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Revue Int. 2005 - 120 à 123

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Revue Internationale no 120 - 1er trimestre 2005

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Elections aux Etats-Unis et en Ukraine - L'impasse croissante du capitalisme mondial

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Sur fond de massacres dans les différents conflits de la planète, en Irak en premier lieu, deux élections mondialement médiatisées, aux Etats-Unis et en Ukraine, ont tenu la une de l'actualité durant de nombreuses semaines. L'une comme l'autre, au même titre que n'importe quelle élection, ne pouvait en rien déboucher sur une solution à la misère et à la barbarie croissante dans laquelle le capitalisme en crise plonge les prolétaires et les masses exploitées. Mais l'une et l'autre constituent aussi, à leur manière, des illustrations de l'impasse dans laquelle se trouve le capitalisme mondial. En effet, la réélection de Bush ne vient pas consacrer la bonne santé de la première puissance mondiale sortie victorieuse de la guerre froide mais, au contraire, a mis en lumière la manière dont se reflètent sur le plan intérieur les difficultés de l'impérialisme américain. Quinze ans après l'effondrement du bloc de l'Est, les élections en Ukraine constituent un moment de la lutte d'influence que se mènent différentes puissances impérialistes pour le contrôle de la région, ouvrant ainsi la voie à une irruption du chaos sur les territoires de l'ancienne URSS.

ELECTIONS AUX ETATS-UNIS

La guerre en Irak au centre de la campagne électorale

Plus approchait le jour du scrutin et plus les commentateurs qui, aux Etats-Unis et dans beaucoup de pays, avaient majoritairement pris fait et cause pour Kerry, annonçaient un résultat très serré. Jusqu'au dernier moment, dans un suspense presque pathétique, l'espoir du monde s'était trouvé médiatiquement suspendu à la défaite de Bush qui personnifiait la guerre impopulaire en Irak. Rien de tangible pourtant ne venait fonder un tel espoir puisque, sur la question de la guerre, les programmes de Bush et de Kerry étaient identiques sur le fond. On trouve d’ailleurs chez ce dernier les mêmes accents hystériques ultra-patriotards que chez son concurrent : "Pour nous, le drapeau américain est le plus puissant symbole de ce que nous sommes et de ce en quoi nous croyons. Il représente notre force, notre diversité, notre amour du pays. Tout ce que fait l’Amérique est grand et bon. Ce drapeau n’appartient pas à un président, à une idéologie, à un parti, il appartient au peuple américain." (Kerry s'exprimant à la convention démocrate du mois de juillet). En fait, les désaccords les plus patents opposant les deux hommes portaient sur des questions comme l’avortement, l’homosexualité, l’environnement ou la bioéthique, permettant de coller sur l’un l’estampille "conservateur", et sur l’autre l’étiquette "progressiste". Qu'à cela ne tienne, il est toujours bon pour la bourgeoisie de donner le maximum d'emphase à une consultation électorale pour mystifier les exploités. Cependant, les clameurs médiatiques anti-Bush recouvraient en réalité, selon les pays, les intérêts non seulement différents mais encore antagoniques des différentes fractions nationales de la bourgeoisie mondiale.

Pour des pays comme la France ou l'Allemagne, particulièrement hostiles depuis le début à une intervention américaine en Irak qui venait clairement contrarier leurs propres intérêts impérialistes, un positionnement contre Bush lors de ces élections se situait naturellement dans la continuation des campagnes idéologiques antiaméricaines antérieures. En présentant le président américain comme le responsable de l'aggravation du désordre mondial, de telles campagnes étaient destinées à masquer la responsabilité du système en crise dans le développement de la barbarie guerrière et à dissimuler la propre nature impérialiste de ces bourgeoisies. Le désir que ces dernières exprimaient de voir Bush battu à ces élections, n'était en fait que pure hypocrisie, celui-ci étant leur "meilleur ennemi". En effet, plus que quiconque, il incarne tout ce que la propagande bourgeoise a invoqué comme fausses raisons à l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis : ses liens familiaux avec l'industrie pétrolière texane sensée tirer profit de cette guerre (sic!) ; ses liens familiaux avec l'industrie d'armement ; son appartenance, au sein du parti républicain, au camp des faucons ; son "intégrisme" religieux, son "incompétence". En d'autres termes, rien de tel qu'un Bush comme président pour diaboliser les Etats-Unis. C'est pourquoi, en dépit de la coloration anti-Bush de leurs prises de position, la réélection de Bush a été une aubaine pour les principaux rivaux impérialistes des Etats-Unis.

C'est aussi pour ces raisons que, après une longue période d'indécision, la bourgeoisie américaine s'est majoritairement décidée à soutenir Kerry. Si, malgré les nombreux défauts de ce dernier, s'étant manifestés notamment par des prises de positions contradictoires sur la guerre en Irak, l'opinion dominante au sein de la bourgeoisie américaine avait finalement porté son choix sur lui, c'est parce qu'elle pensait qu'il se trouvait le mieux placé pour restaurer la crédibilité américaine sur l'arène internationale et pour tenter de trouver une issue à l'impasse irakienne. De plus, Kerry était mieux à même de convaincre la population américaine d'accepter de nouvelles excursions militaires sur d'autres théâtres de guerre.

C'est pour cet ensemble de raisons qu'il avait reçu le soutien de généraux et amiraux de haut rang à la retraite alors que Bush s'était trouvé lâché par des hautes personnalités de son propre parti, le critiquant précisément sur sa gestion de la crise irakienne, et cela seulement cinq semaines avant la date du scrutin. Kerry a également bénéficié du soutien des médias, en particulier à travers la couverture qu'ils ont faite des débats l'opposant à Bush, en trouvant les arguments permettant de conclure que, à chaque fois, il avait eu le dessus face à son adversaire. Enfin les médias ont su relayer, en leur donnant toute l'ampleur et le relief nécessaires, un certain nombre d'histoires et d'affaires à même de compromettre davantage encore l'image de Bush, notamment des fuites venant de membres de l'administration mettant en évidence des erreurs et méfaits de l'administration Bush, concernant en particulier la guerre en Irak. C'est ainsi qu'ont été divulguées des tentatives de l'administration visant à réaliser secrètement des modifications du code de la justice militaire contrevenant aux dispositions de la convention de Genève. Une source anonyme au sein de la CIA a rapporté qu'il y avait eu une large opposition au sein de l'agence de renseignements contre cette violation des principes démocratiques. Une autre histoire "regrettable" concerne la disparition de 380 tonnes d'explosifs en Irak que les troupes américaines n'avaient pas été capables de mettre en sécurité et qui sont probablement tombées entre de mauvaises mains pour être utilisées contre les forces américaines. Une semaine seulement avant l'élection, des sources du FBI ont laissé échapper des détails d'une enquête criminelle concernant le traitement préférentiel dont a bénéficié l'entreprise Halliburton (dont le vice président Cheney était directeur général avant les élections de 2000) dans l'obtention de contrats lucratifs en Afghanistan et en Irak, passés de gré à gré. Les médias ont également présenté sous un jour plutôt sympathique l'action de 19 soldats américains ayant refusé la mission, qu'ils ont qualifiée de suicide, consistant à convoyer du carburant en Irak au moyen de camions ni blindés ni escortés. Au lieu d'être dépeints comme des mutins et des lâches, ces soldats ont été présentés par les médias comme braves et honorables mais n'en pouvant plus d'être sous-ravitaillés et sous-armés, description correspondant exactement à la situation que la campagne électorale de Kerry dénonçait depuis des semaines.

C'est pourquoi la défaite de Kerry, qui intervient en dépit des appuis de premier ordre dont il a bénéficié et a contrario des aspirations de secteurs dominants de la bourgeoisie américaine, est significative de difficultés de la classe dominante sur le plan intérieur, lesquelles sont en partie le reflet de l'impasse de l'impérialisme américain dans le monde.

Les difficultés de la bourgeoisie américaine

Comme nous l'avons très souvent développé dans nos colonnes, la crise du leadership mondial américain contraint la bourgeoisie de ce pays à prendre en permanence l'initiative sur le terrain militaire, seul moyen pour elle de contenir les velléités de remise en cause de son hégémonie par ses rivaux directs. Mais en retour, comme l'illustre le bourbier Irakien, une telle politique ne fait qu'alimenter partout dans le monde l'hostilité à l'égard de la première puissance mondiale et participe ainsi d'accroître son isolement. Ne pouvant faire marche arrière en Irak, sous peine d'un affaiblissement considérable de son autorité mondiale, elle s'enferre dans des contradictions difficilement gérables. En plus d'un gouffre financier, l'Irak constitue en effet le point d'appui permanent aux critiques de ses principaux rivaux impérialistes et une source de mécontentement croissant au sein de la population américaine. Aujourd'hui, tous les bénéfices idéologiques, tant sur le plan intérieur qu'au niveau international qu'elle avait su tirer des attentats du 11 septembre, mis en scène avec la complicité de hautes sphères au sein de l'appareil d'Etat américain (1) pour servir de prétexte à l'intervention en Afghanistan et en Irak, sont épuisés. Les hésitations et dissensions qui se sont manifestées au sein de la bourgeoisie américaine pour choisir le candidat le plus approprié expriment, non pas la tentation pour une autre option impérialiste moins agressive, mais bien la difficulté à poursuivre la mise en œuvre de la seule possible.

La venue trop tardive d'une orientation pro Kerry de la part de la bourgeoisie américaine a affaibli la capacité de celle-ci à manipuler le résultat électoral en ce sens. Et cela d'autant plus qu'il existe dans ce pays une aile droite chrétienne fondamentaliste, avec un poids électoral important, qui est par nature très peu influençable par les campagnes idéologiques contre Bush. En fait, ces fondamentalistes encadrés par le clergé local et dont l'apparition avait été suscitée à l'origine pour servir de base d'appui aux républicains durant les années Reagan, se caractérisent par un conservatisme social anachronique. Très présents dans beaucoup des régions les moins peuplées et dans les Etats ruraux, ils ont basé leur vote sur des questions comme le mariage homosexuel et l'avortement. Ainsi, comme le notait avec incrédulité un commentateur de CNN le soir de l'élection, en dépit du fait qu'un Etat industriel comme l'Ohio, mais présentant également des parties plus arriérées, a perdu 250 000 emplois, qu'il y a une guerre désastreuse en Irak et que Kerry a gagné trois débats en face-à-face avec Bush, le conservatisme social de l'Ohio a fait gagner l'élection au président sortant.

Cet essor du fanatisme religieux, aux Etats-Unis comme partout dans le monde, qui constitue dans la période actuelle une réponse au développement du chaos et à la perte d'espoir dans le futur caractérisant la décomposition sociale, n'est pas sans poser de sérieuses difficultés à la classe dominante car il amenuise sa capacité de contrôle de son propre jeu électoral. C'est d'autant plus problématique pour elle que la réélection de Bush tend à légitimer des pratiques en vigueur à la tête de l'exécutif américain qui sont à même de porter préjudice au fonctionnement et au crédit de l'Etat démocratique puisque des membres de l'équipe présidentielle, à commencer par Cheney, sont accusés de confondre leurs intérêts particuliers avec ceux de l'Etat. En effet, après qu'il ait été reproché à Cheney de prendre directement ses ordres de Enron au début de l'année 2001, ce sont ses liens avec Halliburton qui ont ensuite été et sont encore sur la sellette, entreprise dont il avait démissionné de la fonction de PDG pour devenir vice-président. En effet, il n'a depuis lors cessé d'être grassement rémunéré à des titres divers par cette entreprise qui fabrique des équipements militaires et intervient en Irak pour des contrats de reconstruction et aurait par ailleurs bénéficié de favoritisme concernant des prises de commandes directement en lien avec la guerre en Irak. Pour ne pas arranger les choses, c'est en général de façon arrogante et péremptoire que Cheney a renvoyé ses accusateurs dans leurs buts. Ce n'est évidemment pas la collusion entre des membres de l'administration Bush et l'industrie de l'armement ou du pétrole qui explique en quoi que ce soit la guerre du Golfe, pas plus que les marchands de canons Krupp et Schneider n'avaient été à l'origine de la Première Guerre mondiale. Une telle mystification, en général véhiculée par les fractions de gauche de la bourgeoisie, avait eu pour fonction durant les élections américaines de participer à discréditer l'administration Bush. Bien que son impact n'ait pas été suffisant pour contribuer à la défaite de Bush, cet épisode démontre néanmoins la vigueur des réactions que sont à même de susciter de la part de fractions de la bourgeoisie des comportements préjudiciable à l'intérêt du capital national comme un tout. C'est ce qu'avait déjà illustré, à une tout autre échelle cependant et dans un contexte différent, le scandale du Watergate qui avait valu à Nixon d'être chassé du pouvoir. Sa politique internationale tendait alors aussi à déplaire de plus en plus à la bourgeoisie puisque, en tardant à conclure rapidement la guerre du VietNam, elle retardait d'autant l'établissement de la nouvelle alliance avec la Chine contre le bloc de l'Est dont il avait pourtant lui-même jeté les bases. Mais surtout, la clique dirigeante avait utilisé des agences de l’Etat (FBI et CIA) pour s’assurer un avantage décisif sur les autres fractions de la classe dominante ; ce que ces dernières, se sentant directement menacées, ont considéré comme intolérable (2).

Si nous ne savons pas comment la bourgeoisie américaine solutionnera les problèmes auxquels elle est confrontée, il est une chose qui est certaine, c'est que, pas plus que l'élection d'un gouvernement de gauche ou de droite, cela ne sera en aucune façon à même de contribuer à la paix dans la monde

ELECTIONS EN UKRAINE

Grandes manœuvres impérialistes en Europe orientale

Après la "révolution des roses" en Géorgie l'année dernière où la "volonté populaire" avait démocratiquement mis un terme à la présence au pouvoir du régime corrompu de Tchévarnadzé, sons contrôle de Moscou, c'est au tour du gouvernement en Ukraine, tout aussi corrompu et dans l'orbite de Moscou, d'être sur le point de subir un sort analogue face à une autre "mobilisation populaire" appelée cette fois la "révolution orange". Bien que cet évènement ait été une nouvelle fois l'occasion pour les médias d'abrutir la classe ouvrière de tous les pays en faisant la part belle aux clameurs démocratiques : "Les gens n'ont plus peur", "nous pourrons parler librement", "les gens qui se croyaient intouchables ne le sont plus", on est quand même loin des campagnes ignobles sur la mort du communisme qui avaient ponctué les différentes étapes de l'effondrement du stalinisme (3). Et pour cause, ce n'est pas au nom d'un prétendu communisme que de nouveaux dictateurs ont défendu le capital national à la tête de l'Etat, et là où de tels dictateurs ont été remplacés par des équipes plus démocratiques, comme en Géorgie, la situation de la population n'en a pas été modifiée pour autant, si ce n'est que, comme partout ailleurs, elle a continué à s'aggraver.

Par ailleurs, les enjeux impérialistes sont tellement explicitement présents qu'il est difficile aux médias de ne pas en tenir compte, d'autant plus que, d'un pays à l'autre, les intérêts diffèrent et qu'il est de bon ton de discréditer ses rivaux en parlant le langage de la vérité à leur propos : "Les droits de l'homme ont toujours été à géométrie variable : on en parle à Kiev ou en Géorgie, nettement moins en Ouzbékistan ou en Arabie Saoudite ! Cela n'enlève rien à la fraude électorale et au souci démocratique exprimé par les Ukrainiens. Justement, le problème de la Russie, c'est qu'elle s'appuie sur des régimes impopulaires, corrompus et autoritaires. Et que les Etats-Unis ont beau jeu d'y défendre la démocratie... avec des arrière-pensées stratégiques. On l'a vu en 2003 avec la révolution des roses en Géorgie. Un gouvernement très proaméricain s'y est installé et je ne suis pas certain que la corruption ait beaucoup reculé." (Gérard Chaliand, expert français en géopolitique, dans un interview intitulé "Une stratégie américaine de refoulement de la Russie" reproduit dans Libération du 6 décembre). Pour maintenir son emprise sur des pays voisins, la Russie ne dispose que des moyens à la mesure de sa puissance : parrainer des équipes qui ne peuvent s'imposer que par la fraude électorale, le crime (tentative d'empoisonnement du candidat réformateur Viktor Iouchtchenko) alors que ses rivaux, les Etats-Unis en premier, qui n'ont aucune répugnance à utiliser les même méthodes mais savent le faire plus discrètement, disposent par ailleurs des moyens de parrainer et soutenir des équipes démocratiques. Cette réalité concernant l'Ukraine, la Russie ne la conteste pas dans le fond tout en la présentant sous un jour beaucoup plus favorable à sa propre image : "Cette élection a d'ailleurs bien montré la popularité de la Russie : 40 % des Ukrainiens ont tout de même voté pour un oligarque deux fois condamné... qui n'avait vraiment pour qualité que d'être "le candidat russe" " (Serguei Markov, un des principaux conseillers en communication russes qui ont soutenu la campagne de Victor Ianoukovitch, dans Libération du 8 décembre).

Ce qui se joue en ce moment en Ukraine s'inscrit pleinement dans la dynamique qui avait été ouverte avec l'effondrement du bloc de l'Est. Dès le début de 1990, différents pays baltes s'étaient prononcés pour l'indépendance. Bien plus grave encore pour l'empire soviétique, le 16 juillet 1990, l'Ukraine, deuxième république de l'URSS, qui était liée à la Russie depuis des siècles, proclamait sa souveraineté. Elle allait être suivie par la Biélorussie, puis par l'ensemble des républiques du Caucase et d'Asie centrale. Gorbatchev avait alors tenté de sauver les meubles en proposant l'adoption d'un traité de l'Union qui maintiendrait un minimum d'unité politique entre les différentes composantes de l'URSS. Le 21 décembre, suite à l'échec d'une tentative de coup d'Etat s'opposant à la remise en cause de l'URSS, est constituée la Communauté des Etats Indépendants (CEI), aux structures très vagues, regroupant un certain nombre des anciennes composantes de l'URSS, laquelle est dissoute 4 jours après. Depuis lors, la Russie n'a fait que perdre de l'influence sur les pays de l'ancien glacis "soviétique" : en Europe centrale et orientale, tous les Etats qui étaient membres du pacte de Varsovie ont adhéré à l'OTAN, de même que les Etats baltes. Dans le Caucase et en Asie centrale, la Russie enregistre également une forte perte d'influence. Pire encore, c'est sa cohésion interne même qui se trouve menacée. Pour éviter le dépeçage d'une partie de son territoire que menacent les velléités d'indépendance des républiques caucasiennes, Moscou n'a d'autre choix que de répondre par la guerre à outrance en Tchétchénie.

Aujourd'hui, l'alignement impérialiste de l'Ukraine constitue pour Moscou un enjeu politique, économique et stratégique majeur. En effet, ce pays est une puissance nucléaire de 48 millions d'habitants ayant près de 1600 kms de frontière commune avec la Russie. De plus, "sans coopération économique étroite avec l'Ukraine, la Russie perdrait 2 à 3 points de sa croissance. L'Ukraine, ce sont les ports par lesquels passent nos marchandises, les gazoducs par lesquels transitent notre gaz, et beaucoup de projets de haute technologie (…) c'est le pays où se trouve la principale base navale russe sur la Mer Noire, à Sébastopol." (Serguei Markov, ibid). Avec la perte de son influence sur un tel voisin, la position de la Russie dans la région se trouvera considérablement affaiblie, d'autant plus que celle de rivaux comme les Etats-Unis se trouvera, elle, encore renforcée.

Le recul de l'influence de la Russie a jusqu'alors surtout profité aux Etats-Unis puisque c'est un gouvernement proaméricain qui est au pouvoir en Géorgie, pays dans lequel sont stationnées des troupes américaines qui viennent renforcer la présence militaire américaine au Kirghizistan et en Ouzbékistan, au nord de l'Afghanistan. Même s'il existe d'autres candidats désireux de placer des pions en Ukraine et dans la région, l'Allemagne en premier lieu, ce sont néanmoins actuellement les Etats-Unis qui sont à nouveau les mieux placés pour se tailler la part du lion, notamment grâce à la collaboration avec la Pologne, un de leurs meilleurs alliés en Europe de l'Est, ayant une influence historique en Ukraine. Poutine ne s'y est pas trompé lorsque, à l'occasion d'un discours prononcé à New Delhi le 5 décembre, il accuse les Etats-Unis de vouloir "remodeler la diversité de la civilisation, en suivant les principes d'un monde unipolaire égal à une caserne" et de vouloir imposer "une dictature dans les affaires internationales agrémentée d'une belle phraséologie pseudo-démocratique". Il ne s'est pas non plus gêné pour rappeler au premier ministre irakien à Moscou le 7 décembre que les Etats-Unis étaient mal placés pour faire des leçons de démocratie en précisant, à propos des futures élections en Irak, qu'il n'imaginait pas "comment on peut organiser des élections dans les conditions d'une occupation totale par des troupes étrangères".

Quiconque à part la Russie veut prétendre jouer un rôle en Ukraine est contraint de surfer sur la "vague orange" de l'équipe du réformateur Viktor Iouchtchenko, dont une partie est acquise à la Pologne et aux Etats-Unis. C'est la raison pour laquelle aujourd'hui, les principaux rivaux de la guerre en Irak, les Etats-Unis d'une part et la France et l'Allemagne d'autre part, soutiennent ensemble les réformistes ; dans le même temps, les alliés d'hier, d'une part la Russie, d'autre part la France et l'Allemagne défendent des camps opposés à ces élections.

L'offensive politique américaine en Ukraine fait partie de l'offensive générale que ce pays doit mener sur tous les fronts, militaires, politiques et diplomatiques en vue de défendre son leadership mondial et, dans ce cadre, elle a des objectifs bien déterminés. En premier lieu, elle s'inscrit dans une stratégie d'encerclement de l'Europe visant à bloquer les visées expansionnistes de l'Allemagne pour qui l'est de l'Europe constitue l'axe "naturel" de son expansion impérialiste, comme l'ont illustré les deux guerres mondiales. En deuxième lieu, elle vise spécifiquement la Russie pour la punir de son attitude durant la guerre du Golfe, d'opposition radicale aux intérêts américains, en compagnie de la France et de l'Allemagne. Il est certain que sans la Russie et sa détermination, la France et l'Allemagne auraient été moins téméraires dans l'expression de leur opposition à la politique américaine. Afin qu'une telle mésaventure ne se reproduise pas ou, pour le moins, ait beaucoup moins d'effet, il s'agit pour les Etats-Unis d'ôter à ce pays qui demeure néanmoins un allié potentiel par rapport à un ensemble de questions (Poutine n'a-t-il pas soutenu la candidature de Bush ?), les derniers atouts qui lui permettaient de faire des incursions dans la cour des grands et de restreindre clairement son statut à celui de puissance nucléaire régionale, comme l'Inde par exemple.

Vers une accélération du chaos en Europe orientale et en Asie centrale

Ce qui se joue à l'heure actuelle sur les territoires de l'ancienne URSS ne peut être compris comme le simple transfert, entre une puissance et une autre, de l'influence sur un pays. En effet, on ne sait pas jusqu'à quel point la Russie est déterminée à résister pour maintenir sous sa domination ne serait-ce qu'une partie orientale de l'Ukraine. Peut-elle abandonner la Crimée et Sébastopol sans que cela ait des répercussions majeures sur la stabilité politique de son régime ? Ce revers majeur ne constituerait-il pas le signal pour un embrasement des revendications indépendantistes des républiques en Russie même ? De plus, ce ne sont pas deux larrons qui se disputent une zone d'influence majeure, mais trois en réalité, dans la mesure où il n'est évidemment pas dans les plans de l'Allemagne de rester sagement dans l'ombre des Etats-Unis. Par ailleurs, on sait également que le développement de l'instabilité sur les territoires de l'ex-URSS ne pourra qu'éveiller les appétits impérialistes de puissances régionales (en l'occurrence ici l'Iran et la Turquie) qui y voient aussi l'occasion de retirer des marrons du feu. Il n'existe pas un scénario permettant de répondre à ces questions, mais une variété qui, néanmoins, ont tous ceci en commun que, depuis l'effondrement du bloc de l'Est et le règne du chacun pour soi sur le plan impérialiste, c'est toujours le chaos dont il est résulté des tensions entre grandes puissances.

De même, quel que soit le motif idéologique avancé par la bourgeoisie pour affirmer ses prétentions impérialistes, celui-ci n'est toujours qu'un prétexte, la seule explication à l'aggravation des tensions et à la multiplication des conflits étant l'enfoncement irrémédiable du capitalisme dans une crise sans fin. C'est pourquoi la solution à ceux-ci n'est ni l'instauration de la démocratie, ni la recherche de l'indépendance nationale, ni l'abandon par les Etats-Unis en propre de leur volonté hégémonique, ni aucune réforme du capitalisme quelle qu'elle soit, mais bien la destruction de celui-ci à l'échelle mondiale.

LC (20-12-04)

(1) En fait, nous avons donné le cadre permettant de retenir une telle hypothèse immédiatement après l'attentat contre les tours jumelles. Par la suite, nous avons développé une solide argumentation à l'appui de cette thèse (voir nos articles "A New York, comme partout ailleurs, le capitalisme sème la mort – A qui profite le crime ?" dans la Revue Internationale n° 107 et "Pearl Harbor 1941, les Twin Towers 2001 : Le machiavélisme de la bourgeoisie" dans la Revue Internationale n° 108). Celle-ci est aujourd'hui largement confirmée par des publications que l'on ne peut par ailleurs pas soupçonner d'entretenir des sympathies avec les positions révolutionnaires. Voir en particulier à ce sujet le livre The New Pearl Harbor ; Disturbing Questions about the Bush administration.and 9/11 de David Ray Griffin..

(2) Lire nos articles "Notes sur l'histoire de la politique impérialiste des Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale" dans les numéros 113 et 114 de la Revue Internationale.

(3) Lire notre article "Le prolétariat mondial face à l'effondrement du bloc de l'Est et à la faillite du stalinisme", dans la Revue Internationale n° 99

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Il y a 100 ans : La Révolution de 1905 en Russie (I)

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Il y a 100 ans, le prolétariat engageait en Russie le premier mouvement révolutionnaire du 20e siècle, connu sous le nom de Révolution russe de 1905. Parce qu'il n'a pas été victorieux comme ce fut le cas, 12 ans plus tard, de la révolution d'Octobre, ce mouvement est aujourd'hui quasiment tombé dans l'oubli. C'est aussi pour cela qu'il n'a pas fait l'objet de campagnes de dénigrement et de calomnies comme ce fut le cas pour la révolution russe de 1917, en particulier au lendemain de l'effondrement du mur de Berlin, à l’automne 1989. Cependant, la Révolution de 1905 a apporté toute une série de leçons, de clarifications et de réponses aux questions qui se posaient au mouvement ouvrier à l'époque sans lesquelles la Révolution de 1917 n'aurait certainement pas pu l'emporter. Et bien que ces événements aient eu lieu il y a un siècle, 1905 est beaucoup plus proche de nous politiquement qu'on ne pourrait le croire et il est nécessaire, pour les générations de révolutionnaires d'aujourd'hui et de demain, de se réapproprier les enseignements fondamentaux de cette première révolution en Russie.

Les événements de 1905 se situent à l'aube de la phase de déclin du capitalisme, déclin qui leur imprime déjà sa marque, même si, à l'époque, seule une infime minorité de révolutionnaires est capable d'en entrevoir la signification au sein du profond changement qui est en train de s'opérer dans la société et dans les conditions de la lutte du prolétariat. Au cours de ces évènements, on voit la classe ouvrière développer des mouvements massifs, par-delà les usines, les secteurs, les professions, sans revendication unique, sans distinction claire entre l'économique et le politique comme c'était le cas auparavant entre lutte syndicale et lutte parlementaire, sans consigne précise de la part des partis ou des syndicats. La dynamique de ces mouvements aboutit, pour la première fois, à la création par le prolétariat d'organes, les soviets (ou conseils ouvriers), qui deviendront, dans la Russie 1917 et dans toute la vague révolutionnaire qui a secoué l'Europe à sa suite, la forme d'organisation et de pouvoir du prolétariat révolutionnaire.

En 1905, le mouvement ouvrier considérait encore que c'était la révolution bourgeoise qui était à l'ordre du jour en Russie puisque la bourgeoisie russe ne détenait pas le pouvoir politique mais subissait toujours le joug féodal du tsarisme. Mais le rôle dirigeant assumé par la classe ouvrière dans les événements allait mettre à bas ce point de vue. L'orientation réactionnaire qu'avait commencé à prendre, avec le changement de période historique en train de s'opérer, la lutte parlementaire et syndicale, était loin d'être clarifiée et ne le sera que bien plus tard. Mais le rôle totalement secondaire ou nul que les syndicats et le Parlement vont jouer dans le mouvement en Russie, en constituait la première manifestation significative. La capacité de la classe ouvrière à prendre en main son avenir et à s'organiser par elle-même venait mettre en question la vision de la social-démocratie allemande et du mouvement ouvrier international sur les tâches du parti, sa fonction d'organisation et d'encadrement de la classe ouvrière, et jeter une lumière nouvelle sur les responsabilités de l'avant-garde politique de la classe ouvrière. Beaucoup d'éléments de ce qui allait constituer des positions décisives du mouvement ouvrier dans la phase de décadence du capitalisme étaient déjà présents en 1905.

La Révolution de 1905 a fait l'objet de nombreux écrits dans le mouvement ouvrier à cette époque et les questions qu'elles soulevait ont été âprement débattues. Nous nous concentrerons, dans le cadre d'une courte série de trois articles, sur certaines leçons qui nous paraissent centrales aujourd'hui pour le mouvement ouvrier et toujours d'actualité : la nature révolutionnaire de la classe ouvrière et sa capacité historique intrinsèque à s'affronter au capitalisme et à donner une nouvelle perspective à la société ; la nature des soviets, "la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat" comme l'a compris Lénine ; la capacité de la classe ouvrière d'apprendre de ses expériences, de tirer des leçons de ses défaites, la continuité de son combat historique et la maturation des conditions de la révolution. Pour ce faire, nous reviendrons très brièvement sur les événements de 1905, en nous référant à ceux qui, comme Trotsky, Lénine, Rosa Luxemburg, en furent les témoins et les protagonistes à l’époque et qui ont été capables, dans leurs écrits, non seulement d'en tirer les grandes leçons politiques mais aussi de restituer l’intense émotion suscitée par la force de la lutte pendant tous ces mois (1).

La nature révolutionnaire
de la classe ouvrière

La Révolution russe de 1905 constitue une illustration particulièrement claire de ce que le marxisme entend par la nature fondamentalement révolutionnaire de la classe ouvrière. La capacité du prolétariat russe à passer d'une situation où il est idéologiquement dominé par les valeurs de la société à une position où, à travers un mouvement massif de luttes, il prend confiance en lui-même, développe sa solidarité, découvre sa force historique jusqu'à créer les organes lui permettant de prendre en main son avenir, est l'exemple vivant de la force matérielle que constitue la conscience de classe du prolétariat quand il entre en mouvement. Dans les années qui ont précédé 68, la bourgeoisie occidentale nous expliquait que le prolétariat s'était "embourgeoisé", qu'il n'y avait plus rien à en attendre. Les événements de 1968 en France et toute la vague internationale de lutte qui les ont suivis, lui ont apporté un cinglant démenti. Ils ont mis fin à la plus longue période de contre-révolution de l'histoire qui avait été ouverte par la défaite de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Depuis la chute du mur de Berlin, la bourgeoisie n'a de cesse de proclamer que le communisme est mort et que la classe ouvrière a disparu ; et les difficultés rencontrées par celle-ci semblent lui donner raison. La bourgeoisie est toujours intéressée à enterrer son propre fossoyeur historique. Mais la classe ouvrière existe toujours - il n'y a pas de capitalisme sans classe ouvrière, et les événements de 1905 en Russie nous rappellent comment celle-ci peut passer d'une situation de soumission et de confusion idéologique sous le joug du capitalisme à une situation où elle devient le sujet de l'histoire, porteuse de tous les espoirs, parce qu'elle porte, dans son être même, l'avenir de l'humanité.

Bref historique des premiers pas de la révolution

Avant de nous pencher sur la dynamique de la Révolution russe de 1905, il faut rappeler brièvement quel était le contexte international et historique dans lequel la révolution a pris son élan. Les dernières décennies du 19e siècle ont été caractérisées par un développement économique particulièrement prononcé dans toute l’Europe. Ce sont des années durant lesquelles le capitalisme se développait avec le plus de dynamisme ; les pays avancés du point de vue capitaliste étaient à la recherche d’une expansion dans les régions arriérées, soit pour trouver de la main d’œuvre et des matières premières au moindre coût, soit pour créer des nouveaux marchés pour leurs marchandises. C’est dans ce contexte que la Russie tsariste, pays dont l’économie était encore marquée par une forte arriération, devient le lieu idéal pour l’exportation de capitaux importants visant à installer des industries de moyenne et grande dimensions. En l’espace de quelques décennies, il y eut une transformation profonde de l’économie, "les chemins de fer étant le puissant instrument de l’industrialisation du pays" (2). Les données sur l’industrialisation de la Russie, dont Trotsky fait état, comparées à celles des autres pays à structure industrielle plus solide, comme l’Allemagne et la Belgique à l’époque, montrent que si le nombre d’ouvriers était encore relativement modeste par rapport à une population très importante (1,9 million contre 1,56 en Allemagne et 600 000 dans la petite Belgique), la Russie avait cependant une structure industrielle de type moderne qui n’avait rien à envier aux autres puissances du monde. Créée à partir de rien, grâce à des capitaux en majorité étrangers, l’industrie capitaliste en Russie ne s’est pas constituée sous l’effet d’une dynamique interne mais grâce à une véritable transplantation de technologies et de capitaux venant de l’extérieur. Les données de Trotsky montrent comment la main-d’œuvre en Russie était beaucoup plus concentrée que dans les autres pays, puisqu’elle se répartissait principalement entre les grandes et moyennes entreprises (38,5 % dans les entreprises à plus de 1000 ouvriers et 49,5 % dans des entreprises à effectifs compris entre 51 et 1000 ouvriers, alors qu’en Allemagne, ces chiffres étaient respectivement de 10 et 46 %). Ce sont ces données structurelles de l’économie qui expliquent la vitalité révolutionnaire d’un prolétariat par ailleurs noyé dans un pays profondément arriéré et dans lequel prévalait l’économie paysanne.

De plus, les événements de 1905 ne surgissent pas du néant, mais sont le produit d’une accumulation d’expériences successives qui ont ébranlé la Russie à partir de la fin du 19e siècle. Comme le rapporte Rosa Luxemburg, "…cette grève de janvier à Saint-Pétersbourg était la conséquence immédiate de la gigantesque grève générale qui avait éclaté peu auparavant, en décembre 1904, dans le Caucase, à Bakou, et tint longtemps toute la Russie en haleine. Or, les événements de décembre à Bakou n’étaient qu’un dernier et puissant écho des grandes grèves qui, en 1903 et 1904, tels des tremblements de terre périodiques, ébranlèrent tout le sud de la Russie, et dont le prologue fut la grève de Batoum dans le Caucase, en mars 1902. Au fond, cette première série de grèves, dans la chaîne continue des éruptions révolutionnaires actuelles, n’est elle-même distante que de cinq ou six ans de la grève générale des ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg en 1896 et 1897".(3)

Le 9 (22) janvier 2005, c'est l’anniversaire de ce qu’on a appelé "le dimanche sanglant", qui a marqué le début d’une série d’événements dans la vieille Russie tsariste qui se sont déroulés pendant toute l’année 1905 et se sont terminés par la répression sanglante de l'insurrection de Moscou en décembre. L’activité de la classe a été pratiquement incessante pendant toute une année, même si les formes de lutte n’ont pas toujours été les mêmes et si les luttes n’ont pas toujours eu la même intensité. Il y a eu trois moments significatifs durant cette année de révolution : janvier, octobre et décembre.

Janvier

En janvier 1905, deux ouvriers des usines Poutilov à Pétersbourg sont licenciés. Un mouvement de grèves de solidarité se déclenche, une pétition pour les libertés politiques, le droit à l'éducation, la journée de 8 heures, contre les impôts, etc. est élaborée pour être apportée au tsar dans une manifestation massive. C'est la répression de cette manifestation qui va être le point de départ de l'embrasement révolutionnaire du pays pendant un an. Ainsi, le processus révolutionnaire en Russie a démarré de façon singulière. "Des milliers d’ouvriers non pas des social-démocrates, mais des croyants, de fidèles sujets du tsar, conduits par le pope Gapone, s'acheminent de tous les points de la ville vers le centre de la capitale, vers la place du Palais d’Hiver, pour remettre une pétition au tsar. Les ouvriers marchent avec des icônes et Gapone, leur chef du moment, avait écrit au tsar pour l'assurer qu’il se portait garant de sa sécurité personnelle et le prier de se présenter devant le peuple" (4). Le pope Gapone avait été l’animateur, en avril 1904, d’une "Assemblée des ouvriers russes d’usine et de bureaux de la ville de Pétersbourg", autorisée par le gouvernement et de connivence avec le policier Zoubatov (5). Comme le dit Lénine, cette organisation, de façon tout à fait semblable à ce qui se passe aujourd’hui avec d’autres moyens, avait le rôle de contenir et d’encadrer le mouvement ouvrier de l’époque. Mais, la pression qui s’exerçait au sein du prolétariat était déjà arrivée à un point critique. "Et voilà que le mouvement zoubatoviste franchit les limites imposées et que, suscité par la police dans son intérêt, dans le but de soutenir l’autocratie et de corrompre la conscience politique des ouvriers, il se retourne contre l’autocratie et aboutit à une explosion de la lutte de classe du prolétariat." (6). Tout se noue lorsque, arrivés au Palais d’Hiver pour déposer leur requête au tsar, les ouvriers se font attaquer par la troupe qui "charge la foule à l'arme blanche ; ils tirent sur les ouvriers désarmés qui supplient à genoux les cosaques de leur permettre d'approcher le tsar. D'après les rapports de police, il y eut ce jour-là plus d'un millier de morts et de deux mille blessés. L’indignation des ouvriers fut indescriptible." (7) C’est cette indignation profonde des ouvriers pétersbourgeois à l’égard de celui qu’ils appelaient "Petit Père" et qui avait répondu par les armes à leur supplique, outrageant ainsi violemment ceux qui s’en remettaient à lui, qui déchaîne les luttes révolutionnaires de janvier. La classe ouvrière qui avait commencé par adresser sa supplique, derrière le pope Gapone et les icônes de l’église, au "Petit Père des peuples", montre une force imprévue avec l’élan de la révolution. Un changement très rapide dans l’état d’esprit du prolétariat se produit dans cette période ; il est l’expression typique du processus révolutionnaire au cours duquel les prolétaires, malgré toutes leurs croyances et toutes leurs peurs, découvrent et prennent conscience que leur union fait leur force. "D’un bout à l’autre du pays passa un flot grandiose de grèves qui secouèrent le corps de la nation. D’après un calcul approximatif, la grève s’étendit à cent vingt-deux villes et localités, à plusieurs mines du Donetz et à dix compagnies de chemin de fer. Les masses prolétariennes furent remuées jusqu’en leurs profondeurs. Le mouvement entraînait environ un million d’âmes. Sans plan déterminé, fréquemment même sans formuler aucune exigence, s’interrompant et recommençant, guidée par le seul instinct de solidarité, la grève régna dans le pays environ deux mois" (8). Ce fait d’entrer en grève sans revendication spécifique à mettre en avant, par solidarité, parce que, "une masse de millions de prolétaires découvre tout à coup, avec un sentiment d'acuité insupportable, le caractère intolérable de son existence sociale" (9) est à la fois expression et facteur actif de la maturation, au sein du prolétariat russe de l’époque, de la conscience d’être une classe et de la nécessité de se confronter en tant que telle à son ennemi de classe.

La grève générale de janvier est suivie d'une période de luttes constantes, surgissant et disparaissant à travers le pays, pour des revendications économiques. Cette période est moins spectaculaire mais tout aussi importante. "Les divers courants souterrains du processus révolutionnaire s'entrecroisent, se font obstacle mutuellement, avivent les contradictions internes… le grand orage du printemps et de l'été suivant et les grèves économiques (…) jouèrent un rôle irremplaçable." Bien qu'il n'y ait "aucune nouvelle sensationnelle du front russe","en réalité la révolution poursuit sans trêve jour apès jour, heure après heure, son immense travail souterrain, minant les profondeurs de l'empire tout entier."(Ibid). Des affrontements sanglants ont lieu à Varsovie. Des barricades sont dressées à Lodz. Les matelots du cuirassé Potemkine dans la Mer noire se révoltent. Toute cette période prépare le deuxième temps fort de la révolution.

Octobre

"Cette seconde grande action révolutionnaire du prolétariat revêt un caractère sensiblement différent de la première grève de janvier. La conscience politique y joue un rôle beaucoup plus important. Certes, l'occasion qui déclencha la grève de masse fut ici encore accessoire et apparemment fortuite : il s'agit du conflit entre les cheminots et l’administration, à propos de la Caisse des Retraites. Mais le soulèvement général du prolétariat industriel qui suivit, est soutenu par une pensée politique claire. Le prologue de la grève de janvier avait été une supplique adressée au tsar afin d'obtenir la liberté politique ; le mot d’ordre de la grève d’octobre était : "Finissons en avec la comédie constitutionnelle du tsarisme !". Et grâce au succès immédiat de la grève générale qui se traduisit par le manifeste tsariste du 30 octobre, le mouvement ne reflue pas de lui même comme en janvier, pour revenir au début de la lutte économique mais déborde vers l'extérieur, exerçant avec ardeur la liberté politique nouvellement conquise. Des manifestations, des réunions, une presse toute jeune, des discussions publiques, des massacres sanglants pour terminer les réjouissances, suivis de nouvelles grèves de masse et de nouvelles manifestations."(ibid.)

Un changement qualitatif se produit en ce mois d’octobre exprimé par la constitution du soviet de Pétersbourg qui fera date dans l’histoire du mouvement ouvrier international. A l'issue de l'extension de la grève des typographes aux chemins de fer et aux télégraphes, les ouvriers prennent en assemblée générale la décision de former le soviet qui deviendra le centre névralgique de la révolution : "Le Conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique, suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation devait être un confluent de tous les courants révolutionnaires à l’intérieur du prolétariat ; elle devait être capable d’initiative et se contrôler elle-même d’une manière automatique." (10). Dans beaucoup d'autres villes, à leur tour, se forment des soviets.

Le surgissement des premiers soviets passe inaperçu pour une grande partie du mouvement ouvrier international. Rosa Luxemburg qui a si magistralement analysé les nouvelles caractéristiques prises par la lutte du prolétariat à l'aube de la nouvelle période historique, la grève de masse, en s'appuyant sur la révolution de 1905, continue de considérer les syndicats comme les formes d'organisation de la classe (11). Ce sont les Bolcheviks (et non de façon immédiate) et Trotsky qui comprennent le pas en avant que constitue pour le mouvement ouvrier la formation de ces organes en tant qu'organes de prise du pouvoir. Nous ne développerons pas cette question ici car nous y consacrerons un autre article (12). Nous indiquerons seulement que c'est justement parce que le capitalisme entrait dans sa phase de déclin que la classe ouvrière se trouvait confrontée, dès lors, directement à la tâche de renversement du capitalisme ; ainsi, après 10 mois de luttes, d'agitation socialiste, de maturation de la conscience, de transformation du rapport de forces entre les classes, elle aboutissait "naturellement" à créer les organes de son pouvoir.

"Pour l'essentiel, les soviets étaient tout simplement des comités de grève, tels qu'il s'en constitue toujours pendant les grèves sauvages. En Russie, les grèves éclatant dans les grandes usines et gagnant très vite les villes et les provinces, les ouvriers devaient se tenir en contact de façon permanente. Ils se réunissaient et discutaient dans les ateliers, (…) ils envoyaient des délégués aux autres usines (…) Mais ces tâches revêtaient, en l'occurrence, une toute autre ampleur que dans les grèves courantes. Les ouvriers avaient en effet à s'affranchir de la lourde oppression tsariste et n'ignoraient pas que les fondements mêmes de la société russe se transformaient sous leur action. Il n'était pas seulement question de salaires, mais aussi de l'ensemble des problèmes liés à la société globale. Il leur fallait découvrir, eux-mêmes, leur voie sûre dans divers domaines et trancher des questions politiques. Lorsque la grève, s'intensifiant, se fut propagée au pays tout entier, qu'elle eut stoppé net l'industrie et les moyens de transport et paralysé les autorités, les soviets se trouvèrent devant des problèmes nouveaux. Ils devaient organiser la vie sociale, veiller tant au maintien de l'ordre qu'au bon fonctionnement des services publics indispensables, bref remplir des fonctions qui sont ordinairement celles des gouvernements. Ce qu'ils décidaient, les ouvriers l'exécutaient". (13)

Décembre

"Le rêve de la Constitution est suivi d'un réveil brutal. Et l'agitation sourde finit par déclencher en décembre la troisième grève générale de masse qui s'étend à l’Empire tout entier. Cette fois, le cours et l’issue en sont tout autres que dans les deux cas précédents. L’action politique ne cède pas la place à l'action économique comme en janvier, mais elle n’obtient pas non plus une victoire rapide, comme en octobre. La camarilla tsariste ne renouvelle pas ses essais d'instaurer une liberté politique véritable, et l’action révolutionnaire se heurte ainsi pour la première fois dans toute son étendue à ce mur inébranlable : la force matérielle de l’absolutisme."(14) La bourgeoisie capitaliste effrayée par le mouvement du prolétariat s'est rangée derrière le tsar. Le gouvernement n'a pas appliqué les lois libérales qu'il venait d'accorder. Les dirigeants du soviet de Petrograd sont arrêtés. Mais la lutte continue à Moscou : "La révolution de 1905 atteignit son point culminant lors de l'insurrection de décembre à Moscou. Un petit nombre d’insurgés, ouvriers organisés et armés – ils n'étaient guère plus de huit mille – résista pendant neuf jours au gouvernement du tsar. Celui-ci ne pouvait se fier à la garnison de Moscou, mais devait au contraire la tenir enfermée et ce n'est qu'avec l'arrivée du régiment de Sémionovski, appelé à Pétersbourg, qu'il put réprimer le soulèvement." (15)

Nature prolétarienne de la révolution de 1905
et dynamique de la grève de masse

Les éléments essentiels de l’histoire étant retracés, nous voulons ici souligner un premier point : la révolution de 1905 a un protagoniste fondamental, le prolétariat russe, et toute sa dynamique suit strictement la logique de cette classe. Alors que tout le mouvement ouvrier international s'attendait à une révolution bourgeoise en Russie et estimait que la tâche centrale de la classe ouvrière - comme cela avait été le cas lors des révolutions de 1789 et 1848 - était de participer au renversement de l'Etat féodal et de pousser à l'instauration de libertés bourgeoises, non seulement c'est la grève de masse de la classe ouvrière qui anime toute l'année 1905, mais sa dynamique l'amène à créer des organes de pouvoir ouvrier. Lénine lui même est assez clair sur cela quand il rappelle qu’à part son caractère "démocratique bourgeois" dû à son "contenu social", "La révolution russe était en même temps une révolution prolétarienne non seulement parce que le prolétariat y était la force dirigeante, l’avant-garde du mouvement, mais aussi parce que l'instrument spécifique du prolétariat, la grève, constituait le levier principal permettant de mettre en branle des masses et le fait le plus caractéristique de la vague montante des événements décisifs"(ibid). Mais quand Lénine parle de grève, nous ne devons pas y voir des actions de 4, 8 ou 24 heures du type de ce que nous proposent les syndicats aujourd'hui dans tous les pays du monde. En fait, avec 1905 se développe ce qu’on a appelé ensuite la grève de masse, cet "océan de phénomènes" – comme l’a caractérisé Rosa Luxemburg – c'est-à-dire l'extension et l'auto-organisation spontanées de la lutte du prolétariat qui vont caractériser tous les grands moments de lutte du 20e siècle. "A l'époque, l'aile droite de la 2e Internationale, majoritaire, surprise par la violence des événements ne comprend rien à ce qui vient de se passer sous ses yeux, mais manifeste bruyamment sa réprobation et sa répugnance face au développement de la lutte de classe, annonçant ainsi le processus qui va l'amener rapidement à passer dans le camp de l'ennemi de classe." (16) L'aile gauche dont les Bolcheviks, Rosa Luxemburg, Pannekoek, y verra la confirmation de ses positions (contre le révisionnisme à la Bernstein (17) et le crétinisme parlementaire) mais devra s'atteler à un travail théorique approfondi pour comprendre pleinement le changement des conditions de vie du capitalisme - la phase de l'impérialisme et de la décadence - qui déterminait le changement dans les buts et les moyens de la lutte de classe. Mais déjà, Luxemburg en dessinait les prémices : "La grève de masse apparaît ainsi non pas comme un produit spécifiquement russe de l'absolutisme, mais comme une forme universelle de la lutte de classe prolétarienne déterminée par le stade actuel du développement capitaliste et des rapports de classe (…) la révolution russe actuelle éclate à un point de l'évolution historique situé déjà sur l'autre versant de la montagne, au-delà de l'apogée de la société capitaliste." (18)

La grève de masse n'est pas un simple mouvement des masses, un genre de révolte populaire englobant "tous les opprimés" et qui serait, par essence, positive comme les idéologies gauchistes et anarchistes aujourd'hui veulent nous le faire accroire. En 1905, Pannekoek écrivait : "Si l'on prend la masse dans son sens tout à fait général, l'ensemble du peuple, il apparaît que, dans la mesure où se neutralisent réciproquement les conceptions et volontés divergentes des uns et des autres, il ne reste apparemment rien d'autre qu'une masse sans volonté, fantasque, adonnée au désordre, versatile, passive, oscillant de ci de là entre diverses impulsions, entre des mouvements incontrôlés et une indifférence apathique - bref, comme on le sait, le tableau que les écrivains libéraux peignent le plus volontiers du peuple (…) Ils ne connaissent pas les classes. A l'opposé, c'est la force de la doctrine socialiste que d'avoir apporté un principe d'ordre et un système d'interprétation de l'infinie variété des individualités humaines, en introduisant le principe de la division de la société en classes (…) Que l'on identifie dans les mouvements de masse historiques les différentes classes, et l'on voit aussitôt émerger d'un impénétrable brouillard une image claire du combat entre les classes, avec ses phases successives d'attaque, de retraite, de défense, de victoire et de défaite." (19)

Alors que la bourgeoisie et, avec elle, les opportunistes dans le mouvement ouvrier se détournaient avec dégoût du mouvement "incompréhensible" de 1905 en Russie, la gauche révolutionnaire allait tirer les leçons de la nouvelle situation : "…les actions de masse sont une conséquence naturelle du développement du capitalisme moderne en impérialisme, elles sont sans cesse davantage la forme de combat qui s'impose à lui." "Autrefois, il fallait que les soulèvements populaires l'emportent sur toute la ligne, ou, s'ils n'avaient pas la force de le faire, ils échouaient totalement. Nos actions de masse [du prolétariat] ne peuvent pas échouer ; même si nous n'atteignons pas le but que nous nous sommes assigné, ces actions ne sont pas vaines car même des retraites temporaires contribuent à la victoire future". (20)

La grève de masse n’est pas non plus une recette toute prête comme la "grève générale" prônée par les anarchistes (21), mais le mode d'expression de la classe ouvrière, une façon de regrouper ses forces pour développer sa lutte révolutionnaire. "En un mot : la grève de masse comme la révolution russe nous en offre le modèle, n’est pas un moyen ingénieux, inventé pour renforcer l'effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la forme de manifestation de la lutte prolétarienne dans la révolution" (22). La grève de masse est quelque chose dont aujourd’hui nous n’avons pas une idée directe et concrète sinon, pour ceux qui sont moins jeunes, à travers ce qu’a représenté la lutte des ouvriers polonais en 1980. (23) Référons-nous donc encore à Luxemburg qui en donne un cadre solide et lucide : "les grèves en masse - depuis la première grande grève revendicative des ouvriers du textile à Saint-Pétersbourg en 1896-1897 jusqu’à la dernière grande grève de décembre 1905 - sont passées insensiblement du domaine des revendications économiques à celui de la politique, si bien qu’il est presque impossible de tracer des frontières entre les unes et les autres. Mais chacune des grandes grèves de masse retrace pour ainsi dire en miniature, l’histoire générale des grèves en Russie, commençant par un conflit syndical, purement revendicatif ou du moins partiel, parcourant ensuite tous les degrés jusqu’à la manifestation politique. (…) La grève de masse de janvier 1905 a débuté par un conflit à l'intérieur des usines Poutilov, la grève d’octobre par les revendications des cheminots pour leur caisse de retraite, la grève de décembre enfin, par la lutte des employés des postes et du télégraphe pour le droit de coalition. Le progrès du mouvement ne se manifeste pas par le fait que l'élément économique disparaît, mais plutôt par la rapidité avec laquelle on parcourt toutes les étapes jusqu'à la manifestation politique, et par la position plus ou moins extrême du point final atteint par la grève en masse.(…) Le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s’exclure réciproquement (…) constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie". (24) Rosa Luxemburg aborde ici un aspect central de la lutte révolutionnaire du prolétariat : l’unité inséparable de la lutte économique et de la lutte politique. A l’inverse de ceux qui, à l'époque, affirment que la lutte politique représente le dépassement, la partie noble pour ainsi dire, de la lutte du prolétariat dans ses confrontations avec la bourgeoise, Luxemburg explique au contraire clairement comment la lutte économique se développe du terrain économique au terrain politique pour ensuite revenir avec une force accrue sur le terrain de la lutte revendicative. Tout cela est particulièrement clair quand on relit les textes sur la révolution de 1905 et concernant le printemps et l’été. De fait, on voit comment le prolétariat qui avait commencé avec une manifestation politique revendiquant des droits démocratiques lors du dimanche sanglant, à un niveau extrêmement humble, non seulement n’a pas reculé après la forte répression mais en est sorti avec une énergie renouvelée et renforcée et est monté à l’assaut pour la défense de ses conditions de vie et de travail. C’est ainsi que dans les mois qui ont suivi, il y a eu une multiplication des luttes, "ici, on lutte pour la journée de 8 heures, là, contre le travail aux pièces ; ici, on emmène sur des charrettes à bras les maîtres brutaux après les avoir ligotés dans un sac ; ailleurs, on combat l’infâme système des amendes ; partout on lutte pour de meilleurs salaires, ici et là, pour la suppression du travail à domicile".(ibid) Cette période a été aussi d’une grande importance parce que, comme le souligne encore Rosa Luxemburg, elle a donné au prolétariat la possibilité d’intérioriser, a posteriori, tous les enseignements du prologue de janvier et de se clarifier les idées pour le futur. Effectivement, "les ouvriers brusquement électrisés par l'action politique réagissent immédiatement dans le domaine qui leur est le plus proche : ils se soulèvent contre leur condition d'esclavage économique. Le geste de révolte qu'est la lutte politique leur fait sentir avec une intensité insoupçonnée le poids de leurs chaînes économiques."(Ibid)

Caractère spontané de la révolution
et confiance dans la classe ouvrière

Un aspect qui est particulièrement important dans le processus révolutionnaire dans la Russie de 1905, c’est son caractère fortement spontané. Les luttes surgissent, se développent et se renforcent, donnant naissance à de nouveaux instruments de lutte tels que la grève de masse et les soviets, sans que les partis révolutionnaires de l’époque ne réussissent à être dans le coup ou même à comprendre complètement sur le moment les implications de ce qui se passe. La force du prolétariat dans le mouvement sur le terrain de ses propres intérêts de classe est formidable et contient en elle même une créativité impensable. C’est Lénine lui même qui le reconnaît un an après en faisant le bilan de la révolution de 1905 : "De la grève et des manifestations, l’on passe à la construction de barricades isolées. Des barricades isolées, à la construction de barricades en masse et aux batailles de rue contre la troupe. Par dessus la tête des organisations, la lutte prolétarienne de masse est passée de la grève à l’insurrection. Là est la grande acquisition historique de la révolution russe, acquisition due aux événements de décembre 1905 et faite, comme les précédentes, au prix de sacrifices immenses. De la grève politique générale le mouvement s’est élevé à un degré supérieur. Il a forcé la réaction à aller jusqu’au bout dans sa résistance : c’est ainsi qu’il a formidablement rapproché le moment où la révolution elle aussi ira jusqu’au bout dans l’emploi de ses moyens d’offensive. La réaction ne peut aller au delà du bombardement des barricades, des maisons et de la foule. La révolution, elle, peut aller au delà des groupes de combat de Moscou, elle a du champ et quel champ en étendue et en profondeur ! (…) Le changement des conditions objectives de la lutte qui imposait la nécessité de passer de la grève à l’insurrection, fut ressenti par le prolétariat bien avant que par ses dirigeants. La pratique, comme toujours, a pris le pas sur la théorie." (25)

Ce passage de Lénine est particulièrement important aujourd’hui dans la mesure où nombre de doutes présents chez les éléments politisés et jusqu’à un certain point, à l’intérieur des organisations prolétariennes, sont liés à l’idée que le prolétariat ne réussira jamais à émerger de l’apathie dans laquelle il semble parfois être tombé. Ce qui s’est passé en 1905 en est le démenti le plus éclatant et l’émerveillement que nous éprouvons lorsque nous voyons ce caractère spontané de la lutte de classe n’est que l’expression d’une sous-estimation des processus qui se déroulent en profondeur dans la classe, de cette maturation souterraine de la conscience dont parlait déjà Marx, quand il se référait à "la vieille taupe". La confiance dans la classe ouvrière, dans sa capacité à donner une réponse politique aux problèmes qui affectent la société, est une question primordiale à l’époque actuelle. Après l’écroulement du mur de Berlin et la campagne de la bourgeoisie qui s’en est suivi sur la faillite du communisme faussement identifié à l’infâme régime stalinien, la classe ouvrière éprouve des difficultés à se reconnaître en tant que classe et, par conséquent, à se reconnaître dans un projet, dans une perspective, dans un idéal pour lequel combattre. Le manque de perspective produit automatiquement une chute de la combativité, un affaiblissement de la conviction qu’il est nécessaire de se battre, parce qu’on ne lutte pas pour rien mais seulement si on a un objectif à atteindre. C’est pour cela qu’aujourd’hui, le manque de clarté sur la perspective et le manque de confiance en elle-même de la classe ouvrière sont fortement liés entre eux. Mais c'est fondamentalement dans la pratique qu'une telle situation peut être dépassée, à travers l’expérience directe par la classe ouvrière de ses possibilités et de la nécessité de lutter pour une perspective. C'est ce qui s’est produit justement en Russie en 1905 quand "en quelques mois, les choses changèrent du tout au tout. Les centaines de sociaux-démocrates révolutionnaires furent "subitement" des milliers, et ces milliers devinrent les chefs de deux à trois millions de prolétaires. La lutte prolétarienne suscita une grande effervescence, et même en partie un mouvement révolutionnaire, au plus profond de la masse des cinquante à cent millions de paysans ; le mouvement paysan eut une répercussion dans l'armée et entraîna des révoltes militaires, des engagements armés entre les troupes." (26) Cela ne constituait pas une nécessité seulement pour le prolétariat en Russie, mais pour le prolétariat mondial, y inclus le plus développé, le prolétariat allemand :

"Dans la révolution, où la masse elle même paraît sur la scène politique, la conscience de classe devient concrète et active. Aussi une année de révolution a-t-elle donné au prolétariat russe cette "éducation" que trente ans de luttes parlementaires et syndicales ne peuvent donner artificiellement au prolétariat allemand. (…) Mais, inversement, il est non moins certain qu'en Allemagne, dans une période d’ actions politiques énergiques, un instinct de classe vivant révolutionnaire, avide d’agir, s’emparera des couches les plus larges et les plus profondes du prolétariat ; cela se fera d'autant plus rapidement et avec d'autant plus de force que l'influence éducatrice de la social-démocratie aura été plus puissante". (27) On peut dire aujourd’hui, en paraphrasant Rosa Luxemburg, qu’il est tout aussi vrai qu’actuellement, dans le monde, dans une période de crise économique profonde et devant l’incapacité patente de la bourgeoisie à faire face à la faillite de tout le système capitaliste, un sentiment révolutionnaire actif et vivant s’emparera des secteurs les plus mûrs du prolétariat mondial et il le fera en particulier dans les pays à capitalisme avancé dans lesquels l’expérience de la classe a été la plus riche et la plus enracinée et dans lesquels sont plus présentes les forces révolutionnaires encore faibles. Cette confiance que nous exprimons aujourd’hui dans la classe ouvrière, n’est pas un acte de foi, ni ne correspond à une attitude de confiance aveugle, mystique, mais elle est fondée justement sur l’histoire de cette classe et sur sa capacité de reprise, parfois surprenante, dans une situation de torpeur apparente, parce que, comme nous avons essayé de le montrer, s’il est vrai que les dynamiques à travers lesquelles se produisent les processus de maturation de sa conscience sont souvent obscurs et difficiles à comprendre, il est tout à fait certain que cette classe est historiquement contrainte, de par sa place dans la société de classe exploitée et de classe révolutionnaire en même temps, de se dresser contre la classe qui l’opprime, la bourgeoisie et dans l'expérience de ce combat, elle retrouvera la confiance en elle-même qui lui fait défaut aujourd'hui : "Auparavant, nous avions un masse impuissante, docile, d'une inertie de cadavre face à la force dominante qui, elle, est bien organisée et sait ce qu'elle veut, qui manipule la masse à son gré ; et voilà que cette masse se transforme en humanité organisée, capable de déterminer son propre sort en exerçant sa volonté consciente, capable de faire face crânement à la vieille puissance dominante. Elle était passive ; elle devient une masse active, un organisme doté de sa vie propre, cimentée et structurée par elle-même, dotée de sa propre consicence, de ses propres organes" (28).

De pair avec le développement de la confiance de la classe ouvrière en elle-même, apparaît nécessairement un autre élément crucial de la lutte du prolétariat : la solidarité dans ses rangs. La classe ouvrière est la seule classe qui est vraiment solidaire par essence parce qu'il n'existe en son sein aucun intérêt économique divergent - contrairement à la bourgeoisie, classe de la concurrence et dont la solidarité ne s'exprime au plus haut degré que dans les limites nationales ou bien contre son ennemi historique, le prolétariat. La concurrence au sein du prolétariat lui est imposée par le capitalisme, mais la société qu'il porte dans ses flancs et dans son être est une société qui met fin à toutes les divisions, une véritable communauté humaine. La solidarité prolétarienne est une arme fondamentale de la lutte du prolétariat ; elle était à l'origine du grandiose bouleversement de l'année 1905 en Russie : "l’étincelle qui a provoqué l’incendie a été un conflit commun entre capital et travail : la grève dans une usine. Il est intéressant de noter cependant que la grève des 12 000 ouvriers de Poutilov, déclenchée le lundi 3 janvier, a été d’abord une grève proclamée au nom de la solidarité prolétarienne. La cause en a été le licenciement de 4 ouvriers. "Quand la demande de réintégration a été rejetée – écrit un camarade de Pétersbourg le 7 janvier – l’usine s’est arrêtée d’un seul coup, à l’unanimité totale"." (29)

Ce n'est pas un hasard si, aujourd'hui, la bourgeoisie s'efforce de galvauder la notion de solidarité qu'elle présente sous une forme "humanitaire" ou encore à la sauce de "l'économie solidaire", un des gadgets du nouveau "mouvement" altermondialiste qui s'efforce de dévoyer la prise de conscience qui s'effectue peu à peu dans les profondeurs de la société sur l'impasse que représente le capitalisme pour l'humanité. Si la classe ouvrière dans son ensemble n'est pas encore consciente aujourd'hui de la puissance de sa solidarité, la bourgeoisie, elle, n'a pas oublié les leçons que le prolétariat lui a infligées dans l'histoire.

1905 a été un événement grandiose du mouvement ouvrier, surgi des tréfonds de l'âme révolutionnaire du prolétariat, qui a montré la puissance créatrice de la classe révolutionnaire. Aujourd'hui et malgré tous les coups que la bourgeoisie agonisante lui a portés, le prolétariat conserve, intactes, ses capacités. Il revient aux révolutionnaires de permettre à leur classe de se réapproprier les grandes expériences de son histoire passée et de préparer inlassablement le terrain théorique et politique pour le développement de la lutte et de la conscience de classe aujourd'hui et demain.

"Dans la tempête révolutionnaire, le prolétaire, le père de famille prudent, soucieux de s'assurer un subside, se transforme en "révolutionnaire romantique" pour qui le bien suprême lui-même - la vie - et à plus forte raison le bien-être matériel n'ont que peu de valeur en comparaison de l'idéal de la lutte. S'il est donc vrai que c'est à la période révolutionnaire que revient la direction de la grève au sens de l'initiative de son déclenchement et de la prise en charge des frais, il n'en est pas moins vrai qu'en un tout autre sens la direction dans les grèves de masse revient à la social-démocratie et à ses organismes directeurs. (…) La social-démocratie est appelée, dans une période révolutionnaire, à en prendre la direction politique. La tâche la plus importante de "direction" dans la période de grève de masse, consiste à donner le mot d'ordre de la lutte, à l'orienter, à régler la tactique de la lutte politique de telle manière qu'à chaque phase et à chaque instant du combat, soit réalisée et mise en activité la totalité de la puissance du prolétariat déjà engagée et lancée dans la bataille" (30). Pendant l'année 1905, bien souvent les révolutionnaires (appelés à l'époque les sociaux-démocrates) ont été surpris, devancés, dépassés par l'impétuosité du mouvement, sa nouveauté, son imagination créative et n'ont pas toujours su donner les mots d'ordre dont parle Luxemburg, "à chaque phase, à chaque instant" et ont même commis des erreurs importantes. Cependant, le travail révolutionnaire de fond qu'ils ont mené avant et pendant le mouvement, l'agitation socialiste, la participation active à la lutte de leur classe ont été des facteurs indispensables dans la révolution de 1905 ; leur capacité, ensuite, de tirer les leçons de ces événements a préparé le terrain de la victoire de 1917.

Ezechiele (5-12-04)

(1) Nous ne pouvons, dans le cadre de ces articles, restituer toute la richesse des événements ni l'ensemble des questions et nous renvoyons le lecteur aux documents historiques eux-mêmes. De même, nous laisserons de côté un certain nombre de points comme la discussion sur les tâches bourgeoises (selon les Mencheviks), la nature "démocratico-bourgeoise"(selon les Bolcheviks) de la révolution russe ou "la théorie de la révolution permanente" (selon Trotsky) qui tous, peu ou prou, tendaient encore à envisager les tâches du prolétariat dans le cadre national imposé par la période ascendante du capitalisme. De même, nous ne pourrons pas aborder la discussion dans la social-démocratie allemande sur la grève de masse, notamment entre Kautsky et Rosa Luxemburg.

(2) L. Trotsky, 1905.

(3) R. Luxemburg : Grève de masse, Parti et Syndicats, 1906.

(4) Lénine : Rapport sur la révolution de 1905, 9 (22) janvier 1917.

(5) Zoubatov était un policier qui avait fondé, en accord avec le gouvernement, des associations ouvrières qui avaient pour but de maintenir les conflits dans un cadre strictement économique et de les détourner ainsi de la mise en cause du gouvernement.

(6) Lénine : "La grève de Pétersbourg", dans Grève économique et grève politique.

(7) Lénine : "Rapport sur la révolution de 1905", idem..

(8) L. Trotsky : 1905

(9) R. Luxemburg : Grève de masse, Parti et syndicats.

(10) L. Trotsky : 1905

(11) Voir notre article "Notes sur la grève de masse" dans la Revue internationale n°27, 4e trimestre 1981.

(12) Voir aussi notre article "Révolution de 1905 : enseignements fondamentaux pour le prolétariat" dans la Revue internationale n°43, 4e trimestre 1985.

(13) Anton Pannekoek : Les conseils ouvriers (rédigé en 1941-42).

(14) Rosa Luxemburg : Grève de masse, parti et syndicats.

(15) Lénine : "Rapport sur la révolution de 1905".

(16) Voir notre article "Les conditions historiques de la généralisation de la lutte de la classe ouvrière" dans la Revue internationale n°26, 3e trimestre 1981.

(17) Bernstein était, dans la social-démocratie allemande, le promoteur de l'idée d'une transition pacifique au socialisme. Son courant est connu sous le terme de révisionnisme. Rosa Luxemburg le combat comme l'expression d'une dangereuse déviation opportuniste qui affecte le parti, dans sa brochure Réforme sociale ou révolution.

(18) R. Luxemburg : Grève de masse, Parti et syndicats.

(19) "Marxisme et téléologie", publié dans la Neue Zeit en 1905, cité dans "Action de masse et révolution" (1912).

(20) Pannekoek "Action de masse et révolution", Neue Zeit en 1912

(21) D'ailleurs les anarchistes n'ont joué aucun rôle en 1905. L'article dans cette Revue sur la CGT en France souligne que 1905 ne trouve aucun écho chez les anarcho-syndicalistes. Comme le met en lumière Rosa Luxemburg, dès l'entrée, dans sa brochure Grève de masse, parti et syndicats, "l'anarchisme est absolument inexistant dans la révolution russe comme tendance politique sérieuse". "La révolution russe, cette même révolution qui constitue la première expérience historique de la grève générale, non seulement ne réhabilite pas l'anarchisme, mais encore aboutit à une liquidation historique de l'anarchisme."

(22) Rosa Luxemburg : Grève de masse, parti et syndicats.

(23) Voir notre brochure sur la Pologne 80.

(24) Rosa Luxemburg : Grève de masse, parti et syndicats.

(25) Lénine : "Les enseignements de l’insurrection de Moscou", 1906.

(26) Lénine : "Rapport sur la révolution de 1905."

(27) Rosa Luxemburg : Grève de masse, parti et syndicats.

(28) Pannekoek "Action de masse et révolution", Neue Zeit en 1912.

(29) Lénine : "Grève économique et grève politique"

(30) Grève de masse, parti et syndicats.

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [3]

Approfondir: 

  • Russie 1905 [4]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [5]

La théorie de la décadence au coeur du matérialisme historique (III)

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L'abandon par Battaglia Comunista du concept marxiste de décadence d'un mode de production (2e partie)

 

Dans la première partie de cet article (Revue Internationale n° 119) nous avons rappelé que, pour le marxisme et contrairement à la vision développée par Battaglia Comunista (1), la décadence du capitalisme n’est pas une éternelle répétition de ses contradictions à une échelle croissante mais pose bien la question de sa survie en tant que mode de production selon les propres termes utilisés par Marx et Engels. En rejetant le concept de décadence tel qu'il a été défini par les fondateurs du marxisme et repris à leur compte par les organisations du mouvement ouvrier, dont certaines l'ont approfondi, Battaglia tourne le dos à la compréhension du matérialisme historique qui nous enseigne que les conditions de dépassement des modes de production supposent qu’ils rentrent dans une phase de "sénilité" (Marx) où "leurs rapports de production devenus obsolètes constituent un obstacle au développement des forces productives" (Marx). Il n’y a nul "fatalisme" intrinsèque dans l’idée même "d’autodestruction" du capitalisme comme le prétend Battaglia car, si la décadence d’un mode de production est la condition indispensable pour "une transformation révolutionnaire de la société tout entière" (Marx, Manifeste Communiste), c’est la lutte des classes qui, en dernière instance, tranche les contradictions socio-économiques. Si cette dernière en est incapable, s’il y a un blocage du rapport de force entre les classes, la société s’enfonce alors dans une phase de décomposition, dans "la ruine des diverses classes en lutte" nous dit encore Marx au tout début du Manifeste Communiste. Nul automatisme et fatalisme donc dans la succession des modes de production qui amènerait à penser que, acculé par des contradictions de plus en plus insurmontables, le capitalisme se retirerait de lui-même de la scène de l’histoire.

Ainsi, après avoir jeté la suspicion sur le concept marxiste de décadence (fatalisme), après avoir affirmé péremptoirement qu’il n’existerait pas de définition économique cohérente de la décadence et que, sans cette dernière, ce concept serait sans valeur, après avoir rejeté la méthode marxiste pour la redéfinir, nous avons vu que Battaglia en rejetait les manifestations essentielles. Dans cette seconde partie de notre critique nous allons : (a) relever les zigzags incroyables et permanents de cette organisation dans la reconnaissance du concept de décadence ; (b) poursuivre l’examen des erreurs méthodologiques d’analyse qui font revenir ce groupe à la démarche des socialistes pré-marxistes ; (c) rappeler les bases marxistes conditionnant une révolution victorieuse ; (d) et enfin, examiner les implications de l’abandon de la notion de décadence sur le plan politique de la lutte du prolétariat.

Les zigzags de Battaglia dans la reconnaissance de la notion de décadence

Lors des discussions autour de l’adoption de sa plate-forme politique à sa première Conférence Nationale en 1945, le Comité Central du "Parti" reconstitué charge l’un de ses membres Stefanini (senior), ancien militant en vue de la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-45) de présenter un rapport politique sur la question syndicale dans lequel il "réaffirme sa conception que le syndicat dans la phase de décadence du capitalisme est nécessairement lié à l’Etat bourgeois" (Compte-rendu de la première Conférence Nationale du PCInt). Ce rapport présenté au troisième jour du Congrès était contradictoire avec la plate-forme discutée et votée la veille (2). De surcroît, dans la discussion, plusieurs militants appuient cette position développée par Stefanini au nom du Comité Central alors que ce dernier, à l’issue de la discussion, appelle néanmoins le Congrès à réaffirmer la position développée dans la Plate-forme (3) et estime devoir présenter et faire voter une motion en fin de Congrès qui en appelle à "la reconstruction de la CGIL" et à "la conquête des organes dirigeants du syndicat" (idem, Motion du Comité Central sur la question syndicale).

De plus, malgré sa revendication explicite de continuité politique et organisationnelle avec la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-45) (4) et malgré la présence de membres de cette Fraction à la direction du "Parti" reconstitué, la Plate-forme votée à ce Congrès de fondation n’évoque même pas ce qui constituait le ciment et la cohérence politique des positions de la Fraction, à savoir l’analyse de la décadence du capitalisme. Enfin, le "Parti" nomme un Bureau International pour coordonner ses extensions organisationnelles à l’étranger qui, quant à elles, cacophonie oblige, continuent de défendre dans leurs publications l’analyse de la décadence du capitalisme (5) ! Autant dire qu’avec une telle méthode de regroupement à sa fondation, c’était à peu près sur toutes les questions politiques adoptées qu’il y avait une véritable hétérogénéité programmatique. La lecture du compte-rendu de ce Congrès est édifiante sur la profonde confusion politique qui y régnait (6) !

Sur de telles bases politiques confuses, il n’est dès lors pas surprenant que, tel un monstre du Loch Ness, la notion de décadence réapparaisse à l’une ou l’autre occasion et notamment lors de la Conférence syndicale du PCInt en 1947 où il est affirmé, en contradiction avec la Plate-forme votée en 1945, que "Dans l’actuelle phase de décadence de la société capitaliste, le syndicat est appelé à être un instrument essentiel de la politique de conservation et par conséquent à assumer de précises fonctions d’organismes d’Etat" (7). Ce cocktail détonant à la fondation du PCInt ne résistera pas très longtemps à l’épreuve du temps ; après de nombreux départs individuels et de petits groupes, il va se scinder en deux branches en 1952, l’une autour de Bordiga (Programme Communiste), campant sur ses positions politiques des années 1920, l’autre, autour de Damen (qui conservera la publication Battaglia Comunista), se revendiquant de façon plus explicite des apports politiques de la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-45) (8). C’est au moment de cette scission que Bordiga développera quelques considérations critiques à propos de la décadence (9). Cependant, malgré la réappropriation de certaines positions de la Fraction l’analyse de la décadence ne se retrouvera toujours pas dans la nouvelle plate-forme politique de Battaglia après la scission de 1952.

Plus tard, dans son effort de regroupement des forces révolutionnaires, dans le cadre de la dynamique ouverte par les Conférences Internationales des Groupes de la Gauche Communiste entre 1976 et 1980 (10) et de discussion avec notre organisation, Battaglia fera finalement sienne l’analyse sur la décadence du capitalisme. Battaglia publiera deux longues études sur la décadence dans ses numéros du premier semestre 1978 et de mars 1979 (11) ainsi que dans ses textes de contribution pour les deux premières Conférences des Groupes de la Gauche Communiste (12). Nous verrons ainsi apparaître dans les positions de base qui caractérisent Battaglia, publiées au dos de ses publications, un nouveau point programmatique marquant l’adoption principielle du cadre d’analyse de la décadence : "L’accroissement des conflits inter-impérialistes, les luttes commerciales, la spéculation, les guerres locales généralisées, signent le processus de décadence du capitalisme. La crise structurelle du système pousse le capital au-delà de ses limites "normales", vers sa solution sur le plan de la guerre impérialiste". Après la mort de Damen senior en octobre 1979, le fondateur du PCInt et l’initiateur du cycle des Conférences, ce point sur la décadence disparaîtra de ses positions de base à partir du Prometeo n°3 de décembre 1979, c’est-à-dire juste à la veille de notre exclusion par Battaglia lors de la tenue de la 3e conférence en mai 1980. Il est d’ailleurs significatif que l’analyse de la décadence du capitalisme, qui était centralement présente dans les contributions de Battaglia pour les deux premières Conférences, disparaîtra totalement dans ses contributions pour la troisième dans lesquelles nous voyons apparaître une analyse préfigurant la position actuelle... tout cela dans la discrétion la plus complète et sans explication aucune, ni par rapport à ses lecteurs, ni par rapport aux autres groupes du milieu politique prolétarien ! Pour être complet, signalons également que Battaglia propose aujourd’hui d’abandonner ce qu’il continuait encore d’affirmer dans la plate-forme de 1997 du BIPR, à savoir l’existence d’une rupture qualitative au tournant de la Première Guerre mondiale entre deux périodes historiques fondamentales et distinctes dans l’évolution du mode de production capitaliste même s’il n’utilisait plus et ne l’expliquait plus par les concepts marxistes d’ascendance et de décadence d’un mode de production (13).

Après ces multiples zigzags politiques, Battaglia a le culot de se plaindre en disant être "fatigué de discuter de rien quand nous avons à travailler pour chercher à comprendre ce qui arrive dans le monde" (14). Comment en effet ne pas être fatigué lorsque l’on change régulièrement de paire de lunettes et qu’on ne sait jamais laquelle chausser pour bien "comprendre ce monde dans lequel nous vivons" ? Aujourd’hui, tout un chacun peut constater que Battaglia a délibérément choisi des verres de presbyte pour sa myopie.

A ce stade, le lecteur aura pu constater qu’à défaut d’être expert es marxisme comme elle le prétend, Battaglia est plutôt doué pour surfer sur l’opportunité du moment et être le champion en retournement de veste... Mais ce n’est pas fini (!), le comble nous est donné par ses zigzags tout récents. En effet, pour qui lit la prose de Battaglia, il est manifeste que cette organisation voulait définitivement se débarrasser d’une notion qu’elle considère, selon ses propres termes dans une prise de position datant de février 2002 et publiée dans Internationalist Communist n° 21 (15), être un "concept aussi universel que confus (...) étranger à la méthode et à l’arsenal de la critique de l’économie politique" qui ne joue "aucun rôle sur le terrain de l’économie politique militante, de l’analyse approfondie des phénomènes et des dynamiques du capitalisme", qui est "hors du matérialisme historique" et qui, de surcroît, n’apparaîtrait "jamais dans les trois volumes qui composent le Capital" (16). Mais alors, pourquoi diable Battaglia ressent-elle deux années après (Prometeo n° 8 de décembre 2003) le besoin de lancer un grand débat dans le BIPR sur un concept "confus", qui "ne peut expliquer les mécanismes de la crise", qui serait "étranger à la critique de l’économie politique", qui n’apparaîtrait qu’incidemment chez Marx et qui serait absent de son oeuvre maîtresse ? Enième retournement de veste... Battaglia se serait-elle tout un coup souvenue que la première brochure écrite par son organisation soeur (la CWO) s’intitulait justement "Les fondements économiques de la décadence", organisation soeur qui considère, à juste titre, que la "décadence fait partie de l’analyse de Marx des modes de production" et fut au coeur de la création de la IIIe internationale : "Au moment de la création de l’IC en 1919, il semblait que l’époque de la révolution fut atteinte, ce que décréta sa conférence de fondation" (Revolutionary Perspectives n° 32)... Battaglia se rendrait-elle compte aujourd’hui qu’il lui est bien difficile d’évacuer aussi facilement un acquis aussi central du mouvement ouvrier que la notion marxiste de décadence d’un mode de production ?

Dès lors, il ne faut guère s’étonner que Battaglia, dans sa contribution d’ouverture au débat, n’ait rien à dire sur la définition et l’analyse de la décadence des modes de production développées par Marx et Engels ni sur leurs tentatives d’en définir les circonstances et le moment pour le capitalisme. De même, Battaglia feint superbement d’ignorer la position constitutive de l’IC analysant la Première Guerre mondiale comme le signal inéquivoque de l’ouverture de la période de décadence du capitalisme. Battaglia qui se réclame pourtant politiquement de la Fraction de Gauche Italienne (1928-45) se tait également dans toutes les langues sur le fait qu’elle a fait de la décadence le cadre de sa plate-forme politique. Alors, au lieu de se prononcer sur le patrimoine légué par les fondateurs du marxisme et approfondi par des générations de révolutionnaires, Battaglia préfère jeter des anathèmes (fatalisme) et répandre la confusion sur la définition de la décadence... pour finalement nous annoncer un débat au sein du BIPR ainsi qu’une "grande recherche" de son cru : "...le but de notre recherche sera de vérifier si le capitalisme a épuisé sa poussée de développement des forces productives et si cela est vrai, quand, dans quelle mesure et surtout pourquoi". En effet, lorsque l’on veut abandonner un acquis historique du marxisme, il est plus facile d’écrire sur une page blanche que de devoir se prononcer sur les acquis programmatiques du mouvement ouvrier. Telle était déjà la démarche des réformistes à la fin du 19e siècle. Pour notre part, nous attendons les résultats de cette "recherche" avec une grande impatience et nous nous ferons fort de les confronter à la théorie marxiste et à la réalité de l’évolution historique et actuelle du capitalisme... Cela dit, nous pouvons noter que les arguments qui sont d’ores et déjà utilisés nous montrent une direction qui n’augure rien de bon !

Un retour à l’idéalisme du socialisme utopique

Pour Battaglia, à l’image des socialistes utopiques, la révolution n’est le produit d’aucune nécessité historique trouvant ses racines dans l’impasse de la décadence du capitalisme comme nous l’ont enseigné Marx, Engels et Rosa Luxemburg : "L’universalité vers quoi tend sans cesse le capital rencontre des limites immanentes à sa nature, lesquelles, à un certain stade de son développement, le font apparaître comme le plus grand obstacle à cette tendance et le poussent à son auto-destruction" (Marx, op. cité) ; "La science économique... est bien plutôt de montrer que les anomalies sociales qui viennent de se faire jour sont des conséquences nécessaires du mode de production existant, mais aussi, en même temps, des signes de sa désagrégation commençante, et de découvrir à l'intérieur de la forme de mouvement économique qui se désagrège les éléments de la nouvelle organisation future de la production et de l'échange qui éliminera ces anomalies." (Engels, Anti-Dürhing, Editions Sociales 1973 [1877] : 179) ; "Pour le socialisme scientifique la nécessité historique de la révolution socialiste est surtout démontrée par l’anarchie croissante du système capitaliste qui enferme celui-ci dans une impasse" (Rosa Luxemburg, op. cité : 20). Pour le marxisme, si "l’autodestruction", la "désagrégation", "l’impasse" de la décadence du capitalisme sont une condition indispensable au dépassement de ce mode de production, elles n’impliquent aucunement sa disparition automatique car : "Ce qui pourra l’abattre, c’est uniquement le coup de marteau de la révolution, c’est-à-dire la conquête du pouvoir politique par le prolétariat" (Rosa Luxemburg, op. cité : 44). "L’autodestruction" (Marx), la "désagrégation" (Engels), "l’impasse" (Luxemburg) de la décadence du capitalisme créent les conditions de la révolution, elles en constituent le fondement de granit sans lesquels "il s’agit d’un fondement idéaliste du socialisme, excluant la nécessité historique : le socialisme ne s’appuie plus sur le développement matériel de la société (...) en ce cas, le socialisme cesse d’être une nécessité historique ; il est alors tout ce que l’on veut sauf le résultat du développement matériel de la société" (Rosa Luxemburg, op. cité : 21-22). Tout comme les siècles de décadence romaine et féodale ont été nécessaires pour qu’émergent les conditions objectives et subjectives nécessaires à l’avènement d’un nouveau mode de production, l’impasse de la décadence du capitalisme est ce qui constitue pour le prolétariat la preuve du caractère historiquement rétrograde de ce mode de production car, contrairement à ce que pense Battaglia, "Le socialisme ne découle pas automatiquement et en toutes circonstances de la lutte quotidienne de la classe ouvrière. Il naîtra de l’exaspération des contradictions internes de l’économie capitaliste et de la prise de conscience de la classe ouvrière, qui comprendra la nécessité de les abolir au moyen de la révolution sociale" (Rosa Luxemburg, op.cité : 47-48).

Le marxisme ne dit pas que la révolution est inéluctable. Il ne nie pas la volonté comme facteur de l’histoire, mais il démontre qu’elle ne suffit pas, qu’elle se réalise dans un cadre matériel produit d’une évolution, d’une dynamique historique dont elle doit tenir compte pour être efficace. L’importance donnée par le marxisme à la compréhension des "conditions réelles", des "conditions objectives" n’est pas la négation de la conscience et de la volonté, mais au contraire la seule affirmation conséquente de celles-ci. Dès lors, si le capitalisme "se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions" (Battaglia) où se trouvent les fondements objectifs du socialisme ? Car, comme nous le rappelle Rosa Luxemburg : "Pour Marx, la rébellion des ouvriers, la lutte des classes et c’est là ce qui assure leur force victorieuse sont les reflets idéologiques de la nécessité historique objective du socialisme, qui résulte elle-même de l’impossibilité économique objective du capitalisme à un certain stade de son développement. Bien entendu, cela ne signifie pas que le processus historique doive nécessairement (ou même puisse) être mené jusqu’à son terme, jusqu’à la limite de l’impossibilité économique du capitalisme. La tendance objective du développement capitaliste suffit à provoquer, avant même qu’il ait atteint cette limite, l’exaspération des antagonismes sociaux et politiques et une situation si insoutenable que le système doit s’effondrer. Mais ces conflits sociaux ou politiques ne sont en dernier ressort que le résultat de l’impossibilité économique du capitalisme, et il s’exaspèrent dans la mesure où cette impossibilité devient sensible. Supposons au contraire avec les "experts" (comme Battaglia, ndlr) la possibilité d’une croissance illimitée de l’accumulation : le socialisme perd alors le fondement de granit de la nécessité historique objective, et nous nous enfonçons dans les brumes des systèmes et des écoles pré-marxistes qui prétendaient faire découler le socialisme de l’injustice et de la noirceur du monde actuel ainsi que de la volonté révolutionnaire des classes laborieuses (...)...à mesure que le capital avance, il exaspère les antagonismes de classe et l’anarchie économique et politique internationale à tel point qu’il provoquera contre sa domination la rébellion du prolétariat international bien avant que l’évolution économique ait abouti à sa dernière conséquence : la domination absolue et exclusive de la production capitaliste dans le monde" (L’Accumulation du capital, tome II, Critique des critiques : 165, Ed. Maspéro, 1967).

Ce n’est pas parce que l’immense majorité des hommes est exploitée que le socialisme est aujourd’hui une nécessité historique à l’ordre du jour. L’exploitation régnait déjà sous l’esclavagisme, sous le féodalisme et sous le capitalisme du 19e siècle sans que pour cela le socialisme eût alors la moindre chance d’être réalisé. Pour que le socialisme puisse devenir une réalité, il faut non seulement que les moyens pour son instauration (classe ouvrière et moyens de production) soient suffisamment développés, mais encore que le système qu’il est appelé à dépasser, le capitalisme, ait cessé d’être un système indispensable au développement des forces productives pour en devenir une entrave croissante, c’est-à-dire qu’il soit entré dans sa phase de décadence : "La plus grande conquête de la lutte de classe prolétarienne au cours de son développement a été la découverte que la réalisation du socialisme trouve un appui dans les fondements économiques de la société capitaliste. Jusque là le socialisme était un "idéal", l’objet de rêves millénaires de l’humanité ; il est devenu une nécessité historique" (Rosa Luxemburg, Réforme ou Révolution, Maspéro 1971 : 53). L’inévitable erreur des utopistes résidait dans leur vue de la marche de l’histoire. Pour les uns comme pour les autres, celle-ci pouvait dépendre du bon vouloir de certains groupes d’individus : Babeuf ou Blanqui attendaient de quelques travailleurs décidés la solution ; Saint Simon, Fourier ou Owen s’adressaient même à la bienveillance de la bourgeoisie pour la réalisation de leurs projets. L’apparition du prolétariat comme classe autonome pendant la révolution de 1848 devait montrer que c’est une classe qui devra réaliser le socialisme. Elle confirmait la thèse que Marx énonçait déjà dans le Manifeste Communiste : depuis la division de la société en classes, l’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes. L’évolution des sociétés ne peut dès lors se comprendre qu’en fonction du cadre qui détermine ces luttes, c’est-à-dire dans l’évolution des rapports sociaux qui lient les hommes et les divisent en classes dans la production de leurs moyens d’existence : les rapports sociaux de production. Savoir si le socialisme est possible, c’est donc déterminer si ces rapports sociaux de production sont devenus une entrave au développement des forces productives imposant la nécessité du dépassement du capitalisme par le socialisme. Pour Battaglia, par contre, quel que soit le contexte historique global de la période historique dans laquelle évolue le capitalisme, "L’aspect contradictoire de la forme capitaliste, les crises économiques qui en dérivent, le renouvellement du processus d’accumulation qui est momentanément interrompu par les crises mais qui reçoit de nouvelles forces à travers la destruction de capitaux et des moyens de production excédentaires, ne mettent pas automatiquement en cause sa disparition. Ou bien c’est le facteur subjectif qui intervient, dont la lutte de classe est l’axe matériel et historique, et les crises la prémisse économique déterminante, ou bien le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions, sans pour cela créer les conditions de sa propre destruction" ; dans la vision de Battaglia, la lutte de classe, conjuguée à un épisode de crise économique, suffirait à ouvrir la voie possible à une issue révolutionnaire : "En dépit des incontestables succès remportés par la bourgeoisie sur la limitation et la gestion des contradictions de son système économique, celles-ci ne sont pas éliminables et nous marxistes nous savons que ce jeu ne peut durer éternellement. L’explosion finale, toutefois, n’amènera pas nécessairement une victoire révolutionnaire. Dans l’ère impérialiste, en fait, la guerre globale peut représenter pour le capitalisme une voie momentanée de la résolution de ses contradictions. Cependant, avant que ceci n’arrive, il est possible que la domination politique et idéologique de la bourgeoisie sur la classe puisse se relâcher ; en d’autres termes, il est possible que le prolétariat retourne d’une façon imprévue et en masse sur le terrain de la lutte de classe et les révolutionnaires doivent être prêts à ce rendez-vous. Quand la classe ouvrière reprendra l’initiative et commencera à utiliser la force contre les attaques du capital, les organisations politiques révolutionnaires devront se trouver, du point de vue politique et de l’organisation, en une telle position qu’elles pourront guider et organiser la lutte contre les forces de la gauche bourgeoise" (Plate-forme du BIPR, 1997). Pour Battaglia, nul besoin de déterminer si les rapports sociaux de production sont devenus historiquement obsolètes, nul besoin de l’avènement d’une période de décadence... car le système "reçoit de nouvelles forces à travers la destruction de capitaux et des moyens de production excédentaires" et, après chaque crise, "le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes les contradictions".

Les conditions requises pour la révolution

Que Marx ait pu dire que "toute cette merde d’économie politique finit quand même dans la lutte de classe" alors qu’il a passé l’essentiel de sa vie à procéder à la critique de l’économie politique montre que si c’était bien la lutte de classe qui constituait pour lui le facteur décisif, le moteur de l’histoire, il accordait néanmoins beaucoup d’attention à son soubassement objectif, au contexte économique, social et politique dans laquelle elle se déroule. Le répéter après lui, comme le fait Battaglia, c’est enfoncer des portes ouvertes car personne, de Marx lui-même au CCI, n’a prétendu qu’un seul de ces deux facteurs (crise économique ou combats de classe) suffisait pour renverser le capitalisme. Par contre, ce que Battaglia ne comprend pas c’est que, ensemble, ces deux facteurs sont insuffisants ! En effet, des périodes de crises économiques conjuguées à des conflits de classes ont existé depuis les premiers temps du capitalisme sans pour autant ouvrir la possibilité objective de renverser le mode de production capitaliste. Ce que nous apporte Marx avec le matérialisme historique c’est que trois conditions au moins sont indispensables : un épisode de crise, des conflits de classe mais également l’avènement de la décadence du mode de production (en l’occurrence ici le capitalisme). C’est ce que les fondateurs du marxisme ont bien compris lorsqu’après avoir pensé à plusieurs reprises que le capitalisme avait fait son temps, ils étaient revenus à chaque fois sur leur diagnostic (pour un bref historique de l’analyse de Marx-Engels concernant les conditions et le moment de l’avènement de la décadence du capitalisme nous renvoyons le lecteur au n°118 de la Revue Internationale). Engels conclura cette quête dans son introduction de 1895 à l’ouvrage de Marx sur Les luttes de classes en France lorsqu’il nous dit que : "L’histoire nous a donné tort, à nous comme à tous ceux qui pensaient de façon analogue. Elle a montré clairement que l’état du développement économique sur le continent était alors bien loin encore d’être mûr pour l’élimination de la production capitaliste ; elle l’a prouvé par la révolution économique qui, depuis 1848, a gagné tout le continent (...) cela prouve une fois pour toutes combien il était impossible en 1848 de faire la conquête de la transformation sociale par un simple coup de main." (Ed. La Pléiade-Oeuvres politique, tome I : 1129).

Mais ce n’est pas tout, car ce que Battaglia n’a jamais compris, c’est qu’une quatrième condition est requise pour que s’ouvre une période favorable à l’éclatement de mouvements insurrectionnels victorieux : l’ouverture d’un cours historique aux affrontements de classe. En effet, dans les années 1930, les trois conditions minimales étaient bien présentes (crise économique, conflits sociaux et période de décadence) mais placées au sein d’un cours historique allant vers la guerre impérialiste. Tel fut l’un des apports politiques majeurs de la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-1945). En cohérence avec l’analyse de l’Internationale communiste qui définissait la période ouverte par la première guerre mondiale comme "l’ère des guerres et des révolutions", c’est elle qui a développé cette analyse du cours historique aux affrontements de classe ou à la guerre. La Gauche Communiste de France (1942-1952) et ensuite le CCI l’ont reprise et développée mais n’en sont pas les géniteurs comme le prétend mensongèrement Battaglia : "La conception schématique des périodes historiques, qui historiquement appartient au courant original de la Gauche Communiste française qui fut ensuite à l’origine du CCI, caractérise les périodes historiques comme révolutionnaires ou contre-révolutionnaires sur la base de considérations abstraites sur la condition de la classe ouvrière" (Internationalist Communist n°21). Cette falsification dans le certificat de naissance permet à Battaglia, outre de malhonnêtement jeter le discrédit sur nos ancêtres politiques, de se revendiquer de la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-45) sans trop devoir se prononcer sur cet apport théorique essentiel de leurs ancêtres.

La nécessité d’un cadre historique pour l’élaboration des positions de classe

"La capitalisme, oui ou non, a-t-il fait son temps ? Est-il en mesure de développer dans le monde les forces productives et de faire progresser l’humanité ? Cette question est fondamentale. Elle a une importance décisive pour le prolétariat." (Trotsky, Europe et Amériques, 1924, Ed. Anthropos). Effectivement, cette question est fondamentale, décisive pour le prolétariat comme le dit Trotsky car, déterminer si un mode de production est encore en phase ascendante ou est en décadence, c’est rien de moins que de savoir s’il est encore progressiste pour le développement de l’humanité ou s’il a historiquement fait son temps. Savoir si le capitalisme a encore quelque chose à offrir au monde ou s’il est devenu obsolète implique des conséquences radicalement différentes quant aux positions et à la stratégie du prolétariat. Trotsky en était bien conscient lorsqu’il poursuivait sa réflexion concernant l’analyse de la révolution russe : "S’il s’avérait que le capitalisme est encore capable de remplir une mission de progrès, de rendre les peuples plus riches, leur travail plus productif, cela signifierait que nous, parti communiste de l’URSS, nous nous sommes hâtés de chanter son De Profundis ; en d’autres termes, que nous avons pris trop tôt le pouvoir pour essayer de réaliser le socialisme. Car, comme l’expliquait Marx, aucun régime social ne disparaît avant d’avoir épuisé toutes ses possibilités latentes" (ibid). Que ceux qui abandonnent la théorie de la décadence méditent ces paroles de Trotsky car sinon ils finiront par devoir conclure que les Mencheviks avaient raison, que c’était bien la révolution bourgeoise qui était à l’ordre du jour en Russie et non la révolution prolétarienne, que la fondation de l’Internationale communiste n’était basée que sur une illusion, que les méthodes de lutte qui avaient cours au 19e siècle sont toujours d’actualité, etc. Trotsky, en marxiste conséquent, répond sans hésiter dans la suite de cette citation : "Mais la guerre de 1914 n’a pas été un phénomène fortuit. Cela a été le soulèvement aveugle des forces de production contre les formes capitalistes, y compris celle de l’Etat national. Les forces de production créées par le capitalisme ne pouvaient plus tenir dans le cadre des formes sociales du capitalisme" (ibid). Ce diagnostic sur la fin du rôle historiquement progressiste du capitalisme et la signification de la Première Guerre mondiale comme marquant le passage entre sa phase ascendante et décadente, c’est ce que tous les révolutionnaires de l’époque partageaient, y compris Lénine : "De libérateur des nations que fut le capitalisme dans la lutte contre le régime féodal, le capitalisme impérialiste est devenu le plus grand oppresseur des nations. Ancien facteur de progrès, le capitalisme est devenu réactionnaire; il a développé les forces productives au point que l'humanité n'a plus qu'à passer au socialisme, ou bien à subir durant des années, et même des dizaines d'années, la lutte armée des "grandes" puissances pour le maintien artificiel du capitalisme à l'aide de colonies, de monopoles, de privilèges et d'oppressions nationales de toute nature." (Les principes du socialisme et la guerre de 1914-1918 – "La guerre actuelle est une guerre impérialiste").

En effet, si le capitalisme "se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions" (Battaglia), non seulement on tourne le dos aux fondements matérialistes, marxistes de la possibilité de la révolution comme nous l’avons vu ci-dessus mais on ne peut comprendre pourquoi des centaines de millions d’hommes décideraient un jour de risquer leur vie dans une guerre civile pour remplacer ce système par un autre car, comme le dit Engels : "Tant qu’un mode de production se trouve sur la branche ascendante de son évolution, il est acclamé même de ceux qui sont désavantagés par le mode de répartition correspondant. Ainsi des ouvriers anglais lors de l'apparition de la grande industrie. Aussi longtemps même que ce mode de production reste normal pour la société, dans l'ensemble on est satisfait de la répartition et les protestations qui s'élèvent à ce moment dans le sein de la classe dominante elle-même (Saint-Simon, Fourier, Owen) ne trouvent au début absolument aucun écho dans la masse exploitée." (Anti-Dühring, partie II, "Objet et méthode"). Alors que, lorsque le capitalisme rentre dans sa phase de décadence, nous avons là les bases matérielles et (potentiellement) subjectives pour que le prolétariat trouve les conditions et les raisons de passer à l’insurrection. Ainsi, Engels dans la suite de la citation dira : C'est seulement lorsque le mode de production en question a parcouru une bonne partie de sa branche descendante, qu'il s'est à demi survécu à lui-même, que les conditions de son existence ont en grande partie disparu et que son successeur frappe déjà à la porte, (...) La tâche de la science économique (...) est bien plutôt de montrer que les anomalies sociales qui viennent de se faire jour sont des conséquences nécessaires du mode de production existant, mais aussi, en même temps, des signes de sa désagrégation commençante, et de découvrir à l'intérieur de la forme de mouvement économique qui se désagrège les éléments de la nouvelle organisation future de la production et de l'échange qui éliminera ces anomalies." (Engels, l’Anti-Dühring, Editions Sociales : 179). Voilà ce que Battaglia, en abandonnant le concept de décadence, commence à oublier de faire : sa "science économique" ne sert plus à montrer "les anomalies sociales"’, les "signes de la désagrégation commençante" du capitalisme comme nous exhortaient à le faire les fondateurs du marxisme mais sert à nous refourguer la prose gauchiste et altermondialiste sur les capacités de survie du capitalisme au travers de la financiarisation du système, de la recomposition du prolétariat, de la tarte à la crème des "transformations fondamentales du capitalisme" suite à la soi-disant "troisième révolution industrielle" basée sur le "microprocesseur" et les nouvelles technologies, etc. : "La longue résistance du capital occidental à la crise du cycle d’accumulation (ou à l’actualisation de la tendance à la chute tendancielle du taux de profit) a évité jusqu’à maintenant l’effondrement vertical qui a frappé au contraire le capitalisme d’Etat de l’empire soviétique. Une telle résistance a été rendue possible par quatre facteurs fondamentaux : (1) la sophistication des contrôles financiers au niveau international ; (2) une restructuration en profondeur de l’appareil productif qui a comporté une augmentation vertigineuse de la productivité (...) ; (3) la démolition conséquente de la composition de classe précédente, avec la disparition de tâches et de rôles désormais dépassés et l’apparition de nouvelles tâches, de nouveaux rôles et de nouvelles figures prolétariennes (...) ; (4) La restructuration de l’appareil productif est arrivée en même temps que ce que nous pouvons définir comme la troisième révolution industrielle vécue par le capitalisme. (...) La troisième révolution industrielle est marquée par le microprocesseur..." (Prometeo n° 8, "Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives").

De plus, lorsque Battaglia défendait le concept de décadence, elle affirmait très clairement que les "deux guerres mondiales et la crise sont la preuve historique de ce que signifie sur le plan de la lutte de la classe la permanence ultérieure d’un système économique décadent comme le système capitaliste" (17). Après avoir abandonné ce concept, elle pense maintenant que "la solution guerrière apparaît comme le principal moyen pour résoudre les problèmes de valorisation du capital" et que les guerres ont une fonction de "régulation des rapports entre les sections du capital international" ou, comme il est dit dans la plate-forme du BIPR de 1997 : "la guerre globale peut représenter pour le capitalisme une voie momentanée de la résolution de ses contradictions".

Alors qu’à son 4e Congrès, dans ses Thèses sur le syndicat aujourd’hui et l’action communiste (18), Battaglia était encore capable de mettre en exergue la citation suivante de sa Conférence syndicale en 1947 : "Dans l’actuelle phase de décadence de la société capitaliste, le syndicat est appelé à être un instrument essentiel de la politique de conservation et par conséquent à assumer de précises fonctions d’organisme d’État",aujourd'hui, son analyse est différente. Le syndicat continuerait à jouer un rôle de défense des intérêts immédiats de la classe ouvrière lorsque la courbe pluri-décennale du taux de profit est à la hausse : "Tout ce que les luttes syndicales elles-mêmes ont conquis sur le terrain du réformisme, c’est-à-dire sur le terrain de la médiation syndicale et institutionnelle, dans le domaine de la santé, de la prévoyance et de l’assistance, de l’école, dans la phase ascendante du cycle (années 50 et en partie 70)..." et un rôle contre-révolutionnaire lorsque cette courbe est orientée vers le bas. "Le syndicat, depuis toujours instrument de médiation entre capital et travail en ce qui concerne le prix et les conditions de vente de la force de travail, a modifié non pas la substance, mais le sens de la médiation : ce ne sont plus les intérêts ouvriers qui sont représentés et défendu dans le capital, mais les intérêts du capital qui sont défendus et masqués dans la classe ouvrière. Cela parce que, spécialement dans la période de la crise du cycle d’accumulation, la pourtant simple défense des intérêts immédiats des ouvriers contre les attaques du capital met directement en question la stabilité et la survie du rapport capitaliste" (citations extraites de Prometeo n° 8, "Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives"). Les syndicats auraient donc une double fonction selon l’orientation de la courbe du taux de profit... Ah ! Matérialisme vulgaire, quand tu nous tiens !

Même la nature des partis staliniens et de la social-démocratie est reconsidérée ! Ils sont maintenant présentés comme des partis ayant défendu les intérêts immédiats des ouvriers (!!) puisque ayant "joué le rôle de médiateurs des intérêts immédiats du prolétariat au sein des démocraties occidentales, de façon cohérente avec le rôle classique de la social-démocratie", alors qu’après la chute du mur de Berlin" la faillite du 'socialisme réel' les a conduits au maintien de leur rôle de partis nationaux mais aussi à l’abandon de la classe en tant qu’objet de la médiation démocratique. (...) Il reste le fait que la classe ouvrière se trouve aujourd’hui privée aussi des instruments de la médiation politique au sein des institutions bourgeoises et donc complètement abandonnée aux attaques toujours plus violentes du capital" (Prometeo n° 8, "Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives"). On croît rêver, ne voilà-t-il pas que Battaglia se met à pleurer sur la disparition d’un supposé rôle de défenseurs des intérêts immédiats des ouvriers au sein des institutions bourgeoises qu’auraient représenté les staliniens et la social-démocratie !

De même, au lieu de comprendre la naissance du système de Sécurité sociale à la fin de la Seconde Guerre mondiale comme une politique de capitalisme d’Etat particulièrement pernicieuse consistant à transformer la solidarité au sein de la classe ouvrière en dépendance économique envers l’Etat, Battaglia voit ce système comme une conquête ouvrière, une véritable réforme sociale : "Courant des années 50 les économies capitalistes se remirent en route (...) Cela s’est traduit indéniablement par une amélioration des conditions de vie des travailleurs (Sécurité sociale, conventions collectives, relèvement des salaires...). Ces concessions faites, par la bourgeoisie, sous la pression de la classe ouvrière..." (BIPR, in Bilan et perspectives n°4 : 5 à 7). Plus grave, Battaglia considère même que les "conventions collectives’, ces accords permettant aux syndicats de faire la police dans les usines, sont à ranger dans les "acquis sociaux arrachés de haute lutte".

Nous n’avons pas la place ici de détailler toutes les régressions politiques de Battaglia consécutives à l’abandon définitif du cadre conceptuel de la décadence du capitalisme pour l’élaboration des positions de classe, régressions sur lesquelles nous reviendrons dans d’autres articles. Nous voulions juste l’illustrer par quelques exemples pour que le lecteur comprenne bien qu’entre cet abandon et la défense ouverte de positions typiquement gauchistes, le chemin est très court, terriblement court ! Après cela, lorsque Battaglia nous serine à longueur de pages qu’il est nécessaire de comprendre les nouvelles évolutions du monde et que nous en serions incapable (19), elle ne voit pas qu’en abandonnant le cadre d’analyse de la décadence du capitalisme, c’est la même démarche que celle du réformisme à la fin du 19ème siècle qu’elle emprunte : c’était aussi au nom de la "compréhension des nouvelles réalités à la fin du 19ème siècle" que les Bernstein et Cie justifiaient leur révision du marxisme. En abandonnant définitivement la théorie de la décadence, Battaglia croit avoir fait un grand pas en avant dans la compréhension "des nouvelles réalités de ce monde". En fait elle est en train de retourner au 19e siècle. Si "comprendre les nouvelles réalités du monde" signifie troquer les lunettes marxistes de la décadence pour celles du gauchisme... non merci ! On mesure ici combien l’absence récurrente de la notion de décadence dans ses plate-formes successives (à l’exception de son intégration principielle dans ses positions de base au temps des Conférences Internationales des Groupes de la Gauche Communiste) est la matrice de tous les errements opportunistes de Battaglia depuis ses origines.

Conclusion

Derrière des prétentions toutes théoriques, les critiques de Battaglia Comunista au concept de décadence ne sont finalement que des redites de celles déjà énoncées par Bordiga il y a une cinquantaine d’années. En ce sens, Battaglia en revient à sa matrice bordiguiste des origines. En effet, la critique du prétendu "fatalisme" intrinsèque à la théorie de la décadence, Bordiga l’avait déjà énoncée lors de la réunion de Rome en 1951 : "L’affirmation courante que le capitalisme est dans sa branche descendante et ne peut remonter contient deux erreurs : l’une fataliste, l’autre gradualiste". Quant à l’autre critique de Battaglia envers la théorie de la décadence selon laquelle le capitalisme "reçoit de nouvelles forces à travers la destruction de capitaux et des moyens de production excédentaires" et qu’ainsi "le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions", Bordiga l’avait déjà énoncée dans cette même réunion de Rome, il y a plus de 50 ans : "La vision marxiste peut se représenter en autant de branches de courbes toutes ascendantes jusqu’à leur sommet..." et dans son Dialogue avec les morts : "... le capitalisme croît sans arrêt au-delà de toute limite...". Cependant, nous avons vu que telle n’est pas la vision du marxisme, ni de Marx : "L’universalité vers quoi tend sans cesse le capital rencontre des limites immanentes à sa nature, lesquelles, à un certain stade de son développement, le font apparaître comme le plus grand obstacle à cette tendance et le poussent à son auto-destruction" (Principes d’une critique de l’économie politique Ebauche 1857-1858 – (20), La Pléiade-Economie, tome II : 260-261), ni pour Engels : "Le mode de production capitaliste (...) par son évolution propre, tend vers le point où il se rend lui même impossible." (Anti-Dühring, partie II, "Objet et méthode") (21).

Ce qu’affirme le marxisme, ce n’est pas que le triomphe de la révolution communiste est inévitable suite aux contradictions mortelles qui l’amène au "point où il se rend lui-même impossible" (Engels) et le "pousse à son auto-destruction" (Marx), mais que, si le prolétariat n’est pas à la hauteur de sa mission historique, l’avenir n’est pas à un capitalisme qui "se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions" et qui "croît sans arrêt au-delà de toute limite" comme le prétendent Battaglia et Bordiga. Au contraire, l’avenir du capitalisme est à la barbarie, la vraie : celle qui ne cesse de se développer depuis 1914, des boucheries de Verdun aux génocides rwandais ou cambodgien en passant par l’Holocauste, le Goulag et Hiroshima. Comprendre ce que signifie l’alternative Socialisme ou Barbarie, c’est cela comprendre la décadence du capitalisme.

Quand la flagornerie tient lieu de ligne politique

Dans l’article ci-dessus ainsi que dans sa première partie (Revue Internationale n°119) nous avons examiné en détail en quoi Battaglia Comunista, sous le couvert d’en "redéfinir le concept", abandonnait la notion marxiste de décadence qui est au coeur de l’analyse du matérialisme historique dans l’évolution des modes de production dans l’histoire. Nous y avons également montré la méthode typiquement parasitaire utilisée par la FICCI consistant à user de flagornerie pour s’accorder les faveurs du BIPR. Ne voilà-t-il pas que la FICCI en remet une épaisse couche dans son bulletin n° 26 ("Commentaires à propos d’un article du BIPR : Effondrement automatique ou révolution prolétarienne"). Ainsi, l’article de Battaglia y est salué chaleureusement "Nous voulons saluer et souligner l’importance de la publication de cet article..." et n’est pas vu pour ce qu’il est : une grave dérive opportuniste consistant à s’écarter du matérialisme historique dans la compréhension des conditions politiques, sociales et économiques de la succession des modes de production. La FICCI ose même affirmer, avec le malhonnête aplomb qui la caractérise, que Battaglia dans son article "... reconnaît explicitement l’existence d’une phase ascendante et d’une autre, décadente, dans le capitalisme". Pour notre part, ne prenant pas nos lecteurs pour des imbéciles décervelés comme le fait la FICCI, nous leur laissons le soin de juger de la validité de cette affirmation au regard de nos deux articles critiques (22).

Evidemment, méthode du parasitisme oblige, le petit couplet laudatif en direction de Battaglia se devait d’être accompagné par le coup de pied de l’âne envers le CCI : nous sommes maintenant accusés de développer une "nouvelle théorie sur l’effondrement automatique du capitalisme" (Bulletin Communiste n° 26, "Commentaires...") relayant ainsi la critique de fatalisme de Battaglia envers le concept marxiste de décadence et, par ricochet, son rejet du concept marxiste de décomposition : "Nous ne pouvons terminer ce rapide survol des théories de "l’effondrement" sans évoquer la théorie sur la décomposition sociale que défend l’actuel CCI (...) nous voulons juste attirer l’attention sur comment cette théorie (...) est devenue chaque fois plus une théorie aux caractéristiques analogues à celles des théories de l’effondrement du passé (...) Et il est certain, comme le signale le BIPR, que tant la théorie de "l’effondrement" que celle de la "décomposition" finissent "par avoir des répercussions négatives sur le plan politique, générant l’hypothèse que pour voir la mort du capitalisme, il suffit de s’asseoir sur la berge"" (Bulletin Communiste n° 26, idem). Et la FICCI de réitérer "ad nauseam" que le CCI "se refuse à répondre à la question fondamentale que nous posons : l’introduction "officielle" par le 15ème congrès du CCI d’une troisième voie se substituant à l’alternative historique "guerre ou révolution" est-elle oui ou non une révision du marxisme ?" (Bulletin Communiste n° 26, "La vérité se lit parfois dans les détails’). Précisons qu’à son 15e congrès, sur le fond, le CCI n’a fait que réaffirmer ce que le marxisme a toujours défendu depuis le Manifeste Communiste à savoir que "une transformation révolutionnaire de la société toute entière" (Marx) n’avait rien d’inéluctable car, disait-il, si les classes en lutte ne trouvaient pas les forces nécessaires pour trancher les contradictions socio-économiques, la société s’enfoncerait alors dans une phase où c’est la "ruine des diverses classes en lutte" (Marx). Marx ne défendait pas là une fantasmagorique "troisième voie" ; il était tout simplement conséquent avec le matérialisme historique qui réfute la vision fataliste selon laquelle les contradictions sociales se résoudraient "automatiquement" par la victoire d’une des deux classes fondamentales en lutte. En effet, pour la FICCI, nous refuserions de reconnaître que "l’impasse historique ne pouvait qu’être momentanée" (Bulletin Communiste n° 26, "Commentaire..."). Effectivement, avec Marx nous refusons de n’envisager unilatéralement qu’une "impasse historique momentanée" et avec lui, nous pensons qu’un blocage du rapport de forces entre les classes peut aussi perdurer et aboutir à "la ruine des diverses classes en lutte". Dès lors, pour paraphraser la FICCI, nous lui retournons sa question : l’introduction par la FICCI de l’idée que "l’impasse historique ne peut être que momentanée" est-elle oui ou non une révision du marxisme ?

En réalité, dans sa dynamique parasitaire et destructrice du milieu politique prolétarien, la FICCI ne cherche pas à "débattre" comme elle le prétend, mais elle utilise n’importe quoi pour attester son délire d’une prétendue "dégénérescence du CCI" et, chemin faisant, elle ne fait que dévoiler son ignorance des bases élémentaires du matérialisme historique. Comme dans la fable, elle ne s’aperçoit guère qu’elle enfourche ce dont elle accuse les autres à tort et à travers : l’automatisme et le fatalisme dans la résolution des contradictions historiques entre les classes.

Dans notre article de la Revue Internationale n° 118, nous avons montré, en nous appuyant sur de nombreuses citations issues de toute leur oeuvre, y compris Le Manifeste et Le Capital, que le concept de décadence d’un mode de production trouvait sa véritable origine chez Marx et Engels. Dans sa croisade contre notre organisation, la FICCI n’hésite pas à abonder dans l’argumentaire des groupuscules académistes et parasites consistant à prétendre que le concept de décadence trouve ses origines ailleurs que dans les travaux des fondateurs du marxisme. En effet, pour la FICCI (Bulletin Communiste n° 24, avril 2004), la théorie de la décadence naîtrait à la fin du 19e siècle "nous avons présenté l'origine de la notion de décadence autour des débats sur l'impérialisme et l'alternative historique de guerre ou révolution qui ont eu lieu à la fin du 19e siècle face aux profondes transformations vécues alors par le capitalisme" venant apporter une pierre à la même idée défendue par Battaglia (Internationalist Communist n° 21) selon laquelle le concept de décadence est "aussi universel que confus, (...) étranger à la méthode et à l’arsenal de la critique de l’économie politique" qui ne joue "aucun rôle sur le terrain de l’économie politique militante, de l’analyse approfondie des phénomènes et des dynamiques du capitalisme", qui est "hors du matérialisme historique" et qui, de surcroît, n’apparaîtrait "jamais dans les trois volumes qui composent le Capital" ou encore que Marx n’évoquerait la notion de décadence qu’à un seul endroit dans toute son oeuvre : "Marx s’est limité à donner du capitalisme une définition progressiste seulement pour la phase historique dans laquelle il a éliminé le monde économique de la féodalité engendrant une vigoureuse période de développement des forces productives qui étaient inhibées par la forme économique précédente, mais il ne s’est pas plus avancé dans une définition de la décadence si ce n’est ponctuellement dans la fameuse Introduction à la critique de l’économie politique". Entre la flagornerie et la prostitution, le pas est vite franchi. La FICCI, qui a le culot de se présenter comme un grand défenseur de la théorie de la décadence, l’a franchi.

C. Mcl.

(1) En particulier dans les deux articles suivants : Prometeo n°8, série VI (décembre 2003) "Pour une définition du concept de décadence" écrit par Damen junior (il est disponible en français sur le site Web du BIPR https://www.ibrp.org/ [6] en anglais dans Revolutionary Perspectives n°32, série 3, été 2004) et dans Internationalist Communist n°21, "Eléments de réflexion sur les crises du CCI" écrit par Stefanini junior également disponible sur les pages françaises du site Web du BIPR.

(2) "Le travail au sein des organisations économiques syndicales des travailleurs, en vue de leur développement et de leur renforcement, est une des premières tâches politiques du Parti. (…) Le Parti aspire à la reconstruction d’une Confédération syndicale unitaire… (…) les communistes proclament de la façon la plus ouverte que la fonction du syndicat ne se complète et ne s’épanouit que lorsqu’à sa direction se trouve le parti politique de classe du prolétariat" (Point 12 de la Plate-forme politique du Parti Communiste Internationaliste, 1946).

(3) "La Conférence, après une ample discussion du problème syndical, soumet à l’approbation générale le point 12 de la Plate-forme politique du Parti et donne mandat au Comité Central d’élaborer un programme syndical conforme à cette orientation" (Compte-rendu de la première Conférence Nationale du PCInt).

(4) "En conclusion, si ce n’est pas l’émigration politique, laquelle a porté exclusivement tout le poids du travail de la Fraction de gauche qui a eu l’initiative de la constitution du Parti Communiste Internationaliste en 1943, c’est pourtant sur les bases qu’elle a défendues de 1927 à la guerre que cette fondation s’est effectuée" (Introduction à la plate-forme politique du PCInt, publication de la Gauche Communiste Internationale, 1946, p. 12).

