cette étatisation capitaliste avec la socialisation communiste: " L'Etat moderne, quelqu’un soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l'Etat des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n'est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. Mais, arrivé à ce comble, il se renverse. " (Ibid). De façon compréhensible, les communistes d’aujourd’hui aiment utiliser ce passage prophétique contre toutes les variétés modernes de "socialisme " d’Etat, en fait de capitalisme d’Etat, que propagent ceux qui prétendent être les héritiers du mouvement ouvrier du 19ème siècle - les " socialistes " officiels, les staliniens, les trotskistes, avec leur défense éternelle de la nature progressiste des nationalisations. Les termes d’Engels montrent qu'il y a cent ans et plus, existait une clarté sur cette question dans le mouvement ouvrier;

- contrairement au socialisme prussien de Duhring, selon lequel tous les citoyens se­raient heureux sous l'égide de l’Etat paternaliste, l’Etat n'a aucune place dans une société authentiquement socialiste ([1] [57]).

"Dès qu'il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l'oppression ; dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l'existence individuelle motivée par l'anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un Etat. Le premier acte dans lequel 1’Etat apparaît réellement comme représentant de toute la société ([2] [58]), - la prise de possession des moyens de production au nom de la société - est en même temps son dernier acte propre en tant qu’Etat. L'intervention d'un pouvoir d’Etat dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l'autre, et encore alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l'administration des choses et à la direction des opérations de production. L’Etat n'est pas 'aboli', il s'éteint. ". (Ibid)

- et, finalement, contre toutes les tentatives de gérer les rapports de production existants, le socialisme requiert l'abolition de la production de marchandises: "Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée, et par suite, la domination du produit sur le producteur. L'anarchie à l'intérieur de la production sociale est remplacée par l'organisation planifiée consciente. La lutte pour l'existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois, l'homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe des conditions animales d'existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie entourant 1’homme, qui jusqu'ici dominait l‘homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que en tant que maîtres de leur propre vie en société. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu'ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause, et par là dominées. La vie en société propre aux hommes qui, jusqu'ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l'histoire, devient maintenant leur acte propre et libre. Les puissances étrangères, objectives qui, jusqu'ici, dominaient 1’histoire, passent sous le contrôle des hommes eux-mêmes. Ce n'est qu'à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n'est qu'à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront d'une façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante les effets voulus par eux. C'est le bond de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté. " (lbid). Dans ce passage élevé, Engels regarde clairement vers l’avant, vers un stade très avancé de l’avenir communiste. Mais il montre avec certitude, contre tous ceux qui tentent d’établir une barrière entre Marx et Engels, que le -Général " partageait la conviction du "Maure " selon laquelle le haut bout but envisageable du communisme est de se débarrasser du fléau de l’aliénation et de commencer une vie véritablement humaine, où les puissances créatrices et sociales de 1’homme ne se retourneront plus contre lui, mais seront au service de sa véritables besoins et désirs.

Mais, ailleurs dans le même livre, Engels revient de ces réflexions " cosmiques " à une question plus terre à terre : les "principes fondamentaux de la production et de la distribution communiste " comme la Gauche hollandaise les a appelés par la suite. Après avoir démoli les fantaisies néo­proudhoniennes de Duhring sur l'établissement de la " vraie valeur " et le paiement aux ouvriers de "la totalité de la valeur produite ", Engels explique: "Dès que la société se met en possession des moyens de production et les emploie pour une production immédiatement socialisée, le travail de chacun, si différent que soit son caractère spécifique d'utilité, devient d'emblée et directement du travail social. La quantité de travail social que contient un produit n'a pas besoin, dès lors, d'être d'abord constatée par un détour; l'expérience quotidienne indique directement quelle quantité est nécessaire en moyenne. La société peut calculer simplement combien il y a d'heures de travail dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment de la dernière récolte, de cent mètres carrés de tissu de qualité déterminée. 1l ne peut donc pas lui venir à l'idée de continuer à exprimer les quanta de travail qui sont déposés dans les produits et qu'elle connaît d'une façon directe et absolue, dans un étalon seulement relatif, flottant, inadéquat, autrefois inévitable comme expédient, en un tiers produit, au lieu de le faire dans son étalon naturel, adéquat, absolu, le temps... Donc; dans les conditions supposées plus haut, la société n'attribue pas non plus de valeurs aux produits. Elle n'exprimera pas le fait simple que les cent mètres carrés de tissu ont demandé pour leur production, disons mille heures de travail, sous cette forme louche et absurde qu'ils 'vaudraient' mille heures de travail. Certes, la société sera obligée de savoir, même alors, combien de travail il faut pour produire chaque objet d'usage. Elle aura à dresser le plan de production d'après les mayens de production, dont font tout spécialement partie les forces de travail. Ce sont,enfin de compte, les effets utiles des divers objets d'usage, pesés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à leur production, qui détermineront le plan. Les gens régleront tout très simplement sans intervention de la fameuse 'valeur'. " (lbid)

Telle était la conception de la société socialiste ou communiste d’Engels ; mais ce n'était pas sa propriété personnelle. Sa position exprimait ce qu'il y avait de mieux dans les partis social-démocrates, même si ces derniers comprenaient des éléments et des courants qui ne voyaient pas les choses aussi clairement.

Pour démontrer que le point de vue d’Engels n'était pas une quelconque exception individuelle, mais le patrimoine d'un mouvement collectif, nous tenterons d'examiner les positions défendues par d'autres figures de ce mouvement qui ont montré une préoccupation particulière pour ce que devraient être les formes de la société future. Et nous ne pensons pas qu'il soit accidentel que la période que nous étudions soit exceptionnellement riche en réflexions sur ce à quoi pourrait ressembler la société communiste. Nous devons rappeler que les années 1880 et 1890 étaient le "chant du cygne " de la société bourgeoise, le zénith de sa gloire impériale, la dernière phase de l’optimisme capitaliste avant les années sombres qui allaient mener à la première guerre mondiale. Une période de conquêtes économiques et coloniales gigantesques durant laquelle les dernières aires " non civilisées " du globe allaient être ouvertes aux géants impérialistes; une période aussi de rapide développement du progrès technologique, qui a vu le développement massif de l’électricité, l'apparition du téléphone, de l'automobile et bien d'autres choses encore. C'était une période durant laquelle les descriptions de l'avenir devinrent le fond de commerce de nombreux écrivains, scientifiques, historiens... et pas seulement de quelques fieffés mercantis ([3] [59]). Bien que ce vertigineux " progrès " bourgeois ait fasciné et tourné la tête à beaucoup d'éléments du mouvement socialiste, ouvrant la porte aux illusions du révisionnisme, les éléments les plus clairs du mouvement, comme nous allons le voir brièvement, ne furent pas entraînés: ils pouvaient voir les nuages de la tempête s'amonceler au loin. Mais, bien qu'ils n'aient pas perdu la conviction que le renversement révolutionnaire du capitalisme restait me nécessité, ils commencèrent à envisager les immenses possibilités contenues dans les forces productives que le capitalisme avait développées. Ils commencèrent donc à chercher comment ces possibilités pourraient être mises en œuvre par la société communiste d'une façon plus détaillée que Marx et Engels ne l'avaient jamais tenté - au point même que beaucoup de leurs travaux ont été rejetés comme " utopiques ". C'est une accusation que nous examinerons avec soin, mais nous pouvons affirmer tout de suite que, même s'il y a une certaine vérité dans cette accusation, cela ne rend pas toutes ces réflexion sans utilité pour nous.

Plus spécifiquement, nous voulons nous centrer sur trois figures majeures du mouvement socialiste: August Bebel, William Morris et Karl Kautsky. Nous examinerons ce dernier dans un autre article, non parce qu'il serait une figure moins significative, mais parce que son travail le plus important a été publié plus tard dans une période légèrement postérieure ; et parce que lui, plus que les deux autres, soulève la question des moyens vers la révolution sociale. D'un autre côté, les deux premiers, peuvent être examinés principalement sous l'angle de déterminer comment les socialistes de la fin du 19e siècle définissaient les buts ultimes de leur mouvement.

Le choix de ces deux figures n'est pas arbitraire. Bebel, comme nous l'avons vu, fut un membre fondateur du SPD, un proche associé de Marx et Engels pendant des années, et une figure d'une autorité considérable dans le mouvement socialiste international. Son travail politique le plus connu, La femme et le socialisme (publié en 1883 pour la première fois, mais substantiellement revu et développé durant les deux décennies suivantes) est devenu l'un des documents les plus influents dans le mouvement ouvrier de la fin du 19e siècle, non seulement parce qu'il traite de la question de la femme, mais surtout parce qu'il contient un exposé clair de la façon dont les choses pourraient se passer dans une société socialiste dans tous les principaux domaines de la vie: non seulement les rapports entre les sexes, mais aussi dans le domaine du travail, de l'éducation, des rapports entre la ville et la campagne... Le livre de Bebel fut une source d'inspiration pour des centaines de milliers d'ouvriers conscients, désireux d'apprendre et de discuter ce que la vie pourrait être dans une société véritablement humaine. Il constitue un étalon très précis pour évaluer la compréhension, par le mouvement social-démocrate, de ses buts durant cette période.

William Morris n'est pas un personnage de la même stature internationale que Bebel et il n'est pas bien connu en dehors de la Grande-Bretagne. Mais nous pensons cependant qu'il est important d'inclure certaines de ses contributions comme un complément à celles de Bebel, entre autres pour montrer que " même en Angleterre ", que Marx et Engels ont souvent vu comme un désert pour les idées révolutionnaires, la période de la 2e Internationale a vu un développement de la pensée communiste. C'est vrai qu'il est probablement plus largement connu comme artiste et dessinateur, comme poète et écrivain de romans héroïques, que comme socialiste; Engels lui-même tendait à le repousser comme un " socialiste sentimental " et sans aucun doute beaucoup de camarades ont-ils, comme Engels, rejeté son livre News front Nowhere (Nouvelles de nulle part, 1890) non seulement parce qu'il considère la société communiste sous la forme d'un " voyage de rêve " vers le futur, mais aussi à cause du ton de nostalgie médiévale qui se dégage de cet ouvrage, et de beaucoup d'autres de ses écrits. Mais si William Morris a commencé sa critique de la civilisation bourgeoise d'un point de vue d'artiste, il est devenu un authentique disciple du marxisme et a consacré tout le reste de sa vie à la cause de la guerre de classe et de la construction d'une organisation socialiste en Grande Bretagne et c'est sur cette base, comme un artiste qui s'est armé avec le marxisme, qu'il a été capable d'avoir une vision particulièrement forte de l'aliénation du travail sous le capitalisme et ainsi de comment cette aliénation pourrait être surmontée.

Encore une fois, le socialisme contre le capitalisme d'Etat

Dans le prochain article de cette série nous examinerons plus en profondeur les portraits de la société socialiste dépeints par Bebel et Morris, en particulier les points qu'ils font sur les aspects plus " sociaux " de la transformation révolutionnaire : les rapports entre les hommes et les femmes, l'interaction de l'humanité avec l'environnement naturel, la nature du travail dans une société communiste. Mais auparavant, il est nécessaire d'ajouter de nouvelles preuves que ces porte-paroles de la Social-démocratie comprenaient les caractéristiques fondamentales de la société communiste et que cette compréhension était, dans ses caractéristiques principales, en accord avec celle de Marx et Engels.

L'astuce de base qu'utilisent les anti social-démocrates pour montrer que la social-démocratie était, dès le départ, un instrument de récupération capitaliste, consiste à identifier les partis socialistes aux courants réformistes qui émergèrent en leur sein. Mais ces courants ne surgirent pas comme leur produit organique, mais comme croissance parasitaire, nourrie par les fumées nocives de la société bourgeoise qui les entourait. II est bien connu, par exemple, que la première chose que le révisionniste Bernstein a "révisé " c'est la théorie marxiste de la crise. Théorisant la longue période de " prospérité " capitaliste à la fin du siècle dernier, le révisionnisme déclara que les crises faisaient partie du passé et a ainsi ouvert la porte à la perspective d'une transition graduelle et pacifique au socialisme. Plus tard dans l’histoire du SPD, certains des anciens défenseurs de 1" orthodoxie " marxiste sur ces questions, comme Kautsky et Bebel lui-même, allaient, en fait, faire tout un tas de concessions à ces perspectives réformistes. Mais à l'époque ou La femme et le socialisme a été écrit, c'est Bebel qui disait: "L'avenir de la société bourgeoise est menacé de toutes parts par de graves dangers, et il ne lui est pas possible d’ y échapper. La crise devient donc permanente et internationale. Cela résulte du fait que tous les marchés sont saturés de biens. Et déjà, plus de biens encore pourraient être produits; mais la grande majorité du peuple souffre du besoin de moyens de vie parce qu'ils n'ont pas de revenus pour satisfaire leur besoins par l'achat. Ils manquent de vêtements, de linge, de mobilier, de logement, de nourriture pour le corps et pour l'esprit, de moyens de se distraire, toutes choses qu'ils pourraient consommer en grande quantité. Mais tout cela n'existe pas pour eux. Des centaines de milliers d'ouvriers sont même laissés sur le bord de la route et rendus tout à fait incapables de consommer parce que leur force de travail est devenu 'superflue' aux yeux des capitalistes. N'est-il pas évident que notre système social souffre de manques sérieux ? Comment pourrait-il y avoir 'surproduction' alors qu'il n’y a pas défaut de capacité à consommer, c'est-à-dire de besoins qui demandent satisfaction ? Objectivement, ce n'est pas la production, en et pour elle-même, qui donne naissance à ces conditions et contradictions triviales, c'est le système sous lequel la production est menée, et le produit distribué. " (La femme et le socialisme, Chap. VI)

Loin de rejeter la notion de crise capitaliste, Bebel réaffirme ici qu'elle s'enracine dans les contradictions fondamentales du système lui-même; de plus, en introduisant le concept de crise " permanente ", Bebel anticipe l’avènement du déclin historique du système. Et, comme Engels qui, peu avant sa mort, exprimait sa peur que la croissance du militarisme n'entraîne l’Europe dans une guerre dévastatrice, Bebel voyait aussi que l'effondrement économique du système devait conduire à un désastre militaire: "L'état militaire et politique de l’Europe a connu un développement qui ne peut que finir par une catastrophe, qui conduira la société capitaliste à sa ruine. Ayant atteint son plus haut point de développement, elle a produit les conditions qui finiront par rendre son existence impossible, elle creuse sa propre tombe; elle se tue avec les mêmes moyens qu'elle-même, comme les systèmes sociaux les plus révolutionnaires du passé, avait fait naître. "(Op. cit.)

C'est précisément le cours du capitalisme vers la catastrophe qui fait du renversement révolutionnaire du système une nécessité absolue :

"Par conséquent, nous imaginons le jour où tous les maux décrits auront atteint une telle maturité qu'ils seront devenus douloureusement sensibles aux sentiments et à la vue de la grande majorité, au point de ne plus être supportables; après quoi un irrésistible désir de changement radical s'emparera de la société et alors, le remède le plus rapide sera considéré comme le plus efficace. -(Op. cit)

Bebel fait aussi écho à Engels en mettant au clair que l'étatisation de l'économie par le régime existant ne constitue pas une réponse à la crise du système, encore moins un pas vers le socialisme:

"... ces institutions (télégraphe, chemin de fer, Poste, etc.), administrées par l’Etat, ne sont pas des institutions socialistes, comme on le croit par erreur. Ce sont des entreprises d'affaire qui sont gérées de façon aussi capitaliste que si elles étaient dans du mains privées ... les socialistes mettent en garde contre la croyance que la propriété étatique actuelle puisse être considérée comme du socialisme, comme la réalisation d'aspirations socialistes. " (Op. cit.)

William Morris a écrit beaucoup de diatribes contre les tendances croissantes vers le "socialisme d'Etat " qui étaient représentées, en Grande-Bretagne, en particulier par la Société Fabienne de Bernard Shaw, les Webbs, HG. Wells et autres. Et News from Nowhere a été écrit en réponse au roman d’Edward Bellamy Looking Backward (Regards en Arrière) qui se proposait de décrire le futur socialiste, mais un futur qui arriverait de façon tout-à-fait pacifique, les énormes trusts capitalistes évoluant vers des instituions " socialistes " ; évidemment, c'était un " socialisme " dans lequel chaque détail de la vie individuelle était planifié par une bureaucratie omnipotente; dans News from Nowhere, au contraire, la grande révolution (prévue pour 1952...) avait lieu comme réaction ouvrière contre une longue période de "socialisme étatique " où ce dernier n'était plus capable de contenir les contradictions du système.

Contre les apôtres du "socialisme d’Etat ", Bebel et Morris affirmaient le principe fondamental du marxisme selon lequel le socialisme est une société sans Etat :

"L’Etat est, par conséquent, l'organisation nécessaire inévitable d'un ordre social qui reste sous un régime de classes. A partir du moment où les antagonismes de classes tombent avec l'abolition de la propriété privée, l'Etat perd à la fois la nécessité et la possibilité de son existence... -(La Femme et le Socialisme, Chap. VII). Pour Bebel, la vieille machine étatique devait être remplacée par un système d'auto-administration populaire, évidemment modelé sur la Commune de Paris:

" Comme dans la société primitive, tous les membres de la communauté, qui sont en âge de le faire, participent aux élections, sans distinction de sexe, et ont une voix dans le choix des personnes à qui sera confiée l'administration. A la tête de toutes les administrations locales se trouve l'administration centrale - on notera, pas un gouvernement ayant le pouvoir de régner, mais un collège exécutif de jonctions administratives. Que l'administration centrale soit choisie directement par le vote populaire ou désignée par l'administration locale est une question abstraite. Ces questions n'auront pas, alors, l'importance qu'elles ont aujourd’hui ; la question n'est plus de remplir du postes qui confèrent un honneur spécial, qui investissent le titulaire d'un pouvoir et d’une influence plus grands, ou qui rapportent de gros revenus ; la question est ici d'occuper des positions de confiance pour lesquelles les plus aptes, hommes ou femmes, sont retenus ; et ceux-ci peuvent être rappelés ou réélus en fonction des circonstances ou selon ce que les électeurs jugent préférable. Tous les postes ont une échéance donnée. Les titulaires ne sont, par conséquent revêtus d'aucune 'qualité de fonctionnaire particulière; la notion de continuité de fonction est absente, tout comme l'ordre de promotion hiérarchique. " (Op. cit.)

De même, dans News front Nowhere, Morris envisage une société opérant sur la base d'assemblées locales où tout débat a pour but de réaliser l'unanimité, mais qui utilise, quand celle-ci ne peut être obtenue, le principe majoritaire. Tout cela était diamétralement opposé aux conceptions paternalistes des Fabiens et autres " socialistes d'Etat " qui, dans leur sénilité, furent horrifiés par la démocratie directe d’Octobre 1917, mais trouvèrent la façon de faire de Staline tout à-fait à leur gout : « nous avons vu le futur, et ça marche " comme l’ont dit les Webbs après leur voyage en Russie où la contre-révolution avait accompli son œuvre sur tout ce non-sens pénible du " gouvernement par le bas ".

Egalement d'accord avec la définition d'Engels de la nouvelle société socialiste, Bebel et Morris affirment que le socialisme signifie la fin de la production de marchandises. Beaucoup de l’humour des News from Nawhere repose sur les difficultés qu'éprouve un visiteur en provenance des vieux mauvais jours pour s'habituer à une société où ni les marchandises ni la force de travail n'ont de " valeur ". Bebel le résume ainsi :

" La société socialiste ne produit pas de 'marchandises' à 'acheter' ou à 'vendre'; elle produit des choses nécessaires à la vie, qui sont utilisées, consommées, et n'ont aucun autre objet Dans la société socialiste, par conséquent, la capacité de consommer n'est pas liée, comme dans la société bourgeoise, à la capacité individuelle d'acheter; elle est liée à la capacité collective de produire. Si le travail et les moyens de travail existent, tous les besoins peuvent être satisfaits ; la capacité sociale de consommer n'est liée qu'à la satisfaction des consommateurs. " (La Femme et le Socialisme)

Et Bebel continue en disant que " il n y a pas de 'marchandises' dans la société socialiste, ni il ne peut y avoir 'd'argent'; ailleurs, il parle du système des bons du travail comme moyen de distribution. Ceci exprime une évidente faiblesses dans la façon dont Bebel présente la société future, car il fait peu ou pas de distinction entre une société communiste pleinement développée et la période de transition qui y mène : pour Marx (et aussi pour Morris, voir ses notes au Manifeste de la " Socialist League ", 1885), les bons du travail n'étaient qu'une mesure de transition vers une distribution complètement gratuite, et exprimaient certains stigmates de la société bourgeoise (voir " Le communisme contre le socialisme d’Etat ", Revue internationale n° 78). La pleine signification de cette faiblesse théorique sera examinée dans un autre article. Ce qu'il est important d'établir ici, c'est que le mouvement social-démocrate était fondamentalement clair sur ses buts finaux, même si les moyens de les atteindre causaient souvent des problèmes bien plus profonds.

" Le socialisme révolutionnaire international "

Dans " Le communisme contre le socialisme d’Etat ", nous avions noté que, dans certains passages, même Marx et Engels ont fait des concessions à l'idée que le communisme pourrait, au moins pendant un temps, exister au sein des frontières d'un Etat national. Mais de telles confusions n'ont pas été solidifiées dans une théorie du " socialisme " national ; l'objectif d'ensemble de leur réflexion était de démontrer que la révolution prolétarienne elle-même et la construction du communisme n'étaient possibles qu'à l’échelle internationale.

On peut dire la même chose des partis socialistes dans la période que nous considérons. Même si un parti comme le SPD fut affaibli dès le départ par un programme qui faisait bien trop de concessions à une route " nationale '" vas le socialisme, et même si de telles conceptions devaient être théorisées, avec des conséquences fatales, quand les partis socialistes devinrent une composante très " respectable " de la vie politique nationale, les écrits de Bebel et Morris sont nourris d'une vision fondamentalement internationale et internationaliste du socialisme :

"Le nouveau système socialiste s'appuiera sur une base internationale. Les peuples fraterniseront; ils se tendront la main et ils s'efforceront d'étendre graduellement les nouvelles conditions à toutes les races de la terre. " (La Femme et le Socialisme)

Le Manifeste de la " Socialist League " de Morris, écrit en 1885, présente l'organisation comme " défendant les principes du Socialisme révolutionnaire international; c'est-à-dire que nous voulons un changement des bases de la société - un changement qui détruira les distinctions de classe et de nationalité. "(publié par EP. Thomson, William Morris, Romantic to Revolutionnary, 1955). Le Manifeste poursuit en soulignant que " le Socialisme révolutionnaire achevé ... ne peut pas arriver dans un seul pays sans l'aide des ouvriers de toute la civilisation. Pour nous, ni les frontières géographiques, ni l'histoire politique, ni race ni religion ne font des rivaux ou des ennemis, pour nous il n’y a pas de nations, mais des masses d'ouvriers et d'amis divers, dont la sympathie mutuelle est contrariée ou pervertie par des groupes de maîtres et de voleurs dont c'est l'intérêt d'attiser la rivalité et la haine entre les habitants des différents pays. "

Dans un article paru dans The Commonweal (Le Bien Public), le journal de la " League ", en 1887, Morris relie cette perspective internationale à la question de la production pour l’usage ; dans la société socialiste, " toutes les nations civilisées ([4] [60]) formeraient une grande communauté, s'entendant ensemble sur le genre et la quantité de ce qu'il faut produire et distribuer; travaillant à telle ou telle production là où elle peut être le mieux réalisée ; évitant le gâchis par tous les moyens. Il est plaisant de penser aux gâchis qu'ils éviteraient, combien une telle révolution ajouterait au bienêtre du monde. " (" Comment nous vivons et comment nous pourrions vivre ", republié dans The Political Writings of William Morris). La production pour l'usage ne peut être établie que lorsque le marché mondial a été remplacé par une communauté globale. II est possible de trouver des passages où tous les grands militants socialistes " oublient " cela. Mais ces défaillances n'expriment pas la véritable dynamique de leur pensée.

De plus, cette vision internationale ne se restreignait pas à un avenir révolutionnaire lointain ; comme on peut le voir dans le passage du Manifeste de la " Socialist League ", cette vision exigeait aussi une opposition active aux efforts que faisait alors la bourgeoisie pour attiser les rivalités nationales entre les ouvriers. II réclamait, par dessus tout, une attitude concrète et intransigeante envers la guerre inter-capitaliste.

Pour Marx et Engels, la position internationaliste prise par Bebel et W. Liebknecht pendant la guerre franco-prussienne était la preuve de leur conviction socialiste et les a persuadés de persévérer avec les camarades allemands, malgré toutes leurs faiblesses théoriques. De même l'une des raisons pour lesquelles Engels avait, au début, soutenu le groupe qui devait former la " Socialist League " dans sa scission avec la Fédération social-démocrate d’Hyndman en 1884, était l’opposition de principe de la première au " socialisme chauvin " d'Hyndman qui approuvait les conquêtes coloniales de l'impérialisme britannique et ses massacres, sous le prétexte qu'il apportait la civilisation à des peuples "barbares " et "sauvages ". Et comme grandissait la menace que les grandes puissances impérialistes se battent bientôt directement entre elles, Morris et la " League " prirent une position clairement internationaliste sur la question de la guerre :

"Si la guerre devient vraiment imminente, notre devoir de socialistes est suffisamment clair, et ne diffère pas de ce que nous devons faire couramment. Accroître la diffusion du sentiment international chez les ouvriers par tous les moyens possibles ; montrer à nos propres ouvriers que la concurrence et les rivalités étrangères, ou la guerre commerciale, culminant en fin de compte dans la guerre ouverte, sont nécessaires aux classes pilleuses et que les querelles de race et commerciales de ces classes ne nous concernent que dans la mesure où nous pouvons les utiliser comme moyen pour propager le mécontentement et la révolution ; que les intérêts des ouvriers sont les mêmes dans tous les pays et qu'ils ne peuvent jamais être les ennemis les uns des autres ; que les hommes des classes laborieuses, donc, doivent faire la sourde oreille aux sergents recruteurs et refuser d'être habillés de rouge et pris pour faire partie de la machine de guerre moderne pour la gloire et l'honneur d'un pays dont ils n'ont que la part du chien, faite de beaucoup de coups de pieds et de quelques penny - tout cela nous devons le prêcher tout le temps, même si dans l'éventualité d'une guerre imminente nous devons le prêcher de façon plus soutenue. " Commonweal, 1er janvier 1887, cité par EP. Thompson)

II n'y a aucune continuité entre une telle déclaration et les épanchements des social chauvins qui, en 1914, devinrent eux-mêmes les sergents recruteurs de la bourgeoisie. Entre l'une et les autres, il y a une rupture de classe, une trahison de la classe ouvrière et de sa mission communiste, qui avait été défendue pendant trois décennies par les partis socialistes et la Seconde Internationale.

CDW



[1] [61] Engels, dans ses travaux, fait peu ou pas de distinction entre les termes de " socialisme " et de " communisme ", même si ce dernier, compris dans son sens le plus prolétarien et insurrectionnel, a été en général le terme préféré de Marx et Engels pour la future société sans classes. C'est surtout le stalinisme qui, prenant telle ou telle phrase dans les travaux des révolutionnaires du passé, cherchait i faire une distinction tranchée et rapide entre socialisme et communisme, pour prouver qu’une société dominée par une bureaucratie toute-puissante et fonctionnant sur la base du travail salarié pouvait constituer du " socialisme " ou " le stade le plus bas du communisme ". Et, de fait, le sous-fifre stalinien qui a écrit l'introduction, aux Edition de Moscou en 1971, de La société du futur, une brochure tirée du chapitre de conclusion du livre de Bebel La femme et le socialisme, est très critique vis-à-vis de la façon dont Bebel appelle sa future société, sans classes, sans argent, le " socialisme ". Il est aussi intéressant de noter qu'un groupe anti­ social-démocrate comme Radical Chains fait aussi une séparation entre socialisme et communisme, ce dernier étant le but authentique et le premier définissant précisément le programme du stalinisme, de la social-démocratie du XXe siècle et des gauchistes. Radical chains nous informe gentiment que ce socialisme a " échoué ". Cette formulation justifie donc la vision fondamentalement trotskiste de Radical chains selon laquelle le stalinisme, et d'autres formes de capitalisme d'Etat totalitaire, ne sont pas réellement capitalistes. Malgré toutes les critiques de cet horrible " socialisme ", Radical chains en reste prisonnier.

[2] [62] Ici, nous voulons répéter la précision que nous avions faite quand nous avions cité ce passage dans la Revue internationale n° 78: "Engels se réfère ici, sans aucun doute à l’Etat postrévolutionnaire qui se forme après la destruction du vieil Etat bourgeois. Cependant, l'expérience de la révolution russe a conduit le mouvement révolutionnaire à mettre en cause cette formulation même : la propriété des moyens de production, même par l' Etat-Commune", ne conduit pas à la disparition de l Etat, et peut même contribuer à son renforcement et à sa perpétuation. Mais évidemment Engels ne bénéficiait pas d'une telle expérience. "

[3] [63] C’est une période dans laquelle l'avenir, surtout l'avenir à la fois apparemment et authentiquement révélé par la science, avait un pouvoir d'attraction puissant. Dans la sphère littéraire, ces années ont w un rapide développement du genre " science-fiction "(HG. Wells étant l'exemple le plus significatif).

[4] [64] L'utilisation du mot " civilisé " dans ce contexte reflète le fait qu'il y avait encore des zones du globe que le capitalisme n'avait que commencé à pénétrer. II n'avait pas de connotation chauvine de supériorité sur les peuples indigènes. Nous avons déjà noté que Morris était un critique impitoyable de l'oppression coloniale. Et, dans ses notes au Manifeste de la " Socialist League ", écrites avec Belfort Bax, il fait la preuve d'une claire maîtrise de la dialectique historique marxiste, expliquant que la future société communiste est le retour à " un point qui représente le vieux principe élevé à un niveau supérieur " - le vieux principe étant celui du communisme primitif (cité dans EP. Thomson). Voir l'article de cette série " Communisme du passé et de l'avenir " dans la Revue internationale n° 81 pour une élaboration plus approfondie de ce thème.

Conscience et organisation: 

  • La Seconde Internationale [65]

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [66]

Questions théoriques: 

  • Communisme [67]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [55]

Revue Internationale no 85 - 2e trimestre 1996

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Conflits imperialistes : la progression inexorable du chaos et du militarisme

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Comme on l'a vu en décembre 1995 avec la manoeuvre orchestrée contre la classe ou­vrière en France et plus largement contre le prolétariat européen, la bourgeoisie parvient toujours à s'unir à l'échelle internationale pour affronter le prolétariat. Il en va tout au­trement sur le plan des relations inter-im­pé­rialistes, où la loi de la jungle reprend plei­nement ses droits. Les « victoires de la paix » qui, fin 1995, ont été célébrées par les médias aux ordres ne sont que de sinis­tres mensonges et ne constituent rien d'autre que de simples épisodes dans la lutte à mort que se livrent les grandes puissances impé­rialistes, soit ouvertement, soit le plus sou­vent derrière le masque de prétendues forces d'interposition, telles l'IFOR en ex-Yougoslavie. En effet, cette phase finale de la décadence du système capitaliste qu'est la décomposition est avant tout caractérisée, à l'échelle des rapports inter-impérialistes, par le « chacun pour soi », la guerre de tous contre tous, tendance à ce point dominante depuis la fin de la guerre du Golfe qu'elle supplante pour le moment quasi-totalement cette autre tendance inhérente à l'impéria­lisme dans la décadence, celle à la constitu­tion de nouveaux blocs impérialistes. D'où :

- une exacerbation de ces manifestations ty­piques de la crise historique du mode de production capitaliste que sont le milita­risme, le recours systématique à la force brute pour lutter contre ses rivaux impé­rialistes et l'horreur quotidienne de la guerre pour des fractions toujours plus nombreuses de la population mondiale, victimes impuissantes de la foire d'empoi­gne mortelle de l'impérialisme. Si la su­perpuissance militaire américaine, pour défendre sa suprématie, est aux avant-pos­tes dans cet usage de la force, les autres « grandes démocraties » que sont la Grande-Bretagne, la France et - fait d'im­portance historique - l'Allemagne, n'en marchent pas moins résolument - même si c'est dans la limite de leurs moyens - au même pas cadencé ([1] [68]) ;

- une contestation grandissante du leader­ship de la première puissance mondiale par la plupart de ses ex‑alliés et féaux ;

- une remise en cause ou un affaiblissement des alliances impérialistes les plus solides et anciennes, comme l'attestent la rupture historique survenue au sein de l'alliance anglo-américaine de même que le net re­froidissement des relations entre la France et l'Allemagne ;

- l'incapacité de l'Union Européenne à cons­tituer un pôle alternatif à la superpuis­sance américaine, comme l'ont illustré de manière éclatante les divisions opposant les différents Etats européens à propos d'un conflit se déroulant à leurs portes, à savoir dans l'ex-Yougoslavie.

C'est à partir de ce cadre, que nous pouvons comprendre l'évolution d'une situation im­périaliste infiniment plus complexe et in­stable qu'à l'époque des deux grands blocs impérialistes, et en dégager les principaux traits :

- l'origine et le succès de la contre-offensive américaine, avec pour épicentre l'ex-Yougoslavie ;

- les limites de cette même contre-offensive, marquées notamment par la volonté persis­tante de la Grande-Bretagne à remettre en cause son alliance avec le parrain améri­cain ;

- le rapprochement franco-britannique en même temps que la prise de distance de la France à l'égard de son allié allemand.

Le succès de la contre-offensive des Etats-Unis

Dans la résolution sur la situation interna­tionale du 11e congrès du CCI (Revue Internationale n° 82) était souligné « l'échec que représente pour les Etats-Unis l'évolu­tion de la situation en Yougoslavie, où l'oc­cupation directe du terrain par les armées britannique et française sous l'uni­forme de la FORPRONU a contribué gran­dement à déjouer les tentatives américaines de pren­dre position solidement dans la ré­gion via son allié bosniaque. Il est signifi­catif du fait que la première puissance mon­diale éprouve de plus en plus de diffi­cultés à jouer son rôle de gendarme du monde, rôle que supportent de moins en moins bien les autres bourgeoisies qui ten­tent d'exorci­ser le passé où la menace so­viétique les obli­geait à se soumettre aux diktats venus de Washington. Il existe au­jourd'hui un affai­blissement majeur, voire une crise du lea­dership américain qui se confirme un peu partout dans le monde. » Nous expliquions cet affaiblissement majeur du leadership des Etats Unis par le fait que « la tendance do­minante, à l'heure actuelle, n'est pas tant à la constitution d'un nouveau bloc mais bien le chacun pour soi. »

Au printemps 1995 la situation était effecti­vement dominée par l'affaiblissement de la première puissance mondiale, mais elle s'est nettement modifiée depuis, marquée à partir de l'été 1995 par une vigoureuse con­tre‑offensive menée par Clinton et son équipe. La constitution de la FRR par le tandem franco-britannique, en réduisant les Etats-Unis au rôle de simple challenger sur la scène yougoslave et, plus fondamentale­ment encore, la trahison de leur plus vieux et fidèle lieutenant, la Grande-Bretagne, af­faiblissaient sérieusement la position améri­caine en Europe et rendaient indispensable une riposte d'ampleur visant à enrayer le grave déclin du leadership de la première puissance mondiale. Cette contre-offensive, menée avec brio, fut conduite en s'appuyant fondamentalement sur deux atouts. D'abord celui que confère aux Etats-Unis leur statut de seule superpuissance militaire, capable de mobiliser rapidement des forces militai­res, d'un niveau tel qu'aucun de leur rivaux ne peut espérer être en mesure de se con­fronter à elles. Ce fut la constitution de l'IFOR, évinçant totalement la FORPRONU, avec tout l'appui de la formidable logistique de l'armée américaine : moyens de transport, force aéronavale à l'énorme puissance de feu et satellites militaires d'observation. C'est cette démonstration de force qui imposa aux européens la signature des accords de Dayton. Ensuite, appuyé solidement sur cette force militaire, Clinton, sur le plan di­plomatique, misa à fond sur les rivalités mi­nant les puissances européennes les plus en­gagées en ex-Yougoslavie, en utilisant en particulier très habilement l'opposition entre France et Allemagne, opposition venant s'ajouter à l'antagonisme traditionnel entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne ([2] [69]).

La présence directe dans l'ex-Yougoslavie et plus largement en Méditerranée, d'un fort contingent américain porte un rude coup à deux Etats parmi les plus en pointe dans la contestation du leadership américain : la France et la Grande-Bretagne. Cela d'autant plus que tous deux revendiquent un statut impérialiste de premier plan en Méditerranée et que, pour préserver leur sta­tut, ils s'étaient évertués depuis le début de la guerre en ex-Yougoslavie à empêcher une intervention américaine qui ne pouvait qu'af­faiblir leur position en Méditerranée.

Depuis, les Etats-Unis se sont affirmés clai­rement les maîtres du jeu dans l'ex-Yougoslavie. C'est avec un certain succès qu'ils font pression sur Milosevic afin que celui-ci distende les liens qui l'unissaient étroitement à ses parrains franco-britanni­ques, en alternant la carotte et le bâton. Ils maintiennent solidement sous leur coupe leurs « protégés » bosniaques en les rappe­lant fermement à l'ordre dès lors que ceux-ci manifestent la moindre velléité d'indépen­dance, comme on l'a vu avec le coup monté de toutes pièces par les Etats-Unis, consis­tant à faire soudainement une large publicité sur certains liens entre la Bosnie et l'Iran. Ils ménagent l'avenir en opérant un net rappro­chement avec Zagreb, la Croatie restant la seule force en mesure de s'opposer efficace­ment à la Serbie. Et ils ont su, pour le mo­ment, retourner à leur profit les vives ten­sions agitant leur créature, la fédération croato-musulmane dans la ville de Mostar. Ils ont, de toute évidence, laissé, voire en­couragé, les nationalistes croates à s'en prendre notamment à l'administrateur alle­mand de la ville, ce qui a eu pour résultat le départ précipité de ce dernier et son rempla­cement par un médiateur américain, rempla­cement sollicité à la fois par les fractions croate et musulmane. En nouant de bonnes relations avec la Croatie, les Etats-Unis vi­sent avant tout l'Allemagne, laquelle reste le grand protecteur de la Croatie. En effet, même si, ce faisant, ils exercent une certaine pression sur l'Allemagne, ils continuent de la ménager tentant ainsi de maintenir et d'accentuer les graves divisions survenues au sein de l'alliance franco-allemande à propos de l'ex-Yougoslavie. De plus, en entretenant une alliance tactique et circonstancielle avec Bonn en ex-Yougoslavie, ils peuvent espérer contrôler d'autant mieux l'activité de l'Allemagne qui reste le plus dangereux de leurs rivaux impérialistes, leur présence mi­litaire massive sur le terrain, limitant de fait la marge de manoeuvre de l'impéria­lisme allemand.

Ainsi, trois mois après la mise en place de l'IFOR, la bourgeoisie américaine contrôle solidement la situation et contre, pour le moment, efficacement les « peaux de ba­nane » lancées par la France et la Grande Bretagne pour tenter de saboter la belle ma­chine américaine. D'épicentre de la contes­tation de la suprématie de la première puis­sance mondiale, l'ex-Yougoslavie s'est trans­formée en un tremplin pour la défense de ce leadership en Europe et en Méditerranée, c'est-à-dire dans la zone centrale du champ de bataille des rivalités inter-impérialistes. Ainsi, la présence militaire américaine en Hongrie ne peut que constituer une menace pour la zone d'influence traditionnelle de l'impérialisme allemand dans l'est de l'Europe. Ce n'est certainement pas un ha­sard si d'importantes tensions surgissent au même moment entre Prague et Bonn à pro­pos des Sudètes, les Etats-Unis soutenant clairement dans cette affaire les positions tchèques. De même, un pays comme la Roumanie, allié traditionnel de la France, ne peut lui aussi que subir les effets de cette implantation américaine.

La position de force acquise par les Etats-Unis à partir de l'ex-Yougoslavie s'est aussi concrétisée lors des tensions apparues en mer Egée entre la Grèce et la Turquie. Washington a tout de suite donné de la voix et, très vite, les deux protagonistes se sont pliés à ces injonctions, même si le feu couve encore sous la braise. Mais, au‑delà de l'avertissement à ces deux pays, les Etats-Unis ont surtout su mettre à profit ces évé­nements pour souligner l'impuissance de l'Union Européenne face à des tensions tou­chant directement son sol, soulignant du même coup qui est le vrai patron en Méditerranée. Toutes choses qui n'ont pas été sans provoquer l'agacement du ministre des affaires étrangères de sa très gracieuse Majesté !

Mais si l'Europe constitue l'enjeu central pour la préservation du leadership améri­cain, c'est à l'échelle mondiale que les Etats-Unis doivent défendre ce dernier. Dans ce cadre, le Moyen-Orient continue d'être un champ de manoeuvre privilégié de l'impé­rialisme américain. Malgré le sommet de Barcelone initié par la France et ses tentati­ves de se réintroduire sur la scène moyen-orientale, malgré le succès qu'a constitué pour l'impérialisme français l'élection de Zéroual en Algérie et les crocs en jambe de l'Allemagne et de la Grande-Bretagne visant à jouer les trouble-fête sur les chasses gar­dées de l'Oncle Sam, celui-ci renforce sa pression et a marqué des points importants au cours de cette dernière année. En faisant nettement progresser les accords israélo-pa­lestiniens, dont l'élection triomphale d'Arafat dans les territoires palestiniens a constitué le couronnement, et en profitant à fond de la dynamique créée par l'assassinat de Rabin pour accélérer les négociations entre la Syrie et Israël, la première puissance mondiale renforce son emprise sur cette région der­rière le masque de la « pax américana » et ses moyens de pressions à l'égard d'Etats tels que l'Iran, qui continue à contester la supré­matie américaine au Moyen-Orient ([3] [70]). Il faut noter également qu'après une éphémère et partielle stabilisation de la situation en Algérie autour de l'élection du sinistre Zéroual, la fraction de la bourgeoisie algé­rienne liée à l'impérialisme français est à nouveau confrontée à des attentats et des coups de main en série derrière lesquels, par « islamistes » interposés, il y a certainement la main des Etats-Unis.

Là où la première puissance mondiale se heurte au « chacun pour soi »

La vigoureuse contre-offensive de la bour­geoisie américaine a modifié la donne im­périaliste, mais elle ne l'a pas affectée en profondeur. Les Etats-Unis ont clairement réussi à démontrer qu'ils restent la seule su­perpuissance mondiale et qu'ils n'hésitent pas à mobiliser leur formidable machine mi­litaire pour défendre leur leadership par­tout où celui-ci est menacé, toute puissance im­périaliste contestant leur suprématie s'ex­po­sant dès lors à subir les foudres américai­nes. Sur ce plan, le succès est total et le message a été clairement entendu. Cependant, malgré les batailles importantes remportées, les Etats-Unis ne sont pas par­venus à briser, à éradiquer réellement le phénomène qui a précisément nécessité tout ce déploiement de force : la tendance au chacun pour soi qui domine l'arène impéria­liste. Momentanément et partiellement frei­née, mais en aucune façon détruite; celle-ci persiste à secouer toute la scène impéria­liste, alimentée en permanence par la dé­composition affectant l'ensemble du système capitaliste. Elle reste la tendance dominante régissant l'ensemble des rapports inter-im­périalistes, contraignant chaque rival impé­rialiste des Etats-Unis à contester ouverte­ment ou de façon plus sournoise et masquée la suprématie de ces derniers, même s'il n'y a aucune égalité entre les forces en pré­sence. La décomposition et sa monstrueuse progéniture qu'est la guerre du tous contre tous portent à l'incandescence ce trait typi­que de la décadence du capitalisme qu'est l'irrationnalité de la guerre dans la phase de l'impérialisme. C'est là l'obstacle principal auquel se heurte la superpuissance mon­diale, obstacle ne pouvant que générer des difficultés sans cesse renouvelées pour celui qui aspire à demeurer le « gendarme du monde ».

Ainsi, leur marge de manoeuvre se voyant sérieusement limitée en ex-Yougoslavie, la France, la Grande-Bretagne, mais aussi, l'Allemagne, vont faire porter ailleurs leurs efforts pour tenter d'effriter et d'affaiblir le leadership américain. A cet égard, l'impé­rialisme français se montre particulièrement actif. Evincé de façon quasi-totale du Moyen-Orient, celui-ci tente par tous les moyens de se réintroduire dans cette région hautement stratégique. S'appuyant sur ses liens traditionnels avec l'Irak, il joue les bons offices entre ce dernier et l'ONU et verse des larmes de crocodile sur les consé­quences terribles pour la population de l'em­bargo imposé à l'Irak par les Etats-Unis, tout en cherchant à renforcer son influence au Yémen et au Qatar. Il n'hésite pas à marcher sur les plates‑bandes de l'Oncle Sam, en pré­tendant jouer un rôle dans les négocia­tions syro-israëliennes et en offrant à nou­veau ses services militaires au Liban Il con­tinue de chercher à préserver ses chasses gardées au Maghreb en étant très offensif vis à vis du Maroc et de la Tunisie, en même temps qu'il défend ses zones d'in­fluence tradi­tionnelles en Afrique Noire. Et là, désormais aidé par son nouveau complice britannique - auquel, en guise de remercie­ment, il a permis, fait inconcevable il y a encore quel­ques années, d'intégrer le Cameroun à la zone du Commonwealth - il manoeuvre à tout va, de la Côte d'Ivoire au Niger (dont il a soutenu le récent coup d'Etat) jusqu'au Rwanda. Chassé de ce der­nier pays par les Etats-Unis, il utilise cyni­quement les mas­ses de réfugiés Hutus basés au Zaïre pour déstabiliser la clique pro-américaine qui di­rige désormais le Rwanda.

Mais les deux manifestations les plus signi­ficatives de la détermination de la bour­geoisie française à résister coûte que coûte au bulldozer de l'Oncle Sam sont, d'une part, le récent voyage de Chirac aux Etats-Unis et, d'autre part, la décision d'une transfor­mation radicale des forces armées françai­ses. En allant rencontrer le grand patron américain, le président français prenait acte de la nouvelle donne impérialiste créée par la démonstration de force de la première puissance mondiale, il n'allait pas pour au­tant à Canossa. Ce voyage n'avait en effet rien d'un acte d'allégeance à Washington. Le président français y a clairement réaffirmé la volonté d'autonomie de l'impérialisme français en exaltant la défense européenne. Mais prenant acte du fait qu'on ne peut que très difficilement s'opposer ouvertement à la puissance militaire américaine, il a inauguré une nouvelle stratégie, celle plus efficace du cheval de Troie. C'est là tout le sens de la réintégration quasi-totale de la France à l'OTAN. Désormais, c'est de l'intérieur que l'impérialisme français entend bien conti­nuer à saboter « l'ordre américain ». La dé­cision de transformer l'armée française en une armée de métier, capable d'aligner à tout moment 60 000 hommes pour des opérations extérieures, est l'autre volet de cette nou­velle stratégie, et traduit la ferme volonté de la bourgeoisie française de défendre ses in­térêts impérialistes, y compris contre le gen­darme américain. Il convient ici de souligner un fait d'importance : dans la mise en oeuvre de cette tactique du cheval de Troie, tout comme dans cette réorganisation de ses for­ces militaires, la France se met résolument à « l'école anglaise ». La Grande-Bretagne a en effet une longue expérience de cette stra­tégie du contournement. Ainsi, son adhésion à la CEE n'a eu pour but essentiel que de mieux saboter cette structure de l'in­térieur. De même, l'armée de métier britan­nique a largement démontré son efficacité car, avec un effectif nettement inférieur à celui de la France, elle a pu néanmoins pen­dant la Guerre du Golfe tout comme en ex-Yougoslavie mobiliser plus rapidement des forces supérieures en nombre. Ainsi aujour­d'hui, derrière le bruyant activisme d'un Chirac sur la scène impérialiste, il faut voir le plus souvent la présence de la Grande-Bretagne en coulisse. La relative efficacité de la bourgeoisie française pour défendre son rang sur la scène impérialiste doit, sans nul doute, beaucoup aux conseils avisés ve­nus de la bourgeoisie la plus expérimentée du monde et à l'étroite concertation qui s'est développée entre ces deux Etats au cours de l'année écoulée.

Mais, là où la force de la tendance au cha­cun pour soi, en même temps que les limites du succès de la démonstration de force des Etats-Unis sont les plus patentes, c'est bien dans la rupture de l'alliance impérialiste unissant la Grande-Bretagne et les Etats-Unis depuis près d'un siècle. Malgré la for­midable pression exercée par les Etats-Unis pour punir de sa trahison la « perfide Albion » et la ramener à de meilleurs senti­ments à l'égard de son ex-allié et ex-chef de bloc, la bourgeoisie britannique maintient sa politique de distanciation à l'égard de Washington, comme en témoigne notam­ment son rapprochement croissant avec la France, même si, à travers cette alliance, la Grande-Bretagne vise aussi à contrer l'Allemagne. Cette politique n'est pas una­nimement partagée par l'ensemble de la bourgeoisie anglaise, mais la fraction Thatcher - qui prône quant à elle le maintien de l'alliance avec les Etats-Unis - reste pour le moment très minoritaire, et Major béné­ficie sur ce plan du total soutien des tra­vaillistes. Cette rupture entre Londres et Washington souligne l'énorme différence avec la situation qui avait prévalu lors de la guerre du Golfe où la Grande-Bretagne res­tait le fidèle lieutenant de l'Oncle Sam. Cette défection de la part de son plus vieil et solide allié est une très sérieuse épine dans le pied de la première puissance mondiale, laquelle ne saurait tolérer une aussi grave remise en cause de sa suprématie. C'est pourquoi Clinton utilise la vieille question irlandaise pour tenter de faire rentrer le traî­tre dans le rang. A la fin de l'année 1995, Clinton, lors de son voyage triomphal en Irlande, n'a pas hésité à traiter la plus vieille démocratie du monde comme une simple « république bananière » en prenant ouver­tement fait et cause pour les nationalistes ir­landais et en imposant à Londres un mé­dia­teur américain en la personne du sénateur G. Mitchell. Le plan concocté par ce dernier ayant essuyé une fin de non-recevoir de la part du gouvernement Major, Washington est alors passé à une étape supérieure en uti­lisant l'arme du terrorisme, via la reprise des attentats par l'IRA, devenue le bras armé des Etats-Unis pour leurs basses oeuvres sur le sol britannique. Cela illustre la détermi­na­tion de la bourgeoisie américaine à ne re­cu­ler devant aucun moyen pour réduire à merci son ancien lieutenant, mais cette utili­sation du terrorisme atteste plus encore de la pro­fondeur du divorce survenu entre les deux ex-alliés et de l'incroyable chaos carac­téri­sant aujourd'hui les relations impérialis­tes entre les membres de l'ex-bloc de l'Ouest, derrière la façade de « l'amitié indé­fecti­ble » unissant les grandes puissances démo­cratiques des deux côtés de l'Atlantique. Pour le moment ce déchaîne­ment de pres­sions de la part de l'ex-chef de bloc ne sem­ble avoir pour seul résultat que de renforcer la volonté de résistance de l'im­périalisme britannique, même si les Etats-Unis sont loin d'avoir dit leur dernier mot et feront tout pour tenter de modifier cette si­tuation.

Ce développement du chacun pour soi au­quel continue de se heurter le gendarme américain a connu ces derniers temps un dé­veloppement spectaculaire en Asie, au point qu'on peut dire qu'un nouveau front est en train de s'ouvrir dans cette région pour les Etats-Unis. Ainsi, le Japon devient-il un al­lié de moins en moins docile, car libéré du carcan des blocs, il aspire à obtenir un rang impérialiste beaucoup plus conforme à sa puissance économique, d'où sa revendication d'un siège permanent au Conseil de Sécurité de l'ONU.

Les manifestations contre la présence mili­taire américaine dans l'archipel d'Okinawa, la nomination d'un nouveau premier ministre nippon connu pour ses diatribes anti-améri­caines et son nationalisme intransigeant, té­moignent du fait que le Japon supporte de plus en plus difficilement le pesante tutelle américaine, et veut pouvoir affirmer davan­tage ses prérogatives impérialistes. Les con­séquences ne peuvent être que la déstabili­sation d'une région où de nombreux conflits de souveraineté sont latents, tel celui oppo­sant la Corée du Sud et le Japon à propos du petit archipel de Tokdo. Mais ce qui est le plus révélateur du développement des ten­sions impérialistes dans cette partie du monde, c'est la nouvelle agressivité de la Chine vis à vis de Taiwan. Au delà des mo­tivations intérieures de la bourgeoisie chi­noise, confrontée à la délicate succession de Deng Tsiao Ping, et de la question de Taiwan, cette posture guerrière de l'impé­rialisme chinois signifie surtout qu'il est dé­sormais prêt à braver son ex-chef de bloc, les Etats-Unis, pour défendre ses propres prérogatives impérialistes. Ainsi, la Chine a clairement réfuté les nombreuse mises en garde venant de Washington, distendant, pour le moins, les liens qui l'unissaient aux Etats-Unis, au point d'obliger ces derniers à montrer une nouvelle fois leurs muscles en dépêchant une armada dans le détroit de Formose. Dans un tel contexte d'accumula­tion de tensions impérialistes et de remise en cause, ouverte ou cachée, du leadership de la première puissance mondiale en Asie, le rapprochement marqué de Paris à l'égard de Pékin à travers le voyage de H. de Charette, l'invitation à Paris de Li Peng, de même que la tenue d'un premier sommet Euro-Asiatique, prennent tout leur sens. Si les motivations économiques d'une telle réu­nion sont bel et bien présentes, celle-ci est surtout l'occasion pour l'Union Européenne de venir chasser sur les plates-bandes de l'oncle Sam, en prétendant, quel­les que soient les graves divisions qui la mi­nent, constituer le « troisième pôle du triangle Europe-Asie-Amérique. »

Ainsi, malgré la ferme réaffirmation de sa suprématie, le gendarme du monde voit sans cesse se reconstituer devant lui le mur du chacun pour soi. Face à cette mine qui ne peut que menacer la préservation de leur leadership, les Etats-Unis seront contraints de toujours plus recourir à l'usage de la force brute et, ce faisant, le gendarme devient lui même un des principaux propagateurs du chaos qu'il prétend combattre. Ce chaos, gé­néré par la décomposition du système capi­taliste à l'échelle mondiale, ne peut que tra­cer un sillon de plus en plus destructeur et meurtrier sur l'ensemble de la planète.

L'alliance franco-allemande à l'épreuve

Si le leadership de la première puissance mondiale est menacé par l'exacerbation de la guerre du tous contre tous qui affecte l'en­semble des rapports impérialistes, le chaos caractérisant de manière croissante les rela­tions impérialistes renvoie en même temps à un avenir de plus en plus hypothétique la tendance à la constitution de nouveaux blocs impérialistes. En témoigne avec éclat la zone de fortes turbulences dans laquelle est rentrée l'alliance franco-allemande.

Le marxisme a toujours souligné qu'une al­liance inter impérialiste n'avait rien à voir avec un mariage d'amour ou avec une réelle amitié entre les peuples. L'intérêt guide seul une telle alliance et chaque membre d'une telle constellation impérialiste entend bien d'abord et avant tout y défendre ses propres intérêts et en tirer le maximum de profit. Toutes choses s'appliquant parfaitement « au moteur de l'Europe » qu'était le couple fran­co-allemand et expliquant que c'est es­sen­tiellement la France qui est à l'origine de la distanciation des liens entre les deux al­liés. En effet, la vision de cette alliance n'a ja­mais été la même des deux côtés du Rhin. Pour l'Allemagne, les choses sont simples. Puissance économique dominante en Europe, handicapée par sa faiblesse sur le plan militaire, l'Allemagne a tout intérêt à une alliance avec une puissance nucléaire européenne, et ce ne peut être qu'avec la France, la Grande-Bretagne demeurant, malgré sa rupture avec les Etats-Unis, son ennemi irréductible. Historiquement, l'Angleterre a toujours lutté contre la domi­nation de l'Europe par l'Allemagne, et la ré­unification, le poids accru de l'impérialisme allemand en Europe ne peuvent que renfor­cer sa détermination à s'opposer à tout lea­dership germanique sur le continent euro­péen. Si la France a pu hésiter à s'opposer à l'impérialisme allemand, dans les années trente certaines fractions de la bourgeoisie française étaient plutôt enclines à une al­liance avec Berlin. La Grande-Bretagne, quant à elle, s'est constamment opposée à toute constellation impérialiste dominée par l'Allemagne. Face à cet antagonisme histori­que, il n'y a pour la bourgeoisie d'outre-Rhin aucune carte de rechange possible en Europe occidentale et elle se sent d'autant plus à l'aise au sein de son alliance avec la France qu'elle sait y être, malgré les prétentions « du coq gaulois », en position de force. Dès lors, les pressions qu'elle exerce sur un allié de plus en plus récalcitrant n'ont pour but essentiel que de le forcer à lui rester fidèle.

Il en va tout autrement pour la bourgeoisie française pour laquelle s'allier avec l'Allemagne était avant tout un moyen de contrôler cette dernière, tout en espérant exercer un co-leadership sur l'Europe. La guerre dans l'ex-Yougoslavie et plus généra­lement la montée en puissance d'une Allemagne résolument conquérante a sonné le glas de cette utopie qu'entretenait une ma­jorité de la bourgeoisie française, la­quelle voyait resurgir le spectre redouté de la « Grande Allemagne », ravivé par le sou­ve­nir de trois guerres perdues face à un trop puissant voisin germanique.

On peut dire que, quelque part, la bourgeoi­sie française s'est sentie flouée et, à partir de là, elle s'est employée à distendre des liens qui ne faisaient qu'accroître ses faiblesses de puissance historiquement déclinante. Tant que la Grande-Bretagne restait fidèle aux Etats-Unis, la marche de manoeuvre de l'im­périalisme français était très limitée, réduite à tenter de circonvenir l'expansion impéria­liste de son trop puissant allié, en cherchant à l'emprisonner au sein de l'alliance.

L'avancée réalisée par l'Allemagne en ex-Yougoslavie vers la Méditerranée, via les ports croates, a sanctionné l'échec de cette politique défendue par Mitterrand, et dès que la Grande-Bretagne a rompu son al­liance privilégiée avec Washington, la bour­geoisie française a saisi cette occasion pour prendre clairement ses distances avec l'Allemagne. Le rapprochement marqué avec Londres, initié par Balladur et amplifié par Chirac, permet à l'impérialisme français d'espérer contenir beaucoup plus efficace­ment l'expansion impérialiste allemande, tout en résistant avec plus de force aux pres­sions du gendarme américain. Même si cette nouvelle version de « l'Entente Cordiale » est l'union des petits contre les deux grands que sont l'Allemagne et les Etats-Unis, il ne faut pas pour autant la sous-estimer. Sur le plan militaire, c'est une puissance significa­tive au niveau conven­tionnel et plus encore nucléaire. Cela l'est aussi sur le plan politi­que, la redoutable ex­périence de la bour­geoisie anglaise - héritage de la domination qu'elle exerça longtemps sur le monde - ne peut comme, nous l'avons vu, qu'accroître la capacité de ces deux « seconds couteaux » à défendre chèrement leur peau, tant vis à vis de Washington que de Bonn. De plus, même s'il est pour le moment encore difficile de juger de la pérennité de cette nouvelle al­liance impérialiste des deux côtés de la Manche - durement exposée aux pressions des Etats-Unis et de l'Allemagne - un en­semble de facteurs militent cependant en fa­veur d'une certaine durée et solidité du rap­prochement franco-britannique. Ces deux Etats sont tous deux des puissances impé­rialistes historiquement déclinantes, d'ex-grandes puissances coloniales menacées et par la première puissance mondiale, et par la première puissance européenne, toutes choses créant un solide intérêt commun. C'est d'ailleurs pour cela que l'on voit Londres et Paris développer une coopération en Afrique et aussi au Moyen Orient et ce, alors qu'elles y étaient encore il y a peu riva­les, sans même parler de leur concertation exemplaire dans l'ex-Yougoslavie. Mais le facteur qui confère le plus de solidité à cet axe franco-britannique est le fait qu'il s'agit de deux puissances de force sensiblement égale, tant au niveau économique que mili­taire, et que, de ce fait, aucune ne peut craindre d'être dévorée par l'autre, considé­ration revêtant toujours une importance cru­ciale dans les alliances que nouent les re­quins impérialistes.

Ce développement d'une concertation étroite entre la France et la Grande-Bretagne ne peut signifier qu'un affaiblissement marqué de l'alliance franco-allemande. Affaiblissement qui, s'il peut faire en partie le jeu des USA, en éloignant considérable­ment la perspective d'un nouveau bloc do­miné par l'Allemagne, est au contraire tota­lement opposé aux intérêts de cette dernière. La radicale réorientation de l'armée et de l'industrie militaire françaises décidée par Chirac, si elle traduit la capacité de la bour­geoisie française à tirer les leçons de la guerre du Golfe et du sérieux revers subi en ex-Yougoslavie et à répondre aux nécessités générales auxquelles est confronté l'impé­rialisme français dans la défense de ses po­sitions à l'échelle mondiale, vise néan­moins également directement l'Allemagne, à plu­sieurs niveaux :

- malgré les proclamations de Chirac selon lesquelles rien ne serait fait sans une étroite concertation avec Bonn, la bour­geoisie allemande a été mise devant le fait accompli, la France se contentant de com­muniquer des décisions sur lesquelles elle ne compte pas revenir ;

- il s'agit bien d'une profonde réorientation de la politique impérialiste française, comme l'a parfaitement compris le ministre de la défense allemand en déclarant, « si la France voit sa priorité à l'extérieur du noyau dur de l'Europe, alors c'est là une nette différence avec l'Allemagne » ([4] [71])

- à travers la mise en place d'une armée de métier et en privilégiant des forces d'opé­ration extérieures, la France signifie clai­rement sa volonté d'autonomie par rapport à l'Allemagne et facilite les conditions d'in­terventions communes avec la Grande-Bretagne, puisqu'alors que l'armée alle­mande est une armée basée essentielle­ment sur la conscription, l'armée française va désormais se conformer au modèle an­glais, reposant sur des corps profession­nels ;

- enfin, l'Eurocorps, symbole par excellence de l'alliance franco-allemande, est directe­ment menacé par cette réorganisation, le groupe chargé de la défense au sein du parti dominant de la bourgeoisie française, le RPR, demandant sa suppression pure et simple.

Tout ceci atteste de la détermination de la bourgeoisie française à s'émanciper de l'Allemagne, mais on ne saurait cependant mettre sur le même plan le divorce survenu au sein de l'alliance anglo-américaine et ce qui n'est, pour le moment, qu'un affaiblisse­ment marqué de l'alliance entre les deux cô­tés du Rhin. Tout d'abord, l'Allemagne n'en­tend pas rester sans réagir face à son al­lié rebelle. Elle dispose de moyens impor­tants pour faire pression sur ce dernier, ne serait-ce que de par l'importance des rela­tions économiques entre les deux pays et la puis­sance économique considérable dont dispose l'impérialisme allemand. Mais, plus fonda­mentalement, la position particulière dans laquelle se trouve la France ne peut que rendre extrêmement difficile une totale rup­ture avec l'Allemagne. L'impérialisme fran­çais est pris en étau entre les deux grands que sont les Etats-Unis et l'Allemagne et est confronté à leur double pression. En tant que puissance moyenne et malgré l'oxygène que lui procure son al­liance avec Londres, elle est contrainte de chercher à s'appuyer mo­mentanément sur l'un des grands, pour mieux résister à la pr­ession exercée par l'autre et est ainsi amené à jouer sur plu­sieurs tableaux à la fois. Dans la situation de chaos grandissant que provo­que le dévelop­pement de la décomposition, ce double ou triple jeu consistant à prendre tactiquement appui sur un ennemi ou un ri­val pour mieux faire face à un autre, sera de plus en plus monnaie courante. C'est dans ce cadre, que se comprend le maintien de cer­tains liens impérialistes entre la France et l'Allemagne, ainsi au Moyen-Orient voit-on les deux re­quins parfois se soutenir l'un l'autre pour mieux pénétrer les chasses gar­dées de l'on­cle Sam, phénomène pouvant aussi s'obser­ver en Asie. En témoigne éga­lement la si­gnature d'un accord particuliè­rement impor­tant en matière de construction en commun de satellites d'observation mili­taire avec le projet Hélios, dont le but est de disputer la suprématie américaine dans ce domaine es­sentiel de la guerre moderne (Clinton ne s'y est pas trompé en envoyant, en vain, le di­recteur de la CIA à Bonn pour empêcher cet accord), ou celui concernant la décision de produire certains missiles en commun. Si l'intérêt de l'Allemagne à cette poursuite de la coopération dans le domaine de la haute technologie militaire est évident, l'impéria­lisme français y trouve aussi son compte. Car il sait qu'il ne pourra plus assu­rer seul des projets de plus en plus coûteux et si la coopération avec l'Angleterre se dé­veloppe activement, elle est encore limitée de par la dépendance dans laquelle reste cette der­nière vis à vis des Etats-Unis, no­tamment en matière nucléaire. De plus la France sait être sur ce plan dans une posi­tion de force face à l'Allemagne. Ainsi à propos d'Hélios elle a exercé un véritable chantage : si Bonn refusait de participer au projet, elle mettait fin à la production d'héli­coptères, en ces­sant ses activités au sein du groupe Eurocopter.

Au fur et à mesure que le système capitaliste s'enfonce dans la décomposition, l'ensemble des rapports inter-impérialistes porte de plus en plus l'empreinte d'un chaos grandissant, mettant à mal les alliances les plus solides et anciennes et déchaînant la guerre du tous contre tous. Le recours à l'usage de la force brute de la part de la première puissance mondiale s'avère non seulement impuissant à réellement enrayer cette progression du chaos, mais devient un facteur supplémen­taire de la propagation de cette lèpre qui ronge l'impérialisme .Les seuls vrais ga­gnants de cette spirale infernale sont le mili­tarisme et la guerre, qui tels un moloch ne cessent de réclamer un nombre toujours ac­cru de victimes pour satisfaire leur effroya­ble appétit. Six ans après l'effondrement du bloc de l'Est censé inaugurer « l'ère de la paix », la seule alternative reste plus que jamais celle tracée par l'Internationale Communiste lors de son premier Congrès : « Socialisme ou Barbarie ».

RN, 10/3/96



[1] [72]. La baisse des budgets militaires censés engranger « les dividendes de la paix », loin de marquer un réel désarmement comme on l'avait vu dans les années suivant la première guerre mondiale, n'est au contraire qu'une gigantesque réorganisation des forces militaires visant à les rendre plus efficaces et meurtrières, face à la nouvelle donne impérialiste créée par le formidable développement du chacun pour soi.

 

[2] [73]. Les Etats-Unis n'ont pas hésité à s'appuyer tacti­quement sur l'Allemagne , par Croatie interposée (Voir Revue Internationale n° 83).

 

[3] [74]. La récente série d'attentats extrêmement meur­triers en Israël, quels qu'en soient les commanditai­res, ne peut faire que le jeu des rivaux des Etats-Unis. Ceux ci ne s'y sont pas trompés en désignant immédiatement l'Iran et en sommant les Européens de rompre toute relation avec « cet Etat terroriste », ce qui ne manque pas de culot de la part d'un Etat utilisant largement le terrorisme, de l'Algérie à Londres, en passant par Paris ! La réponse des Européens a été dénuée de toute ambiguïté : c'est non. D'une façon générale, le terrorisme, d'arme par excellence des faibles qu'il était, est aujourd'hui de plus en plus utilisé par les grandes puissances dans la lutte à mort qu'elles se livrent. C'est là une manifestation typique du développement du chaos généré par la décomposition.

 

[4] [75]. De même, concernant la vision du futur de l'Europe, la France s'est nettement démarquée de la vision fédéraliste défendue par l'Allemagne pour se rapprocher du schéma défendu par la Grande-Bretagne.

 

Questions théoriques: 

  • Décomposition [76]
  • Impérialisme [24]

Lutte de classe : le retour en force des syndicats contre la classe ouvriere

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Chaque jour qui passe témoigne un peu plus de la barbarie sans nom dans la­quelle s'enfonce le monde capitaliste. « Plus que jamais, la lutte du prolétariat représente le seul espoir d'avenir pour la société humaine. Cette lutte, qui avait resurgi avec puissance à la fin des an­nées 60, mettant un terme à la plus ter­rible contre-révolution qu'ai connue la classe ouvrière, a subi un recul considé­rable avec l'effondrement des régimes staliniens, les campagnes idéologiques qui l'ont accompagné et l'ensemble des événements (guerre du Golfe, guerre en Yougoslavie, etc.) qui l'ont suivi. C'est sur les deux plans de sa combativité et de sa conscience que la classe ouvrière a subi, de façon massive, ce recul, sans que cela remette en cause toutefois, comme le CCI l'avait déjà affirmé à ce moment-là, le cours historique vers les affrontements de classe. Les luttes me­nées au cours des dernières années par le prolétariat sont venues confirmer ce qui précède. Elles ont témoigné, parti­culièrement depuis 1992, de la capacité du prolétariat à reprendre le chemin du combat de classe, confirmant ainsi que le cours historique n'avait pas été ren­versé. Elles ont témoigné aussi des énormes difficultés qu'il rencontre sur ce chemin, du fait de la profondeur et de l'extension de son recul. C'est de façon sinueuse, avec des avancées et des reculs, dans un mouvement en dents de scie que se développent les luttes ou­vrières. » ([1] [77])

Les grèves et les manifestations ouvrières qui ont secoué la France à la fin de l'au­tomne 1995 sont venues illustrer cette réali­té : la capacité du prolétariat à reprendre le chemin du combat mais aussi les énormes difficultés qu'il rencontre sur ce chemin. Dans le précédent numéro de la Revue Internationale, nous avons déjà dégagé, à chaud, la signification de ces mouvements sociaux  ([2] [78])

« En réalité, le prolétariat en France est la cible d'une manoeuvre d'ampleur destinée à l'affaiblir dans sa conscience et dans sa combativité, une manoeuvre qui s'adresse également à la classe ouvrière des autres pays afin de lui faire tirer de fausses leçons des événements en France. (...)

Face à cela [les attaques brutales que le ca­pitalisme en crise déchaîne contre la classe ouvrière] les prolétaires ne peuvent rester passifs. Ils n'ont d'autre issue que de se dé­fendre dans la lutte. Mais, pour empêcher que la classe ouvrière n'entre dans le com­bat avec ses propres armes, la bourgeoisie a pris les devants et elle l'a poussée à partir prématurément en lutte sous le contrôle to­tal des syndicats. Elle n'a pas laissé aux ou­vriers le temps de se mobiliser à leur rythme et avec leurs moyens. (...)

Le mouvement de grèves qui vient de se dé­rouler en France, s'il révèle l'existence d'un profond mécontentement dans la classe, est avant tout le résultat d'une manoeuvre de très grande ampleur de la bourgeoisie vi­sant à amener les travailleurs à une défaite massive et, surtout, à provoquer chez eux une profonde désorientation » ([3] [79])

L'importance de ce qui s'est passé en France à la fin 1995

Le fait que les mouvements sociaux de la fin de l'année 1995 en France soient fondamen­talement le résultat d'une manoeuvre de la bourgeoisie ne saurait en atténuer l'impor­tance ni signifier que la classe ouvrière est aujourd'hui une troupe de moutons à la merci de la classe dominante. En particulier, ces événements apportent un démenti cin­glant à toutes les « théories » (relancées abondamment lors de l'effondre­ment des régimes staliniens) sur la « disparition » de la classe ouvrière ainsi qu'à leur variantes évoquant soit la « fin des luttes ouvrières », soit (c'est la version « de gauche » de ces théories) la « recomposition » de la classe sensée porter avec elle une atteinte majeure à ces luttes. ([4] [80]).

Ce témoignage des réelles potentialités de la classe à l'heure actuelle nous est apporté par le fait même de l'ampleur des grèves et des manifestations de novembre-décembre 1995 : des centaines de milliers de grévistes, plusieurs millions de manifestants. Cependant, on ne peut s'arrêter à ce simple constat : après tout, au cours des années 1930, on a assisté à des mouvements de très grande ampleur comme les grèves de mai-juin 1936 en France ou l'insurrection des ouvriers d'Espagne contre le coup d'Etat fa­sciste du 18 juillet de la même année. Ce qui différencie fondamentalement les mou­vements de la classe aujourd'hui de ceux des années 1930 c'est que ces derniers s'inscri­vaient dans une longue suite de défaites de la classe ouvrière au lendemain de la vague révolutionnaire qui avait surgi au cours de la première guerre mondiale, des défaites qui avaient plongé le prolétariat dans la plus profonde contre-révolution de son histoire. Dans ce contexte de défaite physique et sur­tout politique du prolétariat, les manifesta­tions de combativité de la classe avaient été facilement dévoyées par la bourgeoisie sur le terrain pourri de l'antifascisme, c'est-à-dire de la préparation de la seconde bouche­rie impérialiste. Nous ne reviendrons pas ici sur notre analyse du cours historique ([5] [81]), mais ce qu'il s'agit d'affirmer clairement c'est que nous ne sommes pas aujourd'hui dans la même situation que dans les années 1930. Les mobilisations actuelles du prolétariat ne peuvent être en aucune façon des moments de la préparation de la guerre impérialiste mais prennent leur signification dans la perspective d'affrontements de classe déci­sifs contre le capitalisme plongé dans une crise sans issue.

Cela dit, ce qui confère une importance de premier plan aux mouvements sociaux de la fin de l'automne 1995 en France, ce n'est pas tant la grève et les manifestations ouvrières par elles-mêmes, que l'ampleur de la ma­noeuvre bourgeoise qui se trouve à leur ori­gine.

Bien souvent, on peut évaluer l'état réel du rapport de forces entre les classes, dans la façon dont agit la bourgeoisie face au prolé­tariat. En effet, la classe dominante dispose de multiples moyens pour évaluer ce rapport de forces : sondages d'opinion, enquêtes de police (par exemple, en France, c'est une des missions des Renseignements Généraux, c'est-à-dire de la police politique, que de « tâter le pouls » des secteurs de la popula­tion « à risque », en premier lieu de la classe ouvrière). Mais l'instrument le plus important est constitué par l'appareil syndi­cal qui est bien plus efficace encore que les sociologues des instituts de sondage ou que les fonctionnaires de police. En effet, cet appareil, dans la mesure où il a comme fonc­tion de constituer l'instrument par excellence d'encadrement des exploités au service de la défense des intérêts capitalistes, où il dis­pose, en outre, d'une expérience de plus de 80 ans dans ce rôle, est particulièrement sensible à l'état d'esprit des travailleurs, à leur volonté et à leur capacité à engager des combats contre la bourgeoisie. C'est lui qui est chargé d'avertir en permanence les pa­trons et le gouvernement de l'importance du danger représenté par la lutte de classe. C'est d'ailleurs à cela que servent les rencon­tres périodiques entre les responsables syn­dicaux et le patronat ou le gouvernement : se concerter pour préparer ensemble la meilleure stratégie permettant à la bour­geoisie de porter ses attaques contre la classe ouvrière avec le maximum d'effica­cité. Dans le cas des mouvements sociaux de la fin de l'année 1995 en France, l'ampleur et la sophistication de la manoeuvre organisée contre la classe ouvrière suffisent, à elles seules, à souligner à quel point la lutte de classe, la perspective de combats ouvriers de grande envergure, constituent aujourd'hui pour la bourgeoisie une préoccupation cen­trale.

La manoeuvre de la bourgeoisie contre la classe ouvrière

L'article du précédent numéro de la Revue Internationale décrit par le détail les diffé­rents aspects de la manoeuvre et comment ont collaboré à celle-ci tous les secteurs de la classe dominante, depuis la droite jus­qu'aux organisations d'extrême gauche. Nous nous contenterons ici d'en rappeler les élé­ments essentiels :

- depuis l'été 1995, avalanche d'attaques de tous ordres (depuis une aggravation brutale des impôts jusqu'à une remise en cause des régimes de retraite des travailleurs du sec­teur public, en passant par le blocages des salaires de ces derniers, le tout étant cou­ronné par un plan de réforme de la Sécurité sociale, le « plan Juppé » destiné à augmenter les cotisations des salariés et à réduire les remboursements des frais de maladie ;

- véritable provocation contre les cheminots sous la forme d'un « contrat de plan » en­tre l'Etat et la SNCF (la société des che­mins de fer) qui prévoit un allongement de 7 ans du travail des conducteurs et des mil­liers de suppressions d'emplois ;

- utilisation de la mobilisation immédiate des cheminots comme « exemple à suivre » par les autres travailleurs du secteur pu­blic : contrairement à leur pratique habi­tuelle d'enfermement des luttes, les syndi­cats se font les propagandistes zélés de leur extension et réussissent à entraîner de nombreux autres travailleurs, notamment dans les transports urbains, la poste, les télécommunications, l'électricité et le gaz, l'enseignement, les impôts ;

- médiatisation extrême des grèves qui sont présentées de façon très favorable à la té­lévision, on voit même des intellectuels si­gner en masse des déclarations en faveur de ce « réveil de la société » contre la « pensée unique » ;

- contribution des gauchistes à la manoeu­vre : ils approuvent totalement l'attitude des syndicats à qui ils reprochent seule­ment de ne pas avoir fait la même chose plus tôt ;

- attitude intransigeante, dans un premier temps, du gouvernement qui rejette dédai­gneusement les appels des syndicats à la négociation : l'arrogance et la morgue du Premier Ministre Juppé, personnage anti­pathique et impopulaire, sert admirable­ment les discours « combatifs » et jus­qu'au-boutistes des syndicats ;

- puis, après trois semaines de grève, retrait par le gouvernement du « contrat de plan » dans les chemins de fer et des me­sures contre les régimes de retraite des fonctionnaires : les syndicats crient victoire et parlent du « recul » du gouvernement ; malgré des résistances dans quelques cen­tres « durs », les cheminots reprennent le travail, donnant le signal de la fin de la grève dans les autres secteurs.

