Soumis par Revue Internationale le
Depuis les événements du Sud Liban du printemps dernier, les tensions inter-impérialistes n'ont cessé de s'accumuler au Moyen‑Orient. Ainsi, une nouvelle fois, tous les discours des « batteurs d'estrade » de la bourgeoisie quant au prétendu avènement d'une « ère de paix » dans cette région qui est l'une des principales poudrières impérialistes de la planète sont démentis. Cette zone, qui fut un enjeu majeur des affrontements entre les deux blocs pendant 40 ans, est au centre de la lutte acharnée que se livrent aujourd'hui les grandes puissances impérialistes qui composaient l'ex-bloc de l'Ouest. Derrière cet actuel regain de tensions impérialistes, il y a fondamentalement la contestation grandissante envers la première puissance mondiale dans l'une de ses principales chasses gardées, contestation gagnant même ses alliés et lieutenants les plus proches.
La première puissance mondiale contestée dans son fief
La politique musclée mise en place par les Etats-Unis, depuis plusieurs années, pour renforcer leur domination sur tout le Moyen-Orient et en tenir à l'écart tous leurs rivaux, a connu un sérieux dérapage avec l'arrivée au pouvoir de Néthanyaou en Israël ; et cela alors que Washington n'avait cessé d'affirmer un soutien très appuyé au candidat travailliste, Shimon Peres (Clinton s'était engagé personnellement dans ces élections comme jamais aucun président américain ne l'avait fait avant lui). Les conséquences de ce couac électoral n'ont pas tardé à se faire sentir. Contrairement à Peres qui tenait en mains solidement le parti travailliste, Néthanyaou ne parvient manifestement pas à contrôler son propre parti, le Likoud. Cela s'est illustré à travers la pagaille qui a présidé à la formation de son gouvernement mais aussi à travers la mise en quarantaine à laquelle a été soumis D. Lévy, responsable des affaires étrangères. En fait Néthanyaou est soumis à la pression des fractions les plus dures et archaïques du Likoud dont le chef de file est A. Sharon. C'est celui-là même qui avait violemment dénoncé les ingérences américaines dans les élections israéliennes, ingérences qui, selon lui, réduisent « Israël au rang de simple république bananière ». Il affirmait ainsi ouvertement la volonté de certains secteurs de la bourgeoisie israélienne à une plus grande autonomie vis à vis du pesant tuteur américain. Or, ces fractions, aujourd'hui, poussent à la « politique du pire » en remettant en cause l'ensemble du « processus de paix » imposé par le grand parrain américain avec l'accord du tandem Rabin/Peres, que ce soit envers les palestiniens (de nouvelles colonies de peuplement qui avaient été gelées par le gouvernement travailliste se mettent en place actuellement) ou vis à vis de la Syrie à travers la question du Golan. Et ce sont ces fractions qui ont tout fait pour retarder la rencontre, pourtant prévue de longue date, entre Arafat et Néthanyaou et qui, lorsque cette dernière a finalement lieu, s'activent pour la vider de tout contenu. Cette politique ne peut que mettre rapidement en porte-à-faux l'homme-lige des Etats-Unis qu'est Arafat, au point que ce dernier ne pourra pas longtemps conserver le contrôle de ses troupes sauf à hausser nettement le ton (ce qu'il a déjà commencé à faire) et ainsi s'acheminer vers un nouvel état de belligérance avec Israël. De même, tous les efforts déployés par les Etats-Unis, alternant la carotte et le bâton pour que la Syrie s'inscrive clairement dans son « processus de paix », efforts qui commençaient à porter leurs fruits, se trouvent aujourd'hui remis en cause par la nouvelle intransigeance israélienne.
Cette arrivée au pouvoir du Likoud a aussi des conséquences sur l'autre grand allié des Etats-Unis dans la région, sur le pays qui, après Israël, est le principal bénéficiaire de l'aide américaine au Moyen Orient, à savoir l'Egypte ; et cela, alors même que cet état clef « du monde arabe » est, depuis un certain temps déjà, l'objet de tentatives de débauchage de la part des rivaux européens de la première puissance mondiale. ([1]) Depuis l'invasion israélienne du Sud Liban, l'Egypte tend à se démarquer de plus en plus de la politique américaine en renforçant ses liens avec la France et l'Allemagne et en dénonçant de plus en plus violemment la nouvelle politique d'Israël auquel elle est pourtant liée par un accord de paix.
