Soumis par Revue Internationale le
Des centaines de milliers de travailleurs en grève. Les transports urbains complètement paralysés. Une grève qui s'étend au sein du secteur public : d’abord les chemins de fer, le métro et les bus, ensuite la poste, les secteurs de la production et de la distribution de l’électricité, de la distribution du gaz, des télécom, de l’enseignement, de la santé. Certains secteurs du privé également en lutte, comme les mineurs qui s’affrontent violemment à la police. Des manifestations rassemblant à chaque fois un nombre important de manifestants de différents secteurs : le 7 décembre, à l'appel de différents syndicats ([1]), on compte environ un million de manifestants contre le plan Juppé ([2]) dans les principales villes de France. Deux millions le 12 décembre.
Le mouvement de grèves et de manifestations ouvrières se déroule sur toile de fond d’agitation des étudiants avec la participation de ceux-ci à certaines manifestations ou assemblées générales ouvrières. La référence à mai 1968 est de plus en plus présente dans les médias, lesquelles ne manquent pas d’établir le parallèle : le ras le bol généralisé, les étudiants dans la rue, les grèves qui s’étendent.
Serait-on en présence d'un nouveau mouvement social comparable à celui de mai 1968 qui avait donné le coup d’envoi de la première vague internationale de lutte de classe après 50 ans de contre révolution ? Non. Il ne s'agit nullement de cela. En réalité, le prolétariat en France est la cible d’une manoeuvre d’ampleur destinée à l'affaiblir dans sa conscience et dans sa combativité, une manoeuvre qui s'adresse également à la classe ouvrière des autres pays afin de lui faire tirer de fausses leçons des événements en France. C’est la raison pour laquelle, à l’inverse de ce qui se passe quand la classe ouvrière entre en lutte de sa propre initiative, sur son propre terrain, la bourgeoisie en France et dans d’autres pays a donné un tel retentissement à ces événements.
LA BOURGEOISIE UTILISE ET RENFORCE LES DIFFICULTES DE LA CLASSE OUVRIERE
Les événement de mai 1968 en France avaient été annoncés par toute une série de grèves dont la caractéristique majeure était une tendance au débordement des sydicats, voire à la confrontation avec ces derniers. Ce n’est en rien la situation aujourd’hui, ni en France, ni dans les autres pays.
Il est vrai que l’ampleur et la généralisation des attaques que la classe ouvrière a subies depuis le début des années 1990 tendent à alimenter sa combativité ainsi que nous le mettions en évidence dans la résolution sur la situation internationale adoptée par notre 11e Congrès international : « Les mouvement massifs en Italie, à l'automne 1992, ceux en Allemagne de 1993 et beaucoup d'autres exemples ont rendu compte du potentiel de combativité qui croissait dans les rangs ouvriers. Depuis, cette combativité s'est exprimée lentement, avec de longs moments de mise en sommeil, mais elle ne s'est pas démentie. Les mobilisations massives à l'automne 1994 en Italie, la série de grèves dans le secteur public en France au printemps 1995, sont des manifestations, parmi d'autres, de cette combativité » ([3]).
Cependant, la manière dont se développe cette combativité est encore profondément marquée par le recul que la classe ouvrière a subi lors de l’effondrement du bloc de l’Est et le déchaînement des campagnes sur la « mort du communisme », recul le plus important depuis la reprise historique de ses combats de classe en 1968 : « Les luttes menées par le prolétariat au cours de ces dernières années ont aussi témoigné des énormes difficultés qu'il rencontre sur le chemin du combat de classe, du fait de la profondeur et de l'extension de son recul. C'est de façon sinueuse, avec des avancées et des reculs, dans un mouvement en dents de scie que se développent les luttes ouvrières. »
Partout la classe ouvrière trouve face à elle une classe bourgeoise à l’offensive politique pour affaiblir sa capacité à riposter aux attaques et à surmonter le profond recul de sa conscience. A l’avant garde de cette offensive, les syndicats : « Les manoeuvres présentes des syndicats ont aussi et surtout un but préventif. Il s'agit pour eux de renforcer leur emprise sur les ouvriers avant que ne se déploie beaucoup plus leur combativité, combativité qui résultera nécessairement de leur colère croissante face aux attaques de plus en plus brutales de la crise (...) Déjà les grèves du printemps en France, en fait des journées d'action des syndicats, ont constitué un succès pour ces derniers. »
Au niveau international et depuis quelques mois, la classe ouvrière des pays industrialisés est soumise à un véritable bombardement d’attaques. En Suède, Belgique, Italie, Espagne, pour ne citer que les derniers exemples en date. En France, jamais depuis le premier plan Delors en 1983, la bourgeoisie n'avait osé porter un tel coup de massue aux ouvriers avec, à la fois : augmentation du taux de TVA, c'est-à-dire des taxes à la consommation (entraînant, évidemment, une hausse des prix), augmentation des impôts et du forfait hospitalier (montant de la journée d'hôpital non remboursé par la Sécurité sociale), gel des salaires des fonctionnaires, baisse des pensions de retraites, augmentation de la durée de travail nécessaire avant de pouvoir prendre la retraite pour certaines catégories de fonctionnaires, alors que, dans le même temps, les chiffres officiels de la bourgeoisie commencent à montrer une reprise de l’augmentation du chômage. En fait, comme ses consoeurs de tous les autres pays, la bourgeoisie française est confrontée à une aggravation croissante de la crise mondiale du capitalisme qui l'oblige à attaquer toujours plus les conditions d'existence des prolétaires. Et cela est d'autant plus indispensable pour elle qu'elle a pris un retard important tout au long des années où la gauche, avec Mitterrand et le PS, se trouvait à la tête de l'Etat ce qui dégarnissait passablement le terrain social et l'obligeait à une certaine « timidité » dans ses politiques anti-ouvrières.