Au total, grâce à ce prétendu « recul » prévu à l'avance, la bourgeoisie a remporté une vic­toire en faisant passer l'essentiel des me­su­res qui touchent tous les secteurs de la classe ouvrière comme l'augmentation des impôts et la réforme de la Sécurité Sociale, et même des mesures concernant spécifi­quement les secteurs qui se sont mobilisés comme le blocage des salaires des agents de l'Etat. Mais la plus grande victoire de la bourgeoisie est politique : les travailleurs qui ont fait trois semaines de grève ne sont pas prêts à se relancer dans un mouvement de ce type lorsque pleuvront les nouvelles attaques. De plus, et surtout, ces grèves et ces manifestations ont permis aux syndicats de redorer de façon considérable leur bla­son : alors qu'auparavant l'image qui collait aux syndicats en France était celle de la dis­persion des luttes, des journées d'action poussives et de la division, ils sont apparus tout au long du mouvement (principalement les deux principaux d'entre eux : la CGT d'obédience stalinienne et Force Ouvrière di­rigée par des socialistes) comme ceux sans qui rien n'aurait été possible, ni l'élargisse­ment et l'unité du mouvement, ni l'organisa­tion de manifestations massives, ni les pré­tendus « reculs » du gouvernement. Comme nous le disions dans l'article du précédent numéro de la Revue Internationale :

« Cette recrédibilisation des syndicats cons­tituait pour la bourgeoisie un objectif fon­damental, un préalable indispensable avant de porter les attaques à venir qui seront en­core bien plus brutales que celles d'aujour­d'hui. C'est à cette condition seulement qu'elle peut espérer saboter les luttes qui ne manqueront pas de surgir au moment de ces attaques. »

En fait, l'importance considérable que la bourgeoisie accorde à la recrédibilisation des syndicats s'est confirmée amplement à la suite du mouvement, notamment dans la presse avec de nombreux articles soulignant le « come back » syndical. Il est intéressant de noter que dans une des feuilles confiden­tielles que se donne la bourgeoisie pour in­former ses principaux responsables, on peut lire : « Un des si­gnes les plus clairs de cette reconquête syn­dicale est la volatilisation des coordina­tions. Elles avaient été per­çues comme le témoignage de la non-repré­sentativité syn­dicale. Qu'elles n'aient pas surgi cette fois montre que les efforts des syndicats pour mieux "coller au terrain" et restaurer un "syndicalisme de proximité" n'ont pas été vains. » ([6] [82]). Et cette feuille se plaît à citer une déclaration, présentée comme « un sou­pir de soulagement », d'un patron du secteur privé : « Nous avons enfin à nouveau un syndicalisme fort. »

Les incompréhensions du milieu révolutionnaire

Le fait de constater que les mouvements de la fin 1995 en France résultent avant tout d'une manoeuvre très soigneusement élabo­rée et mise en place par tous les secteurs de la bourgeoisie ne constitue en aucune façon une quelconque remise en cause des capaci­tés de la classe ouvrière à affronter le capital dans des combats de très grande ampleur, bien au contraire. C'est justement dans les moyens considérables mis en oeuvre par la classe dominante pour prendre les devants des combats futurs du prolétariat qu'on peut déceler à quel point celle-ci est préoccupée par cette perspective. Encore faut-il pour ce­la qu'on soit en mesure d'identifier la ma­noeuvre déployée par la bourgeoisie. Malheureusement si cette manoeuvre n'a pu être démasquée par les masses ouvrières, et elle était suffisamment sophistiquée pour qu'il en soit ainsi, elle a également trompé ceux dont une des responsabilités essentiel­les est de dénoncer tous les coups fourrés que les exploiteurs portent contre les exploi­tés : les organisations communistes.

Ainsi les camarades de Battaglia Comunista (BC) pouvaient-ils écrire, dans le numéro de dé­cembre 1995 de leur journal : « Les syn­di­cats ont été pris à contre-pied par la réac­tion décidée des travailleurs contre les plans gouvernementaux. »

Et il ne s'agit pas là d'un jugement hâtif de BC résultant d'une information encore insuf­fisante puisque, dans le numéro de janvier 1996, BC revient à la charge avec la même idée :

« Contre le plan Juppé, les employés du sec­teur public se sont mobilisés spontanément. Et c'est bien de rappeler que les premières manifestations des travailleurs se sont dé­roulées sur le terrain de la défense immé­diate des intérêts de classe, prenant par surprise les organisations syndicales elles-mêmes, démontrant encore une fois que lorsque le prolétariat bouge pour se défen­dre contre les attaques de la bourgeoisie, il le fait presque toujours en dehors et contre les directives syndicales. Ce n'est que dans une seconde phase que les syndicats fran­çais, surtout Force Ouvrière et la CGT, ont pris en marche le train de la protestation récupérant ainsi de leur crédibilité aux yeux des travailleurs. Mais l'implication aux ap­parences de radicalité de Force Ouvrière et des autres syndicats cachait de mesquins in­térêts de la bureaucratie syndicale qu'on ne peut comprendre que si l'on connaît le sys­tème de protection sociale français [où les syndicats, particulièrement Force Ouvrière, assurent la gestion des fonds, ce qui est jus­tement remis en cause par le plan Juppé] ».

C'est un peu la même thèse qu'on retrouve de la part de l'organisation-soeur de BC au sein du Bureau International pour le Parti Révolutionnaire, la Communist Workers' Organisation (CWO). Dans sa revue Revolutionary Perspectives n° 1, 3e Série, on peut lire :

« Les syndicats, particulièrement FO, la CGT et la CFDT ([7] [83]) s'opposaient à ce chan­gement. Cela aurait constitué un coup ma­jeur porté contre les prérogatives des di­ri­geants syndicaux. Cependant, tous, à un moment ou à un autre, avant les annonces de Juppé, avaient soit accueilli favorable­ment le dialogue avec le Gouvernement, soit accepté la nécessité de nouveaux impôts. C'est seulement quand la colère ouvrière contre les dernières propositions est deve­nue claire que les syndicats ont commencé à se sentir menacés par plus important que la perte de leur contrôle sur des domaines fi­nanciers majeurs. »

Dans l'analyse des deux groupes du BIPR, il existe toute une insistance sur le fait que les syndicats ne cherchaient qu'à défendre des « intérêts mesquins » en appelant à la mobi­lisation contre le plan Juppé sur la Sécurité Sociale. Même si les dirigeants syndicaux sont évidemment sensibles à leurs petits in­térêts de boutique, une telle analyse de leur attitude revient à observer la réalité par le petit bout de la lorgnette. C'est comme si on interprétait les disputes dont sont coutumiè­res les centrales syndicales uniquement comme manifestation de la concurrence en­tre elles sans y voir l'aspect fondamental : un des moyens par excellence de diviser la classe ouvrière. En réalité, ces « intérêts mesquins » des syndicats ne peuvent s'ex­primer que dans le cadre de ce qui constitue leur rôle dans la société d'aujourd'hui : celui de pompiers de l'ordre social capitaliste, de flics de l'Etat bourgeois dans les rangs ou­vriers. Et s'il leur faut renoncer à leurs « intérêts mesquins » et de boutique pour pouvoir tenir ce rôle, ils n'hésitent pas à le faire car ils ont un parfait sens des respon­sabilités dans la défense des intérêts du ca­pital contre la classe ouvrière. En menant leur politique de la fin 1995, les dirigeants syndicaux savaient parfaitement qu'elle al­lait permettre à Juppé de faire passer son plan qui les privait de certaines de leurs pré­rogatives financières, mais ils avaient fait leur deuil de celles-ci au nom des intérêts supérieurs de l'Etat capitaliste. En fait, il est de loin préférable pour les appareils syn­di­caux de laisser croire qu'ils prêchent pour leur propre chapelle (ils pourront toujours se réfugier derrière l'argument que leur propre force contribue à celle de la classe ouvrière) plutôt que de se démasquer pour ce qu'ils sont réellement : des rouages essentiels de l'ordre bourgeois.

En réalité, si nos camarades du BIPR sont tout à fait clairs sur la nature parfaitement capitaliste des syndicats, ils commettent une sous-estimation considérable du degré de so­lidarité qui les lient à l'ensemble de la classe dominante et, notamment, de leur capacité à organiser avec le gouvernement et les pa­trons des manoeuvres destinées à piéger la classe ouvrière.

Ainsi, tant pour la CWO que pour BC, il existe l'idée, bien qu'avec des nuances ([8] [84]), que les syndicats ont été surpris, voire dé­bordés, par l'initiative de la classe ouvrière. Rien n'est plus contraire à la réalité. S'il existe un exemple depuis ces dix dernières années en France où les syndicats ont parfai­tement prévu et contrôlé un mouvement so­cial, c'est bien celui de la fin 1995. Plus, c'est un mouvement qu'ils ont suscité de fa­çon systématique, avec la complicité du gouvernement, comme nous l'avons vu plus haut et analysé par le détail dans notre pré­cédent article. Et la meilleure preuve qu'il n'y avait aucun « débordement » ni aucune « surprise » pour la bourgeoisie et son appa­reil syndical, c'est la couverture médiatique que la bourgeoisie des autres pays a immé­diatement donnée aux événements. Depuis longtemps, et particulièrement depuis les grandes grèves de Belgique qui, à l'automne 1983, avaient annoncé la sortie de la classe de la démoralisation et la désorientation qui avaient accompagné la défaite des ouvriers en Pologne, en 1981, la bourgeoisie s'est fait un devoir d'organiser au niveau international un black-out complet autour des luttes ou­vrières. Ce n'est que lorsque ces luttes cor­respondent à une manoeuvre planifiée par la bourgeoisie, comme ce fut le cas en Allemagne au printemps 1992, que le black-out fait alors place à une profusion d'infor­mations (orientées, évidemment). Dans ce cas déjà, les grèves du sec­teur public, et no­tamment dans les trans­ports, avaient comme objectif de « présenter les syndicats, qui avaient systématiquement organisé tou­tes les actions, maintenant les ouvriers dans la plus grande passivité, comme les vérita­bles protagonistes contre les patrons » ([9] [85]). Dans le cas des mouve­ments de la fin 1995 en France, on a assisté, de ce point de vue, à un « remake » de ce que la bourgeoisie avait fomenté en Allemagne trois ans et demi plus tôt. En fait, l'intense bombardement média­tique qui a accompagné ces mouvements (même au Japon c'est de façon quotidienne que la télé­vision diffusait abondamment des images de la grève et des manifestations) ne signifie pas seulement que la bourgeoisie et ses syn­dicats les contrôlaient parfaitement et depuis le début, non seulement qu'ils avaient été prévus et planifiés par ces der­niers, mais aussi que c'est à l'échelle inter­nationale que la classe dominante avait or­ganisé cette ma­noeuvre afin de porter un coup à la con­science de la classe ouvrière des pays avan­cés.

La meilleure preuve de cette réalité est la façon dont la bourgeoisie belge a manoeuvré à la suite des mouvements sociaux en France :

- alors que les médias parlent à propos de la France d'un « nouveau mai 68 », les syndi­cats lancent, fin novembre 1995, exacte­ment comme en France, des mouvements contre les atteintes au secteur public, et particulièrement contre la réforme de la Sécurité Sociale ;

- c'est alors que la bourgeoisie organise une véritable provocation en annonçant des mesures d'une brutalité inouïe dans les chemins de fer (SNCB) et les transports aériens (Sabena) ; comme en France, les syndicats se portent résolument au devant de la mobilisation dans ces deux secteurs présentés comme exemplaires, et les che­minots belges sont invités à faire comme leurs collègues français ;

- la bourgeoisie fait alors mine de reculer ce qui est évidemment présenté comme une victoire de la mobilisation syndicale et qui permet le succès d'une grande manifesta­tion de tout le secteur public, le 13 décem­bre, parfaitement contrôlée par les syndi­cats et où l'on note la présence d'une délé­gation de cheminots français de la CGT ; le quotidien De Morgen titre le 14 décem­bre : « Comme en France, ou presque » ;

- deux jours plus tard, nouvelle provocation gouvernementale et patronale à la SNCB et à la Sabena où la direction annonce le maintien de ses mesures : les syndicats re­lancent des luttes « dures » (il y a des af­frontements avec la police sur l'aéroport de Bruxelles bloqué par les grévistes) et es­saient d'élar­gir la manoeuvre aux autres secteurs du public et aussi dans le privé où des déléga­tions syndicales venues « apporter leur so­lidarité » aux tra­vailleurs de la Sabena af­firment que « leur lutte constitue un labo­ratoire so­cial pour l'ensemble des tra­vailleurs » ;

- finalement, début janvier, le patronat fait de nouveau mine de reculer en annonçant l'ouverture du « dialogue social », tant à la SNCB qu'à la Sabena, « sous la pression du mouvement » ; comme en France, le mouvement se solde par une victoire et une crédibilisation des syndicats.

Franchement camarades du BIPR, pensez-vous que cette remarquable ressemblance entre ce qui s'est passé en France et en Belgique était le fruit du hasard, que la bourgeoisie et ses syndicats n'avait rien prévu à l'échelle internationale ?

En réalité, l'analyse de la CWO et de BC témoigne d'une dramatique sous-estimation de l'ennemi capitaliste, de sa capacité de prendre les devants lorsqu'il sait que les at­taques de plus en plus brutales qu'il sera conduit à porter contre la classe ouvrière provoqueront nécessairement de la part de celle-ci des réactions de grande envergure dans lesquelles les syndicats devront être mis abondamment à contribution pour la préservation de l'ordre bourgeois. La posi­tion prise par ces organisations donne l'im­pression d'une naïveté incroyable, d'une vul­nérabilité déconcertante face aux pièges tendus par la bourgeoisie.

Cette naïveté, nous l'avions déjà constatée à plusieurs reprises, notamment de la part de BC. C'est ainsi que cette organisation, lors de l'effondrement du bloc de l'Est, était tom­bée dans le piège des campagnes bourgeoi­sies sur les perspectives souriantes que cet événement était sensé représenter pour l'économie mondiale ([10] [86]). Parallèlement, BC avait marché à fond dans le mensonge de la prétendue « insurrection » en Roumanie (en réalité un coup d'Etat permettant le rempla­cement par d'anciens apparatchiks à la Ion Iliescu d'un Ceaucescu honni). A cette occa­sion, BC n'avait pas craint d'écrire : « La Roumanie est le premier pays dans les ré­gions industrialisées dans lequel la crise économique mondiale a donné naissance à une réelle et authentique insurrection popu­laire dont le résultat a été le renversement du gouvernement en place (...) en Roumanie, toutes les conditions objectives et presque toutes les conditions subjectives étaient ré­unies pour transformer l'insurrection en une réelle et authentique révolution sociale. » Camarades de BC, lorsqu'on est conduit à écrire de telles sottises, on doit essayer d'en tirer des leçons. En particulier, on se méfie un peu plus des discours de la bourgeoisie. Sinon, si l'on se laisse piéger par les trucs de la classe bourgeoise destinés à berner les masses ouvrières, comment peut-on se pré­tendre l'avant garde de celles-ci ?

La nécessité d'un cadre d'analyse historique

En réalité, les bourdes commises par BC (tout comme la CWO qui, en 1981, appelait les ouvriers de Pologne à « La révolution maintenant ! ») ne sont pas réductibles à des caractéristiques psychologiques ou intellec­tuelles, la naïveté, de leurs militants. Il existe dans ces organisations des camarades expérimentés et d'une intelligence correcte. La véritable cause des erreurs à répétition de ces organisations, c'est qu'elles se sont sys­tématiquement refusées à prendre en compte le seul cadre dans lequel on puisse com­prendre l'évolution de la lutte du prolétariat : celui du cours historique aux affrontements de classe qui a succédé, à la fin des années 1960, à la période de contre-révolution. Nous avons déjà, à plusieurs reprises mis en évidence cette grave erreur de BC à laquelle s'est ralliée la CWO ([11] [87]). En réalité, c'est la notion même de cours historique que BC remet en cause : « Quand nous parlons d'un "cours historique" c'est pour qualifier une période... historique, une tendance globale et dominante de la vie de la société qui ne peut être remise en cause que par des évé­nements majeurs de celle-ci... En revanche, pour Battaglia... il s'agit d'une perspective qui peut être remise en cause, dans un sens comme dans l'autre, à chaque instant puisqu'il n'est pas exclu qu'au sein même d'un cours à la guerre il puisse intervenir "une rupture révolutionnaire"... la vision de Battaglia ressemble à une auberge espa­gnole : dans la notion de cours historique chacun apporte ce qu'il veut. On trouvera la révolution dans un cours vers la guerre comme la guerre mondiale dans un cours aux affrontements de classe. Ainsi chacun y trouve son compte : en 1981, le CWO appe­lait les ouvriers de Pologne à la révolution alors que le prolétariat mondial était sup­posé n'être pas encore sorti de la contre ré­volution. Finalement, c'est la notion de cours qui disparaît totalement ; voila où en arrive BC : éliminer toute notion d'une perspective historique... En fait, la vision de BC (et du BIPR) porte un nom : l'immédia­tisme. » ([12] [88])

C'est l'immédiatisme qui explique la « naïveté » de BC : hors d'un cadre histori­que de compréhension des évènements, cette organisation en est conduite à croire ce que les medias bourgeois racontent à leur pro­pos.

C'est l'immédiatisme qui permet de com­prendre pourquoi, par exemple, en 1987-88 les groupes du BIPR, face aux luttes ouvriè­res, s'amusent à la balançoire entre un total scepticisme et un grand enthousiasme : la lutte de 1987 dans le secteur de l'école, en Italie, d'abord considérée par BC sur le même plan que celle des pilotes d'avion ou des magistrats devient par la suite le début « d'une phase nouvelle et intéressante de la lutte de classe en Italie. » A la même pé­riode, on peut voir la CWO osciller de la même façon face aux luttes en Grande-Bretagne. ([13] [89])

C'est le même immédiatisme qui fait écrire à BC de janvier 1996 que « La grève des tra­vailleurs français, au delà de l'attitude op­portuniste (sic) des syndicats, représente vraiment un épisode d'une importance ex­traordinaire pour la reprise de la lutte de classe ». Pour BC, ce qui faisait cruellement défaut dans cette lutte, pour lui éviter la dé­faite, c'est un parti prolétarien. Si le parti qui, effectivement, devra être constitué pour que le prolétariat puisse réaliser la révolu­tion communiste, devait s'inspirer de la même démarche immédiatiste que celle dont ne s'est pas départie, malgré toutes ses bour­des, le BIPR, alors, il faudrait craindre pour le sort de la révolution.

En fait, c'est justement en tournant ferme­ment le dos à l'immédiatisme, en ayant la préoccupation constante de replacer les mo­ments actuels de la lutte de classe dans leur contexte historique qu'on peut les compren­dre et assumer un véritable rôle d'avant garde de la classe.

Ce cadre, c'est évidemment celui du cours historique, nous n'y reviendrons pas. Mais, plus précisément, c'est celui qui prévaut de­puis l'effondrement des régimes staliniens à la fin des années 1980 et qui est sommaire­ment rappelé au début de cet article. C'est dès la fin de l'été 1989, deux mois avant la chute du mur de Berlin que le CCI s'est atte­lé à élaborer le nouveau cadre d'analyse permettant de comprendre l'évolution de la lutte de classe :

« C'est donc à un recul momentané de la conscience du prolétariat... qu'il faut s'at­tendre. Si les attaques incessantes et de plus en plus brutales que le capitalisme ne man­quera pas d'asséner contre les ouvriers vont les contraindre à mener le combat, il n'en résultera pas, dans un premier temps, une plus grande capacité pour la classe à avan­cer dans sa prise de conscience. En particu­lier, l'idéologie réformiste pèsera très for­tement sur les luttes de la période qui vient, favorisant grandement l'action des syndi­cats.

Compte tenu de l'importance historique des faits qui le déterminent, le recul actuel du prolétariat, bien qu'il ne remette pas en cause le cours historique, la perspective gé­nérale aux affrontements de classe, se pré­sente comme bien plus profond que celui qui avait accompagné la défaite de 1981 en Pologne. » ([14] [90])

Par la suite, le CCI a été conduit à intégrer dans ce cadre les nouveaux événements de très grande importance qui se sont succé­dés :

« Une telle campagne [sur la "mort du com­munisme" et le "triomphe" du capitalisme] a obtenu un impact non négligeable parmi les ouvriers, affectant leur combativité et leur conscience. Alors que cette combativité connaissait un nouvel essor, au printemps 1990, notamment à la suite des attaques ré­sultant du début d'une récession ouverte, elle a été de nouveau atteinte par la crise et la guerre du Golfe. Ces événements tragi­ques ont permis de faire justice du mensonge sur le "nouvel ordre mondial" annoncé par la bourgeoisie lors de la disparition du bloc de l'Est sensé être le principal responsable des tension militaires (...) Mais en même temps, la grande majorité de la classe ou­vrière des pays avancés, à la suite des nou­velles campagnes de mensonges bourgeois, a subi cette guerre avec un fort sentiment d'impuissance qui a réussi à affaiblir consi­dérablement ses luttes. Le putsch de l'été 1991 en URSS et la nouvelle déstabilisation qu'il a entraînée, de même que la guerre ci­vile en Yougoslavie, ont contribué à leur tour à renforcer ce sentiment d'impuissance. L'éclatement de l'URSS et la barbarie guer­rière qui se déchaîne en Yougoslavie sont la manifestation du degré de décomposition at­teint aujourd'hui par la société capitaliste. Mais, grâce à tous les mensonges assénés par ses médias, la bourgeoisie a réussi à masquer la cause réelle de ces événements pour en faire une nouvelle manifestation de la "mort du communisme", ou bien une question de "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" face auxquelles les ouvriers n'ont d'autre alternative que d'être des spec­tateurs passifs et de s'en remettre à la "sagesse" de leurs gouvernements. » ([15] [91])

En fait, la guerre en Yougoslavie, par son horreur, sa durée et par le fait qu'elle se dé­roulait tout près des grandes concentrations prolétariennes d'Europe occidentale a consti­tué un des éléments essentiels permettant d'expliquer l'importance des difficultés ren­contrées par le prolétariat à l'heure actuelle. En effet, elle cumule (même si à un niveau moindre) les dégâts provoqués par l'effon­drement du bloc de l'Est, des illusions et un désarroi important parmi les ouvriers, et ceux provoqués par la guerre du Golfe, un profond sentiment d'impuissance, sans pour autant apporter, comme cette dernière, une mise en évidence des crimes et de la barba­rie des grandes « démocraties ». Elle consti­tue une claire illustration de comment la dé­composition du capitalisme, dont elle est au­jourd'hui une des manifestations les plus spectaculaires, joue comme un obstacle de premier plan contre le développement des luttes et de la conscience du prolétariat.

Un autre aspect qu'il importe de souligner, notamment parce qu'il concerne l'arme par excellence de la bourgeoisie contre la classe ouvrière, les syndicats, c'est le fait qui était déjà signalé en septembre 1989 dans nos « thèses » : « l'idéologie réformiste pèsera très fortement sur les luttes dans la période qui vient, favorisant grandement l'action des syndicats. » Cela découlait du fait, non pas que les ouvriers se faisaient encore des illu­sions sur « le paradis socialiste », mais que l'existence d'un type de société présenté comme « non capitaliste » semblait signifier qu'il pouvait exister autre chose sur terre que le capitalisme. La fin de ces régimes a été présenté comme « la fin de l'histoire » (terme utilisé très sérieusement par des « penseurs » bourgeois). Dans la mesure où le terrain par excellence des syndicats et du syndicalisme est l'aménagement des condi­tions de vie du prolétariat dans le capita­lisme, les événements de 1989, aggravés par toute la succession de coups portés à la classe ouvrière depuis, ne pouvaient qu'aboutir, comme on l'a constaté effective­ment, à un retour en force des syndicats ; un retour en force célébré par la bourgeoisie lors des mouvements sociaux de la fin 1995.

En fait, cette remise en selle des syndicats ne s'est pas faite immédiatement. Ces orga­nisations avaient amassé, tout au long des année 1980 notamment, un tel discrédit, du fait de leur contribution permanente au sa­botage des luttes ouvrières, qu'il leur était difficile de revenir du jour au lendemain dans le rôle de défenseurs intransigeants de la classe ouvrière. Aussi, leur retour en scène s'est-il produit en plusieurs étapes au cours desquelles ils se sont de plus en plus présen­tés comme l'instrument indispensable des combats ouvriers.

Un exemple de ce re­tour en force progressif des syndicats nous est donné par l'évolution de la situation en Allemagne où, après les grandes manoeu­vres dans le secteur public du printemps 1992, il y avait encore eu place pour les lut­tes spontanées, en dehors des consignes syndicales, de l'automne 1993, dans la Ruhr avant qu'au début 1995, les grèves dans la métallurgie ne les remettent beaucoup plus en selle. Mais l'exemple le plus significatif de cette évolution est celui de l'Italie. A l'au­tomne 1992, l'explosion violente de colère ouvrière contre le plan Amato voit des cen­trales syndicales prises pour cible de cette même colère. Ensuite, un an plus tard, ce sont les « coordinations des conseils de fa­brique », c'est-à-dire des structures du synd­icalisme de base qui ani­ment les grandes « mobilisations » de la classe ouvrière et les grandes manifestations qui parcourent le pays. Enfin, la manifesta­tion « monstre » de Rome, au printemps 1994, la plus imposante depuis la seconde guerre mondiale, a consti­tué un chef d'oeu­vre du contrôle syndical.

Pour comprendre ce retour en force des syn­dicats, il importe de souligner qu'il a été fa­cilité et permis par le maintien de l'idéologie syndicale dont les syndicats « de base » ou « de combat » sont les ultimes défenseurs. En Italie, par exemple, ce sont eux qui ont animé la contestation des syndicats officiels (en apportant aux manifestations les oeufs et les boulons destinés aux bonzes) avant que d'ouvrir le chemin de la récupération syndicale de 1994 par leurs propres « mobilisations » de 1993. Ainsi, dans les combats à venir, après que les syndicats of­ficiels se soient à nouveau discrédités du fait de leur indispensable travail de sabo­tage, la classe ouvrière devra encore s'atta­quer au syndicalisme et à l'idéologie syndi­caliste représentés par les syndicats de base qui ont si bien travaillé pour leurs grands frères au cours de ces dernières années.

Cela signifie que c'est encore un long che­min qui attend la classe ouvrière. Mais les difficultés qu'elle rencontre ne doivent pas être un facteur de démoralisation, particuliè­rement parmi ses éléments les plus avancés. La bourgeoisie, pour sa part, sait parfaite­ment quelles sont les potentialités que porte en lui le prolétariat. C'est pour cela qu'elle organise des manoeuvres comme celle de la fin 1995. C'est pour cela que, cet hiver, lors du colloque de Davos qui traditionnellement rassemble les 2000 « décideurs » les plus importants du monde dans le domaine éco­nomique et politique (et où participait Marc Blondel, chef du syndicat français Force Ouvrière) on a pu voir ces décideurs se pré­occuper avec inquiétude de l'évolution de la situation sociale. C'est ainsi que parmi beau­coup d'autres, on a pu entendre des discours de ce genre : « Il faut créer la confiance parmi les salariés et organiser la coopéra­tion entre les entreprises afin que les collec­tivités locales, les villes et les régions béné­ficient de la mondialisation. Sinon, nous as­sisterons à la résurgence de mouvements so­ciaux comme nous n'en avons jamais vus depuis la seconde guerre. » ([16] [92])

Ainsi, comme les révolutionnaires l'ont tou­jours mis en évidence, et comme nous le confirme la bourgeoisie elle-même, la crise de l'économie capitaliste constitue le meilleur allié du prolétariat, celui qui lui ouvrira les yeux sur l'impasse du monde ac­tuel et lui fournira la volonté de le détruire malgré les multiples obstacles que tous les secteurs de la classe dominante ne manque­ront pas de semer sur son chemin.

FM, 12/03/96.




[1] [93]  « Résolution sur la situation internationale », 11e Congrès du CCI, point 14, Revue Internationale n° 82.

 

[94] « Résolution sur la situation internationale », 11e Congrès du CCI, point 14, Revue Internationale n° 82.

 

[3] [95]. Revue Internationale n° 84, « Lutter derrière les syndicats mène à la défaite ».

 

[4] [96]. Voir à ce sujet notre article « Le prolétariat est toujours la classe révolutionnaire », Revue internationale n° 74.

 

[5] [97]. Voir à ce sujet : « Rapport sur le cours historique » dans la Revue internationale n° 18.

 

[6] [98]. Supplément au bulletin Entreprise et personnel intitulé : « Le conflit social de fin 1995 et ses conséquences probables »

 

[7] [99]. C'est une erreur, la CFDT, syndicat social-démocrate d'origine chrétienne, approuvait le plan Juppé sur la Sécurité Sociale.

 

[8] [100]. Il faut relever le ton moins optimiste de la CWO que celui de BC : « La bourgeoisie a tellement confiance dans le fait qu'elle va contrôler la colère des ouvriers que la Bourse de Paris est en hausse. » Il faut ajouter que tout au long du mouvement le Franc s'est maintenu à son cours. Ce sont bien deux preuves que la bourgeoisie a accueilli ce mouvement avec une totale satisfaction. Et pour cause !

 

[9] [101]. Revue Internationale n° 70, « Face au chaos et aux massacres, seule la classe ouvrière peut apporter une réponse ».

 

[10] [102]. Voir dans la Revue Internationale n° 61 notre article « Le vent d'Est et la réponse des révolutionnaires ».

 

[11] [103]. Voir en particulier nos articles « Réponse à Battaglia Comunista sur le cours historique » et « La confusion des groupes communistes sur la période actuelle : la sous-estimation de la lutte de classe » dans la Revue Internationale n° 50 et 54.

 

[12] [104]. Revue Internationale n° 54.

 

[13] [105]. Voir à ce sujet notre article « Décantation du milieu politique prolétarien et oscillations du BIPR », Revue Internationale n° 55.

 

[14] [106]. « Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est », Revue Internationale n° 60.

 

[15] [107]. « Seule la classe ouvrière internationale peut sortir l'humanité de la barbarie », Revue Internationale n° 68.

 

[16] [108] Rosabeth Moss Kanter, ancien directeur de la Harvard Business Review, citée par Le Monde Diplomatique de mars 1996.

 

Géographique: 

  • France [17]

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [109]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La question syndicale [18]

Revolution allemande (IV) : fraction ou nouveau parti ?

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Dans les trois précédents articles, nous avons montré que la classe ouvrière, par ses luttes, avait contraint le Capital à mettre fin à la première guerre mon­diale. Afin d'empêcher une extension de la vague révolu­tionnaire, le Capital a tout entrepris pour séparer la classe ou­vrière d'Allemagne de celle de Russie, pour saboter toute radicali­sation ulté­rieure des luttes. Dans cet article nous voulons montrer comment les révolu­tionnaires en Allemagne ont été confron­tés à la question de la cons­truction de l'organisation face à la trahi­son de la social-démocratie.

Le déclenchement de la première guerre mondiale n'a été possible que parce que les partis de la 2e Internationale, dans leur ma­jorité, se sont soumis aux intérêts de chaque capital national. Après l'engagement sans hésita­tion des syndicats dans la politique d' « Union sacrée » avec la bourgeoisie, l'ap­probation des crédits de guerre par la frac­tion parlementaire et l'Exécutif du SPD a rendu possible le déclenchement de la guerre par le capital allemand. Le vote des crédits de guerre n'est pas une surprise dans la mesure où il constitue l'aboutissement de toute un processus de dégénérescence de l'aile oppor­tuniste de la Social-démocratie. L'aile gau­che avait déjà lutté de toutes ses forces, avant la guerre, contre cette dégéné­rescence. Dès le premier jour des hostilités les internationalistes se rassemblent sous la bannière du groupe qu'ils vont nommer « Spartakus ». La première des respon­sa­bilités qu'ils se fixent est la défense de l'in­ternationalisme prolétarien contre la trahi­son de la di­rection du SPD. Cela ne signifie pas, pour eux, de faire seulement de la pro­pagande en faveur de cette position pro­grammatique fondamentale mais aussi et surtout de défendre l'organisation politique de la classe ouvrière, dont la direction a trahi, contre son étranglement par les forces du capital. Les internationalistes, à l'unani­mité, sont décidés à ne pas laisser tomber le parti aux mains des traîtres et tous tra­vaillent à sa reconquête. Aucun d'entre eux ne veut en sortir de plein gré. Au contraire, tous choisissent d'accomplir un travail de fraction en son sein afin d'en expul­ser la di­rection social-patriote.

Les principaux bastions de la trahison sont constitués par les syndicats qui sont irrémé­diablement intégrés dans l'État bourgeois. Il n'y a là plus rien à reconquérir. Le SPD constitue, quant à lui, un lieu de trahison mais en même temps un lieu où s'exprime une résistance prolétarienne. Même la frac­tion parle­mentaire du Reichstag se divise clairement entre traîtres et internationalis­tes. Comme nous l'avons montré dans l'ar­ticle de la Revue internationale n° 81, des voix contre la guerre se sont élevées rapi­dement au Reichstag malgré de grandes dif­ficultés et une certaine hésitation. Mais, dès ce moment-là, c'est surtout à la base du parti-même que se déve­loppe le levier le plus puissant contre la trahison.

« Nous accusons la fraction du Reichstag d'avoir trahi les principes fondamentaux du parti, et, avec eux, l'esprit de la lutte des classes. La fraction parlementaire s'est ainsi elle-même mise en dehors du parti ; elle a cessé d'être la représentante autorisée de la social-démocratie allemande. » ([1] [110])

Tous les internationalistes sont d'accord pour ne pas abandonner l'organisation aux traîtres. « Cela ne signifie pas que la sépa­ration im­médiate d'avec les opportunistes soit, dans tous les pays, souhaitable ou même possi­ble ; cela signifie que la sépara­tion est, histori­quement, mure, qu'elle est devenue inéluc­table et qu'elle représente un pas en avant, une nécessité pour le combat révolu­tion­naire du prolétariat, que le tournant histo­rique de l'entrée du capita­lisme "pacifique" dans le stade de l'impéria­lisme met une telle séparation à l'ordre du jour. » ([2] [111])

Nous avons montré dans la Revue interna­tionale n° 81 que les Spartakistes et les « Linksradikale », dans d'autres villes, pour­sui­vent, dans un premier temps, le but de construire un rapport de forces qui doit met­tre la direction social-pa­triote en minorité. Mais ensuite, comment mettre à exé­cution la rupture organisationnelle avec les traî­tres ? Il est clair que traîtres et interna­tiona­listes ne peuvent pas coexister dans le même parti. Les uns doivent l'emporter sur les au­tres. Le fait est que la direction, à cause de la ré­sistance des Spartakistes, se trouve de plus en plus dans l'embarras, que le parti dans son en­semble suit de moins en moins les traîtres.Ces derniers sont ainsi contraints d'engager une of­fensive con­tre les interna­tionalistes pour les asphyxier.

 La question se pose alors : comment réagir face à cette attaque? Faut-il claquer la porte et fonder aus­sitôt une nouvelle organisation en dehors du SPD ?

Par rapport à cela, des divergences apparais­sent au sein de la Gau­che. Alors que les so­cial-patriotes commencent à chasser les ré­volutionnaires du SPD (d'abord de la frac­tion parlementaire, ensuite du parti lui même ; ainsi après Liebknecht, exclu en dé­cembre 1915, c'est au tour des députés ayant voté contre les crédits de guerre d'être éjec­tés du groupe parlementaire au prin­temps 1916) est discutée la question : jus­qu'à quel point faut-il lutter pour reconquérir l'organi­sa­tion ?

L'attitude de Rosa Luxemburg est claire : « On peut "sortir" de petites sectes et de cé­nacles quand ils ne vous conviennent plus pour fonder de nouvelles sectes et de nou­veaux cénacles. Vouloir, par une simple "sortie", libérer les masses de prolétaires du joug horriblement pesant et funeste et leur montrer ainsi par ce vaillant exemple la voie à suivre, n'est que rêverie immature. Se donner l'illusion de libérer les masses en déchirant sa carte de membre n'est que l'ex­pression renversée du fétichisme de la carte du parti comme pouvoir illusoire. Ces deux attitudes ne sont que les pôles diffé­rents du crétinisme organisationnel (...). La décom­position de la social-démocratie al­lemande fait partie d'un processus histori­que aux dimensions les plus larges, de l'af­fronte­ment général entre bourgeoisie et classe ou­vrière, champ de bataille qu'il est impossi­ble de déserter par dégoût. Il nous faut li­vrer ce combat titanesque jusqu'aux derniè­res extrémités. Il nous faut arracher pour le rompre de toutes nos forces réunies le mor­tel noeud coulant que la social-démo­cratie allemande officielle, les syndicats li­bres officiels et la classe dominante ont glissé autour de la gorge des masses trom­pées et trahies. La liquidation de ce tas de putréfac­tion organisée qui s'appelle au­jourd'hui social-démocratie, n'est pas une affaire pri­vée qui dépende de la décision personnelle d'un ou de plusieurs groupes. (...) Elle doit être réglée comme large ques­tion publique du pouvoir en déployant tou­tes nos for­ces. » ([3] [112])

« Le mot d'ordre n'est ni scission ni unité ; ni nouveau parti ni vieux parti, mais recon­quête du parti de bas en haut par la rébel­lion des masses qui doivent prendre dans leurs propres mains les organisations et leurs moyens, non par des mots mais par une rébellion en actes. (...) Le combat déci­sif pour le parti a commencé. » ([4] [113])

Le travail de fraction

Alors que Rosa Luxemburg maintient fer­mement l'idée de rester le plus longtemps possible dans le SPD et qu'elle est le plus fortement convaincue de la nécessité du tra­vail de fraction, la Gauche de Brême com­mence à soutenir la nécessité d'une organi­sation indépendante.

Jusque fin 1916, début 1917, cette question ne constitue pas un point de litige. K. Ra­dek, l'un des principaux représentants de la Gauche de Brême affirme lui-même :

« Faire la propagande en faveur de la scis­sion ne signifie pas que nous devrions sortir dés maintenant du parti. Au contraire : nos efforts doivent viser à nous emparer de tou­tes les organisations et de tous les orga­nes possibles du parti. (...) Notre devoir est de nous maintenir à nos postes le plus long­temps possible, car plus longtemps nous nous y maintiendrons, plus nombreux seront les ouvriers qui nous suivront dans le cas où nous serions exclus par les social-impéria­listes qui naturellement comprennent parfai­tement quelle est notre tactique, même si nous la passions sous silence. (...) L'une des tâches de l'heure est que les organisations locales du parti qui se trouvent sur le ter­rain de l'opposition s'unissent et établissent une direction provisoire de l'opposition dé­terminée. » ([5] [114])

C'est donc un mensonge que d'affirmer que la Gauche de Brême aurait aspiré à une sé­pa­ration organisationnelle immédiatement en août 1914. Ce n'est qu'à partir de 1916, lors­que le rapport de forces au sein du SPD commence à être de plus en plus chancelant, que les groupes de Dresde et de Hambourg commencent à plaider pour une organisation indépen­dante, même s'ils n'ont pas sur cette question de conceptions organisationnelles solides.

Le bilan des deux premières années de la guerre montre que les révolutionnaires ne se sont pas laissés museler et qu'aucun des groupes n'a renoncé à son indépendance or­ganisationnelle. S'ils avaient abandonné l'or­ganisation aux mains des so­cial-patriotes en 1914 cela aurait si­gnifié jeter les principes par dessus bord. Et même en 1915, quand le mécontentement dans la classe ouvrière commence à s'exprimer et que de plus en plus d'ac­tions de riposte se mettent en mou­ve­ment, ce n'est pas encore le moment pour édifier une nouvelle organisation indépen­dante en dehors du SPD. Tant qu'il n'existe pas un rapport de forces suffisant, tant qu'il n'existe pas suffisamment de force pour combattre dans les rangs prolétariens eux-mê­mes et que les révolutionnaires se trou­vent être en­core en si petite minorité, bref, tant que les conditions pour la « fondation du parti » ne sont pas remplies, il est néces­saire d'effectuer un travail de fraction dans le SPD.

Un rapide tour d'horizon de la situation, à ce moment-là, montre que le choc de la trahi­son de la direction du parti en août 1914 continue à faire sentir ses effets, que la classe ouvrière, avec la victoire pas­sagère du nationalisme, a essuyé une lourde dé­faite et que, de ce fait, il est impossible de fonder un nouveau parti. Il s'agit d'abord de mener la lutte pour l'ancien parti, accomplir un dur travail de fraction et ensuite effectuer les préparatifs pour la construction d'un nouveau parti. La fondation immédiate de celui-ci en 1914 est impen­sable car la classe ouvrière doit d'abord se re­mettre des effets de la défaite. Pour les internationalis­tes, ni la sortie directe du SPD, ni la fonda­tion d'un nouveau parti ne sont à l'ordre du jour à ce moment-là.

En septembre 1916 le Comité directeur du SPD convoque une conférence nationale du parti. Bien que les mandats des délégués soient manipulés par ses soins, la direction perd de son emprise sur l'opposition. Cette dernière décide de ne plus verser de cotisa­tions à l'Exécutif. Mais celui-ci réplique aussitôt par l'exclusion de tous ceux qui adoptent cette attitude et en premier lieu la Gauche de Brême.

Dans cette situation qui s'envenime rapide­ment, où le Comité directeur se trouve de plus en plus récusé dans le parti, où la classe réagit de plus en plus contre la guerre, où l'Exécutif a commencé à pro­cé­der à des exclusions plus importantes, les Spartakistes ne se prononcent toujours pas pour par­tir, pour quitter le SPD « par tran­ches » comme le recommandent une partie des ca­marades de Brême suite à la tactique de la grève des cotisations :

« Une telle scission dans les circonstances données ne signifierait pas l'expulsion hors du parti des majoritaires et des hommes de Scheidemann à laquelle nous aspirons mais conduirait nécessairement à disperser les meilleurs camarades du parti dans des petits cercles et à les condamner à la complète impuissance. Nous tenons cette tactique pour dommageable et même néfaste. » ([6] [115]) Les Spartakistes se prononcent pour une démarche unitaire et non pas dispersée vis-à-vis des social-patrio­tes. En même temps, ils soulignent le critère clair déterminant leur présence dans le SPD :

« L'appartenance à l'actuel SPD ne devra être maintenue par l'opposition que tant que son action politique indépendante ne sera pas entravée et paralysée par celui-ci. L'op­position ne demeure dans le parti que pour combattre sans cesse la politique de la ma­jorité et pour s'interposer, pour protéger les masses de la politique impérialiste pra­ti­quée sous le manteau par la social-démo­cratie et afin d'utiliser le parti comme ter­rain de recrutement pour la lutte de classes prolétarienne anti-impérialiste. » E. Meyer déclare :

« Nous ne restons dans le parti que tant que nous pouvons y mener la lutte de classes contre le Comité directeur du parti. Du mo­ment que nous en serions empêchés, nous ne voudrions pas y rester. Nous ne sommes pas pour la scission. » ([7] [116])

La Ligue Spartakiste cherche, en effet, à former dans le SPD une organisation de l'en­semble de l'op­position. C'est ce qui a consti­tué l'orientation de la conférence de Zimmerwald et comme Lé­nine le souligne avec justesse : « L'opposition allemande manque énormé­ment encore d'un sol solide. Elle est encore dispersée, s'éparpille en cou­rants autono­mes, auxquels il  manque en premier lieu un fondement commun indis­pensable à sa ca­pacité d'action. Nous con­sidérons de notre devoir de fondre les forces dispersées en un organisme capable d'agir. » ([8] [117])

Tant que les Spartakistes restent dans le SPD en tant que groupe autonome, ils for­ment un pôle de référence politique qui lutte contre la dégé­nérescence du parti, contre la trahison d'une partie de celui-ci. Suivant les principes d'or­ganisation du mouvement ou­vrier la fraction ne prend pas d'existence sé­parée, d'indépen­dance organisationnelle mais reste au sein du parti. Ce n'est qu'avec l'exclusion du parti que l'existence indépen­dante sur le plan or­ganisationnel de la frac­tion est possible.

Par contre, les autres regroupements de la Gauche, et surtout les « Lichtstrahlen » ([9] [118]), celui autour de Borchardt et à Hambourg, commen­cent dans cette phase-ci, au cours de l'année 1916, à se prononcer clairement pour la construction d'une organisation indé­pen­dante.

Comme nous l'avons déjà exposé, cette aile de la Gauche (surtout de Hambourg et de Dresde) prend pour prétexte la trahison de la direction social-pa­triote pour remettre en ques­tion la nécessité du parti en général. Par crainte d'une nouvelle bureaucratisation, par peur de voir la lutte ouvrière étouffée par la Gauche à cause de l'organisation, ils com­mencent à rejeter toute organisation po­liti­que. Au départ, cela prend la forme d'une méfiance vis-à-vis de la centralisation, d'une revendication du fédéralisme. A ce moment-là, cela s'illustre par un refus de lut­ter contre les social-patriotes à l'intérieur du parti. Mais cela constitue l'acte de naissance du futur communisme de conseils qui va connaître dans les années suivantes un grand développement.

Le principe d'un travail de fraction consé­quent et la poursuite de la résistance au sein du SPD, tels qu'ils sont mis en pratique en Allemagne par les Gauches au cours de cette période, serviront ensuite d'exemple pour les camarades de la Gauche italienne, dix an­nées plus tard, dans leur combat au sein de l'Internationale Communiste contre la dégé­nérescence de celle-ci. Ce principe défendu par Rosa Luxemburg et la grande majorité des Spartakistes va être bien vite rejeté par des parties de la Gauche qui, dés que surgi­ront des divergences, sans aucune commune me­sure encore avec la trahison commise par les social-patriotes du SPD, quitteront im­médiatement l'or­gani­sation.

Les différents courants au sein du mouvement ouvrier

Le mouvement ouvrier, au cours des premiè­res années de guerre, s'est divisé dans tous les pays en trois courants. Lénine es­quisse ces trois courants en avril 1917 dans Les Tâches du prolétariat dans notre révo­lution de la façon suivante :

- « Les social-chauvins, socialistes en paro­les, chauvins en fait ; qui admettent la "défense de la patrie" dans une guerre im­périaliste. (...) Ce sont nos adversaires de classe. Ils sont passés du côté de la bour­geoisie. »

- « (...) les véritables internationalistes que représente le mieux "la Gauche de Zimme­r­wald". Caractère distinctif essentiel : rup­ture complète avec le social-chauvi­nisme (...). Lutte révolutionnaire intransi­geante contre son propre gouvernement impéria­liste et sa propre bourgeoisie im­périaliste. »

- Entre ces deux tendances, il existe un troi­sième courant que Lénine qualifie de « "centre", qui hésite entre les social-chau­vins et les véritables internationalistes. (...) Le "centre" jure ses grands dieux qu'il est (...) pour la paix, (...) et pour la paix avec les social-chauvins. Le "centre" est pour "l'unité", le centre est l'adversaire de la scission. (...) le "centre" n'est pas con­vaincu de la nécessité d'une révolution contre son propre gouvernement, ne la préconise pas, ne poursuit pas une lutte révolutionnaire intransigeante, invente pour s'y soustraire les faux-fuyants les plus plats, bien qu'à résonance archi-mar­xiste. »

Ce courant centriste ne possède aucune clar­té programmatique mais est au contraire in­cohérent, inconséquent, prêts à toutes les concessions possibles, recule devant toute définition programmatique, cherche "à s'adap­ter" à toute nouvelle situation. Il est l'endroit où s'affrontent les influences peti­tes-bourgeoises et révolutionnaires. Ce cou­rant s'est retrouvé en majorité à la confé­rence de Zimmerwald en 1915. En Allemagne même il est important en nom­bre. Lors de la conférence de l'opposition te­nue le 7 janvier 1917 il représente la majori­té des 187 délégués ; seulement 35 délégués sont des Spartakistes.

Le courant centriste se compose lui-même d'une aile droite et d'une aile gauche. L'aile droite est proche des social-pa­triotes tandis que l'aile gauche est plus ou­verte à l'inter­vention des révolutionnaires.

En Allemagne Kautsky se trouve la tête de ce courant qui s'unifie en mars 1916 au sein du SPD sous le nom de « Sozialdemokratische Arbeitsge­mein­schaft » (SAG, Collectif social-démocrate de Tra­vail) et qui est le plus fort surtout au sein de la fraction parlementaire. Haase et Ledebour sont les principaux députés cen­tristes au Reichstag.

Dans le SPD il n'existe donc pas seulement les traîtres et les révolutionnaires mais aussi un courant cen­triste qui, pendant une lon­gue période, attire vers lui la majorité des ouvriers.

« Et quiconque, s'écartant du terrain de la réalité, se refuse à reconnaître l'existence de ces trois tendances, à les analyser, à lutter de façon conséquente pour celle qui est véri­tablement internationaliste, se con­damne à l'inertie, à l'impuissance et à l'er­reur. » ([10] [119])

Alors que les social-patriotes continuent à vouloir injecter à haute dose le poison natio­naliste à la classe ouvrière et que les Spar­takistes mènent une lutte acharnée contre eux, les centristes oscillent entre ces deux pôles, allant de l'un à l'autre. Quelle attitude doi­vent alors adopter les Spartakistes vis-à-vis de ce centre ? L'aile rassemblée autour de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht souli­gnent que « politiquement on doit ta­per sur les centristes », que les révolution­naires doi­vent intervenir vis-à-vis d'eux.

L'intervention vis-à-vis du centrisme : la clarté politique d'abord, avant l'unité

En janvier 1916, au cours d'une conférence convoquée par les adversaires à la guerre Rosa Luxemburg esquisse déjà sa position vis-à-vis des Centristes : « Notre tactique dans cette conférence doit partir, non pas de l'idée de mettre toute l'opposition d'accord, mais inversement de sélectionner dans toute cette bouillie le petit noyau solide et apte à l'action que nous pouvons regrouper autour de notre plate-forme. A l'inverse, concernant un rassem­blement organisationnel, la plus grande prudence est requise. Car l'union des Gau­ches ne fait, d'après mes longues an­nées d'amère expérience dans le parti, que lier les mains des quelques uns capables d'agir. »

Pour elle, toute association organisationnelle avec les Centristes au sein du SPD est ex­clue. « Bien sûr l'unité fait la force, mais l'unité des convictions solides et profondes, non pas celle de l'addition mécanique et su­per­ficielle d'éléments profondément diver­gents. Ce n'est pas dans le nombre que ré­side sa force, mais dans l'esprit, dans la clarté, dans la détermination qui nous ani­ment. » ([11] [120])

De même Liebknecht souligne en février 1916 : « Non pas l'unité à tout prix, mais la clarté avant tout. Obtenue au moyen de la mise en évidence intransigeante et de la dis­cussion en profondeur de toute divergence  pour un accord sur les principes et la tacti­que dans la perspective d'être en mesure d'agir, dans la perspective de l'unité,  telle est la voie que nous nous devons d'emprun­ter. L'unité ne doit pas former le début de ce processus de fermentation mais doit en être la conclu­sion. » ([12] [121])

La clé de voûte de la méthode de R. Luxemburg et des autres Spartakistes est l'exi­gence de la clarté programmatique. En exi­geant la solidité programmatique, en persis­tant à ne pas se noyer politiquement, quitte à être numériquement réduits, mais en restant clairs quant au contenu, R. Luxemburg ne fait pas preuve de secta­risme, mais se situe en continuité de la vieille méthode marxiste. R. Luxemburg n'est pas la seule dépositaire de cette rigueur et de ce tranchant program­matique ; la même méthode sera ensuite aussi utilisée par les camarades de la Gau­che d'Italie, lorsqu'ils mettront en garde, au moment où ils analyseront le bilan de la Russie, et dans les années 1930, contre toute tendance à faire des concessions politiques sur le plan programmatique uniquement dans le but de grandir numériquement. De plus, il est pos­sible que Rosa Luxemburg commence à per­cevoir les répercus­sions de la nouvelle si­tuation ouverte avec l'entrée en décadence du système capitaliste. Dans cette pé­riode en effet, il ne peut plus y avoir de partis de masse de la classe ouvrière mais seulement des partis numériquement réduits qui se doivent d'être programmatiquement solides. Ainsi, la solidité, la rigueur du programme constitue la boussole du travail des révolu­tionnaires envers les Centristes qui, par dé­finition, oscillent et redoutent la clarté poli­ti­que.

Lorsqu'en mars 1917 les Centristes, après leur expulsion du SPD, veulent fonder leur propre organisation, les Spartakistes recon­naissent la nécessité d'une intervention vis-à-vis d'eux. Ils endossent la responsabilité qui est celle des révolutionnaires vis-à-vis de leur classe.

Dans le contexte du développement de la ré­volution en Russie et d'une radicalisation croissante des luttes de la classe ouvrière en Allemagne même, il s'agit, pour les Spartakistes, de ne pas se couper des meilleurs éléments qui sont encore sous l'in­fluence du centrisme pour les faire avancer et les pousser à effectuer une clarification. Nous devons considérer ces courants centris­tes, comme le « Collectif de travail social-démo­crate » (SAG), de la même manière que nombre de partis qui adhèreront à l'Internationale Com­muniste en mars 1919, c'est à dire non homo­gènes et n'of­frant au­cune stabilité ou cohé­rence.

Les mouvements centristes sont l'expression de l'immaturité de la conscience dans la classe; ils peuvent donc, avec la tendance de la lutte de classes à se développer, s'engager dans un processus de clarification et ainsi ac­complir leur destin historique : disparaî­tre. Pour cela, à côté de la dynamique de la lutte des classes, il est indispensable qu'il existe un pôle de référence organisateur en mesure de jouer le rôle de pôle de clarté vis-à-vis des Centristes. Sans l'existence et l'in­tervention d'une organisation révolutionnaire qui pousse en avant les éléments ouverts et ré­ceptifs pris dans le Centrisme, tout déve­loppement et toute séparation de ceux-ci du Centrisme est impossible.

Lénine résume cette tâche ainsi : « Le man­que le plus important de l'ensemble du mar­xisme révolutionnaire en Allemagne est l'ab­sence d'une organisation illégale qui suit sa ligne de façon systématique et qui éduque les masses dans l'esprit des tâches nouvel­les : une telle organisation devrait prendre une claire position aussi bien vis-à-vis de l'op­portunisme que du kautskysme. » ([13] [122])

Comment exercer alors l'activité de pôle de réfé­rence ? En février les Centristes propo­sent pour les 6 et 8 avril 1917 une confé­rence en vue de la fondation d'une organisa­tion commune adop­tant pour nom USPD (Parti social-démo­crate indépendant). De profondes divergen­ces s'expriment à ce su­jet parmi les révolu­tionnaires internationa­listes.

La Gauche de Brême prend position contre la participation de la gauches révolution­naire à cette organisation commune. Radek pense que :  « Seul un noyau clair et organi­sé peut exercer une influence sur les ou­vriers radicaux du Centre. Jusqu'à mainte­nant, tant que nous agissions sur le terrain du vieux parti, on pouvait se tirer d'affaire avec les liaisons lâches entre les différents radi­caux de la gauche. Maintenant (...) seul un parti radical de gauche doté d'un pro­gramme clair et de ses propres organes peut rassembler les forces dispersées, les unir et les accroître. (Nous ne pouvons remplir no­tre devoir) que par l'organisation des radi­caux de gauche en leur propre parti. » ([14] [123])

Les Spartakistes eux-mêmes ne sont pas unanimes sur la question. Lors d'une confé­rence préparatoire de la Ligue Spartakiste le 5 avril, de nombreux délégués prennent po­sition contre l'entrée dans l'USPD. Mais ce point de vue là ne parvient visiblement pas à s'imposer puisque les Spartakistes s'affilient à l'USPD. L'intention des Spartakistes est d'en retirer les meilleurs éléments pour les gagner à leur cause.

« Le Collectif de travail social-démocrate possède dans ses rangs tout une série d'élé­ments ouvriers qui, politiquement et par leur état d'esprit, comptent parmi les nôtres et ne suivent le collectif de travail que par man­que de contact avec nous ou par absence de connaissance des rapports effectifs au sein de l'opposition ou pour tout autre cause for­tuite... » ([15] [124])

« Il s'agit donc d'utiliser le nouveau parti qui va réunir des masses plus importantes comme champ de recrutement pour nos con­ceptions, pour la tendance déterminée de l'opposition ; il s'agit ensuite de contester au collectif de travail l'influence politique et spirituelle sur les masses au sein même du parti ; il s'agit enfin de propulser le parti comme un tout en avant par notre activité dans ses organisations même tout comme par nos propres actions indépendantes, ainsi qu'éventuellement d'agir contre son in­fluence dommageable sur la classe. » ([16] [125])

Au sein de la Gauche, les arguments pour ou cen­tre cette adhésion sont nombreux. La question qui se pose est : est-il préférable de me­ner un travail de fraction en dehors de l'USPD ou d'agir sur celui-ci de l'inté­rieur? Si le souci des Spartakistes d'inter­venir vis-à-vis de l'USPD pour en arracher les meilleurs éléments est parfaitement valable, il est autrement plus difficile de voir si cela doit se faire « de l'intérieur » ou « de l'ex­té­rieur ».

La question ne peut cependant se poser que parce que les Spartakistes considèrent à juste titre l'USPD comme un courant cen­triste appartenant à la classe ouvrière. Ce n'est pas un parti de la bourgeoisie.

Même Radek et avec lui la Gauche de Brême reconnaissent la nécessité de l'inter­vention vis-à-vis de ce mouvement cen­triste : « C'est en suivant notre chemin - sans aller de gauche ou de droite - que nous luttons pour les éléments indéterminés. Nous vou­lons essayer de les faire se ranger de notre côté. S'ils ne sont pas dés mainte­nant en me­sure de nous suivre, si leur orientation vers nous doit se produire ulté­rieurement, au moment où les nécessités de la politique exigeront de nous l'indépen­dance organisa­tionnelle, rien ne doit s'op­poser à celle-ci. Nous devrons suivre notre chemin. (L'USPD) est un parti qui à plus ou moins brève ou longue échéance se trouvera broyé entre les meules de la droite et de la gauche déterminées. » ([17] [126])

On ne peut comprendre la signification de l'USPD centriste et le fait qu'elle possède encore une grande influence au sein des masses ouvrières qu'en se représentant la si­tuation d'ébullition croissante de la classe ouvrière. A partir du printemps il y a une vague de grèves dans le nord, dans la Ruhr en mars, une série de grèves de masse im­pliquant plus de 300 000 ouvriers à Berlin en avril, un mouvement de grèves et de pro­testation durant l'été à Halle, Brunswick, Magdebourg, Kiel, Wuppertal, Hambourg, Nuremberg, en juin se produisent les pre­mières mutineries dans la flotte. Il ne peut être mis fin à tous ces mouvements que par la répression la plus brutale.

En tous cas, l'aile gauche se trouve provisoi­rement divisée entre les Spartakistes, d'une part, et la Gauche de Brême et les autres parties de la Gauche révolutionnaire, d'autre part. La Gauche de Brême réclame la fon­dation rapide du parti, tandis que les Spar­takistes adhèrent majoritairement à l'USPD en tant que fraction.

DV.



[1] [127]. Tract de l'opposition cité par R. Müller

 

[2] [128]. Lénine, L'Opportunisme et l'effondrement de la II° Internationale, Oeuvres complètes, tome 21

 

[3] [129]. Rosa Luxembourg, Der Kampf n° 31, « Offene Briefe an Gesinnungs­freunde. Von Spaltung, Einheit und Aus­tritt », Duisburg, 6 janvier 1917

 

[4] [130]. Lettre de Spartakus du 30 mars 1916.

 

[5] [131]. Radek, p.327, fin 1916.

 

[6] [132]. L. Jogisches, 30 septembre 1916.

 

[7] [133]. Wohlgemuth, p.167.

 

[8] [134]. Lénine, Wohlgemuth, p.118.

 

[9] [135]. Lichtstrahlen paraît d'août 1914 à avril 1916 ; l'Arbeiterpolitik de Brême depuis fin 1915, ensuite à partir de juin 1916, comme Organe des « Internationale Sozialisten Deutschlands » (ISD).

 

[10] [136]. Lénine, Les Tâches du prolétariat dans notre révolution, Oeuvres complètes, tome 24, p. 68.

 

[11] [137]. R. Luxemburg, La Politique de la minorité social-démocrate, T4, p. 179, printemps 1916.

 

[12] [138]. Spartakusbriefe, p. 112.

 

[13] [139] Lénine, juillet 1916, Oeuvres complètes, tome 22, p. 312.

 

[14] [140] K. Radek, Unter eigenem Banner, p. 414.

[15] [141] L. Jogisches, 25 décembre 1916.

[16] [142] Spartakus im Kriege, p. 184.

[17] [143] Einheit oder Spaltung  ?

Géographique: 

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Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Allemande [145]

Approfondir: 

  • Révolution Allemande [146]

Questions théoriques: 

  • Parti et Fraction [147]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [148]

Questions d'organisation, II : la lutte de la premiere internationale contre l' « alliance » de bakounine

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Nous consacrons la deuxième partie de cet article à la manière dont l'Alliance de Bakounine s'y est pris pour prendre le contrôle de la Première Internationale, l'Association Internationale des Travailleurs (AIT), et la détruire. Nous essaierons de montrer, aussi concrète­ment que possible, les tactiques utili­sées contre le mouvement ouvrier, en nous basant sur l'analyse faite par l'Internationale elle-même. Nous som­mes convaincus que l'identification de ces tactiques de la bourgeoisie et du parasitisme, la capacité à tirer les le­çons du combat contre Bakounine, sont aujourd'hui indispensables pour la dé­fense du milieu révolutionnaire.

Dans la première partie de cette série ([1] [149]), nous avons montré que la fameuse lutte au sein de l'AIT, qui devait conduire à l'exclu­sion de Bakounine et à la condamnation de son « Alliance secrète de la Démocratie Socialiste » au congrès de La Haye, était plus qu'une lutte du marxisme contre l'anar­chisme. C'était une lutte à mort entre ceux qui se consacraient à la construction du parti révolutionnaire du prolétariat et tous ceux qui ne recherchaient que sa destruction. Ces derniers n'incluaient pas seulement les anar­chistes déclarés, mais toutes les variantes les plus diverses du parasitisme organisa­tionnel. Le but de l'« Alliance » secrète de Bakounine n'était rien moins que de prendre le contrôle de l'Association Internationale des Travailleurs, à travers un complot caché, dans le but de détruire sa nature proléta­rienne. Dans cette tentative, les bakouni­niens étaient soutenus par une série d'élé­ments bourgeois, petits-bourgeois et déclas­sés qui existaient à l'intérieur des différentes sections de l'Internationale sans en partager les buts. Et, derrière la scène, le complot était encouragé par les classes dominantes elles-mêmes. Elles encourageaient et mani­pulaient Bakounine et ses adeptes, souvent même à leur insu. La presse bourgeoise se faisait l'écho des campagnes de calomnies de l'Alliance contre Marx et le Conseil Général, portant aux nues « l'esprit de liberté » des anarchistes qui condamnaient « les métho­des dictatoriales » des marxistes. Leurs es­pions et agents provocateurs, envoyés pour infiltrer l'AIT, faisaient tout ce qu'ils pou­vaient pour soutenir Bakounine et ses alliés parasites, à l'intérieur et à l'extérieur de l'Association. La police politique facilitait le travail de sape contre les statuts de l'Internationale, en arrêtant des militants de manière à garantir le succès des manoeuvres de l'Alliance.

D'emblée, la bourgeoisie a utilisé sa police, ses tribunaux, ses prisons, et plus tard ses pelotons d'exécution contre l'AIT. Mais ce n'était pas là son arme la plus dangereuse. En effet, le Congrès de La Haye a montré « comment plus les persécutions ont aug­menté et plus l'organisation des travailleurs qu'est l'AIT s'est renforcée. » ([2] [150]).

L'arme la plus dangereuse de la bourgeoisie consistait précisément dans la tentative de détruire l'AIT de l'intérieur, à travers l'infil­tration, la manipulation et l'intrigue. Cette stratégie consiste à provoquer le soupçon, la démoralisation, les divisions et les clashes au sein d'une organisation prolétarienne, pour l'amener à se détruire elle-même. Alors que la répression porte toujours avec elle le risque de provoquer la solidarité de la classe ouvrière avec ses victimes, la destruction de l'intérieur permet, non seulement de détruire un parti ou un groupe prolétarien, mais de ruiner sa réputation et de l'effacer ainsi de la mémoire collective et des traditions de la classe ouvrière. Plus généralement elle vise à calomnier la discipline organisationnelle, en la présentant comme une « dictature » et à dénigrer la lutte contre l'infiltration poli­cière, le combat contre les ambitions de pouvoir destructrices des éléments déclassés de la classe dominante et  la résistance con­tre l'individualisme petit-bourgeois, en les présentant comme la manifestation d'une « élimination bureaucratique de rivaux ».

Avant de montrer comment la bourgeoisie, avec l'aide du parasitisme politique et de Bakounine en particulier, entreprit ce travail de destruction et de dénigrement, nous al­lons rapidement rappeler l'ampleur de la peur que l'AIT inspirait à la bourgeoisie.

La bourgeoisie se sent menacée par l'AIT

Le rapport du Conseil Général au cinquième congrès annuel de l'Association Internationale des Travailleurs à la Haye en septembre 1872, écrit au lendemain de la défaite de la Commune de Paris, déclarait :

« Depuis notre dernier Congrès à Bâle, deux grandes guerres ont changé la face de l'Europe, la guerre franco-allemande et la guerre civile en France. Ces deux guerres ont été précédées, accompagnées et suivies par une troisième : la guerre contre l'Association Internationale des Travailleurs. »

Ainsi, à la veille du plébiscite qui servit à Louis Napoléon à préparer sa guerre contre la Prusse, des membres de l'AIT furent arrê­tés le 23 avril 1870 à Paris, sous le prétexte d'être mêlés à un complot visant à assassiner Louis Bonaparte. Simultanément des arres­tations d'internationalistes eurent lieu à Lyon, Rouen, Marseille, Brest et dans d'au­tres villes.

« Jusqu'à la proclamation de la République, les membres du Conseil Fédéral de Paris sont restés en prison, tandis que les autres membres de l'Association étaient quotidien­nement dénoncés aux foules comme des traî­tres agissant pour le compte de la Prusse.

Avec la capitulation de Sedan, tandis que le second Empire se terminait comme il avait commencé, par une parodie, la guerre fran­co-allemande est entrée dans sa seconde phase. Elle est devenue une guerre contre le peuple français... De ce moment, elle s'est trouvée contrainte non seulement de com­battre la République en France, mais simul­tanément l'Internationale en Allemagne. » ([3] [151]).

« Si la guerre contre l'Internationale a été localisée d'abord en France et ensuite en Allemagne, elle est devenue générale à par­tir du surgissement puis de la défaite de la Commune de Paris. Le 6 juin 1871, Jules Favre envoya une circulaire aux puissances étrangères, exigeant l'extradition des réfu­giés de la Commune en tant que criminels de droit commun et réclamant une croisade gé­nérale contre l'Internationale comme ennemi de la famille, de la religion, de l'ordre et de la propriété. » ([4] [152]).

Il s'ensuivit une nouvelle offensive, coor­donnée internationalement, de la bourgeoi­sie pour détruire l'AIT. Les chanceliers d'Autriche-Hongrie et d'Allemagne, Beust et Bismarck, tinrent deux « réunions au som­met » presque entièrement consacrée à tra­vailler aux moyens de cette destruction. Les tribunaux autrichiens, par exemple, en con­damnant les chefs du parti prolétarien à la servitude pénale en juillet 1870, décrétèrent ce qui suit :

« L'Internationale vise à émanciper la classe ouvrière de la domination de la classe pos­sédante et de la dépendance politique. Cette émancipation est incompatible avec les ins­titutions existantes de l'Etat autrichien. De là, quiconque accepte et défend les principes du programme de l'Internationale, conspire pour renverser le gouvernement Autrichien et est, en conséquence, coupable de haute trahison. » ([5] [153])

Aux derniers jours de la Commune de Paris, tous les secteurs de la classe dominante avait compris le danger mortel que l'organi­sation socialiste internationale représentait pour sa domination. Même si l'AIT n'a pas pu elle-même jouer un rôle dirigeant dans les événements de la Commune de Paris, la bourgeoisie était tout à fait consciente que ce surgissement, la première tentative de la classe ouvrière pour détruire l'Etat bourgeois et le remplacer par sa propre domination de classe, n'aurait pas été possible sans l'auto­nomie et la maturité politiques et organisa­tionnelles du prolétariat, une maturité que l'AIT cristallisait.

Plus encore, c'est la menace politique que l'existence même de l'AIT faisait peser sur la domination à long terme du capital qui, dans une grande mesure, explique la sauvagerie avec laquelle la Commune de Paris a été ré­primée conjointement par les Etats français et allemand.

Après la Commune de Paris : la bourgeoisie essaie de briser et de discréditer l'AIT

En fait, comme Marx et Engels avaient tout juste commencé à le comprendre au moment du fameux congrès de La Haye en 1872, la défaite de la Commune, et du prolétariat français comme un tout, signifiait le com­mencement de la fin pour l'AIT. L'association des secteurs décisifs des ou­vriers d'Europe et d'Amérique, fondée en 1864, n'était pas une création artificielle, mais le produit de la montée de la lutte de classe à cette époque. L'écrasement de la Commune signifiait la fin de cette vague de luttes et ouvrait une période de défaite et de désorientation politique. Comme après la défaite des révolutions de 1848-49, quand la Ligue des Communistes avait été victime d'une semblable désorientation, beaucoup de ses membres refusant de reconnaître que la période révolutionnaire était terminée, l'AIT, après 1871, était entrée dans une période de déclin. Dans cette situation, la principale préoccupation de Marx et Engels fut de faire en sorte que l'AIT termine son travail en bon ordre. C'est dans cette perspective qu'au Congrès de La Haye, ils ont proposé de transférer le Conseil Général à New York, où il serait tenu à distance de la ligne de front de la répression bourgeoise et des dis­sensions internes. Ils voulaient avant tout préserver la réputation de l'Association, dé­fendre ses principes politiques et organisa­tionnels, de manière à ce que ceux-ci puis­sent être transmis aux futures générations de révolutionnaires. En particulier, l'expérience de l'AIT devait servir de base pour la cons­truction d'une Seconde Internationale, aussi­tôt que les conditions objectives le permet­traient.

Pour les classes dominantes, cependant, il n'était pas question de permettre que l'AIT termine sa tâche en bon ordre et de la laisser transmettre ainsi aux générations proléta­riennes à venir les enseignements de ces premiers pas dans la construction d'une or­ganisation internationale, statutairement centralisée. Le massacre des ouvriers de Paris donnait le signal : il s'agissait de me­ner à son terme tout le travail de sape in­terne et de discrédit de l'AIT qui avait déjà commencé bien avant la Commune. Les re­présentants les plus intelligents des classes dominantes craignaient que l'AIT reste dans l'histoire comme un moment décisif de l'adoption du marxisme par le mouvement ouvrier. Bismark était un de ces intelligents représentants des exploiteurs, lui qui, au long des années 1860, avait secrètement, et quelquefois ouvertement, soutenu les Lassaliens au sein du mouvement ouvrier al­lemand, dans le but de combattre le déve­loppement du marxisme. Mais il y en eut d'autres, comme nous allons le voir, qui se sont unis pour désorienter et naufrager l'avant-garde politique de la classe ouvrière.

L'Alliance de Bakounine : fondée pour attaquer l'AIT

« L'Alliance de la démocratie socialiste fut fondée par M. Bakounine vers la fin de l'an­née 1868. C'était une société internationale prétendant fonctionner, en même temps en dehors et en dedans de l'Association inter­nationale des travailleurs. Se composant de membres de cette dernière qui réclamaient le droit de participer à toutes ses réunions, elle voulait cependant se réserver celui d'avoir ses propres groupes locaux, ses fé­dérations nationales, et d'organiser ses congrès particuliers, à côté et en sus de ceux de l'Internationale. En d'autres termes, l'Alliance prétendait dès le début former une sorte d'aristocratie au sein de notre associa­tion, un corps d'élite avec un programme à elle et avec des privilèges particuliers. » ([6] [154]).

Bakounine avait échoué dans son projet ori­ginal d'unifier sous son propre contrôle l'AIT et la Ligue de la Paix et la Liberté, ses pro­positions ayant été rejetées par le congrès général de toute l'AIT à Bruxelles. Bakounine expliquait cette défaite à ses amis bourgeois de la Ligue en ces termes : « Je ne pouvais pas prévoir que le Congrès de l'Internationale nous répondrait par une insulte aussi grossière que prétentieuse, mais cela est dû aux intrigues d'une certaine coterie d'Allemands qui déteste les Russes et tout le monde excepté eux-mêmes. » ([7] [155]).

Concernant cette lettre, Nicolai Outine, dans son rapport au Congrès de La Haye, souligne un des aspects centraux de la politique de Bakounine :

« Elle prouve que c'est déjà de cette époque, sinon d'avant, que datent les calomnies de Bakounine contre le citoyen Marx, contre les Allemands et contre toute l'Internationale, qui était déjà accusée alors, et a priori - puisque Bakounine igno­rait tout à ce moment tant de l'organisation que de l'activité de l'Association -, d'être une marionnette aveugle entre les mains du citoyen Marx et de la clique allemande (plus tard devenue pour les partisans de Bakounine une clique autoritaire à l'esprit bismarckien) ; de cette époque également date la haine rancunière de Bakounine pour le Conseil général et pour certains de ses membres en particulier. » ([8] [156]).

Devant cet échec, Bakounine dût changer de tactique et demander son admission dans l'AIT. Mais il ne modifia pas sa stratégie de base :

« Pour se faire reconnaître comme chef de l'Internationale, il fallait se présenter comme chef d'une autre armée dont le dé­vouement absolu envers sa personne lui de­vait être assuré par une organisation se­crète. Après avoir ouvertement implanté sa société dans l'Internationale, il comptait en étendre les ramifications dans toutes les sec­tions et en accaparer par ce moyen la direction absolue. Dans ce but, il fonda à Genève l'Alliance (publique) de la démocra­tie socialiste. (...) Mais cette Alliance publi­que en cachait une autre qui, à son tour, était dirigée par l'Alliance encore plus se­crète des frères internationaux, les Cent Gardes du dictateur Bakounine. » ([9] [157])

Cependant, la première demande d'admis­sion de l'Alliance fut refusée, pour cause de sa pratique organisationnelle non conformes aux statuts de l'Association.

« Le Conseil Général refusa d'admettre l'Alliance tant qu'elle conserverait son ca­ractère international distinct ; il ne promit de l'admettre qu'à la condition qu'elle dis­soudrait son organisation internationale particulière, que ses sections se converti­raient en simples sections de notre associa­tion et que le conseil serait informé du lieu et des effectifs numériques de chaque section nouvelle. ».([10] [158]).

Le Conseil Général insistait particulière­ment sur ce dernier point, afin d'empêcher l'Alliance d'infiltrer secrètement l'AIT, sous des noms différents.

L'Alliance répondit :

« La question de la dissolution est aujour­d'hui prononcée. En notifiant cette décision aux différents groupes de l'Alliance, nous les avons invités à se constituer, à notre exemple, en sections de l'AIT, et à se faire reconnaître comme telles par vous ou par le Conseil Fédéral de l'Association dans leurs pays respectifs. » ([11] [159]).

Mais l'Alliance ne fit rien de tel. Ses sec­tions n'ont jamais déclaré leur siège ni leur force numérique, pas plus qu'elles n'ont posé leur candidature en leur propre nom.

« La section de Genève resta la seule qui demandait son affiliation. On n'entendit plus parler des autres prétendues sections de l'Alliance. Cependant, en dépit des intrigues continuelles des alliancistes tendant à impo­ser leur programme spécial à toute l'Internationale et à s'assurer le contrôle de notre association, il nous fallut croire que l'Alliance avait tenu parole et qu'elle s'était dissoute. Mais, au mois de mai dernier, le Conseil général reçut des indications assez précises, dont il dut conclure que l'Alliance n'avait pas même envisagé sa dissolution ; qu'en dépit de sa parole solennellement donnée, elle avait existé et existait toujours, sous forme de société secrète, et qu'elle usait de cette organisation clandestine pour poursuivre son but de toujours : s'assurer le contrôle complet de l'Internationale. » ([12] [160]).

En fait, au moment où l'Alliance s'est décla­rée dissoute, le Conseil Général ne disposait pas de preuves suffisantes pour justifier un refus de l'admettre dans l'Internationale. Il avait en outre été « induit en erreur par quelques signatures du programme qui lais­saient supposer qu'elle était reconnue par le Comité fédéral romand. » ([13] [161]).

Mais ce n'avait pas été le cas, puisque le Comité fédéral romand avaient de bonnes raisons de ne faire aucune confiance aux al­liancistes.

« L'organisation secrète cachée derrière l'Alliance publique entra, dès ce moment, en action. Derrière la section de Genève de l'Internationale, il y avait le bureau central de l'Alliance secrète ; derrière les sections de Naples, de Barcelone, de Lyon et du Jura, les sections secrètes de l'Alliance. Appuyé sur cette franc-maçonnerie dont l'existence n'était pas même soupçonnée ni par la masse des Internationaux, ni par leurs centres administratifs, Bakounine es­pérait s'emparer de la direction de l'Internationale au congrès de Bâle, en sep­tembre 1869. » ([14] [162]).