Mais ce qui est sans doute l'un des symptômes les plus spectaculaires de la nouvelle donne impérialiste qui est en train de se créer dans la région, c'est l'évolution de la politique de l'Etat saoudien (qui a servi de Q.G. à l'armée américaine pendant la guerre du Golfe) à l'égard de son tuteur américain. Quels que soient les véritables commanditaires, l'attentat perpétré à Dahran contre les troupes US visait directement la présence militaire américaine et exprimait déjà un net affaiblissement de l'emprise de la première puissance mondiale dans l'une de ses principales places fortes au Moyen-Orient. Mais si l'on ajoute à cela l'accueil particulièrement chaleureux réservé à la visite de Chirac, chef d'un état qui est à la pointe de la contestation envers le leadership américain, on mesure l'importance de la dégradation des positions américaines dans ce qui était encore, il y a peu, un Etat soumis pieds et poings liés aux diktats de Washington. Manifestement la pesante domination de « l'Oncle Sam » est de plus en plus mal supportée par certaines fractions de la classe dominante saoudienne lesquelles cherchent, en se rapprochant de certains pays européens, à s'en délester quelque peu. Que le prince Abdallah, successeur désigné au trône, soit à la tête de ses fractions montre la force de la tendance anti-américaine qui est en train de se développer.
Que des alliés aussi soumis et dépendants des Etats-Unis, tels Israël et l'Arabie Saoudite, puissent manifester des réticences à suivre en tous points les diktats de « l'Oncle Sam », qu'ils n'hésitent pas à nouer des relations plus étroites avec les principaux contestataires de « l'ordre américain » que sont la France, la Grande‑Bretagne et l'Allemagne ([2]), cela signifie clairement que les rapports de force inter impérialistes dans ce qui était encore, il y a peu, une chasse gardée exclusive de la première puissance mondiale connaissent une modification importante. En 1995, si les Etats-Unis étaient confrontés à une situation difficile dans ex-Yougoslavie, en revanche ils régnaient en maîtres absolus sur le Moyen‑Orient. Ils avaient alors, en effet, suite à la guerre du Golfe, réussi à évincer totalement de la région les puissances européennes. La France voyait sa présence au Liban réduite à néant et perdait en même temps son influence en Irak. La Grande-Bretagne, quant à elle, n'était nullement récompensée de sa fidélité et de sa participation très active durant la guerre du Golfe, Washington ne lui ayant octroyé que quelques miettes dérisoires lors de la reconstruction du Koweït. L'Europe, lors des négociations israélo-palestiniennes, s'étaient vus offrir un misérable strapontin tandis que les Etats-Unis jouaient le rôle du chef d'orchestre disposant de toutes les cartes dans leur jeu. Cette situation a globalement perduré jusqu'au show de Clinton lors du sommet de Charm El Cheikh. Mais, depuis lors, l'Europe est parvenue à faire une nouvelle percée dans la région, d'abord discrètement puis plus franchement et fortement profitant du fiasco qu'a été l'opération israélienne au Sud‑Liban et exploitant habilement les difficultés de la première puissance mondiale. Celle-ci, en effet, avait de plus en plus de mal à faire pression non seulement sur les classiques récalcitrants de « l'ordre américain » comme la Syrie mais aussi sur certains de ses alliés les plus solides comme par exemple l'Arabie Saoudite. Le fait que cela se produise dans une chasse gardée aussi essentielle que le Moyen‑Orient pour le maintien du leadership de la superpuissance américaine est à lui seul un symptôme clair des sérieuses difficultés éprouvées par cette dernière pour préserver son statut sur l'arène impérialiste mondiale. Que l'Europe parvienne à se réintroduire dans le jeu moyen-oriental, à défier ainsi les Etats-Unis dans une des zones du monde qu'ils contrôlent le plus fortement, exprime un affaiblissement incontestable de la première puissance mondiale.