Une telle avalanche d'attaques ne pouvait qu’alimenter la combativité ouvrière qui s'était déjà exprimée à différents moments et dans différents pays : Suède, France, Belgique, Espagne...
En effet, face à cela, les prolétaires ne peuvent rester passifs. Ils n'ont d'autre issue que de se défendre dans la lutte. Mais, pour empêcher que la classe ouvrière n’entre dans le combat avec ses propres armes, la bourgeoisie a pris les devants et elle l’a poussée à partir prématurément en lutte sous le contrôle total des syndicats. Elle n’a pas laissé aux ouvriers le temps de se mobiliser à leur rythme et avec leurs moyens : les assemblées générales, les discussions, la participation aux assemblées d'autres lieux de travail que le sien, l'entrée en grève si le rapport de forces le permet, l'élection de comités de grèves, les délégations aux autres assemblées d’ouvriers en lutte.
Ainsi le mouvement de grèves qui vient de se dérouler en France, s'il révèle l'existence d'un profond mécontentement dans la classe ouvrière, est avant tout le résultat d’une manoeuvre de très grande ampleur de la bourgeoisie visant à amener les travailleurs à une défaite massive et, surtout à provoquer, chez eux une profonde désorientation.
UN PIEGE TENDU AUX OUVRIERS
Pour mettre en place son piège, la bourgeoisie a manoeuvré de main de maître, faisant coopérer de façon très efficace ses différentes fractions qui se sont partagées le travail : la droite, la gauche, les médias, les syndicats, la base radicale de ceux-ci constituée essentiellement de militants des fractions d’extrême gauche.
En premier lieu, pour engager sa manoeuvre, la bourgeoisie doit faire partir en grève un secteur de la classe ouvrière. Le développement du mécontentement au sein de celle-ci en France, aggravé par les récentes attaques sur la Sécurité sociale, pour être réel n'est cependant pas encore assez mûr pour provoquer l'entrée en lutte massive de ses secteurs les plus décisifs, particulièrement ceux de l'industrie. C’est un facteur favorable à la bourgeoisie car, en poussant dans la grève le secteur qu'elle va provoquer, il n'y a pas le risque que les autres suivent spontanément et débordent l'encadrement syndical. Le secteur « choisi » est celui des conducteurs de train. Avec le « contrat de plan » qu'elle annonce pour la compagnie des chemins de fer (SNCF), la bourgeoisie les menace de devoir travailler huit années supplémentaires avant de pouvoir partir en retraite sous le prétexte qu'ils sont des « privilégiés » sur ce plan par rapport aux autres employés de l'Etat. C'est tellement énorme que les ouvriers ne prennent même pas la peine de réfléchir avant de se lancer dans la bagarre. C'est justement ce qui était recherché par la bourgeoisie : ils s'engouffrent dans l'encadrement que leur avaient préparé les syndicats. En vingt-quatre heures, les conducteurs du métro et des bus parisiens, menacés de perdre certains avantages catégoriels de même type, sont entraînés dans un piège similaire. Les syndicats mettent le paquet pour forcer l'entrée en grève, alors que de nombreux ouvriers, perplexes, ne comprennent pas cette précipitation. La direction de la RATP (Régie des transports parisiens) vient à la rescousse des syndicats en prenant l'initiative de fermer certaines lignes et en faisant tout pour empêcher de travailler ceux qui le désirent.
Pourquoi la bourgeoisie a-t-elle choisi ces deux catégories de travailleurs pour engager sa manoeuvre ?