A cette fin l'Alliance commença à mettre di­rectement en oeuvre son appareil secret in­ternational.

« L'Alliance secrète envoya des instructions à ses adhérents dans tous les coins d'Europe, les enjoignant, qui à se faire élire comme délégués, qui à donner un mandat impératif s'ils ne pouvaient envoyer un de leurs propres hommes. Dans beaucoup d'en­droits, les membres ont été très surpris de constater que, pour la première fois dans l'histoire de l'Internationale, la désignation des délégués ne se faisait pas de manière honnête, ouverte et transparente et le Conseil général reçut des lettres demandant s'il n'y avait pas quelque chose dans l'air. » ([15] [163]). Au congrès de Bâle, l'Alliance échoua dans son objectif principal qui était de trans­férer le Conseil Général de Londres à Genève, où Bakounine comptait bien le do­miner. L'Alliance ne renonça pas, elle chan­gea de tactique.

« Constatons d'abord qu'il y a eu deux pha­ses bien distinctes dans l'action de l'Alliance. Dans la première, elle croyait pouvoir s'emparer du Conseil général et, ce faisant, s'assurer la direction suprême de notre association. C'est alors qu'elle de­manda à ses adhérents de soutenir la "forte organisation" de l'Internationale et surtout "le pouvoir du Conseil général et des con­seil fédéraux et comités centraux". C'est dans ces conditions que les alliancistes ont demandé au Congrès de Bâle tous ces pou­voirs étendus pour le Conseil général, pou­voirs qu'ils ont plus tard repoussé avec tant d'horreur parce que autoritaires. » ([16] [164]).

La bourgeoisie favorise le travail de sabotage de Bakounine

Dans la première partie de cet article, sur la préhistoire de la conspiration de Bakounine, nous avons déjà montré quelle était la nature de classe de sa société secrète. Même si la majorité de ses membres n'en avaient pas conscience, l'Alliance représentait rien moins qu'un cheval de Troie au moyen du­quel la bourgeoisie a tenté de détruire l'AIT de l'intérieur.

Si Bakounine a pu tenter de prendre le con­trôle de l'AIT dès le congrès de Bâle, moins d'un an après y être entré, c'est uniquement parce qu'il avait reçu l'aide de la bourgeoi­sie. Cette aide lui a fourni une base politi­que et organisationnelle, avant même qu'il n'ait rejoint l'AIT.

La première origine du pouvoir de Bakounine a été la société entièrement bourgeoise qu'était la Ligue de la Paix et la Liberté, constituée pour rivaliser avec l'AIT et s'opposer à elle. Comme le rappelait Outine, parlant de la structure de l'Alliance :

« Nous devons noter avant tout que les noms de Comité central permanent, Bureau cen­tral et Comités nationaux, existaient déjà dans la Ligue de la Paix et de la Liberté. En fait les règles secrètes (de l'Alliance) admet­tent sans gêne que le comité central perma­nent est composé de "tous les membres fon­dateurs de l'Alliance". Et ces fondateurs sont les "anciens membres du Congrès de Berne" (de la Ligue) appelés "la minorité socialiste". Ainsi ces fondateurs devaient élire parmi eux le Bureau central avec son siège à Genève. » ([17] [165]).

L'historien anarchiste Nettlau mentionne les personnes suivantes qui quittèrent la Ligue pour se consacrer à pénétrer dans l'Internationale : Bakounine, Fanelli, Friscia, Tucci, Mroczkowski, Zagorski, Joukovski, Elisée Reclus, Aristide Rey, Charles Keller, Jaclard, J. Bedouche, A. Richard ([18] [166]). Plusieurs de ces personnages étaient direc­tement des agents de l'infiltration politique bourgeoise. Albert Richard, qui constitua l'Alliance en France, était un agent de la po­lice politique bonapartiste, ainsi que son « compagnon d'armes » à Lyon, Gaspard Blanc. Saverio Friscia, selon un autre histo­rien anarchiste, Woodcock, n'était pas seu­lement « un physicien homéopathique sici­lien, mais aussi un membre de la Chambre des députés, et, plus important pour les Frères Internationaux, un franc-maçon du trente-troisième degré, avec une grande in­fluence dans les loges du Sud de l'Italie. » ([19] [167]). Fanelli a été longtemps membre du parlement italien et avait les plus intimes connexions avec de hauts représentants de la bourgeoisie italienne.

La seconde origine bourgeoise des appuis politiques de Bakounine était donc ses liens avec les « cercles influents » d'Italie. En oc­tobre 1864, à Londres, Bakounine dit à Marx qu'il partait travailler pour l'AIT en Italie, et Marx écrivit à Engels combien il avait été impressionné par cette initiative. Mais Bakounine mentait.

« Par Dolfi, il s'était introduit dans la so­ciété des francs-maçons, où les libres pen­seurs italiens s'étaient regroupés », nous dit Richarda Huch, aristocrate allemande, admi­ratrice et biographe de Bakounine ([20] [168]). Comme nous l'avons vu dans la première partie de cet article, Bakounine, qui quitta Londres pour l'Italie en 1864, tira avantage de l'absence de l'AIT dans ce pays pour y monter des sections, sous son propre con­trôle et à sa propre image. Ceux qui, comme l'Allemand Cuno, qui fonda la section de Milan, se sont opposés à la domination par cette « confrérie » secrète, ont été fort à pro­pos arrêtés ou déportés par la police dans les moments décisifs.

« L'Italie n'était devenue la terre promise de l'Alliance que par grâce particulière.(...) », déclare le rapport publié par le congrès de La Haye, citant une lettre de Bakounine à Mora, dans laquelle il explique : « Il y a en Italie ce qui manque aux autres pays : une jeunesse ardente, énergique, tout à fait dé­placée, sans carrière, sans issue, et qui, malgré son origine bourgeoise, n'est point moralement et intellectuellement épuisée comme la jeunesse bourgeoise des autres pays. » En commentaire, le rapport ajoute : « Le Saint Père (le Pape Bakounine) a rai­son. L'Alliance en Italie n'est pas un "faisceau ouvrier", mais un ramassis de dé­classés. Toutes les prétendues sections de l'Internationale en Italie sont conduites par des avocats sans cause, des médecins sans malades et sans science, des étudiants de billard, des commis voyageurs et autres em­ployés de commerce, et principalement des journalistes de la petite presse d'une réputa­tion plus ou moins douteuse. L'Italie est le seul pays où la presse de l'Internationale - ou soi-disant telle - ait revêtu les caracté­ristiques du Figaro. On n'a qu'à jeter un coup d'oeil sur l'écriture des secrétaires de ces prétendues sections, pour constater qu'il s'agit du travail de clercs ou de plumitifs professionnels. C'est en s'emparant ainsi de tous les postes officiels des sections que l'Alliance parvint à forcer les ouvriers ita­liens, pour entrer en communication entre eux ou avec les autres conseils de l'Internationale, de passer par les mains des déclassés alliancistes qui, dans l'Internationale, retrouvaient une "carrière" et une "issue". » ([21] [169])

C'est grâce à cette infrastructure issue de la Ligue, cet organe de la bourgeoisie euro­péenne occidentale influencé par la diploma­tie secrète du Tsar de Russie, et nourrie du vivier de bourgeois déclassés italiens, « libres-penseurs » et « francs-maçons », que Bakounine put lancer sa violente attaque contre l'Internationale.

C'est donc après le Congrès de Berne de la Ligue de la Paix (septembre 1868) que le déjà mentionné Fanelli, membre italien du Parlement et membre fondateur de l'Alliance, a été envoyé en Espagne, « muni d'une recommandation de Bakounine pour Garrido, député aux Cortes, qui le mit en contact avec les cercles républicains, tant bourgeois qu'ouvriers », afin d'installer l'Alliance sur la péninsule ibérique ([22] [170]). Ici nous voyons les méthodes typiques des anar­chistes « abstentionnistes » qui refusent énergiquement de faire de la « politique ». C'est avec de telles méthodes que l'Alliance s'est étendue dans les parties de l'Europe où le prolétariat industriel était encore extrê­mement sous-développé : l'Italie et l'Espagne, le Sud de la France, le Jura suisse. C'est ainsi qu'au congrès de Bâle, « grâce aux moyens déloyaux dont elle s'était servie, l'Alliance se trouva représen­tée par au moins dix délégués, parmi les­quels se trouvaient le fameux Albert Richard et Bakounine lui-même ».([23] [171]).

Mais toutes ces sections bakouniniennes, se­crètement dominées par l'Alliance, n'étaient pas en elles-mêmes suffisantes. Afin de met­tre la main sur l'AIT, il était nécessaire pour Bakounine et ses partisans d'être acceptés par une des sections existantes de l'Association, parmi les plus anciennes et les plus importantes, et d'en prendre le contrôle. Venu de l'extérieur, Bakounine comprit le besoin de se servir de l'autorité d'une telle section, déjà largement reconnue à l'intérieur de l'AIT. C'est pourquoi Bakounine partit dès le début pour Genève, où il fonda sa « Section de Genève de l'Alliance de la dé­mocratie socialiste ». Avant même que le conflit ouvert avec le Conseil général ne soit apparu, c'est là qu'a commencé la première résistance décisive de l'AIT contre le sabo­tage de Bakounine.

La lutte pour le contrôle de la fédération suisse romande

« Mais, en décembre 1868, l'Alliance de la démocratie socialiste s'était juste formée à Genève et s'était déclarée comme section de l'AIT. Cette nouvelle section demanda trois fois en quinze mois son admission au groupe des sections de Genève, et trois fois celle-ci lui a été refusée, d'abord par le Conseil cen­tral de toutes les sections de Genève et en­suite par le Comité fédéral romand. En sep­tembre 1869, Bakounine, le fondateur de l'Alliance, fut battu à Genève, lorsqu'il posa sa candidature pour la délégation au Congrès de Bâle et que celle-ci fut rejetée, les membres de Genève ayant nommé Grosselin délégué. Les pressions commen­cèrent alors (...) de la part des supporters de Bakounine, conduits par lui-même, pour contraindre Grosselin à renoncer et à lais­ser sa place à Bakounine. Ces discussions ont dû convaincre Bakounine que Genève n'était pas un endroit favorable à ses ma­chinations. Ses coups de gueule retentis­sants n'ont rencontré dans les réunions des ouvriers genevois que désintérêt et mépris. Ce fait, ajouté aux autres affaires russes, fournit à Bakounine le motif pour quitter de lui-même Genève. » ([24] [172]).

Au moment où, à Londres, le Conseil géné­ral agissait encore avec beaucoup d'hésita­tions et où il admettait l'Alliance contre sa propre conviction, les sections ouvrières en Suisse résistaient déjà ouvertement aux ten­tatives de Bakounine d'imposer sa volonté en violation des statuts. Alors que les histo­riens bourgeois, fidèles à leur vision de l'his­toire déterminée par de « grandes personna­lités », présentent le combat dans l'AIT comme un conflit « entre Marx et Bakounine », et tandis que les anarchistes font de Bakounine l'innocente victime de Marx, cette toute première bataille contre les bakouniniens en Suisse révèle immédia­tement qu'il s'agissait d'une lutte de toute l'organisation pour sa propre défense.

Cependant, cette résistance prolétarienne aux tentatives ouvertes de Bakounine de prendre le pouvoir n'a pu l'empêcher de faire éclater les sections suisses. Ceci vient de ce que, derrière la scène, Bakounine avait déjà commencé à se faire des adeptes dans le pays. Il les avaient gagnés principalement par des moyens de persuasion non politi­ques, en particulier le charisme de sa per­sonnalité, grâce auquel il fit la conquête de la section internationaliste du Locle, dans la région horlogère du Jura. Le Locle a été un centre de résistance à la politique Lassalienne de soutien aux conservateurs contre les radicaux bourgeois menée par le docteur Coullery, le pionnier opportuniste de l'Internationale en Suisse. Bien que Marx et Engels ait été les opposants les plus déter­minés à Lassale en Allemagne, Bakounine dit aux artisans du Locle que la politique corrompue de Coullery était le résultat de l'autoritarisme de Marx dans l'AIT, si bien qu'il était nécessaire de « révolutionner » l'Association par le biais d'une société se­crète. La branche locale de l'Alliance se­crète, conduite par J. Guillaume, devint le centre de la conspiration, à partir duquel la lutte contre les Internationaux suisses était organisée.

Les partisans de Bakounine, peu représentés dans les villes industrielles, mais fortement présents parmi les artisans du Jura, provo­quèrent alors la scission dans le Congrès de la Fédération romande tenu à la Chaux-de-Fonds, en s'efforçant d'obliger la section de Genève à reconnaître l'Alliance et de trans­porter le Comité fédéral et son organe de presse de Genève à Neuchâtel, pour les met­tre dans les mains du bras droit de Bakounine, Guillaume. Les bakouniniens sabotèrent complètement l'ordre du jour du Congrès, n'acceptant la discussion sur aucun point, sinon celui de la reconnaissance de l'Alliance. Incapables d'imposer leur volonté, les alliancistes quittèrent le Congrès pour se réunir dans un café voisin, où ils s'auto-pro­clamèrent aussitôt « Congrès de la Fédération romande » et nommèrent leur propre « Comité fédéral romand », en viola­tion flagrante des articles 53, 54 et 55 des statuts de la fédération.

Face à cela, la délégation de Genève déclara qu' « il s'agissait de décider si l'Association voulait rester une fédération de sociétés ou­vrières, visant l'émancipation des tra­vailleurs par les travailleurs eux-mêmes ou si elle souhaitait abandonner son pro­gramme devant un complot fomenté par une poignée de bourgeois, dans le but évident de s'emparer de la direction de l'Association au moyen de ses organes publics et de ses conspirations secrètes. » ([25] [173]).

Ce faisant, la délégation de Genève avait immédiatement saisi l'entièreté de ce qui était en jeu. De fait, la scission que la bour­geoisie désirait tant, avait eu lieu.

« Quiconque connaît un tant soit peu l'histo­ire et le développement de notre Association sait bien qu'avant le Congrès romand de la Chaux-de-Fonds en avril 1870, il n'y avait pas de scission dans notre Association et ni la presse bourgeoise, ni le monde bourgeois n'avait jamais pu se réjouir publiquement de nos désaccords.

En Allemagne, il y eut la lutte entre les vrais Internationalistes et les partisans aveugles de Schweitzer, mais cette lutte n'a pas dé­passé les frontières de l'Allemagne, et les membres de l'Internationale dans tous les pays ont rapidement condamné cet agent du gouvernement prussien, même si au début il était bien camouflé et semblait être un grand révolutionnaire.

En Belgique, une tentative d'abuser et d'ex­ploiter notre Association eut lieu de la part d'un certain Mr Coudray, qui lui aussi sem­blait au début être un membre influent, tout dévoué à notre cause, mais qui s'avéra fina­lement n'être qu'un intrigant, dont le Conseil fédéral et les sections belges se sont chargés, malgré le rôle important qu'il avait réussi à avoir.

A l'exception de cet incident passager, l'Internationale se développait comme une véritable unité fraternelle, animée par le même effort combattant et n'ayant pas de temps à perdre dans de vaines disputes per­sonnelles.

Tout d'un coup, un appel à la guerre intes­tine surgit au sein de l'Internationale elle-même ; cet appel fut lancé par le premier numéro de La Solidarité (journal bakouni­nien). Il était accompagné des plus graves accusations publiques contre les sections de Genève et leur Comité fédéral, qui était ac­cusé de s'être vendu à un membre qui était peu connu jusqu'alors (...)

Dans le même numéro, La Solidarité prédi­sait qu'il y aurait bientôt une profonde scis­sion entre les réactionnaires (les délégués genevois au Congrès de la Chaux-de-Fonds) et plusieurs membres de la section des ou­vriers du bâtiment de Genève. Au même moment, des affiches parurent sur les murs de Genève, signées par Chevalley, Cagnon, Heng et Charles Perron (bakouniniens bien connus) annonçant que les signataires avaient été délégués par Neuchâtel pour ré­véler aux membres genevois de l'Internationale la vérité sur le Congrès de la Chaux-de-Fonds. Cela revenait logique­ment à une accusation publique contre tous les délégués de Genève, qui étaient ainsi traités de menteurs cachant la vérité aux membres de l'Internationale.

Les journaux bourgeois de Suisse annoncè­rent alors au monde qu'il y avait eu une scission dans l'Internationale. » ([26] [174]).

Les enjeux de cette grande bataille étaient énormes pour l'AIT, mais aussi pour l'Alliance dans la mesure où le refus de Genève de l'admettre « prouverait à tous les membres de l'Internationale ailleurs qu'il se passait quelque chose d'anormal autour de l'Alliance » (...) « et ceci aurait naturelle­ment sapé, paralysé, le "prestige" que les fondateurs de l'Alliance avaient rêvé d'avoir depuis sa création et l'influence qu'elle vou­lait exercer, surtout en dehors de Genève. » (...)

« D'un autre côté, s'il elle avait été un noyau reconnu et accepté par les groupes genevois et romand, l'Alliance aurait pu, se­lon les plans de ses fondateurs, usurper le droit de parler au nom de toute la Fédération romande, ce qui lui aurait né­cessairement donné un grand poids en de­hors de la Suisse » (...)

« Tout comme le choix de Genève comme centre des opérations ouvertes de l'Alliance, ceci venait de ce que Bakounine pensait qu'il jouirait d'une plus grande sécurité en Suisse que nulle part ailleurs, et qu'en géné­ral Genève, tout comme Bruxelles, avait ac­quis la réputation d'un des principaux cen­tres de l'Internationale sur le continent. »

Dans cette situation, Bakounine resta fidèle à son principe destructeur : ce qu'on ne peut pas contrôler, il faut le faire éclater. « Cependant, l'Alliance continuait à insister pour rejoindre la Fédération romande qui a alors été contrainte de décider l'expulsion de Bakounine et des autres meneurs. Il y eut ainsi deux Comités fédéraux romands, un à Genève, l'autre à la Chaux-de-Fonds. La grande majorité des sections restèrent loya­les au premier, tandis que le second n'avait l'appui que de quinze sections, dont un grand nombre (...) cessèrent d'exister l'une après l'autre. »

L'Alliance en appela alors au Conseil géné­ral pour décider lequel des deux devait être considéré comme le véritable organe central, espérant profiter du nom de Bakounine et de l'ignorance des affaires suisses censée régner à Londres. Mais, dès que le Conseil général se fut prononcé en faveur de la fédération originale de Genève et appela le groupe de la Chaux-de-Fonds à se transformer en sec­tion locale, elle dénonça immédiatement « l'autoritarisme » de Londres, qui s'immis­çait dans les affaires de la Suisse.

La Conférence de Londres de 1871

Pendant la guerre franco-prussienne de 1870, les luttes de classe en France puis la Commune de Paris, la lutte organisation­nelle au sein de l'Internationale passa au se­cond plan, sans pour autant disparaître com­plètement. Avec la défaite de la Commune et face à la nouvelle ampleur des attaques de la bourgeoisie, il fallut bientôt redoubler d'énergie pour défendre l'organisation révo­lutionnaire. Au moment de la Conférence de Londres, en septembre 1871, il était clair que l'AIT était attaquée d'une manière coor­donnée, tant de l'extérieur que de l'intérieur, et que le véritable coordinateur en était la bourgeoisie.

A peine quelques mois avant, c'était beau­coup moins clair. « Quand le matériel des organisations de Bakounine tomba dans les mains de la police parisienne avec les arres­tations de mai 1871 et que le ministère pu­blic annonça dans la presse qu'existait, der­rière l'Internationale officielle, une société secrète de conspirateurs, Marx crut que c'était une de ces coutumières "découvertes" policières. "C'est une niaiserie", écrivit-il à Engels. "A la fin, la police ne saura plus à quel saint se vouer". » ([27] [175]).

Mais, en septembre 1871, la Conférence de Londres, prise dans l'étau de la répression internationale et des calomnies, est à la hau­teur de la tâche. Pour la première fois, les questions organisationnelles internationales internes dominèrent une réunion internatio­nale de l'Association. La conférence adopta la proposition de Vaillant, affirmant que les questions sociales et politiques sont deux aspects de la même tâche du prolétariat pour détruire la société de classes. Les docu­ments, et en particulier la résolution « Sur l'action politique de la classe ouvrière », ti­rant les leçons de la Commune, montrant la nécessité de la dictature du prolétariat et d'un parti politique distinct de la classe ou­vrière, était un coup porté contre les absten­tionnistes politiques, « ces alliés de la bour­geoisie, qu'ils en soient conscients ou pas » ([28] [176]).

Au niveau organisationnel, ce combat s'est concrétisé par le renforcement des responsa­bilités du Conseil général, qui obtint le pou­voir, si nécessaire, de suspendre des sections entre les congrès internationaux. Elle s'est aussi concrétisée par la résolution contre les activités de Netchaiev, collaborateur de Bakounine en Russie. Le russe Outine, qui avait pu lire tous les documents des ba­kouniniens en Russie, fut chargé par la con­férence de rédiger un rapport sur cette der­nière question. Dans la mesure où ce rapport menaçait de mettre en lumière toute la conspiration bakouninienne, tout fut fait pour l'empêcher de le rédiger. Après que les autorités suisses, qui cherchaient à expulser Outine, aient été contraintes de renoncer face à une campagne publique massive de l'AIT, une tentative d'assassinat contre Outine (qui a bien failli réussir) fut perpé­trée par les bakouniniens.

Main dans la main avec cette répression bourgeoise, la circulaire de Sonvillier de la fédération bakouninienne du Jura s'attaqua à la Conférence de Londres. Cette attaque ou­verte était devenue une absolue nécessité pour l'Alliance, depuis qu'à la Conférence de Londres, les manipulations des partisans de Bakounine en Espagne avaient été mises au jour.

« Même les membres les plus dévoués de l'Internationale en Espagne furent amenés à croire que le programme de l'Alliance était identique à celui de l'Internationale, que l'organisation secrète existait partout et que c'était presque un devoir d'y entrer. Cette il­lusion fut détruite par la Conférence de Londres où le délégué espagnol - lui même membre du comité central de l'Alliance de son pays - put se convaincre du contraire, ainsi que par la circulaire du Jura elle-même, dont les attaques violentes et les ca­lomnies contre la Conférence et contre le Conseil général avaient immédiatement été reproduites par tous les organes de l'Alliance. La première conséquence de la circulaire jurassienne en Espagne fut donc de créer une scission au sein même de l'Alliance espagnole entre ceux qui étaient avant tout des membres de l'Internationale et ceux qui ne voulaient de l'Internationale qu'à condition qu'elle fût sous le contrôle de l'Alliance » ([29] [177]).

L'Alliance en Russie : une provocation dans l'intérêt de la réaction

« L'affaire Netchaiev » dont se préoccupa la Conférence de Londres, risquait de discrédi­ter totalement l'AIT et menaçait donc son existence même. Lors du premier procès po­litique public dans l'histoire russe, en juillet 1871, 80 hommes et femmes furent accusés d'appartenir à une société secrète qui avait usurpé le nom de l'AIT. Netchaiev qui pré­tendait être l' émissaire d'un soi-disant Comité révolutionnaire international oeu­vrant pour l'AIT, poussa la jeunesse russe à s'engager dans une série d'escroqueries et contraint certains d'entre eux à assister à l'assassinat d'un de leurs membres qui avait commis le crime de mettre en doute l'exis­tence du tout puissant « comité » de Netchaiev. Cet individu, qui s'échappa de Russie, en laissant ces jeunes révolutionnai­res à leur sort, pour venir en Suisse, où il se lança encore dans le chantage et tenta de monter un gang visant à dépouiller les tou­ristes étrangers, était un collaborateur direct de Bakounine. Dans le dos de l'Association, Bakounine avait muni Netchaiev, non seu­lement d'un « mandat » pour agir au nom de l'Association en Russie, mais aussi d'une jus­tification idéologique. C'était le « catéchisme révolutionnaire », basé sur la morale jésuite tant admirée par Bakounine, selon laquelle la fin justifie tous les moyens, y compris le mensonge, le meurtre, l'extor­sion, le chantage, l'élimination des camara­des qui « sortent du droit chemin », etc.

De fait, les activités de Netchaiev et de Bakounine conduisirent à l'arrestation de tant de jeunes révolutionnaires inexpérimen­tés qu'elles firent écrire par le Tagwacht de Zürich, en réponse à Bakounine : « le fait est que, même si vous n'êtes pas un agent rétri­bué, aucun agent provocateur rémunéré n'aurait pu réussir à faire autant de mal que ce que vous avez fait. »

Quant à la pratique d'envoyer par la poste en Russie des proclamations ultra-radicales, y compris à des gens non politisés, Outine écrivait : « Puisque les lettres étaient ouver­tes par la police secrète en Russie, comment Bakounine et Netchaiev pouvaient-ils sé­rieusement supposer que des proclamations pouvaient être envoyées en Russie dans des enveloppes à des personnes, connues ou in­connues, sans d'une part compromettre ces personnes, et d'autre part, sans prendre le risque de tomber sur un espion  ? » ([30] [178]).

Nous considérons l'explication que donne le rapport d'Outine de ces faits comme la plus vraisemblable :

« Je maintiens donc que Bakounine cher­chait à n'importe quel prix à faire croire en Europe que le mouvement révolutionnaire produit par son organisation était réelle­ment gigantesque. Plus gigantesque est le mouvement, et plus géante encore est son accoucheuse. Dans ce but, il publia dans La Marseillaise et ailleurs des articles dignes de la plume d'un agent provocateur. Tandis que des jeunes gens étaient arrêtés, il don­nait des assurances comme quoi tout était prêt en Russie pour le cataclysme pan-des­tructeur, pour la formidable explosion de sa grande révolution des moujiks, que les pha­langes de la jeunesses étaient prêtes, disci­plinées et aguerries, que tous ceux qui avaient été arrêtés étaient en fait de grands révolutionnaires (...) Il savait pertinemment que tout cela n'était que mensonges. Il men­tait quand il spéculait sur la bonne foi des journaux radicaux et quand il se posait en grand Pape-accoucheur de toute cette jeu­nesse qui payait en prison la foi qu'elle avait dans le nom de l'Association interna­tionale des travailleurs. »

Puisque, comme Marx et Engels l'ont sou­vent souligné, la police politique russe sur place, et sa « confrérie » d'agents en mis­sions, était la plus formidable du monde à cette époque, avec des agents dans chaque mouvement politique radical dans toute l'Europe, on peut présumer que ce prétendu « troisième département » avait connais­sance des plans de Bakounine et les tolérait.

 

Conclusion

La construction d'une organisation proléta­rienne révolutionnaire n'est pas un processus paisible. C'est une lutte permanente devant faire face, non seulement à l'intrusion des at­titudes petites-bourgeoises et autres influen­ces déclassées et intermédiaires, mais au sa­botage planifié organisé par la classe enne­mie. Le combat de la Première Internationale contre ce sabotage mené par l'Alliance est une des plus importantes luttes organisationnelles de l'histoire du mouve­ment ouvrier. Ce combat est riche de leçons pour aujourd'hui. L'assimilation de ces le­çons est actuellement plus essentielle que jamais pour défendre le milieu révolution­naire et préparer le parti de classe. Ces le­çons sont d'autant plus significatives et ri­ches, qu'elles ont été formulées de la ma­nière la plus concrète et avec la participation directe des fondateurs du socialisme scienti­fique, Marx et Engels. Le combat contre Bakounine est une exemplaire leçon d'appli­cation de la méthode marxiste dans la défe­nse et la construction de l'organisation com­muniste. C'est en assimilant cet exemple laissé par nos grands prédécesseurs que l'ac­tuelle génération de révolutionnaires, qui souffre encore de la rupture de continuité organique avec le mouvement ouvrier du passé causée par la contre-révolution stali­nienne, pourra se placer plus fermement dans la tradition de cette grande lutte orga­nisationnelle. Les leçons de tous ces com­bats, menés par l'AIT, par les bolcheviks, par la gauche italienne, sont une arme essen­tielle dans l'actuelle lutte du marxisme con­tre l'esprit de cercle, le liquidationnisme et le parasitisme politique. C'est pourquoi nous pensons qu'il est nécessaire d'entrer dans les détails les plus concrets, pour mettre en évi­dence toute la réalité de ce combat dans l'histoire du mouvement ouvrier.

KR.


[1] [179]. Revue Internationale n° 84.

 

[2] [180]. Le Congrès de La Haye de la Première Internationale, Procès-verbaux et Documents (M & D), Editions du Progrès (en anglais) Moscou p. 146.

 

[3] [181]. Rapport du Conseil Général au Congrès de La Haye, M & D, p. 213.

 

[4] [182]. Ibid p. 215.

 

[5] [183]. Ibid p. 216.

 

[6] [184]. Rapport sur l'Alliance, fait au nom du Conseil Général par Engels au congrès de La Haye , M & D, p. 348. Edité en français dans F. Engels    K. Marx, Le Parti de Classe, III, Questions d'organisation, Edition Maspero, p. 62.

 

[7] [185]. Lettre de Bakounine à Gustav Vogt de la Ligue, citée dans les documents du congrès de la Haye, M & D, p. 388.

 

[8] [186]. Rapport de Outine au congrès de La Haye, présenté par la commission d'enquête sur l'Alliance, M & D, p. 388.

 

[9] [187]. L'Alliance de la démocratie socia­liste et l'Association Internationale des travailleurs, M & D, p. 511, édité en français dans Marx / Bakounine, socialisme autoritaire ou libertaire ?, Editions 10-18, Tome II p. 134. Il s'agit du rapport public officiel, rédigé, sous le mandat du congrès de La Haye, par Marx, Engels, Lafargue et d'autres militants. Le titre de la version allemande, éditée par Engels, est plus combatif : Un complot contre l'AIT.

 

[10] [188]. Rapport d'Engels, M & D, p. 348 ; en français Edition Maspéro citée ci-dessus, p. 63.

 

[11] [189]. Cité par Engels dans son rapport, M & D, p. 249 ; en français Edition Maspéro, p. 63.

 

[12] [190]. Rapport au Congrès de La Haye, M & D, p. 349 ; en français Edition Maspéro, p. 64.

 

[13] [191]. L'Alliance et l'AIT, M & D, p. 522 ; en français, Editions 10-18 citée ci-dessus, p. 152.

 

[14] [192]. Ibid., p. 522-523 ; en français, p. 152-153.

 

[15] [193]. Karl Marx : l'homme et le combattant, Nicolaievsky et Maenchen-Helfen, p. 311 de l'édition anglaise.

 

[16] [194]. Rapport sur l'Alliance, M & D, p. 354 ; en français Edition Maspéro, p. 68.

 

[17] [195]. Rapport de Outine, M & D, p. 392-393.

 

[18] [196]. Max Nettlau, Der Anarchismus von Proudhon bis Kropotkine, p. 100.

 

[19] [197]. George Woodcock, Anarchism, p. 310.

 

[20] [198]. Huch, Bakounine und die Anarchie, p. 147.

 

[21] [199]. L'Alliance et l'AIT, M & D, p. 556 ; en français Editions 10-18, p. 202.

 

[22] [200]. Ibid, p.537 ; p. 174.

 

[23] [201]. Ibid p. 523 ; p. 153.

 

[24] [202]. Rapport d'Outine, ibid, p. 378.

 

[25] [203]. Rapport d'Outine, ibid, p. 383.

 

[26] [204]. Rapport de Outine, M & D, p. 376-377.

 

[27] [205]. Karl Marx : l'homme et le combattant, p. 315.

 

[28] [206]. Die Erste International, Vol. 2, p. 143.

 

[29] [207] Rapport sur l'Alliance, M & D, p. 356-356 ; en français Edition Maspéro, p. 69-70.

[30] [208] M & D, p. 416.

Conscience et organisation: 

  • La première Internationale [53]

Approfondir: 

  • Questions d'organisation [54]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [55]
  • L'organisation révolutionnaire [56]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle [13° partie]

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LA TRANSFORMATION DES RAPPORTS SOCIAUX SELON LES REVOLUTIONNAIRES DE LA FIN DU 19e SIECLE

Dans le dernier article de cette série, nous avons montré, à l'encontre des doutes soulevés par beaucoup de « communistes » autoproclamés, que l'objectif fondamental des partis socialistes à la fin du 19e siècle était vraiment le socialisme - une société sans rapports marchands, sans classes ou sans Etat. Dans cette suite, nous allons examiner comment les socialistes authentiques de cette époque envisageaient la façon dont la future société communiste s'attaquerait à certains des problèmes sociaux les plus pressants de l'humanité : les rapports entre hommes et femmes, et entre l’humanité et la nature dont elle a surgi. Ici, en défendant les communistes de la 2e Internationale, nous défendons une fois de plus le marxisme contre certains de ses « critiques » plus récents, en particulier le radicalisme petit-bourgeois à l'origine du féminisme et de l'écologie qui sont maintenant devenus des instruments à part entière de l'idéologie dominante.

Bebel et la « question de la femme » ou le marxisme contre le féminisme

Nous avons déjà mentionné que la grande popularité du livre de Bebel La femme et le socialisme résidait, dans une grande mesure, dans le fait qu'il prenait la « question de la femme » comme point de départ d'un voyage théorique vers une société socialiste dont la géographie devait être décrite en partie en détail. C'est avant tout comme guide dans ce paysage socialiste que le livre a eu un impact si puissant sur le mouvement ouvrier de l'époque. Mais cela ne veut pas dire que la question de l'oppression des femmes n'était qu'un hameçon ou un artifice commode. Au contraire, c'était une préoccupation réelle et croissante du mouvement prolétarien de cette époque : ce n'est pas par hasard si le livre de Bebel a été terminé plus ou moins en même temps que celui d’Engels sur L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat ([1] [209]).

Il est nécessaire d'insister là-dessus car, pour certaines versions grossières du féminisme - en particulier celle qui a fleurit parmi l'intelligentsia radicale aux Etats Unis - le marxisme lui-même n'est qu'une autre variante de l'idéologie patriarcale, une invention de ces «foutus chauvin-mâles » blancs, et il n'aurait rien à dire sur l'oppression de la femme. Les plus conséquentes de ces féministes-féministes défendent même qu'il faut immédiatement rejeter le marxisme parce que Marx lui-même était un mari et un père victorien qui a procréé en secret un enfant illégitime avec sa bonne:

Nous ne perdrons pas de temps ici à réfuter ce dernier argument puisqu'il révèle amplement par lui-même sa propre banalité. Mais l'idée que le marxisme n'a rien à dire sur la « question de la femme » nécessite qu'on la traite, également parce qu'elle a été appuyée par les interprétations économistes et mécanistes du marxisme lui-même.

Nous avons mis la formulation « question de la femme » entre guillemets jusqu'ici, non pas parce que la question n'existe pas pour le marxisme, mais parce qu'elle ne peut être posée que comme un problème de l’humanité, comme problème du rapport entre les hommes et les femmes, et non comme une question à part. Dès le début de son œuvre en tant que communiste, légitimement inspiré par le point de vue de Fourier, Marx posait ainsi la question:

« Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l'homme à l'homme est le rapport de l'homme à la femme. Dans le rapport naturel des sexes, le rapport de l'homme à la nature est immédiatement son rapport à l'homme; de même, celui-ci est son rapport immédiat à la nature, sa propre vocation naturelle. Il est la manifestation sensible, la démonstration concrète du degré jusqu'où l'essence humaine est devenue la nature, ou celle-ci l'essence de celle-là. Il permet de juger de tout le degré du développement humain. Du caractère de ce rapport, on peut conclure jusqu'à quel point l'homme est devenu pour lui-même un être générique, humain et conscient de l'être devenu. » ([2] [210])

Ici, le rapport homme-femme est placé dans son cadre naturel et historique fondamental. Le passage était écrit contre les notions erronées du communisme qui défendaient (ou accusaient les communistes de défendre) la « communauté des femmes », la subordination totale des femmes à la lubricité des hommes. Au contraire, il ne sera possible d'accéder à une vie véritablement humaine que lorsque les rapports entre les hommes et les femmes seront libérés de toute souillure de domination et d'oppression - et ceci n'est possible que dans une société communiste.

Ce thème a été sans cesse repris par la suite, dans l'évolution de la pensée marxiste. Depuis la dénonciation dans le Manifeste communiste du jargon hypocrite bourgeois sur les valeurs éternelles de la famille -valeurs que l'exploitation capitaliste elle-même sapait sans cesse - jusqu'à l'analyse historique de la transformation des structures familiales en système social différent, contenue dans le livre d’Engels L'origine de la famille, le marxisme a cherché à expliquer non seulement que l'oppression particulière des femmes était une réalité, mais aussi à situer ses origines matérielles et sociales afin de montrer la voie de son dépassement ([3] [211]) . Dans la période de la 2e Internationale, ces préoccupations furent reprises par les semblables d' Eléonore Marx, Clara Zetkin, Alexandra Kollontai et Lénine. Contre le féminisme bourgeois qui, tout comme dans ses incarnations récentes, voulait dissoudre les antagonismes de classe dans le concept vaporeux de « femmes­soeurs », les partis socialistes de cette époque reconnaissaient aussi la nécessité de faire un effort particulier pour attirer les femmes prolétaires qui étaient coupées du travail productif et associé, dans la lutte pour la révolution sociale.

Dans ce contexte, le livre de Bebel La femme et le socialisme constituait un repère bien net de la démarche marxiste envers le problème de l'oppression de la femme. Le rapport de première main qui suit, illustre de façon vivante l'impact qu'a eu le livre en défiant la rigidité de la division sexuelle du travail à l'époque « victorienne » -rigidité qui existait et opérait aussi dans le mouvement ouvrier lui-même :

« Bien que je ne fusse pas social-démocrate , j'avais des amis qui appartenaient au parti. Par eux, j'ai eu le précieux travail. Je l'ai lu d'affilée pendant des nuits. C'était mon propre destin et celui de milliers de mes sœurs. Ni dans la famille, ni dans la vie publique, je n'avais jamais entendu toute la souffrance que la femme doit endurer. On ignorait sa vie. Le livre de Bebel rompait courageusement le vieux secret -je n'ai pas lu ce livre une fois mais dix. Parce que tout était si nouveau, il m'a fallu un effort considérable pour assimiler le point de vue de Bebel. Je devais rompre avec tant de choses que j'avais considérées comme correctes auparavant. » ([4] [212])

Baader a rejoint le parti; ce qui a son importance : en mettant à nu les origines réelles de leur oppression, le livre de Bebel avait pour effet d'amener des femmes (et des hommes) prolétaires à la lutte de leur classe, la lutte pour le socialisme. L'immense impact qu'a eu le livre à son époque, se mesure au nombre d'éditions qui en a été fait: 50 entre 1879 et 1910, y compris un certain nombre de corrections et de traductions.

Dans les éditions plus développées, le livre se divise en trois parties - la femme dans le passé, dans le présent et dans l'avenir - traduisant par là la force essentielle de la méthode marxiste : sa capacité à situer toutes les questions qu'elle examine dans un cadre historique large qui met aussi en lumière la résolution future des conflits et contradictions existants.

La première partie, « la femme dans le passé » n'ajoute pas grand-chose à ce qu'Engels a mis en avant dans L'origine de la famille. En fait, c'est la publication du travail d’Engels qui a amené Bebel à réviser sa première version qui tendait plutôt vers l'idée que les femmes avaient été « autant » opprimées dans toutes les sociétés passées. Engels, à la suite de Morgan, a démontré que cette oppression s'était développée de manière qualitative avec l'émergence de la propriété privée et des divisions de classe. Aussi l'édition révisée de Bebel a-t-elle été capable de montrer le lien entre la montée de la famille patriarcale et celle de la propriété privée:

«.Avec la dissolution de la vieille société gentilice, l'influence et la position de la femme se sont rapidement affaiblies. Le droit maternel a disparu ; le droit paternel a pris sa place. L'homme est devenu un propriétaire privé : il avait un intérêt dans les enfants qu'il pouvait considérer comme légitimes et dont il a fait les héritiers de sa propriété : de ce fait, il a obligé la femme à l'abstinence de rapports avec d'autres hommes. » ([5] [213])

Les parties les plus importantes du livre sont les deux suivantes, la troisième comme nous l'avons vu ([6] [214]), parce qu'elle élargissait le problème à une vision générale de la société socialiste future ; la seconde parce que, sur la base de recherches approfondies, elle avait pour but de prouver concrètement comment la société bourgeoise existante, malgré toutes ses prétentions à la liberté et à l'égalité, assurait la perpétuation de la subordination de la femme. Bebel le démontrait non seulement par rapport à la sphère politique immédiate - les femmes n'avaient pas le droit de vote même dans la majorité des pays « démocratiques » de l'époque, sans parler de l'Allemagne dominée par les Junkers - mais aussi par rapport à la sphère sociale, en particulier celle du mariage au sein duquel la femme était subordonnée à 1’homme dans tous les domaines - financier, légal et sexuel. Cette inégalité s'appliquait à toutes les classes mais touchait les femmes prolétaires avec plus de force puisque qu'en plus de toutes les pressions de la pauvreté, elles subissaient fréquemment aussi la double obligation du travail salarié quotidien et des nécessités sans fin du travail domestique et de l'éducation des enfants. La description détaillée de Bebel sur la façon dont les stress combinés du travail salarié et du travail domestique sapent la possibilité de rapports harmonieux entre hommes et femmes, exprime une sensation remarquablement contemporaine, même à notre époque des soi-disant femmes « libérées » et « hommes nouveaux ».

Bebel montre aussi que « si le mariage représente l'un des côtés de la vie sexuelle du monde bourgeois, la prostitution en représente l'autre. Le premier est la face de la médaille, la seconde en est le revers. » ([7] [215])

Bebel dénonce avec colère l'attitude hypocrite de cette société envers la prostitution ; non seulement parce que le mariage bourgeois dans lequel la femme - surtout dans les classes supérieures - est en réalité achetée et propriété du mari, est lui-même du même ordre qu'une forme légalisée de prostitution, mais aussi parce que la majorité des prostituées sont des femmes prolétaires forcées à s'abaisser hors de leur classe par les contraintes économiques du capitalisme, par la pauvreté et le chômage. Et pas seulement: la société bourgeoise respectable qui est en premier lieu celle qui amène les femmes à cet état, punit sans faille les prostituées et protège les « clients », en particulier s'ils appartiennent aux sommets de la société. Particulièrement odieuses étaient les vérifications d' « hygiène » sur les prostituées par la police, dont non seulement les examens humiliaient les femmes mais qui, de surcroît, ne se prenaient pas la peine d'arrêter l'extension des maladies vénériennes.

Entre le mariage et la prostitution, la société bourgeoise était complètement incapable de fournir aux être humains les bases d'un accomplissement sexuel. Sans aucun doute, certaines positions de Bebel sur le comportement sexuel reflètent-elles les préjugés de son époque, mais leur dynamique de fond est définitivement tournée vers le futur. Anticipant Freud, il développait avec force que la répression sexuelle conduit à la névrose :

« Il est une loi que l'homme est obligé de s'appliquer rigoureusement à soi-même s'il veut se développer d'une façon saine et normale, c'est qu'il ne doit négliger d'exercer aucun membre de son corps, ni refuser d'obéir à aucune impulsion naturelle. II faut que chaque membre remplisse les fonctions auxquelles la nature l'a destiné, sous peine de voir dépérir et s'endommager tout l'organisme. Les lois du développement physique de l'homme doivent être étudiées et suivies avec autant de soin que son développement intellectuel. Son activité morale est l'expression de la perfection physique de ses organes. La pleine santé de la première est une conséquence intime du bon état de la seconde. Une altération de l'une trouble nécessairement l'autre. Les passions dites animales n'ont pas une racine plus profonde que les passions dites intellectuelles. » ([8] [216])

Freud devait évidemment développer un tel point de vue à un niveau bien plus profond ([9] [217]). Mais la force particulière du marxisme est que, sur la base de telles observations scientifiques des besoins humains, il est capable de montrer qu'un être véritablement humain ne peut exister que dans une société saine et que le véritable traitement de la névrose réside dans le domaine social plutôt que dans le domaine purement individuel.

Dans la sphère plus directement « économique », Bebel montre que malgré toutes les réformes réalisées par le mouvement ouvrier, malgré tous les acquis dans l'élimination des premiers excès dans le travail des femmes et des enfants, les femmes ouvrières continuent de souffrir d'épreuves particulières: précarité de l'emploi, travail malsain et métiers dangereux... Comme Engels, Bebel reconnaissait que l'extension et l'industrialisation du travail des femmes jouait un rôle progressiste dans la libération des femmes de la stérilité et de l'isolement des travaux domestiques, créant les bases de l'unité prolétarienne dans la lutte de classe. mais il montrait aussi le côté négatif de ce processus - l'exploitation particulièrement impitoyable du travail des femmes et la difficulté croissante pour les familles ouvrières à assurer l'entretien et l'éducation de leurs enfants.

Evidemment, pour Bebel, pour Engels, bref pour le marxisme, il y a véritablement une « question de la femme » et le capitalisme est incapable d'y fournir une réponse. Le sérieux avec lequel la question était traitée par ces marxistes, démontre amplement à quel point l'idée féministe grossière selon laquelle le marxisme n'a rien à dire sur ces sujets, est creuse. Mais il existe des versions bien plus sophistiquées de féminisme. Les «féministes socialistes » dont la principale mission fut d'amener le « mouvement de libération de la femme » des armées 1960 dans l'orbite du gauchisme établi, sont tout à fait capables de « reconnaître la contribution du marxisme » au problème de la libération de la femme - rien que pour prouver l'existence de fossés, de défauts et d'erreurs dans la démarche marxiste classique, requérant donc la subtile addition du féminisme pour arriver à la « critique totale ».

Les critiques telles qu'en firent les «féministes socialistes » au travail de Bebel sont assez parlantes de cette démarche. Dans Women's Estate, Juliet Mitchell, ayant reconnu que Bebel avait fait avancer la compréhension de Marx et Engels sur le rôle des femmes en mettant en évidence que leur fonction maternelle avait servi à les placer dans une situation de dépendance, se plaint ensuite que « Bebel lui-aussi a été incapable défaire plus qu'établir que l'égalité sexuelle était impossible sans le socialisme. Sa vision du futur est une vague rêverie, tout à­ fait déconnectée de sa description du passé. L'absence de préoccupation stratégique l'a amené à un optimisme volontariste divorcé de la réalité. » ([10] [218])

Une accusation similaire est portée dans le livre de Lise Vogel Marxism and the op­pression of women, tentative certainement parmi les plus sophistiquées de trouver une justification « marxiste » au féminisme: la vision du futur de Bebel « reflète une vision socialiste utopique, réminiscence de Fourier et d'autres socialistes du début du 19e siècle » ; sa démarche stratégique est contradiction de sorte que Bebel ne pouvait « malgré ses meilleures intentions socialistes, suffisamment spécifier le rapport entre la libération des femmes dans le futur communiste et la lutte pour l'égalité dans le présent! capitaliste. » Non seulement il n'y a pas de rapport entre aujourd'hui et demain: même la vision du futur est fausse puisque « le socialisme est largement décrit en terme de redistribution de biens et des services déjà accessibles dans la société capitaliste à des individus indépendants, plutôt qu'en termes de réorganisation systématique de la production et des rapports sociaux. » Cette idée que « même le socialisme » ne va pas assez loin dans la direction de la libération des femmes constitue le refrain commun des féministes: Mitchell par exemple cite Engels sur la nécessité pour la société de collectiviser le travail domestique (par la fourniture de facilités communales pour cuisiner, nettoyer, s'occuper des enfants, etc. ) et conclut que Marx et Engels insistaient tous deux « trop sur l'économique » quand ce qui est en cause est fondamentalement une question de rapports sociaux et de leur transformation.

Nous dirons quelque chose sur la question de l’« utopisme » de la période de la 2e Internationale. Mais laissons parfaitement clair qu'une telle accusation est inadmissible de la part des féministes. S'il existe un problème d'utopisme dans le mouvement ouvrier de cette époque, c'est à cause des difficultés à faire le lien entre le mouvement immédiat, défensif de la classe ouvrière et le but communiste futur. Mais pour les féministes, ce lien n'est pas fourni du tout par le mouvement du prolétariat, par un mouvement de classe, mais par un « mouvement autonome des femmes » qui proclame traverser les divisions de classe et fournir le chaînon stratégique manquant entre la lutte contre l'inégalité des femmes aujourd'hui et la construction de nouveaux rapports sociaux demain. C'est l'« ingrédient secret » le plus important que toutes les féministes socialistes veulent ajouter au marxisme. Malheureusement, c'est un ingrédient qui ne peut que gâter le plat.

Le mouvement de la classe ouvrière du 19e siècle n'a pas pris et ne pouvait pas prendre exactement la même forme qu'il a prise au 20e. Opérant au sein d'une société capitaliste qui pouvait encore accorder des réformes significatives, il était légitime pour les partis sociaux-démocrates de mettre en avant un programme minimum contenant des revendications pour des améliorations économiques, légales et politiques pour les femmes ouvrières, y compris l'octroi du droit de vote. Il est vrai que le mouvement social-démocrate n'était pas toujours précis dans la distinction entre buts immédiats et objectifs finaux. A cet égard, il existe des formulations ambiguës à la fois dans L'origine de la famille et dans La femme et le socialisme et une vraie «féministe socialiste » telle que Vogel n’hésite pas à le mettre en évidence. Mais fondamentalement, les marxistes de l'époque comprenaient que la véritable signification de la lutte pour des réformes était qu'elle unissait et renforçait la classe ouvrière et l'instruisait ainsi dans la lutte historique pour une nouvelle société. C'est avant tout pour cette raison que le mouvement prolétarien s'est toujours opposé au féminisme bourgeois : pas seulement à cause de ses buts limités aux horizons de la société présente, mais parce que loin d'aider à l'unification de la classe ouvrière, il aiguisait les divisions en son sein et l'amenait en même temps hors de son propre terrain de classe.

C'est plus vrai que jamais dans la période de décadence du capitalisme où les mouvements réformistes bourgeois n'ont plus du tout de contenu progressiste. Dans cette période, le programme minimum ne s'applique plus. La seule véritable question « stratégique » c'est comment forger l'unité du mouvement de classe contre toutes les institutions de la société capitaliste afin de se préparer pour son renversement. Les divisions sexuelles au sein de la classe, comme toutes les autres (raciales, religieuses, etc.) affaiblissent évidemment le mouvement et doivent être combattues à tous les niveaux, mais elles ne peuvent être combattues qu'avec les méthodes de la lutte de classe - à travers l'unité de sa lutte et de son organisation. La revendication des féministes d'un mouvement autonome des femmes ne peut être qu'une attaque directe contre ces méthodes ; tout comme le nationalisme noir et d'autres soi-disant « mouvements d'opprimés », elle est devenue un instrument de la société capitaliste pour exacerber les divisions au sein du prolétariat.

La perspective d'un mouvement séparé des femmes, vu comme la seule garantie à un futur « non sexiste », tourne en fait le dos au futur et finit par se fixer sur des questions « de femmes » les plus immédiates et particulières, telles que la maternité et l'éducation des enfants - qui n'ont en fait de véritable futur que lorsqu'elles sont posées en termes de classe (par exemple la revendication des ouvriers polonais en 1980). Elle est donc fondamentalement réformiste. Il en va de même pour cette autre critique féministe « radicale » du marxisme: le fait que le marxisme insiste sur la nécessité de transférer les (travaux) domestiques et l'éducation des enfants de toutes sortes de l'individu à la sphère communale serait « trop économiste ».

Dans ces articles, nous avons attaqué l'idée que le communisme soit autre chose que la transformation totale des rapports sociaux. La vision féministe selon laquelle le communisme ne va pas assez loin, ne voit pas plus loin que la politique et l'économique pour arriver au véritable dépassement de l'aliénation, n'est pas simplement fausse : c'est une adjonction directe au programme gauchiste de capitalisme d'Etat puisque les féministes montrent systématiquement les modèles « socialistes » existants (Chine, Cuba, auparavant l'URSS) pour prouver que les changements économiques et politiques ne sont pas suffisants sans la lutte consciente pour la libération des femmes. Bref: les féministes s'érigent elles-mêmes en groupe de pression pour le capitalisme d'Etat, se faisant sa conscience « antisexiste ». Le rapport symbiotique entre le féminisme et la gauche capitaliste « dominée par les mâles » le prouve suffisamment.

Cependant, pour le marxisme, tout comme la prise du pouvoir par la classe ouvrière ne constitue que le premier pas vers l'inauguration d'une société communiste, la destruction des rapports marchands et la collectivisation de la production et de la consommation, bref le contenu « économique » de la révolution ne fait que fournir la base matérielle pour la création de rapports qualitativement nouveaux entre les êtres humains.

Dans ses Commentaires sur les Manuscrits de 1844, Bordiga explique de façon éloquente pourquoi ce doit être le cas dans une société qui a réalisé l'aliénation des rapports humains jusque dans les rapports sexuels en les subordonnant tous à la domination du marché :

« Le rapport des sexes dans la société bourgeoise oblige la femme, à faire d'une position passive un calcul économique chaque fois qu'elle accède à l'amour. Le mâle fait ce calcul de façon active en inscrivant au bilan une somme allouée à un besoin satisfait. Ainsi dans la société bourgeoise, non seulement tous les besoins sont traduits en argent - ainsi pour le besoin d'amour chez le mâle - mais, pour la femme, le besoin d'argent tue le besoin d'amour. » ([11] [219])

Il ne peut y avoir dépassement de cette aliénation sans l'abolition de l'économie marchande et de l'insécurité matérielle qui va avec (insécurité ressentie d'abord et avant tout par les femmes). Mais cela requiert aussi l'élimination de toutes les structures économiques et sociales qui reflètent et reproduisent les rapports de marché, en particulier la famille atomisée qui devient une barrière à l'accomplissement réel de l'amour entre les sexes :

« Dans le communisme non monétaire, l'amour aura, en tant que besoin, le même poids et le même sens pour les deux sexes et l'acte qui le consacre, réalisera la formule sociale que le besoin de l'autre homme est mon besoin d'homme, dans la mesure où le besoin d'un sexe se réalise comme un besoin de l'autre sexe. On ne peut pas proposer cela uniquement en tant que rapport moral fondé sur un certain mode de rapport physique parce que le passage à une forme supérieure de société s'effectue dans le domaine économique : les enfants et leur charge ne concernent plus les deux parents qui s'unissent, mais la communauté. »

Contre ce programme matérialiste pour l'humanisation authentique des rapports sexuels, qu'offrent les féministes avec leur proclamation que le marxisme ne va pas assez loin ? En niant la question de la révolution - de la nécessité absolue du renversement économique et politique du capital - le féminisme « au mieux » ne peut rien offrir de plus qu'« un rapport moral fondé sur une certaine connexion physique », bref des sermons moralistes contre des attitudes sexistes ou des expériences utopiques de nouveaux rapports au sein de la prison de la société bourgeoise. La vraie pauvreté de la critique féministe est probablement le mieux résumée dans les atrocités du politically correct où l'obsession de changer les mots a épuisé toute passion pour changer le monde. Le féminisme se révèle ainsi comme un autre obstacle au développement d'une conscience et d'une action véritablement radicaux.

Le paysage du futur

Le faux radicalisme en vert

Le féminisme n'est pas seul à « découvrir » l'échec du marxisme à aller à la racine des choses. Son proche cousin, le mouvement « écologiste », proclame la même chose. Nous avons déjà résumé la critique « verte » du marxisme dans un précédent article de cette revue ([12] [220]) : posé simplement, l'argument est que le marxisme ne serait, à l'instar du capitalisme, qu'une autre idéologie de croissance, exprimant une vision « productionniste » de l’homme et aliénée de la nature.

Ce tour de passe-passe est habituellement réalisé par l'assimilation du marxisme au stalinisme : l'état hideux de l'environnement dans les anciens pays « communistes » est présenté comme un véritable legs de Marx et Engels. Cependant, il existe des versions plus sophistiquées de ce tour. Des conseillistes, des bordiguistes et des gens désenchantés qui flirtent maintenant avec le primitivisme et autres « verdures », savent que les régimes staliniens étaient du capitalisme et pas du communisme ; ils connaissent également le point de vue profond sur les rapports entre l'homme et la nature contenu dans les écrits de Marx, en particulier dans les Manuscrits de 1844. De tels courants concentrent donc leur feu sur la période de la 2e Internationale, période durant laquelle la vision dialectique de Marx a été soi-disant effacée sans laisser de trace pour être remplacée par un démarche mécaniste qui adorait passivement la science et la technologie bourgeoises, et plaçait l'abstrait « développement des forces productives » au-dessus de tout programme réel de libération humaine. Les intellectuels snobs de Aufheben sont spécialisés dans l'élaboration de ce point de vue, en particulier dans leur longue série qui attaque la notion de décadence capitaliste. Kautsky et Lénine sont souvent cités comme les contrevenants en chef, mais Engels lui-même n'échappe pas au bâton.

La dialectique universelle

Ce n'est pas ici le lieu de traiter ces arguments en détail, en particulier parce que nous voulons nous centrer dans cet article non sur les questions philosophiques mais sur ce que les socialistes de la seconde internationale disaient sur socialisme et de la nouvelle société pour laquelle ils luttaient. Néanmoins, quelques observations sur la « philosophie », sur la vision mondiale générale du marxisme ne sera pas hors sujet puisque celle-ci est liée à la façon dont le mouvement ouvrier a traité de la question plus concrète de l'environnement naturel dans une société socialiste.

Dans de précédents articles de cette série, nous avons déjà posé la question de la façon dont Marx envisageait le problème, dans ses premiers travaux et par la suite ([13] [221]). Dans la vision dialectique, l’homme fait partie de la nature, il n'est pas quelqu' « être établi hors du monde ». La nature, comme le dit Marx, est le corps de l’homme et il ne peut pas plus vivre sans elle qu'une tête sans un corps. Mais l'homme n'est pas « seulement » un autre animal, un produit passif de la nature. Il est un être qui, de façon unique, est actif, créateur, qui, seul parmi les animaux, est capable de transformer le monde autour de lui en accord avec ses besoins et ses désirs.

II est vrai que la vision dialectique n'a pas toujours été bien comprise par les successeurs de Marx et que, comme diverses idéologies bourgeoises infestaient les partis de la 2e Internationale, ces virus s'exprimaient aussi sur le terrain « philosophique ». A une époque où la bourgeoisie avançait triomphalement, la notion que la science et la technologie contenaient en elles-mêmes la réponse à tous les problèmes de 1ltumanité est devenue un accessoire du développement de théories réformistes et révisionnistes au sein du mouvement. Mais même les plus « orthodoxes » des marxistes n'étaient pas immunisés : certains travaux de Kautsky, par exemple, tendent à réduire l’histoire de l'homme à un processus scientifique purement naturel dans lequel la victoire du socialisme serait automatique. De même Pannekoek a montré que certaines conceptions philosophiques de Lénine reflétaient le matérialisme mécanique de la bourgeoisie.

Mais comme font montré les camarades de la Gauche communiste de France dans leur série d'articles sur Lénine philosophe de Pannekoek ([14] [222]), même si Pannekoek a porté des critiques pertinentes aux idées de Lénine sur les rapports entre la conscience humaine et le monde naturel, sa méthode de base était imparfaite parce que lui-même faisait un lien mécanique entre les erreurs philosophiques de Lénine et la nature de classe du bolchevisme. La même chose s'applique à la 2e Internationale en général. Ceux qui défendent que c'était un mouvement bourgeois parce qu'il était influencé par l'idéologie dominante, ne comprennent pas le mouvement ouvrier en général, son combat incessant contre la pénétration des idées de la classe dominante dans ses rangs, ni les conditions particulières dans lesquelles les partis de la 2e Internationale eux-mêmes menaient cette lutte. Les partis so­cial-démocrates étaient prolétariens malgré les influences bourgeoise et petite-bourgeoise qui les affectaient, dans une mesure plus ou moins grande, à différents moments de leur histoire.

Nous avons déjà montré, dans le précédent article de cette série, qu'Engels était certainement l'interprète et le défenseur le plus en vue de la vision prolétarienne du socialisme dans les premières années de la social-démocratie, et que cette vision était défendue par d'autres camarades contre les déviations qui se sont développées ultérieurement dans cette période. La même chose s'applique à la question plus abstraite du rapport de l’homme à la nature. Du début des années 1870 jusqu'à la fin de sa vie, Engels a travaillé sur La dialectique de la nature, ouvrage où il a essayé de résumer la démarche marxiste sur cette question. La thèse essentielle de ce travail vaste et incomplet est qu'à la fois le monde naturel et le monde de la pensée humaine suivent un mouvement dialectique. Loin de mettre l’humanité hors ou au-dessus de la nature, Engels affirme que :

« A chaque pas nouveau, nous sommes ainsi amenés à penser que nous ne dominons nullement la nature, à l'instar du conquérant d'un peuple étranger, comme si nous étions placés en dehors de la nature - mais qu'au contraire nous lui appartenons tout entier par la chair, le sang, le cerveau et en faisons partie, et que toute la souveraineté que nous exerçons sur elle, se résume à la connaissance de ses lois et à leur juste application qui sont notre seule supériorité sur toutes les autres créatures. » ([15] [223])

Cependant pour toute une série de « marxistes » académiques (les soi-disant marxistes occidentaux qui sont les véritables mentors de Aufheben et ses semblables), La dialectique de la nature est la source théorique de tout mal, la justification scientifique du matérialisme mécanique et du réformisme de la 2e Internationale. Dans un précédent article de la série ([16] [224]), nous avons déjà donné des éléments de réponse à ces accusations, celle de réformisme en particulier a été plus longuement traitée dans l'article sur le centenaire de la mort d'Engels dans la Revue internationale n° 83 ([17] [225]). Mais pour nous limiter au terrain de la « philosophie », ça vaut le coup de noter que, pour les « marxistes occidentaux » comme Alfred Schmidt, l'argument d'Engels selon lequel la dialectique « cosmique » et la dialectique « humaine » sont au fond une et identique, serait une espèce non seulement de matérialisme mécanique mais même de « panthéisme » et de « mysticisme »([18] [226]).Schmidt suit ici l'exemple de Lukacs qui argumentait aussi que la dialectique se limitait au « royaume de l’histoire et de la société » et critiquait le fait qu'« Engels - suivant la mauvaise direction d’Hegel - étendait la méthode pour l'appliquer aussi à la nature. » ([19] [227])

En fait, cette accusation de « mysticisme » est sans fondement. Il est vrai, et Engels le reconnaît lui-même dans La dialectique de la nature, que certaines visions du monde préscientifiques telles que le bouddhisme, avaient développé des points de vue authentiques sur le mouvement dialectique à la fois de la nature et de la psyché humaine. Hegel lui-même avait été fortement influencé par de telles approches. Mais alors que tous ces systèmes restaient mystiques dans le sens où ils ne pouvaient aller au-delà d'une vision passive de l'unité entre l'homme et la nature, la vision d'Engels, vision du prolétariat, est active est créatrice. L'homme est un produit du mouvement cosmique, mais comme le passage précédent de « La part jouée par le travail... » le souligne, il a la capacité -et ceci d'autant plus comme espèce et pas simplement comme individu illuminé - de maîtriser les lois de ce mouvement et de les utiliser pour les changer et les diriger.

A ce niveau, Lukacs et les « marxistes occidentaux » ont tort d'opposer Engels à Marx puisque ces derniers sont tous les deux d'accord avec Hegel que le principe dialectique « est valable pour l'histoire comme pour les sciences naturelles. »

De plus, l'incohérence de la critique de Lukacs peut se voir dans le fait que dans le même ouvrage, il cite en l'approuvant deux clés de Hegel quand il dit que « la vérité doit être comprise et exprimée pas seulement comme substance mais aussi comme sujet » et que « la vérité n'est pas de traiter les objets comme étrangers. » ([20] [228])

Ce que Lukacs ne réussit pas à voir, c'est que ces formules clarifient la véritable relation entre l’homme et la nature. Tandis que le panthéisme mystique et le matérialisme mécanique tendent tous deux à voir la conscience humaine comme le reflet passif du monde naturel, Marx et Engels saisissent que c'est en fait - par dessus tout dans sa forme réalisée en tant qu'auto-conscience de l’humanité sociale - le sujet dynamique du mouvement naturel. Un tel point de vue présage du futur communiste où l’homme ne traitera plus ni le monde social ni le monde naturel comme une série d'objets étrangers et hostiles. Nous ne pouvons qu'ajouter que les développement des sciences naturelles depuis l'époque d’Engels - en particulier dans le champ de la physique quantique - ont ajouté un poids considérable à la notion de dialectique de la nature.

La civilisation mais pas telle qu'on la connaît.

En tant que bons idéalistes, les « verts » expliquent souvent la propension du capitalisme à détruire l'environnement naturel comme l'issue logique de la vision aliénée de la bourgeoisie sur la nature; pour les marxistes, c'est fondamentalement le produit du mode capitaliste de production lui-même. Aussi la bataille pour « sauver la planète » des conséquences désastreuses de cette civilisation se situe d'abord et avant tout, non au niveau de la philosophie, mais à celui de la politique, et requiert un programme pratique pour la réorganisation de la société. Et même si au 19e siècle, la destruction de l'environnement n'avait pas encore atteint les proportions catastrophiques qu'elle connaît dans la dernière partie du 20e siècle, le mouvement marxiste a néanmoins reconnu dès sa naissance que la révolution communiste impliquait une refonte très radicale du paysage naturel et humain pour compenser les dommages infligés aux deux par le massacre sans limite de l'accumulation capitaliste. Depuis le Manifeste communiste jusqu’'aux derniers écrits d'Engels et dans La femme et le socialisme de Bebel, une formule résume cette reconnaissance : abolition de la séparation entre la ville et la campagne. Engels dont le premier livre majeur Les conditions de la classe ouvrière en Angleterre s'était élevé contre les conditions d'existence empoisonnées que l'industrie et le logement capitalistes imposaient au prolétariat, revient sur cette question dans l’Anti­Duhring :

« La suppression de l'opposition de la ville et de la campagne n'est donc pas seulement possible. Elle est devenue une nécessité directe de la production industrielle elle-même, comme elle est également devenue une nécessité de la production agricole, et, par-dessus le marché, de l'hygiène publique. Ce n'est que par la fusion de la ville et de la campagne que l'on peut éliminer l'intoxication actuelle de l'air, de l'eau et du sol ; elle seule peut amener les masses qui aujourd'hui languissent dans les villes au point où leur fumier servira à produire des plantes, au lieu de produire des maladies... Certes, la civilisation nous a laissé, avec les grandes villes, un héritage qu'il faudra beaucoup de temps et de peine pour éliminer. Mais il faudra les éliminer et elles le seront, même si c'est un processus de longue durée. Quelles que soient les destinées réservées à l'Empire allemand de la nation prussienne, Bismarck peut descendre au cercueil avec la fière conscience que son souhait le plus cher sera sûrement exaucé : le déclin des grandes villes. » ([21] [229])

La dernière remarque n'a évidemment pas pour intention de réconforter les réactionnaires qui rêvent d'un retour aux « simplicités de la vie de village » ou plutôt aux certitudes de l'exploitation féodale, ni à leur incarnation « verte » de la période présente dont le modèle d'une société écologiquement harmonieuse est fondé sur les fantaisies proudhoniennes de communes locales liées par des rapports. d'échange. Engels dit clairement que le démantèlement des gigantesques villes n'est possible que sur la base d'une communauté globalement planifiée:

« Seule une société qui engrène harmonieusement ses forces productives lune dans l'autre selon les lignes grandioses d’un plan unique peut permettre à l'industrie de s'installer à travers tout le pays, avec cette dispersion qui est la plus convenable à son propre développement. » ([22] [230])

De plus, cette « décentralisation centralisée » n'est possible que parce que « l'industrie capitaliste s'est déjà rendue relativement indépendante des barrières locales que constituaient les lieux de production de ses matières premières. (..)

La société libérée des barrières de la production capitaliste peut aller bien plus loin encore. En produisant une race de producteurs développés dans tous les sens, qui comprendront les bases scientifiques de l'ensemble de la production industrielle, et dont chacun aura parcouru dans la pratique toute une série de branches de production d'un bout à l'autre, elle créera une nouvelle force productive compensant très largement le travail de transport des matières premières ou des combustibles tirés de grande distance. » ([23] [231])

Aussi, l'élimination des grandes villes n'est pas la fin de la civilisation, à moins d'identifier cette dernière à la division de la société en classes. Si le marxisme reconnaît que les populations du monde futur s'éloigneront des vieux centres urbains, ce n'est pas pour se retirer dans le « crétinisme rural », dans l'isolement inchangé et le philistinisme de la vie paysanne. Comme le dit Bebel :

« Aussitôt que la population urbaine aura la possibilité de transporter à la campagne toutes les choses nécessaires à l'état de civilisation auquel elle sera habituée, et d’y retrouver ses musées, ses théâtres, ses salles de concert, ses cabinets de lecture, ses bibliothèques, ses lieux de réunion, ses établissements d'instruction, etc... elle commencera sans retard son émigration. La vie à la campagne aura tous les avantages jusque-là réservés aux grandes villes, sans en avoir les inconvénients. Les habitations y seront plus saines, plus agréables. La population agricole s'intéressera aux choses de l'industrie, la population industrielle à l'agriculture. » ([24] [232])

Sans mettre en question la compréhension que cette nouvelle société sera basée sur les développements technologiques les plus avancés, Bebel anticipe aussi :

« Chaque commune formera en quelque sorte une zone de culture dans laquelle elle produira elle-même la plus grande partie de ce qui sera nécessaire à son existence. Le jardinage, en particulier, la plus agréable de presque toutes les occupations pratiques, atteindra sa plus florissante prospérité. La culture des fleurs, des plantes d'ornement, des légumes, des fruits, offre un champ presqu'inépuisable à l'activité humaine ; elle constitue tout particulièrement un travail de détail qui exclut l'emploi de grandes machines. » ([25] [233])

Ainsi Bebel voit une société hautement productive mais qui produit au rythme humain :

« Le bruit énervant de la foule courant à ses affaires dans nos grands centres commerciaux, avec leurs milliers de véhicules de tout genre, tout cela sera profondément modifié et prendra un tout autre caractère. » ([26] [234])

Ici, la description du futur par Bebel est très similaire à celle que fait William Morris qui utilisait aussi l'image du jardin et a donné à son roman futuriste Nouvelles de nulle part le titre alternatif Une époque de repos. Dans son style direct caractéristique, Morris explique que tous les « désavantages » des villes modernes, leur saleté, leur course folle et leur apparence hideuse sont le produit direct de l'accumulation capitaliste et ne peuvent être éliminés qu'en éliminant le capital :

« A nouveau, l'agrégation de population qui a servi le but de donner aux gens des opportunités de communiquer et que les ouvriers se sentent solidaires, arrivera aussi à sa fin ; et les immenses quartiers ouvriers se désagrégeront et la nature cicatrisera les horribles plaies que l'imprudence, l'avidité et la terreur stupide de l'homme ont faites ; car ce ne sera plus une affreuse nécessité que le tissu de coton soit un tout petit peu meilleur marché cette année que l'année dernière. » ([27] [235])

Nous pouvons ajouter qu'en tant qu'artiste, Morris avait la préoccupation particulière de dépasser la laideur pure et simple de l'environnement capitaliste et de le refondre selon les canons de la créativité artistique. Voilà comment il pose la question dans un discours sur l' « Art sous la Ploutocratie » :

« Et d'abord, je dois vous demander d'étendre le terme d'art au-delà des sujets qui sont consciemment des œuvres d'art, de ne pas le prendre pour la peinture et la sculpture, et l'architecture, mais de l'étendre aux formes et aux couleurs de tous les objets domestiques, et même à l'arrangement des champs de culture et de pâturage, à celui des villes et des routes de toutes sortes ; en un mot, de l'étendre à tous les aspects externes de notre vie. Car je dois vous demander de croire que chacune des choses qui font l'entourage dans lequel nous vivons, doit être pour celui qui doit le faire, ou belle ou laide, ou élevante ou dégradante, ou un tourment et un poids ou bien un plaisir et un ensoleillement. Comment faire donc avec ce qui nous entoure aujourd'hui ? Quelles sortes de comptes rendrons-nous à ceux qui viennent après nous sur la façon dont nous avons traité la terre, que nos aïeux nous ont laissée encore si belle, malgré des milliers d'années de conflits, de négligence et d'égoïsme ? » ([28] [236])

Ici Morris pose la question de la seule façon dont un marxiste peut la poser: du point de vue du communisme, du futur communiste: l'apparence externe dégradante de la civilisation bourgeoise ne peut être jugée qu'avec la plus grande sévérité par un monde dans lequel chaque aspect de la production, depuis le plus petit objet de maison jusqu'au dessin et à la maquette du paysage, est fait comme le dit Marx dans les Manuscrits de 1844 « en accord avec la loi de la beauté » . Dans cette vision, les producteurs associés sont devenus des artistes associés, créant un environnement physique qui répond au besoin profond de l'humanité de beauté et d'harmonie.

La perversion stalinienne

Nous avons mentionné que la « critique » des écologistes du marxisme se base sur la fausse identification entre stalinisme et communisme. Le stalinisme incarne la destruction capitaliste de la nature et la justifie par une rhétorique marxiste. Mais le stalinisme n'a jamais été capable de laisser intacts les fondements de la théorie marxiste - il a commencé par réviser le concept marxiste d'internationalisme et il est arrivé à attaquer chaque autre principe fondamental du prolétariat, plus ou moins explicitement. C'est la même chose pour la revendication d'abolition de l'opposition entre ville et campagne. L'écrivain stalinien qui introduit en 1971 l'édition de Moscou de « La société du futur », extrait de La femme et le socialisme de Bebel, explique comment Bebel (et donc Marx et Engels) se sont trompés sur ce point :

« L'expérience de la construction socialiste ne confirme pas non plus la position de Bebel selon laquelle, avec l'abolition de l'opposition entre la ville et la campagne, la population quittera les grandes villes. L'abolition de cette opposition implique qu'en dernière instance il n y ait ni ville, ni campagne dans le sens moderne du terme. En même temps, il faut s'attendre à ce que les grandes villes, même si leur nature change dans la société communiste développée, garderont leur importance en tant que centres culturels historiquement évolués. » ([29] [237])

L'expérience de la « construction du socialisme » dans les régimes staliniens ne fait que confirmer que c'est la tendance de la civilisation bourgeoise, surtout dans son époque de déclin, d'entasser de plus en plus d'êtres humains dans des villes qui ont gonflé au-delà de toute proportion humaine, dépassant de loin les pires cauchemars des fondateurs de la théorie marxiste qui trouvaient déjà que lès villes de leur époque étaient catastrophiques. Les staliniens ont mis le marxisme sur la tête comme partout ailleurs : ainsi le despote Ceaucescu en Roumanie a proclamé que l'élimination par bulldozer des anciens villages et leur remplacement par de gigantesques tours « ouvrières » constituaient l'abolition de l'opposition entre ville et campagne. La réponse la plus pertinente à ces perversions est fournie par Bordiga dans son Espace contre ciment, écrit au début des années 1950. Ce texte est une dénonciation passionnée des conditions de boîtes de sardines imposées à la majorité de l’humanité par l'urbanisme capitaliste et une claire réaffirmation de la position marxiste d'origine sur cette question :

« Quand après avoir écrasé par la force cette dictature chaque jour plus obscène, il sera possible de subordonner chaque solution et chaque plan à l'amélioration des conditions de travail... alors le verticalisme brut des monstres de ciment sera ridiculisé, et supprimé, et dans les immenses étendues d'espace horizontal, les villes géantes une fois dégonflées, la force et l'intelligence de l'animal homme tendront progressivement à rendre uniformes sur les terres habitables la densité de la vie et celle du travail ; et ces forces seront désormais en harmonie, et non plus farouchement ennemies comme dans la civilisation difforme d'aujourd'hui où elles ne sont réunies que par le spectre de la servitude et de la faim. » ([30] [238])

Cette transformation vraiment radicale de l'environnement est plus que jamais nécessaire dans la période présente de décomposition capitaliste où les cités géantes sont devenues non seulement de plus en plus enflées et invivables, mais sont devenues aussi le point nodal de la menace capitaliste sur l'ensemble de la vie planétaire. Le programme communiste, ici comme dans tous les autres domaines, constitue la meilleure réfutation du stalinisme. Et c'est aussi une gifle au visage du pseudo-radicalisme des « verts » qui ne peuvent jamais dépasser leur danse incessante entre deux fausses solutions: d'un côté, le rêve nostalgique d'un vol en arrière dans le passé qui trouve son expression la plus logique dans les apocalypses des « anarchistes verts » et des primitivistes dont le « retour à la nature » ne peut que se fonder sur l'extermination de la majorité du genre humain; et, d'un autre côté, les « réformes » de rafistolage à petite échelle et les expériences de l'aile écologiste plus respectable (soutenues de toutes façons par les primitivistes par tactique) qui cherchent simplement des solutions par petits bouts à tous les problèmes particuliers de la vie de cité moderne - le bruit, le stress, la pollution, le surpeuplement, les embouteillages et le reste. Mais si les êtres humains sont dominés par les machines, les systèmes de transport et les immeubles qu'ils ont eux-mêmes construits, c'est parce qu'ils sont emprisonnés dans une société où le travail mort domine le travail vivant à chaque tournant. Seulement quand l'humanité reprendra le contrôle de sa propre activité productrice, elle pourra créer un environnement compatible avec ses besoins ; mais la prémisse en est le renversement forcé de la « dictature de plus en plus obscène »du capitalisme, bref, la révolution prolétarienne.

CDW.