(5) Lire, par exemple, l’intéressante étude sur "L’accumulation décadente" dans L’Internationaliste (1946), le bulletin mensuel de la Fraction belge de la Gauche Communiste Internationale ou sa première brochure intitulée Entre deux mondes publiée en décembre 1946 : "La lutte est entre deux mondes : le monde capitaliste décadent et le monde prolétarien en puissance (...) Depuis la crise de 1913, le capitalisme est entré dans sa phase de décadence".

(6) Pourquoi une telle hétérogénéité et cacophonie politique ? En réalité, la fondation du Parti Communiste Internationaliste s’est réalisée lors de sa première Convention à Turin en 1943 puis lors de sa première Conférence Nationale en 1945 avec l’adoption de sa Plate-forme politique. C’est un regroupement hétéroclite de camarades et noyaux aux horizons et positions divers allant des groupes du Nord de l’Italie influencés par les positions de la Fraction (1928-45) à des militants issus de la dissolution prématurée en 1945 de cette dernière, aux groupes du Sud de l’Italie avec Bordiga qui pensaient encore possible le redressement des Partis Communistes et restaient confus sur la nature de l’URSS, en passant par des éléments de la minorité exclue de la Fraction en 1936 pour sa participation dans les milices républicaines pendant la guerre d’Espagne et la tendance Vercesi qui a participé au Comité Antifasciste de Bruxelles. Sur une base organisationnelle et politique aussi hétérogène, c’est le plus petit dénominateur commun qui a été choisi... Il ne fallait donc guère s’attendre à une clarté programmatique à toute épreuve, en particulier sur la question de la décadence.

(7) Disponible en français sur le site Web du BIPR : Thèses sur le syndicat aujourd’hui et l’action des communistes. De telles contradictions avec le point 12 de sa plate-forme de 1945 sur la politique syndicale se retrouvent également dans le rapport présenté par la Commission Exécutive du "Parti" sur L’évolution du syndicat et les tâches de la Fraction Syndicale Communiste Internationaliste (publié dans Battaglia Comunista n° 6, année 1948 et disponible en français dans Bilan & Perspectives n° 5, novembre 2003).

(8) Pour plus de détails sur l’histoire de la fondation du Parti Communiste Internationaliste et de sa scission entre le Parti Communiste International (Programme Communiste) et le Parti Communiste Internationaliste (Battaglia Comunista), lire notre brochure sur l’histoire de la Gauche Communiste d’Italie ainsi que nos Revues Internationales n° 8 (Les ambiguïtés sur les "Partisans" dans la constitution du PCInt en Italie 1943) ; n° 14 (Une caricature de parti, le parti bordiguiste) ; n° 32 (Problèmes actuels du milieu révolutionnaire) ; n° 33 (Contre la conception du chef génial) ; n° 34 (Réponse à Battaglia et Contre la conception de la discipline du PCInt) ; n° 36 (Sur le 2ème congrès du PCInt) ; n° 90 (A l’origine du CCI et du BIPR) ; n° 91 (La formation du PCInt) ; n° 95 (Parmi les ombres du bordiguisme et de ses épigones) ; n° 103 (La vision marxiste et la vision opportuniste dans la politique de la construction du parti 1) ; n°105 (idem 2).

(9) La doctrine du diable au corps (1951), republié dans Le Prolétaire n° 464 (journal du PCI en français), Le renversement de la praxis dans la théorie marxiste republié dans Programme Communiste n° 56 (revue théorique du PCI en français) ainsi que le compte-rendu de la réunion de Rome en 1951 publié dans Invariance n°4.

(10) Trois Conférences se sont tenues, la première en avril-mai 1977, la deuxième en novembre 1978 et la troisième en mai 1980. A la fin de cette dernière, Battaglia a avancé un critère supplémentaire de participation afin, selon ses propres dires, d’éliminer notre organisation. Seules deux organisations (Battaglia et la CWO) sur les cinq participantes (BC, CWO, CCI, NCI, l’Eveil + le GCI comme groupe observateur) accepteront ce critère supplémentaire qui n’a donc pas été formellement adopté par la majorité de la Conférence. Au-delà de cette question formelle, cette esquive face à la confrontation signifiait la fin du cycle de clarification politique. La quatrième conférence, à la seule initiative de BC et de la CWO, ne rassemblera qu’eux-mêmes et une obscure organisation d’étudiants maoïstes iraniens (le SUCM) qui disparaîtra d’ailleurs peu après. Le lecteur peut se référer aux compte-rendus de ces Conférences ainsi qu’à nos commentaires dans nos Revue Internationale n° 10 (première conférence), n° 16 et n° 17 (deuxième conférence), n° 22 (troisième conférence) ainsi que les n° 40 et n° 41 pour des commentaires sur la 4ème conférence.

(11) "Maintenant que la crise du capitalisme a atteint une dimension et une profondeur qui confirment son caractère structurel, se pose à nouveau la nécessité d’une compréhension correcte de la phase historique que nous vivons en tant que phase de décadence du système capitaliste..." (Notes sur la décadence - 1, Prometeo n° 1, série IV, 1er semestre 1978, page 1) ; "L’affirmation de la domination du capital monopolistique signe le début de la décadence de la société bourgeoise. Le capitalisme, une fois arrivé à sa phase de monopole, n’a plus aucune fonction progressive ; ceci ne signifie pas qu’il empêche tout développement ultérieur des forces productives mais que la condition du développement des forces productives à l’intérieur des rapports de production bourgeois est donné à travers une continuelle dégradation de la vie de la majorité de l’humanité vers la barbarie" (Notes sur la décadence - 2, Prometeo n° 2, série IV, mars 1979, page 24).

(12) Citons les textes de présentation de Battaglia lors de la première et de la deuxième Conférence : "Crise et décadence" : "Quand ceci a commencé à se manifester, le système capitaliste a cessé d’être un système progressif, c’est-à-dire nécessaire au développement des forces productives, pour entrer dans une phase de décadence caractérisée par des essais de résoudre ses propres contradictions insolubles, se donnant de nouvelles formes organisatives d’un point de vie productif (...) En effet, l’intervention progressive de l’Etat dans l’économie doit être considérée comme le signe de l’impossibilité de résoudre les contradictions qui s’accumulent à l’intérieur des rapports de production et est donc le signe de sa décadence" (première conférence) ; "Monopole et décadence" : "C’est précisément en cette phase historique que le capitalisme entre dans sa phase de décadence (...) Deux guerres mondiales et cette crise sont la preuve historique de ce que signifie sur le plan de la lutte de classe la permanence ultérieure d’un système économique décadent comme le système capitaliste" (deuxième conférence).

(13) "La Première Guerre mondiale, résultat de la compétition entre les Etats impérialistes, marqua un tournant décisif dans les développements capitalistes. (...) On était donc entré dans une nouvelle ère historique, celle de l’impérialisme dans laquelle chaque Etat fait partie d’un système économique global et ne peut échapper aux lois économiques qui le régissent dans son ensemble. (...) L’époque historique où les luttes de libération nationale pouvaient représenter un élément de progrès au sein du monde capitaliste est finie depuis de nombreuses décennies (avec la Première Guerre impérialiste en 1914). (...) Avec la fondation de la Troisième Internationale, l’ère de la révolution prolétarienne mondiale fut proclamée et ceci marqua la victoire des principes marxistes ; à partir de ce moment, l’activité des communistes devait en fait se diriger exclusivement vers le renversement de la société bourgeoise pour créer les conditions de la construction d’une nouvelle société".

(14) Dans "Réponse aux accusations stupides d’une organisation en voie de désintégration", disponible sur le site Web du BIPR.

(15) Disponible en français à l’adresse : https://www.internazionalisti.it/BIPR/francia/crises_du_cci.htm [7]

(16) Nous avons vu dans le numéro 118 de cette revue que Battaglia a très mal lu le Capital où la notion de décadence y apparaît clairement à plusieurs reprises. Mais peut-être faut-il tout simplement faire le navrant constat que Battaglia s’essaie à quelques lamentables effets de manches cherchant abusivement à se couvrir de l’autorité de nos "Maîtres" auprès de jeunes éléments en recherche des positions de classe. Dans ce premier article de notre série nous avons commenté plus d’une vingtaine de citations réparties dans toute l’oeuvre de Marx et Engels, de l’Idéologie allemande au Capital en passant par le Manifeste, l’Anti-Duhring, etc. et republié un large extrait d’une étude spécifique de Engels intitulé "La décadence de la féodalité et l’essor de la bourgeoisie".

(17) Texte de présentation de Battaglia à la deuxième conférence des Groupes de la Gauche Communiste.

(18) Disponible en français à l’adresse https://www.internazionalisti.it/BIPR/francia/syndicat_aujourd.htm [8]

(19) "[Le CCI]...une organisation dont les bases méthodologiques et politiques situées hors du matérialisme historique et impuissante à expliquer la succession des événements du 'monde moderne’..." (Internationalist Communist n° 21).

(20) Mieux connu sous l’appellation de Grundrisse.

(21) Au sein de cette série d’articles en défense du matérialisme historique dans l’analyse de l’évolution des modes de production, nous avons étayé nos analyses en nous appuyant sur les textes fondamentaux du marxisme dont nous avons extrait de nombreuses citations. Nous réitérons ici notre invitation à tous les pourfendeurs de la théorie de la décadence à mettre en évidence, comme nous l’avons abondamment fait, de passages des oeuvres des pères fondateurs qui attesteraient leurs visions toutes particulières du matérialisme historique.

(22) En réalité, la FICCI sait pertinemment que Battaglia, sous le couvert d’en redéfinir la notion, est en train d’abandonner le concept marxiste de décadence. Son soutien et sa flagornerie envers le BIPR n’est là que pour rechercher une légitimité politique auprès des groupes de la Gauche Communiste qui ne défendent pas ou plus la théorie de la décadence en vue de masquer ses pratiques de voyous, de voleurs et de mouchards.

Courants politiques: 

  • TCI / BIPR [9]

Questions théoriques: 

  • Décadence [10]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [11]

Le Núcleo Comunista Internacional : Un effort de prise de conscience du prolétariat en Argentine

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Comme nous l’avons déjà mis en évidence à plusieurs reprises dans notre presse (1), la période actuelle est celle d’un tournant dans l’évolution des rapports de force entre les classes en faveur du prolétariat après tout une période de recul dans la combativité et la conscience de ce dernier résultant des immenses campagnes idéologiques qui avaient accompagné l’effondrement des régimes soi-disant "socialistes" à la fin des années 80. Une des manifestations de ce tournant est "le développement, au sein de la classe, d’une réflexion en profondeur, bien que grandement souterraine aujourd’hui, dont une manifestation qui ne se dément pas est l’apparition de tout une série d’éléments et de groupes, souvent jeunes, qui se tournent vers les positions de la Gauche communiste" (2). Cette apparition d’éléments qui se tournent vers les positions communistes est évidemment un phénomène d’une importance capitale puisqu’il constitue une des conditions de la constitution du futur parti révolutionnaire mondial. Il appartient par conséquent aux organisations de la Gauche communiste d’apporter la plus grande attention au surgissement de ces nouvelles forces afin de les féconder, de les faire bénéficier de leur expérience et de les intégrer dans une activité militante organisée. C’est une tâche particulièrement difficile et délicate et qui a fait déjà l’objet de nombreuses réflexions et discussions dans le mouvement ouvrier. Marx et Engels parmi les premiers ont consacré à cette question de nombreux efforts, notamment au sein de la première organisation internationale dont s’est dotée la classe ouvrière, l’Association Internationale des Travailleurs (AIT ou Première Internationale). Plus près de nous, c’est un des mérites de Lénine et des bolcheviks, à partir du congrès de 1903 du POSDR (3), d’avoir pris à bras le corps cette question et de lui apporter des réponses qui ont permis au parti bolchevique d’être à la hauteur de ses responsabilités lors de la révolution d’Octobre 1917. C’est une tâche que le CCI a toujours prise très au sérieux, notamment en s’inspirant de l’expérience de ces grands noms du mouvement ouvrier et des organisations dans lesquelles ils militaient. C’est une des raisons pour lesquelles, face à la tendance au surgissement de nouvelles forces révolutionnaires, nous revenons sur cette question en y consacrant une série d’articles de notre Revue internationale. Plus précisément, nous pensons qu’il est nécessaire d’illustrer une nouvelle fois, à travers des expériences récentes, la différence qui existe entre "La vision marxiste et la vision opportuniste de la construction du parti" (suivant le titre d’un article que nous avons publié dans la Revue internationale 103 et 105). C’est pour cela que nous consacrons le premier article de cette série à la plus récente de ces expériences, le surgissement en Argentine d’un petit groupe de révolutionnaires constituant le "Núcleo Comunista Internacional" (NCI) ou, justement, ces deux visions se sont confrontées une nouvelle fois.

Le NCI (4) a été une des cibles de la furieuse offensive déchaînée par la "Triple alliance" de l’opportunisme (le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire - BIPR), des parasites (la soi-disant "Fraction" interne du CCI - FICCI) et d’un étrange aventurier mégalomane à la fois fondateur, dirigeant suprême et unique membre d’un "Cercle de communisteS internationalisteS" d’Argentine qui comme un vulgaire imposteur s’est octroyé la "continuité" du NCI et a prétendu l’avoir détruit pour toujours (5).

Nous allons analyser dans cet article comment a surgi le NCI, comment il a pris contact avec le CCI, quelle a été l’évolution de ses rapports avec notre organisation, quelles leçons l’on peut tirer de cette expérience ; nous dégagerons aussi quelles perspectives de travail se dessinent à présent que nous avons démasqué le grotesque imposteur qui est parvenu à se faire épauler par l’opportunisme du BIPR, lequel a tenté de profiter de ses manœuvres pour attaquer le CCI, au risque de détruire en passant le NCI.

Cette analyse poursuit un double objectif : en premier lieu, revendiquer la lutte de quelques militants qui expriment une contribution du prolétariat en Argentine à la lutte générale du prolétariat mondial. Ensuite, tirer quelques enseignements du processus de recherche d’une cohérence communiste internationaliste, mettant en évidence les obstacles et difficultés qui se dressent sur ce chemin mais aussi les éléments de force sur lesquels nous nous appuyons.

Naissance et prise de contact avec le CCI

Dans une lettre expliquant la trajectoire politique du groupe et de ses membres (du 12-11-03), le NCI se présente comme "un petit groupe de camarades provenant d’expériences politiques diverses, d’actions variées dans le mouvement de masses et de différentes responsabilités politiques. Mais nous avons tous le même tronc commun, le Parti communiste d’Argentine (…). Certains d’entre nous, par la suite, s’incorporèrent au cours des années 90 au Parti ouvrier et au Parti des travailleurs pour le socialisme [deux organisations trotskistes, NDLR], et d’autres encore se réfugièrent dans le syndicalisme. Le premier noyau surgit réellement d’une rupture avec une petite fraction du PTS, la LOI ; après quelques discussions au cours de l’année 2000 et début 2001 (janvier-février), nous prîmes la décision de ne pas nous fusionner avec ce courant trotskiste à cause de divergences de principes". A partir de cette date se développa un difficile processus qui conduisit ces camarades à évoluer "à partir d’Internet, vers la connaissance de vos positions et celles d’autres courants du milieu dit de la Gauche communiste, à nous communiquer des documents et à lire chacun d’entre eux, principalement ceux du BIPR et du CCI, ceci vers la fin de l’année 2002".

L’étude des positions des courants de la Gauche communiste poussa les camarades à se décanter au cours de 2003 vers les positions du CCI : "Ce qui nous rapprocha le plus du CCI, ce ne fut pas seulement vos bases programmatiques, mais aussi, parmi tous les documents que nous avons lus sur vos pages Web, les débats plus particuliers avec les camarades russes, la question du cours historique, la théorie de la décadence du capitalisme, les positions concernant la question du parti et ses rapports avec la classe, l’analyse de la situation en Argentine, le débat avec le BIPR sur la question du parti".

Cette assimilation conduisit le groupe à adopter des positions programmatiques très proches de la Plate-forme du CCI, à créer une publication (Revolucion comunista, dont quatre numéros furent publiés entre octobre 2003 et mars 2004) et à prendre contact avec le CCI en octobre 2003.

L’appel au milieu politique prolétarien

Un double processus s’est alors développé : d’un côté des discussions plus ou moins systématiques des positions du CCI et, de l’autre, une intervention dans le prolétariat en Argentine centrée sur les questions plus brûlantes : les événements de décembre 2001 en Argentine constituaient-ils une avancée de la lutte prolétarienne ou étaient-ils une révolte sans perspective ? Dans un article publié dans le n° 2 de Revolucion comunista, pour le second anniversaire de ces événements, il est affirmé clairement : "cette note a pour objectif principal de dévoiler les erreurs que les divers courants ont propagées dans les colonnes de leur presse, leurs tracts, brochures, etc., et qui caractérisent toutes les événements d’il y a deux ans en Argentine comme étant quelque chose qu’ils n’étaient pas, c’est-à-dire une lutte prolétarienne".

Par le biais d’Internet, nous avons mené un débat sur la question syndicale qui a permis de clarifier et dépasser des restes de la vision gauchiste persistant dans le Nucleo consistant à "travailler dans les syndicats pour opposer la base à la direction". La discussion fut fraternelle et sincère, et les critiques que nous avons alors formulées n’ont à aucun moment été perçues comme une "persécution" ou des "anathèmes". (6)

En décembre 2003, le NCI lança un Appel au milieu politique pour la réalisation de Conférences internationales, "avec comme objectif précis de créer un pôle de liaison et d’information où les diverses organisations auraient débattu sur un plan programmatique de leurs divergences politiques et qui aurait permis de réaliser des actions unies contre les ennemis de la classe ouvrière, contre la bourgeoisie, soit par la publication en commun de documents publics, soit en organisant des réunions publiques pour les éléments les plus avancés du prolétariat, soulignant ce qui nous unit et ce qui nous divise, et autres initiatives qui pourraient apparaître".

Pour le CCI, il était évident que cet Appel devait s’affronter au sectarisme et à l’irresponsabilité dominants dans la majorité des groupes de la Gauche communiste. Nous avons cependant soutenu une telle initiative dans la mesure où elle se basait sur une ouverture à la discussion et à la confrontation de positions, et qu’elle affirmait une volonté de mener des actions communes contre l’ennemi capitaliste : "Nous saluons votre proposition de tenir une nouvelle conférence des groupes de la Gauche communiste (un ‘nouveau Zimmerwald’, pour employer votre expression). Pour sa part, le CCI a toujours défendu cette perspective et a participé avec enthousiasme aux trois conférences qui se tinrent fin 1970 et début 80. Malheureusement, comme vous devez certainement le savoir, le reste des groupes de la Gauche communiste estime que de telles conférences ne sont pas à l’ordre du jour étant donné l’importance des divergences entre les divers groupes de la Gauche communiste. Ce n’est pas notre opinion, mais comme dit le proverbe : "Il suffit pour divorcer qu’un seul le veuille mais il faut être deux pour pouvoir se marier". Il est bien évident que, dans la période actuelle, la question du ‘mariage’ (c’est-à-dire le regroupement au sein d’une même organisation) ne se pose pas entre les différents courants de la Gauche communiste".

C’est dans ce cadre général que nous avons mis en avant une orientation qui doit guider le travail des petits groupes qui surgissent dans plusieurs pays sur des positions de classe ou dans un processus de rapprochement de celles-ci : "Cela ne veut pas dire que des ‘mariages’ soient impossibles dans la période actuelle. En réalité, s’il existe un accord programmatique commun entre deux organisations autour d’une même plate-forme, non seulement il est possible qu’elles se regroupent mais c’est une nécessité : le sectarisme qui touche beaucoup de groupes de la Gauche communiste (et qui provoque par exemple la dispersion des groupes bordiguistes en une multitude de chapelles dont il est difficile de comprendre les désaccords programmatiques) est le tribut que continue à payer la Gauche communiste à la terrible contre-révolution qui a frappé la classe ouvrière au cours des années 20" (Lettre du 25-11-03).

Rencontre avec le NCI

Mis à part le CCI, seuls répondirent à l’appel (7) le Parti Communiste International (Il Partito dit de Florence) et le BIPR. Ces deux réponses étaient toutes deux clairement négatives.

Dans sa réponse, le BIPR déclare péremptoirement : "Nous sommes avant tout surpris que 23 ans après la fin du cycle de Conférences internationales de la Gauche communiste (qui fut convoquée à l’origine par le PC internationaliste d’Italie), qui démontra ce que nous développerons plus loin, soit avancée avec une ingénuité identique cette proposition alors que la situation est complètement différente".

Mais comment ces intrus peuvent-ils oser proposer ce que le BIPR avait déjà "résolu" (8) il y a 23 ans ? Le mépris transcendantal (que Marx avait déjà discerné chez Proudhon (9)) que manifeste le BIPR face aux premiers efforts d’éléments de la classe est véritablement décourageant (10) ! Heureusement que cela vient du "seul pôle valable de regroupement", comme le proclament en toutes occasions ses adulateurs intéressés de la FICCI !

Le PCI (Le Prolétaire), quant à lui, met en avant (face à un groupe qui vient d’apparaître !) tous les désaccords possibles, en commençant par la question du parti, avec une argumentation si faiblarde qu’elle en frise le ridicule : "Ce qui saute peut-être aux yeux au premier abord est la conception du parti ; nous, notre parti, considérons que nous sommes les continuateurs du parti historique créé par Marx et Engels et qui jamais n’a cessé d’exister depuis lors malgré les époques difficiles qu’il a traversées, que le flambeau de la doctrine marxiste s’est toujours maintenu allumé grâce à des organisations comme la Gauche communiste d’Italie ou le Parti bolchevique russe". Maintenir flamboyante la torche de la doctrine marxiste est précisément au cœur même de l’existence du NCI. Mais toutes les raisons sont valables pour éviter la confrontation politique !

Comme on peut le voir à travers ces deux réponses, la perspective pour les nouveaux groupes que secrète actuellement le prolétariat serait très sombre si seules existaient dans le camp de la Gauche communiste les organisations qui ont écrit ces réponses. Ces deux organisations regardent les nouveaux groupes du haut de leurs remparts sectaires, leur offrant comme unique solution d’accepter en bloc le "regroupement international" du BIPR ou de s’intégrer militant par militant au PCI. Ces positions sont à des années-lumière de celles qu’adoptèrent Marx, Engels, Lénine, la Troisième internationale et la Fraction italienne de la Gauche communiste (11).

Il n’est donc en rien surprenant que les camarades du NCI, après l’échec de l’Appel, décident de se rapprocher du CCI, ce qui provoqua l’envoi d’une délégation à Buenos Aires en avril 2004 qui mena de nombreuses discussions avec les membres du NCI, sur des sujets tels que les syndicats, la décadence du capitalisme, le fonctionnement des organisations révolutionnaires, le rôle des statuts, l’unité entre les trois composantes du programme politique du prolétariat : les positions politiques, le fonctionnement et les comportements. Nous avons proposé alors une réunion générale qui a décidé la mise en place de discussions régulières sur la décomposition du capitalisme, la décadence de ce système, les Statuts, sur des textes concernant l’organisation et le fonctionnement des organisations révolutionnaires, etc., dans la perspective de l’intégration au CCI : "En lien avec le voyage internationaliste du CCI, les membres du noyau ont considéré à l’unanimité que cette visite a dépassé de loin ce que nous en attendions, non seulement par les accords auxquels nous sommes parvenus mais par l’importante avancée que cette visite nous a permis de réaliser. (…) Ainsi, si notre objectif était bien l’intégration au CCI, cette visite nous a permis de mieux connaître concrètement ce courant international et son programme mais aussi de mieux connaître sa conduite internationaliste" (Résolution du NCI, 23-04-04).

Le danger des gourous

Après la visite de notre délégation, le groupe accepta de collaborer à la presse du CCI par l’écriture d’articles sur la situation en Argentine. Ces contributions ont été très positives, en particulier un article dénonçant la mystification du mouvement "piquetero" qui a été très utile pour démasquer les mythes "révolutionnaristes" propagés par les gauchistes et les groupes "altermondialistes" (12).

Parmi les sujets débattus avec le NCI, il faut souligner le débat sur les comportements qui doivent exister au sein d’une organisation prolétarienne et qui sont inspirés par la nature de la future société pour laquelle elle combat. La fin justifie-t-elle les moyens ? Peut-on réaliser le communisme, une société de liberté et de communauté entre les êtres humains tout en pratiquant la calomnie, la délation, la manipulation, le vol, etc., pratiques qui détruisent à la racine la moindre sociabilité ? Le militant communiste doit-il contribuer généreusement en apportant le meilleur de lui-même à la cause de l’émancipation de l’humanité ou, au contraire, peut-on contribuer à cette cause en recherchant une valorisation personnelle, un pouvoir, en utilisant les autres comme des pions pour servir des objectifs particuliers ?

Ces discussions provoquèrent un débat de fond au sein du NCI sur la question des comportements de la FICCI, qui aboutit à l’élaboration d’une prise de position, le 22 mai 2004, qui condamnait cette bande de voyous grâce "à la lecture des publications du CCI comme de la Fraction interne du CCI, considérant que celle-ci avait adopté une conduite étrangère à la classe ouvrière et à la Gauche communiste" (13).

Mais un problème commençait à se manifester malgré ces avancées. Lors d’une lettre de bilan après un voyage, nous avions signalé "qu’une organisation communiste ne peut exister sans fonctionnement collectif et unitaire. Les réunions régulières, menées à leur terme avec rigueur et modestie, sans objectifs démesurés mais avec ténacité et rigueur intellectuelle, sont la base de cette vie collective, unitaire et solidaire. Il est évident que le collectif ne s’oppose pas au développement de l’initiative et de la contribution individuelles. La vision bourgeoise du "collectif" est celle d’une addition de clones où tout esprit d’initiative et de contribution individuelles est systématiquement écrasé. Cette vision faussée a été développée symétriquement et de façon complémentaire tant par les idéologues libéraux et libertaires que par leurs prétendus contraires staliniens. La vision que développe le marxisme, quant à elle, est celle d’un cadre collectif qui favorise et développe l’initiative, la responsabilité et la contribution individuelles. Il faut que chacun apporte le meilleur de lui-même, en accord avec ce que disait Marx dans sa Critique du programme de Gotha, "de chacun selon ses moyens "".

Un des membres du noyau, B., avait une pratique en opposition totale avec cette orientation. En premier lieu, il monopolisait exclusivement les moyens informatiques liés à Internet, la correspondance et les contacts avec l’extérieur, la rédaction de la plupart des textes, en profitant de la confiance que lui accordaient les autres membres du noyau. En second lieu, et en opposition aux orientations décidées lors du voyage d’avril, il développait une pratique organisationnelle qui consistait à éviter autant que possible les réunions générales du groupe au cours desquelles chacun des militants aurait pu s’exprimer, décider des orientations et contrôler collectivement les activités. En lieu et place de ces réunions, il se réunissait séparément avec un ou deux camarades au maximum, ce qui lui permettait de contrôler toutes les activités. C’est là une pratique typique des groupes bourgeois où le "responsable", le "commissaire politique", se réunit avec chacun des membres de façon séparée pour les maintenir divisés et ignorants de toutes les questions en cours. Ceci créait une situation, comme nous l’ont confirmé les camarades du NCI par la suite, où eux-mêmes ne savaient pas réellement qui était membre du groupe et quelles tâches étaient confiées par Monsieur B. à des personnes qu’eux-mêmes ne connaissaient même pas (14).

Un autre élément de la politique de cet individu était d’éviter le développement de toute discussion sérieuse au cours des rares réunions plus ou moins générales. Les camarades ont exprimé leur malaise face aux interventions de Monsieur B. qui interrompait les discussions sous prétexte de devoir passer rapidement à "autre chose". Pour vider au maximum de contenu ces rares réunions plénières, B. favorisait le plus grand informalisme : réduire les réunions à des repas auxquels participaient des gens, famille et autres, qui ne faisaient pas partie du groupe.

Cette pratique organisationnelle est radicalement étrangère au prolétariat et est typique des groupes bourgeois, particulièrement de gauche ou d’extrême gauche. Elle a deux objectifs : d’un côté, maintenir la majorité des camarades dans un état de sous-développement politique, en les privant systématiquement des moyens qui leurs auraient servi à développer leurs propres critères ; de l’autre, et en lien avec ce qui précède, en faire une masse de manœuvre de la politique du "grand leader". Monsieur B. se proposait en réalité d’utiliser ses "camarades (15) comme tremplin pour devenir une "personnalité" au sein du milieu politique prolétarien.

Le combat pour la défense de l’organisation

Les plans de cet individu furent contrariés par deux facteurs que son arrogance et sa présomption l’empêchaient de prévoir : la fermeté et la cohérence organisationnelle du CCI d’un côté, et de l’autre, le fait que les autres camarades, malgré les moyens limités dont ils disposaient et les manœuvres obscures de B., développaient réellement un effort de réflexion qui les conduisait à une indépendance politique.

Fin juillet, Monsieur B. tenta une manœuvre audacieuse : il demanda l’intégration immédiate au CCI. Il imposa cette exigence malgré la résistance des autres camarades qui, même s’ils se donnaient aussi comme objectif l’adhésion au CCI, ressentaient la nécessité de réaliser tout un travail en profondeur de clarification et d’assimilation : le militantisme communiste ne peut se baser que sur de solides ciments.

Ceci mit B. dans une situation délicate : ses "camarades" risquaient de devenir des éléments conscients de la classe et cesser d’être les pions de son jeu ambitieux pour devenir un "chef" international. Il insista auprès de la délégation du CCI qui les visita en Argentine fin août pour qu’elle fasse immédiatement une déclaration d’intégration du NCI au CCI. Le CCI rejeta cette exigence. Nous rejetons fermement la politique d’intégrations précipitées et immatures qui peuvent contenir le risque de la destruction de militants. Lors de notre bilan de ce voyage, nous écrivions : "Vous nous aviez posé la question de votre intégration avant notre voyage. Nous l’avons bien entendu accueillie avec l’enthousiasme naturel que ressentent des combattants de la cause prolétarienne quand d’autres camarades veulent rejoindre leur combat. (…) Cependant, il faut être clairs sur le fait que nous ne posons pas la question de l’intégration de nouveaux éléments ou la formation de nouvelles sections dans les mêmes termes qu’une entreprise commerciale qui veut s’implanter à tout prix sur un nouveau marché ou qu’un groupe gauchiste qui tente de recruter de nouveaux adeptes au projet politique qu’il se donne au sein du capitalisme d’État [mais comme] un problème général du prolétariat international qui doit s’aborder d’après des critères historiques et globaux. (…) L’orientation centrale que nous avions donnée à notre délégation à cette occasion fut de discuter en profondeur avec vous de ce qu’implique le militantisme communiste et tout ce que signifie la construction d’une organisation communiste unitaire et centralisée. [Ceci] n’est pas qu’une question technique mais requiert un effort collectif persévérant et tenace. Il ne pourra donc jamais fructifier s’il ne s’appuie que sur des impulsions momentanées (…) quant à nous, nous avons la volonté de former des militants avec leurs propres critères, capables d’assumer quels que soient leurs dons intellectuels ou personnels la tâche de participer collectivement à la construction et à la défense de l’organisation internationale".

Ceci ne rentrait pas dans les plans de Monsieur B. Donc "il est fort probable qu'il avait déjà pris contact en sous-main avec la FICCI, tout en continuant à nous duper jusqu'à vouloir précipiter l'intégration du NCI au CCI" (Des internationalistes en Argentine - Présentation de la Déclaration du NCI). Cet individu retourna sa veste du jour au lendemain sans même avoir l’honnêteté de poser ses "désaccords". La raison en est simple, c’est que ne recherchant en rien la clarification mais uniquement sa réussite personnelle en tant que "petit chef international", et se rendant compte qu’il ne trouverait pas dans le CCI la satisfaction de ses prétentions, il tenta de la trouver en meilleure compagnie.

Il n’hésita pas à recourir à l’intrigue et à la duplicité pour fabriquer son petit "effet à sensation". Il donna vie du jour au lendemain à un fantomatique "Cercle des communistes internationalistes" dont il était le seul membre, en ayant le culot d’y "intégrer" les membres du NCI – sans même que ceux-ci ne connaissent son existence – et de "très proches contacts". Ce "Cercle" se proposait de faire disparaître le NCI en utilisant une méthode déjà utilisée par Staline, consistant à se présenter comme son véritable et unique continuateur (16).

Ces manœuvres, encouragées comme nous l’avons dit par l’union écœurante de l’opportunisme du BIPR et des parasites de la FICCI (17), furent démasquées et réduites à néant par notre combat, auquel s’est joint le NCI. Les camarades du NCI avaient été isolés par les manœuvres de Monsieur B., mais nous avions pu reprendre contact avec eux malgré le peu de moyens pour y parvenir. "Nous avons appris à travers nos appels téléphoniques (démarche qui, selon les termes mêmes employés par Monsieur B., révélerait "les méthodologies nauséabondes du CCI"), que les autres camarades du NCI n'étaient absolument pas informés de l'existence de ce "Circulo" censé les représenter ! Ils ne connaissaient pas l'existence de ses "Déclarations" nauséabondes contre le CCI qui, comme elles le répètent avec insistance, auraient été adoptées... "collectivement" à "l'unanimité" et après "consultation" de tous les membres du NCI ! Ce qui est un pur mensonge." (Présentation de la Déclaration du NCI).

Le contact une fois rétabli, nous avons organisé un voyage d’urgence pour discuter avec les camarades du NCI et établir des perspectives de travail. L’accueil des camarades fut chaleureux et fraternel. Pendant notre séjour, les camarades du NCI prirent la décision d’envoyer par courrier postal leur Déclaration du 27 octobre à toutes les sections du BIPR et aux groupes de la Gauche communiste afin de rétablir la vérité : contrairement aux fausses informations colportées par le BIPR (dans sa presse en italien particulièrement), le NCI n’a pas rompu avec le CCI !

Les membres du NCI demandèrent à plusieurs reprises par téléphone à Monsieur B. qu’il vienne s’expliquer avec le NCI et la délégation du CCI. Ce Monsieur refusa toute rencontre. Ce comportement révèle la lâcheté de cet individu : acculé au pied du mur, il préfère comme un lapin creuser un terrier pour se cacher.

Malgré le coup reçu par la révélation des mensonges et manœuvres réalisés en leur nom et à leur insu par ce sinistre personnage, les camarades du NCI ont cependant exprimé la volonté de poursuivre l’activité politique, à la mesure de leurs forces. Grâce à l’accueil fraternel que leur a fait le NCI et à son implication politique, le CCI a pu tenir une deuxième réunion publique à Buenos Aires le 5 novembre sur un sujet choisi par les camarades du NCI (18).

Malgré les terribles difficultés matérielles qu’ils connaissent au quotidien, ces camarades ont réaffirmé auprès de notre délégation leur volonté de s’impliquer dans une activité militante et en particulier de poursuivre la discussion avec le CCI. Les camarades au chômage veulent fermement trouver du travail non seulement pour pouvoir survivre et nourrir leurs enfants, mais aussi pour sortir du sous-développement politique dans lequel les a maintenus Monsieur B. (ils ont notamment exprimé la volonté de contribuer à l’achat d’un ordinateur). Par leur rupture avec Monsieur B. et ses méthodes bourgeoises, les camarades du NCI se sont comportés en véritables militants de la classe ouvrière.

Perspectives

L’expérience du NCI est riche en leçons. En premier lieu, elle a démontré par l’adoption de positions programmatiques très proches de celles du CCI l’unité du prolétariat mondial et de son avant-garde. La classe ouvrière défend les mêmes positions dans tous les pays quel que soit leur niveau de développement économique, leur position impérialiste ou leur régime politique. Les camarades ont pu dans ce cadre unitaire international faire des apports d’intérêt général pour tout le prolétariat (nature du mouvement piquetero, nature des révoltes sociales en Argentine ou en Bolivie…) et s’inscrire dans le combat international pour la défense des principes du prolétariat : dénonciation claire de la bande de voyous qui se fait appeler FICCI, Déclaration en défense du NCI et des principes prolétariens de comportement…

En deuxième lieu, cette expérience a mis en relief la menace que représentent des "gourous" comme obstacle à l’évolution des groupes et des camarades en recherche des positions de classe. Ce phénomène n’est pas particulier à l’Argentine (19), il s’agit d’un phénomène international que nous avons pu constater fréquemment : l’existence d’éléments, souvent brillants, qui considèrent les groupes comme leur "propriété privée", qui par méfiance envers les réelles capacités de la classe ou par pure soif de valorisation personnelle tentent de soumettre les autres camarades à leur contrôle personnel, les condamnant au blocage de leur évolution et entretiennent leur sous-développement politique. Dans un premier temps, de tels éléments peuvent jouer un rôle d’impulsion dans une dynamique de rapprochement vers des positions révolutionnaires, ne serait-ce que pour se porter à la tête d’une démarche et d’une réflexion conduites par d’autres camarades. Mais en général, de tels éléments (à moins qu’ils ne remettent en cause radicalement leur démarche passée) ne vont pas jusqu’au terme d’une telle évolution qui impliquerait la perte de leur statut de "gourou". Une autre des conséquences de ce phénomène est que ces groupes subissent rapidement une hémorragie d’éléments (20) qui, face au climat créé par le subjectivisme permanent et de soumission aux diktats du gourou, se démoralisent et rompent avec toute activité politique, constatant avec amertume que les positions politiques peuvent être plus ou moins intéressantes mais que les pratiques organisationnelles, les rapports humains, les conduites personnelles ne rompent en rien avec l’univers oppresseur qui règne sur les groupes de gauche ou gauchistes.

En troisième lieu, elle a aussi démontré quelque chose de bien plus important, c’est qu’on peut lutter contre ce danger, qu’on peut le vaincre. Aujourd’hui, non sans difficultés, les camarades ont entamé un processus de clarification, de renforcement de la confiance en soi, de développement collectif de leurs capacités en vue d’une future intégration au CCI. Indépendamment de ce que seront les résultats finaux de cette lutte, le combat du NCI a été la démonstration que malgré leurs faibles moyens réduits pratiquement au néant par le gourou, des camarades peuvent s’organiser et combattre de façon conséquente pour la cause prolétarienne.

Enfin, et ce n’est pas le moins important, grâce à la participation active des camarades, un milieu pour le débat prolétarien autour des réunions publiques du CCI se développe en Argentine. Il sera très utile pour la clarification et la détermination militante des éléments prolétariens qui surgissent dans ce pays et d’autres de cette partie du monde

C.Mir (3-12-04)

(1) Voir notamment dans la Revue internationale n° 119, "Résolution sur l’évolution de la lutte de classe"

(2) Ibid.

(3) Voir à ce sujet notre série d’articles "1903-1904 : la naissance du bolchevisme" dans les n° 116 à 118 de la Revue internationale.

(4) "Núcleo Comunista Internacional", groupe formé par des militants en Argentine. Pour plus d’information, lire "Le NCI existe et n’a pas rompu avec le CCI" (sur notre site Internet en français et en espagnol), "Présentation d’une déclaration du NCI" (en français et en espagnol, sur notre site Internet et dans notre presse écrite).

(5) Lire entre autres, "Le Cercle des communistes internationalistes, imposture ou réalité ?", sur notre site Internet.

(6) Nous pouvons citer comme exemple de ces restes l’utilisation du terme "bureaucratie syndicale" qui tend à occulter que c’est tout le syndicat, en tant qu’organisation, de sa base à son sommet, qui est un fidèle serviteur du capital et un ennemi des travailleurs. Dans le même sens, la conception des syndicats comme "médiation" entre le capital et le travail permettrait de les considérer comme des organes neutres entre les deux classes fondamentales, la bourgeoisie et le prolétariat.

(7) Des copies de ces réponses nous ont été communiquées par le NCI.

(8) La façon de "résoudre" la dynamique des conférences internationales consista en la briser par une manœuvre sectaire (voir la Revue internationale no 22).

(9) Lire sa célèbre polémique "Misère de la philosophie".

(10) Imaginons-nous un instant Marx et Engels répondre aux ouvriers français et anglais qui avaient convoqué le meeting qui donna naissance à la Première internationale en 1864, qu’ils avaient, pour leur part, déjà réglé la question en 1848 ?

(11) Dans une lettre que nous avons envoyée aux camarades pour tirer le bilan de l’Appel, nous expliquons en détail les méthodes de regroupement et de débats qu’utilisèrent les révolutionnaires tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier, en montrant comment se forgèrent les diverses organisations internationales du prolétariat.

(12) Voir l’article sur le mouvement piquetero dans la presse territoriale du CCI et la Revue internationale 119.

(13) Cette condamnation a été publiée dans Révolution internationale no 350 et dans Acción proletaria no 179.

(14) Ceci explique un fait apparemment contradictoire sur les origines du NCI. Pour les camarades actuels du NCI, celui-ci se constitua réellement le 23 avril 2004, c’est-à-dire après le voyage de prise de contact du CCI. Le mode de fonctionnement qu’avait réussi à imposer jusque là Monsieur B. et la dispersion comme la méconnaissance mutuelles qui existaient entre ses différents membres était bien plus, pendant la première étape de formation du NCI, typiques d’un cercle informel de discussion. C’est après notre premier voyage, au cours duquel nous avions insisté et convaincu de la nécessité de réunions régulières, que le NCI commença à prendre une forme consciente pour chacun de ses membres.

(15) Il exprimait à leur égard un mépris particulièrement révoltant : "Monsieur B. méprisait profondément les autres membres du NCI. Ces derniers sont des ouvriers qui vivent dans la misère alors que lui-même exerce une profession libérale et se vantait d’être le seul membre du NCI qui ‘pouvait s’offrir un voyage en Europe’" (lire notre article "Le NCI n’a pas rompu avec le CCI", dans notre presse en français et en espagnol).

(16) Tous les avatars de ce "Cercle" dont la ridicule résonance internationale n’est due qu’à ses protecteurs que sont la FICCI et le BIPR, sont démasqués dans trois documents disponibles sur notre site Web en espagnol et en français : "Le Cercle des communistes internationalistes : une étrange apparition", "Le Cercle des communistes internationalistes : une nouvelle étrange apparition" et "Le Cercle des communistes internationalistes : imposture ou réalité ?".

(17) Notre site Web a publié tout une série de documents, notamment plusieurs lettres au BIPR, mettant en évidence la dérive lamentable de cette organisation. En effet, dès que Monsieur B. a constitué son "Circulo", dans le dos des autres membres du NCI, le BIPR s'est empressé de lui donner une audience. D'abord en publiant une traduction en italien d'un document du "Circulo" sur la répression d'une lutte ouvrière en Patagonie (alors qu'il n'avait jamais publié le moindre document du NCI), ensuite en publiant en trois langues (français, espagnol et anglais mais non en italien ) une déclaration (du 12 octobre) du "Circulo" ("Contre la méthodologie nauséabonde du CCI") qui est une collection de mensonges éhontés et de calomnies contre notre organisation. Après trois semaines et trois lettres du CCI lui en faisant la demande, le BIPR a enfin mis sur son site Web un court communiqué du CCI démentant les accusations du "Circulo". Depuis, la preuve a été apportée du caractère totalement mensonger et calomnieux de affirmations de Monsieur B. de même que de l'imposture de son "Circulo". Cependant, à ce jour, le BIPR (s'il a retiré discrètement de son site les œuvres de cet individu) n'a pas fait la moindre déclaration pour rétablir la vérité. Cela vaut la peine de souligner une chose : c'est lorsqu'il a compris qu'avec le CCI il ne pourrait pas développer ses manœuvres de petit aventurier que Monsieur B. s'est soudainement découvert une passion pour la FICCI et le BIPR, ainsi que pour les positions de ce dernier. Une telle conversion, encore plus soudaine que celle de Saint Paul sur le chemin de Damas, n'a pas mis la puce à l'oreille du BIPR qui s'est empressé de se faire le porte voix de ce Monsieur. Il faudra un jour que le BIPR se demande pourquoi, à plusieurs reprises, des éléments qui ont fait la preuve de leur incapacité à s'intégrer dans la Gauche communiste, se sont tournés vers le BIPR après l'échec de leur "approche" vers le CCI. Nous reviendrons sur cette question dans un prochain article de notre Revue.

(18) Voir notre site Web en espagnol et en français ainsi que notre presse territoriale.

(19) Dans le cas de Monsieur B., il faut reconnaître que certains niveaux atteints dans l’esprit retors et la mauvaise foi frisent la pathologie.

(20) C'est ce qui explique en partie le fait que des éléments qui étaient présents dans le groupe en Argentine lorsqu'il a contacté le CCI l'ont, par la suite, quitté par découragement avant même que n'ait lieu la première rencontre avec le CCI.

Géographique: 

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Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [14]
  • Conscience de classe [15]

L'anarcho-syndicalisme face à un changement d'époque : la CGT jusqu'à 1914

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"En Europe occidentale, le syndicalisme révolutionnaire est apparu dans de nombreux pays comme le résultat direct et inévitable de l'opportunisme, du réformisme, du crétinisme parlementaire. Chez nous également, les premiers pas de "l'activité parlementaire" ont renforcé à l'extrême mesure l'opportunisme, et ont conduit les mencheviks à ramper devant les Cadets (…) Le syndicalisme révolutionnaire ne peut manquer de se développer sur le sol russe en réaction contre cette conduite honteuse de social-démocrates 'en vue'".[1] Ces mots de Lénine, que nous avons cités dans l'article précédent de cette série, s'appliquent très bien à la situation en France au début du 20ème siècle. Pour beaucoup de militants, dégoûtés par « l'opportunisme, le réformisme, et le crétinisme parlementaire », la Confédération Générale du Travail (CGT) française est en quelque sorte l'organisation phare du nouveau syndicalisme « révolutionnaire », qui « se suffit à lui-même » (selon les termes de Pierre Monatte[2]). Mais, si le développement du « syndicalisme révolutionnaire » est un phénomène international au sein du prolétariat à cette époque, la spécificité de la situation politique et sociale en France a permis à l'anarchisme de jouer un rôle particulièrement important dans le développement de la CGT. Ce conjonction entre une véritable réaction prolétarienne à l'opportunisme de la 2ème Internationale et des vieux syndicats d'une part, et l'influence des idées anarchistes typiques de la petite bourgeoisie artisanale d'autre part, est à l'origine de ce qu'on appelle depuis l'anarcho-syndicalisme.

Le rôle joué par la CGT en tant qu'exemple concret des idées anarcho-syndicalistes a été éclipsé depuis lors par celui joué lors de la prétendue révolution espagnole par la Confederación Nacional de Trabajadores (CNT) qui peut être considérée, en quelque sorte, comme le véritable prototype de l'organisation anarcho-syndicaliste.[3] Cela n'empêche que la CGT, fondée quinze ans avant la CNT espagnole, a été largement influencée, sinon dominée par le courant anarcho-syndicaliste pendant la période qui précède 1914. Dans ce sens, l'expérience des luttes menées par la CGT pendant cette période, et surtout sa réaction quand éclate la première grande boucherie impérialiste en 1914, constituent la première épreuve théorique et pratique de l'anarcho-syndicalisme. C'est pourquoi dans cet article (le deuxième dans la série entamée dans le numéro précédent de cette Revue), nous nous pencherons sur la période qui va de la fondation de la CGT au congrès de Limoges en 1895, à la trahison catastrophique de 1914 qui a vu la quasi-totalité des syndicats dans les pays belligérants sombrer dans un soutien indéfectible à l'effort de guerre de l'Etat bourgeois.

Pourquoi parlons-nous de « l'anarcho-syndicalisme » de la CGT ? Rappelons que dans l'article introductif de cette série (voir la Revue internationale n°118), nous avons distingué plusieurs différences importantes entre le syndicalisme révolutionnaire proprement dit et l'anarcho-syndicalisme :

- Sur la question de l'internationalisme : les deux principales organisations dominées par l'anarcho-syndicalisme ( la CGT française et la CNT espagnole) vont sombrer dans la défense de l'Union sacrée en 1914 et 1936 respectivement, alors que les syndicalistes révolutionnaires (notamment des IWW,[4] durement réprimés à cause justement de leur opposition internationaliste à la guerre de 1914) restent – malgré leurs faiblesses – sur le terrain de classe. En ce qui concerne la CGT en particulier, comme nous allons voir, son opposition au militarisme et à la guerre avant 1914 s'apparente plus au pacifisme qu'à l'internationalisme prolétarien pour lequel « les ouvriers n'ont pas de patrie » : les anarcho-syndicalistes de la CGT allaient « découvrir » en 1914 que les prolétaires français devaient, malgré tout, défendre la patrie de la Révolution française de 1789 contre le joug du militarisme prussien.

- Sur le plan de l'action politique, le syndicalisme révolutionnaire reste ouvert à l'activité des organisations politiques (Socialit Party of America et Socialist Labor Party aux Etats-Unis ; SLP puis – après la guerre de 1914-18 – l'Internationale Communiste en Grande-Bretagne).

- Sur le plan de la centralisation, l'anarcho-syndicalisme a une vision de principe qui est fédéraliste : chaque syndicat reste indépendant des autres, alors que le syndicalisme révolutionnaire est en faveur d'une unité politique et organisationnelle croissante de la classe.

Cette distinction n'était pas du tout évidente pour le protagonistes de l'époque : ils partageaient, jusqu'à un certain point, un même langage et des idées similaires. Cependant, chez les uns et les autres les mêmes mots ne recouvraient pas une identité des idées, ni de la pratique. De surcroît, il n'y avait pas – contrairement au mouvement socialiste – une Internationale où les divergences pouvaient s'affronter et se clarifier. De façon sommaire, on peut dire que si le mouvement vers le syndicalisme révolutionnaire représente un véritable effort au sein du prolétariat, visant à trouver une réponse à l'opportunisme des partis socialistes et des syndicats, l'anarcho-syndicalisme représente l'influence de l'anarchisme au sein de ce mouvement. Ce n'est pas un accident si cette influence de l'anarchisme est plus forte dans les deux pays moins développés sur le plan industriel, et plus marqués par le poids du petit artisanat et de la paysannerie : la France et l'Espagne. Il nous est évidemment impossible, dans l'espace d'un article, de rendre compte de manière détaillée de l'histoire de cette période complexe et mouvementée, et il faut toujours se garder du danger du schématisme. Cela dit, la distinction reste valable dans ses grandes lignes, et notre propos dans cet article sera d'examiner si oui ou non les principes de l'anarcho-syndicalisme, tels qu'ils se sont exprimés dans la CGT avant 1914, se sont révélés adéquats face aux évènements.[5]

La Commune et l'AIT

Pendant cette période qui va de la fin du 19e siècle à la guerre de 1914, le mouvement ouvrier est profondément marqué par la Commune de Paris et l'influence de l'Association internationale des Travailleurs (AIT). L'expérience de la Commune, première tentative de prise de pouvoir par la classe ouvrière, noyée dans le sang par le gouvernement versaillais en 1871, a légué aux ouvriers français une grande méfiance envers l'Etat bourgeois. Quant à l'AIT, la CGT s'en réclame explicitement, comme par exemple dans ce texte d'Emile Pouget :[6] « Le Parti du Travail a, pour expression organique, la Confédération générale du Travail (…) en ligne directe, le Parti du Travail émane de l'Association internationale des Travailleurs, dont il est le prolongement historique ».[7] Plus spécifiquement, pour Pouget, un des principaux propagandistes de la CGT, la Confédération se réclame des fédéralistes (c'est-à-dire les alliés de Bakounine) dans l'AIT, ainsi que du slogan : « l'émancipation de la classe ouvrière doit être l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes », contre les « autoritaires » alliés de Marx. L'ironie inhérente à cette affiliation échappe complètement à Pouget, comme à tous les anarchistes depuis lors. La fameuse expression que nous venons de citer ne vient pas de l'anarchiste Bakounine, mais du premier considérant des statuts de l'AIT écrit par nul autre que l'affreux autoritaire Karl Marx plusieurs années avant que Bakounine n'adhère à l'Internationale. Par contre, ce dernier, que les anarchistes de la CGT prennent comme référence, préfère la dictature secrète de l'organisation révolutionnaire qui doit être un « quartier général de la révolution » :[8] « Puisque nous rejetons tout pouvoir, par quel pouvoir, ou plutôt par quelle force allons-nous diriger la révolution du peuple ? Une force invisible – reconnue par personne, imposée par personne – grâce à laquelle la dictature collective de notre organisation sera d'autant plus puissante qu'elle reste invisible et inconnue… ».[9] Il faut insister ici sur la différence entre la vision marxiste de l'organisation de la classe et celle de l'anarchiste Bakounine : c'est la différence entre une organisation ouverte, une organisation de la force prolétarienne par la masse des prolétaires eux-mêmes, et la vision du « peuple » amorphe, qui doit être guidé par la main invisible d'une « dictature secrète » de révolutionnaires.

Le contexte historique

La toile de fond historique du développement de l'anarcho-syndicalisme en France est une période bien particulière. Les années qui vont du début du 20e siècle à 1914 constituent une période charnière dans laquelle le capitalisme à son apogée sombre dans l'épouvantable massacre de la Première Guerre mondiale, qui est la marque de l'entrée dans la décadence du système capitaliste. Depuis l'incident de Fachoda en 1898 (où les troupes françaises et britanniques, en compétition pour la domination de l'Afrique, se trouvent face à face au Soudan), à celui d'Agadir en 1911 (avec l'envoi à Agadir de la canonnière Panther par l'Allemagne qui tente de profiter des difficultés françaises au Maroc), et aux guerres des Balkans en 1912 et 1913, les alertes à la guerre généralisée en Europe se font de plus en plus insistantes et angoissantes. Quand la guerre éclate en 1914, ce n'est une réelle surprise pour personne : ni pour la bourgeoisie, qui s'engage depuis des années dans une course effrénée aux armements, ni pour le mouvement ouvrier international (résolutions des congrès de Stuttgart et de Bâle de la 2e Internationale, ainsi que des congrès de la CGT contre la menace de guerre).

La guerre impérialiste généralisée, c'est la concurrence capitaliste hissée à un niveau supérieur. Elle exige l'organisation de toutes les forces de la nation pour être menée à bien. La bourgeoisie est obligée de modifier fondamentalement son organisation sociale : c'est l'Etat qui doit prendre le contrôle de toutes les ressources économiques et sociales de la nation et diriger cette lutte à mort contre l'impérialisme ennemi (nationalisations des industries clés, réglementation de l'industrie, etc.). Il faut organiser la main d'œuvre pour faire fonctionner l'industrie de guerre. Il faut que les ouvriers soient prêts à accepter les sacrifices qui sont la conséquence de ces efforts. A cette fin, il faut embrigader la classe ouvrière dans la défense de la nation et l'Union sacrée. En conséquence, l'appareil de contrôle social se développe énormément et intègre aussi les organisations syndicales. Ce développement du capitalisme d'Etat, qui est une des caractéristiques fondamentales de sa période de décadence, constitue alors une mutation qualitative de la société capitaliste.

La bourgeoisie, bien évidemment, ne comprend pas que le changement d'époque qui se produit au grand jour avec la guerre de 1914 est un moment fatidique pour son système. Par contre, elle comprend très bien – en particulier la bourgeoisie française qui a fait l'expérience de la Commune– qu'il faut à la fois mater et amadouer les organisations ouvrières avant de pouvoir se lancer dans des aventures militaires. Les années qui précèdent 1914 voient donc la préparation de l'intégration des syndicats dans l'Etat.

La période d'avant guerre est présentée comme étant celle d'une montée en puissance du mouvement prolétarien, mais celle-ci n'est qu'apparente. Les réformes votées au parlement, censées améliorer la condition ouvrière, visent à attacher les ouvriers au char de l'Etat, en particulier en faisant participer les syndicats à la gestion de celui-ci.

Suite à la défaite de la Commune, il existe une très grande méfiance du côté des ouvriers vis-à-vis de toute tentative d'immixtion de l'Etat dans leurs affaires. Ainsi, le premier congrès des chambres syndicales à se tenir depuis 1871 (le congrès de Paris de 1876) refuse l'offre d'une subvention gouvernementale de 100.000 francs ; le délégué Calvinhac déclare : « Oh ! Apprenons à nous passer de cet élément à l'égal de la bourgeoisie dont le gouvernementalisme est un idéal. Il est notre ennemi. Dans nos affaires il ne peut arriver que pour réglementer, et soyez sûrs que la réglementation, il le fera toujours au profit des dirigeants. Demandons seulement la liberté complète, et nous trouverons la réalisation de nos rêves quand nous serons bien décidés à faire nos affaires nous-mêmes » (cité dans L'histoire des bourses de travail de Pelloutier, p. 86).

En principe, cette position aurait dû trouver un soutien indéfectible de la part des anarchistes, farouchement opposés à toute action « politique » (c'est-à-dire, dans leur conception, parlementaire ou municipale). Et pourtant, la réalité est beaucoup plus nuancée. Ainsi, la première des Bourses de Travail,[10] dans le développement desquelles Fernand Pelloutier[11] et les anarcho-syndicalistes allaient jouer un rôle important et dont la Fédération allait être un élément constituant de la CGT, est fondée à Paris en 1886 à la suite d'un rapport en sa faveur non pas des organisations ouvrières, mais du Conseil municipal (rapport Mesureur du 5 novembre 1886). Pendant toute leur existence, et jusqu'à ce que les Bourses se fondent entièrement dans la CGT, le rapport entre ces dernières et les municipalités a été assez mouvementé : elles pouvaient être soutenues, même subventionnées par l'Etat à certains moments, réprimées à d'autres (la Bourse du Travail de Paris est fermée par l'armée en 1893 par exemple). Georges Yvetot[12] (le successeur de Pelloutier après la mort de celui-ci) va même avouer que son salaire de secrétaire de la Fédération nationale des Bourses est en partie payé par des subventions de l'Etat.

Cette attitude ambiguë dans l'attitude des anarcho-syndicalistes vis-à-vis de l'État se retrouve de façon encore plus visible lors du débat au sein de la CGT sur l'attitude à adopter par rapport à la nouvelle loi, votée par le Parlement en 1910, sur la « Retraite ouvrière et paysanne » (ROP). Deux tendances se font jour : l'une qui récuse la ROP à cause d'une opposition de principe à toute immixtion de l'Etat dans les affaires de la classe ouvrière, y compris au niveau des retraites ; l'autre qui cherche à gagner une réforme immédiate en s'accommodant avec l'Etat. La difficulté qu'éprouve la CGT à se positionner par rapport à cette loi préfigure la débandade de 1914. Pour beaucoup de militants de la CGT, la trahison trouve son symbole, non pas tant dans l'appel à défendre la France aux traditions révolutionnaires, que dans la participation du « révolutionnaire » Jouhaux,[13] et même, malgré ses doutes, de l'internationaliste Merrheim,[14] au « Comité permanent pour l'étude et la prévention du chômage » mis en place par le gouvernement français pour remédier à la désorganisation économique qui résulte dans un premier temps de la mobilisation de l'industrie française pour la guerre.

Comment la CGT est-elle passée d'une défense farouche de son indépendance vis-à-vis de l'Etat à la participation aux tentatives de ce même Etat bourgeois d'entraîner les ouvriers dans la guerre impérialiste, alors que les principes de l'anarcho-syndicalisme avaient tant d'influence en son sein ?

Le rôle des anarchistes dans la CGT

Si la CGT a été considérée comme une « organisation phare » des syndicalistes révolutionnaires, il importe de souligner qu'elle n'est pas « syndicaliste révolutionnaire » ni même « anarcho-syndicaliste » en tant que telle. Alors qu'en Espagne, la CNT est étroitement liée à la FAI (Federación Anarquista Ibérica) et fait concurrence au Parti Socialiste et à son syndicat, l'Unión General de Trabajadores (UGT), en France la CGT est la seule organisation qui rassemble plusieurs centaines de fédérations syndicales. Parmi ces syndicats, certains sont carrément réformistes (comme le syndicat du livre dirigé par Auguste Keufer, qui sera le premier trésorier de la CGT, ou le syndicat des cheminots), ou fortement influencés par les militants révolutionnaires « guesdistes »[15] du Parti Ouvrier Français (ou de la SFIO[16] à partir de l'unification des partis socialistes français en 1905). Il existe également des syndicats importants, comme le « vieux syndicat » réformiste des mineurs, dirigé par Emile Basly, qui ne sont pas dans la Confédération.

Les anarchistes n'ont d'ailleurs joué qu'un rôle réduit dans le réveil du mouvement ouvrier en France après la défaite de la Commune. Pour commencer, il existe une méfiance marquée au sein de la classe ouvrière envers tout ce qui ressemble de près ou de loin à la politique prétendument « utopiste », comme on peut voir dans le rapport du comité d'initiative du congrès ouvrier de 1876 : « Nous avons voulu que le congrès soit exclusivement ouvrier (…) Il ne faut pas oublier, tous les systèmes, toutes les utopies qu'on a reprochées aux travailleurs ne sont jamais venus d'eux. Tous émanaient de bourgeois, bien intentionnés sans doute, mais qui allaient chercher les remèdes à nos maux dans des idées et des élucubrations, au lieu de prendre conseil de nos besoins et de la réalité » (cité dans L'histoire des Bourses du Travail, p. 77). C'est sans doute ce peu de radicalisme de la classe ouvrière qui pousse les anarchistes (hormis quelques exceptions comme Pelloutier) à abandonner les organisations ouvrières pour se tourner vers la propagande de « l'acte exemplaire » : attentats, attaques de banques et assassinats (dont l'anarchiste Ravachol nous donne un exemple classique[17]).

Pendant les vingt années qui suivent le congrès de 1876, ce ne sont pas les anarchistes mais les socialistes, en particulier les militants du Parti ouvrier français (POF) de Jules Guesde, qui jouent le rôle politique le plus important au sein du mouvement ouvrier. Les congrès ouvriers de Lyon et Marseille voient la victoire des thèses révolutionnaires du POF contre les tendances « pro-gouvernement » prônées par Barberet, et en 1886 c'est encore le POF qui propose et met sur pied une Fédération nationale des Syndicats (FNS). Notre propos ici n'est pas de chanter les louanges de Guesde et du POF. La rigidité de Guesde – liée à une piètre compréhension de ce qu'est le mouvement ouvrier et à un fort opportunisme – a fait que le POF a voulu limiter le rôle de la FNS au soutien des campagnes parlementaires du parti. D'ailleurs, c'est contre la volonté des dirigeants du POF que des militants du parti soutiennent des résolutions, aux congrès de Bouscat, Calais, et Marseille (1888/89/90) qui affirment que « la grève générale, c'est-à-dire la cessation complète de tout travail, ou la révolution, peut entraîner les travailleurs vers leur émancipation ». Il est donc clair que le resurgissement du mouvement ouvrier en France après la Commune doit bien plus aux marxistes, avec toutes leurs faiblesses, qu'aux anarchistes. Un autre exemple qui va dans le même sens (sans pour autant diminuer en rien la valeur du travail acharné de l'anarchiste Fernand Pelloutier) est la création de la Fédération nationale des Bourses du Travail : celle-ci doit aussi beaucoup aux socialistes – entre autres, les deux premiers secrétaires de la FNB sont des membres du Comité révolutionnaire central animé par Edouard Vaillant.[18]

Jusqu'en 1894, et à l'assassinat du président de la République Sadi Carnot par l'anarchiste Caserio, les militants anarchistes se sont peu préoccupés du syndicalisme, et beaucoup plus de la « propagande par le fait », cette dernière étant approuvée par le Congrès international anarchiste de Londres en 1881. Pelloutier lui-même le reconnaît plus ou moins explicitement dans sa fameuse Lettre aux anarchistes[19] de 1899 : « Nous avons jusqu'ici, nous anarchistes, mené ce que j'appellerai la propagande pratique (…) sans l'ombre d'une unité de vue. La plupart d'entre nous ont papillonné de méthode en méthode, sans grande réflexion préalable et sans esprit de suite, au hasard des circonstances. Tel qui la veille avait traité d'art, conférenciait aujourd'hui sur l'action économique et méditait pour le lendemain une campagne antimilitariste. Très peu, après s'être tracé systématiquement une règle de conduite, surent s'y tenir et, par la continuité de l'effort, obtenir dans une direction déterminée le maximum de résultats sensibles et présents. Aussi, à notre propagande par l'écriture, qui est merveilleuse et dont nulle collectivité – si ce n'est la collectivité chrétienne à l'aube de notre ère – n'offre un pareil modèle, ne pouvons-nous opposer qu'une propagande agie des plus médiocres (…)

Je ne propose (…) ni une méthode nouvelle ni un assentiment unanime à cette méthode. Je crois seulement, en premier lieu, que, pour hâter la «révolution sociale» et faire que le prolétariat soit en état d'en tirer tout le profit désirable, nous devons, non seulement prêcher aux quatre coins de l'horizon le gouvernement de soi par soi-même, mais encore prouver expérimentalement à la foule ouvrière, au sein de ses propres institutions, qu'un tel gouvernement est possible, et aussi l'armer, en l'instruisant de la nécessité de la révolution, contre les suggestions énervantes du capitalisme (…)

Les syndicats ont depuis quelques années une ambition très haute et très noble. Ils croient avoir une mission sociale à remplir et, au lieu de se considérer soit comme de purs instruments de résistance à la dépression économique, soit comme de simples cadres de l'armée révolutionnaire, ils prétendent, en outre, semer dans la société capitaliste le germe de groupes libres de producteurs par qui semble devoir se réaliser notre conception communiste et anarchiste. Devons-nous donc, en nous abstenant de coopérer à leur tâche, courir le risque qu'un jour les difficultés ne les découragent et qu'ils ne se rejettent dans les bras de la politique ? ».

La même préoccupation est exprimée de manière beaucoup plus crue par Emile Pouget dans son Père peinard de 1897 : « S'il y un groupement où les anarchos doivent se fourrer, c'est évidemment la chambre syndicale (…) on a eu le sacré tort de se restreindre aux groupes d'affinités ».[20]

Ces passages sont révélateurs de la différence profonde entre anarchisme et marxisme. Pour les marxistes, il n'y a aucune séparation entre la classe ouvrière et les communistes. Ceux-ci font partie du prolétariat, et expriment les intérêts du prolétariat en tant que classe distincte de la société. Comme l'exprimait déjà en 1848 le Manifeste Communiste : « Les communistes (...)n'ont point d'intérêts qui les séparent de l'ensemble du prolétariat. Ils n'établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier (…) Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux ». Le communisme[21] est indissociable de l'existence du prolétariat dans le capitalisme : d'abord parce que le communisme ne devient une possibilité matérielle qu'à partir du moment où le capitalisme a unifié la planète dans un seul marché mondial ; ensuite parce que le capitalisme a créé une classe révolutionnaire seule capable de renverser le vieil ordre et de bâtir une société nouvelle sur la base du travail associé à l'échelle mondiale.

Pour les anarchistes, ce qui compte, c'est leurs idées, celles-ci n'ayant aucun ancrage dans une classe particulière. Pour eux, le prolétariat n'est utile que dans la mesure où les anarchistes peuvent « réaliser » leurs idées à travers lui et avoir une influence sur son action, mais si le prolétariat semble momentanément endormi, alors n'importe quel autre groupement fera aussi bien l'affaire : les paysans bien sûr, mais aussi les petits artisans, les étudiants, les « nations opprimées », les femmes, les minorités… ou tout simplement « le peuple » de façon générale, qu'il s'agit de galvaniser grâce à « l'acte exemplaire ».

La vision anarchiste du prolétariat comme simple « moyen » faisait que beaucoup parmi les anarchistes voyaient la montée du syndicalisme révolutionnaire d'un œil plutôt méfiant. Ainsi, au Congrès international anarchiste d'Amsterdam en 1907, Errico Malatesta répond à l'intervention de Monatte, qui théorise le syndicalisme révolutionnaire, en disant : « Le mouvement ouvrier pour moi n'est qu'un moyen – le meilleur moyen de tous les moyens qui nous sont offerts (…) Les syndicalistes tendent à faire du moyen une fin (…) c'est ainsi que le syndicalisme est en train de devenir une doctrine nouvelle et de menacer l'anarchisme dans son existence même (…) Or même s'il se corse de l'épithète bien inutile de révolutionnaire, le syndicalisme n'est et ne sera jamais qu'un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible – et encore ! – que l'amélioration des conditions du travail (…) Je le répète : il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières. D'abord pour y faire de la propagande anarchiste ; ensuite parce que c'est le seul moyen pour nous d'avoir à notre disposition, le jour voulu, des groupes capables de prendre en mains la direction de la production ».[22]

Le retour des anarchistes vers les syndicats ouvriers, et donc le développement de ce qu'on appellera l'anarcho-syndicalisme, correspond, dans le temps, au développement d'une insatisfaction grandissante dans les rangs ouvriers vis-à-vis de l'opportunisme parlementaire des partis socialistes, et de l'incapacité de ces derniers d'œuvrer à une unification effective des organisations syndicales dans la lutte des classes. C'est ainsi que, des rangs mêmes de la FNS jusqu'alors parrainée par le POF de Guesde, surgit le désir de créer une véritable organisation unitaire qui agira indépendamment d'une tutelle de parti : la CGT est créée au congrès de Limoges en 1895. Au fil des années, l'influence anarcho-syndicaliste va en grandissant : en 1901 Victor Griffuelhes[23] devient secrétaire de la CGT alors que Emile Pouget est secrétaire adjoint du nouvel hebdomadaire de la CGT, La Voix du peuple. Les deux autres principaux journaux de la CGT seront La Vie ouvrière, lancé par Monatte en 1909, et La Bataille syndicaliste lancée avec beaucoup de mal et un succès plus limité par Griffuelhes en 1911. Nous pouvons donc dire que l'anarcho-syndicalisme jouissait d'une influence prépondérante au sein des instances dirigeantes de la CGT.

Voyons maintenant, en théorie et en pratique, l'anarcho-syndicalisme à l'œuvre dans et à travers l'histoire de la CGT.

Qu'est-ce que l'anarcho-syndicalisme dans la CGT ?

Les anarcho-syndicalistes dans la CGT se veulent surtout les partisans de l'action, considérée comme le contraire des élucubrations théoriques. Ainsi Emile Pouget dans Le Parti du travail : « Ce qui différencie le syndicalisme des diverses écoles socialistes – et fait sa supériorité – c'est sa sobriété doctrinale. Dans les syndicats, on philosophe peu. On fait mieux : on agit ! Là, sur le champ neutre qu'est le terrain économique, les éléments qui affluent, imprégnés des enseignements de telle ou telle école (philosophique, politique, religieuse, etc.), perdent au frottement leur rugosité particulière, pour ne conserver que les principes communs à tous : la volonté d'amélioration et d'émancipation intégrale ». Pierre Monatte intervient dans le même sens au congrès anarchiste d'Amsterdam : « Mon désir n'est pas tant de vous donner un exposé théorique du syndicalisme révolutionnaire que de vous le montrer à l'œuvre et, ainsi de faire parler les faits. Le syndicalisme révolutionnaire, à la différence du socialisme et de l'anarchisme qui l'ont précédé dans la carrière, s'est affirmé moins par des théories que par des actes, et c'est dans l'action plus que dans les livres qu'on doit aller chercher ».[24]

Dans sa brochure Le syndicalisme révolutionnaire, Victor Griffuelhes nous résume une vision de l'action syndicale : « le syndicalisme proclame le devoir de l'ouvrier d'agir lui-même, de lutter lui-même, de combattre lui-même, seules conditions susceptibles de lui permettre de réaliser sa totale libération. De même que le paysan ne récolte le grain de son travail qu'au prix de son travail fait de luttes personnelles, le prolétaire ne jouira de droits qu'au prix de son travail fait d'efforts personnels (…) Le syndicalisme, répétons-le, est le mouvement, l'action de la classe ouvrière ; il n'est pas la classe ouvrière elle-même. C'est-à-dire que le producteur en s'organisant avec des producteurs comme lui, en vue de lutter contre un ennemi commun : le patronat, en combattant par le syndicat et dans le syndicat pour la conquête des améliorations, crée l'action et forme le mouvement ouvrier (…)

[Pour le Parti socialiste] le Syndicat est l'organe qui balbutie les aspirations des ouvriers, c'est le Parti qui les formule, les traduit, et les défend. Car pour le Parti, la vie économique se concentre dans le Parlement ; c'est vers lui que tout doit converger, c'est de lui que tout doit partir (…)

Puisque le syndicalisme est le mouvement de la classe ouvrière (…) c'est-à-dire que les groupements issus d'elle ne peuvent comprendre que des salariés (…) de ce fait, ces groupements excluent des individus jouissant d'une situation économique différente de celle du travailleur ».

Dans son intervention au congrès d'Amsterdam, Pierre Monatte considère que le syndicat fait disparaître les désaccords politiques au sein de la classe ouvrière : « Au syndicat, les divergences d'opinion, souvent si subtiles, si artificielles, passent au second plan ; moyennant quoi, l'entente est possible. Dans la vie pratique, les intérêts priment sur les idées : or toutes les querelles entre les écoles et les sectes ne feront pas que les ouvriers, du fait même qu'ils sont pareillement assujettis aux lois du salariat, n'aient des intérêts identiques. Et voilà le secret de l'entente qui s'est établie entre eux, qui fait la force du syndicalisme et qui lui a permis, l'année dernière, au Congrès d'Amiens [en 1906, ndlr], d'affirmer fièrement qu'il se suffisait à lui-même ».[25] Il est à noter que Monatte met ici les groupes anarchistes dans le même sac que les socialistes.

Qu'est-ce qui ressort de ces quelques citations ? Il y a quatre idées clés que nous voulons souligner ici.

Le syndicat ne reconnaît pas de tendances politiques, il est politiquement « neutre ». C'est une idée que l'on retrouve à répétition dans les textes des anarcho-syndicalistes de la CGT : que les partis politiques ne représentent que « les chamailleries des écoles ou des sectes rivales », et que le travail syndical, l'association des ouvriers dans la lutte syndicale, eux, ne connaissent pas de luttes de tendance – autrement dit, « politiques ». Or, cette idée ne correspond nullement à la réalité. Il n'y a aucune automatisme dans la lutte ouvrière, qui est nécessairement faite de décisions, et d'une action en fonction de ces décisions : ces décisions sont des actes politiques. Ceci est encore plus vrai pour la lutte ouvrière que pour les luttes des autres classes révolutionnaires dans l'histoire. Puisque la révolution prolétarienne doit être l'acte conscient de la grande masse de la classe ouvrière, la prise de décision doit faire constamment appel à la capacité de réflexion, de débat, de la classe ouvrière, tout autant qu'à sa capacité d'action : les deux sont indissociables. L'histoire de la CGT elle-même a été témoin de luttes incessantes entre différentes tendances. Il y a eu d'abord la lutte contre les socialistes qui voulaient rapprocher la CGT de la SFIO, qui s'est soldée par la défaite de ces derniers au congrès d'Amiens . D'ailleurs, pour s'assurer de l'indépendance du syndicat par rapport au parti, les anarcho-syndicalistes n'ont pas hésité à s'allier avec les réformistes, qui insistaient non seulement sur l'indépendance du syndicat vis-à-vis du parti, mais aussi sur l'autonomie de chaque syndicat, de façon à pouvoir maintenir la politique réformiste au sein des fédérations où ils étaient dominants. Il y eut ensuite des luttes entre réformistes et révolutionnaires autour de la succession de Griffuelhes, démissionnaire en 1909 et remplacé par le réformiste Niel, lui-même remplacé quelques mois plus tard par le candidat révolutionnaire Jouhaux, celui-là même qui porte une lourde responsabilité pour la trahison de 1914.

La politique, c'est le parlement. Cette idée, si elle doit beaucoup à l'incurable crétinisme parlementaire (pour reprendre l'expression de Lénine) des socialistes français, n'a strictement rien à voir avec le marxisme. Déjà en 1872, Marx et Engels ont tiré cette leçon de la Commune de Paris, « qui, pendant deux mois, mit pour la première fois aux mains du prolétariat le pouvoir politique » : « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte » (Préface à l'édition allemande de 1872 du Manifeste Communiste). Dans la Deuxième Internationale, le début du 20e siècle est caractérisé par une lutte politique au sein des partis socialistes et des syndicats, entre d'un côté les réformistes qui veulent intégrer le mouvement ouvrier dans la société capitaliste, et de l'autre, la gauche qui défend sa finalité révolutionnaire, en s'appuyant sur les nouvelles leçons issues de l'expérience des grèves de masse de 1903 en Hollande et de 1905 en Russie.

On doit interdire la présence de non-ouvriers dans la lutte. Cette idée est également reprise par Pouget (Le Parti du Travail) : « cette œuvre de réorganisation sociale ne peut s'élaborer et se mener à bien que dans un milieu indemne de toute contamination bourgeoise (…) [le Parti du Travail est] le seul organisme qui, en vertu de sa constitution même, élimine de son sein toutes les scories sociales ». Cette notion est une véritable foutaise : l'histoire est remplie d'exemples d'ouvriers qui ont trahi leur classe (à commencer par plusieurs dirigeants anarcho-syndicalistes de la CGT), ainsi que de ceux qui n'étant pas ouvriers eux-mêmes sont restés fidèles au prolétariat et ont payé cette fidélité de leurs vies : l'avocat Karl Liebknecht et l'intellectuelle Rosa Luxemburg pour n'en nommer que deux.

C'est l'action, et non pas la « philosophie », qui est l'essence de la lutte. Relevons d'abord le fait que les marxistes n'ont pas attendu les anarchistes pour insister sur le fait que « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer ».[26] Ce qui caractérise l'anarcho-syndicalisme n'est pas le fait « d'agir », mais l'idée que l'action n'a pas besoin de s'appuyer sur une réflexion théorique ; qu'il suffirait, en quelque sorte, d'éliminer des organisations ouvrières les éléments « étrangers » pour que jaillisse une « action » adéquate. Cette idéologie est résumée dans un des slogans typiques du syndicalisme révolutionnaire : « l'action directe ».

Action directe ou grève de masse politique ?

Voici comment Pouget décrit « Les méthodes d'action syndicale » dans Le Parti du travail : « [celles-ci] ne sont pas l'expression du consentement des majorités se manifestant par le procédé empirique du suffrage universel : elles s'inspirent des moyens grâce auxquels, dans la nature, se manifeste et se développe la vie, en ses nombreuses formes et aspects. De même que la vie est d'abord apparue par un point, une cellule ; de même qu'au cours du temps, c'est toujours une cellule qui est élément de fermentation ; de même, dans le milieu syndicaliste, le branle est donné par des minorités conscientes qui, par leur exemple, par leur élan (et non par injonctions autoritaires) attirent dans leur rayonnement et entraînent à l'action la masse plus frigide » (op. cit. p. 227).

On voit pointer ici la vieille rengaine anarchiste : l'activité révolutionnaire se fait grâce à l'acte exemplaire de la « minorité consciente », la masse de la classe ouvrière se trouvant reléguée à un statut de mouton. C'est encore plus clair dans le livre de Pouget sur la CGT : « si le mécanisme démocratique était pratiqué par les organisations ouvrières, le non-vouloir de la majorité inconsciente et non syndiquée paralyserait toute action. Mais la minorité n'est pas disposée à abdiquer ses revendications et ses aspirations devant l'inertie d'une masse que l'esprit de révolte n'a pas animée et vivifiée encore. Par conséquent, il y a, pour la minorité consciente, l'obligation d'agir, sans tenir compte de la masse réfractaire, et ce, sous peine d'être forcée de plier l'échine, tout comme les inconscients » (op. cit. p165). Il est vrai, bien sûr, que la classe ouvrière n'est pas homogène dans sa prise de conscience : il y a toujours des éléments de la classe qui voient plus loin que leurs camarades. C'est bien pour cela que les communistes insistent sur la nécessité d'organiser, de regrouper la minorité d'avant-garde dans une organisation politique capable d'intervenir dans les luttes, de participer au développement de la conscience de l'ensemble de la classe, et ainsi de faire en sorte que l'ensemble de la classe ouvrière soit à même d'agir de façon consciente et unifiée, en somme de faire en sorte que « l'émancipation de la classe ouvrière » soit vraiment « l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes ». Mais cette capacité de « voir plus loin » ne vient pas d'un « esprit de révolte » individuel qui surgit on ne sait d'où ni comment : elle est inscrite dans l'être même de la classe ouvrière en tant que classe historique et internationale, la seule classe dans la société capitaliste qui est obligée de se hisser à une compréhension de la nature du capitalisme et de sa propre nature de fossoyeur de la vieille société. Une réflexion approfondie sur l'action ouvrière, afin de tirer les leçons de ses victoires et – bien plus souvent – de ses défaites, fait évidemment partie de cette compréhension, mais elle n'est pas sa seule composante : la classe qui va entreprendre la révolution la plus radicale que l'humanité ait jamais connue, la destruction de la domination des classes et son remplacement par la première société mondiale et sans classes, a besoin d'une conscience d'elle-même et de sa mission historique qui va bien au-delà de l'expérience immédiate.

Cette vision est à des années-lumière du mépris pour la « masse réfractaire » affiché par l'anarchiste Pouget : « Qui pourrait récriminer contre l'initiative désintéressée de la minorité ? Ce ne sont pas les inconscients, que les militants n'ont guère considérés que comme des zéros humains, n'ayant que la valeur numérique d'un zéro ajouté à un nombre, s'il est placé à sa droite » (op. cit. p. 166). La « théorie » anarchiste de l'action directe descend donc en droite ligne de la vision bakouniniste des masses comme force élémentaire, mais surtout pas consciente, et ayant en conséquence besoin de ce « quartier général secret » pour diriger leur « révolte ».

D'autres militants mettent l'accent plutôt sur l'action indépendante des ouvriers eux-mêmes : ainsi Griffuelhes écrit que « le salarié, maître à toute heure et à toute minute de son action, l'exerçant à l'heure jugée bonne par lui, l'intensifiant ou la réduisant au gré de sa volonté, ou sous l'influence de ses mesures et de ses moyens, n'abandonnant jamais à quiconque le droit de se décider à sa place et pour lui, gardant comme un bien inestimable la possibilité et la faculté de dire à tout moment le mot qui active ou celui qui clôture, s'inspire de cette conception si ancienne et si décriée dénommée : action directe ; cette action directe qui n'est que la forme d'agir et de combattre propre au syndicalisme ». Ailleurs, Griffuelhes compare l'action directe à un « outil » que l'ouvrier doit apprendre à manier. Cette vision de l'action ouvrière, si elle n'affiche pas le mépris hautain d'un Pouget pour les « zéros humains », est néanmoins loin d'être satisfaisante. D'abord, il y a une nette tendance individualiste chez Griffuelhes, de voir l'action de la classe comme le simple somme des actes individuels de chaque ouvrier. En conséquence, et de façon logique, il n'y a aucune compréhension du fait qu'il existe un rapport de forces non pas entre des individus mais entre les classes sociales. La possibilité de mener une lutte d'envergure – et à plus forte raison encore la révolution – avec succès dépend, non pas du simple apprentissage de l'usage d'un « outil », mais d'un rapport de forces plus global entre bourgeoisie et prolétariat. Ce que Griffuelhes, et le syndicalisme révolutionnaire en général, ne voient absolument pas, c'est que le début du 20e siècle est une période charnière, où le contexte historique de la lutte ouvrière est bouleversé de fond en comble. A l'apogée du capitalisme, entre 1870 et 1900, il était encore possible pour les ouvriers de remporter des victoires durables corporation par corporation, voire usine par usine, d'un côté parce que l'expansion sans précédent du capitalisme le permettait, et de l'autre parce que l'organisation de la classe dominante elle-même n'avait pas encore pris la forme du capitalisme d'Etat.[27] C'est dans cette période, qui a permis un développement de plus en plus important des organisations syndicales sur la base des luttes revendicatives, que les militants de la CGT ont acquis leur expérience. Le syndicalisme révolutionnaire, fortement influencé par l'anarchisme dans le cas de la CGT, est une théorisation des conditions et de l'expérience d'une période déjà révolue, qui est inappropriée dans la nouvelle période qui s'ouvre, dans laquelle le prolétariat va se trouver confronté au choix entre guerre et révolution, et va devoir se battre sur un terrain qui va bien au-delà de la lutte revendicative.

Dans cette nouvelle période de la vie du capitalisme, celle de sa décadence, la réalité est différente. D'abord, ce n'est pas le prolétariat qui peut décider de lutter pour telle ou telle amélioration, au contraire : 99 fois sur 100, les ouvriers entrent en lutte pour se défendre face à une attaque (licenciements, baisses de salaire, fermetures d'usine, attaques sur le salaire social). Ensuite, le prolétariat n'a pas en face de lui une matière brute sur laquelle il peut travailler comme avec un outil. Bien au contraire, la classe ennemie bourgeoise va autant que possible prendre l'initiative, tout faire pour se battre sur son terrain, avec ses outils que sont la provocation, la violence, la fourberie, les promesses mensongères, etc. L'action directe ne fournit aucun antidote magique qui permette au prolétariat de s'immuniser contre de tels moyens. Ce qui est indispensable par contre, pour mener la lutte de classe à bien, c'est une compréhension politique de l'ensemble de l'environnement qui détermine les conditions de la lutte de classe : quelle est la situation du capitalisme, de la lutte de classe au niveau mondial, comment les changements dans le contexte où le prolétariat développe sa lutte déterminent les changements dans les moyens de la lutte. Développer cette compréhension, qui est la tâche qui incombe spécifiquement à la minorité révolutionnaire de la classe, était d'autant plus nécessaire dans la période qui va voir, non pas la montée plus ou moins linéaire du développement syndical mais au contraire une offensive bourgeoise qui ne recule devant rien pour mater le prolétariat, corrompre ses organisations, et entraîner la classe dans la guerre impérialiste. Cette tâche, l'anarcho-syndicalisme de la CGT a été absolument incapable de la mener à bien.

La raison fondamentale de cette incapacité, c'est que malgré l'accent mis sur l'importance de l'expérience ouvrière par les anarcho-syndicalistes que nous avons cités, la théorie de l'action directe limite cette expérience aux leçons immédiates que peut tirer chaque ouvrier ou chaque groupe d'ouvriers de sa propre expérience. Ainsi, ils ont été parfaitement incapables de tirer les leçons de ce qui fut sans aucun doute l'expérience de lutte la plus importante de l'époque : la révolution russe de 1905. Ce n'est pas le lieu ici de développer la façon dont les marxistes se sont penchés sur cette immense expérience pour en tirer le maximum d'enseignements pour la lutte ouvrière. On peut affirmer, par contre, que la CGT n'y a quasiment prêté aucune attention, et quand les anarcho-syndicalistes la remarquent, c'est pour tout comprendre à l'envers. Ainsi, dans Comment nous ferons la révolution, Pouget et Pataud[28] ne se réfèrent à 1905 que pour parler du rôle joué par… les syndicats jaunes : « chaque fois que la bourgeoisie (…) avait favorisé l'éclosion de groupements ouvriers, avec l'espoir de les tenir en laisse et d'en user comme instruments, elle avait eu des déboires. Le plus typique des exemples fut la constitution, en Russie, sous l'influence de la police et la direction du pope Gapone, de syndicats jaunes qui évoluèrent vite du conservatisme à la lutte de classes. Ce furent ces syndicats qui, en janvier 1905, prirent l'initiative de la manifestation au Palais d'Hiver, à Petersbourg – point de départ de la révolution qui, sans parvenir à abattre le tsarisme, réussit à atténuer l'autocratie ». A en croire ces lignes, c'est grâce aux syndicats jaunes que la grève a été lancée. En réalité, la manifestation menée par le pope Gapone était venue humblement réclamer au « petit père », le Tsar, une amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière : c'est la réponse brutale de la troupe qui a provoqué le démarrage d'un soulèvement spontané dans lequel le rôle principal dans la dynamique et l'organisation de l'action ouvrière, fut joué non pas par les syndicats mais par un nouvel organisme, le soviet (conseil ouvrier).

Vers la grève générale ?

La notion de la grève générale, comme nous l'avons déjà vu, ne vient pas en tant que telle des anarcho-syndicalistes puisqu'elle existe déjà aux débuts du mouvement ouvrier [29] et a été mise en avant par la FNS guesdiste avant la création de la CGT. En soi, la grève générale peut apparaître comme étant une extrapolation naturelle d'une situation où les luttes se développent petit à petit (quoi de plus logique que de supposer que les ouvriers deviennent de plus en plus conscients), les grèves vont en s'amplifiant, pour aboutir à une grève générale de toute la classe ouvrière ? Et, en effet, c'est la vision de la CGT exprimée par Griffuelhes : « La grève générale (…) est l'aboutissant logique de l'action constante du prolétariat en mal d'émancipation ; elle est la multiplication des luttes soutenues contre le patronat. Elle implique comme acte final un sens très développé de la lutte et une pratique supérieure de l'action. Elle est une étape de l'évolution marquée et précipitée par des soubresauts, qui (…) seront des grèves générales corporatives.

Ces dernières constituent la gymnastique nécessaire, de même que les grandes manœuvres sont la gymnastique de la guerre ». [30]

Autre aboutissement logique du raisonnement des syndicalistes révolutionnaires, c'est que la grève devenue générale ne pourrait être autre chose que le mouvement révolutionnaire. Griffuelhes cite la Voix du Peuple du 8 mai 1904 : « la grève générale ne peut être que la Révolution elle-même, car, comprise autrement, elle ne serait qu'une nouvelle duperie. Des grèves générales corporatives ou régionales la précéderont et la prépareront » (idem).

Les syndicalistes révolutionnaires n'ont pas dit que des choses fausses sur la montée de la lutte vers l'action révolutionnaire, bien sûr.[31] Mais il faut se rendre à l'évidence que la perspective syndicaliste d'une montée quasi-linéaire du développement des luttes ouvrières vers la prise de pouvoir par la minorité agissante regroupée dans les syndicats ne correspond pas à la réalité historique. Et ce n'est pas par hasard. Même si on laisse de côté le fait que – dans la réalité – les syndicats sont passés du côté de la bourgeoisie et se sont montrés les pires ennemis de la classe ouvrière lors de ses tentatives révolutionnaires (Russie 1917 et Allemagne 1919), il y a une contradiction fondamentale entre syndicats et pouvoir révolutionnaire. Les syndicats existent dans la société capitaliste et sont inévitablement marqués par le combat au sein du capitalisme, alors que la révolution se dresse contre la société capitaliste. En particulier, les syndicats sont organisés par métier ou par industrie, et dans la vision anarcho-syndicaliste chaque syndicat garde jalousement ses prérogatives de s'organiser à sa façon et pour défendre les intérêts spécifiques du métier. Il y a donc une incohérence évidente dans l'idée que le syndicat permet à tous les ouvriers de se réunir indépendamment de leur adhésion politique, et de penser à ce titre que le syndicat permet de réunir l'ensemble de la classe alors qu'en même temps, les syndicats maintiennent la division des ouvriers selon leur métier ou leur industrie.

La révolution par contre n'est pas seulement le fait des minorités les plus avancées, elle met en branle toute la classe ouvrière y compris ses fractions jusque-là les plus attardées au niveau de la conscience. Elle doit permettre à tous les ouvriers de voir et d'agir au-delà des divisions qui leur sont imposées par l'organisation de l'économie capitaliste ; elle doit trouver les moyens organisationnels qui permettent à toutes les parties de la classe de s'exprimer, de décider, et d'agir, des plus avancées au plus attardées. Le pouvoir ouvrier révolutionnaire est donc tout autre chose que l'organisation syndicale. Trotsky, élu président du soviet de Petrograd en 1905, l'exprimait ainsi :

« Le conseil organisait les masses, dirigeait les grèves politiques et les manifestations, armait les ouvriers...

Mais d'autres organisations révolutionnaires l'avaient déjà fait avant lui, le faisaient en même temps que lui et continuèrent à le faire après sa dissolution. La différence, c'est qu'il était, ou du moins aspirait à devenir, un organe de pouvoir (...)

Si le conseil a conduit à la victoire diverses grèves, s'il a réglé avec succès divers conflits entre ouvriers et patrons, ce n'est absolument pas qu'il existât tout exprès dans ce but au contraire, là où existait un syndicat puissant, celui-ci se montra bien plus à même que le conseil de diriger la lutte syndicale ; L'intervention du conseil n'avait du poids qu'en raison de l'autorité universelle dont il jouissait. Et cette autorité était due au fait qu'il accomplissait ses tâches fondamentales, les tâches de la révolution, qui allaient bien au-delà des limites de chaque métier et de chaque ville et assignaient au prolétariat comme classe une place dans les premiers rangs des combattants ».[32]

Ces lignes sont écrites à une époque où les syndicats pouvaient encore être considérés comme des organes de la classe ouvrière : les leçons qu'elles tirent de l'expérience sont encore plus valables aujourd'hui. Si nous examinons le mouvement le plus important que la classe ouvrière ait connu depuis la fin de la contre-révolution en 1968 – la grève de masse en Pologne en 1980 – nous constatons immédiatement que les ouvriers, loin de se servir de la forme « syndicat jaune » (les syndicats en Pologne étant entièrement inféodés à l'Etat stalinien), ont adopté une tout autre forme d'organisation, une forme qui préfigure les soviets révolutionnaires : l'assemblée de délégués élus et révocables.[33]

1906 : la grève générale à l'épreuve

La théorie de la grève générale des anarcho-syndicalistes de la CGT sera mise à l'épreuve quand la Confédération décide de lancer une grande campagne pour réduire la journée de travail au moyen de la grève générale.[34] La CGT appelle les travailleurs, à partir du 1er mai 1906,[35] d'imposer eux-mêmes la nouvelle journée en cessant le travail à la fin des huit heures. L'adhésion à la CGT reste très minoritaire : sur un total de 13 millions d'ouvriers potentiellement « syndicables » en 1912,[36] la CGT n'en regroupe que 108.000 en 1902, chiffre qui monte jusqu'à 331.000 en 1910.[37] Ce sera donc une véritable épreuve de vérité pour la vision anarcho-syndicaliste : la minorité, par son exemple, devant entraîner toute la classe ouvrière dans une confrontation générale avec la bourgeoisie grâce au moyen – si simple en apparence – de la cessation du travail à l'heure décidée par l'ouvrier et non pas par le patron. A partir de 1905, la CGT crée une commission spéciale chargée de la propagande, qui va multiplier tracts, brochures, journaux, et réunions de propagande (plus de 250 réunions seulement à Paris !).

Toute cette préparation est sérieusement bousculée par un évènement inattendu : la terrible catastrophe de Courrières, le 10 mars 1906, quand plus de 1.200 mineurs sont tués par une énorme explosion souterraine. Très vite, la colère monte, et le 16 mars il y a 40.000 mineurs engagés dans une grève qui n'a été ni prévue, ni voulue, que ce soit par le « vieux syndicat » réformiste d'Emile Basly, ou par le « jeune syndicat » révolutionnaire dirigé par Benoît Broutchoux.[38] La situation sociale est explosive : alors que les mineurs reprennent le travail après une âpre lutte, marquée par des confrontations violente avec la troupe, d'autres secteurs rentrent en lutte – en avril 200.000 ouvriers sont en grève. Dans un climat de quasi-guerre civile, le Ministre de l'Intérieur Clemenceau prépare le 1er mai avec un mélange de provocation et de répression, y compris l'arrestation de Griffuelhes et de Lévy, le trésorier de la CGT. La grève rencontre peu de succès en province, les quelques 250.000 grévistes parisiens se trouvent isolés et obligés de reprendre le travail après deux semaines sans avoir atteint leur but. A la lecture des évènements, on sent clairement que la CGT est en fait bien peu préparée à mener une grève dans laquelle ni le gouvernement ni les ouvriers n'agissent comme prévu. En fin de compte, la grève de 1906 confirme en négatif ce que le 1905 russe avait démontré en positif : « C'est que la grève de masse n'est ni 'fabriquée' artificiellement ni 'décidée', ou 'propagée', dans un éther immatériel et abstrait, mais qu'elle est un phénomène historique résultant, à un certain moment, d'une situation sociale à partir d'une nécessité historique.

Ce n'est donc pas par des spéculations abstraites sur la possibilité ou l'impossibilité, sur l'utilité ou le danger de la grève de masse, c'est par l'étude des facteurs et de la situation sociale qui provoquent la grève de masse dans la phase actuelle de la lutte des classes, qu'on résoudra le problème ; ce problème, on ne le comprendra pas et on ne pourra pas le discuter à partir d'une appréciation subjective de la grève générale en considérant ce qui est souhaitable ou non, mais à partir d'un examen objectif des origines de la grève de masse, et en se demandant si elle est historiquement nécessaire ».[39]

Comble de l'ironie, le Congrès d'Amiens de juin 1906 d'une CGT censée permettre aux ouvriers d'apprendre de leurs expériences et d'ignorer la politique ne discute pas du tout de l'expérience du mois précédent, mais passe le plus clair de son temps à discuter de la question éminemment politique de la relation entre la Confédération et la SFIO !

La CGT face à la guerre : un internationalisme hésitant

Nous avons déjà dit que la guerre de 1914 n'était une surprise pour personne : ni pour la bourgeoisie des grandes puissances impérialistes, qui s'y préparait par une course frénétique aux armements, ni pour les organisations ouvrières. Tout comme les partis socialistes de la Deuxième Internationale à leurs congrès de Bâle et de Stuttgart, la CGT a adopté plusieurs résolutions d'opposition à la guerre, notamment au congrès de Marseille en 1908 qui « déclare qu'il faut, au point de vue international, faire l'instruction des travailleurs afin qu'en cas de guerre entre puissances, les travailleurs répondent à la déclaration de la guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire ».[40] Et pourtant, quand la guerre commence, la Bataille syndicaliste de Griffuelhes se réclame de Bakounine pour appeler à « Sauver la France d'un esclavage de cinquante ans (…) En faisant du patriotisme, nous sauverons la liberté universelle », alors que Jouhaux, secrétaire autrefois « révolutionnaire » de la CGT déclare à l'enterrement de Jaurès que « ce n'est pas la haine du peuple allemand qui nous poussera sur les champs de bataille, c'est la haine de l'impérialisme allemand ! ».[41] La trahison de la CGT anarcho-syndicaliste est donc tout aussi abjecte que celle des socialistes qu'elle fustigeait auparavant, et l'ancien anarchiste Jouhaux peut même dire de Jaurès qu'il « était notre doctrine vivante ».[42]

Comment la CGT en est-elle arrivée là ? En réalité, et malgré ses appels à l'internationalisme, la CGT est plus anti-militariste qu'internationaliste, c'est-à-dire qu'elle voit le problème beaucoup plus du point de vue de l'expérience immédiate des ouvriers face à une armée que la bourgeoisie française n'hésite pas à utiliser pour briser les grèves : sa problématique est française, nationale, et la guerre est considérée comme « un dérivatif aux réclamations ascendantes du prolétariat ».[43] Sous des apparences révolutionnaires, l'anti-militarisme de la CGT est en fait beaucoup plus proche du pacifisme, comme on peut voir dans la déclaration du Congrès d'Amiens de 1906 : « On veut mettre le peuple dans l'obligation de marcher, prétextant d'honneur national, de guerre inévitable, parce que défensive (…) la classe ouvrière veut la paix à tout prix ».[44] Ainsi, on crée un amalgame – typique de l'anarchisme d'ailleurs – entre la classe ouvrière et « le peuple », et en voulant « la paix à tout prix », on se prépare à se jeter dans les bras d'un gouvernement qui prétend chercher la paix de bonne foi : c'est ainsi que le pacifisme devient le pire partisan de la guerre, quand il s'agit de se défendre contre le militarisme adverse.[45]

La lecture du livre de Pouget et Pataud (Comment nous ferons la révolution), que nous avons déjà cité, est très instructive à cet égard, dans le sens que celui-ci décrit une révolution purement nationale. Les deux auteurs anarcho-syndicalistes n'ont pas attendu Staline pour envisager la construction de « l'anarchisme dans un seul pays » : la révolution ayant réussi en France, tout un passage du livre est consacré à la description du système de commerce extérieur qui continue de s'opérer selon le mode commercial, alors qu'à l'intérieur des frontières nationales, on produit selon un mode communiste. Alors que pour les marxistes, l'affirmation que « les travailleurs n'ont pas de patrie » n'est pas un principe moral, mais l'expression de l'être même du prolétariat tant que le capitalisme n'a pas été abattu à l'échelle planétaire, pour les anarchistes ce n'est qu'un vœu pieu. Cette vision nationale de la révolution est fortement liée à l'histoire française et à une tendance parmi beaucoup d'anarchistes, voire de socialistes français, de se considérer comme les héritiers de la révolution bourgeoise de 1789 : il n'est donc guère étonnant que Pouget et Pataud s'inspirent, non pas de l'expérience russe de 1905, mais surtout de l'expérience française de 1789, des armées révolutionnaires de 1792, et de la lutte du « peuple » français contre l'envahisseur allemand et réactionnaire. Dans ce livre d'anticipation, le contraste est frappant entre la stratégie imaginée du régime révolutionnaire victorieux en France et la stratégie réelle qui sera celle des bolcheviks après la prise de pouvoir en 1917. Pour les bolcheviks, la tâche essentielle est de faire de la propagande à l'étranger (par exemple, dès les premiers jours de la révolution, par la publication par radio des traités secrets de la diplomatie russe), et de gagner du temps pour permettre autant que possible la fraternisation avec les troupes allemandes sur le front. Le nouveau pouvoir syndical en France, par contre, ne se préoccupe guère de ce qui se passe en dehors des frontières, et se prépare à repousser l'invasion des armées capitalistes, non pas par la fraternisation et la propagande, mais par la menace d'abord, suivie par l'utilisation de l'équivalent (pour un livre de science-fiction du début du 20e siècle) des armes nucléaires et bactériologiques.

Ce manque d'intérêt pour ce qui se passait hors de l'hexagone n'était pas seulement le fait d'un livre d'anticipation sociale, il se retrouvait aussi dans le peu d'enthousiasme de la CGT pour les liaisons internationales. La CGT adhère au secrétariat international des syndicats, mais ne le prend guère au sérieux : ainsi, quand Griffuelhes est délégué au congrès syndical de 1902 à Stuttgart, il est incapable de suivre les débats qui se tiennent pour l'essentiel en allemand, ni même de savoir si la motion qu'il a déposée a été traduite. En 1905, la CGT veut proposer aux syndicats allemands d'organiser des manifestations contre le danger de guerre face à la crise marocaine. Mais les Allemands insistant pour que toute action soit menée conjointement avec les partis socialistes allemands et français, ce qui va à l'encontre de la doctrine syndicaliste, la CGT abandonne son initiative. Peu avant la guerre, il y a une tentative à Londres de constituer une internationale syndicaliste révolutionnaire, mais la CGT n'envoie pas de délégué.

La faillite de l'anarcho-syndicalisme

La banqueroute de la CGT, la trahison de ses principes et de la classe ouvrière et sa participation à l'Union Sacrée en 1914, n'étaient pas moins abjectes que la trahison des syndicats allemands ou anglais, et nous ne la retracerons pas ici. L'anarcho-syndicalisme français, pas plus que le syndicalisme allemand lié au parti socialiste ou le syndicalisme anglais qui, lui, vient de créer son propre parti,[46] n'a su rester fidèle à ses principes et combattre la guerre que tous voyaient venir. Au sein de la CGT, néanmoins, a surgi avec énormément de difficulté face à la répression, une petite minorité internationaliste, dont Pierre Monatte est un des principaux membres. Ce qui est significatif, par contre, c'est que lorsque Monatte démissionne du Comité confédéral en décembre 1914[47] pour protester contre l'attitude de la CGT dans la guerre, il cite parmi ses raisons le refus de la CGT de répondre à l'appel des partis socialistes des pays neutres à une conférence de paix à Copenhague. Il appelle la CGT à suivre l'exemple donné par Keir Hardie[48] en Grande-Bretagne et par Liebknecht en Allemagne.[49] C'est-à-dire que Monatte ne trouve nulle part en 1914 une référence syndicaliste révolutionnaire internationaliste sur laquelle il peut s'appuyer. Il est obligé de s'associer, en ce début de la guerre pour l'essentiel à des socialistes centristes.

L'anarcho-syndicalisme a failli doublement face à sa première grande épreuve : le syndicat a sombré dans l'Union Sacrée patriotarde. Pour la première fois, mais pas la dernière, ce sont les anarchistes anti-militaristes de la veille qui ont poussé la classe ouvrière dans la boucherie des tranchées. Quant à la minorité internationaliste, elle ne trouve aucun appui dans le mouvement anarchiste ou anarcho-syndicaliste international. Dans un premier temps, elle doit se tourner vers les socialistes centristes des pays « neutres » ; par la suite, elle s'alliera à l'internationalisme révolutionnaire qui s'exprime dans les gauches des partis socialistes, et qui va émerger dans les conférences de Zimmerwald et plus encore de Kienthal, pour s'acheminer vers la création de l'Internationale communiste.

Jens, 30/09/2004

 


[1] Lénine, "Préface à la brochure de Voïnov (Lunatcharski) sur l'attitude du parti envers les syndicats" (1907). Oeuvres T.13, p. 175.

[2] Pierre Monatte : né en 1860, il débute dans la vie politique comme dreyfusard et socialiste, pour devenir ensuite syndicaliste. Il se définit lui-même comme anarchiste, mais appartient plutôt à la nouvelle génération de syndicalistes révolutionnaires. Il fonde le journal La vie ouvrière en 1909. Internationaliste en 1914, il participe au travail de regroupement lancé par la conférence de Zimmerwald et rejoint le Parti communiste, pour en être exclu en 1924 pendant le processus de dégénérescence de l'Internationale communiste, suite à l'isolement et la défaite de la Révolution russe.

[3] Nous traiterons l'histoire de la CNT dans un article ultérieur de cette série.

[4] Industrial Workers of the World.

[5] Pour la chronologie, nous renvoyons le lecteur intéressé à L'histoire des Bourses du travail de Fernand Pelloutier (éditions Gramma), à L'histoire de la CGT de Michel Dreyfus (éditions Complexe), ainsi qu'au travail remarquable d'Alfred Rosmer (lui-même membre de la CGT est très lié avec Monatte) Le mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale (éditions d'Avron).

[6] Émile Pouget: né en 1860, contemporain de Monatte, Pouget travaille d'abord comme employé de magasin et participe en 1879 à la fondation du syndicat des employés. Proche des bakouninistes, il est arrêté en 1883 suite à une manifestation et condamné à 8 ans de prison (il est libéré après trois ans). Il devient journaliste et fonde Le père peinard, journal qui se fait connaître pour son langage très « populo ». Il devient secrétaire à la rédaction du journal de la CGT, La voix du peuple. Il est donc, en quelque sorte, responsable des prises de position officielles du syndicat. Il quitte la CGT pour la vie privée en 1909, devient patriote lors de la guerre et contribue à travers des articles patriotards à la propagande bourgeoise pendant cette période.

[7] Voir La Confédération générale du Travail d'Émile Pouget (réédité par la CNT région parisienne).

[8] Le Programme de la fraternité internationale de 1869.

[9] Bakounine, Lettre à Netchaïev, 2 juin 1870 (traduit de l'anglais par nous).

[10] Les Bourses du Travail tirent une partie de leur inspiration des anciennes traditions de compagnonnage et se donnent comme but d'aider les ouvriers à la fois à trouver du travail, à s'instruire et à s'organiser. On y trouve des bibliothèques, des salles de réunion pour les organisations syndicales, des informations sur les offres d'embauche, et aussi sur les luttes en cours de façon à ce que les ouvriers ne deviennent pas des « jaunes » sans le savoir. Ils organisent aussi le viaticum, un système d'aide aux ouvriers en voyage à la recherche de travail. En 1902, la Fédération nationale des Bourses du Travail (FNB) fusionne avec la CGT au congrès de Montpellier alors que, avec le développement de la grande industrie, le travail artisanal décline. La Bourse en tant qu'organisation séparée du syndicat voit décliner de plus en plus son rôle, et la double structuration de la CGT (Bourses et syndicats) disparaît en 1914.

[11] Fernand Pelloutier (1867-1901) : Issu d'une famille monarchiste, Pelloutier révèle très jeune un grand talent de journaliste ainsi qu'un esprit critique développé. En 1892, il adhère au Parti Ouvrier Français et crée sa première section à Saint Nazaire. Il écrit, avec Aristide Briand, une brochure intitulée De la révolution par la grève générale, qui envisage le triomphe des ouvriers de façon non-violente, par simple asphyxie des dirigeants. Mais Pelloutier sera vite gagné aux idées anarchistes et, revenu à Paris, se plonge dans l'activité de propagande. Elu secrétaire de la Fédération nationale des Bourses de Travail en 1895, il critique durement « les gesticulations irresponsables de la secte ravacholienne » ainsi que les discussions « byzantines » des groupuscules anarchistes. Tout le reste de sa vie, il travaille sans relâche et, avec un dévouement pour la cause prolétarienne qui force notre admiration, au développement de la FNB. Il meurt prématurément d'une longue et douloureuse maladie, en 1901.

[12] Georges Yvetot (1868-1942) : Typographe, anarchiste, il succède à Pelloutier comme secrétaire de la FNB de 1901 à 1918. Il joue un rôle dans le mouvement anti-militariste avant 1914, mais disparaît de la scène à la déclaration de guerre, au grand dégoût de Merrheim (lettre de Merrheim à Monatte, décembre 1914 : « Yvetot est à Étretat et ne donne jamais de ses nouvelles. C'est écœurant, je t'assure ! Et quelle lâcheté ! »).

[13] Léon Jouhaux (1879-1954) : Né à Paris, fils d'un ouvrier communard, Jouhaux travaille d'abord dans une manufacture d'allumettes à Aubervilliers, et adhère au syndicat. Lié à l'anarchisme, il entre au Comité national de la CGT comme représentant de la Bourse de Travail d'Angers en 1905. Considéré comme le « porte-parole » de Griffuelhes, il est le candidat de la mouvance révolutionnaire à l'élection du nouveau secrétaire de la CGT, après la démission de ce dernier en 1909. En 1914, il accepte le titre de « commissaire à la nation » sur la demande de Jules Guesde, entré au gouvernement. Jouhaux restera à la tête de la CGT jusqu'en 1947.

[14] Alphonse Merrheim (1871-1925) : Fils d'ouvrier, lui-même chaudronnier. Il est guesdiste, puis allemaniste, avant de devenir syndicaliste révolutionnaire. Il s'installe à Paris en 1904, et devient secrétaire de la Fédération des métaux, ce qui fait de lui un des principaux dirigeants de la CGT. Hostile à l'Union Sacrée, il ne suit pas Monatte en démissionnant, estimant qu'il doit continuer de se battre pour les idées internationalistes au sein du comité confédéral. Bien qu'il participe au mouvement de Zimmerwald, il finit par s'écarter des révolutionnaires à partir de 1916, pour soutenir Jouhaux contre les révolutionnaires en 1918.

[15] Jules Guesde (1845-1922) prend parti pour la Commune et se réfugie en Suisse et en Italie, passant d'un républicanisme radical à l'anarchisme et ensuite au socialisme. Rentré en France, il fonde le journal L'Egalité et rentre en contact avec Marx, qui rédigera les « considérants » (préambule théorique) du Parti ouvrier français fondé en novembre 1880. Guesde se présente dans la politique française comme le défenseur de la « ligne révolutionnaire » et marxiste, au point d'être le seul député de la SFIO au parlement à voter contre la loi sur la Retraite ouvrière et paysanne. Cette prétention n'était guère justifiée, comme on peut le voir dans une lettre qu'écrit Engels à Bernstein le 25 octobre 1881 : « Certes, Guesde est venu ici quand il s'est agi d'élaborer le projet de programme pour le Parti ouvrier français. En présence de Lafargue et de moi-même, Marx lui a dicté les considérants de ce programme, Guesde tenant la plume (…) Le contenu suivant de ce programme fut ensuite discuté : certains points nous les avons introduits ou écartés, mais combien peu Guesde était le porte-parole de Marx ressort du fait qu'il y a introduit sa théorie insensée du 'minimum de salaire'. Comme nous n'en avions pas la responsabilité, mais les français, nous avons fini par le laisser faire (…) [Nous] avons la même attitude vis-à-vis des français que vis-à-vis des autres mouvements nationaux. Nous sommes en relation constante avec eux, pour autant que cela en vaille la peine et quand l'occasion se présente, mais toute tentative d'influencer les gens contre leur volonté ne pourrait que nous nuire et ruiner la vieille confiance qui date du temps de l'Internationale » (cité dans Le mouvement ouvrier français, Tome II, éditions Maspero). Jules Guesde finira par rallier l'Union Sacrée en 1914.

[16] Section française de l'Internationale ouvrière (c'est-à-dire la Deuxième Internationale).

[17] François Koenigstein, dit Ravachol (1859-1892). Ouvrier teinturier, devenu antireligieux, puis anarchiste par révolte contre l'injustice de la société. Refusant son sort, il décide de voler. Le 18 juin 1891, à Chambles, il vole un vieil ermite très riche ; ce dernier se rebiffe et Ravachol le tue. Il se rend à Paris après avoir fait croire à son suicide. Révolté par le jugement qui frappe les anarchistes, Decamps et Dardare, il décide de les venger. Aidé par des compagnons, il vole de la dynamite sur un chantier. Le 11 mars 1892, il fait sauter le domicile du juge Benoît. Il sera arrêté suite à une conversation indiscrète tenue dans un restaurant. Il accueille sa condamnation à mort au cri de "Vive l'anarchie". Il est guillotiné à Montbrison le 11 juillet 1892.

[18] Médecin, blanquiste sous l'Empire, exilé à Londres après la Commune, durant laquelle il a été Délégué à l'Enseignement. Fait partie du Conseil Général de la Première Internationale, qu'il quitte après son congrès de La Haye (1872). Fonde à son retour en France le Comité Révolutionnaire Central, qui sera une composante essentielle de la gauche socialiste de la fin du XIX° siècle, notamment lors de l'affaire Millerand (voir l'article précédent de cette série). Il se rallie à l'Union Sacrée en 1914.

[19] Voir https://kropot.free.fr/Pelloutier-Lettre.htm [16]

[20] Cité dans la présentation de Comment nous ferons la révolution, éditions Syllepse.

[21] Nous parlons ici du communisme en tant que possibilité matériellement réalisable, et non pas dans le sens beaucoup plus limité des « rêves » des classes opprimées des sociétés antérieures au capitalisme (voir notre série « Le communisme n'est pas un bel idéal… », en particulier le premier article dans la Revue internationale n°68.)

[22] Dans Anarcho-syndicalisme et syndicalisme révolutionnaire, éditions Spartacus, c'est nous qui soulignons.

[23] Griffuelhes ne vient pas politiquement de l'anarchisme, mais du Parti socialiste révolutionnaire d'Édouard Vaillant. Il milita dans l'Alliance communiste révolutionnaire et fut candidat aux élections municipales de mai 1900. Parallèlement, il est un militant actif du syndicat général de la cordonnerie de la Seine (il est ouvrier cordonnier), devient secrétaire de l'Union des syndicats de la Seine en 1899 et secrétaire de la Fédération nationale des cuirs et peaux en 1900, à l'âge de 26 ans. Griffuelhes sera secrétaire de la CGT jusqu'en 1909. En 1914 Griffuelhes acceptera, avec Jouhaux, d'être nommé « commissaire à la nation », et participe ainsi à l'Union Sacrée. Les histoires contrastées de Griffuelhes et de Monatte sont indicatives du danger qu'il y a à établir une classification trop schématique. Si Griffuelhes ne vient pas de l'anarchisme, ses conceptions politiques restent empreintes d'un fort individualisme typique du petit artisanat qui est le sol nourricier de l'anarchisme, et il finit par se trouver du côté de l'anarchiste Jouhaux en 1914. Monatte, par contre, se dit anarchiste mais sa vision politique paraît souvent plus proche de celle des communistes : La Vie ouvrière, dont il est un des principaux animateurs, se donne comme but principal la formation des militants et son esprit est loin de l'élitisme anarchiste d'un Pouget. Ce n'est sans doute pas un hasard si, en partie par l'intermédiaire de Rosmer, il est proche de Trotsky et des sociaux-démocrates russes en exil, et reste internationaliste en 1914, pour rejoindre l'IC après la guerre.

[24] Dans Anarcho-syndicalisme et syndicalisme révolutionnaire, éditions Spartacus, p. 19.

[25] Ibidem.

[26] Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

[27] Voir nos articles sur les luttes ouvrières en période de d'ascendance et de décadence du capitalisme dans la Revue internationale n°25 et 26.

[28] Émile Pataud (1869-1935) : né à Paris, il doit abandonner ses études à 15 ans pour travailler à l'usine. Il s'engage dans la marine, d'où il ressort anti-militariste. A partir de 1902, il s'investit dans l'activité syndicale, en particulier en tant qu'employé de la Cie Parisienne d'Électricité. Le 8-9 mars 1907, il organise une grève fort médiatisée qui plonge Paris dans le noir. Une tentative de grève en 1908 est brisée par la troupe. En 1911, Pataud participe à un meeting anti-sémite, s'étant rapproché de l'Action française. En 1913 il est exclu de la CGT pour avoir agressé les rédacteurs de La Bataille syndicaliste. Il travaille ensuite comme contremaître.

Quand le roman Comment nous ferons la révolution sort en 1909, ses auteurs figurent parmi les dirigeants les plus connus de la CGT, et les idées exprimées dans le livre donnent un excellent aperçu de la manière de voir des anarcho-syndicalistes.

[29] Nous avons déjà cité, dans l'article précédent, l'exemple du Grand National Consolidated Union anglais, du début du 19ème siècle.

[30] L'action syndicaliste, https://bibliolib.net/Griffuelhes-ActionSynd.htm [17]

[31] Tout marxiste serait d'accord avec cette idée, par exemple, que la grève « est donc pour nous nécessaire, parce qu'elle frappe l'adversaire, stimule l'ouvrier, l'éduque, l'aguerrit, le rend fort par l'effort donné et soutenu, lui apprend la pratique de solidarité et le prépare à des mouvements généraux devant englober tout ou partie de la classe ouvrière » (Griffuelhes).

[32] Texte inédit en français, (disponible sur marxists.org) traduit de l'allemand à partir d'un article publié dans la Neue Zeit en 1907. A noter que l'ensemble de ce texte a été repris et augmenté par Trotsky, dans la conclusion de son ouvrage « 1905 ». C'est nous qui soulignons.

[33] Voir nos différents articles sur les luttes en Pologne 1980 dans la Revue internationale, notamment "Grève de masse en Pologne 1980 : une nouvelle brèche s'est ouverte" (Revue 23), "La dimension internationale des luttes ouvrières en Pologne" (24), "Un an de luttes ouvrières en Pologne" et "Notes sur la grève de masse" (27).

[34] Signalons que Keufer, du Livre, était opposé au mouvement pour une revendication qu'il considérait perdue d'avance, et préférait limiter la revendication à 9 heures.

[35] Ce n'est pas, bien sûr, une invention des anarcho-syndicalistes, puisque l'idée d'une lutte par des manifestations annuelles au niveau international, le 1er mai, a été lancée par la Deuxième Internationale dès sa création en 1889.

[36] Ouvriers agricoles et petits exploitants compris.

[37] Chiffres tirés du livre de Michel Dreyfus.

[38] Ni l'un ni l'autre ne sont adhérents à la CGT.

[39] Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat

[40] Cité dans Rosmer, Le mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale, 1er tome, p. 27.

[41] Cité dans Hirou, Parti socialiste ou CGT ?, p. 270.