Certaines de leurs caractéristiques constituaient des éléments favorables à la mise en oeuvre du plan bourgeois. Ces deux catégories ont effectivement des statuts particuliers dont la modification constitue un prétexte tout trouvé pour déclencher une attaque les concernant spécifiquement. Mais il y a surtout la garantie que, une fois les cheminots et les conducteurs du métro et des bus en grève, l'ensemble des transports publics sera paralysé. Outre le fait qu'un tel mouvement ne peut passer inaperçu pour aucun ouvrier, c'est un moyen supplémentaire, et d'une très grande efficacité, que se donne ainsi la bourgeoisie pour éviter les débordements, alors que son objectif est de poursuivre l'extension de la grève à d'autres secteurs du secteur public. Ainsi, sans transports, le principal et quasiment unique moyen de se rendre aux manifestations, c'est de prendre les cars syndicaux. Aucune possibilité de se rendre massivement à la rencontre d'autres ouvriers en grève, dans leurs assemblées générales. Enfin, la grève des transports c'est, en plus de tout cela, un moyen de diviser les ouvriers en les montant les uns contre les autres, alors que ceux qui sont privés de transports doivent faire face aux pires difficultés pour rejoindre quotidiennement leur lieu de travail.
Mais les cheminots ne sont pas seulement un moyen de la manoeuvre, ils sont également spécifiquement visés par elle. La bourgeoisie était consciente des avantages qu'elle tirerait à épuiser et embrouiller la conscience de ce secteur de la classe ouvrière qui s'était illustré en décembre 1986 par sa capacité à s'affronter à l'encadrement syndical pour entrer en lutte.
Une fois ces deux secteurs en grève sous le contrôle total des syndicats, la phase suivante de la manoeuvre peut être exécutée : la grève dans un secteur traditionnellement combatif et avancé de la classe ouvrière, celui des postes, et tout particulièrement, en son sein, les centres de tri. Dans les années 1980, ces derniers avaient souvent résisté aux pièges des syndicats, n'hésitant pas à la confrontation avec eux. En incorporant ce secteur au « mouvement », la bourgeoisie vise à l’emprisonner dans les mailles de la manoeuvre, afin de le neutraliser et de lui infliger la même défaite qu’à d’autres secteurs. De plus, la manoeuvre s’en trouverait encore plus efficace face aux secteurs qui ne sont pas encore en grève, le mouvement obtenant ainsi une certaine légitimité apte à diminuer partout ailleurs la méfiance ou le scepticisme à son égard. Néanmoins, vis-à-vis de ce secteur, la bourgeoisie se devait de procéder plus finement encore que précédemment avec les cheminots ou de métro. Pour cela, elle a suscité et organisé des « délégations d’ouvriers », ne présentant aucun signe apparent d’appartenance syndicale (et probablement composés d’ouvriers sincères trompés par des syndicalistes de base), qui sont venues appeler à la lutte les ouvriers des centres de tri réunis en assemblées générales. Trompés sur la véritable signification de ces délégations, les ouvriers des principaux centres de tri postal se laissent ainsi entraîner dans la lutte. Afin de donner le maximum d'impact médiatique à l’événement, la bourgeoise a dépêché sur place ses journalistes, et le journal Le Monde en fera la une de son édition du soir même.
A ce stade de déploiement de la manoeuvre, l’ampleur déjà atteinte par le mouvement donne du poids aux arguments des syndicats pour y agglomérer de nouveaux secteurs : les ouvriers de l'électricité, du gaz, des télécom, les enseignants. Face aux hésitations de certains ouvriers sur le bien fondé de la « lutte maintenant », face à leur insistance pour en discuter les modalités et les revendications, les syndicats opposent la formule péremptoire « c’est maintenant qu’il faut y aller » et culpabilisent ceux qui ne sont pas encore en lutte : « nous sommes les derniers à ne pas encore être en grève ».
Afin d’augmenter davantage encore le nombre des grévistes, il faut faire croire qu'il se développe un vaste et profond mouvement social. A les en croire tous, syndicats, gauche, gauchistes, le mouvement susciterait même un immense espoir dans l'ensemble de la classe ouvrière. A l’appui de cela, il y a la publication quotidienne par les médias d’un « indice de popularité » de la grève, toujours favorable à celle-ci dans l'ensemble de la « population ». C'est vrai que la grève est « populaire » et qu'elle est ressentie par beaucoup d'ouvriers comme un moyen d'empêcher le gouvernement d'asséner ses attaques. Mais la sollicitude dont elle est l'objet dans les médias, et particulièrement à la télévision, est bien la preuve que la bourgeoisie est intéressée à ce qu'il en soit ainsi et que cette popularité soit gonflée au maximum.