Dans le prochain article de cette série, nous examinerons comment les révolutionnaires de la fin du 19e siècle prévoyaient la plus cruciale de toutes les transformations - la transformation du « travail inutile » en « travail utile », c'est-à-dire le dépassement pratique du travail aliéné. Nous reviendrons alors sur l'accusation qui a été portée à ces visions du socialisme - qu'elles représenteraient une rechute dans à l’utopisme pré marxiste. Ceci nous amènera à la question qui devait devenir la préoccupation majeure du mouvement révolutionnaire dans la première décennie de ce siècle: pas tant le but ultime du mouvement, mais les moyens d'y parvenir.



[1] [239] Voir l'article de cette série dans la Revue internationale n°81.

[2] [240] Manuscrits parisiens, 1844, Editions La Pléiade, Tome II, page 79.

[3] [241] Voir la Revue internationale n° 81.

[4] [242] Ottilie Baader, citée dans Vogel, Marxism and the oppresion of wornen, Pluto Press 1983, traduit de l'anglais par nous.

[5] [243] Traduit de l'anglais par nous.

[6] [244] Voir la Revue internationale n° 84.

[7] [245] La femme dans le passé, le présent et l'avenir, Edition Ressources, page 128.

[8] [246] Ibid., page 60

[9] [247] Dans ce passage de Bebel, le rapport entre les états mentaux et physiologiques sont présentés d'une façon un peu mécanique. Freud a mené l'exploration de la névrose à un niveau nouveau en montrant que l'être humain ne peut être compris comme une unité mentale et physique fermée, mais s'étant au champ de la réalité sociale. Mais il faut rappeler que Freud lui-même avait commencé par un modèle hautement mécanique de la psyché et que ce n'est qu'après qu'il a développé vers une vision plus sociale, plus dialectique du développement mental de l'homme.

[10] [248] Penguin Books, 1971, traduit de l'anglais par nous.

[11] [249] Bordiga, La passion du communisme, Ed. Spartaeus 1972

[12] [250] « C'est le capitalisme qui empoisonne la terre »,.Revue internationale n° 63.

[13] [251] Voir Revue internationale n° 70, 71 et 75.

[14] [252] Voir Revue internationale n° 25, 27, 28, 30

[15] [253] La dialectique de la nature, Ed. M.Rivière & Cie 1950, « La part du travail dans la transition de l’homme au singe».

[16] [254] Voir Revue internationale n° 81.

[17] [255] Voir aussi le rejet par la Conununist Workers’Organisation de la notion d'une scission entre Marx et Engels dans Revolutionary Perspectives n° 1 série 3.

[18] [256] Cf. Le concept de nature chez Marx, 1962.

[19] [257] Dans Histoire et conscience de classe, Lukacs.

[20] [258] Ibid.

[21] [259] L'anti-Düring, Editions sociales 1977, pages 333 et 334.

[22] [260] Ibid., page 333.

[23] [261] Ibid., page 334.

[24] [262] La femme dans le passé..., op cit, page 296.

[25] [263] Ibid., page 297.

[26] [264] Ibid., page 281.

[27] [265] Ecrits politiques de William Morris,« La-société du futur

[28] [266] Ibid.

[29] [267] Traduit par nous.

[30] [268] Espèce humaine et croûte terrestre

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [66]

Questions théoriques: 

  • Communisme [67]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [55]

Revue Internationale no 86 - 3e trimestre 1996

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Lutte de classe : le prolétariat ne doit pas sous-estimer son ennemi de classe

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Avec l'effondrement des régimes sta­li­niens d'Europe de l'est à la fin des an­nées 1980 et toutes les campagnes médiatiques qui se sont déchaînées sur la « mort du communisme », la « fin de la lutte de classe », voire la « disparition de la classe ouvrière », le prolétariat mondial a subi une défaite idéologique massive, une défaite aggravée par les événements qui ont suivi, notamment la guerre du Golfe en 1991, et qui ont en­core amplifié son sentiment d'impuis­sance. Depuis, notamment à partir des grands mouvements de l'automne 1992 en Italie, le prolétariat a retrouvé le chemin des combats de classe, avec de nombreuses difficultés mais de façon indiscutable. L'aliment essentiel de cette reprise des combats prolétariens est constitué par les at­taques incessantes et de plus en plus brutales que la bour­geoisie de tous les pays est conduite à déchaîner en même temps que son système économique s'enfonce dans une crise sans issue. La classe domi­nante sait parfaitement qu'elle ne pourra faire passer ces at­taques et empêcher qu'elles ne conduisent à une radicalisa­tion des luttes ou­vrières que si elle met en place tout un arsenal politique desti­né à dévoyer ces dernières, à les con­duire dans des im­passes, à les stérili­ser et les défaire. Et pour ce faire, elle doit pouvoir compter sur l'efficacité de ces organes de l'Etat bourgeois en mi­lieu ouvrier que sont les syndicats. En d'autres termes, la ca­pacité de la bour­geoisie à imposer sa loi à la classe ex­ploitée dépend et dépen­dra du crédit que les syndicats et le syndicalisme se­ront capables d'établir auprès de cette dernière. C'est juste­ment ce que les grèves de la fin 1995 en France et en Belgique ont démontré de façon très claire. C'est ce que montre à l'heure actuelle l'agitation syndicale dans le principal pays européen : l'Allemagne.

Dans nos deux précédents numéros de la Revue internationale, nous avons examiné les moyens employés par la bourgeoisie, lors du mouvement de grève qui a touché la France à la fin de l'année 1995, pour prendre les devants face à la perspective du resurgis­sement des luttes ouvrières. L'analyse que nous avons développée sur ces événements peut se résumer dans les extraits suivants de l'article que nous avions publié dans le n° 84 de la Revue alors que le mouvement n'était pas encore achevé :

« En réalité, le prolétariat en France est la cible d'une manoeuvre d'ampleur destinée à l'affaiblir dans sa conscience et dans sa combativité, une manoeuvre qui s'adresse également à la classe ouvrière des autres pays afin de lui faire tirer de fausses leçons des événements en France. » (Revue inter­nationale n° 84, « Lutter derrière les syndi­cats mène à la défaite »)

Et la principale fausse leçon que la bour­geoisie se proposait de faire tirer à la classe ouvrière c'est que les syndicats constituent de véritables organes de la lutte proléta­rienne :

« Cette recrédibilisation des syndicats constituait pour la bourgeoisie un objectif fondamental, un préalable indispensable avant de porter les attaques à venir qui se­ront encore bien plus brutales que celles d'aujourd'hui. C'est à cette condition seule­ment qu'elle peut espérer saboter les luttes qui ne manqueront pas de surgir au moment de ces attaques. » (Ibid.)

Dans le n° 85 de la Revue nous avons in­di­qué comment, presqu'en même temps que la manoeuvre de la bourgeoisie française, la bourgeoisie belge, tirant profit de cette der­nière, en avait déployé une copie con­forme incorporant tous ses principaux in­gré­dients :

  • série d'attaques capitalistes touchant tous les secteurs de la classe ouvrière (en l'oc­currence contre la sécurité sociale) mais particulièrement provocatrices pour un sec­teur particulier (en France, les tra­vailleurs des chemins de fer et des trans­ports pari­siens ; en Belgique, les tra­vailleurs des chemins de fer et de la com­pagnie aé­rienne nationale) ; la « méthode Juppé », concentrant sur un court espace de temps une avalanche d'attaques, mise en oeuvre avec arrogance et cynisme, fait partie de la manoeuvre : il faut faire ex­ploser le mé­contentement ;
  • appels très radicaux des syndicats à l'ex­tension de la riposte ouvrière en met­tant en avant l'exemple du secteur « d'avant garde » choisi par la bourgeoisie ;
  • recul de la bourgeoisie sur les mesures spécifiques les plus provocatrices : les syndicats crient à la victoire de la « mobilisation » qu'ils ont organisée, les secteurs « en pointe » reprennent le travail ce qui conduit à la démobilisation des au­tres secteurs.

Le résultat de ces manoeuvres a été que la bourgeoisie a réussi à faire passer les me­su­res de portée plus générale, celles qui tou­chent l'ensemble de la classe ouvrière, tout en ayant l'air de reculer face aux luttes ce qui a accrédité l'idée que celles-ci, sous la conduite des syndicats, avaient été victo­rieuses. C'était tout bénéfice aussi bien pour le gouvernement et les patrons que pour les syndicats. Ce qui apparaissait ainsi pour beaucoup d'ouvriers comme une « victoire », ou une demi-victoire (il n'était pas difficile pour la grande masse des travailleurs de constater que sur des questions essentielles, comme la protection sociale, le gouverne­ment n'avait pas reculé) était, en réalité, une défaite, une défaite au plan matériel, évi­demment, mais surtout une défaite poli­ti­que puisque le principal ennemi de la classe ouvrière, le plus dangereux parce ce qu'il se présente comme son allié, l'appareil syndi­cal, a augmenté son emprise et son pouvoir de mystification parmi les ouvriers.

Les analyses des groupes communistes

Les analyses des mouvements sociaux de la fin 1995 présentées par le CCI, aussi bien dans la Revue internationale que dans sa presse territoriale et ses réunions publiques, ont rencontré majoritairement parmi ses lec­teurs et ceux qui assistaient à ces dernières, intérêt et approbation. En re­vanche, elles n'ont pas été partagées par la plupart des au­tres organisations du milieu politique prolé­tarien. Dans le précédent numéro de la Revue, nous avons mis en évi­dence com­ment les deux organisations qui composent le BIPR, le CWO et Battaglia Comunista, s'étaient laissé piéger par la ma­noeuvre de la bourgeoisie en étant justement incapables d'identifier cette manoeuvre. Ces camarades, par exemple, ont reproché à notre analyse de conduire à l'idée que les ouvriers sont des imbéciles puisqu'ils se seraient laissé mysti­fier par les manoeuvres bourgeoises. Plus généralement, ils considèrent que, avec no­tre vision, la révolution prolétarienne serait impossible puisque les ouvriers seraient toujours les victimes des mystifications mi­ses en oeuvre par la bour­geoisie. Rien n'est plus faux.

En premier lieu, le fait qu'aujourd'hui les ouvriers puissent se laisser piéger par des manoeuvres bourgeoises ne signifie pas qu'il en sera toujours ainsi. L'histoire du mouve­ment ouvrier est pleine d'exemples où les mêmes ouvriers qui se laissaient embrigader derrière des drapeaux bourgeois ont été ca­pables, par la suite, de mener des combats exemplaires, voire révolutionnaires. Ce sont les mêmes ouvriers russes et allemands qui, derrière leurs drapeaux nationaux s'étaient étripés les uns les autres à partir de 1914, se sont ensuite lancés dans la révolution prolé­tarienne en 1917, et avec succès, pour les premiers, et en 1918 pour les seconds, im­posant à la bourgeoisie la fin de la boucherie impérialiste. L'histoire nous a ap­pris, plus généralement, que la classe ou­vrière est ca­pable de tirer des enseignements de ses dé­faites, de déjouer les pièges dans lesquels elle était tombée antérieurement.

Et il revient justement aux minorités révo­lutionnaires, aux organisations commu­nis­tes, de contribuer activement à cette prise de conscience de la classe, et en particulier de dénoncer de façon claire et déterminée les pièges tendus par la bourgeoisie.

C'est ainsi que, en juillet 1917, la bourgeoi­sie russe, a tenté de provoquer une insurrec­tion prématurée du prolétariat de la capitale. La fraction la plus avancée de la classe ou­vrière, le parti bolchevik, a identifié le piège et il est clair que, sans son attitude clairvoy­ante visant à empêcher les ouvriers de Petrograd de se lancer dans l'aventure, ces derniers auraient subi une défaite sanglante ce qui aurait coupé l'élan qui les a conduits à l'insurrection victorieuse d'Octobre. En jan­vier 1919 (voir nos articles sur la révolution allemande dans la Revue), la bourgeoise al­lemande a réédité la même manoeuvre. Cette fois-ci, elle a réussi son coup : le pro­létariat de Berlin, isolé, a été écrasé par les corps francs, ce qui a porté un coup décisif à la révolution en Allemagne et au niveau mondial. La grande révolutionnaire Rosa Luxemburg a été capable, avec la ma­jorité de la direction du parti communiste nouvel­lement fondé, de comprendre la na­ture du piège tendu par la bourgeoisie. En revanche, son camarade Karl Liebknecht, pourtant aguerri par des années de militan­tisme ré­volutionnaire, notamment au cours de la guerre impérialiste, s'y est laissé pren­dre. Ce faisant, il a participé, grâce à son pres­tige, et malgré lui, à une défaite tragique de la classe ouvrière, qui lui a d'ailleurs coûté la vie comme à beaucoup de ses compa­gnons, y compris Rosa Luxemburg elle-même. Mais même si cette dernière a tout fait pour mettre en garde le prolétariat et ses propres camarades contre le piège bour­geois, elle n'a jamais pensé que ceux qui s'y étaient laissé prendre étaient des « idiots ». Au contraire, son dernier article, écrit à la veille de sa mort, « L'ordre règne à Berlin » insiste sur une idée essentielle : le proléta­riat doit apprendre de ses défaites. De même, en affirmant que les ouvriers de France ou de Belgique ont été victimes d'un piège tendu par la bourgeoisie, à la fin de l'année 1995, le CCI n'a jamais laissé enten­dre, ou pensé, que les ouvriers seraient des « idiots ». En réalité, c'est tout le contraire qui est vrai.

En effet, si la bourgeoisie s'est donnée la peine d'élaborer un piège particulièrement sophistiqué contre la classe ouvrière, un piège auquel ont contribué toutes les forces du capital, le gouvernement, les patrons, les syndicats et même les groupes gauchistes, c'est justement parce qu'elle ne sous-estime pas la classe ouvrière. Elle sait parfaitement que le prolétariat d'aujourd'hui n'est pas ce­lui des années 1930, que contrairement à ce dernier, la crise économique, loin de l'enfon­cer encore dans la démoralisation, ne peut que le conduire à des combats de plus en plus puissants et conscients. En fait, pour comprendre la nature et la portée de la ma­noeuvre bourgeoise de la fin 1995 contre la classe ouvrière, il est nécessaire, au pré­al­able, d'avoir reconnu que nous ne sommes pas à l'heure actuelle dans un cours histori­que dominé par la contre-révolution, dans lequel la crise mortelle du capitalisme ne peut aboutir qu'à la guerre impérialiste mondiale, mais dans un cours aux affronte­ments de classe. Une des meilleures preuves de cette réalité se trouve dans la nature des thèmes et des méthodes mis en avant par les syndicats dans cette récente manoeuvre. Au cours des années 1930, les campagnes idéolo­giques de la gauche et des syndicats dominées par l'antifascisme, la « défense de la démocratie » et le nationalisme, c'est-à-dire des thèmes parfaitement bourgeois, ont réussi à dévoyer la combativité du proléta­riat dans des impasses tragiques et à l'em­brigader, ouvrant la porte à la boucherie im­périaliste (le meilleur exemple en est donné par les grèves de juin 1936 en France et par la guerre civile en Espagne). Si, à la fin 1995, les syndicats ont été très discrets sur ce genre de thèmes, s'ils ont adopté au con­traire un langage « ouvrier », proposant eux-mêmes des revendications et des « méthodes de lutte » classiques de la classe ouvrière, c'est qu'ils savaient parfaitement qu'ils ne pouvaient pas réussir une mobilisation mas­sive derrière eux, redorer leur blason aux yeux des travailleurs, en se contentant de mettre en avant leurs discours habituels sur « l'intérêt national » et autres mystifications bourgeoises. Là où le drapeau national ou la défense de la démocratie pouvaient être effi­caces dans l'entre-deux guerres pour mysti­fier les ouvriers, il faut maintenant des ap­pels à « l'extension », à « l'unité de tous les secteurs de la classe ouvrière », à la tenue d'assemblées générales souveraines. Mais il faut bien constater que si les récents dis­cours syndicaux ont réussi à tromper la grande majorité de la classe ouvrière, ils ont réussi également à tromper des organisa­tions qui se revendiquent de la Gauche communiste. Le meilleur exemple nous en est probablement donné par les articles publiés dans n° 435 du journal Le Prolétaire, organe du Parti communiste in­ternational (PCI) qui publie en Italien Il Comunista, c'est-à-dire un des nombreux PCI de la mouvance bordiguiste.

Les divagations du Prolétaire

Ce numéro du Prolétaire consacre plus de 4 pages sur 10 aux grèves de la fin 1995 en France. On y donne beaucoup de détails sur les événements, et même des détails faux qui prouvent, soit que l'auteur était encore mal informé, soit, ce qui est plus probable, qu'il a pris ses désirs pour la réalité [1] [269]. Mais le plus frappant dans ce numéro du Prolétaire c'est l'article de deux pages inti­tulé « Le CCI contre les grèves ». Ce titre, déjà, en dit long sur la tonalité de l'ensemble de l'article. En effet, nous y apprenons, par exemple, que :

  • le CCI serait l'émule de Thorez, le diri­geant stalinien français, qui déclarait au lendemain de la seconde guerre que « la grève est l'arme des trusts » ;
  • qu'il s'exprime comme « n'importe quel jaune » ;
  • que nous sommes des « proudhoniens mo­dernes » et des « déserteurs (souligné par Le Prolétaire) de la lutte proléta­rienne ».

Evidemment, le milieu parasitaire pour qui tout est bon pour dénigrer le CCI s'est im­médiatement réjoui de cet article. En ce sens, Le Prolétaire apporte aujourd'hui sa petite contribution (volontaire ? involon­taire ?) aux attaques actuelles de ce milieu contre notre organisation. Evidemment, et nous l'avons toujours démontré dans notre presse, nous ne sommes pas contre les po­lémiques entre les organisations du milieu révolutionnaire. Mais la polémique, aussi véhémente soit-elle, veut dire que nous nous situons dans le même camp de la guerre de classe. Par exemple, nous ne polémiquons pas avec les organisations gauchistes ; nous les dénonçons comme des organes de la classe capitaliste, ce que le Prolétaire est in­capable de faire puisqu'il définit un groupe comme Lutte Ouvrière, fleuron du trot­s­kisme en France, comme « centriste ». Ses pointes les plus acérées, Le Prolétaire les réserve aux organisations de la Gauche Communiste comme le CCI : si nous som­mes des « déserteurs », c'est que nous avons trahi notre classe ; merci de nous l'appren­dre. Merci également de la part des groupes parasites dont le leitmotiv est que le CCI se­rait passé au stalinisme et autres tur­pitudes. Il faudra quand même qu'un jour, le PCI sa­che dans quel camp il se trouve : dans celui des organisations sérieuses de la Gauche communiste, ou bien dans celui des parasi­tes qui n'ont de raison d'être que de les dis­créditer au seul avantage de la classe bour­geoise.

Cela dit, si Le Prolétaire se propose de nous faire la leçon concernant nos analyses des grèves de la fin 1995, ce que démontre avant tout son article c'est :

  • son manque de clarté, pour ne pas dire son opportunisme, sur la question, essentielle pour la classe ouvrière, de la nature du syn­dicalisme ;
  • son ignorance crasse de l'histoire du mou­vement ouvrier conduisant à une incroya­ble sous-estimation de la classe ennemie.

La question syndicale, talon d'Achille du PCI et du bordiguisme

Pour bien charger la barque, Le Prolétaire parle de « l'anti-syndicalisme de principe » du CCI. Ce faisant, il démontre que, pour le PCI, la question syndicale n'est pas une question « de principe ». Le Prolétaire veut se montrer très radical en affirmant :

« Les appareils syndicaux sont devenus, à l'issue d'un processus dégénératif accéléré par la victoire internationale de la contre-révolution, des instruments de la collabora­tion de classe » ; et encore plus : « si les grandes organisations syndicales se refusent obstinément à utiliser ces armes [les moyens de lutte authentiquement prolétarien], ce n'est pas simplement à cause d'une mauvaise direction qu'il suffirait de remplacer : des décennies de dégénéres­cence et de domesti­cation par la bourgeoisie ont vidé ces grands appareils syndicaux des derniers restes classistes et les ont trans­formé en organes de la collaboration des classes, marchandant les revendications proléta­riennes contre le maintien de la paix so­ciale... Ce fait suffit à montrer la fausseté de la perspective trotskiste traditionnelle de conquérir ou de reconquérir à la lutte prolé­tarienne ces appareils d'agents pro­fessionnels de la conciliation des intérêts ouvriers avec les exigences du capitalisme. Par contre mille exemples sont là pour dé­montrer qu'il est tout à fait possible de transformer un trotskiste en bonze... »

En réalité, ce que le PCI met en évidence c'est son manque de clarté et de fermeté sur la nature du syndicalisme. Ce n'est pas ce dernier qu'il dénonce comme arme de la classe bour­geoise, mais tout simplement les « appareils syndicaux ». Ce faisant, il ne réussit pas, malgré ses dires, à se dégager de la vision trotskiste : on peut maintenant trouver dans la presse d'un groupe comme Lutte Ouvrière le même type d'affirmations. Ce que Le Prolétaire, se croyant fidèle à la tradition de la Gauche communiste ita­lienne, refuse d'admettre c'est que toute forme syndicale, qu'elle soit petite ou grande, légale et bien introduite dans les hautes sphères de l'Etat capitaliste ou bien illégale (c'était le cas de Solinarnosc pendant plusieurs années en Pologne, des Commissions Ouvrières en Espagne sous le régime franquiste) ne peut être autre chose qu'un organe de défense du capital­isme. Le Prolétaire accuse le CCI d'être hostile « à toute organisation de défense immédiate du prolétariat ». Ce faisant, il révèle soit son ignorance de notre position, soit, plus pro­bablement, sa mauvaise foi. Nous n'avons jamais dit que la classe ou­vrière ne devait pas s'organiser pour mener ses luttes. Ce que nous affirmons, à la suite du courant de la Gauche communiste que le bordiguisme couvre de son mépris, la Gauche allemande, c'est que, dans la période historique actuelle, cette organisation est constituée par les as­semblées générales des ouvriers en lutte, des comités de grève désignés par ces assem­blées et révocables par elles, des comités centraux de grève composés de délégués des différents comités de grève. Par nature, ces organisations exis­tent par et pour la lutte et sont destinées à disparaître une fois que la lutte est achevée. Leur principale différence avec les syndicats c'est justement qu'elles ne sont pas perma­nentes et qu'elles n'ont pas l'occasion, de ce fait, d'être absorbées par l'Etat capitaliste. C'est justement la leçon que le bordiguisme n'a jamais voulu tirer après des décennies de « trahison » de tous les syndicats, quelle que soit leur forme, leurs objectifs initiaux, les positions politi­ques de leurs fondateurs, qu'ils se disent « réformistes » ou bien « de lutte de classe », voire « révolutionnaires ». Dans le capitalisme décadent, où l'Etat tend à absor­ber toutes les structures de la société, où le système est incapable d'accorder la moindre amélioration durable des conditions de vie de la classe ouvrière, toute organisa­tion permanente qui se propose comme ob­jectif la défense de celles-ci est destinée à s'inté­grer dans l'Etat, à devenir un de ses rouages. Citer, comme le fait Le Prolétaire en espé­rant nous clouer le bec, ce que disait Marx des syndicats au siècle dernier est loin de suffire pour s'auto-accorder un brevet de « marxisme ». Après tout, les trotskistes ne manquent pas de ressortir d'autres citations de Marx et d'Engels contre les anarchistes de leur époque pour attaquer la position que les bordiguistes partagent aujourd'hui avec l'ensemble de la Gauche communiste : le re­fus de participer au jeu électoral. Cette fa­çon de faire du Prolétaire ne démontre qu'une chose, c'est qu'il n'a pas compris un aspect essentiel du marxisme dont il se re­vendique : celui-ci est une pensée vivante et dialectique. Ce qui était vrai hier, dans la phase ascendante du capitalisme : la néces­sité pour la classe ouvrière de former des syndicats, comme de participer aux élections ou bien de soutenir certaines luttes de libé­ration nationale, ne l'est plus au­jourd'hui, dans le capitalisme décadent. Prendre à la lettre des citations de Marx en tournant le dos aux conditions auxquelles elles s'adres­sent, en refusant d'appliquer la méthode de ce grand révolutionnaire, ne démontre que l'indigence de sa propre pensée.

Mais le pire n'est pas cette indigence en elle-même, c'est qu'elle conduit à semer dans la classe des illusions sur la possibilité d'un « véritable syndicalisme », c'est qu'elle con­duit tout droit à l'opportunisme. Et cet op­portunisme, nous en trouvons des expres­sions dans les articles du Prolétaire lorsqu'il affiche la plus grande timidité pour dénon­cer le jeu des syndicats :

« Ce que l'on peut et que l'on doit reprocher aux syndicats actuels... » Les révolution­naires ne reprochent rien aux syndicats, comme ils ne reprochent pas aux bourgeois d'exploiter les ouvriers, aux flics de réprimer leurs luttes : ils les dénoncent.

« ... les organisations à la tête du mouve­ment, la CGT et FO, qui selon toute vrais­emblance avaient négocié dans la coulisse avec le gouvernement pour en finir... » Les dirigeants syndicaux ne « négocient » pas avec le gouvernement comme s'ils avaient des intérêts différents, ils marchent la main dans la main avec lui contre la classe ou­vrière. Et ce n'est pas « selon toute vrai­s­emblance » : c'est sûr ! Voila ce qu'il est indispensable que sachent les ouvriers et que Le Prolétaire est incapable de leur dire.

Le danger de la position opportuniste du Prolétaire sur la question syndicale éclate enfin lorsqu'il écrit : « Mais si nous écartons la reconquête des appareils syndicaux, nous n'en tirons pas la conclusion qu'il faut re­je­ter le travail dans ces mêmes syndicats, pourvu que ce travail se fasse à la base, au contact des travailleurs du rang et non dans les instances hiérarchiques, et sur des bases classistes ». En d'autres termes, lorsque de façon absolument saine et nécessaire des ouvriers écoeurés par les magouilles syndi­cales auront envie de déchirer leur carte, il se trouvera un militant du PCI pour accom­pagner le discours du trotskiste de service : « Ne faites pas cela, camarades, il faut res­ter dans les syndicats pour y faire un tra­vail ». Quel travail, sinon que celui de redo­rer un peu, à la base, le blason de ces orga­nismes ennemis de la classe ouvrière ?

Car il n'y a pas d'autre choix :

  • ou bien on veut réellement mener une ac­tivité militante « sur des bases classis­tes », et alors un des points essentiels qu'il faut défendre est la nature anti-ouvrière des syndicats, pas seulement de leur hié­rar­chie, mais comme un tout ; quelle clar­té le militant du PCI va-t-il apporter à ses ca­marades de travail en leur disant : « les syndicats sont nos ennemis, il faut lutter en dehors et contre eux mais je reste de­dans » ? [2] [270]
  • ou bien on veut rester « en contact » avec la « base » syndicale, « se faire compren­dre » par les travailleurs qui la composent, et alors on oppose « base » et « hiérarchie pourrie », c'est-à-dire la position classique du trotskisme ; certes on fait alors « un travail », mais pas « sur des bases clas­sistes » puisqu'on maintient encore l'illu­sion que certaines structures du syndi­cat, la section d'entreprise par exemple, peu­vent être des organes de la lutte ou­vrière.

Nous voulons bien croire que le militant du PCI, contrairement à son collègue trotskiste, n'aspire pas à devenir un bonze. Il n'en aura pas moins fait le même « travail » anti-ou­vrier de mystification sur la nature des syn­dicats.

Ainsi, l'application de la position du PCI sur la question syndicale a apporté, une nouvelle fois, sa petite contribution à la démobilisa­tion des ouvriers face au danger que repré­sentent les syndicats. Mais cette action de démobilisation face à l'ennemi ne s'arrête pas là. Elle éclate une nouvelle fois au grand jour quand le PCI se livre à une sous-esti­mation en règle de la capacité de la bour­geoisie à élaborer des manoeuvres contre la classe ouvrière.

La sous-estimation de l'ennemi de classe

Dans un autre article du Prolétaire,« Après les grèves de cet hiver, Préparons les luttes à venir » on peut lire ce qui suit :

« Le mouvement de cet hiver montre juste­ment que si, dans ces circonstances, les syndicats ont fait preuve d'une souplesse in­habituelle et ont laissé s'exprimer la spon­tanéité des grévistes les plus combatifs plu­tôt que de s'y opposer comme à leur habi­tude, cette tolérance leur a permis de con­server sans grandes difficultés la direc­tion de la lutte, et donc de décider dans une très grande mesure de son orientation, de son déroulement et de son issue. Lorsqu'ils ont jugé que le moment était venu, ils ont pu donner le signal de la reprise, abandonnant en un clin d'oeil la revendication centrale du mouvement, sans que les grévistes ne puissent opposer aucune alternative. L'apparence démocratique et basiste de la conduite de la lutte a même été utilisée contre les besoins objectifs du mouvement : ce ne sont pas les milliers d'AG quotidiennes des grévistes qui à elles seules pouvaient donner à la lutte la centralisation et la di­rection dont elle avait besoin, même si elles ont permis la compacité et la participation massive des travailleurs. Seules les organi­sations syndicales pouvaient pallier à cette carence et la lutte était donc suspendue aux mots d'ordre et aux initiatives lancées cen­tralement par les organisations syndicales et répercutées par leur appareil dans toutes les AG. Le climat d'unité régnant dans le mouvement était tel que la masse des tra­vailleurs non seulement n'a pas senti ni ex­primé de désaccords avec l'orientation des syndicats (mis à part bien sûr les orienta­tions de la CFDT) et leur direction de la lutte, mais a même considéré leur action comme l'un des facteurs les plus importants pour la victoire. »

Ici Le Prolétaire nous livre le secret de l'atti­tude des syndicats dans les grèves de la fin 1995. Peut être est-ce le résultat de sa lec­ture de ce que le CCI avait déjà écrit au­pa­ravant. Le problème, c'est que lorsqu'il faut tirer les enseignements de cette réalité évi­dente, Le Prolétaire, dans le même arti­cle, nous dit que ce mouvement est « le plus im­portant du prolétariat français depuis la grève générale de mai-juin 68 », qu'il salue sa « force » qui a imposé « un recul partiel du gouvernement ». Décidément, la co­hé­rence de la pensée n'est pas le fort du Prolétaire. Faut-il rappeler que l'opportu­nisme aussi la fuit comme la peste, lui qui essaye en permanence de concilier l'inconci­liable ?

Pour notre part, nous avons conclu que ce mouvement qui n'a pu empêcher le gou­ver­nement de faire passer ses principales mesu­res anti-ouvrières et qui a aussi bien réussi à redorer le blason des syndicats, comme le montre très clairement Le Prolétaire, ne s'est pas fait contre la volonté des syndicats ou du gouvernement, mais qu'il a été voulu par eux justement pour at­teindre ces objec­tifs. Le Prolétaire nous dit que le trait de ce mouvement qui « doit de­venir un acquis pour les luttes futures, a été la tendance gé­nérale à s'affranchir des barrières corpora­tistes et des limites d'entreprises ou d'admi­nistrations et à s'étendre à tous les sec­teurs ». C'est tout à fait vrai. Mais le seul fait que se soit avec la bénédiction, ou plu­tôt, bien souvent, sous l'impulsion directe des syndicats, que les ouvriers aient recon­quis des méthodes vrai­ment prolétariennes de lutte, ne constitue nullement une avancée pour la classe ou­vrière à partir du moment où cette conquête est associée pour la majo­rité des ouvriers à l'action des syndicats. Ces méthodes de lutte, la classe ouvrière était, tôt ou tard destinée à les redécouvrir, au long de toute une série d'expériences. Mais si cette décou­verte s'était faite à travers la confrontation ouverte contre les syndicats, cela aurait porté un coup mortel à ces der­niers alors qu'ils étaient déjà fortement dis­crédités et cela aurait privé la bourgeoisie d'une de ses armes essentielles pour saboter les luttes ouvrières. Aussi, il était préféra­ble, pour la bourgeoisie, que cette redécou­verte, quitte à ce qu'elle intervienne plus vite, soit empoi­sonnée et stérilisée par les illusions syndi­calistes.

Le fait que la bourgeoisie ait pu manoeuvrer d'une telle façon dépasse l'entendement du Prolétaire :

« A en croire le CCI "on" (sans doute TOUTE LA BOURGEOISIE) est extraordi­nairement rusé : pousser "les ouvriers" (c'est ainsi que le CCI baptise tous les sala­riés qui ont fait grève) à entrer en lutte contre les décisions gouvernementales afin de contrôler leur lutte, de leur infliger une défaite et de faire passer plus tard des me­sures encore plus dures, voilà une manoeu­vre qui aurait sans doute stupéfié Machiavel lui-même.

Les proudhoniens modernes du CCI vont plus loin que leur ancêtre puisqu'ils ac­cu­sent les bourgeois de provoquer la lutte ou­vrière et de lui faire remporter la victoire pour détourner les ouvriers des vrais solu­tions : ils se frapperaient eux-mêmes pour éviter d'être frappés. Attendons encore un peu et nous verrons dans la lanterne magi­que du CCI les bourgeois organiser eux-mêmes la révolution prolétarienne et la dis­parition du capitalisme dans le seul but d'empêcher les prolétaires  de la faire. » [3] [271]

Le Prolétaire se donne sûrement l'illusion d'être très spirituel. Grand bien lui fasse ! Le problème c'est que ses tirades dénotent avant tout la totale vacuité de son entendement politique. Alors, pour sa gouverne, et pour qu'il ne meure pas complètement idiot, nous nous permettons de rappeler quelques ba­nalités :

  1. Il n'est pas nécessaire que toute la bour­geoisie soit « extraordinairement rusée » pour que ses intérêts soient bien défendus. Pour exercer cette défense, la classe bour­geoise dispose d'un gouverne­ment et d'un Etat (mais peut être que Le Prolétaire ne le sait pas) qui définit sa poli­tique en s'ap­puyant sur les avis d'une armée de spécialis­tes (historiens, sociologues, poli­tologues, ... et dirigeants syndicaux). Qu'il existe encore aujourd'hui des patrons qui pensent que les syndicats sont les ennemis de la bourgeoisie, cela ne change rien à la chose : ce ne sont pas eux qui sont chargés d'élaborer la stra­tégie de leur classe comme ce ne sont pas les adjudants qui conduisent les guerres.
  2. Justement, entre la bourgeoisie et la classe ouvrière il existe une guerre, une guerre de classe. Sans qu'il soit nécessaire d'être un spécialiste des questions militaires, n'importe quel être doté d'une intelligence moyenne et d'un peu d'instruction (mais est-ce le cas des rédacteurs du Prolétaire ?) sait que la ruse est une arme essentielle des ar­mées. Pour battre l'ennemi, il est en général nécessaire de le tromper (sauf à dis­poser d'une supériorité matérielle écrasante).
  3. L'arme principale de la bourgeoisie contre le prolétariat, ce n'est pas la puissance ma­térielle de ses forces de répression, c'est jus­tement la ruse, les mystifications qu'elle est capable d'entretenir dans les rangs ouvri­ers.
  4. Même si Machiavel a, en son temps, jeté les bases de la stratégie bourgeoise pour la conquête et l'exercice du pouvoir aussi bien que dans l'art de la guerre, les dirigeants de la classe dominante, après des siècles d'ex­périence, en savent maintenant beau­coup plus que lui. Peut-être les rédacteurs du Prolétaire pensent ils que c'est le con­traire. En tout cas, ils feraient bien de se plonger un tout petit peu dans les livres d'histoire, particulièrement celle des guerres récentes et surtout celle du mouvement ou­vrier. Ils y découvriraient que le ma­chiavélisme que les stratèges militaires sont capables de met­tre en oeuvre dans les con­flits entre frac­tions nationales de la même classe bour­geoise n'est encore rien à côté de celui que celle-ci, comme un tout, est capa­ble de dé­ployer contre son ennemi mortel, le proléta­riat.
  5. En particulier, ils découvriraient deux choses élémentaires : que provoquer des combats prématurés est une des armes clas­siques de la bourgeoisie contre le prolétariat et que dans une guerre, les généraux n'ont jamais hésité à sacrifier une partie de leurs troupes ou de leurs positions pour mieux piéger l'ennemi, en lui donnant, éventuelle­ment, un sentiment illusoire de victoire. La bourgeoisie ne fera pas la révolution prolé­tarienne à la place du prolétariat pour l'em­pêcher de la faire. En revanche, pour l'éviter, elle est prête à des prétendus « reculs », à des apparentes « victoires » des ouvriers.
  6. Et si les rédacteurs du Prolétaire se don­naient la peine de lire les analyses clas­si­ques de la Gauche communiste, ils ap­pren­draient enfin qu'un des principaux mo­yens avec lesquels la bourgeoisie a infligé au prolétariat la plus terrible contre-révolu­tion de son histoire a été justement de lui présen­ter comme des « victoires » ses plus grandes défaites : la « construction du social­isme en URSS », les « Front populaires », la « victoire contre le fascisme ».

Alors on ne peut dire qu'une chose aux ré­dacteurs du Prolétaire : il faut recom­men­cer votre copie. Et avant, il faut essayer de réfléchir un peu et de surmonter votre ig­no­rance affligeante. Les phrases bien tournées et les mots d'esprit ne suffisent pas pour dé­fendre correctement les positions et les inté­rêts de la classe ouvrière. Et nous pouvons leur donner un dernier conseil : soyez à l'écoute de ce qui se passe réelle­ment dans le monde et essayez de compren­dre, par exemple, ce qui vient de se passer en Allemagne.

Les manoeuvres syndicales en Allemagne, nouvel exemple de la stratégie de la bourgeoisie

S'il faut une nouvelle preuve que la manoeu­vre concoctée par toutes les forces de la bourgeoisie à la fin de 1995 en France avait une portée internationale, la récente agita­tion syndicale en Allemagne l'apporte de fa­çon éclatante. Dans ce pays, en effet, on vient de vivre, avec les spécificités locales évidemment, un « remake » du scénario « à la française ».

Au départ, pourtant, la situation semble fort différente. Juste après que les syndicats français se soient donnés une image de radi­calisme, « d'organes intransigeants du com­bat de classe », ceux d'Allemagne, fidèles à leur tradition de négociateurs et d'agents du « consensus social », signent avec le patro­nat et le gouvernement, le 23 janvier, un « pacte pour l'emploi » qui comporte, entre autres, des baisses de salaires pouvant aller jusqu'à 20% dans les industries les plus me­nacées. Au sortir de cette négociation, Kohl déclare qu'il faut « tout faire pour éviter un scénario à la française ». Il n'est alors pas contredit par les syndicats qui, quelques se­maines auparavant, avaient pour­tant salué les grèves en France : la DGB « assure de sa sympathie les grévistes qui se défendent contre une grande attaque au droit so­cial » ; IG-Metall affirme que « la lutte des Français est un exemple de résis­tance con­tre les coups portés aux droits so­ciaux et politiques ».

Mais, en réalité, le salut des syndicats alle­mands aux grèves en France n'était pas pla­tonique, il s'inscrivait déjà dans la perspec­tive de leurs manoeuvres futures. Ces ma­noeuvres, on allait en découvrir l'ampleur au mois d'avril. C'est le moment que choisit Kohl pour annoncer un plan d'austérité sans précédent : gel des salaires dans la fonction publique, baisse des indemnités de chômage et des prestations de sécurité sociale, al­lon­gement du temps de travail, recul de l'âge de la retraite, abandon du principe de l'indem­nisation à 100% des absences pour maladie. Et ce qui est le plus frappant, c'est la façon dont ce plan est annoncé. Comme l'écrit le journal français Le Monde (20 juin 1996) : « En imposant autoritairement son plan d'économies de 50 milliards de marks à la fin du mois d'avril, le chancelier Kohl a quitté les habits du modérateur – qu'il af­fectionne tant – pour prendre ceux du déci­deur... Pour la première fois, la "méthode Kohl" commence à ressembler à la "méthode Juppé". »

Pour les syndicats, c'est une véritable provo­cation à laquelle il faut répondre avec de nouvelles méthodes d'action : « Nous avons quitté le consensus pour entrer dans la confrontation » (Dieter Schulte, président du DGB). Le scénario « à la française », dans sa variante allemande, se met en place. On assiste alors à un crescendo de radica­l­isme dans l'attitude des syndicats : « grèves d'avertissement » et manifestations dans le secteur public (comme au début de l'au­tomne 1995 en France) : les crèches, les transports en commun, les postes, les serv­ices de nettoiement sont touchés. Comme en France, les médias font grand tapage autour de ces mouvements, donnant l'image d'un pays paralysé, et ne ménagent pas leur sym­pathie à leur égard. La référence aux grèves de la fin 1995 sont de plus en plus présentes et les syndicats font même agiter des dra­peaux français dans les manifestations. Schulte, invoquant « l'automne chaud » français, promet, dans le secteur industriel, un « été chaud ». C'est alors que commence la préparation de la grande manifestation du 15 juin qui est annoncée à l'avance comme devant être « la plus massive depuis 1945 ».[4] [272] Schulte prévient qu'elle ne sera « que le début d'âpres conflits sociaux qui pourrait conduire à des conditions à la française ». De même, alors qu'il avait af­firmé quelques semaines auparavant qu'il « ne saurait être question d'appeler à une grève générale face à un gouvernement dé­mocratiquement élu », il déclare le 10 juin que « même la grève générale n'est plus ex­clue ». Quelques jours avant la « marche » sur Bonn, les négociations du secteur public accouchent d'un accord qui concède finale­ment de maigres augmentations de salaire et la promesse de ne pas remettre en cause les indemnités de maladie, ce qui permet aux syndicats de faire apparaître ce « recul » comme résultant de l'efficacité de leurs ac­tions, tout comme ce fut le cas en France quand le gouvernement avait « reculé » sur le Contrat de plan dans les chemins de fer et sur la retraite des fonctionnaires.

Finalement, l'immense succès du « tous à Bonn » (350 000 manifestants) obtenu grâce à un battage médiatique sans précédent et aux énormes moyens mis en oeuvre pas les syndicats (des milliers de cars et près de 100 trains spéciaux) apparaît comme une mani­festation de force sans précédent de ces de­rniers en même temps qu'elle a permis de faire passer au second plan le fait que le gouvernement n'avait pas cédé sur l'essentiel de son plan d'austérité.

Le caractère mondial des manoeuvres de la bourgeoisie

Ainsi, à quelques mois d'intervalle, dans les deux principaux pays d'Europe continentale, la bourgeoisie a développé deux manoeuvres très semblables destinées non seulement à faire passer un train d'attaques brutales mais aussi à donner une nouvelle image des syn­dicats. Certes il y a des différences dans l'objectif visé par chacune des deux bour­geoisies nationales. Pour ce qui concerne la France, il fallait redorer aux yeux des ouvri­ers le blason des syndicats, un blason nota­blement terni par leur soutien aux politiques menées par la Gauche quand elle était au gouvernement, ce qui les avait contraints de laisser le devant de la scène aux coordina­tions dans la tâche de sabotage des luttes lors de la grève des chemins de fer en 1986 et des hôpitaux en 1988. Pour ce qui con­cerne l'Allemagne, il n'y avait pas un pro­blème de discrédit des syndicats. Dans l'en­semble, ces organes de l'Etat bourgeois jouissaient d'une forte assise en milieu ou­vrier. En revanche, l'image qu'ils avaient au­près de la classe ou­vrière était celle de spécialistes avisés de la négociation, réus­sissant, à travers toutes les « tables rondes » auxquelles ils partici­paient, à préserver quelque peu les acquis de « l'Etat social », ce qui était évidemment facilité par la plus grande résistance du capi­tal allemand à la crise mondiale. Mais avec la montée des difficultés économiques de ce dernier (récession en 1995, niveau de chômage re­cord, explosion des déficits de l'Etat) cette image ne pouvait perdurer bien longtemps. A la table de négociation, le gouvernement et le patronat ne pourront proposer que des attaques de plus en plus brutales du niveau de vie de la classe ou­vrière et le démantè­lement de « l'Etat so­cial ». La perspective d'explosions de la colère ouvrière est inéluc­table et il importait donc que les syndicats, pour être en mesure de saboter et dévoyer la combativité, tro­quent leurs habits de « négociateurs » pour ceux d'organes de la lutte ouvrière.

Mais au-delà des différences dans la situ­a­tion sociale des deux pays, il importe que tous les points communs existant entre ces deux épisodes ouvrent les yeux de ceux qui pensent encore que les grèves de la fin 1995 en France étaient « spontanées », qu'elles ont « surpris la bourgeoisie », qu'elles n'ont pas été voulues et provoquées par celle-ci afin de mener à bien sa politique.

En outre, de même que la manoeuvre bour­geoise de la fin 1995 en France avait une portée internationale, ce n'est pas unique­ment à usage interne que les différentes for­ces de la bourgeoisie allemande ont déployé leur manoeuvre du printemps 1996. Par exemple, en Belgique, si la bourgeoisie avait organisé au cours de l'hiver une copie conforme du scénario français, elle a fait preuve de son mimétisme en reprenant à son compte le « scénario allemand ». En effet, peu après la signature du « pacte pour l'emploi » en Allemagne, un « contrat d'avenir pour l'emploi » était signé en Belgique entre les syndicats, le patronat et le gouvernement qui prévoyait, là aussi, des baisses de salaire contre des promesses d'emplois. Puis les syndicats se sont offerts un virage à 180° en dénonçant brusquement cet accord « après consultation de leur base ». Ce revirement spectaculaire et, comme toujours, fortement médiatisé, leur a permis de s'offrir une image « démocratique », de « véritables interprè­tes de la volonté des ouvriers », tout en se blanchissant de toute responsabilité dans les plans d'attaque contre la classe ouvrière pré­parés par le gouvernement (dans lequel par­ticipe le Parti socialiste, allié traditionnel du syndicat le plus « combatif », la FGTB).

Mais si la dimension internationale des ma­noeuvres de la bourgeoisie française de la fin 1995 ne s'est pas arrêtée à la Belgique, comme on vient de le voir avec les manoeu­vres de la bourgeoisie allemande du prin­temps, la portée de ces dernières ne se lim­ite pas non plus à ce petit pays. En réalité, l'agitation syndicale en Allemagne, ample­ment répercutée par les télévisions dans de nombreux pays a un rôle similaire aux grè­ves en France. Encore une fois, il s'agit de renforcer les illusions sur les syndicats. L'image de marque « combative » des syndi­cats français, grâce à leur couverture média­tique mondiale, a pu rejaillir sur leurs con­génères des autres pays. De même, la radi­calisation des syndicats allemands, leurs menaces appuyées d'un « été chaud » et les commentaires alarmistes des médias des au­tres pays sur « la fin du consensus à l'alle­mande » viennent à leur tour relayer l'idée que les syndicats sont capables, même là où ils ont une tradition de concertation et de négociation, d'être d'authentiques « organes de lutte » pour la classe ouvrière et même des organes de lutte efficaces, ca­pables d'imposer, contre l'austérité gou­vernemen­tale et patronale, la défense des intérêts ou­vriers.

oOo

Ainsi, c'est bien à l'échelle mondiale que la bourgeoisie met en oeuvre sa stratégie face à la classe ouvrière. L'histoire nous a appris que toutes les oppositions d'intérêt entre les bourgeoisies nationales, les rivalités com­merciales, les antagonismes impérialistes pouvant conduire à la guerre, s'effacent lorsqu'il s'agit d'affronter la seule force de la société qui représente un danger mortel pour la classe dominante, le prolétariat. C'est de façon coordonnée, concertée que les bour­geoisies élaborent leurs plans contre celui-ci.

Aujourd'hui, face aux combats ouvriers qui se préparent, la classe dominante devra dé­ployer mille pièges pour tenter de les sabo­ter, les épuiser et les défaire, pour faire en sorte qu'ils ne permettent pas une prise de conscience par le prolétariat des perspec­ti­ves ultimes de ces combats, la révolution communiste. Rien ne serait plus tragique pour la classe ouvrière que de sous-estimer la force de son ennemi, sa capacité à mettre en oeuvre de tels pièges, à s'organiser à l'échelle mondiale pour les rendre plus effi­caces. Il appartient aux communistes de sa­voir les débusquer et de les dénoncer aux yeux de leur classe. S'ils ne savent pas le faire, ils ne méritent pas ce nom.

FM, 24 juin 1996.



[1] [273]. Un des exemples frappants de cette réécriture des faits est la façon dont est rapportée la reprise du tra­vail à la fin de la grève : celle-ci n'aurait commencé que près d'une semaine après l'annonce du « recul » du gouvernement, ce qui est faux.

[2] [274]. C'est vrai que les bordiguistes ne sont pas à une contradiction près : vers la fin des années 1970, alors que s'était développée en France une agitation parmi les ouvriers immigrés, il était courant de voir des militants du PCI expliquer aux immigrés éberlués qu'ils devaient revendiquer le droit de vote afin de pouvoir... s'abstenir. Plus ridicule qu'un bordiguiste, tu meurs ! C'est vrai aussi que lorsque des militants du CCI ont essayé d'intervenir dans un rassemble­ment d'immigrés pour y défendre la nécessité de ne pas se laisser enfermer dans des revendications bourgeoisies, ceux du PCI ont prêté main forte aux maoïstes pour les en chasser... 

[3] [275]. Il faut noter que le n° 3 de L'esclave salarié (ES), bâtard parasitaire de l'ex-Ferment Ouvrier Révolutionnaire, nous donne une interprétation originale de l'analyse du CCI sur la manoeuvre de la bourgeoisie : « Nous tenons à féliciter le cci [ES trouve très spirituel d'écrire en minuscules les initiales de notre organisation] pour sa remarquable analyse qui nous laisse béats d'admiration et nous nous demandons comment cette élite pensante fait pour infiltrer la classe bourgeoise et en retirer de telles informations sur ses plans et ses pièges. C'est à se demander si le cci n'est pas invité aux rendez-vous de la bourgeoisie et à l'étude de ses menées anti-ouvrières concoctées dans le secret et les rites de la franc-maçonnerie. » Marx n'était pas franc-maçon et il n'était pas invité aux rendez-vous de la bourgeoisie mais il a consacré une grande partie de son activité militante à étudier, élucider et dénoncer les plans et les pièges de la bourgeoisie. Il faut croire que les rédacteurs de l'ES n'ont jamais lu Les luttes de classe en France ou La guerre civile en France. Ce serait logique de la part de gens qui méprisent la pensée, laquelle n'est pas le monopole d'une « élite ». Franchement, il n'était pas nécessaire d'être franc-maçon pour découvrir que les grèves de la fin 1995 en France résultaient d'une manoeuvre bourgeoise : il suffisait d'observer de quelle façon elles étaient présentées et encensées par les médias dans tous les pays d'Europe et d'Amérique, et jusqu'en Inde, en Australie et au Japon. C'est vrai que la présence dans ces pays de sections ou de sympathisants du CCI lui a facilité son travail, mais la véritable cause de l'indigence politique de ES ne réside pas dans sa faible extension géographique. Ce qui est provincial, chez lui, c'est avant tout son intelligence politique, provinciale... et « minuscule ».
 

[4] [276]. Ce refrain a un petit air de déjà entendu : la mani­festation du 12 décembre 1995 en France avait égale­ment été présentée comme « la plus massive depuis la guerre » dans beaucoup de villes de province.

 

Géographique: 

  • Europe [277]

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [109]

Questions théoriques: 

  • Décadence [278]
  • Le cours historique [279]

12e Congrès de RI : la défense de l'organisation

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Courant avril 1996 s'est tenu le 12e congrès de la section en France du Courant Communiste International. Ce congrès était celui d'une section territoriale de notre organisation in­ternationale, mais le CCI a décidé de lui donner une valeur dépassant le simple cadre territorial pour en faire une sorte de congrès international extraordinaire.

Le congrès s'est tenu quelques mois après que nous ayons assisté en France à des évé­nements de première grandeur concernant la lutte entre prolétariat et bourgeoisie : les grèves du secteur public de la fin de l'année 1995, lesquelles résultaient d'une manoeuvre de la bourgeoisie à l'échelle internationale dirigée contre le prolétariat de l'ensemble des pays industrialisés [1] [280]. Mais ces événe­ments ne constituaient qu'un aspect d'une of­fensive générale que mène aujourd'hui la bourgeoisie contre la classe ouvrière et ses organisations. Et c'est justement en tant que moment privilégié de l'armement de l'orga­nisation communiste contre les différents aspects de cette offensive que le 12e congrès de la section en France prenait toute son im­portance.

Une attaque sans précédent de la classe bourgeoise contre le prolétariat

La bourgeoisie est en effet obligée d'accom­pagner son attaque économique contre la classe ouvrière d'une attaque politique. Cette attaque vise évidemment, comme on a pu le voir dans les manoeuvres de la bourgeoisie de la fin 1995, le court terme et le moyen terme : elle vise à affaiblir le prolétariat en prévision des combats qu'il devra mener dans les années qui viennent. Cependant, ce serait dangereusement sous-estimer la classe dominante que de considérer qu'elle ne voit pas plus loin. Ses secteurs les plus lucides savaient bien que l'impact des immenses campagnes sur « la mort du communisme » et la « victoire définitive du capitalisme » ne pourrait durer éternellement, qu'il serait né­cessairement battu en brêche par l'aggrava­tion de la crise du capitalisme et la néces­saire reprise des luttes ouvrières. C'est pour cela qu'il fallait prendre rapidement les de­vants : « ... il faut souligner le changement récent dans un certain nombre de discours de la classe dominante. Alors que les pre­mières années après l'effondrement du bloc de l'Est ont été dominées par les campagnes sur le thème de "la mort du communisme", "l'impossibilité de la révolution", on assiste aujourd'hui à un certain retour à la mode de discours favorables au "marxisme", à la "révolution", au "communisme" de la part des gauchistes, évidemment, mais même au-delà d'eux. » Avant qu'un nombre croissant d'ouvriers ne reconnaisse dans le marxisme la théorie de la lutte du prolétariat pour son émancipation, il s'agit d'élaborer et de diffu­ser un faux marxisme destiné à polluer et dévoyer le processus de prise de conscience de la classe ouvrière.

Mais cette offensive ne s'arrête pas là. Il s'agit aussi de discréditer le courant de la Gauche communiste, celui qui a représenté, au moment de la dégénérescence et de la mort de l'Internationale Communiste, le véritable défenseur des principes commu­nistes qui avaient présidé à la révolution d'octobre 1917. C'est ainsi que, à l'occasion de la publication des archives de Vercesi, principal animateur de la Fraction de Gauche italienne, des universitaires de Bruxelles présentent ce courant comme anti-fasciste, c'est-à-dire l'anti-thèse même de ce qui fut son essence. Ce dont il s'agit fonda­mentalement c'est de compromettre l'avenir du courant de la Gauche communiste, c'est-à-dire le seul qui travaille à la fondation du parti communiste dont aura besoin le prolé­tariat pour mener à bien sa révolution.

Et cette attaque contre la Gauche communiste ne se cantonne pas au niveau universitaire. Les « spécialistes » de la classe dominante savent parfaitement le danger que représentent pour cette dernière les groupes du milieu politique prolétarien qui se réclament justement de la Gauche communiste. Evidemment, ce danger n'est pas immédiat. Continuant à subir les séquel­les de la terrible contre-révolution qui s'est abattue sur le prolétariat à partir de la fin des années 1920 et qui a sévit jusqu'au mi­lieu des années 1960, la Gauche communiste se distingue encore par sa fai­blesse tant numérique qu'au niveau de son impact sur l'ensemble de la classe ouvrière. Une faiblesse qui est encore aggravée par la dispersion entre plusieurs courants (CCI, BIPR, multiples « Partis » du courant bordi­guiste).

Et justement, il faudrait être singulièrement naïf pour croire que la classe dominante, et ses institutions spécialisées, n'emploient pas dès à présent tous les moyens possibles pour empêcher ce courant de se renforcer à me­sure que se développera la prise de con­science du prolétariat, pour le liquider. Parmi ces moyens, il y a évidemment la ré­pression policière. Mais dans le cadre des « démocraties » qui gouvernent les pays in­dustrialisés, c'est un instrument que la bour­geoisie utilise encore assez peu pour ne pas trop se démasquer. Il y a aussi l'infiltration par des organismes spécialisés de l'Etat capi­taliste visant à informer ces derniers et sur­tout à détruire de l'intérieur les organisations communistes. C'est ainsi qu'en 1981, le CCI avait démasqué l'individu Chénier dont les agissements avaient contribué à aggraver la crise qu'avait connue le CCI à l'époque et à provoquer la perte de nombreux militants.

Enfin, et surtout, notre organisation a mis en évidence le rôle particulier que joue aujour­d'hui le milieu parasitaire comme instrument de l'attaque de la bourgeoisie contre le mi­lieu politique prolétarien.

L'attaque du parasitisme contre le milieu politique prolétarien et contre le CCI

Ce n'est pas une préoccupation nouvelle de notre organisation. Ainsi, au lendemain de notre 11e congrès international, il y a un an, nous pouvions déjà écrire :

« Il est préférable pour la bourgeoisie de faire un mur de silence autour des positions et de l'existence des organisations révolu­tionnaires. C'est pour cela que le travail de dénigrement de celles-ci et de sabotage de leur intervention est pris en charge par toute une série de groupes et d'éléments pa­rasitaires dont la fonction est d'éloigner des positions de classe les éléments qui s'appro­chent de celles-ci, de les dégouter de toute participation au travail difficile de dévelop­pement d'un milieu politique prolétarien.

L'ensemble des groupes communistes a été confronté aux méfaits du parasitisme, mais il revient au CCI, parce que c'est aujour­d'hui l'organisation la plus importante du milieu prolétarien, de faire l'objet d'une at­tention toute particulière de la part de la mouvance parasitaire. » (Revue internatio­nale n° 82)

Et sur la base de la convergence de toute une série d'attaques de la part du parasitisme contre le milieu politique prolétarien et le CCI en particulier le congrès a discuté et adopté une résolution dont nous donnons ici quelques extraits :

« La notion de parasitisme politique n'est pas une innovation du CCI. Elle appartient à l'histoire du mouvement ouvrier. Ainsi, dans le combat du Conseil Général dans l'AIT, Marx qualifiait la politique de l'Alliance de Bakounine de 'parasitisme.

Les groupes parasites n'appartiennent pas au milieu politique prolétarien. En aucune façon, il ne sont l'expression de l'effort de prise de conscience de la classe. Au con­traire, ils constituent une tentative de faire avorter cet effort. En ce sens, leur activité vient compléter le travail des forces de la bourgeoisie pour saboter l'intervention des organisations révolutionnaires au sein de la classe.

Ce qui anime l'activité et détermine l'exis­tence des groupes parasites ce n'est nulle­ment la défense des principes de classes du prolétariat, la clarification de positions politiques, mais au mieux l'esprit de cha­pelle ou de "cercles d'amis", l'affirmation de l'individualisme et son individualité vis-à-vis du MPP. C'est pour cela que le point de départ d'une démarche parasitaire pouvant conduire à la fondation d'un groupe para­site est basé sur des griefs personnels, des ressentiments, des frustrations et autres préoccupations mesquines, relents de l'idéologie de la petite-bourgeoisie décom­posée et sans avenir.

En ce sens, ce qui caractérise un groupe pa­rasite, ce n'est pas la défense d'une plate­forme programmatique mais essentiellement une attitude politique face aux organisa­tions révolutionnaires, et plus particulière­ment face au principal pôle de regroupe­ment, le CCI.  (...)

Le parasitisme à ainsi pour fonction :

  • de renforcer la confusion dans la classe... ;
  • de développer les attaques contre les or­ganisations marxistes en vue de la des­truction du MPP ;
  • d'alimenter les campagnes de la bourgeoi­sie contre le communisme en colportant l'idée que toute organisation marxiste se réclamant du combat de Lénine pour la construction du Parti est, par nature, vouée à la dégénérescence stalinienne ;
  • de ridiculiser les principes organisation­nels du prolétariat en inoculant l'idée que la défense instransigeante de ces principes ne mène qu'au sectarisme.

Tous ces thèmes développés dans l'offensive du parasitisme contre le CCI [sont] une confirmation de la contribution active des groupes parasites à l'offensive de l'Etat bourgeois contre le marxisme depuis l'ef­fondrement du bloc de l'Est. Ils constituent un sabotage des efforts du prolétariat pour retrouver sa perspective révolutionnaire.

En ce sens, les groupes parasites sont le ter­rain de prédilection des manipulations de l'Etat. »

Cela ne signifie pas que les groupes parasi­tes soient de simples organes de l'Etat capi­taliste, comme peuvent l'être, par exemple, les groupes gauchistes lesquels défendent un programme capitaliste. De même, il est sûr que, pour la plupart, les éléments du milieu parasitaire, qu'il soit organisé ou informel, n'ont aucun lien direct avec les organismes de l'Etat. Mais, compte tenu de la démarche qui anime ce milieu, du laxisme politique et organisationnel qui le caractérise, des ré­seaux de copinages qui le traversent, de sa prédilection pour les commérages de toutes sortes, rien n'est plus facile pour quelques spécialistes de l'infiltrer et de l'orienter dans des directions qui favorisent encore mieux l'action de la bourgeoisie contre les organi­sations communistes.

L'armement organisationnel du CCI

Le 12e Congrès de la section en France se devait également de faire un bilan, un an après le congrès international, de sa capacité à faire vivre les perspectives dégagées par celui-ci. Nous serons brefs sur ce point car, malgré toute son importance, il était secon­daire par rapport au point qui vient d'être évoqué et lui était, en bonne partie, subor­donné.

La résolution adoptée par ce congrès disait :
« ... le 11
e Congrès constate donc que le CCI est aujourd'hui bien plus fort qu'il n'était au précédent congrès, qu'il est in­comparablement mieux armé pour affronter ses responsabilités face aux futurs surgis­sements de la classe, même si, évidemment, il est encore en convalescence » (point 11)

« Cela ne signifie pas que le combat que nous avons mené soit appelé à cesser. (...) Le CCI devra le poursuivre à travers une vigilance de chaque instant, la détermina­tion d'identifier chaque faiblesse et de l'af­fronter sans attendre. (...) En réalité, l'his­toire du mouvement ouvrier, y compris celle du CCI, nous enseigne, et le débat nous l'a amplement confirmé, que le combat pour la défense de l'organisation est permanent, sans répit. » (point 13)

Tout cela, l'année écoulée l'a pleinement confirmé pour la section en France. C'est ainsi que celle-ci, face à un événement aussi important que les grèves de la fin 1995, a réussi à la fois à identifier immédiatement le piège que la bourgeoisie était en train de tendre à la classe ouvrière et à intervenir activement dans la classe.

Le 12e congrès de la section en France a il­lustré et mis en évidence une fois de plus combien le combat pour la construction et la défense de l'organisation est un combat de longue durée, permanent, qui ne tolère au­cun relâchement. Mais pour les révolution­naires, la difficulté n'est pas un facteur de démoralisation. Au contraire. Avant garde d'une classe qui puise des luttes quotidien­nes qu'elle mène contre l'ennemi capitaliste la force qui lui permettra de transformer le monde, les communistes renforcent leur propre conviction, leur propre détermina­tion, par la lutte contre les attaques de la classe ennemie, comme celle que nous con­naissons aujourd'hui aussi bien que des dif­ficultés que rencontre leur activité.



[1] [281] Voir Revue internationale n° 84 et 85, ainsi que l'article précédent dans ce numéro.

 

Vie du CCI: 

  • Défense de l'organisation [282]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [56]

12e congrès de RI : résolution sur la situation internationale

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1) Au cours de l'année écoulée depuis le 11e congrès du CCI la situation de l'économie mondiale a pleinement confirmé la perspec­tive dégagée lors de ce congrès : la « reprise » dont se flattait alors la bour­geoisie ne recouvrait nullement une quel­conque « sortie du tunnel » pour l'économie capitaliste mais n'était qu'un moment de l'en­foncement de celle-ci dans une crise sans is­sue. Le 11e congrès soulignait qu'un des principaux aliments de cette « reprise », que nous avions d'ailleurs qualifiée alors de « reprise sans emplois », résidait dans une fuite en avant dans l'endettement généralisé qui ne pourrait aboutir à terme qu'à de nou­velles convulsions dans la sphère financière et à une plongée dans une nouvelle récession ouverte. Ces convulsions financières, avec des difficultés dramatiques du système ban­caire et une chute spectaculaire de la mon­naie reine, le dollar, ont affecté le capita­lisme dès le début de l'automne 1995 et n'ont fait que précéder une nouvelle chute des taux de croissance de la plupart des pays in­dustrialisés au début de l'hiver, avec des prévisions encore plus sombres pour l'année 1996.

2) Une des illustrations les plus probantes de cette aggravation de la situation de l'éco­nomie mondiale est constituée par les diffi­cultés qu'affronte à l'heure actuelle la pre­mière puissance du continent européen, l'Allemagne. Ainsi, ce pays se trouve au­jourd'hui confronté à un niveau de chômage sans précédent depuis la seconde guerre mondiale, 4 millions de sans emploi, qui af­fecte non seulement sa partie orientale mais s'étend massivement dans les régions les plus « prospères » de la partie occidentale. Symbole de ces difficultés sans précédent de l'économie allemande, un de ses fleurons, le groupe Daimler, vient d'annoncer qu'il ne distribuerait pas de dividendes à ses action­naires : pour la première fois depuis la guerre, cette entreprise vient d'enregistrer des pertes, et d'un montant considérable. Ainsi s'écroule un des mythes complaisam­ment promu par la classe bourgeoise (et au­quel avaient cru certains groupes du milieu prolétarien) au lendemain de l'effondrement du bloc de l'Est et de la réunification alle­mande : le mythe de la relance de la crois­sance par la reconstruction des économies sinistrées des zones dominées par ce bloc. Comme le CCI l'avait souligné immédiate­ment face à l'euphorie quasi générale, la sortie des pays de l'Est de la forme stali­nienne du capitalisme d'Etat ne pouvait en aucune façon constituer un poumon pour l'économie mondiale. Plus précisément, la reconstruction de la partie Est de l'Allemagne qui nécessitait un montant co­lossal de capitaux, s'il a permis pendant quelques années à l'économie allemande de connaître des taux de croissance relative­ment élevés, portait avec elle un endette­ment colossal, un endettement qui ne pou­vait déboucher que sur son brutal ralentis­sement, et cela à l'image de l'ensemble du capitalisme.

3) La plongée dans la récession ouverte du modèle allemand, symbole de « vertu éco­nomique », est d'autant plus significative du degré atteint aujourd'hui par la crise qu'il fait suite à l'effondrement d'un autre « modèle », celui du dynamisme et des taux de croissance record, le modèle japonais. En effet, alors que l'économie nippone affichait avec arrogance, tout au long des années 1980, des taux de croissance de 4 à 5 %, elle n'a pas dépassé le chiffre de 1 % depuis 1992. La mise en oeuvre de 5 plans de re­lance gouvernementaux n'y ont rien fait : les taux n'ont fait que se réduire pour atteindre 0,3 % en 1995. Non seulement ces plans de « relance » n'ont nullement réussi à redres­ser la situation, mais l'endettement sur le­quel ils se basaient n'a fait que l'aggraver : comme nous l'avons depuis longtemps mis en avant, les « remèdes » que s'applique l'économie capitaliste ne peuvent à terme que faire empirer le mal et à tuer encore plus le malade. En particulier, l'économie japonaise doit faire face dès à présent à une montagne de 460 milliards de dollars de det­tes insolvables, une situation résultant no­tamment de la spéculation effrénée qui avait sévi à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Cela est d'autant plus catastro­phique, non seulement pour la 2e puissance économique de la terre, mais pour l'ensem­ble de l'économie mondiale, que le Japon constitue la caisse d'épargne de la planète, assurant à lui seul 50 % des financements des pays de l'OCDE.

4) Quant à la première puissance mondiale, dont les résultats de cette dernière année ont été moins sombres que ceux de ses suivants immédiats, elle aborde l'année 1996 avec des perspectives de croissance de 2 %, en net recul par rapport à 1995. Par exemple, les 40 000 licenciements annoncés chez ATT, c'est-à-dire le symbole d'un des sec­teurs de pointe de l'économie d'aujourd'hui, celui des télécommunications, sont signifi­catifs de l'aggravation de la situation de l'économie américaine. Et si cette dernière s'en sort à l'heure actuelle un peu mieux que ses rivales, elle le doit à des attaques d'une brutalité sans précédent contre les ouvriers qu'elle exploite (dont beaucoup sont con­traints d'occuper plusieurs emplois pour survivre) et aussi à la mise en oeuvre de tous les moyens que lui donne son statut de superpuissance, les pressions financières, monétaires, diplomatiques et militaires au service de la guerre commerciale qu'elle li­vre à ses concurrentes. Concrètement, dans un monde capitaliste étouffé par la surpro­duction généralisée, la maigre respiration du plus fort ne peut se faire qu'au moyen de l'asphyxie de ses rivaux : la bourgeoisie al­lemande et japonaise sont les premières à la constater amèrement aujourd'hui. Et cette guerre commerciale est maintenant d'autant plus exacerbée qu'avec l'effondrement du bloc de l'Est, et la disparition du bloc occi­dental qui l'a suivie nécessairement, la co­ordination mise en oeuvre par ce dernier pendant des décennies entre les économies des pays qui le composaient laisse de plus en plus la place au « chacun pour soi » gé­néralisé, ce qui ne peut qu'aggraver la bru­talité des convulsions du capitalisme.

5) Le domaine où ce « chacun pour soi » re­vêt sa forme la plus spectaculaire est celui des antagonismes impérialistes. Au moment même où s'effondrait le bloc de l'est, face aux prophéties bourgeoises sur le « nouvel ordre mondial » fait de paix et de prospé­rité, le CCI avait dénoncé de tels menson­ges. La division du monde en deux blocs n'était pas la cause des antagonismes impé­rialistes mais la conséquence de ces der­niers, un des moyens que se donnaient les différents pays de la planète pour y faire face. La disparition du système des blocs sortis de la 2e guerre mondiale, loin de faire disparaître les antagonismes entre Etats et les affrontements guerriers, ne pouvait que lâcher la bride à des antagonismes que l'or­ganisation en blocs avait contenus dans cer­taines limites. Si elle mettait à l'ordre du jour de l'histoire la reconstitution de nou­veaux blocs impérialistes, perspective qui ne pouvait se réaliser immédiatement du fait du retard militaire considérable du leader po­tentiel d'un nouveau bloc, l'Allemagne, par rapport à la première puissance mondiale, elle débouchait immédiatement sur une ex­plosion du « chacun pour soi », un paysage impérialiste marqué par un bouleversement des alliances sans précédent depuis le début du siècle. Depuis, la situation mondiale n'a fait que confirmer cette perspective. Et si la tendance vers la reconstitution des nouveaux blocs s'était nettement affirmée au tout début des années 1990, elle a, depuis, été supplan­tée par le « chacun pour soi », une des ma­nifestations les plus significatives de la dé­composition générale de le société capita­liste.

6) Le 11e congrès du CCI avait fait ressortir que le déchaînement du chacun pour soi aboutissait à « un affaiblissement considé­rable, voire à une crise du leadership amé­ricain » sur la planète en soulignant notam­ment qu'une telle situation trouvait son ex­pression la plus spectaculaire avec la brouille entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, les deux alliés les plus fidèles de la planète depuis le début du siècle, et avec le fait que la première puissance mondiale était pratiquement absente de la zone du conflit impérialiste le plus important du moment, l'ex-Yougoslavie. Depuis, si la brouille entre les deux puissances anglo-saxonnes ne s'est pas dissipée, loin de là, les Etats-Unis ont réussi, en revanche, à redres­ser de façon spectaculaire leur position dans cette zone. Depuis l'été dernier, avec comme première étape le soutien des Etats-Unis à l'offensive croate dans la Krajina, cette puis­sance a réussi à retourner radicalement la si­tuation. Grâce à la supériorité de ses armes, moyen principal de son action à l'échelle in­ternationale, elle a éclipsé totalement la pré­éminence de la Grande-Bretagne et de la France dans l'ex-Yougoslavie, une préémi­nence exercée pendant plusieurs années grâce à la FORPRONU et que ces pays se proposaient de renforcer avec la création de la FRR. Le retour en force des Etats-Unis ne se limite pas à une simple réplique à la FRR. En fait, alors que le tandem franco-bri­tannique avait sur place comme seul allié la Serbie, les Etats-Unis, aujourd'hui, ont réussi à mettre de leur côté, de gré ou de force, non seulement leurs alliés du premier jour, les musulmans, mais aussi les « amis » de l'Allemagne, les croates et les « ennemis » d'hier, les serbes de Belgrade, grâce notamment, à un divorce de ces der­niers d'avec ceux de Pale.

7) La reprise de l'initiative par les Etats-Unis ne se limite pas à la situation dans l'ex-Yougoslavie mais s'étend aussi bien à ses zones d'hégémonie traditionnelles – comme le Moyen-Orient – qu'à l'Extrême-Orient. C'est ainsi que le sommet de Charm-el-Cheik sur le terrorisme en Israël a permis à l'Oncle Sam de rappeler QUI était le parrain de la région de la même façon que son atti­tude très ferme en défense de Taiwan, con­frontée aux gesticulations de la Chine conti­nentale, constituait un avertissement très clair face aux ambitions impérialistes de celle-ci et, au-delà, à celles du Japon, deux puissances dont la résolution du 11e Congrès international soulignait déjà les ef­forts d'armement. Dans ce contexte de retour en force de la puissance américaine, les se­conds couteaux que sont la Grande-Bretagne et la France n'ont eu d'autre possibilité que d'adopter un profil bas. C'est en traînant les souliers qu'elles se sont rendues au « Clinton show » de Charm-el-Cheik. C'est pour sauver les meubles et ne pas se retrou­ver totalement en dehors du coup, que ces pays ont réaffecté les troupes qu'ils avaient auparavant fournies à la FORPRONU, à l'IFOR, créature des Etats-Unis et dirigée par eux, de la même façon que la France, fondamentalement opposée à l'opération « tempête du désert », en 1990-91, s'était vue contrainte d'y participer. De même, le rapprochement ponctuel réalisé autour de la question Yougoslave entre la première puis­sance mondiale et sa principale rivale, l'Allemagne, s'est opéré au bénéfice essentiel de la première. Même ce qui pourrait appa­raître comme un succès pour l'Allemagne, la conquête par son alliée, la Croatie, des po­sitions qu'elle convoitait depuis l'accession à son indépendance, elle le doit principale­ment à l'action des Etats-Unis, ce qui consti­tue une position bien inconfortable pour une puissance impérialiste, surtout lorsqu'elle se pose en candidate à la direction d'un nou­veau bloc. Ainsi, tout comme la France et la Grande-Bretagne, cette puissance, notam­ment dans sa participation à l'IFOR, se re­trouve dans la situation de devoir se soumet­tre aux conditions des Etats-Unis.

8) Le retour en force de la première puis­sance mondiale ne signifie nullement qu'elle ait définitivement surmonté les menaces qui pèsent sur son leadership. Ces menaces proviennent fondamentalement, comme nous l'avons souligné au dernier congrès interna­tional, du chacun pour soi, du fait qu'il man­que aujourd'hui ce qui constitue la condition principale d'une réelle solidité et pérennité des alliances entre Etats bourgeois dans l'arène impérialiste : l'existence d'un ennemi commun menaçant leur sécurité. Les diffé­rentes puissances de l'ex-bloc occidental peuvent, au coup par coup, être obligées de se soumettre aux diktats de Washington, mais il est hors de question pour elles de maintenir une quelconque fidélité durable. Bien au contraire, toutes les occasions sont bonnes pour saboter, dès qu'elles le peuvent, les orientations et les dispositions imposées par les Etats-Unis. C'est ainsi que la mise au pas de la Grande-Bretagne dans l'ex-Yougoslavie n'a nullement rétabli son allé­geance au grand frère d'outre Atlantique. C'est pour cela que ce dernier a repris sa pression sur la question irlandaise, notam­ment en faisant porter à Londres la respon­sabilité de la reprise des attentats de l'IRA (derrière lesquels il se trouve bien proba­blement). C'est ainsi que la France essaye maintenant, avec le récent voyage de Chirac à Beyrouth, de revenir braconner sur les chasses gardées américaines du Moyen-Orient après qu'elle ait animé le sommet de Barcelone destiné à damer le pion US en Méditerranée. En fait ce que met une nou­velle fois en évidence l'évolution récente des rapports impérialistes, c'est le bouleverse­ment radical des alliances, et l'éminente in­stabilité de celles-ci, sur lequel a débouché la fin du système des blocs de la guerre froide. Des « amitiés » vieilles de 80 ans ou de 40 ans se brisent. Entre Washington et Londres, le divorce est profond. De même, chaque jour qui passe voit s'aggraver le dif­férent entre la France et l'Allemagne, c'est-à-dire les deux chefs de file de la construction de l'édifice européen.

