Au printemps dernier, le CCI a tenu son 25econgrès international. Véritable assemblée générale, le congrès est un moment privilégié de la vie de notre organisation ; il est la plus haute expression du caractère centralisé et international du CCI. Le congrès permet à l’ensemble de notre organisation, comme un tout, de débattre, clarifier et s’orienter. Il constitue notre organe souverain. Comme tel il a pour tâches :
Or, les organisations révolutionnaires n'existent pas pour elles-mêmes. Elles sont à la fois l’expression du combat historique du prolétariat et la partie la plus déterminée de ce même combat. C’est la classe ouvrière qui confie ses organisations aux révolutionnaires, pour qu’elles puissent jouer leur rôle : être un facteur actif dans le développement de la conscience et du combat prolétarien vers la révolution.
Il appartient ainsi aux révolutionnaires de rendre compte de leurs travaux à l'ensemble de la classe. En publiant une large partie des documents adoptés à notre dernier congrès, telle est la mission que se donne ce numéro de notre Revue Internationale.
La première tâche de ce congrès était de prendre la mesure de la gravité de la situation historique.
Comme l’indique le rapport sur la Lutte de classe, avec le Covid 19, le conflit en Ukraine et l’accroissement de l’économie de guerre partout, la crise économique et son inflation ravageuse, avec le réchauffement climatique et la dévastation de la nature, avec la montée du chacun pour soi, de l’irrationnel et de l’obscurantisme, la décomposition de tout le tissu social, les années 2020 ne voient pas seulement s’additionner les fléaux meurtriers ; tous ces fléaux convergent, se combinent et s’alimentent en une sorte "d’effet tourbillon". Cette dynamique catastrophique du capitalisme mondial signifie ainsi bien plus qu’une aggravation de la situation internationale. Elle met en jeu la survie même de l’Humanité.
Le 25e congrès international a adopté comme premier rapport une "Actualisation des thèses sur la décomposition".
Le CCI avait adopté en mai 1990 des thèses intitulées "La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste" qui présentaient notre analyse globale de la situation du monde au moment et à la suite de l'effondrement du bloc impérialiste de l'Est, fin 1989. L'idée centrale de ces thèses était que la décadence du mode de production capitaliste, qui avait débuté lors de la Première Guerre mondiale, était entrée dans une nouvelle phase de son évolution, celle dominée par la décomposition générale de la société. 27 ans plus tard, lors de son 22e congrès, en 2017, notre organisation avait estimé nécessaire de procéder à une première actualisation de ces thèses par l'adoption d'un texte intitulé "Rapport sur la décomposition aujourd’hui (Mai 2017)". Ce texte mettait en évidence que non seulement l'analyse adoptée en 1990 avait amplement été vérifiée par l'évolution de la situation, mais aussi que certains aspects avaient pris une importance nouvelle : l'explosion des flux de réfugiés fuyant les guerres, la famine, les persécutions, la montée du populisme xénophobe venant impacter de façon croissante la vie politique de la classe dominante…
Aujourd’hui, seulement 6 ans après, le CCI a estimé nécessaire de procéder à une nouvelle actualisation des textes de 1990 et de 2017. Pourquoi si vite ? Parce que nous assistons à une amplification spectaculaire des manifestations de cette décomposition générale de la société capitaliste.
Face à l’évidence des faits, la bourgeoisie elle-même est obligée de reconnaître cette plongée vertigineuse du capitalisme dans le chaos et le pourrissement. Notre rapport cite ainsi largement des textes destinés aux dirigeants politiques et économiques de la planète, tel le "Global Risks Report" (GRR) basé sur les analyses d'une multitude d'"experts" et qui, chaque année, est présenté au forum de Davos (World Economic Forum -WEF). Le CCI reprend ici à son compte une méthode du mouvement ouvrier consistant à s'appuyer sur les travaux des experts de la bourgeoisie pour faire ressortir les statistiques et les faits qui révèlent la réalité du monde capitaliste. On retrouve la même méthode dans des classiques du marxisme, comme La classe laborieuse en Angleterre de Engels ou Le Capital de Marx. Dans le GRR, on peut ainsi lire :"Les premières années de cette décennie ont annoncé une période particulièrement perturbée de l'histoire humaine. … COVID-19…guerre en Ukraine… crises alimentaires et énergétiques… inflation… affrontements géopolitiques et spectre de la guerre nucléaire… niveaux d'endettement insoutenables… déclin du développement humain… tous ces éléments convergent pour façonner une décennie unique, incertaine et troublée."
Les experts de la bourgeoisie mettent ici le doigt sur une dynamique qu'ils ne peuvent fondamentalement pas comprendre. Oui, en effet, "Tous ces éléments convergent pour façonner une décennie unique, incertaine et troublée." Mais ils ne peuvent que s’arrêter à ce constat. Ils qualifient d’ailleurs cette dynamique de "polycrises", comme s’il s’agissait de crises différentes qui ne font que s’additionner. En réalité, et seule notre théorie de la décomposition permet de le comprendre, derrière cette explosion des pires fléaux du capitalisme se cache une seule et même dynamique : le pourrissement sur pied de ce système décadent. Le mode de production capitaliste n’a plus aucune perspective à offrir, et compte-tenu de l’incapacité du prolétariat jusqu’à aujourd’hui développer son projet révolutionnaire, c’est toute l’humanité qui plonge dans le no futur et ses conséquences : irrationalité, repli sur soi, atomisation… C’est donc dans cette absence de perspective que se trouve enfouie la racine la plus profonde de la putréfaction de la société, sous tous ses plans.
Même dans le camp prolétarien, il y a une tendance à avancer une cause spécifique et isolée face à chacune des manifestations catastrophiques de l'histoire présente ; à ne pas voir la cohérence de l’ensemble du processus en cours. Le danger est alors grand de :
Il nous faut nous attarder un peu sur ce risque de sous-estimer le danger de la situation historique de décomposition. À première vue, en hurlant à l’éclatement de la troisième guerre mondiale, on se dit qu’on prévoit le pire. En réalité, et la guerre en Ukraine le confirme à nouveau, le processus réel qui peut mener à la barbarie généralisée, voire à la destruction de l’humanité, est une combinaison de facteurs : la guerre qui se répand à travers une multiplication des conflits (Moyen-Orient, Proche-Orient, les Balkans, l’Est de l’Europe, etc.) de plus en plus imprévisibles et irrationnels, le climat qui se réchauffe avec son lot de catastrophes, le gangstérisme et le no futur qui gangrènent des partie de plus en plus larges de la population mondiale,… ce processus de pourrissement est d’autant plus dangereux qu’il est comme insaisissable, sournois, qu’il s’insinue progressivement dans tous les pores de la société.
Et parmi les différents facteurs qui alimentent la plongée dans la décomposition, la guerre (et le développement généralisé du militarisme) en constitue le facteur central, en tant qu'acte voulu et délibéré de la classe dominante.
C’est pourquoi la situation impérialiste a constitué le second rapport débattu à notre congrès : "La phase de décomposition accentue en particulier un des aspects les plus pernicieux de la guerre en décadence : son irrationalité. Dès lors, les effets du militarisme deviennent toujours plus imprédictibles et désastreux. Nos matérialistes vulgaires ne comprennent pas cet aspect et nous objectent que les guerres ont toujours une motivation économique, et donc une rationalité. Ils ne voient pas que les guerres actuelles ont fondamentalement des motivations non pas économiques mais géostratégiques, et même que ces dernières n’atteignent plus leurs objectifs de départ, mais aboutissent à un résultat opposé. (…) La guerre en Ukraine en est une confirmation exemplaire : quels que soient les objectifs géostratégiques des impérialismes russes ou américains, le résultat sera un pays en ruine (l’Ukraine), un pays ruiné économiquement et militairement (la Russie), une situation impérialiste encore plus tendue et chaotique de l’Europe à l’Asie centrale et enfin des millions de réfugiés en Europe."
Dans l’organisation, quelques camarades ont un désaccord très important avec cette analyse de la dynamique impérialiste actuelle. Pour eux, la guerre en Ukraine ne concrétise pas seulement une tendance à la bipolarisation du monde. Autour de la Chine d’un côté et des États-Unis de l’autre, seraient en train de se dessiner deux camps de plus en plus clairement définis, deux camps qui, à terme, pourraient se constituer en blocs et s’affronter dans une troisième guerre mondiale.
Le congrès a constitué une nouvelle occasion de leur répondre : "Les conséquences du conflit en Ukraine ne mènent nullement à une "rationalisation" des tensions à travers un alignement "bipolaire" des impérialismes derrière deux "parrains" dominants, mais au contraire à l’explosion d’une multiplicité d’ambitions impérialistes, qui ne se limitent pas à celles des impérialismes majeurs, ou à l’Europe de l’Est et l’Asie Centrale, ce qui accentue le caractère chaotique et irrationnel des confrontations."
Pour être à la hauteur de leurs responsabilités et identifier l’ensemble des dangers qui planent au-dessus de l’humanité, et tout particulièrement de la classe ouvrière, les révolutionnaires doivent comprendre la cohérence de l’ensemble de la situation et sa réelle gravité. Notre rapport montre que seule la méthode marxiste et son matérialisme permettent une telle compréhension, mais un matérialisme qui n’est pas vulgaire, un matérialisme dialectique et historique capable d'embrasser l’ensemble des facteurs dans leur relation et leur mouvement, un matérialisme qui intègre la force de la pensée dans sa relation et son influence à l’ensemble du monde matériel parce que la pensée est l'une des forces motrices de l’Histoire. Notre rapport fait ressortir quatre points centraux qui appartiennent à cette méthode :
Appliquée à la situation historique ouverte en 1989/90, elle se traduit de la sorte : des manifestations de décomposition pouvaient exister dans la décadence du capitalisme mais, aujourd'hui, l'accumulation de ces manifestations fait la preuve d'une transformation-rupture dans la vie de la société, signant l'entrée dans une nouvelle époque de la décadence capitaliste où la décomposition devient l'élément déterminant.
C'est un des phénomènes majeurs de la situation présente. Les différentes manifestations de la décomposition qui, au début, pouvaient sembler indépendantes mais dont l'accumulation indiquait déjà que nous étions entrés dans une nouvelle époque de la décadence capitaliste, se répercutent maintenant de façon croissante les unes sur les autres dans une sorte de "réaction en chaîne qui s'amplifie de plus en plus", de "tourbillon" qui imprime à l'histoire l'accélération dont nous sommes les témoins. Ces effets cumulés dépassent ainsi désormais de très loin leur simple addition.
Dans cette approche historique, il s'agit de rendre compte du fait que les réalités qu'on examine ne sont pas des choses statiques, intangibles, ayant existé de tout temps mais correspondent à des processus en constante évolution avec des éléments de continuité mais aussi, et surtout, de transformation et même de rupture.
La dialectique marxiste attribue au futur une place fondamentale dans l'évolution et le mouvement de la société. Des trois moments d'un processus historique, le passé, le présent, le futur, c'est ce dernier qui constitue le facteur fondamental de sa dynamique. Et c'est justement parce que la société actuelle est privée de cet élément fondamental, le futur, la perspective (ce qui est ressenti par de plus en plus de monde, notamment dans la jeunesse), une perspective que seul le prolétariat peut lui offrir, qu'elle s'enfonce dans le désespoir et qu'elle pourrit sur pieds.
C’est cette méthode qui permet à notre résolution sur la situation internationale d’élever notre analyse de l’abstrait au concret : "…nous assistons aujourd'hui à cet "effet tourbillon" où toutes les différentes expressions d'une société en décomposition interagissent entre elles et accélèrent la descente vers la barbarie. Ainsi, la crise économique a été de façon manifeste aggravée par la pandémie et les lock-downs, la guerre en Ukraine, et le coût croissant des désastres écologiques ; pendant ce temps, la guerre en Ukraine aura de graves implications au niveau écologique et dans le monde entier ; la compétition pour des ressources naturelles qui s'amenuisent exacerbera encore plus les rivalités militaires et les révoltes sociales."
De l’autre côté de ce pôle de destruction se trouve le pôle de la perspective révolutionnaire du prolétariat.
Les derniers mois qui se sont écoulés montrent que le prolétariat non seulement n’est pas vaincu mais qu’il commence même à redresser la tête, à retrouver le chemin de la lutte. Dès l’été 2022, le CCI a su reconnaitre dans les grèves au Royaume-Uni un changement dans la situation de la classe ouvrière. Dans notre tract international publié le 31 août, "La bourgeoisie impose de nouveaux sacrifices, la classe ouvrière répond par la lutte", nous écrivions ainsi : ""Enoughisenough", "trop c'est trop". Voilà le cri qui s’est propagé d’écho en écho, de grève en grève, ces dernières semaines au Royaume-Uni. Ce mouvement massif baptisé "L’été de la colère" (…) implique chaque jour des travailleurs dans plus en plus de secteurs (…). Il faut remonter aux immenses grèves de 1979 pour trouver un mouvement plus important et massif. Un mouvement d'une telle ampleur dans un pays aussi important que le Royaume-Uni n'est pas un événement "local". C'est un événement de portée internationale, un message aux exploités de tous les pays. (…) le retour des grèves massives au Royaume-Uni marque le retour de la combativité du prolétariat mondial".
Théoriquement armé pour comprendre les grèves et les manifestations qui ont émergé dans de nombreux pays, le CCI a pu intervenir, à la hauteur de ses forces, en diffusant huit tracts différents, afin de suivre l’évolution du mouvement et de la réflexion de la classe ouvrière. Tous ces tracts ont en commun de souligner :
Là aussi, comme pour la guerre en Ukraine, un désaccord et un débat existe au sein de l’organisation. Les mêmes camarades qui croient voir dans la guerre en Ukraine un pas vers la constitution des blocs et la troisième guerre mondiale, avancent l’idée que les luttes et la combativité ouvrières actuelles ne constituent pas de rupture dans une dynamique négative depuis les années 1980s avec une longue série de défaites qui ne sont pas définitives mais ont conduit à une faiblesse particulièrement grave surtout au niveau de la conscience. Dans cette vision, "dans un monde capitaliste qui, plus que jamais depuis 1989, s'achemine de façon chaotique et "naturelle" vers la guerre, la réponse du prolétariat au niveau politique reste très en deçà de ce que la situation exige de lui" (un des amendements des camarades, rejeté par le congrès, à la résolution sur la situation internationale). Pour eux, la situation actuelle, sans être identique (cf. cours historique), rappelle celle des années 1930, avec un prolétariat combatif dans beaucoup de pays centraux mais quand même incapable d’éviter la guerre. "(…), pour l'instant, le développement nécessaire d'assemblées de masse et d'une véritable culture du débat n'a pas encore eu lieu. Pas plus que l'émergence d'une nouvelle génération de militants prolétariens politisés." (ibid.) Un autre argument est avancé pour expliquer l’ampleur des mouvements sociaux et la prolifération des grèves dans de très nombreux pays : le manque de main d’œuvre dans beaucoup de secteurs et le besoin de faire tourner à plein l’économie de guerre rendent la situation favorable pour la classe ouvrière pour réclamer une hausse des salaires. Pour le congrès, la réalité qui se développe sous nos yeux, à savoir la vague de paupérisation en cours, avec des prix qui flambent tandis que les salaires stagnent et que les attaques gouvernementales pleuvent, apporte un démenti à cette théorie.
Pour les camarades, les tracts qu’a diffusé le CCI, environ 150 000, dans les différents mouvements sociaux ces derniers mois, ne correspondent pas aux besoins de la situation. En cohérence avec leur analyse d’un prolétariat presque vaincu et d’une dynamique vers la constitution de deux blocs et la guerre mondiale, la première tâche des révolutionnaires n’est pas l’intervention mais l’implication dans l'approfondissement théorique.
Le congrès tire au contraire un bilan très positif de l'intervention internationale de l’organisation dans les luttes. Le CCI savait qu'il n'influencerait pas l’ensemble de la classe et du mouvement, les organisations révolutionnaires ne peuvent avoir un tel impact dans la période historique actuelle ; ce rôle d’orienter les masses n’est possible seulement quand la classe a développé sa conscience et son combat historique à un niveau bien supérieur. Cette intervention s’adressait à une partie de la classe ouvrière, la minorité qui est aujourd’hui en recherche des positions de classe. Le nombre significatif de discussions que la distribution de ces tracts dans les cortèges a provoquées, les courriers reçus, les nouvelles venues à nos différentes réunions publiques montrent que notre intervention a joué son rôle : stimuler la réflexion d'une partie des minorités, provoquer le débat et inciter au regroupement des forces révolutionnaires.
Derrière la reconnaissance immédiate de la signification historique du retour de la lutte de classe au Royaume-Uni et de ses implications pour notre intervention dans la lutte, il y a la même méthode qui nous a permis d’appréhender la nouveauté dans l’accélération actuelle de la décomposition, avec son "effet tourbillon" : la transformation de la quantité en qualité, l’approche historique… mais l’une des facettes de cette méthode a ici une importance toute particulière : l’approche de l’événement par sa dimension internationale.
C’est déjà cette prise en compte de la dimension forcément internationale de la lutte de classe qui, en 1968, avait permis à ceux qui allaient fonder le CCI d’appréhender immédiatement le sens réel et profond des événements de Mai. Alors que tout le milieu politique prolétarien d’alors n’y voyait qu’une révolte estudiantine, et prétendait qu’il n’y avait "rien de nouveau sous le soleil", notre camarade Marc Chirik et les militants qui commençaient à s’agréger ont vu que ce mouvement annonçait la fin de la contre-révolution et l’ouverture d’une nouvelle période de lutte de classe à l’échelle internationale.
Voilà pourquoi le point 8 de la résolution internationale que nous avons adoptée, explicitement nommé "La rupture avec 30 ans de recul et de désorientation", affirme : "La reprise de la combativité ouvrière dans un certain nombre de pays est un événement historique majeur qui ne résulte pas seulement de circonstances locales et ne peut s'expliquer par des conditions purement nationales.(…) Le fait que les luttes actuelles aient été initiées par une fraction du prolétariat qui a le plus souffert du recul général de la lutte de classe depuis la fin des années 80 est profondément significatif : de même que la défaite en Grande-Bretagne en 1985 annonçait le recul général de la fin des années 80, le retour des grèves et de la combativité ouvrière en Grande-Bretagne révèle l'existence d'un courant profond au sein du prolétariat du monde entier."
En réalité, nous nous étions préparés à cette éventualité dès le début de l’année 2022 ! En janvier, nous avons publié un tract international qui annonçait "Vers une dégradation brutale des conditions de vie et de travail". En nous appuyant sur les indices de développement de la lutte qui commençait à poindre, nous annoncions la possibilité d’une riposte de notre classe. Le retour de l’inflation constituait en effet un terreau fertile à la combativité ouvrière.
Un mois après, l’éclatement de la guerre en Ukraine aggravait encore considérablement les effets de la crise économique, en faisant exploser les prix de l’énergie et de l’alimentation.
Conscient des difficultés profondes de notre classe, mais aussi connaissant l’histoire des luttes, le CCI savait qu’il n’y aurait pas de réaction directe et d’ampleur de notre classe face à la barbarie guerrière, mais qu’il y avait par contre la possibilité d’une réaction vis-à-vis des effets de la guerre à "l’arrière", en Europe et aux Etats-Unis[1] : des grèves face aux sacrifices demandés au nom de l’économie de guerre. Et c’est ce qui s’est effectivement produit.
Sur ces fondements théoriques et historiques, le CCI ne s’est pas illusionné quant à la possibilité d’une réaction de la classe face à la guerre, il n’a pas cru voir partout des comités internationalistes fleurir, il a encore moins cherché à en créer artificiellement. Notre réponse a, avant tout, été d’essayer de défendre le plus fermement possible la tradition internationaliste de la Gauche Communiste en appelant toutes les forces du milieu politique prolétarien à se regrouper autour d’une déclaration commune. Si une grande partie du milieu a ignoré ou même rejeté[2] notre appel, trois groupes (Internationalist Voice, Istituo Onorato Damen et Internationalist Communist Perspective) ont répondu présent pour maintenir vivante la méthode de lutte et de regroupement des forces internationales qu’avaient initiée les conférences de Zimmerwald et de Kienthal, en septembre 1915 et avril 1916 face à la Première guerre mondiale[3].
Les villages de Zimmerwald et de Kienthal, en Suisse, sont devenus célèbres en tant que lieux de rencontre des socialistes des deux camps lors de la Première Guerre mondiale, afin d’entamer une lutte internationale pour mettre fin à la boucherie et dénoncer les dirigeants patriotes des partis sociaux-démocrates. C’est lors de ces réunions que les bolcheviks, soutenus par la Gauche de Brême et la Gauche Hollandaise, ont mis en avant les principes essentiels de l’internationalisme contre la guerre impérialiste qui sont toujours valables aujourd’hui : aucun soutien à l’un ou l’autre des camps impérialistes, le rejet de toutes les illusions pacifistes, et la reconnaissance que seules la classe ouvrière et sa lutte révolutionnaire peuvent mettre fin au système qui est basé sur l’exploitation de la force de travail et qui en permanence produit la guerre impérialiste. Aujourd’hui, face à l’accélération du conflit impérialiste en Europe, il est du devoir des organisations politiques basées sur l’héritage de la Gauche Communiste de continuer à brandir la bannière d’un internationalisme prolétarien cohérent et de fournir un point de référence à ceux qui défendent les principes de la classe ouvrière. Tel est, du moins, le choix des organisations et groupes de la Gauche Communiste qui ont décidé de publier cette déclaration commune afin de diffuser le plus largement possible les principes internationalistes qui ont été forgés contre la barbarie de la guerre mondiale.
Cette façon de regrouper les forces révolutionnaires autour des principes fondamentaux de la gauche communiste est une leçon historique pour l’avenir. Zimmerwald hier, la déclaration commune aujourd’hui sont des petites pierres blanches qui indiqueront le chemin à suivre demain.
Les débats préparatoires et le congrès lui-même ont eu à cœur de se pencher sur la question essentielle de la construction de l’organisation. S’il s’agit, à l’évidence, de la dimension centrale des activités du CCI, cette préoccupation pour l’avenir dépasse largement notre seule organisation.
"Face à l'affrontement croissant des deux pôles de l'alternative - destruction de l'humanité ou révolution communiste - les organisations révolutionnaires de la gauche communiste, et le CCI en particulier, ont un rôle irremplaçable à jouer dans le développement de la conscience de classe, et doivent consacrer leur énergie au travail permanent d'approfondissement théorique, à proposer une analyse claire de la situation mondiale, et à intervenir dans les luttes de notre classe pour défendre la nécessité de l'autonomie, de l'auto-organisation et de l'unification de la classe, et du développement de la perspective révolutionnaire. Ce travail ne peut être réalisé que sur la base d'un patient travail de construction de l'organisation, jetant les bases du parti mondial de demain. Toutes ces tâches exigent une lutte militante contre toutes les influences de l'idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise dans le milieu de la gauche communiste et du CCI lui-même. Dans la conjoncture actuelle, les groupes de la gauche communiste sont confrontés au danger d'une véritable crise : à quelques exceptions près, ils ont été incapables de s'unir pour défendre l'internationalisme face à la guerre impérialiste en Ukraine et sont de plus en plus ouverts à la pénétration de l'opportunisme et du parasitisme. Une adhésion rigoureuse à la méthode marxiste et aux principes prolétariens constitue la seule réponse à ces dangers." (point 9 de la résolution sur la situation internationale).
Pour qu’à terme la révolution soit possible, le prolétariat devra avoir entre les mains l’arme du Parti. C’est cette construction future du Parti qu’il s’agit dès aujourd’hui de préparer. Autrement dit, une minorité de révolutionnaires organisés porte sur ses épaules la responsabilité de faire vivre les organisations actuelles, de faire vivre les principes historiques du mouvement ouvrier et particulièrement de la Gauche Communiste, de transmettre ces principes et ces positions à la nouvelle génération qui va peu à peu rejoindre le camp révolutionnaire.
Tout esprit de concurrence, tout opportunisme, toute concession à l’idéologie bourgeoise et au parasitisme au sein du milieu politique prolétarien sont autant de coups de poignards plantés dans le dos de la révolution. Dans le contexte très difficile de l’accélération de la décomposition, qui déboussole, qui pousse au chacun pour soi, qui mine la confiance dans la capacité de la classe et ses minorités à s’organiser et à s’unir, il est de la responsabilité des révolutionnaires de ne pas céder et de continuer à porter haut l’étendard des principes de la Gauche Communiste.
Les organisations révolutionnaires doivent relever un défi immense : être capables de transmettre l’expérience accumulée par la génération qui a émergé de la vague de Mai 68.
Depuis la fin des années 1960, soit durant presque soixante ans, le capitalisme mondial décadent s’est enfoncé lentement dans une crise économique sans fin et une barbarie croissante. Si de 1968 au milieu des années 1980, le prolétariat a mené toute une série de luttes et accumulé une grande expérience, notamment dans sa confrontation au syndicat, la lutte de classe a fortement reculé à partir de 1985/1986 et s’est presque éteinte jusqu’à aujourd’hui. Dans ce contexte très difficile, très peu de forces militantes ont rejoint les organisations révolutionnaires. C’est toute une génération qui, sous le coup de la propagande mensongère de "la mort du communisme" en 1989/1990, a été perdue. Depuis, avec le développement de la décomposition qui attaque de façon sournoise la conviction militante en favorisant le no futur, l’individualisme, la perte de confiance dans le collectif organisé et dans le combat historique de la classe ouvrière, de nombreuses forces militantes ont peu à peu abandonné le combat et disparu.
Alors oui, aujourd’hui l’avenir de l’humanité repose sur un nombre d’épaules très restreint et éparpillé à travers le monde. Oui, l’état désastreux du milieu politique prolétarien, gangréné par l’esprit de concurrence et l’opportunisme, rend les chances de réussites de la révolution encore plus faibles. Et oui, justement, le rôle des organisations révolutionnaires en général, et du CCI en particulier, est encore plus vitale. Transmettre, aux nouvelles générations de militants révolutionnaires qui commencent tout doucement à arriver, les leçons de notre histoire et des organisations pleines du souffle révolutionnaire des générations militantes du passé est la clef de l’avenir.
CCI, le 11 juin 2023
[1]Notre rapport sur la lutte de classe et le débat au congrès ont une nouvelle fois rappelé le rôle crucial du prolétariat des pays occidentaux qui, par son histoire et son expérience, aura la responsabilité de montrer au prolétariat mondial la voie vers la révolution. Notre rapport rappel d’ailleurs amplement notre position sur "la critique du maillon faible". C’est aussi cette approche qui nous a permis d’être conscients de l’hétérogénéité du prolétariat selon les aires de la planète, de l’immense faiblesse du prolétariat des pays de l’Est et d’anticiper la possibilité de conflits dans la région des Balkans. Ainsi, dès ce printemps, notre rapport parvenait à tirer les leçons de la guerre en Ukraine et prévoir que : "L’incapacité de la classe ouvrière de ce pays à s’opposer à la guerre et à son embrigadement, incapacité qui a ouvert la possibilité de cette boucherie impérialiste, indique à quel point la barbarie et la pourriture capitalistes gagnent du terrain sur des parties de plus en plus larges du globe. Après l’Afrique, le Proche-Orient et l’Asie centrale, c’est autour d’une partie de l’Europe centrale d’être menacée par le risque de plonger à terme dans le chaos impérialiste ; l’Ukraine a montré qu’il y a là, dans certains pays satellites de l’ex-URSS, en Biélorussie, en Moldavie, en ex-Yougoslavie, un prolétariat très affaibli par des décennies d’exploitation forcenée par le stalinisme au nom du Communisme, le poids des illusions démocratiques et gangrené par le nationalisme pour que la guerre puisse faire rage. Au Kosovo, en Serbie et au Monténégro, les tensions montent effectivement."
[2] La TCI a ainsi préféré se compromettre dans l’aventure des No war but the class war. Lire notre article "Un comité qui entraîne les participants dans l’impasse [2]"
[3] Le texte se trouve ici : "Déclaration commune de groupes de la Gauche communiste internationale sur la guerre en Ukraine [3]" .
Le texte du CCI sur les perspectives qui s'ouvrent dans les années 2020[1] affirme que les multiples contradictions et crises du système capitaliste mondial -économiques, sanitaires, militaires, écologiques, sociales- se rejoignent de plus en plus, interagissent, pour créer une sorte d'"effet tourbillon" qui fait de la destruction de l'humanité une issue de plus en plus probable. Cette conclusion est devenue tellement évidente que des parties importantes de la classe dirigeante dressent un tableau similaire. Le rapport 2021-22 de l'ONU sur le développement humain avait déjà tiré la sonnette d'alarme, mais le rapport "Global Risk" du Forum économique mondial (WEF), publié en janvier 2023, est encore plus explicite, puisqu'il parle de la "polycrise" à laquelle la civilisation humaine est confrontée : "En ce début d'année 2023, le monde est confronté à un ensemble de risques qui semblent à la fois totalement nouveaux et étrangement familiers. Nous avons assisté à un retour des "anciens" risques - inflation, crises du coût de la vie, guerres commerciales, sorties de capitaux des marchés émergents, troubles sociaux généralisés, affrontements géopolitiques et spectre de la guerre nucléaire - que peu de chefs d'entreprise et de décideurs publics de cette génération ont connus. Ces phénomènes sont amplifiés par des évolutions relativement nouvelles dans le paysage mondial des risques, notamment des niveaux d'endettement insoutenables, une nouvelle ère de faible croissance, de faibles investissements mondiaux et de démondialisation, un déclin du développement humain après des décennies de progrès, le développement rapide et sans contrainte de technologies à double usage (civil et militaire), et la pression croissante des impacts et des ambitions du changement climatique dans une fenêtre de transition de plus en plus étroite vers un monde à 1,5°C. Tous ces éléments convergent pour façonner une décennie à venir unique, incertaine et turbulente".
Voilà la bourgeoisie qui se parle honnêtement à elle-même au sujet de la situation mondiale actuelle, même si elle ne peut que s'illusionner sur la possibilité de trouver des solutions dans le cadre du système existant. Et elle continuera à vendre ces illusions à la population mondiale, aidée et soutenue par de nombreux partis politiques et campagnes de protestation qui proposent des programmes à consonance radicale qui ne remettent jamais en question les relations sociales capitalistes qui ont donné naissance à la catastrophe imminente.
Pour nous, communistes, il ne peut y avoir de solution sans l'abolition des rapports capitalistes et la mise en place d'une société communiste à l'échelle de la planète. Et, ce que le WEF désigne comme un autre "risque" dans la période à venir - "l'agitation sociale généralisée" - constitue, si l'on démêle ce terme de tous les divers mouvements bourgeois ou interclassistes qu'il range dans cette catégorie, l'alternative opposée à laquelle l'humanité est confrontée : la lutte de classe internationale, qui seule peut conduire au renversement du capital et à l'instauration du communisme.
La bourgeoisie n'est pas capable de situer la "polycrise" dans les contradictions économiques insolubles qui découlent des rapports sociaux antagonistes existants, mais en voit la cause dans l'abstraction de "l'activité humaine" ; elle ne peut pas non plus les situer dans un cadre historique cohérent. Pour les communistes, au contraire, la trajectoire catastrophique du capitalisme mondial est le résultat de plus d'un siècle de décadence de ce mode de production.
La guerre de 1914-18, et la vague révolutionnaire qu'elle a provoquée, ont conduit le premier congrès de l'Internationale communiste à proclamer que le capitalisme avait atteint son époque de "désintégration intérieure", de "guerres et révolutions", offrant le choix entre le socialisme et la descente dans la barbarie et le chaos. La défaite des premières tentatives révolutionnaires du prolétariat ont signifié que les événements de la fin des années 20, puis des années 30 et 40 (la plus grande dépression économique de l'histoire du capitalisme, une guerre mondiale encore plus dévastatrice, des génocides systématiques, etc.), ont fait pencher la balance vers la barbarie, et après la Seconde Guerre mondiale, le conflit entre les blocs américain et russe a confirmé que le capitalisme décadent avait désormais la capacité de détruire l'humanité. Mais la décadence du capitalisme s'est poursuivie à travers une série de phases : le boom économique de l'après-guerre, le retour de la crise ouverte à la fin des années 1960, la résurgence de la classe ouvrière internationale après 1968. Cette dernière a mis fin à la domination de la contre-révolution, entravant la marche vers une nouvelle guerre mondiale et ouvrant une nouvelle voie historique vers les confrontations de classes, qui contenait le potentiel pour la renaissance de la perspective communiste. Mais l'incapacité de la classe ouvrière dans son ensemble à développer cette perspective a conduit à une impasse entre les classes qui est devenue de plus en plus évidente dans les années 1980. L'effondrement de l'ancien ordre mondial impérialiste après 1989 a confirmé et accéléré l'ouverture d'une phase qualitativement nouvelle et terminale de l'époque de la décadence, que nous appelons la décomposition du capitalisme. Le fait que cette phase soit caractérisée par une tendance croissante au chaos dans les relations internationales, a ajouté un obstacle supplémentaire à une trajectoire vers la guerre mondiale, mais cela n'a en aucun cas rendu l'avenir de la société humaine plus sûr. Dans nos Thèses sur la décomposition [6], publiées en 1990, nous avions prédit que la décomposition de la société bourgeoise pourrait conduire à la destruction de l'humanité sans guerre mondiale entre blocs impérialistes organisés, par une combinaison de guerres régionales, de destruction écologique, de pandémies et d'effondrement social. Nous avions également prédit que le cycle de luttes ouvrières des années 1968-89 touchait à sa fin et que les conditions de la nouvelle phase entraîneraient des difficultés majeures pour la classe ouvrière.