[42] Citation du discours de Jouhaux aux obsèques de Jaurès. C'est lors de ces obsèques, où l'assistance est massive, que les dirigeants de la SFIO et de la CGT se déclarent ouvertement partisans de l'Union Sacrée. Jaurès avait été assassiné le vendredi 31 juillet 1914, quelques jours avant le début de la guerre. Voici ce que Rosmer écrit à propos de cet assassinat : "… le bruit court que l'article qu'il [Jaurès] va écrire tout à l'heure pour le numéro de samedi de l'Humanité sera une nouveau J'accuse ! dénonçant les intrigues et les mensonges qui ont mis le monde au seuil de la guerre. Dans la soirée, il veut tenter encore un effort auprès du Président du Conseil. Il conduit une délégation du groupe socialiste… C'est le sous-secrétaire d'État Abel Ferry qui reçoit la délégation. Après avoir écouté Jaurès, il lui demande ce que comptent faire les socialistes en face de la situation : 'Continuer notre campagne contre la guerre' répond Jaurès. A quoi Abel Ferry réplique : 'C'est ce que vous n'oserez pas, car vous seriez tué au prochain coin de rue !' Deux heures plus tard, quant Jaurès va regagner son bureau à l'Humanité pour écrire l'article redouté, l'assassin Raoul Villain l'abat…" (Op. cit. 1er Tome, p. 91). Raoul Villain, a été jugé en avril 1919. Il a été acquitté et la femme de Jaurès a dû payer les frais du procès.

[43] Congrès de Bourges, 1904, sur la guerre russo-japonaise, cité par Rosmer.

[44] Cité dans Hirou, p. 247.

[45] On remarquera facilement que les justifications de la CGT pour participer à la guerre contre le « militarisme allemand » sont quasi-identiques à celles qui serviront un quart de siècle plus tard pour embrigader les ouvriers dans la guerre « anti-fasciste ».

[46] Le Labour Party en Grande-Bretagne est sorti du Labour Representation Committee créé en 1900.

[47] Le texte de sa lettre de démission se trouve dans un recueil de ses articles, La lutte syndicale, mais aussi sur le Web à https://increvablesanarchistes.org/articles/1914_20/monatte_demis1914.htm [18]

[48] Keir Hardie (1856-1915) : née en Écosse, apprenti boulanger à 8 ans puis mineur à 11 ans, Hardie rentre dans le combat syndical et dirige, en 1881, la première grève des mineurs du Lanarkshire. Il est parmi les fondateurs du Independent Labour Party (à distinguer du Labour Party créé par les syndicats anglais), en 1893. Élu au Parlement comme député de Merthyr Tydfil en 1900, il prend position contre la guerre en 1914, et essaie d'organiser une grève nationale contre la guerre. Malgré la maladie, il participe à des manifestations contre la guerre, et meurt en 1915. Son opposition à la guerre est fondée sur un pacifisme chrétien plutôt que sur un internationalisme révolutionnaire.

[49] Il y a, évidemment, une différence fondamentale entre le pacifiste Hardie et Liebknecht, qui est mort en combattant de la révolution allemande et mondiale.

Géographique: 

  • France [19]

Courants politiques: 

  • Le syndicalisme révolutionnaire [20]

Approfondir: 

  • Le syndicalisme révolutionnaire [21]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La question syndicale [22]

Revue Internationale n° 121 - 2e trimestre 2005

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60e anniversaire de la libération des camps : Barbarie capitaliste et manipulations idéologiques

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L'année 2005 est riche en anniversaires macabres. La bourgeoisie vient de célébrer l'un d'entre eux, la libération en janvier 1945 des camps de concentration nazis, avec un faste qui a surpassé les cérémonies de son cinquantenaire. On ne s'en étonnera pas dans la mesure où l'exhibition des crimes monstrueux du camp qui est sorti vaincu de la Seconde Guerre mondiale a, depuis soixante ans, constitué le plus sûr moyen d'absoudre les Alliés des crimes contre l'humanité qu'ils ont commis eux aussi, pendant et depuis la Seconde Guerre mondiale, et de présenter les valeurs démocratiques comme garantes de la civilisation face à la barbarie. Pour des raisons similaires, on peut s'attendre à ce que l'anniversaire de la capitulation de l'Allemagne en mai 1945 revête également une ampleur particulière. La Seconde Guerre mondiale, tout comme la première, a été une guerre impérialiste, mettant aux prises des brigands impérialistes, et l'hécatombe dont elle est responsable (50 millions de morts) est venu dramatiquement confirmer la faillite du capitalisme. Et si aujourd'hui la bourgeoisie est contrainte de donner une telle ampleur aux commémorations de la Seconde Guerre mondiale, c'est justement parce que les mystifications qui ont entouré celle-ci tendent à s'éroder. Des évidences longtemps niées et dissimulées au plus grand nombre, comme le fait que les Alliés connaissaient l'existence des camps d'extermination et n'ont rien fait pour les mettre hors d'usage, commencent à être évoquées, ce qui pose la question de la coresponsabilité des Alliés dans l'Holocauste. Il appartient aux révolutionnaires, qui les premiers se sont élevés pour dénoncer la barbarie des deux camps, de poursuivre un combat contre les mystifications de la bourgeoisie visant à maintenir dans l'ombre les crimes des Alliés ou à en minimiser la réalité. Il leur revient également de mettre à nu l'inconsistance des tentatives de la bourgeoisie pour "excuser" les actes de barbarie du camp "démocratique"
Pourquoi un tel battage sur la libération des camps de concentration ?

La commémoration du 60e anniversaire du débarquement allié du mois de juin 1944 avait déjà revêtu une ampleur dépassant celle de son cinquantenaire (1 [23]. Consciente du fait que le souvenir d'un tel événement doit être en permanence entretenu pour rester vivace dans le cerveau des vivants, la bourgeoisie n'avait alors pas lésiné sur les moyens pour raviver l'image de toutes ces jeunes recrues qui, s'imaginant combattre "pour la liberté de leurs semblables", se sont fait massacrer par dizaines de milliers sur les plages du débarquement. Pour la bourgeoisie, il est de la plus haute importance que persiste dans la conscience des générations nouvelles la mystification ayant permis l'embrigadement de leurs aînés qui pensaient que combattre le fascisme dans le camp démocratique (2 [24]) c'était défendre la dignité humaine et la civilisation contre la barbarie. C'est pourquoi, il ne suffit pas à la classe dominante d'avoir utilisé comme chair à canon la classe ouvrière américaine, anglaise, allemande (3 [25]), russe ou française, ce sont encore les générations actuelles de prolétaires à qui elle destine de façon privilégiée sa propagande infecte. En effet, bien qu'aujourd'hui elle ne soit pas prête à se sacrifier pour les intérêts économiques et impérialistes de la bourgeoisie, la classe ouvrière continue néanmoins à être perméable à la mystification selon laquelle ce n'est pas le capitalisme qui est la cause de la barbarie dans le monde, mais bien certains pouvoirs totalitaires, ennemis jurés de la démocratie. La thèse du caractère "unique" du génocide juif (et donc en rien comparable à un autre génocide) joue un rôle central dans la persistance actuelle de la mystification démocratique. En effet, c'est grâce à sa victoire sur le régime totalitaire tortionnaire du peuple juif que le camp allié, et son idéologie démocratique, ont pu imposer le mensonge qu'ils constituaient des garants contre la barbarie suprême.


Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et même dans les deux décennies qui ont suivi, renvoyer dos à dos la barbarie des Alliés et celle du camp nazi demeurait le fait de toutes petites minorités, principalement restreintes au milieu révolutionnaire internationaliste (4 [26]). Cela allait changer progressivement avec la remise en cause, consécutive au resurgissement du prolétariat sur la scène internationale en 1968, de tout un ensemble de mystifications et de mensonges produits et entretenus durant presque un demi-siècle de contre-révolution (au premier rang desquels le mensonge de la nature socialiste des pays de l'Est). D'autant plus que la série ininterrompue des conflits guerriers depuis la Seconde Guerre mondiale, où de grands pays démocratiques sont apparus comme des champions de la barbarie (Etats-Unis au Viêt-Nam, France en Algérie, …) (5 [27]) fournissait matière à la réflexion critique. L'envolée de la barbarie et du chaos depuis les années 1990 apparaît, malgré le regain de la mystification démocratique engendrée par les campagnes sur l'effondrement du stalinisme, comme le couronnement du siècle le plus barbare de l'histoire (6 [28]). Depuis 15 ans, de grandes puissance, souvent "démocratiques", portent une responsabilité évidente dans le déclenchement des conflits : les Etats-Unis avec derrière eux la coalition anti-Saddam dans la première guerre en Irak qui a fait 500 000 morts ; les grandes puissances occidentales en Yougoslavie (par deux fois) avec des "nettoyages ethniques" dont celui de l'enclave de Srebrenica en 1993, commis par la Serbie couverte par la France et la Grande-Bretagne ; le génocide du Rwanda orchestré par la France et qui a fait près d'un million de victimes (7 [29]) ; la guerre en Tchétchénie donnant lieu elle aussi à son épuration ethnique par la Russie ; la dernière, toujours actuelle et ô combien barbare, intervention américano-britannique en Irak. Dans certains de ces conflits, on assistera même à la réplique du scénario de la Seconde Guerre mondiale où l'on désigne un dictateur pour lui faire porter la responsabilité des hostilités et des tueries : Saddam Hussein en Irak, Milosevic en Yougoslavie. Peu importe si, auparavant, le dictateur avait été un personnage respectable aux yeux de ces démocraties qui entretenaient avec lui de cordiales relations avant de le trouver plus utile comme bouc émissaire.


Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que la pilule du caractère "unique" du génocide juif soit de plus en plus difficile à avaler pour ceux qui n'ont pas subi le matraquage idéologique décervelant d'une vie entière. Concevoir l'Holocauste comme une ignominie particulièrement abjecte dans un océan de barbarie, et non pas comme quelque chose de particulier, suppose un sens critique n'ayant pas succombé face aux campagnes de culpabilisation et d'intimidation les plus répugnantes de la bourgeoisie faisant passer pour des indifférentistes, des négationnistes (qui contestent la réalité de l'Holocauste), des antisémites, des néo-nazis ceux qui rejettent et condamnent autant le camp des Alliés que celui des fascistes. C'est la raison pour laquelle les nouvelles générations sont plus à même de se dégager des mensonges qui ont empoisonné la conscience de leurs aînés, comme en témoignent certains commentaires de professeurs de lycée chargés de dispenser un cours sur la Shoah : "Il est difficile de leur faire admettre [aux élèves] que c'est un génocide différent des autres" (Le Monde du 26 janvier, "L'attitude réfractaire de certains élèves oblige les enseignants à repenser leurs cours sur la Shoah").

C'est pourquoi, afin d'entraver le cheminement d'une prise de conscience sur la nature réelle de la Seconde boucherie mondiale et la démocratie, il fallait à la bourgeoisie faire jouer à plein l'émotion que ne peuvent manquer de provoquer l'évocation et la description du calvaire des millions de disparus dans les camps de concentration, en détournant la responsabilité réelle de ces horreurs et de toutes celles de la guerre, sur un dictateur, un régime, un pays afin d'épargner un système, le capitalisme. Et pour donner toute son efficacité à la mise en scène, il fallait continuer à occulter, déformer la réalité des crimes des grandes démocratie durant la Seconde Guerre mondiale.

Derrière la terreur et la barbarie des Alliés et du nazisme, la même raison d'Etat

L'expérience de deux guerres mondiales montre qu'elles ont des caractéristiques communes expliquant les sommets alors atteints par la barbarie et dont sont responsables tous les camps en présence :

- L'armement incorpore le plus haut niveau de la technologie et, comme l'ensemble de l'effort de guerre, il draine toutes les ressources et forces de la société. Les progrès de la technologie intervenus entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, notamment dans le domaine de l'aviation, ont fait que les confrontations militaires ne se cantonnent plus essentiellement sur des champs de bataille mettant face à face les armées ennemies mais que c'est toute la société qui devient le théâtre des opérations ;

- Un corset de fer enserre toute la société en vue de la plier aux exigences extrêmes du militarisme et de la production de guerre. La manière dont cela s'est effectué en Allemagne est caricaturale. En effet, au fur et à mesure que s'accroissent les difficultés militaires, les besoins en main-d'œuvre vont se faire sentir plus intensément. Pour les satisfaire, au cours de l'année 1942, les camps de concentration deviennent un immense réservoir de matériel humain à bon marché, indéfiniment renouvelable et exploitable à merci. Ainsi, le tiers au moins des ouvriers employés par les grandes sociétés, tels Krupp, Heinkel, Messerschmitt ou IG Farben étaient des déportés (8 [30]).

- tous les moyens sont utilisés, jusqu'aux plus extrêmes en vue de s'imposer militairement : les gaz asphyxiants durant la Première Guerre mondiale qui étaient pourtant considérés, jusqu'à leur première utilisation, comme l'arme absolue dont on disait qu'il n'en serait jamais fait usage ; la bombe atomique, l'arme suprême, contre le Japon en 1945. Moins connus, mais encore plus meurtriers, ont été les bombardements de la Seconde Guerre mondiale des villes et des populations civiles en vue de les terroriser et les décimer. Inaugurés par l'Allemagne sur les villes de Londres, Coventry et Rotterdam, ils ont été perfectionnés et systématisés par la Grande-Bretagne dont les bombardiers déchaîneront de véritables ouragans de feu au cœur des villes, portant la température à plus de mille degrés dans ces brasiers géants.

"Les crimes allemands ou soviétiques ne peuvent faire oublier que les Alliés eux-mêmes ont été saisis par l'esprit du mal et ont devancé l'Allemagne dans certains domaines, en particulier les bombardements de terreur. En décidant le 25 août 1940 de lancer les premiers raids sur Berlin, en réplique à une attaque accidentelle sur Londres, Churchill prend l'écrasante responsabilité d'une terrible régression morale. Pendant près de cinq ans, le Premier britannique, les commandants du Bomber Command, Harris, en particulier, s'acharnent sur les villes allemandes. (…)

Le comble de l'horreur est atteint le 11 septembre 1944 à Darmstadt. Au cours d'une attaque remarquablement groupée, tout le centre historique disparaît dans un océan de flammes. En 51 minutes, la ville reçoit un tonnage de bombes supérieur à celui de toute l'agglomération londonienne pendant la durée de la guerre. 14 000 personnes trouvent la mort. Quant aux industries situées à la périphérie et qui ne représentent que 0,5% du potentiel économique du Reich, elles sont à peine touchées." (Une guerre totale 1939-1945, stratégies, moyens, controverse de Ph. Masson) (9 [31]). Les bombardements anglais sur les villes allemandes allaient causer la mort de près de 1 million de personnes.


Loin de conduire à une certaine modération de l'offensive sur l'ennemi, permettant d'en réduire le coût financier, la déroute dans l'année 1945 de l'Allemagne et du Japon a au contraire eu pour effet de faire redoubler d'intensité et de cruauté les attaques aériennes. La raison en est que l'enjeu véritable n'était désormais plus la victoire sur ces pays, déjà acquise. Il s'agissait en fait d'éviter que, face aux souffrances de la guerre, des fractions de la classe ouvrière en Allemagne ne se soulèvent contre le capitalisme, comme cela avait été le cas lors de la Première Guerre mondiale (10 [32]). Les attaques aériennes anglaises visent donc à poursuivre l'anéantissement des ouvriers qui n'ont pas déjà péri sur les fronts militaires et à plonger le prolétariat dans l'impuissance de l'effroi.

A cette considération, il s'en ajoute une autre. Il était devenu clair pour les Anglo-américains que la future partition du monde allait mettre face-à-face les principaux pays vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, d'une part les Etats-Unis (avec à leurs côtés une Angleterre sortant exsangue de la guerre) et d'autre part l'Union soviétique qui était alors en mesure de se renforcer considérablement à travers les conquêtes et l'occupation militaire que vont lui permettre sa victoire sur l'Allemagne. C'est la conscience de cette nouvelle menace qu'expriment sans équivoque ces paroles de Churchill : "la Russie soviétique était devenue un danger mortel pour le monde libre, [tel] qu'il fallait créer sans retard un nouveau front pour arrêter sa marche en avant et qu'en Europe ce front devrait se trouver le plus à l'Est possible" (11 [33]). Il s'agit alors pour les Alliés occidentaux de marquer des limites à l'appétit impérialiste de Staline en Europe et en Asie à travers des démonstrations de force dissuasives. Ce sera l'autre fonction des bombardements anglais de 1945 sur l'Allemagne et l'objectif unique de l'emploi de l'arme atomique contre le Japon (12 [34]).


Le caractère de plus en plus limité des objectifs militaires et économiques qui deviennent nettement secondaires illustre, comme à Dresde, ce nouvel enjeu des bombardements :

"Jusqu'en 1943, en dépit des souffrances infligées à la population, les raids peuvent encore offrir une justification militaire ou économique en visant les grands ports du nord de l'Allemagne, le complexe de la Ruhr, les centres industriels majeurs ou même la capitale du Reich. Mais, à partir de l'automne 1944, il n'en est plus de même. Avec une technique parfaitement rodée, le Bomber Command qui dispose de 1 600 avions et qui se heurte à une défense allemande de plus en plus faible, entreprend l'attaque et la destruction systématique de villes moyennes ou même de petites agglomérations sans le moindre intérêt militaire ou économique.

L'histoire a retenu l'atroce destruction de Dresde en février 1945, avec l'excuse stratégique de neutraliser un centre ferroviaire important sur les arrières de la Wehrmacht engagée contre l'Armée rouge. En fait, les perturbations apportées à la circulation ne dépasseront pas 48 heures. Mais aucune justification ne concerne la destruction d'Ulm, de Bonn, de Wurtzbourg, d'Hidelsheim, de ces cités médiévales, de ces joyaux artistiques appartenant au patrimoine de l'Europe. Toutes ces vieilles villes disparaissent dans des typhons de feu où la température atteint 1 000 à 2 000 degrés et qui provoque la mort de dizaines de milliers de personnes dans des souffrances atroces." (Ph. Masson)

Quand la barbarie elle-même devient le principal mobile à la barbarie

Il est une autre caractéristique commune aux deux conflits mondiaux : tout comme les forces productives que la bourgeoisie est incapable de contrôler sous le capitalisme, les forces de destruction qu'elle met en mouvement dans une guerre totale tendent à échapper à son contrôle. De la même manière, les pires pulsions que la guerre a déchaînées s'autonomisent et s'autostimulent, donnant lieu à des actes de barbarie gratuite, sans plus aucun rapport avec les buts de guerre poursuivis, aussi abjects soient ces derniers.


Les camps de concentration nazis étaient devenus, au cours de la guerre, une gigantesque machine à tuer tous ceux qui sont soupçonnés de résistance en Allemagne ou dans les pays occupés ou vassalisés, le transfert des détenus en Allemagne constituant en effet un moyen d'imposer l'ordre par la terreur sur les zones d'occupation allemande (13 [35]). Mais le caractère de plus en plus expéditif et radical des moyens employés pour se débarrasser de la population concentrationnaire, en particulier des Juifs, relève de moins en moins de considérations résultant de la nécessité d'imposer la terreur ou le travail forcé. C'est la fuite en avant dans la barbarie avec pour seul mobile la barbarie elle-même (14 [36]). Parallèlement au meurtre de masse, les tortionnaires et médecins nazis procédaient à des "expérimentations" sur des prisonniers où le sadisme le disputait à l'intérêt scientifique. Ces derniers se verront d'ailleurs offrir l'immunité et une nouvelle identité en échange de leur collaboration à des projets classés "secret défense militaire" aux Etats-Unis.


La marche de l'impérialisme russe, à travers l'Europe de l'Est en direction de Berlin, s'accompagne d'exactions qui relèvent de la même logique :

"Des colonnes de réfugiés sont écrasées sous les chenilles des chars ou systématiquement mitraillées par l'aviation. La population d'agglomérations entières est massacrée avec des raffinements de cruauté. Des femmes nues sont crucifiées sur les portes des granges. Des enfants sont décapités ou ont la tête écrasée à coups de crosse, ou bien encore jetés vivants dans des auges à cochons. Tous ceux qui n'ont pas pu s'enfuir ou qui n'ont pu être évacués par la Kriegsmarine dans les ports de la Baltique sont purement et simplement exterminés. Le nombre des victimes peut être évalué à 3 ou 3,5 millions (…)

Sans atteindre un tel degré, cette folie meurtrière s'étend à toutes les minorités allemandes du Sud-Est européen, en Yougoslavie, en Roumanie et en Tchécoslovaquie, à des milliers de Sudètes. La population allemande de Prague, installée dans la ville depuis le Moyen Âge est massacrée avec un rare sadisme. Après avoir été violées, des femmes ont les tendons d'Achille coupés et sont condamnées à mourir d'hémorragie sur le sol dans d'atroces souffrances. Des enfants sont mitraillés à la sortie des écoles, jetés sur la chaussée depuis les étages les plus élevés des immeubles ou noyés dans des bassins ou des fontaines. Des malheureux sont emmurés vivants dans des caves. Au total, plus de 30 000 victimes.

La violence n'épargne pas les jeunes auxiliaires des transmissions de la Luftwaffe jetées vivantes dans des meules de foin enflammées. Pendant des semaines, la Vltava (Moldau) charrie des milliers de corps, certains par familles entières, sont cloués sur des radeaux. A la stupeur des témoins, toute une partie de la population tchèque affiche une sauvagerie d'un autre âge.

Ces massacres procèdent, en réalité, d'une volonté politique, d'une intention d'élimination, à la faveur du réveil des pulsions les plus bestiales. A Yalta, devant l'inquiétude de Churchill de voir surgir de nouvelles minorités dans le cadre des futures frontières de l'URSS ou de la Pologne, Staline ne pourra s'empêcher de déclarer d'un air goguenard qu'il ne doit plus y avoir beaucoup d'Allemands dans ces régions..." (Ph. Masson)


Le "nettoyage ethnique" des provinces allemandes de l’Est n'est pas de la responsabilité de la seule armée de Staline mais s'effectue avec le concours des forces armées britanniques et américaines. Bien qu'à cette époque se dessinent déjà les lignes du futur antagonisme entre l'URSS et les Etats-Unis, ces pays et l'Angleterre coopèrent cependant sans réserve dans la tâche d'élimination du danger prolétarien, à travers l'élimination en masse de la population (15 [37]). De plus, tous ont intérêt à ce que le joug de la future occupation de l'Allemagne puisse s'exercer sur une population inerte pour avoir trop souffert, et comportant le moins de réfugiés possible. Cet objetif, qui déjà en lui-même incarne la barbarie, sera le point de départ d'une escalade d'une bestialité incontrôlée au service du meurtre en masse.

Ceux des réfugiés qui échappent aux chenilles des chars de Staline, sont massacrés par les bombardements anglais et américains qui déchaînent des moyens considérables pour leur extermination pure et simple. La cruauté des bombardements en Allemagne qu'ils soient anglais, ordonnés par Churchill en personne, ou américains, visent à tuer le plus grand nombre et le plus sauvagement possible: "Cette volonté de destruction systématique qui prend presque des allures de génocide se poursuit jusqu'en avril 1945, en dépit des objections croissantes de l'Air Marshall Portal, le commandant en chef de la RAF qui souhaiterait orienter les bombardements sur l'industrie du pétrole ou les transports. En bon politicien, Churchill lui-même finit par s'inquiéter, à la suite des réactions indignées de la presse des pays neutres et même d'une partie de l'opinion britannique." (Ph. Masson)


Sur le front allemand, le raid américain du 12 mars 1945 sur la ville portuaire de Swinemünde en Poméranie qui totalisera selon les estimations probablement plus de 20 000 victimes prend pour cible les réfugiés qui fuient l'avancée des troupes de Staline, massés en ville ou déjà à bord de navires :

"La plage était bordée d’une large ceinture de parcs où s’était concentrée la masse des réfugiés. La 8ème armée américaine le savait parfaitement, c’est pourquoi elle avait chargé ses avions de quantité de " briseurs d’arbres", des bombes munies de détonateurs qui explosaient dés qu’elles entraient en contact avec des branches.

Un témoin raconte avoir vu les réfugiés dans le parc "se jeter au sol exposant tout leur corps à l’action des "briseurs d’arbres"". Les marqueurs avaient exactement dessiné les limites du parc avec des lumières traçantes, le tapis de bombes tombait donc dans une zone particulièrement étroite, de sorte qu’il n’y avait aucun moyen de s’échapper (…)

Parmi les grands navires marchands qui coulèrent - les Jasmund, Hilde, Ravensburg, Heiligenhafen, Tolina, Cordillera - ce fut l’Andros qui subit les pertes les plus lourdes. Il avait appareillé le 5 mars à Pillau, sur la côte du Samland, avec deux mille passagers en direction du Danemark" (L’incendie, l’Allemagne sous les bombes, 1940-45 de Jörg Friedrich ).

"A ces attaques massives, s'ajoutent, au cours de la même période, les raids répétés de l'aviation tactique, bimoteurs et chasseurs-bombardiers. Ces raids [des Américains comme des Anglais] visent les trains, les routes, des villages, des fermes isolées, voire des paysans dans leurs champs. Les Allemands ne pratiquent plus les travaux agricoles que le matin à l'aube, ou le soir au crépuscule. Des mitraillages interviennent à la sortie des écoles et il faut apprendre aux enfants à se protéger contre les attaques aériennes. Lors du bombardement de Dresde, les chasseurs alliés s'en prennent aux ambulances et aux voitures de pompiers qui convergent vers la ville depuis les cités environnantes." (Ph. Masson)


Sur le front de guerre extrême-oriental, l'impérialisme américain agit avec la même bestialité : "Revenons à l’été 1945. Soixante-six des plus grandes villes du Japon ont déjà été détruites par le feu à la suite de bombardements au napalm. A Tokyo, un million de civils sont sans abri et 100 000 personnes ont trouvé la mort. Elles ont été, pour reprendre l’expression du général de division Curtis Lemay, responsable de ces opérations de bombardement par le feu, "grillées, bouillies et cuites à mort". Le fils du président Franklin Roosevelt, qui était aussi son confident, avait déclaré que les bombardements devaient se poursuivre "jusqu’à ce que nous ayons détruit à peu près la moitié de la population civile japonaise". Le 18 juillet, l’empereur du Japon télégraphie au président Harry S. Truman, qui avait succédé à Roosevelt, pour demander une fois de plus la paix. On ignore son message. (…) Quelques jours avant le bombardement de Hiroshima, le vice-amiral Arthur Radford fanfaronne : "Le Japon va finir par n’être qu’une nation sans villes - un peuple de nomades." " ("De Hiroshima aux Twin Towers", Le Monde diplomatique de septembre 2002)

Brouillard idéologique et mensonges pour couvrir les crimes cyniques de la bourgeoisie

Il existe encore une autre caractéristique du comportement de la bourgeoisie, particulièrement présente dans les guerres, de surcroît quand elles sont totales : ceux de ses crimes qu'elle ne décide pas d’effacer de l'histoire (à la manière dont avaient déjà commencé à procéder les historiens staliniens dans les 1930), elle les travestit en leur contraire, en des actes courageux, vertueux, ayant permis de sauver plus de vie humaines qu'ils n'en ont supprimées.

Les bombardements britanniques en Allemagne

Avec la victoire des Alliés, c'est tout un pan de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale qui a disparu de la réalité (16 [38]) : "les bombardements de terreur ont sombré dans un oubli presque complet, au même titre que les massacres perpétrés par l'Armée rouge ou les affreux règlements de comptes de l'Europe de l'Est." (Ph. Masson). Ces évènements-là ne sont évidemment pas invités aux cérémonies de commémoration des anniversaires "macabres", ils en sont bannis. Seuls subsistent quelques témoignages de l'histoire qui, trop enracinés pour être ouvertement éradiqués, sont "médiatiquement traités" en vue de les rendre inoffensifs. C'est le cas en particulier du bombardement de Dresde : "… le plus beau raid de terreur de toute la guerre [qui] avait été l'œuvre des Alliés victorieux. Un record absolu avait été acquis les 13 et 14 février 1945 : 253 000 tués, des réfugiés, des civils, des prisonniers de guerre, des déportés du travail. Aucun objectif militaire" (Jacques de Launay, Introduction à l'édition française de 1987 du livre La destruction de Dresde (17 [39])

Il est de bon ton aujourd'hui, dans les médias commentant les cérémonies du 60e anniversaire du bombardement de Dresde, de retenir le chiffre de 35 000 victimes et, lorsque celui de 250 000 est évoqué, c'est immédiatement pour attribuer une telle estimation, pour les uns à la propagande nazie, pour les autres à la propagande stalinienne. Cette dernière "interprétation" est d'ailleurs peu cohérente avec une préoccupation majeure des autorités est-allemande pour qui, à l'époque, "il n'était pas question de laisser répandre l'information vraie que la ville était envahie par des centaines de milliers de réfugiés fuyant devant l'Armée rouge." (Jacques de Launay). En effet, au moment des bombardements, elle comptait environ 1 million d'habitants dont 400 000 réfugiés. Vu la manière dont la ville a été ravagée (18 [40]), il est difficile de s'imaginer comment 3,5% de la population seulement ait péri !


A la campagne de banalisation par la bourgeoisie de l'horreur de Dresde, au moyen de la minimisation du nombre des victimes, s'en superpose une autre visant à faire apparaître l'indignation légitime que suscite cet acte de barbarie comme étant le propre des néo-nazis. Toute la publicité faite autour des manifestations regroupant en Allemagne les dégénérés nostalgiques du 3e Reich commémorant l'évènement ne peut en effet qu'inciter à se détourner d'une critique mettant en cause les Alliés, par crainte d'être amalgamé avec les nazis.

Le bombardement atomique sur le Japon

Au contraire des bombardements anglais en Allemagne dont tout est fait pour en dissimuler l'ampleur, l'emploi de l'arme atomique, pour la première et seule fois dans l'histoire, par la première démocratie du monde est un évènement qui n'a jamais été dissimulé ou minimisé. Tout au contraire, tout a été fait pour que cela se sache et que la puissance de destruction de cette nouvelle arme soit au mieux mise en évidence. Toutes les dispositions avaient été prises en ce sens avant même le bombardement de Hiroshima du 6 août 1945 : "Quatre villes furent désignées [pour être bombardées]: Hiroshima (grand port et ville industrielle et bases militaire), Kokura (principal arsenal), Nigata (port, aciéries et raffineries), et Kyoto (industries) (…) À partir de ce moment, aucune des villes mentionnées ci-dessus ne reçurent de bombes : il fallait qu’elles soient le moins touchées possible, afin que la puissance de destruction de la Bombe atomique ne pût être discutée." (Article "Bombe lancée sur Hiroshima" sur https://www.momes.net/dictionnaire/h/hiroshima.html [41]). Quant au largage de la seconde bombe sur Nagasaki (19 [42]), il correspond à la volonté de démonstration, de la part des Etats-Unis, qu'ils pouvaient, autant de fois que nécessaire, faire usage du feu nucléaire (ce qui en réalité n'était pas le cas puisque les bombes suivantes en construction n'étaient pas prêtes.)

Selon la justification idéologique à ce massacre des populations japonaises, il s'agissait du seul moyen permettant d'obtenir la capitulation du Japon en sauvant la vie d'un million de soldats américains. C'est un mensonge énorme qui est encore propagé aujourd'hui : le Japon était exsangue et les Etats-Unis (ayant intercepté et déchiffré des communications de la diplomatie et de l'état-major nippons) savaient qu'il était prêt à capituler. Mais ils savaient également qu'il existait, du côté japonais, une restriction à la capitulation, le refus de la destitution de l'empereur Hiro-Hito. Disposant ainsi d'un moyen pour éviter que le Japon n'accepte la capitulation totale, les Etats-Unis l'utilisèrent en rédigeant les ultimatums de manière telle qu'ils induisaient l'idée qu'ils exigeaient la destitution de l'empereur. De plus il faut souligner que l'administration américaine n'a jamais explicitement menacé le Japon de lui faire subir le feu nucléaire, dès le premier essai de tir nucléaire réussi à Alamogordo, afin bien sûr ne pas lui laisser une occasion d'accepter les conditions américaines. Après avoir largué deux bombes atomiques démontrant la supériorité de cette nouvelle arme sur toutes les armes conventionnelles, les Etats-Unis étaient parvenus à leurs fins, le Japon capitula et … l'empereur resta en place. L'inutilité absolue de l'usage de la bombe atomique contre le Japon afin de le forcer à capituler s'est depuis lors trouvé confirmée par les déclarations de militaires, dont certains de haut rang, eux-mêmes atterrés par un tel cynisme et une telle barbarie (20 [43]).

La coresponsabilité des Alliés dans l'Holocauste

"Au silence européen, s'ajoute celui des Alliés. Parfaitement au courant à partir de 1942, ni les Anglais ni les Américains ne s'émeuvent outre mesure du sort des Juifs et se refusent à intégrer la lutte contre le génocide dans les buts de guerre. La presse signale bien transferts et massacres, mais ces informations sont rejetées en douzième ou quinzième page. Le phénomène est particulièrement net aux Etats-Unis ou règne un antisémitisme virulent depuis 1919." (Une guerre totale…)

Lors de la libération des camps, les Alliés font mine d'être surpris par l'existence de ceux-ci et des exterminations massives qu'ils ont servi à commettre. Jusque là dénoncée uniquement par quelques historiens honnêtes et des minorités révolutionnaires, cette supercherie commence à connaître, depuis une dizaine d'années, une remise en cause de la part de personnalités officielles ou dans des médias reconnus. Ainsi, le premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, déclare le 23 avril 1998, à Auschwitz, à l'occasion de "la Marche des Vivants" : "Ce n'était pas difficile de tout arrêter, il suffisait de bombarder ces rails. Ils [les Alliés] savaient. Ils n'ont pas bombardé parce que, à cette époque, les Juifs n'avaient pas d'État, de force militaire et politique pour se protéger" ; de même le magazine français Science et vie Junior écrit : "Au printemps 1944, les Alliés photographient en détail Auschwitz-Birkenau et bombardent à quatre reprises les usines proches. Jamais une bombe ne fut lancée contre les chambres à gaz, les voies ferrées ou les fours crématoires du camp d’extermination. Winston Churchill et Franklin Roosevelt avaient été informés dès 1942 par le représentant du Congrès juif mondial à Genève puis par des résistants polonais de ce qui se passait dans les camps. Des résistants juifs leur ont demandé de bombarder les chambres à gaz et les fours crématoires d’Auschwitz. Ils ne l’ont pas fait ou, dans le cas de Churchill leurs ordres n’ont pas été exécutés." (N°38, octobre 1999 ; Dossier hors série : la Seconde Guerre mondiale). Le procédé est vieux comme le monde : on met en cause des subalternes pour épargner la tête ! Les réponses données à cette situation, même les plus honnêtes d'entre elles, font la part belle à la respectabilité du camp allié : "Pourquoi, alors que l’aviation alliée a bombardé une usine de caoutchouc à 4 kilomètres de là ? La réponse est terrible : les militaires avaient d’autres priorités. Pour eux, l’essentiel était de gagner la guerre au plus vite et rien ne devait retarder cet objectif prioritaire." (Ibid.) Tout est fait pour éviter que ne soit posée la véritable question de la coresponsabilité des Alliés dans l'Holocauste (21 [44]) alors qu'ils avaient refusé toutes les propositions allemandes d'échanger des Juifs contre des camions, et même contre rien et que, même pour lui sauver la vie, ils ne voulaient en rien s'encombrer d'une population dont ils n'avaient que faire.

La bourgeoisie : une classe de gangsters

Comment expliquer que des secrets qui avaient été aussi bien gardés pendant des années finissent par être déballés sur la place publique ? Dans l'article d'où est cité l'extrait (cité ci-dessus) du discours de Netanyahou le 23 avril 1998 à Auschwitz, un début de réponse est esquissé : "Évidemment, la pression exercée sur Benjamin Netanyahou à la veille de son départ en Pologne, par les pays européens et surtout par les États-Unis, en ce qui concerne les négociations avec Yasser Arafat, explique qu'il ait eu recours à la thématique des victimes de la Shoah" ("Le débat historiographique en Israël autour de la Shoah : le cas du leadership juif" de Raya Cohen, Université de Tel-Aviv). C'est effectivement pour faire relâcher la pression exercée sur Israël par les Etats-Unis dans les négociations avec les Palestiniens que Netannyahou envoie un pavé dans la mare destiné à éclabousser la réputation de l'Oncle Sam. En montrant explicitement sa volonté d'une plus grande indépendance vis-à-vis des Etats-Unis, afin de jouer sa propre carte, Israël ne fait que s'inscrire dans la dynamique de tous les anciens vassaux des Etats-Unis au sein du bloc de l'Ouest depuis qu'il a disparu, au début des années 1990. D'autres pays comme la France ou l'Allemagne ont poussé plus loin cette dynamique en contestant plus ouvertement le leadership américain. C'est la raison pour laquelle, en vue d'alimenter un antiaméricanisme qu'ils n'ont cessé de renforcer à mesure que s'accroissaient les antagonismes avec la première puissance mondiale, les nouveaux rivaux, et anciens alliés des Etats-Unis, pourraient être de plus en plus favorables à ce que soit posée, sur la place publique, la question de savoir "pourquoi, les Alliés qui avaient connaissance de l'Holocauste en cours n'ont-ils pas bombardé les camps ?" Les Etats-Unis, mais aussi la Grande-Bretagne, doivent donc s'attendre dans le futur à devoir affronter des critiques plus explicites quant à leur coresponsabilité dans l'Holocauste (22 [45]).

Il existe en particulier, de la part de l'Allemagne, des tentatives pour briser le consensus idéologique favorable au vainqueur qui avait prévalu depuis 1945, parallèlement à sa volonté de quitter le statut de nain militaire résultant de la défaite. Depuis sa réunification au début des années 1990, l'Allemagne s’est donnée les moyens d’assumer, sur un plan international, des responsabilités militaires dans des opérations dites de "maintien de la paix", en ex-Yougoslavie en particulier et plus récemment en Afghanistan. Une telle politique de l'Allemagne, tendant à s’affirmer comme principal challenger au leadership américain (même si elle est encore loin de pouvoir rivaliser avec lui), correspond à la volonté de ce pays de pouvoir jouer à nouveau un rôle de premier plan sur l'échiquier impérialiste mondial. Parmi les conditions requises pour tenir un tel rôle, il lui faut en finir avec la honte de son passé nazi qui lui colle à la peau, se "réhabiliter" en faisant la démonstration que, lors de la Seconde Guerre mondiale, la barbarie était dans les deux camps. Ce qui n'est pas très difficile vu les preuves qui attestent de cette réalité. De façon tout à fait appropriée, l'offensive idéologique de l'Allemagne est menée par des personnalités qui affirment subordonner leur combat à la défense de la démocratie et ne ménagent pas leur dénonciation des crimes nazis. Comme le relate un article intitulé "Le livre de Jörg Friedrich "Der Brand" a rouvert la polémique concernant les bombardements stratégiques" au sein d'un numéro spécial du Spiegel paru en 2003, cette offensive idéologique a donné lieu à un vif échange médiatique entre l'Allemagne et la Grande-Bretagne. Le Spiegel écrit : "A peine des extraits de cette étude exhaustive de la guerre des bombes menée par les Alliés contre l’Allemagne dans les années 1940-45 avaient-ils été publiés dans Bild-Zeitung que des journalistes britanniques se sont jetés sur l’historien berlinois, finissant par poser constamment la même question : "Comment en êtes-vous arrivé à dépeindre Winston Churchill comme criminel de guerre ? " Friedrich a expliqué sans relâche que dans son livre il s’était abstenu de porter un jugement sur Churchill. " Il ne peut en outre pas être un criminel de guerre au sens juridique du terme, dit Friedrich, du fait que les vainqueurs, même lorsqu’ils ont commis des crimes de guerre, n’en sont pas inculpés." "

Le Spiegel reprend : "Il n’est pas étonnant que le Daily Telegraph conservateur ait aussitôt sonné l’alarme et stigmatisé le livre de Friedrich "comme une attaque jamais vue contre la conduite de la guerre par les Alliés". Dans le Daily Mail l’historien Corelli Barnett écume que le confrère allemand aurait rejoint le "tas de dangereux révisionnistes" et chercherait à établir "une équivalence morale entre le soutien apporté par Churchill aux bombardements en tapis et le crime indicible" des Nazis, "un non sens infâme et dangereux." (…)

Churchill – véritable homme de guerre – était aussi un homme politique ambivalent. C’est le charismatique Premier ministre qui a réclamé les attaques "d’anéantissement" contre les villes allemandes. Mais lorsque, par la suite, il vit des films de villes en flammes, il demanda : "Sommes-nous des bêtes ? Allons-nous trop loin ?"

En même temps, ce n’est personne d’autre que lui, qui – tout comme Hitler et Staline – a pris sur lui toutes les décisions militaires importantes et a pour le moins approuvé la constante escalade dans la guerre des bombardements."


Dans le même sens, l'Allemagne développe une offensive diplomatique visant à obtenir réparation morale, dans un premier temps, pour le préjudice qu'elle a subi avec la perte de son influence historique dans un certain nombre de pays de l'Europe de l'Est, avec sa défaite de la Seconde Guerre mondiale. En effet, "environ 15 millions d'Allemands ont dû fuir l'Est de l'Europe après la débâcle. Nazis ou pas, collaborateurs ou résistants, ils furent chassés des régions où ils étaient parfois établis depuis des siècles : les Sudètes en Bohème et Moravie, la Silésie, la Prusse-Orientale et la Poméranie" ("La "nouvelle Allemagne" brise ses anciens tabous" ; Le Temps – périodique suisse - du 14 juin 2002 ). En effet, sous couvert d'œuvrer en faveur de buts humanitaires, l'Allemagne est à l'initiative de la création d'un "réseau européen contre les déplacements de populations" motivée par "l'idée que le déplacement des populations allemandes fut une "injustice" à motivation ethnique couverte par les Accords de Potsdam" (Informationen zur Deutschen Außenpolitik du 2 février 2005 ; https://www.germanforeignpolicy.com [46]) (23 [47]). Dans un discours de soutien à ce "réseau", prononcé en novembre 2004 devant une commission du Conseil de l'Europe, Markus Meckel, député SPD spécialisé dans les questions internationales, déclarait : "Certes, ce sont des dictateurs comme Hitler, Staline et, récemment, Milosevic qui ont ordonné de tels déplacements de populations mais, des démocrates comme Churchill et Roosevelt, ont accepté l'homogénéisation ethnique comme un moyen de stabilisation politique". La publication citée (Informationen zur …) résume la suite du discours : "Meckel en rajoute dans la provocation en ajoutant que tout le monde serait aujourd'hui d'accord pour qualifier d'atteinte au droit la transplantation des populations allemandes. "La communauté internationale condamne aujourd'hui", explique-t-il, le comportement des vainqueurs de la guerre dont il ne semble pas penser qu'ils aient agi différemment de la dictature raciste du national-socialisme."


Il ne fallait évidemment pas s'attendre, de la part d'aucune fraction de la bourgeoisie, à ce que la mise en évidence des crimes commis par d'autres fractions de la bourgeoisie, ait une motivation autre que la défense de ses intérêts impérialistes propres. Ainsi, aujourd'hui, la propagande bourgeoise qui utilise la révélation des crimes des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale est à combattre avec la même détermination que la propagande alliée et démocratique qui avait utilisé les crimes du nazisme pour se faire une virginité. Toutes les larmes versées sur les victimes de la Seconde Guerre mondiale, par quelque fraction de la bourgeoisie que ce soit, ne sont qu'hypocrisie écoeurante.

La leçon la plus importante à tirer de ces six années de carnage de la Seconde boucherie mondiale est que les deux camps en présence et les pays qu'ils regroupaient, quelle que soit l'idéologie dont ces derniers se drapaient, stalinienne, démocrate ou nazie, tous étaient la légitime création de la bête immonde qu'est le capitalisme décadent.

La seule dénonciation de la barbarie qui puisse servir les intérêts de l'humanité est celle qui, allant à la racine de cette barbarie, s'en sert de levier pour une dénonciation du capitalisme comme un tout en vue de son renversement avant qu'il n'ensevelisse l'humanité tout entière sous des monceaux de ruines.


LC-S (16 avril 05)

1 [48]Lire notre article "Débarquement de juin 1944 : Massacres et manipulations capitalistes" dans la Revue Internationale n° 118.

2 [49] Lire notre article sur les commémorations de 1944 : "50 ans de mensonges impérialistes" dans la Revue Internationale n° 78.

3 [50] En ce qui concerne la classe ouvrière du camp fasciste, c'est au moyen de la terreur la plus bestiale qu'elle a été enrégimentée, et décimée par millions, dans l'armée allemande.

4 [51] tiellement de la Gauche communiste qui dénonçait cette guerre comme étant une guerre impérialiste comme l'avait été la Première et défendait que, face à celle-ci, la seule attitude conséquente des révolutionnaires était l'internationalisme le plus intransigeant avec le refus du soutien à l'un ou l’autre des deux camps. Telle ne fut pas l'attitude du trotskisme qui, en soutenant l'impérialisme russe et le camp démocratique, signait son passage dans le camp de la bourgeoisie. Ceci explique pourquoi certaines succursales du trotskisme (Ras l'front en France) spécialisées dans l'antifascisme radical, vouent une haine farouche à toute activité et position dénonçant l'exploitation idéologique par les Alliés des camps de la mort, comme c'est le cas en particulier de la brochure publiée par le Parti communiste international, Auschwitz ou le grand alibi.

5 [52] Lire note article "Les massacres et les crimes des grandes démocraties" dan la Revue Internationale n° 66.

6 [53] Lire notre article "An 2000, le siècle le plus barbare de l'histoire" dans la Revue Internationale n° 101.

7 [54] Lire le livre La France au Rwanda, l'inavouable de Patrick de Saint-Exupéry où sont détaillés tous les éléments montrant comment la France (de Mitterrand) a armé, entraîné, soutenu, protégé les tortionnaires des Tutsi, pour la défense de ses intérêts impérialistes en Afrique.

8 [55]Cette manière expéditive d'organiser la production forcée avait en partie été inaugurée lors du Premier conflit mondial, dans un autre domaine, celui de la discipline des armées, lorsque, en France, les troupes étaient conduites au combat avec une rangée de mitrailleuses derrière elles, servies par des gendarmes ayant ordre de faire feu sur ceux qui refusaient d'avancer vers les lignes ennemies.

9 [56]Philippe Masson ne peut à priori pas être soupçonné de sympathies révolutionnaires puisqu'il est chef de la section historique du Service historique de la Marine et enseigne à l'Ecole supérieure de guerre navale.

10 [57] Depuis fin 1943, des grèves ouvrières éclataient en Allemagne et les désertions au sein de l'armée allemande tendaient à s'amplifier. En Italie, fin 1942 et surtout en 1943, des grèves avaient éclaté un peu partout dans les principaux centres industriels du Nord.

11 [58]Mémoires, Tome 12, mai 1945.

12 [59] Lire notre article "50 ans après : Hiroshima, Nagasaki ou les mensonges de la bourgeoisie" dans la Revue Internationale n° 83.

13 [60] Une instruction du général Keitel, du 12 décembre 1941, connue sous le nom de "Nuit et Brouillard", explique : "un effet d'intimidation durable ne peut être obtenu que par des condamnations à mort ou par des mesures telles qu'elles laissent la famille (du coupable) et la population dans l'incertitude quant au sort du détenu".

14 [61] Bien que n'ayant pas donné lieu à une politique aussi systématique d'élimination, les mauvais traitements infligés à la population allemande déportée (depuis les pays de l'Est), et aux prisonniers de guerre (parqués aux Etats-Unis et au Canada), de même que la famine faisant rage dans l'Allemagne occupée se traduisirent pas la mort de 9 à 13 millions de personnes entre 1945 et 1949. Pour davantage d'informations, lire notre article "En 1948, le pont aérien de Berlin cache les crimes de l'impérialisme allié" dans la Revue Internationale n° 95.

15 [62] Une telle coopération implique également, en certaines circonstances, l'armée allemande à laquelle il est revenu d'anéantir la population de Varsovie qui, suite à une promesse d'aide de la part des alliés, s'était insurgée contre l'occupation allemande. Pendant que les SS massacraient la population, les troupes de Staline stationnaient de l'autre côté de la Vistule en attendant que le travail soit achevé, alors que l'aide promise par les anglais n'arrivait évidemment pas.

16 [63] "En 1948, une enquête alliée révèlera que, dès 1944, le commandement avait décidé de commettre "une atrocité à une échelle telle qu'elle terrorisera les Allemands et les poussera à cesser les combats". Le même argument servira six mois plus tard à Hiroshima et Nagasaki. L'enquête conclut que l'action était "politique et non militaire" et n'hésitera pas à qualifier les bombardements de Dresde et Hambourg "d'actes terroristes à grande échelle". Aucun responsable politique ou militaire ne fut jamais inquiété." (Extrait de la page Web du 13 février 2004 du Réseau Voltaire : Le "terrorisme aérien" sur Dresde fait 135 000 morts civils.

17 [64] L'auteur de ce livre est David Irving qui est accusé d'avoir, dans un passé récent, embrassé les thèses négationnistes. Bien qu'une telle évolution de sa part, si elle est réelle, ne soit pas de nature à donner un éclairage favorable sur l'objectivité de son livre La destruction de Dresde (Edition française de 1987), il convient de signaler que sa méthode, qui à notre connaissance n’a jamais été sérieusement remise en cause, ne porte pas la moindre marque de négationnisme. La préface à cette édition par le général de corps d'armée aérienne, Sir Robert Saundby, qui ne fait pas figure de furieux pronazi ni de négationniste dit entre autres ceci : "Ce livre raconte honnêtement et sans passion l'histoire d'un cas particulièrement tragique de la dernière guerre, l'histoire de la cruauté de l'homme pour l'homme. Souhaitons que les horreurs de Dresde et de Tokyo, d'Hiroshima et de Hambourg, puissent convaincre la race humaine tout entière de la futilité, de la sauvagerie et de l'inutilité profonde de la guerre moderne". De plus, on trouve dans l'édition anglaise de 1995 de ce livre (intitulée Apocalypse 1945) qui en constitue une actualisation, le passage suivant : "existe-t-il un parallèle entre Dresde et Auschwitz ? A mon avis l'un et l'autre nous enseignent que le vrai crime de la guerre comme de la paix n'est pas le génocide – qui suppose implicitement que la postérité accordera ses sympathies et condoléances à une race particulière – mais bien l'innocenticide. Ce n'est pas parce que ses victimes étaient des Juifs que Auschwitz a été un crime mais parce qu'elles étaient innocentes" (Souligné par nous). Signalons enfin, pour dissiper des doutes éventuels sur le caractère excessif de l'auteur que l'édition française de 1963, qui estime le nombre des victimes à 135 000, cite les estimations faites par les autorités américaines, qui donnent 200 000 victimes et plus.

18 [65]"Une première vague de bombardiers passe au-dessus de la ville le 13 février au soir, vers 21h30. Elle lâche 460 000 bombes à fragmentation, qui descendent en vrille et explosent en perçant les murs, les planchers et les plafonds des habitations. (…) Une deuxième vague de bombardiers, à 3 heures du matin, déverse pendant 20 minutes 280 000 bombes incendiaires au phosphore et 11 000 bombes et mines. (…) Les incendies se propagent avec d'autant plus de facilité que les immeubles ont été préalablement éventrés. La troisième vague survient le 14 février à 11h 30. Pendant 30 minutes, elle lâche à son tour bombes incendiaires et bombes explosives. Au total, en quinze heures, c'est 7000 tonnes de bombes incendiaires qui tombent sur Dresde, détruisant plus de la moitié des habitations et le quart des zones industrielles. Une grande partie de la ville est réduite en cendres (…) Beaucoup de victimes disparaissent en fumée sous l'effet d'une température souvent supérieure à 1000°C" (extraits de l'article "14 février 1945 : Dresde réduite en cendres" consultable à l'adresse suivante sur Internet https://www.herodote.net/histoire02141.htm [66]).

A ces éléments, il faut ajouter le "détail" suivant dont rend compte l'article "Les 13 et 14 février, 7 000 tonnes de bombes" du journal Le Monde du 13 février 2005 qui donne une explication au nombre élevé de victimes "La première vague de bombardements a eu lieu peu après 22 heures. Les sirènes avaient retenti quelque vingt minutes plus tôt et les habitants de Dresde avaient eu le temps de se terrer dans les caves des immeubles, les abris étant en nombre insuffisant. La deuxième vague est venue à 1 h 16 du matin. Détruites par les premiers bombardements, les sirènes d'alarme ne fonctionnaient plus. Pour échapper à la chaleur torride provoquée par les incendies - jusqu'à 1 000°C -, la population s'était répandue dans les jardins et sur les rives de l'Elbe. C'est là qu'elle fut atteinte par les bombes."

19 [67]Si c'est Nagasaki, qui n'était pas prévu au programme, qui reçut la seconde bombe atomique c'est à cause des conditions météo défavorables sur les villes sélectionnées et qu'il n'était plus possible au bombardier ayant embarqué la bombe atomique à son bord de revenir à sa base, la charge nucléaire ayant été armée.

20 [68] Amiral Leahy, chef d'état-major particulier des présidents Roosevelt puis Truman : "Les Japonais étaient déjà vaincus et prêts à se rendre. (...) L'utilisation à Hiroshima et à Nagasaki de cette arme barbare ne nous a pas aidés à remporter la guerre. (...) En étant le premier pays à utiliser la bombe atomique, nous avons adopté (...) la règle éthique des barbares." (Mémoires écrites en 1995).

Général Eisenhower : "À ce moment précis [août 1945], le Japon cherchait le moyen de capituler en sauvant un peu la face. (...) Il n'était pas nécessaire de frapper avec cette chose horrible." (Mémoires).

21 [69]Lire l'article "La co-responsabilité des Alliés dans l'Holocauste" de notre brochure Fascisme et démocratie : deux expressions de la dictature du capital.

22 [70] Ils s'y préparent d'ailleurs de la seule manière cohérente possible en publiant des archives montrant que l'existence des camps était connue. Ainsi, "en janvier 2004, le département des archives de reconnaissance aérienne de l'université de Keele (Grande-Bretagne) publiait pour la première fois des photos aériennes montrant le camp d'Auschwitz-Birkenau en activité. Pris par les avions de la Royal Air Force à l'été 1944, ces clichés stupéfiants sur lesquels on aperçoit la fumée des fours à ciel ouvert et l'organisation du camp d'extermination, auront attendu soixante ans avant d'être rendus publics" (Le Monde du 9 janvier 05 ; "Auschwitz : la preuve oubliée"). Un débat est engagé avec de fausses réponses toutes prêtes du genre "ce n'est pas le camp d'Auschwitz que les avions photographiaient à l'époque, mais un énorme complexe pétro-chimique allemand. Dans l'urgence, les agents chargés d'analyser les clichés n'auraient pas réalisé que les camps d'Auschwitz et de Birkenau, proches de cette usine de pétrole synthétique, appartenaient au même ensemble" (Ibid.)

23 [71] La France, inquiétée par cette volonté d'expansion impérialiste de son compère allemand, n'a pas manqué de s'opposer à ce projet.

Evènements historiques: 

  • Deuxième guerre mondiale [72]

Article de Battaglia Comunista : "Décadence, Décomposition, produits de la confusion"

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Nous publions ci-dessous un article de Battaglia Comunista. Il s'agit d'un article paru en Italien et intitulé "Décadence, décomposition, produits de la confusion" du numéro 10 de Prometeo.

Notre réponse se trouve dans l'article : "De calomnies en mensonges, le BIPR s'éloigne de la cause du prolétariat [73]".


 

Décadence, Décomposition, produits de la confusion

La guerre en Irak, comme les autres qui existent disséminées dans le monde, trouverait, pour certains qui insistent pour se proclamer marxistes, ses raisons dans des motifs « stratégiques » qui n’auraient que peu, ou rien à faire, avec les intérêts économiques des puissances en jeu.

Il faut donc avant tout clarifier ce qu’on entend par « stratégiques ».

Dans n’importe quel dictionnaire, on dit que stratégique veut dire « concernant la stratégie », laquelle est « branche de l’art militaire qui traite de la conduite de la guerre » (Zingarelli) ou, au sens figuré, « capacité d’atteindre le but recherché dans des situations qui ne sont pas faciles ». Il s’en suit que pour ceux dont on a parlé plus haut, la guerre en Irak et les guerres analogues, seraient des moments d’une guerre différente, plus ample, dont les causes cependant continuent à se dissimuler. Les plus raffinés parmi ces grands « marxistes » font semblant d’individualiser les causes de ces guerres dans l’impérialisme, dans l’affrontement entre intérêts impérialistes. On peut lire des phrases de ce genre : « Aujourd’hui cependant l’Allemagne perçoit l’aventure américaine actuelle en Irak comme une menace réelle pour ses intérêts dans une zone qui a été centrale pour ses ambitions impérialistes depuis la première guerre mondiale. Elle a donc lancé un défi plus explicite que jamais auparavant vis-à-vis des Etats-Unis ».

On en déduit que bien ou mal, les intérêts en jeu, bien entendu impérialistes, sont les mêmes que lors de la première guerre mondiale. Même dans ce cas, ou à plus forte raison, on s’attendrait à une explication de quels sont ces intérêts impérialistes qui ne changent pas à plus de 80 ans de distance. Mais non !

Le moment est arrivé d’expliciter à qui et à quoi nous faisons référence. Et bien, bien que nous ayons déclaré que nous ne sommes plus intéressés à un quelconque débat/confrontation avec le CCI, c’est la résolution de son XV Congrès que nous analysons, pour démontrer encore une fois, s’il en est encore besoin, que cette dernière est étrangère à la méthode et à la doctrine marxiste.

Risiko ou critique de l’économie politique ?

 

Les thèses depuis le point 6 jusqu’au point 9 sont plus semblables à la description d’une partie de Risiko qu’à la description de la dynamique du capitalisme à partir des années 70, outre le fait qu’elles contiennent des perles avec des phrases complètement vides comme la suivante (thèse n° 8) : « L’abandon de ces institutions du 'droit international' représente une avancée significative du développement du chaos dans les rapports internationaux ».

Si on veut être plus bienveillant, beaucoup des thèses exprimées ressemblent fortement aux traités « géopolitiques » de revues comme Limes, avec une référence constante à la légitimité des justifications de la guerre, à l’autorité politique des USA en déclin, etc., et sans jamais de référence au contenu réel et concret des intérêts impérialistes. Ces revues ont certainement leur intérêt, mais elles ne prétendent pas utiliser l’arme de la critique qui prépare la critique des armes.

La première et la seconde guerre mondiale ont été définies par les communistes toutes les deux comme impérialistes parce que menées par des fronts impérialistes opposés, poussés par des intérêts spécifique vraiment antagoniques. Mais de là à dire que les intérêts étaient les mêmes, il y a loin.

Il est clair pour tous que si nous disons qu’en régime capitaliste, une révolution industrielle, des processus de production donc, a toujours comme effet l’augmentation de la productivité du travail, nous énonçons une vérité générale qui ne dit rien des spécificités des révolutions industrielles elles mêmes. Pourtant, ces spécificités comptent tout autant, vu que la dernière, que nous définissons comme celle du microprocesseur, non seulement n’a pas créé, à la différence de celles qui ont précédé, de nouveaux secteurs de production qui soient en mesure de compenser la perte d’autres secteurs dépassés, mais elle a aussi réduit le coût des innovations, en vérité le coût du capital constant diminuant ainsi l’augmentation de la composition organique du capital.

Les intérêts en jeu dans les guerres de l’impérialisme changent aussi d’une guerre à l’autre.

Si on veut schématiser un peu, la première guerre mondiale a vu comme dominante l’affrontement pour les intérêts coloniaux des puissances : une guerre pour les matières premières ; la seconde guerre mondiale a vu au contraire l’affrontement pour les marchés où les marchandises peuvent trouver un débouché ; la troisième, en préparation, voit au contraire, comme plus importante, et de loin, la lutte pour les marchés financiers et en dernière instance, pour la répartition de la rente, précisément financière.

Deux clarifications s’imposent :

1. ce n’est pas par hasard que nous utilisons le terme dominante, ou plus importante : cela veut dire qu’à côté de la raison principale , il y a un ensemble d’autres raisons à l’œuvre, qui n’excluent pas celles qui étaient dominantes dans la guerre précédente. Ainsi, la deuxième guerre mondiale, si elle a vu comme dominante l’affrontement pour les marchés où les marchandises peuvent trouver un débouché, a été menée aussi, bien que de façon secondaire, pour les sources de matières premières et pour les marchés financiers. Et même dans la troisième guerre mondiale, si la dominante est la lutte pour des marchés financiers, cela n’exclut pas que les marchés où les marchandises peuvent trouver des débouchés et surtout les sources de matières premières soient en jeu et soient intriquées avec les raisons principales (on pense justement au pétrole).

2. Quand certains, et en particulier, le CCI, nous accusent de voir toutes les guerres récentes uniquement en termes de pétrole, ils ressemblent un peu aux idiots dans l’histoire du doigt et de la lune.

Le pétrole est le doigt. Celui-ci, nous l’avons dit, redit et répété, est extrêmement important en tant que source énergétique et que matière première d’une industrie énorme comme le complexe pétrochimique, mais surtout, c’est la matière première de référence qui, échangée partout en dollars, permet à la Réserve Fédérale d’imprimer des dollars à loisir, bien au delà des soi-disant « fondamentaux » économiques du pays Etats-Unis, et comme cela, de financer les déficits effrayants de la balance commerciale, et les tout autant effrayantes dettes fédérales et privées. C’est cette possibilité, la lune, que les USA ne peuvent se payer le luxe de perdre, et que pour la défendre, le contrôle du pétrole mondial leur est essentiel. Les USA ne peuvent consentir, par exemple, à ce que l’Euro commence à remplacer le dollar en tant que moyen de paiement du pétrole : cela ouvrirait une brèche dans le front de la défense de la rente américaine qui risquerait de le faire s’écrouler, ce qui mettrait les USA dans une situation d’effondrement pire, en valeur absolue, que celle qu’a vue l’URSS juste avant sa chute.

Décadence ? Confusion !

Après n’avoir rien dit sur les causes spécifiques qui mènent aux guerres, le CCI prétend donner la clef générale pour l’interprétation de l’ensemble du cadre international, des guerres, des tensions, des alliances ballerine, etc. Et là apparaît la décadence :

« la plongée dans le militarisme est par excellence l’expression de l’impasse à laquelle est confrontée le système capitaliste, sa décadence en tant que mode de production. Comme les deux guerres mondiales et la guerre froide entre 1945 et 1989, les guerres de la période inaugurée à partir depuis 1989 sont la manifestation la plus flagrante du fait que les rapports de production capitalistes sont devenus un obstacle au progrès de l’humanité » (Thèse N° 12).

Une telle confusion des concepts (au niveaux d’abstraction) mériterait une colle dans une hypothétique école élémentaire de marxisme : ici, il manque vraiment ce qu’on appelle le minimum instrumental.

La société – attention aux sujets – est précipitée dans le militarisme chaque fois qu’une guerre est en vue et cela depuis l’époque des guerres napoléoniennes, époques dont il est difficile d’en trouver de plus militaristes. C’est surtout sur la base de ces guerres que Carl von Clausewitz a écrit son fameux traité sur la guerre qui contient la phrase encore plus fameuse « la guerre est la continuation de la politique ». Est-ce depuis lors que le mode de production capitaliste est en décadence ? Allons, soyons sérieux. Dans des documents présentés comme des résolutions de congrès, on attend quelque chose de mieux.

Mettre ensemble les deux guerres mondiales qui ont eu lieu, la guerre froide et les guerres qui ont suivi comme des démonstrations que le capitalisme est devenu un obstacle « au progrès de l’humanité » est une idiotie.

Entre une guerre et l’autre (21 ans), il y a eu une forte expansion des moyens de production et on a pu voir des progrès humains généraux d’une certaine importance : de la révolution des transports individuels à l’introduction de la théorie quantique et de la relativité dans les sciences… Quelle est alors la signification de cet obstacle au progrès de l’humanité, qui se serait manifesté vraiment à partir de 1914 ? Certes, une société libérée de l’esclavage du travail salarié aurait fait mieux et de façon différente : nous ne pouvons nous contenter du développement qu’a eu l’industrie automobile et du fait que la théorie quantique à été conduite à se heurter à la relativité du fait du confinement capitaliste de la recherche scientifique dans les limites de la recherche de profit. Et encore de quel progrès humain peut on parler si après 21 ans de paix relative, on est de nouveau précipité dans une boucherie mondiale, si dans les guerres locales qui se sont produites au cours de la guerre froide, il y a eu plus de morts civils que dans les deux guerres mondiales réunies, si les deux tiers de l’humanité meurent de faim et que la situation va en empirant ? Nous sommes donc certainement confrontés à une forme d’augmentation de la barbarie de la formation sociale, de ses rapports sociaux, politiques et civils, et vraiment – à partir des années 90 – à une marche en arrière dans le rapport entre capital et travail (avec le retour de la recherche de plus value absolue, en plus de celle relative, dans le plus pur style manchesterien) mais cette « décadence » ne concerne pas le mode de production capitaliste, mais bien sa formation sociale dans le cycle actuel d’accumulation capitaliste, en crise depuis désormais plus de 30 ans ! 1 [74] faire des calculs sur des poires et des carottes comme si c’était la même chose conduit toujours à dire des bêtises. Et celles ci en entraînent toujours d’autres plus graves, plus … grosses comme celle de « l’approfondissement qualitatif de la tendance du capitalisme à l’autodestruction », à la fin de la même thèse 12.

De la Décadence à la décomposition

Et venons à la fameuse décomposition. Celle ci, sur la base de la thèse n°13, semblerait avoir été déclenchée/ signée par l’implosion du bloc soviétique. On affirme que « l’effondrement du bloc stalinien n’était que l’effondrement d’une partie du capitalisme déjà globalisé ».

Disons tout de suite que ce qui peut paraître une approximation « au niveau du lexique » se révèle être une aberration conceptuelle. Parler de fait de « partie du capitalisme » au lieu de front de l’impérialisme permet d’effectuer le passage « logique » : si une partie du tout s’effondre, le tout est en décomposition. Et effectivement la thèse 13 poursuit : « la période inaugurée par ce seïsme n’a représenté aucune fleuraison, aucun rajeunissement du capitalisme ; au contraire, il ne peut être compris que comme la phase terminale de la décadence capitaliste, la phase que nous appelons la décomposition, la « floraison » de toutes les contradictions accumulées par un ordre social déjà sénile ».

Ici, on retrouve l’extrême désinvolture dans le raisonnement et la référence aux concepts. La période qui s’est ouverte avec l’effondrement de l’URSS, donc, n’a pas représenté un rajeunissement du capitaliste (tout à fait juste) mais alors – pourrait se demander quelqu’un – qu’est ce qu’elle a représenté ? Nous répondons que çà a représenté une nouvelle période de redistribution des cartes, ou de désagrégation des vieux fronts impérialistes et de reconstitution de nouveaux, période par ailleurs toujours en cours. Le CCI au contraire, ne répond pas à la question, mais dit « elle ne peut être comprise que… ». Ce qui est une façon d’introduire subrepticement ce concept extravagant de décomposition qui caractérise désormais la … « théorie » CCIiste.

Dans la thèse N°14, nous découvrons le contenu de la nouveauté de cette nouvelle théorie, là où nous lisons :

« le retour de la crise économique qui s’est ouverte à la fin des années 1960 avait en effet déjà ouvert un chapitre final dans le cycle classique du capitalisme, crise, guerre, reconstruction, nouvelle crise. Dorénavant, il devient virtuellement impossible au capitalisme de reconstruire après une troisième guerre mondiale, qui signifierait probablement l’anéantissement de l’humanité ou au mieux, une régression aux proportions incalculables. Le choix historique auquel est aujourd’hui confronté l’humanité n’est plus seulement révolution ou guerre, mais révolution ou destruction de l’humanité ».

D’abord, nous notons et nous soulignons que la raison pour laquelle il n’y a pas eu (du moins jusqu’à maintenant) de troisième guerre mondiale a changé. Ils ont polémiqué pendant des années avec nous en disant que la guerre n’avait pas éclaté parce que c’était le prolétariat mondial qui l’avait empêchée, en n’étant pas battu et donc vigilant et attentif dans le développement de sa conscience. Nous disions, et continuons à dire, que la guerre n’a pas éclaté parce que le front impérialiste occidental réussissait encore à gérer sa crise et que le bloc de l’est était trop faible même militairement pour tenter de s’en sortir en attaquant et en frappant l’adversaire. Nous avons étudié l’administration de la crise par l’occident dans tous ses aspects financiers, tout autant que sur le terrain de la restructuration engendrée par la vague de la révolution du microprocesseur. Bien entendu, le danger nucléaire restait un des facteurs de refroidissement des tensions, ou bien un fort stimulus pour les centres de commande de l’impérialisme à chercher des solutions alternatives. Maintenant, tout à trac, le CCI nous informe que la seule raison du non déclenchement de la guerre, en substance, était le fait qu’une guerre nucléaire aurait anéanti l’humanité. Puissance de la … décomposition !

Cependant, alors que la mise à l’index des armes nucléaires avance, on voit se redessiner lentement les fronts impérialistes. Quelques lignes de fracture se sont déjà bien délimitées, même si les rapports de force sont encore énormément à l’avantage des USA et que le processus de réarmement des adversaires soit lent.

L’agressivité croissante des USA, induite par sa situation économique dramatique (l’affaiblissement continuel du dollar fait empirer les choses et la perspective) ne fera rien d’autre qu’accélérer les phénomènes de restructuration et de consolidation des alliances et en dernière instance des front pour la guerre. C’est toute autre chose que la décomposition.

Est ce que la guerre sera le moteur d’une régression humaine de proportions gigantesques ? Nous ne pouvons certes pas l’exclure, mais les auteurs de la guerre ne sont pas les capitaux, ce n’est pas le rapport capitaliste de production. Cela peut paraître une banalité mais il faut le dire. Les auteurs et les acteurs de la guerre sont les hommes, dans une formation sociale donnée, qui maintenant est bourgeoise, poussée par les intérêts capitalistes.

Les hommes (la bourgeoisie) décident de faire la guerre, non pas pour « détruire des moyens et des forces de production, et ouvrir un nouveau cycle d’accumulation ». C’est ce qui arrive en réalité et qui alimente le cycle infernal crise-guerre-reconstruction-crise –guerre- reconstruction… Mais cela arrive sans que la bourgeoisie même ne doive en être consciente. Une bourgeoisie fait la guerre à une autre parce qu’elle espère sortir de la crise sur les dépouilles de l’autre, et cela toujours, quelles que soient les spécificités matérielles du combat (voir plus haut).

Aujourd’hui, les instruments guerriers, les armes, ont une puissance de très loin supérieure à celle qu'ils avaient auparavant et les armes atomiques menacent la survie de l’humanité. Mais c’est cela qui rend la guerre elle même plus destructive, pas la phase historique du capital en soi.

Faire des confusions là dessus, c’est faire des confusions entre structure et super-structure et, en bonne partie, c’est une preuve d’inadéquation absolue.

Par ailleurs, le CCI ne peut néanmoins jeter par dessus bord son passé récent. Voilà alors que dans la thèse N°15 rentre en jeu la classe ouvrière et sa capacité à empêcher la guerre du seul fait qu’elle n’a pas été directement défaite. Avec cette perle :

« Néanmoins, la classe ouvrière, dont les luttes de la période de 1968 à 1989 avaient empêché la bourgeoisie d’imposer sa « solution » à la crise économique, était de plus en plus confrontée aux conséquences de son propre échec à élever ses luttes à un niveau politique plus haut et à offrir une alternative à l’humanité. La période de décomposition, résultat de cette « impasse » (les guillemets sont d’eux) entre les deux classes, n’apporte rien de positif à la classe exploitée ».

la « décomposition » (du mode de production ? de la formation sociale ? Bof) serait donc le résultat de l’équilibre stable qui aurait été atteint entre les classes, prolétariat et bourgeoisie. En particulier, la classe prolétarienne en serait responsable … parce qu’elle se serait montrée incapable d’élever ses luttes à un niveau politique supérieur. Faire passer sa propre inadéquation théorique pour une faiblesse de la classe est une fourberie de bas niveau et qui ne paye pas. ***

Encore :

« la classe ouvrière dans cette période a été confrontée non seulement à ses faiblesses politiques, mais aussi au danger de perdre son identité de classe sous le poids d’un système social en pleine désintégration »

Là de nouveau, pas un mot sur la dynamique matérielle de décomposition (dans le sens décompo-recompo) de la classe dans la révolution technologique, pas un mot sur les phénomènes de délocalisation de la production et de déplacements massifs de main-d’œuvre entre pays de la métropole et pays périphériques. C’est ainsi que la thèse suivante , la thèse 16 est consacrée à nier de l’importance aux … seules choses importantes. Nous lisons :

« Ce danger n’est pas fondamentalement le résultat des réorganisations de la production et du partage du travail exigés par la crise économique (par exemple le déplacement des industries secondaires vers le secteur tertiaire dans la plupart des pays avancés, l’informatisation, etc.) »

Etcetera justement. Il n’est pas dans notre intention de commenter une par une les 30 thèses de la résolution. Dans toutes se retrouve essentiellement la méthode (ou l’absence de méthode) cciiste que nous avons mise en évidence jusqu’ici. Tout le texte est parcouru par le « concept » de base selon lequel les campagnes idéologiques de la bourgeoisie comptent beaucoup plus dans le fait que la classe soit poussée à la passivité que les modifications objectives des conditions de la classe elle même. La capacité de la bourgeoisie d’avoir un impact grâce à ses campagnes idéologiques sur la façon d’être de la classe et sur sa combativité va de pair, dans la mentalité cciiste, avec la capacité de la bourgeoisie, cette entité unitaire dans son corps et dans son esprit, à manœuvrer de façon à embrigader la classe ouvrière et de l’emmener dans des pièges horrifiants. Chacun a eu le moyen de vérifier cette vision, celle du CCI, d’une bourgeoisie comploteuse en différentes occasions, parmi lesquelles rappelons les grandes grèves en France,, où la bourgeoisie manœuvrait le syndicat de façon à faire tomber le prolétariat dans un piège, ou les thèses sur le « parasitisme » qui attribuaient à la bourgeoisie tout court la responsabilité de créer des groupuscules parasites, exprès, exprès pour faire des dégâts dans le CCI.

Une absurdité ? Oui, mais les perles de l’absurdité abondent dans des thèses que nous avons brièvement analysées ici. Nous nous limitons, pour finir, à relever une de ces perles, justement dans la thèse dédiée au BIPR (19). En s’en prenant à notre interprétation du concept de décadence et en faisant tous ses efforts pour soutenir le développement de la « décadence » en « décomposition », elle en arrive à faire des sauts périlleux. En voilà un :

« Voici la tendance qui découle de ‘l’infrastructure capitaliste’ quand elle ne peut plus croître en harmonie avec ses propres lois ».
Précisons le détail insignifiant qui traite justement de la décomposition, qui découlerait … Insignifiant, parce que la perle, on la trouve dans le « quand ». Il doit nous avoir échappé, mais aussi à Marx, qu’il y a eu une période heureuse dans laquelle le capitalisme se développait en harmonie avec ses propres lois. Marx a écrit trois volumes du Capital sans tenir compte de cela, disant même que le mode de production capitaliste est intrinsèquement contradictoire et vit une série d’antagonismes, entre prolétariat et bourgeoisie, entre croissance technologique et chute du taux de profit, etc.

Si ce sont là – et elles le sont – les bases théoriques du CCI, les raisons pour lesquelles nous avons décidé de ne plus perdre de temps, de papier et d’encre pour discuter ou même polémiquer avec lui, devraient être claires.

Mauro Junior Stefanini.

 

 

1 [75] Voir à ce propos « modes de production et formation sociale », Prometeo 12 IV, Novembre 1988) sur le site Internazionalisti.it

Courants politiques: 

  • TCI / BIPR [9]
  • Battaglia Comunista [76]

Crise économique : La descente aux enfers

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La dernière récession de 2000-2001 a fortement mis à mal toutes les élucubrations théoriques à propos de la prétendue "troisième révolution industrielle" basée sur le microprocesseur et les nouvelles technologies de l’information, de même que le krach boursier a réduit à néant toutes les divagations sur l’avènement d’un "capitalisme patrimonial" supplantant le salariat par l’actionnariat participatif (!)... nième version du mythe éculé d’un "capitalisme populaire" où chaque ouvrier serait devenu "petit propriétaire" par la possession de quelques actions de "son" entreprise.

Depuis, les Etats-Unis ont réussi à contenir l’ampleur de la récession tandis que l’Europe s’est enlisée dans une conjoncture morose. On nous explique donc à l'envie que les ressorts de la reprise américaine résideraient dans l'engagement plus important de ce pays au sein de cette fameuse "nouvelle économie" et dans une plus grande dérégulation et flexibilité du marché du travail. Inversement, la léthargie de la reprise européenne s'expliquerait, elle, par le retard pris dans ces deux domaines sur le vieux continent. Pour y remédier, la politique de l'Union Européenne s’est fixée comme objectif la dite "stratégie de Lisbonne" visant à instaurer, d’ici à 2010, "l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde". Ainsi pouvons-nous lire dans les "lignes directrices de l'emploi", définies par la Commission Européenne, et auxquelles fait référence la nouvelle Constitution, que les Etats doivent réformer "les conditions trop restrictives de la législation en matière d'emploi qui affectent la dynamique du marché du travail" et promouvoir la "diversité des modalités en termes de contrats de travail, notamment en matière de temps de travail". En bref, la bourgeoisie tente de tourner la page en nous présentant la dernière récession et le krach boursier comme une péripétie sur le chemin de la croissance et de la compétitivité. Elle nous refait le coup d’un avenir meilleur... moyennant quelques sacrifices supplémentaires que les travailleurs devraient consentir pour enfin atteindre le paradis sur terre. En dehors des injonctions visant à accroître l’austérité, la réalité est très éloignée de ces discours comme le démontre cet article en s'appuyant sur des statistiques officielles de la bourgeoisie analysées au sein d'un cadre marxiste. Une dernière partie de cet article est consacré à la réfutation de la méthode d'analyse de la crise développée par une autre organisation révolutionnaire, Battaglia Comunista.

La crise d'un système

Loin d’être un accident de parcours, la dernière récession est la sixième ayant frappé l’économie capitaliste depuis la fin des années 1960 (graphique n°1).

Les récessions de 1967, 1970-71, 1974-75, 1980-82, 1991-93 et 2001-02 furent à chaque fois tendanciellement plus longues et profondes et cela dans un contexte de déclin constant du taux de croissance moyen de l’économie mondiale, décennie après décennie. Elles ne sont donc pas de simples contretemps sur le chemin de l’avènement de "l’économie la plus compétitive et dynamique du monde" mais représentent autant d’étapes de la lente mais inexorable descente aux enfers qui mène le mode de production capitaliste à la faillite. En effet, malgré tous les discours triomphants sur la "nouvelle économie", la libéralisation des marchés, l’élargissement de l’Europe, la révolution technologique, la mondialisation ainsi que les bluffs médiatiques récurrents à propos des performances de prétendus pays émergents, de l’ouverture des marchés des pays de l’Est, du développement du Sud-est asiatique et de la Chine,... le taux de croissance du Produit Intérieur Brut mondial par habitant ne fait que décroître décennie après décennie (1 [77]).

Certes, à regarder certains indicateurs comme le chômage, le taux de croissance, le taux de profit ou le commerce international, la crise actuelle est loin de l'effondrement connu par l'économie capitaliste mondiale dans les années 1930, et son rythme est beaucoup plus lent. Depuis lors, et particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, les économies de tous les pays sont progressivement passées sous un contrôle direct et indirect plus important et plus omniprésent de leurs Etats. A cela s'est ajouté l'instauration d'un contrôle économique au niveau de chaque blocs impérialiste (à travers la mise en place d'organismes tels que le FMI pour le bloc occidental et le COMECON pour le bloc de l'Est) (2 [78]). Avec la disparition des blocs, les dites institutions internationales ont disparu ou perdu de leur influence sur le plan politique sans pour autant cesser, pour certaines d'entre elle, de jouer un certain rôle sur le plan économique. Cette "organisation" de la production capitaliste a ainsi permis pendant des décennies de maîtriser beaucoup mieux que lors des années 30 les contradictions du système, et elle explique aujourd'hui la lenteur de la crise. Mais pallier aux effets des contradictions ne veut pas dire les résoudre.

Des reprises de moins en moins vigoureuses

L’évolution économique actuelle n’est pas un yoyo dont les cycles de baisse et de hausse serait indispensables à son développement mais elle s’inscrit dans une tendance globale au déclin, certes lente et progressive en raison de l’intervention régulatrice de l’Etat et des institutions internationales, mais néanmoins irréversible.

Il en va ainsi de la reprise américaine tant vantée et montrée en exemple : si les Etats-Unis ont réussi à limiter l’ampleur de leur récession, ce n’est qu’au prix de nouveaux déséquilibres qui ne feront que rendre encore plus profonde la prochaine récession dont les effets seront encore plus dramatiques pour la classe ouvrière et tous les exploités de la Terre. En rester au constat de l’existence de reprises économiques après chaque récession serait d’un pur empirisme qui ne nous fait pas avancer d’un pouce pour comprendre pourquoi le taux de croissance de l’économie mondiale ne fait que baisser depuis la fin des années 1960. L'évolution de la situation économique depuis cette époque, qui renvoie aux contradictions fondamentales du capitalisme, consiste en une succession de récessions et de reprises, ces dernières étant à chaque fois plus fragiles dans leurs fondements. En effet, concernant la reprise qui s’est développée aux Etats-Unis après la récession des années 2000-2001, nous remarquons qu’elle est essentiellement basée sur trois facteurs on ne peut plus aléatoires : 1) le creusement rapide et important du déficit budgétaire ; 2) une reprise de la consommation s'appuyant sur un endettement croissant, l’annulation de l’épargne nationale et le financement extérieur ; 3) une spectaculaire baisse des taux d’intérêt annonçant une instabilité accrue des marchés financiers internationaux.

1) Un creusement record du déficit budgétaire

Depuis la fin des années 1960, on constate clairement (graphique n° 2) que les récessions de 1967, 1970, 1974-75 et 1980-82 sont à chaque fois plus profondes (le taux de croissance du PIB américain est en pointillé), alors que celles de 1991 et 2001 apparaissent de moindre ampleur et entrecoupées de phases plus longues de reprise (1983-1990 et 1992-1999). Aurions nous là les premiers effets de l’avènement de cette nouvelle économie que d’aucuns se plaisent à souligner ? Assisterions-nous à un renversement de tendance qui s’amorcerait dans l’économie la plus avancée du monde et qui ne demanderait qu'à se généraliser ailleurs dans le monde en copiant les recettes américaines ? C’est ce qu’il nous faut maintenant examiner.

Constater l’existence de reprises, même de moindre ampleur, ne nous avance guère si l’on n’en examine pas les ressorts sous-jacents. Pour ce faire, nous avons rapproché l’évolution du déficit public de l’Etat américain (en trait plein dans le graphique n° 2) à celui de la croissance et l’on constatera aisément que non seulement chaque phase de reprise est précédée par un déficit public important, mais que ce dernier est à chaque fois plus conséquent en profondeur et/ou en durée. Dès lors, aussi bien les phases plus longues de reprise au cours des années 1980 et 1990 que l’atténuation relative des récessions s’expliquent avant tout par l’ampleur du déficit public et son maintien à un haut niveau. La reprise après la récession de 2000-2001 ne déroge pas à la règle. Sans un déficit public dont l’ampleur et la rapidité de l'augmentation atteignent des records historiques, la "croissance" américaine friserait la déflation. La baisse des impôts (essentiellement pour les hauts revenus), combinée aux dépenses militaires, a fait passer le budget à un déficit qui atteint les 3,5% alors qu'il était excédentaire de 2,4% en 2000. De plus, les priorités définies pour 2005, contrairement aux promesses de la campagne présidentielle, devraient se traduire par une aggravation de ce déficit, compte tenu de l’augmentation des dépenses d’armement et de sécurité et de substantielles baisses d’impôts à destination des plus riches (3 [79]). Les quelques mesures prévues pour contenir ce déficit se traduiront par encore plus d’austérité pour les exploités puisqu’il est prévu de baisser les dépenses à destination des plus pauvres (4 [80]).

Par ailleurs, il nous faut aussi tordre le cou à ce mythe d’un retournement de tendance amorcé aux Etats-Unis car, à regarder les taux de croissance par décennie, après la chute amorcée à la fin des années 1960, ils sont restés stationnaires autour de 3%, c’est-à-dire à un niveau inférieur à ceux des décennies précédentes... et ce ne sont pas les deux centièmes de pourcent (!) en plus sur la période 1990-1999 par rapport à 1980-1989 qui peuvent valider en quoi que ce soit une inflexion de tendance

Nous voyons donc clairement que l’idée de l’ouverture d’une nouvelle phase de croissance inaugurée par les Etats-Unis n’est qu’un mythe entretenu par la propagande de la bourgeoisie que vient démentir la performance moindre de l’Europe alors que, jusqu’aux années 1980, cette dernière rattrapait la première économie du monde (5 [81]). La meilleure tenue de l’économie américaine ne provient pas tellement de sa plus grande efficacité comme conséquence d’un investissement dans la dite "nouvelle économie", mais résulte d’un très classique endettement colossal de tous les acteurs économiques qui, de surcroît, sont financés essentiellement par les avoirs en provenance du reste du monde. Il en va ainsi de l’accroissement du déficit public comme des autres paramètres à la base de la reprise de l’économie américaine comme nous allons l’examiner ci-dessous.

2) Une reprise de la consommation par l’endettement

Une des raisons du différentiel de croissance plus élevée aux Etats-Unis réside dans le soutien à la consommation des ménages ainsi favorisée grâce aux moyens suivants :

  • la spectaculaire baisse des impôts qui a permis de soutenir la consommation des riches, au prix d’une dégradation supplémentaire du budget fédéral ;
  • la baisse du taux d’intérêt qui est passé de 6,5% début 2001 à 1% à la mi-2004 et du taux d’épargne (graphique n°4), ce qui a eu pour effet de propulser l’endettement des ménages à des records sans précédent (graphique n°5) et conduit à un début de bulle spéculative sur le marché immobilier (graphique n°6).

 

Un tel dynamisme de la consommation des ménages pose trois problèmes : un endettement croissant de ces derniers avec la menace de krach immobilier ; un déficit commercial croissant vis-à-vis du reste du monde (5,7 % du PIB US en 2004 soit plus d’un pourcent du PIB mondial contre 4,8% en 2003) et une répartition des revenus de plus en plus inégalitaire (6 [82]).

Comme le montre le graphique n°4, les ménages épargnaient 8 ou 9% de leur revenu après impôts jusqu’au début des années 1980. Après, ce taux entame une chute régulière jusqu’à environ 2%. Cette consommation est à la base du déficit extérieur croissant des Etats-Unis. Ce pays importe en biens et services toujours davantage du reste du monde par rapport à ce qu’il vend lui-même à l’étranger. La poursuite de cette folle trajectoire, où le reste du monde fait de plus en plus crédit aux Etats-Unis, est rendue possible par le fait que les étrangers qui reçoivent les dollars que procure l’excès des importations américaines sur leurs exportations, sont disposés à les placer sur les marchés financiers américains au lieu d’en demander la conversion en d’autres devises. Ce mécanisme a fait gonfler la dette brute des Etats-Unis vis-à-vis du reste du monde de 20% de leur PIB en 1980 à 90% en 2003, battant ainsi un record vieux de cent dix ans (7 [83]). Une telle dette vis-à-vis du reste du monde n'est pas sans affaiblir les revenus du capital américain qui doivent en financer l'intérêt. Cela pose la question de savoir combien de temps l'économie américaine pourra le supporter.

De plus, cet endettement des ménages américains s’inscrit dans une tendance à l’accroissement de l’endettement total de l’économie américaine qui prend des proportions gigantesques puisqu’il s’élève à plus de 300% du PIB en 2002 (graphique n°7), en réalité 360% si l’on rajoute la dette fédérale brute. Cela signifie concrètement que pour rembourser le total de cette dette il faudrait travailler plus de trois ans gratuitement. Ceci matérialise bien ce que nous disions précédemment, à savoir que mettre en avant l’existence de récessions moins profondes et de phases de reprises plus longues depuis le début des années 1980, pour prouver la réalité d’une nouvelle tendance à la croissance fondée sur une "troisième révolution industrielle", n’a aucun sens car de tels constats se fondent non pas sur une croissance "saine" mais bien de plus en plus artificielle.

3) Une diminution des taux d’intérêt permettant une dévaluation compétitive du dollar

Enfin, le troisième facteur de la reprise américaine réside dans la baisse progressive des taux d’intérêt de 6,5 % début 2001 à 1 % à la mi-2004, permettant ainsi de soutenir le marché intérieur et de mener une politique de déflation compétitive du dollar sur le marché international.

Ces faibles taux d’intérêt ont dopé l’endettement (notamment le crédit hypothécaire qui est devenu bon marché) et permis à la consommation et au marché du logement de soutenir l’activité économique et les dépenses malgré le recul de l’emploi pendant la récession. Ainsi, la part de la consommation des ménages américains dans le Produit Intérieur Brut qui oscillait autour de 62 % entre les années 1950 et les années 1980, augmente régulièrement depuis lors pour dépasser les 70 % au début du 21e siècle.

D’autre part, la réponse au déficit commercial américain est la baisse considérable du dollar (de l’ordre de 40%) par rapport aux devises non alignées sur la monnaie dominante, principalement l’Euro (et en partie le Yen). Ainsi la croissance de l’économie US se fait sur le dos du reste du monde et à crédit car financée par les entrées de capitaux en provenance de l’étranger, ce qui est permis par la place hégémonique des Etats-Unis. En effet, n’importe quel autre pays, placé dans la même situation, serait obligé d’avoir un taux d’intérêt suffisamment élevé pour attirer les capitaux.

La dynamique économique depuis la fin des années 1960

Nous venons de voir que la reprise depuis la récession de 2001 est encore plus fragile que toutes les précédentes. Elle s’insère en effet dans une succession de récessions qui elles-mêmes matérialisent la tendance au déclin constant du taux de croissance, décennie après décennie, depuis la fin des années 1960. Pour bien comprendre cette tendance au déclin du taux de croissance, et en particulier son caractère irréversible, il nous faut revenir sur les facteurs qui la sous-tendent.

Avec l’épuisement de la dynamique impulsée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les économies européennes et japonaises reconstruites viennent inonder le monde avec des produits en surnombre (par rapport aux débouchés solvables), il se produit un ralentissement de la croissance de la productivité du travail, dès le milieu des années 1960 pour les Etats-Unis et au début des années 1970 pour l’Europe (graphique n°8).

Comme les gains de productivité constituent le principal facteur endogène permettant de contrecarrer la tendance à la baisse du taux de profit, le ralentissement de la croissance de ces gains fait pression à la baisse sur le taux de profit et donc aussi sur d'autres variables fondamentales de l’économie capitaliste que sont notamment le taux d’accumulation (8 [84]) et la croissance économique (9 [85]). Le graphique n°9 nous montre clairement cette chute du taux de profit dès le milieux des années 1960 pour les Etats-Unis et au début des années 1970 en Europe et ce jusqu’en 1981-82.

Comme l’illustre clairement ce graphique, la baisse du taux de profit s’est inversée au début des années 1980 pour résolument s’orienter à la hausse par la suite. La question fondamentale est donc de déterminer la cause de cette inversion de tendance, car le taux de profit est une variable synthétique qui est déterminée par de nombreux paramètres que l’on peut résumer aux trois suivants : le taux de plus-value, la composition organique du capital et la productivité du travail (10 [86]). Pour faire image et aller à l’essentiel, le capitalisme peut échapper à la baisse tendancielle de son taux de profit soit "par le haut", via un accroissement de la productivité du travail, soit "par le bas", via une austérité exercée à l’encontre des salariés. Or, nous constatons clairement, grâce aux données présentées dans cet article, que cette remontée du taux de profit n’est pas la conséquence de nouveaux gains de productivité engendrant une diminution ou un ralentissement de l’accroissement de la composition organique du capital suite à une "troisième révolution industrielle basée sur le micro-processeur" (la fameuse nouvelle économie) mais est due à l’austérité salariale (directe et indirecte) et au développement du chômage (graphiques n°10 et 11 et 12).


Dès lors, ce qui est fondamental à percevoir dans la situation présente c’est que, malgré une profitabilité retrouvée depuis un quart de siècle au niveau des entreprises (graphique n°9), ni l’accumulation (graphique n°12), ni la productivité (graphique n°8), ni la croissance (graphique n°1) n’ont suivi : toutes ces variables fondamentales sont restées dépressives. Or, normalement, dans les périodes historiques où le taux de profit augmente, le taux d’accumulation et donc la productivité et la croissance sont également tirés vers le haut. Il faut donc poser la question fondamentale suivante : pourquoi, malgré un taux de profit résolument restauré et orienté à la hausse, l’accumulation du capital et la croissance économique n’ont pas suivi ?

Cette réponse est donnée par Marx dans tous ses travaux de critique de l’économie politique et plus particulièrement dans Le Capital lorsqu’il énonce sa thèse centrale postulant l’indépendance entre la production et le marché : "En effet, le marché et la production étant des facteurs indépendants, l’extension de l’un ne correspond pas forcément à l’accroissement de l’autre" (Marx, La Pléiade, Economie II, p. 489) ; "Les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Elles ne diffèrent pas seulement par le temps et le lieu, théoriquement non plus elles ne sont pas liées" (Marx, Le Capital, Editions Sociales, 1974, Livre III°, tome 1). Ce qui signifie que la production ne crée pas son propre marché (inversement, par contre, une saturation du marché aura nécessairement un impact sur la production alors volontairement limitée par les capitalistes en vue de tenter d'éviter la ruine totale). En d’autres mots, la raison fondamentale pour laquelle le capitalisme se retrouve dans une situation où la profitabilité de ses entreprises a été rétablie mais sans que la productivité, l’investissement, le taux d’accumulation et donc la croissance ne suivent est à rechercher dans l’insuffisance de débouchés solvables.

C’est aussi cette insuffisance de débouchés solvables qui est à la base de la dite tendance à la "financiarisation de l’économie". En effet, si les profits désormais abondants ne sont pas réinvestis, ce n'est pas à cause d’un manque de rentabilité du capital investi (selon la logique des tenants de l’explication de la crise par le seul mécanisme de la baisse tendancielle du taux de profit) mais bien à cause d’un manque de débouchés en suffisance. Ceci est bien illustré par le graphique n°12 qui montre que, malgré le regain de profits (le taux de marge mesure le rapport du profit à la valeur ajoutée) consécutif à l’approfondissement de l’austérité, le taux d’investissement a continué à décliner (et donc corrélativement la croissance économique) expliquant ainsi l’augmentation du taux de chômage et du profit non réinvesti qui est alors distribué sous forme de revenus financiers (11 [87]). Aux Etats-Unis, les revenus financiers (intérêts et dividendes, compte non tenu des gains en capitaux) représentèrent, en moyenne, 10 % du revenu total des ménages entre 1952 et 1979 mais augmentèrent progressivement entre 1980 et 2003 pour atteindre 17 %.

Le capitalisme n'a pu contrôler les effets de ses contradictions qu'en repoussant le jour de leur dénouement. Il ne les a pas résolues, il les a rendues plus explosives. La crise actuelle, en mettant en évidence, jour après jour, l'impuissance de l'organisation et des politiques économiques mises en place depuis les années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale, s'annonce plus grave et significative du niveau atteint par les contradictions de ce système que toutes les crises précédentes.


Une autre analyse de la crise par Battaglia Comunista

Nous avons vu ci-dessus que les discours et explications de la bourgeoisie ne valent pas un sous et ne sont que de pures mystifications pour masquer la faillite historique de son système. Malheureusement, certains groupes politiques révolutionnaires en reprennent volontairement ou non les conceptions, que ce soit dans leurs versions officielles ou gauchistes et alter-mondialistes. Nous nous pencherons ici plus particulièrement sur les analyses produites par Battaglia Comunista (BC) (12 [88]).

D’emblée, nous devons constater que tout ce que nous venons d’examiner ci-dessus vient formellement démentir le fond de "l’analyse" de la crise présenté par cette organisation en ce qui concerne aussi bien une "troisième révolution industrielle", idée qui ressemble à s'y méprendre à celle des manuels de propagande de la bourgeoisie, que ses analyses sur la "financiarisation parasitaire" du capitalisme et la "recomposition de la classe ouvrière" qui sortent des opuscules gauchistes et alter-mondialistes (13 [89]). En effet, Battaglia Comunista croit dur comme fer que le capitalisme est en pleine "troisième révolution industrielle marquée par le microprocesseur" et connaît une "restructuration de son appareil productif" et une "démolition conséquente de la composition de classe précédente" lui permettant dès lors "une longue résistance à la crise du cycle d’accumulation" (14 [90]). Ceci appelle un certain nombre de remarques :

1) Tout d’abord, si le capitalisme était réellement en pleine "révolution industrielle" comme le prétend Battaglia Comunista, nous devrions au moins par définition connaître un regain de productivité du travail. C’est d’ailleurs ce que BC s’imagine puisqu’elle affirme sans ambages et sans vérification empirique que "la restructuration en profondeur de l’appareil productif a comporté une augmentation vertigineuse de la productivité", analyse qu’elle réaffirme dans le dernier numéro de sa revue théorique : "...une révolution industrielle, des processus de production donc, a toujours comme effet l’augmentation de la productivité du travail..." (15 [91]). Or, nous avons vu ci-dessus que la réalité en matière de productivité est inverse au bluff entretenu par la propagande bourgeoise et repris par Battaglia Comunista. Cette organisation ne semble pas se rendre compte que cela fait maintenant plus de 35 ans que la croissance de la productivité du travail a amorcé un déclin et qu’elle stagne tout en fluctuant à un faible niveau depuis les années 1980 (graphique n°8) (16 [92]) !

2) Nous avons vu que, pour cette organisation, "la troisième révolution industrielle basée sur le micro-processeur" serait tellement puissante qu’elle a "généré des gains vertigineux de productivité" permettant de "diminuer l’augmentation de la croissance de la composition organique". Or, quiconque examine un tant soit peu la réalité de la dynamique du taux de profit, constatera que la récession des années 2000-2001 aux Etats-Unis a été précédée d’un retournement conjoncturel à la baisse dès 1997 (17 [93]) (graphique n°9), notamment parce que cette fameuse "nouvelle économie" s’est traduite par un alourdissement en capital, c’est-à-dire une hausse de la composition organique et non une baisse comme l’affirme Battaglia (18 [94]). Les nouvelles technologies ont sans doute permis certains gains de productivité (19 [95]) mais ceux-ci n’ont pas été suffisants pour compenser le coût des investissements en dépit d’une baisse de leur prix relatif, ce qui a finalement pesé sur la composition organique du capital et infléchi le taux de profit aux Etats-Unis à la baisse dès 1997. Ce point est important car il met fin aux illusions sur la capacité du capitalisme à se libérer de ses lois fondamentales. Les nouvelles technologies ne sont pas l’instrument magique qui permettrait d’accumuler le capital gratuitement.

3) De plus, si la productivité du travail connaissait réellement une "augmentation vertigineuse" alors (pour qui sait lire Marx) le taux de profit s'orienterait à la hausse. C’est d’ailleurs aussi ce que nous suggère Battaglia Comunista, tout en évitant de le dire explicitement, lorsqu’elle affirme que "...à la différence des révolutions industrielles qui l’ont précédée (...) celle basée sur le microprocesseur (...)...a aussi réduit le coût des innovations, en vérité le coût du capital constant diminuant ainsi l’augmentation de la composition organique du capital" (20 [96]). Comme on peut le constater, BC n'en déduit pas qu'il en a résulté une augmentation du taux de profit. A-t-elle oublié que "si la productivité s’accroît plus vite que la composition du capital, alors le taux de profit ne baisse pas, au contraire, il va augmenter", comme l'écrivait son organisation sœur, la CWO, il y a de cela un certain temps (dans Revolutionary Perspectives n°16 ancienne série, Guerres et accumulation, p. 15-17). Battaglia Comunista préfère pudiquement parler de "diminution de l’augmentation de la croissance de la composition organique" consécutive à "l’accroissement vertigineux de la productivité suite à la révolution industrielle basée sur le microprocesseur" plutôt que de remontée du taux de profit. Pourquoi de telles contorsions de langage, pourquoi masquer certaines réalités économiques aux yeux de ses lecteurs ? Tout simplement parce que reconnaître une telle implication de son observation (qu'elle soit juste ou fausse) de l'évolution de la productivité du travail viendrait mettre à mal son dogme de toujours concernant l'origine unique de la crise, la baisse tendancielle du taux de profit. En effet, cette organisation ne manque jamais une occasion pour réaffirmer son inoxydable credo prétendant que le taux de profit est toujours orienté à la baisse ! Tellement préoccupée à "comprendre le monde" en dehors des schémas prétendument abstraits du CCI, Battaglia Comunista ne semble pas s’être rendu compte que c’est depuis plus d’un quart de siècle que le taux de profit est résolument orienté à la hausse (graphique n°9) et non à la baisse comme elle continue à l’affirmer ! Cette cécité vieille de 28 ans n’a qu’une explication : comment continuer à parler de crise du capitalisme au prolétariat, sans remettre en question le dogme de l’explication des crises par la seule baisse tendancielle du taux de profit, alors que celui-ci s'est à nouveau orienté à la hausse depuis le début des années 1980.

4) Le capitalisme se survit non pas en s’orientant vers le haut au moyen d’une "révolution industrielle" et de "nouveaux gains vertigineux de productivité" comme le prétend Battaglia Comunista, mais vers le bas, par une réduction drastique de la masse salariale entraînant le monde dans la misère et réduisant par la même occasion une partie de ses propres débouchés. Quiconque analyse attentivement les ressorts de cette hausse du taux de profit depuis plus d’un quart de siècle constatera qu’elle ne réside pas tant dans "l’accroissement vertigineux des gains de productivité" et "la diminution de la hausse de la composition organique" que dans une austérité sans précédent au dépens de la classe ouvrière, comme nous l'avons vu ci-dessus (graphiques n°10 à 12).

La configuration actuelle du capitalisme est donc un démenti formel pour tous ceux qui font du mécanisme de la "baisse tendancielle du taux de profit" l’explication unique de la crise économique car comment comprendre cette dernière alors que cela fait plus d’un quart de siècle que le taux de profit est orienté à la hausse ? Si la crise perdure aujourd’hui malgré une profitabilité retrouvée des entreprises, c’est parce que celles-ci n’élargissent plus leur production comme avant étant donné la restriction et donc l’insuffisance des débouchés solvables. Ceci se marque par un investissement anémique et donc une faible croissance. Cela, Battaglia Comunista est incapable de le comprendre car ce groupe n’a pas assimilé la thèse fondamentale de Marx postulant l’indépendance entre la production et le marché (cf. ci-dessus) et l’a troquée contre une idée absurde faisant strictement découler le développement ou la restriction des marchés de la seule dynamique à la hausse ou à la baisse du taux de profit (21 [97]).

A l’issue de ces multiples bévues, renvoyant à une incompréhension de notions plus qu’élémentaires, nous ne pouvons que réitérer notre meilleur conseil à Battaglia Comunista, réviser le b a ba des concepts économiques marxistes avant de jouer aux professeurs et excommunicateurs envers le CCI. Telle une vierge effarouchée, la récente décision de cette organisation de ne plus nous répondre vient à point nommé pour tenter de masquer son incapacité politique de plus en plus évidente à confronter politiquement notre argumentation (22 [98]).

Battaglia nous affirme, contrairement aux "schémas abstraits" du CCI qui seraient "hors du matérialisme historique", qu’elle a, elle, bien "...étudié l’administration de la crise par l’occident dans tous ses aspects financiers, tout autant que sur le terrain de la restructuration engendrée par la vague de la révolution du microprocesseur" (23 [99]). Cependant, nous avons vu que "l’étude" de Battaglia n’est qu’un pâle recopiage des théories gauchistes et altermondialistes sur le "parasitisme de la rente financière" (24 [100]). Recopiage qui est de surcroît totalement incohérent et contradictoire tellement sont mal maîtrisés les concepts économiques marxistes qu’elle prétend manipuler. Concepts que, soit elle ne comprend pas, soit elle transforme à sa guise comme cette thèse de Marx de l’indépendance entre la production et le marché qui, dans le secret de la dialectique battagliesque, se transforme en une loi de la dépendance stricte entre "...le cycle économique et le processus de valorisation qui rendent "solvables" ou "insolvable" le marché" (op. cité). De la part de contributions critiques qui prétendent rétablir la vision marxiste contre les prétendues visions idéalistes du CCI, on attend quelque chose de mieux qu’une collection de bêtises.

Conclusion

Sur les principales questions de l’analyse économique, Battaglia Comunista tombe systématiquement dans le piège de l’apparence des faits en eux-mêmes au lieu de chercher à en comprendre leur essence à partir du cadre marxiste d’analyse. Ainsi, nous avons pu constater que Battaglia Comunista prenait pour argent comptant tout le discours de la bourgeoisie sur l’existence d’une troisième révolution industrielle sur la simple base de l’apparence empirique de quelques nouveautés technologiques dans le secteur de la micro-électronique et de l’information, aussi spectaculaires soient-elles (25 [101]), et en déduisait de façon purement spéculative des "gains vertigineux de productivité" et une "réduction du coût du capital constant diminuant ainsi l’augmentation de la composition organique". Par contre, une rigoureuse analyse marxiste des fondamentaux qui régissent la dynamique de l'économie capitaliste (le marché, le taux de profit, le taux de plus-value, la composition organique du capital, la productivité du travail, etc.) nous a permis de comprendre non seulement qu'il n'en est rien et que cela relève pour l’essentiel du bluff médiatique mais également que la réalité était même à l’inverse du discours tenu par la bourgeoisie et repris en écho par Battaglia Comunista.

Comprendre la crise n’est pas un exercice académique mais essentiellement militant. Comme nous l’enseigne Engels "la tâche de la science économique (...) est bien plutôt de montrer que les anomalies sociales qui viennent de se faire jour sont des conséquences nécessaires du mode de production existant, mais aussi, en même temps, des signes de sa désagrégation commençante, et de découvrir à l'intérieur de la forme de mouvement économique qui se désagrège les éléments de la nouvelle organisation future de la production et de l'échange qui éliminera ces anomalies" et cela peut se faire avec d’autant plus de clarté que "c’est seulement lorsque le mode de production en question a parcouru une bonne partie de sa branche descendante, qu'il s'est à demi survécu à lui-même, que les conditions de son existence ont en grande partie disparu et que son successeur frappe déjà à la porte …" (Engels, L’Anti-Dühring, Editions Sociales, partie II, Objet et méthode). Tel est le sens et la portée du travail des révolutionnaires sur le plan de l’analyse économique. Il permet de dégager le contexte de l’évolution du rapport de forces entre les classes ainsi que certaines de ses grandes déterminations puisque, lorsque le capitalisme entre dans sa phase de décadence, nous avons là les bases matérielles et (potentiellement) subjectives pour que le prolétariat trouve les conditions et les raisons de passer à l’insurrection. C’est ce que le CCI s’efforce de montrer au travers de toutes ses analyses alors que Battaglia Comunista, en abandonnant le concept de décadence (26 [102]) et en s’accrochant à une vision académiste et monocausale de la crise, commence à oublier de le faire. Sa "science économique" à elle ne sert plus à montrer "les anomalies sociales", les "signes de la désagrégation commençante" du capitalisme comme nous exhortaient à le faire les fondateurs du marxisme mais sert à nous refourguer la prose gauchiste et altermondialiste sur les "capacités de survie du capitalisme" au travers de "la financiarisation du système", de la "recomposition du prolétariat", de la tarte à la crème des "transformations fondamentales du capitalisme" suite à la prétendue "troisième révolution industrielle basée sur le micro-processeur" et les nouvelles technologies, etc.

Aujourd’hui Battaglia Comunista est complètement déboussolée et ne sait plus très bien quoi défendre face à la classe ouvrière : Le mode de production capitaliste est-il oui ou non en décadence (27 [103]) ? Est-ce le mode de production capitaliste ou la formation sociale capitaliste qui est en décadence (28 [104]) ? Le capitalisme est-il "en crise depuis désormais plus de 30 ans" (29 [105]) ou connaît-il une "troisième révolution industrielle caractérisée par le microprocesseur" engendrant "une augmentation vertigineuse de la productivité" (30 [106]) ? Le taux de profit est-il orienté à la hausse comme l’attestent toutes les données statistiques ou est-il toujours en baisse comme le répète invariablement Battaglia, baisse qui est arrivée à un point tel que le capitalisme devrait multiplier les guerres de par le monde pour éviter de tomber en faillite (31 [107]) ? Le capitalisme se retrouve-t-il aujourd’hui dans l’impasse ou dispose-t-il d’une "longue capacité de résistance" via la "troisième révolution industrielle" (32 [108]) ou dispose-t-il même d’une "solution" à sa crise via la guerre : "la solution guerrière apparaît comme le principal moyen pour résoudre les problèmes de valorisation du capital" (Plate-forme du BIPR) ? Voilà autant de questions fondamentales pour s’orienter dans la situation présente et sur lesquelles Battaglia Comunista tourne autour du pot et auxquelles elle est bien incapable d’apporter une réponse claire au prolétariat.

C.C.I.


Sur le bluff de la nouvelle révolution industrielle


Afin de permettre au lecteur de mieux juger s’il existe réellement une "troisième révolution technologique basée sur le microprocesseur" comme le prétend Battaglia Communista, nous reproduisons ici quelques passages significatifs du livre de P. Arthus (op. cité en note) sur la nouvelle économie qui emprunte largement aux outils d’analyse marxiste : "La nouvelle économie a accéléré la croissance de 1992 à 2000 en raison du supplément d’utilisation de capital qu’elle a entraîné, mais sans en augmenter la productivité globale des facteurs (le progrès technique global). En ce sens, la nouvelle économie diffère nettement des autres découvertes technologiques du passé, comme l’électricité. (...) De façon paradoxale, on peut même se demander si la nouvelle économie existe vraiment. On assiste effectivement à un "bouillonnement"... (...) Il ne s’agit pas de nier cela, mais de se demander si on est en présence d’un véritable cycle technologique. C’est-à-dire d’une accélération durable du progrès technique et de la croissance même après que l’effort d’investissement ait cessé. (...) Le secteur de la nouvelle économie (télécommunication, Internet, fabrication d’ordinateurs et de logiciels...) représente 8 % du total de l’économie américaine ; et même si sa croissance est rapide, elle n’accroît la croissance d’ensemble des Etats-Unis que de 0,3 % par an. Dans le reste de l’économie (les 92 % restant), la croissance de la productivité globale des facteurs (c’est-à-dire la croissance de la productivité qui est possible pour un capital et un travail donnés, le progrès technique pur) n’a pas accéléré beaucoup dans les années 1990. On observe un énorme effort d’investissement des entreprises, pour incorporer les nouvelles technologies à leur capital productif, et c’est essentiellement cet effort d’investissement qui provoque le supplément de croissance, aussi bien du côté de la demande (l’investissement augmente rapidement), que de l’offre (le stock de capital productif augmente de plus de 6 % par an en volume). A nouveau, cette situation n’est pas tenable à long terme. (...) Pour qu’il y ait vraiment cycle technologique, il faudrait qu’à un certain moment l’accumulation de capital produise une accélération de la croissance de la productivité globale des facteurs, donc qu’il puisse y avoir croissance économique plus rapide spontanément, sans que le capital productif continue à s’accroître plus rapidement que le PIB (*). Certains avancent alors que la nouvelle économie n’existe pas, qu’Internet n’est pas une innovation technologique à la hauteur des grandes inventions du passé (l’électricité, l’automobile, le téléphone, le moteur à vapeur,...). l’une des raisons pourrait être que les nouvelles technologies de l’information se substituent à d’anciennes technologies, les remplacent mais ne sont pas vraiment un produit radicalement nouveau qui provoque un supplément net de demande et d’offre ; une autre raison que les coût d’installation, de fonctionnement, de gestion de ces nouvelles technologies sont importants, et l’emportent sur leurs apports. (...) Les incertitudes au sujet de la nouvelle économie, qui sont évoquées ci-dessus, ont été évidemment renforcées par la récession et la crise financière de la période 2001-2002. Il est apparu clairement qu’il y a eu excès d’investissement à la fin des années 1990, que la rentabilité des entreprises n’a pas été fondamentalement améliorée par l’investissement en nouvelles technologies..." (p.4-8).



(*) Ndlr : c’est bien là que réside la différence entre une véritable révolution industrielle et l’épiphénomène actuel de la nouvelle économie. Si Battaglia Communista était capable de lire Marx elle l’aurait compris depuis longtemps.


1 [109] - Nous n’avons malheureusement pas la place ici de traiter le cas de la Chine et de l’Inde dont on nous rebat les oreilles en permanence. Nous y reviendrons dans un prochain numéro de cette Revue.

2 [110] - En tant qu'institutions existant au niveau des blocs, ces organismes sont avant tout l'expression d'un rapport de forces basé sur la puissance économique mais surtout militaire en faveur des pays à la tête de ces blocs, respectivement les Etats-Unis et l'URSS.

3 [111] - 70% des baisses fiscales profitent aux foyers dont les revenus sont parmi les 20% les plus élevés.

4 [112] - Les bons alimentaires distribués aux familles aux revenus faibles vont être réduits, privant 300 000 personnes de cette aide ; le budget de l’aide sociale à destination des enfants pauvres est gelé pour cinq ans et le budget de la couverture médicale des plus démunis est réduit.

5 [113] - Partant de 45% du niveau américain en 1950, l’ensemble des économies de l’Allemagne, de la France et du Japon en représentait jusqu’à 80% dans les années 1970 et plus seulement que 70% en l’an 2000.

6 [114] - A la veille de la Seconde Guerre mondiale, le 1% le plus riche des ménages des Etats-Unis recevait environ 16% du revenu total du pays. En quelques années, à la fin des hostilités, ce pourcentage chuta à 8% où il se maintint jusqu’au début des années 1980 où il est remonté pour retrouver le niveau d’antant (Piketty T., Saez E., 2003, "income Inequality in the United States, 1913-1998", The Quarterly Journal of Economics, Vol. CXVIII, num. 1, pp. 1-39).

7 [115] - La dette nette, qui elle tient compte des revenus tirés des avoirs des Etats-Unis sur le reste du monde, est tout aussi illustrative car de négative qu’elle était jusqu’en 1985 (c’est-à-dire que les revenus des avoirs des Etats-Unis dans le reste du monde étaient supérieures aux revenus tirés par le reste du monde de leurs avoirs placés aux Etats-Unis) est devenue positive et s’élève à 40 % du PIB en 2003 (c’est-à-dire que les revenus tirés par les avoirs étrangers aux Etats-Unis sont devenus nettement supérieurs aux revenus tirés des avoirs américains placés à l’étranger).

8 [116] - Le taux d’accumulation du capital est l’investissement de capital fixe rapporté au stock de celui-ci.

9 [117] - Voir également notre article "La crise économique signe la faillite des rapports de production capitaliste" dans la Revue Internationale n°115.

10 [118] - Ces trois paramètres sont eux-mêmes décomposables et déterminés par l’évolution de la durée du temps de travail, du salaire réel, du degré de mécanisation de la production, de la valeur des moyens de production et de consommation et de la productivité du capital.

11 [119] - La réalité s’est donc chargé de démentir au centuple le théorème pourtant encore réitéré aujourd’hui jusqu’à l’écoeurement du chancelier social-démocrate allemand Helmut Schmidt : "Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après- demain". Les profits sont là mais ni les investissements ni les emplois !

12 [120] - Nous reviendrons sur d'autres analyses qui ont cours dans le petit milieu académiste et parasite dans le cadre de nos articles de suivi de la crise ainsi que dans notre série sur "La théorie de la décadence au cœur du matérialisme historique’.

13 [121] - "Les gains issus de la spéculation sont si importants qu’ils ne sont pas seulement attractifs pour les entreprises "classiques" mais aussi pour bien d’autres, citons entre autres, les compagnies d’assurance ou les fonds de pension dont Enron est un excellent exemple (...) La spéculation représente le moyen complémentaire, pour ne pas dire principal, pour la bourgeoisie, de s’approprier la plus-value (...) Une règle s’est imposée, fixant à 15% l’objectif minimum de rendement pour les capitaux investis dans les entreprises (...) L’accumulation des profits financiers et spéculatifs alimente un processus de désindustrialisation entraînant chômage et misère sur l’ensemble de la planète" (BIPR in Bilan et Perspectives n°4, p.6-7).

14 [122] - "La longue résistance du capital occidental à la crise du cycle d’accumulation (ou à l’actualisation de la tendance à la chute tendancielle du taux de profit) a évité jusqu’à maintenant l’effondrement vertical qui a frappé au contraire le capitalisme d’Etat de l’empire soviétique. Une telle résistance a été rendue possible par quatre facteurs fondamentaux : (1) la sophistication des contrôles financiers au niveau international ; (2) une restructuration en profondeur de l’appareil productif qui a comporté une augmentation vertigineuse de la productivité (...) ; (3) la démolition conséquente de la composition de classe précédente, avec la disparition de tâches et de rôles désormais dépassés et l’apparition de nouvelles tâches , de nouveaux rôles et de nouvelles figures prolétariennes (...) La restructuration de l’appareil productif est arrivée en même temps que ce que nous pouvons définir comme la troisième révolution industrielle vécue par le capitalisme. (...) La troisième révolution industrielle est marquée par le microprocesseur..." (Prometeo n°8, décembre 2003, Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives).

15 [123] - Prometeo n°10, décembre 2004, "Décadence, décomposition, produits de la confusion".

16 [124] - La progression un peu plus rapide de la productivité aux Etats-Unis dans la seconde moitié des années 1990 (qui a permis une accélération du taux d’accumulation venant soutenir la croissance américaine) ne vient en rien démentir son déclin massif depuis la fin des années 1960 (graphique n°8). Nous reviendrons plus amplement sur ce point dans nos prochains articles. Signalons cependant que ce phénomène est à la base de la quasi absence de création d’emploi contrairement aux précédentes reprises ; que cette reprise est légère ; que le doute persiste quant à la pérennité de ces gains de productivité et que l’espoir de leur diffusion aux autres économies dominantes est quasi-exclu. De plus, aux Etats-Unis, un ordinateur est compté comme du capital alors qu’en Europe il l’est comme une consommation intermédiaire. Dès lors, les statistiques US ont tendance à sur-estimer le PIB (et donc la productivité) par rapport aux statistiques européennes puisqu’elles y incluent la dépréciation du capital. Lorsque l’on corrige ce biais, ainsi que l’effet de la durée du travail, on constate que l’écart dans les gains de productivité se réduit fortement entre l’Europe (1,4%) et les Etats-Unis (1,8%) pour la période 1996-2001, gains qui sont toujours très loin des 5 à 6% durant les années 1950 et 1960.

17 [125] - Ce retournement est conjoncturel car le taux de profit a repris son orientation à la hausse dès la mi-2001 et a retrouvé son niveau de 1997 à la fin de l’année 2003. Cette reprise a été obtenue au moyen d’une gestion très serrée de l’emploi, puisque l’on a pu parler de "reprise sans emplois’, mais également par les moyens classiques de rétablissement du taux de plus-value tels que l’allongement de la durée du travail ou le blocage des salaires rendu encore plus facile par le faible dynamisme du marché du travail. Le freinage du taux d’accumulation consécutif à la récession a également permis de freiner l’alourdissement de la composition organique du capital qui pesait sur sa rentabilité.