9) Concernant ces derniers aspects, il im­porte de souligner quels sont les ressorts de cette nouvelle configuration des alliances impérialistes. La nouvelle « Entente cor­diale » entre la France et la Grande-Bretagne ne peut se baser que sur la brouille entre Londres et Washington d'un côté, entre Paris et Berlin de l'autre. Le fait que la France et la Grande-Bretagne soient toutes les deux des puissances moyennes histori­quement déclinantes de forces sensiblement égales, confrontées à la pression des deux « grands », les Etats-Unis et l'Allemagne, confèrent une certaine solidité à cette nou­velle « Entente cordiale ». Et ce d'autant plus qu'il existe en Europe un antagonisme de fond, insurmontable, entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne, alors qu'à côté de trois guerres il y a eu la place pour de lon­gues périodes « d'amitié » entre ce dernier pays et la France, dont certains secteurs de la bourgeoisie se sont ralliés à l'alliance al­lemande même au cours de la seconde guerre mondiale. Cependant, la montée en force de l'impérialisme allemand au cours de ces dernières années ne peut que raviver les vieilles craintes de la bourgeoisie française face à son trop puissant voisin. Tout ceci conduit, même s'il n'y a pas une rupture to­tale entre Paris et Berlin, à une profonde dé­gradation des rapports franco-allemands. Ainsi, et même si un pays comme la France aimerait bien pouvoir jouer les arbitres entre ses deux grands voisins, une quelconque al­liance à trois est tout à fait impossible. En ce sens, la perspective d'une réelle construc­tion de l'Europe politique est du domaine de l'utopie et ne peut être autre chose qu'un thème de mystification. Ainsi, l'impuissance des institutions européennes qui s'est illus­trée dans la question de l'ex-Yougoslavie, et sur laquelle ont joué les Etats-Unis pour re­venir en force dans cette région, continuera à se manifester par le futur. Sur cette base, la puissance américaine n'aura de cesse de donner des coups de pieds dans la fourmi­lière, comme elle l'a fait dans les Balkans, afin d'empêcher tout rassemblement ou toute concomitance des mécontentements à son égard. Plus généralement, la scène impéria­liste mondiale ne peut connaître d'autre perspective, comme le CCI l'a depuis long­temps mis en évidence, qu'une instabilité croissante, avec des avancées, et aussi des reculs de la puissance américaine, et, sur­tout, la poursuite, sinon l'aggravation, de l'emploi de la force brute, du fracas des ar­mes et l'horreur des massacres.

10) Comme l'exprimait la résolution du dernier congrès international : « Plus que jamais, la lutte du prolétariat représente le seul espoir d'avenir pour la société hu­maine » (point 14). Et cette dernière année a tout à fait illustré ce que contenait cette ré­solution : « [les luttes ouvrières] ont témoi­gné, particulièrement depuis 1992, de la ca­pacité du prolétariat à reprendre le chemin du combat de classe, confirmant ainsi que le cours historique n'avait pas été renversé. Elles ont témoigné aussi des énormes diffi­cultés qu'il rencontre sur ce chemin, du fait de la profondeur et de l'extension de son re­cul [suite à l'effondrement des régimes sta­liniens, les campagnes idéologiques qui l'ont accompagné et l'ensemble des événements qui l'ont suivi]. C'est de façon sinueuse, avec des avancées et des reculs, dans un mouve­ment en dents de scie, que se développent les luttes ouvrières » (Ibid.) « Ces obstacles ont favorisé la reprise en main par les syndicats de la combativité ouvrière, la canalisant dans des "actions" qu'ils contrôlent entiè­rement. Cependant, les manoeuvres présen­tes des syndicats ont aussi, et surtout, un but préventif : il s'agit pour eux de renforcer leur emprise sur les ouvriers avant que ne se déploie beaucoup plus leur combativité, combativité qui résultera nécessairement de leur colère croissante face aux attaques de plus en plus brutales de la crise. » (point 17). Les grèves de la fin de l'automne 1995 en France ont magistralement confirmé cette perspective : « ... pour empêcher que la classe ouvrière n'entre dans le combat avec ses propres armes, la bourgeoisie a pris les devants et elle l'a poussée à partir prématu­rément en lutte sous le contrôle total des syndicats. Elle n'a pas laissé aux ouvriers le temps de se mobiliser à leur rythme et avec leurs moyens. (...) Cette recrédibilisation des syndicats constituait pour la bourgeoi­sie un objectif fondamental, un préalable indispensable avant de porter les attaques à venir qui seront encore bien plus brutales que celles d'aujourd'hui. C'est à cette con­dition seulement qu'elle peut espérer saboter les luttes qui ne manqueront pas de surgir au moment de ces attaques. » (Revue internationale n° 84) Elles ont également confirmé que c'est bien à l'échelle interna­tionale, comme nous l'avions déjà souvent mis en évidence, que la bourgeoisie mène et organise son action contre la classe ou­vrière :

  • à travers la couverture médiatique sans précédent de ces grèves (alors que, à d'au­tres moments, les mouvements sociaux qui inquiétaient vraiment la classe dominante faisaient l'objet d'un « black-out » total dans les autres pays) ; une couverture mé­diatique essayant notamment d'exploiter la référence à mai 1968, tant pour focaliser l'attention des prolétaires sur les événe­ments en France que pour les dénaturer à leurs yeux tout en dénaturant ceux de 1968 eux-mêmes ;
  • avec l'exécution par la bourgeoisie belge, avec le même succès, d'une copie conforme de la manoeuvre qui a piégé les ouvriers en France et en s'appuyant sur cette cam­pagne médiatique.

11) Le retour en force et la recrédibilisation des appareils syndicaux, qui ont singulari­sent les mouvements sociaux de la fin 1995 en France, ne constituent pas un phénomène nouveau, ni dans ce pays, ni au niveau inter­national. Ce fait avait déjà été relevé il y a un an par le dernier congrès du CCI : « ... il importe de mettre en évidence que la ten­dance vers le débordement des syndicats qui s'était exprimée en 1992 en Italie ne s'est pas confirmée, bien au contraire, en 1994 où la manifestation "monstre" de Rome était un chef d'oeuvre de contrôle syndical. De même, la tendance à l'unification spontanée, dans la rue, qui était apparue (bien que de façon embryonnaire) à l'automne 1993 dans la Ruhr en Allemagne a, depuis, laissé la place à des manoeuvres syndicales de grande envergure, telle la "grève" de la métallurgie du début 1995, parfaitement maîtrisées par la bourgeoisie. » (point 15) Cette recrédibilisation des syndicats était contenue dans les caractéristiques de l'ef­fondrement du bloc de l'Est, à la fin des an­nées 1980 : « l'idéologie réformiste pèsera très fortement sur les luttes dans la période qui vient, favorisant grandement l'action des syndicats » (« Thèses sur la crise économi­que et politique en URSS et dans les pays de l'Est », septembre 1989). Cela découlait du fait, non pas que les ouvriers se faisaient en­core des illusions sur « le paradis socia­liste », mais que l'existence d'un type de so­ciété présenté comme « non capitaliste » semblait signifier qu'il pouvait exister autre chose sur terre que le capitalisme. La fin de ces régimes a été présentée comme « la fin de l'histoire ». Dans la mesure où le terrain par excellence des syndicats et du syndica­lisme est l'aménagement des conditions de vie du prolétariat dans le capitalisme, les événements de 1989, aggravés par toute la succession de coups portés à la classe ou­vrière depuis (du fait de la guerre du Golfe, de l'explosion de l'URSS, de la guerre dans l'ex-Yougoslavie), ne pouvaient aboutir qu'au retour en force des syndicats qu'on constate aujourd'hui dans tous les pays et que les événements en France de la fin 1995 ont particulièrement souligné. Un retour en force qui ne s'est pas fait du jour au lende­main, mais qui résulte de tout un processus dans lequel les formes « radicales » du syndicalisme (COBAS et autres en Italie, SUD et FSU en France, etc.) ont renforcé l'idéologie syndicaliste avant que de laisser le devant de la scène aux centrales tradi­tionnelles.

12) De ce fait, dans les principaux pays du capitalisme, la classe ouvrière se retrouve ramenée à une situation comparable à celle des années 1970 en ce qui concerne ses rap­ports aux syndicats et au syndicalisme : une situation où la classe, globalement, luttait derrière les syndicats, suivait leurs consi­gnes et leurs mots d'ordre et, en fin de comp­te, s'en remettait à eux. En ce sens, la bour­geoisie a momentanément réussi à effacer des consciences ouvrières les leçons acquise au cours des années 1980, suite aux expé­riences répétées de confrontation aux syndi­cats. La classe dominante va tirer profit le plus longtemps possible de ce renforcement des syndicats et du syndicalisme contrai­gnant la classe ouvrière à une longue pé­riode de confrontation avec ces derniers (comme elle l'a fait depuis les années 1970 jusqu'à la fin des années 1980, même si cette période ne dure pas aussi longtemps) avant qu'elle ne soit de nouveau en mesure de se dégager de leur emprise. Elle devra déjouer en même temps les thèmes idéolo­giques développés autour des campagnes sur la « mondialisation de l'économie » avec lesquelles la bourgeoisie essaie de masquer la cause véritable des attaques qu'elle dé­chaîne contre le prolétariat : la crise sans is­sue du système capitaliste, campagnes face auxquelles les syndicats se proposent d'en­traîner les ouvriers sur le terrain pourri du nationalisme, de la concurrence avec leurs frères de classe des autres pays.

13) C'est donc encore un long chemin qui at­tend la classe ouvrière. Mais les difficultés et les obstacles qu'elle rencontre ne doivent pas être un facteur de démoralisation, et il appartient aux révolutionnaires de combattre résolument une telle démoralisation. La bourgeoisie, pour sa part, sait parfaitement quelles sont les potentialités que porte en lui le prolétariat. C'est pour cela qu'elle orga­nise des manoeuvres comme celles de la fin 1995. Comme les révolutionnaires l'ont tou­jours mis en évidence, et comme nous le confirme la bourgeoisie elle-même, la crise de l'économie capitaliste constitue le meilleur allié du prolétariat, celui qui devra lui ouvrir les yeux sur l'impasse du monde actuel et lui fournir la volonté de le détruire malgré les multiples obstacles que tous les secteurs de la classe dominante ne manque­ront pas de semer sur son chemin.

Avril 1996.


Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [283]

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [109]

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [24]

Révolution allemande (V) : du travail de fraction à la fondation du K.P.D

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Dans l'article précédent, nous avons montré comment les révolutionnaires en Allemagne ont été confron­tés à la question de la construction de l'or­gani­sation face à la trahison de la social-démocratie : d'abord mener jusqu'au bout la lutte dans l'ancien parti, ac­complir un dur travail de fraction et en­suite, quand ce travail n'est plus possi­ble, préparer la construction d'un nou­veau parti.. C'est la démarche respon­sable qu'adoptèrent les Spartakistes par rapport au SPD et qui les amena en­suite à adhérer majoritairement à l'USPD centriste qui venait de se constituer, au contraire de la Gauche de Brême qui réclame la fondation immédiate du parti. Dans cet article nous traitons de la fon­dation du KPD et des difficultés organi­sationnelles dans la construction de ce nouveau parti.

L'échec de la tentative de fondation du parti par les Linksradikale

Le 5 mai 1917, les Radicaux de Gauche de Brême et de Hambourg reprochent aux Spartakistes d'avoir renoncé à leur indépen­dance organisationnelle par leur entrée dans l'USPD ; ils sont d'avis que « les temps sont venus pour la fondation d'une organisation de la gauche radicale dans le Parti Socialiste International d'Allemagne. (Internationale Sozialistische Partei Deutschlands). »

Au cours de l'été ils organisent des rencon­tres préparatoires à la fondation d'un nou­veau parti. La conférence de fondation est fixée au 25 août et doit se tenir à Berlin. Treize délégués seulement parviennent à destination dont cinq sont de Berlin. La po­lice n'a aucun mal à disperser la conférence! Cela démontre que la volonté seule ne suffit pas mais qu'il faut aussi disposer de ressour­ces organisationnelles suffisantes. « Cela ne suffit justement pas d'arborer "l'étendard de la pureté", le devoir est de le porter aux masses, afin de les gagner. » déclare Rosa Luxemburg dans Der Kampf de Duisburg.

Le 2 septembre une nouvelle tentative est entreprise. Cette fois l'organisation prend le nom d' « Internationaler Sozialisticher Arbeiterbund ». Ses statuts prévoient que chaque section dispose de son autonomie. Elle avance que « la division en organisa­tions politiques et économiques est histori­quement dépassée. » Encore un indice de sa grande confusion en matière de questions organisationnelles. C'est travestir la vérité que d'affirmer que la Gauche de Brême au­rait alors été le groupe le plus clair sur le plan politique et pratique lors des mouve­ments révolutionnaires en Allemagne.

Le groupe de Dresde autour d'O. Rühle ainsi que d'autres courants commencent à déve­lopper leurs conceptions hostiles à l'organi­sation politique. Le futur communisme de conseils continue à mûrir. Bien que les communistes de conseils ne se dotent pas eux-mêmes de formes d'organisation politi­ques, leur voix n'en a pas moins une grande portée dans la classe.

Si les Spartakistes rencontrent un écho de plus en plus grand, en revanche la Gauche de Brême et les ISD ne parviennent jamais à dépasser le stade de cercle restreint. Même si le bilan d'un an et demi de travail de la Ligue Spartakiste dans l'USPD n'a pas donné les fruits escomptés, celle-ci, contrairement à ce qu'affirmait l'ISD au départ, n'a jamais sa­crifié son indépendance. Elle a développé une intervention active dans les rangs de l'USPD sans jamais se laisser museler. Que ce soit au cours des polémiques autour des négociations de Brest-Litovsk à partir de dé­cembre 1917, ou lors de la gigantesque va­gue de grèves de janvier 1918 où un million d'ouvriers cessent le travail et où les conseils ouvriers font leur apparition en Allemagne, la Ligue Spartakiste se trouve de plus en plus au premier plan.

C'est précisément au moment où le Capital allemand se cabre encore et est prêt à en­voyer au feu encore plus de chair à canon [1] [284] que la Ligue Spartakiste se renforce organi­sationnellement. Elle édite huit publications à un tirage variant de 25 000 à 100 000 exemplaires; et tout cela à un moment où la quasi-totalité de sa direction se trouve en prison. [2] [285]

Même quand la Gauche de Brême se lance dans la fondation d'un parti indépendant, la Ligue Spartakiste refuse d'avoir une attitude sectaire et continue à travailler au regrou­pement, au rassemblement des forces révo­lutionnaires en Allemagne.

Le 7 octobre 1918, le groupe Spartakus con­voque une conférence nationale à laquelle participent des délégués de plusieurs grou­pes locaux des Linksradikale. Une collabo­ration entre les Spartakistes et les Radicaux est décidée sans que ces derniers ne soient contraints de rejoindre l'USPD. Cependant, malgré le contexte de développement du combat révolutionnaire dans la classe ou­vrière en Allemagne, la conférence ne met toujours pas en avant, comme priorité de son travail, la nécessité de la fondation du parti. Lénine souligne d'ailleurs l'extrême impor­tance de cette question : "Le plus grand malheur pour l'Europe, le plus grand dan­ger pour elle, c'est qu'il n'y existe pas de parti révolutionnaire. (...) Certes, un puis­sant mouvement révolutionnaire des masses peut corriger ce défaut mais ce fait demeure un grand malheur et un grand danger." (20)

L'intervention des Spartakistes dans les luttes révolutionnaires

Lorsque les luttes révolutionnaires éclatent en novembre 1918, les Spartakistes y ac­complissent un travail héroïque et leur in­tervention a un contenu de très haute quali­té. Ils mettent d'abord en avant la nécessité de jeter un pont vers la classe ouvrière de Russie. Ils démasquent sans hésitation les manoeuvres et le travail de sabotage de la bourgeoisie. Ils reconnaissent le rôle des conseils ouvriers et soulignent la nécessité, suite à la fin de la guerre, que le mouvement se porte à un autre niveau dans lequel il puisse se renforcer grâce à la pression exer­cée à partir des usines.

Pour des raisons de place nous ne pouvons pas aborder plus en détails leur intervention. Malgré leur force au plan du contenu politi­que, les Spartakistes ne disposent cependant pas dans les luttes d'une influence détermi­nante dans la classe ouvrière. Pour être un véritable parti, il ne suffit pas d'avoir des positions justes sur le plan politique, mais il faut également avoir une influence corres­pondante au sein de la classe ouvrière. Il faut être en mesure de diriger le mouve­ment, comme l'homme de barre son bateau, afin que celui-ci s'engage dans la bonne di­rection.

Alors que les Spartakistes, au cours du conflit, ont effectué un éminent travail de propagande, ils ne forment au moment où éclatent les luttes qu'un rassemblement lâ­che. Une trame organisationnelle étroite­ment tissée leur fait défaut.

Il faut signaler, comme facteur de difficulté supplémentaire, qu'ils appartiennent encore à l'USPD et que de nombreux ouvriers ne voient pas encore suffisamment clairement la différence entre les Centristes et les Spartakistes. Le SPD, lui-même, tire profit de cette situation confuse pour mettre en avant, à son propre bénéfice, l'indispensable « unité » entre les partis ouvriers.

Le développement organisationnel ne s'accé­lère qu'après l'éclatement des luttes. Le 11 novembre 1918, le « Groupe Spartakus » se transforme en « Ligue de Spartakus » et une Centrale de douze membres est formée.

Contrairement au SPD, qui à lui seul dis­pose de plus de cent journaux et qui peut s'appuyer, dans ses activités contre-révolu­tionnaires, sur un large appareil de fonction­naires et sur les syndicats, au cours de la semaine décisive du 11 au 18 novembre 1918, les Spartakistes se retrouvent sans presse ; Die Rote Fahne ne peut pas paraître. Ils sont contraints d'occuper les locaux d'un journal bourgeois. Le SPD met alors tout en oeuvre pour rendre impossible l'impression de Die Rote Fahne dans l'imprimerie occu­pée. Ce n'est qu'après l'occupation d'une au­tre imprimerie que Die Rote Fahne peut re­prendre sa parution.

Après avoir revendiqué la convocation  d'un congrès extraordinaire de l'USPD, revendi­cation qui n'a pas obtenu la majorité, les Spartakistes décident la fondation d'un parti indépendant. L'ISD qui, entre-temps, a transformé son nom en IKD, tient le 24 décembre une conférence nationale à Berlin, à laquelle participent des délégués de la Wasserkante, de Rhénanie, de Saxe, de Bavière, du Wurtemberg et de Berlin. Lors de cette conférence, Radek pousse à la fu­sion de l'IKD et des Spartakistes. Le 30 décembre 1918  et le 1er janvier 1919 le KPD est fondé à partir du regroupement de l'IKD et des Spartakistes.

La fondation du KPD

Comme premier point à l'ordre du jour se trouve le bilan du travail effectué au sein de l'USPD. Le 29 novembre 1918, Rosa Luxemburg avait déjà tiré la conclusion que dans une période de montée de la lutte de classe « il n'y a plus de place dans la révo­lution pour un parti de l'ambiguïté et de la demi-mesure. » [3] [286] Dans les situations révo­lutionnaires les partis centristes comme l'USPD doivent éclater.

« Nous avons appartenu à l'USPD pour en faire sortir ce qui peut en sortir, pour faire avancer les éléments précieux de l'USPD et les radicaliser, pour, de cette façon, attein­dre le but par un processus de dissociation et par la poursuite de celui-ci, de parvenir à gagner les forces révolutionnaires les plus fortes possibles afin de les rassembler dans un Parti prolétarien révolutionnaire uni et unitaire. (...) Le résultat obtenu fut extra­ordinairement mince. (...) (Depuis, l'USPD) sert de feuille de vigne aux Ebert-Scheidemann. Ils ont sans détours effacé dans les masses le sentiment de différence entre la politique de l'USPD et celle des so­cialistes majoritaires. (...) Maintenant l'heure a sonné où tous les éléments prolé­tariens révolutionnaires doivent tourner le dos à l'USPD pour constituer un nouveau parti, autonome, muni d'un programme clair, aux buts fermes, doté d'une tactique unitaire, animé d'une détermination et d'une résolution révolutionnaires les plus élevées, et conçu comme l'instrument puissant pour l'accomplissement de la révolution sociale qui commence. » [4] [287]

La tâche de l'heure est au regroupement des forces révolutionnaires dans le KPD et à la délimitation la plus claire par rapport aux centristes.

Dans l'analyse de l'état des luttes révolution­naires, Rosa Luxemburg, dans son « Rapport sur le programme et la situation politique », fait preuve de la plus grande clarté et met en garde contre la sous-estima­tion des difficultés du moment :

« Tel que je vous le dépeins, tout ce proces­sus a l'air plus lent que l'on ne se serait porté à se le représenter au premier mo­ment. Je crois qu'il est bon pour nous de nous faire passer sous les yeux en pleine clarté, toutes les difficultés, toutes les complications de cette révolution. Car, j'es­père bien que, de même que sur moi, sur personne de vous, le tableau des grandes difficultés, des besognes ainsi dressées de­vant nous, n'a pour effet de paralyser ni vo­tre ardeur, ni votre énergie. »

Par ailleurs, elle souligne avec force l'impor­tance du rôle du parti dans le mouvement qui se développe :

« La révolution actuelle, qui se trouve seu­lement au stade de son commencement, qui a de vastes perspectives devant elle ainsi que des problèmes de dimension historique et universelle à dompter, doit posséder une boussole sûre capable à chaque nouveau stade de la lutte, dans chaque victoire comme dans chaque défaite, de lui indiquer sans erreur la direction du même but su­prême, celle de la révolution socialiste mondiale, celle de la lutte impitoyable pour le pouvoir du prolétariat pour la libération de l'humanité du joug du Capital. Etre cette boussole indicatrice de la direction à suivre, être ce coin qui s'enfonce vers l'avant, être ce levain prolétarien socialiste de la révo­lution, voilà la tâche spécifique de la Ligue de Spartakus dans l'affrontement actuel de deux mondes. » [5] [288]

« Nous devons apprendre aux masses que le Conseil ouvrier et de soldats doit être dans toutes les directions le levier du renverse­ment de la machinerie de l'État, qu'il doit assumer toutes les forces d'action et les di­riger dans le sillage de la transformation socialiste. Même les masses ouvrières déjà organisées en conseils ouvriers et de soldats sont à mille lieues de ces devoirs à remplir – sauf naturellement quelques petites mino­rités de prolétaires qui en ont claire conscience. » [6] [289]

Lénine considère le programme des Spartakistes (« Que veut la Ligue de Spartakus ? »), qu'il reçoit fin décembre, comme une pierre angulaire pour la fonda­tion de l'Internationale Communiste.

« Dans cette perpective on doit : a) formuler les points des principes pour la plate-forme. (Je pense qu'on peut a) reprendre la théorie et la pratique du Bolchevisme ; b) et plus largement "Que veut la Ligue de Spartakus" ?) Avec a + b les principes fon­damentaux pour la plate-forme ressortent suffisamment clairement. » [7] [290]

La question organisationnelle au congrès

La composition des délégués, au nombre de 83, représentant 46 sections, dont la grande majorité ne dispose d'aucun véritable man­dat, reflète toute l'immaturité de l'organisa­tion. Aux côtés de la vieille génération d'ou­vriers révolutionnaires du Parti qui ont ap­partenu avant la guerre à l'opposition de la gauche radicale autour de Rosa Luxemburg se trouvent désormais de jeunes ouvriers qui se sont faits, au cours de la guerre, les por­teurs de la propagande et de l'action révolu­tionnaires mais qui ne possèdent que très peu d'expérience politique ainsi que des sol­dats, marqués par les souffrances et les pri­vations de la guerre. Ils sont rejoints par des pacifistes qui ont courageusement combattu la guerre et qui, poussés vers la gauche par la répression, voient dans le mouvement ou­vrier radical un terrain favorable à leur ac­tion, ainsi que des artistes et des intellec­tuels emportés par le flot de la révolution, bref des éléments comme toute révolution en met soudainement en mouvement.

La lutte contre la guerre a réuni différentes forces dans un même front. Mais, dans le même temps, la répression a jeté de nom­breux dirigeants en prison; de nombreux ou­vriers, membres expérimentés du parti, ont disparu et de nombreux jeunes éléments radicalisés ne disposant quasiment d'aucune expérience organisationnelle sont mainte­nant présents. Cela montre que la guerre ne fournit pas forcement les conditions les plus favorables pour la construction du parti.

Concernant la question organisationnelle, on retrouve, dans le KPD, une aile marxiste re­présentée par R. Luxemburg et L. Jogisches, une aile hostile à l'organisation qui va par la suite accoucher du courant communiste de conseils et enfin une aile activiste, indécise sur le plan organisationnel, incarnée par K. Liebknecht.

Le congrès  montre qu'il y a un abîme entre la clarté programmatique (au delà des diver­gences importantes qui peuvent exister) telle que R. Luxemburg l'exprime dans son dis­cours sur le programme d'une part et les faiblesses en matière de conceptions organi­sationnelles d'autre part.

Les faiblesses sur les questions organisationnelles

D'abord les questions organisationnelles n'occupent au congrès de fondation qu'une part réduite de ses travaux ; de plus, au moment de la discussion, certains délégués se sont déjà retirés. Le rapport pour le con­grès lui-même, rédigé par Eberlein, est un miroir des faiblesses du KPD sur cette question. En premier lieu Eberlein tire le bilan du travail effectué jusqu'alors par les révolutionnaires :

« Les anciennes organisations étaient déjà de par leur nom et de par toutes leurs activi­tés, des "associations électorales" (Wahlvereine). La nouvelle organisation ne doit pas être un club électoral, mais une or­ganisation politique de combat. (...) Les or­ganisations social-démocrates étaient des Wahlvereine. Toute leur organisation repo­sait sur la préparation et l'agitation pour les élections, et en réalité il n'y avait un peu de vie dans l'organisation que lorsqu'on se trouvait en période de préparation des élec­tions ou durant celles-ci. Le reste du temps, l'organisation était désertée et éteinte. » [8] [291]

Cette appréciation de la vie politique au sein du SPD d'avant-guerre reflète l'extinction de la vie politique causée par la gangrène du réformisme. L'orientation exclusive vers les élections parlementaires vidait les organisa­tions locales de toute vie politique. L'activité privilégiée envers le Parlement, le créti­nisme parlementaire ainsi que l'attachement à la démocratie bourgeoise qui en découle a fait naître la dangereuse illusion que l'axe essentiel du combat du parti est l'activité au Parlement. Ce n'est qu'au commencement de la guerre, après la trahison de la fraction parlementaire au Reichstag qu'une réflexion se produit dans de nombreuses organisations locales.

Pendant la guerre, cependant, « (...) nous avons dû mener une activité illégale, et à cause de cette activité illégale il n'était pas possible de construire une forme d'orga­nisation solide. » (27) En effet, Liebknecht, par exemple, a été, de l'été 1915 à octo­bre 1918, soit incorporé dans l'armée soit mis en prison se voyant ainsi interdire toute « libre expression d'opinion » et tout contact avec les autres camarades. R. Luxemburg fut incarcérée durant trois ans et quatre mois ; L. Jogisches s'est retrouvé dans la même si­tuation à partir de 1918. La majorité des membres de la Centrale formée en 1916 est derrière les barreaux à partir de 1917. Nombre d'entre eux n'en sortiront qu'à la veille de l'explosion des luttes révolutionnai­res de la fin 1918.

Si la bourgeoisie n'a pu faire taire Spartakus, elle a néanmoins porté un coup sévère à la construction du parti en privant un mouve­ment organisationnellement inachevé de sa direction.

Mais si les conditions objectives de l'illéga­lité et de la répression constituent de lourdes entraves pour la formation d'un parti révolu­tionnaire, elles ne doivent cependant pas oc­culter le fait qu'il existe au sein des forces révolutionnaires une sous-estimation grave de la nécessité de construire une nouvelle organisation. Eberlein révèle cette faiblesse en affirmant :

« Vous savez tous que nous sommes optimis­tes sur le fait que les semaines et les mois à venir vont nous confronter à une situation qui rendra superflues les discussions sur tout cela. Donc étant donné le peu de temps que nous avons à notre disposition aujour­d'hui, je ne veux pas vous retenir plus long­temps. (...) Nous nous trouvons actuellement en pleine lutte politique, c'est pourquoi nous n'avons pas de temps à perdre à des tracas­series sur des paragraphes. (...) Durant ces jours, nous ne devons pas et nous ne pou­vons pas mettre notre insistance sur ces petites questions organisationnelles. Dans la mesure du possible, nous voulons vous laisser traiter tout cela dans les sections lo­cales dans les prochaines semaines et les prochains mois. (...) (En comptant  plus de membres convaincus) qui soient prêts à se lancer dans l'action dans les jours à venir, et qui orientent tout leur esprit sur l'action de la prochaine période, alors nous surmon­terons facilement les petits problèmes d'org­anisation et de forme d'organisation. » [9] [292]

Naturellement tout est urgent, tout est pres­sant dans le feu du brasier révolutionnaire, le facteur temps joue un rôle essentiel. Voila pourquoi il est souhaitable et même néces­saire que la clarification des questions or­ganisationnelles soit un acquis préalable. Si l'ensemble des délégués se préparent à une accélération du combat révolutionnaire pour les semaines qui suivent, nombre d'entre eux qui développent une méfiance vis-à-vis de l'organisation ont à l'esprit que le parti sera, par la force des choses, superflu.

Dans le même sens les déclarations d'Eberlein n'expriment pas seulement une impatience mais aussi une sous-estimation dramatique de la question organisation­nelle :

« Pendant ces quatre années, nous n'avons pas eu le temps de penser à la façon dont nous voulons nous organiser. Dans ces quatre années passées, nous étions, jour après jour, confrontés à des faits nouveaux et devions prendre des décisions en fonc­tion, sans que nous nous demandions si nous serions capables d'élaborer des statuts organisationnels. » [10] [293]

Il est sans doute vrai, que les Spartakistes ont, comme Lénine le souligne, « accompli un travail systématique de propagande révo­lutionnaire dans les conditions les plus difficiles », mais il est cependant clair qu'il y a un danger qu'ils n'ont pas su éviter. Une organisation révolutionnaire ne doit pas se « sacrifier » pour son intervention dans la classe, c'est-à-dire que cette intervention aussi nécessaire soit-elle ne doit pas la con­duire à la paralysie de ses activités organi­sationnelles elles-mêmes. Un groupe révo­lutionnaire peut, dans une situation aussi dramatique que la guerre, intervenir intensi­vement et héroïquement. Mais, si lors de la montée des luttes ouvrières il ne dispose pas d'un tissu organisationnel solide c'est-à-dire si aucune organisation politique ne se trouve aux côtés du prolétariat, le travail effectué précédemment sera perdu. La construction d'une trame organisationnelle, la clarifica­tion de la fonction et du fonctionnement, l'élaboration de règles organisationnelles (les statuts) constituent les indispensables pierres angulaires pour l'existence, le fonc­tionnement et l'intervention de l'organisat­ion. Ce travail de construction ne doit pas être entravé par l'intervention dans la classe. Celle-ci ne peut réellement porter ses fruits que si elle ne s'effectue pas au détriment de la construction de l'organisation.

La défense et la construction de l'organisat­ion est une responsabilité permanente des révolutionnaires que ce soit en période du plus profond reflux de la lutte de classe ou au contraire lors de son plein déferlement.

Par ailleurs, dans le KPD, il existe une réaction de chat échaudé par l'expérience vécue au sein du SPD. Celui-ci, en effet, avait développé un appareil bureaucrati­que tentaculaire qui avait permis que, dans le processus de dégénérescence opportu­niste, la direction du parti  entrave les ini­tiatives locales. Ainsi, par peur d'être étouf­fée par une nouvelle Centrale, une partie du KPD se fait le porte-parole du fédéralisme. Eberlein se joint manifestement à ce choeur :

« Il serait nécessaire dans cette forme d'or­ganisation de laisser de la part de l'ensem­ble de l'organisation la plus grande liberté possible aux différentes sections, qu'on ne donne pas d'instructions schématiques d'en haut. (...) Nous pensons aussi que le vieux système de subordination des organisations locales à la Centrale doit être abandonné, que les différentes organisations locales, les différentes organisations d'usine doivent avoir une totale autonomie. (...) Elles doi­vent avoir la possibilité de passer à l'action sans que la Centrale puisse donner ses ins­tructions. » [11] [294]

L'apparition d'une aile hostile à la centrali­sation, qui donnera naissance au courant communiste de conseils, va provoquer un re­cul dans l'histoire organisationnelle du mou­vement révolutionnaire.

Il va en être de même vis-à-vis de la presse :
« Nous pensons aussi que la question de la presse ne peut être réglée au niveau central, nous pensons que les organisations locales doivent partout avoir la possibilité de créer leur propre journal (...). Quelques camara­des nous (la Centrale) ont attaqués et nous ont dit : "Vous sortez un journal, que devons nous en faire ? Nous ne pouvons pas l'utili­ser, nous sortirons nous mêmes notre jour­nal". »
[12] [295]

Ce manque de confiance dans l'organisation et surtout dans la centralisation apparaît sur­tout chez les anciens Linksradikale de Brême. [13] [296] Partant de la compréhension juste que le KPD ne peut pas être une sim­ple continuité sans rupture avec l'ancien SPD, ils développent cependant en même temps des tendances à tomber dans l'autre extrême, à nier toute continuité : « Nous n'avons nullement besoin de nous replonger dans les anciens statuts organisationnels pour en sélectionner ce qui pourrait être re­pris par nous. » [14] [297]

Les déclarations d'Eberlein font apparaître l'hétérogénéité du KPD, récemment fondé, sur la question organisationnelle.

L'aile marxiste en minorité sur la question organisationnelle

Seule l'aile regroupée autour de R. Luxemburg et de L. Jogisches intervient résolument de façon marxiste lors du Congrès. Comme pôle opposé direct se trouve l'aile des communistes de conseils hostile à l'organisation qui sous-estime fon­damentalement le rôle des organisations po­litiques dans la classe, rejetant surtout la centralisation par méfiance vis-à-vis de l'or­ganisation, et qui pousse à instituer une au­tonomie complète pour les sections locales. Rühle en est le principal représentant. [15] [298] Une autre aile, sans alternative organisa­tionnelle claire, est celle regroupée autour de K. Liebknecht. Cette aile se distingue par sa très grande combativité. Mais pour agir en tant que parti la volonté de participer aux luttes ouvrières est largement insuffisante ; par contre la clarté programmatique et la solidité du corps de l'organisation sont in­dispensables. Liebknecht et ceux qui le sui­vent orientent leurs activités quasi exclusi­vement sur l'intervention dans la classe. Cela apparaît clairement lorsque le 23 octobre 1918 il est relâché de prison. Environ 20 000 ouvriers viennent l'accueillir à son arrivée à la gare de Anhalt à Berlin. Ses toutes premières activités sont de se rendre immédiatement à la porte des usines pour faire de l'agitation parmi les ouvriers. Pourtant, lorsqu'en octobre 1918 la tempéra­ture dans la classe ouvrière monte, le devoir le plus pressant des révolutionnaires n'est pas seulement de faire de l'agitation dans la classe mais d'engager toutes leurs forces dans la construction de l'organisation, d'au­tant plus que les Spartakistes ne forment en­core qu'une organisation lâche, sans structu­res solides. Cette attitude de Liebknecht vis-à-vis de l'organisation se distingue nettement de celle de Lénine. Lorsque Lénine arrive à la gare de Pétrograd en avril 1917 où il est accueilli triomphalement, il fait aussitôt connaître ses Thèses d'avril et fait tout pour que le Parti bolchevik sorte de la crise où il se trouve  et se munisse d'un programme clair grâce à la convocation d'un Congrès ex­traordinaire. Le premier souci de Liebknecht en revanche ne concerne pas vraiment l'or­ganisation et sa construction. Par ailleurs, il semble développer une conception de l'org­anisation dans laquelle le militant révolu­tionnaire doit être obligatoirement un héros, une individualité prééminente au lieu de voir qu'une organisation politique proléta­rienne vit avant tout de sa force collective. Le fait qu'il ne va cesser, par la suite, de pousser à des actions le plus souvent de son propre chef est la preuve de sa vision erro­née de l'organisation. R. Luxemburg se plaint souvent de son attitude :

« Karl est toujours par monts et par vaux, en train de courir d'une allocution aux ou­vriers à une autre, il ne vient souvent qu'aux réunions de la rédaction de Die Rote Fahne ; autrement c'est difficile de l'amener aux réunions de l'organisation. » C'est l'image du combattant solitaire que donne Liebknecht. Il ne parvient pas à comprendre que sa principale contribution consiste à participer au renforcement de l'organisation.

Le poids du passé

Le SPD avait été pendant des années rongé par la tradition parlementaire. Les illusions crées par la prédominance de l'activité par­lementaire-réformiste ont impulsé l'idée que la lutte dans le cadre du parlement bour­geois était l'arme principale de la classe ou­vrière au lieu de la considérer comme un outil transitoire pour mettre à profit les con­tradictions entre les différentes fractions de la classe dominante, comme une possibilité d'obtenir momentanément des concessions de la part du Capital. « Dorloté » par le parlementarisme, on inclinait à mesurer la force de la lutte à l'aune des voix obtenues par le SPD au parlement bourgeois. C'est une des principales différences entre les conditions de lutte des Bolcheviks et de la Gauche en Allemagne. Les Bolcheviks dis­posent de l'expérience de 1905 et intervien­nent dans les conditions de la répression et de l'illégalité mais aussi au parlement russe à travers un groupe beaucoup plus restreint de députés, leur centre de gravité ne se trouve pas dans la lutte parlementaire et syndicale. Alors que le SPD était devenu un puissant parti de masse rongé par l'opportu­nisme, le Parti Bolchevik est un parti relati­vement réduit qui a mieux résisté à l'oppor­tunisme malgré les crises qu'il a dû aussi traverser. Et ce n'est pas par hasard si, dans le KPD, l'aile marxiste en matière d'organis­ation, avec R. Luxemburg et L. Jogisches, est issue du parti polono-lithuanien de la SDKPiL, c'est-à-dire une fraction du mou­vement révolutionnaire possédant une expé­rience directe dans les luttes de 1905 et n'ayant pas connu l'embourbement du marais parlementaire.

La construction du parti ne peut réussir qu'internationalement

Le Congrès de fondation du KPD exprime une autre faiblesse du mouvement révolu­tionnaire. Alors que la bourgeoisie en Allemagne obtient immédiatement l'aide des bourgeoisies des pays avec lesquels elle était en guerre auparavant, alors que le Capital s'unit à un niveau international dans sa lutte contre la classe ouvrière révolutionnaire (contre le jeune pouvoir ouvrier en Russie ce sont les armées blanches de vingt et un pays qui s'unissent pour mener la guerre civile) les révolutionnaires sont à la traîne pour ce qui concerne leur unification organisation­nelle. Pour une partie, cela est le fait de conceptions héritées de la 2e Internationale. Les partis de la 2e Internationale étaient bâ­tis sur un mode fédéraliste. La conception fédéraliste qui développe des tendances au « chacun pour soi » dans l'organisation em­pêche de poser la question de l'organisation à un niveau international et de façon centra­lisée. Les composantes de l'aile gauche ont ainsi combattu séparément les unes des au­tres dans les différents partis de la 2e Internationale.

« Ce travail fractionnel de Lénine s'effectua uniquement au sein du parti russe, sans qu'il essayât de la porter à l'échelle internatio­nale. Il suffit pour s'en convaincre de lire ses interventions aux différents congrès et l'on peut affirmer que ce travail resta com­plètement inconnu en dehors des sphères russes. » [16] [299]

C'est ainsi que K. Radek est le seul délégué étranger présent au Congrès de fondation. Ce n'est que grâce à beaucoup d'adresse et de chance qu'il parvient à passer au travers des mailles du filet des contrôles établis par le gouvernement allemand dirigé par le SPD. Quel destin diffèrent aurait eu ce Congrès si  des dirigeants considérés du mouvement révolutionnaire autres que Radek, tels Lénine et Trotsky venant de Russie, Bordiga d'Italie ou Gorter et Pannekoek de Hollande, y avaient participer.

Nous pouvons aujourd'hui tirer la leçon qu'il ne peut y avoir de construction du parti dans un pays si les révolutionnaires n'entre­prennent pas cette même tâche simultané­ment au niveau  international et de façon centralisée.

Le parallèle avec la tâche de la classe ou­vrière est clair : le communisme ne peut pas lui aussi être construit isolément dans un seul pays. Les conséquences s'imposent d'elles mêmes : la construction du Parti exige qu'elle soit entreprise sur le plan in­ternational.

Avec le KPD naît un nouveau parti très hé­térogène dans sa composition, divisé sur le plan programmatique et dont l'aile marxiste en matière d'organisation se trouve en mi­norité. La méfiance envers l'organisation et en particulier envers la centralisation est déjà largement répandue parmi de nombreux délégués. Le KPD ne dispose pas encore d'un rayonnement et d'une influence suffi­sants pour marquer de façon décisive le mouvement de son sceau.

L'expérience du KPD montre que le parti doit être construit sur une solide armature organisationnelle. L'élaboration de principes organisationnels, le fonctionnement selon l'esprit de parti ne se créent pas sur une simple proclamation ou par décret mais sont le résultat d'années de pratique basée sur ces principes. La construction de l'organisation demande beaucoup de temps et de persévé­rance. Il est évident que les révolutionnaires d'aujourd'hui doivent tirer les leçons des faiblesses des révolutionnaires en Allemagne. C'est ce que nous aborderons dans le prochain article.

DV.



[1] [300] De mars à novembre 1918, l'Allemagne perd sur le front de l'Ouest environ 200 000 tués, 450 000 disparus ou prisonniers et 860 000 blessés.

[2] [301] Après l'arrestation de K. Liebknecht au début de l'été 1916, une conférence de l'aile gauche de la so­cial-démocratie se tient le 4 juin 1916. Pour recons­tituer les liens entre groupes révolutionnaires rompus par la répression, un comité d'action de cinq mem­bres est formé, comprenant entre autres Duncker, Meyer, Mehring. Otto Rühle en est élu président ! Le fait qu'un camarade tel que O. Rühle qui rejette la centralisation et la construction de l'organisation se voit confier la responsabilité de la présidence montre dans quelle situation embarrassante la répression pousse les Spartakistes.

[3] [302] Rosa Luxemburg, « Le Congrès du Parti Socialiste Indépendant », Die Rote Fahne n° 14.

[4] [303] K. Liebknecht, Procès-verbal du congrès de fondation du KPD, p. 84 et 92.

[304]

[5] [304] Rosa Luxemburg, La conférence nationale de la Ligue de Spartakus, Die Rote Fahne n° 43 du 29 décembre 1918. 
[305]

[6] [305] Rosa Luxemburg, Discours sur le programme et la situation politique, 30 décembre 1918.

[305]

[306]

[7] [306] Lénine, décembre 1918, Correspondance, T. 5, p. 221.

[307]

[8] [307] Rapport d'Eberlein sur la question de l'organisa­tion au congrès de fondation du KPD.

[308]

[9] [308] Idem.

[309]

[10] [309] Idem.

[310]

[11] [310] Idem.

[311]

[12] [311] Idem.

[312]

[13] [312] P. Frölich, pendant la guerre membre de la gauche de Brême, élu à la Centrale par le congrès de fondation pense que : « Dans toutes leurs actions, les organisations locales doivent disposer d'un droit à l'autodétermination complet, il s'en suit également le droit à l'autodétermination pour le reste du travail du parti dans le cadre du pro­gramme et des résolutions adoptées par le con­grès. » (11 janvier 1919, Der Kommunist) J. Knief, membre de la gauche de Brême défend la conception suivante : « Sans nier la nécessité d'une Centrale, les communistes (de l'IKD) exigent, conformément à la situation révolutionnaire actuelle, la plus grande autonomie et liberté de mouvement pour les organisations locales et régionales. » (Arbeiterpolitik n° 10, 1917).

[313]

[14] [313] Idem.

[15] [314] J. Borchardt proclame dès 1917 : « Ce qui nous importe, c'est l'abolition de toute forme de direc­tion dans le mouvement ouvrier. Ce dont nous avons besoin pour parvenir au socialisme, c'est de la démocratie pure entre les camarades, c'est-à-dire l'égalité des droits et l'autonomie, libre arbi­tre et moyens en vue de l'action personnelle pour chaque individu. Ce ne sont pas des chefs que nous devons avoir, mais seulement des organes d'exécution, qui, au lieu d'imposer leur volonté aux camarades, agissent au contraire seulement comme leurs mandataires. » (Arbeiterpolitik n° 10, 1917).

[16] [315] G. Mammone, Bilan n° 24, p. 814, La fraction dans les partis socialistes de la seconde Internationale.

Géographique: 

  • Allemagne [144]

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Allemande [145]

Approfondir: 

  • Révolution Allemande [146]

Questions théoriques: 

  • Parti et Fraction [147]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [148]

Polémique : derrière la « mondialisation » de l'économie l'aggravation de la crise du capitalisme

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  • Hommes politiques, économistes et médias nous ont habitués aux plus stu­péfiantes théories dans leur ten­tative désespérée d'occulter la faillite absolue du système capitaliste, et pour justifier l'interminable escalade d'attaques contre les conditions de vie de la classe ou­vrière.
  • Il y a maintenant 25 ans, un Président américain porte-parole du conser­vatisme le plus radical, Nixon, pro­clamait aux quatre vents : « nous sommes tous key­né­siens ». En ce temps-là, face à l'ag­gra­vation de la crise, la bourgeoisie avan­çait « l'inter­vention de l'Etat », le déve­loppement de « l'Etat social et égali­taire », comme potion magique pour soigner tous les maux. C'est au nom de cette politique qu'il était de­mandé aux ouvriers de consentir des sacrifices pour « sortir du tunnel ».
  • Pendant les années 1980, face à l'évi­dence du marasme économique, la bourgeoisie dut changer de mon­ture. C'est l'Etat qui était alors deve­nu le res­ponsable de tous les maux et l'univer­selle panacée fut : « moins d'Etat ». Ce furent les années dorées des « reaganomics », qui provoquèrent dans le monde entier la plus formi­dable vague de licenciements depuis les années 1930, et qui fut organisée par l'Etat.
  • Aujourd'hui, la crise du capitalisme a at­teint un tel niveau de gravité que tous les Etats industrialisés ont dû mettre à l'ordre du jour la liquidation pure et simple des minimums so­ciaux garantis (allocations chômage, retraites, santé, éducation ; mais aussi les indemnités de licenciement, la durée de la journée de travail, la sécurité, etc.) dont jouis­sent encore les travailleurs sous le masque de l' « Etat providence ».
  • Cette attaque impitoyable, ce saut quali­tatif dans la tendance annoncée par Karl Marx à la paupérisation ab­solue de la classe ouvrière, se justifie et s'accom­pagne d'une nouvelle idéologie : « la mondialisation de l'économie mondiale ».

 

Les serviteurs du capital ont découvert... la lune ! Ils vendent avec cent cinquante ans de retard une soi-disant « grande nouveauté de la fin du siècle », qu'Engels constatait déjà dans les Principes du communisme, écrits en 1847 : « Les choses sont arrivées à un tel point qu'une nouvelle machine qui s'invente aujourd'hui en Angleterre pourra, en l'es­pace d'une année, condamner des millions d'ouvriers en Chine à la famine. Ainsi, la grande industrie a lié les uns aux autres tous les peuples de la Terre, a uni en un seul marché mondial tous les marchés locaux, a préparé partout le terrain pour la civilisa­tion et le progrès, et elle l'a fait de telle fa­çon que tout ce qui se réalise dans les pays civilisés se répercute nécessairement dans tous les autres. »

Le capitalisme a besoin de s'étendre à l'échelle mondiale, imposant son système d'exploitation salariée à tous les recoins de la planète. L'intégration dans le marché mondial, au début de ce siècle, de tous les territoires significatifs de la planète et la difficulté pour en trouver de nouveaux, ca­pables de satisfaire les besoins toujours croissants de l'expansion du capitalisme, marquent précisément la décadence de l'ordre bourgeois, comme le soutiennent les révolutionnaires depuis 80 ans.

Dans ce cadre de saturation chronique du marché mondial, le 20e siècle est le témoin d'un approfondissement sans précédent de la concurrence entre les divers capitaux natio­naux. Face à des besoins croissants de réali­sation de la plus-value, les marchés rétrécis­sent toujours plus. Ceci impose un double mouvement à chaque capital national : d'un côté, protéger par un ensemble de mesures (monétaires, législatives, etc.) ses produits propres face aux assauts des capitaux con­currents, et d'un autre tenter de convaincre ces derniers d'ouvrir leurs portes à ses mar­chandises (traités commerciaux, accords bilatéraux, etc.).

Quand les économistes bourgeois parlent de « mondialisation », ils laissent entendre que le capitalisme peut s'administrer de façon consciente et unifiée par le biais des règles données par le marché mondial. C'est exac­tement le contraire qui est vrai : les réalités du marché mondial imposent leurs lois, mais dans un cadre dominé par les tentatives désespérées de chaque capital national de leur échapper et de faire en sorte que ce soient les rivaux qui supportent ce joug.. Le marché mondial actuel « mondialisé » ne crée pas un cadre de progrès ni d'unification, mais au contraire l'anarchie et la désagréga­tion. La tendance du capitalisme décadent est à la désarticulation du marché mondial, soumis à la puissante force centrifuge d'éco­nomies nationales structurées par des Etats hypertrophiés qui tentent par tous les moyens (y compris militaires) de protéger le produit de l'exploitation de leurs travailleurs respectifs contre les assauts des concurrents. Alors que la concurrence entre nations con­tribuait au siècle dernier à la formation et à l'unification du marché mondial, la concur­rence organisée de chaque Etat national au 20e siècle tend précisément à l'inverse : la désagrégation et la décomposition du mar­ché mondial.

C'est exactement pour cette raison que la « mondialisation » ne peut s'imposer que par la force. Dans le monde issu de Yalta, les Etats-Unis et l'URSS profitèrent des avantages donnés par la discipline de bloc impérialiste pour créer des organismes très structurés pour réglementer (à leur avantage bien sûr) le commerce mondial : le GATT, le FMI, le Marché commun, le Comecon dans le bloc russe, etc. Expressions de la force militaire et économique des têtes de bloc, ces organismes ne parvinrent jamais malgré tout à supprimer les tendances à l'anarchie et à organiser un marché mondial harmonieux et unifié. La disparition des deux grands blocs impérialistes après 1989 [1] [316] a considérablement accéléré la concur­rence et le chaos dans le marché mondial.

La « mondialisation » va-t-elle en finir avec cette tendance ? A en croire ses apôtres, la « mondialisation » part d'un marché mondial « déjà unifié » qui va avoir un « effet salu­taire » sur toutes les économies et va per­mettre au monde entier de sortir de la crise en le débarrassant « des égoïsmes natio­naux ». Si nous examinons chacun des traits qui, selon les économistes, caractérisent la « mondialisation », nous constatons qu'au­cun d'entre eux ne suppose un « dépassement » du chaos dans lequel se dé­bat le marché mondial, pas plus que de la crise qui ne fait que s'aggraver. Pour com­mencer, les « transactions électroniques via Internet » supposent une accentuation considérable des risques d'impayés, déjà très élevé, contribuant ainsi de fait à augmenter le fardeau toujours plus insupportable de l'endettement. Quant à la « mondialisation » des marchés monétaires et financiers, nous avions déjà analysé ce qu'elle vaut : « Un krach financier est inévitable. Sous certains aspects, il est même déjà en cours. Même du point de vue du capitalisme, une forte "purge" de la "bulle spéculative" est indis­pensable. (...) Aujourd'hui, la bulle spécula­tive et, surtout, l'endettement des Etats ont augmenté de façon inouïe. Dans ces circons­tances, nul ne peut prévoir où s'arrêtera la violence d'une telle purge. Mais, en tout état de cause, elle se traduira par une destruction massive de capital fictif qui jettera dans la ruine des pans entiers du capital mondial. » [2] [317]

Ce à quoi prétend la « mondialisation » est en réalité assez différent des musiques cé­lestes que tentent de nous vendre ses chan­tres. Il tente de répondre aux problèmes ur­gents posés par l'état actuel de la crise du capitalisme : la baisse des coûts de produc­tion ; la destruction des barrières protec­tionnistes pour que les capitalismes les plus compétitifs puissent profiter des marchés toujours plus réduits.

Par rapport à la baisse des coûts de produc­tion, nous avions déjà noté que : « L'intensification de la concurrence entre capitalistes, exacerbée par la crise de sur­production et la rareté des marchés solva­bles, pousse ceux-ci à une modernisation à outrance des processus de production, remplaçant des hommes par des machines, dans une course effrénée à la "baisse des coûts". Cette même course les conduit à déplacer une partie de la production vers des pays où la main d'oeuvre est meilleur marché (Chine et Sud-Est asiatique actuel­lement par exemple). » [3] [318]

Ce second aspect de la réduction des coûts (transfert de certaines parties de la produc­tion vers des pays aux coûts salariaux moins élevés) s'est accéléré durant les années 1990. Nous voyons à présent comment les capitalistes « démocratiques » ont recours aux bons services du régime stalinien chi­nois pour produire à des coûts dérisoires des com­pacts, des chaussures de sport, des dis­ques durs, des modems, etc. Le décollage des fameux « dragons asiatiques » est basé sur le fait que la fabrication d'ordinateurs, d'aciers ordinaires, de composants électroni­ques, de tissus, etc., a été déplacée vers ces paradis aux « coûts salariaux infimes ». Le capitalisme aux abois sous les coups de la crise doit profiter à fond des différences de coûts salariaux : « les coûts salariaux totaux (charges comprises) dans l'industrie des dif­férents pays en voie de développement qui produisent et exportent des produits manu­facturés mais aussi des services, varient de 3 % (Madagascar, Viet Nam) à 40 % par rapport à la moyenne des pays plus riches d'Europe. La Chine se trouve à environ 5 à16 %, et l'Inde vers 5 %. Avec l'effondre­ment du bloc soviétique, il existe à présent aux portes de l'Union européenne une ré­serve de main d'oeuvre dont le coût ne dé­passera pas 5 % (Roumanie) ou 20 % (Pologne, Hongrie) par rapport aux coûts en Allemagne. » [4] [319]

Voilà quel est le premier aspect de la « mondialisation ». Ses conséquences sont la baisse du salaire moyen mondial, mais aussi les licenciements massifs dans les grands centres industriels sans que cette réduction de postes de travail soit compen­sée par la création dans des proportions identiques dans les nouvelles usines ultra automatisées. Enfin, loin de remédier à la maladie chronique du capitalisme (la satu­ration des marchés), elle ne peut que l'ag­graver en contribuant à réduire la demande dans les grands pays industrialisés sans la compenser par une croissance parallèle de la consommation dans les économies émergen­tes. [5] [320]

Pour ce qui est de la destruction des barriè­res douanières, il est certain que la pression des « grands » a eu comme résultat que des pays comme l'Inde, le Mexique ou le Brésil révisent leurs taxes à la baisse au prix d'un endettement considérable (ces mêmes for­mules furent utilisées au cours des années 1970 et conduisirent à la catastrophe de la crise de l'endettement en 1982), mais le soulagement apporté à l'ensemble du capital mondial est totalement illusoire : « ... le récent effondrement financier d'un autre pays "exemplaire", le Mexique, dont la monnaie a perdu la moitié de sa valeur du jour au lendemain, qui a nécessité l'injec­tion urgente de près de 50 millions de dol­lars de crédits (de très loin la plus grande opération de "sauvetage" de l'histoire du capitalisme) résume la réalité du mirage que constitue "l'émergence" de certains pays du tiers-monde. » [6] [321]

Nous n'assistons pas, sous les effluves de l'actuelle « mondialisation », à une diminu­tion du protectionnisme ou de l'interven­tionnisme de l'Etat par rapport aux échanges commerciaux, mais bien au contraire à leur amplification, tant par les moyens tradition­nels que par des trouvailles récentes :

  • Clinton lui-même qui, en 1995, parvint à faire en sorte que le Japon ouvre ses fron­tières aux produits américains, qui, sans relâche, demande à ses « associés » la « liberté de commerce », donna l'exemple dès son élection, par l'augmentation des taxes sur les avions, l'acier et les produits agricoles, limitant en outre les achats de produits étrangers aux agences étatiques ;
  • le célèbre Uruguay Round, qui donna lieu à la substitution de l'ancien GATT par la nouvelle Organisation mondiale du com­merce (OMC), n'a obtenu qu'un accord to­talement illusoire : les taxes n'ont été éliminées que dans 10 secteurs industriels, et dans 8 autres elles ont été réduites de 30 %, mais le tout étalé sur dix ans !
  • une expression massive du neo-protec­tionnisme se trouve dans les normes écologiques, sanitaires et même de « bien-être » ; les pays les plus industrialisés im­posent des barèmes impossibles pour leurs concurrents : « ... dans la nouvelle OMC, les groupes industriels, les organisations syndicales et les militants verts luttent pour que les biens collectifs que sont le milieu ambiant, le bien-être social, etc., ainsi que leurs normes, ne soient pas régu­lées par le marché mais par la souverai­neté nationale qui ne peut se copartager sur ce terrain. » [7] [322].

La formation de « zones régionales » (Union européenne, accords du Sud-est asiatique, Traité de libre commerce en Amérique du Nord, etc.) ne contredit pas cette tendance, dans la mesure où elle obéit aux besoins de groupes de nations capitalistes de créer des zones protégées à partir desquelles elles peuvent affronter des rivaux plus puis­sants. Les USA répliquent à l'Union euro­péenne par le Traité de libre commerce et le Japon quant à lui se fait le promoteur d'un accord des « dragons » asiatiques. Ces « groupes régionaux » tentent de se protéger de la concurrence tout en étant eux-mêmes de véritables nids de vipères où se multi­plient quotidiennement les affrontements commerciaux entre partenaires. Il suffit pour s'en convaincre d'admirer le spectacle édi­fiant de « l'harmonieuse » Union euro­péenne, en permanence perturbée par les sempiternels litiges entre les Quinze.

Ne nous leurrons pas, les tendances les plus aberrantes qui expriment la décomposition du marché mondial ne cessent de s'affirmer : « Aujourd'hui, l'insécurité monétaire au niveau international est devenue telle qu'on voit de plus en plus resurgir cette forme archaïque de l'échange que constitue le troc, c'est-à-dire l'échange de marchandises directement sans recours à l'intermédiaire de l'argent. » [8] [323] Un autre type de combine auquel ont recours les Etats, y compris les plus riches, est celui de la dévaluation de la monnaie qui permet de vendre automati­quement moins cher ses propres marchandi­ses, tout en augmentant le prix de celles des rivaux. Toutes les tentatives pour empêcher ces pratiques généralisées se sont soldées par des échecs catastrophiques comme en fait foi l'effondrement du Système monétaire européen.

La « mondialisation », une attaque idéologique contre la classe ouvrière

Nous voyons donc que le « mondialisme » est un rideau de fumée idéologique qui tente d'occulter la réalité de l'effondrement du capitalisme dans la crise généralisée et le désordre croissant qui en découle au niveau du marché mondial.

Le « mondialisme » se veut cependant plus ambitieux. Il prétend dépasser et même « détruire » (ce sont les propres mots des « mondialistes » les plus osés) l'Etat nation, rien de moins ! C'est ainsi qu'un de ses chan­tres prestigieux, le japonais Kenichi Ohmae, nous dit que : « ... en quelques mots, en termes de flux réel d'activité économique, les Etats-nations ont déjà perdu leur rôle d'unités significatives de participation dans l'économie sans frontières du monde ac­tuel. » [9] [324] Il n'hésite pas à qualifier les Etat-nations de « filtres brutaux » et nous promet le paradis de l'économie « globale » : « Au fur et à mesure qu'augmente le nombre d'individus traversant le filtre brutal qui sépare les géographies, anciennes coutumes de l'économie mondiale, le pouvoir sur l'activité économique passera inévitable­ment des mains des gouvernements centraux des Etats-nations vers celles des réseaux sans frontières des innombrables décisions individuelles, basées sur le marché. » [10] [325]

Jusqu'à présent, seul le prolétariat combat­tait l'Etat-nation. Mais comme on le voit, l'audace des idéologues bourgeois n'a pas de limites : les voilà prétendant s'ériger en mili­tants de la « lutte contre l'intérêt national ». Au paroxysme de l'exaltation, deux de ces représentants, adeptes de la « mondialisation », MM. Alexander King et Bertrand Schneider, intitulent leur livre « La Première révolution mondiale ».

Cependant, c'est dans le cadre de l'offensive idéologique de la bourgeoisie contre l'en­semble du prolétariat que cette « phobie » anti-nations joue son rôle le plus néfaste. Un des aspects de cette offensive est de piéger le prolétariat dans un faux dilemme :

  • d'un côté, les forces politiques qui défen­dent de façon décidée le « mondialisme » (en Europe ce sont les partisans de Maastricht) soulignent la nécessité de « dépasser les égoïsmes nationaux rétro­grades » pour s'intégrer dans de « vastes ensembles mondiaux » permettant de sortir de la crise ;
  • de l'autre, les partis de gauche (surtout quand ils sont dans l'opposition) et les syndicats cherchent à lier la défense des intérêts ouvriers à celle de l'intérêt national soi-disant piétiné par les gouvernements « traîtres à la patrie ».

Les tenants de la « mondialisation », soi-disant pourfendeurs de l'intérêt national, fulminent contre ce qu'ils appellent le « minimum social garanti », c'est-à-dire la sécurité sociale, les indemnisations de li­cenciement, les allocations de chômage ou de retraite, les aides à l'éducation ou au lo­gement, le code du travail qui limite la du­rée de la journée de travail, les cadences, l'âge de l'embauche, etc. Voilà, selon eux, les « horribles » entraves que porte en lui l'Etat-nation, prisonnier de ces « affreux » groupes de pression constitués par les tra­vailleurs.

Nous voici donc enfin arrivés au coeur du « mondialisme », à ce qu'il reste de lui une fois qu'on l'a dépouillé de ses oripeaux (qu'ils se nomment « dépassement de la crise » ou « internationalisme des individus libres dans un marché libre »). Il ne prétend en fin de comptes qu'à être le nouvel alibi de l'attaque qu'impose la crise du capital à tous les Etats-nations : en finir avec le « minimum social garanti », cet ensemble de prestations sociales et de législation du travail qui, avec le développement de la crise, sont devenus insupportables.

Ici intervient l'autre aspect de l'attaque idéologique de la bourgeoisie, celui qui est porté par les syndicats et la gauche. Ces dernières cinquante années, le « minimum social garanti » a été le phare de ce qu'il a été convenu d'appeler le Welfare State, qui était la façade « sociale » du capitalisme d'Etat. Face aux ouvriers, cet « Etat social » était présenté comme la manifestation de la capacité de l'exploitation capitaliste à s'adoucir, comme « la preuve » concrète qu'au sein de l'Etat national pouvaient se concilier les classes et que leurs intérêts respectifs pouvaient être pris en comptes.

Les syndicats et la gauche (en particulier quand ils sont dans l'opposition) s'affichent comme les grands défenseurs de cet « Etat social ». Ils mettent en avant le conflit entre « l'intérêt national » qui permettrait le maintien d'un « minimum social » et le « cosmopolitisme apatride » des gouverne­ments. C'est un des aspects qui a d'ailleurs eu un impact non négligeable dans la ma­noeuvre de la bourgeoisie en France pendant les luttes de l'automne 1995. Il s'agissait de présenter le mouvement comme une mani­festation anti-Maastricht, une sorte de ras-le-bol général de la population contre les pénibles exigences des « critères de convergence » et ce sont les syndicats qui canalisaient ce « mouvement ».


Les contradictions de Battaglia Comunista face à la « mondialisation »

La tâche des groupes de la Gauche commu­niste (base du futur parti mondial du prolé­tariat) est de dénoncer sans concessions ce venin idéologique. Face à ces nouvelles attaques, la classe ouvrière n'a pas à choisir entre « l'intérêt national » et « le mondia­lisme ». Ses revendications ne se situent pas dans le camp de la défense du Welfare State, mais dans la défense intransigeante de ses intérêts de classe. La perspective de ses luttes ne se situe pas dans le faux dilemme entre le « social-patriotisme » et le « mon­dialisme », mais dans la destruction de l'Etat capitaliste dans tous les pays.

La question de la « mondialisation » a été traitée à maintes reprises par Battaglia Comunista (BC) qui lui a dédié plusieurs articles dans Prometeo, sa revue théorique semestrielle. BC défend avec une grande fermeté une série de positions de la Gauche communiste que nous voulons souligner :

- il dénonce sans concession la « mondialisation » comme étant une puis­sante attaque contre la classe ouvrière, fai­sant remarquer qu'elle se base « sur l'appauvrissement progressif du proléta­riat mondial et le développement de la forme la plus violente de surexploita­tion » ; [11] [326]

- il rejette l'idée qui affirme que la « mondialisation » est un dépassement des contradictions du capitalisme : « Il est im­portant de souligner que les modifications les plus récentes intervenues dans le sys­tème économique mondial sont entièrement reconductibles dans le cadre du processus de concentration-centralisation, marquant certainement une nouvelle étape mais en aucun cas le dépassement des contradic­tions immanentes au processus d'accumu­lation du capital » [12] [327] ;

- il reconnaît que les restructurations et les « innovations technologiques » introduites par le capitalisme dans les années 1980 et 1990 n'ont pas signifié une amplification du marché mondial : « (...) contrairement aux espérances, la restructuration basée sur l'introduction de technologies se subs­tituant à la main d' oeuvre sans donner lieu à l'apparition de nouvelles activités productives compensatoires, interrompt au lieu de relancer ce que l'on appelle le "cercle vicieux" qui a été la base du puis­sant développement de l'économie mon­diale pendant la première phase du capi­talisme monopoliste. Pour la première fois, les investissements supplémentaires ont déterminé une réduction tant absolue que relative de la force de travail engagée dans le processus productif, au lieu de l'augmenter » [13] [328] ;

- il rejette toute illusion tendant à voir la « mondialisation » comme une forme har­monieuse et ordonnée de la production mondiale, affirmant sans la moindre équi­voque que « nous assistons au paradoxe d'un système qui recherche un maximum de rationalité à travers le monopole et ne parvient qu'à l'irrationalité la plus ex­trême : tous contre tous, chaque capital contre tous les capitaux ; le capital contre le capital » [14] [329] ;

- il rappelle que « l'effondrement (du sys­tème capitaliste) n'est pas le résultat ma­thématique des contradictions du monde de l'économie, mais l'oeuvre du prolétariat qui a pris conscience que ce monde n'est pas le meilleur des mondes » [15] [330].

Nous soutenons ces positions et partant de cet accord, nous voulons combattre quelques confusions et contradictions dont souffrent à notre avis BC. Cette polémique n'est bien sûr pas gratuite, elle a un objectif militant clair : face à l'aggravation de la crise, il est vital de dénoncer les théories fumeuses du genre « mondialisation », dont l'objectif n'est que d'embrumer la prise de conscience du fait que le capitalisme est aujourd'hui le « pire des mondes possibles » et doit être en conséquence détruit sur toute la planète.

Ce qui nous surprend tout d'abord, c'est que BC pense que « grâce aux progrès de la mi­cro-électronique, tant en ce qui concerne les télécommunications qu'en ce qui concerne l'organisation du cycle de production, la planète s'est unifiée de fait. » [16] [331] Les ca­marades se font avoir par les âneries répé­tées par la bourgeoisie sur le « miracle uni­ficateur » que supposeraient les télécom­munications et Internet, oubliant que « (...) d'un côté, la formation d'un marché mondial internationalise la vie économique, mar­quant profondément la vie de tous les peu­ples ; mais d'un autre côté se produit la nationalisation, toujours plus accentuée, des intérêts capitalistes, ce qui traduit de façon plus évidente l'anarchie de la concurrence capitaliste dans le cadre de l'économie mondiale et qui conduit à de violentes con­vulsions et catastrophes, à une immense perte d'énergie, posant ainsi impérativement le problème de l'organisation de nouvelles formes de vie sociale. » [17] [332]

Une autre faiblesse d'analyse de BC réside dans l'étrange découverte qu'il fait selon laquelle « quand l'ancien Président des Etats-Unis, Nixon, assume la décision his­torique de dénoncer les accords de Bretton Woods et déclare la non-convertibilité du dollar, il était loin d'imaginer qu'il ouvrait le cours à un des plus gigantesques proces­sus de transformation qu'ait connu le mode de production capitaliste au long de son histoire... S'ouvrait alors une période d'alté­rations profondes qui a changé la face du monde en moins de 20 ans et a poussé les rapports de domination impérialistes à leurs plus extrêmes conséquences. » [18] [333]

On ne peut analyser comme cause (la fa­meuse décision de 1971 de déclarer la non-convertibilité du dollar) ce qui n'est qu'un effet de l'aggravation de la crise capitaliste et qui de toute façons n'a pas eu le moins du monde comme conséquence d'altérer les « rapports de domination impérialistes ». L'économisme de BC, que nous avons déjà eu l'occasion de critiquer, les pousse à attri­buer des effets à un évènement qui n'a eu aucune conséquence dans la confrontation entre les blocs impérialistes existant alors (soviétique et occidental).

Cependant, le principal danger est qu'il ou­vre la porte à la mystification bourgeoise selon laquelle le capitalisme actuel est à même de « changer et de se transformer ». Par le passé, BC a eu tendance à être décon­certé par chaque « transformation impor­tante » que la bourgeoisie fait miroiter de­vant notre nez. Il s'est déjà laissé séduire par les « nouveautés » de la « révolution tech­no­logique », puis par le mirage des soi-di­sant fabuleux marchés ouverts par la « libération » des pays de l'Est. Aujourd'hui il prend pour argent comptant certaines mystifications contenues dans le vacarme sur la « mondialisation » : « L'avancée dans la centralisation de la gestion des variables économiques sur une base continentale ou par zones monétaires implique forcément une distribution différente du capital dans les divers secteurs productifs et parmi eux le secteur financier. Non seulement la petite et la moyenne entreprise, mais également les groupes de dimensions importantes risquent d'être marginalisés ou absorbés par d'autres avec toutes les conséquences que cela com­porte sur le déclin de leurs positions relati­ves de pouvoir.  Pour beaucoup de pays, cela peut comporter le risque de frac­ture de l'unité nationale même, comme nous le mon­trent les événements en Yougoslavie ou dans l'ex-bloc soviétique. Les rapports de force entre les différentes fractions de la bour­geoisie mondiale vont subir de profon­des mutations et générer pour longtemps un ac­croissement des tensions et des conflits, avec les répercussions que cela entraîne forcément dans le processus de mondialisa­tion de l'économie, qui pourra se voir ra­lenti et même bloqué. » [19] [334].

Nous découvrons avec effarement que les tensions impérialistes, l'effondrement de na­tions, le conflit en Yougoslavie, ne s'ex­pli­queraient pas par la décadence et la dé­com­position du capitalisme, par l'aggrava­tion de la crise historique du système, mais qu'ils seraient des phénomènes au sein du proces­sus de « mondialisation » ! BC glisse ici du cadre d'analyse propre à la Gauche commu­niste (décadence et crise historique du capi­talisme) vers le cadre mystificateur de la bourgeoisie basé sur des sornettes quant à la « mondialisation ».

Il est essentiel que les groupes de la Gauche communiste ne cèdent pas à ces mystifica­tions et maintiennent fermement la position révolutionnaire, qui affirme que dans la dé­cadence, et plus concrètement dans la pé­riode de crise ouverte depuis la fin des an­nées 1960, les diverses tentatives du capita­lisme pour freiner son effondrement n'ont produit aucun changement réel, mais uni­quement et exclusivement une aggravation et une accélération de celui-ci [20] [335]. Dans notre réponse au BIPR dans la Revue inter­nationale n° 82, nous affirmions clairement qu'il ne s'agit pas d'ignorer ces tentatives mais qu'il s'agit de les analyser dans le cadre des positions de la Gauche communiste et non en mordant à l'hameçon que nous tend la bourgeoisie.

La « mondialisation » et l'Etat national

C'est cependant dans sa position par rapport au rôle des Etats nationaux que les contra­dictions de BC ont les conséquences les plus graves. BC pense que la fameuse « mondialisation » altérerait profondément le rôle de l'Etat national et supposerait un affaiblissement de celui-ci. Il ne prétend certainement pas, bien sûr, à l'instar du sa­mouraï Kenichi Ohmae, que l'Etat national aurait du plomb dans l'aile et il reconnaît plusieurs points que nous partageons :

  • l'Etat national garde la même nature de classe ;
  • l'Etat national est un facteur actif des « changements » qui interviennent sur le capitalisme actuel ;
  • l'Etat national n'est pas en crise.

Cependant, il nous dit : « (...) Un des as­pects certainement les plus intéressants de la mondialisation de l'économie est donné par l'intégration transversale et transnatio­nale des grandes concentrations industriel­les et financières qui, par leurs dimensions et leur pouvoir, dépassent de loin ceux des Etats nationaux. » [21] [336]

Ce qu'on peut déduire de ces « aspects inté­ressants », c'est qu'il existerait dans le capi­talisme des entités supérieures à l'Etat na­tional, les fameux monopoles « transnationaux ». Ceci revient à défendre une thèse révisionniste qui nie le principe marxiste selon lequel l'unité suprême du capitalisme est l'Etat, le capital national. Le capitalisme ne peut jamais réellement dé­passer le cadre de la nation, et encore moins être internationaliste. Son « internatio­na­lisme », comme nous l'avons vu, se résume à la prétention de dominer les nations rivales ou à conquérir la plus grande part possible du marché mondial.

Dans l'éditorial de Prometeo n° 9 se con­firme cette révision du marxisme : « Les multinationales productives et/ou financiè­res dépassent par leur puissance et par les intérêts économiques qui sont en jeu les diverses formations étatiques qu'elles tra­versent. Le fait que les banques centrales des divers Etats soient incapables de régir ou de tenir tête à la vague spéculative qu'une poignée de monstrueux groupes financiers déchaînent quotidiennement en dit long sur la profonde transformation des relations entres Etats. »

Faut-il rappeler que ces pauvres Etats im­puissants sont précisément ceux qui possè­dent (ou pour le moins contrôlent étroite­ment) ces mastodontes de la finance ? Est-il néces­saire de révéler à BC que cette « poignée de monstres » est constituée par de « respectables » institutions bancaires et d'épargne dont les responsables sont direc­tement ou indirectement nommés par leurs états nationaux respectifs ?

Non seulement BC mord à l'hameçon de cette prétendue opposition entre Etats et multinationales, mais il va plus loin et dé­couvre que « pour ces raisons, des capitaux toujours plus énormes... ont donné nais­sance à des colosses qui contrôlent toute l'économie mondiale. Il suffit de penser qu'alors que des années 30 aux années 70 les Big Three étaient trois fabriquants d'au­tomobiles (General Motors, Chrysler et Ford), ce sont aujourd'hui trois Fonds d'in­vestissements également américains : Fidelity Investments, Vanguard Group, Capital Research & Management. Le pou­voir accumulé par ces sociétés financières est immense et dépasse de loin celui des Etats qui, de fait, ont perdu ces dix derniè­res années toute capacité de contrôle sur l'économie mondiale. » [22] [337]

Rappelons que pendant les années 1970, le mythe des fameuses multinationales du pétrole était très à la mode. Les gauchistes nous répétaient alors que le capital était « transnational », et c'est pourquoi la « grande revendication » des ouvriers devait être de défendre les intérêts nationaux con­tre cette « poignée d'apatrides ».

Il est certain que BC rejette avec force cette mystification, mais il admet cependant sa justification « théorique », c'est-à-dire qu'il reconnaît la possibilité d'une opposition ou, du moins, de divergences d'intérêts fonda­mentaux entre l'Etat et les monopoles « transversaux aux Etats nationaux » (c'est sa définition).

Les multinationales sont des instruments de leurs Etats nationaux. IBM, General Motors, Exxon, etc., sont tenues par toute une série de réseaux par l'Etat américain : un pourcen­tage important de leur production (40 % pour IBM) est acheté directement par celui-ci, qui influe directement ou indirectement dans la nomination des directeurs [23] [338]. Une copie de chaque nouveau produit informati­que est obligatoirement transmise au Pentagone.

C'est incroyable  que BC avale le mensonge du super-pouvoir mondial qui serait constitué par... les trois Fonds d'investissements ! Premièrement les sociétés de fonds d'inves­tissements ne disposent pas réellement d'une autonomie, elles ne sont que des instruments des banques, des caisses d'épargne ou d'ins­titutions étatiques telles que les syndicats, les mutuelles, etc. Leur chef direct ou indi­rect est leur Etat national respectif. Deuxièmement ils sont soumis à une stricte réglementation de la part de l'Etat qui leur fixe les pourcentages qu'ils doivent investir en actions, obligations, bons du Trésor, à l'étranger, etc.

« Mondialisation » et capitalisme d'Etat

Ceci nous amène à une question essentielle, celle du capitalisme d'Etat. Un des traits essentiels du capitalisme décadent réside dans la concentration nationale du capital entre les mains de l'Etat qui devient l'entité autour de laquelle chaque capital national organise son combat, tant contre le proléta­riat que contre les autres capitaux nationaux.

Les Etats ne sont pas des instruments des entreprises, aussi grandes soient-elles ; c'est exactement le contraire qui se vérifie dans le capitalisme décadent : les grands monopoles les banques, etc., se soumettent aux diktats de l'Etat et servent le plus fidèlement possi­ble ses orientations. L'existence dans le capi­talisme de pouvoirs supranationaux qui « traversent » les Etats et leur dictent la politique à suivre est impossible. Bien au contraire les multinationales sont utilisées par leur Etat respectif comme instrument au service de ses intérêts commerciaux et im­périalistes.

Nous ne voulons pas le moins du monde dire que les grandes entreprises, du genre Ford ou Exxon, ne sont que de simples marion­nettes de leur Etat respectif. Elles tentent bien sûr de défendre leurs propres intérêts particuliers qui, parfois, entrent en contra­diction avec celui de leur Etat national. Cependant une réelle fusion entre le capital privé et l'Etat se réalise dans le capitalisme d'Etat « à l'occidentale », de sorte que glo­balement, au-delà des conflits et contradic­tions qui surgissent, ils agissent en cohé­rence dans la défense de l'intérêt national du capital et sous l'égide totalitaire de leur Etat.