La situation actuelle du capitalisme mondial apporte une confirmation éclatante de ce pronostic. Les années 2020 se sont ouvertes sur la pandémie de Covid, suivie en 2022 par la guerre en Ukraine. Dans le même temps, nous avons assisté à de nombreuses confirmations de la crise écologique planétaire (canicules, inondations, fonte des calottes polaires, pollution massive de l'air et des océans, etc.). Depuis 2019, nous vivons également une nouvelle plongée dans la crise économique, les "remèdes" à la crise dite financière de 2008 révélant toutes leurs limites. Mais alors que dans les décennies précédentes, la classe dirigeante des grands pays avait réussi dans une certaine mesure à préserver l'économie de l'impact de la décomposition, nous assistons aujourd'hui à cet "effet tourbillon" où toutes les différentes expressions d'une société en décomposition interagissent entre elles et accélèrent la descente vers la barbarie. Ainsi, la crise économique a été de façon manifeste aggravée par la pandémie et les lock-downs, la guerre en Ukraine, et le coût croissant des désastres écologiques ; pendant ce temps, la guerre en Ukraine aura de graves implications au niveau écologique et dans le monde entier ; la compétition pour des ressources naturelles qui s'amenuisent exacerbera encore plus les rivalités militaires et les révoltes sociales. Dans cette concaténation d'effets, la guerre impérialiste, résultat de choix délibérés de la classe dirigeante, a joué un rôle central, mais même l'impact d'une catastrophe "naturelle" comme le terrible tremblement de terre en Turquie et en Syrie a été considérablement aggravé par le fait qu'il s'est produit dans une région déjà paralysée par la guerre. On peut également pointer du doigt la corruption endémique des politiciens et des entrepreneurs, qui est une autre caractéristique du délabrement social : en Turquie, la recherche inconsidérée du profit dans l'industrie locale de la construction a conduit à ignorer les normes de sécurité qui auraient pu réduire considérablement le nombre de victimes du tremblement de terre. Cette accélération et cette interaction des phénomènes de décomposition marquent une nouvelle transformation de la quantité en qualité dans cette phase terminale de décadence, rendant plus clair que jamais que la poursuite du capitalisme est devenue une menace tangible pour la survie de l'humanité.
La guerre en Ukraine a également une longue "préhistoire". Elle est le point culminant des développements les plus importants des tensions impérialistes au cours des trois dernières décennies, en particulier :
Dans l'ombre de ces rivalités impérialistes mondiales, on assiste à une extension et à une intensification d'autres types de conflit qui sont également liés à la lutte entre les principales puissances, mais d'une manière encore plus chaotique. De nombreuses puissances régionales jouent de plus en plus leur propre jeu, tant en ce qui concerne la guerre en Ukraine que les conflits dans leur propre région. Ainsi, la Turquie, membre de l'OTAN, agit comme un "intermédiaire" pour le compte de la Russie de Poutine sur la question de l'approvisionnement en céréales, tout en fournissant à l'Ukraine des drones militaires et en s'opposant à la Russie dans la "guerre civile" libyenne ; l'Arabie saoudite a défié les États-Unis en refusant d'augmenter ses livraisons de pétrole et donc de faire baisser les prix mondiaux du pétrole ; l'Inde a refusé de se conformer aux sanctions économiques dirigées par les États-Unis contre la Russie. Pendant ce temps, la guerre en Syrie, dont les grands médias n'ont pratiquement pas parlé depuis l'invasion de l'Ukraine, a continué à faire des ravages, la Turquie, l'Iran et Israël étant plus ou moins directement impliqués dans le massacre. Le Yémen a été un champ de bataille sanglant entre l'Iran et l'Arabie saoudite ; l'accession d'un gouvernement d'extrême droite en Israël jette de l'huile sur le feu du conflit avec l'OLP, le Hamas et l'Iran. À la suite d'un nouveau sommet USA-Afrique, Washington a annoncé une série de mesures économiques visant explicitement à contrer l'implication croissante de la Russie et de la Chine sur le continent, qui continue de souffrir de l'impact de la guerre en Ukraine sur les approvisionnements alimentaires et de toute une mosaïque de guerres et de tensions régionales (Ethiopie-Tigré, Soudan, Libye, Rwanda-Congo, etc.) qui offrent des ouvertures à tous les vautours impérialistes régionaux et mondiaux. En Extrême-Orient, la Corée du Nord, qui est l'un des rares pays à fournir directement des armes à la Russie, agite son sabre face à la Corée du Sud (notamment par de nouveaux tirs de missiles, qui sont aussi une provocation à l'égard du Japon). Et derrière la Corée du Nord se trouve la Chine, qui réagit à l'encerclement croissant des États-Unis.
Un autre objectif de guerre des États-Unis en Ukraine, en nette rupture avec les efforts de Trump pour saper l'alliance de l'OTAN, a été de freiner les ambitions indépendantes de leurs "alliés" européens, en les forçant à se conformer aux sanctions américaines contre la Russie et à continuer d'armer l'Ukraine. Cette politique de rapprochement de l'alliance de l'OTAN a connu un certain succès, la Grande-Bretagne étant le soutien le plus enthousiaste de l'effort de guerre de l'Ukraine. Cependant, la reconstitution d'un véritable bloc contrôlé par les États-Unis est encore très éloignée. La France et l'Allemagne - cette dernière ayant le plus à perdre de l'abandon de son "Ostpolitik" traditionnelle, étant donné sa dépendance à l'égard des approvisionnements énergétiques russes - restent incohérentes concernant la livraison des armes demandées par Kiev et ont persisté dans leurs propres "initiatives" diplomatiques à l'égard de la Russie et de la Chine. De son côté, la Chine a adopté une attitude très prudente à l'égard de la guerre en Ukraine, dévoilant récemment son propre "plan de paix" et s'abstenant de fournir à Moscou "l'aide létale" dont elle a si désespérément besoin.
L'ensemble des faits - même en laissant de côté la question de la mobilisation du prolétariat dans les pays centraux que cela exigerait - confirme donc le point de vue selon lequel nous ne nous dirigeons pas vers la formation de blocs impérialistes stables. Mais cela ne diminue en rien le danger d'escalades militaires incontrôlées, y compris le recours aux armes nucléaires. Depuis que George Bush père a annoncé l'avènement d'un "nouvel ordre mondial" après la disparition de l'URSS, les tentatives des États-Unis d'imposer cet "ordre" en ont fait la force la plus puissante pour accroître le désordre et l'instabilité dans le monde. Cette dynamique a été clairement illustrée par le chaos cauchemardesque qui continue de régner en Afghanistan et en Irak à la suite des invasions américaines de ces pays, mais le même processus est également à l'œuvre dans le conflit ukrainien. Acculer la Russie contre le mur comporte donc le risque d'une réaction désespérée du régime de Moscou, y compris le recours à l'arme nucléaire ; à l'inverse, si le régime s'effondre, cela pourrait déclencher la désintégration de la Russie elle-même, créant ainsi une nouvelle zone de chaos aux conséquences les plus imprévisibles. L'irrationalité de la guerre dans la décadence du capitalisme se mesure non seulement à ses coûts économiques gigantesques, qui dépassent de loin toutes les possibilités de profits ou de reconstructions à court terme, mais aussi à l'effondrement brutal des objectifs militaro-stratégiques qui, dans la période de décadence capitaliste, ont de plus en plus supplanté la rationalité économique de la guerre.
Au lendemain de la première guerre du Golfe, dans notre texte d'orientation "Militarisme et décomposition [7]" (Revue Internationale 64, premier trimestre 1991), nous avions prédit le scénario suivant pour les relations impérialistes dans la phase de décomposition :
Comme l'a montré la suite des invasions de l'Afghanistan et de l'Irak au début des années 2000, le recours croissant des États-Unis à leur puissance militaire a clairement montré que, loin de réaliser ce minimum d'ordre, "la politique impérialiste des États-Unis est devenue un des principaux facteurs de l'instabilité du monde" (Résolution sur la situation internationale [8], 17e Congrès du CCI, (Revue Internationale 130, troisième trimestre 2007), et les résultats de l'offensive des États-Unis contre la Russie ont rendu encore plus évident le fait que le "gendarme du monde" est devenu le principal facteur d'intensification du chaos à l'échelle de la planète.
La guerre en Ukraine est un nouveau coup porté à une économie capitaliste déjà affaiblie et minée par ses contradictions internes et par les convulsions résultant de sa décomposition. L'économie capitaliste était alors déjà en plein ralentissement, marqué par le développement de l'inflation, des pressions croissantes sur les monnaies des grandes puissances et une instabilité financière grandissante (reflétée par l'éclatement des bulles immobilières en Chine ainsi que des cryptomonnaies et de la tech). La guerre aggrave désormais puissamment la crise économique à tous les niveaux.
La guerre signifie l'anéantissement économique de l'Ukraine, l'affaiblissement sévère de l'économie russe par le coût immense de la guerre et les effets des sanctions imposées par les puissances occidentales. Ses ondes de choc se font sentir dans le monde entier, alimentant la crise alimentaire et les famines par la flambée des prix des produits de première nécessité et par les pénuries de céréales.
La conséquence la plus tangible de la guerre à travers le monde est l'explosion des dépenses militaires, qui ont dépassé les 2000 milliards de dollars. Tous les États du monde sont pris dans la spirale du réarmement. Plus que jamais, les économies sont soumises aux besoins de la guerre, augmentant la part de la richesse nationale consacrée à la production d'instruments de destruction. Le cancer du militarisme signifie la stérilisation du capital et constitue une charge écrasante pour les échanges commerciaux et l'économie nationale, conduisant à l'exigence de sacrifices de plus en plus grands de la part des exploités.
Dans le même temps, les convulsions financières les plus graves depuis la crise de 2008, nées d'une série de faillites bancaires aux États-Unis (dont celle de la 16e banque américaine) puis du Crédit suisse (2e banque du pays), se propagent à l'échelle internationale, tandis que l'intervention massive des banques centrales américaine et suisse n'a pas réussi à écarter le risque de contagion à d'autres pays d'Europe et à d'autres secteurs à risque, ni à empêcher que ces faillites ne se transforment en une crise "systémique" du crédit.
Contrairement à 2008, où la faillite des grandes banques avait été causée par leur exposition aux prêts hypothécaires à risque, cette fois-ci, les banques sont surtout fragilisées par leurs investissements à long terme dans des obligations d'État qui, avec la hausse soudaine des taux d'intérêt pour lutter contre l'inflation, perdent de leur valeur. L'instabilité financière actuelle, même si elle n'est pas (encore) aussi dramatique qu'en 2008, s'approche du cœur du système financier, car le recours à la dette publique - et en particulier au Trésor américain, au centre de ce système - a toujours été considéré comme le refuge le plus sûr.
En tout état de cause, les crises financières, quelles que soient leurs dynamiques internes et leurs causes immédiates, sont toujours, en dernière analyse, une manifestation de la crise de surproduction qui a resurgi en 1967 et qui a été encore aggravée par des facteurs liés à la décomposition du capitalisme.
La guerre révèle surtout le triomphe du chacun pour soi et l'échec, voire la fin, de toute "gouvernance mondiale" au niveau de la coordination des économies, de la réponse aux problèmes climatiques, etc. Cette tendance au chacun pour soi dans les relations entre États s'est progressivement accentuée depuis la crise de 2008, et la guerre en Ukraine a mis fin à de nombreuses tendances économiques, décrites sous le terme de "globalisation", qui se poursuivaient depuis les années 1990.
Non seulement la capacité des principales puissances capitalistes à coopérer pour contenir l'impact de la crise économique a plus ou moins disparu, mais face à la détérioration de leur économie et à l'aggravation de la crise mondiale, et afin de préserver leur position de première puissance mondiale, les États-Unis visent de plus en plus délibérément à affaiblir leurs concurrents. Il s'agit là d'une rupture ouverte avec une grande partie des règles adoptées par les États depuis la crise de 1929. Elle ouvre la voie à une terra incognita de plus en plus dominée par le chaos et l'imprévisible.
Les États-Unis, convaincus que la préservation de leur leadership face à la montée en puissance de la Chine dépend en grande partie de la puissance de leur économie, que la guerre a placée en position de force sur le plan politique et militaire, sont également à l'offensive contre leurs rivaux sur le plan économique. Cette offensive s'opère dans plusieurs directions. Les États-Unis sont les grands gagnants de la "guerre du gaz" lancée contre la Russie au détriment des États européens qui ont été contraints de mettre fin aux importations de gaz russe. Ayant atteint l'autosuffisance en pétrole et en gaz grâce à une politique énergétique de long terme initiée sous Obama, cette guerre a confirmé la suprématie américaine dans la sphère stratégique de l'énergie. Elle a mis ses rivaux sur la défensive à ce niveau : L'Europe a dû accepter sa dépendance au gaz naturel liquéfié américain ; la Chine, très dépendante des importations d'hydrocarbures, a été fragilisée par le fait que les États-Unis sont désormais en mesure de contrôler les routes d'approvisionnement de la Chine. Les États-Unis disposent désormais d'une capacité de pression sans précédent sur le reste du monde à ce niveau.
Profitant du rôle central du dollar dans l'économie mondiale, du fait d'être la première puissance économique mondiale, les différentes initiatives monétaires, financières et industrielles (des plans de relance économique de Trump aux subventions massives de Biden aux produits "made in USA", en passant par l'Inflation Reduction Act, etc.) ont augmenté la "résilience" de l'économie américaine, ce qui attire l'investissement de capitaux et les relocalisations industrielles vers le territoire américain. Les États-Unis limitent l'impact du ralentissement mondial actuel sur leur économie et repoussent les pires effets de l'inflation et de la récession sur le reste du monde.
Par ailleurs, afin de garantir leur avantage technologique décisif, les États-Unis visent également à assurer la relocalisation aux États-Unis ou le contrôle international de technologies stratégiques (semi-conducteurs) dont ils entendent exclure la Chine, tout en menaçant de sanctions tout rival à leur monopole.
La volonté des États-Unis de préserver leur puissance économique a pour conséquence d'affaiblir le système capitaliste dans son ensemble. L'exclusion de la Russie du commerce international, l'offensive contre la Chine et le découplage de leurs deux économies, bref la volonté affichée des États-Unis de reconfigurer les relations économiques mondiales à leur avantage, marque un tournant : les États-Unis se révèlent être un facteur de déstabilisation du capitalisme mondial et d'extension du chaos sur le plan économique.
L'Europe a été particulièrement touchée par la guerre qui l'a privée de sa principale force : sa stabilité. Les capitales européennes souffrent d'une déstabilisation sans précédent de leur "modèle économique" et courent un risque réel de désindustrialisation et de délocalisation vers les zones américaines ou asiatiques sous les coups de boutoir de la "guerre du gaz" et du protectionnisme américain.
L'Allemagne en particulier est un concentré explosif de toutes les contradictions de cette situation inédite. La fin des approvisionnements en gaz russe place l'Allemagne dans une situation de fragilité économique et stratégique, menaçant sa compétitivité et l'ensemble de son industrie. La fin du multilatéralisme, dont le capital allemand bénéficiait plus que toute autre nation (lui épargnant aussi le poids des dépenses militaires), affecte plus directement sa puissance économique, dépendante des exportations. Elle risque également de devenir dépendante des États-Unis pour son approvisionnement énergétique, alors que ces derniers poussent leurs "alliés" à se joindre à la guerre économique/stratégique contre la Chine et à renoncer à leurs marchés chinois. Parce qu'il s'agit d'un débouché vital pour les capitaux allemands, l'Allemagne se trouve confrontée à un énorme dilemme, partagé par d'autres puissances européennes, à un moment où l'UE est elle-même menacée par la tendance de ses États membres à faire passer leurs intérêts nationaux avant ceux de l'Union.
Quant à la Chine, alors qu'elle était présentée il y a deux ans comme la grande gagnante de la crise Covid, elle est l'une des expressions les plus caractéristiques de l'effet "tourbillon". Déjà victime d'un ralentissement économique, elle est aujourd'hui confrontée à de fortes turbulences.
Depuis la fin de l'année 2019, la pandémie, les lock-down à répétition et le tsunami d'infections qui ont suivi l'abandon de la politique du "Zéro Covid" continuent de paralyser l'économie chinoise.
La Chine est prise dans la dynamique mondiale de la crise, avec son système financier menacé par l'éclatement de la bulle immobilière. Le déclin de son partenaire russe et la rupture des "routes de la soie" vers l'Europe par des conflits armés ou le chaos ambiant causent des dommages considérables. La puissante pression des États-Unis accroît encore ses difficultés économiques. Et face à ses problèmes économiques, sanitaires, écologiques et sociaux, la faiblesse congénitale de sa structure étatique stalinienne constitue un handicap majeur.
Loin de pouvoir jouer le rôle de locomotive de l'économie mondiale, la Chine est une bombe à retardement dont la déstabilisation aurait des conséquences imprévisibles pour le capitalisme mondial.
Les principales zones de l'économie mondiale sont déjà en récession ou sur le point de s'y enfoncer. Cependant, la gravité de "la crise qui se développe depuis des décennies et qui est appelée à devenir la plus grave de toute la période de décadence, dont l'importance historique dépassera même la plus grande crise de cette époque, celle qui a commencé en 1929"[2] ne se limite pas à l'ampleur de cette récession. La gravité historique de la crise actuelle marque un point avancé dans le processus de "désintégration interne" du capitalisme mondial, annoncé par l'Internationale communiste en 1919, et qui découle du contexte général de la phase terminale de la décadence, dont les principales tendances sont :
Nous assistons à la coïncidence des différentes expressions de la crise économique, et surtout à leur interaction dans la dynamique de son développement : ainsi, l'inflation élevée nécessite la hausse des taux d'intérêt ; celle-ci provoque à son tour la récession, elle-même source de la crise financière, qui conduit à de nouvelles injections de liquidités, donc à encore plus d'endettement, déjà astronomique, et qui est un facteur supplémentaire d'inflation..... Tout cela démontre la faillite de ce système et son incapacité à offrir une perspective à l'humanité.
L'économie mondiale se dirige vers la stagflation, une situation marquée par l'impact de la surproduction et le déclenchement de l'inflation du fait de la croissance des dépenses improductives (principalement les dépenses d'armement mais aussi le coût exorbitant des ravages de la décomposition) et du recours à la planche à billets qui alimente encore plus la dette. Dans un contexte de chaos croissant et d'accélérations imprévues, la bourgeoisie ne fait pas que révéler son impuissance : tout ce qu'elle fait tend à aggraver la situation.
Pour le prolétariat, la poussée de l'inflation et le refus de la bourgeoisie d'aggraver la "spirale salaires-prix" réduisent drastiquement le pouvoir d'achat. À cela s'ajoutent les licenciements massifs, les coupes sombres dans les budgets sociaux, les attaques contre les retraites, qui augurent d'un avenir de pauvreté, comme c'est déjà le cas dans les pays de la périphérie. Pour des couches de plus en plus larges du prolétariat des pays centraux, il sera de plus en plus difficile de se loger, de se chauffer, de se nourrir ou de bénéficier de l'aide sociale.
La bourgeoisie est confrontée à une pénurie massive de main-d'œuvre dans un certain nombre de secteurs. Ce phénomène, dont l'ampleur et l'impact sur la production sont inédits, apparaît comme la cristallisation d'un ensemble de facteurs qui conjuguent les contradictions internes du capitalisme et les effets de sa décomposition. Il est à la fois le produit de l'anarchie du capitalisme qui génère à la fois des surcapacités - le chômage - et des pénuries de main d'œuvre. Les autres facteurs de ce phénomène sont la mondialisation et la fragmentation croissante du marché mondial qui entravent la disponibilité internationale de la force de travail ; les facteurs démographiques tels que la baisse des taux de natalité et le vieillissement des populations qui limitent le nombre de travailleurs disponibles pour l'exploitation, l'absence relative d'une main d'œuvre suffisamment qualifiée, malgré les politiques d'immigration sélective mises en œuvre par de nombreux États. À cela s'ajoute la fuite des salariés des secteurs où les conditions de travail sont devenues insupportables.
La guerre en Ukraine est aussi une démonstration éclatante de la façon dont la guerre peut accélérer encore la crise écologique qui s'est accumulée tout au long de la période de décadence, mais qui avait déjà atteint de nouveaux niveaux dans les premières décennies de la phase terminale du capitalisme. La dévastation des bâtiments, des infrastructures, des technologies et d'autres ressources constitue un énorme gaspillage d'énergie et leur reconstruction générera encore plus d'émissions de carbone. L'utilisation inconsidérée d'armes hautement destructrices entraîne la pollution du sol, de l'eau et de l'air, avec la menace toujours présente que toute la région puisse redevenir une source de radiations atomiques, que ce soit à la suite du bombardement de centrales nucléaires ou de l'utilisation délibérée d'armes nucléaires. Mais la guerre a également un impact écologique au niveau mondial, car elle a rendu encore plus difficile la réalisation des objectifs mondiaux de limitation des émissions, chaque pays se préoccupant davantage de sa "sécurité énergétique", ce qui signifie généralement une dépendance accrue à l'égard des combustibles fossiles.
De même que la crise écologique est un facteur de "l'effet tourbillon", elle génère aussi ses propres "boucles de rétroaction" qui accélèrent déjà le processus de réchauffement de la planète. Ainsi, la fonte des calottes polaires ne contient pas seulement les dangers inhérents à l'élévation du niveau des mers, mais devient elle-même un facteur d'augmentation de la température globale puisque la perte de glace implique une capacité réduite à renvoyer l'énergie solaire dans l'atmosphère. De même, la fonte du permafrost en Sibérie libérera une énorme réserve de méthane, un puissant gaz à effet de serre. L'aggravation et la combinaison des effets du réchauffement climatique (inondations, incendies, sécheresse, érosion des sols, etc.) rendent déjà inhabitables de plus en plus de régions de la planète, exacerbant encore le problème mondial des réfugiés déjà alimenté par la persistance et l'extension des conflits impérialistes.
Comme l'ont expliqué Marx et Luxemburg, la quête incessante de marchés et de matières premières a poussé le capitalisme à envahir et à occuper la planète entière, en détruisant les zones "sauvages" restantes ou en les soumettant à la loi du profit. Ce processus est inséparable de la génération de maladies zoonotiques telles que le Covid et jette ainsi les bases de futures pandémies.
La classe dirigeante est de plus en plus consciente des dangers que représente la crise écologique, d'autant plus que tout cela a un coût économique énorme, mais les récentes conférences sur l'environnement ont confirmé l'incapacité fondamentale de la classe dirigeante à faire face à la situation, étant donné que le capitalisme ne peut exister sans la concurrence entre les États-nations et du fait des exigences de la "croissance". Une partie de la bourgeoisie, comme une aile importante du Parti républicain aux États-Unis, dont l'idéologie est alimentée par la profonde irrationalité typique de la phase finale du capitalisme, persiste à nier la science du climat, mais comme le montrent les rapports du WEF et de l'ONU, les factions les plus intelligentes sont bien conscientes de la gravité de la situation. Mais les solutions qu'elles proposent ne peuvent jamais aller à la racine de la question et reposent en fait sur des solutions techniques qui sont tout aussi toxiques que la technologie existante (comme dans le cas des véhicules électriques "propres" dont les batteries au lithium sont basées sur de vastes projets miniers très polluants) ou impliquent de nouvelles attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière. Ainsi, l'idée d'une économie "post-croissance" dans laquelle un État "bienveillant" et "réellement démocratique" préside à tous les rapports fondamentaux du capitalisme (travail salarié, production généralisée de marchandises) est non seulement une absurdité logique - puisque ce sont ces mêmes rapports qui sous-tendent la nécessité d'une accumulation sans fin - mais impliquerait également des mesures d'austérité féroces, justifiées par le slogan "consommez moins". Et tandis que l'aile la plus radicale des mouvements "verts" (Fridays for Future, Extinction Rebellion, etc.) critique de plus en plus le "bla-bla" des conférences gouvernementales sur l'environnement, leurs appels à l'action directe des "citoyens" concernés ne peuvent qu'occulter la nécessité pour les travailleurs de combattre ce système sur leur propre terrain de classe et de reconnaître qu'un véritable "changement de système" ne peut survenir que par le biais de la révolution prolétarienne. Alors que les catastrophes écologiques se succèdent de plus en plus rapidement, la bourgeoisie ne manquera pas d'utiliser les formes de protestation comme de fausses alternatives à la lutte des classes, qui seule peut développer la perspective d'une relation radicalement nouvelle entre l'humanité et son environnement naturel.
En 1990, les Thèses sur la décomposition soulignaient la tendance croissante de la classe dirigeante à perdre le contrôle de son jeu politique. La montée du populisme, huilée par l'absence totale de perspective offerte par le capitalisme et le développement du chacun pour soi au niveau international, est probablement l'expression la plus claire de cette perte de contrôle, et cette tendance s'est poursuivie malgré les contre-mouvements d'autres factions plus "responsables" de la bourgeoisie (par exemple le remplacement de Trump, et la mise au rancart rapide de Truss au Royaume-Uni). Aux États-Unis, Trump prépare toujours une nouvelle candidature présidentielle qui, en cas de succès, compromettrait sérieusement les orientations actuelles du gouvernement américain en matière de politique étrangère ; en Grande-Bretagne, le pays classique du gouvernement parlementaire stable, nous avons assisté à un train de quatre premiers ministres conservateurs successifs, exprimant de profondes divisions au sein du parti conservateur dans son ensemble, et encore une fois principalement poussés par les forces populistes qui ont poussé le pays dans le fiasco du Brexit ; loin des centres historiques du système, des démagogues nationalistes comme Erdogan et Modi continuent d'agir comme des francs-tireurs empêchant la formation d'une alliance solide derrière les États-Unis dans leur conflit avec la Russie. En Israël, Netanyahou s'est également relevé de ce qui semblait être sa tombe politique, soutenu par des forces ultrareligieuses et ouvertement annexionnistes, et ses efforts pour subordonner la Cour suprême à son gouvernement ont provoqué un vaste mouvement de protestation, entièrement dominé par des appels à la défense de la "démocratie".
L'assaut du Capitole par les partisans de Trump, le 6 janvier, a mis en évidence le fait que les divisions au sein de la classe dirigeante, même dans le pays le plus puissant de la planète, sont de plus en plus profondes et risquent de dégénérer en affrontements violents, voire en guerres civiles. L'élection de Lula au Brésil a vu les forces bolsonaristes tenter leur propre version du 6 janvier, et en Russie, l'opposition à Poutine au sein de la classe dirigeante est de plus en plus évidente, notamment de la part de groupes ultranationalistes qui ne sont pas satisfaits du déroulement de l'actuelle "opération militaire spéciale" en Ukraine. Les rumeurs de coups d'État militaires abondent ; et bien que Poutine lui-même s'adapte actuellement à la pression de la droite en menaçant constamment d'intensifier la "guerre avec l'Occident", le remplacement de Poutine par une bande rivale serait tout sauf un processus pacifique. Enfin, en Chine, les divisions au sein de la bourgeoisie deviennent également plus manifestes, notamment entre la faction autour de Xi Jinping, partisane d'un renforcement du contrôle de l'État central sur l'ensemble de l'économie, et des rivaux plus attachés aux possibilités de développement du capital privé et des investissements étrangers. Alors que le règne de la faction Xi semblait inattaquable lors du Congrès du Parti d'octobre 2022, sa gestion désastreuse de la crise du Covid, l'aggravation de la crise économique et les graves dilemmes créés par la guerre en Ukraine ont révélé les faiblesses réelles de la classe dirigeante chinoise, alourdies par un appareil stalinien rigide qui n'a pas les moyens de s'adapter aux grands problèmes sociaux et économiques.
Cependant, ces divisions ne mettent pas fin à la capacité de la classe dirigeante de retourner les effets de la décomposition contre la classe ouvrière, ou, face à la montée de la lutte des classes, de mettre temporairement de côté ses divisions pour affronter son ennemi mortel. Et même lorsque la bourgeoisie est incapable de contrôler ses divisions internes, la classe ouvrière est en permanence menacée par le danger d'être mobilisée derrière les factions rivales de son ennemi de classe.
La reprise de la combativité ouvrière dans un certain nombre de pays est un événement historique majeur qui ne résulte pas seulement de circonstances locales et ne peut s'expliquer par des conditions purement nationales.
À l'origine de cette résurgence, les luttes qui se déroulent en Grande-Bretagne depuis l'été 2022 ont une signification qui dépasse le seul contexte britannique ; la réaction des travailleurs en Grande-Bretagne éclaire celles qui se déroulent ailleurs et leur confère une signification nouvelle et particulière dans la situation. Le fait que les luttes actuelles aient été initiées par une fraction du prolétariat qui a le plus souffert du recul général de la lutte de classe depuis la fin des années 80 est profondément significatif : de même que la défaite en Grande-Bretagne en 1985 annonçait le recul général de la fin des années 80, le retour des grèves et de la combativité ouvrière en Grande-Bretagne révèle l'existence d'un courant profond au sein du prolétariat du monde entier. Face à l'aggravation de la crise économique mondiale, la classe ouvrière commence à développer sa réponse à la détérioration inexorable des conditions de vie et de travail dans un même mouvement international. Et cette analyse est valable aussi pour ce qui concerne les mobilisations massives pendant trois mois de la classe ouvrière en France face à l'attaque du gouvernement contre les retraites. Depuis plusieurs décennies, les travailleurs de ce pays ont été parmi les plus combatifs au monde mais leurs mobilisations du début 2023 ne constituent pas une simple continuation des importantes luttes de la période précédente ; l'ampleur de ces mobilisations s'explique aussi, et fondamentalement, par le fait qu'elles sont partie prenante d'une combativité qui anime le prolétariat de nombreux pays.
Les luttes ouvrières actuelles en Europe confirment que la classe ouvrière n'a pas été vaincue et conserve son potentiel. Le fait que les syndicats contrôlent ces mouvements sans être contestés ne doit pas minimiser ou relativiser leur importance. Au contraire, l'attitude de la classe dirigeante, qui s'est préparée depuis longtemps à la perspective d'un renouveau des luttes ouvrières, témoigne de leur potentiel : les syndicats ont été prêts à l'avance à adopter une position "combative" et à se mettre à la tête du mouvement pour jouer pleinement leur rôle de gardiens de l'ordre capitaliste.
Portés par une nouvelle génération de travailleurs, l'ampleur et la simultanéité de ces mouvements témoignent d'un véritable changement d'état d'esprit dans la classe et rompent avec la passivité et la désorientation qui ont prévalu de la fin des années 80 jusqu'à aujourd'hui.
Face à l'épreuve de la guerre, il n'était pas possible d'attendre une réponse directe de la classe ouvrière. L'histoire montre que la classe ouvrière ne se mobilise pas directement contre la guerre mais contre ses effets sur la vie à l'arrière. La rareté des mobilisations pacifistes organisées par la bourgeoisie ne signifie pas que le prolétariat adhère à la guerre, mais elle montre l'efficacité de la campagne pour "la défense de l'Ukraine contre l'agresseur russe". Cependant, il ne s'agit pas seulement d'une non-adhésion passive. Non seulement, la classe ouvrière des pays centraux n'est toujours pas prête à accepter le sacrifice suprême de la mort, mais rejette également le sacrifice des conditions de vie et de travail exigé par la guerre.
Les luttes actuelles sont précisément la réponse des travailleurs à ce niveau ; elles sont la seule réponse possible et contiennent les prémisses de l'avenir, mais en même temps elles montrent que la classe ouvrière n'est pas encore capable de faire le lien entre la guerre et la dégradation de ses conditions.
Le CCI a toujours insisté sur le fait que, malgré les coups portés à la conscience de classe, malgré son reflux au cours des dernières décennies :
Jusqu'à présent, les expressions de combativité qui sont apparues semblent avoir eu "très peu d'écho dans le reste de la classe : le phénomène des luttes dans un pays "répondant" à des mouvements ailleurs semble être presque inexistant. Pour la classe en général, la nature fragmentée et sans lien des luttes ne fait pas grand-chose, du moins en apparence, pour renforcer ou plutôt restaurer la confiance en soi du prolétariat, sa conscience d'être une force distincte dans la société, une classe internationale ayant le potentiel de défier l'ordre existant"[3].
Aujourd'hui, la combinaison d'un retour de la combativité ouvrière et de l'aggravation de la crise économique mondiale (par rapport à 1968 ou 2008) qui n'épargnera aucune partie du prolétariat et les frappera toutes simultanément, change objectivement les bases de la lutte des classes
L'approfondissement de la crise et l'intensification de l'économie de guerre ne peuvent que se poursuivre à l'échelle mondiale et partout cela ne peut que générer une combativité croissante. L'inflation jouera un rôle particulier dans ce développement de la combativité et de la conscience. En frappant tous les pays, toute la classe ouvrière, l'inflation pousse le prolétariat à la lutte. N'étant pas une attaque que la bourgeoisie peut préparer et éventuellement retirer, mais un produit du capitalisme, elle implique une lutte et une réflexion plus profonde.
La reprise des luttes confirme la position du CCI selon laquelle la crise reste en effet le meilleur allié du prolétariat :
"l'aggravation inexorable de la crise capitaliste constitue le stimulant essentiel de la lutte de classe et du développement de la conscience, la condition préalable à sa capacité de résister au poison distillé par la pourriture sociale. Car si les luttes partielles contre les effets de la décomposition n'ont pas de base pour l'unification de la classe, sa lutte contre les effets directs de la crise constitue néanmoins la base du développement de sa force et de son unité de classe". (Thèses sur la décomposition [6], Revue Internationale 107). Ce développement des luttes n'est pas un feu de paille mais possède un avenir. Il indique un processus de renaissance de la classe après des années de reflux, et contient le potentiel de récupération de l'identité de classe, de la classe reprenant conscience de ce qu'elle est, de la puissance qu'elle a quand elle entre en lutte.
Tout indique que ce mouvement de classe, né en Europe, peut durer longtemps et se répétera dans d'autres parties du monde. Une situation nouvelle s'ouvre pour la lutte des classes.