Les étudiants font aussi partie, à leur insu, de la mise en scène. On les a fait descendre dans la rue pour donner l’impression d’une montée générale des mécontentements, pour faire croire qu’il y a des ressemblances pleines d’espoir avec mai 1968, et en même temps pour noyer les revendications ouvrières dans les revendications inter-classistes dont sont porteurs les étudiants. On les retrouve même jusque dans les assemblées sur les lieux de travail, « à la rencontre des luttes ouvrières », et cela avec la bénédiction des syndicats. ([4])
Toute initiative est retirée à la classe ouvrière qui n'a d'autre choix que de suivre les syndicats. Dans les assemblées générales convoquées par ces derniers, l’insistance pour que les ouvriers s'expriment n'a d'autre signification que de donner un simulacre de vie à l'assemblée alors que tout est décidé par ailleurs. Au sein de celles-ci, la pression syndicale pour l'entrée en grève est tellement forte que des fractions significatives d’ouvriers, pour le moins dubitatifs sur la nature de cette grève, n’osent pas s’exprimer. Pour certains autres au contraire, complètement mystifiés, c’est l’euphorie d’une unité factice. En fait, une des clés de la réussite de la manoeuvre de la bourgeoisie est le fait que les syndicats ont systématiquement repris à leur compte, pour les dénaturer et les retourner contre elle, des aspirations et des moyens de lutte de la classe ouvrière :
- la nécessité de réagir massivement, et non en ordre dispersé, face aux attaques bourgeoises ;
- l'élargissement de la lutte à plusieurs secteurs, le dépassement des barrières corporatistes ;
- la tenue quotidienne d'assemblées générales sur chaque lieu de travail, chargées notamment de se prononer sur l'entrée en lutte ou la poursuite du mouvement ;
- l'organisation de manifestations de rue où de grandes masses d'ouvriers, de différents secteurs et de différents lieux, puisent un sentiment de solidarité et de force. ([5])
En outre, les syndicats ont pris le soin, dans la plus grande partie du mouvement, d'afficher leur unité. On a même pu voir, abondamment médiatisée, les poignées de main entre les chefs des deux syndicats traditionnellement « ennemis » : la CGT et Force Ouvrière (qui s'était constituée comme scission de la CGT, avec le soutien des syndicats américains, au temps de la Guerre froide). Cette « unité » des syndicats, qu'on retrouvait souvent dans les manifestations sous forme de banderoles communes CGT-FO-CFDT-FSU, était bien propre à entraîner un maximum d'ouvriers dans la grève derrière eux puisque, pendant des années, une des causes du discrédit des syndicats et du refus des ouvriers de suivre leurs mots d'ordre de grève était justement leurs chamailleries perpétuelles. Dans ce domaine, les trotskystes ont apporté leur petite contribution puisqu'ils n'ont cessé de réclamer l'unité entre les syndicats, faisant de celle-ci une sorte de précondition au développement des luttes.
Du côté de la droite au pouvoir, après la détermination affichée au début du mouvement, on simule des signes de faiblesse (auxquels les médias font toute la publicité nécessaire), qui donnent à penser que les grévistes pourraient bien gagner, obtenir le retrait du plan Juppé, avec, pourquoi pas, la chute du gouvernement. En fait, le gouvernement fait durer les choses sachant pertinemment que les ouvriers qui ont mené une grève longue ne sont pas de si tôt disposés à reprendre la lutte. Ce n'est qu'au bout de 3 semaines qu'il annonce le retrait de certaines des mesures qui avaient mis le feu aux poudres : retrait du « contrat de plan » dans les chemins de fer et, plus généralement, des dispositions concernant les retraites des agents de l'Etat. L'essentiel de sa politique, cependant, est maintenu : les augmentations d'impôts, le blocage des salaires des fonctionnaires et, surtout, les attaques sur la Sécurité sociale.
Les syndicats, en même temps que les partis de gauche, chantent victoire et s'emploient, dès lors, à faire reprendre le travail. Ils s’y prennent de façon tellement habile qu’ils ne se démasquent pas : leur tactique consiste à laisser s’exprimer, sans pression de leur part cette fois-ci, les assemblées générales majoritairement en faveur de la reprise du travail. Ce sont les cheminots, dont les syndicats soulignent la « victoire », qui, le vendredi 15 décembre, donnent le signal de cette reprise comme ils avaient donné le signal de l'entrée dans la grève. La télévision montre à répétition l'image des quelques trains qui recommencent à circuler. Le lendemain, un samedi, les syndicats organisent d'immenses manifestations auxquelles sont conviés les ouvriers du secteur privé (c'est-à-dire, principalement, de l'industrie). C'est l'enterrement en grande pompe du mouvement, un baroud d'honneur qui permet de faire passer plus facilement aux ouvriers la pillule amère de leur défaite sur les revendications essentielles. Dépôt après dépôt, les assemblées de cheminots votent la fin de la grève. Dans les autres secteurs, la lassitude générale et l’effet d’entraînement font le reste. Le lundi 18, la tendance à la reprise est presque générale. Le mardi 19, la CGT, seule, organise une journée d'action et des manifestations : comparée à celle des semaines précédentes, la mobilisation est ridicule ce qui ne peut que convaincre les derniers « récalcitrants » qu'il faut reprendre le travail. Le jeudi 21, gouvernement, syndicats et patronat du privé se retrouvent lors d'un « sommet » : c'est l'occasion pour les syndicats, qui dénoncent les propositions gouvernementales, de continuer à se présenter comme les « défenseurs des ouvriers ».