18 [126] - Pour une analyse un tant soit peu sérieuse de ce processus, lire l’article de P. Artus "Karl Marx is back" publié dans Flash n° 2002-04 (aisément disponible sur le Web) ainsi que son livre "La nouvelle économie" dans la collection Repères-La Découverte n°303 dont nous extrayons un passage reproduit dans l’encadré ci-après.

19 [127] - Précisons "qu’il a été montré par de nombreuses études que, sans les pratiques de flexibilité, l’introduction de la "nouvelle économie" n’amélioraient pas l’efficacité des entreprises" (P. Artus, op. cité).

20 [128] - Prometeo n°10, décembre 2004, "Décadence, décomposition, produits de la confusion".

21 [129] - "[pour le CCI] cette contradiction, production de la plus-value et sa réalisation, apparaît comme une surproduction de marchandises et donc comme cause de la saturation du marché, qui à son tour s’oppose au processus d’accumulation, ce qui met le système dans son ensemble dans l’impossibilité de contre-balancer la chute du taux de profit. En réalité [pour Battaglia], le processus est inverse. (...) C’est le cycle économique et le processus de valorisation qui rendent "solvable" ou "insolvable" le marché. C’est partant des lois contradictoires qui règlent le processus d’accumulation que l’on peut arriver à expliquer la "crise" du marché" (Texte de présentation de Battaglia Comunista à la première conférence des groupes de la Gauche Communiste).

22 [130] - "...nous avons déclaré que nous ne sommes plus intéressés à un quelconque débat/confrontation avec le CCI (...) Si ce sont là – et elles le sont – les bases théoriques du CCI, les raisons pour lesquelles nous avons décidé de ne plus perdre de temps, de papier et d’encre pour discuter ou même polémiquer avec lui, devraient être claires" (Prometeo n°10, décembre 2004, "Décadence, décomposition, produits de la confusion") et "Nous sommes fatigués de discuter de rien quand nous avons à travailler pour chercher à comprendre ce qui arrive dans le monde"” (publié sur le site Web du BIPR [https://www.ibrp.org/] [131], "Réponse aux accusations stupides d’une organisation en voie de dégénérescence’)

23 [132] - Prometeo n°10, décembre 2004, "Décadence, décomposition, produits de la confusion."

24 [133] - Lire également notre article "La crise économique signe la faillite …" dans la Revue Internationale n°115.

25 [134] - Pour plus de détails sur ce bluff de la dite troisième révolution industrielle, lire notre article sur la crise dans le n°115 de cette Revue dont nous extrayons quelques passages ici : "La "révolution technologique" n’existe que dans les discours des campagnes bourgeoises et dans l’imagination de ceux qui les gobent. Plus sérieusement, ce constat empirique du ralentissement de la productivité (du progrès techni-que et de l’organisation du travail), ininterrompu depuis les années 60, contredit l'image médiatique, bien ancrée dans les esprits d'un changement technologique croissant, d'une nouvelle révolution industrielle qui serait aujourd'hui portée par l'informatique, les télécommunications, internet et le multimédia. Com-ment expliquer la force de cette mystification qui inverse la réalité dans la tête de chacun d'entre nous ?"

Tout d’abord, il faut rappeler que les progrès de productivité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale étaient -bien plus spectaculaires que ce qui nous est présenté à l'heure actuelle comme "nouvelle économie" (...) Depuis lors, les progrès de productivité du travail n’ont fait que décroître (...).

Ensuite, parce qu'une confusion est entretenue en permanence entre l'apparition de nouveaux biens de consommation et les progrès de productivité. Le flux d'innovations, la multiplication de nouveautés aussi extraordinaires soient-ils (DVD, GSM, internet, etc.) au niveau des biens de consommation ne recouvre pas le phénomène du progrès de la productivité. Ce dernier signifie la capacité à économiser sur les ressources requises par la production d'un bien ou d'un service. L'expression progrès techniques doit toujours être entendue dans le sens de progrès des techniques de production et/ou d'organisation, du strict point de vue de la capacité à économiser sur les ressources utilisées dans la fabrication d'un bien ou la prestation d'un service. Aussi formidables soient-ils, les progrès du numérique ne se traduisent pas dans des progrès significatifs de productivité au sein du processus de production. Là est tout le bluff de la "nouvelle économie".

26 [135] - Lire notre série d’articles La théorie de la décadence au coeur du matérialisme historique commencée dans la Revue Internationale n°118.

27 [136] - Telle est la raison pour laquelle Battaglia Comunista a annoncé dans le n°8 de sa revue théorique une grande étude sur la question de la décadence : "...le but de notre recherche sera de vérifier si le capitalisme a épuisé sa poussée de développement des forces productives et si cela est vrai, quand, dans quelle mesure et surtout pourquoi" (Prometeo n°8, série VI, décembre 2003 : Pour une définition du concept de décadence).

28 [137] - "Nous sommes donc certainement confrontés à une forme d’augmentation de la barbarie de la formation sociale, de ses rapports sociaux, politiques et civils, et vraiment – à partir des années 90 – à une marche en arrière dans le rapport entre capital et travail (avec le retour de la recherche de plus value absolue, en plus de celle relative, dans le plus pur style manchesterien) mais cette "décadence" ne concerne pas le mode de production capitaliste, mais bien sa formation sociale dans le cycle actuel d’accumulation capitaliste, en crise depuis désormais plus de 30 ans !" (Prometeo n°10, "Décadence, décomposition, produits de la confusion"). Nous reviendrons dans un prochain numéro de cette revue sur cette élucubration théorique de Battaglia Comunista consistant à prétendre que seule la "formation sociale capitaliste" est en décadence et non le mode de production capitaliste ! Signalons cependant que dans la citation de Engels reproduite ci-dessus, ainsi que dans tous les écrits de Marx et Engels (cf. notre article dans le n°118 de cette revue), ceux-ci parlent bien et toujours de décadence du mode de production capitaliste et non de décadence de la formation sociale capitaliste.

29 [138] - "...le cycle actuel d’accumulation capitaliste en crise depuis désormais plus de 30 ans !" (Prometeo n°10, décembre 2004, "Décadence, décomposition, produits de la confusion").

30 [139] - Prometeo n°8, décembre 2003, "Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives."

31 [140] - "Selon la critique marxiste de l’économie politique il existe une relation très étroite entre la crise du cycle d’accumulation du capital et la guerre dû au fait qu’à un certain point de tout cycle d’accumulation, à cause de la baisse tendancielle du taux moyen de profit, se détermine une véritable suraccumulation de capital auquel la destruction au moyen de la guerre est rendu nécessaire pour qu’un nouveau cycle d’accumulation puisse reprendre" (notre traduction, Prometeo n°8, décembre 2003, "La guerra mancata").

32 [141] - "La longue résistance du capital occidental à la crise du cycle d’accumulation (ou à l’actualisation de la tendance à la chute tendancielle du taux de profit) a évité jusqu’à maintenant l’effondrement vertical..." (Prometeo n°8, décembre 2003, "Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives").

 

Récent et en cours: 

  • Crise économique [142]

Questions théoriques: 

  • L'économie [143]

De calomnies en mensonges, le BIPR s'éloigne de la cause du prolétariat

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Le BIPR (1) [144] a publié sur son site Internet en quatre langues (italien, français, anglais, espagnol) le communiqué suivant intitulé "Dernière réponse aux accusations du CCI" :

"Nous informons les camarades qui suivent les vicissitudes internationales des groupes de la Gauche Communiste que depuis quelque temps nous sommes l’objet d’attaques violentes et vulgaires de la part du CCI qui enrage car il est lui-même traversé par une profonde et irréversible crise interne qui incite ses ex-militants à étudier avec une attention critique les positions du BIPR.

Nous avons un temps espéré que les (ex ?) camarades du CCI retrouveraient un minimum d’équilibre psychologique et nous avons quelques fois répondu à leurs folles accusation, mais il n’en a rien été. Leur manie de la persécution et les délires de complots qui animent leurs rêves sont évidemment le fruit empoisonné d’un parcours politique basé sur des présupposés complètement étrangers au matérialisme historique.

C'est ce qui les pousse à toujours accuser tout le monde de complot bourgeois contre eux, pratique qui excède tous ceux qui font sérieusement de la politique révolutionnaire. On découvre tout à coup que des militants, ayant un passé militant de plus de 25 ans et ayant été membres des organes dirigeants du CCI ne sont que des voleurs, des voyous ou des parasites.

De ce fait, suivre le CCI serait pour nous une grosse perte de temps que nous ne pouvons pas nous permettre. Pour cette raison, à partir d’aujourd’hui, nous ne répondrons pas ni ne donnerons suite à aucune de leurs vulgaires attaques. Ceux qui voudraient, au contraire, approfondir la connaissance de notre critique des positions du CCI trouveront dans le numéro 10 (à paraître) de Prometeo (2) [145] notre critique de leur dernière résolution de congrès.

PS : ce communiqué restera 15/20 jours sur notre site."


Qu'en est-il des "attaques violentes et vulgaires de la part du CCI" dont fait état ce communiqué ?

Le comportement récent du BIPR constitue un passif qui ne peut être escamoté

Nous avons effectivement porté des critiques très sévères au BIPR, du fait d'un ensemble de comportements de sa part indignes de la tradition de la Gauche communiste et qui peuvent être résumés de la sorte (3) [146] :

  • Avoir reproduit sur son site Internet, en différentes langues, des tombereaux de calomnies contre le CCI émanant d'un mystérieux Cercle de Communistes Internationalistes, sans vérification de l'authenticité des faits invoqués par ce Cercle ;

  • Avoir retardé le plus possible la publication sur son site d'un démenti écrit par nos soins et renvoyant à une réfutation argumentée de ces calomnies, publiée sur notre site Internet ;

  • N'avoir finalement accédé à notre demande de "droit de réponse" (que n'importe quel journal bourgeois aurait acceptée en de pareilles circonstances) que suite à trois lettres de notre part et, surtout, suite à un certain nombre de faits étant venu démontrer le caractère mensonger des propos de l'aventurier (monsieur B.) qui se dissimulait derrière le mystérieux Cercle de Communistes Internationalistes ;

  • N'avoir jamais publié la prise de position condamnant cet élément et faite par le NCI (Noyau Communiste International), groupe en Argentine qui sympathise avec les positions du CCI et qui, le premier, a été victime des manœuvres de monsieur B. ;

  • Avoir choisi la méthode la plus hypocrite pour tenter d'éviter d'être éclaboussé par la vérité qui finissait par s'imposer à propos des agissements de monsieur B. et de la nature de son document : retirer ce dernier de son site, avec le même silence qui avait accompagné sa mise en circulation, alors que pendant près de deux mois il a servi à couvrir notre organisation de tombereaux de boue ;

  • En d'autres termes, avoir tourné le dos à la seule méthode digne de révolutionnaires en pareille circonstance : condamner énergiquement le comportement de l'imposteur de façon à réparer la faute politique grave commise en cautionnant ses calomnies contre notre organisation.

En fait la réponse du BIPR à notre critique est très claire : c'est une fin de non recevoir justifiée en invoquant le prétexte que nous répondre constituerait une "perte de temps qu'il ne peut pas se permettre". Et par dessus le marché, le BIPR prétend que c'est lui qui est attaqué ! Une telle attitude montre clairement que cette organisation n'a strictement aucun élément concret ni aucun argument politique à nous opposer. En persistant dans cette attitude, nous le répétons, le BIPR fait la preuve qu'il devient un obstacle à la prise de conscience du prolétariat, "pas tant pour le discrédit qu'il pourra apporter à notre organisation mais par le discrédit et le déshonneur que ce type de comportement inflige à la mémoire de la Gauche communiste d'Italie, et donc à sa contribution irremplaçable" ("Lettre ouverte aux militants du BIPR" du 7 décembre 2004).

Examinons à présent cet "approfondissement de la connaissance de la critique des positions du CCI" par BC, promis par le communiqué du BIPR. Il s'agit de l'article en Italien intitulé "Décadence, décomposition, produits de la confusion" du numéro 10 de Prometeo.

Le combat politique, oui, mais pas avec les méthodes de la bourgeoisie

Le CCI est totalement en faveur de la confrontation ouverte, sans concession, des points de vue divergents défendus par différents courants au sein du mouvement ouvrier. En effet, "Il n'existe sans doute pas d'autre parti pour lequel la critique libre et inlassable de ses propres défauts soit, autant que pour la social-démocratie, une condition d'existence. Comme nous devons progresser au fur et à mesure de l'évolution sociale, la modification continuelle de nos méthodes de lutte et, par conséquent, la critique incessante de notre patrimoine théorique, sont les conditions de notre propre croissance" (Rosa Luxemburg, Liberté de la critique et de la science). (4) [147] Ce n'est donc pas un hasard si, contrairement aux tendances opportunistes au sein du mouvement ouvrier, les courants incarnant la gauche marxiste au sein de celui-ci ont toujours, à l'image de Lénine, Rosa Luxemburg et Pannekoek, accueilli avec enthousiasme la polémique qu'ils considéraient comme vivifiante. Le CCI estime qu'il s'inscrit totalement dans cette tradition, comme en témoigne l'existence de nombreuses polémiques sérieuses parues dans sa presse et dont l'honnêteté n'a, à ce jour, été contestée par personne.

Concernant l'article de Prometeo, nous devons reconnaître n'avoir pas été saisis par la "profondeur" qui avait été promise mais cela ne constitue pas le problème le plus important. En effet, BC semble ignorer, ou avoir oublié, que la polémique au sein du milieu révolutionnaire n'a rien à voir avec la "joute politique" telle qu'elle est pratiquée par la bourgeoisie et dont la finalité est de "marquer des points" contre l'adversaire en le déconsidérant au moyen de toutes sortes de procédés propres aux méthodes de cette classe : effets de manches, mauvaise foi, supercheries, mensonges, etc. Ainsi, c'est à de tels procédés que BC a recours pour tenter de faire prévaloir "à tout prix" son point de vue. C'est la raison pour laquelle, sans sous-estimer l'importance qu'il y a de continuer à prendre position sur des questions essentielles où des divergences sérieuses séparent nos deux organisations – ce que ferons prochainement à nouveau (5) [148] -, c'est à cette démarche politique de BC que nous voulons donner la priorité, en la critiquant fortement car elle est tout à fait inacceptable de la part d'une organisation se réclamant du marxisme et de la tradition de la Gauche communiste.

Ce n'est pas la première fois que nous sommes amenés à relever des problèmes de ce type dans la discussion avec cette organisation. Par exemple, en mars 2001, dans un article en deux parties consacré à la critique de la démarche opportuniste dans la construction du Parti adoptée par le BIPR (6) [149], nous écrivions, à propos d'une réponse de cette organisation à la première partie de cet article, "[le CCI] n'est cité que quand c'est extrêmement nécessaire. L'ensemble de l'article est superficiel et dépourvu de citations de nos positions, lesquelles sont, au contraire, synthétisées par BC qui en reproduit certaines de façon clairement déformée." Mais, alors qu'à l'époque nous voulions bien croire que "cela relève d'une incompréhension de celles-ci [nos positions] et non d'une manifestation de mauvaise fois" aujourd'hui, compte tenu du caractère systématique de la déformation et de l'énormité de certains mensonges, nous sommes partagés sur les causes d'une telle attitude : faut-il la mettre sur le compte de la sénescence intellectuelle et politique ou bien l'attribuer à un cynisme extrême traduisant la perte totale de toute moralité et de tout repère prolétarien de la part de cette organisation. Pourquoi pas les deux ? En tout cas, le lecteur pourra juger sur pièce.

La déformation éhontée des positions du CCI

L'article de Prometeo s'en prend pêle-mêle à notre position relative à la capacité de la bourgeoisie et de ses syndicats de manœuvrer contre la classe ouvrière (comme ce fut le cas lors des grèves de décembre 95 en France) et à notre analyse du parasitisme politique. C'est sans retenue qu'après avoir effleuré la première question, la plume ravageuse de BC défigure délibérément, pour les besoins mesquins de sa basse polémique, notre analyse du parasitisme. Voici ce qui est dit : "Chacun a eu le moyen de vérifier cette vision, celle du CCI, d’une bourgeoisie comploteuse en différentes occasions, parmi lesquelles (…) les thèses sur le "parasitisme" qui attribuent à la bourgeoisie tout court la responsabilité de créer des groupuscules parasites, exprès pour faire des dégâts dans le CCI". L'auteur de l'article a le culot de présenter ce qu'il dit comme des évidences, "Chacun a eu le moyen de vérifier cette vision", et d'invoquer nos "thèses sur le parasitisme" comme étant la preuve de cette évidence. En présence d'un tel mensonge, il est nécessaire de citer longuement ces thèses :

  • "le phénomène du parasitisme politique résulte (…) essentiellement de la pénétration d'idéologies étrangères au sein de la classe ouvrière (…) (Point 8 des "Thèses sur le parasitisme" publiées dans la Revue Internationale n° 94)

  • Il constitue une menace "dans une période d'immaturité relative du mouvement où les organisations du prolétariat ont encore un faible impact et peu de traditions" Point 8)

  • "… la notion de parasitisme politique n'est nullement une invention du CCI. (…) C'est l'AIT, à commencer par Marx et Engels, qui caractérisait déjà de parasites ces éléments politisés qui, tout en prétendant adhérer au programme et aux organisations du prolétariat, concentrent leurs efforts sur le combat, non pas contre la classe dominante, mais contre les organisations de la classe révolutionnaire" (point 9) ;

  • la vulnérabilité au parasitisme est due aujourd'hui plus spécifiquement à la "rupture de la continuité organique avec les traditions des générations passées de révolutionnaires qui explique avant tout le poids des réflexes et des comportements anti-organisationnels petits-bourgeois parmi beaucoup d'éléments qui se réclament du marxisme et de la Gauche communiste" (point 12) ;

  • "le parasitisme ne constitue pas comme tel une fraction de la bourgeoisie, n'ayant ni programme ni orientation spécifiques pour le capital national, ni une place particulière dans les organes étatiques pour contrôler la lutte de la classe ouvrière" (point 18) ;

  • cependant, "La pénétration d'agents de l'Etat dans la mouvance parasitaire est évidemment facilitée par la nature même de celle-ci dont la vocation fondamentale est de combattre les véritables organisations prolétariennes" (point 20).

De plus, si la question du parasitisme est effectivement présente en conclusion de la résolution de notre 15e congrès critiquée par BC, c'est pour dire ceci : "De même que pour la classe toute démission face à la logique de la décomposition ne peut que la priver de sa capacité à répondre à la crise à laquelle l'humanité est confrontée, de la même manière, la minorité révolutionnaire elle-même risque d'être terrassée et détruite par l'ambiance putride qui l'entoure, et qui pénètre dans ses rangs sous la forme du parasitisme, de l'opportunisme, du sectarisme et de la confusion théorique". Nous mettons au défit quiconque de trouver un lien entre ce qu'écrit BC et ce qu'écrit le CCI sur le parasitisme, y inclus au sein de ce qui n'a pas été cité ici. En effet, à la lecture de nos textes, qui sont publics y inclus pour le BIPR, il ressort que, contrairement à la vision policière que nous prête frauduleusement BC, le parasitisme politique n'est pas une création délibérée de la bourgeoisie mais le produit de la pression de l'idéologie bourgeoise dans certaines circonstances historiques.

Et de la lecture de l'ensemble de l'article de Prometeo, il ressort que BC est un piètre faussaire mais aussi un inlassable calomniateur.

Un état d'esprit déplorable

En fait l'exemple ci-dessus constitue une expression caricaturale de la malhonnêteté qui traverse tout l'article de Prometeo.

Le tripatouillage des écrits de « l'adversaire »

L'article de BC reproche à notre résolution de contenir, dans ses points 6 à 9, "des phrases vides de sens", dont la suivante qui constituerait "une perle" en la matière : "L’abandon de ces institutions [l'ONU et l'OTAN] du "droit international" représente une avancée significative du développement du chaos dans les rapports internationaux". Le problème ne réside pas dans la qualification par BC de cette phrase mais plutôt dans le fait que, isolée de son contexte, celle-ci peut laisser penser que nous estimons que l'ONU aurait un rôle d'arbitre international, au dessus des intérêts particuliers des uns et des autres, à même de garantir un certain ordre mondial et dont la perte d'influence, serait alors un facteur de chaos. Or ce n'est pas cela notre position (et BC le sait pertinemment comme elle sait très bien également que le CCI a toujours considéré l'ONU comme "un repère de brigands" (7) [150]), comme on peut s'en apercevoir en lisant les deux phrases précédentes de notre résolution, non citées par BC : "Cette crise met en évidence la fin non seulement de l’OTAN (dont l’inadéquation s’est vue à travers son incapacité à s’accorder sur la "défense" de la Turquie juste avant la guerre) mais aussi des Nations Unies. La bourgeoisie américaine considère de plus en plus cette institution comme un instrument de ses principaux rivaux et dit ouvertement qu’elle ne jouera aucun rôle dans la "reconstruction" de l’Irak".

L'art de jouer sur les mots pour salir les propos et la pensée de « l'adversaire »

La résolution du CCI critiquée par BC revient sur la période de décomposition : "… la classe ouvrière, dont les luttes dans la période de 1968 à 1989 avaient empêché la bourgeoisie d'imposer sa "solution" à la crise économique, était de plus en plus confrontée aux conséquences de son propre échec à élever ses luttes à un niveau politique plus haut et à offrir une alternative à l'humanité. La période de décomposition, résultat de cette "impasse" entre les deux classes principales, n'apporte rien de positif à la classe exploitée. Bien que la combativité de la classe n'ait pas été anéantie dans cette période, et qu'un processus de maturation souterraine de la conscience y était encore sensible, en particulier sous la forme "d'éléments en recherche" et de petites minorités politisées, la lutte de classe partout dans le monde a subi un recul qui n'est toujours pas terminé. La classe ouvrière dans cette période a été confrontée non seulement à ses faiblesses politiques, mais aussi au danger de perdre son identité de classe sous le poids d'un système social en pleine désintégration." Cette analyse du CCI est résumée de la sorte sous la plume de BC : "la décomposition (du mode de production ? de la formation sociale ? Bof) serait donc le résultat de l’équilibre stable qui aurait été atteint entre les classes, prolétariat et bourgeoisie." Ce n'est pas comme cela que nous aurions, pour notre part, synthétisé notre pensée mais, compte tenu du fait que BC ne comprend pas cette question, nous ne pouvons le lui reprocher. Par contre, la façon dont BC poursuit est significative de sa méthode qui joue sur l'emploi du terme "responsabilité" pour donner à notre analyse un sens tout à fait différent de ce que nous exprimons réellement, de manière à dénaturer notre propos : "En particulier, la classe prolétarienne en serait responsable [de la décomposition]… parce qu’elle se serait montré incapable d’élever ses luttes à un niveau politique supérieur." Il existe effectivement une responsabilité historique de la classe ouvrière à renverser le capitalisme avant qu'il ne plonge la société dans une barbarie sans retour. Il appartient au prolétariat de se hisser à la hauteur de cette responsabilité. Ceci est une chose que les révolutionnaires affirment depuis la première vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Une autre chose est de nous attribuer l'idée de rendre la classe ouvrière "responsable" de la décomposition du capitalisme. C'est une calomnie bon marché qui permet à BC de conclure (sans aucune explication d'ailleurs) : "Faire passer sa propre inadéquation théorique pour une faiblesse de la classe est une fourberie de bas niveau et qui ne paye pas."

Un mensonge énorme

Nous avons vu ci-dessus en quoi c'était une constante chez BC de déformer les propos du CCI, parfois très grossièrement, en vue de les ridiculiser, les dévaloriser, les disqualifier. Pour chacune des falsifications évoquées précédemment, il est néanmoins toujours possible d'invoquer, à côté d'une mauvaise fois évidente de BC, sa méconnaissance profonde des positions critiquées et son désintérêt manifeste pour celles-ci, en lien avec le caractère superficiel de sa démarche politique. Ce n'est désormais plus possible dans l'exemple qui suit, digne des méthodes de propagande mises en œuvre par Goebbels pour qui "un mensonge énorme porte avec lui une force qui écarte le doute".

L'article de Prometeo revient sur l'analyse des enjeux historiques tels que les exprimait le CCI avant la disparition des blocs. Alors que pendant toute la période de la guerre froide, l'existence de deux blocs impérialistes rivaux se partageant le monde et se faisant face était une condition pour l'éclatement d'une troisième guerre mondiale, le seul obstacle à une telle issue fatale pour l'humanité était constitué par l'existence d'une classe ouvrière non embrigadée par la bourgeoisie, contrairement à la situation qui avait prévalu à la veille des deux premiers conflits mondiaux. Pendant toute cette période, le CCI n'a pas cessé de combattre les illusions, dont certaines émanaient de groupes révolutionnaires comme BC, alimentant une sous-estimation de la gravité des enjeux en participant à propager des sornettes du type, "la bourgeoisie n'étant pas suicidaire, elle ne déclenchera jamais une guerre nucléaire", ce qui dans le fond venait donner du crédit à la thèse de la bourgeoisie de "l'équilibre de la terreur". Aujourd'hui BC ne renie pas ce qu'elle disait à ce propos : "Bien entendu, le danger nucléaire restait un des facteurs de refroidissement des tensions, ou bien un fort stimulus pour les centres de commande de l’impérialisme à chercher des solutions alternatives." ("Décadence, décomposition, produits de la confusion"). De plus, elle constate justement qu'avec la disparition des blocs, le CCI a changé sa formulation de l'alternative historique, "guerre ou révolution" étant devenu "destruction de l'humanité ou révolution", la destruction de l'humanité pouvant résulter soit d'une guerre mondiale (8) [151], en cas de reconstitution de deux nouveaux blocs impérialistes et de défaite de la classe ouvrière, soit de la multiplication de guerres locales de plus en plus dévastatrices et de l'enfoncement du capitalisme dans le chaos et la décomposition jusqu'à un point de non retour. Alors que, sur cette question, l'article de BC avait jusque là reproduit à peu près fidèlement nos positions, subitement BC sort sa "botte secrète", l'invention, non pas du siècle mais celle qui surpasse toutes les déformations à l'actif de son triste palmarès : "Maintenant, tout à trac, le CCI nous informe que la seule raison du non déclenchement de la guerre, en substance, était le fait qu’une guerre nucléaire aurait anéanti l’humanité." N'en croyant pas nos yeux, nous avons lu et relu ce passage. Non seulement rien de tel n'est écrit dans la résolution du CCI, mais rien non plus qui pourrait-être interprété de la sorte dans tous nos textes antérieurs et postérieurs à cette résolution. Mais, surtout, aucun quiproquo n'était possible dans la mesure où, lors de la réunion publique du BIPR du 2 octobre 2004 à Paris, le CCI l'a interpellé publiquement, en ces termes : "Le BIPR défend-il aujourd'hui encore son analyse suivant laquelle si une troisième guerre mondiale n'a pas éclaté avant l'effondrement du bloc de l'Est c'est à cause de la bombe atomique et de 'l'équilibre de la terreur' ?". Dans le compte-rendu pour la presse que nous avons réalisé de cette réunion ("Le vide politique et l'absence de méthode du BIPR" dans Révolution Internationale n° 351), nous rapportons les faits suivants : "aucun militant du BIPR n'a voulu, dans un premier temps, répondre à notre question. Et c'est seulement lorsque nous avons posé cette question pour la troisième fois que l'un d'entre eux a daigné enfin nous répondre, de façon très succincte (et sans aucune argumentation) : "l'équilibre de la terreur est UN des facteurs qui explique que la bourgeoisie n'a pas pu déchaîner une troisième guerre mondiale". Il était donc impossible à BC d'ignorer qu'au moment de cette réunion publique, c'est-à-dire environ deux mois avant la publication dans Prometeo de l'article dont il est question, nous demeurions en profond désaccord avec elle sur cette question.

Moralité : en plus d'adopter vis-à-vis du CCI des pratiques de la bourgeoisie, BC se paie ouvertement la tête du lecteur.

La fuite face à des exigences de clarification qui s'imposent

Confondu par le caractère mensonger des calomnies contre le CCI qu'il avait complaisamment relayées sur son site, le BIPR a commencé par tenter d'effacer subrepticement les traces de son mauvais coup (9) [152] en vue d'étouffer l'affaire. Lorsque le CCI lui demande des comptes, il s'écrie qu'il est attaqué : "à partir d’aujourd’hui, nous ne répondrons pas ni ne donnerons suite à aucune de leurs vulgaires attaques" (dans "Dernière réponse aux accusations du CCI ")10) [153]! Pour faire diversion au problème énorme que pose son comportement politique, le BIPR "porte le fer" sur les désaccords entre nos deux organisations relatifs à des questions programmatiques et d'analyse générale en publiant son article dans Prometeo "Décadence, décomposition, produits de la confusion". Mais, là aussi, incapable d'affronter honnêtement les vraies divergences, il est contraint d'exécuter de mauvais tours de prestidigitateur afin de ne pas répondre aux vrais arguments politiques du CCI. Et enfin, pour se prémunir de devoir rendre des comptes sur ses nouvelles forfaitures, il affiche une fin définitive de non recevoir qu'il justifie avec une morgue qui n'a d'égale que son inanité politique : "Si ce sont là – et elles le sont – les bases théoriques du CCI, les raisons pour lesquelles nous avons décidé de ne plus perdre de temps, de papier et d’encre pour discuter ou même polémiquer avec lui, devraient être claires."(11) [154]

Le BIPR parvient-il encore à se tromper lui-même et à tromper ses inconditionnels ? A ceux-là, il faudra quand même qu'il explique en quoi il est inutile de discuter avec le CCI, du fait de ses bases théoriques, alors qu'il est tout à fait possible de le faire avec la FICCI et même d'avoir avec elle des contacts qui "existent et résistent"(12) [155], alors que cette dernière prétend justement représenter le vrai CCI avec les mêmes "bases théoriques!" La différence la plus importante entre le CCI et la FICCI, et c'est certainement cela qui doit rendre cette dernière plus attrayante aux yeux du BIPR(13) [156], c'est qu'elle s'est livrée à des dénigrements de notre organisation, a suscité la suspicion quant à l'existence d'agents de l'Etat en son sein (typique du travail de la provocation policière), a commis des vols à son encontre, s'est livrée au mouchardage en rendant publics des éléments sensibles de sa vie interne(14) [157] et récemment a menacé rien de moins que de "trancher la gorge" à l'un de nos militants(15) [158].

La peur congénitale de la confrontation politique

Voilà le triste état dans lequel se trouve aujourd'hui une composante issue de la Gauche communiste d'Italie, courant qui dans les années trente, en pleine période de contre-révolution, avait su maintenir l'honneur du prolétariat révolutionnaire contre la trahison des PC et face à la dégénérescence du trotskisme. Il est vrai que cette composante politique qui est à l'origine de la fondation du PCInt en 1943 en Italie s'était déjà illustrée très tôt, à cette occasion justement, par une ouverture opportuniste vis-à-vis de groupes en provenance du PSI (Parti socialiste italien) et du PCI (Parti communiste italien) ou d'éléments qui avaient rompu précédemment avec le cadre programmatique de la Gauche italienne pour se lancer dans des aventures contre-révolutionnaires(16) [159]. La Fraction française de la gauche communiste (FFGC qui publiait Internationalisme), dont se revendique le CCI, avait alors critiqué cette démarche qui tournait le dos à l'intransigeance programmatique et organisationnelle de la Gauche communiste d'Italie dans les années 1930(17) [160]. Ainsi, la FFGC écrivait en novembre 1946 une lettre (publiée dans Internationalisme n° 16 de décembre 1946) où elle faisait la liste de toutes les questions à discuter concernant des divergences au sein de la GCI(18) [161]. Ce qui arriva c'est que, de la même manière que la GCI avait été exclue de façon bureaucratique de l'IC après 1926, exclue de nouveau de l'Opposition de gauche en 1933, ce fut ensuite au tour de la GCI d'écarter la Fraction française de la discussion politique en son sein afin d'éviter la confrontation politique. La "justification" alors invoquée pour une telle mesure n'est pas sans rappeler la mauvaise fois congénitale du BIPR : "Puisque (…) votre lettre démontre une fois de plus la constante déformation des faits et des positions politiques prises soit par le PCI d'Italie, soit par les fractions françaises et belges (…) votre activité se borne à jeter la confusion et la boue sur nos camarades, nous avons exclu à l'unanimité la possibilité d'accepter votre demande de participation à la réunion internationale des organisations de la GCI". Cet extrait de lettre du PCInt est cité dans l'article "La discipline … force principale" paru dans Internationalisme n° 25, août 1947(19) [162]. Le même article d'Internationalisme n° 25 fait le commentaire suivant : "On pensera ce que l'on voudra de l'esprit dans lequel a été faite cette réponse mais on doit constater qu'à défaut d'arguments politiques elle ne manque pas d'énergie et de décision … bureaucratique."

La méthode utilisée actuellement par BC à notre encontre n'est donc pas nouvelle de la part de cette organisation même si, du fait des circonstances différentes, elle s'exprime également sous une forme différente. En effet, la question de notre exclusion ne se pose pas puisque nous ne n'appartenons pas à une organisation commune. Quant à notre "disqualification" actuelle auprès de tout un milieu sympathisant avec les positions de la Gauche communiste, il apparaît clairement que cela constitue un objectif pour BC, étant donnée sa vision concurrentielle et sectaire des relations entre groupes communistes. Mais pour arriver à ses fins, répugnant à la confrontation franche et loyale, elle recourt à la déloyauté, à la calomnie et à l'esquive à travers de dédaigneuses fins de non recevoir face aux arguments du contradicteur.

Le BIPR malade de ses conceptions et pratiques organisationnelles

Le dédain et le mépris avec lesquels la GCI avait à l'époque traité cette petite minorité constituée par la FFGC ayant critiqué la constitution opportuniste du PCInt, trouvait une fausse légitimation dans la disproportion existant alors entre, d'une part, la GCI avec des composantes en Italie (un parti ayant compté à sa formation plusieurs milliers de membres) en Belgique et en France et, d'autre part, la petite FFGC très réduite numériquement et n'existant qu'en France. C'est encore avec la même arrogance que le BIPR traite aujourd'hui le CCI, mais le ridicule en plus. En effet, s'il a bien conscience que, malgré son existence dans 13 pays, le CCI est encore une petite organisation révolutionnaire, le BIPR n'a visiblement pas pris la mesure du fait qu'il est lui-même une minuscule organisation. BC peut très bien chercher à se consoler en prenant ses rêves et les racontars de la FICCI pour des réalités et se rassurer en répétant à satiété que le CCI est "traversé par une profonde et irréversible crise interne", cela ne change rien à la réalité actuelle du CCI. Celui-ci fait face à ses responsabilités d'analyse de la situation, d'intervention dans la classe ouvrière, sort régulièrement sa presse, est capable d'aller à la rencontre de l'éveil à la politique révolutionnaire qui se fait jour au sein des jeunes générations et … trouve même le temps de se défendre face aux attaques dont il a été l'objet de la part de l'alliance du BIPR avec le parasitisme. Il est vrai qu'on parle davantage des crises du CCI que de celles du BIPR. Et pour cause ! Non seulement le CCI ne les cache pas mais encore en expose publiquement les racines et les leçons face à la classe ouvrière. Par ailleurs, comme nous l'avons déjà mis en évidence en réponse au BIPR (voir notre article "Le vol et la calomnie ne sont pas des méthodes de la classe ouvrière" publié sur notre site Internet), toutes les organisations vivantes du mouvement ouvrier (en particulier l'AIT et le POSDR) ont eu à mener en leur sein des combats en vue de leur défense contre des conceptions et comportements politiques étrangers au prolétariat (20) [163]. Il est vrai que le BIPR n'est pas bavard sur des problèmes de ce type pouvant affecter sa vie politique. Nous découvrons néanmoins, au détours d'une phrase, les conceptions aberrantes en vigueur dans cette organisation. En effet, pour justifier le vol du fichier de nos abonnés par une militante qui allait participer à la fondation de la FICCI, le BIPR s'exprime en ces termes : "si des camarades dirigeants du CCI -qui, comme tels disposaient du fichier d'adresses de leur organisation- rompent avec l'organisation, déclarant de plus vouloir regagner des camarades à la 'juste voie', gardent le fichier des adresses, il ne s'agit pas d'un vol. Le faux moralisme du CCI pue l'hypocrisie quand il lance des accusations de tout genre à qui l'abandonne." ("Réponse aux accusations stupides d'une organisation en voie de désintégration", publié sur le site Internet du BIPR). Nous avons déjà montré ("Le vol et la calomnie ne sont pas des méthodes de la classe ouvrière") en quoi est nulle et non avenue cette justification du vol d'un outil de l'organisation qui appartient à celle-ci comme un tout, et non aux individus qui la composent. A cette occasion, nous avions signalé que parler d'une "organisation avec à sa tête des dirigeants" renvoyait à une conception de l'organisation que nous ne partagions pas. Il a existé et il existe encore dans le mouvement ouvrier des visions de l'organisation, théorisées notamment par le courant bordiguiste (le cousin germain du BIPR) qui opèrent explicitement une distinction, au sein de l'organisation, entre les dirigeants et la base des militants.(21) [164] De telles visions constituent des concessions à une vision hiérarchique et bourgeoise de l'organisation. A l'inverse de cette vision, le parti, comme toute organisation révolutionnaire, ne peut remplir sa fonction que s'il est un lieu d'élaboration collective, par tous ses membres, des orientations politiques. Ceci implique nécessairement la discussion la plus ouverte et la plus large possible, à l'image de la classe ouvrière dont l'émancipation a pour condition l'action consciente collective.

Nous n'avions pas encore commenté cette conception du BIPR qui attribue des prérogatives aux "membres dirigeants", ici celle de voler sans que cela soit condamnable, et qui relève elle aussi d'une telle vision hiérarchique de l'organisation. Mais on serait tenté de la faire résulter, non pas de l'influence de l'idéologie bourgeoise mais bien plutôt de l'idéologie… féodale. En effet, cette illumination du BIPR nous transpose tout droit au Moyen Age, avec les nobles qui ont le privilège, pour les besoins de la chasse ou de la guerre, de pouvoir saccager les récoltes des paysans et qui, pour leur propre plaisir, disposent également du droit de cuissage.

Si on assiste aujourd'hui, dans le fond, à une répétition de l'histoire de la part de BC, ce serait néanmoins erroné d'en déduire que cette organisation demeure invariablement égale à elle-même. En effet, la répétition de pratiques opportunistes n'est pas sans conséquence sur la dynamique d'une organisation, en particulier lorsque celle-ci est imperméable à la critique et fermée à toute remise en cause. Les flirts répétés du BIPR avec des groupes étrangers aux positions ou aux méthodes du prolétariat, et en particulier le dernier en date avec la canaille de la FICCI, l'ont amené à s'inspirer de leurs méthodes bourgeoises.

Dans ce texte, et dans les précédents auxquels il se réfère, nous avons démontré que nos critiques au BIPR sont parfaitement fondées et que les accusations de cette organisation à notre encontre reposent sur du sable. Nous continuons d'attendre de lui (et nous ne nous lasserons pas) qu'il démontre ce qu'il affirme, le maintien de sa part d'une attitude silencieuse ne pouvant signifier autre chose qu'il n'a en fait rien à dire.

Le CCI

[165]

1 [165] Le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR - www.ibrp.org [166]), fondé par le Partito Comunista Internazionalista - Battaglia Comunista (BC) et par la Communist Workers' Organisation (CWO) en Angleterre, se revendique de la tradition de la Gauche communiste d'Italie.

2 [167] Prometeo est la revue théorique de Battaglia Comunista.

3 [168] Nous invitons nos lecteurs à consulter sur notre site les documents se rapportant à cette affaire, en particulier le dernier d'entre eux : la "lettre ouverte aux militants du BIPR" du 7 décembre 2004.

4 [169] Ce qui était vrai pour la Social démocratie alors qu'elle était encore une organisation de la classe ouvrière vaut tout autant pour toutes les organisations du mouvement ouvrier, quelle que soit leur influence au sein de la classe ouvrière, et s'applique donc encore aujourd'hui pleinement aux petites organisations qui sont restées fidèles, sur le plan des positions programmatique, à la lutte du prolétariat pour son émancipation.

5 [170] En fait, l'article de BC est relatif à un document du CCI qui date de bientôt deux ans maintenant. Nous ne renions en rien son contenu mais il convient de signaler que, plus récemment mais toutefois avant la parution de cet article de BC, nous avons publié des textes directement en polémique avec le BIPR, justement sur les questions centrales dont il est question. Il s'agit des deux parties de l'article "L'abandon par BC du concept marxiste de décadence d'un mode de production" parues dans les numéros 119 et 120 de la Revue Internationale et de l'article "Le vide politique et l'absence de méthode du BIPR", publié dans Révolution Internationale n° 351, qui constitue le compte-rendu de la réunion publique du BIPR du 2 Octobre 2004 à Paris. Ces textes sont, à ce jour, restés sans réponse. Peut-être dans deux ans recevront-ils une réponse de la part du BIPR, si celui-ci arrive à dégager un peu de son précieux temps.

6 [171] "La vision marxiste et la vision opportuniste de la construction du parti" dans les numéros 103 et 105 de la Revue Internationale.

7 [172] Comme d'ailleurs Lénine qualifiait la SDN (Société Des Nations, ancêtre de l'ONU.)

8 [173] Le CCI n'a néanmoins pas attendu l'effondrement du bloc de l'est pour mettre en évidence qu'une troisième guerre mondiale signifierait la disparition de l'humanité ou, pour le moins, une régression de la civilisation des millénaires en arrière.

9 [174] Au cas où le BIPR deviendrait totalement amnésique concernant certains moments du passé, nous avons gardé des copies d'écran des textes qu'il a fait disparaître de son site.

10 [175] Le BIPR se plaint de notre vulgarité à son encontre. Il est vrai que nous critiquons avec dureté, parfois avec ironie, certains de ses comportements. Ils le méritent bien et il est parfois difficile d'appeler un chat autrement qu'un chat. Mais le BIPR est assez mal venu de s'en plaindre, surtout qu'il est beaucoup moins regardant et sensible lorsque, galvanisée par les charges de l'aventurier monsieur B., à notre encontre, la FICCI nous traite de "salopards" dans un texte publié en octobre 2004 sur son site. Par la suite, après que nous ayons démontré de façon irréfutable que les accusations du citoyen B. sur lesquelles elle s'appuyait pour justifier ses insultes étaient de pures inventions, elle a retiré ce texte de son "bulletin jaune" publié sur Internet.

11 [176] Notons quand même que le BIPR était beaucoup moins regardant pour dépenser son temps lorsque, s'agissant de donner la meilleure diffusion aux calomnies de monsieur B. contre le CCI, il trouvait les moyens de traduire ses textes en plusieurs langues, pour les placer sur son site.

12 [177] "Réponse aux accusations stupides d'une organisation en voie de désintégration", texte du BIPR publié sur son site Internet.

13 [178] La FECCI constitue aussi un appât pour le BIPR parce qu'il espère, en récupérant ses membres (ce dont il ne se cache pas), se renforcer numériquement en France et, qui sait, de s'implanter au Mexique. En d'autres termes, interviennent fortement dans son jugement des considérations de "pêche à la ligne" vis-à-vis de ceux qui, en même temps qu'ils prétendent représenter le vrai CCI, "étudient avec une attention critique les positions du BIPR" ("Dernière réponse aux accusations du CCI"). Si le BIPR a décidé de ne pas être regardant quant à la nature du "poisson" péché, il ne nous appartient plus de le mettre en garde une nouvelle fois.

14 [179] A ce sujet, lire notre article "Les méthode policières de la FICCI" dans Révolution Internationale n° 330.

15 [180] Lire l'article "Des menaces de mort contre des militants du CCI" dans Révolution Internationale n° 354.

16 [181] Lire nos articles "Battaglia Comunista : à propos des origines du Parti Communiste Internationaliste" dans la Revue Internationale n° 34 et "Le Parti Communiste International (Programme Communiste) à ses origines, tel qu'il prétend être, tel qu'il est", dans la Revue Internationale n° 32.

17 [182] Lire notre livre, La Gauche communiste d'Italie.

18 [183] Afin qu'ils se rendent compte du sérieux avec lequel furent explicitées ces divergences et critiques, nous conseillons à nos lecteur de consulter la liste en question publiée dans notre brochure La Gauche communiste de France.

19 [184] Article republié sous le même titre dans la Revue Internationale n° 34.

20 [185] Et toutes ces organisations également, à l'occasion de combats en leur sein, ont perdu des éléments au long et parfois prestigieux passé militant, ayant, sous une forme ou une autre, trahi la cause du prolétariat. Le trahison et la transformation en voyous d'une poignée de "vieux militants" du CCI n'est certainement pas une "première" dans l'histoire du mouvement ouvrier comme semble le penser le BIPR quand il écrit : "On découvre tout à coup que des militants, ayant un passé militant de plus de 25 ans (...) ne sont que des voleurs, des voyous ou des parasites."

21 [186] De telles visions ont déjà été combattues par la FFGC notamment dans sa critique de "la conception du chef génial" (pour laquelle seules des individualités particulières – les chefs géniaux – ont la capacité d'approfondir la théorie révolutionnaire pour la distiller et la transmettre en quelque sorte "toute mâchée" aux membres de l'organisation) et celle de "la discipline … force principale" (qui conçoit les militants de l'organisation comme des simples exécutants qui n'ont pas à discuter des orientations politiques de l'organisation) dans Internationalisme n° 25. Ces visions avaient aussi été combattues par Lénine lorsqu'il écrivait "il est du devoir des militants communistes de vérifier par eux-mêmes les résolutions des instances supérieures du parti. Celui qui, en politique, croit sur parole est un indécrottable idiot" (cité par Internationalisme n° 25).

Vie du CCI: 

  • Défense de l'organisation [187]

Courants politiques: 

  • TCI / BIPR [9]

La théorie de la décadence au coeur du matérialisme historique (IV)

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De Marx à la Gauche communiste (1e partie)

 

Dans le premier article de cette série publié dans le n°118 de la Revue internationale nous avons vu en quoi la théorie de la décadence constitue le coeur même du matérialisme historique dans l’analyse de l’évolution des modes de production chez Marx et Engels. C’est à ce titre que nous la retrouverons au centre des textes programmatiques des organisations de la classe ouvrière. De plus, non contentes de reprendre ce fondement du marxisme, certaines d’entre-elles en développeront l’analyse et/ou les implications politiques. C’est selon ce double point de vue que nous nous proposons ici de brièvement passer en revue les principales expressions politiques du mouvement ouvrier en commençant, dans cette première partie, par le mouvement ouvrier à l’époque de Marx, la Deuxième Internationale, les gauches marxistes qui s’en dégageront ainsi que l’Internationale Communiste à sa constitution. Dans une seconde partie de cet article qui paraîtra ultérieurement, nous examinerons plus particulièrement le cadre d’analyse des positions politiques élaborées par la 3e Internationale puis par les fractions de gauche qui s’en dégageront au cours de sa dégénérescence et constitueront le courant des groupes de la Gauche communiste qui sont à la base de notre propre filiation politique et organisationnelle.

Le mouvement ouvrier au temps de Marx

Marx et Engels ont toujours très clairement exprimé que la perspective de la révolution communiste dépendait de l'évolution matérielle, historique et globale du capitalisme. Dès lors, la conception selon laquelle un mode de production ne peut expirer avant que les rapports de production sur lesquels il s’appuie soient devenus des entraves au développement des forces productives, fut à la base de toute l’activité politique de Marx et Engels et de l'élaboration de tout programme politique prolétarien.

 

Si, à deux reprises, Marx et Engels ont cru déceler l’avènement de la décadence du capitalisme (1 [188]), ils ont néanmoins rapidement corrigé leurs appréciations et reconnu que le capitalisme était encore un système progressif. Leur vision, déjà ébauchée dans Le Manifeste Communiste et approfondie dans tous leurs écrits de cette époque, selon laquelle le prolétariat venant au pouvoir dans cette période aurait comme principale tâche de développer le capitalisme de la façon la plus progressive possible, et non simplement de le détruire, était une expression de cette analyse. C’est pourquoi la pratique des marxistes de la 1ere Internationale était avec raison basée sur l'analyse selon laquelle, tant que le capitalisme avait encore un rôle progressif à jouer, il était nécessaire pour le mouvement ouvrier de soutenir les mouvements bourgeois qui préparaient le terrain historique du socialisme : "Il a déjà été dit plus haut que le premier pas dans la révolution ouvrière est la montée du prolétariat au rang de classe dominante, la conquête de la démocratie. Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher peu à peu toute espèce de capital à la bourgeoisie... (...) Les communistes combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière ; mais dans ce mouvement du présent, ils représentent en même temps l’avenir. En France, ils se rallient au parti démocrate-socialiste contre la bourgeoisie conservatrice et radicale, sans renoncer au droit d’exercer leur critique contre les phrases et les illusions léguées par la tradition révolutionnaire. En Suisse, ils appuient les radicaux, sans méconnaître que ce parti se compose d’éléments disparates, démocrates socialistes, au sens français du mot, et bourgeois radicaux. Chez les Polonais, les communistes soutiennent le parti qui voit dans une révolution agraire la condition de l’émancipation nationale, c’est-à-dire le parti qui déclencha, en 1846, l’insurrection de Cracovie. En Allemagne, le parti communiste fait front commun avec la bourgeoisie, lorsqu’elle adopte une conduite révolutionnaire contre la monarchie absolue, la propriété féodale et les ambitions de la petite-bourgeoisie. (...) Partout, les communistes travaillent pour l’union et l’entente des partis démocratiques de tous les pays." (Le Manifeste Communiste, La Pléiade, Economie I) (2 [189]).Parallèlement à cela, il était nécessaire que les ouvriers continuent à se battre pour des réformes tant que le développement du capitalisme les rendait possibles et, dans cette lutte, "les communistes combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière..." comme le dit Le Manifeste. Ces positions matérialistes étaient défendues contre les appels a-historiques des anarchistes à une abolition immédiate du capitalisme et leur opposition complète à des réformes (3 [190]).

La Deuxième Internationale : héritière de Marx et Engels

La 2e Internationale a rendu encore plus explicite cette adaptation de la politique du mouvement ouvrier à la période, en adoptant un programme minimum de réformes immédiates (reconnaissance des syndicats, diminution de la journée de travail, etc.), en même temps qu'un programme maximum, le socialisme, à mettre en pratique le jour où l'inévitable crise historique du capitalisme surviendrait. Ceci apparaît très clairement dans le programme d’Erfurt qui concrétisait la victoire du marxisme au sein de la Social-Démocratie : "La propriété privée des moyens de production a changé... par la force motrice du progrès elle est devenue la cause de la dégradation sociale et de la ruine. (...) Sa chute est certaine, la seule question à laquelle il faut répondre est : laissera-t-on le système de la propriété privée des moyens de production entraîner la société dans sa chute aux abysses ou la société secouera-t-elle ce fardeau et s'en débarrassera-t-elle ? (...) Les forces productives qui ont été produites dans la société capitaliste sont devenus irréconciliables avec le système même sur lequel elles ont été bâties. La tentative de soutenir ce système de propriété rend impossible tout nouveau développement social et condamne la société à la stagnation et à la décadence. (...) Le système social capitaliste a fini sa course, sa dissolution est maintenant une question de temps. Tel un destin implacable, les forces économiques mènent la production capitaliste au naufrage, la construction d'un nouvel ordre social à la place de celui qui existe n'est plus quelque chose de simplement désirable, il est devenu quelque chose d'inévitable. (...) Telles que sont les choses aujourd'hui la civilisation ne peut durer nous devons avancer vers le socialisme ou retomber dans la barbarie. (...) L'histoire de l'humanité est déterminée non par les idées mais par le développement économique qui progresse irrésistiblement obéissant à des lois sous-jacentes précises et non aux souhaits ou aux fantaisies de quiconque" (Notre traduction, extrait du programme d’Erfurt relu, corrigé et soutenu par Engels (4 [191]) : Kautsky 1965, Das Erfurter Programm Le programme d’Erfurt , Berlin, Dietz-Verlag ).

Mais pour la majorité des principaux leaders officiels de la Deuxième Internationale, le programme minimum deviendra de plus en plus le seul programme véritable de la Social-Démocratie : "Le but final, quel qu'il soit, n'est rien. Le mouvement est tout", selon les mots de Bernstein. Le Socialisme et la révolution prolétarienne se réduisirent à des platitudes rabâchées comme des sermons lors des parades du premier mai, tandis que l'énergie du mouvement officiel était de plus en plus concentrée sur l'obtention pour la Social-Démocratie d'une place à l'intérieur du système capitaliste, quel qu'en fût le prix. Inévitablement, l'aile opportuniste de la Social-Démocratie commença à rejeter l'idée même de la nécessité de destruction du capitalisme et de révolution sociale, pour défendre l'idée de la possibilité d'une transformation lente, graduelle, du capitalisme au socialisme.

La Gauche marxiste au sein de la Deuxième Internationale

En réponse au développement de l’opportunisme au sein de la 2e Internationale se développèrent des fractions de gauche dans de nombreux pays. Ces dernières seront à la base de la constitution des Partis communistes qui vont naître suite à la trahison de l’internationalisme prolétarien par la Social-Démocratie lors de l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Ces fractions défendront haut et fort le flambeau du marxisme en reprenant l’héritage de la 2e Internationale, tout en le développant face aux nouveaux enjeux posés par l’ouverture de la nouvelle période du capitalisme ouverte avec l’éclatement de la guerre, celle de sa décadence.

Ces courants sont apparus au moment où le système capitaliste vivait la dernière phase de son ascension, où l'expansion impérialiste commençait à laisser percevoir la perspective d'affrontements entre les grandes puissances dans le jeu du capitalisme mondial et où la lutte de classe se faisait de plus en plus dure (développement de grèves générales politiques et surtout de grèves de masse dans plusieurs pays). Contre l'opportunisme de Bernstein et Cie, la Gauche de la Social-Démocratie les Bolcheviks, le groupe des Tribunistes hollandais, Rosa Luxemburg et d'autres révolutionnaires allaient défendre l’analyse marxiste dans toutes ses implications : comprendre la dynamique de la fin de la phase ascendante du capitalisme et l’inéluctabilité de la faillite du capitalisme (5 [192]), les raisons des dérives opportunistes (6 [193]) et la réaffirmation de la nécessité d'une destruction violente et définitive du capitalisme (7 [194]). Malheureusement, tout ce travail théorique de la part des fractions de gauche ne se réalisera pas à l’échelle internationale ; dès lors, ces dernières se présenteront en ordre dispersé et avec des degrés d’analyse et de compréhension différents face aux formidables bouleversements sociaux du début du 20e siècle, représentés par l’éclatement de la Première Guerre mondiale et le développement de mouvements insurrectionnels à l’échelle internationale. Nous n’avons pas ici la prétention de faire ni une présentation, ni une analyse détaillée de toutes les contributions des fractions de gauche sur ces questions ; nous nous limiterons à quelques prises de position clés de ce qui va constituer les deux colonnes vertébrales de la nouvelle Internationale le Parti bolchévique et le Parti communiste allemand au travers de ses deux représentants les plus éminents : Lénine et Rosa Luxemburg.

Si Lénine n’utilise pas le vocable d’ascendance et de "décadence" mais des termes et des expressions comme "l’époque du capitalisme progressiste", "ancien facteur de progrès", "l’époque de la bourgeoisie progressive" pour caractériser la période ascendante du capitalisme et "l’époque de la bourgeoisie réactionnaire", "le capitalisme est devenu réactionnaire", "un capitalisme agonisant", "l’époque du capitalisme qui a atteint sa maturité" pour caractériser la période décadente du capitalisme, il utilise néanmoins pleinement le concept et ses implications essentielles, notamment pour analyser correctement la nature de la Première Guerre mondiale. Ainsi, à l’opposé des sociaux-traîtres qui, s’appuyant sur les analyses faites par Marx pendant la phase ascendante du capitalisme, continuaient à prôner un soutien conditionnel à certaines fractions bourgeoises et à leurs luttes de libération nationale, Lénine sera capable d’identifier dans la Première Guerre mondiale l’expression d’un système ayant épuisé sa mission historique, nécessitant par là son dépassement par une révolution à l’échelle mondiale. De là, sa caractérisation de guerre impérialiste totalement réactionnaire à laquelle il fallait opposer l’Internationalisme prolétarien et la révolution : "De libérateur des nations que fut le capitalisme dans la lutte contre le régime féodal, le capitalisme impérialiste est devenu le plus grand oppresseur des nations. Ancien facteur de progrès, le capitalisme est devenu réactionnaire ; il a développé les forces productives au point que l'humanité n'a plus qu'à passer au socialisme, ou bien à subir durant des années, et même des dizaines d'années, la lutte armée des "grandes" puissances pour le maintien artificiel du capitalisme à l'aide de colonies, de monopoles, de privilèges et d'oppressions nationales de toute nature." (Les principes du socialisme et la guerre de 1914-1918 – "La guerre actuelle est une guerre impérialiste") ; "L’époque de l’impérialisme capitaliste est l’époque du capitalisme qui a atteint sa maturité et qui a dépassé sa période de maturité, qui est à l’orée de sa ruine, mûr pour laisser la place au socialisme. La période de 1789 à 1871 a été l’époque du capitalisme progressiste : à l’ordre du jour figuraient la renversement du féodalisme, de l’absolutisme, la libération du joug étranger..." (L’opportunisme et la banqueroute de la 2e Internationale, janvier 1916) ; "De tout ce qui a été dit plus haut de l'impérialisme, il ressort qu'on doit le caractériser comme un capitalisme de transition ou, plus exactement, comme un capitalisme agonisant. (...) le parasitisme et la putréfaction caractérisent le stade historique suprême du capitalisme c'est-à-dire l'impérialisme. (...) L'impérialisme est le prélude de la révolution sociale du prolétariat. Cela s'est confirmé, depuis 1917, à l'échelle mondiale." (L’impérialisme, stade suprême du capitalisme).

Les positions prises face à la guerre et à la révolution ont toujours constitué des lignes de démarcation claires au sein du mouvement ouvrier. La capacité de Lénine à cerner la dynamique historique du capitalisme, à reconnaître la fin de "l’époque du capitalisme progressiste" et que "le capitalisme est devenu réactionnaire", lui a, non seulement, permis de clairement caractériser la première guerre mondiale mais également la nature et la portée de la révolution en Russie. En effet, lorsque la situation révolutionnaire mûrit dans ce pays, la compréhension qu'avaient les Bolcheviks des tâches qu'imposait la nouvelle période leur permit de lutter contre les conceptions mécanistes et nationalistes des Mencheviks. Lorsque ces derniers tentèrent de minimiser l'importance de la vague révolutionnaire sous prétexte du trop grand "sous-développement de la Russie pour le socialisme", les Bolcheviks affirmèrent que le caractère mondial de la guerre impérialiste révélait que le capitalisme mondial était arrivé au stade de maturation nécessaire à la révolution socialiste. En conséquence, ils luttaient pour la prise du pouvoir de la classe ouvrière, considérant cette tâche comme un prélude à la révolution prolétarienne mondiale.

Parmi les premières et plus claires expressions de cette défense du marxisme, il y eut la brochure Réforme ou Révolution écrite par Rosa Luxemburg en 1899 qui, tout en reconnaissant que le capitalisme était encore en expansion grâce à de "brusques sursauts expansionnistes" (c'est-à-dire à l'impérialisme), insistait sur le fait que le capitalisme allait de façon inévitable vers sa "crise de sénilité" et amènerait la nécessité immédiate de la prise de pouvoir révolutionnaire du prolétariat. De plus, avec beaucoup de perspicacité politique, Rosa Luxemburg a été capable de percevoir les nouvelles exigences posées par ce changement de période historique au niveau de la lutte et des positions politiques du prolétariat notamment concernant la question syndicale, la tactique parlementaire, la question nationale et les nouvelles méthodes de lutte au travers de la grève de masse (8 [195]) : Sur les syndicats : "Quand le développement de l’industrie aura atteint son apogée et que sur le marché mondial commencera pour le capital la phase descendante, la lutte syndicale deviendra difficile (...) A ce stade la lutte se réduit nécessairement de plus en plus à la simple défense des droits acquis, et même celle-ci devient de plus en plus difficile. Telle est la tendance générale de l’évolution dont la contre-partie doit être le développement de la lutte de classe politique et sociale." (Rosa Luxemburg, Réformes ou Révolution, Maspéro 1971 [1898] : 35). Sur le parlementarisme : "Assemblée nationale ou tout le pouvoir aux Conseils des ouvriers et soldats, abandon du socialisme ou lutte de classe la plus résolue du prolétariat armé contre la bourgeoisie : voilà le dilemme. Réaliser le socialisme par la voie parlementaire, par simple décision majoritaire, que voilà un projet idyllique ! (...) Le parlementarisme, il est vrai, fut une arène de la lutte de classe du prolétariat, et cela tant que dura la vie tranquille de la société bourgeoise. Il fut alors une tribune du haut de laquelle nous pouvions rassembler les masses autour du drapeau du socialisme et l’éduquer pour la lutte. Mais aujourd’hui, nous sommes au coeur même de la révolution prolétarienne, et il s’agit à présent d’abattre l’arbre même de l’exploitation capitaliste. Le parlementarisme bourgeois, tout comme la domination de classe bourgeoise qui fut sa raison d’être la plus éminente, a perdu sa légitimité. A présent, la lutte de classe fait irruption à visage découvert, le Capital et le Travail n’ont plus rien à se dire, il ne leur reste plus qu’à s’empoigner d’une étreinte de fer et à trancher l’issue de cette lutte à mort." (Rosa Luxemburg, Assemblée nationale ou gouvernement des conseils ?, Ed. La Brèche 1978 [17 décembre 1918] : 45, 48). Sur la question nationale : "La guerre mondiale ne sert ni la défense nationale, ni les intérêts économiques ou politiques des masses populaires quelles qu’elles soient, c’est uniquement un produit de rivalités impérialistes entre les classes capitalistes de différents pays pour la suprématie mondiale et pour le monopole de l’exploitation et de l’oppression des régions qui ne sont pas encore soumises au Capital. A l’époque de cet impérialisme déchaîné, il ne peut plus y avoir de guerre nationale. Les intérêts nationaux ne sont qu’une mystification qui a pour but de mettre les masses populaires laborieuses au service de leur ennemi mortel : l’impérialisme." (La crise de la Social-Démocratie, 1915).

La décadence au centre de l’analyse de l’Internationale communiste

Portée par les mouvements révolutionnaires qui mirent fin à la Première Guerre mondiale, la constitution de la 3e Internationale (Internationale communiste ou IC) s’est appuyée sur ce constat de la fin du rôle historiquement progressif de la bourgeoisie dégagé par les gauches marxistes au sein de la 2e Internationale. L’IC et les groupes qui la constituent, confrontés à la tâche de comprendre le tournant marqué par l’éclatement de la Première Guerre mondiale et l’émergence de mouvements insurrectionnels à l’échelle internationale, feront de la "décadence" à un degré ou à un autre la clé de leur compréhension de la nouvelle période qui venait de s’ouvrir. Ainsi, dans la plate-forme de la nouvelle Internationale est-il précisé que : "Une nouvelle époque est née. Epoque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. Epoque de la révolution communiste du prolétariat" (1er Congrès, reprint Maspéro, p.19) et ce cadre d’analyse se retrouvera, peu ou prou, dans toutes ses prises de position (9 [196]) comme dans les "Thèses sur le parlementarisme" adoptées au 2e Congrès : "Le communisme doit prendre pour point de départ l’étude théorique de notre époque (apogée du capitalisme, tendances de l’impérialisme à sa propre négation et à sa propre destruction...)" (op. cité, p.66).

Ce cadre d’analyse apparaîtra avec encore plus de netteté dans le "Rapport sur la situation internationale" écrit par Trotsky et adopté au 3e Congrès : "Les oscillations cycliques disions-nous dans notre rapport au 3e Congrès de l’IC accompagnent le développement du capitalisme dans sa jeunesse, sa maturité et sa décadence comme le tic-tac du coeur dure chez un homme dans son agonie même" (Trotsky, "Le flot monte", 1922) et attesté par les discussions qui se sont développées autour de ce rapport : "Nous avons vu certes hier en détail comment le camarade Trotsky et tous ceux qui sont ici seront, je pense, d’accord avec lui se représente les rapports entre d’un côté les petites crises et les petites périodes d’essor cycliques et momentanées et, de l’autre côté, le problème de l’essor et du déclin du capitalisme, envisagé sur de grandes périodes historiques. Nous serons tous d’accord que la grande courbe qui allait vers le haut va maintenant irrésistiblement vers le bas, et qu’à l’intérieur de cette grande courbe, aussi bien lorsqu’elle monte que maintenant qu’elle descend, se produisent des oscillations" (Authier D., Dauvé G., Ni parlement ni syndicats : les Conseils ouvriers !, Edition "Les nuits rouges", 2003) (10 [197]). Enfin, plus explicitement encore, ce cadre d’analyse de la décadence du capitalisme sera réaffirmé dans la "Résolution sur la tactique de l’IC" à son 4e Congrès : "II. La période de décadence du capitalisme. Après avoir analysé la situation économique mondiale, le Troisième Congrès put constater avec la plus complète précision que le capitalisme, après avoir accompli sa mission de développer les forces productrices, est tombé dans la contradiction la plus irréductible avec les besoins non seulement de l’évolution historique actuelle, mais aussi avec les conditions d’existence humaine les plus élémentaires. Cette contradiction fondamentale se refléta particulièrement dans la dernière guerre impérialiste et fut encore aggravée par cette guerre qui ébranla, de la manière la plus profonde, le régime de la production et de la circulation. Le capitalisme qui se survit ainsi à lui-même, est entré dans la phase où l’action destructrice de ses forces déchaînées ruine et paralyse les conquêtes économiques créatrices déjà réalisées par le prolétariat dans les liens de l’esclavage capitaliste. (...) Ce que le capitalisme traverse aujourd’hui n’est autre que son agonie." (op. cité).

L’analyse de la signification politique de la Première Guerre mondiale

L'explosion de la guerre impérialiste en 1914 marque un tournant décisif aussi bien dans l'histoire du capitalisme que dans celle du mouvement ouvrier. Le problème de la "crise de sénilité" du système n'était plus un débat théorique entre différentes fractions du mouvement ouvrier. La compréhension du fait que la guerre ouvrait une nouvelle période pour le capitalisme, en tant que système historique, exigeait un changement dans la pratique politique dont les fondements devinrent une frontière de classe : d'un côté les opportunistes qui montrèrent clairement leur visage d'agents du capitalisme en "ajournant" la révolution par 1'appel à la "défense nationale" dans une guerre impérialiste et, de l'autre, la gauche révolutionnaire les Bolcheviks autour de Lénine, le groupe "Die Internationale", les radicaux de gauche de Brème, les Tribunistes hollandais, etc. qui se réunirent à Zimmerwald et Kienthal et affirmèrent que la guerre marquait l'ouverture de l'ère "de guerres et de révolutions" et que la seule alternative à la barbarie capitaliste était le soulèvement révolutionnaire du prolétariat contre la guerre impérialiste. De tous les révolutionnaires qui assistèrent à ces conférences, les plus clairs sur la question de la guerre furent les Bolcheviks et cette clarté découle directement de la conception que le capitalisme était rentré dans sa phase de décadence puisque "l’époque de la bourgeoisie progressive" avait fait place à "l’époque de la bourgeoisie réactionnaire" comme l’affirme sans ambiguïté la citation suivante de Lénine : "Les sociaux-démocrates russes (Plekhanov en tête) invoquent la tactique de Marx dans la guerre de 1870 ; les social-chauvins allemands (genre Lensch, David et Cie) invoquent les déclarations d’Engels en 1891 sur la nécessité pour les socialistes allemands de défendre la patrie en cas de guerre contre la Russie et la France réunies... Toutes ces références déforment d’une façon révoltante les conceptions de Marx et Engels par complaisance pour la bourgeoisie et les opportunistes... Invoquer aujourd’hui l’attitude de Marx à l’égard des guerres de l’époque de la bourgeoisie progressive et oublier les paroles de Marx : "Les ouvriers n’ont pas de patrie", paroles qui se rapportent justement à l’époque de la bourgeoisie réactionnaire qui a fait son temps, à l’époque de la révolution socialiste, c’est déformer cyniquement la pensée de Marx et substituer au point de vue socialiste le point de vue bourgeois." (Lénine 1915, tome 21)

Cette analyse politique de la signification historique de l’éclatement de la Première Guerre mondiale a déterminé le positionnement de l’ensemble du mouvement révolutionnaire, depuis les fractions marxistes au sein de la 2e Internationale (11 [198]) jusqu’aux groupes de la Gauche communiste en passant par la 3e Internationale. C’est ce qu’avait d’ailleurs prédit Engels dès la fin du 19e siècle : "Friedrich Engels a dit un jour "La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie". Mais que signifie donc une "rechute dans la barbarie" au degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd’hui ? Jusqu’ici nous avons lu ces paroles sans y réfléchir et nous les avons répétées sans en pressentir la terrible gravité. Jetons un coup d’oeil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l'impérialisme aboutit à l'anéantissement de la civilisation, sporadiquement pendant la durée d'une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. C'est exactement ce que F. Engels avait prédit, une génération avant nous, voici quarante ans. Nous sommes placés aujourd’hui devant ce choix : ou bien triomphe de l’impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien, victoire du socialisme, c’est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l’impérialisme et contre sa méthode d’action : la guerre. C'est là un dilemme de l'histoire du monde, un ou bien - ou bien encore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient. Celui-ci doit résolument jeter dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : l'avenir de la civilisation et de l'humanité en dépendent." (Luxemburg 1970 [1915]). C’est également ce qu’avaient bien compris et déterminé toutes les forces révolutionnaires qui vont participer à la création de l’Internationale communiste. Ainsi, dans ses statuts, il est très clairement rappelé que "La 3e Internationale communiste s’est constituée à la fin du carnage impérialiste de 1914-18, au cours duquel la bourgeoisie des différents pays a sacrifié 20 millions de vies. Souviens-toi de la guerre impérialiste ! Voilà la première parole que l’Internationale communiste adresse à chaque travailleur, quelles que soient son origine et la langue qu’il parle. Souviens-toi que, du fait de l’existence du régime capitaliste, une poignée d’impérialistes a eu, pendant quatre longues années, la possibilité de contraindre les travailleurs de partout à s’entr’égorger ! Souviens-toi que la guerre bourgeoise a plongé l’Europe et le monde entier dans la famine et le dénuement ! Souviens-toi que sans le renversement du capitalisme, la répétition de ces guerres criminelles est non seulement possible, mais inévitable ! (...) L’Internationale communiste considère la dictature du prolétariat comme l’unique moyen disponible pour arracher l’humanité aux horreurs du capitalisme." (Quatre Premiers Congrès de l’IC).

Oui, plus que jamais, nous devons nous "souvenir" de l’analyse de nos illustres prédécesseurs et nous devons la réaffirmer avec d’autant plus de force que les groupuscules parasitaires tentent de la faire passer pour de "l’humanisme et du moralisme bourgeois", en banalisant la guerre impérialiste et les génocides. Sous le prétexte d’une critique de la théorie de la décadence, c’est à une attaque en règle contre les acquis fondamentaux du mouvement ouvrier qu’ils procèdent : "Par exemple, pour nous démontrer que le mode de production capitaliste est en décadence, Sander nous affirme que sa caractéristique est le génocide et que plus des trois quarts des morts par guerre des 500 dernières années se sont produites dans le 20e siècle. Ce type d’arguments est également présent dans la pensée millénariste. Pour les témoins de Jéhovah, la Première Guerre mondiale constituerait un tournant de l’histoire du fait de sa grandeur et de son intensité. A les croire, le nombre de morts pendant la Première Guerre mondiale aurait été "... sept fois plus important que toutes les 901 principales guerres précédentes durant les 2 400 années avant 1914 (...)". Selon la polémologue Ruth Leger Sivard, dans un ouvrage publié en 1996, le siècle aurait fait environ 110 millions de morts en 250 guerres. Si nous extrapolons ce résultat pour terminer le siècle nous obtenons environ 120 millions de morts, 6 fois plus qu’au 19e siècle. Rapporté à la population moyenne du siècle le rapport relatif tombe à 2. (...) Même après cela, l’effet des guerres reste inférieur aux effets des mouches et des moustiques... (...) Ce n’est pas en se ralliant aux concepts propres au droit bourgeois moderne (comme celui du génocide), façonné par l’idéologie démocratique et des droits de l’homme sur les décombres de la Deuxième Guerre mondiale que l’on fera avancer le matérialisme et encore moins la compréhension de l’histoire du mode de production capitaliste." (Robin Goodfellow, "Camarade, encore un effort pour ne plus être révolutionnaire").

Comparer les ravages des guerres impérialistes à quelque chose qui reste "inférieur aux effets des mouches et des moustiques" est un véritable crachat à la figure des millions de prolétaires qui ont été massacrés sur les champs de bataille et des milliers de révolutionnaires qui ont sacrifié leurs vies pour arrêter le bras armé de la bourgeoisie et hâter les luttes révolutionnaires. C’est une insulte scandaleuse jetée à la figure des générations de communistes qui ont combattu de toutes leurs forces pour dénoncer les guerres impérialistes. Comparer les analyses léguées par Marx, Engels et tous nos illustres prédécesseurs de l’Internationale communiste et de la Gauche communiste à celles des Témoins de Jéhovah et du moralisme bourgeois est une véritable insanité. Face à de tels propos nous rejoignons pleinement Rosa Luxemburg lorsqu’elle affirmait que l’indignation du prolétariat est une force révolutionnaire !

Pour ces éléments parasitaires, toute la 3e Internationale, les Lénine, Trotsky, Bordiga, etc. se seraient fourvoyés dans un lamentable malentendu en confondant stupidement la Première Guerre mondiale qu’ils voyaient comme "le plus grand des crimes" ("Plate-forme" de l’IC, ibid.) avec ce qui n’aurait été quelque chose qui "reste inférieur aux effets des mouches et des moustiques". Tous ces révolutionnaires qui ont pensé que la guerre impérialiste est la plus gigantesque des catastrophes pour le prolétariat et le mouvement ouvrier dans son ensemble, "La catastrophe de la guerre impérialiste a balayé de fond en comble toutes les conquêtes des batailles syndicalistes et parlementaires." (Manifeste de l’IC, ibid.), auraient commis la plus grave des méprises : avoir théorisé la Première Guerre mondiale comme ouvrant la période de décadence du capitalisme : "La période de décadence du capitalisme. (...) le capitalisme, après avoir accompli sa mission de développer les forces productrices, est tombé dans la contradiction la plus irréductible avec les besoins non seulement de l’évolution historique actuelle, mais aussi avec les conditions d’existence humaine les plus élémentaires. Cette contradiction fondamentale se refléta particulièrement dans la dernière guerre impérialiste et fut encore aggravée par cette guerre..." (op. cit.). Le mépris souverain de ces parasites pour les acquis du mouvement ouvrier qui ont été inscrits en lettres de sang par nos frères de classe, n’a d’égaux que le dédain de la bourgeoisie pour la misère ouvrière et le cynisme désincarné des chiffres bruts utilisés par cette même bourgeoisie pour vanter les mérites du capitalisme. Pour paraphraser la formule célèbre de Marx à propos de Proudhon et de la misère, 'ces parasites ne voient dans les chiffres que les chiffres et non leur signification sociale et politique révolutionnaire' (12 [199]). Tous les révolutionnaires de l’époque avaient, eux, bien saisi tout le caractère qualitativement différent, toute la signification sociale et politique de ce "massacre massif des troupes d’élite du prolétariat international" : "Mais le déchaînement actuel du fauve impérialiste dans les campagnes européennes produit encore un autre résultat qui laisse le "monde civilisé" tout à fait indifférents (et nos parasites d’aujourd’hui, ndlr) : c’est la disparition massive du prolétariat européen. Jamais une guerre n’avait exterminé dans ces proportions des couches entières de population (...) c’est la population ouvrière des villes et des campagnes qui constitue les neuf dixièmes de ces millions de victimes (...) ce sont les forces les meilleures, les plus intelligentes, les mieux éduquées du socialisme international (...) Le fruit de dizaines d’années de sacrifices et d’efforts de plusieurs générations est anéanti en quelques semaines, les troupes d’élite du prolétariat international sont décimées (...) Ici, le capitalisme découvre sa tête de mort, ici il trahit que son droit d’existence historique a fait son temps, que le maintien de sa domination n’est plus compatible avec le progrès de l’humanité." (Rosa Luxemburg, La crise de la Social-Démocratie, 1915, édition La Taupe 1970) (13 [200]).

 

C. Mcl

1 [201] Pour plus de détails, lire notre premier article dans le n°118 de cette Revue.

2 [202] Malheureusement, ce que la vision de Marx exprimait à cette époque avec justesse, a été utilisé comme une confusion réactionnaire dans la période de décadence par ceux qui invoquent les mesures prônées dans Le Manifeste Communiste comme si elles étaient adaptées à l'époque actuelle.

3 [203] Ces dernières positions, apparemment ultra-révolutionnaires, étaient en fait l'expression du désir petit-bourgeois "d’abolir" le capitalisme et le travail salarié, non pas en avançant vers leur dépassement historique, mais en régressant vers un monde de petits producteurs indépendants.

4 [204] Le premier article de cette série avait déjà clairement montré, à l’aide de nombreuses citations puisées dans l’ensemble de leur oeuvre, que le concept de décadence ainsi que le terme lui-même trouvaient leur origine chez Marx et Engels et constituaient le coeur du matérialisme historique dans la compréhension de la succession des modes de production. Ceci venait clairement infirmer les assertions totalement farfelues de la revue académiste Aufheben prétendant que "La théorie du déclin capitaliste est apparue pour la première fois dans la Deuxième Internationale" (dans la série d’articles intitulée : "Sur la décadence. Théorie du déclin ou déclin de la théorie", parue dans les n°2, 3 et 4 de Aufheben). Cependant, en reconnaissant que la théorie de la décadence est bel et bien au centre même du programme marxiste de la 2e Internationale, elle vient clairement démentir l’éventail des différents certificats de naissance tout aussi farfelus les uns que les autres, inventés par la kyrielle de groupes parasitaires : ainsi, pour la FICCI (Bulletin communiste n°24, avril 2004), elle naîtrait à la fin du 19è siècle : "nous avons présenté l'origine de la notion de décadence autour des débats sur l'impérialisme et l'alternative historique de guerre ou révolution qui ont eu lieu à la fin du 19e siècle face aux profondes transformations vécues alors par le capitalisme", alors que, pour la RIMC (Revue internationale du Mouvement communiste, "Dialectique des forces productives et des rapports de production dans la théorie communiste"), elle serait née après la Première Guerre mondiale "Le but de ce travail est d'effectuer une critique globale et définitive du concept de "décadence" qui empoisonne la théorie communiste comme une de ses déviations majeures nées dans le premier après guerre, et qui empêche tout travail scientifique de restauration de la théorie communiste par son caractère foncièrement idéologique". Enfin, pour Perspective internationaliste ("Vers une nouvelle théorie de la décadence du capitalisme"), ce serait Trotsky qui serait l’inventeur de ce concept : "Le concept de décadence du capitalisme a surgi dans la 3e Internationale, où il a été développé en particulier par Trotsky". La seule chose que tous ces groupuscules ont en commun est la critique de notre organisation et, en particulier, de notre théorie de la décadence ; mais en réalité aucun ne sait vraiment de quoi il parle.

5 [205] Ce que feront, par exemple, Lénine dans L’impérialisme stade suprême du capitalisme ou Rosa Luxemburg dans L’accumulation du capital.

6 [206] Ce que feront également, par exemple, Rosa Luxemburg dans Réforme ou Révolution et Lénine plus tard dans La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky.

7 [207] Ce que feront encore Lénine et Rosa Luxemburg dans respectivement L’Etat et la Révolution et Que veut la Ligue Spartakiste ?.

8 [208] Lire son ouvrage Grève de masse, parti et syndicats.

9 [209] Nous illustrerons plus amplement cette idée dans la seconde partie de cet article.

10 [210] Cette citation est extraite de l’intervention d’Alexander Schwab, délégué du KAPD, au 3e Congrès de l’Internationale communiste, dans la discussion à propos du rapport de Trotsky sur la situation économique mondiale : "Thèses sur la situation mondiale et la tâche de l’Internationale communiste". Elle restitue bien le sens et la teneur, mais surtout le cadre conceptuel de ce rapport et de la discussion dans l’IC autour de la notion d’essor et de déclin du capitalisme à l’échelle des "grandes périodes historiques".

11 [211] "Une chose est certaine, la guerre mondiale représente un tournant pour le monde. C’est une folie insensée de s’imaginer que nous n’avons qu’à laisser passer la guerre, comme le lièvre attend la fin de l’orage sous un buisson, pour reprendre ensuite gaiement son petit train. La guerre mondiale a changé les conditions de notre lutte et nous a changé nous-mêmes radicalement." (Luxemburg, La crise de la Social-Démocratie, 1915, édition "La Taupe" : 59-60).

12 [212] Même au niveau des chiffres, nos censeurs sont bien obligés de reconnaître, après de "savants" calculs, que le "rapport relatif" du nombre de morts en décadence est le double de la période ascendante... ce qui les laisse toujours de marbre.

13 [213] Si nous avons cru bon de prendre la place nécessaire pour dénoncer de telles insultes, c’est non seulement pour les stigmatiser et défendre les acquis théoriques de générations entières de prolétaires et de révolutionnaires, mais aussi pour fermement dénoncer le petit milieu parasitaire qui colporte, cultive et laisse se développer ce genre de prose. Nous avons là un des multiples exemples, une des multiples preuves de sa nature totalement parasitaire : son rôle est de détruire les acquis politiques de la Gauche communiste, de parasiter le milieu politique prolétarien et de jeter le discrédit sur le CCI en particulier.

Courants politiques: 

  • TCI / BIPR [9]

Questions théoriques: 

  • Décadence [10]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [11]

Polémique avec le BIPR : Une politique opportuniste de regroupement qui ne conduit qu'à des "avortements"

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Dans le précédent article de cette série ("Le Nucleo Comunista Internacionalista, un effort de prise de consience du prolétariat en Argentine", Revue Internationale n° 120), nous avons retracé la trajectoire d’un petit noyau d’éléments révolutionnaires en Argentine regroupés dans le "Nucleo Comunista Internacional" (NCI).

Nous avons mis en évidence les problèmes rencontrés par ce petit groupe, notamment le fait qu’un de ses éléments, le citoyen B., avait mis à profit sa maîtrise des moyens informatiques (et particulièrement d’Internet) pour isoler les autres camarades, monopoliser la correspondance avec les groupes du milieu politique prolétarien, leur imposer ses décisions, quand ce n’est pas pour développer dans leur dos, en leur cachant délibérément ses agissements, une politique qu’ils n’approuvaient pas puisqu’elle remettait en cause du jour au lendemain toute l’orientation suivie auparavant. Plus précisément, après qu’il ait manifesté jusqu’à l’été 2004 la volonté de s’intégrer rapidement dans le CCI (1 [214]), dont il affirmait partager complètement les positions programmatiques et les analyses, en même temps qu’il rejetait les positions du BIPR et qu’il avait dénoncé les comportements de voyous et de mouchards de la soi-disant "Fraction Interne du CCI" (FICCI), le citoyen B. a brusquement retourné sa veste.

Alors qu’était encore présente sur place une délégation du CCI qui avait mené tout une série de discussions avec le NCI, il a repris contact avec la FICCI et le BIPR pour leur annoncer son intention de développer un travail avec ces deux groupes en prenant un aute nom, "Circulo de Comunistas Internacionalistas" (tout cela sans en dire un mot à notre délégation ni aux autres membres du NCI). En fait, "c'est lorsqu'il a compris qu'avec le CCI il ne pourrait pas développer ses manœuvres de petit aventurier que Monsieur B. s'est soudainement découvert une passion pour la FICCI et le BIPR, ainsi que pour les positions de ce dernier. Une telle conversion, encore plus soudaine que celle de Saint Paul sur le chemin de Damas, n'a pas mis la puce à l'oreille du BIPR qui s'est empressé de se faire le porte-voix de ce Monsieur. Il faudra un jour que le BIPR se demande pourquoi, à plusieurs reprises, des éléments qui ont fait la preuve de leur incapacité à s'intégrer dans la Gauche communiste, se sont tournés vers le BIPR après l'échec de leur "approche" vers le CCI." (Ibid.)

A notre connaissance, le BIPR ne s’est pas encore posé une telle question (tout au moins cela n’est jamais apparu publiquement dans sa presse).


Un des buts du présent article est, entre autres, de tenter d’apporter des éléments de réponse à cette question, ce qui peut être d’une certaine utilité pour cette organisation, mais également pour les éléments qui s’approchent des positions de la Gauche communiste et qui peuvent être impressionnés par l’affirmation du BIPR se présentant comme la "seule organisation héritière de la Gauche communiste d’Italie". Plus généralement, il se propose de comprendre pourquoi cette organisation a connu une série permanente d’échecs dans sa politique de regroupement des forces révolutionnaires à l’échelle internationale.

L’irrésistible attirance des éléments confus vers les sirènes du BIPR

L’attitude du citoyen B., se découvrant d’un seul coup une convergence profonde tant avec les positions du BIPR qu’avec les accusations (totalement calomnieuses) proférées par la FICCI à l’encontre du CCI n’est en réalité que la caricature d’une attitude qu’on a rencontrée à de nombreuses reprises de la part d’éléments qui, après avoir engagé une discussion avec notre organisation, se sont rendu compte qu’ils s’étaient trompés de porte, soit parce qu’ils n’étaient pas réellement d’accord avec nos positions, soit parce que les exigences liées au militantisme dans le CCI leur paraissaient trop contraignantes, soit encore parce qu’ils avaient constaté qu’ils ne pourraient pas mener leur politique personnelle au sein de notre organisation. Très souvent, ces éléments se sont alors tournés vers le BIPR en qui ils voyaient une organisation plus aptes à satisfaire leurs attentes. Nous avons déjà, à plusieurs reprises, évoqué dans nos publications ce type d’évolution. Cela dit, il vaut la peine d’y revenir pour mettre en évidence qu’il ne s’agit pas d’un événement fortuit et exceptionnel, mais que c’est un phénomène répétitif qui devrait faire se poser des questions aux militants du BIPR.

Avant même la naissance du BIPR…

C’est dans la préhistoire du BIPR (et même dans celle du CCI) qu’on trouve une première manifestation de ce qui allait se répéter ensuite de nombreuses fois. Nous sommes dans les années 1973-74. Suite à un appel lancé en novembre 1972 par le groupe américain Internationalism (qui allait devenir par la suite la section du CCI aux États-Unis) en faveur d’un réseau de correspondance internationale, une série de rencontres a été organisée entre plusieurs groupes se réclamant de la Gauche communiste. Les participants les plus réguliers de ces rencontres sont Révolution Internationale en France et trois groupes basés en Grande-Bretagne, World Revolution, Revolutionary Perspective et Workers' Voice (du nom de leurs publications respectives). WR et RP proviennent de scissions au sein du groupe Solidarity lequel se situe sur des positions anarcho-conseillistes. Quant à WV, c’était un petit groupe d’ouvriers de Liverpool qui avaient rompu peu avant avec le trotskisme. Suite à ces discussions, les trois groupes britanniques parviennent à des positions proches de celles de Révolution Internationale et Internationalism (autour desquelles va se constituer le CCI l’année suivante). Cependant, le processus d’unification de ces trois groupes a abouti à un échec. D’une part, les éléments de Workers' Voice décident de rompre avec World Revolution pour la raison qu’ils ont le sentiment d’avoir été floués par WR. En effet, ce dernier groupe avait conservé des positions semi-conseillistes sur la révolution de 1917 en Russie : il considérait que c’était une révolution prolétarienne mais que le parti bolchevique était un parti bourgeois, position dont il avait fini par convaincre les camarades de WV. Et lorsque WR, lors de la rencontre de janvier 1974, a rejeté ses derniers restes de conseillisme en ralliant la position de Révolution Internationale, ces camarades ont eu le sentiment d’avoir été "trahis" et ont développé une forte hostilité envers ceux de WR (qu’ils accusaient d’avoir "capitulé devant RI") ce qui les a conduit à publier une "mise au point" en novembre 74 définissant les groupes qui allaient constituer le CCI peu après comme "contre-révolutionnaires" (2 [215]). Pour sa part, RP avait demandé son intégration dans le CCI en tant que "tendance" avec sa propre plate-forme (dans la mesure où il subsistait encore des désaccords entre ce groupe et le CCI). Nous avions répondu à cette demande que notre approche n’était pas d’intégrer des "tendances" comme telles, chacune avec sa propre plate-forme, même si nous considérons qu’il peut exister au sein de l’organisation des désaccords sur des aspects secondaires de ses documents programmatiques. Nous n’avions pas fermé la porte à la discussion avec RP mais ce groupe a commencé alors à s’éloigner du CCI. Il a tenté de constituer un regroupement international "alternatif" au CCI avec WV, le groupe français "Pour une Intervention Communiste" (PIC) et le "Revolutionary Workers' Group" (RWG) de Chicago. Ce "bloc sans principes" (suivant le terme employé par Lénine) a fait long feu. Il ne pouvait en être autrement dans la mesure où la seule question qui rapprochait ces quatre groupes était leur hostilité croissante envers le CCI. Finalement le "regroupement" s’est quand même réalisé en Grande-Bretagne (septembre 1975) entre RP et WV qui ont constitué la "Communist Workers' Organisation" (CWO). Cette unification avait un prix pour RP : ses militants avaient dû accepter la position de WV considérant que le CCI était "contre-révolutionnaire". C’est une position qu’ils ont conservée pendant un certain temps, même après le départ de la CWO, un an plus tard, des anciens membres de WV qui reprochaient notamment à ceux de RP leur … intolérance envers d’autres groupes ! (3 [216]) Cette "analyse" de la CWO considérant que le CCI était "contre-révolutionnaire" était basée sur des "argument décisifs" :

"- le CCI défend la Russie capitaliste d’État après 1921 ainsi que les bolcheviks ;

- il soutient qu’un gang capitaliste d’État comme l’opposition de Gauche trotskiste était un groupe prolétarien." (Revolutionary Perspective n° 4)

Ce n’est que bien plus tard, quand la CWO a commencé à discuter avec le Partito Comunista Internazionalista d’Italie (Battaglia Comunista) qu’il a renoncé à qualifier le CCI de "contre-révolutionnaire" (s’il avait maintenu ses critères antérieurs, il aurait dû considérer également BC comme une organisation bourgeoise !).

Ainsi, le point de départ de la trajectoire de la CWO est marqué par le fait que le CCI n’avait pas accepté la demande de RP de s’intégrer dans notre organisation avec sa propre plate-forme. Cette trajectoire a finalement abouti à la formation du BIPR en 1984 : la CWO pouvait enfin participer à un regroupement international après ses échecs précédents.

Les déboires avec le SUCM

Le processus qui a conduit à la formation du BIPR est lui même marqué par ce type de démarche où les "déçus du CCI" se tournent vers le BIPR. Nous ne reviendrons pas ici sur les trois conférences des groupes de la Gauche communiste qui se sont tenues entre 1977 et 1980 suite à un appel lancé par BC en avril 1976 (4 [217]). En particulier, notre presse a souvent insisté sur le fait que c’est de façon totalement irresponsable et déterminées uniquement par leurs petits intérêts de chapelle que BC et la CWO ont délibérément sabordé cet effort en faisant voter à la sauvette, à la fin de la 3e conférence, un critère supplémentaire sur la question du rôle et de la fonction du parti visant explicitement à exclure le CCI des futures conférences. (5 [218]) En revanche, cela vaut la peine d’évoquer la "conférence" de 1984 qui se présentait comme la suite des trois conférences tenues entre 77 et 80. Cette "conférence" regroupait, outre BC et la CWO, le "Supporters of the Unity of Communist Militants" (SUCM) un groupe d’étudiants iraniens basés principalement en Grande-Bretagne que le CCI connaissait bien pour avoir commencé à discuter avec lui avant de se rendre compte que, malgré ses déclarations se disant en accord avec la Gauche communiste, il s’agissait d’un groupuscule gauchiste (de la mouvance maoïste). Le SUCM s’était alors tourné vers la CWO qui n’avait pas tenu compte des mises en garde de nos camarades de la section en Grande-Bretagne contre ce groupe. Et c’est grâce à cette "recrue" de premier ordre que la CWO et BC avaient pu s’éviter un simple tête à tête lors de cette glorieuse 4e conférence des groupes de la Gauche communiste qui, maintenant que le CCI n’était plus là pour la polluer avec son "conseillisme" pouvait enfin se poser les vrais problèmes de la construction du futur parti mondial de la révolution (6 [219]). En effet, toutes les autres "forces" que le tandem CWO-BC avait "sélectionnées" (suivant le terme employé fréquemment par BC) avec "sérieux" et "dans la clarté" pour leur liste d’invités avaient fait défection : soit qu’elles n’aient pu venir, comme c’était le cas du groupe "Kommunistische Politik" d’Autriche ou de L’Éveil Internationaliste soit qu’ils aient déjà disparu au moment de la "Conférence" comme c’était le cas de deux groupes américains, "Marxist Worker" et "Wildcat" ; bizarrement, ce dernier, malgré son conseillisme, était considéré comme entrant dans les "critères" décrétés par BC et la CWO (7 [220]).

Autant dire que le flirt avec le SUCM n’a pu se poursuivre bien longtemps, non pas tant grâce à la lucidité des camarades de BC et de la CWO mais tout simplement parce que ce groupe gauchiste, qui ne pouvait éternellement masquer sa véritable nature, a fini par intégrer le Parti communiste d’Iran, une organisation stalinienne bon teint.

Quant aux conférences des groupes de la Gauche communiste, BC et la CWO n’en ont pas convoqué d’autres : ces organisations ont préféré s’éviter le ridicule d’un nouveau fiasco (8 [221]).

Deux trajectoires individuelles

Ce type d'attrait pour le BIPR de la part des "déçu du CCI" s’est manifesté à la même période chez l’élément que nous appellerons L et qui, pendant tout un temps a été le seul représentant de cette organisation en France. Cet élément, qui avait fait ses classes dans une organisation trotskiste, s’était rapproché du CCI au début des années 80 au point de poser sa candidature. Évidemment, nous avions mené des discussions très sérieuses avec lui mais nous lui avions demandé de la patience avant qu’il n’entre dans notre organisation car nous constations que, malgré l’affirmation de son plein accord avec nos positions, il conservait encore dans sa démarche politique des traces importantes de son séjour dans le gauchisme, en particulier un fort immédiatisme. De ce fait, de la patience il en avait très peu : lorsqu’il a trouvé que ces discussions duraient trop longtemps à son goût, il les a interrompues unilatéralement pour se tourner vers les groupes qui allaient former le BIPR. Du jour au lendemain, ses positions à géométrie variable ont évolué afin de rejoindre celles du BIPR qui, pour sa part, ne lui a pas demandé la même patience avant de l’intégrer. Preuve que ses convictions n’étaient pas très solides, cet élément a ensuite quitté le BIPR pour naviguer dans différents groupes de la mouvance de la Gauche communiste, dont celles du courant "bordiguiste" avant de revenir… au BIPR au milieu des années 90. A ce moment là, nous avions mis en garde les camarades du BIPR contre le manque de fiabilité politique de cet élément. Cette organisation n’avait pas tenu compte de notre mise en garde et l’avait réintégré. Cependant, comme on pouvait s’y attendre, cet élément n’est pas resté très longtemps au BIPR : au début des années 2000, il a "découvert" que les positions qu’il avait adoptées une deuxième fois ne lui convenaient décidément pas et il est venu à plusieurs de nos réunions publiques pour déverser de la boue sur cette organisation : c’est alors le CCI qui a estimé nécessaire de rejeter ses calomnies et de défendre le BIPR.

Cette série de flirts des déçus du CCI avec le BIPR ne se limite pas aux exemples que nous avons cités.

Un autre élément, qui venait également du gauchisme, que nous appellerons E, a suivi une trajectoire similaire. Avec lui, le processus d’intégration au CCI était allé plus loin qu’avec L puisqu’il était devenu membre de notre organisation après de longues discussions. Cependant, une chose est d’affirmer un accord avec des positions politiques, autre chose est de s’intégrer dans une organisation communiste. Même si le CCI avait expliqué longuement à cet élément ce que signifiait être militant d’une organisation communiste et même s’il avait approuvé notre démarche, l’expérience pratique du militantisme, qui suppose, notamment, de faire un effort constant pour surmonter l’individualisme, l’avait assez rapidement conduit à constater qu’il n’avait pas sa place dans notre organisation contre laquelle il a commencé à développer une attitude hostile. Finalement il a quitté le CCI sans avancer le moindre désaccord avec notre plate-forme (malgré notre demande pour que nous menions une discussion sérieuse sur ses "reproches"). Cela ne l’a pas empêché, peu après, de se découvrir un profond accord avec les positions du BIPR au point que la presse de cette organisation a publié un article de lui de polémique contre le CCI.

Pour en revenir aux groupes qui ont suivi ce type de démarche, la liste ne s'arrête pas aux exemples que nous avons donnés plus haut. Il nous faut évoquer encore ceux du "Communist Bulletin Group" (CBG) en Grande-Bretagne, de Kamunist Kranti en Inde, de Comunismo au Mexique, de "Los Angeles Workers' Voice" et de Notes Internationalistes au Canada.

Les amours sans lendemain du CBG et de la CWO

Notre presse a publié plusieurs articles à propos du CBG (9 [222]). Nous ne reviendrons pas sur l'analyse que nous faisions de ce groupuscule parasitaire constitué d'anciens membres du CCI qui avaient quitté notre organisation en 1981 en lui volant du matériel et de l'argent et dont la seule raison d'exister était de couvrir de boue notre organisation. Fin 1983, ce groupe avait répondu favorablement à une "Adresse aux groupes politiques prolétariens" adoptée par le 5e congrès du CCI "en vue d'établir une coopération consciente entre toutes les organisations" (10 [223]) : "Nous voulons exprimer notre solidarité avec la démarche et les préoccupations exprimées dans l'adresse…". Cependant, il ne faisait pas la moindre critique de ses comportements de voyous. Aussi écrivions-nous : "Jusqu'à ce que la question fondamentale de la défense des organisations politiques du prolétariat ne soit comprise, nous répondons par une fin de non-recevoir à la lettre du CBG. Ils se sont trompés d'Adresse."

Probablement déçu que le CCI ait repoussé ses avances, et souffrant visiblement de son isolement, le CBG s'est finalement tourné vers la CWO, composante britannique du BIPR. Une rencontre a eu lieu en décembre 1992 à Edimbourg suite à une "colaboration pratique entre membres de la CWO et du CBG". "Un grand nombre d’incompréhensions ont été éclaircies des deux côtés. Il a donc été décidé de rendre la coopération pratique plus formelle. Un accord a été rédigé, que la CWO comme un tout aura à ratifier en janvier (après quoi un rapport complet sera publié) et qui comprend les points suivants…" Suit une liste des différents accords de collaboration et notamment : "Les deux groupes doivent discuter d’un projet de "plate-forme populaire" préparé par un camarade de la CWO en tant qu’outil d’intervention." (Workers' Voice n° 64, janvier-février 1996)

Apparemment, il n’y a pas eu de suite à ce flirt car nous n’avons jamais plus entendu parler de collaboration entre le CBG et la CWO. Nous n’avons non plus jamais lu quoi que ce soit expliquant les raisons pour lesquelles cette collaboration avait tourné en eau de boudin.

Les déboires du BIPR en Inde

Une autre aventure malheureuse du BIPR avec des "déçus du CCI" est celle qui avait pour protagoniste le groupe publiant Kamunist Kranti en Inde. Ce petit noyau était issu d’un groupe d’éléments avec qui le CCI avait mené des discussions au cours des années 1980 et dont certains s’étaient rapprochés de notre organisation, devenant des sympathisants très proches de celle-ci ou même l’intégrant, pour l’un d’entre eux. Cependant, un de ces éléments, que nous appellerons S, et qui avait joué un rôle moteur dans les premières discussions avec le CCI, n’avait pas suivi cette démarche. Craignant probablement de perdre son individualité en cas d’intégration plus grande dans le CCI, il avait constitué son propre groupe, avec comme publication Kamunist Kranti.

Pour sa part, le BIPR avait connu bien des déboires en Inde. Alors que, pour cette organisation, les conditions existant dans les pays de la périphérie "rend possible l’existence d’organisations communistes de masse" (Communist Review n° 3), ce qui suppose évidemment qu’il est plus facile d’y fonder dès à présent de petits groupes communistes que dans les pays centraux du capitalisme, le BIPR souffrait que ses thèses ne se soient pas concrétisées sous la forme de groupes ralliant sa plate-forme. Cette souffrance était d’autant plus grande que, déjà à cette époque, le CCI, malgré ses analyses présentées comme "eurocentristes", avait une section dans un de ces pays de la périphérie, le Venezuela. Évidemment, le flirt avorté avec le SUCM n’avait pu qu’aggraver cette amertume. Aussi, lorsque le BIPR a pu engager des discussions avec le groupe Lal Pataka en Inde, il a cru voir le terme de son calvaire. Le malheur c’est qu’il s’agissait d’un groupe d’extraction maoïste qui, à l’image du SUCM, n’avait pas réellement rompu avec ses origines malgré ses sympathies affichées pour les positions de la Gauche communiste. Face aux mises en garde du CCI contre ce groupe (qui s’est finalement réduit à un élément), le BIPR pouvait répondre : "Quelques esprits cyniques [il s’agit des esprits du CCI] peuvent penser que nous avons accepté ce camarade trop rapidement dans le BIPR." Pendant un certain temps, Lal Pataka était présenté comme la composante du BIPR en Inde mais, en 1991, ce nom disparaît des pages de la presse du BIPR pour être remplacé par celui de Kamunist Kranti. Le BIPR semble miser beaucoup sur ce "déçu du CCI" : "Nous espérons que, dans l’avenir, de fécondes relations pourront être établies entre le Bureau international et Kamunist Kranti." mais ses espoirs sont une nouvelle fois déçus car, deux ans plus tard, on peut lire dans Communist Review n° 11 : "C’est une tragédie que, malgré l’existence d’éléments prometteurs, il n’existe pas encore un noyau solide de communistes indiens". Effectivement, Kamunist Kranti a disparu de la circulation. Il existe bien un petit noyau communiste en Inde, qui publie Communist Internationalist, mais il fait partie du CCI et le BIPR "oublie" d’y faire référence.

Déceptions mexicaines

Au cours de la même période où un certain nombre d’éléments en Inde s’approchaient des positions de la Gauche communiste, le CCI avait engagé des discussions avec un petit groupe au Mexique, le "Colectivo Comunista Alptraum" (CCA) qui a commencé à publier Comunismo en 1986 (11 [224]). Peu après, s’est constitué le "Grupo Proletario Internacionalista" (GPI) qui a commencé à publier Revolucion Mundial début 1987 et avec qui les discussions se sont également développées. (12 [225]) A partir de ce moment là, le CCA a commencé à s’éloigner du CCI : d’une part, il a adopté une démarche de plus en plus académiste dans son positionnement politique et, d’autre part, il s’est rapproché du BIPR. De toute évidence, ce petit noyau a mal perçu l’établissement de relations entre le CCI et le GPI.

Connaissant la démarche du CCI qui insiste sur la nécessité que les groupes de la Gauche communiste dans un même pays développent des liens étroits, le CCA, qui comptait dix fois moins de membres que le GPI, a probablement jugé que son "individualité" risquait d’être noyée dans un rapprochement avec cette organisation. Les rapports entre le BIPR et le CCA se sont maintenus pendant un certain temps, mais lorsque le GPI est devenu la section du CCI au Mexique, le CCA avait, lui aussi, disparu de la circulation.

Un "rêve américain" tourmenté

Avec l’aventure du "Los Angeles Workers' Voice" nous arrivons presque au bout de cette longue liste. Ce groupe était composé d’éléments qui avaient fait leurs classes dans le maoïsme (de tendance pro-albanaise). Nous avons établi des discussions avec ces éléments pendant une longue période mais nous avons pu constater leur incapacité à surmonter les confusions qu’ils avaient hérités de leur appartenance à une organisation bourgeoise. Aussi, lorsque au milieu des années 90, ce petit groupe s’est approché du BIPR, nous avons mis en garde celui-ci contre les confusions du LAWV. Le BIPR a très mal pris cette mise en garde, estimant que nous ne voulions pas qu’il puisse développer une présence politique sur le continent nord-américain. Pendant plusieurs années, le LAWV a été un groupe sympathisant du BIPR aux États-Unis et, en avril 2000, il a participé à Montréal, au Canada, à une conférence destinée à renforcer la présence politique du BIPR sur le continent nord-américain. Cependant, peu de temps après, les éléments de Los Angeles ont commencé a manifester des désaccords sur tout une série de questions, adoptant de plus en plus une vision anarchiste (rejet de la centralisation, présentation des bolcheviks comme un parti bourgeois, etc.) mais surtout proférant de sordides calomnies contre le BIPR et notamment contre un autre sympathisant américain de cette organisation, AS, qui vivait dans un autre État. Notre presse aux États-Unis a dénoncé les comportements des éléments du LAWV et a apporté sa solidarité aux militants calomniés (13 [226]). C’est pour cela que nous n’avons pas jugé utile à ce moment-là de rappeler les mises en garde que nous avions faites au BIPR au début de son idylle avec le LAWV.

L'autre composante nord-américaine de la conférence d'avril 2000, Notes Internationalistes, qui est aujourd'hui "groupe sympathisant" du BIPR, fait également partie des "déçus du CCI". La discussion entre le CCI et les camarades de Montréal avait débuté vers la fin des années 90. Il s'agissait d'un petit noyau dont l'élément le plus formé, que nous appellerons W, avait eu une longue expérience dans le syndicalisme et le gauchisme. Les discussions ont toujours été très fraternelles, notamment lors des différentes visites de militants du CCI à Montréal, et nous espérions qu'elles seraient aussi franches du côté de ces camarades qu'elles l'étaient du nôtre. En particulier, nous avions toujours été clairs sur le fait que nous considérions que la longue période de militantisme de W dans une organisation gauchiste constituait un handicap pour une pleine compréhension des positions et de la démarche de la Gauche communiste. C'est pour cela que nous avions demandé à plusieurs reprises au camarade W de rédiger un bilan de sa trajectoire politique mais, visiblement, ce camarade avait des difficultés à faire ce bilan puisque nous n'avons jamais reçu ce document que pourtant il nous avait promis.

Alors que les discussions avec Notes Internationalistes se poursuivaient et que les camarades ne nous avaient nullement informés d'un éventuel rapprochement avec les positions du BIPR, nous avons pris connaissance d'une déclaration annonçant que NI devenait groupe sympathisant du BIPR au Canada. C'est le CCI qui avait encouragés les camarades de Montréal à prendre connaissance des positions du BIPR et à contacter cette organisation. En effet, notre démarche n'a jamais été celle de "se garder pour soi ses propres contacts". Au contraire, nous estimons que les militants qui s'approchent des positions du CCI doivent bien connaître les positions des autres groupes de la Gauche communiste afin que, s'ils adhèrent à notre organisation, ce soit en pleine connaissance de cause. (14 [227]) Que des éléments qui s'approchent de la Gauche communiste tombent d'accord avec les positions du BIPR ne nous pose pas de problème en soi. Ce qui était plus surprenant c'est que ce rapprochement se soit fait "dans le secret" en quelque sorte. De toute évidence, le BIPR n'avait pas les mêmes exigences que le CCI concernant la rupture de W avec son passé gauchiste. Et nous sommes convaincu que c'est là une des raisons qui l'ont conduit à se tourner vers cette organisation sans nous informer de l'évolution de ses positions.

La spécialité du BIPR : l'avortement politique

On ne peut qu'être fasciné par la répétition du phénomène où des éléments qui ont été "déçus par le CCI" se sont tournés ensuite vers le BIPR. Évidemment, on pourrait considérer que c'est là une démarche normale : après avoir compris que les positions du CCI étaient erronées, ces éléments se seraient tournés vers la justesse et la clarté de celles du BIPR. C'est peut être ce que les militants de cette organisation se sont dit à chaque fois. Le problème c'est que de tous les groupes qui ont adopté une telle démarche, le seul qui soit encore présent aujourd'hui dans les rangs de la Gauche communiste est justement celui que nous avons évoqué en dernier, Notes Internationalistes. TOUS les autres groupes, soit ont disparu, soit se sont retrouvés dans les rangs d'organisations bourgeoises bon teint, comme le SUCM. Le BIPR devrait se demander pourquoi et il serait intéressant qu'il livre à la classe ouvrière un bilan de ces expériences. Les quelques réflexions qui suivent pourront peut être aider ses militants à faire un tel bilan.

De toute évidence, ce qui animait la démarche de ces groupes n'était pas la recherche d'une clarté qu'ils n'avaient pas trouvée dans le CCI puisqu'ils ont fini par abandonner le militantisme communiste. Les faits ont amplement démontré que leur éloignement du CCI, comme nous l'avions constaté à chaque fois, correspondait fondamentalement à un éloignement de la clarté programmatique et de la démarche de la Gauche communiste ainsi qu'à un refus des exigences du militantisme au sein de ce courant. En réalité, leur flirt éphémère avec le BIPR n'était qu'une étape avant leur abandon du combat dans les rangs prolétariens. La question se pose alors : pourquoi le BIPR attire-t-il ainsi ceux qui sont engagés dans une telle trajectoire ?

A cette question, il existe une réponse fondamentale : parce que le BIPR défend une démarche opportuniste en matière de regroupement des révolutionnaires.

C'est l'opportunisme du BIPR qui permet aux éléments qui se refusent à opérer une rupture complète avec leur passé gauchiste de trouver un "refuge" momentané dans le sillage de cette organisation tout en continuant à faire croire, ou à se raconter, qu'ils conservent leur engagement dans la Gauche communiste. Le BIPR, notamment à partir de la 3e conférence des groupes de la Gauche communiste, n'a cessé d'insister sur la nécessité d'une "sélection rigoureuse" au sein du milieu prolétarien. Mais, en réalité, cette sélection est à sens unique : elle concerne pour l'essentiel le CCI qui n'est plus "une force valable dans la perspective du futur parti mondial du prolétariat" et qui "ne peut être considéré par nous [le BIPR] comme un interlocuteur valable pour définir une forme d’unité d’action" (réponse à notre appel du 11 février 2003 adressé aux groupes de la gauche communiste pour une intervention commune face à la guerre et publié dans la Revue internationale 113). Par conséquent, il est hors de question pour le BIPR d'établir la moindre coopération avec le CCI, même pour faire une déclaration commune du camp internationaliste face à la guerre impérialiste (15 [228]). Cependant, cette grande rigueur ne s'exerce pas dans d'autres directions, et notamment vis-à-vis de groupes qui n'ont rien à voir avec la Gauche communiste, quand ce ne sont pas des groupes gauchistes. Comme nous l'écrivions dans la Revue Internationale n° 103 :

"Pour prendre toute la mesure de l'opportunisme du BIPR à propos de son refus à l'appel sur la guerre que nous avons fait, il est instructif de relire un article paru dans Battaglia Comunista de novembre 1995 et intitulé "Equivoques sur la guerre dans les Balkans". BC y rapporte qu'elle a reçu de l'OCI (Organizazione Comunista Intemazionalista) une lettre/invitation à une assemblée nationale contre la guerre qui devait se tenir à Milan. BC a considéré que "le contenu de la lettre est intéressant et fortement amélioré par rapport aux positions qu'avait prises l'OCI vis à vis de la guerre du Golfe, de "soutien au peuple irakien attaqué par l'impérialisme" et fortement polémique dans la discussion de notre prétendu indifférentisme. "L'article poursuivait ainsi : "Il manque la référence à la crise du cycle d'accumulation (...) et l'analyse essentielle de ses conséquences sur la Fédération Yougoslave. (...) Mais cela ne semblait pas interdire une possibilité d'initiative en commun de ceux qui s'opposent à la guerre sur le terrain de classe". Il y a seulement quatre ans, comme on peut le voir, dans une situation moins grave que celle que nous avons vue avec la guerre du Kosovo, BC aurait été prête à prendre une initiative commune avec un groupe désormais clairement contre-révolutionnaire afin de satisfaire ses menées activistes alors qu'elle a eu le courage de dire non au CCI... sous prétexte que nos positions sont trop éloignées. C'est cela l'opportunisme."

Cette sélectivité à sens unique du BIPR a eu l'occasion de se manifester une nouvelle fois au cours de l'année 2003 lorsqu'il a refusé la proposition du CCI d'une prise de position commune face à la guerre en Irak. Comme nous l'écrivions dans la Revue internationale 116 :

"Nous pourrions nous attendre de la part d'une organisation faisant preuve d'une attitude aussi pointilleuse dans l'examen de ses divergences avec le CCI à une attitude semblable vis-à-vis de tous les autres groupes. Il n'en est rien. Nous faisons référence ici à l'attitude du BIPR via son groupe sympathisant et représentant politique dans la région nord-américaine, le Internationalist Workers' Group (IWG) qui publie Internationalist Notes. En effet, ce groupe est intervenu avec des anarchistes et a tenu une réunion publique commune avec Red and Black Notes, des conseillistes et la Ontario Coalition Against Poverty (OCP) qui paraît être un groupe typiquement gauchiste et activiste." ("Le Milieu politique prolétarien face à la guerre : Le fléau du sectarisme au sein du camp internationaliste")

Comme on peut le voir, l'opportunisme du BIPR se manifeste dans son refus de se positionner clairement à l'égard de groupes qui sont bien éloignés de la Gauche communiste, qui ont fait une rupture incomplète avec le gauchisme (donc avec le camp bourgeois) ou qui sont carrément gauchistes. C'est l'attitude qu'il avait déjà manifestée à l'égard du SUCM ou de Lal Pataka. Avec une telle attitude, il n'est pas étonnant que les éléments qui n'arrivent pas à faire un clair bilan de leur expérience dans le Gauchisme se sentent en meilleure compagnie avec le BIPR qu'avec le CCI.

Cela dit, il semble qu'avec l'attitude du groupe du Canada nous soyons en face d'une manifestation d'une autre variante de l'opportunisme du BIPR : le fait que chacune de ses composantes est "libre de mener sa propre politique". Ce qui est absolument inenvisageable pour les groupes européens est tout à fait normal pour un groupe américain (puisque nous n'avons lu aucune critique dans les colonnes de Battaglia Comunista ou de Revolutionary Perspective de l'attitude des camarades du Canada). Cela s'appelle du fédéralisme, un fédéralisme que le BIPR rejette dans son programme, mais qu'il adopte dans la pratique. C'est ce fédéralisme honteux mais réel qui a incité certains éléments qui trouvaient trop contraignant le centralisme du CCI à se tourner vers le BIPR.

Cela dit, le fait pour le BIPR de recruter des éléments marqués par les restes de leur passage dans le gauchisme ou qui ne supportent pas la centralisation et qui souhaitent pouvoir mener leur propre politique dans leur coin est le meilleur moyen de saper les bases d'une organisation viable à l'échelle internationale.

Un autre aspect de l'opportunisme du BIPR est l'indulgence toute particulière qu'il manifeste envers les éléments hostiles à notre organisation. Comme nous l'avons vu au début de cet article, une des bases de la constitution de la CWO en Grande-Bretagne est non seulement la volonté de maintenir sa propre "individualité" (demande de RP d'être intégrée dans le CCI comme "tendance" avec sa propre plate-forme) mais l'opposition au CCI (considéré pendant un temps comme "contre-révolutionnaire"). Plus précisément, l'attitude qui était celle des éléments de Workers' Voice au sein de la CWO, consistant, comme on l'a vu plus haut, à "utiliser RP comme bouclier contre le CCI" s'est retrouvée chez beaucoup d'autres éléments et groupes dont la principale motivation était l'hostilité envers le CCI. Ce fut notamment le cas de l'élément L qui, quel que fut le groupe auquel il appartenait (et ils furent nombreux), s'y distinguait toujours comme le plus hystérique contre notre organisation. De même, l'élément E que nous avons évoqué plus haut avait commencé à témoigner une violente hostilité au CCI avant que de rejoindre les positions du BIPR. C'est si vrai que, à notre connaissance, le seul texte que le BIPR ait publié de lui était une charge violente contre le CCI.

Que dire aussi du CBG, avec qui la CWO avait engagé un flirt sans lendemain, dont le niveau des dénigrements (y compris avec les racontars les plus sordides) contre le CCI n'avait, jusqu'à récemment, trouvé d'équivalent ?

Mais justement, c'est dans la dernière période que cette démarche d'ouverture vers le BIPR sur la base de la haine du CCI a atteint ses formes les plus extrêmes avec deux illustrations : les avances faites au BIPR par la prétendue "Fraction interne du CCI" (FICCI) et par le citoyen B, fondateur, caudillo et seul membre du "Circulo de Comunistas Internacionalistas" d'Argentine.

Nous n'allons pas revenir en détail ici sur l'ensemble des comportements de la FICCI révélant sa haine obsessionnelle contre notre organisation (16 [229]). Nous ne citerons, et de façon très résumée, que quelques uns de ses états de service :

- calomnies répugnantes contre le CCI et certains de ses militants (dont on suggère, après qu'on ait fait circuler cette accusation dans les couloirs du CCI, qu'un d'entre eux travaille pour la police et qu'un autre applique la politique de Staline consistant à "éliminer" les membres fondateurs de l'organisation") ;

- vol de l'argent et du matériel politique du CCI (notamment du fichier d'adresses des abonnés de sa publication en France) ;

- mouchardages donnant aux organes de répression de l'État bourgeois l'occasion de surveiller la conférence de notre section au Mexique qui s'est tenue en décembre 2002 et de découvrir la véritable identité d'un de nos militants (celui qui est présenté par la FICCI comme le "chef du CCI").

Dans le cas du citoyen B, il s'est illustré notamment par la rédaction de plusieurs communiqués ignobles mettant en cause "la méthodologie nauséabonde du CCI" qui est comparée aux méthodes du stalinisme et basés sur un tissu de mensonges grossiers.

Si ce sinistre personnage a pu faire preuve d'une telle arrogance c'est parce que, pendant tout une période, le BIPR qu'il avait flatté en rédigeant des textes reprenant des positions proches de cette organisation (notamment sur le rôle du prolétariat dans les pays de la périphérie), lui a donné un semblant de crédibilité. Non seulement le BIPR a traduit et publié sur son site Internet les prises de position et "analyses" de cet élément, non seulement il a salué la constitution du "Circulo" comme "un important et sûr pas en avant réalisé aujourd'hui en Argentine vers l'agrégation des forces vers le parti international du prolétariat" ("Même en Argentine quelque chose bouge", Battaglia Comunista d'octobre 2004) mais il également publié en trois langues sur son site son communiqué du 12 octobre 2004 qui est un ramassis immonde de calomnies contre notre organisation.