Face au danger de destruction contenu dans la décomposition du capitalisme, ces luttes montrent que la perspective historique reste totalement ouverte : "Ces premiers pas seront souvent hésitants et pleins de faiblesses, mais ils sont indispensables pour que la classe ouvrière puisse réaffirmer sa capacité historique à imposer sa perspective communiste. Ainsi, les deux pôles alternatifs de la perspective s'affronteront globalement : la destruction de l'humanité ou la révolution communiste, même si cette dernière alternative est encore très éloignée et se heurte à d'énormes obstacles".[4]
Bien que le contexte même de la décomposition représente un obstacle au développement des luttes et à la reprise de confiance du prolétariat, bien que la décomposition ait fait des progrès effrayants, bien que le temps ne soit plus de son côté, la classe a réussi à reprendre la lutte. La période récente a confirmé de manière frappante notre prédiction dans la Résolution sur la situation internationale du 24e Congrès international :
La lutte elle-même est la première victoire du prolétariat, révélatrice en particulier :
C'est la perte progressive de l'identité de classe qui a permis à la bourgeoisie de stériliser ou de récupérer les deux plus grands moments de lutte prolétarienne depuis les années 1980 (le mouvement contre le Contrat Première Embauche en France en 2006, et les Indignados en Espagne en 2011), parce que les protagonistes étaient privés de cette base cruciale pour le développement plus général de la conscience. Aujourd'hui, la tendance à la récupération de l'identité de classe et l'évolution de la maturation souterraine expriment le changement le plus important au niveau subjectif, révélant le potentiel pour le développement futur de la lutte prolétarienne. Parce qu'elle signifie la conscience de former une classe unie par des intérêts communs, opposés à ceux de la bourgeoisie, parce qu'elle signifie la "constitution du prolétariat en tant que classe" (Manifeste), l'identité de classe est une partie inséparable de la conscience de classe, pour l'affirmation de l'être révolutionnaire conscient du prolétariat. Sans elle, il n'y a pas de possibilité pour la classe de se rattacher à son histoire pour tirer les leçons des combats passés et s'engager ainsi dans ses luttes présentes et futures. L'identité et la conscience de classe ne peuvent être renforcées que par le développement de la lutte autonome de la classe sur son propre terrain.
Le réveil de la combativité de classe et la maturation souterraine de la conscience exigent que les syndicats, ces organes étatiques spécialisés dans l'encadrement des luttes ouvrières, et les organisations politiques gauchistes, faux amis bourgeois de la classe ouvrière, se placent en première ligne face à la lutte de classe.
L'efficacité actuelle du contrôle syndical repose sur les faiblesses qui découlent de la décomposition, faiblesses exploitées politiquement par la bourgeoisie, et du recul des consciences qui dure depuis quelques décennies et qui s'est traduit par le "retour en force des syndicats" et le renforcement de "l'idéologie réformiste sur les luttes de la période à venir, facilitant grandement le travail des syndicats" (Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est [9]).
En particulier, le poids de l'atomisation, le manque de perspective, la faiblesse de l'identité de classe, la perte des acquis et des leçons des confrontations avec les syndicats dans le passé sont à l'origine de l'influence extrêmement importante du corporatisme. Cette faiblesse permet aux syndicats de maintenir une influence puissante sur la classe.
Bien qu'ils ne soient pas encore menacés par une remise en cause de ce contrôle de la lutte, les syndicats ont été obligés de s'adapter aux luttes actuelles, pour mieux faire leur travail habituel de division, en utilisant un langage plus "combatif", plus "ouvrier", en se présentant comme les artisans de l'unité de la classe, pour mieux la saboter.
Parallèlement, les différentes organisations gauchistes (et la gauche en général) travaillent à l'intérieur et à l'extérieur des syndicats et leur apportent un soutien puissant. Défenseurs des mystifications anti-ouvrières les plus sophistiquées dans un habillage radical, ils ont aussi pour fonction de capter les minorités en quête de positions de classe.
La défense constante de la "démocratie" et des intérêts du "peuple" vise à dissimuler l'existence des antagonismes de classe, à alimenter le mensonge de l'État protecteur et à attaquer l'identité de la classe prolétarienne, en réduisant la classe ouvrière à une masse de citoyens ou à des "secteurs" d'activité séparés par des intérêts particuliers.
Face aux mouvements des classes non-exploiteuses ou de la petite bourgeoisie pulvérisée par la crise économique, le prolétariat doit se méfier des révoltes "populaires" ou des luttes interclassistes qui noient ses propres intérêts dans la somme indifférenciée des intérêts du "peuple". Il doit se placer résolument sur le terrain de la défense de ses propres revendications et de son autonomie de classe, condition du développement de sa force et de son combat.
Il doit également rejeter les pièges tendus par la bourgeoisie autour de luttes parcellaires (pour sauver l'environnement, contre l'oppression raciale, le féminisme, etc.) qui le détournent de son propre terrain de classe. L'une des armes les plus efficaces de la classe dominante est sa capacité à retourner les effets de la décomposition contre elle et à encourager les idéologies décomposées de la petite bourgeoisie. Sur le terrain de la décomposition, de l'irrationalité, du nihilisme et du "no-future", toutes sortes de courants idéologiques prolifèrent. Leur rôle central est de faire de chaque aspect répugnant du système capitaliste décadent un motif de lutte spécifique, pris en charge par différentes catégories de la population ou parfois par le "peuple", mais toujours séparé d'une véritable remise en cause du système dans son ensemble.
Toutes ces idéologies (écologistes, "wokisme", racialistes etc.) qui nient la lutte des classes, ou qui, comme celles qui prônent l'"intersectionnalité", mettent la lutte des classes sur le même plan que la lutte contre le racisme ou le machisme, représentent un danger pour la classe, en particulier pour la jeune génération de travailleurs sans expérience mais profondément révoltés par l'état de la société. À ce niveau, ces idéologies sont complétées par la panoplie des gauchistes et des modernistes ("communisateurs") dont le rôle est de stériliser les efforts du prolétariat pour développer la conscience de classe et d'éloigner les travailleurs de la lutte de classe.
Si la lutte des classes est par nature internationale, la classe ouvrière est en même temps une classe hétérogène qui doit forger son unité à travers sa lutte. Dans ce processus, c'est le prolétariat des pays centraux qui a la responsabilité d'ouvrir la porte de la révolution au prolétariat mondial.
Dans les pays comme la Chine, l'Inde, etc., même si la classe ouvrière s'est montrée très combative et malgré son importance sur le plan quantitatif, ces fractions du prolétariat, en raison de leur manque d'expérience historique, sont particulièrement vulnérables aux pièges idéologiques et aux mystifications de la classe dirigeante. Leurs luttes sont facilement réduites à l'impuissance ou détournées dans des impasses bourgeoises (appels à plus de démocratie, de liberté, d'égalité, etc.) ou encore complètement diluées dans des mouvements interclassistes dominés par d'autres couches sociales. Comme l'a montré le printemps arabe de 2011 : la lutte très réelle des travailleurs en Égypte a été rapidement diluée dans le "peuple", puis entraînée derrière les factions de la classe dirigeante sur le terrain bourgeois de "plus de démocratie". Ou encore, l'immense mouvement de contestation en Iran, où, en l'absence d'une perspective révolutionnaire claire défendue par les fractions les plus expérimentées du prolétariat mondial d'Europe occidentale, les nombreuses luttes ouvrières du pays ne peuvent qu'être noyées dans le mouvement populaire et détournées de leur terrain de classe derrière le slogan du droits des femmes.
Aux États-Unis, bien que marqué par des faiblesses liées au fait que la classe de ce pays n'a pas été directement confrontée à la contre-révolution et qu'elle ne possède pas une profonde tradition révolutionnaire, le prolétariat de la première puissance mondiale, malgré de nombreux obstacles générés par la décomposition dont les États-Unis sont devenus l'épicentre (le poids des divisions raciales et du populisme, toute l'atmosphère de quasi-guerre civile entre populistes et démocrates, l'impasse des mouvements travaillant sur un terrain bourgeois comme Black Lives Matter) montre la capacité à développer ses luttes (pendant la pandémie, lors du "Striketober" en 2021) sur son terrain de classe. Le prolétariat américain montre, dans une situation politique très difficile, qu'il commence à répondre aux effets de la crise économique.
La clé de l'avenir révolutionnaire du prolétariat reste entre les mains de sa fraction dans les pays centraux du capitalisme. Seul le prolétariat des vieux centres industriels d'Europe occidentale constitue le point de départ de la future révolution mondiale :
Face à l'affrontement croissant des deux pôles de l'alternative - destruction de l'humanité ou révolution communiste - les organisations révolutionnaires de la gauche communiste, et le CCI en particulier, ont un rôle irremplaçable à jouer dans le développement de la conscience de classe, et doivent consacrer leur énergie au travail permanent d'approfondissement théorique, à proposer une analyse claire de la situation mondiale, et à intervenir dans les luttes de notre classe pour défendre la nécessité de l'autonomie, de l'auto-organisation et de l'unification de la classe, et du développement de la perspective révolutionnaire.
Ce travail ne peut être réalisé que sur la base d'un patient travail de construction de l'organisation, jetant les bases du parti mondial de demain. Toutes ces tâches exigent une lutte militante contre toutes les influences de l'idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise dans le milieu de la gauche communiste et du CCI lui-même. Dans la conjoncture actuelle, les groupes de la gauche communiste sont confrontés au danger d'une véritable crise : à quelques exceptions près, ils ont été incapables de s'unir pour défendre l'internationalisme face à la guerre impérialiste en Ukraine et sont de plus en plus ouverts à la pénétration de l'opportunisme et du parasitisme. Une adhésion rigoureuse à la méthode marxiste et aux principes prolétariens constitue la seule réponse à ces dangers.
Mai 2023
[1] L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité [10]
[3] Le concept de cours historique dans le mouvement révolutionnaire [12]? Revue Internationale no 107 - 4e trimestre 2001
[4] L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité [10]
[6] Réponse à la CWO : sur la maturation souterraine de la conscience de classe [13] ; Revue Internationale 43
Le CCI a adopté en mai 1990 des thèses intitulées "La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste" qui présentaient notre analyse globale de la situation du monde au moment et à la suite de l'effondrement du bloc impérialiste de l'Est, fin 1989. L'idée centrale de ces thèses était, comme l'indique leur titre, que la décadence du mode de production capitaliste, qui avait débuté lors de la Première Guerre mondiale, était entrée dans une nouvelle phase de son évolution, celle dominée par la décomposition générale de la société. Lors de son 22e congrès, en 2017, par l'adoption d'un texte intitulé "Rapport sur la décomposition aujourd’hui (Mai 2017)", notre organisation avait estimé nécessaire de procéder à une actualisation du document de 1990, de "confronter les points essentiels des thèses avec la situation présente : dans quelle mesure les aspects mis en avant se sont vérifiés, voire amplifiés, ou bien ont été démentis ou bien doivent être complétés". Ce deuxième document, rédigé 27 ans après le premier, mettait en évidence que l'analyse adoptée en 1990 s'était amplement vérifiée. En même temps, ce texte de 2017 avait abordé des aspects de la situation mondiale qui ne figuraient pas dans celui de 1990 mais qui venaient compléter le tableau que celui-ci avait présenté et qui avaient pris une importance majeure : l'explosion des flux de réfugiés fuyant les guerres, la famine, les persécutions et aussi la montée du populisme xénophobe venant impacter de façon croissantes la vie politique de la classe dominante.
Aujourd'hui, le CCI estime nécessaire de procéder à une nouvelle actualisation des textes de 1990 et de 2017, non pas un quart de siècle après ce dernier, mais seulement 6 ans après et cela parce que, au cours de la dernière période, nous avons assisté à une accélération et une amplification spectaculaires des manifestations de cette décomposition générale de la société capitaliste.
Cette évolution catastrophique et accélérée de l'état du monde n'a évidemment pas échappé aux principaux dirigeants politiques et économiques de la planète. Dans le "Global Risks Report" (GRR) basé sur les analyses d'une multitude d'"experts" (1200 en 2022) et qui chaque année est présenté au forum de Davos (World Economic Forum - WEF), lequel réunit ces dirigeants, on peut lire :
"Les premières années de cette décennie ont annoncé une période particulièrement perturbée de l'histoire humaine. Le retour à une "nouvelle normalité" après la pandémie de COVID-19 a été rapidement affecté par l'éclatement de la guerre en Ukraine, inaugurant une nouvelle série de crises alimentaires et énergétiques - déclenchant des problèmes que des décennies de progrès avaient tenté de résoudre.
En ce début d'année 2023, le monde est confronté à une série de risques à la fois totalement nouveaux et sinistrement familiers. Nous avons assisté au retour des risques "anciens" - inflation, crises du coût de la vie, guerres commerciales, sorties de capitaux des marchés émergents, troubles sociaux généralisés, affrontements géopolitiques et spectre de la guerre nucléaire - que peu de chefs d'entreprise et de décideurs publics de cette génération ont connus. Ces phénomènes sont amplifiés par des évolutions relativement nouvelles dans le paysage mondial des risques, notamment des niveaux d'endettement insoutenables, une nouvelle ère de faible croissance, d'investissements mondiaux réduits et de démondialisation, un déclin du développement humain après des décennies de progrès, le développement rapide et sans contrainte de technologies à double usage (civil et militaire), et la pression croissante des impacts et des ambitions liés au changement climatique dans une fenêtre de transition vers un monde à +1,5°C qui ne cesse de se rétrécir. Tous ces éléments convergent pour façonner une décennie unique, incertaine et troublée." (Principales conclusions : quelques extraits)
En général, que ce soit dans les déclarations des gouvernements ou dans les grands médias, la classe dominante essaie d'atténuer les constats sur l'extrême gravité de la situation mondiale. Mais lorsqu'elle réunit les principaux dirigeants du monde, où elle se parle à elle-même, comme lors du Forum annuel de Davos, elle ne peut faire l'économie d'une certaine lucidité. Il est d'ailleurs significatif que les constats alarmants contenus dans ce rapport n'aient eu que très peu d'écho dans les grands médias dont la vocation fondamentale n'est pas d'informer honnêtement la population, et particulièrement les exploités, mais d'agir comme des agences de propagande destinées à leur faire accepter une situation qui devient de plus en plus catastrophique, de leur cacher la faillite historique complète du mode de production capitaliste.
En fait, les constats qui sont contenus dans le rapport présenté au Forum de Davos de janvier 2023 rejoignent en grande partie le texte adopté par le CCI en octobre 2022 intitulé "L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité". En réalité, ce n'est pas de quelques mois que l'analyse du CCI a précédé celle des "experts" les plus avisés de la classe dominante mais de plusieurs décennies puisque les constats qui sont établis dans notre document d'octobre 2022 ne sont qu'une confirmation saisissante des prévisions que nous avions déjà mises en avant à la fin des années 1980, notamment dans nos "thèses sur la décomposition". Que les communistes aient une certaine avance, et même une avance certaine, sur les "experts" bourgeois dans la prévision des grandes tendances catastrophiques qui travaillent le monde capitaliste n'est pas surprenant : la classe dominante ne peut, en règle générale, que masquer à elle-même et à la classe qu'elle exploite et qui seule peut apporter une solution aux contradictions qui minent la société, le prolétariat, une réalité fondamentale : pas plus que les modes de production qui l'ont précédé, le mode de production capitaliste n'est éternel. Comme les modes de production du passé, il est destiné à être remplacé, s'il ne détruit pas avant l'humanité, par un autre mode de production supérieur correspondant au développement des forces productives qu'il a permis à un moment de son histoire. Un mode de production qui abolira les rapports marchands qui sont au cœur de la crise historique du capitalisme, où il n'y aura plus de place pour une classe privilégiée vivant de l'exploitation des producteurs. C'est justement parce qu'elle ne peut envisager sa propre disparition que la classe bourgeoise est incapable, en règle générale, de porter un regard lucide sur les contradictions qui conduisent à sa perte la société qu'elle dirige.
Dans la postface de la 2e édition du Capital en allemand, Marx écrivait : "Le mouvement contradictoire de la société capitaliste se fait sentir au bourgeois pratique de la façon la plus frappante, par les vicissitudes de l'industrie moderne à travers son cycle périodique, dont le point culminant est la crise générale. Déjà nous apercevons le retour de ses prodromes; elle approche de nouveau; par l'universalité de son champ d'action et l'intensité de ses effets, elle va faire entrer la dialectique dans la tête même aux tripoteurs qui ont poussé comme champignons dans le nouveau Saint-Empire prusso-allemand."
Au moment-même où le CCI adoptait les thèses sur la décomposition annonçant l'entrée du capitalisme dans une nouvelle phase, la phase ultime, de sa décadence, marquée par une aggravation qualitative des contradictions de ce système et une décomposition générale de la société, le "bourgeois pratique", notamment en la personne du Président Bush senior, s'extasiait devant la nouvelle perspective glorieuse qu'inaugurait à ses yeux l'effondrement des régimes staliniens et du bloc "soviétique", une ère de "paix" et de "prospérité". Aujourd'hui, confronté au "mouvement contradictoire de la société capitaliste", sous la forme non d'une crise cyclique comme celles du 19e siècle mais d'une crise permanente et insoluble de son économie engendrant un dérèglement et un chaos croissant de la société, ce même "bourgeois pratique" est bien obligé de laisser entrer un peu de "dialectique" dans sa tête.
C'est pour cette raison que l'actualisation des thèses sur la décomposition va se baser amplement sur les analyses et les prévisions contenues dans le "Global Risks Report" de 2023 en même temps que sur notre texte d'octobre 2022 dont il constitue, à bien des égards, une confirmation. Une confirmation apportée par les instances les plus lucides de la classe dominante, en réalité un véritable aveu de la faillite historique de son système. L'utilisation des données et analyses fournies par la classe ennemie n'est pas une "innovation" du CCI. En fait, les révolutionnaires ne disposent pas, en général, des moyens pour collecter les données et statistiques que l'appareil étatique et administratif de la bourgeoisie récolte pour ses propres besoins de direction de la société. C'est en se basant en partie, évidemment avec un regard critique, sur ce type de données qu'Engels a donné de la chair à son étude sur "La Situation de la classe laborieuse en Angleterre". Et Marx, notamment dans le Capital, utilise souvent les "notes bleues" des enquêtes parlementaires britanniques. Concernant les analyses et prévisions produites par les "experts" de la bourgeoisie, il est nécessaire d'être encore plus critique que sur les données factuelles, surtout lorsqu'elles correspondent à une propagande destinée à "démontrer" que le capitalisme est le meilleur ou le seul système capable d'assurer aux humains progrès et bien-être. Cependant, lorsque ces analyses et prévisions soulignent l'impasse catastrophique dans laquelle se trouve ce système, ce qui ne peut correspondre évidemment pas à son apologie, il est utile et important de s'appuyer dessus pour étayer et renforcer nos propres analyses et prévisions.
Dans le texte adopté en octobre 2022, on peut lire :
"Les années 20 du XXIe siècle s’annoncent comme une des périodes parmi les plus convulsives de l’histoire et accumulent déjà des catastrophes et des souffrances indescriptibles. Elles ont commencé par la pandémie du Covid-19 (qui se poursuit encore) et une guerre au cœur de l’Europe, qui dure déjà depuis plus de 9 mois et dont personne ne peut prévoir l’issue. Le capitalisme est entré dans une phase de graves troubles sur tous les plans. Derrière cette accumulation et imbrication de convulsions se profile la menace de destruction de l’humanité. (…)
Avec l’irruption foudroyante de la pandémie de Covid, nous avons mis en évidence l’existence de quatre caractéristiques propres à la phase de décomposition :
L’année 2022 a été une illustration éclatante de ces quatre caractéristiques, à travers :
Or, l’agrégation et l’interaction de phénomènes destructeurs débouche sur un "effet tourbillon" qui concentre, catalyse et multiplie chacun de ses effets partiels en provoquant des ravages encore plus destructeurs. (…) cet "effet tourbillon" constitue un changement qualitatif dont les conséquences seront de plus en plus manifestes dans la période qui vient.
Dans ce cadre, il faut souligner le rôle moteur de la guerre en tant qu’action voulue et planifiée par les États capitalistes, devenant le facteur le plus puissant et grave de chaos et de destruction. En fait, la guerre en Ukraine a eu un effet multiplicateur des facteurs de barbarie et de destruction (…)
Dans ce contexte, il faut comprendre dans toute sa gravité l’expansion de la crise environnementale qui se hisse à des niveaux jamais vus auparavant :
Les constats effectués par les "experts" du WEF ne sont pas différents :
"La prochaine décennie sera caractérisée par des crises environnementales et sociétales, alimentées par des tendances géopolitiques et économiques sous-jacentes. La "crise du coût de la vie" est classée comme le risque mondial le plus grave pour les deux prochaines années, avec un pic à court terme. La "perte de biodiversité et l'effondrement des écosystèmes" est considérée comme l'un des risques mondiaux qui se détérioreront le plus rapidement au cours de la prochaine décennie, et les six risques environnementaux figurent parmi les dix principaux risques pour les dix prochaines années. Neuf risques figurent dans le classement des dix principaux risques à court et à long terme, notamment la "confrontation géoéconomique" et l'"érosion de la cohésion sociale et la polarisation sociétale", ainsi que deux nouveaux venus dans le classement : "Cybercriminalité et cyberinsécurité généralisées" et "Migration involontaire à grande échelle".
Les gouvernements et les banques centrales pourraient être confrontés à des pressions inflationnistes tenaces au cours des deux prochaines années, notamment en raison de la possibilité d'une guerre prolongée en Ukraine, de goulets d'étranglement persistants dus à une pandémie persistante et d'une guerre économique entraînant un découplage des chaînes d'approvisionnement. Les risques de dégradation des perspectives économiques sont également importants. Un déséquilibre entre les politiques monétaires et budgétaires augmentera la probabilité de chocs de liquidité, signalant un ralentissement économique plus prolongé et un surendettement à l'échelle mondiale. La poursuite d'une inflation induite par l'offre pourrait conduire à une stagflation, dont les conséquences socio-économiques pourraient être graves, compte tenu d'une interaction sans précédent avec des niveaux de dette publique historiquement élevés. La fragmentation de l'économie mondiale, les tensions géopolitiques et les restructurations plus difficiles pourraient contribuer à un surendettement généralisé au cours des dix prochaines années. (…)
La guerre économique devient la norme, avec des affrontements croissants entre les puissances mondiales et l'intervention des États sur les marchés au cours des deux prochaines années. Les politiques économiques seront utilisées de manière défensive, pour renforcer l'autosuffisance et la souveraineté face aux puissances rivales, mais elles seront aussi de plus en plus déployées de manière offensive pour limiter l'essor des autres. La militarisation géoéconomique intensive mettra en évidence les vulnérabilités sécuritaires posées par l'interdépendance commerciale, financière et technologique entre les économies mondialement intégrées, risquant ainsi d'entraîner une escalade du cycle de méfiance et de découplage.
Les répondants du GRPS s'attendent à ce que les confrontations interétatiques restent largement de nature économique au cours des 10 prochaines années. Cependant, la récente augmentation des dépenses militaires et la prolifération des nouvelles technologies à un plus grand nombre d'acteurs pourraient entraîner une course mondiale aux armements dans les technologies émergentes. Le paysage mondial des risques à plus long terme pourrait être défini par des conflits multi-domaines et des guerres asymétriques, avec le déploiement ciblé d'armes de nouvelle technologie à une échelle potentiellement plus destructrice que celle observée au cours des dernières décennies.
L'imbrication toujours plus grande des technologies dans le fonctionnement critique des sociétés expose les populations à des menaces intérieures directes, y compris celles qui cherchent à briser le fonctionnement de la société. Parallèlement à l'augmentation de la cybercriminalité, les tentatives visant à perturber les ressources et services technologiques essentiels deviendront plus courantes, avec des attaques prévues contre l'agriculture et l'eau, les systèmes financiers, la sécurité publique, les transports, l'énergie et les infrastructures de communication nationales, spatiales et sous-marines.
La destruction de la nature et le changement climatique sont intrinsèquement liés - une faillite dans un domaine se répercutera en cascade sur l'autre. En l'absence de changements politiques ou d'investissements significatifs, l'interaction entre les effets du changement climatique, la perte de biodiversité, la sécurité alimentaire et la consommation de ressources naturelles accélérera l'effondrement des écosystèmes, menacera les approvisionnements alimentaires et les moyens de subsistance dans les économies vulnérables au climat, amplifiera les effets des catastrophes naturelles et limitera les progrès en matière d'atténuation du changement climatique.
Les crises aggravées élargissent leur impact sur les sociétés, frappent les moyens de subsistance d'une partie beaucoup plus large de la population et déstabilisent davantage d'économies dans le monde que les communautés traditionnellement vulnérables et les États fragiles. S'appuyant sur les risques les plus graves attendus en 2023 - notamment la "crise de l'approvisionnement énergétique", la "hausse de l'inflation" et la "crise de l'approvisionnement alimentaire" - une crise mondiale du coût de la vie se fait déjà sentir. (…)
Les troubles sociaux et l'instabilité politique qui en découlent ne seront pas limités aux marchés émergents, car les pressions économiques continuent de vider la tranche des revenus moyens. La frustration croissante des citoyens face aux pertes en matière de développement humain et au déclin de la mobilité sociale, ainsi que le fossé grandissant en matière de valeurs et d'égalité, constituent un défi existentiel pour les systèmes politiques du monde entier. L'élection de dirigeants moins centristes ainsi que la polarisation politique entre les superpuissances économiques au cours des deux prochaines années pourraient également réduire davantage l'espace pour la résolution collective des problèmes, fracturant les alliances et conduisant à une dynamique plus volatile.
Compte tenu de la réduction du financement du secteur public et des préoccupations sécuritaires concurrentes, notre capacité à absorber le prochain choc mondial s'amenuise. Au cours des dix prochaines années, moins de pays disposeront de la marge de manœuvre budgétaire nécessaire pour investir dans la croissance future, les technologies vertes, l'éducation, les soins et les systèmes de santé.
Les chocs concomitants, les risques profondément interconnectés et l'érosion de la résilience font naître le risque de polycrises - où des crises disparates interagissent de telle sorte que l'impact global dépasse de loin la somme de chaque partie. L'érosion de la coopération géopolitique aura des effets en chaîne sur le paysage mondial des risques à moyen terme, notamment en contribuant à une polycrise potentielle de risques environnementaux, géopolitiques et socio-économiques interdépendants liés à l'offre et à la demande de ressources naturelles. Le rapport décrit quatre futurs potentiels centrés sur les pénuries de nourriture, d'eau, de métaux et de minéraux, qui pourraient tous déclencher une crise humanitaire et écologique, allant des guerres de l'eau et des famines à la surexploitation continue des ressources écologiques et au ralentissement de l'atténuation et de l'adaptation au changement climatique." (Principales conclusions : quelques extraits)
"La "nouvelle normalité" mondiale est un retour aux fondamentaux - alimentation, énergie, sécurité - des problèmes que notre monde globalisé était censé être en mesure de résoudre. Ces risques sont amplifiés par le risque sanitaire et économique persistant d'une pandémie mondiale, par une guerre en Europe et des sanctions qui ont un impact sur une économie mondialement intégrée, ainsi que par l'escalade de la course à l'armement technologique soutenue par la concurrence industrielle et l'intervention renforcée des États. Les changements structurels à plus long terme de la dynamique géopolitique (…) coïncident avec une évolution plus rapide du paysage économique, ouvrant la voie à une ère de faible croissance, de faible investissement et de faible coopération et à un déclin potentiel du développement humain après des décennies de progrès." (1.1. Les crises actuelles, p.13)]
"La combinaison d'événements climatiques extrêmes et d'un approvisionnement limité pourrait transformer la crise actuelle du coût de la vie en un scénario catastrophique de faim et de détresse pour des millions de personnes dans les pays dépendants des importations ou transformer la crise énergétique en une crise humanitaire dans les marchés émergents les plus pauvres.
Selon les estimations, plus de 800 000 hectares de terres agricoles ont été détruits par les inondations au Pakistan,... Les sécheresses et les pénuries d'eau prévues pourraient entraîner une baisse des récoltes et la mort du bétail en Afrique de l'Est, en Afrique du Nord et en Afrique australe, exacerbant ainsi l'insécurité alimentaire.
Les "chocs graves ou la volatilité des prix des produits de base" constituent l'un des cinq risques les plus importants pour les deux prochaines années dans 47 pays interrogés dans le cadre de l'enquête d'opinion auprès des dirigeants (EOS) du Forum, tandis que les "crises graves d'approvisionnement en produits de base" constituent un risque plus localisé, en tant que préoccupation majeure dans 34 pays, notamment en Suisse, en Corée du Sud, à Singapour, au Chili et en Turquie. Les effets catastrophiques de la famine et des pertes de vies humaines peuvent également avoir des répercussions plus lointaines, puisque le risque de violence généralisée augmente et que les migrations involontaires se multiplient." (Crise du coût de la vie, p.15)
"Certains pays ne seront pas en mesure de contenir les chocs futurs, d'investir dans la croissance future et les technologies vertes ou de renforcer la résilience future de l'éducation, des soins de santé et des systèmes écologiques, les impacts étant exacerbés par les plus puissants et supportés de manière disproportionnée par les plus vulnérables." (Ralentissement économique, p.17)
"Face aux vulnérabilités mises en évidence par la pandémie puis la guerre, la politique économique, notamment dans les économies avancées, est de plus en plus orientée vers des objectifs géopolitiques. Les pays cherchent à construire une "autosuffisance", soutenue par des aides publiques, et à obtenir une "souveraineté" vis-à-vis des puissances rivales, (…)
Cela pourrait provoquer des résultats contraires à l'objectif visé, entraînant une baisse de la résilience et de la croissance de la productivité et marquant la fin d'une ère économique caractérisée par des capitaux, une main-d'œuvre, des matières premières et des biens moins chers et mondialisés.
Cette situation continuera probablement à affaiblir les alliances existantes, les nations se repliant sur elles-mêmes." (Confrontation géoéconomique, p.19)
"Aujourd'hui, les niveaux atmosphériques de dioxyde de carbone, de méthane et d'oxyde nitreux ont tous atteint des sommets. Les trajectoires d'émissions rendent très improbable la réalisation des ambitions mondiales visant à limiter le réchauffement à 1,5°C.
Les événements récents ont mis en évidence une divergence entre ce qui est scientifiquement nécessaire et ce qui est politiquement opportun.
Pourtant, les tensions géopolitiques et les pressions économiques ont déjà limité - et dans certains cas inversé - les progrès en matière d'atténuation du changement climatique, du moins à court terme. Par exemple, l'UE a dépensé au moins 50 milliards d'euros pour la création et l'extension d'infrastructures et d'approvisionnements en combustibles fossiles, et certains pays ont redémarré des centrales électriques au charbon.
La dure réalité de 600 millions de personnes en Afrique qui n'ont pas accès à l'électricité illustre l'incapacité à apporter le changement à ceux qui en ont besoin et l'attrait continu pour les solutions rapides basées sur les combustibles fossiles, malgré les risques que cela comporte.
Le changement climatique deviendra aussi de plus en plus un facteur clé de migration et certains indices montrent qu'il a déjà contribué à l'émergence de groupes terroristes et de conflits en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique." (Le hiatus de l'action climatique, p. 21)
On retrouve dans ce constat de l'état du monde d'aujourd'hui tous les éléments qui ont été cités dans notre texte d'octobre 2022, et souvent de façon plus détaillée. En particulier les quatre caractéristiques majeures de la situation présente :
sont bien présents dans le document du WEF, même si avec des mots et des articulations un peu différents et si l'impact politique de la décomposition sur les pays les plus avancés est abordé en des termes quelque peu "timides" : il ne faut pas fâcher les gouvernements et les forces politiques de ces pays en évoquant leurs politiques de plus en plus irrationnelles et chaotiques.
En particulier, le rapport du WEF souligne l'interaction croissante des effets de la décomposition que nous qualifions "d'effet tourbillon". Pour ce faire, il introduit le terme de "polycrise" employé déjà dans les années 1990 par Edgar Morin, un "philosophe" français ami de Castoriadis, le mentor du groupe Socialisme ou Barbarie. Les définitions de ce terme que reprend le rapport du WEF sont les suivantes :
"Un problème devient une crise lorsqu'il remet en cause notre capacité à faire face et menace ainsi notre identité. Dans la polycrise, les chocs sont disparates, mais ils interagissent de sorte que le tout est encore plus écrasant que la somme des parties.
Une autre explication de la polycrise serait la suivante : lorsque des crises multiples dans des systèmes mondiaux multiples s'enchevêtrent de manière causale de façon à dégrader considérablement les perspectives de l'humanité."
Cette "dégradation considérable des perspectives de l'humanité", on la trouve dans le rapport du WEF dans le chapitre intitulé "Global Risks 2033: Tomorrow’s Catastrophes" ["Risques mondiaux 2033 : les catastrophes de demain"], un titre qui est déjà significatif de la tonalité de ces perspectives. Certains des sous-titres sont également significatifs : "Écosystèmes naturels : le point de non-retour est dépassé", "Santé humaine : perma-pandémies et défis chroniques en matière de capacités", "Sécurité humaine : nouvelles armes, nouveaux conflits".
Plus concrètement, voici quelques exemples de la façon dont le rapport du WEF décline ces thèmes :
"La biodiversité au sein des écosystèmes et entre eux décline déjà plus rapidement qu'à tout autre moment de l'histoire de l'humanité.
Les interventions humaines ont eu un impact négatif sur un écosystème naturel mondial complexe et délicatement équilibré, déclenchant une chaîne de réactions. Au cours des dix prochaines années, l'interaction entre la perte de biodiversité, la pollution, la consommation de ressources naturelles, le changement climatique et les facteurs socio-économiques constituera un mélange dangereux. Étant donné que l'on estime que plus de la moitié de la production économique mondiale dépend modérément ou fortement de la nature, l'effondrement des écosystèmes aura des conséquences économiques et sociétales considérables. Parmi celles-ci, citons l'augmentation de l'apparition de maladies zoonotiques, la baisse du rendement et de la valeur nutritionnelle des récoltes, le stress hydrique croissant exacerbant des conflits potentiellement violents, la perte des moyens de subsistance dépendant des systèmes alimentaires et des services naturels tels que la pollinisation, ainsi que des inondations, une élévation du niveau de la mer et une érosion toujours plus dramatiques dues à la dégradation des systèmes naturels de protection contre les inondations tels que les prairies aquatiques et les mangroves côtières.
La destruction de la nature et le changement climatique sont intrinsèquement liés - un échec dans une sphère se répercutera en cascade dans l'autre, et l'atteinte du zéro net nécessitera des mesures d'atténuation pour les deux leviers. Si nous ne parvenons pas à limiter le réchauffement à +1,5°C, voire 2°C, l'impact continu des catastrophes naturelles et des changements de température et de précipitations deviendra la principale cause de perte de biodiversité, en termes de composition et de fonction.