BC objecte qu'il est difficile de savoir à quel Etat appartient Shell, par exemple (au capi­tal anglo-hollandais) ou d'autres multinatio­nales dont l'actionnariat est multiple. Outre qu'il ne s'agit là que d'exemples exception­nels, nullement significatifs de la réalité mondiale du capital, il faut ajouter que les titres de propriété ne déterminent pas la véritable propriété d'une entreprise. Dans le capitalisme d'Etat, c'est l'Etat qui dirige et détermine le fonctionnement des entreprises, même quand il n'en détient aucune action. C'est lui qui réglemente les prix, les con­ventions collectives, les taux d'exportation, les taux de production, etc. C'est lui qui conditionne les ventes de l'entreprise en étant, dans la majorité des secteurs produc­tifs, le principal client. C'est lui qui, à tra­vers la politique fiscale, monétaire, de cré­dit, affiche clairement sa poigne et régit l'évolution du « libre marché ». BC ne prend pas en compte cet aspect essentiel de l'ana­lyse révolutionnaire sur la décadence du capitalisme. Il préfère rester fidèle à un aspect partiel de l'effort de Lénine et des ré­volutionnaires de cette époque pour com­prendre toute l'ampleur de la question de l'impérialisme : la théorie de Lénine sur le capital financier, reprise de Hilferding. Dans son livre sur l'impérialisme, Lénine voit clairement celui-ci comme la période déca­dente du capitalisme qui met à l'ordre du jour la nécessité de la révolution proléta­rienne. Mais il lie cette époque au dévelop­pement du capital financier comme monstre parasite émergeant du processus de concen­tration du capital, comme nouvelle phase du développement des monopoles.

Cependant, « (...) de nombreux aspects de la définition de Lénine de l'impérialisme sont inadéquats aujourd'hui, et même au temps où il les avait élaborés. C'est ainsi que la période où le capital semblait être dominé par une oligarchie du "capital financier" et par des "groupements de monopoles inter­nationaux" ouvrait déjà la voie à une nou­velle phase pendant la première guerre mondiale, l'ère du capitalisme d'Etat, de l'économie de guerre permanente. A l'épo­que des rivalités inter-impérialistes chroni­ques sur le marché mondial, le capital tout entier tend à se concentrer autour de l'appa­reil d'Etat qui subordonne et discipline tou­tes les fractions particulières du capital aux besoins de survie militaire/économique. » [24] [339].

Ce qui chez Lénine était une erreur liée au difficile processus de compréhension de l'impérialisme devient une dangereuse aber­ration entre les mains de BC. Premièrement, la théorie de la « concentration en super monopoles transnationaux » ferme la porte à la position marxiste sur la concentration nationale du capital au sein de l'Etat, la ten­dance au capitalisme d'Etat, à laquelle par­ticipent toutes les fractions de la bourgeoisie quels que soient les liens et ramifications à l'échelle internationale. Deuxièmement cette théorie entrouvre la porte à la théorie kautskiste du « super-impérialisme ». Il est surprenant que BC critique cette théorie simplement sur l'impossibilité de dépasser l'anarchie du capital sans la critiquer sur l'essentiel : une illusoire possibilité du capi­tal de s'unir par dessus les frontières natio­nales. Et cette difficulté provient du fait que BC, s'il rejette avec raison la thèse extrême de la « fusion de nations », admet cependant à tort l'existence d'unités supranationales. Troisièmement BC développe des spécula­tions selon lesquelles l'Etat, dans le cadre de la « mondialisation » aurait deux dimen­sions, l'une au service des intérêts multi-nationaux et l'autre, qui lui est subordonnée, au service d'intérêts nationaux : « Il se précise de façon toujours plus évidente un Etat dont l'intervention s'articule dans le monde de l'économie à deux niveaux : un qui offre au centre supranational la gestion centralisée de la masse monétaire et la détermination des variables macro-écono­miques par zone monétaire de référence, et un autre qui contrôle localement la compa­tibilité de celui-ci avec les variables natio­nales. » [25] [340] BC met le monde à l'envers ! La simple observation de l'évolution de l'Union européenne démontre tout le con­traire : l'Etat national gère les intérêts du capital national et n'est en aucune façon une sorte de « délégation » de l'intérêt « européen » comme le laissent entendre les ambiguïtés de BC. Chevauchant la théorie de la spéculation sur les intérêts « transnationaux », il est amené à tirer des conclusions incroyables : les conflits impé­rialistes n'auraient pas dégénéré en guerre impérialiste généralisée parce que, « (...) une fois disparue la confrontation entre bloc de l'Ouest et bloc de l'Est par implosion de ce dernier, les fondements d'une nouvelle confrontation stratégique ne se sont pas précisés avec clarté. Les intérêts stratégi­ques des grands et véritables centres du pouvoir économique ne se sont jusqu'à présent pas exprimés en confrontation stratégique entre Etats, parce qu'ils agissent transversalement à ceux-ci. » [26] [341]

Ceci est une confusion très grave. La guerre impérialiste ne serait plus la confrontation entre capitaux nationaux armés jusqu'aux dents (comme le définissait Lénine), mais le résultat de confrontations entre groupes transnationaux qui utiliseraient les Etats nationaux. Ceux-ci ne seraient plus le centre et les responsables de la guerre mais de simples agents des monstres transnationaux qui « les traverseraient ». Heureusement, BC ne tire pas toutes les conclusions de cette aberration. Heureusement, parce que cela le conduirait à dire que la lutte du pro­létariat contre la guerre impérialiste ne se­rait plus la lutte contre les Etats nationaux mais la lutte pour « libérer » ces derniers de l'emprise des intérêts transnationaux. En d'autres termes, on en viendrait aux vulgai­res mystifications gauchistes. Il faut être sérieux, BC doit être cohérent avec les positions de la Gauche communiste. Il doit faire la critique systématique de ses spécu­lations sur les monopoles et les monstres financiers. Il doit radicalement éliminer de ses mots d'ordre des aberrations telles que « une nouvelle ère caractérisée par la dicta­ture du marché financier s'inaugure » (Prometeo n° 9). Ces faiblesses prêtent le flanc à la pénétration des mystifications bourgeoises telles que la « mondialisation » ainsi que les prétendues oppositions entre intérêts nationaux et intérêts transnationaux, entre Maastricht et intérêts populaires, entre le Traité de libre commerce et les intérêts des peuples opprimés.

Cela peut conduire BC à défendre certaines thèses et mystifications de la classe domi­nante, donc à participer à l'affaiblissement de la conscience et du combat de la classe ouvrière. Ce n'est sûrement pas le rôle que doit jouer une organisation révolutionnaire du prolétariat.

Adalen, 5 juin 1996.



[1] [342] Voir « L'impossible "unité de l'Europe" », dans la Revue internationale n° 73, 2e trim.1993, où nous mettions en relief  l'aggravation de la concur­rence et l'anarchie du marché mondial.

[343]

[2] [343] « Tourmente financière : la folie ? », Revue internationale n° 81, 2e trim.1995.

[344]

[3] [344] « Le cynisme de la bourgeoisie décadente », Revue internationale n° 78, 3e trim.1994.

[345]

[4] [345] Annuaire du Monde 1996, « Resituation, emploi et inégalité ».

[346]

[5] [346] « Ce développement économique ne peut qu'affecter à terme la production des pays les plus industrialisés, dont les Etats s'indignent des pratiques commerciales "déloyales" de ces économies émergentes » (« Résolution sur la situation internationale », Revue internationale n° 82, 3e trim.1995).

[347]

[6] [347] Idem.

[348]

[7] [348] Annuaire du Monde 1996, « Ce qui va changer avec l'OMC ».

[349]

[8] [349] « Une économie rongée par la décomposition », Revue internationale n° 75, 4e trim.1993.

[350]

[9] [350] K. Ohmae, « Le Déploiement des économies régionales ».

[351]

[10] [351] Idem.

[352]

[11] [352] Prometeo, n° 9, « Le capital contre le capi­tal ».

[353]

[12] [353] Idem.

[354]

[13] [354] Idem.

[355]

[14] [355] Idem.

[356]

[15] [356] Idem.

[357]

[16] [357] Idem.

[358]

[17] [358] Boukharine, « L'Economie mondiale et l'impé­rialisme ».

[359]

[18] [359] Prometeo, no 9, « Le capital contre le capi­tal ».

[360]

[19] [360] Prometeo no 10, « L'Etat à deux dimensions : la mondialisation de l'économie et l'Etat ».

[361]

[20] [361] L'incohérence navrante de BC apparaît au grand jour quand il nous dit que « (...) en réalité, le capitalisme est toujours égal à lui-même et il ne fait rien d'autre que de se réorganiser par auto-conservation selon la ligne du développement de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. » (Prometeo, n° 9)

[362]

[21] [362] Prometeo n° 10, « L'Etat à deux dimensions : la mondialisation de l'économie et l'Etat ».

[363]

[22] [363] Idem.

[23] [364] Beaucoup d'hommes politiques américains, après avoir occupé divers postes au Sénat ou dans l'administration, deviennent dirigeants de grandes multinationales ; c'est devenu une pratique courante, qui se vérifie aussi en Europe.

[24] [365] « Sur l'impérialisme », Revue internationale n° 19, 4e trim.1979.

[25] [366] Prometeo n° 10, « L'Etat à deux dimensions : la mondialisation de l'économie et l'Etat ».

[367] 

Récent et en cours: 

  • Crise économique [368]

Courants politiques: 

  • Battaglia Comunista [369]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle [14° partie]

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LA TRANSFORMATION DU TRAVAIL

SELON LES REVOLUTIONNAIRES DE LA FIN DU 19e SIECLE

Dans le dernier article de cette série, nous avons montré comment les socialistes authentiques de la fin du 19e siècle envisageaient la façon dont la future société communiste s'attaquerait à certains des problèmes sociaux les plus pressants de l'humanité : les rapports entre hommes et femmes, et entre l'humanité et la nature dont elle a surgi. Dans ce numéro, nous examinons comment les révolutionnaires de la fin du 19e siècle prévoyaient la plus cruciale de toutes les transformations, la transformation du « travail inutile » en « travail utile » c'est-à-dire le dépassement pratique du travail aliéné. Ce faisant nous répondons à l'accusation que ces visions du socialisme représentaient une rechute dans l'utopisme pré-marxiste.

Dans un Londres du futur, bien des choses ont été démantelées puis rétablies ailleurs: on peut aller de Kensington à Trafalgar Square par un chemin boisé. Mais certains édifices familiers sont toujours là : les vieilles Houses of Parliament, principalement utilisées aujourd'hui pour engranger du fumier, et le British Museum qui conserve encore la plupart de ses anciennes fonctions. C'est là que William Guest, voyageur dans le temps du 19e siècle, a rencontré le vieux Hammond, un ancien bibliothécaire ayant une connaissance approfondie de l'histoire et donc bien placé pour expliquer le fonctionnement d'une société communiste instaurée depuis plusieurs siècles. Après avoir discuté plusieurs aspects de « l'administration des choses », ils en arrivent à la question du travail :

« "L'homme du 19e siècle dirait qu'il existe un désir naturel de procréer et d'avoir des enfants, et un désir naturel de ne pas travailler. "

"Oui, oui" dit Hammond'je connais ces vieilles platitudes - totalement fausses ; et qui n'ont en fait aucun sens pour nous. Fourier dont tout le monde se moquait, comprenait bien mieux la question. "

'Pourquoi cela n’ a-t-il aucun sens pour vous ?"demandais-je.

II répondit: 'parce que cela implique que tout travail est souffrance, et nous sommes si loin de le penser, comme tu l'as peut-être remarqué, que, comme nous ne sommes pas à court de richesses, il y a une sorte de peur qui se développe chez nous d'être un jour à court de travail. C'est un plaisir que nous avons peur de perdre, pas un fardeau. "

"Oui", dis-je, j'ai noté cela et je voulais te poser des questions là-dessus aussi. Mais auparavant, que veux-tu dire en positif quand tu affirmes la notion de plaisir dans le travail chez vous ?"

"Ceci que tout travail est maintenant un plaisir; soit à cause de l'espoir dans lequel il est accompli, de gagner en honneur et en richesses, ce qui provoque une excitation agréable même si le travail lui-même ne l'est pas ; soit parce qu'il est devenu une habitude plaisante comme c'est le cas avec ce que tu peux appeler le travail mécanique ; et finalement (et la plus grande partie de notre travail est dans ce cas) parce qu'il y a un plaisir sensuel conscient dans le travail lui-même ; c'est à dire qu'il est fait par des artistes. "

"Je vois", dis-je. 'Peux-tu maintenant nie dire comment vous êtes arrivés à cette condition heureuse ? Car, pour parler simplement, ce changement par rapport aux conditions du vieux monde me semble bien plus grand et bien plus important que tous les autres changements dont tu mas parlé concernant le crime, la politique, la propriété, le mariage. "

"Tu as raison" , me dit-il. "En fait on peut même dire que c'est ce changement qui a rendu possible tous les autres. Quel est l'objet de la révolution ? Certainement le bonheur des gens. La révolution ayant opéré son changement, comment peut-on empêcher la contre-révolution de s'établir sinon e» rendant les gens heureux ? Quoi ! Attendrons-nous la paix et la stabilité du malheur ?... Et le bonheur sans travail quotidien heureux est impossible. " u

C'est ainsi que William Morris, dans son roman visionnaire Nouvelles de nulle part ([1] [370]), cherche à décrire l'attitude qui pourrait exister envers le travail dans me société communiste développée. La forme poétique de sa description ne doit pas nous aveugler car il ne fait que défendre ici un postulat fondamental du marxisme. Comme on l'a montré dans de précédents articles de cette série ([2] [371]), le marxisme commence par la compréhension que le travail est » l'acte d'autogenèse de l’homme » comme l'écrit Marx dans les Manuscrits économiques et philosophiques où il porte cette découverte au crédit de Hegel, même si ce dernier l'a faite de façon formelle et abstraite. En 1876, Engels utilisait les découvertes les plus récentes en anthropologie et confirmait que « le travail a créé l’homme lui-même » ([3] [372]). La puissance du cerveau humain, la dextérité de la main humaine, le langage, et la conscience spécifiquement humaine de soi et du monde sont nés du processus de fabrication des outils et de transformation de l'environnement extérieur ; bref, du travail qui constitue l'acte d'un être social travaillant collectivement. Cette approche dialectique des origines humaines que seule une classe travailleuse peut défendre de façon cohérente, s'oppose à la fois à la vision idéaliste (l'humanité en tant que produit d'un être supranaturel extérieur, ou de ses propres pouvoirs intellectuels conçus séparément de sa pratique), et à la vision matérialiste vulgaire qui réduit l'intelligence humaine à des facteurs purement mécaniques (la taille du cerveau par exemple).

Mais Marx a aussi critiqué Hegel parce qu' « il ne voit que le côté positif du travail, non son côté négatif. Le travail est le devenir pour soi de l’homme à l'intérieur de l'aliénation, ou bien en tant qu'être aliéné » ([4] [373]). Dans des conditions de pénurie matérielle, et en particulier de domination de classe, le travail qui crée et reproduit l'homme, a aussi eu pour résultat que les pouvoirs propres de l'homme échappent à son contrôle et le dominent. Engels confirme encore ce point de vue dans « La part jouée par le travail », montrant que, malgré la capacité, unique, de l'homme à donner un but à son action et la planifier, les conditions matérielles dans lesquelles il a travaillé jusqu’ici, ont amené à des résultats très différents de ce qu'il prévoyait. Dans ce texte, Engels traite la dimension de l'aliénation quand il se réfère aux catastrophes écologiques des civilisations passées mais aussi à l'émergence de la religion, « ce reflet fantastique des choses humaines dans l'esprit humain ».

L'aliénation de l’homme envers lui-même se situe d'abord et avant tout dans la sphère où il se crée lui-même, la sphère du travail. Le dépassement de l'aliénation du travail constitue donc la clé du dépassement de toutes les aliénations qui tourmentent l'humanité, et il ne peut y avoir de transformation réelle des rapports sociaux - que ce soit la création de nouveaux rapports entre les sexes, ou une nouvelle dynamique entre 1’homme et la nature - sans transformation du travail aliéné en une activité créative agréable. Le vieil Hammond se situe donc aux côtés de Marx -qui lui aussi défendait Fourier sur cette question - quand il insiste sur le fait qu'il n'y a pas de bonheur possible sans travail quotidien heureux.

Le communisme n'est pas l’ « anti-travail »

Certaines sectes modernistes, comme le Groupe Communiste Internationaliste qui aime étaler sa connaissance de Marx, ont utilisé la critique du travail aliéné pour en déduire que le communisme signifie non seulement l'abolition du travail salarié - dernière forme du travail aliéné dans l'histoire - mais aussi celle du travail tout court. De telles attitudes envers le travail sont typiques de la petite-bourgeoise qui se désintègre et des éléments déclassés qui considèrent les ouvriers comme de simples esclaves et pensent que le « refus » individuel « du travail » constitue un acte révolutionnaire. De tels points de vue ont en fait toujours été utilisés pour discréditer le communisme. Bebel a répondu à cette accusation dans La femme et le socialisme quand il souligne que le véritable point de départ de la transformation socialiste n'est pas l'abolition immédiate du travail, mais l'obligation universelle de travailler :

« La société une fois en possession de tous les moyens de production, niais la satisfaction des besoins n'étant possible qu'avec l'apport d'un travail correspondant, et nul être valide et capable de travailler n'avant le droit de demander qu'un autre travaille pour lui, la première loi, la loi fondamentale de la société socialisée, est que l'égalité dans le travail doit s'imposer à tous, sans distinction de sexe. L'allégation de certains de nos adversaires malveillants qui prétendent que les socialistes ne veulent pas travailler et cherchent même autant que possible à supprimer le travail - ce qui est un non-sens -, se retourne contre eux-mêmes. Il ne peut y avoir de paresseux que là où d'autres travaillent pour eux. Ce bel état de choses existe à l’ heure actuelle, et même presque exclusivement, au profit des adversaires les plus acharnés des socialistes. Ces derniers posent en principe : "Qui ne travaille pas ne doit pas manger". Mais le travail ne doit pas être du travail seul, c'est-à­ dire de la simple dépense d'activité : il doit être aussi du travail utile et productif. La société nouvelle demande donc que chacun prenne une fonction donnée, industrielle, professionnelle ou agricole, qui lui permette d'aider à créer la quantité de produits nécessaires à la satisfaction des besoins courants. Pas de jouissance sans travail, pas de travail sans jouissance. » ([5] [374])

De ce que dit Bebel, il découle que, dans les premières étapes de la révolution, l'obligation universelle du travail contient un élément de contrainte. Le prolétariat au pouvoir comptera certainement d'abord et avant tout sur l'enthousiasme et la participation active de la masse de la classe ouvrière qui sera la première à voir qu'elle ne peut se débarrasser de l'esclavage salarié que si elle est prête à travailler en commun pour produire et distribuer les biens vitaux. Dans cette phase du processus révolutionnaire, le travail trouve déjà sa contrepartie en ce qu'il est immédiatement vu comme socialement utile - du travail pour un bienfait commun réel et observable et non pour les besoins inhumains du marché et du profit. Dans ces circonstances, même le travail le plus dur prend un caractère libérateur et humain puisque « dans l'utilisation et la jouissance que tu as de mon produit, j'aurais la satisfaction immédiate et la connaissance que par mon travail, j'ai gratifié un besoin humain... Dans 1’ expression individuelle de nia propre vie, j'aurais provoqué l'expression immédiate de ta vie, et ainsi, dans mon activité individuelle, j'aurais directement confirmé et réalisé ma nature authentique, ma nature humaine, communautaire. » ([6] [375])

Néanmoins, ce soulèvement politique et social gigantesque requerra inévitablement d'abord de très grands sacrifices, et les seuls sentiments ne suffiront pas à convaincre ceux qui sont habitués à l'oisiveté et à vivre du labeur des autres, de se soumettre volontairement à la rigueur et à la discipline du travail associé. L'utilisation de la contrainte économique - celui qui ne travaille pas, ne mange pas - constitue donc une arme nécessaire de la dictature du prolétariat. Ce n'est que dans une société socialiste plus développée qu'il deviendra clair et évident pour tout le monde que c'est dans l'intérêt de chaque individu de prendre pleinement sa pari à la production sociale.

En même temps, ce n'est pas du tout le but du mouvement communiste d'en rester à un stade où la seule contrepartie du travail est qu'il bénéficie à quelqu'un d'autre. S'il ne devient pas un plaisir en lui-même, la contre-révolution s'établira, et les sacrifices volontaires du prolétariat à la cause commune, deviendront des sacrifices pour une cause étrangère - comme en témoigne la tragédie de la défaite de la révolution russe. C'est pourquoi Bebel ajoute, immédiatement après le passage cité ci-dessus :

« Mais, dès lors que tous sont astreints au travail, toits ont aussi le même intérêt à réaliser dans celui-ci trois conditions : I ° qu'il soit modéré, ne surmène personne et ne s'étende pas trop en durée ; 2° qu'il soit aussi agréable et aussi varié que possible ; 3° qu'il soit rémunérateur autant qu'il se pourra, car de là dépend la mesure du bienêtre. » ([7] [376])

William Morris donne une définition à trois volets très similaire quand il fait la distinction entre le « travail utile « et le « labeur inutile »:

« Alors quelle est la différence entre eux ? Celle-ci : l’une contient l'espoir, l'autre non... Quelle est pour Pions la nature de l'espoir qui fait, lorsqu'il est présent dans le travail, que ce dernier en vaut la peine ?

Je pense qu'il contient trois aspects : l'espoir de repos, l'espoir du produit, l'espoir du plaisir dans le travail lui-même ; et aussi l'espoir de tout ça avec une certaine abondance et de bonne qualité ; assez de repos et un produit assez bon pour que ça vaille le coup de l'avoir; un produit qui vaut la peine pour quelqu'un qui n'est ni un fou, ni un ascète ; assez de plaisir pour que chacun le ressente en travaillant. » ([8] [377])

L'espoir de repos

Dans la définition par Morris du travail utile qu'on vient de citer et dans les trois conditions de Bebel pour que le travail soit agréable, l'élément de repos, de loisir et de détente, est élaboré très concrètement : ils insistent sur la possibilité de réduire la journée de travail à une fraction de ce qu'elle était alors (et est toujours). C'est parce que, face à une société capitaliste qui vole les meilleures heures, les meilleurs jours et les meilleures années de la vie de l'ouvrier, les révolutionnaires ont le devoir élémentaire de démontrer que le développement même de la machine capitaliste a rendu ce vol historiquement injustifiable. C'est aussi le thème de la brochure sardonique de Paul Lafargue Le droit à la paresse, publiée en 1883. A l'époque, il était déjà plus qu'évident qu'une des contradictions les plus frappantes dans le développement de la technologie du capitalisme, c'était que tout en créant la possibilité de libérer l'ouvrier des pénibles labeurs, il ne semblait être utilisé que pour l'exploiter plus intensivement que jamais. La raison en était simple : sous le capitalisme, la technologie n'est pas développée au bénéfice de l’humanité, mais pour les besoins du capital :

«Notre époque a inventé des machines qui seraient apparues comme des rêves fous aux hommes des temps passés, et de ces machines, nous n’avons pas encore fait usage.

Elles s’appellent des machines qui "économisent du travail" - une formule communément utilisée et qui indique ce qu'on attend d'elles ; mais nous n'obtenons pas ce que trous attendons. Ce qu'elles font véritablement, c'est de ramener le travailleur qualifié au rang d'ouvrier non qualifié, d'accroître la masse de "l'armée de réserve du travail" - c'est-à-dire d'accroître la précarité de la vie des ouvriers et d'intensifier le travail de ceux qui servent les machines (comme les esclaves servent leurs maîtres). C'est ça qu'elles font en fait, tout en accumulant les profits des employeurs du travail, ou en forçant ceux-ci à dépenser ces profits dans une guerre commerciale féroce entre eux. Dans une vraie société, ces miracles d'ingéniosité seraient utilisés pour la première fois pour diminuer le temps passé dans un travail déplaisant qui pourrait, grâce à eux, être si réduit qu'il pèse à peine sur chaque individu. De plus, toutes ces machines seraient certainement très améliorées une fois que la question ne serait plus que les améliorations 'paient" l'individu, mais bénéficient à la communauté. » ([9] [378])

Dans le même ordre d'idées, Bebel cite les calculs des scientifiques bourgeois contemporains qui montrent qu'avec la technologie existant déjà à son époque, la journée de travail pouvait être réduite à une heure et demie par jour! Bebel était particulièrement optimiste sur les possibilités qu'ouvrait le développement de la technologie dans cette période d’expansion capitaliste sensationnelle. Mais cet optimisme n'était pas une apologie en blanc du progrès capitaliste. Ecrivant sur l'énorme potentiel contenu dans l'application de l'électricité, il défendait aussi que « cette force naturelle n'atteindra son maximum d'utilisation et d'application que dans la société socialisée » ([10] [379]). Même si aujourd'hui le capitalisme a « électrifié » la plus grande part (bien que pas la totalité) de la planète, on saisit la pleine signification de l'application de Bebel quand un peu plus loin, il remarque que « tous nos cours d'eau, le flux et le reflux de la mer, le vent, la lumière du soleil, convenablement utilisés fournissent d'innombrables chevaux-vapeurs» ([11] [380]). Les méthodes que le capitalisme a adoptées pour fournir l'électricité -brûler du pétrole et l'énergie nucléaire ­ont amené de nombreux effets secondaires nuisibles, notamment sous forme de pollution, tandis que les besoins du profit ont amené à négliger le « nettoyage » ainsi que des sources plus abondantes telles que le vent, les marées et le soleil.

Mais pour ces socialistes, la réduction du temps de travail n'était pas seulement le résultat de l'utilisation rationnelle des machines. Elle était également rendue possible par l'élimination du gigantesque gaspillage de force de travail, inhérent au mode de production capitaliste. Dès 1845, Engels dans l'un des ses « Discours d'Eberfeld » a attiré l'attention là-dessus, montrant la façon dont le capitalisme ne pouvait éviter de gaspiller les ressources humaines puisqu'il emploie des hommes d'affaires et des intermédiaires financiers, des policiers, des gardiens de prison pour s'occuper des crimes qu'il engendre inévitablement chez les pauvres, des soldats et des marins pour mener ses guerres, et par dessus tout par le chômage forcé de millions de travailleurs à qui l'accès à tout travail productif est fermé à cause des mécanismes de la crise économique. Les socialistes de la fin du 19e siècle n'étaient pas moins frappés par ce gaspillage et montraient le lien entre le dépassement de celui-ci et la fin de l'exploitation du prolétariat:

« Telles que sont les choses aujourd'hui, entre le gaspillage de force de travail dans la simple oisiveté, et son gaspillage dans le travail improductif, il est clair que le monde civilisé n'est pris en charge que par une petite partie de sa population ; si tout le monde travaillait pour lui, la part de travail que chacun devrait accomplir, serait bien plus petite avec un niveau de vie sur le pied de ce que les gens bien et raffinés pensent aujourd'hui désirable. » ([12] [381])

De tels sentiments sont plus vrais que jamais aujourd'hui, dans un capitalisme décadent où la production improductive (armement, bureaucratie, publicité, spéculation, drogue, etc.) a atteint des proportions sans précédent et où le chômage massif est devenu un fait permanent de la vie, tandis que la journée de travail est, pour la majorité des ouvriers actifs, plus longue qu'elle ne l'était pour leurs ancêtres victoriens. De telles contradictions offrent la preuve la plus frappante de l'absurdité qu'est devenu le capitalisme et donc de la nécessité de la révolution communiste.

L'espoir de plaisir dans le travail lui-même

Décrivant les plaisirs du travail à son visiteur du 19e siècle, le vieil Hammond n'a pas beaucoup insisté sur le besoin de repos et de loisir, et pourtant le sous-titre du roman est « Une époque de repos ». Evidemment, après plusieurs générations, la séparation rigide entre « le temps libre » et « le temps de travail » a été dépassée comme Marx l'a prévu. Car le but de la révolution n'est pas seulement de libérer les êtres humains du travail désagréable: « le travail doit aussi être rendu agréable » comme le dit Bebel. Il élabore alors certaines conditions pour que ce soit le cas, et sur chaque point Morris s'en fait l'écho.

La première condition est que le travail se déroule dans un environnement agréable:

« Pour cela, il faut construire de beaux ateliers, installés d'une façon pratique, mettre le plus possible d’ ouvrier à l’abri de tout danger, supprimer les odeurs désagréables, les vapeurs, la fumée, en un mot tout ce qui peut causer du malaise ou de la fatigue.

Au début, la société nouvelle produira avec ses anciennes ressources et le vieil outillage dont elle aura pris possession. Mais, si perfectionnés qu'ils paraissent , ceux-ci seront insuffisants pour le nouvel ordre de choses. Un grand nombre d'ateliers, de machines, d'outils disséminés et à tous égards insuffisants, depuis les plus primitifs jusqu'aux plus perfectionnés, ne seront plus en rapport ni avec le nombre des individus qui demanderont du travail, ni avec ce qu'ils exigeront d'agrément et de commodité.

Ce qui s'impose donc de la manière la plus urgente, c'est la création d'un grand nombre d'ateliers vastes, bien éclairés, bien aérés, installés de la façon la plus parfaite, et bien décorés. L'art, la science, l'imagination, l'habileté manuelle trouveront ainsi un vaste champ ouvert à leur activité. Tous les métiers qui ont trait à la construction des machines, à la fabrication des outils, à l'architecture, tous ceux qui touchent à l'aménagement intérieur pourront se donner largement carrière. » ([13] [382])

Pour Morris, l'activité productive pourrait avoir lieu dans toutes sortes d'environnement, mais il défend qu'une certaine sorte de système d'usine « offrirait des occasions à une vie sociale pleine et ardente entourée de beaucoup de plaisirs. Les usines pourraient aussi être (les centres d'activité intellectuelle » où « le travail pourrait varier de la culture de lu campagne environnante pour la nourriture jusqu'à l'étude et à la pratique de l art et de la science ». Naturellement, Morris se préoccupe aussi du fait que ces usines du futur ne soient pas seulement propres et non polluées, mais également des constructions esthétiques en elles-mêmes : « en commençant parfaire de leurs usines des constructions et des ateliers décents et convenables comme leurs maisons, ils arriveront infailliblement à en faire non pas quelque chose de négativement bien, de simplement inoffensif mais quelque chose de beau, de sorte que le glorieux art de l'architecture, aujourd'hui anéanti par l'avidité commerciale, renaîtra et fleurira. » ([14] [383])

L'usine est souvent décrite dans la tradition marxiste connue un véritable enfer sur terre. Et ceci n'est pas seulement vrai de celles qu'il est respectable d'abhorrer - celles des jours sombres et lointains de la « révolution industrielle » dont les excès sont admis - mais également de l'usine moderne à l'époque de la démocratie et de l’Etat-providence. Mais pour le marxisme, l'usine est plus que cela : c'est le lieu où les travailleurs associés se retrouvent, travaillent ensemble, luttent ensemble, et elle constitue donc une indication sur les possibilités de l'association communiste du futur. En conséquence, à l'encontre du préjugé anarchiste contre l'usine en tant que telle, les marxistes de la fin du 19e siècle avaient tout-à-fait raison d'envisager une usine du futur, transformée en centre l’apprentissage, d'expérimentation et de création.

Pour que ce soit possible, il est évident que l’ancienne division capitaliste du travail, sa manière de réduire quasiment tous les travaux à une routine répétitive qui engourdit l'esprit, doivent être supprimées aussi vite que possible. « Contraindre un homme à accomplir, jour après jour, la même tâche, sans aucun espoir d y échapper ou de changer, ne signifie rien d'autre que de faire de sa vie une prison de tourment. » ([15] [384]) Aussi nos écrivains socialistes, suivant une fois encore Marx, insistent sur le fait que le travail soit varié, qu'il change et ne soit plus paralysé par la séparation rigide entre l'activité mentale et l'activité physique. Mais la variété qu'ils proposaient - basée sur l'acquisition de différentes qualifications, sur un équilibre approprié entre l'activité intellectuelle et l'exercice physique - constituait bien plus qu'une simple négation de la sur spécialisation capitaliste, plus qu'une simple distraction vis-à-vis de l'ennui de cette dernière. Elle voulait dire le développement d'une nouvelle sorte d'activité humaine dans le sens plein, qui soit en fin de compte conforme aux besoins les plus profonds du genre humain:

« Le besoin de liberté dans le choix et le changement d'occupation est profondément enraciné dans la nature humaine. Il en est d'un travail donné, tournant chaque jour dans le même cercle, comme d'un mets dont le retour constant, régulier, sans changement, finit par le faire paraître répugnant ; l'activité s'émousse et s'endort. L'homme accomplit machinalement sa tâche, sans entrain et sans goût. Et pourtant il existe chez tout homme une foule d'aptitudes et d'instincts qu'il suffit d'éveiller et de développer pour produire les plus beaux résultats et pour faire de lui un homme vraiment complet. La socialisation de la société fournit largement l'occasion de satisfaire ce besoin de variété dans le travail. » ([16] [385])

Cette variété n'a rien de commun avec la recherche frénétique de l'innovation pour elle-même qui est de plus en plus devenue le sceau de la culture capitaliste décadente. Elle est fondée sur le rythme humain de la vie où le temps disponible est devenu la mesure de la richesse: « nous avons maintenant trouvé ce que nous voulons, de sorte que nous ne faisons pas plus que ce que nous voulons ; et comme nous n avons plus un tas de choses inutiles à faire, nous avons le temps et les moyens de prendre plaisir en les faisant. »([17] [386])

Travailler avec entrain et dans la joie ; le réveil des aptitudes et des désirs réprimés. Bref, comme le dit Morris, le travail connue activité consciemment sensuelle.

Morris n'avait pas lu les Manuscrits économiques et philosophiques de Marx, mais la façon dont il utilise cette formule montre que le mouvement révolutionnaire de la fin du 19e siècle était familier de la conception de l'activité humaine libre que Marx avait développée dans ses premiers écrits. Il connaissait par exemple le fait que Marx avait soutenu l'insistance de Fourier selon laquelle le travail, pour être digne des êtres humains, devait se baser sur une « attirance passionnelle », ce qui est certainement une autre façon de parler de l' « Eros » que Freud a ultérieurement approfondi.

Freud a une fois remarqué que l'homme primitif « rendait son travail agréable en le traitant, pour ainsi dire, comme un équivalent et un substitut des activités sexuelles. » ([18] [387]) En d'autres termes, dans les premières formes de communisme primitif, le travail n'était pas encore devenu ce qu’Hegel a défini dans La phénoménologie de l'esprit comme « le désir réprimé et contenu ». En termes marxistes, l'aliénation du travail ne commence pas vraiment avant l'avènement de la société de classe. Le communisme du futur réalise donc un retour généralisé à des tonnes érotiques, sensuelles du travail qui, dans les sociétés de classe, ont généralement constitué le privilège de l'élite artistique.

En même temps, dans les Grundrisse, Marx critique l'idée de Fourier selon laquelle le travail puisse devenir un jeu, dans le sens d'un « simple plaisir et d'un simple amusement » . C'est parce que le communisme scientifique a compris que l’utopisme est toujours dominé par une fixation sur le passé. Un homme ne peut pas redevenir un enfant comme le note Marx dans le même écrit. Mais il poursuit en soulignant que l’homme peut et doit retrouver la spontanéité de l'enfance ; l'adulte qui travaille et prévoit le futur, doit apprendre à réintégrer le lien érotique de l'enfant au monde. L'éveil des sens, décrit dans les Manuscrits économiques et politiques, nécessite un retour au royaume perdu du jeu, mais celui qui y retourne ne s'y perd plus connue le font les enfants, car il a maintenant acquis la maîtrise consciente de l'être humain social pleinement développé.

Un point de vue utopique ?

On ne peut aller plus loin dans l'examen de la vision du socialisme élaborée à la fin du 19e siècle par les révolutionnaires sans poser la question : leur travail acharné pour décrire la société du futur n'était-elle pas simplement une nouvelle variété d'utopisme, une sorte de réalisation de désirs sans lien avec le mouvement réel de l'histoire ?

Dans le précédent article de cette série, nous avons examiné l'accusation portée contre Bebel par les féministes - selon laquelle sa démarche était vraiment utopique car elle ne réussissait pas à faire le lien entre le futur socialiste où l'oppression des femmes a disparu ainsi que toutes les autres formes d'oppression et d'exploitation, avec la lutte contre cette oppression dans la société actuelle. Nous ne pouvons pas non plus ignorer que le sous-titre des Nouvelles de nulle part de Morris est « une romance utopique ». Néanmoins, nous avons rejeté cette accusation, au moins sous la forme où les féministes la formulent. La plupart des formes de gauchisme qui sont toujours occupées à dissimuler le fait que leur vision du socialisme n'est pas autre chose qu'une resucée de l'exploitation d'aujourd'hui, partagent l'idée que toute tentative de décrire autrement le communisme qu'en ternies négatifs relève de l’utopisme. Evidemment, il est vrai que les communistes ne doivent pas répéter l'erreur de Fourier qui établissait pour chaque jour et même heure après heure des prescriptions sur ce que serait la société du futur et la vie future. Mais, comme Bordiga l’a fait remarquer, la véritable différence entre le socialisme utopique et le socialisme scientifique ne réside pas tant dans le refus de ce dernier de décrire et de définir le communisme, mais dans sa reconnaissance que la nouvelle société ne peut venir que du développement d'un mouvement réel, d'une lutte sociale réelle qui a déjà lieu au cœur de la société bourgeoise. Alors que les utopistes rêvaient à « des recettes pour les marmites de l'avenir » et faisaient appel à des philanthropes bénévoles pour qu'ils fournissent la cuisine et les cuisiniers, les communistes révolutionnaires avaient identifié dans le prolétariat la seule force capable de faire éclore la nouvelle société en menant sa lutte inévitable contre l'exploitation capitaliste à ses conclusions logiques.

De toutes façons, les féministes n'ont pas le droit de juger les socialistes du 19e siècle car pour elles, « le mouvement réel » qui conduit à la transformation révolutionnaire n'est pas du tout un mouvement de classe, mais une alliance amorphe et interclassiste qui ne peut que servir à éloigner le prolétariat de son propre terrain de lutte. En ce sens, il n'y a pas du tout d'utopisme chez Morris ou chez Bebel, ni dans les partis social-démocrates en général, parce qu'ils basaient tout leur travail sur la claire reconnaissance que ce serait la classe ouvrière et aucune autre force sociale qui serait contrainte, par sa propre nature historique, à renverser les rapports capitalistes de production.

Et pourtant le problème subsiste car, dans cette période d'apogée du développement capitaliste, de sonnet qui précédait la descente, les contours de ce renversement révolutionnaire commençaient à s'estomper. Les socialistes de la fin du 19e siècle étaient certainement capables de voir les potentialités communistes que révélait la gigantesque croissance du capitalisme, mais comme cette croissance repoussait de l'horizon visible l'action révolutionnaire de la classe, il devenait de plus en plus difficile de voir continent les luttes défensives existantes de la classe pourraient mûrir en un assaut à vaste échelle contre le capital.

Il est vrai que la Commune de Paris n'était pas très loin derrière et les partis socialistes continuaient à la commémorer chaque année. Les formes organisationnelles que Bebel envisageait pour la société nouvelle étaient certainement influencées par l'expérience de la Commune et quand Morris, dans Nouvelles de nulle part, décrit la transition de la vieille société à la nouvelle, il n’hésite pas à la dépeindre comme le résultat d'une guerre civile, violente. Le fait reste cependant que les leçons de la Commune s'estompèrent vite, et que tout en contenant beaucoup d'élaborations sur le futur socialiste, le grand livre de Bebel apporte peu de clarifications sur la façon dont la classe ouvrière prendrait le pouvoir, ni sur les phases initiales de la confrontation révolutionnaire avec le capital. Comme l'a noté Victor Serge, durant cette période, une vision « idyllique » de la révolution socialiste a commencé à avoir prise sur le mouvement ouvrier:

« On pouvait, à la fin du siècle dernier, cultiver le grand rêve d'une transformation sociale idyllique. De généreux esprits s'y adonnèrent, dédaignant ou déformant la science de Marx. La révolution sociale, ils la rêvèrent comme l'expropriation à peu près indolore d'une infime minorité de ploutocrates. Et pourquoi le prolétariat magnanime, brisant les vieux glaives et les fusils modernes, n'accorderait-il pas une indemnité à ses exploiteurs de la veille dépossédés ? Les derniers riches s'éteindraient paisiblement, oisifs, entourés d'un mépris railleur. L'expropriation des trésors accumulés par le capitalisme, jointe à la réorganisation rationnelle de la production, procurerait sur l'heure à la société entière l'aisance et la sécurité. Toutes les idéologies ouvrières d'avant-guerre sont plus ou moins pénétrées de ces idées fausses. Le mythe radical du progrès les domine. Les impérialismes cependant mettaient au point leurs artilleries. Dans la 2e Internationale, une poignée de marxistes révolutionnaires discernaient seuls les grandes lignes du développement historique... »([19] [388])

Cette vision trop optimiste a pris différentes tonnes. En Allemagne où le parti social-dé­mocrate est devenu un parti de masse avec une présence aux commandes non seulement des syndicats, mais aussi du parlement et des conseils locaux, cette notion du pouvoir tombant tel un fruit mûr dans les mains d'un mouvement qui avait déjà établi ses bases organisationnelles au sein de l'ancien système, a de plus en plus prévalu. On voyait de moins en moins la révolution comme la vieille taupe qui surgit à la surface, l'acte d'une classe hors-la-loi qui doit abattre toutes les institutions existantes et créer une nouvelle forme de pouvoir, et on la concevait de plus en plus contrite la culmination d'un patient travail de construction, de consolidation et de démarchage électoral au sein des institutions politiques et sociales existantes. Et comme nous le verrous quand nous examinerons l'évolution de cette conception dans les travaux de Karl Kautsky, il n'y avait pas un mur de Chine s'élevant entre cette vision « orthodoxe » et la vision ouvertement révisionniste de Bernstein et de ses adeptes, puisque, si le communisme pouvait advenir à travers l'accumulation graduelle de forces dans le cadre du capitalisme, il pouvait ne pas y avoir besoin de renversement révolutionnaire final.

En Grande-Bretagne, où le réformisme à tout crin, « rien que » du syndicalisme et du crétinisme parlementaire, avait, de toutes façons, été plus endémique dans le mouvement ouvrier, la réaction de révolutionnaires tels que Morris était plutôt de se retirer dans un sectarisme puriste considérant avec dédain la lutte pour les « palliatifs » et insistant à tout moment sur le fait que le socialisme constituait la seule réponse aux problèmes du prolétariat. Mais puisqu'ils rejetaient la lutte défensive, tout ce qui restait à faire, c'était de prêcher le socialisme : « Je dis que pour nous, faire des socialistes constitue la tâche du jour, et aujourd7tui, je ne pense pas que noms puissions faire quoi que ce soit d'autre qui soit utile » ([20] [389]) comme si la conscience révolutionnaire allait se développer dans la société simplement par le fait que la logique des arguments socialistes gagnerait de plus en plus d'individus. En fait, vers la fin de sa vie, Morris commença à repenser ses réserves concernant la lutte pour des réformes, car l'incapacité de sa Ligue socialiste à traiter de cette question avait joué un rôle dans sa disparition, mais la vision sectaire continua de peser lourdement sur le mouvement révolutionnaire en Grande Bretagne. Le parti socialiste de Grande Bretagne, stérile depuis sa naissance même, en 1903, est une incarnation classique de cette tendance.

L'utopisme surgit dans le mouvement ouvrier quand le lien entre les luttes quotidiennes de la classe et la société communiste future disparaît de la vue. Mais nous ne pouvons pas le reprocher trop durement aux révolutionnaires de cette époque. C'étaient avant tout les conditions objectives de la fin du 19e siècle qui interféraient dans leur vision. Dans la période qui a suivi, période où le capitalisme a commencé sa descente, les changements de ces conditions objectives et, surtout, des méthodes et des formes de la lutte de classe, ont permis aux meilleurs éléments du mouvement social-démocrate de voir plus clairement la perspective. Dans les prochains articles de cette série, nous examinerons donc les débats qui ont animé les partis social-démocrates dans les années 1900, et en particulier après la révolution russe de 1905 - débats qui ne devaient pas tant se centrer sur le but ultime à obtenir, que sur les moyens d'y parvenir.

CDW.

WILLIAM MORRIS MILITANT REVOLUTIONNAIRE

William Morris avait beaucoup de faiblesses politiques. Son rejet du Parlement contrite moyen de la révolution socialiste était aussi accompagné d'un refus d'appliquer une quelconque tactique d'intervention dans l'arène parlementaire, ce qui était encore à l'ordre du jour à l'époque pour les partis ouvriers. En effet, le manque de clarté de la Ligue socialiste sur le problème des luttes immédiates de la classe ouvrière amena celle-ci dans une impasse sectaire, qui la rendit complètement vulnérable aux intrigues destructrices des anarchistes qui y entrèrent et bientôt l'enterrèrent, plus qu'aidés en cela par l'Etat bourgeois.

Néanmoins, quand la Ligue s'était constituée, résultat d'une scission avec la Fédération social-démocrate menée par le pseudo-socialiste Hyndmann, elle avait été soutenue par Engels comme un pas en avant dans le développement d'un courant marxiste sérieux en Grande-Bretagne, et aussi comme un moment dans la formation d'un parti de classe. Et c'est cet aspect du socialisme de Morris que la bourgeoisie s'efforce le plus de cacher. Là il est évident que la tentative de réduire Morris à un « artiste socialiste », un promoteur inoffensif de fart dans les masses, est elle-même loin d'être inoffensive. Car Morris le socialiste n'était pas un rêveur isolé, mais un militant qui rompit courageusement avec ses origines de classe et donna volontairement les dix dernières armées de sa vie au travail difficile de construire une organisation révolutionnaire dans le prolétariat britannique. Et pas seulement en Grande-Bretagne, la Ligue socialiste se considérait elle-même comme une partie d'un mouvement prolétarien international qui donna naissance à la 2e Internationale en 1889.

En son temps, le dévouement de Morris à la cause du socialisme a été ridiculisé par la bourgeoisie qui le traitait d’hypocrite, d'idiot et de traître. Aujourd'hui la classe dominante est encore plus déterminée à prouver que l'engagement de sa vie pour la révolution communiste est pure folie. Mais les révolutionnaires « idiots », les organisations communistes «folles », sont les seuls qui peuvent défendre, et ont le droit de critiquer l'héritage politique de William Morris.

Amos,.

Extrait de World Révolution n°195.



[1] [390] Citations traduites de l'anglais par nous. A propos de William Morris, voir l'encart à la fin de cet article.

[2] [391] Voir Revue Internationale n° 70 et 75

[3] [392] « La part jouée par le travail dans la transition du singe à l'homme ».

[4] [393] Manuscrits économiques et philosophiques, Ed. La Pléiade, Tome II, page 126.

[5] [394] La femme dans le passé, le présent et l'avenir, Collection Ressources, page 254.

[6] [395] Extraits de Elements of political economy de James Mill, par Marx. Traduit de l'anglais par nous

[7] [396] Ibid. note 5.

[8] [397] Ibid. note 1

[9] [398] Nous citons ce passage en partie pour réfuter l'accusation souvent reprise selon laquelleMorris était « contre la technologie »,ce qui fut soulevé dès 1902 par Kautsky dans son livre La révolution sociale. Morris pensait certainement que la société socialiste verrait un retour à beaucoup de caractéristiques et de plaisirs de la production artisanale, mais c'était pour lui un choix rendu possible du fait que les machines avancées libéreraient substantiellement les producteurs des formes répétitives et inattractives du travail.

[10] [399] Ibid note 5, page 267.

[11] [400] Ibid.

[12] [401] Ibid note 9.

[13] [402] Ibid note 5, page 262.

[14] [403] Ibid note 9.

[15] [404] Ibid.

[16] [405] Ibid note 5, page 268.

[17] [406] Ibid note 1

[18] [407] Introduction à la psychanalyse

[19] [408] Ce que tout révolutionnaire doit savoir de /arépression, Petite collection Maspéro, page 96

[20] [409] Where as we now »Commonweal, 15 novembre 1890. traduit de l'anglais par nous.

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [66]

Questions théoriques: 

  • Communisme [67]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [55]

Revue Internationale no 87 - 4e trimestre 1996

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Conflits imperialistes : triomphe " du chacun pour soi " et crise du leadership americain

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Depuis les événements du Sud Liban du printemps dernier, les tensions inter-im­périalistes n'ont cessé de s'accumuler au Moyen‑Orient. Ainsi, une nouvelle fois, tous les discours des « batteurs d'es­trade » de la bourgeoisie quant au pré­tendu avènement d'une « ère de paix » dans cette région qui est l'une des prin­cipales poudrières impérialistes de la planète sont démentis. Cette zone, qui fut un enjeu majeur des affrontements entre les deux blocs pendant 40 ans, est au centre de la lutte acharnée que se li­vrent aujourd'hui les grandes puissances impérialistes qui composaient l'ex-bloc de l'Ouest. Derrière cet actuel regain de tensions impérialistes, il y a fondamenta­lement la contestation grandissante en­vers la première puissance mondiale dans l'une de ses principales chasses gardées, contestation gagnant même ses alliés et lieutenants les plus proches.

La première puissance mondiale contestée dans son fief

La politique musclée mise en place par les Etats-Unis, depuis plusieurs années, pour renforcer leur domination sur tout le Moyen-Orient et en tenir à l'écart tous leurs rivaux, a connu un sérieux dérapage avec l'arrivée au pouvoir de Néthanyaou en Israël ; et cela alors que Washington n'avait cessé d'affir­mer un soutien très appuyé au candidat tra­vailliste, Shimon Peres (Clinton s'était enga­gé personnellement dans ces élections comme jamais aucun président américain ne l'avait fait avant lui). Les conséquences de ce couac électoral n'ont pas tardé à se faire sentir. Contrairement à Peres qui tenait en mains solidement le parti travailliste, Néthanyaou ne parvient manifestement pas à contrôler son propre parti, le Likoud. Cela s'est illustré à travers la pagaille qui a pré­sidé à la formation de son gouvernement mais aussi à travers la mise en quarantaine à laquelle a été soumis D. Lévy, responsable des affaires étrangères. En fait Néthanyaou est soumis à la pression des fractions les plus dures et archaïques du Likoud dont le chef de file est A. Sharon. C'est celui-là même qui avait violemment dénoncé les in­gérences américaines dans les élections is­raéliennes, ingérences qui, selon lui, rédui­sent « Israël au rang de simple république bananière ». Il affirmait ainsi ouvertement la volonté de certains secteurs de la bour­geoisie israélienne à une plus grande auto­nomie vis à vis du pesant tuteur américain. Or, ces fractions, aujourd'hui, poussent à la « politique du pire » en remettant en cause l'ensemble du « processus de paix » imposé par le grand parrain américain avec l'accord du tandem Rabin/Peres, que ce soit envers les palestiniens (de nouvelles colonies de peuplement qui avaient été gelées par le gouvernement travailliste se mettent en place actuellement) ou vis à vis de la Syrie à travers la question du Golan. Et ce sont ces fractions qui ont tout fait pour retarder la rencontre, pourtant prévue de longue date, entre Arafat et Néthanyaou et qui, lorsque cette dernière a finalement lieu, s'activent pour la vider de tout contenu. Cette politi­que ne peut que mettre rapidement en porte-à-faux l'homme-lige des Etats-Unis qu'est Arafat, au point que ce dernier ne pourra pas longtemps conserver le contrôle de ses trou­pes sauf à hausser nettement le ton (ce qu'il a déjà commencé à faire) et ainsi s'achemi­ner vers un nouvel état de belligérance avec Israël. De même, tous les efforts déployés par les Etats-Unis, alternant la carotte et le bâton pour que la Syrie s'inscrive clairement dans son « processus de paix », efforts qui commençaient à porter leurs fruits, se trou­vent aujourd'hui remis en cause par la nou­velle intransigeance israélienne.

Cette arrivée au pouvoir du Likoud a aussi des conséquences sur l'autre grand allié des Etats-Unis dans la région, sur le pays qui, après Israël, est le principal bénéficiaire de l'aide américaine au Moyen Orient, à savoir l'Egypte ; et cela, alors même que cet état clef « du monde arabe » est, depuis un cer­tain temps déjà, l'objet de tentatives de dé­bauchage de la part des rivaux européens de la première puissance mondiale. ([1] [410]) Depuis l'invasion israélienne du Sud Liban, l'Egypte tend à se démarquer de plus en plus de la politique américaine en renforçant ses liens avec la France et l'Allemagne et en dénon­çant de plus en plus violemment la nouvelle politique d'Israël auquel elle est pourtant liée par un accord de paix.

Mais ce qui est sans doute l'un des symptô­mes les plus spectaculaires de la nouvelle donne impérialiste qui est en train de se créer dans la région, c'est l'évolution de la politique de l'Etat saoudien (qui a servi de Q.G. à l'armée américaine pendant la guerre du Golfe) à l'égard de son tuteur américain. Quels que soient les véritables commandi­taires, l'attentat perpétré à Dahran contre les troupes US visait directement la présence militaire américaine et exprimait déjà un net affaiblissement de l'emprise de la première puissance mondiale dans l'une de ses princi­pales places fortes au Moyen-Orient. Mais si l'on ajoute à cela l'accueil particulièrement chaleureux réservé à la visite de Chirac, chef d'un état qui est à la pointe de la contes­tation envers le leadership américain, on mesure l'importance de la dégradation des positions américaines dans ce qui était encore, il y a peu, un Etat soumis pieds et poings liés aux diktats de Washington. Manifestement la pesante domination de « l'Oncle Sam » est de plus en plus mal sup­portée par certaines fractions de la classe dominante saoudienne lesquelles cherchent, en se rapprochant de certains pays euro­péens, à s'en délester quelque peu. Que le prince Abdallah, successeur désigné au trône, soit à la tête de ses fractions montre la force de la tendance anti-américaine qui est en train de se développer.

Que des alliés aussi soumis et dépendants des Etats-Unis, tels Israël et l'Arabie Saoudite, puissent manifester des réticences à suivre en tous points les diktats de « l'Oncle Sam », qu'ils n'hésitent pas à nouer des relations plus étroites avec les princi­paux contestataires de « l'ordre américain » que sont la France, la Grande‑Bretagne et l'Allemagne ([2] [411]), cela signifie clairement que les rapports de force inter impérialistes dans ce qui était encore, il y a peu, une chasse gardée exclusive de la première puissance mondiale connaissent une modification im­portante. En 1995, si les Etats-Unis étaient confrontés à une situation difficile dans ex-Yougoslavie, en revanche ils régnaient en maîtres absolus sur le Moyen‑Orient. Ils avaient alors, en effet, suite à la guerre du Golfe, réussi à évincer totalement de la ré­gion les puissances européennes. La France voyait sa présence au Liban réduite à néant et perdait en même temps son influence en Irak. La Grande-Bretagne, quant à elle, n'était nullement récompensée de sa fidélité et de sa participation très active durant la guerre du Golfe, Washington ne lui ayant oc­troyé que quelques miettes dérisoires lors de la reconstruction du Koweït. L'Europe, lors des négociations israélo-palestiniennes, s'étaient vus offrir un misérable strapontin tandis que les Etats-Unis jouaient le rôle du chef d'orchestre disposant de toutes les car­tes dans leur jeu. Cette situation a globale­ment perduré jusqu'au show de Clinton lors du sommet de Charm El Cheikh. Mais, de­puis lors, l'Europe est parvenue à faire une nouvelle percée dans la région, d'abord dis­crètement puis plus franchement et forte­ment profitant du fiasco qu'a été l'opération israélienne au Sud‑Liban et exploitant habi­lement les difficultés de la première puis­sance mondiale. Celle-ci, en effet, avait de plus en plus de mal à faire pression non seulement sur les classiques récalcitrants de « l'ordre américain » comme la Syrie mais aussi sur certains de ses alliés les plus soli­des comme par exemple l'Arabie Saoudite. Le fait que cela se produise dans une chasse gardée aussi essentielle que le Moyen‑Orient pour le maintien du leader­ship de la superpuissance américaine est à lui seul un symptôme clair des sérieuses difficultés éprouvées par cette dernière pour préserver son statut sur l'arène impérialiste mondiale. Que l'Europe parvienne à se réin­troduire dans le jeu moyen-oriental, à défier ainsi les Etats-Unis dans une des zones du monde qu'ils contrôlent le plus fortement, exprime un affaiblissement incontestable de la première puissance mondiale.

Le leadership des Etats-Unis malmené sur la scène mondiale

Le revers subi au Moyen‑Orient par le gen­darme américain doit d'autant plus être sou­ligné qu'il intervient seulement quelques mois après la victorieuse contre‑offensive qu'il avaient réussi à mener dans l'ex‑Yougoslavie. Offensive qui était desti­née avant tout à remettre sérieusement au pas ses ex‑alliés européens qui étaient pas­sés à la rébellion ouverte. Le N° 85 de la présente revue, tout en soulignant, le recul subi en particulier à cette occasion par le tandem franco-britannique, notait en même temps les limites de ce succès américain en mettant en avant que les bourgeoisies euro­péennes, contraintes de reculer dans l'ex‑Yougoslavie, chercheraient un autre ter­rain pour riposter à l'impérialisme améri­cain. Ce pronostic s'est clairement vérifié avec les événements de ces derniers mois au Moyen‑Orient. Si les Etats-Unis conservent globalement le contrôle de la situation dans l'ex‑Yougoslavie -cela n'empêche que, là aussi, ils doivent toujours se confronter aux manoeuvres en sous-main des européens- on voit actuellement au Moyen-Orient que la domination qu'ils y exerçaient, jusque là sans partage, est de plus en plus remise en cause.

Mais la première puissance mondiale n'est pas seulement confrontée à la contestation de son leadership au Moyen‑Orient et ses difficultés ne se résument pas à cette seule partie du monde. On peut dire que dans la terrible foire d'empoigne que se livrent no­tamment les grandes puissances impérialis­tes, foire d'empoigne qui est la principale manifestation d'un système moribond, c'est pratiquement sur l'ensemble de la planète que les Etats-Unis sont confrontés à des ten­tatives plus ou moins ouvertes de remise en cause de leur leadership

Au Maghreb, leurs tentatives pour évincer ou, du moins, pour fortement amoindrir l'in­fluence de l'impérialisme français se heur­tent à de très sérieuses difficultés et tournent pour le moment plutôt à l'échec. En Algérie, la mouvance islamiste, largement utilisée par les Etats-Unis pour déstabiliser et porter de rudes coups au pouvoir en place et à l'im­périalisme français, est en crise ouverte. Les récents attentats du GIA sont à considérer plus comme des actes de désespoir d'un mouvement en train d'éclater que la manifes­tation d'une force réelle. Le fait que le prin­cipal bailleur de fonds des fractions islamis­tes, l'Arabie saoudite, soit de plus en plus réticent à continuer à les financer, affaiblit d'autant les moyens de pression américains. Si la situation est loin d'être stabilisée en Algérie, la fraction qui est au pouvoir avec l'appui de l'armée et du parrain français a nettement renforcé ses positions depuis la réélection du sinistre Zéroual. Dans le même temps, la France est parvenue à res­serrer ses liens avec la Tunisie et le Maroc alors que ce dernier notamment avait été très sensible, ces dernières années, au chant des sirènes américaines.

En Afrique noire, après le succès qu'ils ont remporté au Rwanda en parvenant à chasser la clique liée à la France, les Etats-Unis sont aujourd'hui confrontés à une situation beau­coup plus difficile. Si l'impérialisme français a renforcé sa crédibilité en intervenant de façon musclée en Centre‑Afrique, l'impéria­lisme américain, par contre, subit un revers au Liberia où il doit se résoudre à abandon­ner ses protégés. Les Etats-Unis ont tenté de reprendre l'initiative au Burundi en cher­chant à réitérer ce qu'ils avaient réussi à faire au Rwanda ; mais là également ils se sont heurtés à une vigoureuse riposte de la France qui a fomenté, avec l'appui de la Belgique, le coup d'état du major Bouyaya, rendant caduque « la force d'interposition africaine » que les Etats-Unis tentaient de mettre sur pieds sous leur contrôle. Il faut souligner que, pour une large part, ces suc­cès remportés par l'impérialisme français -lequel, il y a peu, était aux abois face à la pression américaine- sont dus pour une très grande part à l'efficacité de son étroite colla­boration avec l'autre ancienne grande puis­sance coloniale africaine qu'est la Grande‑Bretagne. Les Etats-Unis ont non seulement perdu l'appui de cette dernière mais ils la retrouvent aujourd'hui contre eux.

Concernant un autre enjeu important de la bataille qui se mène entre les grandes puis­sances européennes et la première puissance mondiale, à savoir la Turquie, là aussi cette dernière est en difficulté. Cet état a une im­portance stratégique cruciale au carrefour entre l'Europe, le Caucase et le Moyen‑Orient C'est un allié historique de l'Allemagne mais il a de solides liens avec les Etats-Unis notamment à travers son ar­mée qui a été largement formée par ces derniers lorsque le bloc américain existait. Pour Washington faire basculer la Turquie dans son camp et l'éloigner de Bonn repré­senterait donc une victoire particulièrement importante. Si la récente alliance militaire nouée par la Turquie avec Israël peut sem­bler correspondre aux intérêts américains, les principales orientations du nouveau gou­vernement turc -à savoir une coalition entre les islamistes et l'ex premier ministre T. Ciller- marquent au contraire une nette distanciation d'avec la politique américaine. Non seulement la Turquie continue à soute­nir la rébellion tchétchène contre la Russie, alliée des Etats-Unis, ce qui fait le jeu de l'Allemagne ([3] [412]), mais elle vient de faire un véritable pied de nez à Washington en si­gnant d'importants accords avec deux états particulièrement exposés à la vindicte amé­ricaine : l'Iran et l'Irak !

En Asie, le leadership de la première puis­sance mondiale est aussi contrarié. La Chine ne manque aucune occasion pour affirmer ses propres prérogatives impérialistes même si celles‑ci sont antagoniques à celles des Etats-Unis ; tandis que le Japon manifeste lui aussi des velléités à une plus grande au­tonomie vis à vis de Washington. De nouvel­les manifestations contre la présence des ba­ses militaires américaines se déroulent à in­tervalles réguliers et le gouvernement nip­pon déclare vouloir nouer des relations poli­tiques plus étroites avec l'Europe. Un pays comme la Thaïlande qui était un véritable bastion de l'impérialisme américain tend, lui aussi, à prendre ses distances en cessant de soutenir les Khmers rouges qui étaient les mercenaires des Etats-Unis, facilitant ainsi d'autant les tentatives de la France de re­trouver une influence au Cambodge.

Très significatives également d'un leader­ship contesté sont les incursions que font aujourd'hui les européens et les japonais dans ce qui est la chasse gardée par excel­lence des Etats-Unis : leur arrière-cour sud‑américaine. Même si ces incursions ne mettent pas fondamentalement en danger les intérêts américains dans cette zone et ne peuvent être mises sur le même plan que les manoeuvres de déstabilisation, souvent réussies, qui sont menées dans d'autres ré­gions du monde contre eux, il est significatif que ce sanctuaire des Etats-Unis, jusque‑là inviolé, soit à son tour l'objet de la convoi­tise de ses concurrents impérialistes. Cela marque une rupture historique dans la do­mination absolue qu'exerçait la première puissance mondiale sur l'Amérique Latine depuis la mise en avant de « la doctrine Monroe ». Alors que l'accord de l'ALENA, au‑delà de ses aspects économiques, visait avant tout à tenir fermement rassemblé sous la houlette de Washington l'ensemble du continent américain, des pays comme le Mexique, le Pérou ou la Colombie auxquels il faut ajouter le Canada, n'hésitent plus à contester certaines décisions des Etats-Unis contraires à leurs intérêts. Récemment le Mexique est parvenu à entraîner pratique­ment tous les états sud‑américains dans une croisade contre la loi Helms-Burton promul­guée par les Etats-Unis pour renforcer l'em­bargo économique contre Cuba et sanction­ner toute entreprise qui passerait outre cet embargo. L'Europe et le Japon se sont em­pressés d'exploiter à leur avantage ces ten­sions occasionnées par la lourde pénalisation occasionnée par cette loi et que subissent de nombreux états d'Amérique Latine. L'excellent accueil réservé au président co­lombien Samper lors de son voyage en Europe, alors que les Etats-Unis font tout pour l'évincer, en constitue une nouvelle il­lustration. Ainsi le journal français Le Monde peut écrire dans son édition du 4 septembre 1996 : « Alors que jusqu'ici, les Etats-Unis ignoraient calmement le Groupe de Rio (association regroupant presque tous les pays du sud du continent), la présence à Cochabamba (lieu où se réunissait ce groupe) de M. Albright, ambassadrice des Etats-Unis à l'ONU, est particulièrement remarquée. Selon certains observateurs, c'est le dialogue politique instauré entre les pays du Groupe de Rio avec l'Union Européenne, puis avec le Japon, qui expli­que le changement d'attitude des Etats-Unis..... »

Disparition des blocs impérialistes, triomphe du « chacun pour soi »

Comment expliquer cet affaiblissement de la superpuissance américaine et les remises en question de son leadership alors qu'elle reste la première puissance économique de la pla­nète et, plus encore, dispose d'une supério­rité militaire absolue sur tous ses rivaux im­périalistes. A la différence de l'URSS, les Etats-Unis ne se sont pas effondrés lors de la disparition des blocs qui avaient régenté la planète depuis Yalta. Mais cette nouvelle situation a néanmoins profondément affecté la seule superpuissance mondiale restante. Nous en donnions d'ailleurs déjà les raisons dans la « Résolution sur la situation inter­nationale » du 12e congrès de RI publiée dans la Revue Internationale n° 86.

Soulignant que le retour en force des Etats-Unis, suite à leur succès yougoslave, ne si­gnifiait nullement qu'ils aient définitivement surmonté les menaces pesant sur leur lea­dership, nous écrivions : « Ces menaces proviennent fondamentalement...... du cha­cun pour soi, du fait qu'il manque aujour­d'hui ce qui constitue la condition princi­pale d'une réelle solidité et pérennité des alliances entre Etats bourgeois dans l'arène impérialiste : l'existence d'un ennemi com­mun menaçant leur sécurité. Les différentes puissances de l'ex‑bloc occidental peuvent, au coup par coup, être obligées de se sou­mettre aux diktats de Washington, mais il est hors de question pour elles de maintenir une quelconque fidélité durable. Bien au contraire, toutes les occasions sont bonnes pour saboter, dès qu'elles le peuvent, les orientations et dispositions imposées par les Etats Unis. »

L'ensemble des coups de boutoirs portés ces derniers mois au leadership de Washington s'inscrit totalement dans ce cadre, l'absence d'ennemi commun fait que les démonstra­tions de force américaine voient leur effica­cité se réduire de plus en plus. Ainsi, « la Tempête du Désert », malgré les moyens politiques, diplomatiques et militaires con­sidérables mis en oeuvre par les Etats-Unis pour imposer leur « nouvel ordre », n'était parvenue à freiner les velléités d'indépen­dance des « alliés » des Etats-Unis que pen­dant un an. Le déclenchement de la guerre en Yougoslavie durant l'été 1992 signait, en effet, l'échec de « l'ordre américain ». Même le succès remporté par les Etats-Unis, fin 1995, dans l'ex‑Yougoslavie n'a pu em­pêcher que la rébellion ne s'étende dès le printemps 1996 ! D'une certaine façon, plus les Etats-Unis font étalage de leur force, plus ils tendent à raffermir la détermination des contestataires de « l'ordre américain » qui entraînent dans leur sillage d'autres Etats jusque là plus dociles aux diktats ve­nant de Washington. Ainsi lorsque Clinton veut entraîner l'Europe dans une croisade contre l'Iran au nom de l'anti-terrorisme, la France, la Grande Bretagne et l'Allemagne lui répondent par une fin de non-recevoir. De même ses prétentions de vouloir punir des Etats commerçant avec Cuba, l'Iran ou la Libye n'ont pour seul résultat que de provo­quer, comme on l'a vu jusqu'en Amérique latine, une levée de boucliers contre les Etats-Unis. Cette attitude agressive a aussi une incidence sur un pays de l'importance de l'Italie dont « le coeur balance » entre les Etats-Unis et l'Europe. Les sanctions infli­gées par Washington à de grandes entrepri­ses transalpines pour leurs relations étroites avec la Libye ne peuvent que renforcer les tendances pro-européennes de celui-ci.

Cette situation traduit l'impasse dans la­quelle se trouve la première puissance mondiale :

- soit elle ne fait rien, renonce à utiliser la force (qui est son seul moyen de pression aujourd'hui) et cela reviendrait à laisser le champ libre à ses concurrents,

- soit elle tente d'affirmer sa supériorité pour s'imposer comme le gendarme du monde par une politique agressive (ce qu'elle tend à faire de plus en plus) et cela se retourne rapidement contre elle en l'isolant davan­tage et en renforçant la hargne anti-améri­caine un peu partout dans le monde.

Cependant conformément à l'irrationalité foncière des rapports inter impérialistes dans la phase de décadence du système capi­taliste, caractéristique qui est exacerbée dans la phase actuelle de décomposition ac­célérée, les Etats-Unis ne peuvent qu'utiliser la force pour tenter de préserver leur statut sur l'arène impérialiste. Ainsi on les voit de plus en plus recourir à la guerre commer­ciale qui n'est plus seulement l'expression de la féroce concurrence économique qui dé­chire un monde capitaliste plongé dans l'en­fer sans fin de sa crise mais une arme pour défendre leurs prérogatives impérialistes face à tous ceux qui contestent leur leader­ship. Mais face à une contestation d'une telle ampleur la guerre commerciale ne peut suf­fire et la première puissance du monde est contrainte de faire à nouveau parler les ar­mes comme en témoigne sa dernière inter­vention en Irak.

En lançant plusieurs dizaines de missiles de croisière sur l'Irak, en réponse à l'incursion des troupes de Saddam Hussein au Kurdistan, les Etats-Unis montrent leur dé­termination à défendre leurs positions au Moyen-Orient et plus largement à rappeler qu'ils entendent préserver leur leadership dans le monde. Mais les limites de cette nouvelle démonstration de force apparais­sent d'emblée :

- au niveau des moyens mis en oeuvre qui ne sont qu'une pâle réplique de ceux de la « Tempête du désert » ;

- mais aussi à travers le fait que cette nou­velle « punition » que les Etats-Unis cher­chent à infliger à l'Irak ne bénéficie que de très peu d'appuis dans la région et dans le monde.

Le gouvernement turc a refusé que les Etats-Unis utilisent les forces qui sont basées dans son pays, tandis que l'Arabie Saoudite n'a pas laissé les avions américains décoller de son territoire pour aller bombarder l'Irak et a même appelé Washington à cesser son opé­ration. Les pays arabes dans leur majorité ont critiqué ouvertement cette intervention militaire. Moscou et Pékin ont clairement condamnée l'initiative américaine alors que la France, suivie par l'Espagne et l'Italie, a nettement marquée sa désapprobation. On voit à quel point on est loin de l'unanimité que les Etats-Unis avaient réussie à imposer lors de la guerre du Golfe. Une telle situa­tion est révélatrice de l'affaiblissement subi par le leadership de Washington depuis cette époque. La bourgeoisie américaine aurait, sans aucun doute, souhaitée faire une dé­monstration de force beaucoup plus écla­tante ; et pas seulement en Irak mais aussi, par exemple, contre le pouvoir en place à Téhéran. Mais faute de soutien et de points d'appui suffisants, y compris dans la région, ils sont contraints de faire parler la poudre sur un registre mineure et avec un impact forcément réduit.

Cependant si cette opération en Irak est de portée limitée, on ne doit pas pour autant en sous-estimer les bénéfices qu'en tirent les Etats-Unis. A côté de la réaffirmation à peu de frais de leur supériorité absolue sur le plan militaire, notamment dans cette chasse gardée que représente pour eux le Moyen-Orient, ils sont surtout parvenus à semer la division chez leurs principaux rivaux d'Europe. Ceux-ci étaient encore récemment parvenus à opposer un front commun face à Clinton et ses diktats concernant la politique à mener vis à vis de l'Iran, la Libye ou Cuba. Que la Grande Bretagne se rallie bruyam­ment à l'intervention menée en Irak, au point que Major « salue le courage des Etats-Unis », que l'Allemagne semble partager cette position alors que la France soutenue par Rome et Madrid conteste le bien fondé de ses bombardements, c'est à l'évidence un beau pavé lancé dans la mare de l'Union Européenne ! Que Bonn et Paris ne soit pas, encore une fois, sur la même longueur d'onde n'est pas nouveau. Les divergences entre les deux cotés du Rhin n'ont cessé de s'accumuler depuis 1995. Il n'en va pas de même quant au coin enfoncé à cette occasion entre l'impérialisme français et britannique. Depuis la guerre en ex-Yougoslavie, la France et la Grande-Bretagne n'ont cessé de renforcer leur coopération (ils ont signé dernièrement un accord militaire de grande importance, auquel s'est associé l'Allemagne, pour la construction commune de missiles de croisière) et leur « amitié » au point que l'aviation anglaise a participé au défilé du dernier 14 Juillet à Paris. A travers ce projet Londres exprimait, on ne peut plus claire­ment, sa volonté de rompre avec une longue tradition de coopération et de dépendance militaire vis à vis de Washington. Est ce que le soutien apporté par Londres à l'interven­tion américaine en Irak signifie que « la perfide Albion » cède enfin aux multiples pressions exercés par les Etats-Unis à son encontre pour la ramener dans leur giron et qu'elle va désormais redevenir le fidèle lieu­tenant de « l'Oncle Sam » ? Non car cet ap­pui ne représente pas un acte d'allégeance au parrain d'outre-Atlantique mais la défense des intérêts particuliers de l'impérialisme anglais au Moyen-Orient et en particulier en Irak. Après avoir été un protectorat britanni­que, ce pays a progressivement échappé à l'influence de Londres notamment depuis l'arrivée de Saddam Hussein. La France, par contre, y acquérait de solides positions ; po­sitions qui ont été réduites à la portion con­grue suite à la guerre du Golfe mais qu'elle est en train de regagner grâce à l'affaiblis­sement du leadership US sur le Moyen-Orient. Dans ses conditions le seul espoir pour la Grande-Bretagne de retrouver une influence dans cette zone réside dans le ren­versement du boucher de Bagdad. C'est aussi la raison pour laquelle Londres s'est toujours retrouvée sur la même ligne dure que Washington concernant les résolutions de l'ONU à propos de l'Irak, tandis que Paris, au contraire, n'a cessé de plaider pour un adoucissement de l'embargo pesant sur l'Irak imposé par le gendarme américain.

Si « le chacun pour soi » est une tendance générale qui sape le leadership américain elle se manifeste aussi chez ses contestatai­res et fragilise toutes les alliances impéria­listes qui, quelque soit leur relative solidité, à l'image de celle entre Londres et Paris, sont beaucoup plus à géométrie variable que celles qui prévalaient à l'époque où la pré­sence d'un ennemi commun permettait l'exis­tence des blocs. Les Etats-Unis même s'ils sont les principales victimes de cette nou­velle situation historique générée par la dé­composition du système ne peuvent que chercher à exploiter à leur avantage « le chacun pour soi » qui régit l'ensemble des rapports inter impérialistes. Ils l'ont déjà fait dans l'ex-Yougoslavie en n'hésitant pas à nouer une alliance tactique avec leur rival le plus dangereux, l'Allemagne, et ils tentent aujourd'hui la même manoeuvre par rapport au tandem franco-britannique. Malgré ses limites, le coup ainsi porté à « l'unité » fran­co-britannique représente un succès indé­niable pour Clinton et la classe politique américaine ne s'y est pas trompée en appor­tant un soutien unanime à l'opération en Irak.

Cependant ce succès américain a une portée très limitée et ne peut véritablement endi­guer le déchaînement du « chacun pour soi » qui mine en profondeur le leadership de la première puissance mondiale, ni ré­soudre l'impasse dans laquelle se retrouvent les Etats-Unis. A certains égards, même si les Etats-Unis conservent grâce à leur puis­sance économique et financière, une force que n'a jamais eu le leader du bloc de l'Est, on peut cependant faire un parallèle entre la situation actuelle des Etats-Unis et celle de la défunte URSS du temps du bloc de l'Est. Comme elle, fondamentalement ils ne dis­posent, pour préserver leur domination, que de l'usage répété de la force brute et cela ex­prime toujours une faiblesse historique. Cette exacerbation « du chacun pour soi » et l'impasse dans laquelle se trouve « le gendarme du monde » ne font que traduire l'impasse historique du mode de production capitaliste. Dans ce cadre les tensions im­périalistes entre les grandes puissances ne peuvent qu'aller crescendo, porter la des­truction et la mort sur des zones toujours plus étendues de la planète et aggraver en­core l'effroyable chaos qui est déjà le lot de continents entiers. Une seule force est en mesure de s'opposer à cette sinistre exten­sion de la barbarie en développant ses luttes et en remettant en cause le système capita­liste mondial jusque dans ses fondements : le prolétariat.

RN, 9 septembre 1996




[1] [413]. Les relations entre la France et l'Egypte sont particulièrement chaleureuses et l'allemand Kohl y avait été reçu avec beaucoup d'égards lors de son voyage. Quant au secrétaire général de l'ONU Boutros-Ghali, que les Etats-Unis veulent à tout prix remplacé, il n'a cessé pendant toute la guerre en Yougoslavie d'entraver l'action américaine et de défendre des orientations pro-françaises.

 

[2] [414]. Qu'une rencontre entre des émissaires des gouvernements israéliens et égyptiens aient eu lieu à Paris ne doit rien au hasard ; cela sanctionne la réintroduction de la France au Moyen-Orient mais aussi la volonté israélienne d'adresser un message aux Etats-Unis : si ceux ci se livrent à de trop fortes pressions sur le nouveau gouvernement, ce dernier n'hésitera pas à chercher appui auprès des rivaux européens pour leur résister.