Le leadership des Etats-Unis malmené sur la scène mondiale
Le revers subi au Moyen‑Orient par le gendarme américain doit d'autant plus être souligné qu'il intervient seulement quelques mois après la victorieuse contre‑offensive qu'il avaient réussi à mener dans l'ex‑Yougoslavie. Offensive qui était destinée avant tout à remettre sérieusement au pas ses ex‑alliés européens qui étaient passés à la rébellion ouverte. Le N° 85 de la présente revue, tout en soulignant, le recul subi en particulier à cette occasion par le tandem franco-britannique, notait en même temps les limites de ce succès américain en mettant en avant que les bourgeoisies européennes, contraintes de reculer dans l'ex‑Yougoslavie, chercheraient un autre terrain pour riposter à l'impérialisme américain. Ce pronostic s'est clairement vérifié avec les événements de ces derniers mois au Moyen‑Orient. Si les Etats-Unis conservent globalement le contrôle de la situation dans l'ex‑Yougoslavie -cela n'empêche que, là aussi, ils doivent toujours se confronter aux manoeuvres en sous-main des européens- on voit actuellement au Moyen-Orient que la domination qu'ils y exerçaient, jusque là sans partage, est de plus en plus remise en cause.
Mais la première puissance mondiale n'est pas seulement confrontée à la contestation de son leadership au Moyen‑Orient et ses difficultés ne se résument pas à cette seule partie du monde. On peut dire que dans la terrible foire d'empoigne que se livrent notamment les grandes puissances impérialistes, foire d'empoigne qui est la principale manifestation d'un système moribond, c'est pratiquement sur l'ensemble de la planète que les Etats-Unis sont confrontés à des tentatives plus ou moins ouvertes de remise en cause de leur leadership
Au Maghreb, leurs tentatives pour évincer ou, du moins, pour fortement amoindrir l'influence de l'impérialisme français se heurtent à de très sérieuses difficultés et tournent pour le moment plutôt à l'échec. En Algérie, la mouvance islamiste, largement utilisée par les Etats-Unis pour déstabiliser et porter de rudes coups au pouvoir en place et à l'impérialisme français, est en crise ouverte. Les récents attentats du GIA sont à considérer plus comme des actes de désespoir d'un mouvement en train d'éclater que la manifestation d'une force réelle. Le fait que le principal bailleur de fonds des fractions islamistes, l'Arabie saoudite, soit de plus en plus réticent à continuer à les financer, affaiblit d'autant les moyens de pression américains. Si la situation est loin d'être stabilisée en Algérie, la fraction qui est au pouvoir avec l'appui de l'armée et du parrain français a nettement renforcé ses positions depuis la réélection du sinistre Zéroual. Dans le même temps, la France est parvenue à resserrer ses liens avec la Tunisie et le Maroc alors que ce dernier notamment avait été très sensible, ces dernières années, au chant des sirènes américaines.
En Afrique noire, après le succès qu'ils ont remporté au Rwanda en parvenant à chasser la clique liée à la France, les Etats-Unis sont aujourd'hui confrontés à une situation beaucoup plus difficile. Si l'impérialisme français a renforcé sa crédibilité en intervenant de façon musclée en Centre‑Afrique, l'impérialisme américain, par contre, subit un revers au Liberia où il doit se résoudre à abandonner ses protégés. Les Etats-Unis ont tenté de reprendre l'initiative au Burundi en cherchant à réitérer ce qu'ils avaient réussi à faire au Rwanda ; mais là également ils se sont heurtés à une vigoureuse riposte de la France qui a fomenté, avec l'appui de la Belgique, le coup d'état du major Bouyaya, rendant caduque « la force d'interposition africaine » que les Etats-Unis tentaient de mettre sur pieds sous leur contrôle. Il faut souligner que, pour une large part, ces succès remportés par l'impérialisme français -lequel, il y a peu, était aux abois face à la pression américaine- sont dus pour une très grande part à l'efficacité de son étroite collaboration avec l'autre ancienne grande puissance coloniale africaine qu'est la Grande‑Bretagne. Les Etats-Unis ont non seulement perdu l'appui de cette dernière mais ils la retrouvent aujourd'hui contre eux.