Les amours du BIPR avec cet aventurier exotique ont commencé à prendre l'eau lorsque nous avons mis en évidence de façon irréfutable que ses accusations contre le CCI étaient de purs mensonges et que son "Circulo" n'était qu'une sinistre imposture (17 [230]). C'est alors de façon très discrète que le BIPR a commencé à retirer de son site les textes les plus compromettants de ce personnage mais sans jamais, toutefois, condamner ses méthodes même après que nous ayons envoyé une lettre ouverte à ses militants (lettre du 7 décembre 2004 publiée sur notre site Internet) demandant une telle prise de position. La seule réaction que nous ayons eue de cette organisation est un communiqué sur son site "Dernière réponse aux accusations du CCI" qui affirme que le BIPR est "l'objet d’attaques violentes et vulgaires de la part du CCI qui enrage car il est lui-même traversé par une profonde et irréversible crise interne" et que "à partir d’aujourd’hui, nous ne répondrons pas ni ne donnerons suite à aucune de leurs vulgaires attaques".

Quant aux amours avec le "Circulo", elles sont aujourd'hui mortes par la force des choses. Depuis que le CCI a démasqué l'imposture du citoyen B., le site Internet de celui-ci, qui avait connu une agitation fébrile pendant un mois, affiche désormais un encéphalogramme désespérément plat.

En ce qui concerne la FICCI, c'est le même type de complaisance que le BIPR a manifestée à son égard. Au lieu d'accueillir avec prudence les accusations infâmes portées par ce groupuscule contre le CCI, le BIPR a préféré les cautionner en rencontrant la FICCI à plusieurs reprises. Le CCI, après la première rencontre entre FICCI et BIPR, au printemps 2002, a demandé à rencontrer aussi cette organisation pour lui donner sa propre version des faits. Mais elle a décliné cette demande en prétendant qu'elle ne voulait pas prendre partie entre les deux protagonistes. C'était un pur mensonge car le compte rendu fait par la FICCI des discussions avec le BIPR (et jamais démenti par celui-ci) fait état de l'assentiment de ce dernier aux accusations portées contre le CCI. Mais ce n'était là qu'un hors d'œuvre des comportements inqualifiables du BIPR. Par la suite, il est allé bien plus loin. D'une part en fermant les yeux pudiquement sur les comportements de mouchard adoptés par la FICCI, un comportement qu'on pouvait facilement vérifier en consultant simplement son site Internet : le BIPR n'avait même plus l'excuse de dire qu'il n'avait pas les preuves que le CCI disait vrai à propos des agissements de la FICCI. Ensuite, le BIPR est allé encore plus loin en justifiant, purement et simplement, le vol par les membres de la FICCI du matériel politique du CCI après que la convocation à la réunion publique du BIPR à Paris du 2 octobre ait été envoyée aux abonnés de Révolution Internationale dont le fichier d'adresses avait été volé par un membre de la FICCI (18 [231]). En somme, de la même façon qu'il a essayé d'attirer dans son giron le "Circulo" d'Argentine en publiant sur son site les insanités du citoyen B., il n'hésite pas à se rendre complice d'une bande de mouchards bénévoles et de voleurs dans l'espoir d'élargir sa présence politique en France et établir une antenne au Mexique (il ne cache pas qu'il espère récupérer dans ses rangs les éléments qui constituent la FICCI).

Contrairement au "Circulo", la FICCI vit toujours et continue de publier régulièrement des bulletins en bonne partie consacrés à la calomnie contre le CCI. Le BIPR, pour sa part affirme que : "les liens avec le FICCI existent et persistent". Peut être réussira-t-il à intégrer les membres de la FICCI quand ces derniers seront fatigués d'affirmer, contre toute évidence, qu'ils sont les "véritables continuateurs du vrai CCI". Mais alors, le BIPR sera allé au bout de sa démarche opportuniste, une démarche opportuniste qui, dès à présent jette un fort discrédit sur la mémoire de la Gauche communiste dont il continue de se réclamer. Et même si le BIPR parvient à intégrer les éléments de la FICCI, il ne devrait pas se réjouir trop vite : sa propre histoire aurait dû lui apprendre qu'avec les résidus qu'on trouve dans les poubelles du CCI, on ne peut pas faire grand chose.

Mensonges, complicité avec le mouchardage, la calomnie et le vol, trahison des principes d'honnêteté et de rigueur organisationnelle qui avaient fait l'honneur de la Gauche communiste d'Italie : voilà où conduit l'opportunisme. Et le plus triste pour le BIPR, c'est que cela ne lui rapporte pas grand chose dans la pratique. C'est justement parce qu'il n'a pas encore compris qu'avec une méthode opportuniste (c'est-à-dire une méthode qui privilégie les "succès immédiats" à la perspective à long terme, au besoin en s'asseyant sur les principes) on construit sur du sable, que le seul domaine où le BIPR a fait preuve d'une certaine efficacité, c'est celui des avortements. C'est pour cela que, après plus d'un demi-siècle d'existence, le courant qu'il représente en est toujours réduit à l'état d'une petite secte, avec bien moins de forces politiques qu'il n'avait à ses origines.

Dans un prochain article, nous reviendrons sur ce qui constitue justement le fondement de la méthode opportuniste du BIPR qui l'ont conduit aux tristes contorsions dont nous avons été témoins au cours de la dernière période.

Fabienne

1 [232] Une précipitation que n’approuvaient pas les autres camarades qui ne s’estimaient pas encore en mesure de faire un tel pas.

2 [233] Voir le n° 13 de Workers' Voice auquel nous apportons une réponse dans la Revue internationale n° 2 ainsi que notre article de World Revolution n° 3 "Sectarism illimited".

3 [234] Lorsque la CWO s’était constituée, nous l’avions qualifiée de "regroupement incomplet" (voir World Revolution n° 5). C’est très rapidement que les faits avaient confirmé cette analyse : dans un procès verbal d’une réunion de la CWO se penchant sur le départ des éléments de Liverpool, il est écrit "Il a été montré que l’ancien WV n’a jamais accepté le politique de fusion sauf pour utiliser RP comme bouclier contre le CCI" (cité dans "La CWO, passé, présent, futur", texte rédigé par les éléments qui ont scissionné de la CWO en novembre 1977 pour rejoindre le CCI, publié dans la Revue internationale n° 12).

4 [235] Il faut ici faire une précision : bien souvent, à la lecture de la presse du BIPR ou d’autres, on a l’impression que le mérite de ces conférences revient uniquement à BC puisque c’est suite à son appel de 1976 que s’était tenue la conférence de Milan en mai 1977, première des trois qui ont eu lieu. A une telle idée nous répondions déjà dans une lettre adressée à BC le 9 juin 1980 : "Si on s’en tient aux aspects formels, alors oui, c’est l’appel publié en avril 1976 par BC qui en constitue le point de départ. Mais faut-il vous rappeler, camarades, que déjà en août 1968 la proposition de convoquer une conférence vous fut faite par trois de nos camarades qui étaient venus vous voir à Milan ? A l’époque, notre organisation était moins qu’embryonnaire (…) Dans ces conditions, il nous était difficile d’appeler à une conférence des différents groupes qui étaient apparus ou s’étaient développés à la suite de mai 68. Nous pensions qu’une telle initiative devait venir d’un groupe plus important, organisé et connu, doté d’une presse plus régulière et fréquente comme c’était justement le cas du vôtre. C’est pour cela que nous vous avons fait cette suggestion en insistant sur l’importance de telles conférences au moment où la classe ouvrière commençait à secouer le terrible carcan de la contre-révolution. Mais, à ce moment-là, estimant qu’il n’y avait rien de nouveau sous le soleil, que mai 68 n’était rien d’autre qu’une révolte estudiantine, vous avez rejeté une telle proposition. L’été suivant, alors que le mouvement de grèves commençait à toucher l’Italie (…) nous vous avons fait la même proposition et vous nous avez donné la même réponse. (…) Alors que le mouvement de grèves se développait dans toute l’Europe, nous vous avons refait la même proposition lors de votre congrès de 1971. Et votre réponse fut la même qu’auparavant. Finalement, ne "voyant rien venir", nous avons lancé en novembre 1972, par l’intermédiaire de nos camarades d’Internationalism (qui allaient constituer la section américaine du CCI) l’initiative d’une "correspondance internationale" basée sur le besoin, provoqué par la reprise prolétarienne, de discussions entre révolutionnaires. Cette proposition était adressée à une vingtaine de groupes, dont le vôtre, sélectionnés sur la base d’un certain nombre de critères très semblables à ceux des récentes conférences et qui se fixait comme perspective la tenue d’une conférence internationale. En ce qui vous concerne, vous avez répondu négativement à cette initiative en répétant les arguments que vous aviez déjà opposés à nos propositions précédentes (…) Faut-il penser que, pour cette organisation [le PCInt], il n’y a de bonne initiative que si elle en est elle-même l’auteur ? (…) Ainsi notre organisation a toujours poussé dans le sens de la tenue de conférences internationales de groupes communistes. Et on peut dire que l’initiative de 1976 du "Partito Comunista Internazionalista" ne constituait nullement une sorte de "première" mais était plutôt un réveil tardif et une réponse avec huit ans de retard à notre première proposition de 1968 ou avec quatre ans de retard à notre proposition de 1972. (…) tout cela ne nous a pas empêché de répondre immédiatement de façon positive à cette initiative. Et on peut même dire, pour en terminer avec cette question, que c’est grâce à notre adhésion que l’initiative de Battaglia n’est pas tombée à l’eau puisque, à part vous, nous étions les seuls participants effectifs à la conférence de Milan de 1977." (lettre publiée dans le procès verbal en langue française de la 3e conférence des groupes de la Gauche communiste édité sous la responsabilité du CCI)

5 [236]C’est au moyen de manœuvres dignes des pratiques parlementaires de la bourgeoise que BC a réalisé son petit coup d’éclat :

- à aucun moment avant la conférence elle n’avait demandé que la question de l’adoption d’un critère supplémentaire sur la question du parti soit mise à l’ordre du jour ;

- c’est à l’issue de longues tractations de couloir avec la CWO qu’elle a convaincu cette organisation de soutenir sa proposition (au lieu de présenter publiquement les arguments qu’elles a réservés à la CWO) ;

- lorsque quelques mois auparavant, lors d’une réunion du comité technique chargé de préparer la conférence, nous avions demandé à BC si elle comptait écarter le CCI des futures conférences, ce groupe avait répondu très clairement qu’il était favorable à leur poursuite avec tous les participants y compris le CCI.

Par ailleurs, le vote - deux voix en faveur d’un nouveau critère, une voix contre (le CCI) et deux refus de vote - a eu lieu après le départ de l’autre groupe qui, avec le CCI, était contre l’adoption d’un tel critère.

6 [237] "Maintenant, il existe le fondement du début du processus de clarification sur les véritables tâches du parti… Bien qu’aujourd’hui nous ayons moins de participants qu’aux 2e et 3e conférences, nous commençons sur une base plus claire et plus sérieuse" (Procès verbal de la conférence)

7 [238] Ce qui montre bien que ce n’est pas la position du CCI sur le rôle du parti qui posait problème à BC et à la CWO mais bien le fait que le CCI était pour une discussion sérieuse et rigoureuse, ce dont ces deux organisations ne voulaient pas.

8 [239] Le compte rendu de la 4e conférence est assez surréaliste : d’une part, il est publié deux ans après cet événement historique ; d’autre part on y constate que la plupart des forces sérieuses "sélectionnées" par BC et la CWO ont disparu avant qu’elle ne se tienne ou peu après. Mais on y apprend aussi :

- que le "Comité technique" (BC-CWO) est incapable de publier le moindre bulletin préparatoire, ce qui est d’autant plus gênant que la conférence est tenue en Anglais et que les textes de référence de BC sont tous publiés en Italien ;

- que le groupe qui organise la conférence est incapable de traduire la moitié des interventions.

9 [240] Voir notamment "Réponse aux réponses", Revue internationale 36

10 [241] Voir Revue Internationale n° 35.

11 [242] Voir Revue internationale 44 : "Salut à Comunismo n° 1"

12 [243] Voir "Développement de la vie politique et des luttes ouvrières au Mexique" dans la Revue internationale 50.

13 [244] Voir notre article "Defense of the revolutionary milieu" dans Internationalism 122 (été 2002).

14 [245] C'est pour cela que nous les encourageons à aller aux réunions publiques de ces groupes, et notamment du BIPR, comme nous l'avons fait lors de la réunion publique de cette organisation qui s'est tenue à Paris le 2 octobre 2004. Il faut noter que le BIPR avait alors peu apprécié la présence "massive" de nos sympathisants comme il apparaît dans la prise de position qu'il avait faite sur cette RP.

15 [246] Voir notamment à ce sujet notre article "Le Milieu politique prolétarien face à la guerre : Le fléau du sectarisme au sein du camp internationaliste" dans la Revue internationale n° 116.

16 [247] Voir à ce sujet nos articles "le combat pour la défense des principes organisationnels" et "15e congrès du CCI : renforcer l'organsiation face aux enjeux de la péiode" dans les numéros 110 et 114 de la Revue Internationale

17 [248] Voir sur notre site Internet les différentes prises de position du CCI à propos du "Circulo" : "Une étrange apparition" ; "Une nouvelle étrange apparition" ; "Imposture ou réalité ?" et également dans notre presse territoriale : "'Circulo de Comunistas Internacionalistas' (Argentine) Un imposteur démasqué"

18 [249] Voir à ce propos l'article Réponse au BIPR: "Le vol et la calomnie ne sont pas des méthodes de la classe ouvrière !" sur notre site Internet.

Courants politiques: 

  • TCI / BIPR [9]

Questions théoriques: 

  • Parti et Fraction [250]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [14]

Rapport sur la lutte de classe : L'évolution de la lutte de classe dans le contexte des attaques généralisées

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Nous publions ci-après le rapport sur la lutte de classe présenté et ratifié lors de la réunion, à l'automne 2003, de l'Organe central du CCI (1). Confirmant les analyses de l'organisation sur la persistance du cours aux affrontements de classe (ouvert par la reprise internationale de la lutte de classe en 1968) malgré la gravité du recul subi par le prolétariat au niveau de sa conscience depuis l'effondrement du bloc de l'est, ce rapport avait comme tâche particulière d'évaluer l'impact actuel et à long terme de l'aggravation de la crise économique et des attaques capitalistes sur la classe ouvrière. Ainsi, il analyse que "Les mobilisations à grande échelle du printemps 2003 en France et en Autriche représentent un tournant dans la lutte de classe depuis 1989. Elles sont un premier pas significatif dans la récupération de la combativité ouvrière après la plus longue période de reflux depuis 1968." Nous sommes encore loin d'être confrontés à une vague internationale de luttes massives puisque, à l'échelle internationale, la combativité est encore à l'état embryonnaire et très hétérogène. Néanmoins, il importe de souligner que l'aggravation considérable de la situation contenue de manière évidente dans les perspectives d'évolution du capitalisme, tant en ce qui concerne le démantèlement de l'Etat providence que l'accentuation de l'exploitation sous toutes ses formes ou le développement du chômage, constitue un levier certain de la prise de conscience au sein de la classe ouvrière. Le rapport insiste en particulier sur la profondeur mais aussi la lenteur de ce processus de reprise de la lutte de classe. Depuis la rédaction de ce rapport, les caractéristiques qu'il donne de ce changement de dynamique intervenu au sein de la classe ouvrière, n'ont pas été démenties par l'évolution de la situation. Celle-ci a même illustré une tendance, signalée par le rapport, à ce que des manifestations encore isolées de la lutte de classe débordent le cadre fixé par les syndicats. La presse territoriale du CCI a rendu compte de telles luttes qui ont eu lieu à la fin de l'année 2003, en Italie dans les transports et en Grande-Bretagne à la Poste, contraignant le syndicalisme de base à entrer en action pour saboter les mobilisations ouvrières. De même, s'est maintenue une tendance, déjà mise en évidence par le CCI antérieurement à ce rapport, à ce que se dégagent des minorités en recherche de cohérence révolutionnaire. C'est un chemin très long que la classe ouvrière devra parcourir. Néanmoins, les combats qu'elle va devoir mener seront le creuset d'une réflexion qui, aiguillonnée par l'aggravation de la crise et fécondée par l'intervention des révolutionnaires, est à même de lui permettre de se réapproprier son identité de classe et sa confiance en elle-même, de renouer avec son expérience historique et de développer sa solidarité de classe.


Le rapport sur la lutte de classe pour le 15e Congrès du CCI (2) soulignait le caractère quasi-inévitable d'une réponse de la classe ouvrière au développement qualitatif de la crise et aux attaques frappant une nouvelle génération non défaite de prolétaires, avec en toile de fond une lente mais significative récupération de la combativité. Il identifiait un élargissement et un approfondissement, encore embryonnaire mais perceptible, de la maturation souterraine de sa conscience. Il insistait sur l'importance, pour permettre la récupération par la classe ouvrière de son identité de classe et de sa confiance en elle-même, de la tendance à des combats plus massifs. Il mettait en exergue le fait qu'avec l'évolution objective des contradictions du système, la cristallisation d'une conscience de classe suffisante - en particulier, en ce qui concerne la reconquête de la perspective communiste - devient la question de plus en plus décisive pour l'avenir de l'humanité. Il mettait l'accent sur l'importance historique de l'émergence d'une nouvelle génération de révolutionnaires, réaffirmant qu'un tel processus est déjà en marche depuis 1989, en dépit du reflux de la combativité et dans la conscience de la classe dans son ensemble. Le rapport montrait donc les limites de ce reflux, affirmant que le cours historique à des affrontements de classe massifs s'était maintenu et que la classe ouvrière était capable de dépasser le recul qu'elle avait subi. En même temps, le rapport abordait la capacité de la classe dominante à saisir toutes les implications de cette évolution de la situation et à y faire face ; il replaçait également cette évolution dans le contexte des effets négatifs de l'aggravation de la décomposition du capitalisme. Il concluait sur l'énorme responsabilité des organisations révolutionnaires face aux efforts de la classe ouvrière pour aller de l'avant, face à une nouvelle génération de travailleurs en lutte et de révolutionnaires se dégageant dans cette situation. Presque immédiatement après le 15e Congrès et dans la période qui a suivi la guerre en Irak, la mobilisation des ouvriers en France (parmi les plus importantes dans ce pays depuis la Deuxième Guerre mondiale) a rapidement confirmé ces perspectives. Tirant un premier bilan de ce mouvement, la Revue internationale n°114 note que ces luttes démentaient catégoriquement la thèse de la prétendue disparition de la classe ouvrière. L'article affirme que les attaques actuelles "constituent le ferment d'un lent mûrissement des conditions pour l'émergence de luttes massives qui sont nécessaires à la reconquête de l'identité de classe prolétarienne et pour faire tomber peu à peu les illusions, notamment sur la possibilité de réformer le système. Ce sont les actions de masse elles-mêmes qui permettront la réémergence de la conscience d'être une classe exploitée porteuse d'une autre perspective historique pour la société. Pour cela, la crise est l'alliée du prolétariat. Pour autant, le chemin que doit se frayer la classe ouvrière pour affirmer sa propre perspective révolutionnaire n'a rien d'une autoroute, il va être terriblement long, tortueux, difficile, semé d'embûches, de chausse-trappes que son ennemi ne peut manquer de dresser contre elle". Les perspectives tracées par le rapport sur la lutte de classe du 15e Congrès du CCI se sont ainsi trouvé confirmées, non seulement par le développement à l'échelle internationale d'une nouvelle génération d'éléments en recherche, mais également par les luttes ouvrières. En conséquence, le présent rapport sur la lutte de classe se limite à une actualisation et à un examen plus précis de la signification à long terme de certains aspects des derniers combats prolétariens.

2003 : un tournant

Les mobilisations à grande échelle du printemps 2003 en France et en Autriche représentent un tournant dans les luttes de classe depuis 1989. Elles sont un premier pas significatif dans la récupération de la combativité ouvrière après la plus longue période de reflux depuis 1968. Bien sûr, les années 1990 avaient déjà vu des manifestations sporadiques mais importantes de cette combativité. Cependant, la simultanéité des mouvements en France et en Autriche, et le fait que, juste après, les syndicats allemands aient organisé la défaite des ouvriers métallurgistes à l'Est (3) pour contrer de façon préventive la résistance prolétarienne, montrent l'évolution de la situation depuis le début du nouveau millénaire. En réalité, ces événements mettent en lumière le fait que la classe ouvrière est de plus en plus contrainte à lutter face à l'aggravation dramatique de la crise et au caractère de plus en plus massif et généralisé des attaques, et cela en dépit de son manque persistant de confiance en elle. Ce changement affecte non seulement la combativité de la classe ouvrière mais aussi l'état d'esprit en son sein, la perspective dans laquelle s'inscrit son activité. Il existe actuellement des signes d'une perte d'illusions concernant non seulement les mystifications typiques des années 90 (la "révolution des nouvelles technologies", "l'enrichissement individuel via la Bourse", etc.), mais aussi de celles qu'avait suscité la reconstruction d'après la Deuxième Guerre mondiale, à savoir l'espoir d'une vie meilleure pour la génération suivante et d'une retraite décente pour ceux qui survivront au bagne du travail salarié. Comme le rappelle l'article de la Revue internationale n°114, le retour massif du prolétariat sur la scène de l'histoire en 1968 et le resurgissement d'une perspective révolutionnaire constituaient non seulement une réponse aux attaques sur un plan immédiat mais surtout une réponse à l'effondrement des illusions dans un avenir meilleur que le capitalisme d'après guerre avait semblé offrir. Au contraire de ce qu'une déformation vulgaire et mécaniciste du matérialisme historique aurait pu nous faire croire, de tels tournants dans la lutte de classe, même s'ils sont déclenchés par une aggravation immédiate des conditions matérielles, sont toujours le résultat de changements sous-jacents dans la vision de l'avenir. La révolution bourgeoise en France n'a pas explosé avec l'apparition de la crise du féodalisme (qui était déjà bien installée) mais quand il est devenu clair que le système du pouvoir absolu ne pouvait plus faire face à cette crise. De la même façon, le mouvement qui allait aboutir dans la première vague révolutionnaire mondiale n'a pas commencé en août 1914, mais lorsque les illusions sur une solution militaire rapide à la guerre mondiale se sont dissipées. C'est pourquoi, la compréhension de leur signification historique, à long terme, est la tâche principale que nous imposent les luttes récentes.

Une situation sociale qui évolue lentement

Tout tournant dans la lutte de classe n'a pas la même signification et la même portée que 1917 ou 1968. Ces dates représentent des changements du cours historique ; 2003 marque simplement le début de la fin d'une phase de reflux au sein d'un cours général à des affrontements de classe massifs. Depuis 1968, et avant 1989, le cours de la lutte de classe avait déjà été marqué par un certain nombre de reculs et de reprises. En particulier, la dynamique initiée à la fin des années 1970 avait rapidement culminé dans les grèves de masse de l'été 1980 en Pologne. L'importance de la modification de la situation avait alors contraint la bourgeoisie à changer rapidement son orientation politique et à mettre la gauche dans l'opposition afin de mieux pouvoir saboter les luttes de l'intérieur (4). Il est également nécessaire de faire une distinction entre le changement actuel de la récupération de sa combativité par la classe ouvrière et les reprises dans les années 1970 et 80. Plus généralement, il faut être capable de distinguer entre des situations où, pour ainsi dire, le monde se réveille un matin et ce n'est plus le même monde, et des changements qui ont lieu de façon presque imperceptible à première vue par le monde en général, comme la modification presque invisible qui se produit entre la marée montante et la marée descendante. L'évolution actuelle est incontestablement de la deuxième sorte. En ce sens, les mobilisations récentes contre les attaques sur le régime des retraites ne signifient en aucune manière une modification immédiate et spectaculaire de la situation, qui demanderait un déploiement rapide et fondamental des forces politiques de la bourgeoisie pour y faire face. Nous sommes encore loin d'être confrontés à une vague internationale de luttes massives. En France, le caractère massif de la mobilisation au printemps 2003 était essentiellement circonscrit dans un secteur, celui de l'éducation. En Autriche, la mobilisation était plus large, mais fondamentalement limitée dans le temps, à quelques journées d'action principalement dans le secteur public. La grève des ouvriers de la métallurgie en Allemagne de l'Est n'était pas du tout une expression d'une combativité ouvrière immédiate, mais un piège tendu à une des parties les moins combatives de la classe (encore traumatisée par le chômage massif apparu presque du jour au lendemain après la "réunification" de l'Allemagne) pour faire passer le message général que la lutte ne paie pas. En plus, les informations sur les mouvements en France et en Autriche ont partiellement subi un black-out en Allemagne, sauf à la fin du mouvement où elles ont été utilisées pour véhiculer un message décourageant pour la lutte. Dans d'autres pays centraux pour la lutte de classe comme l'Italie, la Grande-Bretagne, l'Espagne ou les pays du Benelux, il n'y a pas eu récemment de mobilisations massives. Des expressions de combativité, pouvant échapper au contrôle des grandes centrales syndicales, telles que la grève sauvage du personnel de British Airways à Heathrow, à Alcatel à Toulouse ou à Puertollano en Espagne l'été dernier (cf. Révolution internationale n°339), restent ponctuelles et isolées. En France même, le développement insuffisant et surtout l'absence d'une combativité plus répandue ont fait que l'extension du mouvement au-delà du secteur de l'éducation n'était pas immédiatement à l'ordre du jour. Tant à l'échelle internationale que dans chaque pays, la combativité est donc encore à l'état embryonnaire et très hétérogène. Sa manifestation la plus importante à ce jour, la lutte des enseignants en France au printemps dernier, est en première instance le résultat d'une provocation de la bourgeoisie consistant à attaquer plus lourdement ce secteur de manière à faire en sorte que la riposte contre la réforme des retraites, qui concernait toute la classe ouvrière, se polarise sur ce seul secteur (5). Face aux man�uvres à grande échelle de la bourgeoisie, il faut noter la grande naïveté, voire la cécité de la classe ouvrière dans son ensemble, y inclus des groupes en recherche, et de parties du milieu politique prolétarien (fondamentalement les groupes de la Gauche communiste) et même de beaucoup de nos sympathisants. Pour le moment, la classe dominante est non seulement capable de contenir et d'isoler les premières manifestations de l'agitation ouvrière, mais elle peut, avec plus ou moins de succès (plus en Allemagne qu'en France), retourner cette volonté de combattre encore relativement faible contre le développement de la combativité générale à long terme. Encore plus significatif que tout ce qui précède est le fait que la bourgeoisie ne soit pas encore obligée de retourner à la stratégie de la gauche dans l'opposition. En Allemagne, le pays dans lequel la bourgeoisie a la plus grande liberté de choix entre une administration de gauche et une administration de droite, à l'occasion de l'offensive "agenda 2010" contre les ouvriers, 95 % des délégués, tant du SPD que des verts, se sont prononcés en faveur d'un maintien de la gauche au gouvernement. La Grande-Bretagne qui, avec l'Allemagne, s'était trouvée dans les années 1970 et 80 à "l'avant garde" de la bourgeoisie mondiale dans la mise en place des politiques de gauche dans l'opposition les plus adaptées pour faire face à la lutte de classe, est également capable de gérer le front social avec un gouvernement de gauche. A la différence de la situation qui prévalait à la fin des années 1990, nous ne pouvons plus aujourd'hui parler de la mise en place de gouvernements de gauche comme d'une orientation dominante de la bourgeoisie européenne. Alors qu'il y a cinq ans, la vague de victoires électorales de la gauche était aussi liée aux illusions sur la situation économique, la bourgeoisie, face à la gravité actuelle de la crise, doit avoir le souci de maintenir une certaine alternance gouvernementale et jouer ainsi la carte de la démocratie électorale (6) . Nous devons nous rappeler, dans ce contexte, que déjà l'année dernière, la bourgeoisie allemande, tout en saluant la réélection de Schroeder, a montré qu'elle se serait aussi satisfaite d'un gouvernement conservateur avec Stoiber.

La banqueroute du système

Le fait que les premières escarmouches de la lutte de classe dans un processus long et difficile vers des luttes plus massives aient eu lieu en France et en Autriche n'est peut-être pas aussi fortuit qu'il pourrait y paraître. Si le prolétariat français est connu pour son caractère explosif, ce qui peut expliquer partiellement qu'en 1968 il se soit trouvé à la tête de la reprise internationale des combats de classe, on peut difficilement en dire autant de la classe ouvrière dans l'Autriche d'après-guerre. Ce que ces deux pays ont en commun, néanmoins, c'est le fait que les attaques massives concernaient de façon centrale la question des retraites. Il est aussi à remarquer que le gouvernement allemand qui est actuellement en train de déclencher l'attaque la plus générale en Europe de l'Ouest, procède encore de façon extrêmement prudente sur la question des retraites. A l'opposé, la France et l'Autriche sont parmi les pays où, en grande partie du fait de la faiblesse politique de la bourgeoisie, de la droite en particulier, les retraites avaient été moins attaquées qu'ailleurs. De ce fait l'augmentation du nombre d'annuités travaillées nécessaires pour partir à la retraite et la diminution des pensions y sont encore plus amèrement ressenties. L'aggravation de la crise contraint ainsi la bourgeoisie, en retardant l'âge du départ à la retraite, à sacrifier un amortisseur social. Celui-ci lui permettait de faire accepter à la classe ouvrière les niveaux insupportables d'exploitation imposés dans les dernières décennies et de masquer l'ampleur réelle du chômage. Face au retour massif de ce fléau à partir des années 1970, la bourgeoisie avait répondu avec des mesures capitalistes de l'Etat providence, mesures qui sont un non sens du point de vue économique et qui constituent aujourd'hui une des principales causes de l'incommensurable dette publique. Le démantèlement du Welfare State actuellement à l'�uvre ouvre la porte à un questionnement en profondeur sur les perspectives d'avenir réelles pour la société offertes par le capitalisme. Toutes les attaques capitalistes ne suscitent pas de la même manière les réactions de défense de la classe ouvrière. Ainsi, il est plus facile d'entrer en lutte contre des diminutions de salaire ou l'allongement de la journée de travail que contre la diminution du salaire relatif qui est le résultat de l'accroissement de la productivité du travail (du fait du développement de la technologie) et donc du processus même d'accumulation du capital. C'est cette réalité que Rosa Luxemburg décrivait en ces termes : "Une réduction de salaire, qui entraîne un abaissement du niveau de vie réel des ouvriers est un attentat visible des capitalistes contre les travailleurs, une réduction des conditions de vie réelles des ouvriers et ceux-ci y répondent aussitôt par la lutte [�] et, dans les cas favorables, ils l'empêchent. La baisse du salaire relatif s'opère sans la moindre intervention personnelle du capitaliste, et contre elle, les travailleurs n'ont pas de possibilité de lutte et de défense à l'intérieur du système salarial, c'est-à-dire sur le terrain de la production marchande." (7) La montée du chômage pose le même type de difficultés à la classe ouvrière que l'intensification de l'exploitation (attaque sur le salaire relatif). En effet, l'attaque capitaliste que constitue le chômage, lorsqu'elle affecte les jeunes qui n'ont pas encore travaillé, ne comporte pas la dimension explosive des licenciements, du fait qu'elle est portée sans qu'il soit nécessaire de licencier qui que ce soit. L'existence d'un chômage massif constitue même un facteur d'inhibition des luttes immédiates de la classe ouvrière, parce qu'il représente une menace permanente pour un nombre croissant d'ouvriers encore au travail, mais aussi parce que ce phénomène social pose des questions dont la réponse ne peut éviter d'aborder la nécessité du changement de société. Toujours concernant la lutte contre la baisse du salaire relatif, Rosa Luxemburg ajoute : "La lutte contre la baisse du salaire [relatif] est la lutte contre le caractère de marchandise de la force de travail, contre la production capitaliste toute entière. La lutte contre la chute du salaire relatif n'est plus une lutte sur le terrain de l'économie marchande, mais un assaut révolutionnaire contre cette économie, c'est le mouvement socialiste du prolétariat". Les années 1930 révèlent comment, avec le chômage de masse, explose la paupérisation absolue. Sans la défaite qui fut préalablement infligée au prolétariat, la loi "générale, absolue de l'accumulation du capital" risquait de se transformer en son contraire, la loi de la révolution. La classe ouvrière a une mémoire historique et, avec l'approfondissement de la crise, cette mémoire commence lentement à être activée. Le chômage massif et les coupes dans les salaires aujourd'hui font resurgir le souvenir des années 30, des visions d'insécurité et de paupérisation généralisées. Le démantèlement du Welfare State viendra confirmer les prévisions marxistes. Quand Rosa Luxemburg écrit que les ouvriers, sur le terrain de la production de biens de consommation, n'ont pas la moindre possibilité de résister à la baisse du salaire relatif, cela n'est ni du fatalisme résigné, ni le pseudo radicalisme de la dernière tendance d'Essen du KAPD, "la révolution ou rien", mais la reconnaissance que leur lutte ne peut rester dans les limites des combats de défense immédiate et doit être entreprise avec la vision politique la plus large possible. Dans les années 1980, les questions du chômage et de l'intensification de l'exploitation étaient déjà posées, mais souvent de façon restreinte et locale, restreintes par exemple à la sauvegarde de leurs emplois par les mineurs anglais. Aujourd'hui, l'avancée qualitative de la crise peut permettre que des questions comme le chômage, la pauvreté, l'exploitation soient posées de façon plus globale et politique, de même que celles des retraites, de la santé, de l'entretien des chômeurs, des conditions de vie, de la longueur d'une vie de travail, de l'avenir des générations futures. Sous une forme très embryonnaire, c'est le potentiel qui a été révélé dans les derniers mouvements en réponse aux attaques contre les retraites. Cette leçon à long terme est de loin la plus importante. Elle est d'une portée plus grande que celle du rythme avec lequel la combativité immédiate de la classe va être restaurée. En fait, comme Rosa Luxemburg l'explique, être directement confrontés aux effets dévastateurs des mécanismes objectifs du capitalisme (chômage massif, intensification de l'exploitation relative) rend de plus en plus difficile d'entrer en lutte. C'est pourquoi, même s'il en résulte un rythme ralenti et un cheminement plus tortueux des luttes, celles-ci deviennent aussi plus significatives sur le plan de la politisation.

Dépasser les schémas du passé

Du fait de l'approfondissement de la crise, le capital ne peut plus se reposer sur sa capacité à faire des concessions matérielles importantes de façon à redorer l'image des syndicats comme il l'a fait en 1995 en France (8). En dépit des illusions actuelles des ouvriers, il existe des limites à la capacité de la bourgeoisie à utiliser la combativité naissante à travers des man�uvres à grande échelle. Ces limites sont révélées par le fait que les syndicats sont obligés de revenir graduellement à leur rôle de saboteurs des luttes : "On revient aujourd'hui à un schéma beaucoup plus classique dans l'histoire de la lutte de classes : le gouvernement cogne, les syndicats s'y opposent et prônent l'union syndicale dans un premier temps pour embarquer massivement des ouvriers derrière eux et sous leur contrôle. Puis le gouvernement ouvre des négociations et les syndicats se désunissent pour mieux porter la division et la désorientation dans les rangs ouvriers. Cette méthode, qui joue sur la division syndicale face à la montée de la lutte de classe, est la plus éprouvée par la bourgeoisie pour préserver globalement l'encadrement syndical en concentrant autant que possible le discrédit et la perte de quelques plumes sur l'un ou l'autre appareil désigné d'avance. Cela signifie aussi que les syndicats sont à nouveau soumis à l'épreuve du feu et que le développement inévitable des luttes à venir va poser à nouveau le problème pour la classe ouvrière de la confrontation avec ses ennemis pour pouvoir affirmer ses intérêts de classe et les besoins de son combat." (9) Ainsi, si encore aujourd'hui la bourgeoisie n'est quasiment pas inquiétée lors de l'exécution de ses man�uvres à grande échelle contre la classe ouvrière, la détérioration de la situation économique va tendre à engendrer de façon plus fréquente des confrontations spontanées, ponctuelles, isolées entre les ouvriers et les syndicats. La répétition d'un schéma classique de confrontation au sabotage syndical, désormais à l'ordre du jour, favorise ainsi la possibilité pour les ouvriers de se référer aux leçons du passé. Cela ne doit pas cependant conduire à une attitude schématique basée sur le cadre et les critères des années 80 pour appréhender les luttes futures et intervenir en leur sein. Les combats actuels sont ceux d'une classe qui doit encore reconquérir, même de façon élémentaire, son identité de classe. La difficulté à reconnaître qu'on appartient à une classe sociale et le fait de ne pas réaliser qu'on a face à soi un ennemi de classe sont les deux faces de la même pièce. Bien que les ouvriers aient encore un sens élémentaire du besoin de solidarité (parce que c'est inscrit dans les fondements de la condition prolétarienne), ils ont encore à reconquérir une vision de ce qu'est vraiment la solidarité de classe. Pour faire passer sa réforme des retraites, la bourgeoisie n'a pas eu besoin de recourir au sabotage de l'extension du mouvement par les syndicats. Le coeur de sa stratégie avait consisté à faire en sorte que les enseignants adoptent des revendications spécifiques comme objectif principal. A cette fin, ce secteur déjà lourdement affecté par les attaques antérieures, non seulement devait subir l'attaque générale sur les retraites mais il lui en a été infligé une autre supplémentaire, spécifique, le projet de décentralisation des personnels non enseignants contre laquelle il a effectivement polarisé sa mobilisation. Faire siennes des revendications centrales qui condamnent de fait une lutte à la défaite est toujours le signe d'une faiblesse essentielle de la classe ouvrière qu'elle doit dépasser pour pouvoir avancer significativement. Une exemple illustrant a contrario une telle nécessité est donné par les luttes en Pologne en 1980, où ce sont les illusions sur la démocratie occidentale qui ont permis à la revendication de "syndicats libres" d'arriver en tête de la liste de revendications présentée au gouvernement ouvrant ainsi la porte à la défaite et à la répression du mouvement. Dans les luttes du printemps 2003 en France, c'est la perte de l'identité de classe et la perte de vue de la notion de solidarité ouvrière qui ont conduit les enseignants à accepter que leurs revendications spécifiques passent devant la question générale des attaques contre les retraites. Les révolutionnaires ne doivent pas craindre de reconnaître cette faiblesse de la classe et d'adapter leur intervention en conséquence. Le rapport sur la lutte de classe du 15e Congrès insiste fortement sur l'importance du resurgissement de la combativité pour permettre au prolétariat d'avancer. Mais cela n'a rien de commun avec un culte ouvriériste de la combativité pour elle-même. Dans les années 30, la bourgeoisie a été capable de dévoyer la combativité ouvrière dans la voie de la guerre impérialiste. L'importance des luttes aujourd'hui, c'est qu'elles peuvent constituer le creuset du développement de la conscience de la classe ouvrière. Si l'enjeu actuel de la lutte de classe, la reconquête de l'identité de classe par le prolétariat, est très modeste en lui-même, il constitue néanmoins la clé pour la réactivation de la mémoire collective et historique du prolétariat et pour le développement de sa solidarité de classe. Celle-ci est la seule alternative à la folle logique bourgeoise de compétition, de chacun pour soi. La bourgeoisie, pour sa part, ne se permet pas de se faire des illusions sur le caractère secondaire de cette question. Jusqu'à maintenant, elle a fait ce qu'elle a pu pour éviter qu'éclate un mouvement qui rappellerait aux ouvriers leur appartenance à une même classe. La leçon de 2003 est que, avec l'accélération de la crise, le combat ouvrier ne peut que se développer. Ce n'est pas tant cette combativité en tant que telle qui inquiète la classe dominante, mais bien le risque que les conflits alimentent la conscience de la classe ouvrière. La bourgeoisie n'est pas moins, mais plus préoccupée par cette question que dans le passé, précisément parce que la crise est plus grave et plus globale. Sa principale préoccupation est que, chaque fois que les luttes ne peuvent être évitées, d'en limiter les effets positifs sur la confiance en soi, sur la solidarité et la réflexion dans la classe ouvrière, voire de faire en sorte que la lutte soit la source de fausses leçons. Pendant les années 1980, face aux combats ouvriers, le CCI a appris à identifier, dans chaque cas concret, quel était l'obstacle à l'avancée du mouvement et autour duquel l'affrontement avec les syndicats et la gauche devait être polarisé. C'était souvent la question de l'extension. Des motions concrètes, présentées en assemblée générale, appelant à aller vers les autres ouvriers constituaient la dynamite avec laquelle nous essayions de balayer le terrain pour favoriser l'avancement général du mouvement. Les questions centrales posées aujourd'hui - qu'est ce que la lutte de classe, ses buts, ses méthodes, qui sont ses adversaires, quels sont les obstacles que nous devons surmonter ? - semblent constituer l'antithèse de celles des années 80. Elles apparaissent plus "abstraites" car moins immédiatement réalisables, voire constituer un retour à la case départ des origines du mouvement ouvrier. Les mettre en avant exige plus de patience, une vision à plus long terme, des capacités politiques et théoriques plus profondes pour l'intervention. En réalité, les questions centrales actuelles ne sont pas plus abstraites, elles sont plus globales. Il n'y a rien d'abstrait ou de rétrograde dans le fait d'intervenir, dans une assemblée ouvrière, sur la question des revendications du mouvement ou pour dénoncer la façon dont les syndicats empêchent toute perspective réelle d'extension. Le caractère global de ces questions montre la voie à suivre. Avant 1989, le prolétariat a échoué précisément parce qu'il posait les questions de la lutte de classe de façon trop étroite. Et c'est parce que, dans la deuxième moitié des années 1990, le prolétariat a commencé à ressentir, à travers des minorités en son sein, le besoin d'une vision plus globale que la bourgeoisie, consciente du danger que cela pouvait représenter, a développé le mouvement alter-mondialiste de façon à fournir une fausse réponse à un tel questionnement. De plus, la gauche du capital, spécialement les gauchistes, est passée maître dans l'art d'utiliser les effets de la décomposition de la société contre les luttes ouvrières. Si la crise économique favorise un questionnement qui tend à être global, la décomposition a l'effet contraire. Pendant le mouvement du printemps 2003 en France et la grève des métallos en Allemagne, nous avons vu comment les activistes des syndicats, au nom de "l'extension" ou de la "solidarité" ont cultivé la mentalité qui habite des minorités de travailleurs lorsqu'elles essaient d'imposer la lutte à d'autres travailleurs, jetant sur ces derniers la responsabilité d'une défaite du mouvement quand ils refusent d'être entraînés dans l'action. En 1921, pendant l'Action de mars en Allemagne, les scènes tragiques des chômeurs essayant d'empêcher les ouvriers de rentrer dans les usines étaient une expression de désespoir face au reflux de la vague révolutionnaire. Les récents appels des gauchistes français à empêcher les élèves de passer leurs examens, le spectacle des syndicalistes ouest-allemands voulant empêcher les métallos est-allemands - qui ne voulaient plus faire une grève longue pour les 35 heures - de reprendre le travail, sont des attaques dangereuses contre l'idée même de classe ouvrière et de solidarité. Elles sont d'autant plus dangereuses qu'elles alimentent l'impatience, l'immédiatisme et l'activisme décervelé que produit la décomposition. Nous sommes avertis : si les luttes à venir sont potentiellement un creuset pour la conscience, la bourgeoisie fait tout pour les transformer en tombeau de la réflexion prolétarienne. Ici, nous voyons des tâches qui sont dignes de l'intervention communiste : "expliquer patiemment" (Lénine) pourquoi la solidarité ne peut être imposée mais demande une confiance mutuelle entre les différentes parties de la classe ; expliquer pourquoi la gauche, au nom de l'unité ouvrière, fait tout pour détruire l'unité ouvrière.

Les bases de notre confiance dans le prolétariat.

Toutes les composantes du milieu politique prolétarien reconnaissent l'importance de la crise dans le développement de la combativité ouvrière. Mais le CCI est le seul courant existant actuellement qui considère que la crise stimule la conscience de classe des grandes masses. Les autres groupes restreignent le rôle de la crise au fait qu'elle pousse simplement physiquement à la lutte. Pour les conseillistes, la crise contraint de façon plus ou moins mécanique la classe ouvrière à faire la révolution. Pour les bordiguistes, le réveil de "l'instinct" de classe porte au pouvoir le détenteur de la conscience de classe qu'est le parti. Pour le BIPR, la conscience révolutionnaire vient de l'extérieur, du parti. Au sein des groupes en recherche, les autonomistes (qui se revendiquent du marxisme concernant la nécessité de l'autonomie du prolétariat par rapport aux autres classes) et les ouvriéristes croient que la révolution est le produit de la révolte ouvrière et d'un désir individuel d'une vie meilleure. Ces démarches incorrectes ont été renforcées par l'incapacité de ces courants à comprendre que l'échec du prolétariat à répondre à la crise de 29 avait résulté de la défaite antérieure de la vague révolutionnaire mondiale. Une des conséquences de cette lacune est la théorisation toujours en cours selon laquelle la guerre impérialiste produit des conditions plus favorables à la révolution que la crise (Cf. notre article "Pourquoi l'alternative guerre ou révolution" de la Revue internationale n°30). A l'opposé de ces visions, le marxisme pose la question comme suit : "Le fondement scientifique du socialisme s'appuie, comme on sait, sur trois principaux résultats du développement du capitaliste : avant tout sur l'anarchie croissante de l'économie capitaliste, qui mène inévitablement à sa ruine ; deuxièmement, sur la socialisation croissante du processus de production qui crée les amorces de l'ordre social futur, et troisièmement, sur le renforcement croissant de l'organisation et de la conscience de classe, du prolétariat qui constitue le facteur actif de la prochaine révolution". (10) En soulignant le lien entre ces trois aspects et le rôle de la crise, Rosa Luxemburg écrit : "La social démocratie fait aussi peu résulter son but final de la violence victorieuse de la minorité que de la supériorité numérique de la majorité ; mais de la nécessité économique et de la compréhension de cette nécessité, qui mène à la suppression du capitalisme par les masses populaires, nécessité qui se manifeste avant tout dans l'anarchie capitaliste". (11) Alors que le réformisme (et de nos jours la gauche du capital) promet des améliorations grâce à l'intervention de l'Etat, à des lois qui protègeraient les travailleurs, la crise vient révéler que "le système salarial n'est pas un rapport légal, mais un rapport purement économique". C'est à travers les attaques qu'elle subit que la classe comme un tout commence à comprendre la nature réelle du capitalisme. Ce point de vue marxiste ne dénie en rien l'importance du rôle des révolutionnaires et de la théorie dans ce processus. Dans la théorie marxiste, les ouvriers trouveront la confirmation et l'explication de ce dont ils font eux-mêmes l'expérience.

Octobre 2003.

 

(1) Ce texte ayant été rédigé en vue de la discussion interne au sein de l'organisation, il est susceptible de contenir certaines formulations insuffisamment explicites pour le lecteur. Nous pensons cependant que ces défauts n'empêcheront pas les lecteurs de saisir l'essentiel de l'analyse contenue dans ce rapport.

(2) Faute de place, nous n'avons pas publié ce rapport dans notre presse. En revanche, nous avons publié, dans la Revue internationale n°113, la résolution adoptée à ce congrès qui reprend la plupart des insistances du rapport.

(3) Le syndicat IG Metal avait poussé les ouvriers métallurgistes des Lander de l'Est à se mettre en grève pour l'application immédiate des 35 heures alors que leur mise en place était planifiée pour 2009. La man�uvre de la bourgeoisie réside en ceci que non seulement les trente cinq heures constituent une attaque contre la classe ouvrière du fait de la flexibilité qu'elles introduisent, mais la mobilisation par les syndicats pour leur obtention était destinée, à ce moment-là, à faire diversion vis-à-vis de la riposte nécessaire contre les mesures d'autérité de "l'agenda 2010".

(4) Cette carte de la gauche dans l'opposition a été déployée par la bourgeoisie à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Elle consiste en un partage systématique des tâches entre les différents secteurs de la bourgeoisie. Il revient à la droite, au gouvernement, de "parler franc" et d'appliquer sans fard les attaques requises contre la classe ouvrière. Il revient à la gauche, c'est-à-dire les fractions bourgeoises qui, par leur langage et leur histoire, ont pour tâche spécifique de mystifier et encadrer les ouvriers, de dévoyer, stériliser et étouffer, grâce à leur position dans l'opposition, les luttes et la prise de conscience provoquées par ces attaques au sein du prolétariat. Pour davantage d'éléments concernant la mise en place d'une telle politique par la bourgeoisie lire la résolution publiée dans la Revue internationale n°26.

(5) Pour une analyse plus détaillée de ce mouvement, voir notre article "Face aux attaques massives du capital, le besoin d'une riposte massive de la classe ouvrière" dans la Revue internationale n°114.

(6) Il a existé une autre raison à la présence de la droite au pouvoir, c'est que cette disposition était la mieux adaptée pour contrecarrer la montée du populisme politique (lié au développement de la décomposition) dont les partis qui l'incarnent sont en général inaptes à la gestion du capital national.

(7) Rosa Luxembourg, Introduction à l'économie politique (le travail salarié).

(8) En décembre 1995, les syndicats avaient constitué le fer de lance d'une man�uvre de l'ensemble de la bourgeoisie contre la classe ouvrière. Face à une attaque massive contre la sécurité sociale, le plan Juppé, et une autre attaque visant plus spécifiquement les retraites des cheminots qui, par sa violence, constituait une véritable provocation, les syndicats n'avaient pas eu de difficulté à faire partir massivement les ouvriers en lutte sous leur contrôle. La situation économique n'était pas alors suffisamment grave pour imposer à la bourgeoisie qu'elle maintienne de façon immédiate son attaque contre les retraites des cheminots, si bien que le retrait de cette mesure put apparaître comme une victoire de la classe ouvrière mobilisée derrière les syndicats. Dans la réalité, le plan Juppé passa intégralement mais la plus grande défaite vint du fait qu'à cette occasion la bourgeoisie était parvenue à recrédibiliser les syndicats et que la défaite est passée pour une victoire. Pour davantage de détails, lire les articles dédiés à la dénonciation de cette man�uvre de la bourgeoisie dans les n°84 et 85 de la Revue internationale.

(9) Voir notre article consacré aux mouvements sociaux en France, "Face aux attaques massives du capital, le besoin d'une riposte massive de la clase ouvrière" dans la Revue internationale n°114.

(10) Rosa Luxemburg, Réforme ou révolution ?

(11) Rosa Luxemburg, idem

Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [251]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La lutte Proletarienne [252]

Tsunami, Rivalités impérialistes en Irak, au Liban, ... L'hypocrisie humanitaire et démocratique

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Si on devait identifier un vice caractéristique de chaque époque de l'histoire humaine, celui du capitalisme serait assurément l'hypocrisie de sa classe dominante. Le grand conquérant Mongol, Jinghiz Khan, amoncelait des pyramides de crânes lors de la conquête des villes insoumises, mais il n'a jamais prétendu le faire pour le plus grand bien de leurs habitants. Il a fallu attendre la démocratie bourgeoise et capitaliste pour entendre déclarer que la guerre était "humanitaire" et qu'il fallait bombarder les populations civiles pour apporter... la paix et la liberté à ces mêmes populations.

Tsunami : Le bluff de l'aide humanitaire

Le tsunami de décembre 2004 frappait les côtes de l'Océan indien au moment où nous mettions sous presse le dernier numéro de cette Revue. N'ayant de ce fait pu inclure de prise de position sur cet évènement significatif du monde actuel (1 [253]), il revient à ce numéro de le faire. Déjà en 1902, il y a un peu plus de 100 ans, la grande révolutionnaire Rosa Luxemburg a dénoncé l'hypocrisie des grandes puissances venues apporter leur "aide humanitaire" aux populations sinistrées par le volcan de la Martinique, alors qu'elles n'ont jamais hésité un seul instant à massacrer les mêmes populations pour étendre leur domination sur le monde. (2 [254] Quand on voit aujourd'hui la réaction des grandes puissances face à la catastrophe survenue en Asie du Sud fin 2004, on ne peut que constater que les choses ont bien peu changé depuis lors, sinon en pire.

Aujourd'hui, on sait que le nombre de morts directement causés par le Tsunami est supérieur à 300 000 personnes, en général parmi des populations les plus démunies, sans parler des centaines de milliers de sans-abri. Une telle hécatombe n'était nullement une "fatalité". Évidemment, on ne peut accuser le capitalisme d’être à l’origine du séisme qui a provoqué ce gigantesque raz-de-marée. En revanche, on peut mettre à son passif la totale incurie et l'irresponsabilité des gouvernements de cette région du monde et de leurs homologues occidentaux qui ont conduit à cette immense catastrophe humaine. (3 [255])

Tous savaient en effet que cette région du globe est particulièrement exposée aux secousses sismiques : "Les experts locaux, pourtant, savaient qu’un drame se préparait. Courant décembre, en marge d’une réunion de physiciens à Djakarta, des sismologues indonésiens avaient évoqué le sujet avec un expert français. Ils étaient parfaitement conscients du danger de tsunamis car il y a en permanence des séismes dans la région" (Libération du 31/12/04).

Non seulement les experts étaient au courant mais, en plus, l’ex-directeur du Centre international d’information sur les tsunamis à Hawaï, George Pararas-Carayannis avait même indiqué qu’un séisme majeur s'était produit 2 jours avant la catastrophe du 26 décembre. "L’Océan indien dispose d’infrastructures de base pour les mesures sismiques et les communications. Et personne n’aurait dû être surpris, puisqu’un séisme de magnitude 8,1 s’était produit le 24 décembre. Il aurait dû alerter les autorités. Mais il manque d’abord la volonté politique des pays concernés, et une coordination internationale à l’échelle de ce qui s’est construit dans le Pacifique" (Libération du 28/12/04).

Personne n’aurait dû être surpris et pourtant le pire est arrivé, alors qu'il y avait suffisamment d’informations disponibles sur la catastrophe en préparation pour agir et éviter ce carnage.

Ce n’est pas de la négligence, c’est une attitude criminelle et qui révèle le profond mépris de la classe dominante pour les populations et le prolétariat qui sont les principales victimes de la politique bourgeoise des gouvernements locaux !

En fait, il est clairement reconnu aujourd’hui, de façon officielle, que l’alerte n’a pas été lancée de crainte de… porter atteinte au secteur du tourisme ! Autrement dit, c’est pour défendre de sordides intérêts économiques et financiers que des dizaines de milliers d'êtres humains ont été sacrifiés.

Cette irresponsabilité des gouvernements est une nouvelle illustration du mode de vie de cette classe de requins qui gère la vie et l'activité productive de la société. Les États bourgeois sont prêts à sacrifier autant de vies humaines que nécessaire pour préserver l’exploitation et les profits capitalistes.

Le cynisme profond de la classe capitaliste, le désastre que représente pour l'humanité la survie de ce système d'exploitation et de mort, est encore plus évident si nous comparons le coût d'un système de détection de tsunamis et les sommes fabuleuses dépensées en armements, rien que par les pays limitrophes de l'Océan indien et "en voie de développement" : le montant de 20-30 millions de dollars estimés nécessaires pour la mise en place d'un système de balises et d'avertissement dans la région ne vaut qu'un seul des 16 avions Hawk-309 commandés par le gouvernement indonésien à la Grande-Bretagne dans les années 1990. Si on regarde les budgets destinés aux militaires indiens (19 milliards de dollars), indonésiens (1,3 milliards de dollars), et sri lankais (540 millions de dollars – c'est le plus petit et le plus pauvre des trois pays), alors saute aux yeux la réalité d'un système économique qui dépense sans compter pour semer la mort, mais se révèle pingre à l'extrême quand il s'agit de protéger la vie des populations.

De nouvelles victimes sont aujourd'hui annoncées à la suite du nouveau séisme dans la région qui a frappé l'île indonésienne de Nias. Le nombre élevé de morts et de blessés est dû au matériel de construction des maisons, des blocs de béton beaucoup moins résistants aux secousses que le bois qui est la matière traditionnelle de construction dans la région. Seulement voilà, le béton est bon marché et le bois coûte cher, d'autant plus que son exportation vers les pays développés est source de revenus importants pour les capitalistes, les mafieux et les militaires indonésiens. Avec ce nouveau désastre, le retour des médias occidentaux sur la région, pour nous montrer toutes les bonnes œuvres des ONG toujours sur place, nous révèle aussi quel a été le résultat des grandes déclarations de solidarité gouvernementale qui ont suivi le séisme de décembre 2004.

Premièrement, sur le plan des dons financiers promis par les gouvernements occidentaux, la comparaison entre les dépenses en armement et l'argent alloué aux opérations de secours est encore plus criante que pour les pays limitrophes de l'Océan indien : les Etats-Unis, qui au début ont proposé 35 millions de dollars d'aide ("ce que nous dépensons en Irak chaque matin avant le petit déjeuner" comme le disait le sénateur américain Patrick Leahy), prévoient un budget militaire pour 2005-2006 de 500 milliards de dollars, sans tenir compte du coût des guerres en Afghanistan et en Irak. Et même concernant ce niveau d'aide pitoyable, nous avions déjà prévenu que la bourgeoisie occidentale risquait d'être forte en promesses, mais chiche en pratique: "on peut rappeler que cette "communauté internationale" de brigands capitalistes avait promis 115 millions de dollars suite au séisme qui avait secoué l’Iran en décembre 2003 et Téhéran n’a reçu à ce jour que 17 millions de dollars. C’est la même chose qui s'est produite pour le Libéria : 1 milliard de dollars promis et 70 millions récoltés". (4 [256]) La Asian Development Bank annonce aujourd'hui que 4 milliards de dollars de l'argent promis manquent aujourd'hui à l'appel et, selon la BBC, "Le ministre des affaires étrangères sri-lankais, Lakshman Kadirgamar, a dit que son pays n'avait encore reçu aucune somme de celles promises par les gouvernements". Sur Banda Aceh, il n'y a toujours pas d'eau propre pour la population (paradoxalement, les réfugiés dans leurs camps de fortune sont les seuls à bénéficier des efforts largement insuffisants des ONG). Au Sri Lanka, les réfugiés de la région autour de Trincomalee (pour ne prendre qu'un exemple) vivent toujours dans des tentes, et souffrent de diarrhées et de varicelle ; 65% de la flotte de pêche (dont dépend une grande partie de la population de l'île) a été détruit par le tsunami et n'a toujours pas été remplacé.

Les médias aux ordres, évidemment, nous expliquent en long et en large les difficultés inévitables d'une opération de secours de grande envergure. Il est fort instructif de comparer ces "difficultés" pour secourir les populations démunies (ce qui ne rapporte aucun bénéfice au capital), avec la capacité logistique impressionnante de l'armée américaine lors de l'opération Desert Storm : rappelons-nous que la préparation pour l'assaut sur l'Irak a duré six mois. Pendant ce temps, selon un article publié par le Army Magazine (5 [257]),"Le 22e Support Command a reçu plus de 12 447 véhicules à chenille, 102 697 véhicules à roues, 3,7 milliards de litres de carburant et 24 tonnes de courrier pendant cette courte période. Parmi les innovations par rapport aux guerre précédentes, on a vu l'utilisation de navires à chargement rapide, de transport par containers ultra-modernes, un système efficace de carburant standardisé et une gestion automatisée de l'information". Alors, à chaque fois qu'on nous parle des "difficultés logistiques" des opérations humanitaires, rappelons-nous ce dont le capitalisme est capable quand il s'agit de défendre des intérêts impérialistes.

Mais de surcroît, même les sommes et les misérables ressources envoyées sur place ne l'ont pas été gratuitement : la bourgeoisie ne dépense pas d'argent sans contrepartie. Si les Etats occidentaux ont dépêché leurs hélicoptères, leurs porte-avions et leurs véhicules amphibies sur place, c'est qu'ils comptaient bien en tirer profit sur le plan de leur influence impérialiste dans la région. Comme le soulignait Condoleezza Rice devant le sénat américain lors de sa confirmation en tant que Secrétaire d'Etat (6 [258]) : "Je suis d'accord pour dire que le tsunami a constitué une occasion magnifique pour montrer la compassion non seulement du gouvernement américain mais du peuple américain, et je pense que cela nous a beaucoup rapporté." (7 [259]) De même, la décision du gouvernement indien de refuser toute aide occidentale a été entièrement motivée par son désir de "jouer dans la cour des grands" et de s'affirmer comme puissance impérialiste régionale.

La démocratie pour cacher la barbarie

Si on ne faisait que constater ces écarts obscènes entre ce que la bourgeoisie dépense pour semer la mort et les conditions de vie de plus en plus misérables de l'immense majorité de la population mondiale, nous n'irions pas plus loin que toutes les bonnes âmes qui défendent la démocratie, les ONG de toutes sortes.

Mais les grandes puissances elles aussi sont toutes d'ardents défenseurs de la démocratie, et leurs informations télévisées ne se privent pas de nous donner toutes les raisons d'espérer un monde meilleur, grâce à l'extension irrésistible de la démocratie. Après les élections en Afghanistan, la population a voté pour la première fois en Irak, et Bush Junior a pu saluer l'admirable courage de ces gens qui ont bravé une réelle menace de mort pour passer aux urnes et dire "non" au terrorisme. En Ukraine, la "révolution orange" a suivi l'exemple de la Géorgie et a remplacé un gouvernement corrompu acquis aux russes par l'héroïque Yushchenko. Au Liban, la jeunesse mobilisée exige que la vérité soit faite sur l'assassinat de l'oppositionnel Rafik Hariri, et que les troupes syriennes quittent le pays. En Palestine, les élections ont donné un clair mandat à Mahmoud Abbas pour mettre fin au terrorisme et conclure une juste paix avec Israël. Enfin, au Kirghizstan une "révolution des tulipes" a balayé l'ancien président Akayev. Nous serions donc face à un véritable déferlement démocratique de "people power", porteur enfin du "nouvel ordre mondial" qu'on nous a promis avec la chute du mur de Berlin en 1989.

Mais dès que nous grattons un peu, les perspectives deviennent subitement moins roses.

En Irak d'abord, les élections n'ont fait que ponctuer une lutte pour le pouvoir entre différentes fractions de la bourgeoisie irakienne qui continue de plus belle, avec d'âpres négociations entre chiites et kurdes à propos du partage du pouvoir et du degré d'autonomie accordée à la partie kurde du pays. S'ils sont parvenus pour le moment à un accord concernant certains postes gouvernementaux, ce n'est qu'en remettant à plus tard l'épineuse question de Kirkouk, riche ville pétrolière du nord de l'Irak, objet des convoitises des sunnites et des kurdes, et qui continue d'être la scène de violents affrontements. On peut se demander à quel point les élections irakiennes sont prises au sérieux par les dirigeants kurdes, étant donné que ceux-ci ont organisé, le même jour, un "sondage" selon lequel 95% des kurdes désirent un Kurdistan indépendant. "L'auto-détermination est le droit naturel de notre peuple et il a le droit d'exprimer ses désirs", a dit le dirigeant kurde Barzani et "quand le moment viendra, elle deviendra une réalité" (8 [260]). La situation des kurdes est lourde de menaces pour la stabilité de la région, puisque toute tentative de leur part d'affirmer leur indépendance serait vue comme un danger immédiat par deux puissances limitrophes où vivent d'importantes minorités kurdes : la Turquie et l'Iran.

Les élections irakiennes ont constitué un coup médiatique en faveur des Etats-Unis qui a considérablement affaibli sur le plan politique les résistances des puissances rivales, notamment la France, dans la région. Par contre, le gouvernement Bush n'est guère enchanté par la perspective d'un Etat irakien dominé par les chiites, alliés de l'Iran, et donc indirectement de la Syrie et de ses sbires au Liban, le Hezbollah. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre l'assassinat de Rafik Hariri, puissant dirigeant et homme d'affaires du Liban.

Toute la presse occidentale – américaine et française en premier – pointe du doigt la Syrie. Pourtant tous les commentateurs sont d'accord pour dire d'abord que Hariri n'avait rien d'un oppositionnel (il avait été premier ministre sous tutelle syrienne pendant 10 ans), ensuite que le dernier à profiter du crime est bien la Syrie qui a été obligée d'annoncer le retrait total de ses troupes pour le 30 avril. (9 [261]) En revanche, ceux qui profitent de la situation, ce sont, d'une part, Israël qui voit s'affaiblir l'influence du Hezbollah et, d'autre part, les Etats-Unis qui ont sauté sur l'occasion pour mettre au pas le régime syrien. Est-ce que cela veut dire pour autant que la "révolution démocratique" qui a provoqué ce retrait, aurait conquis une nouvelle zone de paix et de prospérité ? On est en droit d'en douter quand on considère que les "oppositionnels" d'aujourd'hui (comme le dirigeant druze Walid Joumblatt) ne sont rien d'autre que des seigneurs de la guerre, acteurs du conflit qui a ensanglanté le pays de 1975 à 1990 ; déjà, plusieurs attaques à la bombe ont pris pour cible des régions chrétiennes du Liban, alors que le Hezbollah (avec ses 20.000 hommes armés) s'engage dans des manifestations massives.

De même, la démission forcée du président du Kirghizstan, Akayev, ne présage que plus de misère et d'instabilité. Ce pays, parmi les plus pauvres de l'Asie centrale, qui abrite déjà des bases militaires russe et américaine, se voit de plus en plus l'objet des convoitises de la Chine. Il est, de plus, un des lieux de passages privilégiés pour la drogue. Dans de telles conditions, cette récente issue "démocratique" n'est rien d'autre qu'un moment dans les règlements de compte par procuration entre les grandes puissances.

Par deux fois pendant le 20e siècle, les rivalités impérialistes ont ensanglanté la planète dans les effroyables boucheries de deux guerres mondiales, pour ne pas parler des guerres incessantes depuis 1945 qui ont mis aux prises les deux grands blocs impérialistes sortis victorieux de la Deuxième Guerre, jusqu'à la chute du bloc russe en 1989. A la fin de chaque tuerie, la classe dominante nous jure que cette fois-ci, c'est la dernière : la guerre de 14-18 était "la der des ders", la guerre de 39-45 devait ouvrir une nouvelle période de reconstruction et de liberté garanties par les Nations Unies, la fin de la Guerre froide en 89 allait initier un "nouvel ordre mondial" de paix et de prospérité. Au cas où la classe ouvrière se poserait des questions aujourd'hui sur les bienfaits de ce "nouvel ordre" (de guerre et de misère), les années 2004 et 2005 ont vu, et vont voir, les célébrations fastueuses des triomphes de la démocratie (débarquement en Normandie de juin 1944), ainsi que les commémorations des horreurs du nazisme (cérémonies sur la libération des camps de concentration). On peut se douter que la bourgeoisie démocratique et hypocrite fera moins de barouf sur les 20 millions de morts des goulags russes lorsque l'URSS était son allié contre Hitler, et sur les 340.000 morts de Hiroshima et Nagasaki lorsque la plus grande démocratie du monde a utilisé, pour la seule fois dans l'histoire, l'arme de l'Armageddon, la bombe atomique contre un pays déjà défait. (10 [262])

C'est dire le peu de confiance que nous pouvons accorder à cette classe bourgeoise pour nous apporter la paix et la prospérité qu'elle nous promet, la main sur le cœur. Au contraire: "Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu'elle est. Ce n'est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l'ordre, de la paix et du droit, c'est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l'anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l'humanité qu'elle se montre toute nue, telle qu'elle est vraiment". (11 [263]) Contre ce sabbat macabre, seul le prolétariat peut dresser une véritable opposition capable de mettre fin à la guerre parce qu'il mettra fin au capitalisme fauteur de guerre.

Seule la classe ouvrière peut offrir une solution

A la fin de la guerre du Vietnam, l'armée américaine n'était plus apte au combat. Les soldats – des appelés pour la plupart – refusaient régulièrement de partir au front et assassinaient les officiers qui "faisaient du zèle". Cette démoralisation n'était pas le résultat d'une défaite militaire, mais du fait que, contrairement à la guerre de 39-45, la bourgeoisie américaine n'avait pas réussi à faire adhérer la classe ouvrière à ses projets impérialistes.

Avant de se lancer dans l'invasion de l'Irak, les va-t-en guerres du Pentagone s'étaient convaincus que le "syndrome du Vietnam" était dépassé. Et pourtant, il existe un refus grandissant des ouvriers en uniforme américains de donner leur vie pour les aventures militaires de leur bourgeoisie : depuis le début de la guerre en Irak, quelques 5 500 soldats ont déserté, alors qu'il manque 5 000 hommes au plan de recrutement de l'armée de réserve (qui fournit la moitié des troupes) : ce total de 10.500 hommes représente presque 8% de la force présente en Irak de 135 000 hommes.

En tant que telle, cette résistance passive ne représente pas une perspective pour l'avenir. Mais la vieille taupe de la conscience ouvrière continue de creuser, et le lent réveil de la résistance du prolétariat à la dégradation de ses conditions de vie est porteuse non seulement de résistance mais de démolition de ce vieux monde pourrissant, qui mettra fin à jamais à ses guerres, sa misère et à son hypocrisie.


Jens, 9 avril 2005




1 [264]Voir la déclaration du CCI publiée sur notre site web (https://fr.internationalism.org/ri/353_Tsunami [265])

2 [266] Disponible en anglais sur le site https://www.marxists.org/archive/luxemburg/1902/05/15.htm [267]

3 [268] Juste avant l'éruption de la montagne Pelée en Martinique, des "experts" gouvernementaux ont assuré la population qu'elle n'avait rien à craindre du volcan.

4 [269] https://fr.internationalism.org/ri/353_Tsunami [265]

5 [270] Revue officielle de l'association de l'armée américaine. Voir https://www.ausa.org/www/armymag.nsf/ [271]

6 [272] C'est-à-dire Ministre des Affaires étrangères

7 [273] Agence France Presse, 18/01/2005, voir https://www.commondreams.org/headlines05/0118-08.htm [274]

8 [275] Cité sur Al Jazira: https://english.aljazeera.net/NR/exeres/350DA932-63C9-4666-9014-2209F872... [276]

9 [277] Jusqu'ici, la seule conclusion nette de l'investigation menée par les Nations Unies, c'est de dire que l'assassinat exigeait forcément la participation d'un des services secrets à l'œuvre dans la région, c'est-à-dire les israéliens, les français, les syriens et les américains. Evidemment on ne peut pas non plus écarter la thèse de la simple incompétence des services secrets syriens.

10 [278] Ce n'est pas une ironie de l'histoire, mais dans la nature même du capitalisme, que le nouvel Etat, qui se sert sans cesse de l'horreur suscitée par l'Holocauste contre les juifs, soit, à son tour, lui-même ouvertement raciste (Israël est basé sur le peuple et la religion juifs) et prépare, avec son "mur de sécurité", la création d'un nouveau et gigantesque camp de concentration à Gaza. Comme dit Arnon Soffer, un des idéologues de la politique de Sharon : "Quand 2,5 millions de personnes vivent enfermés à Gaza, cela devient une catastrophe humanitaire. Ces gens deviendront encore plus des animaux qu'ils ne le sont aujourd'hui, avec l'aide d'un fondamentalisme islamiste fou. La pression à la frontière va devenir épouvantable. Il va y avoir une guerre terrible. Aussi, si nous voulons rester en vie, nous devons tuer et tuer et tuer encore. Tous les jours, chaque jour." (cité dans Counterpunch : https://www.counterpunch.org/makdisi01262005.html [279]).

11 [280] Rosa Luxembourg, Brochure de Junius

Géographique: 

  • Tsunami [281]
  • Moyen Orient [282]

Récent et en cours: 

  • Guerre en Irak [283]

Revue Internationale n° 122 - 3e trimestre 2005

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Référendum, élections... - L'avenir de l'humanité ne passe pas par le bulletin de vote mais par la lutte de classe

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Pendant plusieurs semaines, le prolétariat en Europe a subi la frénésie médiatique des consultations électorales. Avec son cynisme habituel, la bourgeoisie, qui contrôle l’ensemble des moyens d’information, s’est saisie de l'occasion pour s'empresser de reléguer au second plan les horreurs de la barbarie de son système. Ainsi les informations sur l’Irak, qui s’enfonce dans une sauvagerie toujours plus meurtrière, sur la famine qui menace près du tiers de la population nigérienne et tant d'autres situations dramatiques sur la planète, ont cédé la place à l'étalage des multiples scénarios et mises en scène du cirque électoral.

Qu'il s'agisse du référendum sur la Constitution européenne, organisé par les bourgeoisies française et hollandaise, des élections législatives en Grande-Bretagne ou de l’élection en Rhénanie du Nord-Westphalie, région la plus peuplée d’Allemagne, à chaque fois, c’est l’ensemble des forces bourgeoises (partis de gauche, de droite, d’extrême droite, gauchistes, syndicats) qui a orchestré le battage électoral.


En dramatisant les enjeux du référendum européen (en affirmant notamment que l’avenir de l’Europe passe par le vote "populaire"), en appelant à voter pour ou contre la politique d’austérité du gouvernement Schröder ou pour ou contre le gouvernement Blair qui a "menti" sur les objectifs de la guerre en Irak, invariablement la classe dominante offre aux prolétaires un exutoire au malaise social.

C'est grâce à ces campagnes de mystifications électorales que la classe dominante a pu éviter que soit mis en accusation le capitalisme en masquant la faillite de son mode de production. Face à l’angoisse de l’avenir, à la peur du chômage, au ras le bol de l’austérité et de la précarité qui sont au cœur des préoccupations ouvrières actuelles, la bourgeoisie utilise et exploite ses échéances électorales afin de pourrir la réflexion des ouvriers sur ces questions, en exploitant les illusions, encore très fortes au sein du prolétariat, envers la démocratie et le jeu électoral.

Le refus de participer au cirque électoral ne s'impose pas de manière évidente au prolétariat du fait que cette mystification est étroitement liée à ce qui constitue le cœur de l’idéologie de la classe dominante, la démocratie. Toute la vie sociale dans le capitalisme est organisée par la bourgeoisie autour du mythe de l’Etat "démocratique" (1). Ce mythe est fondé sur l'idée mensongère suivant laquelle tous les citoyens sont "égaux" et "libres" de "choisir", par leur vote, les représentants politiques qu’ils désirent et le parlement est présenté comme le reflet de la "volonté populaire" (2). Cette escroquerie idéologique est difficile à déjouer pour la classe ouvrière du fait que la mystification électorale s’appuie en partie sur certaines vérités permettant d'éliminer toute réflexion sur l’utilité ou non du vote. C'est ainsi que la bourgeoisie s'appuie sur l'histoire de mouvement ouvrier en rappelant les luttes héroïques du prolétariat pour conquérir le droit de vote, pour développer sa propagande. Pour ce faire, elle n'hésite pas à faire usage du mensonge et à falsifier les événements. Ainsi, les partis de gauche et les syndicats n’ont de cesse de rappeler les combats passés de la classe ouvrière en vue de l'obtention du suffrage universel. Les trotskistes, tout en relativisant l’importance des élections pour le prolétariat, ne manquent pas une occasion de participer à celles-ci en se revendiquant des positions de la 3e Internationale sur la "tactique"de "parlementarisme révolutionnaire" ou de l’utilisation des élections comme tribune pour faire prétendument entendre la voix des intérêts ouvriers et défendre la politique d'une gauche soi-disant "anti-capitaliste". Quant aux anarchistes, certains participent et d’autres appellent à l’abstention. Face à tout ce fatras idéologique, notamment celui qui prétend s'appuyer sur l'expérience et les traditions de la classe ouvrière, il est nécessaire de revenir aux véritables positions défendues par le mouvement ouvrier et ses organisations révolutionnaires sur la question électorale. Et cela, non pas en soi, mais en fonction des différentes périodes de l’évolution du capitalisme et des besoins de la lutte révolutionnaire du prolétariat.

La question des élections au 19e siècle
dans la phase ascendante du capitalisme

Le 19e siècle est la période du plein développement du capitalisme pendant laquelle la bourgeoisie utilise le suffrage universel et le Parlement pour lutter contre la noblesse et ses fractions rétrogrades. Comme le souligne Rosa Luxemburg, en 1904, dans son texte Social-démocratie et parlementarisme "Le parlementarisme, loin d’être un produit absolu du développement démocratique, du progrès de l’humanité et d’autres belles choses de ce genre, est au contraire une forme historique déterminée de la domination de classe de la bourgeoisie et ceci n’est que le revers de cette domination, de sa lutte contre le féodalisme. Le parlementarisme bourgeois n’est une forme vivante qu’aussi longtemps que dure le conflit entre la bourgeoisie et le féodalisme". Avec le développement du mode de production capitaliste, la bourgeoisie abolit le servage et étend le salariat pour les besoins de son économie. Le Parlement est l’arène où les différents partis, représentants des différentes cliques qui existent au sein de la bourgeoisie, s’affrontent pour décider de la composition et des orientations du gouvernement en charge de l’exécutif. Le Parlement est le centre de la vie politique bourgeoise mais, dans ce système démocratique parlementaire, seuls les notables sont électeurs. Les prolétaires n’ont pas le droit à la parole, ni le droit de s’organiser. Sous l’impulsion de la 1e puis de la 2e Internationale, les ouvriers vont engager des luttes sociales d’envergure, souvent au prix de leur vie, pour obtenir des améliorations de leurs conditions de vie (réduction du temps de travail de 14 ou de 12 à 10 heures, interdiction du travail des enfants et des travaux pénibles pour les femmes). Dans la mesure où le capitalisme était encore un système en pleine expansion, son renversement par la révolution prolétarienne n’était pas encore à l’ordre du jour. C'est la raison pour laquelle la lutte revendicative sur le terrain économique au moyen des syndicats et la lutte de ses partis politiques sur le terrain parlementaire permettaient au prolétariat d’arracher des réformes à son avantage à l’intérieur du système. "Une telle participation lui permettait à la fois de faire pression en faveur de ces réformes, d’utiliser les campagnes électorales comme moyen de propagande et d’agitation autour du programme prolétarien et d’employer le Parlement comme tribune de dénonciation de l'ignominie de la politique bourgeoise. C’est pour cela que la lutte pour le suffrage universel a constitué, tout au long du 19e siècle, dans un grand nombre de pays, une des occasions majeures de mobilisation du prolétariat". (3) Ce sont ces positions que Marx et Engels vont défendre tout au long de cette période d’ascendance du capitalisme pour expliquer leur soutien à la participation du prolétariat aux élections.

Le courant anarchiste, par contre, s’est opposé à cette politique fondée sur une vision historique et une conception matérialiste de l’histoire. L’anarchisme s'est développé dans la seconde moitié du 19e siècle comme produit de la résistance des couches petites-bourgeoises (artisans, commerçants, petits paysans) au processus de prolétarisation qui les privait de leur "indépendance" sociale passée. La vision des anarchistes de la "révolte" contre le capitalisme était purement idéaliste et abstraite. Ainsi, ce n’est pas un hasard si une grande partie des anarchistes, dont Bakounine, figure légendaire de ce courant, ne voyait pas le prolétariat comme classe révolutionnaire mais tendait à lui substituer la notion bourgeoise de "peuple", englobant tous ceux qui souffrent, quelle que soit leur place dans les rapports de production, quelle que soit leur capacité à s’organiser, à devenir conscients d’eux-mêmes en tant que force sociale. Dans cette logique, pour l’anarchisme, la révolution est possible à tout moment et, de ce fait, toute lutte pour des réformes constitue fondamentalement une entrave à la perspective révolutionnaire. Pour le marxisme, ce radicalisme de façade ne fait pas illusion longtemps, dans la mesure où il exprime "l’incapacité des anarchistes à saisir que la révolution prolétarienne, la lutte directe pour le communisme, n’était pas encore à l’ordre du jour parce que le système capitaliste n’avait pas encore épuisé sa mission historique, et que le prolétariat était face à la nécessité de se consolider comme classe, pour arracher toutes les réformes qu’il pouvait à la bourgeoisie afin, avant tout, de se renforcer pour la lutte révolutionnaire future. Dans une période où le Parlement était une véritable arène de lutte entre fractions de la bourgeoisie, le prolétariat avait les moyens d’y entrer sans se subordonner à la classe dominante ; cette stratégie n’est devenue impossible qu’avec l’entrée du capitalisme dans sa phase décadente, totalitaire". (4)

La question des élections au 20e siècle,
dans la phase de décadence du capitalisme

Avec l’entrée dans le 20e siècle, le capitalisme a conquis le monde et, en se heurtant aux limites de son expansiongéographique, il rencontre aussi la limitation objective des marchés et des débouchés à sa production. Les rapports de production capitalistes se transforment en entraves au développement des forces productives. Le capitalisme, comme un tout, entre alors dans une période de crises et de guerres de dimension mondiale. (5)

Un tel bouleversement, sans précédent dans la vie du capitalisme, va entraîner une modification profonde du mode d’existence politique de la bourgeoisie, du fonctionnement de son appareil d’Etat et des conditions et moyens de la lutte du prolétariat. Le rôle de l’Etat devient prépondérant car il est le seul à même d'assurer "l’ordre", le maintien de la cohésion d'une société capitaliste déchirée par ses contradictions. Les partis bourgeois deviennent, de façon de plus en plus évidente, des instruments de l’Etat chargés de faire accepter la politique de celui-ci. Ainsi, les impératifs de la Première Guerre mondiale et l’intérêt national n’autorisent pas le débat démocratique au Parlement mais imposent une discipline absolue à toutes les fractions de la bourgeoisie nationale. Par la suite, cet état de fait va se maintenir et se renforcer. Le pouvoir politique tend alors à se déplacer du législatif vers l’exécutif et le Parlement bourgeois devient une coquille vide qui ne possède plus aucun rôle décisionnel. C’est cette réalité qu’en 1920, lors de son 2e congrès, l’Internationale communiste va clairement caractériser : "L’attitude de la 3e Internationale envers le parlementarisme n’est pas déterminée par une nouvelle doctrine, mais par la modification du rôle du Parlement même. A l’époque précédente, le Parlement en tant qu’instrument du capitalisme en voie de développement a, dans un certain sens, travaillé au progrès historique. Mais dans les conditions actuelles, à l’époque du déchaînement impérialiste, le Parlement est devenu tout à la fois un instrument de mensonge, de tromperie, de violence, et un exaspérant moulin à paroles... A l’heure actuelle, le Parlement ne peut être en aucun cas, pour les communistes, le théâtre d’une lutte pour des réformes et pour l’amélioration du sort de la classe ouvrière, comme ce fut le cas dans le passé. Le centre de gravité de la vie politique s’est déplacé en dehors du Parlement, et d’une manière définitive" (6).

Désormais, il est hors de question pour la bourgeoisie d’accorder dans quelque domaine que ce soit, économique ou politique, des réformes réelles et durables des conditions de vie de la classe ouvrière. C’est l’inverse qu’elle impose au prolétariat : toujours plus de sacrifices, de misère, d’exploitation et de barbarie. Les révolutionnaires sont alors unanimes pour reconnaître que le capitalisme a atteint des limites historiques et qu'il est entré dans sa période de déclin, de décadence comme en a témoigné le déchaînement de la Première Guerre mondiale. L’alternative était désormais : socialisme ou barbarie. L’ère des réformes était définitivement close et les ouvriers n'avaient plus rien à conquérir sur le terrain des élections.

Néanmoins un débat central va se développer au cours des années 1920 au sein de l’Internationale communiste sur la possibilité, défendue par Lénine et le parti bolchevique, d’utiliser la "tactique" du "parlementarisme révolutionnaire". Face à d’innombrables questions suscitées par l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, le poids du passé continuait à peser sur la classe ouvrière et ses organisations.

La guerre impérialiste, la révolution prolétarienne en Russie, puis le reflux de la vague de luttes prolétariennes au niveau mondial dès 1920 ont conduit Lénine et ses camarades à penser que l’on peut détruire de l’intérieur le Parlement ou utiliser la tribune parlementaire de façon révolutionnaire, comme l’avait fait Karl Liebknecht, au sein du parlement allemand, pour dénoncer la participation à la Première Guerre mondiale. En fait cette "tactique" erronée va conduire la 3e Internationale vers toujours plus de compromis avec l'idéologie de la classe dominante. Par ailleurs, l’isolement de la révolution russe, l'impossibilité de son extension vers le reste de l’Europe avec l'écrasement de la révolution en Allemagne, vont entraîner les bolcheviks et l’Internationale, puis les partis communistes, vers un opportunisme débridé. C'est cet opportunisme qui allait les conduire à remettre en question les positions révolutionnaires des 1er et 2e Congrès de l'Internationale communiste pour s’enfoncer vers la dégénérescence lors des congrès suivants, jusqu’à la trahison et l’avènement du stalinisme qui fut le fer de lance de la contre-révolution triomphante (7).

C’est contre cette dégénérescence et cet abandon des principes prolétariens que réagirent les fractions les plus à gauche dans les partis communistes. A commencer par la Gauche italienne avec Bordiga à sa tête qui, déjà avant 1918, préconisait le rejet de l'action électorale. Connue d'abord comme "Fraction communiste abstentionniste", celle-ci s'est constituée formellement après le Congrès de Bologne en octobre 1919 et, dans une lettre envoyée de Naples à Moscou, elle affirmait qu'un véritable parti, qui devait adhérer à l'Internationale communiste, ne pouvait se créer que sur des bases antiparlementaristes (8). Les gauches allemande et hollandaise vont à leur tour développer la critique du parlementarisme et la systématiser. Anton Pannekoek dénonce clairement la possibilité d’utiliser le Parlement pour les révolutionnaires, car une telle tactique ne pouvait que les conduire à faire des compromis, des concessions à l’idéologie dominante. Elle ne visait qu'à insuffler un semblant de vie à ces institutions moribondes, à encourager la passivité des travailleurs alors que la révolution nécessite, pour le renversement du capitalisme et l’instauration de la société communiste, la participation active et consciente de l’ensemble du prolétariat.

Dans les années 1930, la Gauche italienne, à travers sa revue Bilan, montrera de façon concrète comment les luttes des prolétaires français et espagnols avaient été détournées vers le terrain électoral. Bilan affirmait à juste raison que c’est la "tactique" des fronts populaires en 1936 qui avait permis d’embrigader le prolétariat comme chair à canon dans la 2e boucherie impérialiste mondiale. A la fin de cet effroyable holocauste, c’est la Gauche communiste de France qui publiait la revue Internationalisme (dont est issu le CCI) qui fera la dénonciation la plus claire de la "tactique" du parlementarisme révolutionnaire : "La politique du parlementarisme révolutionnaire a largement contribué à corrompre les partis de la 3e Internationale et les fractions parlementaires ont servi de forteresses de l’opportunisme, aussi bien dans les partis de la 3e qu’autrefois dans les partis de la 2e Internationale. La vérité est que le prolétariat ne peut utiliser pour sa lutte émancipatrice "le moyen de lutte politique" propre à la bourgeoisie et destiné à son asservissement … Le parlementarisme révolutionnaire en tant qu’activité réelle n’a, en fait, jamais existé pour la simple raison que l’action révolutionnaire du prolétariat quand elle se présente à lui, suppose sa mobilisation de classe sur un plan extra-capitaliste, et non la prise des positions à l’intérieur de la société capitaliste." (9) Désormais, l’antiparlementarisme, la non participation aux élections, est une frontière de classe entre organisations prolétariennes et organisations bourgeoises. Dans ces conditions, depuis plus de 80 ans, les élections sont utilisées, à l’échelle mondiale, par tous les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, pour dévoyer le mécontentement ouvrier sur un terrain stérile et crédibiliser le mythe de la "démocratie". Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si aujourd’hui, contrairement au 19e siècle, les Etats "démocratiques" mènent une lutte acharnée contre l’abstentionnisme et la désaffection des partis, car la participation des ouvriers aux élections est essentielle à la perpétuation de l’illusion démocratique. C'est justement ce que viennent d'illustrer de façon flagrante, les récentes élections en Europe qui, sur ce plan, constituent un véritable "cas d'école".

Les élections ne sont qu’une mystification
et "l'Europe sociale" un mensonge

Contrairement à la propagande indigeste qui nous présente la victoire du "Non" à la Constitution européenne, tant en France qu’en Hollande, comme une "victoire du peuple", laissant ainsi entendre que ce sont les urnes qui gouvernent, il faut réaffirmer que les élections sont une pure mascarade. Certes, il peut y avoir des divergences au sein des différentes fractions qui composent l’Etat bourgeois sur la façon de défendre au mieux les intérêts du capital national mais, fondamentalement, la bourgeoisie organise et contrôle le carnaval électoral pour que le résultat soit conforme à ses besoins en tant que classe dominante. C’est pour cela que l’Etat capitaliste organise, planifie, manipule, utilise ses médias aux ordres. Néanmoins, il peut y avoir des "accidents", comme c'est souvent le cas en France (aujourd'hui avec la victoire du Non au référendum, en 2002 avec le Front National en deuxième position aux élections présidentielles, en 1997 avec la victoire de la gauche aux législatives anticipées ou en 1981 avec celle de Mitterrand aux présidentielles), mais qui n'ont évidemment rien à voir avec une quelconque remise en cause (la plus minime soit-elle) de l'ordre capitaliste. Une telle difficulté de la part de la bourgeoisie française à faire dire aux urnes ce qu’elle attend d'elles, révèle une faiblesse historique et un archaïsme de son appareil politique (10), qui n'existent pas dans des pays comme l'Allemagne ou la Grande-Bretagne (11).

Mais cette faiblesse ne signifie nullement que le prolétariat puisse en tirer profit pour imposer une autre orientation à la politique de la bourgeoisie. En effet (et c’est un constat que chaque prolétaire peut faire de sa propre expérience de participation à la mascarade électorale), depuis la fin des années 1920 et jusqu’à aujourd’hui, quel que soit le résultat des élections, que ce soit la droite ou la gauche qui sorte victorieuse des urnes, c’est finalement toujours la même politique antiouvrière qui est menée.

Autrement dit, l’Etat "démocratique" parvient toujours à défendre les intérêts de la classe dominante et du capital national, indépendamment des résultats des consultations électorales organisées à cadence accélérée (12).

La focalisation orchestrée par la bourgeoisie européenne autour du référendum sur la Constitution a réussi à capter l’attention des ouvriers et à les persuader que la construction de l’Europe était un enjeu pour leur avenir et celui de leurs enfants. Mensonge ! Rien n’est plus faux ! Ce qui se jouait à travers l'adoption de cette nouvelle Constitution, c’était pour la classe dominante des Etats fondateurs de l’Europe, dans un contexte d’élargissement à 25 pays membres, la capacité de pouvoir exercer au sein des institutions européennes une influence équivalente à celle qu'ils avaient avant l'arrivée des nouveaux Etats-membres, laquelle n'a fait que diminuer le poids relatif de chacun.

La classe ouvrière n’a pas à prendre parti dans les luttes d'influence entre des fractions de la bourgeoisie. En fait, cette Constitution européenne ne faisait que prendre acte d'une politique déjà à l’œuvre aujourd'hui, une politique de toute façon étrangère aux intérêts de la classe ouvrière. La classe ouvrière sera autant exploitée avec le "Non" qu'elle l'aurait été avec le "Oui".

La classe ouvrière doit rejeter autant l’illusion de pouvoir utiliser le parlement national dans sa lutte contre l’exploitation capitaliste que l'illusion de pouvoir faire de même vis-à-vis du parlement européen. (13)

Dans ce concert d’hypocrisie et de fourberie, la palme revient, d'une part, aux forces de gauche qui se sont regroupées pour dire Non à la Constitution et qui prétendent que l’on peut construire une "autre Europe", plus "sociale" et, d'autre part, aux populistes de tout poil qui exploitent la peur, le désespoir, l’incertitude vis-à-vis de l’avenir, existant dans la population et dans une partie de la classe ouvrière. Comme en France et en Allemagne, par exemple, la Hollande vient de connaître une aggravation du chômage (dont le taux est passé de 2% en 2003 à 8% aujourd'hui) et des attaques remettant en cause la protection sociale.

C'est d'ailleurs face à l'aggravation de ces attaques qu'on a assisté à un début de mobilisation sociale d'ampleur également dans ce pays. Inévitablement le retour du prolétariat sur la scène sociale (14) implique qu’il est en train de développer une réflexion en profondeur sur la signification du chômage massif, sur les attaques à répétition, sur le démantèlement des systèmes de retraite et de protection sociale. A terme, la politique anti-ouvrière de la bourgeoisie et la riposte prolétarienne ne peuvent que déboucher sur une prise de conscience croissante, au sein de la classe ouvrière, de la faillite historique du capitalisme. C’est justement pour saboter ce début de prise de conscience que les promoteurs d’une Europe plus "sociale" s’agitent dans tous les sens, en demandant à l’Etat capitaliste d’arbitrer le conflit entre classes sociales antagoniques et en exhortant les ouvriers à se mobiliser pour rejeter le libéralisme dans le seul objectif de mieux les soumettre à la mystification de l’Etat "social", cette nouvelle fumisterie et camelote idéologique qu’on agite dans les salons feutrés de l’altermondialisme (15). Toute cette propagande idéologique a pour but de récupérer le mécontentement social pour le ramener vers le terrain bourgeois des urnes. Ainsi, le référendum a été présenté comme le moyen de refuser une politique, d’exprimer son ras-le-bol si bien qu'il a constitué un exutoire au mécontentement social qui ne cesse de s’accumuler depuis des années. D’ailleurs, les forces de gauche "anticapitalistes" crient victoire et appellent déjà les ouvriers à rester mobilisés pour les prochaines échéances électorales où "il s’agira de transformer, encore dans les urnes, la victoire du Non au référendum". C’est la même politique de dévoiement du mécontentement social qu'on a vu se manifester en Allemagne où les ouvriers ont été amenés à sanctionner la coalition de Schröder lors de la dernière élection régionale en Rhénanie du Nord.

Dans la phase décadente des modes de production antérieurs au capitalisme, une tactique délibérée, consciemment réfléchie de la part des classes dominantes consistait à fournir l’occasion aux exploités de se défouler dans les journées de carnaval, où tout était permis, lors des combats à mort ou des compétitions sportives, dans les tribunes des stades.

Dans le même but, la bourgeoise a systématisé l'abrutissement par les compétitions sportives et utilise aujourd'hui le cirque électoral comme défouloir à la colère ouvrière. Non seulement la bourgeoisie plonge le prolétariat dans la paupérisation absolue, mais en plus elle l’humilie en lui donnant "des jeux et du cirque électoral". Le prolétariat n’a pas à participer à la fabrication de ses propres chaînes, mais à les briser !

Au renforcement de l’Etat capitaliste, les ouvriers doivent répondre par la volonté de sa destruction !

Ainsi, aujourd’hui comme hier et demain, le prolétariat n’a pas le choix. Ou bien il se laisse entraîner sur le terrain électoral, sur le terrain des Etats bourgeois qui organisent son exploitation et son oppression, terrain où il ne peut être qu’atomisé et sans force pour résister aux attaques du capitalisme en crise. Ou bien, il développe ses luttes collectives, de façon solidaire et unie, pour défendre ses conditions de vie. Ce n’est que de cette façon qu’il pourra retrouver ce qui fait sa force en tant que classe révolutionnaire : son unité et sa capacité à lutter en dehors et contre les institutions bourgeoises (parlement et élections) en vue du renversement du capitalisme. Ce n’est que de cette façon qu’il pourra, dans le futur, édifier une nouvelle société débarrassée de l’exploitation, de la misère et des guerres.

L’alternative qui se pose aujourd’hui est donc la même que celle dégagée par les gauches marxistes dans les années 1920 : électoralisme et mystification de la classe ouvrière ou développement de la conscience de classe et extension des luttes vers la révolution !


D. (26 juin 2005)

(1) Lire notre article "Le mensonge de l’Etat démocratique", dans la Revue Internationale n°76.

(2) Comme contribution à la défense de la démocratie bourgeoise, on peut citer Le Monde diplomatique, le chantre du mouvement altermondialisme, dont le radicalisme a accouché d’un nouveau mot d’ordre "révolutionnaire. "Une autre Europe est possible" exulte son éditorial du mois de juin, intitulé "Espoirs" (de la victoire du Non au référendum et de la mobilisation de la population). Selon lui cette victoire "constitue à elle seule un succès inespéré pour la démocratie" permettant d'affirmer que "Le peuple a fait son grand retour…"

(3) Plate-forme du CCI.

(4) Lire notre article "Anarchisme ou communisme" dans la Revue Internationale n°79.

(5) Lire notre brochure La Décadence du capitalisme.

(6) Lire "La Question parlementaire dans L’Internationale communiste", Edition "Programme communiste" du P.C.I (Parti communiste international).

(7) Lire notre brochure "La terreur stalinienne : un crime du capitalisme, pas du communisme".

(8) C'est en fait l'appui implicite de l'IC au 2e Congrès mondial à la tendance intransigeante de Bordiga qui allait sortir la Fraction communiste abstentionniste de l'isolement minoritaire dans le parti. A ce sujet, lire notre livre La Gauche communiste d'Italie.

(9) Lire cet article de Internationalisme n°36 de juillet 1948, reproduit dans la Revue Internationale n°36

(10) Les faiblesses congénitales de la droite en France plongent leurs racines dans l’histoire même du capitalisme français, marqué par le poids de la petite et moyenne entreprise, du secteur agricole et du petit commerce. Ces archaïsmes n’ont cessé de peser sur l’appareil politique qui n’a jamais réussi à donner naissance à un grand parti de droite directement lié à la grande industrie et à la finance, tel que le parti conservateur en Grande-Bretagne ou le parti chrétien-démocrate en Allemagne. Au contraire, la Seconde Guerre mondiale verra l’irruption du gaullisme qui va marquer profondément la vie de la bourgeoisie française et dont les scories de l’UMP sont les descendants. Pour davantage d'explications sur cette question lire notre article sur le référendum en France dans Révolution internationale n°357.

(11) La réélection de Blair s’est faite avec l’approbation de toute la classe politique, syndicats y compris. Ce social-démocrate est réélu car il a été capable de mettre en œuvre tant sur le plan économique qu’impérialiste, la politique que souhaitait au plus haut niveau l’Etat britannique. La controverse autour des "mensonges" de Blair sur les armes de destruction massive en Irak a permis de mobiliser l’électorat populaire auquel on a donné l’illusion d’une contestation possible par les urnes qui obligerait le chef des travaillistes à tenir compte de l’opinion de son peuple. En fait, comme on l’a vu au moment du déclenchement des hostilités en Irak et jusqu’à aujourd’hui, la "démocratie" capitaliste est tout à fait capable d’absorber l’opposition pacifiste à la guerre et de maintenir l’engagement militaire qu’elle estime nécessaire pour préserver ses intérêts. Pour l’Allemagne, là aussi, la défaite de Schröder à l’élection régionale en Rhénanie-du-Nord-Westphalie (1/3 de la population allemande) et la victoire de la CDU correspondent aux besoins du capital allemand. Cette défaite va impliquer la tenue d’élections anticipées à l’automne permettant que le nouveau gouvernement soit investi de la "volonté populaire" pour poursuivre la politique de "réformes" dont il est nécessaire pour le capital allemand qu'elle ne marque pas le pas. Si, comme c'est le plus probable à l'heure actuelle, la CDU va l’emporter, cela permettra au SPD de se refaire une "santé" dans l’opposition. En effet, la coalition rouge/vert au gouvernement depuis 1998 est considérablement décrédibilisée auprès de la classe ouvrière, du fait du chômage massif (plus de 5 millions de personnes) et des mesures d’austérité draconiennes ayant résulté du plan "Agenda 2010".

(12) Nos camarades d’Internationalisme dénonçaient déjà avec clairvoyance en mai 1946 dans leur journal L’étincelle, le référendum en France pour la Constitution de la 4e République : "Pour détourner l’attention des masses affamées des causes de leur misère, le capitalisme monte la scène de la comédie électorale et les amuse avec des référendums. Pour les divertir des crampes de leurs ventres affamés, on leur donne des bulletins de vote à digérer. A la place du pain, on leur jette de la "constitution" à ronger".

(13) Lire notre article "L’élargissement de l’Union européenne", Revue Internationale n°112.

(14) Lire notre "Résolution sur la situation internationale du 16e congrès du CCI" dans ce numéro de la Revue internationale.

(15) Lire notre article "L’altermondialisme, un piège idéologique contre le prolétariat", Revue internationale n°116.

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La mystification parlementaire [284]

Il y a 100 ans, la révolution de 1905 en Russie (II)

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La révolution de 1905 s’est produite alors que le capitalisme commençait à entrer dans sa période de déclin. La classe ouvrière s’est trouvé dès lors confrontée à la nécessité non pas d’une lutte pour des réformes au sein du capitalisme mais d’une lutte contre le capitalisme en vue de son renversement dans laquelle, plus que des concessions au plan économique, c’était la question du pouvoir qui était centrale. Le prolétariat a répondu à ce défi en créant les armes de son combat politique : la grève de masse et les soviets.

Dans la première parti de cet article (Revue internationale n°120), nous avons vu comment la révolution s’est développée à partir d’une pétition au Tsar en janvier 1905 jusqu’à mettre ouvertement en question le pouvoir politique de la classe dominante. Nous avons montré que c’était une révolution prolétarienne qui affirmait la nature révolutionnaire de la classe ouvrière et qui était à la fois une expression et un catalyseur du développement de la prise de conscience de la classe révolutionnaire. Nous avons montré que la grève de masse de 1905 n’avait rien à voir avec la vision confuse qu’en avait le courant anarcho-syndicaliste qui se développait à la même époque (voir les articles dans les n° 119 et 120 de la Revue internationale) et qui considérait la grève de masse comme un moyen de transformation économique immédiate du capitalisme.

Rosa Luxemburg a mis en évidence que la grève de masse unissait la lutte économique de la classe ouvrière à sa lutte politique et, ce faisant, marquait un développement qualitatif dans la lutte de classe même si, à ce moment là, il n’était pas possible de comprendre pleinement ce qui était une conséquence du changement historique dans le mode de production capitaliste :

"En Russie la population laborieuse et, à la tête de celle-ci, le prolétariat mènent la lutte révolutionnaire en se servant des grèves de masse comme de l'arme la plus efficace en vue très précisément de conquérir ces mêmes droits et conditions politiques dont, les premiers, Marx et Engels ont démontré la nécessité et l'importance dans la lutte pour l'émancipation de la classe ouvrière, et dont ils se sont fait les champions au sein de l'Internationale, les opposant à l'anarchisme. Ainsi la dialectique de l'histoire, le fondement de roc sur lequel s'appuie toute la doctrine du socialisme marxiste, a eu ce résultat que l'anarchisme auquel l'idée de la grève de masse était indissolublement liée, est entré en contradiction avec la pratique de la grève de masse elle-même; en revanche la grève de masse, combattue naguère comme contraire à l'action politique du prolétariat, apparaît aujourd'hui comme l'arme la plus puissante de la lutte politique pour la conquête des droits politiques." (1)

Les soviets ont aussi été l’expression d’un changement qualitatif important dans le mode d’organisation de la classe ouvrière. Au même titre que la grève de masse, ils ne constituaient pas un phénomène spécifiquement russe. Trotsky, comme Rosa Luxemburg, soulignait ce changement qualitatif, même si, comme Luxemburg aussi, il n’avait pas les moyens d’en saisir toute la signification :

"Le soviet organisait les masses ouvrières, dirigeait les grèves et les manifestations, armait les ouvriers, protégeait la population contre les pogroms. Mais d’autres organisations révolutionnaires remplirent les mêmes tâches avant lui, à coté de lui et après lui : elles n’eurent pourtant pas l’influence dont jouissait le soviet. Le secret de cette influence réside en ceci que cette assemblée sortit organiquement du prolétariat au cours de la lutte directe, prédéterminée par les évènements, que mena le monde ouvrier pour la conquête du pouvoir. Si les prolétaires d’une part et la presse réactionnaire de l’autre donnèrent au soviet le titre de "gouvernement prolétarien", c’est qu’en fait cette organisation n’était autre que l’embryon d’un gouvernement révolutionnaire. Le soviet personnalisait le pouvoir dans la mesure où la puissance révolutionnaire des quartiers ouvriers le lui garantissait ; il luttait directement pour la conquête du pouvoir, dans la mesure où celui-ci restait encore entre les mains d’une monarchie militaire et policière.

Avant l’existence du soviet, nous trouvons parmi les ouvriers de l’industrie de nombreuses organisations révolutionnaires à direction surtout social-démocrate. Mais ce sont des formations à l’intérieur du prolétariat ; leur but immédiat est de lutter pour acquérir de l’influence sur les masses. Le soviet devient immédiatement l’organisation même du prolétariat ; son but est de lutter pour la conquête du pouvoir révolutionnaire.

En devenant le foyer de concentration de toutes les forces révolutionnaires du pays, le soviet ne se laissait pas dissoudre dans l’élément de la démocratie révolutionnaire ; il était et restait l’expression organisée de la volonté de classe du prolétariat." (2)


La signification réelle à la fois de la grève de masse et des soviets ne pouvait être perçue qu’en les replaçant dans le contexte historique correct, en comprenant comment les changements des conditions objectives du capitalisme déterminaient les tâches et les moyens d'action tant de la bourgeoisie que du prolétariat.

Un tournant dans l’histoire

Dans la dernière décennie du 19e siècle, le capitalisme est entré dans une période de changement historique. Alors que le dynamisme qui lui avait permis de s’étendre à travers la planète était encore en partie à l'oeuvre avec l'ascension économique de pays comme le Japon et la Russie, des signes de tensions accrues et de déséquilibres de la société dans son ensemble faisaient leur apparition dans différentes parties du monde.

Le mécanisme d’alternance régulière de crise et de boom économique, analysé par Marx au milieu du siècle, avait commencé à s’altérer avec des crises plus longues et plus profondes. (3)

Après des décennies de paix relative, la fin du 19e siècle et le début du 20e avaient vu se développer des tensions croissantes entre les impérialismes rivaux car, de plus en plus, la lutte pour les marchés et les matières premières ne pouvait être menée que grâce à l’éviction d’une puissance par une autre. Ceci est illustré par la "bousculade pour l’Afrique" ("Scramble for Africa") quand, en l’espace de 20 ans, un continent entier s’est trouvé partagé entre puissances coloniales et soumis à l’exploitation la plus brutale qu’on ait jamais vue. La "bousculade pour l’Afrique" conduisait à de fréquents affrontements diplomatiques et à des face-à-face militaires, tels que l’incident de Fachoda en 1898, à la suite duquel l’impérialisme anglais a obligé son rival français à lui céder le Haut Nil.


Pendant cette même période, la classe ouvrière s’était lancée dans un nombre de plus en plus grand de grèves qui étaient plus étendues et plus intenses que par le passé. Par exemple, en Allemagne, le nombre de grèves est passé de 483 en 1896 à 1468 en 1900, retombant à 1144 et 1190 en 1903 et 1904 respectivement (4). En Russie en 1898 et en Belgique en 1902, les grèves de masse se sont développées, préfigurant celles de 1905. Le développement du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarcho-syndicalisme était, en partie, une conséquence de cette combativité croissante, mais il avait pris cette forme du fait de l’opportunisme grandissant dans de nombreux secteurs du mouvement ouvrier, comme nous l’avons montré dans la série d’articles que nous avons commencé à écrire sur ce sujet (5).

Ainsi, pour chacune des deux classes principales, la période était celle d’un immense changement dans lequel des enjeux nouveaux demandaient de nouvelles réponses au niveau qualitatif. Pour la bourgeoisie, c’était la fin d’une période d’expansion coloniale et le début d’une période de rivalités impérialistes toujours plus aigües qui allait conduire à la guerre mondiale en 1914. Pour la classe ouvrière, ce changement signifiait la fin d’une époque dans laquelle des réformes pouvaient être conquises dans un cadre légal ou semi-légal établi par la classe dominante, et le début d’une époque dans laquelle ses intérêts ne pouvaient être défendus qu’en mettant en cause le cadre de l’État bourgeois. Cette situation allait conduire en dernier ressort à la lutte pour le pouvoir en 1917 et à la vague révolutionnaire qui a suivi. 1905 était la "répétition générale" de cette confrontation, avec des leçons évidentes à l’époque mais aussi encore valables aujourd’hui pour ceux qui veulent les voir.

La situation en Russie

La Russie ne faisait pas exception à cette tendance générale, mais les caractéristiques du développement de la société russe devaient amener le prolétariat à se confronter plus rapidement et de façon plus aiguë à certaines des conséquences de la nouvelle période qui débutait.


Cependant, alors que nous allons considérer ces aspects particuliers un peu plus loin, il est nécessaire de mettre d’abord l’accent sur le fait que la cause sous-jacente de la révolution résultait de conditions qui affectaient la classe ouvrière dans son ensemble, comme l’a souligné Rosa Luxemburg :

"De même il y a beaucoup d'exagérations dans l'idée qu'on se faisait de la misère du prolétariat de l'Empire tsariste avant la révolution. La catégorie d'ouvriers actuel-lement la plus active et la plus ardente dans la lutte économique aussi bien que politique, celle des travailleurs de la grande industrie des grandes villes, avait un niveau d'existence à peine inférieur à celui des catégories corres-pondantes du prolétariat allemand ; dans un certain nombre de métiers on rencontre des salaires égaux et même parfois supérieurs à ceux pratiqués en Allemagne. De même, en ce qui concerne la durée du travail, la différence entre les grandes entreprises industrielles des deux pays est insi-gnifiante. Ainsi cette idée d'un prétendu ilotisme matériel et culturel de la classe ouvrière russe ne repose sur rien. Si l'on y réfléchit quelque peu, elle est réfutée par le fait même de la révolution et du rôle éminent qu'y a joué le prolétariat. Ce n'est pas avec un sous-prolétariat misé-rable qu'on fait des révolutions de cette maturité et de cette lucidité politique. Les ouvriers de la grande industrie de Saint-Pétersbourg, de Varsovie, de Moscou et d'Odessa, qui étaient à la pointe du combat, sont sur le plan culturel et intellectuel beaucoup plus proches du type occidental que ne l'imaginent ceux qui considèrent le parlementarisme bourgeois et la pratique syndicale régulière comme l'unique et indispensable école du prolétariat. Le dévelop-pement industriel moderne de la Russie et l'influence de quinze ans de social-démocratie dirigeant et encourageant la lutte économique ont accompli, même en l'absence des garanties extérieures de l'ordre légal bourgeois, un travail civilisateur important." (6).

Il est vrai que le développement du capitalisme en Russie s’était fondé sur une exploitation brutale des ouvriers, avec des journées de travail longues et des conditions de travail qui rappelaient celles du début du 19e siècle en Angleterre, mais les luttes ouvrières se sont développées rapidement à la fin du 19e siècle et au début du 20e.

Ce développement, on pouvait le voir, en particulier, dans l’usine Poutilov à Saint-Pétersbourg, qui fabriquait des armes et construisait des bateaux. L’usine employait plusieurs dizaines de milliers d’ouvriers et était capable de produire à une échelle qui lui permettait de concurrencer ses rivales les plus développées de l’étranger.

Les ouvriers de cette usine avaient développé une tradition de combativité et ils furent au centre des luttes révolutionnaires du prolétariat russe tout autant en 1905 qu’en 1917. Si l’usine Poutilov sortait du rang par sa taille, elle constituait néanmoins une illustration d’une tendance générale au développement d'usines plus grandes en Russie.

Entre 1863 et 1891, le nombre d’usines en Russie d’Europe est passé de 11 810 à 16 770, un accroissement de près de 42%, tandis que le nombre des ouvriers s’est élevé de 357 800 à 738 100, soit un accroissement de 106% (7). Dans des régions comme celle de Saint-Pétersbourg, le nombre d’usines diminuait alors qu'augmentait le nombre d’ouvriers, ce qui indique une tendance encore plus grande à la concentration de la production et donc du prolétariat (8).

La situation des cheminots en Russie confirme l’argument de Rosa Luxemburg sur la situation des secteurs les plus avancés de la classe ouvrière russe. Au niveau matériel, il y avait eu des acquis significatifs : entre 1885 et 1895, les salaires réels dans les chemins de fer ont aumenté en moyenne de 18%, bien que cette moyenne cache de grandes disparités entre ouvriers effectuant des travaux différents et entre les différentes régions du pays.

Au niveau culturel, il y avait une tradition de lutte qui remontait aux années 1840-1850, quand les serfs avaient d’abord été recrutés pour construire les chemins de fer. Mais dans le dernier quart du siècle, les cheminots étaient devenus une fraction centrale du prolétariat urbain avec une expérience significative de la lutte : entre 1875 et 1884, il y a eu 29 "incidents" et dans la décennie suivante, 33.

Quand les salaires et les conditions de travail ont commencé à se dégrader après 1895, les cheminots ont réagi : "… entre 1895 et 1904, le nombre de grèves de cheminots a été trois fois supérieur à celui des deux décennies précédentes ensemble… Les grèves de la fin des années 1890 devenaient plus déterminées et moins défensives… Après 1900, les travailleurs ont répondu au début de la crise économique par une résistance et une combativité croissantes et les métallurgistes des chemins de fer agissaient souvent de concert avec les ouvriers de l’industrie privée ; les agitateurs politiques, la plupart sociaux-démocrates, gagnaient une influence significative." (9)

Dans la révolution de 1905, les cheminots devaient jouer un rôle majeur, mettant leur habileté et leur expérience au service de la classe ouvrière dans son ensemble, impulsant l’extension de la lutte et le passage de la grève à l’insurrection. Ce n’était pas une lutte de miséreux poussés à l’émeute par la faim ni une lutte de paysans en habits d’ouvriers, mais celle d’une partie vitale et dotée d’une forte conscience de classe du prolétariat international. C’est dans ces conditions et ce contexte communs à la classe ouvrière internationale que les aspects particuliers de la situation en Russie, la guerre avec le Japon à l’extérieur et la répression politique à l’intérieur, ont eu un impact.

La question de la guerre

La guerre entre la Russie et le Japon de 1904-1905 était une conséquence des rivalités impérialistes qui s’étaient développées entre ces deux nouvelles puissances capitalistes à la fin du 19e siècle. La confrontation se dessine dans les années 1890 autour de la question de leur influence respective en Chine et en Corée. Au début de la décennie ont commencé les travaux du Transsibérien qui devait permettre à la Russie d’accéder à la Mandchourie, alors que le Japon développait des intérêts économiques en Corée. Les tensions se développèrent au cours de cette décennie car la Russie a obligé le Japon à se retirer d’un certain nombre de positions qu’il avait sur le continent ; elles culminèrent quand la Russie commença à développer ses propres intérêts en Corée.

Le Japon proposa que les deux pays se mettent d’accord pour respecter chacun la sphère d’influence de l’autre. Comme la Russie ne répondait pas, le Japon lança une attaque surprise sur Port-Arthur en Janvier 1904.

L’énorme disparité entre les forces militaires des deux protagonistes rendait l’issue de la guerre comme jouée d'avance au premier abord, et son déclenchement fut salué au début en Russie par une explosion de ferveur patriotique et la dénonciation des "insolents mongols" ainsi que par des manifestations étudiantes pour soutenir la guerre.

Cependant, il n’y eut pas de victoire rapide. Le Transsibérien n’était pas achevé si bien que les troupes ne pouvaient être acheminées rapidement sur le front ; l’armée russe fut obligée de reculer ; en mai, la garnison fut isolée et la flotte russe envoyée pour la relever fut détruite ; et le 20 décembre, après un siège de 156 jours, Port-Arthur tombait.

Au niveau des moyens militaires, cette guerre n’avait pas de précédent. Des millions de soldats furent envoyés au front, 1 200 000 réservistes furent appelés en Russie ; l’industrie était mise au service de la guerre, ce qui a conduit à des pénuries et à l’approfondissement de la crise économique. A la bataille de Mukdon en mars 1904, 600 000 hommes combattirent pendant deux semaines, laissant 160 000 tués.

C’était la plus grande bataille dans l’histoire et un indice de ce que serait 1914. La chute de Port-Arthur a signifié pour la Russie la perte de sa flotte du Pacifique et l’humiliation de l’autocratie. Lénine en tira de grandes leçons : "Mais la débâcle infligée à l'autocratie sur les champs de bataille acquiert une signification plus grande encore en tant que symptôme de l'effondrement de tout notre système politique. Les temps où la guerre se faisait à l'aide de mercenaires ou de représentants de castes à demi détachées du peuple sont révolus (…) Les guerres sont maintenant menées par les peuples, et c'est pourquoi l'on voit ressortir aujourd'hui, avec un relief particulier, ce qui caractérise essentiellement la guerre : la mise en évidence par des faits, devant des dizaines de millions d'hommes, de l'incompatibilité du peuple et du gouvernement, incompatibilité que la minorité consciente voyait seule jusqu'à présent. La critique de l'autocratie formulée par tous les russes avancés, par la social-démocratie russe, par le prolétariat russe, est maintenant confirmée par la critique des armes japonaises, confirmée avec une telle force que l'impossibilité de vivre sous l'autocratie est de plus en plus perçue de ceux-là mêmes qui ne savent pas ce qu'est l'autocratie, de ceux-là mêmes qui le savent et voudraient de toute leur âme défendre ce régime. L'incompatibilité de l'autocratie et des intérêts du développement social, des intérêts du peuple entier (une poignée de fonctionnaires et de magnats exceptée) est apparue dès que le peuple a dû, en fait, payer de son sang la rançon du régime. Par son aventure coloniale, sotte et criminelle, l'autocratie s'est fourrée dans une telle impasse que le peuple seul peut en sortir et ne peut en sortir qu'au prix de la destruction du tsarisme" (10).

En Pologne, l’impact économique de la guerre fut particulièrement dévastateur : 25 à 30 % des ouvriers de Varsovie furent licenciés et leurs salaires réduits jusqu'à la moitié pour certains. En mai 1904, il y eut des affrontements entre les ouvriers et la police, les cosaques venant à la rescousse de celle-ci. La guerre commençait à provoquer une opposition de plus en plus forte. Pendant le "dimanche sanglant", quand les troupes commencèrent à massacrer les ouvriers qui étaient venus porter une supplique au tsar, "A en croire tous les correspondants étrangers, les ouvriers [de Saint-Pétersbourg] criaient non sans raison aux officiers qu’ils combattent mieux le peuple russe qu’ils ne combattent les japonais" (11).


Par la suite, des secteurs de l’armée se sont rebellés contre leur situation et se sont rangés du côté des ouvriers : "Le moral des soldats a été très affaibli par la défaite en Orient et par l’incapacité notoire de leurs dirigeants. Ensuite, le mécontentement s’est accru du fait de la résistance du gouvernement à tenir sa promesse d’une démobilisation rapide. Le résultat, ce furent des mutineries dans beaucoup de régiments et, en certaines occasions, des batailles rangées. Des rapports sur des désordres de ce type venaient de lieux aussi éloignées que Grodno et Samara, Rostov et Koursk, de Rembertow près de Varsovie, de Riga en Lettonie et Vyborg en Finlande, de Vladivostok et d’Irkoutsk.

A l’automne, le mouvement révolutionnaire dans la Marine avait également gagné en puissance, avec pour conséquence une mutinerie à la base navale de Cronstadt dans la Baltique en octobre, mutinerie qui ne fut arrêtée que grâce à l’usage de la force. Elle fut suivie encore par une autre mutinerie dans la flotte de la Mer noire, à Sébastopol, qui menaça à un certain moment de prendre le contrôle de toute la ville." (12)


Dans leur appel à la classe ouvrière en mai 1905, les bolcheviks posaient la question de la guerre et de la révolution comme une seule question : "Camarades ! Nous sommes maintenant à la veille de grands événements en Russie. Nous avons commencé la lutte finale et acharnée contre le gouvernement autocratique du tsar, nous devons aller jusqu'à la victoire finale. Voyez à quels malheurs ce gouvernement de bourreaux et de tyrans a mené le peuple russe tout entier, ce gouvernement de courtisans véreux et de larbins du capital ! Le gouvernement tsariste a jeté le peuple russe dans une guerre insensée contre le Japon. Des centaines de milliers de jeunes existences ont été arrachées au peuple et sacrifiées en Extrême-Orient. Il n'est pas de mots pour décrire tous les maux qu'apporte cette guerre.