 

[3] [415]. L'Allemagne est contrainte à la prudence face au danger de propagation de l'incroyable chaos russe, mais le fait que la Pologne et l'ex Tchécoslovaquie soient plus « stables » représente pour elle une « zone tampon », une sorte de digue face à ce danger, fait qu'elle a les coudées plus franches pour tenter de réaliser son objectif historique : l'accès au Moyen-Orient, en s'appuyant sur l'Iran et la Turquie ;  et pour faire pression sur la Russie, afin que cette dernière distende ses liens avec les Etats-Unis. La très démocratique Allemagne se nourrit donc du chaos russe pour défendre ses appétits impérialistes.

 

Géographique: 

  • Moyen Orient [416]

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [24]

Crise economique : une economie de casino

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  • Le 26 mai 1996, la bourse de New York était dans l'euphorie du centenaire de la naissance de son plus ancien indicateur, l'indice Dow Jones. Gagnant 620 % durant ces 14 dernières années, l'évolution de l'in­dice dépassait de loin tous ses précédents records : celui des années 1920 (468 %)... menant au krach boursier d'octobre 1929, prémisse de la grande crise des années 1930 et celui des années de « prospérité » d'après-guerre (487 % entre 1949 et 1966)... abou­tissant à la stagnation des 16 années de « gestion keynésienne de la crise ». « Plus cette folie spéculative va durer, plus le prix à payer ensuite sera élevé » prévenait l'ana­lyste B.M. Biggs, considérant que « les cours des entreprises américaines ne cor­respondent plus du tout à leur valeur réelle » (Le Monde du 27 mai 1996). Un mois plus tard à peine, Wall Street s'effon­drait brutalement pour la troisième fois en huit jours entraînant dans son sillage toutes les Bourses européennes. Ces nouvelles se­cousses financières viennent remettre tous les discours actuels sur la « reprise améri­caine » et « la future prospérité européenne grâce à la monnaie unique » à leur juste place dans le rayon des accessoires destinés à tromper le « peuple » sur les enjeux et la gravité de la crise du capitalisme. A inter­valles réguliers ces secousses rappellent et confirment la pertinence de l'analyse mar­xiste sur la crise historique du système capi­taliste et mettent plus particulièrement en évidence le caractère explosif des tensions qui sont en train de s'accumuler. Et pour cause ! Confronté à son inéluctable crise de surproduction qui réapparaît ouvertement à la fin des années 1960, le capitalisme survit depuis lors essentiellement grâce à une in­jection massive de crédits. C'est cet endet­tement massif qui explique l'instabilité croissante du système économique et finan­cier et qui engendre la spéculation effrénée et les scandales financiers à répétition : quand le profit tiré de l'activité productive se fait maigre le « profit financier facile » prend le relais.

Ainsi, pour les marxistes, cette nouvelle se­cousse financière était inscrite dans la situa­tion. Dans notre résolution sur la situation internationale d'avril 96, nous écrivions ce­ci : « Le 11e congrès soulignait qu'un des principaux aliments de cette 'reprise', que nous avions qualifiée alors de 'reprise sans emplois', résidait dans une fuite en avant dans l'endettement généralisé qui ne pour­rait aboutir à terme qu'à de nouvelles con­vulsions dans la sphère financière et à une nouvelle plongée dans une récession ou­verte » (Revue Internationale n °86). Essoufflement de la croissance, enfoncement dans la récession, fuite en avant dans l'en­dettement croissant,  déstabilisation finan­cière et spéculation, développement de la paupérisation, attaque massive contre les conditions de vie du prolétariat au niveau mondial, tels sont les ingrédients connus d'une situation de crise qui atteint des pro­portions explosives.

Une situation économique de plus en plus dégradée

La croissance actuelle des pays industriali­sés vivote péniblement autour de 2 %, con­trastant nettement avec les 5 % des années d'après-guerre (1950-70). Elle poursuit son irrémédiable déclin depuis la fin des années 1960 : 3,6 % entre 1970-80 et 2,9 % entre 1980-93. A l'exception de quelques pays du sud-est asiatique, dont la surchauffe éco­nomique préfigure de nouveaux crashs à la mexicaine, cette tendance au déclin du taux de croissance est continue et généralisée à l'échelle mondiale. Longtemps l'endettement massif a pu masquer ce fait et maintenir à intervalles réguliers la fiction d'une possible sortie du tunnel. Ce furent les « reprises » successives de la fin des années 1970 et 1980 dans les pays industrialisés, les espoirs mis dans le « développement du tiers-monde et des pays de l'Est » au cours de la seconde moitié des années 1970 puis, plus récem­ment, les illusions répandues autour de l'ou­verture et de la « reconstruction » des pays de l'ex-bloc soviétique. Mais aujourd'hui, les derniers pans de cette fiction s'effondrent. Après l'insolvabilité et la faillite du tiers-monde ainsi que le plongeon des pays de l'Est dans le marasme, ce sont les deux der­niers « pays modèles » qui s'écroulent : l'Allemagne et le Japon. Longtemps présen­tés comme un modèle de « vertu économi­que » pour le premier et comme un exemple de dynamisme pour le second, l'actuelle ré­cession qui les lamine vient remettre les pendules à l'heure. L'Allemagne, dopée pen­dant un certain temps par le financement de sa réunification, ne fait aujourd'hui que ré­trograder dans le peloton des pays dévelop­pés. L'illusion d'un retour de la croissance par la reconstruction de sa partie orientale a donc été de courte durée. Ainsi se clôture définitivement le mythe de la relance par la reconstruction des économies sinistrées des pays de l'Est (voir Revue Internationale n°73 et n°86).

Comme nous l'avions depuis longtemps mis en avant, les « remèdes » que s'applique l'économie capitaliste ne peuvent à terme que faire empirer le mal et tuer encore plus le malade.

Le cas du Japon est significatif en la ma­tière. Seconde puissance économique de la planète, son économie représente un sixième (17 %) du produit mondial. Pays en excé­dent dans ses échanges extérieurs, le Japon est devenu le banquier international avec des avoirs extérieurs de plus de 1 000 mil­liards de dollars. Erigées en modèle et mon­trées en exemple à travers le monde, les mé­thodes japonaises d'organisation du travail représentaient, aux dires de nouveaux théo­riciens, un nouveau mode de régulation qui aurait permis une sortie de l'état de crise grâce à une « formidable relance de la pro­ductivité du travail ». Ces « recettes » japo­naises ont en fait partout servi à faire passer une série de mesures d'austérité comme la flexibilité accrue du travail (introduction du just in time, de la qualité totale, etc.) et du poison idéologique pernicieux comme le corporatisme d'entreprise, le nationalisme dans la défense de l'économie, etc.

Jusque tout récemment en effet, ce pays semblait encore échapper comme par mira­cle à la crise économique. Après avoir cara­colé autour de 10 % de croissance entre 1960-70, il affichait encore des taux appré­ciables de l'ordre de 5 % au cours des an­nées 1970 et de 3,5 % pendant les années 1980. Depuis 1992 cependant, la croissance n'a pas dépassé le chiffre de 1 %. Ainsi, tout comme l'Allemagne, le Japon a rejoint le peloton des croissances poussives des prin­cipales économies développées. Il n'y avait que les sots ou les pires suppôts idéologi­ques du système capitaliste pour croire ou faire croire à la singularité du Japon. Les performances de ce dernier s'expliquent ai­sément. Certes quelques facteurs internes spécifiques ont bien pu intervenir, mais plus fondamentalement ce pays a bénéficié d'une conjonction particulièrement favorable au sortir de la seconde guerre mondiale et sur­tout, plus encore que pour d'autres pays, il a largement utilisé et abusé du crédit. Pion central dans le dispositif contre l'expan­sionnisme du bloc de l'Est en Asie, le Japon a bénéficié d'un soutien politique et écono­mique exceptionnel de la part des Etats-Unis (réformes institutionnelles mises en place par les américains, crédits à faibles taux, ouverture du marché américain aux produits japonais, etc.). Et, élément trop rarement souligné, c'est très certainement l'un des pays les plus endettés de la planète. A l'heure actuelle, la dette cumulée des agents non financiers (ménages, entreprises et Etat) s'élève à 260 % du PNB. et atteindra les 400 % dans une dizaine d'années (cf. tableau ci-dessous). Autrement dit, c'est une avance de deux ans et demi sur la production et bientôt de quatre ans que le capital japonais s'est octroyé pour maintenir sa machine à flot.

Cette montagne de dettes représente un véri­table baril de poudre dont la mèche se con­sume déjà lentement. Cela est d'autant plus catastrophique, non seulement pour le pays lui-même mais pour l'ensemble de l'écono­mie mondiale, que le Japon constitue la caisse d'épargne de la planète, assurant à lui seul 50 % des financements des pays de l'OCDE. Tout ceci vient relativiser l'annonce au Japon des quelques frémissements de croissance à la hausse après ces quatre an­nées de stagnation. Nouvelle apaisante pour les médias bourgeois, elle n'illustre en fait que l'extrême gravité de la crise. Et pour cause, ce résultat n'a péniblement été atteint qu'à la suite d'une injection de doses massi­ves de liquidités financières à travers la mise en oeuvre de cinq plans de relance. Cette expansion budgétaire, dans la plus pure tradition keynésienne, a bien fini par porter quelques fruits... mais au prix de dé­ficits encore plus colossaux que ceux dont les conséquences avaient déterminé l'entrée du Japon dans la phase récessive. Ceci ex­plique que cette « reprise » demeure on ne peut plus fragile et est vouée à terme à re­tomber comme un soufflé. L'ampleur de la dette publique japonaise, qui représente 60 % du PIB, dépasse aujourd'hui celle des Etats-Unis. Compte tenu des crédits déjà engagés et de l'effet boule de neige, cette dette atteindra dans dix ans 200 % du PIB, ou encore l'équivalent de deux ans de salaire moyen pour chaque japonais. Quand au dé­ficit budgétaire courant il s'élevait à 7,6 % du PIB en 1995, très loin des critères de convergences « jugés acceptables » de Maastricht et des 2,8 % des Etats-Unis la même année. Tout cela sans compter que les conséquences de l'éclatement de la bulle spéculative immobilière de la fin des années 1980 n'ont pas encore produit tous leurs ef­fets et ceci dans le contexte d'un système bancaire très fragilisé. En effet, ce dernier peine à éponger ses pertes massives ; de nombreuses institutions financières ont fait faillite ou sont sur le point de déposer leur bilan. Rien que dans ce domaine, l'économie japonaise doit faire face dès à présent à une montagne de 460 milliards de dollars de det­tes insolvables. Un indice de l'extrême fra­gilité de ce secteur est donné par le classe­ment effectué en octobre 1995 par la firme américaine Moody's, spécialisée en analyse de risques. Elle attribuait un « D » au Japon, ce qui en faisait le seul membre de l'OCDE à se retrouver en compagnie de la Chine, du Mexique et du Brésil. Sur les onze banques commerciales classées par Moody's, cinq seulement disposaient d'actifs supérieurs à leurs créances douteuses. Parmi les 100 premières banques au niveau mondial, 29 sont japonaises (dont les 10 premières), alors que les Etats-Unis n'en placent que neuf et dont la première est à la 26e place. Si l'on cumule les dettes des organismes fi­nanciers évoquées ici, aux dettes des autres agents économiques (cf. ci-dessus), on en­gendre un monstre à côté duquel les reptiles de l'ère secondaire font office d'animaux de compagnie.

Un capitalisme drogué qui engendre une économie de casino

Contrairement à une légende savamment en­tretenue pour justifier les multiples plans d'austérité, le capitalisme n'est pas en train de s'assainir. La bourgeoisie veut nous faire croire qu'il faut aujourd'hui payer pour les folies des années 1970 afin de repartir sur des bases assainies. Rien n'est plus faux, l'endettement est encore le seul moyen dont dispose le capitalisme pour repousser les échéances de l'explosion de ses propres con­tradictions... et il ne s'en prive pas, contraint qu'il est de poursuivre sa fuite en avant. En effet, la croissance de l'endettement est là pour pallier à une demande devenue histori­quement insuffisante depuis la première guerre mondiale. La conquête entière de la planète au tournant de ce siècle représente le moment à partir duquel le système capi­taliste est en permanence confronté à une in­suffisance de débouchés solvables pour as­surer son « bon » fonctionnement. Régulièrement confronté à l'incapacité d'écouler sa production, le capitalisme s'auto-détruit dans des conflits généralisés. Ainsi, le capitalisme survit dans une spirale infernale et grandissante de crises (1912-1914 ; 1929-1939 ; 1968-aujourd'hui), guer­res (1914-1918 ; 1939-1945) et reconstruc­tions (1920-1928 ; 1946-1968).

Aujourd'hui, la baisse du taux de profit et la concurrence effrénée que se livrent les principales puissances économiques pous­sent à une productivité accrue qui ne fait qu'accroître la masse de produits à réaliser sur le marché. Cependant, ces derniers ne peuvent être considérés comme marchandi­ses représentant une certaine valeur que s'il y a eu vente. Or, le capitalisme ne crée pas ses propres débouchés spontanément, il ne suffit pas de produire pour pouvoir vendre. Tant que les produits ne sont pas vendus, le travail reste incorporé à ces derniers ; ce n'est que lorsque la production a socialement été reconnue utile par la vente que les pro­duits peuvent être considérés comme des marchandises et que le travail qu'ils incorpo­rent se transforme en valeur.

L'endettement n'est donc pas un choix, une politique économique que les dirigeants de ce monde pourraient suivre ou non. C'est une contrainte, une nécessité inscrite dans le fonctionnement et les contradictions même du système capitaliste (lire notre brochure sur La Décadence du capitalisme). Voilà pourquoi l'endettement de tous les agents économiques n'a fait que se développer au cours du temps et particulièrement ces der­nières années.


 

Dettes des agents non financiers (*) rapportées au PIB pour les cinq principaux pays développés

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ménages

Entreprises

Etats

Total

 

 

1980

1992

1980

1992

1980

1994

1980

1992-94

USA

49 %

68 %

52 %

60 %

38 %

64 %

139 %

192 %

G.B.

38 %

82 %

94 %

180 %

-

50 %

-

312 %

Japon

42 %

62 %

89 %

136 %

52 %

79 %

183 %

277 %

France

45 %

52 %

56 %

71 %

-

48 %

-

171 %

Allemagne

50 %

51 %

64 %

72 %

-

54 %

-

177 %

(*) Pour être complet, il faudrait encore ajouter à ces statistiques les données, plus difficilement disponibles,
de la dette contractée par les organismes financiers.

 

 


Ce colossal endettement du système capita­liste qui s'élève à des montants et des taux jamais atteints dans toute son histoire est la véritable source de l'instabilité croissante du système financier mondial. Il est d'ailleurs significatif de constater que, depuis un petit temps déjà, la Bourse semble intégrer dans son fonctionnement le déclin irréversible de l'économie capitaliste ; c'est dire le haut de­gré de confiance qui règne encore dans la classe capitaliste sur l'avenir de son propre système ! Alors qu'en temps normal les va­leurs des actifs boursiers (actions, etc.) s'élèvent lorsque la santé et les perspectives des entreprises sont positives et diminuent dans le cas contraire, aujourd'hui l'évolution est à la hausse à l'annonce de mauvaises nouvelles et à la baisse lorsque les perspec­tives sont positives. Ainsi le fameux Dow Jones a gagné 70 points en une seule journée à l'annonce du chiffre de chômage américain en hausse au mois de juillet 1996. De même, les actions d'ATT se sont envolées à l'annonce de 40 000 licenciements et les ac­tions de Moulinex en France ont grimpé de 20 % au moment de la décision du licencie­ment de 2 600 personnes, etc. Inversement, lors de la publication de chiffres officiels du chômage en baisse, le cours des actions s'oriente à la baisse ! Signe des temps, les bénéfices actuels sont escomptés non plus sur la croissance du capitalisme mais sur la rationalisation.

« Si un homme comme moi peut casser une monnaie, c'est qu'il y a quelque chose de pervers dans le système », a récemment dé­claré George Soros, qui, en 1992, gagna 5 milliards de francs français en spéculant contre la livre sterling. Mais cette perver­sion du système n'est pas le produit de « l'incivisme » ou de la trop grande avidité de certains spéculateurs, des nouvelles liber­tés de circulation des capitaux au niveau in­ternational ou des progrès de l'informatique et des moyens de communication, comme se plaisent à nous le seriner les médias bour­geois au chevet du capitalisme. Les crois­sances poussives et la mévente généralisée se traduisent par un excédent de capitaux qui ne trouvent plus à s'investir productive­ment. La crise s'exprime donc aussi par le fait que les profits tirés de la production ne trouvent plus de débouchés suffisants dans des investissements rentables susceptibles de développer les capacités de production. La « gestion de la crise » consiste alors à trouver d'autres débouchés à cet excédent de capitaux flottants de manière à éviter leur dévalorisation brutale. Etats et institutions internationales s'emploient à accompagner les conditions rendant cette politique possi­ble. Là résident les raisons des nouvelles politiques financières mises en place et la « liberté » retrouvée pour les capitaux.

A cette raison fondamentale vient s'ajouter la politique américaine de défense de son statut de première puissance économique in­ternationale qui n'a fait qu'amplifier le pro­cessus. La stabilité antérieure du système fi­nancier et des taux de change était la consé­quence de la domination américaine sans partage au lendemain de la seconde guerre mondiale qui se traduisait par la « faim de dollars ». A l'issue de la reconstruction com­pétitive de l'Europe et du Japon, un des moyens pour les Etats-Unis de prolonger ar­tificiellement leur domination et de garantir l'achat des marchandises américaines a été de dévaluer leur monnaie et d'inonder l'éco­nomie en dollars. Cette dévaluation et cet excès de dollars sur le marché n'ont fait qu'amplifier la surproduction de capitaux ré­sultant de la crise des investissements pro­ductifs. Des masses de capitaux ont ainsi flotté ne sachant plus très bien où aller s'in­vestir. La libéralisation progressive des opé­rations financières, conjuguée avec le pas­sage forcé aux changes flottants, a permis que cette masse gigantesque de capitaux trouve divers « débouchés » dans la spécu­lation, les opérations financières et les prêts internationaux douteux. On sait qu'aujour­d'hui, face à un commerce mondial de l'ordre de 3 000 milliards de dollars, les mouve­ments de capitaux internationaux sont esti­més être de l'ordre de 100 000 milliards (30 fois plus !). Sans l'ouverture des frontières et les changes flottants, le poids mort représen­tant cette masse eût encore plus intensément aggravé la crise.

Le capitalisme dans l'impasse

Les idéologues du capital ne voient la crise au niveau de la spéculation que pour mieux la cacher au niveau réel. Ils croient et font croire que les difficultés au niveau de la production (chômage, surproduction, endet­tement, etc.) sont le produit des excès spécu­latifs alors qu'en dernière instance, s'il y a « folie spéculative », « déstabilisation fi­nancière », c'est parce qu'il y avait déjà des difficultés réelles. La « folie » que les diffé­rents « observateurs critiques » constatent au niveau financier mondial n'est pas le produit de quelques dérapages de spéculateurs avi­des de profits immédiats. Cette folie n'est que la manifestation d'une réalité beaucoup plus profonde et tragique : la décadence avancée, la décomposition du mode de pro­duction capitaliste, incapable de dépasser ses contradictions fondamentales et empoi­sonné par l'utilisation de plus en plus mas­sive de manipulations de ses propres lois depuis bientôt près de trois décennies.

Le capitalisme n'est plus un système conqué­rant, s'étendant inexorablement, pénétrant tous les secteurs des sociétés et toutes les régions de la planète. Le capitalisme a perdu la légitimité qu'il avait pu acquérir en appa­raissant comme un facteur de progrès uni­versel. Aujourd'hui, son triomphe apparent, repose sur un déni de progrès pour l'ensem­ble de l'humanité. Le système capitaliste est de plus en plus brutalement confronté à ses propres contradictions insurmontables. Pour paraphraser Marx, les forces matérielles en­gendrées par le capitalisme – marchandises et forces de travail –, parce qu'appropriées privativement, se dressent et se rebellent contre lui. La véritable folie ce n'est pas la spéculation mais le maintien du mode de production capitaliste. L'issue pour la classe ouvrière, et pour l'humanité ne réside pas dans une quelconque politique contre la spé­culation ou le contrôle des opérations finan­cières mais dans la destruction du capita­lisme lui-même.

C. Mcl

Sources

- Les données concernant l'endettement des ménages et des entreprises sont tirées du livre de Michel Aglietta, Macroéconomie financière, Ed. La Découverte, collection Repères n° 166. Sa source est l'OCDE sur la base des comptes natio­naux.

- Les données concernant l'endettement des Etats sont tirées du livre publié annuellement L'état du monde 1996, Ed. La Découverte.

- Les données citées dans le texte sont issues des journaux Le Monde et Le Monde Diplomatique.


Récent et en cours: 

  • Crise économique [368]

Mouvement ouvrier : le marxisme contre la franc-maçonnerie

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C'est suite à l'exclusion d'un de ses mili­tants ([1] [417]) que le CCI a été amené à ap­profondir ce quel furent les positions des révolutionnaires face à l'infiltration de la franc-maçonnerie au sein du mouve­ment ouvrier. En effet, pour justifier la fondation d’un réseau d' « initiés » au sein de l’organisation, cet ex-militant distillait l'idée selon laquelle sa passion pour les idéologies ésotériques et les « connaissances secrètes » permettait une meilleure compréhension de l'his­toire, allant « au-delà » du marxisme. Il affirmait également que de grands révo­lutionnaires comme Marx et Rosa Luxemburg connaissaient l'idéologie franc-maçonne, ce qui est vrai, mais il laissait entendre qu’eux-mêmes étaient peut-être aussi franc-maçons. Face à ce type de falsifications éhontées visant à dénaturer le marxisme, il est nécessaire de rappeler le combat sans merci mené depuis plus d'un siècle par les révolu­tionnaires contre la franc-maçonnerie et les sociétés secrètes qu'ils considéraient comme des instruments au service de la classe bourgeoise. C'est l'objet de cet article.

A l’opposé de l’indifférentisme politique anarchiste, les marxistes ont toujours dé­fendu que le prolétariat, pour pouvoir ac­complir sa mission historique, devait com­prendre tous les aspects essentiels du fonc­tionnement de son ennemi de classe. Comme classe exploiteuse, ces ennemis du prolétariat enploient nécessairement le se­cret et la tromperie dans leurs luttes entre eux et contre la classe ouvrière. C’est pour­quoi Marx et Engels, dans toute une série d’écrits importants, ont dénoncé face à la classe ouvrière les structures et activités se­crètes de la classe dominante.

Ainsi, dans ses « Révélations de l’histoire diplomatique du 18e siècle », basées sur une étude exhaustive des manuscrits diplomati­ques du British Museum, Marx dénonça la collaboration secrète des ministères britan­nique et russe depuis l’époque de Pierre le Grand. Dans ses écrits contre Lord Palmerston, Marx révéla que la poursuite de cette alliance secrète était essentiellement dirigée contre les mouvements révolution­naires à travers l’Europe. En fait, au cours des deux premiers tiers du 19e siècle, la di­plomatie russe, bastion de la contre-révolu­tion à l’époque, était impliquée dans « tous les soulèvements et conspirations » du mo­ment, y compris les sociétés secrètes insur­rectionnelles telles que les Carbonari, es­sayant de les manipuler à ses propres fins. ([2] [418])

Dans sa brochure contre « Monsieur Vogt » Marx mit en lumière comment Bismarck, Palmerston et le Tsar soutenaient les agents du Bonapartisme sous Napoléon III en France en infiltrant et dénigrant le mouve­ment ouvrier. Les moments marquants du combat du mouvement ouvrier contre ces manoeuvres cachées furent la lutte des marxistes contre Bakounine dans la 1re Internationale et des « Eisenachiens » contre l’utilisation des « Lassaliens » par Bismarck en Allemagne.

En combattant la bourgeoisie avec sa fasci­nation du caché et du mystère, Marx et Engels montrèrent que le prolétariat est l’ennemi de toute politique de secret et de mystification quelle qu’elle soit. A l’opposé du travailliste britannique Urquhart – dont la lutte pendant près de 50 ans contre les politiques secrètes de la Russie dégénéra en une « doctrine ésotérique secrète » d’une diplomatie russe « toute puissante » comme le « seul facteur actif de l’histoire mo­derne » (Engels) –, le travail des fondateurs du marxisme sur cette question fut toujours basé sur une approche matérialiste, scienti­fique et historique. Cette méthode démasqua l’ « ordre jésuite » caché de la Russie et de la diplomatie occidentale et démontra que les sociétés secrètes des classes dominantes étaient le produit de l’absolutisme et des « lumières » du 18e siècle, pendant lequel la royauté imposa une collaboration entre la noblesse déclinante et la bourgeoisie ascen­dante. L’ « internationale artistocratique-bourgeoise des lumières » à laquelle se réfé­rait Engels dans ses articles sur la politique étrangère tsariste, fournit aussi la base so­ciale pour la franc-maçonnerie qui surgit en Grande-Bretagne, le pays classique du com­promis entre l’artistocratie et la bourgeoisie. Alors que l’aspect bourgeois de la franc-ma­çonnerie attira beaucoup de révolutionnaires bourgeois au 18e et au début du 19e siècle, particulièrement en France et aux Etats-Unis, son caractère profondément réaction­naire en fit très tôt une arme surtout dirigée contre la classe ouvrière. Ce fut le cas après le soulèvement socialiste de la classe ou­vrière qui poussa rapidement la bourgeoisie à abandonner l’athéisme matérialiste de sa propre jeunesse révolutionnaire. Dans la se­conde moitié du 19e siècle, la franc-maçon­nerie européenne, qui avait été surtout jus­que là le divertissement d’une aristocratie qui s’ennuyait parce qu’elle avait perdu sa fonction sociale, devint de plus en plus un bastion du nouvel athéisme anti-matérialiste de la bourgeoisie dirigé essentiellement con­tre le mouvement ouvrier. Au sein du mou­vement maçonnique, toute une série d’idéologies se développèrent contre le marxisme, idéologies qui devaient devenir plus tard le dénominateur commun des mouvements contre-révolutionnaires du 20e siècle. Selon une de ces idéologies, le mar­xisme lui-même était une création de l’aile « illuminée » de la franc-maçonnerie alle­mande contre laquelle les « vrais » franc-maçons devaient se mobiliser. Bakounine, lui-même franc-maçon actif, fut le père d’une autre de ces allégations que le mar­xisme était une « conspiration juive » : « Tout ce monde juif, comprenant une seule secte dominante, une espèce de gens suceurs de sang, une sorte de parasite collectif, destructif, organique, qui va au-delà non seulement des frontières des Etats mais aussi des opinions politiques, ce monde est maintenant, au moins pour sa plus grande partie, à la disposition de Marx d’un côté, et de Rotschild de l’autre (...) Ceci peut pa­raître étrange. Que peut-il y avoir de com­mun entre le socialisme et une grande ban­que ? Le point est que le socialisme autori­taire, le communisme marxiste, exige une forte centralisation de l’Etat. Et là où il y a centralisation de l’Etat, il doit nécessaire­ment y avoir une banque centrale, et là où existe une telle banque on trouvera la nation juive parasite spéculant avec le Travail du peuple. » ([3] [419])

Au contraire de la vigilance des 1re, 2e et 3e Internationales sur ces questions, une partie importante du milieu révolutionnaire actuel se contente d’ignorer ce danger ou de railler la prétendue vision « machiavélique » de l’histoire du CCI. Cette sous-estimation, liée à une ignorance évidente d’une partie impor­tante de l’histoire du mouvement ou­vrier, est le résultat de 50 ans de contre-ré­volution, qui ont interrompu la transmission de l’expérience organisationnelle marxiste d’une génération à l’autre.

Cette faiblesse est d’autant plus dangereuse que l’utilisation au cours de ce siècle des sectes et idéologies mystiques a atteint des dimensions allant beaucoup plus loin que la simple question de la franc-maçonnerie po­sée dans la phase ascendante du capitalisme. Ainsi, la majorité des sociétés secrètes anti-communistes, qui furent créées entre 1918 et 1923 contre la révolution allemande, n’avaient pas toute leur origine dans la franc-maçonnerie mais furent montées de toutes pièces par l’armée, sous le contrôle d’officiers démobilisés. En tant qu’instruments directs de l’Etat capitaliste contre la révolution communiste, elles furent démantelées dès que le prolétariat fut défait. De même, depuis la fin de la contre-révolu­tion à la fin des années 1960, la franc-ma­çonnerie classique n’est qu’un aspect de tout un dispositif de sectes religieuses, ésotéri­ques, racistes, aux idéologies, qui déclarent la guerre au matérialisme et au concept de progrès historique, avec une influence con­sidérable dans les pays industrialisés. Ce dispositif constitue une arme supplémentaire de la bourgeoisie contre la classe ouvrière.

La Première Internationale contre les sociétés secrètes

Déjà la Première Internationale a été la cible d'attaques enragées de la part de l'occul­tisme. Les adeptes du mysticisme catholique des carbonaristes et du mazzinisme étaient des adversaires déclarés de l'Internationale. A New York, les adeptes de l'occultisme de Virginia Woodhull essayèrent d'introduire le féminisme, l' « amour libre » et les « expériences parapsychologiques » dans les sections américaines. En Grande-Bretagne et en France, les loges maçonni­ques de l'aile gauche de la bourgeoisie, ap­puyées par les agents bonapartistes, organi­sèrent une série de provocations visant à discréditer l'Internationale et à permettre l'arrestation de ses membres, ce qui obligea le Conseil Général à exclure Pyat et ses partisans, et à les dénoncer publiquement. Mais le plus grand danger est venu de l'Alliance de Bakounine, une organisation secrète dans l'Internationale qui, avec les différents niveaux d' « initiation » de ses membres « aux secrets » et avec ses métho­des de manipulation (le Catéchisme révolu­tionnaire de Bakounine) reproduisait exac­tement l'exemple de la franc-maçonnerie.

On connaît bien l'énorme engagement que Marx et Engels ont manifesté pour repousser ces attaques, pour démasquer Pyat et ses partisans bonapartistes, pour combattre Mazzini et les actions de Woodhull, et par-dessus tout pour mettre à nu le complot de l'Alliance de Bakounine contre l'Internationale (voir la Revue Internationale n °84 et 85). La pleine conscience qu'ils avaient de la menace que constitue l'occul­tisme se retrouve dans la résolution propo­sée par Marx lui-même, adoptée par le Conseil général, sur la nécessité de combat­tre les sociétés secrètes. A la conférence de Londres de L'AIT, en septembre 1871, Marx insistait sur le fait que « ce type d'organisa­tion se trouve en contradiction avec le déve­loppement du mouvement prolétarien, à partir du moment où ces sociétés, au lieu d'éduquer les ouvriers, les soumettent à leur lois autoritaires et mystiques qui entravent leur indépendance et entraînent leur con­science dans une fausse direction. » (Marx-Engels, Oeuvres)

La bourgeoisie aussi a essayé de discréditer le prolétariat à travers les allégations des médias suivant lesquelles l'Internationale et la Commune de Paris auraient toutes deux été organisées par une direction secrète de type maçonnique. Dans une interview au journal The New York World, qui suggérait que les ouvriers étaient les instruments d'un « conclave » d'audacieux conspirateurs pré­sents au sein de la Commune de Paris, Marx déclarait : « Cher monsieur, il n'y a pas de secret à éclaircir... à moins que ce ne soit le secret de la stupidité humaine de ceux qui ignorent obstinément le fait que notre Association agit en public, et que des rap­ports développés de nos activités sont pu­bliés pour tous ceux qui veulent les lire. » La Commune de Paris, selon la logique du World, « pourrait également avoir été une conspiration des francs-maçons car leur contribution n'a pas été petite. Je ne serais vraiment pas étonné si le pape venait à leur attribuer toute la responsabilité de l'insur­rection. Mais envisageons une autre expli­cation. L'insurrection de Paris a été faite par les ouvriers parisiens. »

Le combat contre le mysticisme dans la Deuxième Internationale

Avec la défaite de la Commune de Paris et la mort de l'Internationale, Marx et Engels ont appuyé le combat pour soustraire de l'influence de la franc-maçonnerie des orga­nisations ouvrières dans des pays comme l'Italie, l'Espagne ou les Etats-Unis (les « Chevaliers du Travail »). La Deuxième Internationale, fondée en 1889, était, au dé­but, moins vulnérable que la précédente à l'infiltration occultiste, car elle avait exclu les anarchistes. L'ouverture même du pro­gramme de la Première Internationale avait permis à des « éléments déclassés de s'y faufiler et d'établir, en son coeur même, une société secrète dont les efforts, au lieu d'être dirigés contre la bourgeoisie et les gouver­nements existants, l'étaient contre l'Internationale elle-même. » (Rapport sur l'Alliance au congrès de La Haye, 1872)

Alors que la Deuxième Internationale était moins perméable sur ce plan, les attaques ésotériques commencèrent, non pas au moyen d'une infiltration organisationnelle, mais à travers une offensive idéologique contre le marxisme. A la fin du 19e siècle, la franc-maçonnerie allemande et autri­chienne se vantait d'avoir réussi à libérer les universités et les cercles scientifiques du « fléau du matérialisme ». Avec le dévelop­pement des illusions réformistes et de l'op­portunisme dans le mouvement ouvrier, au début du siècle, c'est à partir de ces scienti­fiques d'Europe centrale que le mouvement bernsteinien adopta « la découverte » du « dépassement du marxisme » par l'idéa­lisme et l'agnosticisme néo-kantien. Dans le contexte de la défaite du mouvement prolé­tarien en Russie après 1905, la maladie de la « construction de Dieu » pénétra jusque dans les rangs du bolchevisme, d'où elle fut néanmoins rapidement éradiquée. Au sein de l'Internationale comme un tout, la gauche marxiste développa une défense héroïque et brillante du socialisme scientifique, sans pour autant être capable de stopper l'avancée de l'idéalisme, si bien que la franc-maçon­nerie commença à gagner des adeptes dans les rangs des partis ouvriers. Jaurès, le fa­meux leader ouvrier français, défendait ou­vertement l'idéologie de la franc-maçonnerie contre ce qu'il appelait « l'interprétation économiste pauvre et étroitement matéria­liste de la pensée humaine » du révolution­naire marxiste Franz Mehring. Dans le même temps, le développement de l'anarcho-syndicalisme en réaction au réformisme ou­vrit un nouveau champ pour le développe­ment d'idées réactionnaires, parfois mysti­ques, basées sur les écrits de philosophes comme Bergson, Nietzsche (celui-ci s'étant qualifié lui-même de « philosophe de l'éso­térisme ») ou Sorel. Cela, en retour, affecta des éléments anarchistes au sein de l'Internationale comme Hervé en France ou Mussolini en Italie qui, à l'éclatement de la guerre, s'en allèrent rejoindre les organisa­tions de l'extrême-droite de la bourgeoisie.

Les marxistes tentèrent en vain d'imposer une lutte contre la franc-maçonnerie dans le parti français, ou d'interdire aux membres du parti en Allemagne une « seconde loyauté » pour ce type d'organisations. Mais, dans la période d'avant 1914, ils ne furent pas assez forts pour imposer des mesures organisationnelles semblables à celles que Marx et Engels avaient fait adopter dans l'AIT.

La Troisième Internationale contre la franc-maçonnerie

Déterminé à surmonter les faiblesses organi­sationnelles de la deuxième internationale qui favorisèrent sa faillite en 1914, le Komintern a lutté pour l'élimination totale des éléments « ésotériques » de ses rangs. En 1922, face à la l'infiltration au sein du Parti communiste français d'éléments appar­tenant à la franc-maçonnerie et qui ont gan­gréné le parti dès sa fondation au congrès de Tours, le 4e congrès de l'Internationale Communiste, dans sa « Résolution sur la question française » devait réaffirmer les principes de classe dans les termes sui­vants :

« L'incompatibilité de la franc-maçonnerie et du socialisme était considérée comme évidente dans la plupart des partis de la Deuxième Internationale (...) Si le deuxième Congrès de l'Internationale Communiste n'a pas formulé, dans les conditions d'adhésion à l'Internationale, de point spécial sur l'in­compatibilité du communisme et de la franc-maçonnerie, c'est parce que ce principe a trouvé sa place dans une résolution séparée votée à l'unanimité du Congrès.

Le fait, qui s'est révélé d'une façon inatten­due au 4e Congrès de l'Internationale Communiste, de l'appartenance d'un nombre considérable de communistes français aux loges maçonniques est, aux yeux de l'Internationale Communiste, le témoignage le plus manifeste et en même temps le plus pitoyable que notre Parti français a conser­vé, non seulement l'héritage psychologique de l'époque du réformisme, du parlementa­risme et du patriotisme, mais aussi des liai­sons tout à fait concrètes, extrêmement compromettantes pour la tête du Parti, avec les institutions secrètes, politiques et car­riéristes de la bourgeoisie radicale (...)

L'Internationale considère comme indispen­sable de mettre fin, une fois pour toutes, à ces liaisons compromettantes et démoralisa­trices de la tête du Parti Communiste avec les organisations politiques de la bourgeoi­sie. L'honneur du prolétariat de France exige qu'il épure toutes ses organisations de classe des éléments qui veulent appartenir à la fois aux deux camps en lutte.

Le Congrès charge le Comité Directeur du Parti Communiste français de liquider avant le 1er janvier 1923 toutes les liaisons du Parti, en la personne de certains de ses membres et de ses groupes, avec la franc-maçonnerie. Celui qui, avant le 1er janvier, n'aura pas déclaré ouvertement à son or­ganisation et rendu publique par la presse du Parti sa rupture complète avec la franc-maçonnerie est, par là-même, automatique­ment exclu du Parti communiste sans droit d'y jamais adhérer à nouveau, à quelque moment que ce soit. La dissimulation par quiconque de son appartenance à la franc-maçonnerie sera considérée comme péné­tration dans le Parti d'un agent de l'ennemi et flétrira l'individu en cause d'une tache d'ignominie devant tout le prolétariat. »

Au nom de l'internationale, Trotsky dénonça l'existence de liens entre la « franc-maçon­nerie et les institutions du parti, le comité de rédaction, le comité central » en France.

« La ligue des droits de l'homme et la franc-maçonnerie sont des instruments de la bourgeoisie qui font diversion à la con­science des représentants du prolétariat français. Nous déclarons une guerre sans pitié à ces méthodes car elles constituent une arme secrète et insidieuse de l'arsenal bourgeois. On doit libérer le parti de ces éléments. » (Trotsky, La voix de l'Internationale : le mouvement communiste en France)

De façon similaire, le délégué du Parti communiste allemand (KPD) au 3e congrès du Parti Communiste italien à Rome, en se référant aux thèses sur la tactique commu­niste soumises par Bordiga et Terracini, af­firmait : « Le caractère irréconciliable évi­dent entre l'appartenance simultanée au Parti Communiste et à un autre Parti, s'applique, en dehors de la pratique politi­que, aussi à ces mouvements qui, en dépit de leur caractère politique, n'ont pas le nom ni l'organisation d'un parti (...) on trouve ici en particulier la franc-maçonnerie. » (« Les thèses italiennes », Paul Butcher dans L'Internationale, 1922)

Le développement vertigineux des sociétés secrètes dans la décadence capitaliste

L'entrée du capitalisme dans sa phase de dé­cadence depuis la première guerre mondiale a entraîné un gigantesque développement de l'Etat capitaliste et en particulier de ses ap­pareils militaires et répressifs (espionnage, police secrète, etc.). Cela implique-t-il que la bourgeoisie n'avait plus besoin de ses so­ciétés secrètes « traditionnelles » ? Ce fut en partie le cas. Là où le totalitarisme de l'Etat capitaliste décadent a pris une forme brutale et non dissimulée comme dans l'Allemagne hitlérienne, l'Italie de Mussolini ou la Russie de Staline, les loges maçonniques ou autres, ou les regroupements secrets furent égale­ment interdits.

Cependant, même ces formes brutales de capitalisme ne peuvent complètement se dispenser d'un appareil parallèle, sans exis­tence officielle, secret ou illégal. Le totali­tarisme du capitalisme d'Etat implique le contrôle dictatorial de l'Etat bourgeois, pas seulement sur toute l'économie, mais sur l'ensemble des aspects de la vie sociale. Ainsi, dans les régimes staliniens, la mafia constitue une partie indispensable de l'Etat, dans la mesure où elle contrôle la seule par­tie de l'appareil de distribution qui fonc­tionne réellement, mais qui officiellement est supposée ne pas exister : le marché noir. Dans les pays de l'ouest, la criminalité or­ganisée est une partie du régime de capita­lisme d'Etat non moins indispensable.

Mais sous cette forme de capitalisme d'Etat prétendument démocratique, les appareils de repression et d'infiltration tant officiels que non officiels ont connu un développement pharamineux.

Sous son maquillage démocratique, l'Etat impose sa politique sur les membres de sa propre classe et combat les organisations de ses rivaux impérialistes et celles de son en­nemi de classe prolétarien d'une manière pas moins totalitaire que sous le nazisme ou le stalinisme. Sa police politique officielle et son appareil d'informateurs est tout aussi omniprésent que dans n'importe quel autre Etat. Mais alors que l'idéologie « démocratique » ne permet pas à cet appa­reil d'agir aussi ouvertement que la Gestapo en Allemagne ou la Guépéou en Russie, la bourgeoisie occidentale est amenée à déve­lopper et à s'appuyer à nouveau sur ses an­ciennes traditions de franc-maçonnerie ou de mafia politique, mais cette fois sous le con­trôle direct de l'Etat. Ce que la bourgeoisie occidentale ne fait pas ouvertement et léga­lement, elle le fait dans l'illégalité et secrè­tement.

Ainsi, quand l'armée américaine envahit l'Italie de Mussolini en 1943, elle n'amena pas avec elle que la Mafia.

« Dans le sillage des divisions motorisées américaines progressant vers le Nord, les loges maçonniques se développèrent comme des champignons après la pluie. Ce n'était pas seulement une réaction au fait que pré­cédemment elles avaient été interdites par Mussolini qui avait persécuté leurs mem­bres. Les puissants regroupements maçon­niques américains participèrent à ce déve­loppement, en prenant immédiatement sous leur coupe leurs frères italiens. » ([4] [420])

Ici se trouve l'origine de l'une des plus fa­meuses parmi les innombrables organisa­tions parallèles de la bourgeoisie occiden­tale, la Loge de la Propagande Due (Loge P2) en Italie. Ces structures non officielles coordonnèrent la lutte des différentes bour­geoisies nationales et du bloc américain con­tre l'influence du bloc soviétiques rival, dans tous les aspects de la vie sociale. De telles loges recrutent aussi parmi les leaders de l'aile gauche de l'Etat capitaliste, dans les partis staliniens et gauchistes, dans les syn­dicats.

Une série de scandales et révélations (liés à l'éclatement du bloc de l'est après 1989) ont fait apparaître au grand jour le travail qu'as­sumaient de tels regroupements, au profit de l'Etat, dans la lutte contre l'ennemi impéria­liste. Mais un secret de la bourgeoisie de­meure soigneusement dissimulé encore : c'est le fait que, dans la décadence, sa vieille tradition d'infiltration maçonnique des or­ganisations ouvrières a aussi fait partie du répertoire de l'appareil d'Etat du totalita­risme démocratique. Cela fut le cas à chaque fois que le prolétariat a sérieusement mena­cé la bourgeoisie : tout au long de la vague révolutionnaire de 1917-23, mais aussi de­puis 1968 avec la fin de la contre-révolution qui a suivi la défaite de cette vague.

Un appareil contre-révolutionnaire parallèle

Comme Lénine l'a souligné, la révolution prolétarienne en Europe occidentale à la fin de la première guerre mondiale était con­frontée à une classe dominante plus puis­sante et plus intelligente qu'en Russie. Comme en Russie, la bourgeoisie occiden­tale, face à la vague révolutionnaire, a joué immédiatement la carte démocratique en mettant au pouvoir la gauche, c’est-à-dire les anciens partis ouvriers, en annonçant la tenue d'élections ainsi que des projets pour la « démocratie industrielle » et pour « intégrer » les conseils ouvriers dans la constitution et l'Etat.

Mais la bourgeoisie occidentale est allée au delà de ce qu'a fait l'Etat russe après février 1917. Elle a commencé immédiatement à construire un gigantesque appareil contre-révolutionnaire parallèle à ses structures of­ficielles.

A cette fin, elle a mis à profit l'expérience politique et organisationnelle des loges ma­çonniques et des ordres de la droite popu­laire qui s'étaient spécialisés dans le combat contre le mouvement socialiste avant la guerre mondiale, achevant ainsi leur inté­gration dans l'Etat. Une organisation de ce type, l' « Ordre Germanique » et « la Ligue du Marteau », fut fondée en 1912 en ré­ponse à l'imminence de la guerre et à la vic­toire électorale du parti socialiste. Elle af­firmait dans son journal son but « d'organiser la contre-révolution ». « La sainte vendetta liquidera les leaders révolu­tionnaires au tout début de l'insurrection, sans hésiter à lutter contre les masses cri­minelles avec leurs propres armes. » ([5] [421])

Victor Serge fait référence aux services se­crets de l' « Action Française » et des « cahiers de l'anti-France » qui rensei­gnaient sur les mouvements d'avant-garde en France déjà pendant la guerre ; il parle des informateurs et services de provocateurs des partis fascistes en Italie et des agences de détectives privés aux Etats-Unis qui « fournissent à volonté aux capitalistes des mouchards discrets, des provocateurs ex­perts, des tireurs d'élite, des gardes, des contremaîtres et aussi des militants syndi­caux corrompus à souhait » (édition fran­çaise). Et la compagnie Pinkerton est suppo­sée employer 135 000 personnes.

« En Allemagne, les forces vitales de la réaction se concentrent, depuis le désarme­ment officiel du pays, dans les organisations plus qu'à demi secrètes. La réaction a com­pris que même aux partis secondés par l'Etat, la clandestinité est une ressource précieuse. Contre le prolétariat, il va de soi que toutes ces organisations assument plus ou moins les fonctions d'une police oc­culte. » ([6] [422])

Afin de ne pas affaiblir le mythe de la dé­mocratie, ces organisations contre-révolu­tionnaires en Allemagne et dans d'autres pays n'appartenaient pas officiellement à l'Etat. Elles avaient des sources de finance­ment privées. Certaines étaient même décla­rées illégales, se présentaient elles-mêmes comme ennemies de la démocratie et al­laient jusqu'à assassiner des leaders « démocrates » bourgeois comme Rathenau et Erzberger, et commettre des putschs de droite (Putsch de Kapp en 1920, d'Hitler en 1923). Elles purent ainsi jouer un rôle pri­mordial de mystification du prolétariat en le précipitant dans la défense de la contre-révo­lutionnaire « démocratie » de Weimar.

Le réseau contre la révolution prolétarienne

C'est à travers l'expérience en Allemagne, qui était le principal centre hors de Russie de la vague révolutionnaire de 1917-23, qu'on peut le mieux appréhender l'ampleur des opérations contre-révolutionnaires que mène la bourgeoisie lorqu'elle sent sa domi­nation de classe menacée. Un gigantesque réseau de défense de l'Etat bourgeois fut mis en place. Ce réseau utilisa la provocation, l'infiltration et le meurtre politique pour sou­tenir tant les polices contre-révolutionnaires du SPD et des syndicats que la Reichswehr et la non officielle « armée blanche » des corps-francs. L'exemple le plus connu est celui du NSDAP (le parti nazi) qui fut fondé à Munich en 1919 sous le nom de « Parti des travailleurs allemands » pour lutter con­tre la révolution. Hitler, Göring, Röhm et les autres leaders nazis ont débuté leur carrière politique en tant qu'informateurs et agents contre les conseils ouvriers de Bavière.

Ces centres « illégaux » de la contre-révolu­tion faisaient, en réalité, partie intégrante de l'Etat. Bien que ces spécialistes de l'assassi­nat, tels les meurtriers de Liebknecht et Luxemburg, et les tortionnaires de centaines de dirigeants communistes, aient été passés en jugement, soit ils furent déclarés non coupable, soit ils obtinrent des peines sym­boliques, soit ils purent s'échapper. Bien que leurs caches d'armes aient été découvertes par la police, l'armée réclama les armes sous prétexte qu'elles lui avaient été volées.

L’organisation Escherish (« Orgesh »), la plus importante et la plus dangereuse des armées anti-prolétariennes après le putsch de Kapp, ayant pour but déclaré de « liquider le Bolchevisme », « avait près d’un million de membres armés, possédant d’innombrables dépôts d’armes cachés, et travaillant avec les méthodes des services secrets. A cette fin, l’Orgesch a maintenu une agence de renseignement » ([7] [423]). Et le « Teno », soi-disant un service technique in­tervenant en cas de catastrophe publique, était en réalité une troupe de 170 000 hom­mes utilisée essentiellement pour briser les grèves.

La Ligue Anti-bolchevique, fondée le 1er décembre 1918 par des industriels, orientait sa propagande en direction des ouvriers. « Elle suivit attentivement le développement du KPD (Parti communiste allemand) et es­saya de l’infiltrer au moyen de ses informa­teurs. C’est à cette fin qu’elle mit en place un réseau d’informateurs camouflé derrière le nom de quatrième département. Elle maintint des liens avec la police politique et des unités de l’armée. » ([8] [424])

A Munich l’occulte société de Thulé, liée à l’Ordre Germanique d’avant-guerre cité pré­cédemment, créa l’armée blanche de la bourgeoisie bavaroise, les corps-francs Oberland, coordonna la lutte contre la ré­publique des conseils en 1919, et prit en charge le meurtre de Eisner, un dirigeant de l’USPD, dans le but de provoquer un insur­rection prématurée. « Son deuxième dépar­tement était son service de renseignement, avec une activité organisée et étendue d’infiltration, d’information et de sabotage. Selon Sebottendorff, chaque membre de la ligue de combat avait rapidement et sous un autre nom une carte de membre du groupe Spartacus. Les informateurs de la Ligue de Combat siégeaient également dans les comi­tés du gouvernement des conseils et de l’armée rouge, et rapportaient chaque soir au centre de la société de Thulé les plans de l’ennemi. » ([9] [425])

L'arme principale de la bourgeoisie contre la révolution prolétarienne n'est ni la répres­sion ni la subversion mais l'influence idéo­logique et organisationnelle de ses organi­sations de « gauche » dans les rangs du prolétariat. C'est ce rôle essentiel qu'ont joué la social-démocratie et les syndicats. Mais le poids du soutien qu'ont représenté l'infiltra­tion et la provocation aux efforts de la gau­che du capital contre le combat des ouvriers fut particulièrement révélé par le « National-Bolchévisme » durant la révolu­tion allemande. Influencée par le pseudo anti-capitalisme, le nationalisme extrémiste, l'antisémitisme et l'anti-libéralisme des or­ganisations parallèles de la bourgeoisie, avec lesquelles elle tenait des réunions se­crètes, la prétendue « gauche » de Hambourg autour de Laufenberg et Wollfheim a développé une version contre-révolutionnaire du « communisme de gau­che » qui a contribué de façon décisive à diviser le tout nouveau KPD en 1919, et à le discréditer en 1920.

Le travail d'infiltration bourgeoise au sein de la section de Hambourg du KPD commença déjà à être découvert par le parti en 1919 quand furent démasqués environ 20 agents de la police directement en lien avec le GKSD, un régiment contre-révolutionnaire de Berlin. « A partir de là eurent lieu des tentatives répétées pour pousser les ouvriers de Hambourg à se lancer dans des attaques armées de prisons ou dans d'autres actions aventuristes. » ([10] [426])

L'organisateur de ce travail de sape contre les communistes de Hambourg, Von Killinger, devint peu de temps après un di­rigeant de l' « Organisation Consul », une organisation secrète terroriste et criminelle financée par les junkers, dont le but était l'infiltration des organisations communistes et l'unification de la lutte de tous les autres groupes de droite contre le communisme.

La défense de l'organisation révolutionnaire

Au début de cet article, nous avons vu com­ment les communistes internationalistes ti­rèrent les leçons de l'incapacité qu'avait eue la deuxième Internationale à mener un com­bat plus rigoureux au niveau organisationnel contre la franc-maçonnerie et les sociétés secrètes.

Déjà, le deuxième congrès mondial de l'Internationale communiste, en 1920, avait adopté une motion du parti italien contre les francs-maçons, motion qui officiellement ne faisait pas partie des « 21 conditions » pour adhérer à l'internationale mais qui officieu­sement était connue comme la 22e condi­tion. En fait, les fameuses 21 conditions d'août 1920 obligèrent toutes les sections de l'Internationale à organiser des structures clandestines pour protéger l'organisation face à l'infiltration, pour faire des investiga­tions en direction des activités de l'appareil illégal contre-révolutionnaire de la bour­geoisie. Elles les amenèrent également à soutenir le travail centralisé internationale­ment qui était dirigé contre les actions poli­tiques et répressives du capital.

Le troisième congrès en juin 1921 adopta des principes destinés à mieux protéger l'Internationale contre les informateurs et agents provocateurs, par l'observation sys­tématique des activités, officielles et secrè­tes, de la police, de l'appareil paramilitaire, des francs-maçons, etc. Un comité spécial, l'OMS, fut créé pour coordonner internatio­nalement ce travail.

Le KPD, par exemple, publiait régulière­ment des listes d'agents provocateurs et d'in­formateurs de la police exclus de ses rangs, avec leur photo et la description de leur mé­thodes. « D'août 1921 à août 1922 le dépar­tement d'information démasqua 124 infor­mateurs, agents provocateurs et escrocs. Soit ils avaient été envoyés dans le KPD par la police ou des organisations de droite, soit ils avaient espéré exploiter financièrement le KPD pour leur propre compte. » (4)

Des brochures furent préparées sur cette question. Le KPD découvrit aussi qui avait tué Liebknecht et Luxemburg, publia les photos des assassins et demanda l'aide de la population pour les pourchasser. Une orga­nisation spéciale fut créée pour défendre le parti contre les sociétés secrètes et les or­ganisations paramilitaires de la bourgeoisie. Ce travail incluait des actions spectaculai­res. Ainsi, en 1921, des membres du KPD, déguisés en policiers, perquisitionnèrent les locaux d'un bureau de l'armée blanche russe à Berlin et confisquèrent les papiers. Des at­taques surprises furent menées contre les bureaux secrets de la criminelle « Organisation Consul ».

Et surtout, le Kominterm alimentait réguliè­rement toutes les organisations ouvrières en avertissements concrets et en informations sur les experts du bras occulte de la bour­geoisie afin de l'anéantir.

Après 1968 : la renaissance des manipulations occultes contre le prolétariat

Avec la défaite de la révolution communiste après 1923, le réseau secret anti-prolétarien de la bourgeoisie fut soit dissout soit affecté à d'autres tâches par l'Etat. En Allemagne, beaucoup de ces éléments furent plus tard intégrés dans le mouvement nazi.

Mais quand les luttes ouvrières massives de 1968 en France mirent fin à 50 ans de con­tre-révolution et ouvrirent une nouvelle pé­riode de développement de la lutte de classe, la bourgeoisie commença à réactiver son ap­pareil caché anti-prolétarien. En mai 1968 en France, « le Grand Orient salua avec enthousiasme le magnifique mouvement des étudiants et des ouvriers et envoya de la nourriture et des médicaments à la Sorbonne occupée. » ([11] [427])

Ce « salut » n'était qu'hypocrisie. Dès après 1968, en France, la bourgeoisie va mettre en branle ses sectes « néo-templières », « rosicruciennes » et « martinistes » dans le but d'infiltrer les groupes gauchistes et au­tres, en collaboration avec les structures du SAC (le Service d'Action Civique, créé par les hommes de main de De Gaulle). Par exemple, Luc Jouret, le gourou du « Temple solaire », a commencé sa carrière d'agent d'officines parallèles semi-légales en infil­trant des groupes maoïstes ([12] [428]), avant de se retrouver en 1978 comme médecin parmi les parachutistes belges et français qui sautèrent sur Kolwesi au Zaïre.

En fait, les années suivantes apparurent des organisations du type de celles utilisées con­tre la révolution prolétarienne dans les an­nées 1920. A l'extrême-droite, le Front Européen de Libération a fait renaître la tradition du National-Bolchevisme. En Allemagne, le front Ouvrier Social Révolutionnaire, suivant sa devise : « la frontière n'est pas entre la gauche et la droite, mais entre au-dessus et en dessous », se spécialise dans l'infiltration de différentes organisations de gauche. La Loge de Thulé a également été refondée comme société se­crète contre-révolutionnaire. ([13] [429])

Parmi les services de renseignement privés de la droite moderne on trouve ceux de la Ligue Mondiale Anticommuniste, ceux du Comité du Travail ou encore ceux du Parti Européen du Travail dont le leader Larouche est décrit par un membre du Conseil National de Sécurité des Etats Unis comme ayant « le meilleur service privé de rensei­gnement du monde. » ([14] [430]) En Europe, cer­taines sectes rosicruciennes sont d'obédience américaine, d'autres d'obédience européenne telle que l' « Association Synarchique d'Empire » dirigée par la famille des Habsbourg qui a régné sur l'Europe à travers l'empire austro-hongrois.

Des versions de gauche de telles organisa­tions contre-révolutionnaires ne sont pas moins actives. En France, par exemple, des sectes se sont constituées dans la tradition « martiniste », une variante de la franc-ma­çonnerie qui, dans l'histoire, s'est spécialisée dans les missions secrètes d'agents d'in­fluence complétant le travail des services secrets officiels ou dans l'infiltration et la destruction des organisations ouvrières. De tels groupes propagent l'idée que le com­munisme soit n'explique pas tout et doit être enrichi ([15] [431]), soit qu'il peut être instauré plus sûrement par les manipulations d'une mino­rité éclairée. Comme d'autres sectes, ils sont spécialisés dans l'art de la manipulation des personnes, pas seulement leur comportement individuel mais surtout leur action politique.

Plus généralement, le développement de sec­tes occultes et de regroupements ésoté­riques dans les dernières années n'est pas seulement l'expression du désespoir et de l'hystérie de la petite-bourgeoisie face à la situation historique mais est encouragé et organisé par l'Etat. Le rôle de ces sectes dans les rivalités impérialistes est connu (cf. l'utilisation de l'Eglise de Scientologie par la bourgeoisie américaine contre l'Allemagne). Mais tout ce mouvement « ésotérique » fait également partie de l'attaque idéologique de la bourgeoisie contre le marxisme, particu­lièrement depuis 1989 avec la prétendue « mort du communisme ». Historiquement, c'est face au développement du mouvement socialiste que la bourgeoisie européenne commença à s'identifier avec l'idéologie mystique de la franc-maçonnerie, particuliè­rement après la révolution de 1848. Aujourd'hui la haine profonde de l'ésoté­risme envers le matérialisme et le mar­xisme, aussi bien qu'envers les masses pro­létariennes considérées comme « matérialistes » et « stupides », n'est rien d'autre que la haine que concentrent la bour­geoisie et la petite-bourgeoisie face au prolé­tariat non vaincu. Incapable elle-même d'of­frir aucune alternative historique, la bour­geoisie oppose au marxisme le mensonge selon lequel le stalinisme était du commu­nisme mais aussi la vision mystique suivant laquelle le monde ne pourra être « sauvé » que lorsque la conscience et la rationalité auront été remplacées par les rituels, l'intui­tion et les supercheries.

Aujourd'hui, face au développement du mysticisme et à la prolifération des sectes occultes dans la société capitaliste en dé­composition, les révolutionnaires doivent ti­rer les leçons de l'expérience du mouvement ouvrier contre ce que Lénine appelait « le mysticisme, ce cloaque pour les modes con­tre-révolutionnaires. » Ils doivent se réap­proprier cette lutte implacable menée par les marxistes contre l'idéologie franc-maçonne. Ils doivent « rendre la honte plus honteuse encore en la livrant à la publicité » (comme le disait Marx) en dénonçant fermement ce type d'idéologie réactionnaire.

Au même titre que la religion, qualifiée par Marx au siècle dernier, d' « opium du peu­ple » les thèmes idéologiques de la franc-maçonnerie moderne sont un poison distillé par l'Etat bourgeois pour détruire la consc­ience de classe du prolétariat.

Le fait que le mouvement ouvrier du passé ait dû mener un combat permanent contre l'occultisme est assez peu connu aujourd'hui. En réalité, l'idéologie et les méthodes d'infil­tration secrète de la franc-maçonnerie ont toujours été un des fers de lance des tentati­ves de la bourgeoisie pour détruire, de l'in­térieur, les organisations communistes. Si le CCI, comme beaucoup d'organisations révo­lutionnaires du passé, a subi la pénétration en son sein de ce type d'idéologie, il est de son devoir et de sa responsabilité de com­muniquer à l'ensemble du milieu politique prolétarien les leçons du combat qu'il a me­né pour la défense du marxisme, de contri­buer à la réappropriation  de la vigilance du mouvement ouvrier du passé face à la politi­que d'infiltration et de manipulation par l'appareil occulte de la bourgeoisie.

Kr.




[1] [432]. Voir l’avertissement publié à ce sujet dans toute la presse territoriale du CCI.

 

[2] [433]. Voir La politique étrangère de la Russie tsariste, Engels.

 

[3] [434]. .Bakounine, cité par R. Huch, Bakunin und die Anarchie (Bakounine et l’anarchie).

 

[4] [435]. Terror, Drahtzieher und Attentäter (Terreur, manipulateurs et assasins), Kowaljow-Mayschew. La version est-allemande du livre soviétique fut publiée par les éditeurs militaires de la RDA.

 

[5] [436]. Die Thule-Gesellschaft (L’histoire de la Loge de Thulé), Rose.

 

[6] [437]. Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression, V. Serge.

 

[7] [438]. Der Nachrichtendienst der KPD (Les services de renseignement du KPD), publié en 1993 par d'anciens historiens de la police secrète de l’Allemagne de l’Est, la STASI.

 

[8] [439]. Idem.

 

[9] [440]. Die Thule-Gesellshaft.

 

[10] [441]. Der Nachrichtendienst der KPD.

 

[11] [442]. Frankfurter Allgemeine Zeitung, Supplement, 18 mai 1996.

 

[12] [443] . L'Ordre du Temple solaire.

 

[13] [444]. Drahtzieher im braunen Netz (Ceux qui tirent les ficelles dans le réseau brun), Konkret.

 

[14] [445]. Cité dans Geschäfte und Verbrechen der Politmafia (Les affaires et les crimes de la mafia politique, Roth-Ender).

 

[15] [446]. Ces conceptions ont pour but de discréditer le communisme et le marxisme, d'affaiblir la conscience de classe, d'obscurcir une arme essentielle du prolétariat : sa clarté théorique.

 

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [55]

Questions d'organisation, III : le congres de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique.

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Dans les deux premiers articles de cette sé­rie, nous avons montré quelles étaient les origines de l'Alliance de Bakounine, com­ment elle s'est développée et de quelle façon la bourgeoisie avait soutenu et manipulé cette machine de guerre contre la Première Internationale. Nous avons vu la priorité ab­solue qu'ont donné à la défense des principes prolétariens de fonctionnement dans la lutte contre l'anarchisme organisationnel, Marx, Engels et tous les éléments prolétariens sains de l'Internationale. Dans cet article, nous tirerons les leçons du Congrès de La Haye qui a constitué l'un des moments les plus importants de la lutte du marxisme con­tre le parasitisme politique. Les sectes so­cialistes qui ne trouvaient désormais plus leur place dans le jeune mouvement prolé­tarien en plein développement, ont alors orienté le principal de leur activité à lutter non contre la bourgeoisie mais contre les or­ganisations révolutionnaires elles-mêmes. Tous ces éléments parasites, malgré les di­vergences politiques existant entre eux, se sont ralliés aux tentatives de Bakounine pour détruire l'Internationale.

Les leçons de la lutte contre le parasitisme au Congrès de La Haye sont particulière­ment valables aujourd'hui. A cause de la rupture de la continuité organique avec le mouvement ouvrier du passé, on peut faire bien des parallèles entre le développement du milieu révolutionnaire après 1968 et ce­lui des débuts du mouvement ouvrier ; en particulier il existe non une identité mais une forte similarité entre le rôle du parasi­tisme politique à l'époque de Bakounine et celui qu'il joue aujourd'hui.

La tâche des révolutionnaires après la Commune de Paris

Le Congrès de La Haye de la Première Internationale en 1872 est l'un des Congrès les plus célèbres du mouvement ouvrier. C'est à ce Congrès qu'a eu lieu la « confrontation » historique entre le mar­xisme et l'anarchisme. Ce Congrès a ac­compli un pas décisif dans le dépassement de la phase sectaire qui avait marqué les premières années du mouvement ouvrier. A La Haye, le Congrès a jeté les bases pour le dépassement de la séparation entre les or­ganisations socialistes d'un côté et les mou­vements de masse de la lutte de classe de l'autre. Le Congrès a fermement condamné le « rejet » petit-bourgeois de « la politi­que » par les anarchistes ainsi que leurs « réserves » vis-à-vis des luttes défensives de la classe. Surtout, il a déclaré que l'émancipation du prolétariat nécessitait qu'il s'organise en parti politique autonome, en opposition à tous les partis des classes pos­sédantes (« Résolution sur les statuts », Congrès de La Haye).

Ce n'est pas un hasard si c'est à ce moment-là que furent traitées ces questions. Le Congrès de La Haye était le premier congrès international à se tenir après la défaite de la Commune de Paris. Il a eu lieu pendant la vague internationale de terreur réactionnaire qui s'est abattue sur le mouvement ouvrier au lendemain de cette défaite. La Commune de Paris avait montré le caractère politique de la lutte de classe prolétarienne. Elle avait montré la nécessité et la capacité de la classe révolutionnaire à organiser la confron­tation avec l'Etat bourgeois, sa ten­dance historique à détruire cet Etat et à le remplacer par la dictature du prolétariat, pré-condition du socialisme. Elle avait mon­tré à la classe ouvrière qu'elle ne pouvait mettre en oeuvre le socialisme par des ex­périences coopératives de type proudhonien, ni par des pactes avec la classe dominante tels que les proposaient les lassalliens, ni, non plus, grâce à l'action audacieuse d'une minorité décidée comme Blanqui le défen­dait. Par dessus tout, la Commune de Paris a montré à tous les authentiques révolution­naires prolétariens que la révolution socia­liste n'est en aucune façon une orgie d'anar­chie et de destruction, mais un processus or­ganisé et centralisé ; et que l'insurrection ouvrière n'amène pas à l'« abolition » im­médiate des classes, de l'Etat et de l'« autorité » mais requiert, de façon impé­rieuse, l'autorité de la dictature du proléta­riat. En d'autres termes, la Commune de Paris a totalement prouvé la position du marxisme et complètement évincé les « théories » des bakouninistes.

En fait, au moment du Congrès de La Haye, les meilleurs représentants du mouvement ouvrier prenaient conscience du poids qu'avaient eu dans la direction de l'insurrec­tion, les proudhoniens, les blanquistes, les bakouninistes et autres sectaires ; ce poids avait constitué la faiblesse principale de la Commune. Il était lié à l'incapacité de l'Internationale à avoir une influence dans les événements de Paris de la façon centrali­sée et coordonnée d'un parti de classe.

Aussi, après la chute de la Commune de Paris, la priorité absolue pour le mouvement ouvrier a été de secouer le joug de son pro­pre passé sectaire, de surmonter l'influence du socialisme petit-bourgeois.

Tel est le cadre politique qui explique le fait que la question centrale traitée au Congrès de La Haye n'a pas été la Commune de Paris elle-même mais la défense des statuts de l'Internationale contre les complots de Bakounine et de ses adeptes. Les historiens bourgeois que cela déconcerte en ont conclu que ce Congrès était lui-même l'expression du sectarisme puisque l'Internationale avait « préféré » traiter d'elle-même plutôt que des résultats d'un événement de la lutte de classe d'une importance historique. Ce que ne peut pas comprendre la bourgeoisie, c'est que la défense des principes politiques et organisationnels du prolétariat, l'élimination des théories et des attitudes organisationnel­les petites-bourgeoises de ses rangs consti­tuaient la réponse nécessaire des révolution­naires à la Commune de Paris.

Aussi les délégués se rendirent-ils à La Haye non seulement pour répondre à la ré­pression internationale et aux calomnies contre l'Association mais aussi et surtout pour combattre l'attaque contre l'organisation qui venait de l'intérieur. Bakounine avait mené ces attaques internes et réclamait maintenant ouvertement l'abolition de la centralisation organisationnelle, le non res­pect des statuts, le non paiement des cotisa­tions des membres au Conseil Général et le rejet de la lutte politique. Surtout, il était contre toutes les décisions de la Conférence de Londres de 1871 qui, tirant les leçons de la Commune de Paris, défendait la nécessité que l'Internationale joue le rôle de parti de classe. Sur le plan organisationnel, cette Conférence avait appelé le Conseil général à prendre sans hésitation en charge sa fonction de centralisation pour incarner l'unité de l'organisation entre deux congrès. Et elle condamna l'existence de sociétés secrètes dans l'Internationale, ordonnant la prépara­tion d'un rapport sur les scandaleuses activi­tés de Bakounine et de Netchaiev en Russie, menées au nom de l'Internationale. Avec im­pudence, Bakounine prenait les devants car ses activités contre l'Internationale étaient en train d'être découvertes. Mais c'était surtout un calcul stratégique. L'Alliance comptait exploiter l'affaiblissement et la désorienta­tion de beaucoup de parties de l'Internationale, après la défaite de la Commune de Paris, dans le but de ruiner celle-ci lors de son Congrès même sous les yeux du monde entier. Bakounine avait atta­qué la « dictature du Conseil général » dans « la circulaire de Sonvilliers » de novembre 1871, qui avait été envoyée à toutes les sec­tions. Celle-ci visait habilement tous les éléments petits-bourgeois qui se sentaient menacés par la prolétarisation des méthodes organisationnelles de l'Internationale, mé­thodes défendues par les organes centraux. De longs extraits de la « circulaire de Sonvilliers » furent diffusés par la presse bourgeoise (« Le monstre de l'Internationale se dévore lui-même »). « En France où tout ce qui était lié d'une façon ou d'une autre à l'Internationale donnait lieu à des persécu­tions, elle fut postée aux domiciles. »

La complicité du parasitisme et de la classe dominante

Plus généralement, non seulement la Commune de Paris mais aussi la fondation de l'Internationale elle-même ont toutes deux constitué des manifestations d'un seul et même processus. L'essence de celui-ci, c'était la maturation de la lutte d'émancipa­tion du prolétariat. Depuis le milieu des an­nées 1860, le mouvement ouvrier avait commencé à dépasser les « désordres de l'enfance ». Ayant tiré les leçons des révo­lutions de 1848, le prolétariat n'acceptait plus d'être dirigé par l'aile radicale de la bourgeoisie et luttait à présent pour établir sa propre autonomie de classe. Mais celle-ci requérait qu'au sein même de ses rangs le prolétariat surmontât les conceptions et les théories organisationnelles de la petite-bourgeoisie, de la bohème et des éléments déclassés qui y subsistaient et avaient en­core une influence importante.

Aussi, ce n'est pas seulement vers l'exté­rieur, contre la bourgeoisie, mais dans l'Internationale elle-même que devait se me­ner la bataille pour imposer une démarche prolétarienne à ses propres organisations qui atteignaient, au lendemain de la Commune de Paris, une nouvelle étape. C'est dans ses rangs que les éléments petits-bourgeois et déclassés menèrent une lutte féroce contre l'établissement des principes politiques et organisationnels du prolétariat car cela vou­lait dire l'élimination de leur propre in­fluence dans l'organisation ouvrière.

De ce fait, « ces sectes, leviers du mouve­ment à leur origine, lui font obstacle dès qu'il les dépasse ; alors, elles deviennent réactionnaires. » ([1] [447])

Le Congrès de La Haye se donna donc pour objectif d'éliminer le sabotage par les sectai­res de la maturation et de l'autonomisation de la classe ouvrière. Un mois avant le Congrès, dans une Circulaire à tous les membres de l'Internationale, le Conseil Général déclarait qu'il était largement temps d'en finir une fois pour toutes avec les luttes internes causées par la « présence d'un corps parasitaire ». Et il ajoutait : « En pa­ralysant l'activité de l'Internationale contre les ennemis de la classe ouvrière, l'Alliance sert magnifiquement la bourgeoisie et ses gouvernements. »

Le Congrès de La Haye a révélé que les sec­taires qui ne constituaient plus, désormais, un levier du mouvement, mais étaient deve­nus des parasites vivant sur le dos des or­ganisations prolétariennes, avaient organisé et coordonné internationalement leur guerre contre l'Internationale. Ils préféraient dé­truire le parti ouvrier plutôt que d'accepter que les ouvriers s'émancipent de leur in­fluence. Il a révélé que le parasitisme politi­que était prêt à s'allier à la bourgeoisie pour empêcher sa chute dans les fameuses pou­belles de l'histoire auxquelles il était des­tiné. Derrière une telle alliance se trouvait la haine commune à l'égard du prolétariat même si elle n'avait pas les mêmes causes. C'est l'un des accomplissements majeurs du Congrès de La Haye que d'avoir su mettre à nu l'essence de ce parasitisme politique : faire le travail de la bourgeoisie et participer à la guerre des classes possédantes contre les organisations communistes.

Les délégués contre Bakounine

Les déclarations écrites envoyées à La Haye par les sections, en particulier celles qui provenaient de France où l'Association me­nait clandestinement ses activités et dont beaucoup de délégués ne pouvaient assister au Congrès, témoignent de l'état d'esprit qui régnait dans l'Internationale à la veille de celui-ci. Les principaux points mis en avant étaient la proposition d'étendre les pouvoirs du Conseil Général, l'orientation vers un parti politique de classe et la confrontation à l'Alliance de Bakounine ainsi qu'à d'autres cas de violation flagrante des statuts.

Un des principaux signes que l'organisation était bien déterminée à démasquer les diffé­rents complots qui se développaient en son sein (et qui se concentraient tous autour de l'Alliance de Bakounine) en vue d'en finir avec eux fut la décision de Marx d'assister personnellement au Congrès. L'Alliance, qui existait en tant qu'organisation cachée dans l'organisation, était une société secrète éta­blie selon le modèle de la franc-maçonnerie. Les délégués étaient d'ailleurs tout-à-fait conscients que derrière les manoeuvres sec­taires autour de Bakounine se trouvait la classe dominante :

« ... Citoyens, jamais Congrès ne fut plus solennel et plus important que celui dont les séances vous réunissent à La Haye. Ce qui va en effet s'agiter, ce n'est pas telle ou telle insignifiante question de forme, tel ou tel banal article de règlement, c'est la vie même de l'Association.

Des mains impures et souillées de sang ré­publicain cherchent depuis longtemps à je­ter parmi nous une désunion dont profiterait seul le plus criminel des monstres, Louis Bonaparte ; des intrigants honteusement ex­pulsés de notre sein, des Bakounine, des Malon, des Gaspard Blanc et des Richard essayent de fonder nous ne savons quelle ridicule fédération qui, dans leurs projets ambitieux, doit écraser l'Association. Eh bien, citoyens, c'est ce germe de discorde, grotesque par ses visées orgueilleuses mais dangereux par ses manoeuvres audacieuses, c'est ce germe qu'il faut anéantir à tout prix. Sa vie est incompatible avec la nôtre et nous comptons sur votre impitoyable énergie pour remporter un décisif et éclatant succès. Soyez sans pitié, frappez sans hésitations, car si vous reculiez, si même vous faiblis­siez, vous seriez responsables non seulement du désastre essuyé par l'Association mais encore des terribles conséquences qui en ré­sulteraient pour la cause du prolétariat. » (Les membres parisiens de l'AIT, section Ferré, aux délégués du Congrès de La Haye, 23/08/1872) ([2] [448])

Et contre la revendication des bakouninistes qui réclamaient l'autonomie des sections et la quasi-abolition du Conseil Général, or­gane central représentant l'unité de l'organi­sation :

« Si vous prétendez que le Conseil est un agent inutile, que les fédérations peuvent s'en passer en correspondant entre elles... alors l'Association internationale est dislo­quée... Eh bien, nous vous déclarons, nous Parisiens, que nous n'avons pas à chaque génération, versé notre sang à flots pour la satisfaction des intérêts de clocher. Nous vous déclarons que vous n'avez rien compris du caractère et de la mission de l'Association Internationale. » (Déclaration de sections parisiennes aux délégués de l'Association internationale réunis en Congrès, lue à la douzième séance du Congrès le 7 septembre 1872) (2)

Les sections déclaraient encore :

« Nous ne voulons pas nous transformer en société secrète, nous ne voulons pas non plus tomber dans le marais de l'évolution purement économique. Parce que la société secrète aboutit à des aventures où le peuple est toujours victime... » (2)

La question des mandats

Ce que peut concrètement signifier l'infil­tration du parasitisme politique dans les or­ganisations prolétariennes est illustré par le fait que, des six jours prévus pour le Congrès de La Haye (du 2 au 7 septembre 1872), deux jours entiers durent être consa­crés à la vérification des mandats. En d'au­tres termes, il a été nécessaire de vérifier quels étaient les délégués qui disposaient réellement de mandats et qui les manda­taient. Ces questions étaient loin d'être tou­jours très claires. Dans certains cas, on ne savait même pas si les délégués étaient membres de l'organisation ou si les sections qui les avaient envoyés existaient vraiment.

Ainsi Serraillier, le correspondant pour la France au Conseil Général, n'avait jamais entendu parler d'une section à Marseille qui mandatait un membre de l'Alliance, pas plus qu'il n'avait reçu ses cotisations. « Il prouve­ra plus tard que des sections se sont formées en vue de ce Congrès. » ([3] [449])

Le Congrès a dû se prononcer et voter sur l'existence ou non de certaines sections !