Les dommages continus causés aux puits de carbone par la déforestation et le dégel du permafrost, par exemple, et le déclin de la productivité du stockage du carbone (sols et océan) pourraient transformer ces écosystèmes en sources "naturelles" d'émissions de carbone et de méthane. L'effondrement imminent des calottes glaciaires du Groenland et de l'Antarctique occidental pourrait contribuer à l'élévation du niveau de la mer et aux inondations côtières, tandis que le "dépérissement" des récifs coralliens des basses latitudes, qui sont les pépinières de la vie marine, aura certainement des répercussions sur l'approvisionnement en nourriture et sur les écosystèmes marins au sens large.
La pression sur la biodiversité sera probablement encore amplifiée par la poursuite de la déforestation à des fins agricoles, avec une demande associée de terres cultivées supplémentaires, en particulier dans les zones subtropicales et tropicales à la biodiversité dense, comme l'Afrique subsaharienne et l'Asie du Sud-Est.
Il faut toutefois tenir compte d'un mécanisme de rétroaction plus existentiel : la biodiversité contribue à la santé et à la résilience des sols, des plantes et des animaux, et son déclin met en péril les rendements de la production alimentaire et sa valeur nutritionnelle. Cela pourrait alors alimenter la déforestation, augmenter les prix des aliments, menacer les moyens de subsistance locaux et contribuer aux maladies et à la mortalité liées à l'alimentation. Elle peut également entraîner des migrations involontaires à grande échelle.
Il est clair que l'ampleur et le rythme nécessaires à la transition vers une économie verte exigent de nouvelles technologies. Cependant, certaines de ces technologies risquent d'avoir un impact nouveau sur les écosystèmes naturels, et les possibilités de "tester les résultats sur le terrain" sont limitées." (Écosystèmes naturels : le point de non-retour est dépassé, p.31)
"La santé publique mondiale est soumise à une pression croissante et les systèmes de santé du monde entier risquent de devenir inadaptés.
Compte tenu des crises actuelles, la santé mentale peut également être exacerbée par des facteurs de stress croissants tels que la violence, la pauvreté et la solitude.
Les systèmes de santé sont confrontés à l'épuisement des travailleurs et à des pénuries persistantes à un moment où l'assainissement budgétaire risque de détourner l'attention et les ressources ailleurs. Au cours de la prochaine décennie, des épidémies de maladies infectieuses plus fréquentes et plus étendues, dans un contexte de maladies chroniques, risquent de pousser les systèmes de santé épuisés au bord de la faillite dans le monde entier. (…)
Le changement climatique devrait également exacerber la malnutrition en raison de l'augmentation de l'insécurité alimentaire. L'augmentation des niveaux de dioxyde de carbone dans l'atmosphère peut entraîner des carences en nutriments chez les plantes, voire une accélération de l'absorption de minéraux lourds, qui ont été associés au cancer, au diabète, aux maladies cardiaques et aux troubles de la croissance." (Santé humaine : perma-pandémies et défis chroniques en matière de capacités, p.35)
"Un renversement de la tendance à la démilitarisation augmentera le risque de conflit, à une échelle potentiellement plus destructrice. La méfiance et la suspicion croissantes entre les puissances mondiales et régionales ont déjà entraîné une redéfinition des priorités en matière de dépenses militaires et une stagnation des mécanismes de non-prolifération. La diffusion de la puissance économique, technologique et, par conséquent, militaire à de multiples pays et acteurs est à l'origine de la dernière itération d'une course mondiale aux armements.
La prolifération d'armes militaires plus destructrices et de nouvelle technologie peut permettre de nouvelles formes de guerre asymétrique, permettant aux petites puissances et aux individus d'avoir un plus grand impact au niveau national et mondial." (Sécurité humaine : nouvelles armes, nouveaux conflits, p.38)
"L'ensemble des préoccupations émergentes en matière d'offre et de demande de ressources naturelles devient déjà un sujet d'inquiétude croissant. Les personnes interrogées dans le cadre de l'enquête GRPS [Global Risks Perception Survey] ont identifié des relations fortes et des liens réciproques entre les "crises des ressources naturelles" et les autres risques identifiés dans les chapitres précédents.
Le rapport décrit quatre avenirs potentiels centrés sur les pénuries de nourriture, d'eau, de métaux et de minéraux, qui pourraient tous déclencher une crise humanitaire et écologique - des guerres de l'eau et des famines à la surexploitation continue des ressources écologiques et au ralentissement de l'atténuation et de l'adaptation du climat." (Rivalités en matière de ressources : Quatre avenirs émergents, p.57)]
La conclusion du rapport nous donne un tableau synthétique de ce que sera le monde en 2030 :
"La pauvreté mondiale, les crises liées aux moyens de subsistance sensibles au climat, la malnutrition et les maladies liées à l'alimentation, l'instabilité des États et les migrations involontaires ont tous augmenté, ce qui prolonge et étend l'instabilité et les crises humanitaires. (…)
L'insécurité alimentaire, énergétique et hydrique devient un facteur de polarisation sociale, de troubles civils et d'instabilité politique.
La surexploitation et la pollution - la tragédie des biens communs mondiaux - se sont étendues. La famine est revenue à une échelle jamais vue au siècle dernier. L'ampleur des crises humanitaires et environnementales met en évidence la paralysie et l'inefficacité des principaux mécanismes multilatéraux face aux crises auxquelles l'ordre mondial est confronté, qui se transforment en une spirale de polycrises qui se perpétuent et s'aggravent."]
Le rapport essaie à certains moments de ne pas trop désespérer ses lecteurs en disant, par exemple :
"Certains des risques décrits dans le rapport de cette année sont proches d'un point de basculement. C'est le moment d'agir collectivement, de manière décisive et dans une perspective à long terme, afin de tracer la voie vers un monde plus positif, plus inclusif et plus stable." Mais, dans l'ensemble, il démontre que les moyens "d'agir collectivement, de manière décisive" sont inexistants dans le système actuel.
Dans le texte de 1990 nous avons basé le développement de notre analyse à partir du constat de l'émergence ou l'aggravation au niveau mondial de toute une série de manifestations mortifères ou chaotiques de la vie sociale. On peut les rappeler ici pour constater à quel point la situation actuelle, telle qu'elle est présentée plus haut, a accentué et amplifié ces manifestations :
Le phénomène de la corruption n'est pas traité dans le rapport du WEF (ne pas fâcher les corrompus !). Malgré tous les programmes "vertueux", ce fléau ne fait que prospérer, particulièrement dans les pays du Tiers Monde, évidemment : par exemple, la victoire des Talibans en Afghanistan et l'avancée des groupes djihadistes au Sahel doivent beaucoup à la corruption débridée des régimes qui étaient ou sont à leur tête. Dans les pays issus de l'ancienne Union soviétique, à commencer par la Russie et l'Ukraine, ce sont des États mafieux qui gouvernent. Mais ce phénomène n'épargne pas les pays les plus développés avec toutes les magouilles (qui ne sont que la pointe de l'iceberg) révélées par les "Panama papers" et autres instances. De même, les "pétrodollars" coulent à flot en direction des pays avancés, particulièrement européens, pour acheter des complaisances de la part de "décideurs de ces pays" des décisions absurdes et nocives comme l'attribution du mondial de football au Qatar ou (incroyable mais vrai) l'attribution des Jeux asiatiques d'hiver à l'Arabie saoudite ! Mais un des sommets a été atteint quand la vice-présidente du Parlement européen, institution supposée, entre autres, combattre la corruption, a été surprises avec des valises de billets de banque provenant du Qatar.
Enfin, il est clair que le terrible bilan humain du tremblement de terre qui a frappé la Turquie et la Syrie début février résulte pour l'essentiel de la corruption qui a permis aux promoteurs de s'abstraire des règles officielles antisismiques afin d'accroitre leurs profits.
"Tendance générale à la perte de contrôle par la bourgeoisie de la conduite de sa politique" :
Comme on l'a vu, cette question est traitée de façon très prudente dans le rapport du WEF, notamment lorsqu'il évoque "un défi existentiel pour les systèmes politiques du monde entier" et "l'élection de dirigeants moins centristes".
Enfin, des manifestations de la décomposition identifiées en 1990 ne sont directement évoquées dans le rapport du WEF (pour des raisons souvent "diplomatiques") ni dans notre texte d'octobre 2022 parce qu'elles étaient secondaires par rapport à l'idée centrale de ce texte : le pas considérable franchi par la décomposition avec l'entrée dans les années 2020..
"Accroissement permanent de la criminalité et de l'insécurité, de la violence urbaine, auxquelles sont mêlés de façon grandissante les enfants" :
On peut citer deux exemples (parmi beaucoup d'autres) : la poursuite des tueries de masse aux États-Unis et les meurtres récents de plusieurs adolescents par d'autres adolescents en France.
"Développement du nihilisme, du 'no future' de la haine et de la xénophobie" :
La montée de la haine raciste (souvent au nom de la religion) qui est le terreau sur lequel prospèrent les populismes d'extrême droite (Nigel Farrage au Royaume Uni, Trump et ses "fans" aux États-Unis, Le Pen en France, Meloni en Italie, etc.)
"Raz-de-marée de la drogue touchant plus particulièrement la jeunesse" :
Pas de recul de ce fléau illustré par la puissance des gangs de narcotrafiquants comme au Mexique.
"Profusion des sectes, regain de l'esprit religieux, y compris dans certains pays avancés" :
Les exemples sont aujourd'hui nombreux de l'aggravation de ce phénomène avec la montée :
Évidemment, le rapport du WEF évite soigneusement d'évoquer ces phénomènes : il faut être poli à l'égard des participants du Forum de Davos qui représentent des gouvernements dont la religion et le fanatisme religieux constituent un instrument politique majeur de leur pouvoir.
"Rejet d'une pensée rationnelle, cohérente, construite, y inclus de la part de certains milieux 'scientifiques'" :
Développement récent du complotisme, notamment au moment de la pandémie du Covid, souvent associé à une idéologie d'extrême droite. Avec une contrepartie, à l'autre côté de l'échiquier politique : le succès croissant du "wokisme", un courant issu des universités américaines, dont la radicalité" consiste à se regrouper en petites chapelles "militantes" autour de thèmes totalement bourgeois qui prétendent "combattre le système".
"'Chacun pour soi', atomisation des individus" :
Un exemple dramatique, celui de l'isolement des personnes âgées lors de la pandémie avant l'utilisation des vaccins, notamment dans les maisons de retraite. Et aussi de la détresse des familles des défunts.
Tous les passages entre guillemets sont tirés des thèses de 1990. Ils rendent compte des caractéristiques déjà présentes dans le monde à cette époque et qui nous avaient permis de fonder notre analyse. Cette accumulation simultanée de toutes ces manifestations catastrophiques, leur quantité, indiquaient que s'ouvrait une période qualitativement nouvelle dans l'histoire de la décadence du capitalisme. Dans les Thèses, l'interaction entre un certain nombre de ces manifestations était déjà présente. Cependant, à cette époque, nous avions surtout mis en évidence l'origine commune de ces manifestations qui, d'une certaine façon, semblaient se développer de façon parallèle sans interagir les unes sur les autres. En particulier, nous avions constaté que si, fondamentalement, la crise économique du capitalisme était à l'origine du phénomène de décomposition de la société, elle n'était pas réellement affectée par les différentes manifestations de cette décomposition.
Ainsi, avec son entrée dans les années 2020, et particulièrement en 2022, on assiste à une accélération de l'histoire, à une nouvelle aggravation dramatique de la décomposition qui conduit la société humaine, voire l'espèce humaine, et c'est perçu par un nombre croissant de personnes, à sa destruction.
Cette intensification des différentes convulsions que connaît la planète, leur interaction croissante, constituent une confirmation non seulement de notre analyse mais aussi de la méthode marxiste sur laquelle elle s'appuie, une méthode qu'ont tendance à "oublier" les autres groupes du milieu politique prolétarien lorsqu'ils rejettent notre analyse de la décomposition.
Cette partie du rapport que nous publions ci-dessous a été augmentée d'un ensemble de développements faisant partie de la méthode d'appréhension de la réalité par le Marxisme. Ils n'étaient pas explicitement présents dans la version soumise au congrès mais la sous-tendent. Le but d'un tel ajout est d'alimenter le débat public en défense de la conception marxiste du matérialisme contre la conception vulgaire de celui-ci défendue par la plupart des composantes du Milieu politique prolétarien, notamment les daménistes et les bordiguistes.
L'histoire est l'histoire de la lutte de classe
Dans l'ensemble, les groupes du MPP ont très peu compris ce que nous voulons dire dans notre analyse sur la décomposition. Celui qui s'est donné la peine d'aller le plus loin dans la réfutation de cette analyse est le groupe bordiguiste qui publie Le Prolétaire en France. Il a consacré deux articles à notre analyse de la montée du populisme dans divers pays et son lien avec l'analyse sur la décomposition (qu'il qualifie de "fameuse et fumeuse") dont voici quelques extraits :
"Révolution Internationale nous explique les racines de cette soi-disant «décomposition»: «l’incapacité actuelle des deux classes fondamentales et antagonistes, que sont la bourgeoisie et le prolétariat, à mettre en avant leur propre perspective (guerre mondiale ou révolution) a engendré une situation de “blocage momentané” et de pourrissement sur pied de la société». Les prolétaires qui au quotidien voient leurs conditions d’exploitation s’aggraver et leurs conditions de vie se dégrader, seront heureux d’apprendre que leur classe est capable de bloquer la bourgeoisie et de l’empêcher de mettre en avant ses «perspectives»..." (LP 523)
"Nous nions donc que la bourgeoisie ait «perdu le contrôle de son système» politique et que les politiques menées par les gouvernements de Grande Bretagne ou des États-Unis soient dues à une mystérieuse maladie nommée «populisme» causée par «l’enlisement de la société dans la barbarie».
Pour le dire de manière très générale, ces tournants (auxquels on pourrait joindre les progrès de l’extrême droite en Suède ou en Allemagne, avec l’appui d’une partie du personnel politique bourgeois) ont pour fonction de répondre à un besoin de la domination bourgeoise, que ce soit sur le plan intérieur ou extérieur, dans une situation d’accumulation des risques économiques et politiques au niveau international – et non pas quelque chose qui «trouble le jeu politique avec pour conséquence une perte de contrôle croissante de l’appareil politique bourgeois sur le terrain électoral»." (LP 530)
Quant à l'idée que le populisme correspondrait à une véritable politique "réaliste" de la bourgeoisie et maîtrisée par celle-ci, ce qui s'est passé au Royaume-Uni ces dernières années devrait faire réfléchir ce groupe.
Comme on peut le voir, Le Prolétaire se donne la peine d'aller au cœur de notre analyse : la situation de blocage entre les classes survenue à la suite de la reprise historique du prolétariat mondial en 1968 (qu'il n'a pas reconnue comme l'ensemble du MPP). En fait, derrière cette méconnaissance, il y a l'incompréhension et le rejet de la notion de cours historique qui renvoie à un désaccord que nous avons avec les groupes issus du Partito de 1945.
Nier l'existence de la période de décomposition signifie pour ces bordigistes la négation du rôle historique fondamental joué par la lutte entre les classes dans le développement de la situation mondiale. En d'autres termes, une entorse majeure à la méthode marxiste. Ne reconnaître le facteur décisif de la lutte des classes que dans les moments exceptionnels où le prolétariat se manifeste ouvertement sur la scène mondiale, c'est-à-dire lorsque les capacités de la classe ouvrière sont évidentes pour tout le monde, est une indication du déclin des épigones de la Gauche italienne.
Le fait que la bourgeoisie ait toujours, à toutes les époques, que ce soit dans les périodes de défaite ou de repli ou dans les périodes de révolution, appris à prendre en compte les dispositions de la classe ouvrière a été connu du marxisme après 1848, après l'écrasement sanglant de l'insurrection du prolétariat français en juin de cette année-là. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx, qu'Engels a toujours présenté comme l'exemple par excellence de l'application de la méthode du matérialisme historique aux événements mondiaux, montre qu'après les événements de 1848, la bourgeoisie a été obligée de reconnaître néanmoins la classe ouvrière même vaincue comme son adversaire historique. Cette reconnaissance a été un facteur important dans l'alignement de la classe dirigeante derrière le coup d'État de Louis Bonaparte de 1852 et la répression de la faction républicaine de la bourgeoisie.[1]
Autre successeur du Partito de 1945, la Tendance Communiste Internationaliste (TCI, ex-Bureau International pour le Parti Révolutionnaire) a également renoncé à l'ABC du matérialisme historique selon lequel "l'histoire est l'histoire de la lutte des classes" et elle affiche fièrement son ignorance de la période actuelle de décomposition du capitalisme mondial et de ses causes sous-jacentes qui résident dans l'état des antagonismes de classe.
La TCI tente également de présenter notre analyse comme non marxiste et idéaliste : :
"Après l'effondrement de l'URSS, le CCI a soudainement déclaré que cet effondrement avait créé une nouvelle situation dans laquelle le capitalisme avait atteint un nouveau stade, qu'il a appelé "décomposition". Dans son incompréhension du fonctionnement du capitalisme, pour le CCI, presque tout ce qui est mauvais - du fondamentalisme religieux aux nombreuses guerres qui ont éclaté depuis l'effondrement du bloc de l'Est - n'est que l'expression du Chaos et de la Décomposition. Nous pensons que cela équivaut à l'abandon complet du terrain du marxisme, car ces guerres, tout comme les guerres antérieures de la phase décadente du capitalisme, sont le résultat de cet ordre impérialiste lui-même. (...) La surproduction de capital et de marchandises, provoquée cycliquement par la baisse tendancielle des taux de profit, conduit à des crises économiques et à des contradictions qui, à leur tour, engendrent des guerres impérialistes. Dès que suffisamment de capital est dévalorisé et que les moyens de production sont détruits (par la guerre), un nouveau cycle de production peut commencer. Depuis 1973, nous sommes dans la phase finale d'une telle crise, et un nouveau cycle d'accumulation n'a pas encore commencé". (Marxisme ou idéalisme - Nos divergences avec le CCI)
On peut se demander si les camarades de la TCI (qui pensent que c'est à la suite de l'effondrement du bloc de l'Est en 1989 que nous avons soudainement sorti de notre chapeau notre analyse sur la décomposition) se sont donné la peine de lire notre texte de base de 1990. Dans son introduction, nous sommes très clairs : "Avant même que ne se produisent les évènements de l'Est, le CCI avait déjà mis en évidence ce phénomène historique (voir notamment la Revue internationale, n"57)". C'est également faire preuve d'une superficialité navrante que de nous attribuer l'idée que "presque tout ce qui est mauvais (...) n'est que l'expression du Chaos et de la Décomposition". Et ils nous assènent une idée fondamentale à laquelle ils estiment que nous n'avions pas pensé : "ces guerres, tout comme les guerres antérieures de la phase décadente du capitalisme, sont le résultat de cet ordre impérialiste lui-même". Quelle découverte ! Nous n'avons jamais dit autre chose mais la question qui est posée, et qu'ils ne se posent pas, c'est dans quel contexte historique général s'insère aujourd'hui l'ordre impérialiste. Pour les militants de la TCI, il suffit qu'on détruise suffisamment de capital constant pour que puisse s'amorcer un nouveau cycle d'accumulation. De ce point de vue, les destructions qui se produisent aujourd'hui en Ukraine sont un bienfait pour la santé de l'économie mondiale. Il faudra passer le message aux dirigeants économiques de la bourgeoisie qui lors du récent Forum de Davos s'alarment, comme on l'a vu, de la perspective du monde capitaliste et notamment de l'impact négatif de la guerre en Ukraine sur l'économie mondiale. En fait, ceux qui nous attribuent une rupture avec la démarche marxiste feraient bien de relire (ou de lire) les textes fondamentaux de Marx et Engels et d'essayer de comprendre la méthode qu'ils emploient. Si les faits eux-mêmes, l'évolution de la situation mondiale, confirment, jour après jour, la validité de notre analyse, c'est en grande partie parce qu'elle s'appuie fermement sur la méthode dialectique du marxisme (même s'il n'y a pas dans les thèses de 1990 de référence explicite à cette méthode ni de citations de Marx ou Engels).
Dans son rejet de l'analyse de la décomposition du capitalisme mondial, la TCI se distingue, et se met dans l'embarras, en portant également sa hache polémique, bien qu'émoussée, à un autre pilier de la méthode marxiste du matérialisme historique qui est résumé dans la préface de Marx à la "Contribution à la critique de l'économie politique" de 1859 (et repris dans le premier point de la plate-forme du CCI). Les rapports de production dans chaque formation sociale de l'histoire humaine - rapports qui déterminent les intérêts et les actions des classes opposées qui en sont issues - se transforment toujours de facteurs de développement des forces productives dans une phase ascendante, en entraves négatives de ces mêmes forces dans une autre phase, créant la nécessité d'une révolution sociale. Mais la période de décomposition, point culminant d'un siècle de décadence du capitalisme en tant que mode de production, n'existe tout simplement pas pour la TCI.
Bien que la TCI utilise l'expression "phase de décadence du capitalisme", elle n'a pas compris ce que cette phase signifie pour le développement de la crise économique du capitalisme ou des guerres impérialistes qui en découlent.
À l'époque de l'ascension du capitalisme, les cycles de production - communément appelés booms et effondrements - étaient les battements de cœur d'un système en expansion progressive. Les guerres limitées de cette époque pouvaient soit accélérer cette progression par la consolidation nationale - comme la guerre franco-prussienne de 1871 l'a fait pour l'Allemagne - soit gagner de nouveaux marchés par la conquête coloniale. La dévastation des deux guerres mondiales, les destructions impérialistes de la période décadente et leurs conséquences expriment par contraste la ruine du système capitaliste et son impasse en tant que mode de production.
Pour la TCI, cependant, la saine dynamique d'accumulation capitaliste du 19e siècle est éternelle : pour cette organisation, les cycles de production n'ont fait qu'augmenter en taille. Et cela les conduit à l'absurdité qu'un nouveau cycle de production capitaliste pourrait être fertilisé dans les cendres d'une troisième guerre mondiale.[2] Même la bourgeoisie n'est pas aussi stupidement optimiste quant aux perspectives de son système et a une meilleure compréhension de l'ère des catastrophes à laquelle elle est confrontée.
La TCI est peut-être "économiquement matérialiste", mais pas dans le sens marxiste de l'analyse du développement des rapports de production dans des conditions historiques qui ont changé fondamentalement.
Dans 3 ouvrages fondamentaux du mouvement ouvrier, Le Capital de Marx, l'Accumulation du capital de Rosa Luxemburg et L'État et la Révolution de Lénine on trouve une approche historique des questions étudiées. Marx consacre de nombreuses pages pour expliquer comment le mode de production capitaliste, qui déjà domine pleinement la société de son temps, s'est développé au cours de l'histoire. Rosa Luxemburg examine comment la question de l'accumulation a été posée par différents auteurs plus anciens et Lénine fait de même sur la question de l'État. Dans cette approche historique, il s'agit de rendre compte du fait que les réalités qu'on examine ne sont pas des choses statiques, intangibles, ayant existé de tout temps mais correspondent à des processus en constante évolution avec des éléments de continuité mais aussi, et surtout, de transformation et même de rupture. Les thèses de 1990 essaient de s'inspirer de cette démarche en présentant la situation historique actuelle dans l'histoire générale de la société, celle du capitalisme et plus particulièrement l'histoire de la décadence de ce système. Plus concrètement, elles relèvent les similitudes entre la décadence des sociétés précapitalistes et celle de la société capitaliste mais aussi, et surtout, les différences entre elles, question qui est au cœur de la survenue de la phase de décomposition au sein de celle-ci : "alors que, dans les sociétés du passé, les nouveaux rapports de production appelés à succéder aux rapports de production devenus caducs pouvaient se développer à leur côté, au sein même de la société -ce qui pouvait, d'une certaine façon, limiter les effets et l'ampleur de sa décadence-, la société communiste, seule capable de succéder au capitalisme, ne peut en aucune façon se développer au sein de celui-ci; il n'existe donc nulle possibilité d'une quelconque régénérescence de la société en l'absence du renversement violent du pouvoir de la classe bourgeoise et de l'extirpation des rapports de production capitalistes." (Thèse 1)
En revanche, le matérialisme anhistorique de la TCI peut expliquer tous les événements, toutes les guerres, à toutes les époques en appliquant de façon incantatoire la même formule : "cycles d'accumulation". Ce matérialisme oraculaire, parce qu'il explique tout, n'explique rien et c'est pourquoi il ne peut pas exorciser le danger de l'idéalisme. Au contraire, les lacunes créées par le matérialisme vulgaire doivent être comblées par un ciment idéaliste. Lorsque les conditions réelles de la lutte révolutionnaire du prolétariat ne peuvent être comprises ou expliquées, un deus ex-machina idéaliste est nécessaire pour résoudre le problème : "le parti révolutionnaire". Mais il ne s'agit pas du parti communiste qui émerge et se construit dans des conditions historiques spécifiques, mais d'un parti mythique qui peut être gonflé à n'importe quelle période par de l'air chaud opportuniste.
La composante dialectique du matérialisme historique
Les épigones de la gauche italienne[3], en décriant l'existence d'une période de décomposition du capitalisme mondial, ont donc dû essayer de supprimer deux piliers majeurs de la méthode marxiste du matérialisme historique. En premier lieu, le fait que l'histoire du capitalisme, comme toute histoire antérieure, est l'histoire de la lutte des classes, et, en second lieu, le fait que le rôle déterminant des lois économiques évolue avec l'évolution historique d'un mode de production.
Il y a une troisième exigence oubliée, implicite dans les deux autres aspects de la méthode marxiste : la reconnaissance de l'évolution dialectique de tous les phénomènes, y compris le développement des sociétés humaines, selon l'unité des contraires, que Lénine décrit comme l'essence de la dialectique dans son travail sur la question pendant la première guerre mondiale. Alors que les épigones ne voient le développement qu'en termes de répétition et d'augmentation ou de diminution, le marxisme comprend que la nécessité historique -le déterminisme matérialiste- s'exprime de manière contradictoire et interactive, de sorte que la cause et l'effet peuvent changer de place et que la nécessité se révèle à travers un chemin tortueux.
Pour le marxisme, la superstructure des formations sociales, c'est-à-dire leur organisation politique, juridique et idéologique, naît sur la base de l'infrastructure économique et est déterminée par cette dernière. C'est ce qu'ont compris les épigones. Cependant, le fait que cette superstructure puisse agir comme cause -si ce n'est comme principe- aussi bien que comme effet, leur échappe. Engels, vers la fin de sa vie, a dû insister sur ce point précis dans une série de lettres adressées dans les années 1890 au matérialisme vulgaire des épigones de l'époque. Sa correspondance est une lecture absolument essentielle pour ceux qui nient aujourd'hui que la décomposition de la superstructure capitaliste puisse avoir un effet catastrophique sur les fondements économiques du système.
"Le développement politique, juridique, philosophique, religieux, littéraire, artistique, etc., repose sur le développement économique. Ils réagissent tous les uns sur les autres et sur la base économique. Il n'est pas vrai que la situation économique est la seule cause active et que tout le reste n'qu'un effet passif. Mais il y a une action réciproque sur la base de la nécessité économique qui finit toujours par l'emporter en dernière instance." (Engels à Borgius, 25 janvier 1894)
Dans la phase finale du déclin capitaliste, sa période de décomposition, l'effet rétroactif de la superstructure en décomposition sur l'infrastructure économique est de plus en plus accentué, comme l'ont prouvé de manière frappante les effets économiques négatifs de la pandémie de Covid, du changement climatique et de la guerre impérialiste en Europe -sauf pour les disciples aveugles de Bordiga et Damen.[4]
Marx n'a pas eu la possibilité d'exposer, comme il en avait formulé le projet, sa méthode, celle qu'il emploie notamment dans le Capital. Il évoque seulement cette méthode, très brièvement, dans la postface de la 2e édition allemande de son livre. Pour notre part, notamment face aux accusations, souvent stupides, du MPP (et encore plus des parasites) suivant lesquelles notre analyse "n'est pas marxiste", qu'elle est "idéaliste", il nous appartient de mettre en évidence la fidélité de la démarche des thèses de 1990 à l'égard de la méthode dialectique du marxisme dont on peut rappeler quelques éléments supplémentaires :
La transformation de la quantité en qualité :
C'est une idée qui revient souvent dans le texte de 1990. Des manifestations de décomposition pouvaient exister dans la décadence du capitalisme mais, aujourd'hui, l'accumulation de ces manifestations fait la preuve d'une transformation-rupture dans la vie de la société, signant l'entrée dans une nouvelle époque de la décadence capitaliste où la décomposition devient l'élément déterminant. Cette composante de la dialectique marxiste ne se limite pas aux faits sociaux. Comme le souligne Engels, notamment dans l'Anti Dühring et La dialectique de la nature, c'est un phénomène qu'on retrouve dans tous les domaines et qui, d'ailleurs, a été appréhendé par d'autres penseurs. Ainsi, dans l'Anti Dühring, Engels cite une phrase de Napoléon Bonaparte qui dit (en résumé) " Deux Mameluks étaient absolument supérieurs à trois Français; (…) 1.000 Français culbutaient toujours 1.500 Mameluks" du fait de la discipline qui devient efficace lorsqu'elle concerne un grand nombre de combattants. Engels insiste aussi beaucoup sur le fait que cette loi s'applique pleinement dans le domaine des sciences. Pour ce qui concerne la situation historique présente et la multiplication de toute une série de faits catastrophiques, c'est tourner le dos à la dialectique marxiste (ce qui est normal de la part de l'idéologie bourgeoise et de la majorité des "spécialistes" universitaires) que de ne pas s'appuyer sur cette loi de la transformation de la quantité en qualité, ce qui est pourtant le cas pour l'ensemble du MPP qui essaie d'appliquer une cause spécifique et isolée à chacune des manifestations catastrophiques de l'histoire présente.
Le tout n'est pas la simple somme des parties :
Les différentes composantes de la vie de la société, si elles ont chacune une spécificité, si elles peuvent même acquérir dans certaines circonstances une autonomie relative, s'entre-déterminent au sein d'une totalité gouvernée, "en dernière instance" (mais seulement en dernière instance, comme le dit Engels dans la célèbre lettre à J. Bloch du 21 septembre 1890), par le mode et les rapports de production et leur évolution. C'est un des phénomènes majeurs de la situation présente. Les différentes manifestations de la décomposition qui, au début, pouvaient sembler indépendantes mais dont l'accumulation indiquait déjà que nous étions entrés dans une nouvelle époque de la décadence capitaliste, se répercutent maintenant de façon croissante les unes sur les autres dans une sorte de "réaction en chaîne", de "tourbillon" qui imprime à l'histoire l'accélération dont nous sommes les témoins (y compris les "experts" de Davos).
Le rôle décisif du futur
Enfin, l'emprunt à la dialectique marxiste de l'approche historique, de cet aspect essentiel que constitue le mouvement, la transformation, se situe au cœur de l'idée centrale de notre analyse sur la décomposition : "aucun mode de production ne peut vivre, se développer, se maintenir sur des bases viables, assurer la cohésion sociale, s'il n'est pas capable de présenter une perspective à l'ensemble de la société qu'il domine. Et c'est particulièrement vrai pour le capitalisme en tant que mode de production le plus dynamique de l'histoire." (Thèse 5) Et justement, aujourd'hui, aucune des deux classes fondamentales, la bourgeoisie et le prolétariat, ne peut, pour le moment, offrir une telle perspective à la société.
Pour ceux qui nous traitent "d'idéalistes", c'est un véritable scandale que d'affirmer qu'un facteur d'ordre idéologique, l'absence d'un projet dans la société, puisse impacter de façon majeure la vie de celle-ci. En réalité, ils font la preuve que le matérialisme dont ils se revendiquent n'est autre qu'un matérialisme vulgaire déjà critiqué en son temps par Marx, notamment dans les Thèses sur Feuerbach. Dans leur vision, les forces productives se développent de manière autonome. Et le développement des forces productives est seul à dicter les changements dans les rapports de production et les rapports entre les classes.
Selon eux, les institutions et les idéologies, c'est-à-dire la superstructure, restent en place tant qu'elles légitiment, conservent les rapports de production existants. Et donc des éléments tels que les idées, la morale humaine, ou encore l'intervention politique dans le processus historique sont exclus.
Le matérialisme historique contient, en plus des facteurs économiques, d'autres facteurs comme les richesses naturelles et les facteurs contextuels. Les forces productives contiennent beaucoup plus que les machines ou la technologie. Elles contiennent des connaissances, le savoir-faire, l'expérience. En fait tout ce qui rend possible le processus de travail ou qui l’entrave. La forme de la coopération, l'association sont elles-mêmes des forces productives et constituent également un élément important de la transformation et du développement économiques.
Ceux qu'on pourrait appeler les "anti-dialecticiens"[5] nient la distinction entre les conditions objectives et les conditions subjectives de la lutte révolutionnaire. Ils font découler la capacité de la classe à la simple défense de ses intérêts économiques immédiats. Ils considèrent que les intérêts de classe du prolétariat créeront la capacité de celui-ci à réaliser et à défendre ces intérêts. Ils nient les forces à l'œuvre pour désorganiser systématiquement la classe ouvrière, annihiler ses capacités, la diviser et obscurcir le caractère de classe de sa lutte.
Comme Lénine l'a remarqué, nous devons faire des analyses concrètes de la situation concrète. Et dans la société capitaliste la plus développée, un rôle très important est dévolu à l'idéologie, à un appareil qui doit défendre, justifier les intérêts bourgeois et donner une stabilité au système capitaliste. C'est pour cela que Marx a mis en avant que pour que la révolution communiste puisse avoir lieu, il fallait que soient réunies ses conditions objectives et ses conditions subjectives. La première condition est la capacité de l'économie de produire en abondance suffisante pour la population mondiale. La seconde condition, un niveau suffisant de développement de la conscience de classe. Cela nous ramène à notre analyse sur la question du "maillon faible" et de l'expérience historique nécessaire qui s'exprime dans la conscience.
Les "déterministes" retirent le développement des forces productives de leur contexte social. Ils tendent à nier TOUTE signification de la superstructure idéologique, même s'ils s'en défendent. Les luttes ouvrières tendent à apparaître comme une pure question de réflexes. C'est une vision fondamentalement fataliste qui est bien exprimée dans l'idée de Bordiga que "la révolution est aussi certaine que si elle avait déjà eu lieu". Une telle vision conduit à une soumission passive, une soumission qui attend les effets automatiques du développement économique. En fin de compte, elle ne laisse aucune place à la lutte de classe comme condition fondamentale à tout changement, en contradiction avec la première phrase du Manifeste Communiste : "L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de classes."