Concernant un autre enjeu important de la bataille qui se mène entre les grandes puissances européennes et la première puissance mondiale, à savoir la Turquie, là aussi cette dernière est en difficulté. Cet état a une importance stratégique cruciale au carrefour entre l'Europe, le Caucase et le Moyen‑Orient C'est un allié historique de l'Allemagne mais il a de solides liens avec les Etats-Unis notamment à travers son armée qui a été largement formée par ces derniers lorsque le bloc américain existait. Pour Washington faire basculer la Turquie dans son camp et l'éloigner de Bonn représenterait donc une victoire particulièrement importante. Si la récente alliance militaire nouée par la Turquie avec Israël peut sembler correspondre aux intérêts américains, les principales orientations du nouveau gouvernement turc -à savoir une coalition entre les islamistes et l'ex premier ministre T. Ciller- marquent au contraire une nette distanciation d'avec la politique américaine. Non seulement la Turquie continue à soutenir la rébellion tchétchène contre la Russie, alliée des Etats-Unis, ce qui fait le jeu de l'Allemagne ([3]), mais elle vient de faire un véritable pied de nez à Washington en signant d'importants accords avec deux états particulièrement exposés à la vindicte américaine : l'Iran et l'Irak !
En Asie, le leadership de la première puissance mondiale est aussi contrarié. La Chine ne manque aucune occasion pour affirmer ses propres prérogatives impérialistes même si celles‑ci sont antagoniques à celles des Etats-Unis ; tandis que le Japon manifeste lui aussi des velléités à une plus grande autonomie vis à vis de Washington. De nouvelles manifestations contre la présence des bases militaires américaines se déroulent à intervalles réguliers et le gouvernement nippon déclare vouloir nouer des relations politiques plus étroites avec l'Europe. Un pays comme la Thaïlande qui était un véritable bastion de l'impérialisme américain tend, lui aussi, à prendre ses distances en cessant de soutenir les Khmers rouges qui étaient les mercenaires des Etats-Unis, facilitant ainsi d'autant les tentatives de la France de retrouver une influence au Cambodge.
Très significatives également d'un leadership contesté sont les incursions que font aujourd'hui les européens et les japonais dans ce qui est la chasse gardée par excellence des Etats-Unis : leur arrière-cour sud‑américaine. Même si ces incursions ne mettent pas fondamentalement en danger les intérêts américains dans cette zone et ne peuvent être mises sur le même plan que les manoeuvres de déstabilisation, souvent réussies, qui sont menées dans d'autres régions du monde contre eux, il est significatif que ce sanctuaire des Etats-Unis, jusque‑là inviolé, soit à son tour l'objet de la convoitise de ses concurrents impérialistes. Cela marque une rupture historique dans la domination absolue qu'exerçait la première puissance mondiale sur l'Amérique Latine depuis la mise en avant de « la doctrine Monroe ». Alors que l'accord de l'ALENA, au‑delà de ses aspects économiques, visait avant tout à tenir fermement rassemblé sous la houlette de Washington l'ensemble du continent américain, des pays comme le Mexique, le Pérou ou la Colombie auxquels il faut ajouter le Canada, n'hésitent plus à contester certaines décisions des Etats-Unis contraires à leurs intérêts. Récemment le Mexique est parvenu à entraîner pratiquement tous les états sud‑américains dans une croisade contre la loi Helms-Burton promulguée par les Etats-Unis pour renforcer l'embargo économique contre Cuba et sanctionner toute entreprise qui passerait outre cet embargo. L'Europe et le Japon se sont empressés d'exploiter à leur avantage ces tensions occasionnées par la lourde pénalisation occasionnée par cette loi et que subissent de nombreux états d'Amérique Latine. L'excellent accueil réservé au président colombien Samper lors de son voyage en Europe, alors que les Etats-Unis font tout pour l'évincer, en constitue une nouvelle illustration. Ainsi le journal français Le Monde peut écrire dans son édition du 4 septembre 1996 : « Alors que jusqu'ici, les Etats-Unis ignoraient calmement le Groupe de Rio (association regroupant presque tous les pays du sud du continent), la présence à Cochabamba (lieu où se réunissait ce groupe) de M. Albright, ambassadrice des Etats-Unis à l'ONU, est particulièrement remarquée. Selon certains observateurs, c'est le dialogue politique instauré entre les pays du Groupe de Rio avec l'Union Européenne, puis avec le Japon, qui explique le changement d'attitude des Etats-Unis..... »
Disparition des blocs impérialistes, triomphe du « chacun pour soi »
Comment expliquer cet affaiblissement de la superpuissance américaine et les remises en question de son leadership alors qu'elle reste la première puissance économique de la planète et, plus encore, dispose d'une supériorité militaire absolue sur tous ses rivaux impérialistes. A la différence de l'URSS, les Etats-Unis ne se sont pas effondrés lors de la disparition des blocs qui avaient régenté la planète depuis Yalta. Mais cette nouvelle situation a néanmoins profondément affecté la seule superpuissance mondiale restante. Nous en donnions d'ailleurs déjà les raisons dans la « Résolution sur la situation internationale » du 12e congrès de RI publiée dans la Revue Internationale n° 86.