Et pourquoi la fait-on ? A cause de la Mandchourie que notre gouvernement de brigands a enlevée à la Chine ! A cause d'une terre étrangère coule le sang russe et notre pays se ruine. La vie de l'ouvrier et du paysan devient de plus en plus pénible ; les capitalistes et les fonctionnaires resserrent de plus en plus les mailles du filet ; quant au gouvernement tsariste, il envoie le peuple piller une terre étrangère. Les incapables généraux tsaristes et les fonctionnaires vénaux ont perdu la flotte russe, dépensé des millions et des millions qui appartiennent à la nation, sacrifié des armées entières, mais la guerre continue et entraîne de nouveaux sacrifices. Le peuple est ruiné, le commerce et l'industrie sont paralysés, la famine et le choléra planent sur le pays, mais le gouvernement autocratique absolument aveugle continue la même politique ; il est prêt à perdre la Russie pour sauver une poignée de bourreaux et de tyrans ; il commence, en plus de la guerre avec le Japon, une seconde guerre, la guerre contre le peuple russe tout entier." (13)

L’oppression de l’État

La guerre servait aussi à détourner la campagne grandissante contre la politique d’oppression de l’autocratie. En décembre 1903, on rapportait les mots de Plehve, le ministre de l’intérieur : "De façon à empêcher la révolution, nous avons besoin d’une petite guerre victorieuse." (14)

Le pouvoir de l’autocratie avait été renforcé après l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881 par des membres de la "Volonté du peuple", un groupe engagé dans l’utilisation du terrorisme contre l’autocratie. (15)

De nouvelles "mesures d’exception" furent prises pour mettre hors la loi toute action politique et, loin d’être exceptionnelles, elles devinrent la norme : "c’est vrai de dire… qu’entre la promulgation du Statut du 14 août 1881 et la chute de la dynastie en mars 1917, il n’y a pas eu un seul instant où les "mesures d’exception" n’aient été en vigueur quelque part dans le pays – souvent dans de grandes parties de celui-ci". (16) Le "niveau renforcé" de ces mesures permettait aux gouverneurs des régions concernées d'emprisonner des personnes pendant trois mois sans procès, d'interdire toute conversation privée ou publique, de fermer des usines et des magasins, et de déporter des individus. Le "niveau extraordinaire" plaçait dans les faits la région sous la loi martiale, avec des arrestations arbitraires, des emprisonnements et des amendes. L’utilisation de soldats contre les grèves et les manifestations ouvrières était monnaie courante et beaucoup d’ouvriers furent tués dans la lutte. Le nombre d’ouvriers dans les prisons et les colonies pénales augmentait à travers la Russie, comme augmentait le nombre d’exilés dans les zones aux confins du pays.

Pendant cette période, la proportion d’ouvriers parmi les accusés de crimes contre l’État a augmenté régulièrement. En 1884-90, un quart exactement des accusés étaient des travailleurs manuels ; en 1901-1903, ils représentaient les trois cinquièmes. Ceci reflétait le changement dans le mouvement révolutionnaire qui était passé d’un mouvement dominé par les intellectuels à un mouvement composé d’ouvriers, comme le rapportait un gardien de prison avec ce commentaire : "Pourquoi y a-t-il de plus en plus de paysans politisés qui sont amenés ? Auparavant, c’étaient des gentlemen, des étudiants et des jeunes dames, mais maintenant, ce sont des ouvriers paysans comme nous." (17)


A côté de ces formes "légales" d’oppression, l’État russe employait deux autres moyens complémentaires. D’un côté, l’État encourageait le développement de l’anti-sémitisme, fermant les yeux sur les pogroms et les massacres tout en s’assurant que l’organisation qui faisait le travail, comme l’Union du Peuple russe, mieux connue sous les nom des Cent-Noirs et était ouvertement soutenue par le Tsar, recevait une protection. Les révolutionnaires étaient dénoncés comme faisant partie d’un complot orchestré par les Juifs pour prendre le pouvoir. Cette stratégie devait être utilisée contre les révolutionnaires de 1905 et pour punir les ouvriers et les paysans par la suite.

D’un autre côté, l’État visait à apaiser la classe ouvrière en créant une série de "syndicats policiers" dirigés par le Colonel Zoubatov. Ces syndicats avaient pour but de contenir la ferveur révolutionnaire de la classe ouvrière dans les limites des revendications économiques immédiates, mais les ouvriers de Russie ont d'abord repoussé ces limites et ensuite, en 1905, les ont franchies. Lénine estimait que la situation politique en Russie " … "incite" vivement les ouvriers qui mènent la lutte économique à s’occuper de questions politiques" (18), et défendait que la classe ouvrière pouvait se servir de ces syndicats tant que les pièges que leur tendait la classe dominante étaient mis en évidence par les révolutionnaires. "En ce sens, nous pouvons et devons dire aux Zoubatov et aux Ozerov : travaillez, Messieurs, travaillez ! Dès l’instant que vous dressez des pièges aux ouvriers … nous nous chargeons de vous démasquer. Dès l’instant que vous faites véritablement un pas en avant – ne fut-ce que sous la forme du plus timide "zigzag" - mais un pas en avant tout de même, nous vous dirons : faites donc ! Un véritable élargissement, même en miniature, du champ d’action des ouvriers, constitue un véritable pas en avant. Et tout élargissement de ce genre ne peut que nous profiter : il hâtera l’apparition d’associations légales où ce ne seront pas les provocateurs qui pêcheront des socialistes mais où les socialistes pêcheront des adeptes" (19). En fait, quand la révolution a éclaté, d’abord en 1905, puis en 1917, ce ne sont pas les syndicats qui se sont renforcés mais une nouvelle organisation, adaptée à la tâche que le prolétariat avait devant lui, qui a été créée : les soviets.

L’affrontement armé avec l’État

Alors que les facteurs considérés plus haut permettent d’expliquer pourquoi les événements de 1905 ont eu lieu en Russie, ceux-ci ne sont pas seulement significatifs du contexte russe. Ceci étant dit, qu’est ce qui est significatif dans 1905 ? Qu’est ce qui le définit ?

Un aspect frappant de 1905 a été le développement de la lutte armée en décembre. Trotsky donne un compte-rendu puissant de la lutte qui eut lieu à Moscou quand la classe ouvrière de la région a élevé des barricades pour se défendre contre les troupes tsaristes tandis que l’Organisation combattante social-démocrate menait une lutte de guerrilla dans les rues et les maisons : "Voici un exemple de ce que furent ces accrochages. Une compagnie de Géorgiens (20) s’avance ; ils comptent parmi les plus intrépides, les plus aventureux ; le détachement se compose de vingt quatre tireurs qui marchent ouvertement, en bon ordre, deux par deux. La foule les prévient : seize dragons, commandés par un officier, viennent à leur rencontre. La compagnie se déploie et épaule les mausers. A peine la patrouille apparaît-elle que la compagnie exécute un feu de salve. L’officier est blessé ; les chevaux qui marchaient au premier rang, blessés également, se cabrent ; la confusion se met dans la troupe, les soldats sont dans l’impossibilité de tirer. Au bout d’un instant, la compagnie ouvrière a tiré une centaine de coups de feu et les dragons, abandonnant quelques tués et quelques blessés, fuient en désordre. "Maintenant, allez-vous-en, disent les spectateurs, prévenants ; dans un instant, ils vont amener le canon." En effet, l’artillerie fait bientôt son apparition sur la scène. Dès la première décharge, des dizaines de personnes tombent, tuées ou blessées, dans cette foule sans armes qui ne s’attendait pas à servir de cible à l’armée. Mais, pendant ce temps, les Géorgiens sont ailleurs et font de nouveau le coup de feu contre les troupes… La compagnie est presque invulnérable ; la cuirasse qui la protège, c’est la sympathie générale." (21)

Cependant, ce n’est pas la lutte armée, si courageuse fut-elle, qui définit 1905. La lutte armée était bien sûr une expression de la lutte pour le pouvoir entre les classes mais elle marquait la dernière phase, surgissant quand le prolétariat s’est trouvé confronté au succès de la contre-attaque de la classe dominante. D’abord, les ouvriers ont essayé de gagner à eux les troupes mais les affrontements se multipliaient progressivement et devenaient plus sanglants. La lutte armée représentait une tentative de défendre des zones sous contrôle de la classe ouvrière plutôt que celle d’étendre la révolution. Douze ans plus tard, quand les travailleurs se sont de nouveau affrontés aux soldats, leur succès a été de gagner à eux des parties significatives de l’armée et de la marine qui ont garanti la survie et l’avancée de la révolution.

De plus, les affrontements armés entre la classe ouvrière et la bourgeoisie ont une très longue histoire. Les premières années du mouvement ouvrier en Angleterre ont été marquées par de violents affrontements. Par exemple, en 1800 et 1801, il y a eu une vague d’émeutes de la faim, dont certaines semblaient avoir été planifiées à l’avance avec des documents imprimés appelant les ouvriers à se rassembler. Un an plus tard, il y eut des rapports disant que des ouvriers s’entraînaient à manier la pique et que des associations secrètes complotaient pour la révolution. Pendant la décennie suivante, le mouvement "luddiste" ou "L’armée des redresseurs" pour utiliser le nom même du mouvement, se développait en réaction à l’appauvrissement de milliers de tisserands.

Quelques années plus tard de nouveau, les Chartistes de la Force physique dressaient des plans pour une insurrection. Les journées de juin 1848 et surtout la Commune de Paris en 1871 ont vu la violente confrontation entre les classes éclater au grand jour. En Amérique, l’exploitation brutale qui avait accompagné l’industrialisation rapide du pays provoquait une violente opposition, comme dans le cas des Molly Maquires qui s’étaient spécialisés dans l’assassinat des patrons et transformaient les grèves en conflits armés. (22) Ce qui a caractérisé 1905, ce n’était pas la confrontation armée mais l’organisation du prolétariat sur une base de classe pour atteindre ses buts généraux. Il en a résulté un nouveau type d’organisation, les soviets, avec de nouveaux buts, qui devaient supplanter nécessairement les syndicats.

Le rôle des soviets

Dans une des premières et des plus importantes études sur les soviets, Oskar Anweiler affirme que "il serait plus conforme à la réalité historique de soutenir que ces derniers (les soviets de 1905), aussi bien que les soviets de 1917, se développèrent pendant longtemps d'une manière qui ne devait rien ni au parti bolchevique ni à son idéologie et que, de prime abord, ils ne cherchèrent nullement à conquérir le pouvoir d'Etat." (23)

C’est une bonne évaluation de la première étape des soviets, mais ce n’est plus vrai pour les étapes suivantes de laisser entendre que la classe ouvrière se serait contentée de continuer à marcher derrière le Pope Gapone et à en appeler au "Petit Père". Entre janvier et décembre 1905, quelque chose avait changé. Comprendre ce qui avait changé, et comment, est la clef pour comprendre 1905.


Dans le premier article de cette série, nous avons souligné la nature spontanée de la révolution. Les grèves de janvier, octobre et décembre semblaient surgir de nulle part, mises à feu par des événements en apparence insignifiants, tels que le licenciement de deux ouvriers dans une usine. Les actions débordaient même les plus radicaux des syndicats :

"Le 30 septembre, on commence à s’agiter dans les ateliers des lignes de Koursk et de Kazan. Ces deux voies sont disposées à ouvrir la campagne le 1e octobre. Le syndicat les retient. Se fondant sur l’expérience des grèves d’embranchements de février, avril et juillet, il prépare une grève générale des chemins de fer pour l’époque de la convocation de la Douma ; pour l’instant il s’oppose à toute action séparée. Mais la fermentation ne s’apaise pas. Le 20 septembre s’est ouverte à Petersbourg une "conférence" officielle des députés cheminots, au sujet des caisses de retraite. La conférence prend sur elle d’élargir ses pouvoirs, et, aux applaudissements du monde des cheminots, se transforme en un congrès indépendant, syndical et politique. Des adresses de félicitations lui arrivent de toutes parts. L’agitation croît. L’idée d’une grève générale immédiate des chemins de fer commence à se faire jour dans le secteur de Moscou." (24)

Les soviets se sont développés sur des bases qui allaient au delà de la vocation du syndicat. Le premier organisme qui peut être considéré comme un soviet apparaît à Ivanovo-Voznesensk en Russie centrale. Le 12 mai, une grève éclata dans une usine de la ville qui passait pour être le Manchester russe et, en l’espace de quelques jours, toutes les usines furent fermées et plus de 32 000 ouvriers se sont mis en grève. Sur la suggestion d’un inspecteur d’usine, des délégués furent élus pour représenter les ouvriers dans les discussions. L’Assemblée des Délégués, composée de quelques 120 ouvriers, s’est réunie régulièrement au cours des semaines suivantes. Elle avait pour but de conduire la grève, d’empêcher des actions et des négociations séparées, d’assurer l’ordre et l'organisation des actions des ouvriers, et que le travail ne s’arrête que sur son ordre. Le soviet émit un grand nombre de revendications, à la fois économiques et politiques, y compris la journée de 8 heures, un salaire minimum plus élevé, le paiement des jours de maladie et de maternité, la liberté de réunion et de parole. Ensuite, il créa une milice ouvrière pour protéger la classe ouvrière des attaques des Cent-Noirs, pour empêcher les affrontements entre grévistes et ceux qui travaillaient encore, et rester en contact avec les ouvriers de zones éloignées.

Les autorités cédèrent face à la force organisée de la classe ouvrière mais commencèrent à réagir vers la fin du mois en interdisant la milice. Une assemblée de masse début juin fut attaquée par les Cosaques, qui tuèrent plusieurs ouvriers et en arrêtèrent d’autres. La situation se dégradait encore plus vers la fin du mois avec des émeutes et d’autres affrontements avec les Cosaques. Une nouvelle grève fut lancée en juillet, impliquant 10 000 ouvriers, mais elle fut défaite après trois mois, le seul gain apparent étant la réduction de la journée de travail.

Dans ce tout premier effort, on pouvait déjà percevoir la nature fondamentale des soviets : l’unification des intérêts économiques et politiques de la classe ouvrière, et comme il unifiait les travailleurs sur une base de classe plutôt que sur une base corporatiste, il tendait inévitablement à devenir de plus en plus politique avec le temps, ce qui conduisait à une confrontation entre le pouvoir établi de la bourgeoisie et le pouvoir naissant du prolétariat. Le fait que la question de la milice ouvrière ait été centrale dans la vie du soviet d’Ivanonvo-Voznesensk n’était pas dû à la menace militaire immédiate qu’elle posait, mais parce qu’elle soulevait la question du pouvoir de classe.

Cette tendance à la création de pouvoirs concurrents parcourt le récit de Trotsky sur 1905 et s’est posée explicitement en 1917 avec la situation de double pouvoir : "Si l’Etat est l’organisation d’une suprématie de classe et si la révolution est un remplacement de la classe dominante, le passage du pouvoir des mains de l’une aux mains de l’autre doit nécessairement créer des antagonismes dans la situation de l’Etat, avant tout sous forme d’un dualisme de pouvoirs. Le rapport des forces de classe n’est pas une grandeur mathématique qui se prête a un calcul a priori. Lorsque le vieux régime a perdu son équilibre, un nouveau rapport de forces ne peut s’établir qu’en résultat de leur vérification réciproque dans la lutte. Et c’est là la révolution." (25) La situation de double pouvoir n’a pas été atteinte en 1905, mais la question était posée depuis le début : "Le soviet, depuis l’heure où il fut institué jusqu’à celle de sa perte, resta sous la puissante pression de l’élément révolutionnaire qui, sans s’embarrasser de vaines considérations, devança le travail de l’intelligence politique.

Chacune des démarches de la représentation ouvrière était prédéterminée, la "tactique" à suivre s’imposait d’une manière évidente. On n’avait pas à examiner les méthodes de lutte, on avait à peine le temps de les formuler…" (26)

C’est la qualité essentielle du soviet et ce qui le distingue des syndicats. Les syndicats sont une arme de lutte du prolétariat au sein du capitalisme, les soviets sont une arme dans sa lutte contre le capitalisme pour son renversement. A la base, ils ne sont pas opposés, du fait que tous deux surgissent des conditions objectives de la lutte de classe de leur époque et qu’ils sont en continuité puisqu’ils se battent tous les deux pour les intérêts de la classe ouvrière ; mais ils deviennent opposés quand la forme syndicale continue à exister après que son contenu de classe – son rôle dans l’organisation de la classe et dans le développement de sa conscience – ait été transféré dans les soviets. En 1905, cette opposition n’avait pas encore fait son apparition ; les soviets et les syndicats pouvaient coexister et, à un certain point, se renforcer mutuellement, mais elle existait implicitement dans la façon dont les soviets passaient par dessus la tête des syndicats.

Les grèves de masse qui se développèrent en octobre 1905 conduisirent à la création de beaucoup d'autres soviets, avec le soviet de Saint-Pétersbourg à la tête. Au total, 40 à 50 soviets ont été identifiés ainsi que quelques soviets de soldats et de paysans. Anweiler insiste sur leur origines disparates : "Leur naissance se fit ou bien sous forme médiatisée, dans le cadre d’organismes de type ancien – comités de grève ou assemblées de députés, par exemple – ou bien sous forme immédiate, à l’initiative des organisations locales du Parti social-démocrate, appelées en ce cas à exercer une influence décisive sur le soviet. Les limites entre le comité de grève pur et simple et le conseil des députés ouvriers vraiment digne de ce nom étaient souvent des plus floues, et ce ne fut que dans les principaux centres de la révolution et de la classe laborieuse tels que (Saint-Petersbourg mis à part) Moscou, Odessa, Novorossiisk et le bassin du Donetz, que les conseils revêtirent une forme d’organisation nettement tranchée." (27) Dans leur nouveauté, ils suivaient inévitablement les flux et reflux de la marée révolutionnaire : "La force du soviet résidait dans l’état d’esprit révolutionnaire, la volonté de combat des masses, face au manque d’assurance du régime impérial. En ces "Jours de la Liberté", les masses ouvrières, exaltées, répondaient avec empressement aux appels de l’organe qu’elles avaient elles-mêmes élu ; dès que la tension vint à se relâcher et que la lassitude et la déception lui succédèrent, les soviets perdirent de leur influence et de leur autorité. " (28)

Les soviets et la grève de masse surgirent à partir des conditions d’existence objectives de la classe ouvrière exactement comme les syndicats l’avaient fait avant eux : " Le conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique, suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation devait être un confluent pour tous les courants révolutionnaires à l’intérieur du prolétariat ; elle devait être capable d’initiative et se contrôler elle-même d’une manière automatique ; l’essentiel enfin, c’était de pouvoir la faire surgir dans les vingt quatre heures." (29)

C’est pourquoi dans le siècle qui a suivi 1905, la forme soviet, en tant que tendance ou comme réalité, est réapparue à certains moments quand la classe ouvrière prenait l’offensive : "Le mouvement en Pologne, par son caractère massif, par sa rapidité, son extension au delà des catégories et des régions, confirme non seulement la nécessité mais la possibilité d’une généralisation et d’une auto-organisation de la lutte" (30) "L’habituel emploi massif et systématique du mensonge par les autorités de même que le contrôle totalitaire exercé par l'Etat sur chaque aspect de la vie sociale a poussé les ouvriers polonais à faire faire à l'auto-organisation de la classe d'immenses progrès par rapport à ce que nous avions connu jusqu'ici". (31)


North, 14/06/05


 

(La suite de cet article paraîtra dans le prochain numéro de la Revue internationale et sera consultable prochainement sur notre site Internet. Elle traitera en particulier des questions suivantes :

- C’est le soviet des députés ouvriers de Saint Petersburg qui constitue le point culminant de la révolution de 1905 ; il illustre au plus haut point les caractéristiques de cette arme de la lutte révolutionnaire qu’est le soviet : une expression de la lutte elle-même, en vue de la développer massivement, en regroupant l’ensemble de la classe ;

- La pratique révolutionnaire de la classe ouvrière a clarifié la question syndicale bien avant qu’elle ne soit comprise théoriquement. Lorsqu’en 1905 des syndicats se créaient, ils tendaient à déborder le cadre de leur fonction car ils étaient entraînés dans le flot révolutionnaire. Après 1905, ils déclinèrent rapidement et, en 1917, c’est dans les soviets que la classe ouvrière s’est organisée pour engager le combat contre le capital.

- La thèse selon laquelle la révolution de 1905 était le produit de l’arriération de la Russie est une idée fausse qui continue encore aujourd’hui d’avoir un certain poids. A l'encontre d'une telle idée, tant Lénine que Trotsky ont mis en évidence à quel point le capitalisme s’était développé dans ce pays.)

 

1) Rosa Luxemburg, Grève de masse, partis et syndicats.

2) Léon Trotsky : 1905.

3) Voir à ce sujet notre brochure "La décadence du capitalisme".

4) The International Working class Movement, Progress Publishers, Moscow 1976.

5) Revue internationale 118 : "Ce qu’est le syndicalisme révolutionnaire" ; Revue internationale n° 120 : "L’anarcho-syndicalisme confronté à un changement d’époque : la CGT jusqu’en 1914".

6) Rosa Luxemburg : Grève de masse, partis et syndicats.

7) Voir Lénine, "Le développement du capitalisme en Russie", Appendice II.

8) Ibid, Appendice III

9) Henry Reichamn, Railways and revolution, Russia, 1905. University of California Press, 1987.

10) Lénine, "La chute de Port Arthur", Oeuvres complètes.

11) Lénine, "Journées révolutionnaires", Œuvres complètes.

12) David Floyd, La Russie en révolte.

13) Lénine, "Le Premier Mai", Œuvres complètes.

14) Un travail plus récent relativise cette vision, en mettant en avant qu’il est évident que "probablement cela indique que… Plevhe ne semblait pas avoir d’objection à ce que la Russie parte en guerre avec le Japon, sur la base de l’idée qu’un conflit militaire détournerait les masses des préoccupations politiques". (Ascher, The révolution of 1905.)

15) Le frère de Lénine faisait partie d’un groupe qui s’inspirait de la Volonté du Peuple. Il fut pendu en 1887 après une tentative d’assassinat du tsar Alexandre III.

16) Edward Crankshaw, The shadow of the Winter Palace.

17) Teodor Shanin : 1905-07. Revolution as a moment of truth.

18) Lénine, Que faire.

19) Ibid.

20) C’était le nom donné aux unités combattantes individuelles. Trotsky les décrit collectivement comme les "druzhinniki".

21) Trotsky, 1905.

22) Voir Dynamite, de Louis Adamic, Rebel Press, 1984.

23) Les conseils ouvriers.

24) Trotsky, 1905.

25) Trotsky, Histoire de la révolution Russe.

26) Trotsky, 1905.

27) Les conseils ouvriers.

28) Ibid

29) Trotsky, Ibid

30) Revue internationale n° 23 : "Les grèves de masse en Pologne 1980 : le prolétariat ouvre une nouvelle brèche".

31) Revue internationale n° 24 : "La dimension internationale des luttes ouvrières en Pologne".


Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [3]

Approfondir: 

  • Russie 1905 [4]

Questions théoriques: 

  • Communisme [285]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [5]

16e Congrès du CCI - Se préparer aux combats de classe et au surgissement de nouvelles forces révolutionnaires

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Au printemps dernier, le CCI a tenu son 16e congrès. "Le Congrès international est 1'organe souverain du CCI", comme il est écrit dans nos statuts. (1) C'est pour cela que, comme toujours à la suite de ce type d’échéances, il est de notre responsabilité face à la classe ouvrière d’en rendre compte et d’en dégager les principales orientations.

Dans l'article que nous avons publié à la suite de notre précédent congrès, nous écrivions : "Le 15e congrès revêtait pour notre organisation une importance toute particulière ; pour deux raisons essentielles.

D'une part, nous avons connu depuis le précédent congrès, qui s'est tenu au printemps 2001, une aggravation très importante de la situation internationale, sur le plan de la crise économique et surtout sur le plan des tensions impérialistes. Plus précisément, le congrès s'est déroulé alors que la guerre faisait rage en Irak et il était de la responsabilité de notre organisation de préciser ses analyses afin d'être en mesure d'intervenir de la façon la plus appropriée possible face à cette situation et aux enjeux que représente pour la classe ouvrière cette nouvelle plongée du capitalisme dans la barbarie guerrière.

D'autre part, ce congrès se tenait alors que le CCI avait traversé la crise la plus dangereuse de son histoire. Même si cette crise avait été surmontée, il appartenait à notre organisation de tirer le maximum d'enseignements des difficultés qu'elle avait rencontrées, sur leur origine et les moyens de les affronter." (Revue internationalen° 114, "15e congrès du CCI : Renforcer l’organisation face aux enjeux de la période")

Les travaux du 16e congrès avaient une tout autre tonalité : ils ont placé au centre de leurs préoccupations l’examen de la reprise des combats de la classe ouvrière et des responsabilités que cette reprise implique pour notre organisation, notamment face au développement d’une nouvelle génération d’éléments qui se tournent vers une perspective politique révolutionnaire.

Évidemment, la barbarie guerrière continue de se déchaîner dans un monde capitaliste confronté à une crise économique insurmontable et des rapports spécifiques sur les conflits impérialistes et la crise ont été présentés, discutés et adoptés au congrès. L'essentiel de ces rapports est repris dans la résolution sur la situation internationale que nous publions ci-dessous.

Comme il est rappelé dans cette résolution, le CCI analyse la période historique actuelle comme la phase ultime de la décadence du capitalisme, la phase de décomposition de la société bourgeoise, celle de son pourrissement sur pied. Comme nous l'avons mis en avant à de nombreuses reprises, cette décomposition provient du fait que, face à l'effondrement historique irrémédiable de l’économie capitaliste, aucune des deux classes antagoniques de la société, bourgeoisie et prolétariat, ne parvient à imposer sa propre réponse : la guerre mondiale pour la première, la révolution communiste pour la seconde. Ces conditions historiques déterminent les caractéristiques essentielles de la vie de la société bourgeoise actuelle. En particulier, c’est dans le cadre de cette analyse de la décomposition qu’on peut pleinement comprendre la permanence et l’aggravation de tout une série de calamités qui accablent aujourd’hui l’humanité, en premier lieu la barbarie guerrière, mais aussi des phénomènes comme la destruction inéluctable de l’environnement ou les terribles conséquences des "catastrophes naturelles" tel le tsunami de l’hiver dernier. Ces conditions historiques liées à la décomposition pèsent aussi lourdement sur le prolétariat ainsi que sur ses organisations révolutionnaires et sont une des causes majeures des difficultés rencontrées tant par notre classe que par notre organisation depuis le début des années 90, comme nous l’avons souvent mis en avant dans nos précédents articles : "Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux différentes facettes de cette décomposition idéologique :

  • l’action collective, la solidarité trouvent en face d’elles l’atomisation, le "chacun pour soi", la "débrouille individuelle" ;
  • le besoin d’organisation se confronte à la décomposition sociale, à la destruction des rapports qui fondent toute vie en société ;
  • la confiance en l’avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le "no future ;
  • la conscience, la lucidité, la cohérence et l’unité de la pensée, le goût pour la théorie doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque." ("La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme", Revue internationale n° 62, republié in Revue internationale n° 107)

En particulier, la crise du CCI évoquée plus haut ne pouvait se comprendre que dans le cadre de cette analyse de la décomposition qui permet notamment d’expliquer comment des militants de longue date de notre organisation, ceux qui ont constitué la prétendue "Fraction interne du CCI" (FICCI), ont commencé à se comporter comme des fanatiques hystériques à la recherche de boucs émissaires, comme des voyous et finalement comme des mouchards. (2)

La reprise des combats de classe

Le 15e congrès avait constaté que le CCI avait surmonté sa crise de 2001, en particulier parce qu’il avait compris comment elle constituait une manifestation en notre sein des effets délétères de la décomposition. En même temps, il avait constaté les difficultés que continuait de rencontrer la classe ouvrière dans ses luttes contre les attaques capitalistes, en particulier son manque de confiance en elle-même.

Cependant, depuis ce congrès, tenu au début du printemps 2003, et comme l’avait souligné la réunion plénière de l’organe central du CCI à l’automne de cette même année : "Les mobilisations à grande échelle du printemps 2003 en France et en Autriche représentent un tournant dans la lutte de classe depuis 1989. Elles sont un premier pas significatif dans la récupération de la combativité ouvrière après la plus longue période de reflux depuis 1968." (Revue Internationale n° 119)

Un tel tournant dans la lutte de classe n’avait pas été une surprise pour le CCI puisque son 15e congrès en annonçait la perspective. Dans l’article de présentation de ce congrès, nous écrivions, en effet :

"Le CCI a déjà, et à de nombreuses reprises, mis en évidence que la décomposition de la société capitaliste pèse d'un poids négatif sur la conscience du prolétariat. De même, dès l'automne 1989, il a souligné que l'effondrement des régimes staliniens allait provoquer des "difficultés accrues pour le prolétariat" (titre d'un article de la Revue internationale n° 60). Depuis, l'évolution de la lutte de classe n'a fait que confirmer cette prévision.

Face à cette situation, le congrès a réaffirmé que la classe conserve toutes ses potentialités pour parvenir à assumer sa responsabilité historique. Il est vrai qu’elle est encore aujourd’hui dans une situation de recul important de sa conscience, suite aux campagnes bourgeoises assimilant marxisme et communisme à stalinisme et établissant une continuité entre Lénine et Staline. De même, la situation présente se caractérise par une perte de confiance marquée des prolétaires en leur propre force et dans leur capacité de mener même des luttes défensives contre les attaques de leurs exploiteurs, pouvant les conduire à perdre de vue leur identité de classe. Et il faut noter que cette tendance à une perte de confiance dans la classe s'exprime même dans les organisations révolutionnaires, notamment sous la forme de poussées subites d'euphorie face à des mouvements comme celui en Argentine à la fin 2001 (présenté comme une formidable poussée prolétarienne alors qu'il était englué dans l'interclassisme). Mais une vision matérialiste, historique, à long terme, nous enseigne, comme le disent Marx et Engels qu'il ne s'agit pas de considérer "ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier imagine momentanément comme but. Seul importe ce qu'il est et ce qu'il sera historiquement contraint de faire conformément à cet être." (La Sainte Famille). Une telle vision nous montre notamment que, face aux coups très forts de la crise du capitalisme, qui se traduisent par des attaques de plus en plus féroces, la classe réagit et réagira nécessairement en développant son combat."

Ainsi, c’est bien la méthode marxiste qui a permis à notre organisation de ne pas tomber dans le scepticisme, voire la démoralisation, lorsque, pendant plus d’une décennie, le prolétariat mondial a dû subir dans sa combativité et sa conscience les contrecoups de l’effondrement des régimes qui avaient été présentés par tous les secteurs de la classe bourgeoise comme "socialistes" ou "ouvriers". C’est cette même méthode marxiste, qui insiste sur la nécessité de se tenir en permanence en éveil face aux situations nouvelles, qui nous a permis d’affirmer que la longue période de recul de la classe ouvrière, suite à sa défaite idéologique de 1989, était parvenue à son terme. C’est ce que confirme la résolution sur la situation internationale adoptée par le 16e congrès :

"En dépit de toutes ses difficultés, la période de recul n’a en aucune manière signifié "la fin de la lutte de classe". Les années 1990 ont été entrecoupées d’un certain nombre de mouvements qui montraient que le prolétariat avait encore des réserves de combativité intactes (par exemple, en 1992 et en 1997). Cependant, aucun de ces mouvements n’a représenté un réel changement au niveau de la conscience. D’où l’importance des mouvements plus récents qui, quoique n’ayant pas l’impact spectaculaire et "grand soir" comme celui de 1968 en France, représentent néanmoins un tournant dans le rapport de force entre les classes. Les luttes de 2003-2005 ont présenté les caractéristiques suivantes :

  • elles ont impliqué des secteurs significatifs de la classe ouvrière dans des pays du cœur du capitalisme mondial (comme en France en 2003) ;
  • elles manifestaient un souci pour des questions plus explicitement politiques ; en particulier la question des retraites pose le problème du futur que la société capitaliste nous réserve à tous ;
  • elles ont vu la réapparition de l’Allemagne comme point central pour les luttes ouvrières pour la première fois depuis la vague révolutionnaire ;
  • la question de la solidarité de classe a été posée de manière plus ample et plus explicite qu'à n'importe quel moment des luttes des années 80, en particulier dans les derniers mouvements en Allemagne."

Cette évolution des luttes du prolétariat a permis notamment de donner toute leur signification aux campagnes sur "l’altermondialisme" promues par de nombreux secteurs bourgeois depuis le début du 21e siècle, et qui se sont concrétisées notamment par la tenue de "forums sociaux" européens et mondiaux hautement médiatisés. La classe capitaliste avait conscience que le recul qu’elle avait réussi à imposer à son ennemi mortel, grâce aux campagnes sur la "mort du communisme", la "fin de la lutte de classe", voire la "disparition de la classe ouvrière", ne serait pas définitif et qu’il était nécessaire de promouvoir d’autres thèmes afin de prendre les devants face au réveil inévitable des luttes et de la conscience du prolétariat.

Cependant, ces campagnes bourgeoises ne visaient pas seulement les grandes masses ouvrières. Elles avaient aussi pour objectif d’embrigader et de dévoyer dans une impasse les éléments plus politisés qui se tournaient vers la perspective d’une autre société débarrassée des calamités qu’engendre le capitalisme. En effet, la résolution adoptée par le 16e congrès constate que les différentes manifestations du tournant dans le rapport de forces entre les classes "ont été accompagnées par le surgissement d'une nouvelle génération d'éléments en recherche de clarté politique. Cette nouvelle génération s'est manifestée à la fois dans le nouveau flux d'éléments ouvertement politisés et dans les nouvelles couches d'ouvriers qui entrent en lutte pour la première fois. Comme cela a pu être mis en évidence dans certaines importantes manifestations, il est en train de se forger le socle pour l'unité entre la nouvelle génération et la "génération de 68" – à la fois la minorité politique qui a reconstruit le mouvement communiste dans les années 60 et 70 et les couches plus larges d'ouvriers qui ont vécu la riche expérience des luttes de classe entre 68 et 89."

La responsabilité du CCI face au surgissement
de nouvelles forces révolutionnaires

L’autre préoccupation essentielle du 16e congrès a donc été de hisser notre organisation à la hauteur de sa responsabilité face au surgissement de ces nouveaux éléments qui s’orientent vers les positions de classe de la Gauche communiste. C’est ce que manifeste notamment la Résolution d’activités adoptée par le congrès :

"Le combat pour gagner la nouvelle génération aux positions de classe et au militantisme est aujourd’hui au cœur de toutes nos activités. Cela ne s’applique pas seulement à notre intervention, mais à l’ensemble de notre réflexion politique, de nos discussions et de nos préoccupations militantes. (…)

Le travail actuel de regroupement des forces révolutionnaires est d’abord et avant tout celui du renforcement politique, géographique et numérique du CCI. La poursuite dans la croissance des sections a déjà commencé, l’ouverture vers cette perspective de ces sections qui, pendant de nombreuses années, n’ont pas été capables de gagner ou d’intégrer de nouveaux membres, la réalisation d’une véritable section territoriale en Inde, la préparation des bases d’une section en Argentine, sont au centre de cette perspective."

Ce travail de regroupement des nouvelles forces militantes passe notamment par leur défense contre toutes les tentatives pour les détruire ou les conduire dans des impasses. Et cette défense ne peut être menée à bien que si le CCI sait lui-même se défendre contre les attaques dont il est l’objet. Le précédent congrès avait déjà constaté que notre organisation avait été capable de repousser les attaques iniques de la FICCI, les empêchant d’aboutir au but déclaré de celle-ci : détruire le CCI, ou au moins le plus grand nombre possible de ses sections. En octobre 2004, la FICCI a mené une nouvelle offensive contre notre organisation en s’appuyant sur les prises de position calomnieuses d’un "Circulo de Comunistas Internacionalistas" basé en Argentine qui se présentait comme le continuateur du "Nucleo Comunista Internacional" (NCI) avec qui le CCI avait développé des discussions et des contacts depuis la fin 2003. Lamentablement, le BIPR a apporté sa contribution à cette manœuvre honteuse en publiant en plusieurs langues et en conservant plusieurs mois sur son site Internet une de ces déclarations parmi les plus mensongères et hystériques contre notre organisation. En réagissant rapidement par des documents publiés sur notre site Internet, nous avons repoussé cette attaque en réduisant au silence nos agresseurs. Le "Circulo" a été démasqué pour ce qu’il était : une fiction inventée par le citoyen B., un aventurier au petit pied de l’hémisphère austral, d'une intelligence médiocre mais d'un culot phénoménal et d'une prétention sans limites : son site Internet qui a affiché une activité frénétique pendant les trois premières semaines d'octobre 2004, présente depuis le 23 de ce même mois un encéphalogramme désespérément plat. La FICCI, après avoir tenté pendant plusieurs mois de croire (ou tenté de faire croire) à la réalité du "Circulo", ne dit plus rien à ce sujet. Quant au BIPR, il a retiré de son site le communiqué de B., mais en silence et en refusant de publier la mise au point du véritable NCI sur les agissements de B.

Car le combat contre cette offensive de la "triple alliance" de l’aventurisme (B.), du parasitisme (FICCI) et de l’opportunisme (BIPR) était aussi un combat pour le défense du NCI comme un effort d’un petit noyau de camarades pour développer une compréhension des positions de la Gauche communiste en lien avec le CCI. (3)

"La défense du NCI face aux attaques conjointes du "Circulo", de la "FICCI" et du BIPR montre la voie à tout le CCI pour le développement de l’organisation. Cette défense s’est basée sur :

  • une profonde confiance dans la nouvelle génération, imbriquée dans une vision historique, à long terme ; (...)
  • la capacité à transmettre, avec conviction et enthousiasme, nos positions et notre vision du militantisme, et à développer la solidarité prolétarienne comme un outil central de l’unification des forces de classe ; (...)
  • l’accueil de la nouvelle génération, non avec scepticisme et la "peur du succès", mais à bras ouverts, construisant sur ce qui est positif pour pouvoir dépasser les faiblesses ;
  • la concrétisation des leçons apprises dans l’organisation, afin, avec détermination et après mûre réflexion, de protéger les éléments en recherche des dangers de l’esprit de cercle, du clanisme, du gourouïsme et de l’aventurisme ;
  • utiliser au maximum tous les moyens à notre disposition, dans le cadre des besoins de la situation, comme parties d’une stratégie globale, de la correspondance aux visites, en passant par l’Internet, notre presse et nos réunions publiques ; la combinaison entre la rapidité de nos réactions et une approche à long terme, qui reste déterminée même face à des défaites immédiates." (Résolution d’activités)

Face à ce travail en direction des éléments en recherche, le CCI se doit de mettre en œuvre une politique déterminée d’intervention. Mais il doit également apporter toute son attention à la profondeur de l’argumentation mise en avant dans les discussions et à la question du comportement politique :

"Dans la poursuite de cet effort, nous devons en particulier viser à :

  • établir ou augmenter l’impact du CCI dans tous les pays où nous avons des sections, mais aussi dans des zones comme la Russie ou l’Amérique latine, stimulant les débats (réunions, forums sur Internet), les polémiques, les correspondances, les revues de presse, favorisant l’établissement et promouvant le travail de cercles de discussion ;
  • attirer les éléments prolétariens vers nous grâce à la profondeur de nos arguments, mais aussi au travers de notre capacité à nous faire respecter. C’est la détermination du CCI dans la défense des principes, et notre capacité à réagir aux manoeuvres destinées à saboter le regroupement, qui vont nous gagner la confiance des expressions prolétariennes, et effrayer ou inhiber les éléments destructeurs
  • promouvoir les méthodes prolétariennes de clarification, de regroupement et de comportement ; (…)
  • intensifier notre offensive contre le parasitisme, non seulement contre la "FICCI", mais aussi contre des groupes ayant un impact international comme le GCI."

Par ailleurs, le surgissement des nouvelles forces communistes doit être un puissant aiguillon stimulant la réflexion et les énergies, non seulement des militants mais aussi des éléments qui avaient été affectés par le recul de la classe ouvrière à partir de 1989 :

"Les effets des développements historiques contemporains sur les couches les plus politisées de la classe sont extrêmement profonds. Ils n’ont fait que commencer leur travail de réveil de la conscience d’une nouvelle génération, pour qui l’impasse du capitalisme est une réalité dans laquelle ces éléments sont nés, mais ceux-ci manquent de formation politique ou d’expérience de la lutte de classe. Ils vont réveiller ceux qui, dans les années 1980 ou 90, sous l’effet des premiers impacts de la décomposition, demeuraient sceptiques envers la politique prolétarienne. Ces effets vont repolitiser une partie de la génération de 1968, originellement dévoyés et empoisonnés par le gauchisme. Ils ont déjà commencé à réactiver d’anciens militants, non seulement du CCI, mais aussi d’autres organisations prolétariennes. Chacune des manifestations de cette fermentation représente un potentiel précieux de réappropriation de l’identité de classe, de l’expérience de lutte, et de la perspective historique du prolétariat. Mais ces différents potentiels ne peuvent se réaliser que s’ils sont rassemblés par une organisation représentant la conscience historique, la méthode marxiste et l’approche organisationnelle qu’aujourd’hui, seul le CCI peut offrir. Cela rend le développement constant et à long terme des capacités théoriques, la compréhension militante et la centralisation de l’organisation cruciaux pour la perspective historique."

En effet, le congrès a souligné toute l’importance du travail théorique dans la situation présente : "L’organisation ne peut satisfaire ses responsabilités ni envers les minorités révolutionnaires, ni envers la classe comme un tout, que si elle est capable de comprendre le processus préparant le futur parti dans le contexte plus large de l’évolution générale de la lutte de classe. La capacité du CCI à analyser le changement de rapport de forces entre les classes, et à intervenir dans les luttes et envers la réflexion politique dans la classe, a une importance à long terme pour l’évolution de la lutte de classe. Mais déjà actuellement, à court terme, elle est cruciale pour la conquête de notre rôle dirigeant envers la nouvelle génération politisée. Le fait que le CCI ait été capable de rapidement reconnaître la fin proche d’un long recul de la combativité, et surtout de la conscience du prolétariat après 1989, est une première preuve du nécessaire renouveau thérico-politique. Ces deux dernières années, nous avons aussi commencé à adapter notre intervention aux conditions présentes, à la réalité de la réflexion souterraine, à l’énormité des enjeux, au niveau politique peu élevé dans la classe, et aux grandes difficultés dans le développement des luttes immédiates. L’organisation doit continuer cette réflexion théorique, tirant un maximum de leçons concrètes de son intervention, dépassant les schémas du passé."

En même temps, cette réflexion doit prendre chair de façon efficace dans notre propagande et, pour ce faire, il est nécessaire pour l’organisation d’apporter une attention soutenue aux principal moyen de diffusion de ses positions, sa presse : "L’évolution de la situation mondiale pose des exigences nouvelles et plus élevées sur la qualité de notre presse et sa distribution. Via Internet, l’organisation a ouvert une dimension quantitativement et qualitativement nouvelle de son intervention par voie de presse. Pendant le récent combat contre l’alliance entre l’opportunisme et le parasitisme, et grâce à ce moyen, le CCI a – pour la première fois depuis l’époque d’une presse révolutionnaire quotidienne - développé une intervention où la capacité de répondre immédiatement aux événements devenait décisive. De même, la rapidité avec laquelle l’organisation a pu publier, sur son site en allemand, ses tracts et analyses sur la lutte des ouvriers chez Mercedes et Opel, montre la voie. L’utilisation croissante de notre presse pour organiser et synthétiser des débats, pour faire des propositions et lancer des initiatives en direction des éléments en recherche, souligne son importance croissante comme instrument privilégié du regroupement, du développement politique et numérique de l’organisation."

Enfin, le congrès a apporté une attention toute particulière à la question sur laquelle se conclut la plate-forme de notre organisation : "Les rapports qui se nouent entre les différentes parties et différents militants de l'organisation portent nécessairement les stigmates de la société capitaliste et, ne peuvent donc constituer un îlot de rapports communistes au sein de celle-ci. Néanmoins, ils ne peuvent être en contradiction flagrante avec le but poursuivi par les révolutionnaires et ils s'appuient nécessairement sur une solidarité et une confiance mutuelle qui sont une des marques de l'appartenance de l'organisation à la classe porteuse du communisme."

C’est ainsi que la Résolution d'activités souligne que : "La fraternité, la solidarité et le sens de la communauté font partie des instruments les plus importants de la construction de l'organisation, de la capacité à gagner de nouveaux militants et à préserver la conviction militante."

Et une telle exigence, comme toutes les autres auxquelles doit faire face une organisation marxiste, passe par une réflexion théorique : "Dans la mesure où les questions d'organisation et de comportement sont aujourd'hui au cœur des débats à l'intérieur et à l'extérieur de l'organisation, un axe central de notre travail théorique dans les deux années à venir sera la discussion des différents textes d'orientation (…) en particulier le texte sur l'éthique. Ces questions nous mènent aux racines des récentes crises organisationnelles, touchant aux bases fondamentales de notre engagement militant, et sont des questions centrales de la révolution à l'époque de la décomposition. Elles sont donc appelées à jouer un rôle central dans le renouveau de la conviction militante et dans le regain du goût pour la théorie et pour la méthode marxiste qui traite chaque question avec une approche historique et théorique."

Nous avons publié dans les n° 111 et 112 de la Revue internationale l'essentiel d'un texte d'orientation adopté par notre organisation sur "La confiance et la Solidarité et dans la lutte du prolétariat" qui avait donné lieu à une discussion en profondeur au sein du CCI. Aujourd'hui, suite notamment à l'adoption par les membres de la "FICCI" de comportements en totale rupture avec les fondements de la morale prolétarienne, nous avons décidé d'approfondir cette question autour d'un nouveau texte d'orientation traitant de l'éthique du prolétariat, texte dont nous publierons ultérieurement la mouture finale. C'est dans cette perspective que le 16e congrès, comme c'est le cas de la plupart des congrès du CCI, a consacré une partie de son ordre du jour à une question théorique générale en faisant le point des discussions sur l'éthique.

Des perspectives enthousiasmantes

Les congrès du CCI sont toujours des moments d'enthousiasme pour l'ensemble de ses membres. Comment pourrait-il en être autrement lorsque des militants venus de trois continents et de douze pays, animés par les mêmes convictions, se retrouvent pour discuter ensemble des perspectives du mouvement historique du prolétariat. Mais le 16e congrès fut encore plus enthousiasmant que la plupart des précédents.

Pendant près de la moitié de ses trente années d'existence (voir à ce sujet l'article à paraître dans le prochain numéro de la Revue), le CCI a vécu alors que le prolétariat connaissait un recul de sa conscience, une asphyxie de ses luttes et un tarissement des nouvelles forces militantes. Pendant plus d'une décennie, un des mots d'ordre centraux de notre organisation a été "tenir". C'était une épreuve difficile et un certain nombre de ses "vieux" militants n'y ont pas résisté (notamment ceux qui ont constitué la FICCI et ceux qui ont abandonné le combat au moment des crises que nous avons connues au cours de cette période).

Aujourd'hui, alors que la perspective s'éclaircit, nous pouvons dire que le CCI, comme un tout, a surmonté cette épreuve. Et il en sort renforcé. Un renforcement politique, comme peuvent en juger les lecteurs de notre presse (dont nos recevons un nombre croissant de lettres d'encouragement). Mais aussi un renforcement numérique puisque, dès à présent, les nouvelles adhésions sont plus nombreuses que les défections que nous avons connues avec la crise de 2001. Et ce qui est remarquable, c'est qu'un nombre significatif de ces adhésions est le fait d'éléments jeunes, qui n'ont pas eu à subir et à surmonter les déformations provoquées par le militantisme dans les organisations gauchistes. Des éléments jeunes dont le dynamisme et l'enthousiasme remplace au centuple les "forces militantes" fatiguées et usées qui nous ont quittés.

Cet enthousiasme des militants qui ont participé au congrès ne pouvait trouver de meilleur interprète que les camarades qui ont prononcé le discours d'ouverture et le discours de conclusion. C'était deux jeunes camarades de la nouvelle génération, et qui n'étaient même pas encore membres du CCI lors du précédent congrès. Et la décision de leur confier cette tâche difficile ne correspondait pas à un "jeunisme" démagogique : tous les délégués ont salué la qualité et la profondeur de leur intervention.

Cet enthousiasme qui était présent lors du 16e congrès était lucide. Il n'avait rien à voir avec l'euphorie illusoire qui avait traversé d'autres congrès de notre organisation (euphorie qui souvent était plus particulièrement le fait de ceux qui nous ont quittés depuis). Le CCI, après 30 ans d'existence, a appris (4), quelquefois dans la douleur, que le chemin qui conduit à la révolution n'est pas une autoroute, qu'il est sinueux, plein d'embûches, semé de pièges que la classe dominante tend à son ennemi mortel, la classe ouvrière, pour la détourner de son but historique. Les membres de notre organisation savent bien aujourd'hui que militer n'est pas une chose facile ; qu'il faut non seulement une solide conviction, mais beaucoup d'abnégation, de ténacité et de patience. Cependant, il font leur cette phrase de Marx dans une lettre à J. P. Becker : "J'ai toujours constaté que toutes les natures vraiment bien trempées, une fois qu'elles se sont engagées sur la voie révolutionnaire, puisent constamment de nouvelles forces dans la défaite, et deviennent de plus en plus résolues à mesure que le fleuve de l'histoire les emporte plus loin".

La conscience de la difficulté de notre tâche n'est pas pour nous décourager. Au contraire, c'est un facteur supplémentaire de notre enthousiasme.

A l'heure qu'il est, le nombre de participants à nos réunion publiques connaît une augmentation sensible alors que des courriers en nombre croissant nous parviennent de Grèce, de Russie, de Moldavie, du Portugal, du Brésil, d'Argentine, d'Algérie, du Sénégal, d'Iran, de Corée pour poser directement leur candidature à notre organisation, pour proposer d'engager des discussions ou simplement demander des publications, mais toujours avec une perspective militante. Tous ces éléments nous permettent d'espérer le développement de la présence des positions communistes dans les pays où le CCI n'a pas encore de section, voire la création de nouvelles sections dans ces pays. Nous saluons ces camarades qui se tournent vers les positions communistes et vers notre organisation. Nous leurs disons : "Vous avez fait le bon choix, le seul possible si vous avez la perspective de vous intégrer dans le combat pour la révolution prolétarienne. Mais ce n'est pas le choix de la facilité : vous ne connaîtrez pas des succès rapides, il faudra de la patience et de la ténacité et ne pas être rebutés lorsque les résultats obtenus ne seront pas à la hauteur de vos espérances. Mais vous ne serez pas seuls : les militants actuels du CCI seront à vos côtés et ils sont conscients de la responsabilité que votre démarche représente pour eux. Leur volonté, qui s'est exprimée au 16e congrès, est d'être à la hauteur de cette responsabilité."


CCI

(1) Ce n'est nullement une "originalité du CCI" mais bien une tradition du mouvement ouvrier. Il faut cependant noter que cette tradition a été abandonnée par le courant "bordiguiste" (au nom du rejet du "démocratisme") et qu'elle est bien peu vivante dans le Partito comunista internazionalista (Battaglia comunista), principale composante du Bureau international pour le Parti révolutionnaire (BIPR), qui, en soixante années d'existence, n'a tenu que sept congrès.

(2) A propos de la crise du CCI et des agissements de la FICCI, voir notamment nos articles "Des menaces de mort contre les militants du CCI", "Les réunions publiques du CCI interdites aux mouchards", "Les méthodes policières de la FICCI" (respectivement dans les n° 354, 338 et 330 de Révolution Internationale)" ainsi que "Conférence extraordinaire du CCI : Le combat pour la défense des principes organisationnels" in Revue internationale n° 110. L’article de présentation du 15e congrès du CCI dans la Revue internationale n° 114 revient également de façon développée sur cette question : "Mais pour être à la hauteur de leur responsabilité, il faut encore que les organisations révolutionnaires soient en mesure de faire face, non seulement aux attaques directes que la classe dominante tente de leur porter, mais aussi à toute la pénétration en leur sein du poison idéologique que celle-ci diffuse dans l'ensemble de la société. En particulier, il est de leur devoir de combattre les effets les plus délétères de la décomposition qui, de la même façon qu'ils affectent la conscience de l'ensemble du prolétariat, pèsent également sur les cerveaux de leurs militants, détruisant leurs convictions et leur volonté d'œuvrer à la tâche révolutionnaire. C'est justement une telle attaque de l'idéologie bourgeoise favorisée par la décomposition que le CCI a dû affronter au cours de la dernière période et c'est la volonté de défendre la capacité de l'organisation à assumer ses responsabilités qui a été au centre des discussions du congrès sur les activités du CCI."

(3) Voir à ce sujet notre article "Le Núcleo Comunista Internacional : Un effort de prise de conscience du prolétariat en Argentine", Revue internationale n° 120.

(4) Ou plutôt réappris, car c'est un enseignement dont étaient bien conscientes les organisations communistes du passé, et particulièrement la Fraction italienne de la Gauche communiste dont se réclame le CCI.

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [286]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [13]

16e Congrès du CCI - Résolution sur la situation internationale

  • 2623 lectures

1. En 1916, dans le chapitre introductif de la brochure de Junius, Rosa Luxemburg donnait la signification historique de la Première Guerre mondiale :

"Friedrich Engels a dit un jour : "la société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie". Mais que signifie donc une "rechute dans la barbarie" au degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd’hui ? Jusqu’ici nous avons lu ces paroles sans y réfléchir et nous les avons répétées sans en pressentir la terrible gravité. Jetons un coup d’œil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l’impérialisme aboutit à l’anéantissement de la civilisation – sporadiquement pendant la durée d’une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. C’est exactement ce que Friedrich Engels avait prédit, une génération avant nous voici quarante ans. Nous sommes placés aujourd’hui devant ce choix : ou bien triomphe de l’impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquence, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien victoire du socialisme, c’est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l’impérialisme et contre sa méthode d’action : la guerre. C’est là un dilemme de l’histoire du monde, un "ou bien – ou bien" encore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient. Le prolétariat doit jeter résolument dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : l’avenir de la civilisation et de l’humanité en dépend."

La guerre dans le capitalisme décadent

2. Presque 90 ans plus tard, le rapport du laboratoire de l’histoire sociale confirme la clarté et la précision du diagnostic de Rosa Luxembourg. Celle-ci montrait que le conflit qui avait commencé en 1914 avait ouvert une "période de guerres illimitées" qui, si on les laissait sans réponse, conduiraient à la destruction de la civilisation.

Vingt ans seulement après que la rébellion espérée du prolétariat ait mis fin à la Première Guerre mondiale, mais sans mettre un terme au capitalisme, une Seconde Guerre mondiale impérialiste dépassait de loin la première en profondeur et en extension de la barbarie, avec pour caractéristique non seulement l’extermination industrielle d’hommes sur les champs de bataille mais d’abord et surtout le génocide de peuples entiers, le massacre de civils, que ce soit dans les camps de la mort d’Auschwitz ou de Treblinka ou sous les tapis de bombes qui n’ont laissé que des ruines de Coventry, Hambourg et Dresde à Hiroshima et Nagasaki.

L’histoire de la période 1914-1945 à elle seule suffit à confirmer que le système capitaliste était entré de façon irréversible dans une époque de déclin, qu’il était devenu un obstacle fondamental aux besoins de l’humanité.

3. Contrairement à ce qu’affirme la propagande bourgeoise, les 60 années qui ont suivi 1945 n’ont en aucune manière invalidé cette conclusion – comme si le capitalisme pouvait être dans un déclin historique pour une décennie et miraculeusement se redresser la décennie suivante. Même avant que la deuxième boucherie impérialiste ne se termine, de nouveaux blocs militaires commençaient à manœuvrer pour contrôler la planète ; les Etats-Unis ont même délibérément retardé la fin de la guerre contre le Japon, non pas pour épargner la vie de leurs troupes, mais pour faire un étalage spectaculaire de leur puissance militaire effroyable en rayant de la carte Hiroshima et Nagasaki – une démonstration qui visait avant tout, non pas le Japon battu, mais le nouvel ennemi russe. Mais en très peu de temps, les deux nouveaux blocs s’étaient équipés d’armes non seulement capables de détruire la civilisation mais de faire disparaître toute vie sur la planète. Pendant les 50 ans qui ont suivi, l’humanité a vécu à l’ombre de l'Equilibre de la Terreur (en anglais Mutual Assured Destruction - MAD). Dans les régions sous-développées du monde, des millions de gens avaient faim mais la machine de guerre des grandes puissances impérialistes se nourrissait de toutes les ressources du travail humain et de ses découvertes qu’exigeait son insatiable appétit ; d'autres millions de personnes sont mortes dans les "guerres de libération nationale" à travers lesquelles les superpuissances faisaient assaut de rivalités meurtrières en Corée, au Viêt-Nam, sur le sous-continent indien, en Afrique et au Moyen-Orient.


4. L'Equilibre de la Terreur était la principale raison avancée par la bourgeoisie pour expliquer qu'un troisième et probablement dernier holocauste impérialiste ait été épargné au monde : nous devions donc apprendre à aimer la bombe. En réalité, une troisième guerre mondiale ne pouvait avoir lieu :

- Dans un premier temps parce qu'il était nécessaire que les blocs impérialistes nouvellement formés s'organisent et conditionnent, au moyen de thèmes idéologiques nouveaux, les populations en vue de leur mobilisation contre un nouvel ennemi ; de plus, le boom économique lié à la reconsruction (financée par le plan Marshall) des économies détruites durant la Seconde Guerre mondiale a permis une certaine accalmie des tensions impérialistes.

- Dans un second temps, à la fin des années 60, quand le boom économique lié à la reconstruction est arrivé à sa fin, le capitalisme ne faisait plus face à un prolétariat battu comme cela avait été le cas dans la crise des années 30, mais à une nouvelle génération d’ouvriers prêts à défendre leurs intérêts de classe contre les exigences de leurs exploiteurs. Dans le capitalisme décadent, la guerre mondiale requiert la mobilisation active et entière du prolétariat : les vagues internationales de grèves ouvrières qui ont débuté avec la grève générale en France de mai 68 ont montré que les conditions d’une telle mobilisation n’existaient pas pendant les années 70 et 80.


5. L’issue finale de la longue rivalité entre le bloc russe et le bloc américain n’a donc pas été la guerre mondiale mais l’effondrement du bloc russe. Incapable de concurrencer économiquement la puissance américaine beaucoup plus avancée, incapable de réformer ses institutions politiques rigides, militairement encerclé par son rival, et – comme l’ont démontré les grèves de masse en Pologne en 1980 – incapable d’enrôler le prolétariat derrière sa marche à la guerre, le bloc impérialiste russe implosait en 1989. Ce triomphe de l’Occident fut immédiatement salué comme étant l’aube d’une nouvelle période de paix mondiale et de prospérité ; non moins immédiatement, les conflits impérialistes mondiaux prirent une nouvelle forme puisque l’unité du bloc occidental cédait la place à de féroces rivalités entre ses composantes antérieures, et l'Allemagne réunifiée posait sa candidature à être la puissance mondiale majeure capable de rivaliser avec les Etats-Unis. Dans cette nouvelle période de conflits impérialistes, cependant, la guerre mondiale était encore moins à l’ordre du jour de l’histoire parce que :

- la formation de nouveaux blocs militaires a été retardée par les divisions internes entre les puissances qui devraient être logiquement les membres d’un nouveau bloc face aux Etats-Unis, en particulier, entre les plus importantes puissances européennes, l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne. La Grande-Bretagne n'a pas abandonné sa politique traditionnelle visant à s'assurer qu'aucune puissance majeure ne domine l'Europe alors que la France continue d'avoir de très bonnes raisons historiques de mettre des limites à sa subordination éventuelle à l'Allemagne. Avec la rupture de l'ancienne discipline liée aux deux blocs, la tendance qui prévaut dans les rapports internationaux est au "chacun pour soi" :

- la supériorité militaire écrasante des Etats-Unis, en particulier comparée à celle de l’Allemagne, rend impossible aux rivaux de l’Amérique tout affrontement direct ;

- le prolétariat n’est pas défait ; bien que la période qui se soit ouverte avec l’effondrement du bloc de l’Est ait plongé le prolétariat dans un désarroi considérable (en particulier, les campagnes sur "la mort du communisme" et la "fin de la lutte de classe"), la classe ouvrière des grandes puissances capitalistes n’est pas encore prête à se sacrifier dans un nouveau carnage mondial.

En conséquence, les principaux conflits militaires de la période depuis 1989 ont en grande partie pris la forme de "guerres détournées". La principale caractéristique de ces guerres est que la puissance mondiale dominante a tenté de résister au défi croissant à son autorité en s’engageant dans des démonstrations de force spectaculaires contre des puissances de quatrième ordre ; ce fut le cas avec la Première Guerre du Golfe en 1991, avec le bombardement de la Serbie en 1999, et avec les "guerres contre le terrorisme" en Afghanistan et en Irak qui ont suivi l’attaque des Twin Towers en 2001. En même temps, ces guerres ont de plus en plus révélé une stratégie globale précise de la part des Etats-Unis : arriver à une domination totale sur le Moyen-Orient et sur l’Asie Centrale, et encercler ainsi militairement tous ses principaux rivaux (Europe et Russie), en les privant de débouchés et rendant possible la fermeture de toute source d’énergie pour eux.

Le monde post-1989 a aussi vu une explosion de conflits régionaux et locaux – tantôt subordonnés à ce grand dessein des Etats-Unis, tantôt s’opposant à lui – qui ont répandu la mort et la destruction sur des continents entiers. Ces conflits ont fait des millions de morts, d'handicapés et de sans abris dans tout une série de pays africains comme le Congo, le Soudan, la Somalie, le Libéria, la Sierra Leone et, maintenant, ils menacent de plonger des pays du Moyen-Orient et de l'Asie Centrale dans des guerres civiles permanentes. Dans ce processus, le phénomène croissant du terrorisme, qui est souvent le produit de l'action de fractions de la bourgeoisie qui ne sont plus contrôlées par aucun Etat en particulier, constitue un élément supplémentaire d'instabilité et ramène ces conflits meurtriers au cœur même du capitalisme (11 septembre, attentats de Madrid).


6. Ainsi, même si la guerre mondiale ne constitue pas la menace concrète pour l’humanité qu’elle a été pendant la plus grande partie du 20e siècle, l’alternative socialisme ou barbarie reste tout aussi urgente qu’elle l’était auparavant. D’une certaine façon, elle est plus urgente parce que la guerre mondiale exige la mobilisation active de la classe ouvrière, alors que cette dernière est aujourd’hui face au danger d’être progressivement et insidieusement enlisée par une sorte de barbarie rampante :

- la prolifération des guerres locales et régionales pourrait dévaster des régions entières de la planète, rendant ainsi impossible au prolétariat de ces régions de contribuer à la guerre de classe. Ceci concerne très clairement les rivalités très dangereuses existant entre les deux grandes puissances militaires sur le continent indien. Ce n’en est pas moins le cas de la spirale d'aventures militaires menées par les Etats-Unis. Malgré les intentions de ces derniers de créer un nouvel ordre mondial sous leurs auspices bienveillants, chacune de ces aventures a aggravé l’héritage de chaos et d'antagonismes de même qu'elle a approfondi et aggravé la crise historique du leadership américain. L’Irak aujourd’hui nous en fournit une preuve éclatante. Sans même plus prétendre reconstruire l’Irak, les Etats-Unis sont conduits à exercer de nouvelles menaces contre la Syrie et l’Iran. Cette perspective n'est pas démentie par les tentatives récentes de la diplomatie américaine d'établir des contacts avec l'Europe sur la question de la Syrie, de l'Iran et de l'Irak. Au contraire, la crise actuelle au Liban est une preuve claire que les États-unis ne peuvent pas retarder leurs efforts en vue d'obtenir la maîtrise complète du Moyen-Orient, objectif qui ne peut qu'exacerber fortement les tensions impérialistes en général dès lors qu'aucune puissance rivale majeure des Etat-Unis ne peut se permettre de leur laisser le terrain libre dans cette région vitale au niveau stratégique. Cette perspective est aussi confirmée par les interventions toujours plus ouvertes contre l'influence russe dans les pays de l'ancienne URSS (Géorgie, Ukraine, Kirghizstan), et par les désaccords importants qui sont apparus sur la question des ventes d'armes à la Chine. Au moment même où la Chine affirme ses ambitions impérialistes grandissantes en menaçant militairement Taiwan et en attisant les tensions avec le Japon, la France et l'Allemagne ont été en première ligne de la tentative de remettre en question l'embargo sur les ventes d'armes à la Chine qui avait été décrété après le massacre de Tien An Men en 1989.

- la période actuelle est marquée par la philosophie du "chacun pour soi", non seulement au niveau des rivalités impérialistes, mais aussi au cœur même de la société. L’accélération de l’atomisation sociale et de tous les poisons idéologiques qui en dérivent (gangstérisation, fuite dans le suicide, irrationalité et désespoir) porte en elle la menace de saper de façon permanente de la capacité de la classe ouvrière à retrouver son identité de classe et donc la seule perspective possible d’un monde différent, fondé non pas sur la désintégration sociale mais sur une réelle communauté et sur la solidarité.

- à la menace d’une guerre impérialiste, le maintien du mode de production capitaliste désormais périmé a ajouté une nouvelle menace, elle aussi capable de détruire la possibilité d’une nouvelle société humaine : la menace grandissante qui pèse sur l’environnement planétaire. Alors qu’elle a été alertée par une série de conférences scientifiques, la bourgeoisie se montre totalement incapable de prendre même le minimum de mesures exigées pour réduire l’effet de serre. Le tsunami du Sud-Est asiatique a démontré que la bourgeoisie n’a même pas la volonté de lever le petit doigt pour ne pas faire subir à l'espèce humaine la puissance dévastatrice et incontrôlée de la nature ; les conséquences du réchauffement global en seront largement plus dévastatrices et étendues. De plus, les pires aspects de ces conséquences paraissant encore éloignés, il est extrêmement difficile pour le prolétariat de voir en elles un motif de lutter contre le système capitaliste aujourd’hui.

7. Pour toutes ces raisons, les marxistes ont raison, non seulement de conclure que la perspective de socialisme ou barbarie est aussi valable aujourd’hui qu’elle l’était en 1916, mais aussi de dire que la profondeur croissante de la barbarie aujourd’hui pourrait saper les bases futures du socialisme. Ils ont raison de conclure que non seulement le capitalisme est depuis longtemps une formation sociale dépassée historiquement, mais aussi d’en conclure que la période de déclin qui a commencé de façon définitive avec la Première Guerre mondiale est entrée dans sa phase finale, la phase de décomposition. Ce n’est pas la décomposition d’un organisme déjà mort ; le capitalisme pourrit, se gangrène sur pied. Il traverse une longue et douloureuse agonie, et ses convulsions mortelles menacent d’entraîner vers la mort l’ensemble de l’humanité.

La crise

8. La classe capitaliste n’a pas de futur à offrir à l’humanité. Elle été condamnée par l’histoire. C’est pour cette raison précisément qu’elle doit déployer toutes ses ressources pour cacher et nier ce jugement, pour discréditer les prévisions marxistes selon lesquelles le capitalisme, comme les modes de production antérieurs, était voué à entrer en décadence et à disparaître. La classe capitaliste a donc sécrété une série d’anticorps idéologiques, ayant tous pour but de réfuter cette conclusion fondamentale de la méthode du matérialisme historique :

- même avant que l’époque de déclin ne se soit définitivement ouverte, l’aile révisionniste de la social-démocratie a commencé à contester la vision "catastrophiste" de Marx et à mettre en avant que le capitalisme pouvait continuer indéfiniment, et qu’en conséquence, le socialisme serait atteint, non pas par la violence révolutionnaire, mais à travers un processus de changements pacifiques et démocratiques ;

- dans les années 20, les taux de croissance industrielle chancelants aux Etats-Unis ont conduit un "génie" tel que Calvin Coolidge à proclamer le triomphe du capitalisme à la veille même du grand crash de 29 ;

- pendant la période de reconstruction après la Deuxième Guerre mondiale, des bourgeois comme Macmillan disaient aux ouvriers "vous n’avez jamais été aussi bien", les sociologues faisaient des théories sur la "société de consommation" et "l’embourgeoisement de la classe ouvrière", pendant que des radicaux comme Marcuse cherchaient de "nouvelles avant-gardes" pour remplacer les prolétaires apathiques ;

- depuis 1989, nous avons eu une réelle crise de surproduction de nouvelles théories qui avaient pour but d’expliquer comment tout est différent aujourd’hui et à quel point les idées de Marx ont été invalidées : "la fin de l’histoire", "la mort du communisme", "la disparition de la classe ouvrière", la mondialisation, la révolution des microprocesseurs, l’économie Internet, l’apparition de nouveaux géants économiques en Orient, les derniers étant l’Inde et la Chine… Ces idées ont une telle force de persuasion qu’elles ont profondément infecté tout une nouvelle génération qui se posait des questions sur ce que l’avenir du capitalisme réservait à la planète et, ce qui est plus alarmant encore, ont été reprises dans un emballage marxiste par des éléments de la Gauche communiste elle-même.

En résumé, le marxisme doit mener une bataille permanente contre ceux qui sautent sur le moindre signe de vie dans le système capitaliste pour proclamer que ce dernier a un brillant avenir. Mais après avoir, à chaque fois, maintenu une vision historique et à long terme face à ces capitulations devant les apparences immédiates, il a été aidé dans cette bataille par les grands à-coups du mouvement historique :

- "l’optimisme" béat des révisionnistes s’est effondré sous le coup des événements réellement catastrophiques de 1914-1918 et de la réponse révolutionnaire de la classe ouvrière que ces derniers ont provoquée.

- Calvin Coolidge et Compagnie ont été réduits au silence par la crise économique la plus profonde de l’histoire du capitalisme qui a débouché sur le désastre absolu de la Deuxième Guerre mondiale impérialiste ;

- ceux qui déclaraient que la crise économique était une chose du passé ont été démentis par la réapparition de la crise à la fin des années 1960 ; la reprise internationale des luttes ouvrières en réponse à cette crise rendait difficile le maintien de la fiction d’une classe ouvrière embourgeoisée.

La prolifération de théories sur "le nouveau capitalisme", la "société post-industrielle" et tout le reste connaît le même sort. Un grand nombre d’éléments clef de cette idéologie ont déjà été démasqués par l’avancée implacable de la crise : les espoirs placés dans les économies des Tigres et des Dragons ont été brisés par la dégringolade soudaine de ces pays en 1997 ; la révolution dot.com, Internet, s’est avérée être un mirage presqu’aussitôt annoncée ; les "nouvelles industries" bâties autour de l’informatique et des communications se sont montrées tout aussi vulnérables face à la récession que les "vieilles industries" telles que celles de l’acier et des chantiers navals. Bien que déclarée morte en de nombreuses occasions, la classe ouvrière continue à redresser la tête, comme par exemple dans les mouvements en Autriche et en France en 2003 et dans les luttes en Espagne, Grande-Bretagne et Allemagne en 2004.


9. Ce serait toutefois une erreur de sous-estimer la puissance de ces idéologies dans la période actuelle parce que, comme toute mystification, elles sont basées sur une série de vérités partielles, par exemple :

- confronté à la crise de surproduction et aux lois impitoyables de la concurrence, le capitalisme a créé, dans les dernières décennies, au sein des principaux centres de son système, d’énormes déserts industriels et projeté des millions d’ouvriers soit dans le chômage permanent, soit dans des emplois improductifs mal payés dans le secteur des "services" ; pour la même raison, il a délocalisé quantité d’emplois industriels dans des régions à bas salaire du "tiers-monde". Beaucoup de secteurs traditionnels de la classe ouvrière industrielle ont été décimés dans ce processus, ce qui a aggravé les difficultés du prolétariat ;

- le développement de nouvelles technologies a rendu possible d’accroître à la fois le taux d’exploitation et la vitesse de circulation des capitaux et des marchandises à l’échelle mondiale ;

- le recul de la lutte de classe pendant les deux dernières décennies a fait qu’il est difficile pour une nouvelle génération de concevoir la classe ouvrière comme unique acteur du changement social ;

- la classe capitaliste a démontré une capacité remarquable à gérer la crise du système en manipulant et même en trichant avec ses propres lois de fonctionnement.

D’autres exemples peuvent être donnés. Mais aucun d’eux ne remet en question la sénilité fondamentale du système capitaliste.


10. La décadence du capitalisme n’a jamais signifié un effondrement soudain et brutal du système, comme certains éléments de la Gauche allemande la présentaient dans les années 1920, ni un arrêt total du développement des forces productives, comme le pensait à tort Trotsky dans les années 30. Comme le faisait remarquer Marx, la bourgeoisie devient intelligente en temps de crise et elle a appris de ses erreurs. Les années 1920 ont constitué la dernière période où la bourgeoisie a cru réellement qu’elle pouvait revenir au libéralisme du "laisser-faire" du 19e siècle ; ceci pour la simple raison que la Guerre mondiale, tout en étant, en dernière instance, un résultat des contradictions économiques du système, a éclaté avant que ces contradictions aient pu se manifester au niveau "purement" économique. La crise de 1929 a donc été la première crise économique mondiale de la période de décadence. Mais, pour en avoir fait l’expérience, la bourgeoisie a reconnu la nécessité d’un changement fondamental. Malgré des prétentions idéologiques déclarant le contraire, aucune fraction sérieuse de la bourgeoisie ne remettra jamais en question la nécessité pour l’Etat d’exercer le contrôle général de l’économie ; la nécessité d’abandonner toute notion "d’équilibre des comptes" au profit de dépenses déficitaires et de tricheries de toutes sortes ; la nécessité de maintenir un énorme secteur d’armements au centre de toute l'activité économique. Pour la même raison, le capitalisme s'est donné tous les moyens pour éviter l’autarcie économique des années 30. Malgré des pressions croissantes poussant à la guerre commerciale et à l’éclatement des organismes internationaux hérités de la période des blocs, la majorité de ceux-ci ont survécu car les principales puissances capitalistes ont compris la nécessité de mettre certaines limites à la concurrence économique effrénée entre capitaux nationaux.

Le capitalisme s’est donc maintenu en vie grâce à l’intervention consciente de la bourgeoisie, qui ne peut plus se permettre de s’en remettre à la main invisible du marché. C’est vrai que les solutions deviennent aussi des parties du problème :

- le recours à l’endettement accumule clairement des problèmes énormes pour le futur,

- la boursouflure de l’Etat et du secteur de l'armement génère des pressions inflationnistes effroyables.

Depuis les années 1970, ces problèmes ont engendré différentes politiques économiques, mettant alternativement l'accent sur le "Keynesianisme" ou le "néo-libéralisme", mais comme aucune politique ne peut s’attaquer aux causes réelles de la crise, aucune démarche ne pourra arriver à la victoire finale. Ce qui est remarquable, c’est la détermination de la bourgeoisie à maintenir à tout prix son économie en marche et sa capacité à freiner la tendance à l’effondrement à travers un endettement gigantesque. A cet égard, au cours des années 1990, l’économie américaine a montré la voie ; et maintenant que même cette "croissance" artificielle commence à faiblir, c’est au tour de la bourgeoisie chinoise d’étonner le monde : quand on considère l’incapacité de l’URSS et des Etats staliniens de l’Europe de l’Est à s’adapter politiquement à la nécessité de "réformes" économiques, la bureaucratie chinoise (figure de proue du "boom" actuel) a réussi le tour de force stupéfiant de se maintenir en vie. Certains critiques vis-à-vis de la notion de décadence du capitalisme ont même présenté ce phénomène comme la preuve que le système a encore la capacité de se développer et de s'assurer une croissance réelle.

En réalité, le "boom" chinois actuel ne remet en aucune façon en question le déclin général de l’économie capitaliste mondiale. Contrairement à la période ascendante du capitalisme :

- la croissance industrielle actuelle de la Chine ne fait pas partie d’un processus global d’expansion ; au contraire, elle a comme corollaire direct la désindustrialisation et la stagnation des économies les plus avancées qui ont délocalisé en Chine à la recherche de coûts de travail moins chers ;

- la classe ouvrière chinoise n’a pas en perspective une amélioration régulière de ses conditions de vie, mais on peut prévoir qu’elle subira de plus en plus d’attaques contre ses conditions de vie et de travail et une paupérisation accrue d’énormes secteurs du prolétariat et de la paysannerie en dehors des principales zones de croissance ;

- la croissance frénétique ne contribuera pas à une expansion globale du marché mondial mais à un approfondissement de la crise mondiale de surproduction : étant donnée la consommation restreinte des masses chinoises, le gros des produits chinois est dirigé vers l’exportation dans les pays capitalistes les plus développés ;

- l’irrationalité fondamentale de l’envolée de l'économie chinoise est mise en lumière par les terribles niveaux de pollution qu’elle a engendrés – c'est une claire manifestation du fait que l’environnement planétaire ne peut être qu’altéré par la pression subie par chaque pays pour qu’il exploite ses ressources naturelles jusqu’à la limite absolue pour être compétitif sur le marché mondial ;

- à l'image du système dans son ensemble, la totalité de la croissance de la Chine est basée sur des dettes qu’elle ne pourra jamais compenser par une réelle extension sur le marché mondial.

D’ailleurs, la fragilité de toutes ces bouffées de croissance est reconnue par la classe dominante elle-même, qui est de plus en plus alarmée par la bulle chinoise – non parce qu’elle serait contrariée par les niveaux d’exploitation terrifiants sur laquelle elle est basée, loin de là, ces niveaux féroces sont précisément ce qui rend la Chine si attrayante pour les investissements – mais parce que l’économie mondiale est devenue trop dépendante du marché chinois et que les conséquences d’un effondrement de la Chine deviennent trop horribles à envisager, non seulement pour la Chine – qui serait replongée dans l’anarchie violente des années 30 – mais pour l’économie mondiale dans son ensemble.


11. Loin de démentir la réalité de la décadence, la croissance économique du capitalisme d’aujourd’hui la confirme. Cette croissance n’a rien à voir avec les cycles de croissance au 19e siècle, basés sur une réelle expansion dans des domaines périphériques de la production, sur la conquête de marchés extra-capitalistes. Il est vrai que l’entrée dans la décadence s’est produite bien avant que ces marchés se soient épuisés et que le capitalisme a continué à faire le meilleur usage possible de ces aires économiques restantes en tant que débouché pour sa production : la croissance de la Russie pendant les années 30 et l’intégration des économies paysannes qui subsistaient pendant la période de reconstruction après la guerre en sont des exemples. Mais la tendance dominante, et de loin, dans l’époque de décadence, est l’utilisation d’un marché artificiel, basé sur l’endettement.

Il est maintenant ouvertement admis que la "consommation" frénétique des deux dernières décennies s’est entièrement faite sur la base d’un endettement des ménages qui a atteint des proportions qui donnent le vertige : mille milliards de livres sterling en Grande-Bretagne, 25 % du produit national brut en Amérique, alors que les gouvernements non seulement encouragent un tel endettement mais pratiquent la même politique à une échelle encore plus grande.


12. Dans un autre sens aussi la croissance économique capitaliste aujourd’hui est ce que Marx appelait "la croissance en déclin" (Grundrisse) : elle est le principal facteur de la destruction de l’environnement global. Les niveaux incontrôlables de pollution en Chine, l’énorme contribution que font les Etats-Unis au développement des gaz à effet de serre, l’exploitation frénétique des forêts tropicales restantes… plus le capitalisme s’engage dans la "croissance", plus il doit admettre qu’il n’a pas la moindre solution à la crise écologique qui ne peut être résolue qu’en produisant sur de nouvelles bases, "un plan pour la vie de l’espèce humaine" (Bordiga) en harmonie avec son environnement naturel.


13. Que ce soit sous forme de "boom" ou de "récession", la réalité sous-jacente est la même : le capitalisme ne peut plus se régénérer spontanément. Il n’y a plus de cycle naturel d’accumulation. Dans la première phase de la décadence, de 1914-1968, le cycle crise-guerre-reconstruction a remplacé le vieux cycle d’expansion et de récession : mais la GCF avait raison en 1945 quand elle disait qu’il n’y avait pas de marche automatique vers la reconstruction après la ruine de la guerre mondiale. En dernière analyse, ce qui a convaincu la bourgeoisie américaine de faire repartir les économies européennes et japonaises avec le Plan Marshall, c’était le besoin d’annexer ces zones dans sa sphère d’influence impérialiste et de les empêcher de tomber sous la coupe du bloc rival. Ainsi, le "boom" économique le plus grand du XXe siècle a été fondamentalement le résultat de la compétition inter-impérialiste.


14. Dans la décadence, les contradictions économiques poussent le capitalisme à la guerre, mais la guerre ne résout pas ces contradictions. Au contraire, elle les approfondit. En tout cas, le cycle crise-guerre- reconstruction est terminé et la crise aujourd’hui, dans l’incapacité de déboucher sur la guerre mondiale, est le facteur primordial de la décomposition du système. Elle continue donc à pousser le système vers son autodestruction.


15. L’argument selon lequel le capitalisme est un système décadent a souvent été critiqué parce qu’il contiendrait une vision fataliste – l’idée d’un effondrement automatique et d’un renversement spontané par la classe ouvrière, qui supprimerait donc tout besoin de l’intervention d’un parti révolutionnaire. En fait, la bourgeoisie a montré qu’elle ne permettra pas à son système de s’effondrer économiquement. Néanmoins, laissé à sa dynamique propre, le capitalisme se détruira à travers les guerres et d'autres désastres. En ce sens, il est vraiment "voué" à disparaître. Mais il n'y a aucune certitude su le fait que la réponse du prolétariat saura être à la hauteur de cet enjeu. Ce n'est pas "une fatalité" inscrite à l'avance dans l'histoire. Comme l’écrivait, en 1916, Rosa Luxemburg dans le chapitre introductif de la Brochure de Junius :

"Dans l’histoire, le socialisme est le premier mouvement populaire qui se fixe comme but, et qui soit chargé par l’histoire, de donner à l’action sociale des hommes un sens conscient, d’introduire dans l’histoire une pensée méthodique et, par là, une volonté libre. Voilà pourquoi Friedrich Engels dit que la victoire définitive du prolétariat socialiste constitue un bond qui fait passer l’humanité du règne animal au règne de la liberté. Mais ce "bond" lui-même n’est pas étranger aux lois d’airain de l’histoire, il est lié aux milliers d’échelons précédents de l’évolution, une évolution douloureuse et bien trop lente. Et ce bond ne saurait être accompli si, de l’ensemble des prémisses matérielles accumulées par l’évolution, ne jaillit pas l’étincelle de la volonté consciente de la grande masse populaire. La victoire du socialisme ne tombera pas du ciel comme un fatum, cette victoire ne peut être remportée que grâce à une longue série d’affrontements entre les forces anciennes et les forces nouvelles, affrontements au cours desquels le prolétariat international fait son apprentissage sous la direction de la social-démocratie et tente de prendre en main son propre destin, de s’emparer du gouvernail de la vie sociale. Lui qui était le jouet passif de son histoire, il tente d’en devenir le pilote lucide."

Le communisme est donc la première société dans laquelle l’humanité aura la maîtrise consciente de sa puissance productive. Et comme dans la lutte prolétarienne, but et moyens ne peuvent être séparés, le mouvement vers le communisme ne peut être que le "mouvement conscient de l’immense majorité" (Manifeste Communiste) : l’approfondissement et l’extension de la conscience de classe sont la mesure indispensable du progrès vers la révolution et du dépassement final du capitalisme. Ce processus est nécessairement extrêmement difficile, inégal et hétérogène parce qu’il est l’émanation d’une classe exploitée qui n’a aucun pouvoir économique dans la vieille société et qui est constamment soumise à la domination et aux manipulations idéologiques de la classe dominante. En aucune manière, il ne peut être garanti d’avance : au contraire, il est tout à fait possile que le prolétariat, confronté à l’immensité sans précédent de la tâche à accomplir, ne parvienne pas à s’élever au niveau de sa responsabilité historique, avec toutes les terribles conséquences que cela comportait pour l’humanité.

La lutte de classe

16. Le plus haut point atteint jusqu’à présent par la conscience de classe a été l’insurrection d’Octobre 1917. Le fait a été nié avec acharnement par l’historiographie de la bourgeoisie et de ses pâles reflets anarchistes et autres idéologies du même acabit, pour lesquels Octobre 1917 n’était qu’un putsch des bolcheviks assoiffés de pouvoir ; mais Octobre a représenté la reconnaissance fondamentale par le prolétariat qu’il n’y avait pas d’autre issue pour l’humanité dans son ensemble que de faire la révolution dans tous les pays. Néanmoins, cette compréhension ne s’est pas suffisamment enracinée en profondeur et en étendue dans le prolétariat ; la vague révolutionnaire a échoué parce que les ouvriers du monde, principalement ceux d’Europe, étaient incapables de développer une compréhension politique globale qui leur aurait permis de répondre de façon adéquate aux tâches imposées par la nouvelle époque de guerres et de révolution ouverte en 1914. La conséquence en a été, à la fin des années 1920, le recul le plus long et le plus profond que la classe ouvrière ait connu dans son histoire : pas tant au niveau de la combativité, car les années 1930 et 1940 ont connu ponctuellement des explosions de combativité de classe, mais surtout au niveau de la conscience, puisque, au niveau politique, la classe ouvrière s’est activement ralliée aux programmes anti-fascistes de la bourgeoisie, comme en Espagne en 1936-39 et en France en 1936, ou à la défense de la démocratie et de la "patrie" stalinienne pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce profond recul dans sa conscience s’est exprimé dans la quasi-disparition des minorités révolutionnaires dans les années 1950.


17. Le ressurgissement historique des luttes en 1968 a de nouveau remis à l’ordre du jour la perspective à long terme de la révolution prolétarienne, mais ce n’était explicite et conscient que chez une petite minorité de la classe, ce qui s’est reflété dans la renaissance du mouvement révolutionnaire à l’échelle internationale. Les vagues de luttes entre 1968 et 1989 ont vu des avancées importantes au niveau de la conscience, mais elles tendaient à se situer au niveau du combat immédiat (questions de l’extension, d’organisation, etc.). Leur point le plus faible était le manque de profondeur politique, reflétant en partie l’hostilité vis-à-vis de la politique qui était une conséquence de la contre-révolution stalinienne. Au niveau politique, la bourgeoisie a été largement capable d’imposer ses propres échéances, d’abord en offrant la perspective d’un changement par l'arrivée de la gauche au pouvoir (1970) et en donnant à la gauche dans l’opposition la tâche de saboter les luttes de l’intérieur (années 1980). Bien que les vagues de luttes de 1968 à 1989 aient été capables de barrer la marche à la guerre mondiale, leur incapacité à prendre une dimension historique, politique, a déterminé le passage à la phase de décomposition. L’événement historique qui a marqué ce passage – l’effondrement du bloc de l’Est – a été à la fois la conséquence de la décomposition et un facteur de son aggravation. Ainsi les changements dramatiques intervenus à la fin des années 1980 ont été à la fois un produit des difficultés politiques du prolétariat et, comme elles ont donné lieu à tout un barrage par la propagande sur la mort du communisme et de la lutte de classe, un élément clef qui a conduit à un recul grave dans la conscience dans la classe, à un point tel que le prolétariat a même perdu de vue son identité de classe fondamentale. La bourgeoisie a donc été capable de déclarer sa victoire finale sur la classe ouvrière et celle-ci jusqu’à présent n’a pas été capable de répondre avec une force suffisante pour démentir cette affirmation.


18. En dépit de toutes ces difficultés, la période de recul n’a en aucune manière signifié "la fin de la lutte de classe". Les années 1990 ont été entrecoupées d’un certain nombre de mouvements qui montraient que le prolétariat avait encore des réserves de combativité intactes (par exemple, en 1992 et en 1997). Cependant, aucun de ces mouvements n’a représenté un réel changement au niveau de la conscience. D’où l’importance des mouvements plus récents qui, quoique n’ayant pas l’impact spectaculaire et "grand soir" comme celui de 1968 en France, représentent néanmoins un tournant dans le rapport de force entre les classes. Les luttes de 2003-2005 ont présenté les caractéristiques suivantes :

- elles ont impliqué des secteurs significatifs de la classe ouvrière dans des pays du cœur du capitalisme mondial (comme en France en 2003) ;

- elles manifestaient un souci pour des questions plus explicitement politiques ; en particulier la question des retraites pose le problème du futur que la société capitaliste réserve à tous ;

- elles ont vu la réapparition de l’Allemagne comme point central pour les luttes ouvrières pour la première fois depuis la vague révolutionnaire ;

- la question de la solidarité de classe a été posée de manière plus large et plus explicite qu'à n'importe quel moment des luttes des années 1980, en particulier dans les mouvements récents en Allemagne ;

- elles ont été accompagnées par le surgissement d'une nouvelle génération d'éléments en recherche de clarté politique. Cette nouvelle génération s'est manifestée à la fois dans le nouveau flux d'éléments ouvertement politisés et dans les nouvelles couches d'ouvriers qui entrent en lutte pour la première fois. Comme cela a pu être mis en évidence dans certaines manifestations importantes, il est en train de se forger le socle pour l'unité entre la nouvelle génération et la "génération de 68" – à la fois la minorité politique qui a reconstruit le mouvement communiste dans les années 1960 et 1970 et les couches plus larges d'ouvriers qui ont vécu la riche expérience des luttes de classe entre 1968 et 1989.


19. Contrairement à la perception propre à l’empirisme qui ne voit que la surface de la réalité et reste aveugle à ses tendances sous-jacentes les plus profondes, la maturation souterraine de la conscience n'a pas été éliminée par le recul général de la conscience depuis 1989. C'est une caractéristique de ce processus qu'il ne se manifeste au début que chez une minorité, mais l'élargissement de cette minorité est l'expression de l'avancée et du développement d'un phénomène plus ample au sein de la classe. Déjà, après 1989, nous avions vu une petite minorité d'éléments politisés se poser des questions sur les campagnes de la bourgeoisie sur la "mort du communisme". Cette minorité a été renforcée à présent par une nouvelle génération inquiète envers la direction dans laquelle s'oriente globalement la société bourgeoise. Au niveau le plus général, c'est l'expression du fait que le prolétariat n'est pas battu, du maintien du cours historique à des affrontements de classe massifs qui s'est ouvert en 1968. Mais à un niveau plus spécifique, le "tournant" de 2003 et le surgissement d'une nouvelle génération d'éléments en recherche, mettent en évidence que le prolétariat est au début d'une nouvelle tentative de lancer un assaut contre le système capitaliste, à la suite de l'échec de la tentative de 1968-89.

Bien qu’au niveau quotidien, le prolétariat soit confronté à la tâche apparemment élémentaire de réaffirmer son identité de classe, derrière ce problème réside la perspective d’une imbrication beaucoup plus étroite de la lutte immédiate avec la lutte politique. Les questions posées par les luttes dans la phase de décomposition seront apparemment de plus en plus "abstraites" mais en fait, ce sont des questions plus globales comme la nécessité de la solidarité de classe contre l’atomisation ambiante, le démantèlement de l’Etat-providence, l’omniprésence de la guerre, la menace qui pèse sur l’environnement planétaire – bref, la question de l'avenir que nous réserve cette société, et donc celle d’un type différent de société.


20. Au sein de ce processus de politisation, deux éléments, qui jusqu'à maintenant avaient tendu à avoir un effet inhibiteur sur la lutte de classe, sont voués à devenir de plus en plus importants en tant que stimulants pour les mouvements du futur : la question du chômage de masse et la question de la guerre.

Pendant les luttes des années 1980, quand le chômage massif devenait de plus en plus évident, ni la lutte des travailleurs actifs contre les licenciements imposés, ni la résistance des chômeurs dans la rue, n'ont atteint des niveaux significatifs. Il n'y a pas eu de mouvement de chômeurs qui ait approché le niveau atteint pendant les années 1930 aux Etats-Unis, alors que c'était une période de défaite profonde pour la classe ouvrière. Dans les récessions des années 1980, les chômeurs ont été confrontés à une atomisation terrible, surtout la jeune génération de prolétaires qui n'avait jamais eu d'expérience de travail et de combat collectifs. Même quand les travailleurs actifs ont mené des luttes à grande échelle contre les licenciements, comme dans le secteur des mines en Grande-Bretagne, l'issue négative de ces mouvements a été utilisée par la classe dominante pour renforcer les sentiments de passivité et de désespoir. Cela s'est encore exprimé récemment au travers de la réaction à la faillite des automobiles Rover en Grande-Bretagne, dans laquelle le seul "choix" présenté aux ouvriers était entre telle ou telle équipe de nouveaux patrons pour continuer à faire marcher l'entreprise. Néanmoins, étant donné le rétrécissement de la marge de manœuvre de la bourgeoisie et son incapacité croissante à fournir un minimum aux chômeurs, la question du chômage est destinée à développer un aspect beaucoup plus subversif, favorisant la solidarité entre actifs et chômeurs, et poussant la classe dans son ensemble à réfléchir plus profondément, plus activement sur la faillite du système.

On peut voir la même dynamique en ce qui concerne la question de la guerre. Au début des années 1990, les premières grandes guerres de la phase de décomposition (guerre du Golfe, guerres balkaniques) tendaient à renforcer les sentiments d'impuissance qui avaient été instillés par les campagnes autour de l'effondrement du bloc de l'Est, quand les prétextes "d'intervention humanitaire" en Afrique et dans les Balkans pouvaient encore avoir un semblant de crédibilité. Depuis 2001, et la "guerre contre le terrorisme", toutefois, la nature mensongère et hypocrite des justifications de la bourgeoisie à propos de la guerre est devenue de plus en plus évidente, même si le développement de mouvements pacifistes énormes a largement dilué le questionnement politique que cela avait provoqué. De plus, les guerres actuelles ont un impact de plus en plus direct sur la classe ouvrière même si celui-ci est surtout limité aux pays directement impliqués dans ces conflits. Aux États-Unis, cela s’exprime à travers le nombre croissant de familles affectées par la mort et les blessures des prolétaires en uniforme, mais encore plus significativement du fait du coût économique exorbitant des aventures militaires, qui a crû en proportion directe des diminutions du salaire social. Et comme il devient clair que les tendances militaristes du capitalisme ne font pas que se développer dans une spirale toujours ascendante mais que la classe dominante a de moins en moins de contrôle sur elles, les problèmes de la guerre et de son rapport avec la crise va aussi conduire à une réflexion beaucoup plus profonde, plus large, sur les enjeux de l'histoire.


21. De façon paradoxale, l'immensité de ces questions est une des principales raisons pour laquelle le retour actuel des luttes semble si limité et si peu spectaculaire en comparaison avec les mouvements qui ont marqué le resurgissement du prolétariat à la fin des années 1960. Face à de vastes problèmes comme la crise économique mondiale, la destruction de l'environnement ou la spirale du militarisme, les luttes quotidiennes défensives peuvent sembler inadaptées et impuissantes. Dans un sens, ceci reflète une réelle compréhension du fait qu'il n'y a pas de solution aux contradictions qui assaillent le capitalisme aujourd'hui. Mais alors que dans les années 1970, la bourgeoisie avait devant elle tout une panoplie de mystifications sur différents moyens d'assurer une vie meilleure, les efforts actuels de la bourgeoisie pour faire croire que nous vivons une époque de croissance et de prospérité sans précédent, ressemblent au refus désespéré d'un homme à l'agonie incapable d'admettre sa mort prochaine. La décadence du capitalisme est l'époque des révolutions sociales parce que les luttes des exploités ne peuvent plus amener une quelconque amélioration de leur condition : et pour aussi difficile que cela puisse être de passer du niveau défensif au niveau offensif de la lutte, la classe ouvrière n'aura pas d'autre choix que de faire ce saut difficile et qui fait peur. Comme tous les sauts qualitatifs, il est précédé par toutes sortes de petits pas préparatoires, depuis les grèves pour le pain jusqu'à la formation de petits groupes de discussion dans le monde entier.


22. Confrontées à la perspective de la politisation de la lutte, les organisations révolutionnaires ont un rôle unique et irremplaçable. Cependant, la conjonction des effets grandissants de la décomposition avec des faiblesses très anciennes au niveau théorique et organisationnel, et l’opportunisme dans la majorité des organisations politiques prolétariennes ont mis en évidence l’incapacité de la plupart de ces groupes à répondre aux exigences de l’histoire. Ceci s’est illustré plus clairement par la dynamique négative dans laquelle le BIPR a été happé depuis quelque temps : non seulement du fait de son incapacité totale à comprendre la signification de la nouvelle phase de décomposition, conjuguée à son abandon d’un concept théorique clef comme celui de la décadence du capitalisme, mais de façon plus désastreuse encore dans le fait qu’il se moque des principes élémentaires de solidarité et de comportement prolétariens, via son flirt avec le parasitisme et l’aventurisme. Cette régression est d'autant plus grave que maintenant existent les prémisses de la construction du parti communiste mondial. En même temps, le fait que les groupes du milieu politique prolétarien se disqualifient eux-mêmes dans le processus qui conduit à la formation du parti de classe ne fait que mettre l’accent sur le rôle crucial que le CCI est amené à jouer au sein de ce processus. Il est de plus en plus clair que le parti du futur ne sera pas le produit d'une addition "démocratique" de différents groupes du milieu, mais que le CCI constitue déjà le squelette du futur parti. Mais pour que le parti devienne chair, le CCI doit prouver qu'il est à la hauteur de la tâche imposée par le développement de la lutte de classe et l'émergence de la nouvelle génération d'éléments en recherche.

Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [251]

Les conférences internationales de la Gauche Communiste (1976-1980) - Leçons d'une expérience pour le milieu prolétarien

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Il y a 25 ans, en mai 1980, le cycle des conférences internationales de la Gauche communiste, qui avait démarré sur l’initiative du Parti Communiste Internationaliste (PC Int, Battaglia Comunista) quelques années plus tôt, se terminait dans le désordre et la confusion, à la suite d’une motion sur le parti proposée par Battaglia Comunista et la Communist Workers' Organisation. Cette motion avait expressément comme dessein d’exclure le CCI à cause de sa position prétendument "spontanéiste" sur la question de l’organisation. Ces conférences ont été saluées par le CCI en tant qu’avancée positive pour sortir de la dispersion et des malentendus entre groupes qui avaient été la plaie du milieu prolétarien international. Elles représentent encore une expérience valable dont la nouvelle génération de révolutionnaires qui apparaît aujourd’hui peut tirer beaucoup de leçons et il est important pour cette nouvelle génération de se réapproprier les débats qui se sont déroulés dans les conférences et autour de celles-ci. Cependant, nous ne pouvons ignorer les effets négatifs qu’a eus la façon dont elles ont été interrompues. Un rapide coup d’œil sur le piteux état du milieu politique prolétarien aujourd’hui montre que nous subissons toujours les conséquences de cet échec à créer un cadre organisé pour un débat fraternel et une clarification politique parmi les groupes appartenant à la tradition de la Gauche communiste.

Suite au flirt du BIPR avec le groupuscule parasitaire autoproclamé "Fraction Interne" du CCI (FICCI) et avec l’aventurier qui se cache derrière le "Circulo de Comunistas Internacionalistas" en Argentine, les rapports entre le BIPR et le CCI n’ont jamais été aussi mauvais. Les groupes de tradition bordiguiste soit se satisfont de leur isolement sectaire dans la tour d’ivoire derrière laquelle ils se sont mis à l’abri des conférences à la fin des années 1970, soit – comme c'est le cas du Prolétaire – se sont révélés tout aussi sensibles que le BIPR aux jeux de séduction et aux flatteries de la FICCI. En tous cas, les bordiguistes ne se sont pas encore remis de la crise traumatisante qui les a frappés en 1981 et dont ils n’ont tiré que très peu de leçons concernant leurs faiblesses les plus importantes. Quant aux derniers héritiers de la gauche allemande/hollandaise, ils ont aujourd'hui perdu toute consistance. Tel est l'état des groupes de la Gauche communiste aujourd'hui, à l'heure même où une nouvelle génération d’éléments en recherche s'approche du mouvement communiste organisé en quête d'une orientation capable de répondre à ses aspirations, et au moment même où les enjeux de l’histoire n’ont jamais été aussi importants.

Quand Battaglia a pris la décision de saboter la participation du CCI aux conférences, elle a affirmé qu’elle avait "assumé la responsabilité qu’on est en droit d’attendre d’une force dirigeante sérieuse" (Réponse à l’Adresse du CCI au Milieu prolétarien de 1983). En revenant sur l’histoire de ces conférences, nous voulons montrer, entre autres choses, la responsabilité que porte ce groupe dans la désorganisation de la Gauche communiste.

Nous ne chercherons pas à faire un compte-rendu exhaustif des discussions qui ont eu lieu au sein et autour des conférences. Les lecteurs peuvent se référer à plusieurs publications qui contiennent les textes et les procès-verbaux de ces conférences, bien que celles-ci se soient raréfiées d'ailleurs (en ce sens, toutes les propositions d’aide permettant de créer des archives en ligne de ces publications sont les bienvenues). Le but de cet article vise à résumer les principaux thèmes qui ont été abordés dans ces conférences et surtout, d’examiner les principales raisons de leur échec.

Le contexte des conférences internationales :
la sortie d’une longue période de dispersion

La dispersion des forces de la Gauche communiste n’était pas un phénomène nouveau en 1976. La Gauche communiste trouve ses origines dans les fractions de gauche de la Deuxième internationale qui ont mené le combat contre l’opportunisme à partir de la fin du 19e siècle. Ce combat était lui-même mené en ordre dispersé.

Ainsi, quand Lénine a engagé la lutte contre l’opportunisme menchevique dans le parti russe, la première réaction de Rosa Luxemburg a consisté à se ranger du côté des Mencheviks. Quand Luxemburg a commencé à percevoir la profondeur réelle de la capitulation de Kautsky, Lénine a mis un bon moment à réaliser qu’elle avait raison. Tout cela était un produit du fait que les partis de la Seconde Internationale s’étaient formés sur une base nationale et menaient presque toute leur activité au niveau national ; l’Internationale était davantage une fédération de partis nationaux qu’un parti mondial unifié. Même si l’Internationale communiste avait pris l’engagement de dépasser ces particularités nationales, celles-ci continuaient à peser d’un poids très lourd. Il ne fait aucun doute que les fractions communistes de gauche qui commençaient à réagir contre la dégénérescence de l’IC au début des années 1920 étaient elles aussi affectées par ce poids du passé ; la Gauche, de nouveau, répondait de façon très dispersée au développement de l’opportunisme dans l’Internationale prolétarienne. L’expression la plus dangereuse et la plus dommageable de cette dispersion était le fossé qui a presque immédiatement divisé la Gauche allemande de la Gauche italienne à partir des années 1920. Bordiga a eu tendance à identifier l’insistance de la Gauche allemande sur le rôle crucial des conseils ouvriers avec "le conseillisme de fabrique" de Gramsci ; la gauche allemande, quant à elle, n’a pas vraiment réussi à voir dans la gauche italienne "léniniste" un allié possible contre la dégénérescence de l’IC.

La contre-révolution qui a frappé de plein fouet le mouvement ouvrier à la fin des années 1920 a contribué à renforcer la dispersion des forces de la Gauche, bien que la Fraction italienne ait travaillé avec acharnement à combattre cette tendance en cherchant à établir les fondements d’une discussion et d’une coopération internationales sur une base principielle. Ainsi, elle a ouvert les colonnes de sa presse aux débats avec les internationalistes hollandais, avec les groupes dissidents de l’opposition de gauche et d’autres. Cette ouverture d’esprit que montrait Bilan (organe de presse de la Fraction italienne)– parmi tant d’autres avancées programmatiques plus générales réalisées par la Fraction – a été balayée par la formation opportuniste du Parti Communiste Internationaliste en Italie à la fin de la guerre. Succombant à une bonne dose d’étroitesse d’esprit national, la majorité de la Fraction italienne s’est précipitée pour saluer la constitution du nouveau parti (en Italie seulement !), pour se dissoudre et intégrer individuellement ce dernier. Ce regroupement précipité de plusieurs forces très hétérogènes n’a pas cimenté l’unité du courant de la Gauche italienne mais a provoqué de nouvelles divisions. D’abord, en 1945, avec la fraction Française, dont la majorité s’était opposée à la dissolution de la Fraction italienne et critiquait les bases opportunistes du nouveau parti. La Fraction française a été expulsée sans ménagement de l’organisation internationale du PCI (La Gauche communiste internationale) et a formé la Gauche Communiste de France. En 1952, le PCI lui-même a subi une grande scission entre les deux ailes principales du parti – les "daménistes" autour de Battaglia Comunista et les "bordiguistes" autour de Programma Comunista, ce dernier développant en particulier une justification théorique du sectarisme le plus rigide, en se considérant comme étant le seul parti prolétarien sur toute la planète (ce qui n’a pas empêché d’autres ruptures et la co-existence de plusieurs "seul et unique" Parti communiste international dans les années 1970). Ce sectarisme a, de toute évidence, été un des tributs payés à la contre-révolution. D’un côté, c’était l’expression d’une tentative de maintenir les principes dans un environnement hostile en construisant un mur de formules "invariantes" autour de positions acquises à grand prix. De l'autre côté, l'isolement croissant des révolutionnaires vis-à-vis de l'ensemble de la classe ouvrière et leur tendance à exister dans un monde de petits groupes ne pouvait que contribuer à renforcer l’esprit de cercle et un divorce, analogue à celui des sectes, avec les besoins réels du mouvement prolétarien.

Cependant, après les 40 années de contre-révolution qui ont représenté le point culminant de la faiblesse du milieu révolutionnaire international, le climat social a commencé à changer. Le prolétariat est revenu sur la scène de l’histoire avec les grèves de mai 68, un mouvement qui a eu une dimension politique d'une immense profondeur puisqu’il posait la question de l'édification d’une nouvelle société et avait fait surgir une multitude de groupes dont la recherche de la cohérence révolutionnaire conduisait tout naturellement vers une réappropriation des traditions de la Gauche communiste. Parmi les premiers à reconnaître la nouvelle situation, il y avait les camarades de l’ancienne GCF qui avaient déjà repris une activité politique avec quelques jeunes éléments qu’ils avaient rencontrés au Venezuela, et formé le groupe Internacionalismo en 1964. Après les événements de mai 1968, des camarades d’Internacionalismo sont venus en Europe pour intervenir dans le nouveau milieu prolétarien que ce mouvement massif avait fait naître. Ces camarades, en particulier, ont encouragé les vieux groupes de la Gauche italienne, qui avaient l’avantage d’avoir une presse, une forme organisationnelle structurée, à agir en tant que centre du débat et de contact parmi les nouveaux éléments en recherche, en organisant une conférence internationale. Ils reçurent une réponse glaciale, parce que les deux ailes de la Gauche italienne ne voyaient guère dans mai 68 (et même dans l’Automne chaud en Italie) qu’une flambée d’agitation étudiante. Après plusieurs tentatives ratées de convaincre les groupes italiens d’assumer leur rôle (voir la lettre du CCI à Battaglia dans la brochure Troisième Conférence des groupes de la Gauche communiste, mai 1980, Procès-verbal), les camarades d’Internacionalismo et du groupe Révolution Internationale nouvellement formé, ont concentré leurs efforts sur le regroupement des nouveaux éléments qui s'étaient politisés grâce au ressurgissement du prolétariat sur la scène sociale. En 1968, deux groupes en France – Cahiers du Communisme de Conseils et l'Organisation Conseilliste de Clermont-Ferrand – se réunirent avec le groupe Révolution Internationale pour donner naissance au journal RI "nouvelle série" qui formait alors une tendance internationale avec Internacionalismo et Internationalism aux Etats-Unis. En 1972, Internationalism proposait un réseau international de correspondance. Une fois encore, les groupes italiens se tenaient à l’écart de ce processus mais celui-ci donnait des résultats positifs, en particulier une série de conférences en 1973-74 qui réunissait à la fois RI et quelques-uns des nouveaux groupes en Angleterre, dont l’un d’eux, World Revolution, rejoignait la tendance internationale qui allait donner le CCI en 1975 (composé alors de 6 groupes : RI en France, Internationalism aux Etats-Unis, WR en Grande-Bretagne, Internacionalismo au Venezuela, Accion Proletaria en Espagne et Rivoluzione Internazionale en Italie).

Première Conférence, Milan 1977

Le cycle des conférences internationales de la Gauche communiste s’est ouvert en 1976 quand Battaglia est finalement sortie de son isolement en Italie et a envoyé une proposition de réunion internationale à un certain nombre de groupes dans le monde.

La liste des groupes était la suivante :

  • France : Révolution Internationale, Pour une Intervention Communiste, Union Ouvrière, Combat Communiste ;
  • Angleterre : Communist Workers' Organisation, World Revolution ;
  • Espagne : Formento Obrero Revolucionario ;
  • Etats-Unis : Revolutionary Workers Group ;
  • Japon : Japan Revolutionary Communist League, Revolutionary Marxist Fraction (Kahumaru-Ha) ;
  • Suède : Forbundet Arbetarmakt (Workers Power League) ;
  • Portugal : Combate.

L’introduction à la brochure "Textes et Procès-verbaux de la Conférence internationale organisée par le Parti Communiste Internationaliste (Battaglia Comunista)", note que "très rapidement, une sélection "naturelle" s’est effectuée par la dissolution d’Union Ouvrière et du RWG et par l’interruption des rapports avec Combat Communiste dont les positions politiques se sont avérées incompatibles avec les thèmes de la Conférence. Par ailleurs, les rapports avec le groupe portugais ont été interrompus à la suite d’une rencontre entre leurs représentants et un envoyé du PCInt à Lisbonne, rencontre au cours de laquelle a été constaté l’éloignement de ce groupe par rapport aux fondements du mouvement communiste. L’organisation japonaise n’a, par contre, donné aucune réponse ce qui peut laisser penser qu’ils n’ont pas reçu "l’Adresse" du PCInt."

Le groupe suédois manifesta son intérêt mais ne pouvait participer.

C’était un pas en avant important que faisait là Battaglia, une reconnaissance de l’importance fondamentale, non pas de la nécessité de "liens internationaux" (ce que revendique n’importe quel groupe gauchiste) mais du devoir internationaliste de dépasser les divisions dans le mouvement révolutionnaire mondial et de travailler en vue de sa centralisation et en définitive d’un regroupement. Le CCI a chaleureusement salué l’initiative de Battaglia comme un coup sérieux porté au sectarisme et à la dispersion ; de plus, sa décision de participer à l’initiative a eu un effet salutaire sur sa propre vie politique car aucun groupe n'était entièrement immunisé contre la funeste tendance à se considérer comme le "seul et unique" groupe révolutionnaire. A la suite de questionnements qui avaient surgis au sein du CCI sur le caractère prolétarien des groupes issus de la Gauche italienne, il s’en est suivi une discussion sur les critères de jugement de la nature de classe des organisations politiques, ce qui a donné lieu par la suite à une résolution sur les groupes politiques prolétariens adoptée au congrès international de 1977 du CCI.

Il y avait cependant nombre de faiblesses importantes dans la proposition de Battaglia et dans la conférence qu’elle a suscitée à Milan en avril/mai 1977.

D’abord, la proposition de Battaglia manquait de critères clairs pour la participation. A l’origine, la raison donnée pour l’Appel à la conférence était quelque chose qui, avec le recul, s’est pleinement confirmé, le phénomène en cours de l’adoption de "l’Eurocommunisme" par les principaux Partis communistes d’Europe occidentale. Les implications d’une discussion sur ce que Battaglia appelait la "social-démocratisation" des PC n’étaient pas claires, mais plus important encore était le fait que la proposition n’arrivait pas du tout à définir les positions de classe essentielles qui garantissaient que toute réunion internationale représenterait un rassemblement de groupes prolétariens qui exclurait l’aile gauche du capital. Le flou sur cette question n’avait rien de nouveau pour Battaglia qui, dans le passé, avait fait des appels à une réunion internationale avec la participation des trotskistes de Lutte Ouvrière. Cette fois-ci, la liste des invités incluait aussi des gauchistes radicaux tels que le groupe japonais et Combat Communiste. Le CCI a donc insisté pour que la conférence adopte un minimum de principes fondamentaux qui excluraient les gauchistes mais aussi ceux qui, même s’ils défendaient un certain nombre de positions de classe, s’opposaient à l’idée d’un parti de classe. Le but de la conférence était donc envisagé comme faisant partie d’un processus à long terme conduisant à la formation d’un nouveau parti mondial.

En même temps, les conférences se dressaient directement contre le sectarisme qui était parvenu à dominer le mouvement. Pour commencer, Battaglia semblait avoir décidé qu’elle serait le seul représentant de la Gauche "italienne" et n’avait donc invité aucun groupe bordiguiste à la conférence. Cette approche se reflétait aussi dans le fait que l’Appel n’était pas adressé au CCI en tant que tel (qui avait déjà une section en Italie) mais seulement à certaines sections territoriales du CCI. Ensuite, nous avons vu la décision subite du groupe "Pour une Intervention Communiste" de ne pas participer, alors qu’au début, il était d’accord. Dans une lettre datée du 25/4/77 il affirmait que cette réunion ne serait rien d’autre qu’un "dialogue de sourds". En troisième lieu, au cours même de la réunion, est apparue une petite manifestation de ce qui devait devenir plus tard un problème majeur : l’incapacité des conférences à adopter une quelconque position commune. A la fin de la réunion, le CCI a proposé un court document qui faisait le point sur les accords et les désaccords qui étaient ressortis de la discussion. C’était trop pour Battaglia. Bien que ce groupe ait fixé des objectifs grandioses à la conférence – "les grandes lignes d’une plate-forme de principes fondamentaux, de façon à nous permettre de commencer à travailler en commun ; un Bureau international de coordination" (Troisième Circulaire du PC Int, février 1977) - bien avant que les prémisses d’un tel pas en avant aient été établies, l'initiative de Battaglia a été refroidie à l'idée de signer avec le CCI ne serait-ce qu’une proposition aussi modeste qu’un résumé des accords et des désaccords.

En fait, les seuls groupes qui avaient été en mesure de participer à la réunion à Milan étaient Battaglia et le CCI. La "Communist Workers Organisation" était d’accord pour venir – ce qui était un grand pas en avant parce qu’elle avait jusque là rompu toute relation avec le CCI, le traitant de "contre-révolutionnaire" à cause de ses analyses de la dégénérescence de la Révolution russe – mais n’avait pu participer pour des raisons pratiques. Idem pour le groupe qui s'était constitué autour de Munis en Espagne et en France, le FOR. Néanmoins, cette discussion avait abordé beaucoup de points et ciblé toute une série de questions cruciales, résumées dans la proposition faite par le CCI d'une prise de position commune, laquelle avait mis en évidence que la discussion avait marqué :

  • un accord sur le fait que la société capitaliste était entrée dans sa période de décadence, malgré l'existence de divergences sur les analyses des causes de cette décadence : le CCI défendait la thèse de Rosa Luxemburg selon laquelle la contradiction fondamentale qui fait plonger le capitalisme dans la décadence est le problème de la réalisation de la plus-value, alors que pour Battaglia, ce facteur était secondaire par rapport au problème de la baisse du taux de profit ;
  • un accord sur l’ouverture d’une nouvelle phase de crise économique aiguë ;
  • un désaccord sur la signification du mouvement de classe à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Pour le CCI, cet événement était le signe de la fin de la contre-révolution alors que, pour Battaglia, la contre-révolution dominait encore ;
  • un accord sur le rôle contre-révolutionnaire des PC et des PS, bien que le CCI ait critiqué la définition de ces organisations comme "opportunistes" ou "réformistes" donnée par Battaglia, puisque de tels adjectifs ne peuvent s’appliquer qu’à des organisations prolétariennes affectées par l’idéologie bourgeoise ;
  • un accord sur le fait que les syndicats étaient des organisations de la bourgeoisie, mais un désaccord sur l'intervention à mener à leur égard. Battaglia défendait encore la nécessité du travail au sein des syndicats, incluant la possibilité de se faire élire dans les "comités de fabrique" syndicalistes de base. En même temps, Battaglia défendait la nécessité de former ses propres "groupes d’usine", qu’elle appelait "groupes communistes d’usine" ou "comités communistes syndicaux" ;
  • cette question des groupes d’usine a aussi été un point majeur des discussions, Battaglia les considérant comme une "courroie de transmission entre le parti et la classe" tandis que le CCI affirmait que de telles "courroies de transmission" ne peuvent exister dans la période de décadence du capitalisme puisque la classe ouvrière ne pouvait plus se doter d'organisations permanentes de masse pour remplacer les syndicats ;
  • cette discussion était liée à de profonds désaccords sur la question du parti et de la conscience de classe, Battaglia défendant la thèse de Lénine selon laquelle la conscience doit être apportée aux ouvriers "de l’extérieur", par le parti. Cette question devait être reprise à la conférence suivante.

Ces questions ont continué à constituer des points de désaccords entre le CCI et Battaglia (et le BIPR) depuis les conférences (avec en plus un tournant important effectué par le BIPR vers l’abandon de la notion même de décadence - voir nos articles récents dans les derniers numéros de la Revue internationale). Cependant, ces divergences n'étaient nullement la manifestation d'un "dialogue de sourds". Battaglia a réellement évolué sur la question syndicale, puisqu'elle est allée jusqu'à enlever le terme "syndical" de ses groupes d’usine. De la même façon, quelques-unes des réponses du CCI à Battaglia sur la conscience de classe pendant la réunion de Milan révélaient un "anti-léninisme" viscéral que le CCI allait combattre dans ses propres rangs dans les années qui ont suivi, en particulier, dans le débat avec les éléments qui allaient constituer la "Fraction externe du CCI" (FECCI) après 1984. En bref, c’était une discussion qui pouvait conduire à des clarifications des deux côtés et qui était d'un grand intérêt pour le milieu politique dans son ensemble. La conférence tirait en effet un bilan positif de son travail dans la mesure où il s'est dégagé un accord pour continuer ce processus.

Deuxième Conférence : Paris, novembre 1978

Cette conclusion trouvait sa concrétisation dans le fait que la deuxième conférence allait marquer un grand pas en avant par rapport à la première. Elle était mieux organisée, avec des critères politiques de participation clairs, et a rassemblé plus d’organisations que la première. Beaucoup de documents de discussions furent publiés ainsi que les procès-verbaux. (Voir Volumes I et II de la brochure "Deuxième Conférence des groupes de la Gauche Communiste". encore disponibles en français).

Cette fois, la conférence s’est ouverte avec beaucoup de participants : Battaglia, le CCI, la CWO, le Nucleo Comunista Internazionalista (Italie), Fur Kommunismen (Suède) et le FOR. Trois autres groupes s’étaient déclarés favorables à cette conférence bien qu’ils aient été dans l’incapacité d’y être présents : Arbetarmakt de Suède, Il Leninista d’Italie et l’Organisation Communiste Révolutionnaire Internationaliste d’Algérie.

Les thèmes de la réunion se situaient d'abord dans le prolongement de la discussion de la première conférence – la crise et les fondements économiques de la décadence capitaliste, le rôle du parti. Il y eut aussi une discussion sur le problème des luttes de libération nationale, qui était une pierre d’achoppement pour la plupart des groupes de tradition bordiguiste. Ces débats représentèrent une contribution importante dans un processus plus général de clarification. En premier lieu, ils avaient permis à certains des groupes présents à cette conférence de voir qu’il existait suffisamment de positions en commun pour s’engager dans un processus de regroupement qui ne remettrait pas en question le cadre général des conférences. C’était le cas pour le CCI et le groupe suédois Fur Kommunismen. Ensuite, ces débats avaient fourni un cadre de référence inestimable pour le milieu politique prolétarien dans son ensemble – y compris pour les éléments qui n’appartenaient pas à un groupe particulier mais cherchaient une cohérence révolutionnaire.