UNE ATTAQUE POLITIQUE CONTRE LA CLASSE OUVRIERE
La bourgeoisie vient de réussir à faire passer une attaque considérable, le plan Juppé, et à épuiser les ouvriers afin d’amoindrir leur capacité de riposte aux futures attaques.
Mais les objectifs de la bourgeoisie vont bien au delà de cela. La manière dont elle a organisé sa manoeuvre était destinée à faire en sorte que, non seulement les ouvriers ne puissent pas, en préparation de leurs luttes futures, tirer d’enseignements de cette défaite, mais surtout de les rendre vulnérables aux messages empoisonnés qu’elle veut faire passer.
L’ampleur que la bourgeoisie a donnée à la mobilisation, la plus importante depuis des années quant au nombre de grévistes et de manifestants, et dont les syndicats ont été les artisans reconnus, est destinée à donner du poids à l’idée selon laquelle il n’y a qu’avec les syndicats qu’on peut faire quelque chose. Et c’est d’autant plus crédible que, durant le déroulement de la lutte, parfaitement contrôlée par eux, ils ne se sont pas trouvés en situation d’être démasqués, même partiellement, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit pour eux de casser un mouvement spontané de la classe. De plus, ils ont su prendre en compte, dans leur stratégie, le fait que, majoritairement, la classe ouvrière, même si elle pouvait les suivre, ne leur faisait néanmoins pas fondamentalement confiance. C’est la raison pour laquelle ils ont pris soin de faire « participer », de façon ostensible, visible par tous, des « non syndiqués » (ouvriers sincères et naïfs ou sous-marins des syndicats) dans les différentes « instances de lutte » comme les « comités de grève » auto-proclamés. Ainsi, en même temps que l’emprise des syndicats sur la classe ouvrière pourra, sous l’effet de la manoeuvre, se renforcer, la confiance des ouvriers dans leur propre force, c’est-à-dire dans leur capacité d’entrer en lutte par eux-mêmes, et de la conduire eux-mêmes, va s’amoindrir pour un long moment. Cette recrédibilisation des syndicats constituait pour la bourgeoisie un objectif fondamental, un préalable indispensable avant de porter les attaques à venir qui seront encore bien plus brutales que celles d'aujourd'hui. C'est à cette condition seulement qu'elle peut espérer saboter les luttes qui ne manqueront pas de surgir au moment de ces attaques. C'est sûrement là un des aspects essentiels de la défaite politique que la bourgeoisie a infligée à la classe ouvrière.
Un autre bénéficiaire de la manoeuvre au sein de la bourgeoisie, c’est la gauche du capital. Les élections présidentielles en France de mai 1995, ont placé toutes les forces de gauche dans l'opposition. Aucune d’entre elles n’étant directement impliquée dans la décision des attaques actuelles, elles ont eu les coudées franches pour les dénoncer et tenter de faire oublier qu’elles-mêmes, PS et PC de 1981 à 1984, et PS tout seul ensuite, ont aussi mené la même politique anti-ouvrière. C’est donc un renforcement de la politique de partage du travail droite au pouvoir, gauche dans l’opposition qu’a permis cette manoeuvre : la droite étant chargée d’assumer la responsabilité des attaques anti-ouvrières, et la gauche dans l’opposition ayant pour rôle de mystifier le prolétariat, d'encadrer et de saboter ses luttes, à travers notamment ses courroies de transmission syndicales.