Soulignant que le retour en force des Etats-Unis, suite à leur succès yougoslave, ne signifiait nullement qu'ils aient définitivement surmonté les menaces pesant sur leur leadership, nous écrivions : « Ces menaces proviennent fondamentalement...... du chacun pour soi, du fait qu'il manque aujourd'hui ce qui constitue la condition principale d'une réelle solidité et pérennité des alliances entre Etats bourgeois dans l'arène impérialiste : l'existence d'un ennemi commun menaçant leur sécurité. Les différentes puissances de l'ex‑bloc occidental peuvent, au coup par coup, être obligées de se soumettre aux diktats de Washington, mais il est hors de question pour elles de maintenir une quelconque fidélité durable. Bien au contraire, toutes les occasions sont bonnes pour saboter, dès qu'elles le peuvent, les orientations et dispositions imposées par les Etats Unis. »
L'ensemble des coups de boutoirs portés ces derniers mois au leadership de Washington s'inscrit totalement dans ce cadre, l'absence d'ennemi commun fait que les démonstrations de force américaine voient leur efficacité se réduire de plus en plus. Ainsi, « la Tempête du Désert », malgré les moyens politiques, diplomatiques et militaires considérables mis en oeuvre par les Etats-Unis pour imposer leur « nouvel ordre », n'était parvenue à freiner les velléités d'indépendance des « alliés » des Etats-Unis que pendant un an. Le déclenchement de la guerre en Yougoslavie durant l'été 1992 signait, en effet, l'échec de « l'ordre américain ». Même le succès remporté par les Etats-Unis, fin 1995, dans l'ex‑Yougoslavie n'a pu empêcher que la rébellion ne s'étende dès le printemps 1996 ! D'une certaine façon, plus les Etats-Unis font étalage de leur force, plus ils tendent à raffermir la détermination des contestataires de « l'ordre américain » qui entraînent dans leur sillage d'autres Etats jusque là plus dociles aux diktats venant de Washington. Ainsi lorsque Clinton veut entraîner l'Europe dans une croisade contre l'Iran au nom de l'anti-terrorisme, la France, la Grande Bretagne et l'Allemagne lui répondent par une fin de non-recevoir. De même ses prétentions de vouloir punir des Etats commerçant avec Cuba, l'Iran ou la Libye n'ont pour seul résultat que de provoquer, comme on l'a vu jusqu'en Amérique latine, une levée de boucliers contre les Etats-Unis. Cette attitude agressive a aussi une incidence sur un pays de l'importance de l'Italie dont « le coeur balance » entre les Etats-Unis et l'Europe. Les sanctions infligées par Washington à de grandes entreprises transalpines pour leurs relations étroites avec la Libye ne peuvent que renforcer les tendances pro-européennes de celui-ci.
Cette situation traduit l'impasse dans laquelle se trouve la première puissance mondiale :
- soit elle ne fait rien, renonce à utiliser la force (qui est son seul moyen de pression aujourd'hui) et cela reviendrait à laisser le champ libre à ses concurrents,
- soit elle tente d'affirmer sa supériorité pour s'imposer comme le gendarme du monde par une politique agressive (ce qu'elle tend à faire de plus en plus) et cela se retourne rapidement contre elle en l'isolant davantage et en renforçant la hargne anti-américaine un peu partout dans le monde.