Se trouvant minoritaires au Congrès, les supporters de Bakounine ont, à leur tour, cherché à contester les différents mandats, ce qui a aussi fait perdre du temps.

Le membre de l'Alliance, Alerini, déclare que les auteurs des Prétendues scissions dans l'Internationale (c'est-à-dire le Conseil général) devraient être exclus. En fait leur seul crime était de défendre les statuts de l'organisation. L'Alliance cherchait aussi à violer les règles de vote existantes en vou­lant interdire aux membres du Conseil géné­ral de voter au même titre que les délégués mandatés par les sections.

Un autre ennemi des organes centraux, « Mottershead... trouve étonnant qu'un ci­toyen (Barry) qui n'est pas regardé à Londres comme un représentant de la classe ouvrière représente ici une section alle­mande. » Marx lui répondit que c'était à mettre au crédit de Barry que de ne pas « représenter ici une clique de meneurs an­glais plus ou moins vendus à Dilke et con­sorts » et qu'il avait été expulsé du Conseil fédéral anglais du fait de « son refus de servir les intrigues de Mr. Hales. » (3) Hales et Mottershead soutenaient effective­ment la tendance anti-organisationnelle en Grande-Bretagne.

Ne détenant pas la majorité, l'Alliance a tenté, en plein congrès, un putsch contre les règles de l'Internationale, ce qui correspon­dait à sa « conception » des règles, c.a.d valables pour les autres mais pas pour l'élite bakouniniste.

Dans la proposition 4 au Congrès, les mem­bres espagnols de l'Alliance ont cherché à faire passer l'idée que les seuls votes qui de­vaient être pris en compte étaient ceux des délégués disposant d'un « mandat impéra­tif » de leurs sections. Les votes des autres délégués ne devaient ainsi, selon eux, être comptabilisés qu'après que leurs sections aient discuté et voté les motions du Congrès. Le résultat de cette proposition aurait été que la mise en application des résolutions n'aurait pu avoir lieu que deux mois après le Congrès. Elle n'avait d'autre but que de dé­considérer le Congrès, que de le présenter comme n'étant plus l'instance suprême de l'organisation.

Morago annonça alors « que les délégués espagnols ont le mandat de s'abstenir jus­qu'au moment de l'abolition du mode de votation » et qu'« il n'est pas juste que le mandat d'un grand nombre n'ait pas plus de poids que celui d'un petit nombre. » (3)

Dans les notes de Joukowski, on trouve la réponse suivante : « Lafargue déclare qu'il a un mandat contraire à celui des autres délé­gués de l'Espagne. » (3)

Cela révélait la réalité du fonctionnement des délégués appartenant à l'Alliance : ceux qui prétendaient avoir un « mandat impé­ratif » de leurs sections obéissaient en réa­lité aux instructions secrètes de l'Alliance, direction alternative cachée, opposée au Conseil Général et aux statuts.

Pour renforcer leur stratégie les membres de l'Alliance firent un chantage au Congrès. Le bras droit de Bakounine, Guillaume, face au refus du Congrès de violer ses propres règles pour faire plaisir aux bakouninistes espa­gnols, « proteste en disant que les Jurassiens vont aussi s'abstenir. » (3) Ils n'en restèrent pas là et menacèrent de quitter le Congrès.

En réponse à ce chantage, « le président ré­pond que leur conduite est inconcevable, car ce qu'ils se font un jeu d'attaquer n'est ni l'oeuvre du Conseil général, ni celle du pré­sent Congrès, mais les statuts de l'Association Internationale des Travailleurs. » (3)

Comme Engels le souligna : « Ce n'est pas notre faute si les espagnols sont dans la triste position où ils ne peuvent voter, ce n'est pas non plus la faute des ouvriers es­pagnols mais celle du Conseil fédéral espa­gnol qui est composé de membres de l'Alliance. » ([4] [450])

Face au congrès, Engels formula ainsi l'al­ternative :

« Nous devons décider si l'AIT doit conti­nuer à fonctionner sur une base démocrati­que ou être dominée par une clique (cris et protestations au mot clique) secrètement or­ganisée en violation des statuts. » ([5] [451])

« Ranvier proteste contre les menaces de quitter la salle proférées par Splingard, Guillaume et d'autres qui ne font que prou­ver que ce sont EUX et pas nous qui se sont prononcés A L'AVANCE sur les questions en discussion ; il espère que tous les agents de la police du monde démissionneront ainsi. » (4)

« Morago parle de la tyrannie du Conseil, mais n'est-ce pas ce Morago lui-même qui vient imposer la tyrannie de son mandat au Congrès. » (3) (Intervention de Lafargue)

Le Congrès répondit aussi sur la question des mandats impératifs : une telle procédure voulait dire que le Congrès n'était qu'une chambre d'enregistrement de votes présentés par les délégations et déjà adoptés. Il n'était plus ainsi l'instance suprême de l'organisa­tion qui prend les décisions en tant que corps souverain.

« Serrailler dit qu'il n'a pas les mains liées comme Guillaume et ses camarades qui se sont déjà fait à l'avance une idée sur tout puisqu'ils ont accepté des mandats impéra­tifs qui les obligent à voter d'une certaine façon ou à se retirer. » (4)

Dans son article « Le mandat impératif et le Congrès de La Haye », Engels révèle la vé­ritable fonction du « mandat impératif » dans la stratégie de l'Alliance : « Pourquoi les alliancistes, ennemis dans la chair et le sang de tout principe autoritaire, insistent-ils avec tant de roublardise sur l'autorité des mandats impératifs ? Parce que pour une société secrète telle que la leur, existant à l'intérieur d'une société publique telle que l'Internationale, il n'y a rien de plus confor­table qu'un mandat impératif. Les mandats de leurs alliés seront tous identiques. Ceux des sections qui ne sont pas sous l'influence de l'Alliance ou qui se rebellent contre elle, se contrediront entre eux, de sorte que la société secrète aura souvent la majorité ab­solue et toujours la majorité relative, tandis qu'à un congrès sans mandat impératif, le sens commun de délégués indépendants les unira rapidement à un parti commun contre le parti de la société secrète. Le mandat im­pératif est un moyen de domination extrê­mement efficace, et c'est pourquoi l'Alliance, malgré son anarchisme, soutient son autori­té. » ([6] [452]

La question des finances :le « nerf de la guerre »

Comme les finances, en tant que base maté­rielle du travail politique, sont vitales pour la construction et la défense de l'organisation révolutionnaire, il était inévitable que le pa­rasitisme politique s'y attaquât ; c'était un des principaux moyens de saper l'Internationale.

Avant le Congrès de La Haye, il y eut des tentatives de boycotter ou de saboter le paiement des cotisations au Conseil général tel qu'il était prévu par les statuts. Parlant de la politique de ceux qui, dans les sections américaines, s'étaient révoltés contre le Conseil général, Marx déclarait :

« Le refus de paiement des cotisations et même d'objets demandés par la section au Conseil général, correspondait à un avis de la Fédération jurassienne disant que si l'Amérique refusait les cotisations ainsi que l'Europe, le Conseil général tomberait de lui même. » (3)

A propos de la deuxième section « rebelle » de New-York, « Ranvier trouve qu'on joue avec les règlements. La section 2 s'est sépa­rée du Conseil fédéral, s'est endormie et, à l'approche du Congrès universel, a voulu y être représentée et y protester contre ceux qui ont agi. Comment d'ailleurs cette section s'est-elle mise en règle avec le Conseil géné­ral ? C'est seulement le 26 août qu'elle a payé ses cotisations. Une pareille conduite frise la comédie et ne peut être tolérée. Ces petites coteries, ces églises, ces groupes in­dépendants les uns des autres sans lien commun ressemblent à de la franc-maçon­nerie et ne peuvent être tolérés dans l'Internationale. » (3)

Le Congrès décida, avec raison, que seules les délégations ayant payé leurs cotisations pourraient y participer. Voici comment Farga Pellicer a « expliqué » l'absence des cotisations des alliancistes espagnols : « Quant aux cotisations, il s'expliquera :... la situation était difficile, ils ont eu à lutter contre la bourgeoisie, et presque tous les ouvriers appartiennent à des trade-unions. Ils tendent à unir tous les travailleurs contre le capital. L'Internationale fait de grands progrès en Espagne, mais la lutte est coû­teuse. Ils n'ont pas payé leurs cotisations, mais ils le feront. » (3)

En d'autres termes, ils gardaient pour eux l'argent de l'organisation. Telle fut la ré­ponse du trésorier de l'Internationale :

« Engels, secrétaire pour l'Espagne, trouve étrange que les délégués arrivent avec l'ar­gent dans leurs poches et n'aient pas encore payé. A la Conférence de Londres, tous les délégués s'étaient immédiatement acquittés, et les espagnols devaient en faire de même ici car c'était indispensable pour la valida­tion des mandats. » (3)

Deux pages plus loin, on lit dans le procès-verbal : « Farga Pellicer remet les cotisa­tions, moins le dernier trimestre qui n'est pas rentré » (3), c'est-à-dire l'argent que, soi-disant, il n'avait pas !

Il n'était pas surprenant qu'ensuite, l'Alliance et ses supporters aient proposé de diminuer les cotisations des membres en vue d'affai­blir l'organisation. Le Congrès, quant à lui, proposait de les augmenter.

« Brismée est pour la diminution des coti­sations car les travailleurs ont à payer à la section, au Conseil fédéral et que c'est une grande charge pour lui de donner dix centi­mes par an au Conseil général. » (3)

Frankel y répondit en défense de l'organisa­tion :

« Frankel est ouvrier salarié et justement il pense que dans l'intérêt de l'Internationale il faut absolument augmenter les cotisations. Il y a des fédérations qui ne paient qu'au dernier moment et le moins possible. Le Conseil n'a pas le sou en caisse (...) Frankel croit qu'avec les moyens de propagande que permettra l'augmentation des cotisations (...) les divisions cesseraient dans l'Internationale et elles n'existeraient pas aujourd'hui si le Conseil général avait pu envoyer des émissaires dans les différents pays où elles se sont manifestées. » (3)

Sur cette question, l'Alliance obtint une vic­toire partielle : les cotisations furent mainte­nues au niveau précédent.

Finalement, le Congrès rejeta fermement les calomnies de l'Alliance et de la presse bour­geoise à ce sujet :

« Marx observe que tandis que les membres du Conseil avançaient leur argent pour payer les frais de l'Internationale, des ca­lomniateurs dont la Fédération jurassienne a été l'un des organes, ont accusé ces mê­mes membres de vivre du Conseil. Lafargue dit que la Fédération jurassienne a été l'un des organes de ces calomnies. » (3)

La défense du Conseil général au coeur de la défense de l'Internationale

« Le Conseil général... met à l'ordre du jour en tant que question la plus importante à discuter au Congrès de la Haye la révision des statuts et règlements généraux. » (Résolution du Conseil général sur l'ordre du jour du Congrès de La Haye)

Sur le plan du fonctionnement, la question centrale portait sur la modification suivante des règles générales :

« Article 2. Le Conseil général est tenu d'exécuter les résolutions du Congrès et de veiller dans chaque pays à la stricte obser­vation des principes fondamentaux et des Statuts et règlements généraux de l'Internationale.

Article 6. Le Conseil général a également le droit de suspendre des branches, sections, conseils ou comités fédéraux et fédérations de l'Internationale jusqu'au prochain Congrès. » (Résolution relative aux règles administratives)

A l'inverse, les ennemis du développement de l'Internationale cherchaient à détruire son unité centralisée. Il est manifeste que « l'opposition de principe à la centralisa­tion » ne constituait qu'un prétexte pour l'Alliance dont les statuts secrets convertis­saient la « centralisation » en une dictature personnelle d'un seul homme, celle du « Citoyen B. » (Bakounine). Derrière l'amour des bakouninistes pour le fédéra­lisme résidait, en fait, la conscience que la centralisation constituait l'un des principaux moyens de résistance de l'Internationale à la destruction, l'empêchant d'être démantelée morceau par morceau. Pour réaliser cette « sainte destruction » les bakouninistes ex­ploitèrent les préjugés fédéralistes des élé­ments petit-bourgeois dans l'organisation :

« Brismée veut qu'on révise d'abord les Statuts, ce qui pourrait bien amener la sup­pression du Conseil général, ce qui a déjà été proposé par les belges à leur Congrès et n'a été remis qu'à la condition de couper ongles et crocs au Conseil. » (3)

Quant à Sauva (Etats-Unis), « ses mandatai­res à lui veulent le maintien du Conseil mais ils veulent d'abord qu'il n'ait aucun droit et que ce souverain n'ait pas le droit de donner des ordres à ses domestiques (rires). » (3)

Le Congrès rejeta ces tentatives de destruc­tion de l'unité de l'organisation en adoptant le renforcement du Conseil général, trans­mettant ainsi un message que les marxistes ont suivi jusqu'à nos jours. Comme Hepner l'a déclaré au cours du débat :

« Hier soir, deux grandes idées ont été mentionnées : centralisation et fédéralisme. Cette dernière s'est exprimée dans l'absten­tionnisme ; mais cette abstention de toute activité politique mène au poste de police. » ([7] [453])

Et Marx de rajouter : « Sauva a changé d'opinion depuis Londres. Quant à l'auto­rité, à Londres il était pour l'autorité du Conseil général et contre celle des Conseils fédéraux ; ici il a défendu le contraire. » (...) « Par pouvoir du Conseil on ne parle pas de celui qui a existé, ce n'est donc pas pour nous mais pour l'institution. »

«  Marx a déclaré qu'il voterait plutôt pour l'abolition que pour un Conseil boîte à let­tre » (3)

Contre l'exploitation par les bakouninistes de la peur petite bourgeoise de la « dictature », Marx argumentait :

« Mais que nous attribuions au Conseil gé­néral les droits d'un prince nègre ou d'un tsar russe, son pouvoir est illusoire si le Conseil général cesse d'exprimer la volonté de la majorité de l'AIT. » (4)

 « Le Conseil général n'a ni armée, ni bud­get, il n'a que sa force morale et si vous lui retiriez ses pouvoirs, vous ne seriez qu'une force factice. » (3)

Le Congrès fit également le lien entre la question des principes prolétariens de fonc­tionnement et celle de la nécessité d'un parti politique de classe (autre changement ma­jeur qu'il adopta dans ses statuts). Ce lien s'illustrait dans la lutte contre « l'anti-au­toritarisme » qui constituait une arme contre le parti et contre la discipline de parti.

« Ici nous entendons des discours contre l'autorité. Nous sommes également contre les excès de toutes sortes mais une certaine autorité, un certain prestige seront toujours nécessaires pour permettre la cohésion du parti. Il est logique que les antiautoritaires doivent aussi abolir les conseils fédéraux, les fédérations, les comités et même les sec­tions puisque de l'autorité y est exercée à un degré plus ou moins grand ; ils doivent partout établir l'anarchie absolue, c.a.d transformer l'Internationale combattante en parti petit bourgeois en robe de chambre et en pantoufles. Comment peut-on s'opposer à l'autorité après la Commune ? Nous, ou­vriers allemands, sommes pour le moins convaincus que la Commune a failli en grande partie parce qu'elle n'a pas exercé assez d'autorité ! » ([8] [454])

 

L'enquête sur l'Alliance

Durant le dernier jour du Congrès, le rapport de la commission d'enquête sur l'Alliance fut présenté et discuté.

Cuno déclarait : « Il est absolument sûr qu'il y a eu des intrigues dans l'Association ; des mensonges, des calomnies et des tricheries ont été prouvées. La commission a fait un travail de surhomme, elle a siégé pendant 13 heures aujourd'hui. Maintenant, elle de­mande un vote de confiance pour l'accepta­tion des demandes mises en avant dans le rapport. » (4)

En fait, le travail de la commission d'en­quête pendant le Congrès fut phénoménal. Une montagne de documents fut examinée. Une série de témoins furent appelés pour rendre compte de différents aspects de la question. Engels lut le rapport du Conseil général sur l'Alliance. Il est significatif que l'un des documents présentés par le Conseil général à la commission ait été : « Les sta­tuts généraux de l'Association Internationale des Travailleurs après le Congrès de Genève, 1866 ». Cela illustre le fait que ce qui menaçait l'Internationale n'était pas les divergences politiques qui peuvent être traitées normalement dans le cadre prévu par les statuts mais la violation systématique des statuts eux-mêmes. Bafouer les principes organisationnels de classe du prolétariat constitue toujours un danger mortel pour l'existence et la réputa­tion des organisations communistes. La pré­sentation des statuts secrets de l'Alliance par le Conseil général prouvait suffisamment que c'était le cas ici.

La commission, élue par le Congrès, ne prit pas sa tâche à la légère. La documentation fournie par son travail est aussi longue que tous les autres documents du Congrès pris ensemble. Le texte le plus long, le rapport d'Outine, demandé par la Conférence de Londres l'année précédente, fait presque 100 pages. A la fin, le Congrès de La Haye de­manda la publication d'un document encore plus long, le fameux texte « L'Alliance de la Démocratie Socialiste et l'Association Internationale des Travailleurs ». Les or­ganisations révolutionnaires n'ayant rien à cacher au prolétariat ont toujours voulu in­former celui-ci sur ces questions dans la me­sure où le permettait la sécurité de l'organi­sation.

La commission a établi, sans aucun doute possible, le fait que Bakounine avait dissout puis refondé l'Alliance au moins trois fois pour tromper l'Internationale ; qu'il s'agissait d'une organisation secrète au sein de l'Association agissant contre les statuts dans le dos de l'organisation, dans le but de s'en emparer ou de la détruire.

La commission reconnut également le carac­tère irrationnel, ésotérique de cette forma­tion :

« Il est évident que dans toute cette organi­sation il existe trois degrés différents dont certains mènent les autres par le bout du nez. Toute l'affaire paraît si exaltée et ex­centrique que la commission se tord de rire sans arrêt. Ce genre de mysticisme est géné­ralement considéré comme une maladie mentale. Dans toute l'organisation se mani­feste le plus grand absolutisme. » (Procès-verbal de la commission d'enquête sur l'Alliance) (4)

Le travail de la commission fut entravé par plusieurs facteurs. L'un d'entre eux fut l'ab­sence de Bakounine au Congrès. Après avoir proclamé, à sa façon grande gueule, qu'il viendrait défendre son honneur au Congrès, il préféra laisser ses disciples le faire. Mais il proposa une stratégie ayant pour but de saboter l'enquête. D'abord, ses adeptes refu­sèrent de divulguer quoi que ce soit sur l'Alliance ou sur les sociétés secrètes en gé­néral pour « des raisons de sécurité », comme si leurs activités avaient visé la bourgeoisie et non l'AIT. Guillaume répéta ce qu'il avait déjà défendu au Congrès suisse romand :

« Chaque membre de l'Internationale garde la liberté pleine et entière de s'affilier à n'importe quelle société secrète, fût-ce même à la franc-maçonnerie ; une enquête sur une société secrète, ce serait simplement une dé­nonciation à la police. » ([9] [455])

De plus, le mandat impératif rédigé pour les délégués du Jura au Congrès stipulait :

« Les délégués du Jura élimineront toute question personnelle et ne mèneront des dis­cussions sur ce sujet que s'ils y sont forcés ; ils proposeront au Congrès qu'il oublie le passé et, pour le futur, la nomination d'un jury d'honneur qui devra prendre une déci­sion chaque fois qu'une accusation sera portée contre un membre de l'Internationale. » (4)

C'est un document d'esquive politique. La question de clarifier le rôle joué par Bakounine comme leader d'un complot con­tre l'Internationale est posée comme étant une « question personnelle » et non une question politique. Les investigations doi­vent être réservées « pour le futur » et pren­dre la forme d'une institution permanente pour régler les disputes comme le ferait un tribunal bourgeois. C'est une façon d'émas­culer totalement toute commission d'enquête ou tout jury d'honneur prolétarien.

Enfin, l'Alliance se posait comme « victime » de l'organisation. Guillaume con­testait « le pouvoir du Conseil général à mener une enquête sur l'Internationale. » ([10] [456]). Il affirmait que « tout le procès, c'est d'eliminer la soi-disant minorité, en réalité la majorité... c'est le principe fédéraliste qu'on condamne ici. » ([11] [457])

« Alerini pense que la commission n'a que des convictions morales et pas de preuves matérielles ; il a appartenu à l'Alliance et il en est fier (...) » Il accusa : « mais vous êtes la sainte inquisition ; nous demandons une enquête publique avec des preuves con­cluantes et tangibles. » ([12] [458])

Le Congrès alla jusqu'à nommer un sympa­thisant de Bakounine, Splingard, à la com­mission. Celui-ci dut admettre que l'Alliance avait existé comme société secrète dans l'Internationale bien qu'il ne comprît pas la fonction de la commission. Il y voyait son rôle comme celui d'un « avocat défendant Bakounine » (qui, de toutes façons, était as­sez grand pour se défendre lui-même) et non comme partie d'un corps collectif d'investi­gation.

« Marx dit que Splingard s'est conduit dans la commission comme un avocat de l'Alliance, pas comme un juge impartial. » ([13] [459])

L'autre accusation était qu'il n'y avait « pas de preuves ». Marx et Lucain y répondirent.

« Splingard sait très bien que Marx a donné tous ces documents à Engels. Le Conseil fé­déral espagnol lui-même a fourni des preu­ves et il (marx) en a ajouté de Russie mais ne peut divulguer le nom de celui qui les a envoyées ; sur ce sujet en général, la com­mission a donné sa parole d'honneur de ne rien divulguer de ce qu'elle a traité, en par­ticulier aucun nom, sa décision à ce sujet est irrévocable. » ([14] [460])

Lucain déclara : « Je demande si on doit at­tendre que l'Alliance ait perturbé et désor­ganisé toute l'Internationale, puis apporter des preuves. Mais nous refusons d'attendre aussi longtemps. Nous attaquons le mal là où nous le voyons car c'est notre devoir. » ([15] [461])

Le Congrès, sauf la minorité bakouniniste, soutint les conclusions de la commission. En réalité, la commission ne proposa que 3 ex­clusions : celles de Bakounine, Guillaume et Schwitzguébel. Seules les deux premières furent adoptées par le Congrès. Voila ce que vaut la légende selon laquelle l'Internationale voulait éliminer une minorité gênante par des moyens disciplinaires ! Contrairement à ce qu'anarchistes et con­seillistes proclament, les organisations pro­létariennes n'ont pas besoin de telles mesu­res, elles n'ont pas peur d'une clarification politique totale à travers le débat, mais y sont, au contraire, très attachées. Et elles n'excluent des membres que dans des cas, totalement exceptionnels, d'indiscipline ou de déloyauté graves.

Comme l'a dit Johannard à La Haye : « L'exclusion de l'AIT constitue la sentence la pire et la plus déshonorante qui puisse être portée contre un homme ; un tel homme ne pourra plus jamais faire partie d'une so­ciété honorable. » (4)

Le front parasitaire contre l'Internationale

Nous ne traiterons pas ici de l'autre décision grave du Congrès, c'est-à-dire le transfert du Conseil général de Londres à New York. La raison de cette proposition c'est que, malgré la défaite des bakouninistes, le Conseil gé­néral à Londres pouvait tomber entre les mains d'une autre secte, les blanquistes. Ces derniers, refusant de voir le recul internatio­nale de la lutte de classe causé par la défaite de la Commune de Paris, risquaient de dé­truire le mouvement ouvrier par une série de luttes de barricades sans raison d'être. En fait, alors qu'à l'époque Marx et Engels espé­raient pouvoir ramener plus tard le Conseil général en Europe, la défaite de Paris avait marqué le début de la fin de la première Internationale. ([16] [462])

Par contre, ce sur quoi nous conclurons cet article, c'est sur l'une des plus grandes réali­sations historiques accomplies par le Congrès de La Haye. Cette réalisation que la postérité a fondamentalement ignorée ou complètement incomprise (comme Franz Mehring par exemple, dans sa biographie de Marx), c'est d'avoir su identifier l'existence du parasitisme politique contre les organi­sations ouvrières.

Le Congrès de La Haye montra que l'Alliance de Bakounine n'avait pas agi toute seule mais qu'elle était le centre coordina­teur d'une opposition parasitaire au mouve­ment ouvrier soutenue par la bourgeoisie.

L'un des principaux alliés de l'Alliance dans sa lutte contre l'Internationale était constitué par le groupe autour de Woodhull et West en Amérique qu'on ne pouvait même pas qualifier d'« anarchiste ». « Le mandat de West est signé par Victoria Woodhull qui a mené des intrigues pendant des années pour accéder à la présidence des Etats-Unis ; elle est présidente des spiritualistes, prêche l'amour libre, fait des affaires bancaires, etc. » Elle publia, comme l'a rappelé Marx, le « célèbre appel aux citoyens de langue anglaise des Etats Unis dans lequel toute une série de non-sens sont attribués à l'AIT et sur la base duquel plusieurs sections fu­rent formées dans le pays. Entre autres cho­ses, l'appel mentionnait la liberté person­nelle, la liberté sociale (l'amour libre), la façon de s'habiller, le droit de vote des fem­mes, un langage universel, etc. (Ces gens) posaient la question des femmes avant celle de la classe ouvrière et refusaient de recon­naître l'AIT comme organisation ouvrière. » (Intervention de Marx) ([17] [463])

Sorge révéla le lien de ces éléments avec le parasitisme international :

« Ils (la section 12) ont reçu les communi­cations des intrigants contre l'Association avec zèle et ardeur. A l'insu du Comité cen­tral, des autres sections, etc., ils deman­daient au Conseil général la domination de l'organisation en Amérique, intriguant ainsi contre leurs compagnons qui avaient le malheur d'être nés dans une autre partie du globe... Dans leurs conseils, ils ont souvent parlé avec dédain des Communards français et des athées allemands dont ils voulaient se débarrasser ; et ces déclarations ont été publiées avec leur consentement.

Nous demandons la discipline ; nous de­mandons la soumission, non pas à une per­sonne, un comité ou un conseil quelconque mais au principe, à l'organisation.

La classe ouvrière en Amérique se compose d'abord d'irlandais, puis d'allemands, puis de nègres et en quatrième lieu d'américains nés (...). Il nous faut donc des irlandais pour créer une bonne organisation ; et les irlandais nous ont déclaré et nous déclarent toujours que leurs compatriotes ne s'affilie­ront jamais à notre Association tant que Woodhull, Claflin et ses adhérents y jouent un rôle. »

La discussion mit à jour ensuite la coordi­nation internationale des attaques contre l'AIT avec les bakouninistes en leur centre.

« Le Moussu vit dans la Fédération juras­sienne la reproduction d'une lettre que lui adressait le Conseil de Spring Street en ré­ponse à l'ordre de suspension de la section 12 (...) concluant à la formation d'une nou­velle Association au moyen des éléments dissidents d'Espagne, de Suisse et ceux de Londres. Ainsi, non contents de méconnaître l'autorité que le Conseil général tient d'un Congrès, et de réserver leurs griefs jusqu'à ce jour, ainsi que le commandent les statuts, ces individus, prétendant fonder une société nouvelle, se mettent en rupture ouverte avec l'Internationale. »

Le Moussu « appelle surtout l'attention du Congrès sur la coïncidence des attaques dont le Conseil général et ses membres sont l'objet de la part de la Fédération juras­sienne et de sa soeur la Fédération des sieurs Vésinier et Landeck, cette dernière déclarée policière et ses rédacteurs expulsés comme policiers par la Société des Réfugiés de la Commune à Londres.

La falsification commise a pour effet de re­présenter les communalistes siégeant au Conseil général comme des admirateurs du régime bonapartiste, les autres membres étant des bismarckiens, ces misérables ne cessent de l'insinuer... Comme si les vérita­bles bismarckiens et les bonapartistes n'étaient pas ceux qui, comme ces écrivas­siers de toutes les fédérations, se traînent à la remorque des limiers de tous les gouver­nements pour insulter les vrais soutiens du prolétariat... Je leur dis donc, à ces vils in­sulteurs : vous êtes les dignes auxiliaires des polices bismarckienne, bonapartiste et thiériste. Vous êtes des faussaires ! »

Sur le lien entre l'Alliance et la police : « Dereure informe le Congrès qu'il y a une heure à peine Alerini lui a dit avoir été l'ami intime de Landeck, espion de la police à Londres. » ([18] [464])

Le parasitisme allemand, sous la forme des lassalliens expulsés de l'« Association édu­cative des ouvriers allemands » à Londres, était également lié à ce réseau parasitaire in­ternational via le Conseil fédéraliste univer­sel de Londres mentionné plus haut, au sein duquel il collaborait avec d'autres ennemis du mouvement ouvrier tels que des francs-maçons radicaux français et les mazzinistes italiens.

« Le parti bakouniniste en Allemagne était l'Association générale des ouvriers alle­mands dirigée par Schweitzer et ce dernier fut finalement démasqué comme agent de la police. » (Intervention d'Hepner)

Le Congrès mit aussi en évidence la collabo­ration entre les bakouninistes suisses et les réformistes britanniques de la Fédération anglaise de Hales.

En réalité, en plus d'infiltrer et de manipuler des sectes dégénérées qui avaient appartenu dans le passé au mouvement ouvrier, la bourgeoisie a également créé ses propres or­ganisations en vue de contrer l'Internationale. Les philadelphiens et les mazzinistes de Londres tentèrent de s'empa­rer directement du Conseil général mais ils échouèrent avec l'éviction de leurs membres du sous-comité du Conseil général en sep­tembre 1865.

« Le principal ennemi des philadelphiens, l'homme qui a empêché qu'ils fassent de l'Internationale le théâtre de leurs activités, était Karl Marx. »

Le lien direct entre ce milieu et les ba­kouninistes que fait Nicolaïevski est plus que probable étant donnée leur identification ouverte avec les méthodes et les organisa­tions de la franc-maçonnerie.

Les activités destructrices de ce milieu fu­rent prolongées par les provocations terroris­tes de la société secrète de Félix Pyat, « la Commune révolutionnaire républicaine ». Ce groupe, ayant été exclu et condamné publiquement par l'Internationale, continua d'opérer en son nom, attaquant sans cesse le Conseil général.

En Italie par exemple, la bourgeoisie monta une « Societa universale dei razionalisti » (Société universelle des rationalistes), sous la direction de Stefanoni, pour combattre l'Internationale dans ce pays. Son journal publiait les mensonges de Vogt et des las­salliens allemands sur Marx et défendait ar­demment l'Alliance de Bakounine. Le but de ce réseau de pseudo-révolutionnaires était de « calomnier à faire rougir les journaux bourgeois, dont ils sont les infâmes inspira­teurs, contre les internationaux », et ils ap­pelaient cela « grouper les ouvriers » (Intervention de Duval)

C'est pourquoi, au coeur des interventions de Marx au Congrès de La Haye, il y avait la nécessité vitale de défendre l'organisation contre toutes ces attaques. Sa vigilance et sa détermination doivent nous guider aujourd'­hui face à des attaques similaires.

« Quiconque sourit avec scepticisme à la mention de sections formées par la police doit savoir que de telles sections ont existé en France, en Autriche et ailleurs ; et le Conseil général a reçu la requête de ne re­connaître aucune section qui ne soit fondée par des délégués du Conseil général ou de l'organisation là-bas. Vésinier et ses cama­rades, que les réfugiés français ont récem­ment expulsés, sont naturellement de la Fédération jurassienne... Des individus comme Vésinier, Landeck et d'autres, à mon avis, forment d'abord un conseil fédéral puis une fédération et des sections ; les agents de Bismarck peuvent faire la même chose, donc le Conseil général doit avoir le droit de dissoudre ou de suspendre un con­seil fédéral ou une fédération... En Autriche, les braillards, l'ultramontagne, les radicaux et les provocateurs forment des sections afin de discréditer l'AIT ; en France, un commis­saire de police a formé une section. » (4)

« Le cas de suspendre un Conseil fédéral s'est présenté à New York ; il se peut que dans d'autres pays des sociétés secrètes veuillent s'emparer des Conseils fédéraux, il faut les suspendre. Quant à la faculté de former librement des fédérations, ainsi que Vésinier, Landeck et un mouchard allemand, elle ne peut être.

Monsieur Thiers se fait le domestique de tous les gouvernements contre l'Internationale et il faut au Conseil le pou­voir d'éloigner les éléments dissolvants. (...) Vos anxiétés sont des subterfuges car vous appartenez aux sociétés qui se cachent et sont les plus autoritaires. »

Dans la quatrième et dernière partie de cette série d'articles, nous traiterons de Bakounine, l'aventurier politique et nous ti­rerons des leçons générales de l'histoire du mouvement ouvrier sur cette question de l'aventurisme.

Kr.

 


[1] [465]. « Les prétendues scissions dans l'Internationale », La première Internationale, Editions 10/18, 1976.

 

[2] [466]. Dans Le Congrès de la Haye de la Première Internationale, Procès-verbaux, Editions du Progrès, Moscou 1972.

 

[3] [467]. Le Congrès de la Haye de la Première Internationale, Procès-verbaux, Editions du Progrès, Moscou 1972.

Les citations du procès-verbal du Congrès de La  Haye du présent article sont soit reprises du Procès-verbal du Congrès pris en français par Benjamin Le Moussu (proscrit de La Commune et membre du Conseil général dès le 5 septembre 1871), retraduites du russe, soit traduites par nous de l'anglais.

 

[4] [468]. Traduit du PV en anglais par nous.

 

[5] [469]. Traduit du PV en anglais par nous.

Dans le PV français, on trouve : « La question est importante : nous allons voter si l'Internationale doit obéir à une coterie en société secrète. »

 

[6] [470]. Traduit de l'anglais par nous

 

[7] [471]. Traduit de l'anglais par nous.

Dans le PV en français on trouve : « Hepner dit que l'abstention a eu un triste succès en Allemagne - ils en ont assez - le parti étant des lassalliens mêlés de policiers. »

 

[8] [472] Traduit de l'anglais par nous.

Dans le PV français on trouve : « (Hepner) n'aime pas l'autorité inutile ni le culte des personnes, mais elle est nécessaire en ce moment pour unir les forces révolutionnaires. - Il demande aux Communalistes présent si c'est l'autorité qui les a perdus ou bien le contraire. »

 

[9] [473]. La vie de Karl marx, B. Nicolaïevski, Edition Gallimard, 1970.

 

[10] [474]. Traduit de l'anglais par nous.

Dans le PV français on trouve : « Guillaume proteste contre l'enquête du Congrès sur une société secrète. »

 

[11] [475]. Traduit de l'anglais par nous.

Dans le PV français, on trouve : « C'est un procès de tendance que vous faites(...) On a voulu condamner nos doctrines fédéralistes. »

 

[12] [476]. Traduit de l'anglais par nous.

Dans le PV français, on trouve : « Alerini... Vous n'avez pas de preuves morales. Il a appartenu à l'Alliance. C'est elle qui a fait l'Internationale espagnole... Vous n'avez pas le droit de m'empêcher de faire partie des sociétés secrètes. Si vous le faites, je dirai que c'est une coterie, une église, une sainte inquisition. »

 

[13] [477]. Traduit de l'anglais par nous.

Dans le PV français, on trouve : « Marx voit que Splingard parle comme l'avocat des accusés et non comme un juge d'instruction. »

 

[14] [478]. Traduit de l'anglais par nous.

Dans le PV français, on trouve : Marx « en appelle à la commission pour prouver qu'il a apporté des pièces et qu'il est faux de dire qu'il n'a apporté que des affirmations - J'ai encore prouvé l'existence de l'Alliance, etc, etc.

Quant aux papiers secrets, nous ne les avons pas demandés – ils existent – les documents que j'ai communiqués n'étaient pas des choses secrètes. J'ai encore fait une allusion au procès Netchaiev. »

 

[15] [479]. Traduit de l'anglais par nous.

Dans le PV français, on trouve : Lucain « Ce n'est pas assez de fonder une société qui tend à désorganiser l'Association et les auteurs de pareils projets -quand même ils ne réussiraient pas à les faire triompher- ne méritent-ils pas d'être expulsés de l'Internationale ? »

 

[16] [480]. Lire la deuxième partie de cette série dans la Revue Internationale

 

[17] [481]. Traduit de l'anglais par nous.

Dans le P.V. en français, on trouve : « Le second motif de son retrait (de la section 2 de New York), ce sont les intrigues politiques tendant à porter Mme Woodhull à la présidence des Etats Unis. » (Sauva)

« La section 12 veut l'émancipation des hommes et des femmes - elle s'occupe de la question politique pour atteindre ce but. L'homme et la femme sont esclaves l'un de l'autre, et si West pratique l'amour libre, cela le regarde seul. Il y a des spiritualistes parmi eux. Ils veulent en finir avec le mariage. » (West)

 

[18] [482]. Traduit de l'anglais par nous.

Dans le P.V. en français de Le Moussu, on trouve : « Alerini dit que Landeck est un honnête homme. »

 

 

Conscience et organisation: 

  • La première Internationale [53]

Courants politiques: 

  • Aventurisme, parasitisme politiques [483]

Approfondir: 

  • Questions d'organisation [54]

Réponse à la Communist Workers Organisation - Une politique de regroupement sans boussole

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La lettre qui suit a été envoyée au CCI ainsi qu'à d'autres groupes et éléments isolés comme réponse à une polémique publiée dans le journal du CCI en Grande-Bretagne et intitulée « Le CWO victime du parasitisme politique ». Cette polémique estimait que l'arrêt de la publication de Workers Voice, journal de la CWO, son apparent regroupement avec le CBG et son refus d'aider à la défense d'une réunion publique du CCI à Manchester contre des attaques, constituaient des concessions au parasitisme. De telle concessions trouvent une explication dans des conceptions erronées concernant le milieu politique prolétarien et qui se trouvaient déjà dans les bases de la formation de la CWO ainsi que de son regroupement avec Battaglia Comunista pour constituer le « Bureau International Pour le Parti Révolutionnaire » (BIPR).

Lettre de la CWO à World Revolution

C'est avec une certaine stupéfaction que nous avons lu votre attaque contre nous dans World Révolution n°190. La férocité de la polémique n'était pas une surprise et nous ne discuterons pas de l'importance de la question en jeu (l'organisation révolutionnaire), mais du fait que cette polémique est entièrement fondée sur une série d'erreurs factuelles qui auraient pu aisément être évitées en nous demandant tout simplement ce qu'il en était. Lorsque nous avons lu le compte-rendu très déroutant de votre 11e congrès, nous ne nous sommes pas lancés dans une polémique sur les dernières scissions dans le CCI sur la base de son stalinisme supposé. Au contraire, le BIPR a discuté de ce rapport avec les camarades de RI à Paris en juin dernier et a été rassuré par eux sur le fait que le CCI ne faisait que garantir un fonctionnement interne futur en accord avec les normes d'une politique principielle prolétarienne. Nous sommes entièrement d'accord que l'existence de «clans» (fondés sur des loyautés personnelles), contrairement à l'existence de tendances (basées sur des divergences politiques concernant des questions nouvelles) sont quelque chose qu'une organisation saine doit éviter. Cependant, nous pensons que la manière dont vous avez ensuite traité cette question vous a conduits à une vision caricaturale de la question de l'organisation politique à l'heure actuelle. Nous aborderons cela dans un prochain article de notre presse. Pour le moment, nous aimerions que vous publiez cette lettre, en guise de correctif, pour permettre à vos lecteurs de juger par eux-mêmes.

  1. Nous allons écrire une histoire de la CWO pour nos propres membres et sympathisants mais nous pouvons assurer à vos lecteurs que, bien longtemps avant que la CWO ou le CCI n'ait vu le jour, la question des droits fédéralistes avait été tranchée en faveur d'une organisation internationale centralisée. La demande de «droits fédéralistes» à laquelle FS fait référence est une simple lettre écrite avant que ni la CWO ni le CCI n'existent, lorsque RP (Revolutionnary Perspectives) se réduisait à un seul individu !
  2. En septembre 1975, c'était une condition d'admission dans la CWO que de reconnaître la révolution russe d'Octobre 1917 comme prolétarienne et comme l'étant restée durant les 3 ans et demi qui ont suivi.
  3. La réévaluation par la CWO de la contribution des gauches allemande et italienne à l'actuelle clarté de la Gauche communiste internationale ne s'est pas faite du jour au lendemain. Elle a pris cinq années de débat, souvent difficile et quelquefois douloureux, avec des changements constants dans les positions en présence à mesure que les questions étaient approfondies. On peut trouver les textes de la CWO sur ce débat dans Revolutionnary Perspectives n°18, 19 et 20. Nos discussions avec Il Partito Comunista Intemazionalista (Battaglia Comunista) ont commencé lorsqu'il a fraternellement critiqué notre plate-forme en septembre 1975 et nous n'avons pas formé le Bureau avant 1984. Ce n'était certainement pas un arrangement opportuniste précipité !
  4. Les «maoïstes» iraniens dont vous parlez étaient les «Student Supporters of thé Unity of Communist Militants» (Partisans étudiants de l'unité des combattants communistes). Ils ne pouvaient pas être maoïstes sinon le CCI n'aurait pas mené (à notre insu à l'époque) des discussions secrètes avec eux, des mois avant que nous ne les rencontrions. Ils ne pouvaient pas être maoïstes puisqu'ils ont accepté tous les critères fixés comme critères prolétariens de base par les Conférences Internationales de la Gauche Communiste. Leur évolution ultérieure les a conduits dans le parti communiste d'Iran qui s'était formé sur des principes contre-révolutionnaires. Notre critique de cette organisation peut être trouvée dans la Communist Review n°1.
  5. Le «Communist Bulletin Group» n'était pas seulement constitué d'ex-membres de la CWO, comme tous vos articles essayent de le maintenir. Il comprenait également des gens qui n'ont jamais été à la CWO, y compris un membre fondateur de World Revolution (qui venait, comme tous les autres fondateurs, du groupe Solidarity). Il peut également avoir échappé à vos lecteurs que le CBG n'existe plus, excepté dans les pages de WR.
  6. La CWO ne participe à aucun regroupement, formel ou informel, avec l'ex-CBG ni avec aucun de ses membres individuellement. En fait, à part l'accusé de réception à l'annonce de sa disparition, nous n'avons eu aucun contact direct avec le CBG depuis que nous lui avons envoyé un texte sur l'organisation en juin 1993. Ceci semble avoir précipité sa crise finale.
  7. Des membres de la CWO ont effectivement participé au cercle d'études de Sheffield, qui incluait au départ des anarchistes, des personnes non affiliés se réclamant de la Gauche communiste, Subversion et un membre de l'ex-CBG. Cependant, comme des membres du CCI de Londres y ont également assisté (après avoir demandé leurs invitations aux anarchistes plutôt qu'à nous !), nous n'étions pas trop inquiets sur le risque d'être happés par les parasites. Ceci s'est terminé au printemps 1995, lorsqu'il fut clair que seule la CWO était intéressée à poursuivre le travail d'approfondissement. Le cercle de Sheffield a depuis été remplacé par des «réunions de formation» de la CWO qui sont ouvertes à tous ceux qui sympathisent avec les positions de la Gauche communiste et sont prêts à approfondir sur les thèmes de chaque réunion. Jusque là, personne d'aucune autre organisation n'y a participé.
  8. Nous n'avons jamais exclu le CCI d'aucune de nos initiatives. Lorsque nous l'avons invité à prendre part aux réunions communes de tous les groupes de la Gauche Communiste, il a refusé sur la base qu'il «ne voulait pas partager une plate-forme avec les parasites» (mais il était quand même présent à la réunion). Loin de redouter la confrontation politique avec le CCI, c'est nous qui avons initié la série de débats qui se sont tenus à Londres à la fin des années 70 et au début des années 80. Par le passé, nous avons été présents à une douzaine de réunions publiques du CCI à Londres et Manchester, malgré les problèmes géographiques. En 15 ans, le CCI n'a assisté qu'à une seule de nos réunions à Sheffield (et uniquement pour vendre WR).
  9. En réalité, il n'y avait aucun membre de la CWO à la réunion de Manchester autour de laquelle votre attaque fait tant de tapage. Un sympathisant de la CWO constituait tout le public jusqu'à ce que les deux autres individus arrivent. Pratiquement chacun de vos mots sur la réunion est une grossière exagération. Notre sympathisant s'est comporté d'une manière absolument correcte durant la réunion. Il s'est explicitement dissocié de toutes les accusations de «stalinisme» faites au CCI, mais a attendu que le reste du « public » soit parti avant de critiquer le comportement du présidium (...).
  10. Nous n'avons pas liquidé notre journal mais adopté une nouvelle stratégie de publication qui, pensons-nous, nous permettra de toucher plus de communistes potentiels. La CWO n'a pas abandonné toute existence organisationnelle, ni «apparemment» ni autrement. Au contraire, le début de 1996 a marqué notre renforcement organisationnel. Vue la condition actuelle de World Révolution, rendue évidente par sa polémique d'un sectarisme sans précédent, il est plus nécessaire que jamais que nous poursuivions notre tâche pour l'émancipation de notre classe. Ce qui inclut naturellement des débats sérieux parmi les révolutionnaires.

CWO.

Réponse à la CWO

Pour répondre à la lettre de la CWO et rendre nos désaccords mutuels intelligibles pour le milieu politique prolétarien, nous devons aller au delà d'une réplique au coup par coup aux «rectifications» ci-dessus. Nous ne pensons pas que notre polémique était basée sur des erreurs factuelles, comme nous allons le montrer. Nous pensons que les «démentis factuels» de la CWO ne font qu'obscurcir les questions sur lesquelles portent nos désaccords. Ils tendent à donner l'impression que les débats entre organisations révolutionnaires sont de vulgaires querelles de chapelles et font de ce fait, le jeu des parasites qui prétendent qu'une confrontation organisée des divergences est inutile.

Nous avons donné comme argument dans notre polémique que la faiblesse de la CWO envers le parasitisme était basée sur une difficulté fondamentale à définir le milieu politique prolétarien, le processus de regroupement qui doit prendre place au sein de celui-ci et même à clarifier les bases de sa propre existence comme organisation séparée dans le milieu. Ces confusions organisationnelles se sont illustrées dans les événements entourant la naissance de la CWO et dans son attitude politique avec Battaglia Comunista lors des Conférences des groupes de la Gauche Communiste (1977-1980). Malheureusement, dans sa lettre, la CWO n'évoque pas ces arguments (qui ne sont pas nouveaux et qui ont été développés dans la Revue Internationale au cours des 20 dernières années), préférant se cacher derrière le rideau de fumée de ses accusations à propos de nos «erreurs factuelles».

La fondation incomplète de la CWO

La CWO a été formée sur la base des positions programmatiques et du cadre théorique développés par la Gauche Communiste. C'était de ce fait une expression véritable du développement de la conscience de classe dans la période qui suit la fin de la contre-révolution. Mais la CWO a été formée en 1975, en même temps qu'une autre organisation - avec laquelle elle avait été en discussion jusqu'alors - était créée sur la base des mêmes positions de classe et du même cadre principiel : le Courant Communiste International. Pourquoi la création par la CWO d'une organisation séparée avec les mêmes positions politiques ? Comment justifier une telle division des forces révolutionnaires alors que leur unité et leur regroupement sont d'une importance fondamentale pour l'accomplissement de leur rôle d'avant-garde dans la classe ouvrière ? Pour le CCI, le processus de regroupement devait se poursuivre en dépit des difficultés. Pour la CWO, une politique de développement séparé était nécessaire à cause de certaines divergences avec le CCI qui, sans être négligeables, étaient secondaires. La CWO avait une interprétation différente de celle du CCI sur QUAND s'était achevée la dégénérescence de la Révolution russe. Ces camarades considéraient que, du fait de ces divergences, le CCI n'était pas un groupe communiste mais un groupe contre-révolutionnaire.

Une telle confusion à propos des bases sur lesquelles il fallait créer une organisation séparée et sur lesquelles il fallait établir des relations avec d'autres organisations, a renforcé inévitablement l'esprit de chapelle qui était si prégnant lors de la réémergence des forces communistes depuis 1968. Une des illustrations de cet esprit sectaire était la requête de la part du noyau qui allait constituer la CWO en faveur de droits fédéraux au sein du CCI.

Dans leur lettre les camarades de la CWO affirment leur accord pour la centralisation internationale et leur rejet du fédéralisme. C'est évidemment très louable mais ne répond pas à la question : une telle requête (qui n'est pas démentie par les camarades) était-elle ou non une expression de mentalité sectaire ? N’était-ce pas une tentative de préserver artificiellement l'identité du groupe en dépit de son accord avec le CCI sur les principes fondamentaux du marxisme ? La véritable erreur de la requête n'était pas dans ses concessions au fédéralisme comme tel mais dans la tentative de maintenir en vie la mentalité de boutiquier. Néanmoins, nous pouvons voir qu'un tel esprit sectaire peut conduire à l'affaiblissement de certains principes que l'organisation peut par ailleurs s'efforcer de défendre. Malgré la ferme conviction de la CWO en faveur de l'organisation internationale centralisée, son regroupement avec Battaglia Comunista en 1984 conduisant à la formation du BIPR (c'est-à-dire au moins 9 ans après que la question des droits fédéralistes ait été apparemment tranchée par la CWO) l'autorise à conserver une plate-forme séparée, tant la plate-forme de Battaglia que celle du BIPR, à conserver son propre nom et à décider de sa propre activité nationale.

La question ici n'est pas si la CWO croit à l'esprit de centralisation internationale mais que la confusion sur les problèmes organisationnels du regroupement rend la chair faible.

C'est vrai que la proposition de «droits fédéraux» n'était probablement pas le signe le plus important de la confusion sur les problèmes du regroupement. Mais nous pensons que la CWO a tort d'en nier complètement l'importance. Si le CCI n'avait pas fermement rejeté cette proposition, il apparaît bien probable, à en juger par le caractère fédéraliste du regroupement avec Battaglia Comunista, que cette demande de droits fédéralistes n'en serait pas restée à un peu d'encre jetée sur du papier.

Il est stupide que les camarades protestent que la lettre avait été écrite avant que la CWO et le CCI ne se constituent et que, de ce fait, elle n'était pas significative. Une telle lettre n'aurait pu être écrite après la formation de la CWO, puisqu'une des bases de cette dernière était que le CCI était passé dans le camp du capital !

Dans une autre «rectification» de notre polémique initiale, les camarades de la CWO insistent sur le fait que la reconnaissance de la nature prolétarienne de la Révolution d'Octobre 1917 était une condition d'admission à la CWO depuis septembre 1975. Nous l'accordons volontiers aux camarades et nous n'avons pas défendu le contraire dans notre polémique. Les camarades qui ont fondé le CCI se souviennent bien des longues discussions qu'ils ont dû mener à partir de 1972-74 pour convaincre ceux qui allaient fonder la CWO de la nature prolétarienne d'Octobre1. Nous avons mentionné, dans notre polémique, que le groupe Workers Voice de Liverpool, à qui Revolutionnary Perspectives s'est joint en 1975 pour former la CWO, n'était pas homogène sur cette question vitale, pour ensuite illustrer le fait que ce regroupement était, au mieux, contradictoire. Cela semble s'être confirmé avec la séparation, un an plus tard, entre les deux parties constitutives de la CWO suivie d'une nouvelle séparation en deux, peu après. Non seulement la CWO avait élevé des questions secondaires au niveau de frontières de classe, mais elle avait aussi minimisé des questions fondamentales.

La CWO, les Conférences internationales et le BIPR

Les problèmes de compréhension de ce qu'est le milieu politique prolétarien et de comment il peut être unifié, ont également été rencontrés lors des Conférences internationale. L'appel à ce type de rencontre par Battaglia Comunista et les réponses positives données par le CCI, la CWO et d'autres groupes exprimaient indiscutablement la volonté d'éliminer les fausses divisions dans le mouvement révolutionnaire. Malheureusement, la tentative est finalement tombée par terre après trois conférences. La principale raison de cet échec résidait dans des erreurs politiques sérieuses concernant les conditions et le processus du regroupement des révolutionnaires.

Les critères d'invitation par BC à la première conférence n'étaient pas clairs puisque des groupes gauchistes de l'époque, comme Combat Communiste et Union Ouvrière faisaient partie de la liste. Des organisations faisant partie du camp révolutionnaire, comme Programma Comunista, n'en faisaient pas partie. En outre, il n'était pas clair pour quelle raison la rencontre des groupes communistes devait avoir lieu. Dans son document d'invitation initial, BC considérait que c'était à cause de la social-démocratisation des PC européens.

Depuis le début, le CCI insistait pour une claire délimitation des groupes pouvant participer à de telles conférences. A cette époque, la Revue internationale n°11 avait publié une Résolution sur les groupes politiques prolétariens adoptée au 2e Congrès du CCI. Dans la Revue internationale n° 17 a été publiée une Résolution sur le processus de regroupement qu'il avait soumise à la 2e Conférence. Une idée claire de qui appartenait au milieu révolutionnaire était nécessaire pour poursuivre le processus de regroupement. Le CCI insistait également pour que les discussions des conférences soient dédiées à l'examen des divergences politiques fondamentales existant entre les groupes et à l'élimination progressive des fausses divisions, particulièrement celles créées par le sectarisme.

Une illustration des différentes conceptions sur ce que devraient être les conférences est donnée à travers la discussion d'ouverture à la 2e Conférence (novembre 1978). Le CCI avait proposé une résolution incluant une critique des groupes comme Programma et le FOR qui avaient refusé, de façon sectaire, de participer. Cette résolution fut rejetée à la fois par BC et la CWO, cette dernière répondant :

«Nous pouvons regretter que certains de ces groupes aient jugé sans intérêt de participer. Cependant, certains de ces groupes vont changer de position dans le futur. De plus, la CWO est en train de discuter avec certains d'entre eux, et il ne serait guère diplomatique de faire une telle résolution» (Brochure sur la 2e Conférence des groupes de la Gauche communiste, Vol.2).

Là résidait le problème des conférences. Pour le CCI, elles devaient continuer, en se basant sur des principes organisationnels clairs au centre du processus de regroupement. Pour la CWO et BC ce processus était une question de... diplomatie, même si seule la CWO était assez maladroite pour le dire ouvertement.2

Initialement, la CWO et BC n'étaient pas clairs sur qui devrait participer aux conférences. Ultérieurement, ces organisations sont passées à une bien plus grande restriction dans les critères, restriction sur laquelle elles ont insisté soudainement à la fin de la 3e conférence. Le débat sur le rôle du parti, qui demeurait une question essentielle en discussion entre les différents groupes, a été clos. Le CCI, qui n'était pas d'accord avec la position adoptée par BC et la CWO, a été exclu des conférences.

Le caractère erroné de cette démarche s'est révélé quand, à la 4e conférence, la CWO et BC ont relâché les critères afin de permettre que la place du CCI soit prise par le SUCM (Student supports of the Unity of Communist Militants) dont la rupture avec le gauchisme iranien n'était qu'apparente. Cependant, d'après la lettre de la CWO, le SUCM n'était pas maoïste puisque le CCI avait discuté avec lui «secrètement» et puisqu'il avait accepté les critères de participation aux conférences. La CWO semble ici adopter un «argument» assez malencontreux - nos fautes ont été aussi vos fautes - qui relève d'une méthode bien peu appropriée pour traiter des faits. Nous reviendrons sur cet «argument» plus loin.

«1.1 La domination du révisionnisme sur le parti communiste de Russie a abouti à la défaite et au recul de la classe ouvrière mondiale dans une des ses principales places fortes»3. Par révisionnisme, ces maoïstes iraniens, comme ils l'expliquent ailleurs dans leur programme, entendaient la révision «Kroutchévienne» du «Marxisme-Léninisme», c'est-à-dire du stalinisme. Selon eux, le prolétariat a été définitivement défait, non pas lorsque Staline a annoncé la construction du socialisme dans un seul pays, mais au contraire après la mort de Staline, c'est-à-dire bien après l'écrasement de la classe ouvrière russe dans les goulags et sur les champs de bataille impérialistes, la destruction du parti bolchevik, l'écrasement de la classe ouvrière allemande, espagnole, chinoise, bien après l'envoi de 20 millions d'être humains dans l'abattoir de la seconde guerre mondiale...

A ses débuts, la CWO taxait le CCI de contre-révolutionnaire parce que ce dernier considérait que la dégénérescence de la révolution d'Octobre n'était pas achevée en 1921. Sept ans plus tard, la CWO tenait des discussions fraternelles en vue de former le futur parti avec une organisation qui considérait la révolution comme ayant pris fin en ... 1956 !

Selon le SUCM, ce n'était pas la révolution socialiste qui était à l'ordre du jour en Iran comme partout ailleurs mais la «révolution démocratique», supposée en être une étape.

Niant la nature impérialiste de la guerre Iran-Irak, le SUCM avançait les arguments les plus sophistiqués pour appeler au sacrifice du prolétariat sur l'autel de la défense nationale. Le SUCM semblait être d'accord avec BC et la CWO sur le rôle du parti mais le «rôle organisateur» du parti qu'il avait à l'esprit c'était la mobilisation des masses derrière sa tentative de prise du pouvoir bourgeois.

A la 4e Conférence, la CWO avait pourtant fait preuve d'une timide clairvoyance sur la nature réelle du SUCM :

«Notre réelle objection concerne cependant la théorie de l'aristocratie ouvrière. Nous pensons que ce sont les derniers germes du populisme de l’UCM et que son origine est dans le maoïsme.»4

«La théorie de la révolution paysanne [du SUCM] est une réminiscence du maoïsme, chose que nous rejetons totalement»5

Voilà pour l'organisation dont la CWO dit maintenant qu'elle «ne pouvait pas être maoïste».

Le grand intérêt et l'apparente fraternité dont faisait montre le SUCM à l'égard du milieu politique prolétarien en Grande-Bretagne ainsi que la dissimulation de son stalinisme derrière un écran de radicalisme verbal, donnent probablement un début d'explication au fait que la CWO et BC ont pu se laisser rouler. C'est vrai que la section du CCI en Grande-Bretagne, World Revolution, avait initialement pensé que le SUCM pouvait être une expression de la vague de luttes ouvrières en Iran à l'époque (1980), avant de réaliser la nature contre-révolutionnaire du SUCM. Mais ceci ne suffit pas à fournir une explication satisfaisante de l'auto-mystification de la CWO dans la mesure, en particulier, où WR l'avait mise en garde sur la nature du SUCM et avait critiqué le laxisme de sa propre appréciation initiale. WR avait également tenté de dénoncer cette organisation à une conférence de la CWO mais avait été interrompu par les huées de la CWO avant d'avoir pu terminer son intervention.6

Le débat entre révolutionnaires ne peut être basé sur la moralité philistine des «torts partagés». Il y a erreur et erreur. World Revolution a réussi à ne pas tomber dans des erreurs majeures et en a tiré les leçons. La CWO et BC ont commis une faute tragique, dont les effets négatifs sur le milieu politique prolétarien se font encore sentir aujourd'hui. La farce de la 4e Conférence donna le coup de grâce aux Conférences en tant que pôle de référence pour l'émergence des forces révolutionnaires. Et la CWO refuse toujours aujourd'hui de reconnaître le désastre et les origines de celui-ci. Ces origines résident dans la cécité concernant la nature du milieu politique prolétarien et qui a conduit à une politique de regroupement basée sur la diplomatie.

La formation du BIPR

Dans la polémique de WR nous avançons que le regroupement entre la CWO et BC a souffert du même type de faiblesses que les Conférences internationales. En particulier, ce regroupement n'est pas intervenu comme résultat d'une claire résolution des divergences qui séparaient les groupes de la Gauche communiste, ni de celles entre BC et la CWO.

D'une part, le BIPR affirmait qu'il n'était pas une organisation unifiée puisque chaque groupe avait sa propre plate-forme. Le BIPR a pas mal de plates-formes : celle de BC, celle de la CWO et celle du BIPR qui est un agrégat des deux premières moins leurs désaccords. En plus, la CWO a une plate-forme pour les groupes de chômeurs et une plate-forme pour les groupes d'usine. Il s'était également engagé dans le processus d'écriture d'une «plate-forme populaire» avec le Communist Bulletin Group, comme nous le verrons plus loin. Si elle continue comme cela, la CWO aura bientôt plus de plates-formes que de militants... Le BIPR est «pour le parti» mais comporte déjà une organisation, BC, qui prétend être le parti : le «Partito Comunista Internazionalista».

D'un autre côté, nous n'avons jamais vu dans la presse de ces organisations ou dans leur presse commune le moindre débat sur leurs désaccords. Et il subsiste des divergences sur la possibilité du «parlementarisme révolutionnaire», sur les syndicats et sur la question nationale. De ce point de vue, le BIPR présente un contraste saisissant avec le CCI, lequel est une organisation internationale unifiée, centralisée et qui, en accord avec la tradition du mouvement ouvrier, ouvre ses débats internes en direction de l'extérieur.

Sur la question de son rapprochement avec BC, la lettre de la CWO fait valoir que le regroupement du BIPR n'a pas eu lieu du jour au lendemain et que, de ce fait, il ne peut être considéré comme un «rapide arrangement opportuniste». Cependant, notre polémique ne mentionne pas la rapidité avec laquelle ce regroupement a eu lieu mais critique la solidité de ses bases politiques et organisationnelles. Le BIPR était basé sur une sélection auto-décidée des forces qui devraient conduire le futur parti. Pourtant, durant les 12 années qui se sont écoulées entre la formation du BIPR et aujourd'hui, celui-ci n'a même pas réussi à unifier ses deux organisations fondatrices.

La tentative de regroupement de la CWO avec le CBG

La politique de la CWO concernant le regroupement - caractérisée par l'absence de critères sérieux définissant le milieu politique prolétarien et ses ennemis - a une nouvelle fois conduit à des difficultés potentiellement catastrophiques au début des années 90. Les leçons de l'aventure malheureuse avec les gauchistes iraniens n'avaient pas été tirées. La CWO s'est laissé aller à un rapprochement avec les groupes parasites, le CBG et la FECCI, annonçant un possible «nouveau départ» à l'intérieur du milieu révolutionnaire en Grande-Bretagne. La lettre de la CWO nous dit cependant qu'il n'y a pas de regroupement avec le CBG et qu'elle n'a pas eu de contact avec ce groupe depuis 1993. Nous sommes heureux de l'apprendre. Mais quand la polémique dans WR n°190 a été écrite, cette information n'avait pas été rendue publique et, de ce fait, nous nous sommes basés sur les informations les plus récentes de Workers Voice sur ce sujet :

«Etant donnée la récente coopération pratique entre membres de la CWO et du CBG dans la campagne de fermeture des mines, les deux groupes se sont rencontrés à Edimbourg en décembre pour discuter des implications de cette coopération. Politiquement le CBG a accepté que la plate-forme du BIPR ne ferait pas obstacle au travail politique si la CWO clarifie ce qu'elle entend par une organisation centralisée dans la période actuelle. Un grand nombre d'incompréhensions ont été éclaircies des deux côtés. Il a donc été décidé de rendre la coopération pratique plus formelle. Un accord a été rédigé, que la CWO comme un tout aura à ratifier en janvier (après quoi un rapport plus complet sera publié) et qui comprend les points suivants :

  1. le CBG fera régulièrement des contributions dans Workers Voice et recevra tous les rapports rédactionnels (de même pour les tracts, etc.) ;

  1. les réunions trimestrielles de la CWO seront ouvertes aux membres du CBG après janvier ;

  1. les deux groupes doivent discuter d'un projet de "plate-forme populaire" préparé par un camarade de la CWO en tant qu'outil d'intervention. Le CBG doit donner une réponse écrite avant une réunion qui se tiendra en juin pour évaluer les progrès du travail commun ;

  1. Les camarades de Leeds des deux organisations doivent préparer cette réunion.

  1. Les réunions publiques communes doivent se poursuivre auxquelles tous les autres groupes de la Gauche Communiste basés en Grande-Bretagne seront invités à se joindre.

  1. Cet accord sera, au moins brièvement, rapporté dans le prochain numéro de WV.».7

Dans la mesure où aucun accord (ou désaccord) ne fut rapporté dans le WV suivant, brièvement ou pas, ni dans aucun de ceux qui ont suivi, et puisqu'une activité commune s'était déjà mise en place, il était assurément valable de supposer qu'un certain type de regroupement s'était poursuivi entre la CWO et le CBG. La rectification de la CWO donne l'impression, à tort, que ce regroupement est une pure invention de notre part. De même que la CWO a cru qu'il était possible de transformer une organisation maoïste en avant-garde prolétarienne, elle a pensé qu'elle pourrait transformer des parasites en communistes militants. De même qu'elle a pris pour argent comptant l'acceptation par le SUCM des «critères prolétariens de base», elle a cru sur parole le CBG lorsqu'il a accepté la plate-forme du BIPR. La CWO a cru qu'elle avait clarifié la conception de «l'organisation centralisée» avec un groupe qui a contribué à former une tendance secrète au sein du CCI dans le but de transformer son organe central en «boîte à lettres» (exactement comme l'Alliance de Bakounine avait essayé de le faire avec le Conseil Général de la Première Internationale). Elle a estimé qu'elle pouvait faire confiance à des éléments qui avaient volé du matériel au CCI et l'avaient ensuite menacé d'appeler la police s'il venait le récupérer !

L'initiative de la CWO avec les parasites, qui sont clairement des ennemis des organisations révolutionnaires, a eu pour effet de donner une dignité aux groupes parasitaires, en les faisant passer pour d'authentiques membres de la Gauche Communiste et ainsi que de légitimer les calomnies contre les organisations de ce milieu.

Les dégâts causés par la tentative de regroupement de la CWO avec le CBG incluent aussi ceux faits à sa propre organisation. Nous en sommes particulièrement convaincus pour les raisons suivantes :

  • Premièrement, le parasitisme n'est pas un courant politique au sens prolétarien. Il ne se définit pas comme une organisation cohérente autour d'un programme politique. Au contraire son objectif même est de détruire une telle cohérence au nom de l'anti-sectarisme et de la «liberté de pensée». Son travail de dénigrement des organisations révolutionnaires et d'encouragement de la désorganisation et de la confusion peut être poursuivi informellement par d'ex-membres, même après qu'ils aient laissé tomber leur prétention à une existence formelle - comme dans le cas du CBG.

  • Deuxièmement, le parasitisme, s'il est accepté comme faisant partie du milieu révolutionnaire, ramollit la colonne vertébrale des organisations existantes, réduisant leur capacité à se définir elles-mêmes (et les autres) de façon rigoureuse. Les résultats en sont catastrophiques, même si cela peut conduire temporairement à un accroissement numérique.

Même si le regroupement avec le CBG a avorté, il reste cependant des questions graves pour la CWO. Pourquoi a-t-elle développé des relations avec un tel groupe alors que ce dernier n'avait pas d'autre raison d'exister que de dénigrer les organisations du milieu politique prolétarien ? Pourquoi, au lieu de garder le silence, n'a-t-elle pas mis en évidence sincèrement et ouvertement les faiblesses et incompréhensions qui avaient conduit à une telle erreur politique ?

Les conséquence de l'aventure avec le CBG

La polémique de WR avec la CWO avait été écrite en tant que réponse directe et immédiate essayant d'expliquer deux inquiétants événements récents : l'incapacité à défendre une réunion publique de WR contre le sabotage par un groupe parasite, Subversion, et la liquidation du journal Workers Voice. Cela indiquait, de notre point de vue, un aveuglement dangereux envers les ennemis du milieu politique prolétarien et même une tendance à reprendre à son compte certaines des activités du parasitisme politique au détriment du militantisme communiste. Malheureusement, la lettre de la CWO ne prend pas en considération les arguments de la polémique sur cette question pas plus que sur les autres.

En ce qui concerne la réunion publique, il n'y a rien à répondre, selon la CWO, parce que le récit du CCI à ce sujet est une «exagération grossière».

La question fondamentale à laquelle la CWO évite de répondre est la suivante : la réunion a-t-elle été sabotée par les parasites, oui ou non ? Le CCI a apporté la démonstration de ce sabotage dans deux numéros de son journal mensuel en Grande-Bretagne, World Revolution. Il consistait à interrompre la réunion, à répéter des provocations verbales et physiques contre les militants du CCI, incluant toutes les calomnies typiquement parasitaires nous taxant de stalinisme, d'autoritarisme, etc., à créer un climat rendant toute discussion impossible et finalement à amener la réunion à prendre fin prématurément. Le sympathisant de la CWO n'a pas bougé pour combattre le sabotage de la réunion et, au lieu de cela, a réservé ses critiques au CCI et à sa défense de la réunion. La CWO aurait fait pareil, comme sa lettre le montre. Elle refuse d'admettre et nie qu'un tel sabotage ait eu lieu - encore moins le dénonce-t-elle - et réprimande le CCI pour ses prétendues «grossières exagérations».

Même chose concernant Workers Voice. Mais la lettre nous dit que la CWO n'a pas liquidé son journal mais a adopté une nouvelle stratégie de publication avec Revolutionnary Perspectives. La CWO a bel et bien stoppé la publication du journal Workers Voice et l'a remplacé par une revue théorique Revolutionnary Perspectives.

La lettre de la CWO ne répond pas à notre argument disant que derrière cette «nouvelle stratégie», il y a une concession sérieuse au parasitisme politique. La CWO déclarait que Revolutionnary Perspectives était «pour la reconstitution du prolétariat». Elle suggérait également, sans entrer dans les détails, que «l'effondrement de l'URSS avait créé tout un nouvel ensemble de tâches théoriques».

Au moment même où il est important d'insister sur le fait que la théorie révolutionnaire ne peut se développer que dans le contexte d'une intervention militante dans la lutte de classe, la CWO fait des concessions aux idées colportées par certains groupes parasites de la tendance académiste, qui habillent leur impuissance et leur absence de volonté militante avec la prétention de se plonger dans les «nouvelles questions théoriques». Certes la CWO n'en est pas là, mais puisque c'est un groupe du milieu politique prolétarien, ses faiblesses risquent de servir de feuille de vigne aux groupes qui parasitent ce milieu. Il faut d'ailleurs noter que la grande préoccupation de la CWO sur la «reconstitution du prolétariat» a un petit air de famille avec le dada de la FECCI sur le même thème, dada que cette dernière est allé récupérer chez des docteurs en sociologie comme Alain Bihr, porte-parole subtil - et appointé par les médias bourgeoises - de l'idée que le prolétariat n'existe plus ou qu'il n'est plus la classe révolutionnaire8. Le propos de telles remises en cause de la part des parasites est bien sûr non d'aboutir à une claire orientation pour la classe ouvrière mais de dénigrer l'approche organisationnelle militante de la théorie marxiste et de détruire ses fondements. Ce n'est pas ce que veut la CWO, mais l'abandon de son journal et la restriction de son intervention à la seule publication d'une revue théorique n'est certainement pas en cohérence avec le besoin criant pour la presse révolutionnaire d'être un «propagandiste collectif», un «agitateur collectif» et un «organisateur collectif» ?

Dans sa nouvelle publication, la CWO n'a pas été capable, jusqu'au n°3, de publier ses principes de bases ni de donner la moindre idée de son existence en tant qu'organisation. Ce n'est pas un accident, cela représente encore un affaiblissement de sa présence politique dans la classe ouvrière.

La CWO et le CCI

Les faiblesses de la CWO sur la question du milieu politique prolétarien l'a conduite à une aventure dangereuse avec des ennemis de ce milieu, tant les gauchistes que les parasites. D'un autre côté, elles ont abouti à une politique, également nocive, d'hostilité sectaire envers le CCI. En Grande-Bretagne, elle a essayé d'éviter toute confrontation systématique des divergences politiques avec World Revolution et de poursuivre une politique de «développement séparé» particulièrement à travers les groupes de discussion dont les critères de participation sont extrêmement peu clairs sauf sur la question de l'exclusion du CCI. Selon sa lettre, la CWO a «participé» au «Groupe d'études de Sheffield» avec des anarchistes, des communistes de gauche, des parasites comme Subversion et un ex-membre du CBG. Récemment, ce groupe d'études a été remplacé par les «réunions de formation» de la CWO.

Non, la CWO a organisé ce cercle d'études de Sheffield comme un club sans aucun critère politique clair quant à la participation ou aux objectifs.

La «réunion de formation» de la CWO ne semble pas y avoir changé grand chose : est-ce qu'elle exclut désormais les anarchistes et parasites ou bien uniquement ceux qui ne veulent pas approfondir ? Par contre, la non présence du CCI continue d'être une condition de son existence. A la dernière réunion, apparemment sur la question de la Gauche russe, le CCI comme organisation était explicitement non invité même si une camarade du CCI l'était mais uniquement sur la base du fait qu'elle était la compagne d'un des participants privilégiés ! Naturellement, puisque les membres du CCI sont des militants responsables devant l'organisation et non des francs tireurs, cette gracieuse invitation fut déclinée.

Le CCI n'a toujours pas été informé de la tenue d'autres réunions de formation malgré ce qui est dit dans la lettre de la CWO et jusqu'à ce que nous le soyons, nous jugerons qu'elles se veulent, non un lieu de référence pour la confrontation politique et théorique au sein du milieu politique prolétarien, mais un rassemblement sectaire où la discussion est alimentée plus par les besoins de la diplomatie que par des principes clairs.

C'est vrai que la CWO n'a jamais admis sa politique de développement séparé en ce qui concerne les réunions politiques et proclame, contre toute évidence, qu'elle a maintenu une ouverture envers le CCI uniquement restreinte par des «difficultés» géographiques ou autres contingences.

En plus de 20 ans depuis la formation d'un courant de la Gauche communiste en Grande-Bretagne, la CWO est peut-être venue à une douzaine de réunions publiques du CCI. Mais durant cette même période, c'est plus d'une centaine de réunions que nous avons tenues.

Depuis que la CWO nous a écrit sa lettre, le CCI a tenu deux réunions publiques à Londres et une à Manchester sur l'Irlande et sur les grèves en France à la fin de l'année dernière, deux sujets sur lesquels la CWO a écrit de courtes polémiques dans sa presse. Mais elle n'est pas venue défendre son point de vue à ces réunions ! La CWO ne s'est pas dérangée non plus pour la réunion du CCI à Londres en janvier sur la question vitale de la défense des organisations révolutionnaires. Durant la même période, la CWO a tenu une réunion ouverte à Sheffield sur «Racisme, sexisme et communisme», annoncée dans RP n°3, qui est arrivée aux librairies et à la boîte postale de WR une semaine environ après que la réunion ait eu lieu.

L'attitude sectaire de la CWO à l'égard du CCI s'explique difficilement par des difficultés géographiques à moins que nous puissions croire que des internationalistes comme les camarades de la CWO sont incapables de surmonter régulièrement les problèmes géographiques d'un trajet de 37 miles de Sheffield à Manchester, ou de 169 miles jusqu'à Londres.

Voici la véritable raison, selon la CWO :

«Le débat est impossible avec le CCI, comme la CWO s'en est rendu compte lors d'une récente réunion publique à Manchester, parce que les camarades sont incapables de comprendre le moindre fait, argument ou point de vue politique s'il ne rentre pas dans leur "cadre". Mais ce cadre est un cadre idéaliste et, comme le disait un de nos camarades à la même réunion, il se ramène aux quatre murs d'un asile de fous.» 9

Ainsi, «le débat est impossible avec le CCI» - mais possible avec des gauchistes, des anarchistes, le SPGB (Socialist Party of Great-Britain) et les parasites ?

Il est temps que la CWO reconsidère sa politique sans boussole à l'égard du regroupement des révolutionnaires.

D'après la CWO, la polémique du CCI est «d'un sectarisme sans précédent». Mais une critique profonde et sérieuse d'une organisation révolutionnaire par une autre, y compris en mettant en cause ses fondements même, ce n'est pas du sectarisme. Les organisations révolutionnaires ont le devoir de confronter leurs divergences afin d'éliminer le plus possible la confusion et la dispersion dans le camp révolutionnaire et de hâter l'unification des forces révolutionnaires dans le futur unique parti mondial du prolétariat.

Le sectarisme se caractérise au contraire par l'esquive de telles confrontations, soit en se réfugiant dans un superbe isolement, soit par des manœuvres opportunistes, dans le but de préserver à tout prix l'existence de son groupe séparé.

Michael, août 1996.

1 C'est vrai qu'au cours de la même période, les camarades qui allaient publier World Revolution et qui ont constitué la section du CCI en Grande-Bretagne (et qui provenaient en bonne partie du groupe conseilliste Solidarity, tout comme le groupe Revolutionnary Perspectives) n'étaient pas encore clairs sur la nature de la Révolution russe. Mais les autres groupes constitutifs du CCI, notamment Révolution Internationale, avaient défendu très clairement sa nature prolétarienne tout au long des conférences et discussions qui se sont tenues alors.

2 La lettre de la CWO donne l'impression que le CCI aurait forcé la dose afin de pouvoir l'attaquer. Mais il n'est nullement nécessaire d'alimenter nos critiques de la CWO avec des mensonges, même si nous le voulions, car au cours des années elle a exprimé ses confusions organisationnelles et politiques de façon vraiment transparente.

3 «Programme du parti communiste», adopté par l'«Unité des Combattants Communistes». Ce programme, que l'UCM a adopté avec Komala (une organisation de guérilla liée au Parti démocratique kurde) a été publié en mai 1982, 5 mois avant la 4e conférence. Il était, pour sa part, basé sur celui de l'UCM publié en mars 1981, et il a été présenté comme une contribution à la discussion pour la 4e conférence.

4 4e conférence des groupes de la gauche communiste. Septembre 1982. p.18.

5 Ibid. p.22.

6 Voir World Revolution n°60. Mai 1983.

7 Workers Voice n°64, Janvier-Février 1993. p.6.

8 Voir Revue Internationale n°74, «Le prolétariat est toujours la classe révolutionnaire».

9 WV n°59. Hiver 1991-92.

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [484]
  • TCI / BIPR [485]
  • Communist Workers Organisation [486]

Approfondir: 

  • Polémique dans le milieu politique : sur le regroupement [487]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [56]

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