La troisième thèse sur Feuerbach nous donne une bonne appréhension du matérialisme historique et rejette tout déterminisme strict :
"La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l'éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d'autres circonstances et d'une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l'éducateur a lui-même besoin d'être éduqué. C'est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l'une est au-dessus de la société (par exemple chez Robert Owen).
La coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu'en tant que pratique révolutionnaire."
Il est probable que nos détracteurs y verront une vision idéaliste mais nous maintenons que la dialectique marxiste attribue au futur une place fondamentale dans l'évolution et le mouvement de la société. Des trois moments d'un processus historique, le passé, le présent, le futur, c'est ce dernier qui constitue le facteur fondamental dans sa dynamique
Le rôle du futur est fondamental dans l'histoire de l'humanité. Les premiers humains partis d'Afrique à la conquête du monde, les aborigènes partis d'Australie à la conquête du Pacifique cherchaient, pour le futur, de nouveaux moyens de subsistance. C'est la préoccupation du futur qui anime le désir de procréation aussi bien que la plupart des religions. Et puisqu'il faut à nos détracteurs des exemples "bien économiques", on peut en citer deux dans le fonctionnement du capitalisme. Quand un capitaliste investit, ce n'est pas les yeux tournés vers le passé, c'est pour obtenir un profit futur. De même, le crédit, qui joue un rôle si fondamental dans les mécanismes du capitalisme, n'est pas autre chose qu'une traite sur l'avenir.
Le rôle du futur est omniprésent dans les textes de Marx et plus généralement du marxisme. Ce rôle est bien mis en évidence dans ce passage bien connu du Capital :
"Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté."
Évidemment, ce rôle essentiel du futur dans la société est encore plus fondamental pour le mouvement ouvrier dont les combats du présent ne prennent de sens réel que dans la perspective de la révolution communiste du futur.
"La révolution sociale du XIX° siècle [la révolution prolétarienne] ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l'avenir." (Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte)
"Les trade-unions agissent utilement en tant que centres de résistance aux empiétements du capital. Elles manquent en partie leur but dès qu'elles font un emploi peu judicieux de leur puissance. Elles manquent entièrement leur but dès qu'elles se bornent à une guerre d'escarmouches contre les effets du régime existant, au lieu de travailler en même temps à sa transformation et de se servir de leur force organisée comme d'un levier pour l'émancipation définitive de la classe travailleuse, c'est-à-dire pour l'abolition définitive du salariat." (Marx, Salaire, prix et profit)
“'Le but final, quel qu’il soit, n’est rien, le mouvement est tout'. [d'après Bernstein] Or, le but final du socialisme est le seul élément décisif distinguant le mouvement socialiste de la démocratie bourgeoise et du radicalisme bourgeois, le seul élément qui, plutôt que de donner au mouvement ouvrier la vaine tâche de replâtrer le régime capitaliste pour le sauver, en fait une lutte de classe contre ce régime, pour l’abolition de ce régime…" (Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou Révolution ?)
"Que faire ?", "Par où commencer ?" (Lénine)
Et c'est justement parce que la société actuelle est privée de cet élément fondamental, le futur, la perspective (ce qui est ressenti par de plus en plus de monde, notamment dans la jeunesse), une perspective que seul le prolétariat peut lui offrir, qu'elle s'enfonce dans le désespoir et qu'elle pourrit sur pieds.
Le rapport du WEF 2023 nous alerte de façon très convaincante sur l'extrême gravité de la situation actuelle du monde laquelle sera bien pire encore à l'horizon des années 2030 "en l'absence de changements politiques ou d'investissements significatifs" En même temps, il "met en évidence la paralysie et l'inefficacité des principaux mécanismes multilatéraux face aux crises auxquelles l'ordre mondial est confronté" et relève la "divergence entre ce qui est scientifiquement nécessaire et ce qui est politiquement opportun". En d'autres mots, la situation est désespérée et la société actuelle est définitivement incapable de renverser le cours à sa destruction ce qui confirme le titre de notre texte d'octobre 2022 : "L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité" de même qu'il confirme pleinement le pronostic déjà contenu dans nos thèses de 1990.
En même temps, ce rapport évoque à plusieurs reprises la perspective de "troubles sociaux généralisés" lesquels "ne seront pas limités aux marchés émergents" (ce qui signifie qu'ils affecteront également les pays les plus développés) et qu'ils "constituent un défi existentiel pour les systèmes politiques du monde entier". Rien de moins ! Pour le WEF, et la bourgeoisie en général, ces troubles sociaux sont rangés dans la catégorie négative des "risques" et des menaces pour "l'ordre mondial". Mais les prévisions du WEF apportent de façon timide et involontaire de l'eau au moulin de notre propre analyse en signalant que le prolétariat continue de représenter une menace pour l'ordre bourgeois. Comme l'ensemble de la bourgeoisie, le WEF ne fait pas de distinction entre les différents troubles sociaux : tout cela est facteur de "désordre" et de "chaos". Et c'est vrai que certains mouvements sont à ranger dans cette catégorie, comme ce fut le cas du "Printemps Arabe" par exemple. Mais en réalité, ce qui effraie le plus la bourgeoisie, sans qu'elle le dise ouvertement ou qu'elle en soit pleinement consciente, c'est que, parmi ces "troubles sociaux", il en est certains qui préfigurent le renversement de son pouvoir sur la société et du système capitaliste : les luttes du prolétariat.
Ainsi, même sous cet aspect, le WEF vient illustrer nos thèses de 1990 et notre texte d'octobre 2022. Celui-ci reprend l'idée que, malgré toutes les difficultés qu'il a rencontrées, le prolétariat n'a pas perdu la partie, que "la perspective historique reste totalement ouverte" (thèse 17). Et il rappelle que " Malgré le coup porté par l'effondrement du bloc de l'Est à la prise de conscience du prolétariat, celui-ci n'a subi aucune défaite majeure sur le terrain de sa lutte ; en ce sens, sa combativité reste pratiquement intacte. Mais en outre, et c'est là l'élément qui détermine en dernier ressort l'évolution de la situation mondiale, le même facteur qui se trouve à l'origine du développement de la décomposition, l'aggravation inexorable de la crise du capitalisme, constitue le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe, la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. En effet, autant le prolétariat ne peut trouver un terrain de rassemblement de classe dans des luttes partielles contre les effets de la décomposition, autant sa lutte contre les effets directs de la crise elle-même constitue la base du développement de sa force et de son unité de classe." (Ibid.).
De plus :
"la crise économique, contrairement à la décomposition sociale qui concerne essentiellement les superstructures, est un phénomène qui affecte directement l'infrastructure de la société sur laquelle reposent ces superstructures ; en ce sens, elle met à nu les causes ultimes de l'ensemble de la barbarie qui s'abat sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement de système, et non de tenter d'en améliorer certains aspects." (Ibid.).
Et en fait nous pouvons aujourd'hui constater que, malgré le poids de la décomposition (notamment de l'effondrement du stalinisme) et la longue torpeur qui l'a affectée, la classe ouvrière est toujours présente sur la scène de l'histoire et a la capacité de reprendre son combat comme le démontrent notamment les luttes au Royaume-Uni et en France (les deux prolétariats qui furent à l'origine de la fondation de l'AIT en 1864 : c'est un clin d'œil de l'histoire !)
Effectivement, le chemin que doit accomplir le prolétariat est extrêmement long et difficile. D'une part, il devra affronter tous les pièges que la bourgeoisie mettra sur son chemin, et cela dans une ambiance idéologique empoisonnée par la décomposition de la société capitaliste qui vient en permanence entraver le combat et la conscience du prolétariat :
Les thèses de 1990 insistent sur ces difficultés. Elles soulignent en particulier qu'il "est (…) fondamental de comprendre que plus le prolétariat tardera à renverser le capitalisme, plus importants seront les dangers et les effets nocifs de la décomposition." (Thèse 15)
"En fait, il convient de mettre en évidence qu'aujourd'hui, contrairement à la situation existante dans les années 1970, le temps ne joue plus en faveur de la classe ouvrière. Tant que la menace de destruction de la société était représentée uniquement par la guerre impérialiste, le simple fait que les luttes du prolétariat soient en mesure de se maintenir comme obstacle décisif à un tel aboutissement suffisait à barrer la route à cette destruction. En revanche, contrairement à la guerre impérialiste qui, pour pouvoir se déchaîner, requiert l'adhésion du prolétariat aux idéaux de la bourgeoisie, la décomposition n'a nul besoin de l'embrigadement de la classe ouvrière pour détruire l’humanité. En effet, de même qu'elles ne peuvent s'opposer à l'effondrement économique, les luttes du prolétariat dans ce système ne sont pas non plus en mesure de constituer un frein à la décomposition. Dans ces conditions, même si la menace que représente la décomposition pour la vie de la société apparaît comme à plus long terme que celle qui pourrait provenir d'une guerre mondiale (si les conditions de celle-ci étaient présentes, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui), elle est par contre beaucoup plus insidieuse. Pour mettre fin à la menace que constitue la décomposition, les luttes ouvrières de résistance aux effets de la crise ne suffisent plus : seule la révolution communiste peut venir à bout d'une telle menace." (Thèse 16)
La brutale accélération de la décomposition à laquelle nous assistons aujourd'hui et qui rend toujours plus menaçante, même aux yeux des secteurs les plus lucides de la bourgeoisie, la perspective d'une destruction de l'humanité, constitue bien une confirmation de cette analyse. Et puisque seule la révolution communiste pourra mettre fin à la dynamique destructrice de la décomposition et à ses effets de plus en plus délétères, cela peut donner une idée de la difficulté du chemin qui conduit au renversement du capitalisme. Un chemin au cours duquel les tâches que doit accomplir le prolétariat sont considérables. Il lui faudra en particulier se réapproprier pleinement son identité de classe fortement affectée par la contre-révolution et les différentes manifestations de la décomposition, notamment l'effondrement des régimes soi-disant "socialistes". Il lui faudra aussi, et c'est également fondamental, se réapproprier son expérience passée, ce qui est une tâche immense tant cette expérience a été oubliée par les prolétaires. C'est là une responsabilité fondamentale de l'avant-garde communiste : apporter une contribution décisive à cette réappropriation par l'ensemble de la classe des leçons de plus d'un siècle et demi du combat prolétarien.
Les difficultés que devra affronter le prolétariat ne vont pas disparaître avec le renversement de l'État capitaliste dans tous les pays. à la suite de Marx, nous avons souvent insisté sur l'immensité de la tâche qui attend la classe ouvrière durant la période de transition du capitalisme au communisme, une tâche sans commune mesure avec toutes les révolutions du passé puisqu'il s'agit de passer du "règne de la nécessité au règne de la liberté". Et il est clair que plus la révolution tardera à être accomplie, plus immense sera la tâche : jour après jour le capitalisme détruit un peu plus la planète et, partant, les conditions matérielles du communisme. De plus, la prise du pouvoir par le prolétariat fera suite à une terrible guerre civile augmentant les ravages de tous ordres déjà provoqués par le mode de production capitaliste avant même la période révolutionnaire. En ce sens, la tâche de reconstruction de la société que devra accomplir le prolétariat sera incomparablement plus gigantesque que celle qu'il aurait dû réaliser s'il avait pris le pouvoir lors de la vague révolutionnaire du premier après-guerre. De même, si les destructions de la Seconde Guerre mondiale furent déjà considérables, elles n'ont affecté que les pays concernés par les combats ce qui a permis une reconstruction de l'économie mondiale, d'autant plus que la principale puissance industrielle, les États-Unis, avait été épargnée par ces destructions. Mais aujourd'hui c'est toute la planète qui est concernée par les destructions croissantes et de tous ordres provoqués par le capitalisme agonisant. En conséquence, il faut être clair sur le fait que la prise du pouvoir par la classe ouvrière à l'échelle mondiale ne constituera pas en soi la garantie qu'elle sera en mesure d'accomplir sa tâche historique, l'instauration du communisme. Le capitalisme, en permettant un formidable développement des forces productives, a créé les conditions matérielles du communisme mais la décadence de ce système, et sa décomposition, pourraient saper ces conditions en léguant au prolétariat une planète complètement dévastée, irrécupérable.
Il est donc de la responsabilité des révolutionnaires de souligner les difficultés que le prolétariat devra affronter sur le chemin du communisme. Leur rôle n'est pas de fournir des consolations afin de ne pas désespérer la classe ouvrière. La vérité est révolutionnaire, comme disait Marx, aussi terrible soit-elle.
Cela-dit, s'il parvient à prendre le pouvoir, le prolétariat disposera d'un certain nombre d'atouts pour accomplir sa tâche de reconstruction de la société.
D'une part, il pourra mettre à son service les formidables progrès accomplis par la science et la technologie au cours du 20e siècle et les deux décennies du 21e siècle. Le rapport du WEF évoque ces progrès en précisant qu'ils concernent des "technologies à double usage (civil et militaire)". Lorsque le prolétariat aura pris le pouvoir, l'usage militaire n'aura plus lieu d'être ce qui représente une avancée considérable puisqu’il est clair qu'aujourd'hui la sphère militaire se taille la part du lion (à côté de nombreuses autres dépenses improductives) dans les bénéfices apportés par les progrès technologiques.
Plus globalement, la prise du pouvoir par le prolétariat devra permettre une libération sans précédent des forces productives emprisonnées par les lois du capitalisme. Non seulement l'énorme fardeau des dépenses militaires et improductives sera éliminé, mais aussi le gaspillage monstrueux que représentent la concurrence entre les divers secteurs économiques et nationaux de la société bourgeoise ainsi qu'une sous-utilisation phénoménale des forces productives (obsolescence programmée, chômage de masse, absence ou déficience des systèmes d'éducation, etc.).
Mais le principal atout du prolétariat dans cette période de transition-reconstruction ne sera pas d'ordre technologique ou strictement économique. Il sera fondamentalement d'ordre politique. Si le prolétariat réussit à prendre le pouvoir, cela voudra dire qu'il est parvenu au cours de la période d'affrontement avec l'État capitaliste, de la guerre civile contre la bourgeoisie, à un très haut niveau de conscience, d'organisation et de solidarité. Et ce sont des acquis qui seront précieux pour affronter les défis immenses qui se présenteront à lui. Surtout, le prolétariat pourra s'appuyer sur le futur, cet élément fondamental dans la vie de la société, ce futur dont l'absence dans la société actuelle est au cœur de son pourrissement sur pieds.
Dans son Rapport sur le développement humain de 2021-22 [2021/2022 Human Development Report] publié en octobre dernier et intitulé "Des temps incertains, des vies instables" :
"De nouvelles couches d'incertitudes interagissent pour créer de nouveaux types d'incertitudes - un nouveau complexe d'incertitudes - jamais vu dans l'histoire de l'humanité. En plus de l'incertitude quotidienne à laquelle les gens sont confrontés depuis des temps immémoriaux, nous naviguons maintenant dans des eaux inconnues, pris dans trois courants croisés volatils :
Les crises mondiales se sont accumulées : la crise financière mondiale, la crise climatique mondiale en cours et la pandémie de Covid-19, une crise alimentaire mondiale imminente. Nous avons le sentiment tenace que le contrôle que nous avons sur nos vies nous échappe, que les normes et les institutions sur lesquelles nous avions l'habitude de compter pour assurer la stabilité et la prospérité ne sont pas à la hauteur du complexe d'incertitude d'aujourd'hui."]
Comme on peut le constater, ce rapport de l'ONU va dans le même sens que celui du WEF. Il va même plus loin d'une certaine façon puisqu'il considère que la terre est entrée dans une nouvelle période géologique du fait de l'action des humains, qui commence au 17e siècle et qu'il appelle Anthropocène et que nous appelons le capitalisme. Surtout, il souligne le profond désespoir, le "no future" qui imprègne de plus en plus la société (qu'il baptise "complexe d'incertitude").
Justement, le fait que la révolution prolétarienne redonne à la société humaine un futur qu'elle a perdu va constituer un puissant facteur dans la capacité de la classe ouvrière d'atteindre enfin la "terre promise" du communisme après, non pas 40 ans, mais bien plus d'un siècle de "traversée du Désert".
[1] "Leur instinct leur disait que si la République rend plus complète leur domination politique, elle en mine en même temps les bases sociales en les opposant aux classes opprimées de la société et en les obligeant à lutter contre elles sans intermédiaire, sans le couvert de la couronne, sans pouvoir détourner l'intérêt de la nation au moyen de leurs luttes subalternes entre eux et contre la royauté. C'était le sentiment de leur faiblesse qui les faisait trembler devant les conditions pures de leur propre domination de classe et regretter les formes moins achevées, moins développées et, par conséquent, moins dangereuses de leur domination." (Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, 3e Partie)
[2] Ce changement qualitatif (et pas seulement quantitatif) fondamental dans la vie du capitalisme est clairement mis en évidence par le Manifeste de l'Internationale communiste (mars 1919) : "Si l'absolue sujétion du pouvoir politique au capital financier a conduit l'humanité à la boucherie impérialiste, cette boucherie a permis au capital financier non seulement de militariser jusqu'au bout l'Etat, mais de se militariser lui-même, de sorte qu'il ne peut plus remplir ses fonctions économiques essentielles que par le fer et par le sang. (...) L'étatisation de la vie économique, contre laquelle protestait tant le libéralisme capitaliste, est un fait accompli. Revenir, non point à la libre concurrence, mais seulement à la domination des trusts, syndicats et autres pieuvres capitalistes, est désormais impossible." Mais, de toute évidence, les camarades de la TCI ne connaissent pas ce document ; à moins qu'ils ne soient pas d'accord avec cette position fondamentale de l'IC ce qu'ils devraient dire clairement.
[3] Nous nous autorisons à utiliser ce terme car les descendants du Partito de 1945 ont tourné le dos au travail théorique révolutionnaire de Bilan, la Gauche italienne en exil, dans les années 1930.
[4] Une autre lettre d'Engels au sujet de la méthode marxiste semble parfaitement adaptée à ces disciples : "Ce qui manque à tous ces messieurs, c’est la dialectique. Ils ne voient toujours ici que la cause, là que l’effet. Que c’est une abstraction vide, que dans le monde réel pareils antagonismes polaires métaphysiques n’existent que dans les crises, mais que tout le grand cours des choses se produit sous la forme d’action et de réaction de forces, sans doute, très inégales, — dont le mouvement économique est de beaucoup la force la plus puissante, la plus initiale, la plus décisive, qu’il n’y a rien ici d’absolu et que tout est relatif, tout cela, que voulez-vous, ils ne le voient pas ; pour eux Hegel n’a pas existé…" (Engels à Conrad Schmidt, 27 octobre 1890)
[5] Il convient de distinguer la dialectique marxiste, objective, de la dialectique vide et subjective des divers courants de l'anarchisme et du modernisme, qui en restent de façon confuse au niveau de trouver des contradictions partout. Ils peuvent bien reconnaître certains des phénomènes de la décomposition, mais ils refusent de manière caractéristique de voir la cause ultime et la logique de la période de décomposition dans la faillite économique du système capitaliste. Pour eux, la dialectique historique objective est un anathème, car elle les priverait de leur principale préoccupation, à savoir la préservation dogmatique de leur liberté d'opinion individuelle. Si le facteur économique est traité comme un facteur parmi d'autres d'égale importance, leur dialectique reste subjective, anhistorique et, comme les épigones de la gauche italienne, incapable de saisir la trajectoire des événements.
En débutant par une effroyable pandémie, les années 2020 ont rappelé concrètement la seule alternative qui existe : révolution prolétarienne ou destruction de l’humanité. Avec le Covid 19, le conflit en Ukraine et l’accroissement de l’économie de guerre partout, la crise économique et son inflation ravageuse, avec le réchauffement climatique et la dévastation de la nature qui menacent de plus en plus jusqu’à la vie même, avec la montée du chacun pour soi, de l’irrationnel et de l’obscurantisme, la décomposition de tout le tissu social, les années 2020 ne voient pas seulement s’additionner les fléaux meurtriers ; tous ces fléaux convergent, combinent et s’alimentent. Les années 2020 vont être une concaténation de tous les pires maux du capitalisme décadent et pourrissant. Le capitalisme est entré dans une phase de graves extrêmes convulsions, dont la plus menaçante et sanglante est le risque de multiplication des conflits guerriers.
La décadence du capitalisme a une histoire, elle a ainsi connu depuis 1914 plusieurs étapes. Celle qui s’est ouverte en 1989 est "une phase spécifique -la phase ultime- de son histoire, celle où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l'évolution de la société"[1]. La caractéristique principale de cette phase de décomposition, ses racines les plus profondes, ce qui mine toute la société et engendre le pourrissement, c’est l’absence de perspective. Ces années 2020 le prouvent une nouvelle fois, la bourgeoisie ne peut offrir à l’humanité que plus de misère, de guerre et de chaos, dans un désordre grandissant et de plus en plus irrationnel. Mais qu’en est-il de la classe ouvrière ? Qu’en est-il de sa perspective révolutionnaire, le communisme ? Il est évident que le prolétariat est plongé depuis des décennies dans d’immenses difficultés ; ses luttes sont rares et peu massives, sa capacité à s’organiser est encore extrêmement limitée et, surtout, il ne sait plus qu’il existe en tant que classe, en tant que force sociale capable de mener un projet révolutionnaire. Or, le temps ne joue pas en faveur de la classe ouvrière.
Néanmoins, si ce danger d’une lente et finalement irréversible érosion des bases mêmes du communisme existe, il n’y a aucune fatalité à cette fin dans la barbarie totale ; au contraire la perspective historique reste totalement ouverte. En effet, "malgré le coup porté par l'effondrement du bloc de l'Est à la prise de conscience du prolétariat, celui-ci n'a subi aucune défaite majeure sur le terrain de sa lutte en ce sens, sa combativité reste pratiquement intacte. Mais en outre, et c'est là l'élément qui détermine en dernier ressort l'évolution de la situation mondiale, le même facteur qui se trouve à l'origine du développement de la décomposition, l'aggravation inexorable de la crise du capitalisme, constitue le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe, la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. Sa lutte contre les effets directs de la crise elle-même constitue la base du développement de sa force et de son unité de classe"[2].
Or justement, aujourd’hui, avec la terrible aggravation de la crise économique mondiale et le retour de l’inflation, la classe ouvrière commence à réagir et à retrouver le chemin de sa lutte. Toutes ses difficultés historiques persistent, sa capacité à organiser ses propres luttes et plus encore à la prise de conscience de son projet révolutionnaires sont encore très loin, mais la combativité grandissante face aux coups brutaux portés par la bourgeoisie aux conditions de vie et de travail est le terrain fertile sur lequel le prolétariat peut retrouver son identité de classe, prendre conscience à nouveau de ce qu’il est, de sa force quand il lutte, se solidarise, puis développe son unité. Il s’agit d’un processus, d’un combat qui reprend après des années d’atonie, d’un potentiel que laissent entrevoir les grèves actuelles. Le signe le plus fort de cette possible dynamique est le retour de la grève au Royaume-Uni. Il s’agit là d’un événement d’une portée historique.
Le retour de la combativité ouvrière en réponse à la crise économique peut devenir un foyer de prise de conscience. Jusqu’à maintenant, chaque accélération de la décomposition a porté un coup d’arrêt aux efforts embryonnaires de combativité des ouvriers : le mouvement en France 2019 a souffert de l’éclatement de la pandémie ; les luttes de l’hiver 2021 se sont arrêtées face à la guerre en Ukraine, etc. Cela signifie une difficulté additionnelle non négligeable au développement des luttes et de la confiance du prolétariat en lui-même. Cependant, il n’y a pas d’autre chemin que la lutte : la lutte est en elle-même la première victoire. Le prolétariat mondial, dans un processus très tourmenté, avec beaucoup de défaites amères, peut progressivement commencer à récupérer son identité de classe et se lancer, à terme, vers une offensive internationale contre ce système moribond. Autrement dit, les années à venir vont être décisives quant à l’avenir de l’humanité.
Durant les années 1980, le monde allait clairement soit vers la guerre, soit vers de grands affrontements de classe. L’issue de cette décennie a été aussi inattendue qu’inédite : d’un côté l’impossibilité pour la bourgeoisie d’aller vers la guerre mondiale, empêchée par le refus de la classe ouvrière d’accepter les sacrifices, et de l’autre cette même classe ouvrière incapable de politiser ses luttes et d’offrir une perspective révolutionnaire a engendré une sorte de blocage, plongeant toute la société dans une situation sans avenir et engendrant donc le pourrissement généralisé. "Les années de vérité" de la décennie 1980[3] ont ainsi débouché sur la Décomposition. Aujourd’hui, la situation se pose dans des conditions historiques plus intenses et dramatiques :
Les deux pôles de la perspective vont se poser et s’entrechoquer. Durant cette décennie, il va y avoir en même temps une aggravation toujours plus dramatique des effets de la Décomposition et des réactions ouvrières porteuses d’un autre avenir. La seule alternative, destruction de l’Humanité ou révolution prolétarienne, va rejaillir et devenir de plus en plus palpable. Il s’agit donc d’un combat, d’une lutte, de la lutte de classe. Et pour que l’issue soit favorable, le rôle des organisations révolutionnaires sera vital. Qu’il s’agisse du développement de la conscience et de l’organisation de la classe dans la lutte ou de la claire compréhension des enjeux et de la perspective par les minorités, notre intervention sera décisive. Il nous faut donc nous-mêmes avoir la conscience la plus claire et lucide de la dynamique en cours, de son potentiel, des forces et des faiblesses de notre classe, comme des attaques idéologiques et pièges tendus sur le chemin devant nous par la situation historique de la décomposition et par la bourgeoisie, la classe dominante la plus intelligente et machiavélique de l’Histoire.
La guerre est toujours un moment décisif pour le prolétariat mondial. Avec la guerre, la classe ouvrière mondiale subit le massacre d'une partie d'elle-même, mais aussi une gifle monumentale assenée par la classe dominante. De tous les points de vue, la guerre est l’exact opposé de ce qu’est la classe ouvrière, de sa nature internationale symbolisée par son cri de ralliement : "Les travailleurs n'ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !".
L’éclatement du conflit en Ukraine met ainsi à l’épreuve le prolétariat mondial. La réaction face à cette barbarie est un marqueur primordial pour comprendre où en est notre classe, où en est le rapport de force avec la bourgeoisie. Et il n’y a ici pas d’homogénéité. Au contraire, il y a de très grandes différences entre les pays, entre la périphérie et les régions centrales du capitalisme.
En Ukraine, la classe ouvrière est écrasée physiquement et idéologiquement. Largement embrigadés dans la défense de la patrie, conte "l’envahisseur russe", contre "la brute et le truand Poutine", pour la défense de "la culture et des libertés ukrainiennes", pour la démocratie, les ouvriers adhérent à la mobilisation dans les usines comme dans les tranchées. Cette situation est évidemment le fruit de la faiblesse du mouvement ouvrier international mais aussi de l’histoire du prolétariat en Ukraine. S’il s’agit d’un prolétariat concentré et éduqué, avec une longue expérience, ce prolétariat a aussi et surtout subi de plein fouet les conséquences de la contre-révolution et du stalinisme. La famine organisée dans les années 1930 par le pouvoir soviétique, l’Holomodor, dans laquelle 5 millions de personnes ont laissé la vie, forme le socle d’une haine contre le voisin russe et d’un sentiment patriotique puissant. Plus récemment, au début des années 2010, toute une partie de la bourgeoisie ukrainienne a choisi de s’émanciper de la tutelle russe et de s’allier à l’Occident. En réalité, cette évolution témoignait d’une pression de plus en plus forte des États-Unis dans toute la région. "La révolution orange"[4] de 2004, puis le Maïdan (ou "Révolution de la dignité") de 2014 ont montré à quel point une très large partie de la population adhérait à la défense de la "démocratie" et de l’indépendance ukrainienne contre l’influence russe. Depuis, la propagande nationaliste n’a fait que s’amplifier jusqu’au dénouement de février 2022.
L’incapacité de la classe ouvrière de ce pays à s’opposer à la guerre et à son embrigadement, incapacité qui a ouvert la possibilité de cette boucherie impérialiste, indique à quel point la barbarie et la pourriture capitalistes gagnent du terrain sur des parties de plus en plus larges du globe. Après l’Afrique, le Proche-Orient et l’Asie centrale, c’est au tour d’une partie de l’Europe centrale d’être menacée par le risque de plonger à terme dans le chaos impérialiste ; l’Ukraine a montré qu’il y a là, dans certains pays satellites de l’ex-URSS, en Biélorussie, en Moldavie, en ex-Yougoslavie, un prolétariat très affaibli par des décennies d’exploitation forcenée par le stalinisme au nom du Communisme, le poids des illusions démocratiques et gangrené par le nationalisme pour que la guerre puisse faire rage. Au Kosovo, en Serbie et au Monténégro, les tensions montent effectivement.
Par contre, en Russie, le prolétariat n’est pas prêt à accepter de sacrifier massivement sa vie. Certes la classe ouvrière de Russie n’est pas capable de s’opposer à l’aventure guerrière de sa propre bourgeoisie, certes elle accepte sans réagir cette barbarie et ses 100.000 morts, certes la réaction des appelés pour ne pas aller au front est la désertion ou l’automutilation, autant d’actes individuels désespérés reflets de l’absence de réaction de classe, il n’en reste pas moins que la bourgeoisie russe ne peut pas déclarer la mobilisation générale. Parce que les ouvriers russes n’adhérent pas suffisamment à l’idée de se faire trouer la peau en masse au nom de la Patrie.
Il en est très probablement de même en Asie : ce serait ainsi une erreur de déduire trop rapidement de la faiblesse du prolétariat en Ukraine que la voix est également libre au déchaînement du feu militaire entre la Chine et Taïwan ou entre les deux Corées. En Chine, en Corée du Sud et à Taiwan la classe ouvrière a une concentration, une éducation et une conscience supérieures à celle vivant en Ukraine, supérieure à celle vivant en Russie. Le refus d’être transformé en chair à canon est aujourd’hui encore la situation la plus plausible dans ces pays. Ainsi, au-delà du rapport de force entre les puissances impérialistes impliquées dans cette région du monde, en premier lieu la Chine et les États-Unis, la présence d’une très forte concentration ouvrière éduquée représente le premier frein à la dynamique guerrière.
Quant aux pays centraux, contrairement à 1990 ou 2003, les grandes puissances démocratiques ne sont pas directement engagées dans le conflit ukrainien, elles n’envoient pas leurs troupes de soldats professionnels. Il ne peut s’agir actuellement que de soutenir politiquement et militairement l’Ukraine contre l’invasion russe, de défendre la liberté démocratique du peuple d’Ukraine contre le dictateur Poutine, par l’envoie d’armes, toutes labélisées "armes défensives".
En 2003 et plus encore en 1991, les effets de la guerre s’étaient traduits par une relative paralysie de la combativité mais aussi par une réflexion inquiète et profonde sur les enjeux historiques. Cette situation au sein de la classe avait alors nécessité de la part des forces de la gauche de la bourgeoisie l’organisation de manifestations pacifistes qui avaient fleuri un peu partout contre "l’impérialisme US et ses alliés." Ces grandes mobilisations contre les interventions des pays occidentaux, n'étaient pas le fait de la classe ouvrière ; en disant "nous sommes contre la politique de notre gouvernement qui participe à la guerre", elles ont eu un impact sur la classe ouvrière pour mener dans l’impasse et stériliser tout effort de prise de conscience. Rien de tel aujourd’hui, il n’y a pas eu de mobilisations pacifistes de ce genre. Ceux qui critiquent la politique des pays occidentaux et leur soutien à l'Ukraine sont principalement les forces d'extrême-droite liées à Poutine. Aux États-Unis, ce sont les Trumpistes ou les Républicains qui "hésitent".
Cette absence de mobilisation pacifiste aujourd’hui ne signifie pas une indifférence et encore moins une adhésion du prolétariat à la guerre. Oui, la campagne de défense de la démocratie et de la liberté de l’Ukraine contre l’agresseur russe a démontré sur ce plan sa pleine efficacité : la classe ouvrière est prise au piège par la puissance de la propagande pro-démocratique. Mais, contrairement à 1991, le revers de la médaille est qu'elle n'a pas d'impact sur la combativité des travailleurs. On est loin d’une simple non-adhésion passive. Non seulement la classe ouvrière dans les pays centraux n’est toujours pas prête à accepter les morts (même des soldats professionnels), mais elle refuse aussi les sacrifices qu’impliquent la guerre, la dégradation de leurs conditions de vie et de travail. Ainsi en Grande-Bretagne, le pays européen qui est à la fois celui qui est matériellement et politiquement le plus impliqué dans la guerre, le plus déterminé à soutenir l'Ukraine, est en même temps celui où s’exprime le plus fortement la combativité ouvrière pour le moment. Les grèves au Royaume-Uni sont la partie la plus en avant de la réaction internationale, du refus par la classe ouvrière des sacrifices (de la surexploitation, de la baisse des effectifs, de l’augmentation des cadences, de la hausse des prix, etc.) que la bourgeoisie impose au prolétariat, et que le militarisme lui commande d’imposer toujours plus.
L’une des limites actuelles de l’effort de notre classe est son incapacité à faire le lien entre la dégradation de ses conditions de vie et la guerre. Les luttes ouvrières qui se produisent et se développent sont une riposte des travailleurs à la condition qui leur est faite ; elles forment la seule réponse possible et porteuse d’avenir à la politique de la bourgeoisie mais, en même temps, elles ne se montrent pas, pour le moment, capables de reprendre à leur compte et d’intégrer la question de la guerre. Il nous faut néanmoins rester très attentif à l’évolution possible. Par exemple, en France, il y a eu le jeudi 19 janvier une manifestation extrêmement massive après l’annonce d’une réforme des retraites au nom de l’équilibre budgétaire et de la justice sociale ; le lendemain, le vendredi 20 janvier, le Président Macron officialisait en grandes pompes un budget militaire record de 400 milliards d’euros. La concomitance entre les sacrifices demandés et les dépenses guerrières va nécessairement faire, à terme, son chemin dans les têtes ouvrières.