Cependant conformément à l'irrationalité foncière des rapports inter impérialistes dans la phase de décadence du système capitaliste, caractéristique qui est exacerbée dans la phase actuelle de décomposition accélérée, les Etats-Unis ne peuvent qu'utiliser la force pour tenter de préserver leur statut sur l'arène impérialiste. Ainsi on les voit de plus en plus recourir à la guerre commerciale qui n'est plus seulement l'expression de la féroce concurrence économique qui déchire un monde capitaliste plongé dans l'enfer sans fin de sa crise mais une arme pour défendre leurs prérogatives impérialistes face à tous ceux qui contestent leur leadership. Mais face à une contestation d'une telle ampleur la guerre commerciale ne peut suffire et la première puissance du monde est contrainte de faire à nouveau parler les armes comme en témoigne sa dernière intervention en Irak.
En lançant plusieurs dizaines de missiles de croisière sur l'Irak, en réponse à l'incursion des troupes de Saddam Hussein au Kurdistan, les Etats-Unis montrent leur détermination à défendre leurs positions au Moyen-Orient et plus largement à rappeler qu'ils entendent préserver leur leadership dans le monde. Mais les limites de cette nouvelle démonstration de force apparaissent d'emblée :
- au niveau des moyens mis en oeuvre qui ne sont qu'une pâle réplique de ceux de la « Tempête du désert » ;
- mais aussi à travers le fait que cette nouvelle « punition » que les Etats-Unis cherchent à infliger à l'Irak ne bénéficie que de très peu d'appuis dans la région et dans le monde.
Le gouvernement turc a refusé que les Etats-Unis utilisent les forces qui sont basées dans son pays, tandis que l'Arabie Saoudite n'a pas laissé les avions américains décoller de son territoire pour aller bombarder l'Irak et a même appelé Washington à cesser son opération. Les pays arabes dans leur majorité ont critiqué ouvertement cette intervention militaire. Moscou et Pékin ont clairement condamnée l'initiative américaine alors que la France, suivie par l'Espagne et l'Italie, a nettement marquée sa désapprobation. On voit à quel point on est loin de l'unanimité que les Etats-Unis avaient réussie à imposer lors de la guerre du Golfe. Une telle situation est révélatrice de l'affaiblissement subi par le leadership de Washington depuis cette époque. La bourgeoisie américaine aurait, sans aucun doute, souhaitée faire une démonstration de force beaucoup plus éclatante ; et pas seulement en Irak mais aussi, par exemple, contre le pouvoir en place à Téhéran. Mais faute de soutien et de points d'appui suffisants, y compris dans la région, ils sont contraints de faire parler la poudre sur un registre mineure et avec un impact forcément réduit.
Cependant si cette opération en Irak est de portée limitée, on ne doit pas pour autant en sous-estimer les bénéfices qu'en tirent les Etats-Unis. A côté de la réaffirmation à peu de frais de leur supériorité absolue sur le plan militaire, notamment dans cette chasse gardée que représente pour eux le Moyen-Orient, ils sont surtout parvenus à semer la division chez leurs principaux rivaux d'Europe. Ceux-ci étaient encore récemment parvenus à opposer un front commun face à Clinton et ses diktats concernant la politique à mener vis à vis de l'Iran, la Libye ou Cuba. Que la Grande Bretagne se rallie bruyamment à l'intervention menée en Irak, au point que Major « salue le courage des Etats-Unis », que l'Allemagne semble partager cette position alors que la France soutenue par Rome et Madrid conteste le bien fondé de ses bombardements, c'est à l'évidence un beau pavé lancé dans la mare de l'Union Européenne ! Que Bonn et Paris ne soit pas, encore une fois, sur la même longueur d'onde n'est pas nouveau. Les divergences entre les deux cotés du Rhin n'ont cessé de s'accumuler depuis 1995. Il n'en va pas de même quant au coin enfoncé à cette occasion entre l'impérialisme français et britannique. Depuis la guerre en ex-Yougoslavie, la France et la Grande-Bretagne n'ont cessé de renforcer leur coopération (ils ont signé dernièrement un accord militaire de grande importance, auquel s'est associé l'Allemagne, pour la construction commune de missiles de