Un des autres objectifs de premier plan que s'était donnés la bourgeoisie c'est de faire croire aux ouvriers, sur base de l’échec d’une lutte qui s’était étendue à différents secteurs, que l’extension, cela ne sert à rien. En effet, des fractions importantes de la classe ouvrière croient avoir réalisé l’élargissement de la lutte aux autres secteurs ([6]), c’est-à-dire ce vers quoi avaient tendu les luttes ouvrières depuis 1968, et jusqu’à l’effondrement du bloc de l’Est. C’est sur ces acquis des luttes depuis 1968 que la bourgeoisie s’est d’ailleurs appuyée pour entraîner les ouvriers des centres de tri dans la manoeuvre, comme le montrent les arguments employés pour les faire débrayer : « Les ouvriers des PTT ont été vaincus en 74 parce qu'ils sont restés isolés. De même les cheminots en 86, parce qu'ils n'ont pas réussi à étendre leur mouvement. Aujourd’hui, il faut saisir l‘occasion qui se présente ». Ce sont ces acquis qui étaient dans la ligne de mire de la manoeuvre, pour les dénaturer.
Il est encore trop tôt pour évaluer l'importance de l'impact de cet aspect de la manoeuvre (alors que la recrédibilisation des syndicats est, dès à présent, incontestable). Mais il est clair que le trouble chez les ouvriers risque encore de se trouver renforcé par le fait que le secteur des cheminots, lui, a obtenu satisfaction sur la revendication qui l’avait fait entrer en lutte, le retrait du « plan d'entreprise » et des attaques sur l’accession à la retraite. Ainsi l’illusion qu’on peut obtenir quelque chose en luttant seul dans son secteur va-t-elle se développer et constituer un puissant stimulant au développement du corporatisme. Sans parler de la division ainsi créée dans les rangs ouvriers alors que ceux qui sont entrés en lutte derrière les cheminots, et qui n’ont rien obtenu du tout, vont avoir le sentiment d’avoir été lâchés.
Sur ce plan, les analogies sont grandes avec une autre manoeuvre, celle qui a présidée à la lutte dans les hôpitaux à l’automne 1988. Elle était alors destinée à désamorcer la montée de la combativité dans l’ensemble de la classe ouvrière en faisant éclater prématurément la lutte dans un secteur particulier, celui des infirmières. Celles-ci, organisées au sein de la coordination du même nom, ultra corporatiste, organe préfabriqué par la bourgeoisie pour remplacer les syndicats trop discrédités, se sont vues au terme de leur lutte, accorder un certain nombre d’avantages sous forme d’augmentations de salaires (le milliard de francs que le gouvernement avait prévu à cet effet avant même que la grève ne démarre). Les autres travailleurs des hôpitaux, qui s’étaient massivement engagés dans la bataille en même temps que les infirmières, eux, n’ont rien obtenu. Quant à la combativité dans les autres secteurs, elle est retombée, résultat du désarroi des ouvriers face à l’élitisme et au corporatisme des infirmières.
Enfin, en invoquant aussi souvent et avec tant d’insistance une prétendue similitude entre ce mouvement et celui de mai 1968, la bourgeoisie cherchait, comme on l’a déjà dit, à entraîner dans la manoeuvre le plus grand nombre possible d’ouvriers. Mais c’était également pour elle le moyen d’attaquer la conscience des ouvriers. En effet, pour des millions d’ouvriers, mai 1968 demeure une référence, y compris pour ceux qui n’y ont pas participé parce que trop jeunes ou pas encore nés, ou habitant d’autres pays mais qui ont été à l’époque enthousiasmés par cette première manifestation du ressurgissement du prolétariat sur son terrain de classe, après quarante années de contre révolution. Ces générations d’ouvriers ou fractions de la classe ouvrière qui n’ont pas directement vécu ces événements, plus vulnérables à l’intoxication idéologique sur cette question, étaient particulièrement la cible de la bourgeoisie qui visait à leur faire penser que, finalement, mai 1968 n’avait peut être pas été tellement différent de la grève syndicale d’aujourd’hui. Ainsi c’est une nouvelle attaque à l’identité même de la classe ouvrière dont il s’agit, pas aussi profonde que celles sur la « mort du communisme », mais qui constitue un obstacle supplémentaire sur la voie de la récupération du recul qui a suivi l'effondrement du bloc de l'Est.
LES VERITABLES LECONS A TIRER DE CES EVENEMENTS
La leçon première que tirait le CCI de la manoeuvre de la lutte des infirmières en 1988 ([7]), reste encore tragiquement d’actualité : « Il importe de souligner la capacité de la bourgeoisie d’agir de façon préventive et en particulier de susciter le déclenchement de mouvements sociaux de façon prématurée lorsqu’il n’existe pas encore dans l’ensemble du prolétariat une maturité suffisante permettant d’aboutir à une réelle mobilisation. Cette tactique a déjà été souvent employée dans le passé par la classe dominante, notamment dans des situations où les enjeux étaient encore bien plus cruciaux que ceux de la période actuelle. L’exemple le plus marquant nous est donné par ce qui s’est passé à Berlin en janvier 1919 où, à la suite d’une provocation délibérée du gouvernement social-démocrate, les ouvriers de cette ville s’étaient soulevés alors que ceux de la province n’étaient pas encore prêts à se lancer dans l’insurrection. Le massacre de prolétaires (ainsi que la mort des deux principaux dirigeants du Parti communiste d’Allemagne : Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht) qui en a résulté a porté un coup fatal à la révolution dans ce pays où, par la suite, la classe ouvrière a été défaite paquet par paquet. » Face à un tel danger il importe que la classe ouvrière puisse le plus largement possible tirer les enseignements de ses expériences, au niveau historique, comme au niveau de ses luttes de la dernière décennie.