L’intensification de l’économie de guerre implique directement une aggravation de la crise économique ; la classe ouvrière ne fait pas encore réellement le lien, elle ne se mobilise pas, globalement, contre l’économie de guerre, mais elle se dresse contre ses effets, contre la crise économique, en tout premier lieu contre les salaires trop bas face à l’inflation.
Ce n’est pas là une surprise. L’histoire montre que la classe ouvrière ne se mobilise pas directement contre la guerre au front mais contre ses effets sur la vie quotidienne à l’arrière. Déjà, en 1982, dans un article de notre revue qui posait en titre la question "La guerre est-elle une condition favorable pour la révolution communiste ?", nous répondions par la négative et nous affirmions que c’est avant tout la crise économique qui constitue le terreau le plus fertile au développement des luttes et de la conscience, ajoutant fort justement que "l’approfondissement de la crise économique brise ces barrières dans la conscience d’un nombre grandissant de prolétaires à travers les faits qui montrent qu’il s’agit d’une même lutte de classe".
La réaction de la classe ouvrière face à la guerre, si elle est très hétérogène dans le monde, montre que là où se trouve la clef de l’avenir, là où il y a une expérience historique accumulée, dans les pays centraux, le prolétariat n’a pas subi de défaite majeure, qu’il n’est pas prêt à se laisser embrigader et à sacrifier sa vie. Plus encore, sa réaction face aux effets de la crise économique indique une dynamique vers la reprise de la combativité ouvrière dans ces pays.
En retrouvant le chemin de la grève, les ouvriers britanniques ont ainsi envoyé un signal clair aux travailleurs du monde entier : "Nous devons nous battre. Enough is enough (trop, c’est trop)". Une partie de la presse de gauche a même titré parfois : "Au Royaume-Uni : le grand retour de la lutte des classes". L’entrée en lutte du prolétariat britannique constitue ainsi un événement de signification historique.
Cette vague de grève a été menée par la fraction du prolétariat européen qui a le plus souffert du recul général de la lutte de classe depuis la fin des années 1980. Si dans les années 1970, bien qu’avec un certain retard par rapport à d’autres pays comme la France, l’Italie ou la Pologne, les travailleurs britanniques avaient développé des luttes très importantes culminant dans la vague de grèves de 1979 ("l’hiver de la colère" / "the winter of discontent"), durant les années 1980, la classe ouvrière britannique a subi une contre-offensive efficace de la bourgeoisie qui a culminé dans la défaite de la grève des mineurs de 1985 face à Margaret Thatcher. Cette défaite et le recul du prolétariat britannique annonçaient en quelque sorte le recul historique du prolétariat mondial, en révélant avant l’heure le résultat de l’incapacité à politiser les luttes et le poids de la faiblesse du corporatisme. Durant les décennies 1990 et 2000, la Grande-Bretagne a été particulièrement touchée par la désindustrialisation et le transfert d’industries vers la Chine, l’Inde ou l’Europe de l’Est. Au cours de ces dernières années, les travailleurs britanniques ont subi la déferlante de mouvements populistes et surtout la campagne assourdissante du Brexit, stimulant la division en leur sein entre "remainers" et "leavers", et ensuite la crise du Covid qui a lourdement pesé sur la classe ouvrière. Enfin, plus récemment encore, elle a été confrontée à l’appel aux nécessaires sacrifices de l’effort de guerre, sacrifices "bien infimes" par rapport à ceux du "peuple ukrainien héroïque" qui résiste sous les bombes. Pourtant, malgré l’ensemble de ces difficultés et de ces entraves, une génération de prolétaires apparaît aujourd’hui sur la scène sociale, qui n’est plus affectée, comme l’avaient été leurs aînés, par le poids des défaites de la "génération Thatcher", une nouvelle génération qui relève la tête en montrant que la classe ouvrière est capable de riposter aux attaques par la lutte. Toute proportion gardée, nous constatons un phénomène assez comparable (mais non identique) à celui qui a vu la classe ouvrière française surgir en 1968 : l’arrivée d’une jeune génération moins affectée que ses aînés par le poids de la contre-révolution. Ainsi, comme la défaite de 1985 au Royaume-Uni annonçait le recul général de la fin des années 1980, le retour de la combativité ouvrière et de la grève sur l’île britannique indique une dynamique profonde dans les entrailles du prolétariat mondial. "L’été de la colère" (qui a continué en automne, en l’hiver… bientôt au printemps) ne peut que constituer un encouragement pour l’ensemble des travailleurs de la planète et cela pour plusieurs raisons : il s’agit de la classe ouvrière de la cinquième puissance économique mondiale, et d’un prolétariat anglophone, dont l’impact des luttes ne peut être qu’important dans des pays comme les États-Unis, le Canada ou encore dans d’autres régions du monde, comme en Inde ou encore en Afrique du Sud. L’anglais étant, par ailleurs, la langue de communication mondiale, l’influence de ces mouvements surpasse nécessairement celle que pourrait avoir des luttes en France ou en Allemagne, par exemple. Dans ce sens, le prolétariat britannique montre le chemin non seulement aux travailleurs européens, qui devront être à l’avant-garde de la montée de la lutte de classe, mais aussi au prolétariat mondial, et en particulier au prolétariat américain. Dans la perspective des luttes futures, la classe ouvrière britannique pourra ainsi servir de trait d’union entre le prolétariat d’Europe occidentale et le prolétariat américain. Aux États-Unis, les grèves dans de très nombreuses usines de ces dernières années le montrent, il y a une combativité grandissante de la classe et le mouvement Occupy avait révélé toute la réflexion qui travaille ses entrailles ; il ne faut pas oublier que le prolétariat a une grande histoire et expérience de ce côté de l’Atlantique. Mais ses faiblesses sont aussi très grandes : poids de l’irrationnel, du populisme et de l’arriération ; poids de l’isolement continental ; poids de l’idéologie petite-bourgeoise et bourgeoise au sujet des libertés, des races, etc. Le lien avec l’Europe, ce trait d’union permis par le Royaume-Uni, en est d’autant plus crucial.
Pour comprendre en quoi le retour de la grève au Royaume-Uni est le signe de la possibilité d’un développement à venir de la lutte et de la conscience prolétariennes, il nous faut revenir à ce que nous disions dans notre Résolution sur la situation internationale adoptée lors de notre congrès international en 2021 : "En 2003, sur la base de nouvelles luttes en France, en Autriche et ailleurs, le CCI a prédit un renouveau des luttes par une nouvelle génération de prolétaires qui avait été moins influencée par les campagnes anticommunistes et serait confrontée à un avenir de plus en plus incertain. Dans une large mesure, ces prédictions ont été confirmées par les événements de 2006-2007, notamment la lutte contre le CPE en France, et de 2010-2011, en particulier le mouvement des Indignés en Espagne. Ces mouvements ont montré des avancées importantes au niveau de la solidarité entre les générations, de l'auto-organisation par le biais d'assemblées, de la culture du débat, des préoccupations réelles quant à l'avenir qui attend la classe ouvrière et l'humanité dans son ensemble. En ce sens, ils ont montré le potentiel d'une unification des dimensions économiques et politiques de la lutte de classe. Cependant, il nous a fallu beaucoup de temps pour comprendre les immenses difficultés auxquelles était confrontée cette nouvelle génération, "élevée" dans les conditions de la décomposition, difficultés qui empêcheraient le prolétariat d'inverser le recul post-89 au cours de cette période."[5]. L’élément clé de ces difficultés a été l'érosion continue de l'identité de classe. C’est ce qui explique principalement que le mouvement du CPE de 2006 n’a laissé aucune trace visible : à sa suite, il n’y a pas eu de cercles de discussions, d’apparition de petits groupes, ni même de livres, recueils de témoignages etc. au point d’être aujourd’hui totalement inconnu dans les rangs de la jeunesse. Les étudiants précaires de l’époque avaient usé des méthodes de lutte du prolétariat (les assemblées générales) et de la nature de son combat (la solidarité) sans même le savoir, ce qui a rendu impossible la prise de conscience de la nature, de la force et des buts historiques de leur propre mouvement. C’est la même faiblesse qui a entravé le développement du mouvement des Indignés en 2010-2011 et qui a empêché que les fruits et les leçons soient tirés. En effet, "malgré les avancées importantes réalisées au niveau de la conscience et de l'organisation, la majorité des Indignés se voyait comme des "citoyens" plutôt que comme des membres d'une classe, ce qui la rendait vulnérable aux illusions démocratiques colportées par des groupes comme Democratia real Ya ! (le futur Podemos), et plus tard au poison du nationalisme catalan et espagnol."[6]. Par manque d’ancrage, le mouvement est parti à la dérive. Parce qu’elle est la reconnaissance d’un intérêt commun de classe, opposé à celui de la bourgeoisie, parce qu’elle est la "constitution du prolétariat en classe", comme le dit le Manifeste communiste, l’identité de classe est inséparable du développement de la conscience de classe. Par exemple, sans identité de classe, impossible de se rattacher consciemment à l’histoire de la classe, à ses combats, à ses leçons.
Les deux plus grands moments pour le mouvement du prolétariat depuis les années 1980, le mouvement contre le CPE et les Indignés, ont été soit stérilisés, soit récupérés avant tout à cause de cette absence de socle au développement plus général de la conscience, à cause de cette perte d’identité de classe. C’est cette faiblesse considérable que le retour de la grève au Royaume-Uni porte comme possible dépassement. Historiquement, le prolétariat au Royaume-Uni est marqué par d’importantes faiblesses (le contrôle syndical et le corporatisme, le réformisme)[7], mais le mot ouvrier, "worker", y a été moins effacé qu’ailleurs ; au Royaume-Uni le mot n’est pas honteux ; et cette grève peut commencer à le remettre "au goût du jour" au niveau international. Les workers du Royaume-Uni n’indiquent pas le chemin sur tous les plans, parce que leurs méthodes de luttes sont par trop marquées par leurs faiblesses, cela ce sera le rôle du prolétariat d’ailleurs, mais ils adressent le message primordial aujourd’hui : nous luttons non en tant que citoyens ou étudiants mais comme ouvriers. Et ce pas en avant est possible grâce à ce début de réaction ouvrière face à la crise économique.
La réalité de cette dynamique se mesure à la réaction inquiète de la bourgeoisie, en particulier en Europe occidentale, par rapport aux dangers que recèle l’extension de la "dégradation de la situation sociale". C’est en particulier le cas en France, en Belgique, en Espagne ou en Allemagne, où la bourgeoisie, contrairement à l’attitude de la bourgeoisie britannique, a pris des mesures pour plafonner les hausses de pétrole, de gaz et d’électricité ou bien pour compenser au moyen de subventions ou de baisses d’impôts l’impact de l’inflation et de la hausse des prix et clame haut et fort qu’elle veut protéger le "pouvoir d’achat" des travailleurs. En Allemagne, en octobre et novembre 2022, des "grèves d’avertissement" ont immédiatement entrainé l’annonce de "primes inflation" (3000 euros dans la métallurgie, 7000 dans l’automobile) et des promesses de hausses de salaire.
Mais avec la réalité de l’aggravation de la crise économique mondiale, les bourgeoisies nationales sont malgré tout obligées d’attaquer leur prolétariat au nom de la compétitivité et de l’équilibre budgétaire ; leurs mesures de "protection" et autres "boucliers" sont amenés peu à peu à diminuer. En Italie, la "loi de finance 2023" réduit ainsi une grande partie des "aides spéciales" et constitue une nouvelle attaque frontale aux conditions de vie et de travail. En France, le gouvernement Macron a dû annoncer sa grande réforme des retraites début janvier 2023, après des mois de recul et de préparation. Résultat : des manifestations massives, dépassant même les anticipations syndicales. Au-delà du million de personnes dans la rue, c’est l’atmosphère et la nature des discussions dans ces cortèges en France qui révèlent le mieux ce qui se trame aux tréfonds de notre classe :
Evidemment, cette dynamique positive ne va pas encore jusqu’à l’auto-organisation. La confrontation ouverte aux syndicats est pour l’instant inexistante. Notre classe n’en est pas encore là. La simple question ne se pose pas encore. Et quand les ouvriers commenceront à se confronter à cette question, il s’agira d’un très long processus avec la reconquête des assemblés générales et des comités, avec les pièges des différentes formes du syndicalisme (les centrales, les coordinations, la base, etc.). Mais le fait que les syndicats, pour coller aux préoccupations de la classe et garder la tête du mouvement, doivent organiser de grandes manifestations apparemment unitaires alors qu’ils ont tout fait pour l’éviter durant des mois, montre que les ouvriers ont tendance à vouloir se solidariser pour lutter.
Il est d’ailleurs intéressant de surveiller comment la situation au Royaume-Uni va évoluer sur ce plan. Après 9 mois de grèves à répétition, la colère et la combativité ne semblent pas vouloir redescendre. Au début du mois de janvier, c’est au tour des ambulanciers et des enseignants de rejoindre la ronde des grèves. Et ici aussi, l’idée de lutter ensemble germe. C’est ainsi que le discours syndical a dû s’adapter, en laissant une part de plus en plus grande aux mots "unity", "solidarity"… et des promesses de "demonstrations" (manifestations) sont tenues. Pour la première fois, des secteurs sont en grève le même jour, par exemple les infirmiers et les ambulanciers.
Cette simultanéité des luttes dans plusieurs pays n’a pas été vue depuis les années 1980 ! L’influence de la combativité du prolétariat du Royaume-Uni sur le prolétariat de France est à surveiller de près, comme l’influence de la tradition des manifestations de rue en France sur la situation au Royaume-Uni. Il y a presque 160 ans, le 28 septembre 1864, naissait l’Association Internationale des Travailleurs, principalement à l’initiative des prolétariats britannique et français. Il s’agit là plus que d’un simple clin d’œil à l’Histoire. Cela révèle la profondeur de ce qui est en train de se passer : les parties les plus expérimentées du prolétariat mondial se remettent en mouvement et ouvrent à nouveau la voix. Il manque encore celui d’Allemagne, toujours profondément marqué par sa défaite des années 1920, son écrasement physique et idéologique, mais la dureté de la crise économique qui commence à le frapper pourrait le pousser à réagir à son tour.
Car l’approfondissement de la crise et les conséquences de la guerre vont aller crescendo, en engendrant partout la hausse de la colère et de la combativité. Et il est très important que l’aggravation de la crise économique mondiale prenne aujourd’hui la forme de l’inflation parce que :
Les périodes d’inflation dans l’histoire ont ainsi régulièrement poussé le prolétariat dans la rue. Toute la fin du 19ème siècle est marquée au niveau international par la hausse des prix, et parallèlement un processus de grève de masse se développe depuis la Belgique à partir de 1892 jusqu’en Russie 1905. Pologne 1980 puise ses racines dans l’envolée des prix de la viande. L’exemple contraire est l’Allemagne des années 1930 : si l’inflation galopante a bien entrainé à ce moment aussi une immense colère, elle a participé à la peur, au repli et à la désorientation de la classe ; mais ce moment se situe dans une période historique très différente, celle de la contre-révolution, et c’est justement en Allemagne que le prolétariat avait été préalablement le plus écrasé idéologiquement et physiquement.
Aujourd’hui, l’Allemagne (de l’Ouest) est touchée par la crise économique mondiale comme elle ne l’avait plus été depuis ces années 1930, mais cette dégradation des conditions de vie et de travail, cette réapparition de l’inflation intervient dans le contexte de reprise internationale de la combativité ouvrière. L’évolution de la situation sociale dans ce pays, après des décennies de relatif sommeil, est donc à suivre tout particulièrement.
Ainsi, malgré la tendance de la décomposition à agir sur la crise économique, cette dernière reste bien "la meilleure alliée du prolétariat". C’est une nouvelle confirmation de nos Thèses sur la décomposition : "l'aggravation inexorable de la crise du capitalisme, constitue le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe, la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. En effet, autant le prolétariat ne peut trouver un terrain de rassemblement de classe dans des luttes partielles contre les effets de la décomposition, autant sa lutte contre les effets directs de la crise elle-même constitue la base du développement de sa force et de son unité de classe." Nous avions donc vu juste quand, dans notre dernière résolution sur la situation internationale, nous affirmions : "nous devons rejeter toute tendance à minimiser l'importance des luttes économiques "défensives" de la classe, ce qui est une expression typique de la conception moderniste qui ne voit la classe que comme une catégorie exploitée et non également comme une force historique, révolutionnaire." Nous défendions déjà cette position cardinale dans un de nos articles appartenant à notre patrimoine, "La Lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme" : "La lutte prolétarienne tend à dépasser le cadre strictement économique pour devenir sociale, s'affrontant directement à l'État, se politisant et exigeant la participation massive de la classe"[8]. C'est la même idée qui est contenue dans la formule de Lénine : "Derrière chaque grève se profile le spectre de la révolution".(Cf. annexe).
Le mouvement de 2006 contre le CPE (Contrat Premier Emploi) était une réaction face à une attaque économique qui a immédiatement posé de profondes questions politiques générales, en particulier celle de l’organisation en assemblées mais aussi celle de la solidarité entre les générations. Mais, comme nous l’avons vu plus haut, la perte d’identité de classe a stérilisé tout ce questionnement sous-jacent. Dans les grèves à venir, au niveau international, face à l’enfoncement dans la crise économique, il y a la possibilité que les ouvriers, même avec toutes leurs faiblesses et illusions, commencent à se voir, se reconnaitre, à comprendre la force qu’ils représentent dans le collectif, et donc comme classe, et alors tous ces questionnements en suspens depuis le début des années 2000 sur la perspective ("Un autre monde est possible"), sur les méthodes de lutte (les assemblées et le dépassement des divisions corporatistes), le sentiment de "tous dans le même bateau", les élans de solidarité deviendront le terreau de l’unité, etc. s’éclaireront d’un nouveau jour. Ils pourront enfin commencer à être consciemment vus et débattus. C’est ainsi que s’entremêleront la dimension économique et la dimension politique.
L’intensification de l’économie de guerre et l’aggravation de la crise économique en étant mondiales créent une montée de la colère et de la combativité elle-aussi au niveau mondial. Et, comme face à la guerre, l’hétérogénéité du prolétariat selon les pays engendre une hétérogénéité des ripostes et du potentiel de chaque mouvement. Il y a tout un panel de luttes selon les situations, l’histoire du prolétariat et son expérience.
De nombreux pays se rapprochent de la situation européenne, avec une concentration ouvrière importante et des gouvernements "démocratiques" au pouvoir. Il en est ainsi de l’Amérique du Sud. La grève des médecins et des infirmières fin novembre ou la grève "générale" de fin décembre en Argentine, confirme cette relative similitude, cette dynamique en partie commune. Mais dans ces pays, le prolétariat n’a pas accumulé la même expérience qu’en Europe et qu’en Amérique du Nord. Le poids des couches intermédiaires et donc le danger du piège interclassiste y sont beaucoup plus grands ; le mouvement des Piqueteros des années 1990 en Argentine est toujours le modèle de lutte dominant. Surtout, les affres de la décomposition pourrissent tout le tissu social ; la violence et le narcotrafic dominent la société au nord du Mexique, en Colombie, au Venezuela, commencent à gangréner le Pérou, le Chili… Ces faiblesses expliquent par exemple pourquoi cette dernière décennie, le Venezuela a sombré dans une crise économique dévastatrice sans que le prolétariat ne puisse réagir, alors qu’il est un prolétariat industriel hautement éduqué possédant une forte tradition de lutte.
Cette réalité confirme à nouveau la responsabilité première du prolétariat en Europe. Sur ses épaules pèse le devoir d’indiquer le chemin en développant des luttes qui mettent en son cœur les méthodes du prolétariat : les assemblées générales ouvrières, les revendications unificatrices, la solidarité entre les secteurs et les générations… et la défense de l’autonomie ouvrière, leçon qui date de luttes de classe en France de 1848 !
Il nous faut tout particulièrement suivre l’évolution de la lutte de classe en Chine. Ce pays concentre 770 millions de travailleurs salariés et semble connaitre une augmentation importante du nombre de grèves face à une crise économique qui prend là-bas la forme d’immenses vagues de licenciements. Certains analystes avancent l’idée que la nouvelle génération de travailleurs n’est pas prête à accepter les mêmes conditions d’exploitation que leurs parents, parce qu’avec la crise économique qui se développe la promesse d’un avenir meilleur en échange des sacrifices actuels ne tient plus. La main de fer de l’État chinois dont l’autorité repose avant tout sur la répression peut participer à attiser la colère et pousser à la lutte massive. Cela dit, la terrible histoire du prolétariat en Chine fait que le poison des illusions démocratiques sera très puissant ; il est inévitable que la colère et les revendications soient détournées sur le terrain bourgeois : contre le joug "communiste", pour les droits et les libertés, etc. C’est en tout cas ce qui s’est passé lorsque la colère a éclaté contre les restrictions invivables de la politique anti-Covid chinoise fin 2022.
Dans toute une partie du globe, le prolétariat est marqué par une très grande faiblesse historique et ses luttes ne peuvent qu’être réduites à l’impuissance ou/et s’enfoncer dans des impasses bourgeoises (appel à plus de démocratie, de liberté, d’égalité, etc.) ou/et se diluer dans des mouvements interclassistes. C’est la leçon principale du Printemps arabe de 2010 : même si la mobilisation ouvrière a été réelle, elle a été diluée dans le "peuple" et, surtout, les revendications se sont dirigées sur le terrain bourgeois du changement de dirigeant ("Moubarak dehors", etc.) et de l’appel à plus de démocratie. L’immense mouvement de contestation qui touche l’Iran en est une parfaite nouvelle illustration. La colère massive de la population se tourne vers des revendications sur le droit des femmes (le slogan central et maintenant mondialement connu est 'femme, vie, liberté') ; ainsi, bien que de nombreuses luttes ouvrières aient encore lieu dans le pays, elles ne peuvent que finir par être noyées dans le mouvement populaire. Ces dernières années, le langage très radical de ces mouvements sociaux a laissé croire à une certaine forme d’auto-organisation ouvrière : critique des syndicats, appels aux soviets, etc. En réalité, cette terminologie marxiste est un vernis étalé par la gauche radicale qui ne correspond pas à la réalité des actes de la classe ouvrière en Iran[9]. Nombreux ont été les militants gauchistes d’Iran formés en Europe dans les années 1970/80, ils en ont retiré ce vocabulaire dont ils se servent pour défendre leurs intérêts propres, c'est-à-dire ceux de l’aile gauche du Capital en Iran.
D’ailleurs, les États démocratiques utilisent ces mouvements, en Chine comme en Iran :
Apparaît ici que la faiblesse politique du prolétariat dans un pays est instrumentalisée par la bourgeoisie contre tout le prolétariat mondial ; et inversement, l’expérience accumulée par le prolétariat des pays centraux peut montrer le chemin à tous.
De telles confusions actuelles sur les mouvements sociaux qui ébranlent les pays de la périphérie nous obligent à rappeler ici notre critique de la théorie du maillon faible, critique qui appartient à notre patrimoine. Dans notre résolution de janvier 1983, nous écrivions : "L'autre enseignement majeur de ces combats (en Pologne 80-81) et de leur défaite est que cette généralisation mondiale des luttes ne pourra partir que des pays qui constituent le cœur économique du capitalisme : les pays avancés d'Occident et parmi eux, ceux où la classe ouvrière a acquis 1'expérience la plus ancienne et la plus complète : l' "Europe occidentale"[10]. Et, pour être plus précis encore, nous détaillions dans notre résolution de juillet 1983 : "Ni les pays du tiers-monde, ni les pays de l'Est, ni l'Amérique du Nord, ni le Japon, ne peuvent être le point de départ du processus menant à la révolution :
Si, en dehors des pays centraux, il peut y avoir des luttes massives qui démontrent la colère, le courage et la combativité des travailleurs de ces régions du monde, ces mouvements ne peuvent avoir de perspective. Cette impossibilité souligne la responsabilité historique du prolétariat en Europe qui a le devoir de s'appuyer sur son expérience pour déjouer les pièges les plus sophistiqués de la bourgeoisie, à commencer par la démocratie et les "syndicats libres", et montrer ainsi la voie à suivre.
Ce que nous constatons dans les grèves et manifestations actuelles, le développement de la solidarité, du sentiment qu’il faut lutter ensemble, d’être tous dans le même bateau, indique une certaine maturation souterraine de la conscience. Comme l’écrivait Mc[12] dans son texte "Sur la maturation souterraine" (Bulletin interne1983) : "Le travail de réflexion se poursuit dans la tête des travailleurs et se manifestera par la recrudescence de nouvelles luttes. Il existe une mémoire collective de la classe, et cette mémoire contribue aussi au développement de la prise de conscience et à son extension dans la classe". Mais nous devons être plus précis. La maturation souterraine s’exprime de façon différente selon qu'il s'agit de la classe dans son ensemble, de ses secteurs combatifs, ou dans les minorités en recherche. Comme nous le détaillions dans notre Revue Internationale 43 :
Alors, où en est la maturation souterraine dans les différents niveaux de notre classe ?
Examiner la politique de la bourgeoisie est toujours absolument primordial, à la fois pour évaluer au mieux où en est notre propre classe et pour repérer les pièges qui se préparent. Ainsi, l’énergie que la bourgeoisie déploie dans les pays centraux, principalement par le biais de ses syndicats, pour saucissonner les luttes, isoler les grèves les unes des autres, éviter toute manifestation unitaire massive prouve qu’elle ne veut pas que les ouvriers se rassemblent ensemble pour manifester pour des hausses de salaires car elle sait qu’il s’agit là du terreau le plus fertile pour la reconquête de l’identité de classe.
Jusqu’à maintenant, cette stratégie a fonctionné, mais la bourgeoisie sait que l’idée de devoir lutter "tous ensemble" va continuer de germer dans les têtes ouvrières, au fur et à mesure que la crise s’aggrave partout ; d’ailleurs, il y a déjà une petite partie de la classe qui se pose ce genre de questions. C’est pourquoi, à la fois pour préparer l’avenir, à la fois pour capter et stériliser la réflexion des minorités actuelles, une partie des syndicats affichent de plus en plus une façade radicale, en mettant en avant un syndicalisme de classe et de combat.
Il est marquant aussi de voir dans les manifestations à quel point les organisations d’extrême-gauche attirent une partie de plus en plus importante de la jeunesse. Une partie des groupes trotskistes se réclament ainsi de plus en plus du combat de la classe ouvrière révolutionnaire pour le communisme quand dans les années 1990, au contraire, ils se tournaient vers la défense de la démocratie, des fronts de gauche, etc. Cette nette différence est le fruit de l’adaptation de la bourgeoisie par rapport à ce qu’elle ressent dans la classe : non seulement le retour de la combativité ouvrière mais aussi une certaine maturation de la conscience.
D’ailleurs, cette radicalité croissante d’une partie des forces de gauche et syndicales est aussi visible à propos de la question de la guerre. Des syndicats de "combat", des partis se réclamant de l’anarchisme, du trotskisme, du maoïsme sont très nombreux à avoir produit des déclarations "internationalistes", c'est-à-dire dénonçant en apparence les deux camps en présence en Ukraine, Russie et États-Unis , et appelant en apparence à la lutte unie de la classe ouvrière. Là aussi, cette activité de la gauche du capital a une double signification : capter les petites minorités en recherche des positions de classe qui se développent et, sur le plus long terme, répondre aux préoccupations qui travaillent la classe dans la profondeur de ses entrailles.
Pour autant, il ne faut pas sous-estimer l’impact ni de la propagande impérialiste ni de la guerre elle-même sur la conscience ouvrière. Si la "défense de la démocratie" ne peut suffire aujourd’hui pour mobiliser, il n’en reste pas moins qu’elle pollue les têtes, qu’elle entretient les illusions et le mensonge de l’État protecteur. Le discours permanent sur le "peuple" participe à attaquer encore un peu plus l’identité de classe, à faire oublier que la société est divisée en classes antagoniques irréconciliables, puisque le "peuple" serait une communauté d’intérêt regroupée par la nation. The last but not least, la guerre elle-même amplifie toutes les peurs et le repli et l’irrationalité : l’aspect incompréhensible de cette guerre, le désordre et le chaos grandissant, l’incapacité à pouvoir prévoir l’évolution du conflit, la menace de l’extension, la crainte d’une troisième guerre mondiale ou de l’usage de l’arme nucléaire.
De façon plus générale, ces deux dernières années, l’irrationalité a fait un bond dans la population en même temps que la décomposition s’est profondément aggravée : la pandémie, la guerre et la destruction de la nature ont considérablement renforcé le no-futur. En fait, tout ce que nous écrivions en 2019 dans notre "Rapport sur la lutte de classe pour le 23e Congrès international du CCI" s’est vérifié et amplifié : "Le monde capitaliste en décomposition engendre nécessairement un climat d’apocalypse. Il n’a aucun futur à proposer à l’humanité et son potentiel de destruction défiant l'imagination devient toujours plus évident pour une grande partie de la population mondiale. (…) Le nihilisme et le désespoir sont issus d’un sentiment d’impuissance, d’une perte de conviction qu’il existe une alternative au scénario de cauchemar que nous prépare le capitalisme. Ils tendent à paralyser la réflexion et la volonté d’action. Et si la seule force sociale qui peut poser cette alternative est virtuellement inconsciente de sa propre existence, cela signifie-t-il que les jeux sont faits, que le point de non-retour a déjà été dépassé ? Nous reconnaissons tout-à-fait que plus le capitalisme met de temps à sombrer dans la décomposition, plus il sape les bases d’une société plus humaine. Ceci est à nouveau illustré le plus clairement par la destruction de l’environnement, lequel atteint le point où il peut accélérer la tendance vers un complet effondrement de la société, une condition qui ne favorise aucunement l’auto-organisation et la confiance dans le futur requis pour mener une révolution."[14]
Cette gangrène, la bourgeoisie l’utilise sans vergogne contre la classe ouvrière, en favorisant les idéologies petite-bourgeoises décomposées. Aux États-Unis, toute une partie du prolétariat est touchée par les pires effets de la décomposition, comme la montée de la xénophobie et la haine raciale. En Europe, la classe ouvrière démontre une résistance plus grande à ces manifestations ultra-nauséabondes, par contre le complotisme et le rejet de toute pensée rationnelle (le courant "anti-vaccin" par exemple) ont commencé à se répandre aussi dans ce cœur historique. Et surtout, dans tous les pays centraux, le prolétariat est de plus en plus pollué par l’écologisme et le wokisme.
On voit là un processus général : chaque aspect en effet révoltant de ce capitalisme décadent et décomposé est isolé, séparé de la question du système et de ses racines, pour en faire une lutte parcellaire dans laquelle doit s’inscrire soit une catégorie de la population (noir, femme, etc.) soit tout le monde en tant que "peuple". L’ensemble de ces mouvements constituent un danger pour les travailleurs qui risquent ainsi d’être entraînés dans des luttes interclassistes ou carrément bourgeoises dans lesquelles ils sont noyés dans la masse des "citoyens". Les travailleurs des secteurs classiques et expérimentés de la classe semblent moins influencés par ces idéologies et ces formes de "luttes". Mais la jeune génération, qui est à la fois coupée de la tradition de la lutte de classe et particulièrement révoltée face aux injustices criantes et inquiète face à l’avenir sombre, se perd largement dans ces mouvements "non-mixtes" (réunions exclusivement réservées aux noirs, ou aux femmes, etc.), contre le "genre" (théorie de l’absence de distinction biologique entre les sexes), etc. Au lieu que la lutte contre l’exploitation, qui est la racine du système capitaliste, permette un mouvement de plus en plus large d’émancipation (la question des femmes, des minorités etc.) comme ce fut le cas en 1917, les idéologies écologistes, wokistes, racialistes, zadistes… balaient la lutte de classe, la nient ou même la jugent coupable de l’état actuel de la société. Selon les racialistes, la lutte de classe est un truc de blancs qui maintient l’oppression des noirs ; selon le wokisme, la lutte de classe est un truc du passé marqué par le paternalisme et la domination machistes ou alors, selon la théorie de l’intersectionnalité, la lutte des travailleurs serait une lutte égale aux autres : féminisme, antiracisme, "classisme", etc. seraient toutes des luttes particulières contre l’oppression qui pourraient parfois se retrouver côte à côté, "converger". Le résultat est catastrophique : rejet de la classe ouvrière et ses méthodes de lutte, division par catégories qui n’est autre qu’une forme de chacun pour soi, critique superficielle du capitalisme qui aboutit à demander des réformes, une "prise de conscience" des puissants, de nouvelles "lois", etc. La bourgeoisie ne se prive donc pas, chaque fois que possible, de donner le maximum d’échos à tous ces mouvements. Tous les États démocratiques ont ainsi pris fait et cause pour le slogan "femme, vie, liberté" devenu le symbole de la contestation sociale en Iran.
Et comme ces mouvements sont manifestement impuissants, une partie de cette jeunesse, la plus radicale et révoltée, se voit proposer de s’engager dans des actions plus "fortes", des actions coup de poing, de sabotage, etc. Ces derniers mois on voit ainsi se développer "l’écologie radicale". La plus à "gauche" de ces idéologies est "l’intersectionnalité" : elle se réclame de la révolution et de la lutte de classe, mais elle met à égalité, sur le même plan la lutte contre l’exploitation et les luttes contre le racisme, le machisme, etc. pour en réalité mieux diluer le combat ouvrier et le diriger sournoisement vers l’interclassisme.
Encore autrement dit, toutes ces idéologies décomposées couvrent l’ensemble du spectre de la réflexion qui germe au sein de notre classe, tout particulièrement sa jeunesse, et sont ainsi très efficace pour stériliser l’effort du prolétariat qui cherche comment lutter, comment faire face à ce monde qui plonge dans l’horreur de la barbarie et la destruction.
Toute une partie des partis et organisations de la gauche et de l’extrême-gauche évidemment promeut ces idéologies. Il est marquant de voir comment toute une partie du trotskisme met de plus en plus en avant le "peuple" ; et les rejetons du modernisme (communisateurs et autres)[15] ont ici pour rôle de s’occuper spécifiquement, d’attirer à eux la jeunesse qui cherche clairement à détruire le capitalisme, pour toujours faire ce sale boulot d’éloigner du combat de classe et d’entraver toute reconquête de l’identité de classe.