Cependant, cette fois, le problème du sectarisme allait apparaître de manière beaucoup plus aiguë.

Les groupes bordiguistes étaient invités à la deuxième conférence mais leur réponse fut une expression classique de leur refus de s’engager dans le mouvement réel, d’une attitude profondément sectaire. Le groupe appelé PCI "de Florence" (qui s’est séparé du principal groupe bordiguiste Programma en 1972 et publie Il Partito Comunista) avait répondu qu’il ne voulait rien avoir à faire avec tout "missionnaire de l’unification". Mais, comme le souligne notre réponse dans "La Deuxième Conférence Internationale" (Revue internationale n°16), l’unification n’était certainement pas la question immédiate : "l’heure n’a pas encore sonné pour l’unification dans un seul Parti des différents groupes communistes qui existent aujourd’hui".

Ce même article s’adresse aussi à la réponse de Programma :

"Peu différent – quant au fond de l’argumentation – est l’article, réponse du deuxième PCI, celui de Programma. Ce qui le distingue essentiellement est sa grossièreté. Le titre de l’article "La lutte entre Fottenti et Fottuti" (littéralement entre "enculeurs et enculés") montre déjà la "hauteur" où se place le PCI Programma, hauteur vraiment peu accessible à d’autres. Faut-il croire que Programma est à tel point imprégné de mœurs staliniennes qu’il ne peut concevoir la confrontation de positions entre révolutionnaires que dans les termes de "violeurs" et "violés ? Pour Programma, aucune discussion n’est possible entre des groupes qui se réclament et se situent sur le terrain du communisme, surtout pas entre ces groupes. On peut à la rigueur, marcher avec les trotskistes et autres maoïstes dans un comité fantôme de soldats, ou encore signer avec les mêmes et autres gauchistes des tracts communs pour "la défense des ouvriers immigrés", mais jamais envisager la discussion avec d’autres groupes communistes, même pas entre les nombreux partis bordiguistes. Ici, ne peut régner qu’un rapport de force, si on ne peut les détruire, alors ignorer jusqu’à leur existence ! Viol ou impuissance, telle est l’unique alternative dans laquelle Programma voudrait enfermer le mouvement communiste et les rapports entre les groupes. N’ayant pas d’autre vision, il la voit partout et l’attribue volontiers aux autres. Une Conférence internationale des groupes communistes ne peut, à ses yeux, être autre chose et avoir d'autre objectif que celui de débaucher quelques éléments d’un autre groupe. Et si Programma n’est pas venu, ce n’est certes pas par manque de désir de "violer" mais parce qu’il craignait d’être impuissant… Pour Programma, on ne peut discuter qu’avec soi-même. Par crainte d’être impuissant dans une confrontation des positions avec d’autres groupes communistes, Programma se réfugie dans le "plaisir solitaire". C’est la virilité d’une secte et l’unique moyen de satisfaction."

Le PCI avait aussi mis en avant une autre excuse : le CCI est "anti parti". D’autres refusèrent de participer parce qu’ils étaient contre le parti – Spartcusbund (Hollande) et le PIC qui, comme l’article le souligne, préféraient de beaucoup la compagnie de l’aile gauche des socio-démocrates à celle des "bordigo-léninistes". Et enfin :

"La Conférence devait encore connaître un de ces coups de théâtre du fait du comportement du groupe FOR. Celui-ci, après avoir donné sa pleine adhésion à la première Conférence de Milan et son accord pour la réunion de la seconde, en contribuant par des textes de discussion, s’est rétracté à l’ouverture de celle-ci sous prétexte de ne pas être d’accord avec le premier point à l’ordre du jour, à savoir sur l’évolution de la crise et ses perspectives. Le FOR développe la thèse que le capitalisme n’est pas en crise économiquement. La crise actuelle n’est qu’une crise conjoncturelle comme le capitalisme en a connu et surmonté tout au long de son histoire. Elle n’ouvre de ce fait aucune perspective nouvelle, surtout pas une reprise de luttes du prolétariat, mais plutôt le contraire. Par contre, le FOR professe une thèse de "crise de civilisation" totalement indépendante de la situation économique. On retrouve dans cette thèse les relents du modernisme, héritage du situationnisme. Nous n’ouvrirons pas ici un débat pour démontrer que pour les marxistes il paraît absurde de parler de décadence et d’effondrement d’une société historique, en se basant uniquement sur des manifestations superstructurelles et culturelles sans se référer à sa structure économique, en affirmant même que cette structure – fondement de toute société – ne connaît que son renforcement et son plus grand épanouissement. C’est là une démarche qui se rapproche plus des divagations d’un Marcuse que de la pensée de Marx. Aussi le FOR fonde-t-il l’activité révolutionnaire moins sur un déterminisme économique objectif que sur un volontarisme subjectif qui est l’apanage de tous les groupes contestataires. Mais devons-nous nous demander : ces aberrations sont-elles la raison fondamentale qui a dicté au FOR de se retirer de la Conférence ? Non certainement pas. Dans son refus de participer à la Conférence et, en se retirant de ce débat, se manifestait avant tout l’esprit de chapelle, de chacun pour soi, esprit qui imprègne encore si fortement les groupes se réclamant du communisme de Gauche." (1)

En fait, il était assez évident que le sectarisme constituait un problème en lui-même. Mais la Conférence refusa de soutenir la proposition du CCI de faire une prise de position commune condamnant ce type d’attitude (bien que le Nucleo ait été en faveur de cette proposition). Les raisons données étaient que l’attitude des groupes n’était pas le problème – le problème, c’était leurs divergences politiques. C’est vrai pour des groupes comme Spartacus et le PIC qui, en rejetant le parti de classe, montraient clairement qu’ils ne pouvaient accepter les critères. Mais ce qui est faux, c’est cette idée selon laquelle l’activité politique ne réside que dans la défense ou le rejet de positions politiques. L’attitude, la trajectoire, le comportement et la pratique organisationnelle des groupes politiques et de leurs militants ont autant d’importance et la démarche sectaire tombe bien sûr dans cette catégorie.

Nous avons eu la même réponse du BIPR en réaction à quelques-unes des crises dans le CCI. Selon le BIPR, la tentative de comprendre les crises internes en parlant de problèmes comme l’esprit de cercle, le comportement clanique ou le parasitisme n’est qu’une façon d’éviter les questions "politiques", et même un camouflage délibéré. Dans cette vision, les problèmes organisationnels du CCI peuvent tous s’expliquer par sa vision erronée de la situation internationale ou de la période historique ; l’impact quotidien des habitudes et de l’idéologie bourgeoises au sein des organisations prolétariennes n’a simplement pas d’intérêt. Mais la preuve la plus claire que le BIPR est délibérément aveugle en cette matière a été fournie par sa conduite lamentable lors des dernières attaques menées contre le CCI par les parasites de la FICCI et l’aventurier qui se cache derrière le "Circulo" en Argentine. Incapable de voir la motivation réelle de ces groupes, qui n’a rien à voir avec la clarification de différends politiques, le BIPR s’est rendu directement complice de leur activité destructrice (2). Les questions de comportement ne sont pas de fausses questions pour la vie politique prolétarienne. Au contraire, elles sont une question de principe, liée à un besoin vital pour toute forme d’organisation de la classe ouvrière : la reconnaissance d’un intérêt commun opposé aux intérêts de la bourgeoisie. En bref, la nécessité de la solidarité – et aucune organisation prolétarienne ne peut ignorer cette nécessité élémentaire sans en payer le prix. Cela s’applique également au problème du sectarisme, qui est aussi un moyen d’affaiblir les liens de solidarité qui doivent unir les organisations de la classe ouvrière. Le refus de condamner le sectarisme à la deuxième conférence a porté un coup à la base même de ce qui avait suscité cette série de conférences – le besoin urgent d’aller au-delà de l’esprit du chacun pour soi et de travailler à l’unité réelle du mouvement révolutionnaire. En repoussant toute prise de position commune, elles tombaient encore plus sûrement dans le piège du sectarisme.

Selon la définition de Marx : "la secte voit sa raison d’être et son point d’honneur non dans ce qu’elle a de commun avec le mouvement de classe mais dans le shibboleth particulier qui la distingue du mouvement" (Marx à Schweitzer, 13/12/1868, Correspondance…). C’est une description exacte du comportement de la grande majorité des groupes qui ont participé aux conférences internationales.

Troisième Conférence, Paris, mai 1980

Bien que nous restions donc optimistes concernant le travail de la deuxième conférence dans la mesure où elle avait marqué une avancée significative par rapport à la première, les signes du danger étaient là. Ils devaient passer au rouge à la troisième conférence.

Les groupes qui y ont participé étaient : le CCI, Battaglia, la CWO, L’Eveil internationaliste, les Nuclei Leninisti Internazionalisti (issus d’un regroupement entre le Nucleo et Il Leninista), l’Organisation communiste révolutionnaire d’Algérie (qui toutefois n’était pas présente physiquement) et le Groupe communiste internationaliste, qui assistait en tant "qu’observateur". (3)

Les principales questions à l’ordre du jour étaient de nouveau la crise et ses perspectives et les tâches des révolutionnaires aujourd’hui. Le bilan tiré par le CCI de cette conférence, "Quelques remarques générales sur les contributions pour la Troisième Conférence internationale", publié dans la brochure La Troisième Conférence, faisait ressortir un certain nombre de points d’accord importants à la base de la conférence :

  • le capitalisme fait face à une crise qui s’approfondit et qui conduit le système à une troisième guerre mondiale ;
  • cette guerre sera impérialiste et les révolutionnaires doivent dénoncer les deux camps ;
  • les communistes doivent avoir pour but de contribuer à l’action révolutionnaire de leur classe, seule alternative capable de contrer la marche vers la guerre ;
  • la classe ouvrière doit se libérer de l’influence des partis et syndicats "ouvriers" et, sur ce plan aussi, l’activité des révolutionnaires est vitale.

En même temps, le texte note qu’il y existait d'énormes désaccords sur le cours historique, avec Battaglia en particulier, qui soutenait qu’il pouvait y avoir simultanément un cours à la guerre et un cours à la révolution et que ce n’était pas la tâche des révolutionnaires de décider lequel allait prévaloir. Le CCI, de son côté, se basant sur la méthode de la Fraction italienne dans les années 1930, insistait sur le fait qu’un cours à la guerre ne pouvait s’établir que sur la base d’un affaiblissement et d’une défaite de la classe ouvrière et que, dans le même sens, une classe qui se dirigeait vers une confrontation révolutionnaire avec le capitalisme ne pouvait être embrigadée dans une marche vers la guerre. Il ajoutait qu’il était vital pour les révolutionnaires d’avoir une position aussi claire que possible sur la tendance dominante, puisque la forme et le contenu de leur activité doivent être adaptés à leur analyse du cours historique.

La question des groupes d’usine a de nouveau représenté une pierre d’achoppement pour les groupes présents à cette conférence. Présentée par Battaglia comme un moyen de développer une influence réelle et concrète dans la classe, cette conception, pour le CCI, procédait d'une nostalgie de l’époque des organisations permanentes de masse telles que les syndicats. L’idée que les petits groupes révolutionnaires d’aujourd’hui puissent créer un tel réseau d’influence, de telles "courroies de transmission entre le parti et la classe", révélait une certaine mégalomanie en ce qui concernait les possibilités réelles de l’activité révolutionnaire dans cette période. En même temps, cependant, l’écart entre cette démarche et une compréhension du mouvement réel pouvait avoir pour conséquence une sérieuse sous-estimation du travail authentique que pouvaient faire les révolutionnaires, une incapacité à saisir le besoin d’intervenir au sein des formes réelles d’organisation du prolétariat qui avaient commencé à apparaître dans les luttes de 1978-80 : non seulement les assemblées générales et les comités de grève (qui devaient faire leur apparition la plus spectaculaire en Pologne mais s’étaient déjà manifestés dans la grève des dockers à Rotterdam), mais aussi les groupes et les cercles formés par les minorités combatives au cours des grèves ou à la fin de celles-ci. Sur cette question, la vision du CCI était proche de celle développée par les NLI dans leur critique du schéma "groupe d’usine" de Battaglia.

Cependant, toute possibilité de développer la discussion sur cette question ou d’autres allait être réduite à néant par la victoire définitive du sectarisme sur les conférences.

En premier lieu, on a assisté à un rejet de la proposition du CCI d'élaborer une déclaration commune face à la menace de guerre qui était à cette époque une question majeure suite à l’invasion de l’Afghanistan par la Russie :

"Le CCI demanda que la conférence prît position sur cette question et proposa une résolution, à discuter et amender si nécessaire, pour affirmer ensemble la position des révolutionnaires face à la guerre. Le PCInt refusa et, à sa suite, la CWO et l’Eveil Internationaliste. Et la Conférence resta muette. Du fait même des critères de participation à la conférence, tous les groupes présents partageaient inévitablement la même position de fond sur l’attitude qui doit être celle du prolétariat en cas de conflit mondial et face à sa menace. "Mais attention !" nous disent les groupes partisans du silence, "c’est que nous, on ne signe pas avec n’importe qui ! Nous ne sommes pas des opportunistes !" Et nous leur répondons : l’opportunisme, c’est trahir des principes à la première opportunité. Ce que nous proposions, ce n’était pas de trahir un principe mais de l’affirmer avec le maximum de nos forces. Le principe internationaliste est un des plus hauts et des plus importants pour la lutte prolétarienne. Quelles que soient les divergences qui séparent les groupes internationalistes par ailleurs, peu d’organisations politiques au monde le défendent de façon conséquente. La conférence devait parler sur la guerre et parler le plus fort possible.

Le contenu de ce brillant raisonnement "non opportuniste" est le suivant : puisque les organisations révolutionnaires ne sont pas parvenues à se mettre d’accord sur toutes les questions, elles ne doivent pas parler de celles sur lesquelles elles sont d’accord depuis longtemps. Les spécificités de chaque groupe priment par principe sur ce qu’il y a de commun à tous. C’est cela le sectarisme. Le silence des trois conférences est la plus nette démonstration de l’impuissance à laquelle conduit le sectarisme." (Revue Internationale n°22, "Le sectarisme, un héritage de la contre-révolution qui doit être dépassé")

Ce problème n’a pas disparu : il s’est manifesté en 1999 et en 2003 dans les réponses aux propositions plus récentes du CCI de faire une déclaration commune contre les guerres dans les Balkans et en Irak.

En second lieu, le débat sur le parti a subitement été interrompu à la fin de la réunion par la proposition de Battaglia et de la CWO d’un nouveau critère, formulé de façon à éliminer le CCI à cause de sa position rejetant clairement l'idée que le parti devait prendre le pouvoir lors de la révolution : ce nouveau critère évoquait "le parti prolétarien, un organisme qui est indispensable à la direction politique du mouvement de classe révolutionnaire et du pouvoir révolutionnaire lui-même". Cela signifiait mettre fin au débat avant même qu’il ait commencé. Selon Battaglia, c’était la marque d’un processus de sélection qui éliminait organiquement les "spontanéistes" des rangs de la conférence, ne laissant que ceux qui étaient sérieusement intéressés à la construction du parti révolutionnaire. En fait, tous les groupes qui assistaient à la conférence étaient par définition engagés dans la construction du parti en tant que perspective à long terme. Seule la discussion – en lien avec la pratique réelle des révolutionnaires – pouvait résoudre les désaccords les plus importants sur la structure et la fonction du parti.

En fait, le critère de Battaglia et de la CWO montre que ces groupes n’étaient pas arrivés eux-mêmes à une position claire sur le rôle du parti. A l’époque de la conférence, tout en faisant souvent de grandes phrases sur le parti, "capitaine" de la classe, Battaglia, en insistant sur la nécessité pour le parti de rester distinct de l’Etat, rejetait normalement la vision bordiguiste plus "franche" qui se fait l’avocate de la dictature du parti. A la Deuxième Conférence encore, la CWO avait choisi de polémiquer principalement contre les critiques que faisait le CCI des erreurs "substitutionnistes" des bolcheviks et avait déclaré catégoriquement que le parti prend le pouvoir, quoique "à travers" les soviets. Ainsi, ces deux groupes pouvaient difficilement déclarer le débat "terminé". Mais la raison pour laquelle Battaglia (qui avait commencé les conférences sans aucun critère et était devenu maintenant fanatique de critères particulièrement "sélectifs") a mis ce critère en avant n'était nullement motivée par une volonté de clarification, mais à cause d'une pulsion sectaire pour se débarrasser du CCI, vu comme un rival à évincer, afin de se présenter comme le seul pôle international de regroupement. Cette politique allait devenir, en fait, de plus en plus la pratique et la théorie du BIPR dans les années 1980 et 1990, une politique qui allait le conduire à abandonner le concept même de camp prolétarien et à s'autoproclamer la seule force capable d'œuvrer à la construction du parti mondial.

De plus, il est important de comprendre que l’autre face du sectarisme est toujours l’opportunisme et le marchandage des principes. C’est ce qu’a démontré la méthode avec laquelle Battaglia a sorti ce nouveau critère de son chapeau et l'a soumis au vote (à la suite de négociations dans les couloirs avec la CWO), au moment même où le seul autre groupe qui s’y opposait, le NCI, avait déjà quitté la conférence (cette manœuvre est connue sous le nom de "flibusterie" dans les parlements bourgeois et n’a clairement pas sa place dans une réunion de groupes communistes).

Contre de telles méthodes, la lettre du CCI écrite à Battaglia après la conférence (publiée dans La Troisième Conférence) montre ce qu’aurait été une attitude responsable : "Si, effectivement, vous pensiez qu’il était temps d’introduire un critère supplémentaire, beaucoup plus sélectif, pour la convocation des futures conférences, la seule attitude sérieuse, responsable et compatible avec le souci de clarté et de discussion fraternelle qui doit animer les groupes révolutionnaires, aurait été de demander explicitement que cette question soit mise à l’ordre du jour de la conférence et que des textes soient préparés sur cette question. Mais, à aucun moment au cours de la préparation de la Troisième Conférence, vous n’avez explicitement soulevé une telle question. Ce n’est qu’à la suite de tractations de coulisses avec la CWO que vous avez, en fin de conférence, lancé votre petite bombe.

Comment peut-on comprendre votre volte-face et votre dissimulation délibérée de vos intentions véritables ? Pour notre part, il nous est difficile d’y voir autre chose que la volonté d’esquiver le débat de fond qui seul aurait permis que l’introduction d’un critère supplémentaire sur la fonction du parti ait éventuellement un sens. C’est bien pour mener ce débat de fond, bien que nous considérions pour notre part qu’une "sélection" sur ce point soit bien prématurée même après une telle discussion, que nous avons proposé de mettre à l’ordre du jour de la prochaine conférence "la question du parti, sa nature, sa fonction et le rapport parti-classe à partir de l’historique de la question dans le mouvement ouvrier et la vérification historique de ces conceptions" (projet de résolution présentée par le CCI). C’est cette discussion que vous avez voulu éviter (vous gêne-t-elle tellement ?) et cela s’est manifesté clairement en fin de conférence quand vous avez refusé d’expliquer ce que vous entendiez, dans votre proposition de critère par la formule "le parti prolétarien, organisme indispensable à la direction politique du mouvement de classe révolutionnaire et du pouvoir révolutionnaire lui-même". Pour tous les participants, il était clair que votre unique volonté n’était pas de clarifier le débat mais de "débarrasser " les conférences des éléments que vous avez qualifiés de "spontanéistes" et notamment du CCI.

Par ailleurs, cette façon cavalière d’agir qui affiche le plus grand mépris à l’égard de l’ensemble des groupes participants, de ceux qui étaient présents physiquement, mais également et surtout, de ceux que des raisons matérielles avaient empêché de venir et, au delà de ces groupes, de l’ensemble du milieu révolutionnaire pour qui les conférences étaient un point de référence, une telle façon d’agir semble indiquer que Battaglia Comunista considérait les conférences comme SA chose, qu’elle pouvait faire et défaire à sa guise, suivant son humeur du moment.

Non camarades ! Les conférences n’étaient pas la propriété de Battaglia, ni même de l’ensemble des groupes organisateurs. Ces conférences appartiennent au prolétariat pour qui elles constituent un moment dans le chemin difficile et tortueux de sa prise de conscience et de sa marche vers la révolution. Et aucun groupe ne peut s’attribuer un droit de vie et de mort à leur égard sur un simple coup de tête et par le refus peureux de débattre à fond des problèmes qu’affronte la classe."

L’opportunisme qui s’était manifesté dans l’approche de Battaglia et de la CWO s’est pleinement confirmé dans la Quatrième Conférence qui s'est tenue à Londres en 1982. Non seulement ce fut un fiasco du point de vue de son organisation, avec beaucoup moins de participants qu’aux conférences précédentes, sans publication de textes et de procès-verbaux, sans suivi, mais elle représentait aussi une altération dangereuse des principes, puisque le seul autre groupe présent était "Les Supporters de l’Unité des Militants Communistes (SUCM) – un groupe stalinien radical en lien direct avec le nationalisme kurde et qui est maintenant devenu le Parti communiste des Travailleurs d’Iran (connu aussi sous le nom de "Hekhmatistes"). Cette "rigueur" sectaire envers le CCI et le milieu prolétarien allait de pair avec une attitude très complaisante à l’égard de la contre-révolution. Le BIPR allait reproduire de façon répétée cette approche opportuniste sans fard du regroupement, comme nous l’avons mis en évidence dans l’article : "Polémique avec le BIPR : une politique opportuniste de regroupement qui ne conduit qu’à des avortements" (Revue internationale n° 121).

Les années de vérité pour les révolutionnaires

Les années 1970 ont été des années de croissance pour le mouvement révolutionnaire qui recueillait encore les fruits du premier assaut des luttes ouvrières à la fin des années 1960. Mais depuis le début des années 1980, l’environnement politique s’était considérablement assombri. L’invasion par la Russie de l’Afghanistan, la réponse agressive des Etats-Unis, marquaient de façon claire une exacerbation des conflits inter-impérialistes dans lesquels la menace de guerre mondiale commençait terriblement à prendre forme. La bourgeoisie parlait de moins en moins de l'avenir radieux qu’elle nous réservait et commençait à parler de plus en plus le langage du réalisme, dont le symbole même était le style de la "Dame de fer" en Grande Bretagne.

Au début de la décennie, le CCI disait que les années d’illusion étaient terminées et que commençaient les années de vérité. Confrontés à l’approfondissement dramatique de la crise et à l’accélération des préparatifs de guerre, nous défendions le fait que la classe ouvrière allait être obligée de mener ses luttes à un niveau plus élevé et que la décennie suivante pourrait être décisive en ce qui concerne la détermination de la destinée ultime du capitalisme. Le prolétariat, contraint par la brutale nécessité, a en effet placé plus haut les enjeux de la lutte de classe. En Pologne, en août 1980, nous avons vu le retour de la grève de masse classique qui démontrait la capacité de la classe ouvrière à s’organiser au niveau d’un pays tout entier. Bien que ce mouvement ait été isolé et finalement écrasé par la répression brutale, la vague de luttes qui a commencé en Belgique en 1983 montrait que les ouvriers des pays-clefs en Europe occidentale étaient prêts à répondre aux nouvelles attaques contre leurs conditions de vie imposées par la crise. Les révolutionnaires avaient de nombreuses et importantes occasions d’intervenir dans le mouvement qui a suivi, mais ce n’était pas une période "facile" pour le militantisme communiste. La gravité de la situation posait trop d'exigences à ceux qui n’étaient pas prêts à l’engagement à long terme pour la cause du communisme, ou s’étaient retrouvés dans le mouvement avec toutes sortes d’illusions petite-bourgeoises héritées des "happy days" des années 1960. En même temps, malgré l’importance des luttes ouvrières à cette époque, ces luttes ne sont pas parvenues à se hisser à un niveau suffisant de politisation. Les luttes des mineurs anglais, des travailleurs de l’école en Italie, des cheminots en France, la grève générale au Danemark, tous ces mouvements et beaucoup d’autres exprimaient bien la méfiance ouverte d’une classe qui n’était pas défaite et continuait à faire obstacle à la marche de la bourgeoisie vers la guerre mondiale ; mais ces luttes n'ont pas été en mesure de poser la perspective d’une nouvelle société, elles n'ont pas clairement établi la capacité du prolétariat d'agir comme force révolutionnaire de l’avenir. Et, par conséquent, elles n'ont pas fait surgir une nouvelle génération de groupes prolétariens et de militants.

Le résultat global de ce rapport de force entre les classes allait être ce que nous avons appelé la phase de décomposition du capitalisme, dans laquelle aucune des deux classes historiques n'est capable d'imposer sa propre perspective : la guerre impérialiste mondiale ou la révolution prolétarienne. Les "années de vérité" allaient révéler sans pitié toute la faiblesse du milieu révolutionnaire. Le PCI (Programma) subit une crise dévastatrice au début des années 1980, résultat d’une tare congénitale dans son armement programmatique - surtout sur la question des luttes de libération nationale qui amena à la pénétration dans ses rangs d’éléments ouvertement nationalistes et gauchistes. La crise du CCI en 1981 (qui a culminé avec la scission de la tendance "Chénier") était dans une large mesure le prix qu’il eut à payer pour sa faiblesse de compréhension des questions organisationnelles. De plus, la rupture de la "Fraction externe du CCI" (FECCI) montrait que notre organisation n'avait pas encore éliminé les restes de visions conseillistes des premières années de sa fondation. En 1985, le BIPR se formait sur la base d’un mariage entre Battaglia et la CWO. Le CCI caractérisait cette union comme un "bluff opportuniste" ; l’incapacité du BIPR, par la suite, à construire une organisation internationale réellement centralisée, n'a fait que révéler toute la réalité de ce "bluff".

Ces problèmes se seraient certainement manifestés si les conférences n’avaient pas été sabotées au début de la décennie. Mais l’absence de conférences signifiait qu’une fois de plus, le milieu prolétarien aurait à les affronter en ordre dispersé. Il est significatif que les conférences aient fait faillite à la veille même de la grève de masse en Pologne, soulignant l’échec du milieu international à être capable de parler d’une seule voix, pas seulement sur la question de la guerre mais aussi sur une expression aussi ouverte et stimulante de l’alternative prolétarienne.

De même, les difficultés auxquelles fait face le milieu politique prolétarien aujourd’hui ne sont pas du tout le produit de l’échec des conférences internationales : comme nous venons de le voir, elles ont des racines beaucoup plus profondes et beaucoup plus étendues. Mais il ne fait aucun doute que l’absence d’un cadre organisé de débat politique et de coopération a contribué à les renforcer.

Toutefois, du fait de l’apparition d’une nouvelle génération de groupes et d’éléments prolétariens, le besoin d’un cadre organisé se représentera certainement dans le futur. Une des premières initiatives du NCI en Argentine avait été de faire une proposition dans ce sens, mais cette initiative a été accueillie par une fin de non recevoir de la part de la quasi totalité des groupes du milieu prolétarien. Cependant, de telles propositions seront de nouveau faites, même si la majorité des groupes "établis" sont de moins en moins capables de faire une contribution un tant soit peu positive au développement du mouvement. Et quand ces propositions commenceront à porter leurs fruits, elles devront certainement se réapproprier les leçons des conférences de 1976-80.

Dans sa lettre à Battaglia publiée dans sa brochure "La Troisième Conférence", le CCI dégageait les plus importantes de ces leçons :


  • "Importance de ces conférences pour le milieu révolutionnaire et pour l’ensemble de la classe,
  • nécessité d’avoir des critères,
  • nécessité de se prononcer,
  • rejet de toute précipitation,
  • nécessité de la discussion la plus approfondie sur les questions cruciales qu'affronte le prolétariat."

Si ces leçons sont assimilées par la nouvelle génération, alors le premier cycle de conférences n’aura pas complètement failli à sa tâche.

Amos



Notes brèves sur les groupes mentionnés.

Certains groupes mentionnés dans cet article ont disparu par la suite.

Spartacusbond

Ce groupe était un des derniers groupes qui restait de la Gauche communiste hollandaise mais, dans les années 1970, il n'était plus que l'ombre du communisme de conseil des années 1930 et du Spartacus Bond de l’après-guerre qui reconnaissait le besoin d’un parti prolétarien.

Forbundet Arbetarmkt

Un groupe suédois qui représentait un curieux mélange de conseillisme et de gauchisme. Il définissait l’URSS comme "un mode de production bureaucratique d’Etat" et soutenait les luttes de libération nationale et le travail dans les syndicats. Cependant, il existait des divergences considérables en son sein et quelques membres le quittèrent à la fin des années 1970 pour rejoindre le CCI.

Pour une Intervention communiste

Sorti du CCI en France en 1973, sous prétexte que le CCI n’intervenait pas assez (pour le PIC, cela voulait dire produire des quantités infinies de tracts). Le groupe a évolué plutôt rapidement vers des positions semi-conseillistes et a fini par se dissoudre.

Nucleo Comunista Internazionalista

Ce groupe est sorti du PCI (Programma) en Italie à la fin des années 70 et avait au début une attitude beaucoup plus ouverte vis-à-vis de la tradition de Bilan et du milieu prolétarien existant, une attitude qui peut se voir dans beaucoup de ses interventions dans la conférence. A l’époque de la Troisième Conférence, il s’était regroupé avec Il Leninista pour former les Nuclei Leninisti Internazionalisti. Par la suite, il forma l’Organizzazione Comunista Internazionalista qui finit par tomber dans le gauchisme. La faiblesse initiale du NCI sur la question nationale avait trouvé un terrain fertile pour prendre racine puisque l’OCI intervint pour soutenir ouvertement la Serbie dans la guerre en 1999 et l’Irak dans les deux guerres du Golfe.

Formento Obrero Revolucionario

Courant fondé par Grandizo Munis dans les années 1950. Munis avait rompu avec le trotskisme sur la question de la défense de l’URSS et avait évolué vers des positions de la Gauche communiste. Les confusions du groupe sur la crise de même que la mort de Munis qui était très charismatique ont porté un coup fatal à ce courant qui a fini par disparaître au milieu des années 1990.

L’Eveil Internationaliste

Ce groupe est apparu en France à la fin des années 70 à la suite d’une rupture avec le maoïsme. A la Troisième Conférence, il a fait la leçon à tous les autres groupes sur leurs insuffisances en matière de théorie et d’intervention et a disparu sans laisser de traces peu de temps après.

Organisation communiste révolutionnaire internationaliste d’Algérie

Connue parfois sous le nom de TIL (du nom de son journal, Travailleurs Immigrés en Lutte), elle soutenait les conférences mais affirmait ne pas pouvoir participer physiquement pour des raisons de sécurité. Cela faisait en fait partie d’un problème plus vaste : éviter la confrontation avec le milieu révolutionnaire. Elle n’a pas survécu très longtemps pendant les années 80.




(1) Il est intéressant de noter que le FOR semble avoir remporté une victoire posthume à cette conférence. Il y a après tout une ressemblance frappante entre son idée que la société capitaliste est décadente, mais pas l’économie capitaliste, et la nouvelle découverte du BIPR d’une distinction entre le mode capitaliste de production (non décadent) et la formation sociale capitaliste (décadente). Voir en particulier le texte de Battaglia : "Décadence et décomposition, produits de la confusion" et notre réponse sur notre site web en français.

(2) Voir en particulier la "Lettre ouverte aux militants du BIPR" sur notre site web.

(3) L’attitude du GCI à la Conférence montrait, comme nous l’avons signalé dans la Revue Internationale n° 22 qu’il n’avait pas sa place dans une réunion de révolutionnaires. Bien que le CCI n’avait pas encore développé sa compréhension du phénomène du parasitisme politique à l’époque des conférences, le GCI en montrait déjà tous les caractères distinctifs : il n’était venu à la conférence que pour la dénoncer comme une "mystification", insistait sur le fait qu’il n’était présent qu’en tant qu’observateur et qu’on devait lui permettre de parler sur toutes les questions, et à un certain moment, il avait presque provoqué un pugilat. En bref, c’est un groupe qui existe pour saboter le mouvement prolétarien. A la conférence, il fit beaucoup de grandes déclarations en faveur du "défaitisme révolutionnaire" et de "l’internationalisme en action et non pas en parole". La valeur de ces phrases peut se mesurer à l’aune de l’apologie des gangs nationalistes au Pérou et au Salvador qu’a faite le GCI par la suite, et de sa vision actuelle selon laquelle il existe un noyau prolétarien pour la "Résistance" en Irak.

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [286]

Courants politiques: 

  • Battaglia Comunista [76]
  • Communist Workers Organisation [287]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [14]

Revue Internationale n° 123 - 4e trimestre 2005

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Quel futur pour l'Humanité ? Guerre impérialiste ou solidarité de classe ?

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En 1867, dans la préface de la première édition de son œuvre célèbre, Le Capital, Karl Marx faisait observer que les conditions économiques de l’Angleterre, premier pays industrialisé, étaient le modèle pour le développement du capitalisme dans les autres pays. Ainsi, la Grande-Bretagne était "le pays de référence" des rapports de production capitalistes. A partir de là, le système capitaliste en ascendance allait dominer le monde. Cent ans plus tard, en 1967, la situation en Grande-Bretagne prenait de nouveau une sorte de signification symbolique et prophétique avec la dévaluation de la livre sterling : cette fois, celle du déclin du monde capitaliste et de sa faillite grandissante. Les événements de l’été 2005 à Londres ont montré que la Grande-Bretagne est encore une fois une sorte de poteau indicateur pour le capitalisme mondial. L’été de Londres a été précurseur à la fois au niveau des tensions impérialistes, c’est à dire du conflit meurtrier entre les Etats nationaux sur la scène mondiale et au niveau de la lutte de classe internationale, c'est-à-dire du conflit entre les deux principales classes de la société : la bourgeoisie et le prolétariat.


Les attentats terroristes du 7 juillet à Londres ont été revendiqués par Al Qaida, en représailles vis-à-vis de la participation des troupes britanniques à l’occupation de l’Irak. Ce mardi matin là, les explosions qui ont eu lieu à une heure de pointe dans les transports en commun, ont brutalement rappelé à la classe ouvrière que c'est elle qui paie pour le capitalisme, non seulement par le travail de forçat et la pauvreté qu'il lui impose, mais aussi dans sa chair et son sang. Les 4 bombes dans le métro londonien et dans un bus ont tué dans l'horreur 52 1 ouvriers, jeunes pour la plupart, et en ont estropié et traumatisé des centaines. Mais les attentats ont eu un impact bien plus grand. Ils voulaient dire aussi que des millions d’ouvriers allaient désormais aller et revenir du travail en se demandant si leur prochain trajet, ou celui de leurs proches, ne serait pas le dernier. En paroles, il n'est pas possible d'exprimer plus de sympathie et de compassion que ne l'ont fait le gouvernement de Tony Blair, le maire de Londres, Ken Livingstone (représentant de l’aile gauche du parti travailliste), les media et les patrons. Mais derrière les mots d’ordre "nous ne céderons pas aux terroristes" et "Londres reste unie", la bourgeoisie faisait savoir que le business devait continuer comme si de rien n’était. Les ouvriers devaient courir le risque de nouvelles explosions dans le réseau des transports s'ils voulaient continuer à profiter "de leur mode de vie traditionnel".

L’impérialisme revient frapper au cœur du capitalisme

Ces attentats ont constitué l’attaque la plus meurtrière contre des civils à Londres depuis la Deuxième Guerre mondiale. La comparaison avec le carnage impérialiste de 1939-45 est entièrement justifiée. Les attentats de Londres, après ceux du 11 septembre à New York et de mars 2004 à Madrid, montrent que l’impérialisme "revient chez lui", dans les principales métropoles du monde.

C’est vrai qu'il n'a pas fallu attendre 60 ans pour voir revenir à Londres des attaques militaires contre ses habitants. La ville a aussi été la cible des bombes des "Provisionals" de l’Armée républicaine irlandaise 2 pendant à peu près deux décennies depuis 1972. La population a déjà eu un avant-goût de la terreur impérialiste. Mais les atrocités du 7 juillet 2005 ne sont pas simplement une répétition de ces expériences ; elles représentent une menace accrue, représentative de la phase actuelle beaucoup plus meurtrière de la guerre impérialiste.

Naturellement, les attentats terroristes de l’IRA constituaient une anticipation de la barbarie des attaques d’Al Qaida. D’un point de vue général, elles étaient déjà l’expression de la tendance à ce que le terrorisme contre les civils devienne, de plus en plus, une méthode favorite de la guerre impérialiste dans la deuxième moitié du 20ème siècle.

Néanmoins, pendant la plus grande partie de la période durant laquelle les attentats de l’IRA se sont produits, le monde était encore divisé en deux blocs impérialistes sous le contrôle des Etats-Unis et de l’URSS. Ces blocs régulaient plus ou moins les conflits impérialistes secondaires isolés entre Etats en leur sein, comme celui entre la Grande-Bretagne et l’Irlande au sein du bloc américain qui ne pouvait tolérer ni permettre qu'un tel conflit prenne une ampleur qui soit de nature à affaiblir le front militaire principal contre l’URSS et ses satellites. En fait, l’ampleur des campagnes de l’IRA visant à éjecter la Grande-Bretagne de l’Irlande du Nord dépendait, et dépend encore en grande partie, du montant du soutien financier accordé par les Etats-Unis à l'IRA. Les attaques terroristes de l’IRA à Londres constituaient donc quelque chose de relativement exceptionnel à l’époque, dans les métropoles des pays avancés. Les principaux théâtres de la guerre impérialiste où les deux blocs s'affrontaient par nations interposées, se situaient en effet à la périphérie du système : au VietNam, en Afghanistan, au Moyen-Orient.

Bien que, parmi les victimes de l’IRA, aient figuré des civils sans défense, les cibles de ses bombes - en dehors d’Irlande du Nord - correspondaient en général à une logique impérialiste plus classique. Ce sont des sites militaires comme les Chelsea Barracks en 1981, ou Hyde Park en 1982 3 qui étaient choisies, ou encore des symboles du pouvoir économique comme Bishopsgate dans la Cité de Londres 4, ou Canary Wharf en 1996 5. Par contre, les attentats d’Al Qaida ciblant les transports publics bondés sont symptomatiques d’une situation impérialiste plus dangereuse au niveau mondial et plus typique des nouvelles tendances internationales résultant d'une situation où il n’y a plus de blocs impérialistes pour imposer un semblant d’ordre vis-à-vis du militarisme capitaliste. "Chacun pour soi" est devenu la devise principale de l’impérialisme, affirmée de la façon la plus violente et la plus cruelle par les Etats-Unis dans leur tentative actuelle de maintenir leur hégémonie sur la scène mondiale. La stratégie unilatérale de Washington, qu’on a vue en différentes circonstances et particulièrement lors de l’invasion et de l’occupation de l’Irak, n’a fait qu’exacerber le chaos militaire. Le développement de l’influence globale d’Al Qaida et des autres seigneurs de guerre impérialistes au Moyen-Orient est le produit de cette mêlée impérialiste générale que les principales puissances impérialistes, opérant les unes contre les autres, sont incapables d’empêcher.

Ainsi, les principales puissances, y compris la Grande-Bretagne, ont activement contribué au développement de la menace terroriste, l’ont utilisée et ont essayé de la manipuler à leur propre profit.

L’impérialisme britannique était déterminé à ne pas être tenu à l’écart de l’invasion américaine en Irak. Il entendait ainsi protéger ses propres intérêts dans la région et conserver son prestige en tant que puissance militaire significative. En créant de toutes pièces un prétexte pour rejoindre la "coalition" américaine avec le fameux dossier sur les armes de destruction massives imaginaires, l’impérialisme britannique a donc pleinement joué son rôle dans la plongée de l’Irak dans le chaos sanglant actuel. L’Etat britannique a contribué à alimenter la campagne terroriste d’Al Qaida contre l’impérialisme occidental. Cette campagne terroriste a certes commencé avant l’invasion de l’Irak, mais ce sont les grandes puissances qui lui ont pour ainsi dire donné le jour. En effet, la Grande-Bretagne, tout comme les Etats-Unis, a participé, pendant les années 1980, à l'entraînement et à l'armement de la guérilla de Ben Laden pour combattre l’occupation de l’Afghanistan par la Russie.

Après le 7 juillet, les principaux "alliés" de la Grande-Bretagne (ses rivaux, en réalité) n’ont pas manqué de faire remarquer que la capitale du pays pouvait être vue comme "Londonistan" - c’est-à-dire un refuge pour les différents groupes islamistes radicaux liés aux organisations terroristes du Moyen-Orient. L’Etat britannique a permis la présence sur son sol de certains individus qu'elle allait jusqu'à protéger, dans l’espoir de pouvoir les utiliser au service de ses intérêts propres au Moyen-Orient, aux dépens d'autres grandes puissances "alliées". Par exemple, la Grande-Bretagne a résisté pendant dix ans aux demandes de l’Etat français concernant l’extradition de Rachid Ramda, suspect dans les attentats à la bombe du métro parisien ! Lui renvoyant la pareille, la direction centrale française des Renseignements généraux (selon le International Herald Tribune, 09/08/05) n’a pas communiqué à ses collègues britanniques le rapport de ses services, écrit en juin, prévoyant que des sympathisants pakistanais d’Al Qaida préparaient un attentat à la bombe en Grande-Bretagne.

La politique impérialiste de la Grande-Bretagne - qui observe les mêmes "principes" que ses rivaux : "faites-le aux autres avant qu’ils ne vous le fassent" - a contribué à ce que des attaques terroristes se déroulent sur son propre sol.

Dans la période actuelle, le terrorisme n’est plus l’exception dans la guerre entre Etats et proto-Etats mais est devenu la méthode privilégiée. Le développement du terrorisme correspond en partie à une absence d’alliances stables entre les puissances impérialistes et est caractéristique d’une période dans laquelle chaque puissance essaie de saper et de saboter le pouvoir de ses rivales.

Dans ce contexte, nous ne devons pas sous-estimer le rôle croissant des opérations secrètes et de guerre psychologique menées par les principales puissances impérialistes sur leur propre population de façon à discréditer leurs rivaux et à fournir un prétexte à leurs initiatives militaires. Ainsi, même en l'absence d'une confirmation officielle qui - sauf coup de théâtre - n'arrivera jamais, il existe de fortes présomptions pour que l’attentat des Twin Towers, ou celui contre les appartements de Moscou, qui ont ouvert la voie à des aventures militaires majeures menées respectivement par les Etats-Unis et la Russie, aient été l’œuvre des services secrets de ces mêmes Etats. L’impérialisme britannique n’est en aucun cas innocent à cet égard. Son engagement camouflé des deux côtés du conflit terroriste en Irlande du Nord est bien connu, de même que la présence de plusieurs de ses agents dans les rangs de la "Real IRA", l’organisation terroriste responsable de l’attentat d’Omagh 6. Plus récemment, en septembre 2005, deux membres du SAS (forces spéciales britanniques) étaient arrêtés à Bassorah par la police irakienne, alors qu’ils étaient, selon certains journalistes, en mission pour exécuter un attentat terroriste 7. Ces exécutants en sous-main ont été ensuite libérés grâce à un assaut de l’armée britannique contre la prison qui les détenait. Sur la base d’événements comme ceux-ci, il est raisonnable de penser que l’impérialisme britannique est lui-même impliqué dans le carnage terroriste quotidien en Irak : probablement pour permettre de justifier sa présence "stabilisatrice" en tant que force d’occupation. C'est l'impérialisme britannique lui-même, en tant qu'ancienne puissance coloniale, qui a mis au point, le premier, le principe sous-jacent du "diviser pour régner" qu’on retrouve en Irak derrière ces tactiques de terreur.

La tendance croissante à l'usage du terrorisme au sein des conflits impérialistes porte l’empreinte de la période finale du déclin du capitalisme, la période de décomposition sociale où c'est l’absence de perspectives à long terme qui domine la société sur tous les plans.

Significatif de cette situation est le fait que les attentats du 7 juillet ont été l’œuvre de kamikazes nés et élevés en Grande-Bretagne. Ainsi, les pays du cœur du capitalisme sont tout autant capables que ceux de la périphérie du système d'engendrer parmi les jeunes cette sorte d’irrationalité qui conduit à l’autodestruction la plus violente et la plus odieuse. Savoir si l’Etat britannique lui-même était impliqué dans les attentats, c’est encore trop tôt pour le dire.

L’horreur arbitraire de la guerre impérialiste revient donc au cœur du capitalisme où vivent les secteurs les plus concentrés de la classe ouvrière. Elle n’est plus désormais réservée au Tiers-Monde mais frappe de plus en plus les métropoles industrielles : New York, Washington, Madrid, Londres. Les cibles ne sont plus désormais expressément économiques ou militaires : elles sont choisies de façon à causer le maximum de victimes civiles.

L’ex-Yougoslavie avait déjà constitué, dans les années 90, une expression de cette tendance au retour de la guerre impérialiste dans les pays centraux du capitalisme. Aujourd’hui, après l'Espagne, c’est la Grande-Bretagne.

La terreur de l’Etat bourgeois

Les londoniens n'ont cependant pas eu affaire qu'à la seule menace mortelle des attentats terroristes en juillet 2005. Le 22 juillet, un jeune électricien brésilien, Jean-Charles de Menezes, a été exécuté alors qu'il se rendait au travail, par 8 balles tirées par la police à la station de métro Stockwell. La police prétend qu'elle l'avait pris pour un kamikaze. La Grande-Bretagne, célèbre pour l’image d’intégrité de Scotland Yard et de son sympathique "bobby" local qui aide les vieilles dames à traverser la rue, a toujours essayé de faire croire que ses policiers étaient au service de la communauté démocratique, qu'ils étaient les protecteurs des droits légaux des citoyens et les garants de la paix. En cette occasion, ce qui est clairement apparu, c’est que la police britannique n’est pas fondamentalement différente de la police de n’importe quelle dictature du Tiers-Monde qui utilise ouvertement ses "escadrons de la mort" pour les besoins de l’Etat. Selon le discours officiel de la police britannique, l’exécution de Jean-Charles a été une erreur tragique. Cependant, à partir du 7 juillet, les détachements armés de la police métropolitaine avaient reçu la directive de "tirer pour tuer" toute personne suspectée d’être un kamikaze. Même après le meurtre de Jean Charles, cette politique a été défendue et maintenue énergiquement. Etant donné la quasi-impossibilité d’identifier ou d’appréhender un kamikaze avant qu’il ne déclenche le détonateur, cette directive donnait effectivement à la police toute latitude pour tirer sur n’importe qui, pratiquement sans aucun avertissement. A tout le moins, la politique mise en place au plus haut niveau permettait de telles "erreurs tragiques", considérées comme d'inévitables effets secondaires du renforcement de l’Etat.

Nous pouvons donc supposer que ce meurtre n’était guère accidentel, en particulier quand nous considérons que la fonction de l’Etat et de ses organes de répression n’est pas celle qu’elle prétend être : un protecteur au service de la population, qui doit souvent faire des choix difficiles entre la défense du citoyen et la protection de ses droits. En réalité, la tâche fondamentale de l’Etat est tout autre : défendre l’ordre existant dans l’intérêt de la classe dominante. Cela veut dire avant tout que l’Etat doit préserver et exhiber son monopole de la force armée. C’est particulièrement vrai en temps de guerre quand il est nécessaire et vital de montrer sa force et d'exercer des représailles. En réponse à des attaques terroristes comme celles du 7 juillet, la première priorité de l’Etat n’est pas de protéger la population – tâche qui, de toutes façons, ne peut être accomplie, excepté pour un très petit nombre de hauts fonctionnaires – mais d'exhiber sa puissance. Réaffirmer la supériorité de la force de l’Etat est alors une nécessité pour maintenir la soumission de sa propre population et inspirer le respect aux puissances étrangères. Dans ces conditions, l’arrestation des vrais criminels est secondaire ou n’a rien à voir avec l’objectif principal.

Ici, une autre comparaison avec la campagne d’attentats de l’IRA est utile. En réponse aux attentats contre des pubs à Birmingham et Guildford 8, la police britannique avait arrêté 10 suspects irlandais, leur avait arraché de fausses confessions, avait fabriqué de toutes pièces des témoignages contre eux et les a condamné à de longues peines de prison. Ce n’est que quinze ans plus tard que le gouvernement a admis qu’une "tragique erreur judiciaire" avait eu lieu. N’étaient-ce pas plutôt des représailles contre la population "étrangère" et "ennemie" ?

Le 22 juillet 2005 a révélé la réalité de ce qui se cache derrière la façade démocratique et humanitaire de l’Etat, construite de façon si sophistiquée en Grande-Bretagne. Le rôle essentiel de l’Etat en tant qu'appareil de coercition n’est pas d’agir pour ou à la place de la majorité de la population, mais contre elle.

Ceci a été confirmé par tout une série de mesures "anti-terroristes" proposées dans la foulée des attentats par le gouvernement Blair pour renforcer le contrôle de l’Etat sur la population en général, mesures qui ne peuvent en aucun cas arrêter le terrorisme islamique. Des mesures telles que l’introduction de la carte d’identité, l’introduction, pour un temps indéterminé, de la politique de "tirer pour tuer", les ordres de contrôle restreignant les déplacements des citoyens, la politique d’écoute téléphonique et de surveillance d'Internet qui doit être officiellement reconnue, la détention de suspects sans accusation pendant trois mois, la mise en place de cours spéciales où les témoignages sont faits à huis clos et sans jury.

Ainsi pendant l’été, l’Etat, comme il l’a déjà fait auparavant, a utilisé le prétexte des attaques terroristes pour renforcer son appareil répressif afin de se préparer à l’utiliser contre un ennemi bien plus dangereux : le prolétariat qui resurgit.

La réponse ouvrière

Le 21 juillet après les attentats manqués à Londres qui ont marqué cette journée, seules les lignes Victoria et Metropolitan du métro étaient officiellement fermées (le 7 juillet, tout le réseau avait été fermé). Mais les lignes Bakerloo et Northern furent aussi fermées ce jour-là à cause des actions ouvrières. Les conducteurs de métro avaient refusé de prendre les trains du fait de l’absence de sûreté et de garanties de sécurité. Ce que cette action a exprimé, même ponctuellement, c'est la perspective de la solution à long terme à cette situation intolérable : la prise en main par les ouvriers de leur propre situation. Cependant, les syndicats ont réagi à cette étincelle d’indépendance de classe aussi vite qu’avaient réagi les services d’urgence aux attentats. Sous leur direction, les conducteurs ont dû retourner au travail en attendant la conclusion des négociations entre syndicats et direction. Ils ont assuré néanmoins qu'ils soutiendraient tout conducteur qui refuserait de conduire, c'est-à-dire qu'ils l’abandonneraient à son propre sort.

Durant les premières semaines d’août, la résistance de la classe ouvrière allait avoir un plus grand impact. Une grève sauvage à l’aéroport de London Heathrow était déclenchée par des employés de la firme Gate Gourmet qui fournit les repas pour les vols de British Airways. Elle a immédiatement suscité une action de solidarité de la part des bagagistes de l’aéroport employés par British Airways ; quelques 1000 travailleurs en tout. Les vols de British Airways ont été cloués au sol plusieurs jours et des images de passagers laissés en plan et de piquets de masse étaient diffusées dans le monde entier.

Les media britanniques ont dénoncé avec fureur l’insolence des ouvriers qui avaient renoué avec la tactique prétendument démodée des grèves de solidarité. Apparemment, les ouvriers auraient dû réaliser que tous les experts, les juristes et autres spécialistes des relations industrielles avaient relégué les actions de solidarité aux livres d’histoire et, pour faire bonne mesure, les avaient rendues illégales 9. Les media essayèrent de dénigrer le courage exemplaire des ouvriers en s’attardant sur les conséquences néfastes de leur action pour les passagers.

Les media ont cependant pris aussi un ton plus conciliant, mais tout aussi hostile à la cause des ouvriers. Ils ont déclaré que la grève résultait de la tactique barbare des propriétaires américains de Gate Gourmet qui avaient annoncé par mégaphone aux ouvriers les licenciements massifs. La grève aurait été une erreur : le résultat inutile d’un management incompétent, une exception à la conduite normale et civilisée des relations industrielles, entre syndicats et direction et grâce à laquelle les actions de solidarité ne sont pas nécessaires. Mais la cause première de la grève n’était pas l’arrogance du petit employeur. En réalité, la tactique brutale de Gate Gourmet n’avait rien d’exceptionnel. Tesco, par exemple, la chaîne de supermarchés la plus grande et la plus rentable en Grande-Bretagne, a récemment annoncé l'entrée en vigueur de la suppression du paiement des jours de maladie de ses employés. Les licenciements massifs ne sont pas non plus le fruit typique de l’absence d’implication des syndicats. En effet, selon le International Herald Tribune (19/08/2005), la porte-parole de British Airways, Sophie Greenyer, "a dit que la compagnie a réussi par le passé à réduire les emplois et les coûts grâce à sa coopération avec les syndicats. BA a supprimé 13 000 emplois au cours des trois dernières années et réduit ses coûts de 850 millions de livres sterling. "Nous avons été capables de travailler de façon raisonnable avec les syndicats pour atteindre ces économies", a-t-elle dit."

C'est la détermination de BA à réduire constamment les coûts opérationnels qui a conduit à pressuriser les salaires et les conditions de vie des ouvriers de Gate Gourmet. A son tour, Gate Gourmet a fait des provocations délibérées pour pouvoir remplacer la main d’œuvre actuelle par des employés d’Europe de l’Est, à des conditions et à des salaires encore pires.

Les réductions de coût auxquelles BA procède sans relâche, ne sont guère inhabituelles, que ce soit dans les transports aériens ou ailleurs. Au contraire, l'intensification de la concurrence sur des marchés de plus en plus saturés est la réponse normale que le capitalisme apporte à l'aggravation de la crise économique.

La grève d’Heathrow n’était donc pas un accident mais un exemple de lutte des travailleurs, contraints de se défendre contre les attaques sauvages croissantes de la bourgeoisie dans son ensemble. La volonté de lutte des ouvriers n’a pas été le seul aspect significatif de la grève. Les actions illégales de solidarité des autres ouvriers de l’aéroport sont d'une importance encore plus grande. En effet, ces employés couraient le risque de perdre leurs propres moyens d’existence en élargissant ainsi la lutte.

Cette expression de solidarité de classe – même brève et embryonnaire – a constitué un souffle d’air dans l’atmosphère suffocante de soumission nationale créée par la bourgeoisie au lendemain des attaques terroristes. Elle a rappelé que ce n'est pas "l’esprit du Blitz" de 1940 qui domine la population de Londres, contrairement à cette époque où elle supportait passivement les bombardements de nuit par la Luftwaffe dans l’intérêt de l’effort de guerre impérialiste.

Au contraire, la grève de Heathrow se situe en continuité avec tout une série de luttes qui ont eu lieu dans le monde depuis 2003, telles que l’action de solidarité des travailleurs d’Opel en Allemagne et l’action solidaire des ouvriers de Honda en Inde 10.

La classe ouvrière internationale resurgit lentement, de façon presque imperceptible, d’une longue période de désorientation après l’effondrement du bloc de l’Est en 1989. Elle avance maintenant à tâtons vers une perspective de classe plus claire.

Les difficultés pour développer cette perspective se sont vite révélées à travers le sabotage rapide effectué par les syndicats de l’action de solidarité à Heathrow. Le Transport and General Workers Union a rapidement mis fin à la grève des bagagistes ; alors les ouvriers licenciés de Gate Gourmet sont restés à attendre le sort que leur réservait l'issue des négociations prolongées entre les syndicats et les patrons.

Néanmoins, la manifestation en Grande-Bretagne de ce resurgissement difficile de la lutte de classe est particulièrement significatif. La classe ouvrière anglaise, après avoir atteint des sommets dans ses luttes avec la grève massive du secteur public en 1979 et la grève des mineurs de 1984/85, a particulièrement souffert de la défaite de cette dernière, défaite que le gouvernement Thatcher a exploitée au maximum, notamment en rendant illégales les grèves de solidarité. C’est pourquoi la réapparition de telles grèves en Grande-Bretagne est plus que bienvenue.

La Grande-Bretagne n’a pas seulement été le premier pays capitaliste ; elle a aussi été témoin de la naissance des premières expressions de la classe ouvrière mondiale et de ses premières organisations politiques, les Chartistes ; elle a hébergé le Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs. La Grande-Bretagne n’est plus désormais l’axe de l’économie mondiale, mais elle joue toujours un rôle clef dans le monde industrialisé. L’aéroport d’Heathrow est le plus grand du monde. La classe ouvrière britannique a toujours un poids significatif pour la lutte de classe mondiale.

Pendant l’été, c'est en Grande-Bretagne que les enjeux de la situation mondiale ont été mis à nu : d’un côté, la tendance du capitalisme à s’enfoncer dans la barbarie et le chaos, dans une mêlée générale où toutes les valeurs sociales sont détruites ; de l’autre, la grève de l’aéroport de Londres a révélé de nouveau, pendant un bref instant, l’existence de principes sociaux complètement différents basés sur la solidarité illimitée des producteurs, le principe du communisme.

Como

1 Ceci n’inclut pas les 4 kamikazes qui se sont fait exploser

2 Les "Provisionals" de l’IRA s’appelaient ainsi afin de se distinguer de la dite "Official IRA" socialisante, dont ils furent une scission ; l'"Official IRA" ne joua aucun rôle significatif dans la guerre civile qui secoua l’Irlande du Nord à partir des années 1970.

3 Chelsea Barracks est une caserne, située en plein centre de Londres, qui hébergeait à l’époque le régiment des Irish Guards. L’attentat de Hyde Park était dirigé contre une parade militaire de la garde royale.

4 La Cité de Londres est en fait le district financier, une zone d’environ un km2 en plein Central London, qui lui même est une zone du Grand Londres. Canary Wharf est un gratte-ciel emblématique du nouveau quartier d’affaires bâti sur l'emplacement des anciens docks londoniens.

5 On signalera qu’un des attentats les plus meurtriers - contre le centre commercial d’Arndale, en plein centre de Manchester en 1996 - correspondait plutôt à une époque où l’IRA servait d’instrument à la bourgeoisie américaine dans sa campagne d’intimidation contre les vélléités britanniques d’action impérialiste indépendante, et fait donc plutôt partie de la nouvelle époque de chaos qui a vu le surgissement d’Al Qaida.

6 Le "Real IRA" était une scission de l’IRA qui se réclamait de la poursuite du combat contre les britanniques. Le groupe fut responsable d’un attentat à la bombe dans la ville d’Omagh (Irlande du Nord) qui tua 29 civils le 15 août 1998.

7 Voir le site "prisonplanet.com": https://www.prisonplanet.com/articles/september2005/270905plantingbombs.htm [288]

8 La justification de ces attentats, en 1974, était que les pubs ciblés étaient surtout fréquentés par des militaires.

9 Les grèves de solidarité sont effectivement illégales en Grande-Bretagne – une loi à cet effet fut adoptée par le gouvernement Thatcher dans les années 1980 et reconduite par le gouvernement travailliste de Blair.

10 Voir à ce propos, sur notre site, l’article publié par la section du CCI en Inde: https://en.internationalism.org/icconline/2005_hondaindia [289]

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [290]
  • Attentats [291]

Questions théoriques: 

  • Décomposition [292]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Conscience de classe [15]

Cyclone Katrina : le capitalisme est responsable de la catastrophe sociale

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La catastrophe qui a frappé le Sud des Etats-Unis et particulièrement la ville de la Nouvelle Orléans n’est pas, contrairement à ce que nous rabâchent les médias de la bourgeoisie, une conséquence de l’irresponsabilité du président Bush et de son administration. Cette propagande anti-américaine, particulièrement diffusée à cette occasion par les médias en Europe pour discréditer la puissance des Etats-Unis, cache en réalité, aux yeux du prolétariat, le véritable responsable des conséquences dramatiques du passage du cyclone Katrina dans cette région du monde. Les bouleversements climatiques, provoqués en grande partie par l'effet de serre, sont les produits d'une économie capitaliste dont la seule raison d’être est le profit. Ces dérèglements rendent nécessairement les "catastrophes naturelles" beaucoup plus nombreuses et immensément plus destructrices que par le passé. De surcroît, l’absence de moyens de secours, d’équipements spécialisés, de moyens médicaux sont aussi l’expression directe de la faillite du capitalisme.

Un révélateur de la faillite du capitalisme

Tout le monde a vu les images de la catastrophe. Les cadavres boursouflés flottant dans les eaux fétides de l'inondation de la Nouvelle Orléans. Un vieillard assis dans une chaise longue, recroquevillé, mort, tué par la chaleur, la faim et la soif, tandis que d'autres languissent près de lui. Des mères piégées avec leurs jeunes enfants sans rien à manger ni à boire pendant trois jours. Le chaos dans les centres mêmes où les autorités ont appelé les victimes à se réfugier pour leur sécurité. Cette tragédie sans précédent n'a pas eu lieu dans un coin du Tiers-Monde éprouvé par la pauvreté, mais au coeur de la plus grande puissance impérialiste et capitaliste de la planète. Lorsque le tsunami a frappé l'Asie en décembre dernier, la bourgeoisie des pays riches a blâmé l'incompétence politique des pays pauvres pour avoir refusé de réagir aux signes annonciateurs de la catastrophe. Cette fois, il n'y a pas d'excuse de ce genre.

Le contraste aujourd'hui n'est pas entre pays riches et pays pauvres, mais entre les gens riches et les pauvres. Quand l'ordre d'évacuer la Nouvelle Orléans et la côte du Golfe du Mexique est arrivé, de façon typiquement capitaliste, c'était chacun pour soi, chaque famille pour elle. Ceux qui avaient des voitures et pouvaient payer l'essence dont le prix a monté en flèche à cause des compagnies pétrolières, sont partis vers le nord et vers l'ouest pour se mettre en sécurité et trouver refuge dans des hôtels, des motels ou chez des amis ou de la famille. Mais dans le cas des pauvres, la majorité s'est trouvée prise sur la route du cyclone, incapable de fuir. A la Nouvelle Orléans, les autorités locales ont ouvert le stade du Superdome et le centre de conférences comme abri contre le cyclone, mais elles n'ont fourni ni intendance, ni nourriture, ni eau, ni organisation, alors que des milliers de gens dont la grande majorité était des noirs, s'entassaient dans ces bâtiments et y étaient abandonnés.

Pour les gens riches restés à la Nouvelle Orléans, la situation était tout autre. Les touristes et les VIP restés sur place étaient logés dans des hôtels cinq étoiles juste à côté du Superdome, se prélassaient dans le luxe et étaient protégés par des officiers de police armés qui maintenaient la "populace" du Superdome à distance. Au lieu d'organiser la distribution de nourriture et d'eau en stock dans les magasins et les entrepôts, la police est restée bras croisés lorsque les pauvres gens ont commencé à "piller" les biens de première nécessité pour les redistribuer.

Il est vrai que des éléments lumpenisés ont tiré parti de la situation et se sont mis à voler du matériel électronique, de l'argent et des armes, mais il est clair qu'au départ, ce phénomène a commencé comme tentative de survie dans des conditions les plus deshumanisées. Au même moment cependant, la police arme au poing assurait la sécurité des employés des hôtels de luxe envoyés dans une proche pharmacie fouiller tout ce qu'ils pouvaient à la recherche d'eau, de nourriture et de médicaments pour assurer le confort des riches hôtes. Un officier de police a expliqué que ce n'était pas du pillage, mais la "réquisition" de provisions par la police, ce qui est autorisé en cas d'urgence. La différence entre "pillage" et "réquisition", c'est la différence entre être pauvre et être riche.

C'est le système le coupable. L'incapacité du capitalisme à répondre à cette crise avec le minimum de solidarité humaine démontre que la classe capitaliste n'est plus digne de gouverner, que son mode de production est embourbé dans un processus de décomposition sociale - pourrissant littéralement sur pied - qu'il offre à l'humanité un avenir de mort et de destruction.

Le chaos dans lequel tombent, les uns après les autres, les pays d'Afrique et d'Asie ces dernières années, n'est qu'un avant-goût de ce que le capitalisme nous réserve y compris dans les pays industrialisés, et la Nouvelle Orléans aujourd'hui nous fait entrevoir la désolation de ce futur. Comme toujours, la bourgeoisie a rapidement élaboré toutes sortes d'alibis et d'excuses pour ses crises et sa faillite.

Dans sa dernière série d'excuses, elle pleurniche sur le fait qu'elle a fait tout ce qu'elle pouvait ; que c'est une catastrophe naturelle, pas causée par les hommes ; que personne n'aurait pu prévoir la catastrophe naturelle la pire de l'histoire de la nation ; que personne n'avait prévu que les digues maintenant l'eau, rompraient. Les critiques du gouvernement, aux Etats-Unis et à l'étranger, s'en prennent à l'incompétence de l'administration Bush qui a laissé une catastrophe naturelle devenir une calamité sociale.

Tout ce barouf de la bourgeoisie est hors de propos. Son seul but, c'est de détourner l'attention de la vérité qui est que c'est le système capitaliste lui-même qui est responsable. "Nous faisons tout ce que nous pouvons", tel est le cliché le plus répété puisé dans les réserves de la propagande bourgeoise. Ils font "tout ce qu'ils peuvent" pour terminer la guerre en Irak, pour améliorer l'économie, pour améliorer l'éducation, pour mettre fin à la criminalité, pour rendre la navette spatiale sûre, pour arrêter la drogue, etc., etc. Ils ne pourraient ni faire mieux, ni faire autrement. A croire que le gouvernement ne fait aucun choix politique, ne dispose d'aucune possibilité alternative. Quel non sens ! Ils mènent la politique qu'ils ont consciemment choisie - et qui, c'est clair, comporte des conséquences désastreuses pour la société. Quant à l'argument concernant les phénomènes naturels - en opposition à ce que les hommes ont créé, il est vrai que le cyclone Katrina était une force naturelle, mais l'échelle de la catastrophe naturelle et sociale qu'il a entraînée, elle, n'était pas inévitable. Sous tous ses aspects, la catastrophe a été produite et rendue possible par le capitalisme et son Etat.

Le caractère de plus en plus dévastateur des catastrophes naturelles à travers le monde d'aujourd'hui est une conséquence de toutes les politiques irresponsables au niveau de l'économie et de l'environnement que mène le capitalisme dans sa recherche incessante de profit. Les politiques s'expriment autant dans leur incapacité à utiliser la technologie existante pour surveiller les tsunamis et avertir les populations menacées en temps voulu que dans la déforestation des collines dans les pays du Tiers-Monde qui exacerbe la dévastation produite par les inondations liées à la mousson, ou encore dans la pollution irresponsable de l'atmosphère par les gaz à effets de serre qui aggravent le réchauffement global et contribuent probablement aux aberrations climatiques dans le monde.

A ce sujet, il y beaucoup d'indications qui amènent à penser que le réchauffement global a provoqué une augmentation de la température de l'eau et le développement d'un plus grand nombre de dépressions, tempêtes et cyclones tropicaux au cours de ces dernières années. Lorsque Katrina a touché la Floride, c'était un cyclone de Force 1, mais comme il est resté pendant une semaine au dessus des eaux à 32° du Golfe du Mexique, il est devenu une tempête de Force 5 avec des vents à 280 km/heure lorsqu'il a atteint la côte du Golfe. Les gauchistes ont déjà commencé à parler des liens de Bush avec l'industrie pétrolière et de son opposition au Protocole de Kyoto et à présenter cela comme responsable de la catastrophe, mais leur critique s'inscrit dans les discussions au sein de la classe capitaliste mondiale - comme si la mise en oeuvre des accords de Kyoto pouvait vraiment renverser les effets du réchauffement global et si les bourgeoisies des pays en faveur de Kyoto étaient vraiment intéressées à réorganiser les méthodes capitalistes de production. Pire, leur critique évacue le fait que c'est l'administration Clinton qui, tout en se prétendant pro-environnementale, a la première rejeté l'accord de Kyoto.

Le refus de s'occuper du réchauffement global, c'est la position de la bourgeoisie américaine, pas seulement celle de l'administration Bush. De plus, la Nouvelle Orléans avec sa population de presque 600 000 habitants et des banlieues proches comprenant une population encore plus nombreuse, est une ville construite en grande partie en dessous du niveau de la mer, ce qui la rend vulnérable aux inondations en provenance des eaux du Mississipi, du Lac Ponchartrain et du Golfe du Mexique. Depuis 1927, le génie militaire américain a développé et entretenu un système de digues pour empêcher l'inondation annuelle par les eaux du Mississipi, ce qui a permis à l'industrie et à l'agriculture de prospérer à côté du fleuve et à la ville de la Nouvelle Orléans de s'étendre, mais qui a arrêté l'apport de terre et de sédiments qui renouvelaient naturellement les marécages et les marais du delta du Mississipi en aval de la ville vers le Golfe du Mexique. Cela a fait que ces marécages qui fournissaient une protection naturelle à la Nouvelle Orléans en servant de tampon face aux irruptions maritimes, se sont dangereusement érodés et que la ville est devenue plus vulnérable aux inondations de la mer. Ce n'est pas "naturel", c'est créé par l'homme.

Ce n'est pas non plus une force naturelle qui a considérablement réduit la Garde nationale de Louisiane, mais la guerre en Irak dans laquelle une grande partie de ses troupes a été mobilisée, ne laissant que 250 gardes disponibles pour assister la police et les pompiers dans les actions de secours les trois premiers jours après la rupture des digues. Et un pourcentage encore plus grand de gardes du Mississipi a été déployé en Irak.

L'argument selon lequel cette catastrophe n'était pas prévue est aussi un non-sens. Depuis presque 100 ans, scientifiques, ingénieurs et politiciens ont discuté de la façon de faire face à la vulnérabilité de la Nouvelle Orléans vis-à-vis des cyclones et des inondations. Au milieu des années 1980, plusieurs projets ont été développés par différents groupes de scientifiques et d'ingénieurs, ce qui a finalement mené à une proposition, en 1998 (sous l'administration Clinton), appelée Coast 2050. Ce projet comprenait le renforcement et le réaménagement des digues existantes, la construction d'un système d'écluses et la création de nouveaux canaux qui amèneraient des eaux remplies de sédiments afin de restaurer les zones marécageuses tampon du delta ; ce projet requérait un investissement de 14 milliards de dollars sur une période de 10 ans. Il ne reçut pas l'approbation de Washington, non pas sous Bush mais sous Clinton.

L'an dernier, l'armée a demandé 105 millions de dollars pour des programmes de lutte contre les cyclones et les inondations à la Nouvelle Orléans, mais le gouvernement ne lui a accordé que 42 millions. Au même moment, le Congrès approuvait un budget de 231 millions de dollars pour la construction d'un pont vers une petite île inhabitée d'Alaska. Une autre réfutation de l'alibi selon lequel "personne n'avait prévu", c'est qu'à la veille de l'arrivée du cyclone, Michael D. Brown, directeur de la FEMA (Federal Emergency Management Administration), se vantait, dans des interviews télévisés, du fait qu'il avait ordonné la mise sur pied d'un plan d'urgence au cas où le pire scénario catastrophe ait lieu à la Nouvelle Orléans après le tsunami du Sud-Est asiatique, et que la FEMA avait confiance dans le fait qu'elle serait capable de faire face à toute éventualité.

Des rapports en provenance de la Nouvelle Orléans indiquent que ce plan de la FEMA a été mis en oeuvre avec la décision... de renvoyer les camions transportant des dons de bouteilles d'eau, de refuser de distribuer 3700 litres de diesel apportés par les garde-côtes et la coupure des lignes de communication d'urgence utilisées par la police locale dans les banlieues de la Nouvelle Orléans... Brown a même eu le culot d'excuser l'inaction dans le secours aux 25 000 personnes réfugiées dans le centre de conférences, en disant que les autorités fédérales n'avaient pas su avant la fin de la semaine que ces réfugiés étaient là, alors que cela faisait trois ou quatre jours que les informations télévisées donnaient des reportages sur leur situation.

Et bien que le maire Ray Nagin, démocrate, ait vociféré et dénoncé l'inaction de l'Etat fédéral, c'est sa propre administration locale qui n'a fait absolument aucun effort pour fournir une évacuation sûre aux pauvres et aux personnes âgées, qui n'a pris aucune responsabilité dans la distribution de nourriture et d'eau et qui a abandonné la ville au chaos et à la violence.

Seule la classe ouvrière offre une alternative

Des millions d'ouvriers ont été émus par ces souffrances déplorables sur la Côte du Golfe et scandalisés par l'insensibilité de la réponse officielle. Dans la classe ouvrière en particulier existe un immense sens de solidarité humaine authentique envers les victimes de cette calamité. Alors que la bourgeoisie distribue aux victimes sa compassion par petits bouts, un peu pour les noirs, un peu pour les pauvres...la plupart des ouvriers américains ne fait pas de distinction entre elles. Même si le racisme est une carte souvent utilisée par la bourgeoisie pour diviser les ouvriers blancs et les ouvriers noirs, et si divers leaders nationalistes noirs servent le capitalisme en insistant sur le fait que la crise à la Nouvelle Orléans est un problème de noirs contre les blancs, la souffrance des ouvriers pauvres et des miséreux à la Nouvelle Orléans aujourd'hui est odieuse pour la classe ouvrière.

Il ne fait aucun doute que l'administration Bush est une équipe dirigeante inadéquate pour la classe dominante, sujette aux inepties, aux gestes creux et aux réactions lentes face à la crise actuelle, et cela viendra s'ajouter à son impopularité croissante. Mais l'administration Bush n'est pas une aberration ; elle est plutôt un reflet cru de la réalité : les Etats-Unis sont une superpuissance déclinante, dominant un "ordre mondial" qui s'enfonce dans le chaos.

La guerre, la famine et les désastres écologiques, voilà le futur où le capitalisme nous mène. S'il y a un espoir pour l'avenir de l'humanité, c'est que la classe ouvrière mondiale développe la conscience et la compréhension de la véritable nature de la société de classe et prenne en main la responsabilité historique de se débarrasser de ce système capitaliste anachronique et destructeur et de le remplacer par une nouvelle société contrôlée par la classe ouvrière, ayant pour principe la solidarité humaine authentique et la réalisation des besoins humains.


Internationalism,
section du CCI aux Etats-Unis
(4 septembre 2005)

Géographique: 

  • Amérique du Nord [293]

Questions théoriques: 

  • Décomposition [292]

Il y a 100 ans, la révolution de 1905 en Russie (III) - Le surgissement des soviets ouvre une nouvelle période historique ...

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Nous publions ci-dessous la suite de l'article paru dans le numéro précédent de notre Revue internationale. Dans cette première partie, nous avions mis en évidence le changement de période dans la vie du capitalisme ayant constitué la toile de fond au déroulement des événements de 1905 en Russie, le passage de son ascendance à sa décadence. Nous avons également insisté sur les conditions favorables à la radicalisation de la lutte prévalant alors en Russie : l'existence d'une classe ouvrière moderne et concentrée, dotée d'un haut niveau de conscience face aux attaques capitalistes aggravées par les conséquences désastreuses de la guerre russo-japonaise. C'est directement à l'Etat qu'est amenée à se confronter la classe ouvrière pour la défense de ses conditions d'existence et c'est dans les soviets qu'elle s'organise pour assumer cette nouvelle phase historique de sa lutte. La première partie de l'article décrivait comment se sont formés les premiers conseils ouvriers et à quels besoins ils ont correspondu. La seconde partie analyse plus en détail comment se sont constitués les soviets, leur lien avec le mouvement d'ensemble de la classe ouvrière, de même que leurs relations avec les syndicats. En fait, ces derniers, qui ne correspondent déjà plus à la forme d'organisation dont la classe ouvrière a besoin dans la nouvelle période de la vie du capitalisme qui s'ouvre, n'ont pu jouer un rôle positif que parce qu'ils étaient entraînés par la dynamique du mouvement, dans le sillage des soviets et sous leur autorité.

Le point culminant de la révolution de 1905 : le Soviet des députés ouvriers

Les tendances qui s’étaient manifestées à Ivanovo-Vosnesensk trouvèrent leur achèvement dans le Soviet des députés ouvriers de Saint-Pétersbourg.

Le Soviet était le produit du développement des luttes ouvrières à Saint-Pétersbourg. Contrairement à celui d’Ivanovo-Vosnesensk, il n’avait pas surgi directement d’une lutte particulière mais à l’initiative des Mencheviks qui avaient convoqué sa première réunion. Il était tout autant enraciné dans les luttes ouvrières mais était une expression de l'ensemble du mouvement plutôt que d'une partie de celui-ci. Ce fait constituait une avancée, et l’idée qu’il aurait été moins authentiquement prolétarien ou, d’une certaine manière, la créature de la social-démocratie, est l'expression d'un formalisme superficiel. En fait, les révolutionnaires étaient emportés par la vague des évènements et par le développement spontané de la lutte à un rythme qu’ils ne trouvaient pas toujours à leur gré.

Dès son apparition, le Soviet a exprimé sa nature politique : "On décida d’appeler immédiatement le prolétariat de la capitale à la grève politique générale et à l’élection des délégués. "La classe ouvrière, disait l’appel rédigé lors de la première séance, a dû recourir à l’ultime mesure dont dispose le mouvement ouvrier mondial et qui fait sa puissance : la grève générale (…) Dans quelques jours, des évènements décisifs doivent s’accomplir en Russie. Ils détermineront pour de nombreuses années le sort de la classe ouvrière ; nous devons donc aller au-devant des faits avec toutes nos forces disponibles, unifiées sous l’égide de notre commun Soviet (…)." 1 La seconde réunion du Soviet envisageait déjà d'avancer des revendications face à la classe dominante : "Une députation spéciale fut chargée de formuler devant la douma municipale les revendications suivantes : 1°) prendre des mesures immédiates pour réglementer l’approvisionnement des masses ouvrières ; 2°) ouvrir les locaux pour les réunions ; 3°) suspendre toute attribution de provisions, de locaux, de fonds à la police, à la gendarmerie, etc. ; 4°) assigner les sommes nécessaires à l’armement du prolétariat de Pétersbourg qui lutte pour la liberté." 2 Très rapidement, le Soviet devint le point de ralliement des luttes et dirigea la grève de masse ; les syndicats et les comités de grève spécifiques adhéraient à ses décisions. Le Manifeste constitutionnel, signé par le tsar et publié le 18 octobre, peut sembler ne pas être un document particulièrement radical mais, dans le contexte politique de l’époque, il était une expression du rapport de forces entre les classes pendant la révolution et sa portée était significative. Comme l'écrit Trotsky : "Le 17 octobre, le gouvernement du tsar, couvert du sang et des malédictions des siècles, avait capitulé devant le soulèvement des masses ouvrières en grève. Aucune tentative de restauration ne pourrait jamais effacer de l’histoire cet événement considérable. Sur la couronne sacrée de l’absolutisme, la botte du prolétaire avait appliqué sa marque ineffaçable." 3

Les deux mois et demi suivants furent le théâtre d’une épreuve de force entre le prolétariat révolutionnaire, dirigé par le Soviet à qui il avait donné naissance, et la bourgeoisie. Le 21 octobre, confronté à un fléchissement de la grève, le Soviet mit fin à celle-ci et organisa le retour de tous les ouvriers au travail à la même heure, montrant ainsi sa puissance. Une manifestation, en faveur d’une amnistie pour ceux qui avaient été emprisonnés par l’Etat, avait été planifiée pour la fin octobre. Elle fut décommandée face aux préparatifs de la classe dominante pour provoquer des incidents. Ces actions étaient des tentatives de prendre l’avantage dans le conflit de classe qui se dirigeait vers un affrontement inévitable : "Telle était précisément, dans sa direction générale, la politique du Soviet : il regardait bien en face et marchait au conflit inévitable. Cependant, il ne se croyait pas autorisé à en hâter la venue. Mieux vaudrait plus tard." 4 Fin octobre, mobilisant les Cent Noirs de même que la lie du lumpen et des criminels de la société, une vague de pogroms fit quelque 3500 à 4000 tués et 10 000 blessés. Même à Saint-Pétersbourg, la bourgeoisie se préparait à l’affrontement final à travers des attaques ponctuelles et des batailles isolées. La classe ouvrière répondit en renforçant sa milice, prenant les armes et instaurant des patrouilles, ce qui obligea le gouvernement, à son tour, à envoyer des soldats dans la ville.

En novembre, une nouvelle grève se développa, en partie en réponse à l’instauration de la loi martiale en Pologne et d’une cour martiale pour les soldats et les marins de Cronstadt qui s’étaient rebellés. De nouveau confronté à une perte d’élan du mouvement après qu’il eut obtenu quelques concessions, le Soviet mit fin à la grève et les ouvriers retournèrent au travail comme un corps discipliné. Le succès de la grève résidait dans le fait qu’elle avait mis en mouvement de nouveaux secteurs de la classe ouvrière et avait établi le contact avec les soldats et les marins : "D’un seul coup, elle remua les masses de l’armée et, au cours des journées qui suivirent, occasionna une série de meetings dans les casernes de la garnison de Pétersbourg. Au Comité Exécutif, et même aux séances du Soviet, on vit apparaître non seulement des soldats isolés, mais des délégués de la troupe qui prononcèrent des discours et demandèrent à être soutenus ; la liaison révolutionnaire s’affermit parmi eux, les proclamations se répandirent à profusion dans ce secteur." 5 De la même façon, une tentative de consolider le gain de la journée de 8 heures ne put être non plus soutenue et les acquis réalisés furent rapidement perdus une fois que la campagne fut décommandée, mais l’impact sur la conscience de la classe ouvrière demeurait : "Lorsqu’il défendait au Soviet la motion qui devait terminer la lutte, le rapporteur du Comité Exécutif résumait de la manière suivante les résultats de la campagne : "si nous n’avons pas conquis la journée de huit heures pour les masses, nous avons du moins conquis les masses à la journée de huit heures. Désormais, dans le cœur de chaque ouvrier pétersbourgeois retentit le même cri de bataille : Les huit heures et un fusil !"" 6

Les grèves continuaient, avec en particulier un nouveau mouvement spontané chez les cheminots et les télégraphistes, mais la contre-révolution gagnait aussi progressivement en force. Le 26 novembre, le président du Soviet, Georgiy Nosar, était arrêté. Le Soviet reconnaissait alors que l’affrontement était inévitable et prenait une résolution déclarant qu’il continuerait à préparer l’insurrection armée. Les ouvriers, les paysans et les soldats affluèrent au Soviet, soutinrent son appel aux armes et entreprirent les préparatifs. Cependant, le 6 décembre, le Soviet était encerclé et ses membres arrêtés. Le Soviet de Moscou monta alors au créneau, appelant à la grève générale et essayant de la transformer en insurrection armée. Mais déjà la réaction mobilisait massivement et la tentative d’insurrection se transforma en combat d’arrière-garde et en action défensive. Mi-décembre, elle était écrasée. Dans la répression qui suivit, 14 000 personnes furent tuées dans les combats, 1000 exécutées, 20 000 blessées et 70 000 arrêtées, emprisonnées ou exilées.


La bourgeoisie elle-même s'interroge sur les événements de 1905. Comme la nature révolutionnaire de la classe ouvrière est quelque chose qui lui est étranger, le développement de la lutte en une confrontation armée et la défaite du prolétariat lui paraissent être un acte de folie : "Porté par le succès, le Soviet de Pétersbourg succombait à l’hybris 7, à un orgueil démesuré... Au lieu de consolider ses acquis, il devint de plus en plus combatif et même téméraire. Beaucoup de ses dirigeants tenaient le raisonnement selon lequel, si l’autocratie pouvait si facilement être mise à genoux, ne serait-il pas possible d’obtenir de plus en plus de concessions pour la classe ouvrière et de forcer le pas avec une révolution socialiste ? Ils préféraient ignorer le fait que la grève générale n’avait réussi que parce qu’il y avait eu un effort unifié de tous les groupes sociaux ; et ils n’arrivaient pas à comprendre qu’ils ne pouvaient compter sur la sympathie de la classe moyenne que tant que le Soviet concentrait son feu contre l’autocratie." 8 Mais pour les révolutionnaires, la signification de 1905 ne se trouve pas dans des gains immédiats, quels qu’ils soient, mais dans les leçons qui peuvent en être tirées sur le développement des conditions de la révolution, sur le rôle du prolétariat et de l’organisation révolutionnaire et, en particulier, sur les moyens que le prolétariat utilisera pour mener sa lutte : les soviets. Ces leçons n’ont pu être tirées que grâce à "l’orgueil démesuré" et à "la témérité" du prolétariat, qualités dont il aura grand besoin pour parvenir à renverser le capitalisme.


Les Bolcheviks hésitèrent face à la constitution des soviets. A Saint-Pétersbourg, tout en ayant participé à la formation du Soviet, l’organisation bolchevique de la ville adopta une résolution appelant celui-ci à accepter le programme social-démocrate. A Saratov, ils s’opposèrent à la création d’un soviet jusqu’à la fin de novembre ; à Moscou en revanche, après quelque retard, ils participèrent activement au Soviet. Lénine avait beaucoup mieux saisi quelles étaient les potentialités des soviets et, dans une lettre à la Pravda qui n’a pas été publiée, tout début novembre, il critiquait ceux qui opposaient le parti à ces derniers pour défendre l’idée "qu’il [fallait] aboutir absolument à cette solution : et le Soviet des députés ouvriers et le Parti" et argumentait : "Il me paraît inutile d’exiger du Soviet des députés ouvriers qu’il adopte le programme social-démocrate et adhère au Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie." 9 Il continuait en expliquant que le Soviet était issu de la lutte, était le produit de l’ensemble du prolétariat et que son rôle était de regrouper le prolétariat et ses forces révolutionnaires ; toutefois, en voulant regrouper la paysannerie et des éléments de l’intelligentsia bourgeoise au sein du Soviet, il introduisait une confusion significative : "A mon sens, le Soviet des députés ouvriers, en tant que centre révolutionnaire de direction politique, n’est pas une organisation trop large, mais au contraire trop étroite. Le Soviet doit se proclamer gouvernement révolutionnaire provisoire, ou bien en constituer un, en attirant absolument à cet effet de nouveaux députés, non pas seulement désignés par des ouvriers, mais, d’abord par les matelots et les soldats qui partout tendent déjà à la liberté ; en second lieu, par les paysans révolutionnaires, en troisième lieu par les intellectuels bourgeois révolutionnaires. Nous ne craignons pas une composition aussi étendue et aussi diverse, nous la souhaitons même, car sans alliance du prolétariat et de la paysannerie, sans un rapprochement combatif des social-démocrates et des démocrates révolutionnaires, le plein succès de la grande révolution russe serait impossible."


La position de Lénine à l’époque de la révolution et juste après n’était pas toujours claire, et c’était en bonne partie parce qu’il établissait un lien entre les soviets et la révolution bourgeoise, et considérait ceux-ci comme la base d’un gouvernement révolutionnaire provisoire. Cependant, il saisissait de façon claire quelques-uns des aspects les plus fondamentaux caractéristiques des soviets : ils étaient une forme surgissant dans la lutte elle-même, de la grève de masse ; ils regroupaient la classe ; ils étaient une arme de la lutte révolutionnaire ou insurrectionnelle et ils avançaient et reculaient avec la lutte : "Les soviets des députés ouvriers sont des organes de la lutte directe des masses. Ils ont été créés comme des organes de lutte par la grève. Sous la pression de nécessité, ils sont rapidement devenus des organes de lutte révolutionnaire générale contre le gouvernement. Ils se sont trouvés irrésistiblement transformés, par la suite des événements – la grève devenant un soulèvement-, en organes insurrectionnels. Tel est bien le rôle que jouèrent en décembre de nombreux "soviets" et "comités", c’est un fait absolument incontestable. Et les évènements ont montré de la façon la plus claire et la plus convaincante qu’en temps de lutte, la force et la valeur de ces organes dépendent entièrement de la force et du succès de l’insurrection". 10

En 1917, cette compréhension devait permettre à Lénine de saisir le rôle central joué par les soviets.

Les syndicats et les soviets

Une des leçons majeures de 1905 concerne la fonction des syndicats. Nous avons déjà mentionné ce point fondamental : le sugissement des soviets a montré que la forme syndicale était dépassée par le développement de l’histoire ; cependant, il est important de considérer cette question plus en détail.

En Russie, le contexte immédiat était celui où les associations ouvrières avaient été interdites par l’Etat pendant de nombreuses années. C’était le contraire de ce qui se passait dans les pays capitalistes plus avancés dans lesquels les syndicats avaient gagné le droit d’exister et regroupaient des milliers, sinon des millions d’ouvriers. La situation particulière qui prévalait en Russie n’empêchait pas les ouvriers de lutter mais elle impliquait que leurs mouvements tendaient à être tout à fait spontanés et, en particulier, que leurs organisations surgissaient directement de la lutte sous la forme de comités de grève et disparaissaient avec la grève elle-même. La seule forme légale permise était la récolte de fonds de secours.

En 1901, une Association d’aide mutuelle des travailleurs de l’Industrie mécanique fut fondée à Moscou par Sergei Zoubatov et cet exemple fut suivi par la création d’organisations semblables dans d’autres villes. Le but de ces syndicats (créés et montés par la police tsariste) était de séparer les revendications économiques de la classe ouvrière de ses revendications politiques et de permettre la satisfaction des premières afin d'empêcher le surgissement des dernières. Ils n’y arrivèrent pas, d’une part parce que l’Etat ne voulait pas faire la moindre concession qui aurait permis à ces syndicats d'acquérir un minimum de crédibilité et, d'autre part, parce que la classe ouvrière et les révolutionnaires s'employaient à les utiliser à leurs propres fins : "Les zoubatovistes de Moscou trouvèrent une audience dans les ateliers des chemins de fer de la ligne Moscou-Koursk, mais contrairement aux plans de ces "socialistes de la police", les contacts qui se nouaient dans les cantines et les librairies zoubatovistes renforçaient aussi l’organisation des groupes sociaux-démocrates." 11 Confrontés à la vague de grève de masse de 1902-03, qui se répandit dans tout le sud du pays et impliqua quelque 225 000 travailleurs, les syndicats zoubatovistes furent balayés.

A leur place, l’Etat permit la création de "starostes" 12, ou de doyens de fabrique, pour négocier avec la direction. De telles délégations avaient surgi dans le passé à cause de l’absence de toute autre forme d’organisation ; mais, avec la nouvelle loi, afin d’éviter l’apparition de délégués représentant véritablement les intérêts des ouvriers, ces individus ne pouvaient être nommés qu’avec la permission de leurs employeurs, dont ils dépendaient entièrement. Ils ne bénéficiaient d’aucune impunité et pouvaient ainsi être licenciés par les employeurs ou écartés directement par le gouverneur de la région, appointé par l’Etat.

Lorsque la révolution éclata, les syndicats étaient toujours illégaux. Néanmoins, de nombreux syndicats se constituèrent à la suite de la première vague de luttes. A la fin de septembre, 16 syndicats s’étaient constitués à Saint-Pétersbourg, 24 à Moscou et d'autres dans différentes parties du pays. A la fin de l’année, ce nombre s’élevait à 57 à Saint-Pétersbourg et à 67 à Moscou. L’intelligentsia et les professions libérales constituèrent elles aussi des syndicats, y compris les avocats, le personnel médical, les ingénieurs et les techniciens et, en mai, 14 de ces syndicats formèrent l’Union des syndicats.

Quels étaient alors les rapports entre les syndicats et les soviets ? Tout simplement, c’était les soviets qui dirigeaient la lutte, les syndicats étant entraînés et radicalisés sous leur direction. "Au fur et à mesure du développement de la grève d’octobre, le Soviet devenait tout naturellement le centre qui attirait l’attention générale des hommes politiques. Son importance croissait littéralement d’heure en heure. Le prolétariat industriel avait été le premier à serrer les rangs autour de lui. L’Union des syndicats, qui avait adhéré à la grève dès le 14 octobre, dut presque immédiatement se ranger sous son protectorat. De nombreux comités de grève - ceux des ingénieurs, des avocats, des fonctionnaires du gouvernement - réglaient leurs actes sur ses décisions. En s’assujettissant les organisations indépendantes, le Soviet unifia autour de lui la révolution." 13

L’exemple du syndicat des cheminots est instructif parce qu’il montre à la fois l’étendue la plus large et les limites du rôle des syndicats dans cette période révolutionnaire.

Comme nous l’avons déjà vu, les cheminots avaient acquis une réputation de combativité avant 1905 et les révolutionnaires, y compris les Bolcheviks, avaient une influence significative parmi eux. Fin janvier, des vagues de grèves de cheminots se développèrent, d’abord en Pologne et à Saint-Pétersbourg, ensuite en Biélorussie, en Ukraine et sur les lignes de chemin de fer à destination de Moscou. Les autorités firent d’abord quelques concessions, puis essayèrent d’imposer la loi martiale mais ni l’une ni l’autre de ces tactiques ne parvinrent à mettre les ouvriers à genoux. En avril, le Syndicat des employés et des ouvriers des chemins de fer de toutes les Russies fut fondé à Moscou. Au début, le Syndicat semblait être dominé par lestechniciens et les employés de bureau, les ouvriers gardant leurs distances à son égard ; mais cela changea au cours de l’année. En juillet, une nouvelle vague de grèves démarra à la base et, de façon significative, prit immédiatement une forme plus politique. En septembre, comme on l’a déjà rappelé, la Conférence sur les retraites se transforma en "Premier Congrès des délégués des employés des chemins de fer de toutes les Russies ". Cette marée montante de combativité commença à se heurter aux limites du syndicat avec le déclenchement de grèves spontanées en septembre, qui forcèrent les syndicats à agir, comme le remarquait un délégué au Congrès sur les retraites : "Les employés firent grève spontanément ; reconnaissant l’inévitabilité d’une grève dans le chemin de fer Moscou-Kazan, le syndicat pensa nécessaire de soutenir une grève sur les autres voies des connexions avec Moscou." 14 Ces grèves furent l’étincelle qui mit le feu à la grève de masse d’octobre : "Le 9 octobre également, dans une séance extraordinaire du congrès des délégués cheminots à Pétersbourg, on formule et on expédie immédiatement par télégraphe sur toutes les lignes les mots d’ordre de la grève des chemins de fer : la journée de huit heures, les libertés civiques, l’amnistie, l’Assemblée Constituante.

La grève s’étend maintenant à tout le pays et le domine. Elle se défait de toutes ses hésitations. A mesure que le nombre de grévistes augmente, leur assurance devient plus grande. Au dessus des revendications professionnelles, s’élèvent des revendications révolutionnaires de classe. En se détachant des cadres corporatifs et locaux, la grève commence à sentir qu’elle est elle-même la révolution, et cela lui donne une audace inouïe.

Elle court sur les rails et, d’un geste autoritaire, ferme la route derrière elle. Elle prévient de son passage par le fil télégraphique du chemin de fer "La grève ! Faites la grève !" crie-t-elle dans toutes les directions." 15

Les ouvriers de la base passaient au premier plan, submergeant les syndicats de leur passion révolutionnaire : "Entre le 9 et le 18 octobre, il n'a existé aucune note émanant du Bureau central donnant la moindre instruction aux syndicats locaux, et les mémoires des leaders sont remarquablement silencieuses en ce qui concerne les événements de ces jours là. En fait, l’apparition d’une organisation des ouvriers à la base, suscitée par la grève, tendait à renforcer l’influence à la fois des groupes dirigeants locaux et des partis révolutionnaires aux dépens du Bureau central qui n’avait d’indépendant que le nom, en particulier parce que la grève en arrivait à impliquer de nouvelles catégories d’ouvriers." 16 Et même la police tsariste remarquait que "pendant la grève, des comités étaient formés par les grévistes sur chacune des lignes de chemin de fer, pour assurer l’organisation et la direction". 17 Une caractéristique de la grève était l’apparition de "délégués de trains" qui étaient employés pour élargir la grève et maintenir les communications entre les centres de luttes.

Entre octobre et décembre, un grand nombre de nouveaux syndicats furent formés mais, comme le notait un rapport du gouvernement, ils s’engageaient immédiatement dans la lutte politique : "Les syndicats se formaient au début pour réguler les rapports économiques des employés mais, très vite, sous l’influence de la propagande hostile à l’Etat, ils prenaient un aspect politique et commençaient à lutter pour le renversement de l’Etat et de l’ordre social existants." 18 Il s'agit sûrement là d’une description fidèle de l'attitude des ouvriers des chemins de fer qui restèrent sur le devant de la scène de la révolution, participant à la grève et à l’insurrection armée de décembre à Moscou.

Après la révolution, le syndicat des cheminots déclina rapidement. Dans son Troisième Congrès en décembre 1906, alors que le nombre d’ouvriers représentés était manifestement le double de celui de l’année précédente, son activité avait fortement diminué. En février 1907, les sociaux-démocrates se retiraient du syndicat et, en 1908, celui-ci s'effondra.

En Grande-Bretagne, au 19e siècle, la classe ouvrière s’était battue pour créer des syndicats. Au début, ceux-ci ne regroupaient que les ouvriers les plus qualifiés et il a fallu attendre les grandes luttes de la deuxième moitié du siècle pour que les travailleurs non qualifiés puissent surmonter leur dispersion et leur faiblesse et former leurs propres syndicats. En Russie, en 1905, ce sont aussi les ouvriers les plus qualifiés qui les premiers créèrent des syndicats mais, contrairement à ce qui s’était passé en Angleterre, le manque de participation des non qualifiés, des ouvriers de la base, n’était pas une expression d’un manque de conscience de classe et de combativité, mais du niveau élevé de celles-ci. L’absence de syndicats n’avait pas empêché le développement de la conscience de classe et de la combativité qui devaient encore progresser en 1905, en créant les conditions favorables à la grève de masse et à l'apparition du soviet. La forme syndicale a effectivement vu le jour, mais son contenu tendait à s’inscrire dans la nouvelle forme de lutte. Dans le bouillonnement révolutionnaire, les ouvriers ont créé des nouvelles formes de lutte mais ont aussi injecté ce nouveau contenu dans les anciennes formes, les ont submergées et entraînées dans le flot révolutionnaire. L'activité révolutionnaire de la classe ouvrière a clarifié la situation dans la pratique bien des années avant que celle-ci ne soit comprise en théorie : en 1917, c'est vers les soviets que la classe ouvrière s’est tournée quand elle est partie à l’assaut du capital.

1905 annonce la fin de la forme syndicale d'organisation de la classe ouvrière

La révolution de 1917 venait ainsi confirmer la forme d'organisation soviétique comme étant la seule adaptée aux besoins de la lutte de la classe ouvrière dans "l'ère des guerres et des révolutions" (selon les termes utilisés par l'Internationale communiste pour caractériser la période ouverte par la Première Guerre mondiale dans la vie du capitalisme).


La grève de masse de 1905 et sa tentative insurrectionnelle avaient démontré que les conseils ouvriers étaient capables de prendre en charge toutes les fonctions essentielles assumées jusque-là par les syndicats, à savoir constituer des lieux où le prolétariat s'unifiait et développait sa conscience de classe, en particulier sous l'influence de l'intervention des révolutionnaires 19. Mais, alors que dans toute la période précédente, où la classe ouvrière était encore en cours de constitution, les syndicats devaient le plus souvent leur existence à l'intervention des révolutionnaires qui organisaient leur classe, la création du soviet, prise en charge spontanément par les masses ouvrières en lutte, correspond tout à fait à l'évolution même de la classe ouvrière, à sa maturité, à l'élévation de son niveau de conscience et aux conditions nouvelles de sa lutte. En effet, alors que l'action syndicale se concevait essentiellement en étroite collaboration avec les partis parlementaires de masse et autour de la lutte systématique et progressive pour les réformes, le conseil ouvrier correspond au besoin d'une lutte à la fois économique, politique et frontale contre le pouvoir d'Etat, devenue incapable desatisfaire les revendications ouvrières. C'est-à-dire une lutte qui, à travers la forme d'organisation qui ne peut plus être celle du syndicat, soit capable de rallier et d'unir étroitement dans l'action des fractions croissantes et diverses de la classe ouvrière et de constituer le creuset du développement général de sa conscience.

Les événements de 1905 eux-mêmes démontrent dans la pratique que le syndicat, cet outil pour la construction duquel les ouvriers s'étaient battus pendant des décennies, était en train de perdre son utilité pour la classe ouvrière. Si les circonstances en 1905 avaient donné au syndicat la possibilité de jouer encore un rôle positif en faveur de la classe ouvrière, cela n'a été rendu possible que grâce à l'existence même des conseils ouvriers dont les syndicats n'ont cnstitué que des appendices. La sanction de l'histoire a été beaucoup plus cruelle dans les années suivantes envers cet outil désormais inadapté pour la lutte de classe. En effet, dans la première boucherie mondiale, c'est la bourgeoisie des principaux pays belligérants qui s'emparera des syndicats en les mettant au service de l'Etat bourgeois et de l'effort de guerre pour l'encadrement de la classe ouvrière.

Conclusion

La révolution de 1905 est riche de leçons qui sont d’une importance vitale aujourd’hui pour comprendre la période historique, pour dégager quelles sont les tâches et les formes de la lutte révolutionnaire. Les éléments essentiels de la lutte du prolétariat en période de décadence du capitalisme ressortent de la lutte de 1905. Le développement de la crise du capitalisme donné comme objectif à la lutte, le renversement révolutionnaire du capitalisme, tandis que les conséquences de la crise, la guerre, la pauvreté et l’exploitation accrue imposaient à toute lutte réelle de prendre une forme politique. Telle était la situation qui fit surgir les soviets. Ces derniers n’étaient pas spécifiques à la Russie ; ils se sont développés sous différentes formes et à des rythmes différents dans tous les principaux pays capitalistes. Dans les prochains articles de cette série, nous reviendrons sur la signification internationale de la révolution de 1905 et nous nous pencherons sur les leçons que le mouvement ouvrier a été capable d’en tirer.


North, 14/06/05

1 Trotsky, 1905, Chapitre 8 : "La formation du Soviet des députés ouvriers". (Les Editions de Minuit)

2 Ibid.

3 Trotsky, 1905, Chapitre 10 : "Le ministère De Witte".

4 Trotsky, 1905, Chapitre 11 : "Les premiers jours de 'la Liberté' ".

5 Trotsky, 1905, Chapitre 15 : "La grève de novembre".

6 Trotsky, 1905, Chapitre 16 : "Les huit heures et un fusil".

7 Ndlr : L’hybris est une notion de la Grèce antique qui désigne la démesure et la punition dont sont frappés les hommes qui veulent ressembler aux Dieux ou se prétendre leurs égaux.

8 Abraham Ascher, The revolution of 1905, Chapitre 10, "The days of liberty", Stanford University Press 1988.

9 Lénine : Oeuvres complètes, volume 10 : "Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers".

10 Lénine, Œuvres complètes, volume 11 : "Dissolution de la Douma et tâches du prolétariat".

11 Henry Reichman, Railwaymen and Revolution : Russia, 1905, Chapitre 5 : "First assaults and Petitioning". (Notre traduction)

12 A l’origine, ce terme désigne un ancien, nommé par les paysans, pour faire la police dans le village, régler les différends et prendre en compte leurs intérêts. On se soumettait toujours aux décisions du staroste.

13 Trotsky, 1905, Chapitre 8 : "La formation du Soviet des députés ouvriers".

14 Henry Reichman, Railwaymen and Revolution : Russia, 1905, Chapitre 7, "The Pension Congress and the October Strike".

15 Trotsky, 1905, Chapitre 7 : "la grève d’octobre".

16 Reichman, ibid.

17 Ibid.

18 Ibid, Chapitre 8 : "The rush to organise".

19 L'attitude des révolutionnaires se distinguait de celle des réformistes particulièrement en ceci : face à toutes les luttes locales et parcellaires, ils mettaient en avant les intérêts communs de tout le prolétariat comme classe mondiale et comme classe historiquement révolutionnaire et non pas la perspective d'un capitalisme social

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [3]

Approfondir: 

  • Russie 1905 [4]

Questions théoriques: 

  • Communisme [285]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [5]

La théorie de la décadence au coeur du matérialisme historique (V)

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De Marx à la Gauche communiste (2e partie) : les prises de position politiques de la 3e Internationale

 

Dans le premier article de cette série publié dans le n°118 de cette revue, nous avons montré en quoi la théorie de la décadence constitue le coeur même du matérialisme historique dans l'analyse de l'évolution des modes de production chez Marx et Engels. C'est à ce titre que nous la retrouverons au centre des textes programmatiques des organisations de la classe ouvrière. Dans le second article, paru dans le n°121 de la Revue Internationale, nous avions vu que les organisations du mouvement ouvrier du temps de Marx, de la 2e Internationale, des gauches marxistes au sein de cette dernière ainsi que de la 3e Internationale - ou Internationale communiste (IC), ont fait de cette analyse l'axe général de leur compréhension de l'évolution du capitalisme afin de pouvoir déterminer les priorités de l'heure. En effet, Marx et Engels ont toujours très clairement exprimé que la perspective de la révolution communiste dépendait de l'évolution matérielle, historique et globale du capitalisme. L’IC, en particulier, fera de cette analyse la trame générale de compréhension de la nouvelle période qui s'est ouverte avec l'éclatement de la Première Guerre mondiale. Tous les courants politiques qui la constitueront reconnaîtront dans le premier conflit mondial la marque de l'entrée du système capitaliste dans sa phase de décadence. Nous poursuivons ici notre survol historique des principales expressions du mouvement ouvrier en examinant un peu plus précisément les prises de position politiques particulières de l'IC sur les questions syndicale, parlementaire et nationale par rapport auxquelles l'entrée du système dans sa phase de déclin a eu des implications très importantes.

Le Premier Congrès de l'IC se tint du 2 au 6 mars 1919, au sommet de l'effervescence révolutionnaire internationale qui se développait plus particulièrement au sein des plus grosses concentrations ouvrières en Europe. Le jeune pouvoir soviétique en Russie existait depuis à peine deux années et demi. Un vaste mouvement insurrectionnel eut lieu en septembre 1918 en Bulgarie. L'Allemagne était en pleine agitation sociale , des conseils Ouvriers s'étaient formés dans tout le pays et un soulèvement révolutionnaire venait d'avoir lieu à Berlin entre les mois de novembre 1918 et février 1919. Une République Socialiste des Conseils Ouvriers s'était même constituée en Bavière ; elle n'allait malheureusement tenir que de novembre 1918 à avril 1919. Une révolution socialiste victorieuse allait éclater en Hongrie au lendemain du Congrès et résister pendant six mois   de mars à août 1919   aux assauts des forces contre-révolutionnaires. D'importants mouvements sociaux, suite aux atrocités de la guerre et aux difficultés d'après-guerre, secouaient tous les autres pays européens.

Dans le même temps, à la suite de la trahison de la social-démocratie qui avait pris fait et cause pour la bourgeoisie au moment de l'éclatement de la guerre en août 1914, les forces révolutionnaires étaient en pleine réorganisation. De nouvelles formations se dégageaient au travers d'un difficile processus de décantation, visant à sauvegarder les principes prolétariens et le maximum de forces des anciens partis ouvriers. Les Conférences de Zimmerwald (septembre 1915) et de Kienthal (avril 1916) qui regroupaient tous les opposants à la guerre impérialiste, avaient puissamment contribué à cette décantation et permis de jeter les premières bases pour la fondation d'une nouvelle Internationale.

 

Dans le précédent article, nous avions vu en quoi, à la suite de l'éclatement de la Première Guerre mondiale, cette nouvelle Internationale avait fait de l'entrée du capitalisme dans une nouvelle période historique son cadre de compréhension des tâches de l'heure. Nous examinerons ici comment ce cadre se retrouvera, explicitement mais aussi implicitement, dans l'élaboration de ses positions programmatiques ; nous mettrons également en évidence en quoi la rapidité du mouvement, dans les difficiles conditions de l'époque, n'a pas permis aux révolutionnaires de tirer toutes les implications politiques de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence sur le contenu et les formes de lutte de la classe ouvrière.

La question syndicale

Lors du Premier Congrès de la 3e Internationale en mars 1919, les premières questions auxquelles les organisations communistes naissantes sont confrontées touchent à la forme, au contenu et aux perspectives du mouvement révolutionnaire qui se développe un peu partout en Europe. La tâche de l'heure n'est plus aux conquêtes progressives dans le cadre d'un développement ascendant du capitalisme : elle est à la conquête du pouvoir face à un mode de production qui a signé sa faillite historique au tournant du siècle avec l'éclatement de la Première Guerre mondiale 1. La forme prise par le combat du prolétariat doit donc évoluer pour correspondre à ce nouveau contexte historique et à ce nouvel objectif.

 

Si l'organisation en syndicats   organes essentiellement de défense des intérêts économiques du prolétariat et regroupant une minorité de la classe ouvrière   était adaptée aux objectifs que s'assignait le mouvement ouvrier dans la phase ascendante du capitalisme, elle n'était plus adaptée en vue de la prise de pouvoir. C'est pourquoi, la classe ouvrière a fait surgir, dès les grèves de masses en Russie en 1905 2, les soviets   ou conseils ouvriers   qui sont des organes regroupant l'ensemble des ouvriers en lutte, dont le contenu est à la fois économique et politique 3 et dont l'objectif fondamental est la préparation à la prise du pouvoir : "Il fallait trouver la forme pratique qui permît au prolétariat d'exercer sa domination. Cette forme, c'est le régime des Soviets avec la dictature du prolétariat. La dictature du prolétariat : ces mots étaient"'du latin" pour les masses jusqu'à nos jours. Maintenant, grâce au système des Soviets, ce latin est traduit dans toutes les langues modernes ; la forme pratique de la dictature est trouvée par les masses populaires. Elle est devenue intelligible à la grande masse des ouvriers grâce au pouvoir des Soviets en Russie, aux Spartakistes en Allemagne, à des organisations analogues dans les autres pays (...)" ("Discours d'ouverture de Lénine au premier congrès de l'IC", cité dans Les quatre premiers congrès de l'IC, 1919-1923, Librairie du Travail, fac-similé réédité par les Editions Feltrinelli).

 

S'appuyant sur l'expérience de la Révolution russe et l'apparition massive des conseils ouvriers dans tous les mouvements insurrectionnels en Europe, l'IC à son Premier Congrès était bien consciente que les luttes conséquentes de la classe ouvrière n'avaient plus pour cadre les organisations syndicales mais bien ces nouveaux organes unitaires que sont les soviets : "En effet, la victoire ne saurait être considérée comme assurée que lorsque seront organisés non seulement les travailleurs de la ville mais aussi les prolétaires ruraux, et organisés non comme auparavant dans les syndicats et coopératives, mais dans les Soviets." ("Discours de Lénine sur ses Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne au Premier Congrès de l'IC"). C'est d'ailleurs la leçon principale qui se dégagera à ce Premier Congrès constitutif de la 3e Internationale qui se donne pour "tâche la plus essentielle" la "propagation du système des Soviets", selon les termes mêmes de Lénine : "Il me semble cependant qu'après bientôt deux ans de révolution nous ne devons pas poser la question de la sorte mais prendre des résolutions concrètes étant donné que la propagation du système des Soviets est pour nous, et particulièrement pour la majorité des pays de l'Europe occidentale, la plus essentielle des tâches. (...) Je désire faire une proposition concrète tendant à faire adopter une résolution dans laquelle trois points doivent particulièrement être soulignés : 1. Une des tâches les plus importantes pour les camarades des pays de l'Europe occidentale consiste à expliquer aux masses la signification, l'importance et la nécessité du système des Soviets (...) 3. Nous devons dire que la conquête de la majorité communiste dans les Soviets constitue la principale tâche dans tous les pays où le pouvoir soviétique n'a pas encore triomphé." (ibid.).

Non seulement la classe ouvrière a fait surgir de nouveaux organes de lutte   les conseils ouvriers  , adaptés aux objectifs et aux contenus nouveaux de sa lutte en période de décadence du capitalisme, mais le Premier Congrès de l'IC mettra également en lumière, aux yeux des révolutionnaires que le prolétariat doit aussi affronter les syndicats qui sont désormais passés avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie. C’est ce dont témoignent les rapports présentés par les délégués des différents pays. Ainsi, Albert, délégué pour l'Allemagne, dira dans son rapport : "Ces conseils d'usine   fait important à constater   mirent au pied du mur les anciens syndicats, si puissants jusque-là en Allemagne, qui ne faisaient qu'un avec les jaunes, qui avaient interdit aux ouvriers de faire grève, qui étaient contre tout mouvement déclaré des ouvriers et qui avaient partout frappé dans le dos de la classe ouvrière. Ces syndicats sont complètement hors du coup depuis le 9 novembre. Toutes les revendications de salaires ont été lancées sans les syndicats et même contre eux, car ils n'ont défendu aucune revendication de salaires." (cité dans Premier congrès de l'Internationale Communiste, EDI) Il en va de même dans le rapport de Platten sur la Suisse : "Le mouvement syndical en Suisse souffre du même mal que le mouvement allemand. (...) Les ouvriers suisses comprirent très vite qu'ils ne pourraient améliorer leur situation matérielle qu'en transgressant les statuts de leurs syndicats et en engageant la lutte, non pas sous la direction de la vieille Confédération, mais sous une direction élue et choisie par eux. Un Congrès ouvrier fut organisé où se forma un conseil ouvrier... (...) Le Congrès ouvrier se tint malgré la résistance de la direction des syndicats (...)" (ibid.) Cette réalité d'un affrontement, souvent violent, entre le mouvement ouvrier organisé en conseils et les syndicats devenus l'ultime rempart pour la sauvegarde du capitalisme, est une expérience qui traverse les rapports de tous les délégués, à un degré ou un autre 4.

Cette réalité du rôle puissamment contre-révolutionnaire des syndicats sera une découverte pour le parti bolchevique et Zinoviev, dans son rapport concernant la Russie, pourra dire : "Le développement historique de nos syndicats a été tout autre qu'en Allemagne. Ils ont joué un grand rôle révolutionnaire en 1904 et 1905 et ils luttent à présent à côté de nous pour le socialisme. (...) La grande majorité de leurs membres partage les points de vue de notre parti et toutes les décisions sont votées dans notre sens." (Premier congrès de l'IC, EDI) De même, Boukharine, en tant que rédacteur et co-rapporteur de la Plate-forme qui sera votée, déclara : "Camarades, ma tâche consiste à analyser la Plate-forme qui nous est proposée. (...) Si nous avions écrit pour des Russes, nous aurions traité du rôle des syndicats dans le processus de transformation révolutionnaire. Mais, d'après l'expérience des communistes allemands, cela est impossible car ces camarades nous disent que les syndicats allemands sont entièrement opposés aux nôtres. Chez nous, les syndicats jouent le rôle principal dans le processus du travail positif. Le pouvoir soviétique s'appuie précisément sur eux ; en Allemagne c'est le contraire." (Premier congrès de l'IC, EDI). Ceci n'est guère surprenant lorsqu’on sait que les syndicats ne font réellement leur apparition en Russie qu'en 1905, en pleine effervescence révolutionnaire où ils sont entraînés dans le mouvement, souvent sous la dépendance des soviets.. Lorsque le mouvement retombe après l'échec de la révolution, les syndicats tendent aussi à disparaître car, contrairement à ce qui se passait dans les pays occidentaux, l'Etat russe, du fait de son absolutisme, n'était pas en mesure de les intégrer en son sein. En effet, dans la plupart des pays occidentaux développés comme l'Allemagne, la Grande-Bretagne et la France, les syndicats tendaient alors à s'impliquer de plus en plus dans la gestion de la société à travers leur participation à différents organismes et ce qu'on appelle aujourd'hui les commissions paritaires. L'éclatement de la guerre confère à cette tendance son caractère décisif, les syndicats se trouvant alors contraints de choisir explicitement leur camp ; ce qu'ils feront tous, dans les pays cités, en trahissant la classe ouvrière, y compris le syndicat anarcho-syndicaliste CGT en France 5. En Russie, en revanche, avec le développement de la lutte de classe en réaction aux privations et aux horreurs de la Première Guerre mondiale, l'existence des syndicats se trouve de nouveau réactivée. Leur rôle est alors au mieux celui d'auxiliaire des soviets, comme en 1905. Il faut néanmoins signaler que, malgré les conditions défavorables à leur intégration par l'Etat, certains d'entre eux, comme celui des cheminots, étaient déjà très réactionnaires au moment de la période révolutionnaire de 1917.

 

Avec l'inversion de la dynamique de la vague révolutionnaire et l'isolement de la Russie, cette différence dans l'héritage de l'expérience ouvrière va peser sur la capacité de l'Internationale à tirer et homogénéiser toutes les leçons des expériences du prolétariat à l'échelle internationale. La force du mouvement révolutionnaire, qui était encore très grande à l'époque du Premier Congrès, ainsi que la convergence des expériences sur la question syndicale auxquelles se réfèrent tous les délégués des pays capitalistes les plus développés, feront que cette question restera ouverte. Ainsi, le camarade Albert, au nom du praesidium et en tant que co-rapporteur de la Plate-forme de l'IC, conclura sur la question syndicale : "J'aborde maintenant une question capitale qui n'est pas traitée dans la Plate-forme, à savoir celle du mouvement syndical. Nous avons longuement travaillé sur cette question. Nous avons entendu les délégués des différents pays au sujet du mouvement syndical et avons dû constater qu'il n'était pas possible aujourd'hui de prendre sur cette question une position internationale dans la Plate-forme puisque la situation du prolétariat varie considérablement d'un pays à l'autre. (...) Les circonstances sont très différentes selon différents pays, si bien qu'il nous paraît impossible de donner des lignes directrices internationales claires aux ouvriers. Puisque cela n'est pas possible, nous ne pouvons pas trancher la question, et nous devons laisser aux différentes organisations nationales le soin de définir leur position." (Premier congrès de l'IC, EDI) A l'idée de "révolutionnariser" les syndicats, prônée par le seul Reinstein, ancien membre du Socialist Labor Party américain et considéré comme le délégué des Etats-Unis 6, Albert, délégué du Parti communiste d'Allemagne, répondra : "On serait tenté de dire qu'il faut 'révolutionnariser', remplacer les dirigeants jaunes par des dirigeants révolutionnaires. Mais cela n'est pas si facile en réalité car toutes les formes d'organisation des syndicats sont adaptées au vieil appareil d'Etat, parce que le système des Conseils n'est pas praticable sur la base des syndicats de métiers." (ibid,)

 

L'arrêt de la guerre, une certaine euphorie de la "victoire" dans les pays vainqueurs et la capacité de la bourgeoisie, avec l'aide indéfectible des partis sociaux-démocrates et des syndicats, à marier à la fois la répression féroce des mouvements sociaux et l'octroi d'importantes concessions économiques et politiques à la classe ouvrière   comme le suffrage universel et la journée de huit heures  , vont lui permettre de stabiliser peu à peu la situation socio-économique selon les pays. Ceci provoquera un déclin progressif de l'intensité de la vague révolutionnaire qui était justement née en réaction aux atrocités de la guerre et à ses conséquences. Cet épuisement de l'élan révolutionnaire et l'arrêt de la dégradation de la situation économique pèseront d'un poids très lourd sur la capacité du mouvement révolutionnaire à tirer les leçons de toutes les expériences des luttes à l'échelle internationale et à homogénéiser sa compréhension de toutes les implications du changement de période historique sur la forme et le contenu de la lutte du prolétariat. Du fait de l'isolement de la révolution russe, l'IC sera dominée par les positions du parti bolchevique qui sera amené à faire de plus en plus de concessions sous la pression terrible des événements afin d’essayer de gagner du temps et de rompre l'étau qui enserrait la Russie. Trois faits marquant cette involution se matérialiseront entre le Premier et le Deuxième Congrès de l'IC (juillet 1920). D'une part, cette dernière créera en 1920, juste avant son Deuxième Congrès, une Internationale Syndicale Rouge qui se positionnera en concurrence avec l'Internationale des Syndicats 'jaunes' d'Amsterdam (liée aux partis sociaux-démocrates traîtres). D'autre part, la Commission exécutive de l'IC va dissoudre, en avril 1920, son bureau d'Amsterdam pour l'Europe occidentale qui polarisait les positions radicales des Partis communistes en Europe de l'Ouest en opposition à certaines orientations défendues par cette commission, notamment sur les questions syndicale et parlementaire. Et, enfin, Lénine écrivit l'un de ses plus mauvais ouvrages en avril-mai 1920 intitulé La maladie infantile du communisme dans lequel il faisait une critique eronée de ceux qu'il appelait à l'époque les "gauchistes" ; ces derniers représentaient en réalité toutes les expressions de gauche et exprimaient les expériences des bastions les plus concentrés et avancés du prolétariat européen 7. Au lieu de poursuivre la discussion, la confrontation et l'homogénéisation des différentes expériences internationales de luttes du prolétariat, ce renversement de perspective et de position ouvrait la porte à un repli frileux sur les vieilles positions social-démocrates radicales 8.