Un autre enseignement important c'est que la lutte de classes est une préoccupation majeure de la bourgeoisie internationale, et que, sur ce plan, comme nous l’a déjà montré sa réaction face aux luttes de 1980 en Pologne, elle sait oublier ses divisions. Black-out face aux mouvements qui se déroulent sur un terrain de classe et risquent d’avoir un effet d’entraînement d’un pays à l’autre, ou du moins d’influencer positivement les ouvriers. Inversement, la plus grande publicité donnée, d’un pays à l’autre, aux résultats des manoeuvres contre la classe ouvrière. Il n’y a aucune illusion à se faire, le déchaînement du chacun pour soi, dans la guerre commerciale et les rivalités impérialistes, ne va en rien entraver l’unité internationale dont la bourgeoisie sait faire preuve contre la lutte de classe.
Ce que montrent également les récentes grèves en France c'est que l'extension des luttes entre les mains des syndicats est une arme de la bourgeoisie. Et plus une telle extension prend de l'ampleur, plus la défaite qu’elle permet d’infliger aux ouvriers est étendue et profonde. Là aussi il est vital que les ouvriers apprennent à déceler les pièges de la bourgeoisie. A chaque fois que les syndicats appellent à l'extension, c'est soit qu’ils sont contraints de coller à un mouvement qui se développe, pour ne pas être débordés, soit pour entraîner dans la défaite un maximum d’ouvriers, alors que la dynamique de le lutte commence à s’inverser. C'est ce qu'ils avaient fait lors de la grève des cheminots en France début 1987 quand ils ont appelé à l'« extension » et au « durcissement » du mouvement, non pas lors de la montée de la lutte (à laquelle ils s'étaient ouvertement opposés), mais lors de son déclin, dans le but d'entraîner le plus possible de secteurs de la classe ouvrière derrière la défaite des cheminots. Ces deux situations mettent en évidence la nécessité impérative pour les ouvriers de contrôler leur lutte, du début à la fin. Ce sont leurs assemblées générales souveraines qui doivent prendre en charge l’extension, afin que celle-ci ne tombe pas aux mains de syndicats. Evidemment, ceux-ci ne se laisseront pas faire, mais il faut imposer que la confrontation avec eux se déroule au grand jour, dans les assemblées générales souveraines, qui élisent des délégués révocables au lieu d’être de vulgaires rassemblements manipulés à leur guise par les syndicats comme ce fut le cas dans la présente vague de grèves.
Mais la prise en main de leur lutte par les ouvriers passe nécessairement par la centralisation de toutes leurs assemblées qui envoient leurs délégués à une assemblée centrale. A son tour elle élit un comité central de lutte. C’est cette assemblée qui garantit en permanence l’unité de la classe et qui permet une mise en oeuvre coordonnée des modalités de la lutte : si tel jour il est opportun ou non de faire grève, quels secteurs doivent faire grève, etc. C’est elle également qui doit décider de la reprise générale du travail, du repli en bon ordre lorsque le rapport de force immédiat le nécessite. Ceci n’est pas une vue de l’esprit, ni une pure abstraction, ni un rêve. Un tel organe de lutte, le Soviet, les ouvriers russes l’on fait surgir dans les grèves de masse de 1905, puis en 1917 lors de la révolution. La centralisation de la lutte par le Soviet, c’est là une des leçons essentielles de ce premier mouvement révolutionnaire du siècle et que les ouvriers dans leurs luttes futures devront se réapproprier. Voici ce qu’en disait Trotsky dans son livre 1905 : « Qu’est ce que le Soviet ? Le conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation (...) devait être capable d’initiative et se contrôler elle-même d’une manière automatique : l’essentiel, enfin, c’était de pouvoir la faire surgir dans les vingt quatre heures (...) pour avoir de l’autorité sur les masses, le lendemain même de sa formation, elle devait être instituée sur la base d’une très large représentation. Quel principe devait-on adopter ? La réponse venait toute seule. Comme le seul lien qui existât entre les masses prolétaires, dépourvues d’organisation, était le processus de la production, il ne restait plus qu’à attribuer le droit de représentation aux entreprises et aux usines. » ([8]).