Dans les années à venir, il va donc y avoir à la fois un développement de la lutte du prolétariat face à l’aggravation de la crise économique (grèves, journées d’action, manifestations, mouvements sociaux) et à la fois un enfoncement de toute la société dans la décomposition avec tous les dangers que cela représente pour notre classe (luttes parcellaires, mouvements interclassistes et même revendications bourgeoises). Il va y avoir en même temps la possibilité d’une reconquête progressive de l’identité de classe et l’influence croissante des idéologies décomposées.
Vis-à-vis de l’ensemble de la classe, il nous faudra intervenir par notre presse, dans les manifestations, dans les éventuelles réunions politiques et assemblées générales pour :
Vis-à-vis de toute une partie de la classe qui s’interroge sur l’état de la société et la perspective, il va nous falloir continuer de développer ce que nous avons commencé à faire par notre texte sur les années 2020, à savoir exprimer au mieux la cohérence de notre analyse, seule capable de relier les différents aspects de la situation historique et d’en faire ressortir la réalité de la dynamique du moment historique.
Vis-à-vis plus spécifiquement de toute cette jeunesse qui veut lutter mais qui est happée par les idéologies décomposées, il va nous falloir développer notre critique du wokisme, de l'écologisme, etc. et de rappeler l’expérience du mouvement ouvrier sur toutes ces questions (la question de la femme, de la nature, etc.). Tout comme il est absolument nécessaire de répondre à toutes les interrogations que le trotskisme sait capter (la répartition des richesses, le capitalisme d’État, le communisme…). Ici, la question de la perspective et du communisme, point faible de notre intervention, prend toute son importance.
Enfin, vis-à-vis des minorités en recherche, la dénonciation concrète des différentes forces d’extrême-gauche qui se développent pour détruire ce potentiel, comme la lutte contre tous les rejetons du modernisme apparaissent absolument primordiales, il en est de notre responsabilité pour l’avenir et la construction de l’organisation. Et c’est ici que notre appel aux organisations de la Gauche communiste à se réunir autour d’une déclaration internationaliste face à la guerre en Ukraine prend tout son sens, celui de reprendre la méthode de nos prédécesseurs, ceux de Zimmerwald, pour que les minorités actuelles puissent s’ancrer dans l’histoire du mouvement ouvrier et résister aux vents contraires soufflés par la bourgeoisie et ses idéologies d’extrême-gauche.
Sur le lien économie et politique dans le développement de la lutte et de la conscience
"… si nous considérons non plus cette variété mineure que représente la grève de démonstration, mais la grève de lutte telle qu'aujourd'hui en Russie elle constitue le support réel de l'action prolétarienne, on est frappé du fait que l'élément économique et l'élément politique y sont indissolublement liés. Ici encore la réalité s'écarte du schéma théorique; la conception pédante, qui fait dériver logiquement la grève de masse politique pure de la grève générale économique comme en étant le stade le plus mûr et le plus élevé et qui distingue soigneusement les deux formes l’une de l'autre, est démentie par l'expérience de la révolution russe. Ceci n'est pas seulement démontré historiquement par le fait que les grèves de masse -depuis la première grande grève revendicative des ouvriers du textile à Saint-Pétersbourg en 1896-97 jusqu'à la dernière grande grève de décembre 1905 sont passées insensiblement du domaine des revendications économiques à celui de la politique, si bien qu'il est presque impossible de tracer des frontières entre les unes et les autres. Mais chacune des grandes grèves de masse retrace, pour ainsi dire en miniature, l'histoire générale des grèves en Russie, commençant par un conflit syndical purement revendicatif ou du moins partiel, parcourant ensuite tous les degrés jusqu'à la manifestation politique. La tempête qui ébranla le sud de la Russie en 1902 et 1903 commença à Bakou, nous l'avons vu, par une protestation contre la mise à pied de chômeurs; à Rostov par des revendications salariales; à Tiflis par une lutte des employés de commerce pour obtenir une diminution de la journée de travail; à Odessa par une revendication de salaires dans une petite usine isolée. La grève de masse de janvier 1905 a débuté par un conflit à l'intérieur des usines Poutilov, la grève d'octobre par les revendications des cheminots pour leur caisse de retraite ; la grève de décembre enfin par la lutte des employés des postes et du télégraphe pour obtenir le droit de coalition. Le progrès du mouvement ne se manifeste pas par le fait que l'élément économique disparaît, mais plutôt par la rapidité avec laquelle on parcourt toutes les étapes jusqu'à la manifestation politique, et par la position plus ou moins extrême du point final atteint par la grève de masse.
Cependant le mouvement dans son ensemble ne s'oriente pas uniquement dans le sens d'un passage de l'économique au politique, mais aussi dans le sens inverse. Chacune des grandes actions de masse politiques se transforme, après avoir atteint son apogée, en une foule de grèves économiques. Ceci ne vaut pas seulement pour chacune des grandes grèves, mais aussi pour la révolution dans son ensemble. Lorsque la lutte politique s'étend, se clarifie et s'intensifie, non seulement la lutte revendicative ne disparaît pas mais elle s'étend, s'organise, et s'intensifie parallèlement. Il y a interaction complète entre les deux.
Chaque nouvel élan et chaque nouvelle victoire de la lutte politique donnent une impulsion puissante à la lutte économique en élargissant ses possibilités d'action extérieure et en donnant aux ouvriers une nouvelle impulsion pour améliorer leur situation en augmentant leur combativité. Chaque vague d'action politique laisse derrière elle un limon fertile d'où surgissent aussitôt mille pousses nouvelles les revendications économiques. Et inversement, la guerre économique incessante que les ouvriers livrent au capital tient en éveil l'énergie combative même aux heures d'accalmie politique; elle constitue en quelque sorte un réservoir permanent d'énergie d'où la lutte politique tire toujours des forces fraîches; en même temps le travail infatigable de grignotage revendicatif déclenche tantôt ici, tantôt là des conflits aigus d'où éclatent brusquement des batailles politiques.
En un mot la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l'effet se succèdent et alternent sans cesse, et ainsi le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s'exclure réciproquement, comme le prétend le schéma pédant, constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie. C'est précisément la grève de masse qui constitue leur unité. La théorie subtile dissèque artificiellement, à l'aide de la logique, la grève de masse pour obtenir une "grève politique pure"; or une telle dissection -comme toutes les dissections- ne nous permet pas de voir le phénomène vivant, elle nous livre un cadavre."
[2] Ibid.
[3] Années 80 : les années de vérité [16] ; Revue internationale 20
[4] La "révolution orange" appartient au mouvement des "révolutions de couleur" ou "révolutions des fleurs", série de soulèvements "populaires", "pacifiques" et pro-occidentaux, dont certains ont entraîné des changements de gouvernement entre 2003 et 2006 en Eurasie [17] et au Moyen-Orient : la "révolution des Roses" en Géorgie en 2003, la "révolution des Tulipes" au Kirghizistan, la "révolution en jean" en Biélorussie et la "révolution du Cèdre" au Liban en 2005.
[5] Résolution sur la situation internationale (2021) – Point 25 ; Revue Internationale 167.
[6] Ibid. Point 26.
[7] "Il faut reconnaître que le prolétariat allemand est le théoricien du prolétariat européen, tout comme le prolétariat anglais en est l’économiste, et le prolétariat français le politique" (Marx, in Vorwärts, 1844).
[8] La Lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme [18] ; Revue internationale 23
[9] Certains camarades pensent au contraire que ce langage radical des gauchistes et des comités de base correspond au besoin de récupérer les formes embryonnaires d’auto-organisation et de solidarité que l’on voit dans la classe ouvrière en Iran depuis 2018. Il faut donc en débattre.
[10] Résolution sur la situation internationale 1983 [19] ; Revue Internationale 35
[11] Débat : à propos de la critique de la théorie du "maillon le plus faible" [20] ; Revue internationale 37
[12] Pour en savoir davantage sur notre camarade Marc, lire les articles "MARC : De la révolution d'octobre 1917 à la deuxième guerre mondiale [21]" et " MARC : II - De la deuxième guerre mondiale à la période actuelle [22]".
[13] Réponse à la CWO : sur la maturation souterraine de la conscience de classe [13] ; Revue Internationale 43.
[14] Rapport sur la lutte de classe pour le 23e Congrès international du CCI ; Revue Internationale 164
[15] Cf. notre série en cours sur les communisateurs.
Le CCI vient de tenir son 25e congrès international, au cours duquel il a adopté un certain nombre de rapports sur la situation mondiale. Nous commençons par le rapport sur les tensions inter-impérialistes
Avoir une analyse précise de la situation historique et des perspectives qui en découlent est une des responsabilités majeures des organisations révolutionnaires afin de fournir un cadre solide à leur intervention dans la classe et de proposer à cette dernière des orientations précises pour appréhender la dynamique du capitalisme ou les actions et manœuvres de la bourgeoisie. Malheureusement, les groupes du milieu politique prolétarien dans leur ensemble restent largement en deçà de cette nécessité : soit parce qu’ils restent coincés dans des schémas du passé appliqués mécaniquement, sans les soumettre à la critique et même s’ils ne collent plus à la réalité historique (les groupes bordiguistes) ; soit parce que leur opportunisme les amène à privilégier une approche immédiatiste et empiriste visant un illusoire succès immédiat, plutôt qu’à faire l’effort de vérifier la solidité et la pertinence de leurs analyses (la Tendance Communiste Internationaliste – TCI).[1]
Pour sa part, le CCI, fidèle à la tradition du mouvement ouvrier et à la méthode marxiste, a toujours soumis à une vérification critique ses cadres d’analyse pour voir s’ils restent valides ou si, au contraire, ils demandent à être amendés, voire révisés. Dans la continuité de cette approche, ce rapport prend comme point de départ la Résolution sur la situation internationale du 24 [11]e [11] congrès du CCI [11].[2] Celle-ci mettait en évidence l’accélération sensible de la décomposition qui se manifestait alors à travers les ravages de la pandémie et l’impact de celle-ci sur la base économique du système, concrétisant ainsi l’alternative "socialisme ou barbarie", mise en avant par la IIIe Internationale. Mais, "contrairement à une situation dans laquelle la bourgeoisie est capable de mobiliser la société pour la guerre, comme dans les années 1930, le moment final de la marche, le rythme et les formes de la dynamique du capitalisme en décomposition vers la destruction de l’humanité sont plus difficiles à prévoir car ils sont le produit d’une convergence de différents facteurs, dont certains peuvent être partiellement cachés" (point 10). Différents constats soulignaient cette accélération de la décomposition sur le plan des confrontations impérialistes :
– Une intensification du développement du militarisme, qui était déjà devenu le mode de vie du capitalisme dans sa phase de décadence. Ainsi, les "massacres d’innombrables petites guerres" plongent le capitalisme "dans un chacun pour soi impérialiste de plus en plus irrationnel" (point 11), tandis que, dans le même temps, nous assistons à un durcissement des conflits entre les puissances mondiales. "Dans ce tableau chaotique, il ne fait aucun doute que la confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine tend à occuper le devant de la scène" (point 12). Tandis que la rivalité entre les États-Unis et la Chine tend à s’exacerber, la nouvelle administration Biden a annoncé qu’elle ne "se laisserait plus rouler" par la Russie (point 11).
– La politique agressive des États-Unis qui, face à leur hégémonie déclinante, n’hésitent pas à utiliser "leur capacité d’agir seuls pour défendre leurs intérêts". Cependant, "la poursuite du chacun pour soi va rendre toujours plus difficile, voire impossible, aux États-Unis d’imposer leur leadership, illustration du tous contre tous dans l’accélération de la décomposition" (point 11).
– "La croissance extraordinaire de la Chine est elle-même un produit de décomposition […]. Le contrôle totalitaire sur l’ensemble du corps social, le durcissement répressif auxquels se livre la fraction stalinienne de Xi Jinping ne représentent pas une expression de force mais au contraire une manifestation de faiblesse de l’État" (point 9).
– L’accroissement des tensions "ne signifie pas que nous nous dirigeons vers la formation de blocs stables et une guerre mondiale généralisée" (point 12). Pour autant, nous ne vivons pas "dans une ère de plus grande sécurité qu’à l’époque de la guerre froide […]. Au contraire, si la phase de décomposition est marquée par une perte de contrôle croissante de la part de la bourgeoisie, cela s’applique également aux vastes moyens de destruction (nucléaires, conventionnels, biologiques et chimiques) qui ont été accumulés par la classe dirigeante […]" (point 13).
L’éclatement de la guerre en Ukraine et l’aiguisement des tensions impérialistes qui en a découlé, s’inscrivent pleinement dans le cadre de référence adopté par le 24e congrès international. Cependant, ils représentent incontestablement un développement qualitatif dans le glissement de la société vers la barbarie en mettant en évidence le rôle moteur du militarisme dans l’interrelation des diverses crises (sanitaire, économique, politique, écologique…) qui frappent aujourd’hui le capitalisme.
Après deux années de pandémie, le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022 a constitué un pas qualitatif dans l’enfoncement de la société dans la barbarie. Depuis 1989, les États-Unis avaient certes recherché la confrontation à diverses reprises (avec l’Irak, l’Iran, la Corée du Nord ou l’Afghanistan) mais ces affrontements n’avaient jamais impliqué une autre puissance impérialiste majeure et eu un impact sur l’ensemble de la planète. Il en va tout autrement de cette guerre-ci :
"– elle est la première confrontation militaire de cette ampleur entre États qui se déroule aux portes de l’Europe depuis 1940-45 […], de sorte que le cœur de l’Europe devient aujourd’hui le théâtre central des confrontations impérialistes ;
– cette guerre implique directement les deux pays les plus vastes d’Europe, dont l’un est doté d’armes nucléaires ou d’autres armes de destruction massive et l’autre est soutenu financièrement et militairement par l’OTAN. Cette opposition Russie-OTAN tend à raviver le souvenir de l’opposition entre les blocs des années 1950 aux années 1980 et la terreur nucléaire qui en découlait […] ;
– l’ampleur des combats, les dizaines de milliers de morts, la destruction systématique de villes entières, l’exécution de civils, le bombardement irresponsable de centrales atomiques, les conséquences économiques considérables pour l’ensemble de la planète soulignent à la fois la barbarie et l’irrationalité croissante des conflits pouvant déboucher sur une catastrophe pour l’humanité".[3]
Quinze mois après le déclenchement de la guerre, il est important d’établir les leçons principales du conflit sur le plan des rapports impérialistes mais aussi pour ce qui concerne le cadre de référence mis en avant par le CCI.
Le bilan matériel et humain d’un an de guerre est effroyable : les pertes humaines et les destructions matérielles sont gigantesques, les populations déplacées se chiffrent en millions. Des dizaines de milliards ont été engloutis des deux côtés (en 2022, 45 milliards d’euro par les États-Unis, 52 milliards par l’UE, 77 milliards par la Russie, soit 25 % de son PIB). La Russie engage aujourd’hui environ 50 % du budget de l’État dans la guerre, tandis que l’hypothétique reconstruction de l’Ukraine demanderait plus de 700 milliards de dollars. Cette guerre a par ailleurs un impact considérable sur l’intensification des tensions impérialistes.
Confrontés au déclin de leur hégémonie, Les États-Unis mènent depuis les années 1990 une politique agressive visant à défendre leurs intérêts, et ceci est plus spécifiquement vrai envers l’ancien leader du bloc concurrent, la Russie. Malgré l’engagement pris après la désagrégation de l’URSS de ne pas élargir l’OTAN, les Américains ont intégré dans cette alliance tous les pays de l’ex-Pacte de Varsovie, y compris des pays, comme les pays Baltes, qui faisaient partie de l’ex-URSS même, et envisageaient de faire de même pour la Géorgie et de l’Ukraine en 2008. La "révolution orange" en Ukraine en 2014, avait remplacé le régime pro-russe par un gouvernement pro-occidental et de larges protestations en Biélorussie menaçaient le régime pro-russe de Loukachenko. Confronté à cette stratégie d’encerclement, le régime de Poutine a tenté de réagir en employant sa force militaire, le reliquat de son passé de tête de bloc (Géorgie en 2008, Crimée et Donbass en 2014, etc.). Face aux soubresauts impérialistes de la Russie, les États-Unis ont commencé à armer l’Ukraine et à entraîner son armée à l’utilisation d’armes plus sophistiquées. Lorsque la Russie a déployé son armée en Biélorussie et à l’est de l’Ukraine, ils ont resserré le piège en affirmant que Poutine allait envahir l’Ukraine tout en assurant qu’eux-mêmes n’interviendraient pas sur le terrain.
Bref, si la guerre a bien été initiée par la Russie, elle est la conséquence de la stratégie d’encerclement et d’étouffement de cette-ci par les États-Unis. De cette manière, ces derniers ont réussi un coup de maître dans l’intensification de leur politique agressive qui a un objectif bien plus ambitieux qu’un simple coup d’arrêt signifié aux ambitions de la Russie :
1.2. La défaite cinglante de l’impérialisme russe
L’objectif initial de la Russie était d’abord d’atteindre rapidement Kiev au moyen d’une opération combinée audacieuse de ses troupes d’élite afin d’éliminer la fraction Zelensky et d’installer un gouvernement pro-russe et d’autre part de couper l’accès à la Mer Noire en prenant Odessa. De par une sous-estimation de la capacité de résistance de l’armée ukrainienne, soutenue financièrement et militairement par les États-Unis, mais aussi une surestimation de ses propres capacités militaires, elle a subi une défaite cuisante. Ensuite, l’objectif plus modeste était l’occupation du Nord-Est du pays, mais l’armée russe a une fois de plus subi de lourdes pertes et a dû reculer à Kharkiv et abandonner Kherson. Les programmes de mobilisation de nouvelles recrues ont vu des centaines de milliers de jeunes russes fuir vers l’étranger et l’armée russe obligée de s’en remettre aux mercenaires du groupe Wagner, recrutant massivement des détenus de droit commun, pour tenir le front. Elle tente aujourd’hui par tous les moyens de tenir le territoire qui relie le Donbass à la Crimée. Pour ce faire, elle bombarde massivement toutes les villes, les centrales électriques, les ponts, pour faire payer cher la victoire à l'Ukraine et contraindre Zelensky à accepter les conditions russes. En outre, on ne peut exclure, vu sa situation militaire précaire, que la Russie en arrive à utiliser des armes nucléaires tactiques.
Quelle que soit l’issue finale, il est déjà évident que la Russie ressort lourdement affaiblie de cette aventure guerrière. Elle est saignée à blanc du point de vue militaire, ayant perdu une centaine de milliers de soldats, en particulier parmi ses unités d’élite les plus expérimentées, une grande quantité de chars, avions, hélicoptères parmi les plus modernes et efficaces ; elle est fortement affaiblie du point de vue économique à cause des coûts énormes de la guerre (25 % de son PIB cette année), ainsi que par l’effondrement de l’économie causé par l’effort de guerre et les sanctions des pays occidentaux. Enfin, son image de puissance impérialiste a fort souffert des événements, qui ont démontré les limites militaires et économiques de sa puissance.
Les bourgeoisies européennes, surtout la France et l’Allemagne, avaient instamment tenté de convaincre Poutine de ne pas déclencher cette guerre, voire d’engager une attaque limitée en ampleur et en temps. Des indiscrétions de Boris Johnson ont révélé que l’Allemagne envisageait même d’entériner dans les faits un "blitzkrieg" russe de quelques jours pour éliminer le régime en place. Cependant, face à l’échec des forces russes et à la résistance inattendue de l’armée ukrainienne, Macron et Scholz ont dû rejoindre tout penauds la position de l’OTAN, dictée par les États-Unis. Cependant, ils restent en retrait par rapport à l’engagement militaire aux côtés de l’Ukraine et ont traîné des pieds pour couper tout lien économique avec la Russie. Par ailleurs, ils ont fortement augmenté leur budget militaire visant au réarmement massif de leurs forces armées (un doublement même pour l’Allemagne, soit 107 milliards d’euros). Les récentes visites du chancelier Scholz et du président Macron à Pékin ont confirmé la volonté de l’Allemagne et de la France de ne pas se plier aux visées des États-Unis, et de maintenir des rapports économiques importants avec la Chine.
Quant à la Chine, face aux difficultés de son "alliée" russe et aux menaces indirectes mais insistantes des États-Unis à son égard, elle s’est positionnée avec une grande prudence par rapport au conflit Ukrainien : elle a appelé à l’arrêt des hostilités et, si elle n’a pas formellement adhéré aux sanctions envers la Russie, elle n’a fourni ni armes ni équipements militaires à celle-ci. Face à Poutine, Xi a même ouvertement exprimé son inquiétude et a invité la Russie à chercher la négociation. Pour la bourgeoisie chinoise, la leçon est amère : la guerre en Ukraine a démontré que toute ambitions impérialiste mondiale est illusoire en l’absence d’une puissance militaire et économique capable de concurrencer la superpuissance américaine. Or aujourd’hui, la Chine n’a ni des forces armées à la hauteur, ni une structure économique capable de soutenir de telles ambitions impérialistes globales. Toute son expansion économique et commerciale est vulnérable face au chaos guerrier et aux pressions de la puissance américaine. Certes, la Chine ne renonce pas à ses ambitions impérialistes, en particulier à la reconquête de Taïwan, comme l’a rappelé Xi Jinping lors du congrès du PCC, mais elle ne peut progresser que dans la durée, en évitant de céder à la provocation américaine.
À un niveau plus général, le conflit en Ukraine a non seulement représenté un approfondissement qualitatif extrêmement important du militarisme, mais il constitue aussi le moteur de l’intensification, et cela à un niveau planétaire, des difficultés économiques (inflation et récession), des problèmes sanitaires (des rebonds du Covid), de l’afflux de réfugiés et de l’incapacité du système à faire face à la crise écologique (l’exploitation intensive du gaz de schiste, la remise en activité des centrales nucléaires et même au charbon), qui caractérisent l’actuelle plongée dans la décomposition.
La négation initiale par le CCI de l’imminence d’une invasion massive de l’Ukraine par la Russie, malgré les avertissements explicites des États-Unis, n’exprimait nullement une inadéquation de notre cadre d’analyse, mais était plutôt la manifestation du manque de maîtrise de ce dernier et plus spécifiquement un "oubli" des orientations avancées dans le texte "Militarisme et décomposition [7]" (1990). Aussi, le CCI a adopté un document complémentaire actualisant le texte d’octobre 1990 ("Militarisme et décomposition, mai 2022 [25]".[4] Celui-ci pointe en particulier les acquis suivants, pleinement mis en évidence par une année de guerre en Ukraine :
La question de méthode est cruciale dans l’appréhension des événements marquant l’actualité : faut-il concevoir le matérialisme dialectique comme un simple déterminisme économique ou plutôt, comme le rappelait déjà en 1890 Engels dans une lettre à Bloch, une méthode dialectique qui tient compte des interactions entre les différents aspects de la réalité, notamment la relation entre base économique et superstructure, même si "le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle".[5] Cette approche contredit toutes les analyses matérialistes vulgaires, largement majoritaires dans le milieu politique prolétarien, qui expliquent chaque guerre seulement sur la base d’un intérêt économique immédiat, sans différencier les situations dans les différentes phases du capitalisme. Or, comme l’appréhende lumineusement la Gauche communiste de France, "la décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que des guerres en vue du développement économique (période ascendante), l’activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre (période décadente). Cela ne signifie pas que la guerre soit devenue le but de la production capitaliste, le but restant toujours pour le capitalisme la production de la plus-value, mais cela signifie que la guerre, prenant un caractère de permanence, est devenue le mode de vie du capitalisme décadent".[6]
La phase de décomposition accentue en particulier un des aspects les plus pernicieux de la guerre en décadence : son irrationalité. Dès lors, les effets du militarisme deviennent toujours plus imprédictibles et désastreux. Nos matérialistes vulgaires ne comprennent pas cet aspect et nous objectent que les guerres ont toujours une motivation économique, et donc une rationalité. Ils ne voient pas que les guerres actuelles ont fondamentalement des motivations non pas économiques mais géostratégiques, et même que ces dernières n’atteignent plus leurs objectifs de départ, mais aboutissent à un résultat opposé :
– Les États-Unis ont mené les deux guerres du Golfe, comme la guerre en Afghanistan, pour maintenir leur leadership sur la planète, mais autant en Irak qu’en Afghanistan, le résultat est une explosion du chaos et d’instabilité, provoquant une vague de réfugiés qui frappent aux portes des pays industrialisés.
– Quels qu’aient pu être les objectifs des nombreux vautours impérialistes (russes, turcs, iraniens, israéliens, américains ou européens) qui sont intervenus dans les horribles guerres civiles syrienne ou libyenne, ils ont hérité d’un pays en ruine, morcelé et divisé en clans, avec des millions de réfugiés submergeant les pays voisins ou fuyant vers les pays industrialisés.
La guerre en Ukraine en est une confirmation exemplaire : quels que soient les objectifs géostratégiques des impérialismes russe ou américain, le résultat sera un pays en ruine (l’Ukraine), un pays ruiné économiquement et militairement (la Russie), une situation impérialiste encore plus tendue et chaotique de l’Europe à l’Asie centrale et enfin des millions de réfugiés en Europe.
L’accentuation du militarisme et de l’irrationalité de la guerre implique une expansion terrifiante de la barbarie guerrière. Cependant, elle ne mène pas au regroupement d’impérialismes en blocs et donc à une guerre généralisée sur l’ensemble de la planète. Divers éléments confortent cette analyse :
La formation de blocs ne doit pas être confondue avec des alliances conjoncturelles, constituées pour des objectifs particuliers. Ainsi, la Turquie, membre de l’OTAN, adopte une politique de neutralité envers la Russie en Ukraine en espérant en profiter pour s’allier avec elle en Syrie contre les milices kurdes appuyées par les États-Unis. En même temps, elle affronte la Russie en Libye ou en Asie centrale, où elle soutient militairement l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, membre de l’alliance dirigée par la Russie.
Si depuis la moitié de la seconde décennie du XXIe siècle, une polarisation des tensions impérialistes s’est de plus en plus nettement manifestée entre les États-Unis et la Chine, celle-ci ne doit nullement être appréhendée comme l’amorce d’une dynamique vers la constitution de blocs. Contrairement à cette dernière, elle n’est pas le produit d’une pression du challenger (l’Allemagne, l’URSS dans le passé) mais bien au contraire d’une politique systématique menée par la puissance impérialiste dominante, les États-Unis, pour tenter d’enrayer le déclin irréversible de son leadership. Dans un premier temps, elle s’est centrée sur la neutralisation des aspirations des anciens alliés du bloc occidental, en particulier l’Allemagne. Ensuite, elle a visé une polarisation envers "l’axe du mal" (Irak, Iran, Corée du Nord) pour tenter de rallier les autres impérialismes derrière le gendarme planétaire. Plus récemment, son but est précisément d’empêcher toute émergence de challengers.
Trente années d’une telle politique par les États-Unis n’ont nullement amené plus de discipline et d’ordre dans les rapports impérialistes mais ont au contraire exacerbé le chacun pour soi, le chaos et la barbarie. Les États-Unis sont aujourd’hui un vecteur majeur de l’expansion terrifiante des confrontations guerrières.
Certes, sur un plan général, la guerre en Ukraine démontre la faillite de ce système (surtout parce qu’elle est à l’évidence un produit volontaire de la classe dominante) et peut dans ce sens constituer une source de prise de conscience de cette faillite, encore que cela se limite aujourd’hui à des minorités de la classe. Fondamentalement cependant, elle confirme l’analyse du CCI que la guerre et les sentiments d’impuissance et d’horreur qu’elle suscite, ne favorisent pas le développement de la lutte de la classe ouvrière. Par contre, elle provoque une aggravation sensible de la crise économique et des attaques contre les travailleurs, poussant ces derniers à s’y opposer pour défendre leurs conditions de vie.[7]
Dans la période actuelle, la guerre en Ukraine ne peut être perçue comme un phénomène isolé. L’entrée dans les années 2020 du XXIe siècle est d’abord marquée par une accumulation et une interaction entre différents types de crises (crise sanitaire, crise économique, crise climatique et alimentaire, tensions entre impérialismes) mais, surtout, celles-ci sont toutes impactées par les effets de ce conflit qui constitue un véritable multiplicateur et intensificateur de barbarie et de chaos destructeur. Cette guerre est le facteur central qui détermine l’intensification des autres aspects : "À propos de cette agrégation de phénomènes destructeurs et de son “effet tourbillon”, il faut souligner le rôle moteur de la guerre en tant qu’action voulue et planifiée par les États capitalistes, devenant le facteur le plus puissant et grave de chaos et destruction. En fait, la guerre en Ukraine a eu un effet multiplicateur des facteurs de barbarie et destruction, impliquant :
Bref, quel que soit le scénario des prochains mois, les répercussions mondiales du conflit en Ukraine se manifesteront à travers :
Les conséquences du conflit en Ukraine ne mènent nullement à une "rationalisation" des tensions à travers un alignement "bipolaire" des impérialismes derrière deux "parrains" dominants, mais au contraire à l’explosion d’une multiplicité d’ambitions impérialistes, qui ne se limitent pas à celles des impérialismes majeurs, examinées dans la section suivante, ou à l’Europe de l’Est et l’Asie Centrale, ce qui accentue le caractère chaotique et irrationnel des confrontations.
L’accentuation du poids de la décomposition tend aussi à accentuer la perte de contrôle de l’appareil politique bourgeois, à renforcer la lutte entre fractions et la pression de tendances populistes.[10] Cette instabilité politique accrue aura un impact croissant sur l’imprévisibilité des positionnements impérialistes, comme la présidence de Trump l’a illustré.
Les pays européens, qui subissent une forte pression américaine et de fortes tensions au sein de l’UE, sont confrontés à des mouvances populistes et des luttes entre fractions de la bourgeoisie, qui déstabilisent fortement l’appareil politique de la bourgeoisie et peuvent entrainer des modifications dans les orientations impérialistes. C’est déjà le cas non seulement en Grande-Bretagne, mais aussi en Italie avec plusieurs gouvernements à composante populiste. Cette déstabilisation croissante tend également à se renforcer en France où "Les Républicains" de Ciotti sont disposés à gouverner avec les populistes, et même en Allemagne.11]
Les turbulences impérialistes peuvent aussi exacerber les tensions au sein des bourgeoisies, comme c’est le cas en Russie et en Chine, et mener éventuellement à des réorientations impérialistes. Ainsi en Iran, les confrontations entre factions au sein de la bourgeoisie iranienne, attisées par certaines ingérences étrangères et exploitant les révoltes et les expressions de désespoir de la population, peuvent modifier les orientations impérialistes.[12]
Enfin, dans de nombreux États d’Afrique (Soudan, Éthiopie), d’Asie (Pakistan, Afghanistan) ou d’Amérique latine (Pérou, Équateur, Bolivie, Chili), la multiplication de révoltes populaires ou de massacres interethniques marquent la déstabilisation de la structure de l’État et ces diverses situations accentueront l’instabilité des rapports impérialistes et l’imprédictibilité des conflits.
Un an de guerre a provoqué des turbulences importantes concernant les orientations des impérialismes majeurs impliqués, mais aussi au niveau des tensions au sein des différentes bourgeoisies de ces pays.
2.1.1. Le succès initial de l’actuelle offensive américaine est fondé sur une caractéristique déjà mise en évidence dans le Texte d’orientation : "Militarisme et décomposition [7]" (1990), la surpuissance économique et surtout militaire des États-Unis qui dépasse la somme des puissances potentiellement concurrentes. Les États-Unis exploitent à fond cet avantage dans leur politique de polarisation. Celle-ci n’a jamais amené plus d’ordre et de discipline dans les rapports impérialistes mais a au contraire multiplié les confrontations guerrières, exacerbé le chacun pour soi, semé la barbarie et le chaos dans de nombreuses régions (Moyen-Orient, Afghanistan…), intensifié le terrorisme, provoqué d’énormes vagues de réfugiés et exacerbé tous azimuts les ambitions des petits et des grands requins.
La question qui se pose aujourd’hui aux États-Unis en Ukraine est la suivante : faut-il offrir une porte de sortie à la Russie, qui ne peut de toute façon plus prétendre après cette guerre à un rôle impérialiste mondial prépondérant, ou faut-il plutôt viser une humiliation totale, qui pourrait provoquer une réaction désespérée et incontrôlée de la bourgeoisie russe et impliquer par ailleurs le risque d’une désintégration de la Russie, pire qu’en 1990, et donc une déstabilisation de toute cette partie de la planète ? Les fractions dominantes de la bourgeoisie américaine (en particulier les démocrates) sont sans doute conscientes de ces dangers, même si elles tiennent à parachever leurs objectifs, déjà largement atteints, au niveau de l’affaiblissement définitif de la Russie, et surtout de l’accentuation de la pression sur la Chine afin de l’endiguer pour bloquer son expansion. En conséquence, les États-Unis dosent soigneusement les capacités militaires de l’armée ukrainienne, ils font pression sur Zelensky pour que celui-ci augmente son contrôle sur son administration et son armée et indiquent que "d’une manière ou d’une autre cette guerre devra se terminer autour d’une table de négociation" (M. Milley, chef d’état-major des États-Unis). Cependant, cette orientation peut être contrecarrée par :
Quoi qu’il en soit et quel que soit l’aboutissement du conflit, l’actuelle politique de confrontation de l’administration Biden, loin de produire une accalmie dans les tensions ou d’imposer une discipline entre les vautours impérialistes,
Contrairement au discours de ses dirigeants, la politique offensive et brutale des États-Unis est donc à la pointe de la barbarie guerrière et des destructions de la décomposition.
2.1.2. La stratégie des États-Unis pour contrer leur déclin a également révélé des dissensions au sein de la bourgeoisie américaine. S’il y a un consensus clair concernant la politique envers la Chine, ces dissensions concernent aujourd’hui la manière de "neutraliser" la Russie dans un contexte de focalisation sur "l’ennemi principal", la Chine. La faction Trump tendait plutôt à envisager une alliance avec la Russie contre la Chine, mais cette orientation s’est heurtée à l’opposition de larges parties de la bourgeoisie américaine et à une résistance de la plupart des structures de l’État. La stratégie des fractions dominantes de la bourgeoisie américaine, représentées aujourd’hui par l’administration Biden, vise au contraire à porter des coups décisifs à la Russie, de sorte qu’elle ne puisse plus constituer une menace potentielle pour les États-Unis : "Nous voulons affaiblir la Russie de telle manière qu’elle ne puisse plus faire des choses comme envahir l’Ukraine",[13] tout en lançant un clair avertissement à la Chine.