Malgré le cours des événements qui lui devenait de plus en plus défavorable, l'IC, dans ses thèses sur la question syndicale adoptées au Deuxième Congrès, montrait qu'elle était encore capable de clarifications théoriques puisque, grâce à la confrontation des expériences de lutte dans l'ensemble des pays et à la convergence des leçons sur le rôle contre-révolutionnaire des syndicats, elle avait acquis la conviction, malgré l'expérience contraire en Russie, que ces derniers étaient passés du côté de la bourgeoisie pendant la Première Guerre mondiale : "Les mêmes raisons qui, à de rares exceptions près, avaient fait de la démocratie socialiste non une arme de la lutte révolutionnaire du prolétariat pour le renversement du capitalisme, mais une organisation entraînant l'effort révolutionnaire du prolétariat dans l'intérêt de la bourgeoisie, firent que, pendant la guerre, les syndicats se présentèrent le plus souvent en qualité d'éléments de l'appareil militaire de la bourgeoisie ; ils aidèrent cette dernière à exploiter la classe ouvrière avec la plus grande intensité et à faire mener la guerre de la manière la plus énergique, au nom des intérêts du capitalisme" ("Le mouvement syndical, les comités de fabrique et d'usines", Deuxième Congrès de l'IC). De même, et contrairement aussi à leur expérience en Russie, les Bolcheviks étaient convaincus que les syndicats jouaient désormais un rôle essentiellement négatif, constituaient un frein puissant au développement de la lutte de classe du fait qu'ils étaient contaminés, au même titre que la social-démocratie, par le virus du réformisme.

Cependant, compte tenu du renversement de tendance dans la vague révolutionnaire, de la stabilisation socio-économique du capitalisme et de l'isolement de la révolution russe, la pression terrible des événements amènera l'IC, sous l'impulsion des Bolcheviks, à s'en tenir aux anciennes positions social-démocrates radicales au lieu de poursuivre l'approfondissement politique indispensable à la compréhension des changements dans la dynamique, le contenu et la forme de la lutte de classe dans la phase de décadence du capitalisme. Il ne sera pas étonnant, dès lors, de constater également de très nettes involutions dans les thèses programmatiques qui seront votées au Deuxième Congrès de l'IC, malgré l'opposition de nombreuses organisations communistes représentant les fractions les plus avancées du prolétariat en Europe de l'Ouest. Ainsi, sans argumentation aucune et en contradiction complète avec l'orientation générale du Premier Congrès et avec la réalité concrète des luttes, les Bolcheviks défendront l'idée selon laquelle "Les syndicats qui étaient devenus, pendant la guerre, les organes de l'asservissement des masses ouvrières aux intérêts de la bourgeoisie, représentent maintenant les organes de la destruction du capitalisme" (Les quatre premiers congrès de l’IC). Certes, cette affirmation était immédiatement et fortement nuancée 9, ; mais la porte était désormais ouverte à tous les expédients tactiques consistant à "reconquérir" les syndicats, à les mettre au pied du mur ou à développer une tactique de front unique, tout cela sous le prétexte que les communistes étaient encore largement minoritaires, que la situation était de plus en plus défavorable, qu'il fallait "aller aux masses", etc.

L'évolution rapidement tracée ci-dessus concernant la question syndicale sera identique, à quelques détails près, pour toutes les autres positions politiques développées par l'IC. Après avoir effectué d'importantes avancées et clarifications théoriques, celle-ci régressera au fur et à mesure du recul de la vague révolutionnaire à l'échelle internationale. Il ne nous appartient pas de nous ériger en juge de l'histoire et d'attribuer de bons ou de mauvais points aux uns ou aux autres, mais de comprendre un processus dans lequel chaque composante était partie prenante, avec ses forces et ses faiblesses. Face à l'isolement croissant et sous la pression du recul des mouvements sociaux, chacune des composantes de l’IC sera tentée d'adopter une attitude et des positions déterminées par l'expérience spécifique de la classe ouvrière dans chaque pays. L’influence prédominante des Bolcheviks au sein de l'IC, de facteur dynamique qu'elle était à sa constitution, se transformera progressivement en frein à la clarification, cristallisant les positions de celle-ci essentiellement à partir de la seule expérience de la révolution russe 10.

La question parlementaire

Tout comme pour la question syndicale, la position concernant la politique parlementaire connaîtra une évolution semblable entre, dans un premier temps, une tendance à la clarification qui s'exprime y compris dans les Thèses sur le parlementarisme adoptées au Deuxième Congrès de l'IC et, dans un second temps, une tendance à la cristallisation sur une position de repli à partir de ces mêmes Thèses 11. Mais, plus encore que pour la question syndicale, et c'est ce qui nous préoccupe dans cet article, la question parlementaire sera clairement envisagée dans le cadre de l'évolution du capitalisme de sa phase ascendante à sa phase de décadence. Ainsi, nous pouvons lire dans les Thèses du Deuxième Congrès : "Le communisme doit prendre pour point de départ l'étude théorique de notre époque (apogée du capitalisme, tendances de l'impérialisme à sa propre négation et à sa propre destruction, aggravation continue de la guerre civile, etc.) (...) L'attitude de la 3e Internationale envers le parlementarisme n'est pas déterminée par une nouvelle doctrine, mais par la modification du rôle du parlementarisme même. A l'époque précédente, le Parlement, instrument du capitalisme en voie de développement, a, dans un certain sens, travaillé pour le progrès historique. Dans les conditions actuelles, caractérisées par le déchaînement de l'impérialisme, le Parlement est devenu un instrument de mensonge, de fraude, de violence, de destruction ; des actes de brigandage, oeuvres de l'impérialisme, les réformes parlementaires, dépourvues d'esprit de suite et de stabilité et conçues sans plan d'ensemble, ont perdu toute importance pratique pour les masses laborieuses. (...) Pour les communistes, le Parlement ne peut être en aucun cas, à l'heure actuelle, le théâtre d'une lutte de la classe ouvrière, comme il arriva à certains moments, à l'époque antérieure. Le centre de gravité de la vie politique actuelle est complètement et définitivement sorti du Parlement. (...) Il est indispensable d'avoir constamment en vue le caractère relativement secondaire de cette question (du "parlementarisme révolutionnaire"). Le centre de gravité étant dans la lutte extraparlementaire pour le pouvoir politique, il va de soi que la question générale de la dictature du prolétariat et de la lutte des masses pour cette dictature ne peut se comparer à la question particulière de l'utilisation du parlementarisme." (Les quatre premiers congrès de l'IC, souligné par nous) Malheureusement, ces Thèses ne seront pas conséquentes avec leurs propres prémices théoriques puisque, malgré ces affirmations limpides, l'IC n'en tirera pas toutes les implications dans la mesure où elle va exhorter tous les Partis communistes à un travail de propagande "révolutionnaire" depuis la tribune du Parlement et lors des échéances électorales.

La question nationale

Le Manifeste voté au 1er Congrès de l'IC était particulièrement clairvoyant concernant la question nationale puisqu'il énonçait que dans la nouvelle époque ouverte par la Première Guerre mondiale "L’Etat national, après avoir donné une impulsion vigoureuse au développement capitaliste, est devenu trop étroit pour l’expansion des forces productives." (ibid.). Il en déduisait par conséquent : "Ce phénomène a rendu plus difficile la situation des petits Etats encastrés au milieu des grandes puissances de l’Europe et du monde." (ibid.) Dans ce fait, ces petits Etats étaient eux-mêmes contraints de développer leurs propres politiques impérialistes : "Ces petits Etats, nés à différentes époques comme des fragments des grands, comme la menue monnaie destinée à payer divers tributs, comme des tampons stratégiques, possèdent leurs dynasties, leurs castes dirigeantes, leurs prétentions impérialistes, leurs filouteries diplomatiques. (...) Le nombre de petits Etats s’est accru : de la monarchie austro-hongroise, de l’empire des tsars, se sont détachés de nouveaux Etats qui, aussitôt nés, se saisissent déjà les uns les autres à la gorge pour des questions de frontière." (ibid.) Compte tenu de ces faiblesses dans un contexte devenu trop étroit pour l'expansion des forces productives, l'indépendance nationale est taxée "d'illusoire" et ne laisse d'autre possibilité à ces petites nations que de faire le jeu des grandes puissances en se vendant au plus offrant dans le concert inter-impérialiste mondial : "Leur indépendance illusoire a été basée, jusqu’à la guerre, exactement comme était basé l’équilibre européen sur l’antagonisme des deux camps impérialistes. La guerre a détruit cet équilibre. En donnant d’abord un immense avantage à l’Allemagne, la guerre a obligé les petits Etats à chercher leur salut dans la magnanimité du militarisme allemand. L’Allemagne ayant été vaincue, la bourgeoisie des petits Etats, de concert avec leurs "socialistes" patriotes, s’est retournée pour saluer l’impérialisme triomphant des Alliés et ,dans les articles hypocrites du programme de Wilson, elle s’est employée à rechercher les garanties du maintien de son existence indépendante.(...) Les impérialistes Alliés, pendant ce temps, préparent des combinaisons de petites puissances, anciennes et nouvelles, afin de les enchaîner, les unes les autres par une haine mutuelle et une faiblesse générale." ("Manifeste du Premier Congrès de l’IC", in Les quatre premiers congrès de l'IC)

Cette clairvoyance sera malheureusement abandonnée dès le Deuxième Congrès avec l'adoption des Thèses sur les questions nationale et coloniale puisque toutes les nations, aussi petites soient-elles, ne seront plus considérées comme contraintes de mener une politique impérialiste et de s'imbriquer dans le jeu des grandes puissances. En effet, les nations de la planète seront subdivisées en deux groupes, "la division tout aussi nette et précise des nations opprimées, dépendantes, protégées et oppressives et exploiteuses" (ibid.) impliquant que : "Tout Parti appartenant à la 3e Internationale a pour devoir (...) de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d'émancipation dans les colonies. (...) Les adhérents au Parti qui rejettent les conditions et les Thèses établies par l'IC doivent être exclus du Parti." ("Conditions d'admission des Partis dans l'IC", ibid.) De plus, contrairement à ce qui était justement énoncé dans le Manifeste du 1er Congrès, l'Etat national n'est plus considéré comme "trop étroit pour l'expansion des forces productives" puisque "La domination étrangère entrave le libre développement des forces économiques. C'est pourquoi sa destruction est le premier pas de la révolution dans les colonies(...)" (ibid.). A nouveau ici, nous pouvons constater que l'abandon de l'approfondissement des implications du cadre d'analyse de l'entrée en décadence du système capitaliste amènera progressivement l'IC sur la pente glissante de l'opportunisme.

Conclusion

Loin de nous l'idée de prétendre que l'IC avait une compréhension pleine et entière de la décadence du mode de production capitaliste. Comme nous le verrons dans le prochain article, ce dont l’IC et toutes ses composantes étaient parfaitement conscientes à un degré ou à un autre, c'était qu'une nouvelle époque était née, que le capitalisme avait fait son temps, que la tâche de l'heure n'était plus la conquête de réformes mais la conquête du pouvoir, que le système capitaliste était devenu obsolète et que la classe dominante, la bourgeoisie, était devenue réactionnaire, du moins dans les pays centraux. Ce fut justement une des principales faiblesses de l'IC que de n'avoir pu tirer toutes les leçons de la nouvelle période qui s'était ouverte avec la Première Guerre mondiale concernant la forme et le contenu de la lutte prolétarienne. Au-delà des forces et des insuffisances de l'IC et de ses différentes composantes, cette faiblesse fut avant tout le fruit des difficultés générales rencontrées par le mouvement ouvrier dans son ensemble :

- la profonde division des forces révolutionnaires au moment de la trahison de la social-démocratie et la nécessité de leur recomposition dans les difficiles conditions de la guerre et de l'immédiat après-guerre ;

- le clivage entre pays vainqueurs et pays vaincus qui n'offrait pas des conditions propices à la généralisation du mouvement révolutionnaire ;

- la rapide involution des mouvements de luttes suite à la capacité plus ou moins grande selon les pays à stabiliser la situation économique et sociale au lendemain de la guerre.

Cette faiblesse ne pouvait que s'accroître et il revenait aux fractions de gauche qui se dégageront de l'IC de poursuivre le travail qui n'a pu être réalisé par celle-ci.

 

C. Mcl

 

1 "La 2e Internationale a fait un travail utile d'organisation des masses prolétariennes pendant la longue 'période pacifique' du pire esclavage capitaliste au cours du dernier tiers du 19e siècle et au début du 20e siècle. La tâche de la 3e Internationale sera de préparer le prolétariat à la lutte révolutionnaire contre les gouvernements capitalistes, à la guerre civile contre la bourgeoisie de tous les pays, en vue de la prise des pouvoirs publics et de la victoire du socialisme." (Lénine, novembre 1914, cité par M.Rakosi dans son "Introduction" aux Textes des quatre premiers congrès de l'Internationale communiste, p.7)

2 Lire dans ce numéro 123 de la Revue Internationale de même que dans ses numéros 120 et 122 notre série relative à la révolution de 1905 en Russie et au surgissement des soviets..

3 "A l’époque où le capitalisme tombe en ruines, la lutte économique du prolétariat se transforme en lutte politique beaucoup plus rapidement qu’à l’époque de développement pacifique du régime capitaliste. Tout conflit économique important peut soulever devant les ouvriers la question de la Révolution." ("Le mouvement syndical, les comités de fabrique et d'usines", Deuxième Congrès de l’IC) "La lutte des ouvriers pour l'augmentation des salaires, même en cas de succès, n'amène pas l'amélioration espérée des conditions d'existence, l'augmentation du prix des produits de consommation rendant chaque succès illusoire. La lutte énergique des ouvriers pour l'augmentation des salaires dans tous les pays dont la situation est désespérée, par sa puissance élémentaire, par sa tendance à la généralisation, rend impossibles dorénavant les progrès de la production capitaliste. L'amélioration de la condition des ouvriers ne pourra être atteinte que lorsque le prolétariat lui-même s'emparera de la production." (Plate-forme de l'IC votée à son Premier Congrès)

4 Ainsi, le rapport de Feinberg pour l'Angleterre souligne que : "Les syndicats renoncèrent aux conquêtes arrachées au cours des longues années de lutte, et la direction des trade-unions fit l'union sacrée avec la bourgeoisie. Mais la vie, l'aggravation de l'exploitation, l'élévation du coût de la vie forcèrent les ouvriers à se dresser contre les capitalistes qui utilisaient l'union sacrée dans leur objectif d'exploitation. Ils se virent contraints de demander des augmentations de salaires et à appuyer ces revendications par des grèves. La direction des syndicats et les anciens leaders du mouvement avaient promis au gouvernement de tenir les ouvriers en bride. Mais elles eurent quand même lieu de manière 'non officielle'.'” (ibid., p.113-114) De même, concernant les Etats-Unis, le rapport fait par Reinstein pointait : "Mais il faut souligner ici le fait que la classe des capitalistes américains a été assez pragmatique et rusée pour se doter d'un paratonnerre pratique et efficace grâce au développement d'une grande organisation syndicale anti-socialiste sous la direction de Gompers. (...) Gompers est plutôt un Zoubatov américain (Zoubatov était l'organisateur de "syndicats jaunes" pour le compte de la police tsariste). Il est, et a toujours été, un adversaire décidé de la conception et des buts socialistes, mais il est le représentant d'une grande organisation ouvrière, la Fédération américaine du Travail, fondée sur les rêves d'harmonie entre le capital et le travail et qui veille à ce que la puissance de la classe ouvrière soit paralysée et mise hors d'état de combattre avec succès le capitalisme américain" (ibid., p.82-83). Kuusinen, délégué pour la Finlande, ira dans le même sens dans la discussion sur la Plate-forme de l'IC : "Il y aurait une remarque à faire contre le passage du paragraphe "Démocratie et dictature" où il est question des syndicats révolutionnaires et des coopératives. Chez nous en Finlande, il n'existe pas de syndicats ni de coopératives révolutionnaires et nous doutons qu'il puisse y en avoir chez nous. La forme de ces syndicats et organisations est telle chez nous que, nous en sommes convaincus, le nouveau régime social après la révolution pourra être mieux édifié sans ces syndicats qu'avec eux.." (ibid., p. 134).

5 C'est également la raison pour laquelle ce n'est que bien plus tard que la CNT espagnole a basculé comme un tout dans le camp bourgeois en 1914. La non participation de l'Espagne à la Première Guerre mondiale ne l'a pas mise, en 1914, au pied du mur, ne l'obligeant pas à choisir son camp à ce moment-là.

6 Lire les pages 143 à 145 du livre sur Le Premier Congrès de l'IC aux éditions EDI. Ce même délégué proposera un amendement à la Plate-forme de l'IC allant dans ce sens (cf. p. 148-149 et 223) qui sera repoussé par le Congrès.

7 Ainsi Lénine ira jusqu'à écrire : "D'où la nécessité, la nécessité absolue pour l'avant-garde du prolétariat, pour sa partie consciente, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des ententes, des compromis avec les divers groupes de prolétaires, les divers partis d'ouvriers et de petits exploitants (...)".

8 "Le second objectif qui devient d'actualité et qui consiste à savoir amener les masses à cette position nouvelle (la dictature du prolétariat) propre à assurer la victoire de l'avant-garde dans la révolution, cet objectif actuel ne peut-être atteint sans la liquidation du doctrinarisme de gauche, sans réfutation décisive et élimination complète de ses erreurs." (Lénine dans La maladie infantile du communisme)

9 Les Thèses continuent comme suit : "Mais la vieille bureaucratie professionnelle et les anciennes formes de l'organisation syndicale entravent de toute manière cette transformation du caractère des syndicats."

10 "Le Deuxième Congrès de la 3e Internationale considère comme inadéquates les conceptions sur les rapports du Parti avec la classe ouvrière et avec la masse, sur la participation facultative des Partis communistes à l'action parlementaire et à l'action des syndicats réactionnaires, qui ont été amplement réfutées dans les résolutions spéciales du présent Congrès, après avoir été surtout défendues par le 'Parti communiste ouvrier Allemand' (le KAPD, ndlr), et quelque peu par le "Parti communiste suisse", par l'organe du bureau viennois de l'IC pour l'Europe orientale, Kommunismus, par quelques camarades hollandais, par certaines organisations communistes d'Angleterre, dont la Fédération Ouvrière Socialiste, etc. ainsi que par les IWW d'Amérique et par les Shop Stewards Commitees d'Angleterre, etc." (Les quatre premiers congrès de l'IC, p.47)

11 L'ayant fait en détail concernant la question syndicale, nous ne pouvons ici, dans le cadre de cet article sur la décadence, le faire pour la question parlementaire. Nous renvoyons le lecteur à notre recueil d'articles : "Mobilisation électorale - démobilisation de la classe ouvrière" qui a republié deux articles sur la question, parus respectivement dans Révolution Internationale n°2 en février 1973 et intitulé "Les barricades de la bourgeoisie", et dans Révolution Internationale n°10 en juillet 1974, intitulé "Les élections contre la classe ouvrière".

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [13]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [11]

Les trente ans du CCI : s'approprier le passé pour construire l'avenir

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Le 16e congrès du CCI a coïncidé avec ses trente années d’existence. Comme nous l’avions fait lors des dix et des vingt ans du CCI, nous nous proposons avec cet article de tirer un bilan de l’expérience de notre organisation au cours de la période écoulée. Il ne s’agit pas là d’une manifestation de narcissisme : les organisations communistes n’existent pas pour ou par elles-mêmes ; elles sont des instruments de la classe ouvrière et leur expérience appartient à cette dernière. Ainsi, cet article se veut une sorte de remise du mandat confié par la classe à notre organisation au cours des trente années de son existence. Et comme pour toute remise de mandat, il appartient d’évaluer si notre organisation a été capable de faire face aux responsabilités qui étaient les siennes lorsqu’elle a été constituée. C’est pour cela que nous commencerons par examiner ce qu’étaient les responsabilités des révolutionnaires il y a trente ans face aux enjeux de la situation d’alors et comment elles ont évolué par la suite avec les modifications de cette situation.

Les responsabilités des révolutionnaires

La situation dans laquelle s’est constitué le CCI, et qui déterminait les responsabilités qu’il a dû assumer dans ses premières années, est celle de la sortie de la profonde contre-révolution qui s’était abattue sur le prolétariat mondial à la suite de l’échec de la vague révolutionnaire de 1917-23. L’immense grève de mai 68 en France, le "mai rampant" de l’automne 69 en Italie, les grèves de la Baltique en Pologne de l’hiver 1970-71, et bien d’autres mouvements encore, ont révélé que le prolétariat avait soulevé la chape de plomb qui s’était abattue sur lui pendant plus de quatre décennies. Cette reprise historique du prolétariat ne s'était pas seulement exprimée par un resurgissement des luttes ouvrières, dans la capacité de celles-ci de commencer à se dégager du carcan dans lequel les partis de gauche et surtout les syndicats les avaient enserrées pendant des décennies (comme ce fut notamment le cas lors des grèves "sauvages" de "l'automne chaud" italien de 1969). Un des signes les plus probants du fait que la classe ouvrière était enfin sortie de la contre-révolution a été l'apparition de toute une génération d'éléments et de petits groupes en recherche des véritables positions révolutionnaires du prolétariat, remettant en cause le monopole que les partis staliniens exerçaient, avec leurs appendices gauchistes (trotskistes ou maoïstes), sur l'idée même de révolution communiste. Le CCI était lui-même le résultat de ce processus puisqu'il s'est constitué par le regroupement d'un certain nombre de groupes qui avaient surgi en France, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Italie et en Espagne et qui s'étaient rapprochés des positions défendues, depuis 1964, par le groupe Internacionalismo au Venezuela, lui-même impulsé par un ancien militant de la Gauche communiste, MC, qui se trouvait dans ce pays depuis 1952.

Pendant toute une période, l'activité et les préoccupations essentielles du CCI ont donc été déterminées par ces trois responsabilités fondamentales :

  • se réapproprier pleinement les positions, les analyses et les enseignements des organisations communistes du passé puisque la contre-révolution avait abouti à la sclérose ou à la disparition de celles-ci ;
  • intervenir dans la vague internationale de luttes ouvrières ouverte par mai 1968 en France ;
  • poursuivre le regroupement des nouvelles forces communistes dont la formation du CCI avait constitué une première étape.

Cependant, l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes staliniens d'Europe en 1989 a instauré une situation nouvelle pour la classe ouvrière qui a subi de plein fouet toutes les campagnes sur le "triomphe de la démocratie", "la mort du communisme", la "disparition de la lutte de classe", voire de la classe ouvrière elle-même. Cette situation a provoqué un profond recul au sein de la classe ouvrière tant au plan de sa combativité qu'au plan de sa conscience.

Ainsi, les trente ans de vie du CCI se partagent en deux périodes d'une durée équivalente, une quinzaine d'années chacune, aux contours très différents. Si, au cours de la première période, il fallait accompagner les pas progressifs de la classe ouvrière dans le processus de développement de ses combats et de sa conscience, notamment en intervenant activement dans ses luttes, une des préoccupations centrales de notre organisation au cours de la seconde période a été de tenir à contre-courant du désarroi profond que subissait la classe ouvrière mondiale. C'était une épreuve pour le CCI comme pour toutes les organisations communistes puisque celles-ci ne sont pas imperméables à l'ambiance générale dans laquelle baigne l'ensemble de leur classe : la démoralisation et le manque de confiance en elle qui affectaient cette dernière ne pouvaient que se répercuter dans les propres rangs de notre organisation. Et ce danger était d'autant plus important que la génération qui avait fondé le CCI était venue à la politique à partir de 1968 et au début des années 70 dans la foulée de luttes ouvrières de grande ampleur qui pouvaient lui laisser penser que la révolution communiste était déjà près de frapper à la porte de l'histoire.

Ainsi, faire le bilan des trente années de vie du CCI, c'est notamment examiner comment celui-ci a été capable de faire face à ces deux périodes dans la vie de la société et du combat de la classe ouvrière. En particulier, il s'agit de voir comment, face aux épreuves qu'il a dû affronter, il a surmonté les faiblesses inhérentes aux circonstances historiques qui ont présidé à sa constitution et, ce faisant, de comprendre ses éléments de force qui lui permettent de tirer un bilan positif de ces trente années d'existence.

Un bilan positif

En effet, avant que d'aller plus loin, il nous faut constater dès à présent que le bilan que peut tirer le CCI de ses trente années d'existence est largement positif. C'est vrai que la taille de notre organisation et surtout son impact sont extrêmement modestes. Comme nous l'écrivions dans l'article publié à l'occasion des 20 ans du CCI : "Lorsqu'on compare le CCI aux organisations qui ont marqué l'histoire du mouvement ouvrier, notamment les internationales, on peut être saisi d'un certain vertige : alors que des millions ou des dizaines de millions d'ouvriers appartenaient, ou étaient influencés par ces organisations, le CCI n'est connu de par le monde que par une infime minorité de la classe ouvrière." (Revue internationale n°80) Cette situation reste fondamentalement la même aujourd'hui et elle s'explique, comme nous l'avons souvent mis en évidence dans nos articles, par les circonstances inédites dans lesquelles la classe ouvrière a repris son long chemin vers la révolution :

  • rythme lent de l'effondrement économique du capitalisme dont les premières manifestations, à la fin des années 60, avaient servi de détonateur au surgissement historique du prolétariat ;
  • longueur et profondeur de la contre-révolution qui s'était abattue sur la classe ouvrière à partir de la fin des années 20 et qui avait coupé les nouvelles générations de prolétaires et de révolutionnaires de l'expérience des générations qui avaient mené les grands combats du début du 20e siècle et, notamment, de la vague révolutionnaire de 1917-23 ;
  • extrême méfiance des ouvriers qui rejettent l'emprise des syndicats et des partis dits "ouvriers", "socialistes" ou "communistes", à l'égard de toute organisation politique prolétarienne ;
  • poids accru du manque de confiance en soi et de la démoralisation à la suite de l'effondrement des prétendus "régimes communistes".

Cela dit, il faut mettre en évidence le chemin parcouru : alors qu'en 1968 notre tendance politique ne comptait qu'un tout petit noyau au Venezuela et que se formait en France, dans une ville de province, un tout petit groupe capable seulement de publier deux ou trois fois par an une revue ronéotée, notre organisation est aujourd'hui une sorte de référence pour les éléments qui s'approchent des positions révolutionnaires :

  • des publications territoriales dans 12 pays rédigées en 7 langues (anglais, espagnol, allemand, français, italien, néerlandais et suédois) ;
  • plus d'une centaine de brochures et autres documents publiés dans ces mêmes langues ainsi qu'en russe, en portugais, en bengali, en hindi, en farsi et en coréen ;
  • plus de 420 numéros de notre organe théorique, la Revue internationale, publié régulièrement tous les 3 mois en anglais, espagnol et français ainsi que de façon moins fréquente en allemand, italien, néerlandais et suédois.

Depuis sa formation, le CCI a produit une publication tous les 5 jours en moyenne, et ce rythme est actuellement de l'ordre d'une publication tous les 4 jours. A cette production il faut ajouter le site Internet internationalism.org, avec des pages en 13 langues. Ce site reprend les articles de la presse territoriale, de la Revue internationale, les brochures et les tracts sortis sous forme papier mais il comporte également une page spécifiquement Internet, ICConline qui nous permet de faire connaître très rapidement nos prises de position face aux événements d'actualité les plus marquants.

A côté de cette activité de publications, il faut signaler également les milliers de réunions publiques ou de permanences tenues dans 15 pays par notre organisation depuis sa formation permettant aux sympathisants et contacts de venir discuter de nos positions et analyses. Il ne faut pas oublier non plus nos propres interventions orales, les ventes de la presse et distributions de tracts, d'un nombre bien plus élevé encore, dans des réunion publiques, forums ou rassemblements d'autres organisations, dans des manifestations de rue, devant les entreprises, sur les marchés, dans des gares et évidemment au sein des luttes ouvrières.

Encore une fois, tout cela est bien peu si on le compare par exemple, à ce que pouvait être l'activité des sections de l'Internationale communiste au début des années 20, lorsque c'est dans des quotidiens que s'exprimaient les positions révolutionnaires. Mais, comme on l'a vu, on ne peut comparer que ce qui est comparable et la véritable mesure du "succès" du CCI peut être prise par la différence qui le sépare des autres organisations de la Gauche communiste, des organisations qui étaient déjà constituées en 1968 alors que notre propre courant était encore dans les limbes.

Les groupes de la Gauche communiste depuis 1968

A cette époque, il existait quelques organisations se réclamant de la Gauche communiste. Il s'agissait d'une part de groupes se rattachant à la tradition de la Gauche hollandaise, le "conseillisme", principalement représenté en Hollande par le Spartacusbond et Daad en Gedachte, en France par le "Groupe de Liaison pour l'Action des travailleurs" (GLAT) et par Informations et Correspondances ouvrières (ICO), en Grande-Bretagne par Solidarity qui se réclamait plus particulièrement de l'expérience de Socialisme ou Barbarie, disparue en 1964 et provenant d'une scission intervenue dans la 4e Internationale trotskiste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

En dehors du courant conseilliste, il existait également en France un autre groupe issu de Socialisme ou Barbarie, Pouvoir Ouvrier de même qu'un petit noyau autour de Grandizo Munis (ancien dirigeant de la section espagnole de la 4e Internationale), le "Ferment ouvrier révolutionnaire" (FOR, en espagnol "Fomento Obrero Revolucionario") qui publiait Alarme (Alarma en espagnol).

L'autre courant de la Gauche communiste représenté en 68 était celui se rattachant à la Gauche italienne qui comportait deux branches issues de la scission de 1952 au sein du Partito Comunista Internazionalista d'Italie fondé en 1945 à la fin de la guerre. Il y avait d'un côté le Parti Communiste International "bordiguiste" publiant Programma Comunista en Italie ainsi que Le Prolétaire et Programme Communiste en France et, de l'autre, le courant majoritaire lors de la scission qui publiait Battaglia Comunista et Prometeo.

Pendant un certain temps, quelques uns de ces groupes ont connu un succès incontestable en terme d'audience. Ce fut le cas des groupes "conseillistes" tel ICO qui vit venir à lui toute une série d'éléments que Mai 68 avait éveillés à la politique et qui fut capable, en 1969 et 1970, d'organiser plusieurs rencontres au niveau régional, national et même international (Bruxelles 1969) avec la présence d'un nombre significatif d'éléments et de groupes (dont le nôtre). Mais au début des années 1970, ICO a disparu. Cette mouvance est réapparue à partir de 1975 avec le bulletin trimestriel Échanges auquel participent des éléments de plusieurs pays mais qui ne paraît qu'en langue française. Quant aux autres groupes du courant "conseilliste", ils ont soit cessé d'exister, tel le GLAT au cours des années 70, Solidarity en 1988 ou le Spartacusbond qui n'a pas survécu à la mort de son principal animateur, Stan Poppe en 1991, soit cessé de publier comme Daad en Gedachte à la fin des années 90.

D'autres groupes évoqués plus haut ont également disparu tel Pouvoir Ouvrier dans les années 70 et le FOR au cours des années 90.

Quant aux groupes qui se rattachent au courant de la Gauche italienne, on ne peut pas dire que leur sort soit très brillant non plus.

La mouvance "bordiguiste" a connu peu après la mort de Bordiga, en 1970, plusieurs scissions, dont celle qui a conduit à la formation d'un nouveau "Parti Communiste International" publiant Il Partito Comunista. Cependant, la tendance majoritaire publiant Il Programma Comunista, connaît à la fin des années 70 un développement important dans plusieurs pays ce qui la conduit à en faire pour un temps la principale organisation internationale se réclamant de la Gauche communiste. Mais cette progression a été permise, en grande partie, par une dérive gauchiste et tiers-mondiste de l'organisation. Finalement, le Parti Communiste International est frappé en 1982 par une véritable explosion. L’organisation internationale s’effondre comme un château de cartes, chacun tirant à hue et à dia. La section française disparaît pendant plusieurs années, alors qu’en Italie c’est péniblement que les éléments restés fidèles au bordiguisme "orthodoxe" recommencent au bout de quelque temps à se manifester avec deux publications, Il Programma Comunista et Il Comunista. Aujourd’hui, le courant bordiguiste, s’il conserve une certaine capacité éditoriale en Italie avec trois journaux plus ou moins mensuels, est bien peu présent au niveau international. La tendance qui publie Il Comunista n’a d’autre représentant qu’en France avec Le Prolétaire paraissant tous les trois mois. Celle qui publie Programma Comunista en italien publie Internationalist Papers en langue anglaise tous les un ou deux ans de même que Cahiers Internationalistes en langue française à une fréquence encore moindre. La tendance qui publie en italien Il Partito Comunista (journal "mensuel" paraissant 7 fois par an) et Comunismo (tous les 6 mois) produit également une ou deux fois par an La Izquierda Comunista et Communist Left, respectivement en langues espagnole et anglaise.

Pour ce qui concerne le courant majoritaire lors de la scission de 1952 et qui a conservé, outre les publications, le nom de Partito Comunista Internazionalista (PCInt), nous avons mis en évidence, dans notre article "Une politique opportuniste de regroupement qui ne conduit qu'à des "avortements" (Revue internationale n°121) ses mésaventures dans ses tentatives pour élargir son audience internationale. En 1984, le PCInt s’est regroupé avec la Communist Workers' Organisation qui publie Revolutionnary Perspective pour constituer la Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR). Près de 15 ans plus tard, cette organisation a finalement réussi à s'étendre au delà de ses deux constituants initiaux avec l'intégration, fin des années 1990 début des années 2000, de plusieurs petits noyaux dont le plus actif est celui qui publie Notes Internationalistes – Internationalist Notes au Canada avec une fréquence trimestrielle, alors que Bilan et Perspectives en France paraît moins d'une fois par an et que le Circulo de América Latina (qui est un groupe "sympathisant" du BIPR) n'a pas de publication régulière et se contente essentiellement de publier des prises de position et des traductions en espagnol sur le site Internet du BIPR. Alors qu'il a été formé il y a plus de 20 ans (et que le Partito Comunista Internazionalista existe depuis plus de 60 ans), le BIPR qui, de tous les groupes qui se rattachent au PCInt de 1945, est celui qui a la plus grande extension internationale 1, est aujourd'hui une organisation nettement moins développée que ne l'était le CCI lors de sa constitution.

Plus généralement, à lui tout seul, le CCI produit chaque année plus de publications régulières et dans plus de langues que toutes les autres organisations réunies (une publication tous les 5 jours). En particulier, aucune de ces organisations ne dispose à l'heure actuelle de publication régulière en langue allemande, ce qui, évidemment, est une faiblesse certaine compte tenu de l'importance du prolétariat d'Allemagne dans l'histoire du mouvement ouvrier international et dans l'avenir de celui-ci.

Ce n'est pas avec un esprit de concurrence que nous avons fait cette comparaison entre l'extension de notre organisation et celle des autres groupes qui se réclament de la Gauche communiste. Contrairement à ce que prétendent certains de ces groupes, le CCI n'a jamais tenté de se développer aux dépens d'eux, bien au contraire. Lorsque nous discutons avec des contacts, nous leurs faisons toujours connaître l'existence des autres groupes et nous les encourageons à prendre connaissance de leurs publications 2. De même, nous avons toujours invité les autres organisations à venir prendre la parole dans nos réunions publiques et à y présenter leur presse (en leur proposant même d'héberger leurs militants dans les villes ou les pays où elles ne sont pas présentes 3) de même que nous avons fréquemment déposé en librairie des publications des groupes qui en étaient d'accord. Enfin, nous n'avons jamais eu de politique de "pêche à la ligne" auprès des militants des autres organisations qui développaient des divergences avec les positions ou la politique de celles-ci. Nous les avons toujours encouragés à rester au sein de celles-ci afin d'y mener un débat de clarification 4.

En fait, contrairement aux autres groupes cités qui tous se considèrent comme le seul à pouvoir impulser la formation du futur parti de la révolution communiste, nous pensons qu'il existe un camp de la Gauche communiste qui défend des positions prolétariennes au sein de la classe ouvrière et que celle-ci a tout à gagner du développement de l'ensemble de ce camp. Évidemment, nous critiquons les positions et analyses de ces organisations que nous estimons erronées chaque fois que nous le pensons utile. Mais nos polémiques font partie du débat nécessaire au sein du prolétariat puisque, comme Marx et Engels, nous pensons que, outre son expérience, seule la discussion et la confrontation des positions permettra à celui-ci d'avancer dans sa prise de conscience 5.

En fait, cette comparaison du bilan du CCI avec celui des autres organisations de la Gauche communiste a pour objet essentiel de mettre en relief combien est encore faible l'impact des positions révolutionnaires au sein de la classe du fait des conditions historiques et des obstacles qu'elle rencontre sur le chemin de sa prise de conscience. Elle nous permet de comprendre que le faible impact qui est encore celui du CCI aujourd'hui ne doit nullement être considéré comme un échec de sa politique ou de ses orientations. Bien au contraire : compte tenu des circonstances historiques actuelles, ce que nous avons réussi à faire depuis trente ans doit être considéré comme très positif et souligne la validité des orientations que nous sous sommes données tout au long de cette période. Il nous revient par conséquent d'examiner plus précisément comment ces orientations ont permis d'affronter de façon positive les différentes situations qui se sont succédées depuis la fondation de notre organisation. Et en premier lieu, il nous faut rappeler (car c'était déjà exprimé dans les articles publiés lors du 10e et 20e anniversaires du CCI) quels ont été les principes fondamentaux sur lesquels nous nous sommes basés.

Les principes fondamentaux de la construction de l'organisation

La première chose qu'il nous faut dire avec force, c'est que ces principes ne sont nullement une invention du CCI. C'est l'expérience de l'ensemble du mouvement ouvrier qui a progressivement élaboré ces principes. C'est pour cela que ce n'est nullement de façon platonique que, dans les "positions de base" qui figurent sur le dos de toutes nos publications, nous disons que :

"Les positions des organisations révolutionnaires et leur activité sont le produit des expériences passées de la classe ouvrière et des leçons qu’en ont tirées tout au long de l’histoire ses organisations politiques. Le CCI se réclame ainsi des apports successifs de la Ligue des Communistes de Marx et Engels (1847-52), des trois Internationales (l’Association Internationale des Travailleurs, 1864-72, l’Internationale Socialiste, 1884-1914, l’Internationale Communiste, 1919-28), des fractions de gauche qui se sont dégagées dans les années 1920-30 de la 3e Internationale lors de sa dégénérescence, en particulier les gauches allemande, hollandaise et italienne."

Si nous nous revendiquons des apports des différentes fractions de gauche de l'IC, nous nous rattachons plus particulièrement, pour ce qui concerne la question de la construction de l'organisation, aux conceptions de la Fraction de gauche du Parti communiste d'Italie, notamment comme elles se sont exprimées dans la revue Bilan au cours des années 30. C'est la grande clarté à laquelle était parvenue cette organisation qui avait joué un rôle décisif dans sa capacité, non seulement à survivre, mais aussi à impulser de façon remarquable la pensée communiste.

Nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, développer les positions de la Fraction italienne (FI) dans toute leur richesse. Nous nous limiterons à en résumer les aspects essentiels.

La première question sur laquelle nous nous rattachons à la FI est celle du cours historique : face à la crise mortelle de l'économie capitaliste chacune des classes fondamentales de la société, bourgeoisie et prolétariat, apporte sa propre réponse : la guerre impérialiste pour la première, la révolution pour la seconde. L'issue qui s'imposera finalement est fonction du rapport de forces entre ces classes. Si la Première Guerre mondiale a pu être déclenchée par la bourgeoisie, c'est que le prolétariat avait au préalable été battu politiquement par son ennemi, notamment par la victoire de l'opportunisme au sein des principaux partis de la 2e Internationale. Cependant, la guerre impérialiste elle-même, avec toute sa barbarie balayant les illusions sur la capacité du capitalisme à apporter la paix et la prospérité à la société et des améliorations aux conditions de vie de la classe ouvrière, avait provoqué un réveil de celle-ci. Le prolétariat s'était dressé contre la guerre à partir de 1917 en Russie et en 1918 en Allemagne pour se lancer dans des combats en vue du renversement du capitalisme. L'échec de la révolution en Allemagne, c'est-à-dire le pays le plus décisif, avait ouvert la porte à une victoire de la contre-révolution qui a étendu son emprise dans le monde entier, et particulièrement en Europe avec la victoire du stalinisme en Russie, du fascisme en Allemagne et de l'idéologie "antifasciste" dans les pays "démocratiques". Un des mérites de la Fraction, au cours des années 30, est d'avoir compris que, du fait de cette défaite profonde de la classe ouvrière, la crise aiguë du capitalisme qui avait débuté en 1929 ne pouvait aboutir qu'à une nouvelle guerre mondiale. C'est sur la base de l'analyse de la période considérant que le cours historique n'était pas vers la révolution et la radicalisation des combats ouvriers mais vers la guerre mondiale que la Fraction avait pu comprendre la nature des événements d'Espagne 36 et ne pas tomber dans l'erreur fatale des trotskistes qui y voyaient les débuts de la révolution prolétarienne alors qu'ils constituaient la préparation de la seconde boucherie impérialiste.

La capacité de la Fraction à bien identifier la nature véritable du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat s'accompagnait de la clarté avec laquelle elle concevait le rôle des organisations communistes dans chacune des périodes de l'histoire. En se basant sur l'expérience des différentes fractions de gauche ayant existé dans l'histoire du mouvement ouvrier, notamment de la fraction bolchevique au sein du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (POSDR), mais aussi de l'activité de Marx et Engels depuis 1847, la Fraction à travers sa publication Bilan avait établi la différence entre la forme parti et la forme fraction de l'organisation communiste. Le parti est l'organe que se donne la classe dans les périodes de lutte intense, lorsque les positions défendues par les révolutionnaires ont un impact réel sur le cours de cette lutte. Lorsque le rapport de forces devient défavorable au prolétariat, soit le parti disparaît comme tel, soit il tend à dégénérer dans un cours opportuniste qui l'entraîne vers la trahison au service de la classe ennemie. La défense des positions révolutionnaires revient alors à un organisme à la dimension et à l'impact plus restreints, la fraction. Le rôle de celle-ci est de lutter pour le redressement du parti pour qu'il soit en mesure de jouer son rôle au moment d'une reprise de classe ou bien, lorsque cette tâche devient vaine, de constituer le pont programmatique et organisationnel vers le futur parti, lequel ne pourra se constituer qu'à deux conditions :

  • que la fraction ait pleinement tiré les enseignements de l'expérience passée, et notamment des défaites ;
  • que le rapport de forces entre les classes passe de nouveau à l'avantage du prolétariat.

Un des autres enseignements transmis par la gauche italienne et qui découle de ce qui a été évoqué plus haut, est le rejet de l'immédiatisme, c'est-à-dire d'une démarche qui perd de vue la nature à long terme de la lutte du prolétariat et de l'intervention des organisations révolutionnaires au sein de celui-ci. Lénine faisait de la patience une des qualités principales des Bolcheviks. Il ne faisait que reprendre le combat de Marx et d'Engels contre le fléau de l'immédiatisme 6 qui, du fait de la pénétration permanente dans la classe ouvrière de l'idéologie de la petite bourgeoisie, c'est-à-dire d'une couche sociale qui n'a pas d'avenir, constitue une menace constante pour le mouvement de la classe ouvrière.

Un corollaire de cette lutte contre l'immédiatisme dans laquelle s'est illustrée la Fraction est la rigueur programmatique dans le travail de regroupement des forces révolutionnaires. Contrairement au courant trotskiste, qui privilégiait les regroupements hâtifs basés notamment sur des accords entre "personnalités", la Fraction mettait en avant la nécessité d'une discussion approfondie des principes programmatiques avant que de s'unir à d'autres courants.

Cela dit, cette rigueur sur les principes n'excluait nullement la volonté de discussion avec d'autres groupes. C'est lorsqu'on se sent ferme sur ses convictions qu'on ne craint pas la confrontation avec d'autres courants. Au contraire, le sectarisme, le fait de se considérer comme "seul au monde" et de rejeter tout contact avec les autres groupes prolétariens est, en règle générale, la marque d'un manque de conviction dans la validité de ses propres positions. En particulier, c'est justement parce qu'elle s'appuyait fermement sur les acquis de l'expérience du mouvement ouvrier que la Fraction a su faire preuve d'audace pour passer au crible cette expérience, quitte à remettre en cause certaines positions qui étaient considérées comme des sortes de dogmes par d'autres courants 7. C'est ainsi que, contrairement au courant de la Gauche germano-hollandaise qui, face à la dégénérescence de la révolution en Russie et le rôle contre-révolutionnaire que jouait désormais le parti bolchevique, avait jeté l'enfant avec l'eau du bain en concluant à la nature bourgeoise de la révolution d'Octobre et de ce parti, la Fraction a toujours affirmé bien haut la nature prolétarienne de l'un et de l'autre. Ce faisant, elle a aussi combattu la position du "conseillisme" dans lequel avait glissé la Gauche hollandaise en affirmant le rôle indispensable du parti pour la victoire de la révolution communiste. Cependant, contre le trotskisme qui se réclamait intégralement des 4 premiers congrès de l'Internationale communiste, la Fraction, à la suite du Parti communiste d'Italie du début des années 20, a rejeté les positions erronées de ces congrès, notamment la politique de "front unique". Mais elle est allée encore plus loin en remettant en cause la position de Lénine et du 2e Congrès sur le soutien des luttes de libération nationale et rejoignant ainsi la position défendue par Rosa Luxemburg.

C'est sur l'ensemble de ces enseignements qui avaient déjà été repris et systématisés par la Gauche communiste de France (1945-52) que le CCI s'est basé au moment de sa constitution et c'est ce qui lui a permis d'affronter victorieusement les différentes épreuves qu'il allait affronter du fait, notamment, des faiblesses qui pesaient sur le prolétariat et ses minorités révolutionnaires au moment de la reprise historique de 1968.

Les principes de la Fraction à l'épreuve de l'histoire

La première question qu'il était nécessaire de comprendre face à ce surgissement de la classe était la question du cours historique. Cette question était mal comprise par les autres groupes qui se réclamaient de la Gauche italienne. Ayant formé le Parti en 1945, alors que la classe était encore soumise à la contre-révolution et n'ayant pas ensuite fait la critique de cette formation prématurée, ces groupes (qui continuaient à s'appeler "parti") n'ont plus été capables de faire la différence entre la contre-révolution et la sortie de la contre-révolution. Dans le mouvement de mai 1968 comme dans l'automne chaud italien de 1969, ils ne voyaient rien de fondamental pour la classe ouvrière et attribuaient ces événements à l'agitation des étudiants. Conscients par contre du changement du rapport de forces entre les classes, nos camarades de Internacionalismo (et notamment MC, ancien militant de la Fraction et de la GCF) ont compris la nécessité d'engager tout un travail de discussion et de regroupement avec les groupes que le changement de cours historique faisait surgir. A plusieurs reprises, ces camarades ont demandé au PCInt de lancer un appel à l'ouverture d'une discussion entre ces groupes et à la convocation d'une conférence internationale dans la mesure où cette organisation avait une importance sans commune mesure avec notre petit noyau au Venezuela. A chaque fois, le PCInt a rejeté la proposition arguant qu'il n'y avait rien de nouveau sous le soleil. Finalement, un premier cycle de conférences a pu se tenir à partir de 1973 à la suite de l'appel lancé par Internationalism, le groupe des États-Unis qui s'était rapproché des positions de Internacionalismo et de Révolution Internationale, fondée en France en 1968. C'est en grand partie grâce à la tenue de ces conférences, qui avaient permis une décantation sérieuse parmi toute une série de groupes et d'éléments venus à la politique à la suite de mai 68, qu'a pu se constituer le CCI en janvier 1975. Évidemment, l'attitude de recherche systématique de la discussion avec des éléments même confus mais qui manifestaient une volonté révolutionnaire, une attitude qui avait été celle de la Fraction, avait constitué un élément déterminant dans l'accomplissement de cette première étape.

Cela dit, à côté de tout l'enthousiasme que manifestaient les jeunes éléments qui avaient constitué le CCI ou qui l'avaient rejoint dans les premières années, il pesait un certain nombre de faiblesses très importantes :

  • l'impact du mouvement estudiantin imprégné de conceptions petites-bourgeoises, notamment l'individualisme et l'immédiatisme ("la révolution tout de suite !" était un des slogans des étudiants de 1968) ;
  • la méfiance envers toute forme d'organisation des révolutionnaires intervenant dans la classe du fait du rôle contre-révolutionnaire joué par les partis staliniens ; en d'autres termes, le poids du conseillisme.

Ces faiblesses n'affectaient pas seulement les éléments qui se sont regroupés dans le CCI. Elles étaient au contraire bien plus importantes parmi les groupes et éléments qui étaient restés en dehors de notre organisation laquelle s'était constituée en bonne partie à travers le combat contre elles. Ces faiblesses expliquent le succès éphémère qu'a connu après 1968 le courant conseilliste. Éphémère car lorsqu'on théorise sa non utilité pour le combat de la classe, on a peu de chances de survivre bien longtemps. Elles permettent aussi d'expliquer le succès puis la débandade de Programma comunista : après qu'il n'ait rien compris à la signification et à l'importance de ce qui s'était passé en 1968, ce courant a été soudainement pris de vertige devant le développement international des luttes ouvrières et il a abandonné la prudence et la rigueur organisationnelles qui l'avait caractérisé pendant toute une période. En particulier, son sectarisme congénital et son "monolithisme" revendiqué s'étaient mués en une "ouverture" tous azimuts (sauf à l'égard de notre organisation qu'il continuait de considérer comme "petite-bourgeoise"), notamment envers quantité d'éléments à peine sortis, et de façon incomplète, du gauchisme, en particulier du tiers-mondisme. Le cataclysme qu'il a connu en 1982 était la conséquence logique de l'oubli des principaux enseignements de la Gauche italienne dont pourtant il n'a cessé de se revendiquer.

Dans le CCI, malgré la volonté de ne pas intégrer de façon hâtive de nouveaux militants, ces faiblesses n'ont pas tardé à se manifester. C'est ainsi que notre organisation a connu en 1981 une crise très importante qui a notamment emporté la moitié de sa section en Grande-Bretagne. L'aliment principal de cette crise était l'immédiatisme qui a conduit tout une série de militants, en particulier dans le pays qui, à cette époque, avait connu les luttes ouvrières les plus massives de son histoire (avec 29 millions de jours de grève, la Grande-Bretagne de 1979 se place en 2e position derrière la France de 1968 dans le domaine des statistiques de la combativité ouvrière), à surestimer les potentialités de la lutte de classe et à considérer comme prolétariens des organismes du syndicalisme de base que la bourgeoisie avait fait surgir face au débordement des structures syndicales officielles. En même temps, l'individualisme qui continuait de peser fortement, a conduit à un rejet du caractère unitaire et centralisé de l'organisation : chaque section locale, ou même chaque individu, pouvait se dispenser de la discipline de l'organisation quand il jugeait que ses orientations n'étaient pas correctes. C'est notamment le danger immédiatiste que combat le "Rapport sur la fonction de l'organisation révolutionnaire" (Revue internationale n°29) adopté par la Conférence extraordinaire qui s'est tenue en janvier 1982 pour remettre le CCI sur les rails. :

De même, le "Rapport sur la structure et le fonctionnement de l'organisation des révolutionnaires" (Revue internationale n°33) se donnait pour tâche de combattre l'individualisme et défendait une organisation centralisée et disciplinée (tout en insistant sur la nécessité de mener les débats les plus ouverts et profonds au sein de celle-ci).

Le combat victorieux contre l'immédiatisme et l'individualisme, s'il a permis de sauver l'organisation en 1981, n'a pas éliminé les menaces qui pesaient sur elle : en particulier, le poids du conseillisme, c'est-à-dire la sous-estimation du rôle de l'organisation communiste, s'est cristallisé en 1984 avec la formation d'une "tendance" qui a levé son étendard contre la "chasse aux sorcières", lorsque nous avons engagé le combat contre les vestiges de conseillisme dans nos rangs. Cette "tendance" a finalement quitté le CCI à son 6e Congrès, fin 1985, pour former la Fraction externe du CCI (FECCI) qui se proposait de défendre la "vraie plate-forme" de notre organisation contre sa prétendue "dégénérescence stalinienne" (la même accusation que celle portée par les éléments qui avaient quitté le CCI en 1981).

Ces différents combats ont permis à notre organisation d'assumer globalement sa responsabilité face aux luttes de la classe ouvrière qui se sont menées au cours de cette période comme la grève des mineurs de 1984 en Grande-Bretagne, la grève générale de 1985 au Danemark, l'immense grève du secteur public de 1986 en Belgique, la grève des cheminots et des hôpitaux en 1986 et 1988 en France, la grève dans l'enseignement en Italie en 1987 8.

Cette intervention active dans les luttes ouvrières des années 1980 n'avait pas fait oublier à notre organisation une de préoccupations centrales de la Fraction italienne : tirer les leçons des défaites passée. C'est ainsi qu'après avoir suivi et analysé avec beaucoup d'attention les luttes ouvrières de 1980 en Pologne 9, le CCI, pour la compréhension de leur défaite, s'est penché avec attention sur les caractéristiques spécifiques des régimes staliniens d'Europe de l'Est 10. C'est notamment cette analyse qui a permis à notre organisation, près de deux mois avant la chute du mur de Berlin, de prévoir l'effondrement du bloc de l'Est et de l'URSS, alors que beaucoup de groupes en étaient à analyser ce qui se passait en URSS et dans son glacis (la "perestroïka" et la "glasnost", l'accession au pouvoir de Solidarnosc en Pologne durant l'été 1989), comme une politique de renforcement de ce bloc 11.

De même, la capacité à affronter lucidement les défaites de la classe, que la Fraction possédait au plus haut point et, à sa suite, la Gauche communiste de France, nous a permis, dès avant les événements de l'automne 1989, de prévoir qu'ils allaient provoquer un profond recul dans la conscience du prolétariat : "Même dans sa mort, le stalinisme rend un dernier service à la domination capitaliste : en se décomposant, son cadavre continue encore à polluer l'atmosphère que respire le prolétariat... C'est donc à un recul momentané de la conscience du prolétariat... qu'il faut s'attendre. (...) Compte tenu de l'importance historique des faits qui le déterminent, le recul actuel du prolétariat, bien qu'il ne remette pas en cause le cours historique, la perspective générale aux affrontements de classe, se présente comme bien plus profond que celui qui avait accompagné la défaite de 1981 en Pologne." 12

Cependant, cette analyse ne faisait pas l'unanimité dans le camp de la Gauche communiste et beaucoup pensaient que la disparition honteuse du stalinisme, du fait qu'il avait été le fer de lance de la contre-révolution, allait ouvrir la voie à un développement de la conscience et de la combativité du prolétariat. C'était aussi l'époque où le BIPR pouvait écrire, concernant le coup d'État qui a renversé Ceaucescu à la fin 1989 :

"La Roumanie est le premier pays dans les régions industrialisées dans lequel la crise économique mondiale a donné naissance à une réelle et authentique insurrection populaire dont le résultat a été le renversement du gouvernement en place (…) en Roumanie, toutes les conditions objectives et presque toutes les conditions subjectives étaient réunies pour transformer l'insurrection en une réelle et authentique révolution sociale " (Battaglia Comunista de janvier 1990, "Ceaucescu est mort, mais le capitalisme vit encore").

Enfin, l'effondrement du bloc de l'Est et du stalinisme, de même que les difficultés qu'il allait provoquer pour le combat de la classe ouvrière, n'ont été pleinement compris par notre organisation que parce qu'elle avait été capable auparavant d'identifier la nouvelle phase dans laquelle était entrée la décadence du capitalisme, celle de la décomposition :

"Jusqu'à présent, les combats de classe qui, depuis vingt ans, se sont développés sur tous les continents, ont été capables d'empêcher le capitalisme décadent d'apporter sa propre réponse à l'impasse de son économie : le déchaînement de la forme ultime de sa barbarie, une nouvelle guerre mondiale. Pour autant, la classe ouvrière n'est pas encore en mesure d'affirmer, par des luttes révolutionnaires, sa propre perspective ni même de présenter au reste de la société ce futur qu'elle porte en elle. C'est justement cette situation d'impasse momentanée, où, à l'heure actuelle, ni l'alternative bourgeoise, ni l'alternative prolétarienne ne peuvent s'affirmer ouvertement, qui est à l'origine de ce phénomène de pourrissement sur pied de la société capitaliste, qui explique le degré particulier et extrême atteint aujourd'hui par la barbarie propre à la décadence de ce système. Et ce pourrissement est amené à s'amplifier encore avec l'aggravation inexorable de la crise économique." ("La décomposition du capitalisme", Revue internationale n°57)

"En réalité, l'effondrement actuel du bloc de l'Est constitue une des manifestations de la décomposition générale de la société capitaliste dont l'origine se trouve... dans l'incapacité pour la bourgeoisie d'apporter sa propre réponse, la guerre généralisée, à la crise ouverte de l'économie mondiale." ("La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme", Revue internationale n°62, republié dans la Revue internationale n°107)

Et c'est en s'inspirant là encore de la méthode de la Fraction italienne, pour qui la "connaissance ne peut supporter aucun interdit non plus qu'aucun ostracisme", que le CCI avait mené cette réflexion. C'est parce que, à l'image de la Fraction, le CCI a pour préoccupation de combattre le routinisme, la paresse de la pensée, l'idée "qu'il n'y rien de nouveau sous le soleil" ou que "les positions du prolétariat sont invariantes depuis 1848" (comme le prétendent les bordiguistes) qu'il a pu élaborer cette analyse. C'est en reprenant à son compte cette volonté d'être en éveil permanent devant les faits historiques, quitte à remettre en cause des certitudes confortables et bien établies, que notre organisation avait prévu l'effondrement du bloc de l'Est et la disparition du bloc occidental qui allait suivre, de même qu'elle avait prévu le recul important subi par la classe ouvrière à partir de 1989. En fait, cette méthode de la Fraction dont le CCI se revendique, n'appartient pas en propre à cette dernière, même si elle s'est révélée particulièrement capable d la mettre en oeuvre. C'est la méthode de Marx et Engels qui n'ont jamais hésité à remettre en cause les positions qu'ils avaient adoptées auparavant dès que le commandait la réalité. C'est la méthode de Rosa Luxemburg qui a eu l'audace, devant le congrès de l'Internationale socialiste de 1896, d'appeler à l'abandon d'une des positions les plus emblématiques du mouvement ouvrier, le soutien à l'indépendance de la Pologne et, plus généralement, aux luttes de libération nationale. C'est la méthode revendiquée par Lénine lorsque, face à la stupeur et à l'opposition des Mencheviks et des "vieux Bolcheviks", il annonce qu'il est nécessaire de réécrire le programme du Parti adopté en 1903 et qu'il précise, "gris est l'arbre de la théorie, vert est l'arbre de la vie".

Cette volonté de vigilance du CCI face à tout événement nouveau ne s'applique pas seulement au domaine de la situation internationale. Elle s'adresse également à la vie interne de notre organisation. Nous n'avons, là non plus, rien inventé. Cette démarche, nous l'avons apprise de la Fraction qui ne faisait, pour sa part, que s'inspirer de l'exemple des Bolcheviks, et plus avant, de Marx et Engels, notamment au sein de l'AIT. La période qui a suivi l'effondrement du bloc de l'Est, qui représente à elle seule, comme on l'a vu, près de la moitié de la vie du CCI, a constitué une nouvelle épreuve pour notre organisation qui a dû, tout comme dans les années 80, affronter de nouvelles crises. C'est ainsi que, à partir de 1993, elle a dû engager le combat contre "l'esprit de cercle", tel que le définissait Lénine lors du combat mené au Congrès de 1903 et à sa suite, un esprit de cercle provenant des origines mêmes du CCI à partir de petits groupes où l'élément affinitaire se mêlait à la conviction politique. Cet esprit de cercle en se perpétuant, et avec la pression croissante de la décomposition, tendait de plus en plus à favoriser des comportements claniques au sein du CCI menaçant son unité, voire sa survie. Et de la même façon que les éléments les plus marqués par cet esprit, y compris nombre de membres fondateurs du parti comme Plekhanov, Axelrod, Zassoulitch, Potressov et Martov, s'étaient opposés et éloignés des Bolcheviks pour former la fraction menchevique à partir ou à la suite de ce congrès, un certain nombre de "membres éminents" du CCI (comme les appelait Lénine) n'ont pas supporté ce combat et ont fui l'organisation à ce moment-là (1995-96). Cependant, le combat contre l'esprit de cercle et le clanisme n'avait pas été mené à fond et ces éléments délétères sont revenus à la charge en 2000-2001. Les mêmes ingrédients que ceux de la crise de 1993 étaient présents dans celle de 2001, mais il faut y ajouter une usure de la conviction communiste d'un certain nombre de militants, usure aggravée par le recul prolongé de la classe ouvrière et le poids accentué de la décomposition. C'est ce qui explique que des membres de longue date du CCI, soit ont abandonné toute préoccupation politique, soit se sont transformés en des maîtres chanteurs, des voyous et même des mouchards bénévoles 13. Lorsque, peu avant sa mort en 1990, notre camarade MC soulignait l'importance du recul qu'allait subir la classe ouvrière, il disait que c'était maintenant qu'on allait voir les vrais militants, c'est-à-dire ceux qui ne perdent pas leurs convictions face aux moments difficiles. Les éléments qui, en 2001, ont démissionné ou constitué la FICCI, ont fait la preuve de cette altération des convictions. Une nouvelle fois, le CCI a mené le combat pour la défense de l'organisation avec la même détermination qui l'avait animé les fois précédentes. Et cette détermination, nous la devons notamment à l'exemple de la Fraction italienne. Au plus profond de la contre-révolution, celle-ci avait mis en avant le mot d'ordre "ne pas trahir". Pour sa part, puisque le recul de la classe ne signifiait pas le retour de la contre-révolution, le CCI avait adopté comme mot d'ordre "tenir". Certains sont allés jusqu'à trahir, mais l'ensemble de l'organisation a tenu, et s'est même renforcée grâce, notamment, à la volonté de poser avec le plus de profondeur théorique possible les questions d'organisation, comme l'avaient fait, en leur temps, Marx, Lénine et la Fraction. Les deux textes déjà publiés dans notre Revue, "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" (n°109) et "La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat" (n°111 et 112), sont un témoignage de cet effort théorique face aux questions d'organisation.

De même, le CCI a apporté une réponse très ferme à ceux qui prétendaient que les nombreuses crise traversées par notre organisation étaient la preuve de sa faillite :

"C’est parce que le CCI lutte contre toute pénétration de l’opportunisme qu’il apparaît comme ayant une vie mouvementée, faite de crises qui se répètent. C’est notamment parce qu’il a défendu sans concession ses statuts et l’esprit prolétarien qu’ils expriment qu’il a suscité la rage d’une minorité gagnée par un opportunisme débridé, c'est-à-dire un abandon total des principes, en matière d'organisation. Sur ce plan, le CCI a poursuivi le combat du mouvement ouvrier, de Lénine et du parti bolchevique en particulier, dont les détracteurs stigmatisaient les crises à répétition et les multiples combats sur le plan organisationnel. A la même époque, la vie du parti social-démocrate allemand était beaucoup moins agitée mais le calme opportuniste qui la caractérisait (altéré seulement par des "troublions" de gauche comme Rosa Luxemburg) annonçait sa trahison de 1914. Les crises du Parti bolchevique construisaient la force qui a permis la révolution de 1917." ("15e Congrès du CCI : Renforcer l'organisation face aux enjeux de la période", Revue internationale n°114)

Ainsi, la capacité du CCI à faire face à ses responsabilités tout au long de ses trente années d'existence, nous la devons en très grande partie aux apports de la Fraction italienne de la Gauche communiste. Le secret du bilan positif que nous tirons de notre activité au cours de cette période, c'est dans notre fidélité aux enseignements de la Fraction et, plus généralement, à la méthode et à l'esprit du marxisme qu'elle s'était pleinement appropriés 14.

La Fraction s’est trouvée prise au dépourvu et désarmée face à l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale. C’est parce que sa majorité, derrière Vercesi, avait à ce moment-là abandonné les principes qui avaient fait sa force auparavant, notamment face à la guerre d’Espagne. Au contraire, c’est en s’appuyant sur ces principes que le petit noyau de Marseille a pu reconstituer la Fraction au cours de la guerre, poursuivant un travail politique et de réflexion exemplaire. Mais à son tour, la Fraction «maintenue» a abandonné ses principes fondamentaux à la fin de de la guerre, en décidant majoritairement de se dissoudre et de rejoindre individuellement le Partito Comunista Internazionalista qui s’était formé en 1945. C’est alors à la Gauche communiste de France qu’il est revenu de reprendre à son compte les acquis fondamentaux de la Fraction, de poursuivre leur élaboration préparant ainsi le cadre politique qui allait permettre au CCI de se constituer, d’exister et de progresser. En ce sens, pour nous, l'évocation des trente ans de notre organisation devait se concevoir comme un hommage au travail remarquable effectué par ce petit groupe de militants exilés qui ont fait vivre la flamme de la pensée communiste dans la plus noire période de l'histoire. Un travail qui, s'il est grandement méconnu aujourd'hui et largement ignoré par ceux qui pourtant se réclament de la Gauche italienne, s'avérera de plus en plus comme déterminant pour la victoire finale du prolétariat.

Une nouvelle génération de combattants communistes

Grâce notamment aux enseignements que nous ont légués la Fraction et la GCF, transmis et élaborés infatigablement par notre camarade MC jusqu'à sa mort, le CCI est aujourd'hui en ordre de marche pour accueillir dans ses rangs une nouvelle génération de révolutionnaires qui s'approche de notre organisation et que la tendance à la reprise des combats de classe depuis 2003 va renforcer en nombre et en enthousiasme. Notre dernier congrès international le constatait : on assiste à l'heure actuelle à une augmentation sensible du nombre de nos contacts et des nouvelles adhésions. " Et ce qui est remarquable, c'est qu'un nombre significatif de ces adhésions est le fait d'éléments jeunes, qui n'ont pas eu à subir et à surmonter les déformations provoquées par le militantisme dans les organisations gauchistes. Des éléments jeunes dont le dynamisme et l'enthousiasme remplace au centuple les "forces militantes" fatiguées et usées qui nous ont quittés." ("16e Congrès du CCI - Se préparer aux combats de classe et au surgissement de nouvelles forces révolutionnaires", Revue internationale n°122)

Trente ans, c'est pour l'espèce humaine l'âge moyen d'une génération. Ce sont des éléments qui pourraient être les enfants (et quelquefois sont les enfants) des militants qui ont fondé le CCI qui s'approchent de nous aujourd'hui ou nous ont d'ores et déjà rejoints.

Ce que nous disions dans le Rapport sur la situation internationale présenté au 8e congrès du CCI est en train de se concrétiser :

"Il fallait que les générations qui avaient été marquées par la contre-révolution des années 30 à 60 cèdent la place à celles qui ne l'avaient pas connue, pour que le prolétariat mondial trouve la force de surmonter celle-ci. D'une façon similaire (bien qu'il faille modérer une telle comparaison en soulignant qu'entre la génération de 68 et les précédentes il y avait une rupture historique, alors qu'entre les générations qui ont suivi, il y a continuité), la génération qui fera la révolution ne pourra être celle qui a accompli la tâche historique essentielle d'avoir ouvert au prolétariat mondial une nouvelle perspective après la plus profonde contre-révolution de son histoire."

Et ce qui vaut pour la classe ouvrière vaut aussi pour sa minorité révolutionnaire. Cependant, la plupart des "vieux" sont toujours là, même si leurs cheveux sont devenus gris (quand il leur en reste !). La génération qui a fondé le CCI en 1975 est prête à transmettre aux "jeunes" les enseignements qu'elle a reçus de ses aînés, et aussi les enseignements qu'elle a acquis au cours de ces trente années, pour que le CCI se rende de plus en plus capable d'apporter sa contribution à la formation du futur parti de la révolution communiste.

Fabienne

1 En particulier, c'est la seule organisation qui publie de façon significative en langue anglaise (une dizaine de numéros par an).

2 Il vaut la peine de signaler que les camarades de Montréal qui publient Notes Internationalistes avaient d'abord contacté le CCI qui les avait encouragés à prendre contact avec le BIPR. Finalement, c'est vers cette organisation que s'étaient tournés ces camarades. De même, lors d'une rencontre avec nous, un camarade de la CWO, la branche britannique du BIPR, nous avait dit très franchement que les seuls contacts de cette organisation en Grande-Bretagne étaient ceux du CCI qui les avait encouragés à prendre contact avec les autres organisations de la Gauche communiste.

3 Voir par exemple à ce propos la lettre que nous avions adressée aux groupes de la Gauche communiste le 24 mars 2003 publiée dans l'article "Propositions du CCI aux groupes révolutionnaires pour une intervention commune face à la guerre" dans la Revue internationale n°113.

4 C'est ainsi que nous écrivions dans la Revue internationale n°33 ("Rapport sur la structure et le fonctionnement des organisations révolutionnaires") :

"Dans le milieu politique prolétarien, nous avons toujours défendu cette position [si l'organisation fait fausse route, la responsabilité des membres qui estiment défendre une position correcte n'est pas de se sauver eux-mêmes dans leur coin, mais de mener une lutte au sein de l'organisation afin de contribuer à "la remettre dans le doit chemin"]. Ce fut le cas notamment lors de scission de la section d'Aberdeen de la "Communist Worker's Organisation" et de la scission du Nucleo Comunista Internazionalista d'avec Programme Communiste. Nous avions alors critiqué le caractère hâtif des scissions basées sur des divergences apparemment non fondamentales et qui n'avaient pas eu l'occasion d'être clarifiées par un débat interne approfondi. En règle générale, le CCI est opposé aux "scissions" sans principes basées sur des divergences secondaires (même lorsque les militants concernés posent ensuite leur candidature au CCI, comme ce fut le cas d'Aberdeen)."

5 "Pour la victoire définitive des propositions énoncées dans le Manifeste, Marx s'en remettait uniquement au développement intellectuel de la classe ouvrière, qui devait résulter de l'action et de la discussion communes." (Engels, préface à l'édition allemande de 1890 du Manifeste Communiste qui reprend presque mot pour mot ce qui est dit dans sa préface de l'édition anglaise de 1888)

6 C'est ainsi que Marx et Engels ont dû combattre au sein de la Ligue des communistes en 1850 contre la tendance Willich-Schapper qui, malgré la défaite subie par la révolution de 1848, voulait "la révolution tout de suite" : "Nous, nous disons aux ouvriers : 'Vous avez à traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles et de luttes entre les peuples, non seulement pour changer les conditions existantes, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes à la direction politique'. Vous, au contraire, vous dites : 'Il nous faut immédiatement arriver au pouvoir, ou bien nous n'avons plus qu'à aller nous coucher'". (Intervention de Marx à la réunion du Conseil général de la Ligue du 15/09/1850)

7 "Les cadres pour les nouveaux partis du prolétariat ne peuvent sortir que de la connaissance profonde des cause des défaites. Et cette connaissance ne peut supporter aucun interdit non plus qu'aucun ostracisme." (Bilan n°1, novembre 1933)

8 Notre article consacré aux 20 ans du CCI rend compte plus en détail de notre intervention dans les luttes ouvrières de cette période.

9 Voir à ce propos "Grèves de masse en Pologne 1980 : une nouvelle brèche s'est ouverte", "La dimension internationale des luttes ouvrières en Pologne", "A la lumière des événements de Pologne, le rôle des révolutionnaires", "Perspectives de la lutte de classe internationale : une brèche ouverte en Pologne", "Un an de luttes ouvrières en Pologne", "Notes sur la grève de masse", "Après la répression en Pologne" dans la Revue internationale n°23, 24, 26, 27 et 29.

10 "Europe de l’Est : Crise économique et armes de la bourgeoisie contre le prolétariat", Revue internationale n°34

11 Voir à ce sujet dans la Revue internationale n°60 les "Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est" ainsi que ce que nous avons écrit à leur propos dans l'article "Les 20 ans du CCI" dans la Revue n°80.

12 "Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est", op.cit.

13 Sur la crise du CCI de 2001 et les comportements de la prétendue "fraction interne du CCI" (FICCI), voir en particulier "15e Congrès du CCI : Renforcer l'organisation face aux enjeux de la période", Revue internationale n°114.

14 En ce sens, la cause du bilan bien moins positif que peuvent tirer de leur propre activité les autres organisations qui se réclament aussi de la Gauche italienne tient au fait que leur revendication de l'héritage de celle-ci est essentiellement platonique.

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [286]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [13]

Le seul avenir, c'est le communisme

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Nous entamons, avec cet article, le troisième volume de notre série sur le communisme entreprise il y a presque 15 ans. Le deuxième volume de la série se terminait (dans la Revue internationale n°111) sur l'épuisement de la vague révolutionnaire internationale qui avait ébranlé le capitalisme mondial jusque dans ses fondations et, plus particulièrement, par une description audacieuse de la culture communiste du futur, esquissée par Trotsky dans ses travaux de 1924, Littérature et révolution. La clarification de ses buts généraux constitue un élément constant de la lutte du mouvement prolétarien. Au cours de cette série, nous avons cherché à apporter notre part dans cette lutte, non seulement en racontant à nouveau son histoire - et c'est déjà très important étant donné la terrible distorsion à laquelle l'idéologie dominante soumet l'histoire réelle du prolétariat - mais aussi en cherchant à explorer des domaines nouveaux et depuis longtemps négligés, à développer une compréhension plus profonde de l'ensemble du projet communiste. Dans les prochains articles, nous poursuivrons donc selon la ligne chronologique qu'a suivie la série jusqu'ici, en étudiant en particulier les contributions sur les problèmes de la période de transition qu'ont faites les fractions communistes de gauche pendant la période de contre-révolution qui a suivi cette défaite historique de la classe ouvrière. Mais, avant de démarrer tout de suite sur ces questions qui concernent les nouvelles élaborations théoriques dans le mouvement ouvrier sur les problèmes du communisme et de la période de transition à la lumière de la première expérience de prise du pouvoir par le prolétariat révolutionnaire, nous pensons qu'il est utile et nécessaire de clarifier les buts et la méthode de la série. D'une part, en revenant une fois de plus au début : à la fois au début de la série et au début du marxisme lui-même. D'autre part, en récapitulant les principaux arguments développés dans les deux premiers volumes de la série qui rendent compte des apports et de la clarification qui ont eu lieu sur le contenu du communisme avec le développement de l'expérience historique du prolétariat. Cela nous fournira ainsi un solide point de départ pour examiner les questions que les révolutionnaires des années 1930 et 1940 ont posées afin de poursuivre sur les conditions de la révolution prolétarienne à notre époque.

Dans ce n°123 de la Revue, nous examinerons en détail un texte fondamental du jeune Marx : la lettre à Arnold Ruge 1 de septembre 1843, un texte souvent cité mais rarement analysé en profondeur. Il y a plus d'une raison pour revenir sur la lettre à Ruge. Pour Marx comme pour la vision marxiste, il ne s’agit pas de simplement lutter pour une nouvelle forme d’économie qui remplacerait le capitalisme lorsque celui-ci atteint ses limites historiques. Il ne s’agit pas non plus de militer pour la simple émancipation de la classe ouvrière. Comme l’a dit Engels plus tard, il s’agit pour l’ensemble de l’espèce humaine de "passer du règne de la nécessité au règne de la liberté", de libérer la totalité des potentialités que l’homme porte en lui-même et qui se sont trouvées contenues, bridées, voire opprimées depuis la préhistoire d’abord du fait du faible développement des forces productives et de la civilisation ensuite de par l'existence de la société de classes. La lettre à Ruge nous ouvre une voie dans cette problématique, en insistant sur le fait que nous sommes à la veille d'un réveil général de l'espèce humaine. Et nous pourrions même aller plus loin : comme Marx devait le défendre dans Les Manuscrits économiques et philosophiques, dits Manuscrits de 1844, la résurrection de l'homme est en même temps la résurrection de la nature ; si l'homme devient conscient de lui-même à travers le prolétariat, alors la nature devient consciente d'elle-même à travers l'homme. Il est certain que ce sont des questions qui nous mènent à chercher à comprendre quelles sont les aspirations les plus profondes de l'être humain.

Les grandes lignes des réponses ne sont pas l'invention d'un brillant penseur individuel, Marx, mais la synthèse théorique des possibilités réelles présentes dans l'histoire. La lettre à Ruge illustre très bien le processus d'évolution de Marx du milieu philosophique au mouvement communiste. Nous avons déjà traité de cette question dans le deuxième article de la série ("Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme", dans la Revue internationale n°69) dans lequel nous avons montré que la trajectoire politique de Marx constitue elle-même une illustration de la position adoptée dans Le Manifeste communiste : la vision des communistes n'est pas l'invention d'idéologues individuels mais l'expression théorique d'un mouvement vivant, le mouvement du prolétariat. Nous avons montré en particulier comment l'implication de Marx dans les associations ouvrières à Paris en 1844 a joué un rôle décisif pour gagner celui-ci à un mouvement communiste qui l'avait précédé et était né indépendamment de lui. L'étude de la lettre à Ruge et d'autres travaux de Marx avant son arrivée à Paris montre clairement qu'il ne s'agissait pas d'une "conversion" soudaine mais du point culminant d'un processus qui était déjà en développement. Mais cela ne change pas la thèse de base. Marx n'était pas un philosophe solitaire qui concoctait des recettes pour l'avenir dans la sécurité de sa cuisine ou de sa bibliothèque. Il a évolué vers le communisme sous l'attraction d'une classe révolutionnaire qui a su s'approprier et intégrer l'ensemble des talents indubitables de Marx comme penseur dans la lutte pour un monde nouveau. Et la lettre à Ruge, comme nous le verrons, constitue déjà le début d'une expression claire de cette réalité biographique à travers une démarche théorique cohérente sur la question de la conscience.

De la critique de l'aliénation au matérialisme historique

En septembre 1843, Marx a passé une période de "vacances" pendant plusieurs mois à Kreuznach, en partie du fait de la lourde censure prussienne qui l'avait privé de la responsabilité de publier Die Rheinische Zeitung (La Gazette rhénane). Le journal avait été fermé après avoir publié un certain nombre d'articles "subversifs" dont l'article de Marx sur les souffrances des vignerons de Moselle. Marx utilisa la liberté qui lui était de ce fait accordée pour réfléchir et écrire. Il traversait une période cruciale de son évolution, celle de la transition entre un point de vue démocrate radical et une position explicitement communiste qu'il allait déclarer l'année suivante à Paris.

On a beaucoup écrit sur le "jeune Marx", en particulier sur ses travaux des années 1843-44. Certains des documents les plus importants de cette période n'ont été connus que bien après sa mort : les Manuscrits de 1844 notamment, qu'il écrivit à Paris, ne furent publiés qu'en 1932.

De ce fait, beaucoup des premiers travaux de Marx n'étaient pas connus des marxistes eux-mêmes pendant une longue période du mouvement ouvrier - y compris toute la période de la 2e Internationale et de la formation de la 3e. Certaines explorations des plus audacieuses contenues dans les Manuscrits de 1844 - des éléments-clés concernant le concept d'aliénation ainsi que le contenu de l'expérience humaine dans une société qui a dépassé l'aliénation - n'ont pu être intégrés dans l'évolution de la pensée marxiste pendant toute cette période.

Ceci a donné lieu à un certain nombre d'interprétations idéologiques avec diverses gradations qui oscillent généralement entre deux pôles. Un pôle est personnifié par ce porte-parole de la forme la plus sénile de l'intellectualisme stalinien, Louis Althusser, pour qui les premiers écrits de Marx peuvent être relégués à la catégorie de l'humanisme sentimental et de l'inconscience de la jeunesse. Et c'est par "sagesse" qu'ils auraient été mis plus tard au rancart par un Marx scientifique mettant l'accent sur l'importance centrale des lois objectives de l'économie. Ce qui, si on parvient à passer du sublime charabia de la théorie althussérienne à son application bien plus compréhensible dans le monde de la politique, revient à se diriger non vers la fin de l'aliénation mais vers le programme bien plus réalisable du capitalisme d'Etat de la bureaucratie stalinienne. L'autre pôle en est l'image miroir, celle d'un Marx stalinien pragmatique : c'est l'idéologie qu'embrasse toute une congrégation de catholiques, d'existentialistes et autres philosophes qui, eux aussi, voient une continuité entre les derniers travaux de Marx et les plans quinquennaux en URSS, mais qui nous chuchotent qu'il existe un autre Marx, un Marx jeune, romantique et idéaliste, un Marx qui offre une alternative à l'appauvrissement spirituel que subit l'Occident matérialiste. Entre ces deux pôles existent toutes sortes de théoriciens, – dont certains sont proches de l'Ecole de Francfort 2 et des travaux de Lucio Colletti 3, tandis que d'autres sont partiellement influencés par certains aspects du communisme de gauche (par exemple, la publication Aufheben en Grande-Bretagne) - qui ont utilisé le fait que la 2e Internationale s'appuyait sur Engels plutôt que sur les premiers écrits philosophiques de Marx pour creuser un fossé infranchissable, pas tant entre le jeune et le vieux Marx qu’entre Marx et Engels ou entre Marx et les 2e et 3e Internationales. Dans les deux cas, les méchants de la pièce trahiraient la pensée de Marx par une distorsion mécaniste et positiviste.

Ces mauvaises recettes sont saupoudrées de quelques vérités. Il est vrai que la période de la 2e Internationale en particulier a vu le mouvement ouvrier devenir de plus en plus vulnérable à la pénétration de l'idéologie dominante, et c'était le cas autant sur le plan de la théorie générale (en philosophie, sur le problème du progrès historique, sur les origines de la conscience de classe) qu'au niveau de la pratique politique (comme sur la question parlementaire, sur le programme minimum et le programme maximum, etc.). Il est aussi possible que la non connaissance des premiers écrits de Marx ait accentué cette vulnérabilité, parfois par rapport aux problèmes les plus fondamentaux. Engels, entre autres, n'a jamais nié que Marx était le plus profond penseur des deux et, par endroits, le travail théorique d'Engels aurait certainement pu être plus approfondi s'il avait pleinement assimilé certaines questions que Marx pose avec insistance dans ses premiers travaux. Mais ce qui fait défaut à toutes ces démarches qui établissent des oppositions, c'est le sens de la continuité dans la pensée de Marx et de la continuité du courant révolutionnaire qui, avec toutes ses faiblesses et ses déficiences, s'est approprié la méthode marxiste pour faire avancer la cause du communisme. Dans de précédents articles de cette série, nous avons combattu l'idée qu'il existait un fossé infranchissable entre la 2e Internationale et le marxisme authentique, avant ou après celle-ci (voir la Revue internationale n°84, "La social-démocratie fait avancer la cause du communisme") ; nous avons également répondu à la tentative d'opposer Marx à Engels sur le plan philosophique (voir "La transformation des rapports sociaux" dans la Revue internationale n°85 qui rejette l'idée avancée par Schmidt - et Colletti - selon laquelle le concept de dialectique de la nature n'existerait pas chez Marx). Et, avec Bordiga, nous insistions sur la continuité qui existe fondamentalement entre Marx des Manuscrits de 1844 et Marx auteur du Capital qui n'a pas abandonné son point de vue de départ mais cherche à lui donner un fondement solide et une base plus scientifique, avant tout en développant la théorie du matérialisme historique et une étude plus profonde de l'économie politique du capitalisme (voir la Revue internationale n°75, "Le Capital et les principes du communisme").

Un coup d’œil aux travaux de Marx dans sa phase immédiatement "pré-communiste" de 1843 confirme pleinement cette façon d'aborder le problème. Durant la période précédente, Marx s'était trouvé de plus en plus confronté aux idées communistes. Par exemple, lorsqu'il publiait encore Die Rheinische Zeitung, il avait assisté dans les bureaux du journal de Cologne aux réunions d'un cercle de discussion, animé par Moses Hess 4 qui s'était déjà déclaré en faveur du communisme. Il est certain que Marx ne s'est jamais engagé envers une cause à la légère. De même qu'il avait longuement réfléchi avant de devenir un disciple de Hegel, de même il refusa d'adopter les théories communistes de façon superficielle et pensait que beaucoup des formes existantes de communisme étaient grossières et peu développées - se présentant comme des abstractions dogmatiques, comme il l'écrit dans sa lettre de septembre 1843 à Ruge. Dans une précédente lettre à Ruge (novembre 1842), il écrivait : "(…) je tenais pour déplacée, que dis-je, pour immorale, l'introduction subreptice de dogmes communistes et socialistes, donc d'une nouvelle conception de la vie, dans des compte-rendus de théâtre, etc., qui n'ont rien à voir avec elle, et que je désirais une discussion toute différente et plus approfondie du communisme, si ce sujet devait venir en discussion."

Le dépassement de la séparation entre l'individu et la communauté

Mais un examen rapide des textes qu'il a écrits pendant cette période montre que son évolution vers le communisme avait déjà commencé. Si on prend le principal texte qu'il a écrit pendant son séjour à Kreuznach, la Critique de la philosophie du droit de Hegel, un texte long et incomplet, difficile à lire, il montre que Marx bataille avec la critique de Hegel que fait Feuerbach. Marx était particulièrement influencé par la critique pertinente avancée par Feurerbach aux spéculations idéalistes de Hegel. Feuerbach mettait en évidence que c'est l'existence qui produit la conscience et non l'inverse. Cette méthode alimente la critique de l'Etat, considéré par Hegel comme l'incarnation de l'Idée et non comme le reflet des réalités les plus terrestres de la vie humaine. Les prémisses d'une critique fondamentale de l'Etat en tant que tel étaient déjà établies. Dans la Critique de 1843, Marx considérait déjà l'Etat - y compris l'Etat moderne avec ses députés - comme une expression de l'aliénation de la société humaine. Et bien que Marx comptât encore à l'époque sur l'avènement du suffrage universel et d'une république démocratique, il regardait dès le départ au-delà de l'idéal d'un régime politique libéral ; en effet, dans les formulations encore hybrides de la Critique, Marx défend l'idée que le suffrage universel ou plutôt la démocratie radicale annoncent le dépassement de l'Etat et de la société civile (c'est-à-dire bourgeoise). "Dans l'Etat politique abstrait, la réforme du droit de vote est une dissolution de l'Etat, mais de même la dissolution de la société civile."

De façon embryonnaire se dessine déjà le but qui a animé le mouvement marxiste dans toute son histoire : le dépérissement de l'Etat.

Dans le texte La question juive aussi, rédigé vers la fin 1843, Marx regarde au-delà de la lutte pour l'abolition des entraves féodales - il s'agissait, dans ce cas, des restrictions des droits civils des Juifs dont Marx considérait l'abolition comme un pas en avant, contrairement aux sophismes de Bruno Bauer. Marx montre les limites inhérentes à la notion même de droits civils qui ne signifient rien d'autre que les droits du citoyen atomisé dans une société d'individus en concurrence. Pour Marx, l'émancipation politique - en d'autres termes les buts que se donne la révolution bourgeoise qui était encore à accomplir dans une Allemagne arriérée - ne devait pas être confondue avec une émancipation sociale authentique qui permettrait à l'humanité de s'affranchir de la domination de pouvoirs politiques étrangers ainsi que de la tyrannie de l'échange. Cela impliquait le dépassement de la séparation entre l'individu et la communauté. Il n'utilise pas le terme de communisme, mais les implications de son point de vue sont déjà évidentes (voir "Marx et la question juive" dans la Revue internationale n°114).

Pour finir, dans son Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, un texte plus court mais bien plus centré (rédigé fin 1843 ou début 1844), les pas qu'accomplit Marx sont énormes - et cela prendrait un article à lui seul pour leur rendre justice. Pour les résumer aussi brièvement que possible, ils comportent deux volets : d'abord, Marx y développe sa fameuse critique de la religion qui va déjà bien au-delà des critiques rationalistes bourgeoises des Lumières et établit que la puissance de la religion provient de l'existence d'un ordre social qui doit nier les besoins humains ; ensuite, pour la première fois, le prolétariat y est identifié comme l'agent de la révolution sociale : "(…) une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, (…) une sphère (…) qui ne puisse s'émanciper, sans s'émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l'homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l'homme."

L'émancipation du prolétariat est indissociable de l'émancipation de toute l'humanité : la classe ouvrière ne se libère pas seule de l'exploitation ; elle ne s'établit pas éternellement comme classe dominante ; elle agit en tant que porteur et expression de tous les opprimés ; de même, elle ne se contente pas de se débarrasser et de débarrasser l'humanité du capitalisme, mais elle doit permettre à l'humanité de surmonter le cauchemar que font peser sur elle toutes les formes d'exploitation et d'oppression qui ont existé auparavant.

Le prolétariat, agent du changement révolutionnaire

Il faut ajouter que ces deux derniers textes ainsi que la série de "Lettres à Ruge" ont été publiés dans l'unique édition des Deutsche-Französische Jahrbücher (Les Annales franco-allemandes) en février 1844. Ce journal était le fruit de la collaboration de Marx avec Ruge, Engels et d'autres 5. Marx avait mis beaucoup d'espoirs dans cette entreprise dont il espérait qu'elle pourrait remplacer les Deutsche Jahrbücher (Annales allemandes), interdites, de Ruge et permettre de développer des liens étroits entre révolutionnaires français et allemands ; en fin de compte, aucun collaborateur français ne répondit à ses espoirs et toutes les contributions vinrent des Allemands. Il est très intéressant de noter qu'en août-septembre 1843, Marx avait rédigé un court projet de programme pour l'orientation de cette publication :

"Les articles de nos Annales seront écrites par des Allemands ou des Français et traiteront :

1) des hommes et des systèmes qui ont acquis une influence, utile ou dangereuse, et des questions politiques d'actualité, qu'elles concernent les constitutions, l'économie politique ou les institutions publiques et morales.

2) Nous publierons une revue de presse qui, par certains aspects, sera une critique féroce de la servilité et de la bassesse que montrent certaines publications, et qui attirera l'attention sur les efforts valables manifestés par d'autres au nom de l'humanité et de la liberté.

3) Nous inclurons une revue de la littérature et des publications de l'ancien régime en Allemagne qui décline et se détruit lui-même et, pour finir, une revue des livres des deux nations qui marquent le commencement et la poursuite de l'ère nouvelle dans laquelle nous entrons."

De ce document, nous pouvons souligner deux aspects. Le premier, c'est que déjà à cette époque, la préoccupation de Marx était militante ; rédiger un projet de programme pour une publication, même bref et général, c'est considérer cette publication comme l'expression d'une action organisée. Cette dimension de la vie de Marx - l'engagement dans une cause et la nécessité de construire une organisation de révolutionnaires - constitue une marque fondamentale de l'influence du prolétariat sur Marx "l'homme et le combattant" - pour utiliser le titre de la biographie de Marx par Nicolaïevski écrite en 1936.

Le deuxième, c'est que lorsque Marx parle d'une "ère nouvelle", il faut garder à l'esprit le fait que, tandis qu'en Allemagne et dans une grande partie de l'Europe, l'ère nouvelle signifiait le renversement du féodalisme et la victoire de la bourgeoisie démocratique, l'engagement de Marx et Engels envers le communisme au départ comportait une forte tendance à combiner la révolution bourgeoise avec la révolution prolétarienne et qu'ils pensaient que cette dernière viendrait rapidement après la première. C'est clair dans le fait que Marx voit le prolétariat comme l'agent du changement révolutionnaire même dans l'Allemagne arriérée et c'est encore plus clair dans la démarche du Manifeste communiste comme dans la théorie de la révolution permanente élaborée dans le sillage des soulèvements de 1848. Si on applique cette vision aux travaux de Marx en 1843 et 1844, on doit déduire que lorsqu'il prévoyait une "ère nouvelle", Marx fixait moins son regard sur une lutte purement transitoire vers une république bourgeoise et bien plus sur la lutte qui devait s'ensuivre pour une société réellement humaine libérée de l'égoïsme et de l'exploitation capitalistes. Ce qui a animé Marx pendant toute sa vie, c'est avant tout la conviction qu'une telle société était possible. Il devait plus tard reconnaître avec plus de lucidité que la lutte immédiate pour un tel monde n'était pas encore à l'ordre du jour de l'histoire et que l'humanité devait encore passer par le calvaire du capitalisme pour que les bases matérielles de la nouvelle société soient établies. Il n'a cependant jamais dévié de son inspiration initiale.

Le marxisme n'est pas un système clos

Cela n'a donc pas de sens d'établir une distinction rigide entre le jeune et le vieux Marx. Les textes de 1843-44 constituent tous des étapes décisives vers une vision communiste pleinement développée du monde, avant même qu'il se soit lui-même consciemment ou explicitement défini comme communiste. De plus, la rapidité de l'évolution de Marx pendant cette période est tout à fait remarquable. Après avoir produit les textes déjà mentionnés, il déménagea à Paris. Pendant l'été 1844, manifestement influencé par son implication directe dans les associations ouvrières communistes de cette ville, Marx a rédigé les Manuscrits économiques et philosophiques (Manuscrits de 1844) dans lesquels il prit parti pour le communisme ; fin août, il rencontre Engels qui contribua à une compréhension bien plus directe du fonctionnement du système capitaliste. Leur collaboration eut un effet dynamisant sur le travail de Marx et, en 1845, avec les "Thèses sur Feuerbach" et L'idéologie allemande, il était capable de présenter l'essence de la théorie matérialiste de l'histoire. Et comme le marxisme, contrairement à ce que ses détracteurs prétendent, n'est pas un système clos, ce processus en évolution et en auto-développement devait continuer jusqu'à la fin de la vie de Marx (voir par exemple l'article de cette série sur "Marx de la maturité" dans la Revue internationale n°81 qui rapporte comment Marx s'est mis à apprendre le russe afin de traiter de la question russe sur laquelle il a apporté des réponses incomprises de certains de ses "disciples" les plus rigides).

C'est à la lumière de ce que nous venons de dire qu'il faut lire la lettre de septembre 1843 que nous reproduisons entièrement ci-dessous. Ce n'est pas par hasard si toute la série de lettres a été publiée dans les Deutsche-Französische Jahrbücher ; à l'époque elles étaient déjà considérées comme une contribution à l'élaboration d'un nouveau programme ou, au moins, d'une nouvelle méthode politique ; la dernière lettre est la plus "programmatique" de toutes. Au cours des lettres, on peut suivre comment Marx décide de quitter l'Allemagne où ses perspectives sont de plus en plus précaires à la fois à cause de désaccords familiaux et de tracasseries de la part des autorités. Dans la lettre de septembre, Marx confesse qu'il est de plus en plus difficile de respirer en Allemagne et pense aller en France - le pays des révolutions où la pensée socialiste et communiste se développait à profusion dans toutes sortes de directions. Ruge, ancien éditeur des Deutsche Jahrbücher interdites, était volontaire pour participer à la création d'Annales franco-allemandes - même si leurs points de vue allaient diverger lorsque Marx adopta un point de vue explicitement communiste. Ruge avait fait part auparavant à Marx de son sentiment de découragement à la suite de son expérience avec la censure allemande et à cause de l'atmosphère philistine qui prévalait en Allemagne. Aussi, l'avant-dernière lettre de Marx à Ruge (écrite à Cologne en mai 1843) est-elle dédiée en partie à l'état d'esprit de Ruge et nous donne une bonne vision de l'optimisme de Marx à l'époque : "Nous devons pour notre part mettre le vieux monde en pleine lumière et travailler positivement à la formation du nouveau. Plus les événements propres à l'humanité pensante nous laisseront du temps pour réfléchir et ceux propres à l'humanité souffrante le temps pour nous rassembler, plus achevé sera le produit qui fera son apparition dans le monde et que notre époque porte présentement en son sein".

La lutte contre le dogmatisme

Quand Marx écrit la lettre de septembre, le moral de Ruge est remonté. Marx esquisse avec enthousiasme la démarche politique qui doit sous-tendre l'entreprise qu'ils proposent. Pour commencer, il insiste pour éviter les démarches dogmatiques. Il faut se rappeler que c'était l'âge d'or du socialisme utopique dont les diverses variantes se basaient, presque toutes, sur des spéculations abstraites concernant la façon de gérer une société nouvelle et plus équitable, et avaient peu de rapport, sinon aucun, avec les luttes concrètes qui se déroulaient dans le monde alentour. Dans bien des cas, les utopistes manifestaient un mépris dédaigneux à la fois pour les revendications de l'opposition démocratique au féodalisme et pour les revendications économiques immédiates de la classe ouvrière naissante ; et pour faire aboutir le nouvel ordre social, ils parvenaient rarement à avoir d' autre projet que celui de mendier auprès de riches philanthropes bourgeois. C'est pourquoi Marx rejette la plupart des types de socialisme qui lui sont contemporains en les considérant comme des formes dogmatiques qui affrontent le monde avec des schémas pré-établis et qui jugent indignes de leur attention les luttes politiques concrètes. En même temps, Marx montre clairement qu'il connaît les différentes tendances du mouvement communiste et qu'il considère certaines d'entre elles - il mentionne Proudhon et Fourier 6 - dignes d' attention. Mais la clé de sa vision reste la conviction qu'un monde nouveau ne peut venir du ciel mais sera le résultat des luttes qui se déroulent dans le monde. D'où le fameux passage : "Rien ne nous empêche donc de prendre pour point d'application de notre critique la critique de la politique, la prise de position en politique, c'est-à-dire les luttes réelles, de l'identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les principes que le monde a lui-même développés en son sein. Nous ne lui disons pas : laisse là tes combats, ce sont des fadaises ; nous allons te crier le vrai mot d'ordre du combat. Nous lui montrons simplement pourquoi il combat exactement, et la conscience de lui-même est une chose qu'il devra acquérir, qu'il le veuille ou non".

Au fond, comme Lukacs le souligne dans son texte de 1920, "La conscience de classe", c'est déjà une analyse matérialiste : il ne s'agit pas d'apporter la conscience à quelque chose d'inconscient - l'essence de l'idéalisme - mais de rendre conscient un processus qui évolue déjà dans cette direction, un processus conduit par une nécessité matérielle qui contient aussi la nécessité de devenir conscient de lui-même.

Il est vrai que Marx parle en grande partie de la lutte pour l'émancipation politique - pour l'achèvement de la révolution bourgeoise, avant tout en Allemagne. L'insistance qu'il porte sur la critique de la religion, sur la nécessité d'intervenir dans les questions politiques du moment, concernant par exemple la différence entre le système des grands propriétaires et celui du gouvernement de représentants, le confirme, tout comme l'idée selon laquelle il est possible que ces activités critiques "intéressent pratiquement un grand parti" - c'est-à-dire influencent la bourgeoisie libérale. Mais n'oublions pas que Marx était à la veille de concevoir le prolétariat comme l'agent de la transformation sociale, conclusion qui devait vite être appliquée à l'Allemagne féodale et aux pays plus développés d'un point de vue capitaliste. De ce fait, la méthode peut aussi être appliquée - et en fait l'est plus spécifiquement - à la lutte prolétarienne pour des revendications immédiates, qu'elles soient économiques ou politiques. Ceci constitue en fait un profonde anticipation de la lutte contre une vision sectaire du socialisme que Bakounine allait incarner plus tard ; on peut aussi faire le lien avec la formulation de L'idéologie allemande qui définit le communisme comme "le mouvement réel qui abolit l'état de choses existant", qui situe la conscience révolutionnaire dans l'existence d'une classe révolutionnaire et qui définit explicitement la conscience communiste comme une émanation historique du prolétariat exploité. La continuité avec les "Thèses sur Feuerbach" - où il est dit que les éducateurs doivent aussi être éduqués - est aussi évidente. L'ensemble de ces travaux apporte un avertissement de première heure à tous ceux qui plus tard allaient se considérer comme les "sauveurs" du prolétariat - tous ceux qui voient la conscience socialiste apportée aux humbles ouvriers d'en bas depuis un lieu exalté en haut.

Le communisme en continuité de toute l'histoire de l'humanité

Les derniers paragraphes résument la démarche de Marx vis-à-vis de l'intervention politique, mais nous emmènent aussi vers une réflexion plus profonde :

"Il nous faut donc prendre pour devise : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l'analyse de la conscience mythifiée et obscure à elle-même, qu'elle apparaisse sous une forme religieuse ou politique. Il sera avéré alors que le monde possède une chose d'abord et depuis longtemps en rêve et que pour la posséder réellement, seule lui manque la conscience claire. Il sera avéré qu'il ne s'agit pas d'une solution de continuité profonde entre le présent et le passé, mais de la réalisation des idées du passé. Il sera avéré enfin que l'Humanité ne commence pas un travail nouveau, mais qu'elle parachève consciemment son travail ancien.

Nous pouvons donc résumer d'un mot la tendance de notre journal : prise de conscience, clarification opérée par le temps présent sur ses propres luttes et ses propres aspirations. C'est là un travail et pour le monde et pour nous. Il ne peut être que l’œuvre de beaucoup de forces réunies. Il s'agit de se confesser, rien de plus. Pour se faire remettre ses péchés, l'Humanité n'a besoin que de les appeler enfin par leur nom".


Dans le très grand roman de George Eliot, dans la vie sociale anglaise du milieu du 19e siècle, Middlemarch, il y a un personnage qui s'appelle Casaubon, rat de bibliothèque érudit, homme d'église indépendant qui dédie sa vie à écrire un travail monumental et qui se veut définitif intitulé The Key of All Mythologies (La clé de toutes les mythologies).

Ce travail ne sera jamais achevé et exprime symboliquement le divorce entre la vie humaine réelle et les passions. Mais nous pouvons aussi considérer cette histoire comme celle de l'érudition bourgeoise en général. Dans sa phase d'ascendance, la bourgeoisie a développé le goût des questions universelles et la recherche de réponses universelles mais, dans sa phase de décadence, elle a de plus en plus abandonné cette recherche qui menait à la conclusion inconfortable selon laquelle, en tant que classe, elle était destinée à disparaître. L'échec de Casaubon est une anticipation de l'impasse intellectuelle de la pensée bourgeoise.

Marx, au contraire, en quelques brèves remarques, nous offre les débuts d'une démarche qui donne vraiment la clé de toutes les mythologies ; car de la même manière que, dans sa lettre de septembre, Marx écrit que la religion est l’abrégé des combats théoriques de l’humanité, nous pouvons dire que la mythologie est l’abrégé de la vie psychique de l’humanité depuis ses origines, de ses limites comme de ses aspirations, et l’étude des mythes peut nous éclaircir quant aux besoins qui les ont fait surgir.


David McLellan, auteur d’une des meilleures biographies de Marx depuis Mehring, commente que "la notion de salut à travers une "réforme de la conscience" était évidemment très idéaliste. Mais c'était très typique de la philosophie allemande de l'époque" (Karl Marx, His Life and Thought, 1973). Mais c'est certainement une façon très statique de considérer cette formulation de Marx. Si on prend en compte le fait que Marx voyait déjà cette "réforme de la conscience" comme le produit de luttes réelles, si on se rappelle que Marx commençait déjà à voir le prolétariat comme le porteur de cette conscience "réformée", il est évident que Marx évoluait déjà au-delà des dogmes de la philosophie allemande de l'époque. Comme Lukacs l'a clairement montré plus tard dans les articles du recueil Histoire et conscience de classe, le prolétariat, première classe à être exploitée et révolutionnaire à la fois, n'a pas besoin de mystifications idéologiques. Sa conscience de classe est donc pour la première fois une conscience claire et lucide qui marque une rupture fondamentale avec toutes les formes d'idéologies 7. La notion d'une conscience claire, intelligible à elle-même, est intimement liée au mouvement de Marx vers le prolétariat. Et c'est ce même mouvement qui devait permettre à Marx et Engels d'élaborer la théorie matérialiste de l'histoire qui reconnaissait que le communisme n'était plus un "bel idéal" parce que le capitalisme avait créé les prémisses matérielles d'une société d'abondance. Les bases de cette compréhension allaient être développées deux ans plus tard seulement, dans L'idéologie allemande.

Le prolétariat se considère comme le défenseur de tout ce qui est humain

On pourrait aussi reprocher aux formulations utilisées par Marx dans la lettre de septembre d'être encore prisonnières d'un cadre humaniste, d'une vision de l'humanité "au-dessus de toutes les classes", mais comme on l'a montré, Marx tendait déjà vers le mouvement prolétarien, et il semble clair que les restes d'humanisme ne constituaient pas un obstacle à l'adoption d'un point de vue de classe. A côté de cela, il est non seulement autorisé mais nécessaire de parler de l'humanité, de l'espèce comme une réalité et non comme une abstraction si nous voulons comprendre la vraie dimension du projet communiste. Car tout en étant la classe communiste par excellence, le prolétariat ne commence pas pour autant "une nouvelle oeuvre". Les Manuscrits de 1844, comme on l'a vu, posent clairement que le communisme se base sur toute la richesse du passé de l'humanité ; de même, ils défendent que "Le mouvement entier de l'histoire est donc, d'une part, l'acte de procréation réel de ce communisme - l'acte de naissance de son existence empirique - et, d'autre part, il est pour sa conscience pensante, le mouvement compris et connu de son devenir".

Le communisme est donc l’œuvre de l'histoire et le communisme du prolétariat constitue la clarification et la synthèse de toutes les luttes passées contre la misère et l'exploitation. C'est pourquoi Marx, entre autres, a désigné Spartacus comme la figure historique qu'il admirait le plus. Si on regarde encore plus loin en arrière, le communisme du futur, retrouvera à un degré bien supérieur l'unité dans laquelle l'humanité a vécu pour la plus grande part de son existence historique et qui prévalait dans les communautés tribales primitives, avant l'avènement des divisions de classe et l'exploitation de l'homme par l'homme. Le prolétariat se considère comme le défenseur de tout ce qui est humain. Tout en dénonçant férocement l'inhumanité de l'exploitation, il ne prêche pas une attitude de haine envers des exploiteurs individuels, pas plus qu'il ne considère avec mépris et supériorité les autres classes et couches sociales opprimées, du passé et du présent. La vision selon laquelle le communisme veut dire la suppression de toute culture car, jusqu'ici, elle aurait appartenu aux exploiteurs, a été vigoureusement combattue comme du communisme "vulgaire" dans les Manuscrits de 1844. Cette tradition négative a toujours été un fléau pour le mouvement ouvrier, par exemple dans certaines formes d'anarchisme qui trouvent leurs délices à saccager et à détruire les symboles culturels du passé ; et la décadence du capitalisme, en particulier quand elle s’est trouvée combinée à la contre-révolution stalinienne, a engendré des caricatures encore plus hideuses telles que les campagnes maoïstes contre Beethoven et autres artistes pendant la prétendue "révolution culturelle". Mais des attitudes simplistes et destructrices envers la culture du passé se sont manifestées aussi pendant les jours héroïques de la Révolution russe, lorsque les organes de répression, comme la Tcheka notamment ont souvent exhibé une attitude dure et vengeresse envers les "non prolétaires", parfois quasiment considérés comme congénitalement inférieurs à de "purs" prolétaires. La reconnaissance marxiste du rôle historique de la classe ouvrière n'a rien de commun avec ce genre "d'ouvriérisme", avec l'adoration du prolétariat en toutes circonstances pas plus qu’avec le philistinisme qui rejette toute la culture du vieux monde (voir notamment l'article de cette série sur "Trotsky et la culture prolétarienne" dans la Revue internationale n°109). Le communisme du futur intégrera tout ce qu'il y a de meilleur dans les tentatives culturelles et morales de l'espèce humaine.

Amos

Lettre de Marx à Arnold Ruge, septembre 1843


Kreuznach, septembre 1843.


J’ai le plaisir de voir que vous êtes résolu et qu’après avoir tourné vos regards vers le passé, vous tendez vos pensées vers l’avenir, vers une entreprise nouvelle. Donc vous êtes à Paris, vieille École supérieure de la philosophie -obsit omen ! (sans vouloir en cela voir un mauvais présage) - et capitale du nouveau monde. Ce qui est nécessaire finit toujours par se faire. En conséquence, je ne doute pas que l’on vienne à bout de tous les obstacles, dont je n’ignore pas qu’ils sont sérieux. Mais, que l’entreprise soit menée ou non à bien, je serai de toute façon à la fin de ce mois à Paris, car avec l’air d’ici on attrape une mentalité d’esclave et il n’y a absolument pas place en Allemagne pour une activité libre.


En Allemagne tout est réprimé par la force ; une véritable anarchie de l’esprit, le règne de la bêtise incarnée se sont abattus sur nous, et Zurich obéit en cela aux consignes de Berlin. Il devient de plus en plus clair qu’il faut chercher un nouveau point de rassemblement pour les têtes qui pensent vraiment et les esprits vraiment libres. Je suis persuadé que notre projet irait au-devant d’un besoin réel, et en fin de compte il faut bien que les besoins réels trouvent une satisfaction réelle. Je ne doute donc pas de la réussite de l’entreprise, pour peu qu’on s’y mette avec sérieux.

Il semble y avoir plus grave encore que les obstacles extérieurs : ce sont les difficultés intérieures au mouvement.

Car si personne n’a de doute sur le "d’où venons-nous ?", il règne en revanche une confusion d’autant plus grande sur le "où allons-nous ?". Non seulement une anarchie générale fait rage parmi nos réformateurs sociaux, mais chacun de nous devra bientôt s’avouer à lui-même qu’il n’a aucune idée exacte de ce que demain devra être. Au demeurant c’est là précisément le mérite de la nouvelle orientation : à savoir que nous n’anticipons pas sur le monde de demain par la pensée dogmatique, mais qu’au contraire nous ne voulons trouver le monde nouveau qu’au terme de la critique de l’ancien. Jusqu’ici, les philosophes gardaient dans leur tiroir la solution de toutes les énigmes, et ce brave imbécile de monde exotérique 8 n’avait qu’à ouvrir tout grand le bec pour que les alouettes de la Science absolue y tombent toutes rôties. La philosophie s’est sécularisée et la preuve la plus frappante en est que la conscience philosophique elle-même est impliquée maintenant dans les déchirements de la lutte non pas seulement de l’extérieur, mais aussi en son intérieur. Si construire l’avenir et dresser des plans définitifs pour l’éternité n’est pas notre affaire, ce que nous avons à réaliser dans le présent n’en est que plus évident; je veux dire la critique radicale de tout l’ordre existant, radicale en ce sens qu’elle n’a pas peur de ses propres résultats, pas plus que des conflits avec les puissances établies.


C’est pourquoi je ne suis pas d’avis que nous arborions un emblème dogmatique. Au contraire, nous devons nous efforcer d’aider les dogmatiques à voir clair dans leurs propres thèses. C’est ainsi en particulier que le communisme est une abstraction dogmatique, et je n’entends pas par là je ne sais quel communisme imaginaire ou simplement possible, mais le communisme réellement existant, tel que Cabet, Dézamy, Weitling 9, etc. l’enseignent. Ce communisme-là n’est lui-même qu’une manifestation originale du principe de l’humanisme. Il s’ensuit que suppression de la propriété privée et communisme ne sont nullement synonymes et que, si le communisme a vu s’opposer à lui d’autres doctrines socialistes, comme celles de Fourier, Proudhon, etc., ce n’est pas par hasard, mais nécessairement, parce que lui-même n’est qu’une actualisation particulière et partielle du principe socialiste.

Et le principe socialiste dans son ensemble n’est à son tour que l’une des faces que présente la réalité de la véritable essence humaine. Nous devons nous occuper tout autant de l’autre face, de l’existence théorique de l’homme, autrement dit, faire de la religion, de la science, etc., l’objet de notre critique. De plus nous voulons agir sur nos contemporains, et plus particulièrement sur nos contemporains allemands. La question est : comment s’y prendre ? Deux ordres de fait sont indéniables. La religion d’une part, la politique de l’autre, sont les sujets qui sont au centre de l’intérêt dans l’Allemagne d’aujourd’hui ; il nous faut les prendre comme point de départ dans l’état où elles sont et non pas leur opposer un système tout fait du genre du Voyage en Icarie. La raison a toujours existé, mais pas toujours sous sa forme raisonnable. On peut donc rattacher la critique à toute forme de la conscience théorique et pratique et dégager, des formes propres de la réalité existante, la réalité véritable comme son Devoir-Être et sa destination finale. En ce qui concerne la vie réelle même, l’État politique, là même où il n’est pas pénétré consciemment par les exigences socialistes, renferme dans toutes ses formes modernes les exigences de la raison. Et il ne s’en tient pas là. Il suppose partout la raison réalisée, mais par là même sa destination idéale entre en contradiction avec ses prémisses réelles.

A partir de ce conflit de l’État politique avec lui-même se développe donc partout la vérité des rapports sociaux. De même que la religion est l’abrégé des combats théoriques de l’humanité, l’État politique est l’abrégé de ses combats pratiques. L’État politique est donc l’expression, sous sa forme propre - sub specie rei publicœ [sous forme politique] - de toutes les luttes, nécessités et vérités sociales. Ce n’est donc nullement s’abaisser et porter atteinte à la hauteur des principes que de faire des questions spécifiquement politiques -par exemple la différence entre le système des trois ordres et le système représentatif- l’objet de la critique. Car cette question ne fait qu’exprimer en termes de politique la différence entre le règne de l’Homme et le règne de la propriété privée. Donc non seulement la critique peut, mais elle doit entrer dans ces questions politiques (qui dans l’idée des socialistes vulgaires sont bien au-dessous d’elle). En démontrant la supériorité du système représentatif sur le système des ordres, elle intéresse pratiquement un grand parti dans la Nation. En élevant le système représentatif de sa forme politique jusqu’à sa forme généralisée et en dégageant la signification véritable qu’il renferme, elle oblige du même coup ce parti à aller au-delà de lui-même, car triompher reviendrait pour lui à se supprimer.

Rien ne nous empêche donc de prendre pour point d’application de notre critique la critique de la politique, la prise de position en politique, c’est-à-dire les luttes réelles, de l’identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les principes que le monde a lui même développés dans son sein. Nous ne lui disons pas : laisse là tes combats, ce sont des fadaises ; nous allons te crier le vrai mot d’ordre du combat. Nous lui montrons seulement pourquoi il combat exactement, et la conscience de lui-même est une chose qu’il devra acquérir, qu’il le veuille ou non.

La réforme de la conscience consiste simplement à donner au monde la conscience de lui-même, à le tirer du sommeil où il rêve de lui-même, à lui expliquer ses propres actes. Tout ce que nous visons ne peut rien être d’autre que de réduire, comme Feuerbach l’a déjà fait avec sa critique de la religion, les questions religieuses et politiques à leur forme humaine consciente d’elle-même.

Il nous faut donc prendre pour devise : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l’analyse de la conscience mythifiée et obscure à elle-même, qu’elle apparaisse sous une forme religieuse ou politique. Il sera avéré alors que le monde possède une chose d’abord et depuis longtemps en rêve et que pour la posséder réellement seule lui manque la conscience claire. Il sera avéré qu’il ne s’agit pas d’une solution de continuité profonde entre le présent et le passé, mais de la réalisation des idées du passé. Il sera avéré enfin que l’Humanité ne commence pas un travail nouveau, mais qu’elle parachève consciemment son travail ancien.

Nous pouvons donc résumer d’un mot la tendance de notre journal : prise de conscience, clarification opérée par le temps présent sur ses propres luttes et ses propres aspirations. C’est là un travail et pour le monde et pour nous. Il ne peut être que l’oeuvre de beaucoup de forces réunies. Il s’agit de se confesser, rien de plus. Pour se faire remettre ses péchés, l’Humanité n’a besoin que de les appeler enfin par leur nom.

Karl Marx


1 Arnold Ruge (1802-1880) : jeune hégélien de gauche, collabora avec Marx aux Deutsche-Französische Jahrbücher puis rompit avec lui. En 1866, il devint bismackien.

2 L'Ecole de Francfort a été fondée en 1923. Elle avait au départ comme objectif d'étudier les phénomènes sociaux. Plus qu'un institut de recherche sociale, elle est devenue, après la guerre, l'expression d'un courant de pensée d'intellectuels (Marcuse, Adorno, Horkheimer, Pollock, Grossmann, etc.) se réclamant d'une pensée "marxienne".

3 Lucio Colletti (1924-2001) : philosophe italien qui a établi une filiation de Marx avec Kant (et non avec Hegel). Auteur de plusieurs écrits dont Le marxisme et Hegel et une Introduction aux premiers écrits de Marx. Membre du PC d'Italie, il s'est rapproché de la social-démocratie pour finir sa carrière politique comme député du gouvernement Berlusconi.

4 Moses Hess (1812-1875) : jeune hégélien, cofondateur et collaborateur de la Rheinische Zeitung. Fondateur du "socialisme vrai" dans les années 1840.

5 En plus des textes mentionnés, les Deutsche-Französische Jahrbücher contenaient aussi la lettre de Marx à l'éditeur de la Allgemeine Zeitung d'Augsburg, (La Gazette universelle), deux articles d'Engels : "Esquisse d'une Critique de l'économie politique" et une revue de presse par Thomas Carlyle "Passé et présent". Marx avait écrit en octobre 1843 à Feuerbach dans l'espoir qu'il participe à la revue, mais apparemment Feuerbach n'était pas prêt à passer du terrain de la théorie à celui de l'action politique.

6 Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) : économiste français. Marx a fait dans son ouvrage, Misère de la philosophie, une critique de ses doctrines économiques. Charles Fourier (1772-1837) : socialiste utopiste français qui a exercé une influence considérable sur le développement des idées socialistes.

7 Ce n'est pas par hasard si, dans ces articles, Lukacs a aussi été un des premiers - bien qu'il ne connût pas les Manuscrits de 1844 à l'époque - à revenir sur la question de l'aliénation qu'il a étudiée à travers le concept de réification.

8 C’est-à-dire les non-initiés, par opposition à l’ésotérisme des philosophes.

9 Wilhelm Weitling : (1808-1871) : ouvrier tailleur, leader des débuts du mouvement ouvrier allemand et qui prônait le communisme égalitaire. Théodore Dézamy (1803-1850) : un des premiers théoriciens du communisme. Etienne Cabet (1788-1856) : communiste utopique français, auteur du Voyage en Icarie.

Questions théoriques: 

  • Communisme [285]

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