Si le premier exemple d'une telle centralisation vivante d'un mouvement de la classe nous vient d'une période révolutionnaire, cela ne signifie pas que ce soit uniquement dans une telle période que la classe ouvrière puisse centraliser sa lutte. La grève de masse des ouvriers en Pologne en 1980, si elle n’a pas donné naissance à des soviets qui sont des organes de prise de pouvoir, nous en a néanmoins fourni une illustration magistrale. Rapidement, dès le début de la grève, les assemblées générales ont envoyé des délégués (en général deux par entreprise) à une assemblée centrale, le MKS, pour toute une région. Cette assemblée se réunissait quotidiennement dans les locaux de l'entreprise phare de la lutte, les chantiers navals Lénine de Gdansk et les délégués venaient ensuite rendre compte de ses délibérations aux assemblées de base qui les avaient élus et qui prenaient position sur ces délibérations. Dans un pays où les luttes précédentes de la classe ouvrière avaient été impitoyablement noyées dans le sang, la force du mouvement avait paralysé le bras assassin du gouvernement l'obligeant à venir négocier avec le MKS dans ses locaux mêmes. Evidemment, si d'emblée les ouvriers de Pologne, en 1980, avaient réussi à se donner une telle forme d'organisation, c'est que les syndicats officiels étaient totalement discrédités puisqu'ils étaient ouvertement les flics de l'Etat stalinien (et c'est la constitution du syndicat « indépendant » Solinarnosc qui a seule permis l'écrasement sanglant des ouvriers en décembre 1981). C'est la meilleure preuve que non seulement les syndicats ne sont pas une organisation, même imparfaite, de la lutte ouvrière, mais qu'ils constituent, au contraire, tant qu'ils peuvent semer des illusions, le plus grand obstacle à une organisation véritable de cette lutte. Ce sont eux qui, par leur présence et leur action, entravent le mouvement spontané de la classe, né des nécessités de la lutte même, vers une auto-organisation.
Evidemment, du fait justement de tout le poids du syndicalisme dans les pays centraux du capitalisme, ce n’est pas d’emblée la forme des MKS, encore moins des soviets, qu'y prendront les prochaines luttes de la classe. Néanmoins, celle-ci doit leur servir de référence et de guide, et les ouvriers devront se battre pour que leurs assemblées générales soient réellement souveraines et se déterminent dans le sens de l’extension, du contrôle et de la centralisation du mouvement par elles mêmes.
En fait, les prochaines luttes de la classe ouvrière, et pour un certain temps encore, seront marquées par le sceau du recul, exploité par toutes sortes de manoeuvres de la bourgeoisie. Face à cette situation difficile de la classe ouvrière, mais qui ne remet néanmoins pas en cause la perspective d’affrontements de classe décisifs entre bourgeoisie et prolétariat, l’intervention des révolutionnaires est irremplaçable. Afin qu’elle soit le plus efficace possible, et qu’elle ne favorise pas, sans le vouloir, les plans de la bourgeoisie, les révolutionnaires ne doivent pas laisser la moindre prise, dans leurs analyses et leurs mots d’ordre, à la pression idéologique ambiante et doivent être les premiers à déceler et dénoncer les manoeuvres de l’ennemi de classe.
L'ampleur de la manoeuvre élaborée par la bourgeoisie en France, le fait, notamment, qu'elle se soit permise de provoquer des grèves massives qui ne pourront qu'aggraver encore un peu plus ses difficultés économiques, sont en soi le signe que la classe ouvrière et sa lutte n'ont pas disparu comme aimaient à le répéter, pendant des années, les « experts » universitaires aux ordres. Elle démontre que la classe dominante sait parfaitement que les attaques de plus en plus brutales qu'elle devra mener provoqueront nécessairement des luttes de grande ampleur. Même si aujourd'hui elle a marqué un point, si elle a remporté une victoire politique, l'issue de la bataille est loin d'être jouée. En particulier, la bourgeoisie ne pourra empêcher que s'effondre de plus en plus son système économique, ni que se déconsidèrent ses syndicats, comme ce fut le cas au cours des années 1980, au fur et à mesure qu'ils saboteront les luttes ouvrières. Mais la classe ouvrière ne pourra l'emporter que si elle est capable de prendre la mesure de toute la capacité de son ennemi, même appuyé sur un système moribond, à semer des obstacles, les plus subtils et sophistiqués qui soient, sur le chemin de son combat.
BN, 23 décembre 1995.
[8] Voir notre article « Révolution de 1905 : enseignements fondamentaux pour le prolétariat », dans la Revue internationale n° 43.