croisière) et leur « amitié » au point que l'aviation anglaise a participé au défilé du dernier 14 Juillet à Paris. A travers ce projet Londres exprimait, on ne peut plus clairement, sa volonté de rompre avec une longue tradition de coopération et de dépendance militaire vis à vis de Washington. Est ce que le soutien apporté par Londres à l'intervention américaine en Irak signifie que « la perfide Albion » cède enfin aux multiples pressions exercés par les Etats-Unis à son encontre pour la ramener dans leur giron et qu'elle va désormais redevenir le fidèle lieutenant de « l'Oncle Sam » ? Non car cet appui ne représente pas un acte d'allégeance au parrain d'outre-Atlantique mais la défense des intérêts particuliers de l'impérialisme anglais au Moyen-Orient et en particulier en Irak. Après avoir été un protectorat britannique, ce pays a progressivement échappé à l'influence de Londres notamment depuis l'arrivée de Saddam Hussein. La France, par contre, y acquérait de solides positions ; positions qui ont été réduites à la portion congrue suite à la guerre du Golfe mais qu'elle est en train de regagner grâce à l'affaiblissement du leadership US sur le Moyen-Orient. Dans ses conditions le seul espoir pour la Grande-Bretagne de retrouver une influence dans cette zone réside dans le renversement du boucher de Bagdad. C'est aussi la raison pour laquelle Londres s'est toujours retrouvée sur la même ligne dure que Washington concernant les résolutions de l'ONU à propos de l'Irak, tandis que Paris, au contraire, n'a cessé de plaider pour un adoucissement de l'embargo pesant sur l'Irak imposé par le gendarme américain.
Si « le chacun pour soi » est une tendance générale qui sape le leadership américain elle se manifeste aussi chez ses contestataires et fragilise toutes les alliances impérialistes qui, quelque soit leur relative solidité, à l'image de celle entre Londres et Paris, sont beaucoup plus à géométrie variable que celles qui prévalaient à l'époque où la présence d'un ennemi commun permettait l'existence des blocs. Les Etats-Unis même s'ils sont les principales victimes de cette nouvelle situation historique générée par la décomposition du système ne peuvent que chercher à exploiter à leur avantage « le chacun pour soi » qui régit l'ensemble des rapports inter impérialistes. Ils l'ont déjà fait dans l'ex-Yougoslavie en n'hésitant pas à nouer une alliance tactique avec leur rival le plus dangereux, l'Allemagne, et ils tentent aujourd'hui la même manoeuvre par rapport au tandem franco-britannique. Malgré ses limites, le coup ainsi porté à « l'unité » franco-britannique représente un succès indéniable pour Clinton et la classe politique américaine ne s'y est pas trompée en apportant un soutien unanime à l'opération en Irak.
Cependant ce succès américain a une portée très limitée et ne peut véritablement endiguer le déchaînement du « chacun pour soi » qui mine en profondeur le leadership de la première puissance mondiale, ni résoudre l'impasse dans laquelle se retrouvent les Etats-Unis. A certains égards, même si les Etats-Unis conservent grâce à leur puissance économique et financière, une force que n'a jamais eu le leader du bloc de l'Est, on peut cependant faire un parallèle entre la situation actuelle des Etats-Unis et celle de la défunte URSS du temps du bloc de l'Est. Comme elle, fondamentalement ils ne disposent, pour préserver leur domination, que de l'usage répété de la force brute et cela exprime toujours une faiblesse historique. Cette exacerbation « du chacun pour soi » et l'impasse dans laquelle se trouve « le gendarme du monde » ne font que traduire l'impasse historique du mode de production capitaliste. Dans ce cadre les tensions impérialistes entre les grandes puissances ne peuvent qu'aller crescendo, porter la destruction et la mort sur des zones toujours plus étendues de la planète et aggraver encore l'effroyable chaos qui est déjà le lot de continents entiers. Une seule force est en mesure de s'opposer à cette sinistre extension de la barbarie en développant ses luttes et en remettant en cause le système capitaliste mondial jusque dans ses fondements : le prolétariat.
RN, 9 septembre 1996