Les élections de mi-mandat ont confirmé que les fractures sont toujours aussi profondes et exacerbées entre démocrates et républicains, de même que les déchirements à l’intérieur de chacun des deux camps,[14] alors même que le poids du populisme et des idéologies les plus rétrogrades, marquées par le rejet d’une pensée rationnelle et cohérente, loin d’être enrayé par les campagnes visant la mise à l’écart de Trump,[15] n’a fait que peser de plus en plus profondément et durablement sur la société américaine. Ces tensions au sein de la bourgeoisie américaine (qu’on ne peut simplement ramener à l’irrationalité de l’individu Trump), accentuées par le basculement de la chambre des représentants vers les Républicains et la nouvelle candidature présidentielle de Trump, toujours plébiscité par plus de 30 % des Américains (soit près des 2/3 des électeurs républicains), pour les élections de 2024, font peser une dose d’incertitude sur la politique américaine de soutien massif à l’Ukraine et n’engagent pas d’autres pays à prendre pour argent comptant les promesses des États-Unis.
Cette imprédictibilité de la politique américaine est elle-même en soi (en plus de sa politique de polarisation) un facteur d’intensification du chaos dans le futur.
2.2.1. L’intervention ratée en Ukraine, déjà catastrophique aujourd’hui, aura des conséquences encore plus lourdes dans les mois à venir. L’armée russe a démontré son inefficacité et a perdu une grande partie de ses soldats d’élite et de son matériel le plus moderne. Son économie subit des coups très durs, surtout dans les secteurs technologiques de pointe à cause de l’absence de matière première de par le boycott et la fuite de larges parties des élites technologiques (1 million de personnes auraient fui vers l’étranger). Malgré un effort financier gigantesque (50 % du budget de l’État est consacré aujourd’hui à l’effort de guerre), le secteur de l’industrie militaire, capital pour engager un effort de guerre de longue durée, n’arrive pas à soutenir le rythme et il est caractéristique que la Russie doive appeler à l’aide la Corée du Nord (munitions) et l’Iran (drones) pour suppléer les lacunes de sa propre économie de guerre.
Mais c’est surtout au niveau des rapports impérialistes que Moscou subira de plus en plus nettement le contrecoup de sa défaite. La Russie est isolée et même des pays "amis" comme la Chine ou le Kazakhstan prennent ouvertement leur distance. Par ailleurs, en Asie Centrale, les différents pays, ex-membres de l’URSS, ont refusé que leurs citoyens résidant en Russie soient mobilisés et se montrent de plus en plus critiques vis-à-vis de la Russie : le Kazakhstan a accueilli 200.000 russes fuyant l’ordre de mobilisation, désapprouve expressément l’invasion russe et fournit une aide matérielle à l’Ukraine. La Kirghizie et le Tadjikistan reprochent ouvertement à la Russie d’être incapable d’intercéder dans leur conflit interne. L’Arménie est furieuse que la Russie n’ait pas respecté le pacte d’assistance qui les liait lors de la guerre avec l’Azerbaïdjan. Même Loukachenko, le tyran de Biélorussie, essaie désespérément d’éviter de trop s’engager aux côtés de Poutine. L’effondrement de l’influence russe en Europe de l’Est et en Asie Centrale va attiser les tensions entre les différentes bourgeoisies de ces régions et aiguiser les appétits des grands vautours, donc accentuer leur déstabilisation. Et pour couronner le tout, la Russie devra accepter une Ukraine puissamment armée par les États-Unis à 500 km de Moscou.
2.2.2. Sur le plan intérieur, les tensions deviennent de plus en plus fortes et visibles entre différentes factions au sein de la bourgeoisie russe. Plusieurs tendances apparaissent :
Apparemment, ces divisions traversent aussi bien l’armée que les services de sécurité, que l’entourage de Poutine. De la survie politique de Poutine à celle de la Fédération de Russie et au statut impérialiste de cette dernière, les enjeux découlant de la défaite en Ukraine sont lourds de conséquences : au fur et à mesure que la Russie s’enfonce dans les problèmes, des règlements de compte risquent de se produire, voire des affrontements sanglants entre factions rivales. Ainsi, des "seigneurs de guerre", comme Kadyrov ou Prigojine (fondateur du groupe Wagner), émergent et s’opposent de plus en plus à l’état-major, allant même jusqu’à critiquer Poutine. De même, une large partie des soldats tués provient plus spécifiquement de certaines républiques autonomes pauvres, ce qui engendre de nombreuses manifestations et sabotages dans ces régions et pourrait mener à la fragmentation de la Fédération de Russie. Ces contradictions laissent prévoir une période de grande instabilité au niveau de l’État le plus grand du monde et l’un des plus armés, avec un risque de perte de contrôle et des conséquences imprévisibles pour le monde entier.
Si certains, sur la base d’une approche empiriste, pouvaient s’imaginer il y a deux ans que la Chine était la grande gagnante de la crise du Covid, les données récentes confirment sur tous les plans aujourd’hui qu’elle est au contraire confrontée à une déstabilisation multiple et à la perspective de turbulences majeures.
Face au piège tendu à "l’allié" russe en Ukraine et à la défaite cinglante subie par celui-ci, la Chine tente de calmer le jeu avec les États-Unis, dont la politique de polarisation vise fondamentalement, derrière la Russie, la Chine, comme le montrent les tensions permanentes autour de Taïwan. Cependant, la stratégie de la Chine diffère fondamentalement de celle de la Russie. Alors que le seul atout de cette dernière était sa puissance militaire en tant qu’ex-chef de bloc, la bourgeoisie chinoise comprend que le développement de sa force est lié à une montée en puissance économique dont la finalisation exige encore du temps.
Ce temps lui sera-t-il accordé ? Mise sous pression par le développement du chaos guerrier et de la polarisation impérialiste, la Chine est confrontée au même moment à une déstabilisation sanitaire, économique et sociale, qui place la bourgeoisie chinoise dans une situation particulièrement inconfortable.
2.3.1. La Chine est fortement déstabilisée sur plusieurs plans :
La croissance du PIB ne devrait pas dépasser les 3 % en 2022, soit la plus faible croissance depuis 1976 (en dehors de "l’année Covid" 2020). Les jeunes subissent particulièrement la détérioration de la situation, avec un taux de chômage estimé à 20 % parmi les étudiants universitaires à la recherche d’un emploi.
2.3.2. Les convulsions d’un modèle néo-stalinien dépassé.[16]
Face aux difficultés économiques puis sanitaires, la politique de Xi Jinping dès le début de son deuxième mandat (2017) avait été de revenir aux recettes classiques du stalinisme :
Mais, comme le point précédent le démontre, cette politique des autorités chinoises les a menées tout droit dans le mur. De fait, confronté à une contestation sociale explosive, le régime s’est vu obligé de reculer dans la plus grande précipitation à tous les niveaux et d’abandonner en quelques jours sa politique qu’il maintenait depuis des années contre vents et marées.
Cette politique en zigzag révèle l’impasse d’un régime de type stalinien où "la grande rigidité des institutions ne laisse pratiquement aucune place pour une possibilité de surgissement de forces politiques bourgeoises d’opposition capables de jouer le rôle de tampons".[18] Si le capitalisme d’État chinois a su profiter des opportunités présentées par son changement de bloc dans les années 1970, par l’implosion du bloc soviétique et la mondialisation de l’économie prônée par les États-Unis et les principales puissances du bloc de l’Ouest, les faiblesses congénitales de sa structure étatique de type stalinien constituent aujourd’hui un handicap majeur face aux problèmes économiques, sanitaires et sociaux. Les soubresauts désespérés du régime révèlent la faillite de la politique de Xi Jinping, réélu pour un troisième mandat après des tractations en coulisse entre fractions au sein du PCC, et préfigurent des conflits entre factions au sein d’un appareil d’État dont l’inaptitude à surmonter la rigidité politique révèle le lourd héritage du maoïsme stalinien.[19]
2.3.3. Une politique impérialiste sous pression
Confrontée à l’offensive économico-militaire des États-Unis, de Taïwan à l’Ukraine, la bourgeoisie chinoise semble en avoir tiré les leçons sur le plan impérialiste et oriente pour le moment sa politique vers une stratégie d’évitement de l’engrenage des provocations, militaires ou autres :
Cependant, l’agressivité économique mais aussi militaire des États-Unis s’intensifie à travers un armement massif de Taïwan mais également par un accroissement de la pression sur des "partenaires" de la Chine comme l’Iran ou le Pakistan. Avec la montée en puissance du militarisme nippon tout comme les ambitions de plus en plus affirmées de l’Inde, cette pression impérialiste accentuée au Moyen-Orient et dans la zone du Pacifique peut provoquer des dérapages imprévus. D’autre part, le "tourbillon" de bouleversements et de déstabilisations qui frappe la bourgeoisie chinoise produit aussi une lourde pression sur sa politique impérialiste et instille un haut degré d’imprévisibilité dans celle-ci. Et il doit être clair qu’une déstabilisation du capitalisme chinois entraînerait des conséquences imprévisibles pour le capitalisme mondial.
L’Allemagne est également confrontée à une série de signaux non ambigus : son statut de nain militaire l’a obligée à rentrer dans le rang en tant que membre de l’OTAN, le blocus imposé aux Européens par les États-Unis concernant le pétrole et le gaz russe la plonge dans de grandes difficultés économiques, d’autant plus que les "Inflation Reduction Act" et "Chips in USA Act" constituent également une attaque directe visant les importations européennes et donc en particulier allemandes.
2.4.1. Lors de l’implosion du bloc soviétique, le CCI mettait en évidence que si, dans un avenir proche, "il n’existe aucun pays en mesure, dans un avenir proche, d’opposer à celui des États- Unis un potentiel militaire lui permettant de prétendre au poste de chef d’un bloc pouvant rivaliser avec celui qui serait dirigé par cette puissance",[20] la seule puissance impérialiste potentiellement apte à une échéance plus lointaine à devenir le noyau central d’un bloc concurrençant les États-Unis était alors, selon notre analyse, l’Allemagne : "Quant à l’Allemagne, le seul pays qui pourrait éventuellement un jour tenir un rôle qui a déjà été le sien par le passé, sa puissance militaire actuelle (elle ne dispose même pas de l’arme atomique, rien que cela !) ne lui permet pas d’envisager rivaliser avec les États-Unis sur ce terrain avant longtemps. Et cela d’autant plus qu’à mesure que le capitalisme s’enfonce dans sa décadence, il est toujours plus indispensable à une tête de bloc de disposer d’une supériorité militaire écrasante sur ses vassaux pour être en mesure de tenir son rang".[21]
De fait, l’Allemagne se trouvait à ce moment dans une situation particulièrement complexe : elle était confrontée au défi économique, politique et social gigantesque d’intégrer l’ex-RDA dans son tissu industriel, tandis que des troupes étrangères (américaines mais aussi d’autres pays de l’OTAN) étaient stationnées sur son territoire. Ce gigantesque effort financier pour "unifier" le pays divisé avait rendu impossible l’investissement conséquent nécessaire pour remettre au niveau requis ses forces militaires, la division du pays et le démantèlement de sa force militaire étant bien sûr la conséquence de la défaite de 1945.[22] Dans ce contexte, la bourgeoisie allemande a développé depuis vingt ans une politique d’expansion économique et impérialiste résolument tournée vers l’Est, transformant de nombreux pays de l’Est en sous-traitants pour son industrie tout en garantissant son approvisionnement énergétique stable et bon marché à travers des accords gazier et pétrolier avec la Russie, ce qui lui a aussi permis de profiter pleinement de la mondialisation de l’économie. Par la même occasion, en intégrant les États d’Europe de l’Est dans l’UE, elle s’assurait aussi d’une prééminence politique au sein de l’UE.
2.4.2. L’espoir illusoire de pouvoir développer sa puissance impérialiste sans un déploiement du militarisme et la construction d’une force militaire conséquente a volé en éclats avec l’embrasement guerrier en Ukraine. La bourgeoisie allemande a pourtant tout entrepris pour maintenir le partenariat avec la Russie malgré le conflit :
La guerre intensive, financée et entretenue au moyen de livraisons massives d’armements par les États-Unis, fait subir à Berlin une pression particulièrement intolérable, mais qui se situe dans le prolongement de l’hostilité déjà nette de l’administration Trump envers la politique autonome de l’impérialisme allemand, en mettant en évidence sa position de "nain" militaire et en plaçant sous contrôle ses sources d’approvisionnement en énergie.
2.4.3. Face à cela, la bourgeoisie allemande, prise au piège, entreprend des actions tous azimuts pour renforcer sa position militaire, rechercher de nouveaux partenariats économiques et maintenir sa présence impérialiste en Europe de l’Est :
2.4.4. Ces réactions de la bourgeoisie allemande face à l’offensive américaine exacerbent non seulement les tensions et le chacun pour soi envers les États-Unis mais aussi en Europe même. Ainsi, les décisions allemandes de commander des avions de chasse… aux États-Unis et de mettre en place un bouclier anti-missile s’appuyant sur la technologie allemande et… israélienne en gelant les programmes d’armement sophistiqués (avions et chars) programmés avec la France ont provoqué des dissensions importantes entre la France et l’Allemagne, l’épine dorsale de l’UE.
L’impérialisme français a décidé le report d’un conseil Franco-allemand et a exprimé son refus de construire un gazoduc reliant l’Espagne et l’Allemagne pour acheminer le gaz en provenance d’Afrique. Le dernier conseil commun franco-allemand de janvier 2023 n’a pas changé la donne, malgré des déclarations communes ronflantes : "Emmanuel Macron et Olaf Scholz ont fait assaut de symboles, dimanche, à Paris, pour les 60 ans du traité de l’Élysée, mais n’ont formulé aucune proposition forte sur le soutien à l’Ukraine, l’Europe de la défense ou la crise énergétique".[24] Cependant, l’Allemagne n’a pas intérêt à se détacher trop de la France, qui représente la première puissance militaire d’Europe et constitue un pilier central pour maintenir une UE regroupée autour de l’Allemagne.
Le chacun pour soi du gouvernement allemand concernant les mesures économiques, les relations avec la Chine ou le futur de l’Ukraine accroît plus globalement les tensions avec d’autres pays au sein de l’UE, en particulier avec certains en Europe de l’Est, comme les Pays Baltes ou la Pologne, qui appuient fortement la politique américaine.
Cette politique de Scholz suscite aussi des divisions au sein de la Bourgeoisie allemande (une partie des Verts au gouvernement était contre le voyage de Scholtz en Chine par exemple) et, contrairement au SPD, les autres partis du gouvernement (FDP et les Verts) sont plutôt en faveur de la politique américaine envers la Russie. Ces divergences au sein des fractions de la bourgeoisie allemande risquent de s’approfondir avec l’aggravation de la crise économique, avec la pression exercée sur l’économie allemande et la position impérialiste du pays, ce qui annonce une instabilité politique croissante, avec le danger d’un impact plus fort de mouvements populistes[25] face à la dégradation de la situation sociale.
L’explosion du militarisme est l’illustration par excellence de l’approfondissement qualitatif de la période de décomposition tout en étant annonciatrice d’une accentuation inéluctable du chaos et le chacun pour soi.
Nous avons souligné que "l’agrégation et l’interaction de phénomènes destructeurs débouchent sur un “effet tourbillon” qui concentre, catalyse et multiplie chacun de ses effets partiels en provoquant des ravages encore plus destructeurs".[28] Dans ce cadre, si la crise économique est, en dernière instance, la cause de fond de la tendance à la guerre, celle-ci provoque à son tour une aggravation de la crise économique. En effet, loin de constituer un stimulant pour l’économie, la guerre, et le militarisme, constituent une aggravation de la crise. Cette explosion des dépenses comme conséquence du conflit ukrainien vont aggraver les dettes des États, qui, elles aussi, constituent un autre poids sur l’économie. Elles produiront une accélération de la croissance de l’inflation qui est une autre menace pour la croissance économique, qui, pour être combattue, demande une contraction du crédit qui ne peut que conduire à une récession ouverte, ce qui signifie aussi une aggravation de la crise économique. Enfin, la guerre en Ukraine a provoqué une augmentation énorme des coûts de l’énergie, qui pèse sur l’ensemble de la production industrielle, tout comme une pénurie de produits agricoles et un ralentissement du commerce mondial.
Bref, "Les années 20 du XXIe siècle vont donc, dans ce contexte, avoir une importance considérable sur l’évolution historique",[29] dans la mesure où l’alternative "socialisme ou barbarie", mise en avant par l’Internationale Communiste en 1919, se concrétise toujours plus par "socialisme ou destruction de l’humanité".
Avril 2023
[1] Ainsi, la TCI utilise parfois la notion de la décadence, mais sans expliquer et préciser les implications, ou encore, elle renonce à reconsidérer la notion de défaitisme révolutionnaire en prenant en considération les caractéristiques du contexte actuel. Lire à ce propos notre critique des comités No War But the Class War : "Sur l’histoire des groupes "No [26]War but the Class War [26]", Révolution internationale n° 494 et "Un comité qui entraîne les participants dans l’impasse [2]", Révolution internationale n° 496.
[2] Revue internationale n° 167.
[3] "Signification et impact de la guerre en Ukraine [27]", Revue internationale n° 168 (2022).
[4] Revue internationale n° 168.
[5] Cité dans "Militarisme et décomposition, mai 2022 [25]", Revue internationale n° 168.
[6] "Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France".
[7] Lire à ce propos le Rapport sur la lutte de classe du 25e congrès du CCI.
[8] "Années 20 du XXIᵉ siècle [10]. L’accélération de la décomposition pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité [10]", Revue internationale n° 169 (2022).
[9] Cf. les plans pour sa reconstruction.
[10] Cf. les élections récentes au Brésil.
[11] Cf. le complot des "Reichsburger" impliquant des parties non négligeables des services de sécurité.
[12] Cf. le rapprochement avec la Russie.
[13] Déclaration du Secrétaire d’État à la défense, Lloyd Austin, lors de sa visite à Kiev le 25 février 2022. La fraction Biden voulait aussi "faire payer" à la Russie son ingérence dans les affaires internes américaines, par exemple leurs tentatives de manipuler les dernières élections présidentielles.
[14] Cf. l’élection compliquée du "speaker" Républicain à la chambre des représentants.
[15] Cf. les menaces de différents procès.
[16] "La caractéristique la plus évidente, la plus connue des pays de l’Est, sur laquelle repose le mythe de leur "nature socialiste", réside dans le degré extrême d’étatisation de leur économie… Le capitalisme d’État n’est pas un phénomène propre à ces pays… Si la tendance au capitalisme d’État est un fait historique universel, elle n’affecte cependant pas tous les pays de la même manière […]. Dans les pays avancés, où il existe une vieille bourgeoisie industrielle et financière, cette tendance prend généralement la forme d’une superposition progressive des secteurs “privé” et étatique […]. Cette tendance au capitalisme d’État "prend ses formes les plus extrêmes là où le capitalisme connaît ses contradictions les plus brutales, là où la bourgeoisie classique est la plus faible". En ce sens, le fait que l’État prenne le contrôle direct de la plupart des moyens de production, caractéristique des pays de l’Est et, dans une large mesure, du tiers monde, est la forme la plus extrême dans laquelle le capitalisme connaît ses contradictions les plus brutales, où la bourgeoisie classique est la plus faible" ("Thèses sur la crise économique et politique dans les pays de l’Est [28]", Revue internationale n° 60.
[17] Foreign Affairs, cité dans Courrier International n° 1674.
[18] "Thèses sur la crise économique et politique dans les pays de l’Est, 1990 [28]", Revue internationale n° 60.
[19] "Un capital national développé, détenu de façon “privée” par différents secteurs de la bourgeoisie, trouve dans la “démocratie” parlementaire son appareil politique le plus approprié ; à l’étatisation presque complète des moyens de production correspond le pouvoir totalitaire d’un parti unique" (Ibid.)
[20] "Texte d’orientation : militarisme et décomposition [7]", Revue internationale n° 64 (1991).
[21] Idem.
[22] La réduction significative des coûts improductifs durant les années 1950 et 1960 est toutefois aussi à la base du redéveloppement impressionnant de l’économie allemande.
[23] "Olaf Scholz en solo à Pékin", Asialyst (5 novembre 2022).
[24] "Entre la France et l’Allemagne, un rapprochement en trompe-l’œil", Le Monde (23 janvier 2023).
[25] Cf. le complot des "Reichsburger".
[26] Wilfred Wan, Directeur du programme Armes de destruction massive du SIPRI, Rapport du SIPRI (5 décembre 2022).
[27] Amiral R. Bauer, chef du comité militaire de l’OTAN, dans Defense One.
[28] "L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité [10]", Revue internationale n° 169 (2022).
[29] Idem.
Elle affirmait que : "L'ampleur et l'importance de l'impact de la pandémie, produit de l'agonie d'un système en pleine décomposition et devenu complètement obsolète, illustrent le fait sans précédent que le phénomène de la décomposition capitaliste affecte aussi désormais, massivement et à l'échelle mondiale l'ensemble de l'économie capitaliste. Cette irruption des effets de la décomposition dans la sphère économique affecte directement l'évolution de la nouvelle phase de crise ouverte, inaugurant une situation totalement inédite dans l'histoire du capitalisme. Les effets de la décomposition, en altérant profondément les mécanismes du capitalisme d'État mis en place jusqu'à présent pour "accompagner" et limiter l'impact de la crise, introduisent dans la situation un facteur d'instabilité et de fragilité, d'incertitude croissante." (point 14)
Elle reconnaissait également le rôle prédominant du chacun pour soi dans les relations entre nations et la "ruée des factions bourgeoises les plus "responsables" vers une gestion de plus en plus irrationnelle et chaotique du système, et surtout l'avancée sans précédent de la tendance au chacun pour soi, [qui] révèlent une perte croissante de contrôle de son propre système par la classe dominante." (point 15) Ce chacun pour soi "En provoquant un chaos croissant au sein de l'économie mondiale (avec la tendance à la fragmentation des chaînes de production et la fragmentation du marché mondial en zones régionales, au renforcement du protectionnisme et à la multiplication des mesures unilatérales), ce mouvement totalement irrationnel de chaque nation à sauver son économie au détriment de toutes les autres est contre-productif pour chaque capital national et un désastre au niveau mondial, un facteur décisif de détérioration de l'ensemble de l'économie mondiale." (point 15)
Elle soulignait que "Les conséquences de la destruction effrénée de l'environnement par un capitalisme en décomposition, les phénomènes résultant du dérèglement climatique et de la destruction de la biodiversité,(…) affectent de plus en plus toutes les économies, les pays développés en tête, (…) perturbent le fonctionnement de l'appareil de production industriel et affaiblissent également la capacité productive de l'agriculture. La crise climatique mondiale et la désorganisation croissante du marché mondial des produits agricoles qui en résulte menacent la sécurité alimentaire de nombreux États." (Point 17)
Par contre, si la résolution n'envisageait pas l'éclatement d'une guerre entre des nations, elle stipulait néanmoins que "nous ne pouvons pas exclure le danger de flambées militaires unilatérales ou même d'accidents épouvantables qui marqueraient une nouvelle accélération du glissement vers la barbarie." (point 13)
Et elle pouvait mettre en avant que : "La crise qui se déroule déjà depuis des décennies va devenir la plus grave de toute la période de décadence, et sa portée historique dépassera même la première crise de cette époque, celle qui a commencé en 1929. Après plus de 100 ans de décadence capitaliste, avec une économie ravagée par le secteur militaire, affaiblie par l'impact de la destruction de l'environnement, profondément altérée dans ses mécanismes de reproduction par la dette et la manipulation étatique, en proie à la pandémie, souffrant de plus en plus de tous les autres effets de la décomposition, il est illusoire de penser que dans ces conditions qu'il y aura une reprise quelque peu durable de l'économie mondiale."[1]
Ainsi :
constituent les principaux indicateurs de la gravité historique de la crise actuelle et illustrent le processus de "désintégration interne" du capitalisme mondial, annoncée par l'IC en 1919.
Comme le résume à sa manière un grand industriel en France : "Ce qui est exceptionnel depuis deux ans, c'est que les crises démarrent mais ne s'arrêtent pas. Il y a un véritable effet d'accumulation. La crise du covid a commencé en 2020 mais elle est toujours là ! Depuis nous sommes confrontés à des tensions extrêmes et des ruptures sur les chaines d'approvisionnement, à un rapport au travail qui a profondément changé, à une guerre aux frontières de l'Europe, à la crise de l'énergie et au retour de l'inflation et enfin à la prise de conscience du changement climatique (…) Les chocs s'additionnent. Ils sont rapides à émerger et violents." (Les Échos 21-22/10). Dans une situation historique où se combinent, s'interpénètrent et interagissent les différents effets de la décomposition en un effet tourbillon dévastateur, le réchauffement climatique et la crise écologique, le chacun pour soi dans les rapports entre états, et, de façon générale, les contradictions fondamentales du capitalisme, la guerre et ses répercussions constituent le facteur d'aggravation central de la crise économique :
En visant à "saigner à "blanc" la 8° économie mondiale, les sanctions occidentales contre la Russie ont ouvert un véritable "trou noir" dans l'économie mondiale aux conséquences encore inconnues. Même si l'économie russe ne s'est pas effondrée ni n'a été divisée par deux (comme Biden l'avait promis), prise au piège de la guerre qui dure et étranglée par les mesures de rétorsions imposées par les États-Unis, l'économie russe est asphyxiée et poussée à la ruine. Avec une chute de 11% du PIB et une inflation à 22% les sanctions économiques affaiblissent l'effort de guerre russe[6] et provoquent des pénuries paralysantes dans l'industrie. De plus, l'embargo sur les semi-conducteurs limite la production des missiles de précision et de tanks[7].
Le secteur de l'automobile s'est, depuis le retrait des constructeurs étrangers, effondré presque complètement (de 97 %). Ceux de la construction aéronautique (stratégique) et du transport aérien (central pour un pays aussi vaste), totalement dépendants des technologies occidentales, sont fortement impactés.
Avec la fuite à l'étranger de centaines de milliers de Russes l'économie russe subit une perte massive de main-d'œuvre, notamment dans le secteur informatique avec le départ de 100.000 informaticiens.
L'alternative offerte par la Chine et les réfractaires aux sanctions occidentales (Inde, Turquie – acheteurs de l'énergie russe) a pu offrir un répit temporaire mais ne compense pas, loin de là, la disparition des marchés occidentaux. L'entrée en vigueur début décembre 2022 de l'embargo européen sur le pétrole russe va réduire considérablement ce "bol d'air".
Si les importations chinoises en provenance de Russie ont augmenté, les exportations vers la Russie ont diminué dans des proportions comparables à celles des pays occidentaux (en raison de la prudente application par la Chine de la plupart des sanctions occidentales[8]). La résistance de la valeur du rouble et même sa progression vis-à-vis du dollar, qui reflètent ce déséquilibre massif entre le volume élevé des exportations de pétrole et de gaz et l'effondrement parallèle des importations consécutif aux sanctions, "ne constitue en rien un signe de force. Les sanctions financières et le gel de 40 à 50% des réserves russes et le bannissement du système SWIFT affectent de plus en plus la capacité de paiement à l'étranger ainsi que la crédibilité de la solvabilité de l'état russe.
Malgré son apparente résilience, les sanctions forment une redoutable arme de guerre et ont un impact important à moyen terme sur l'économie russe : du fait de leur effet à "retardement" le prolongement de la guerre sera le moyen aux mains des États-Unis" pour remplir l'objectif de "détruire" l'économie russe.
Le séisme de la guerre représente un important "changement d'époque", pas seulement uniquement en ce qui concerne la situation de chaque nation, surtout les pays européens, mais aussi sur le plan international.
La guerre est un gouffre au coût économique exorbitant "(de mars à août) l'Ukraine a reçu 84 milliards d'euros de la part de 40 États partenaires et institutions de l'UE – les alliés les plus importants étant les ÉTATS-UNIS, les institutions de l'UE, le RU, l'Allemagne, le Canada, la Pologne, la France, la Norvège, le Japon et l'Italie." "L'Ukraine pourrait recevoir jusqu'à 30 milliards de dollars entre septembre et décembre 2022." L'UE joue un rôle central "afin de maintenir la stabilité macro-financière de l'Ukraine." (en lui fournissant 10 milliards d'euros entre mars et septembre 2022).[9] L'onde de choc économique de la guerre dans le monde n'impacte pas de la même manière, immédiatement et à moyen terme, les principales zones de la planète. Les capitaux européens en subissent l'effet le plus brutal. Pour eux, c'est une déstabilisation sans précédent de leur "modèle "économique".
En raison des sanctions économiques imposées par les États-Unis à la Russie, les firmes européennes plus impliquées en Russie que les américaines sont plus directement affectées par la rupture des relations économiques avec la Russie.
L'embargo sur le gaz russe provoque un choc énorme aux effets en cascade en Europe : "Les bombes, les vraies, tombent en Ukraine, mais c'est un peu comme si les infrastructures industrielles de l'UE avaient, elles aussi, subi des destructions. Le continent va connaitre une violente crise industrielle. Cela va être un choc terrible pour les finances publiques ainsi que pour les classes moyennes et pauvres des pays d'Europe."[10] Comme l'a déclaré J. Borrell : "Les États-Unis s'occupaient de notre sécurité. La Chine et la Russie fournissaient les bases de notre prospérité. Ce monde n'existe plus (…) Notre prospérité reposait sur une énergie venue de Russie, son gaz, réputé pas cher, stable et sans risque. Tout cela était faux (…) Cela va engendrer une profonde restructuration de notre économie." Chaque capital est placé devant des contradictions et dilemmes presqu'insolubles, des choix drastiques, au plan économique comme stratégique, à opérer dans l'urgence et touchant leur souveraineté nationale et la sauvegarde de leur rang mondial.
L'ébranlement du capital allemand : C'est l'Allemagne particulièrement qui concentre de façon explosive toutes les contradictions de cette situation inédite. La fin de l'approvisionnement en gaz russe place le capital allemand dans une situation de fragilité stratégique et économique sans précédent : c'est la compétitivité de toute son industrie qui est en jeu.[12] Le Capital allemand (et l'Europe) court le risque de devoir passer de la dépendance au gaz russe à celle du GNL américain, que les États-Unis ambitionnent d'imposer au continent européen, en se substituant au rôle que remplissait jusqu'alors la Russie. La fin du multilatéralisme dont le capital allemand a, plus que toute autre nation, largement profité, (en s'épargnant également une partie du fardeau des dépenses militaires des ""dividendes de la paix"" depuis 1989) affecte plus directement sa puissance économique qui repose sur les exportations. Enfin la pression qu'exercent les États-Unis pour contraindre leurs "alliés" à s'engager dans la guerre économique/stratégique qui les opposent à la Chine, et à renoncer à des marchés en Chine, place l'Allemagne devant un énorme dilemme, tant l'importance du marché chinois lui est vitale. En raison de sa place de premier plan dans l'UE, le vacillement de la puissance allemande a des répercussions sur l'Europe toute entière, marquée, à divers degrés, des mêmes contradictions et dilemmes.
La Chine et les Routes de la Soie sont directement affectées. Un des buts de guerre et de l'affaiblissement de la Russie vise la Chine. La guerre contrarie l'objectif majeur des Routes de la Soie de faire de l'Ukraine un hub vers le marché européen ; le chaos isole la Chine de l'un de ses principaux marchés. Cet objectif doit trouver une alternative via le Moyen-Orient.
Bien que les grandes puissances reconnaissent que "le changement climatique s'installe comme étant une force de déstabilisation, voire de disruption économique" la COP27 de Sharm El Sheikh s'est déchirée sur la question "Qui doit payer?" Au-delà de l'incapacité congénitale du capitalisme de freiner la destruction de la nature, ce qui sonne le glas de l'engagement des grandes puissances pour réduire la production de gaz à effet de serre, c'est le retour et la préparation par tous les États de la guerre de "haute intensité". En effet : "Pas de guerre sans pétrole. Sans pétrole, il est impossible de faire la guerre (…) Renoncer à la possibilité de s'approvisionner en pétrole abondant et pas trop cher revient tout simplement à se désarmer. Les technologies de transport [qui n'ont pas besoin de pétrole, hydrogène et électricité] sont totalement inadaptées aux armées. Des chars électriques à batterie posent tellement de problèmes techniques et logistiques qu'il faut les considérer comme impossibles, tout comme tout ce qui roule sur terre (véhicules blindés, artillerie, engins de génie, véhicules légers tout-terrain, camions) Le moteur à combustion interne et son carburant sont tellement efficaces et souples qu'il serait suicidaire de les remplacer." [13]
Le capitalisme est condamné à en subir de plus en plus les effets (incendies gigantesques, inondations, canicules, sécheresses, violents phénomènes météorologiques…) qui affectent de façon de plus en plus significative et pénalisent de plus en plus lourdement l'économie capitaliste : le facteur climatique (déjà un facteur de l'implosion des pays arabes dans la décennie 2010) constitue à lui seul une cause d'effondrement de pays particulièrement vulnérables de la périphérie du capitalisme. Le "carnage climatique d'une ampleur jamais vue" (A. Guterres ONU) au Pakistan a fait des dégâts évalués à deux fois ½ son PIB – une catastrophe impossible à surmonter économiquement.[14] Désormais, l'ampleur du choc climatique impacte directement les pays centraux du capitalisme et l'ensemble de leur activité économique sur tous les plans :
Les effets "de plus en plus rapides et intenses" de la hausse des eaux océaniques placent les états devant des défis colossaux. La salinisation des sols stérilise les terres arables (comme au Bangladesh). Ils menacent tant les mégalopoles littorales (comme aux États-Unis sur la côte Est, Ouest ou de nombreuses villes en Chine) que les industries côtières (celle du pétrole autour du Golfe du Mexique ; dans la région de Shenzhen, au cœur de la production électronique chinoise, où "les autorités urbaines chinoises commencent déjà à évacuer des centaines de milliers de personnes".
Ces deux dernières années, les différents effets de la décomposition qui avaient déjà commencé à impacter l'économie capitaliste, ont pris une qualité nouvelle, inédite par leur interaction à une échelle encore inconnue jusqu'alors et qui n'a fait que se renforcer dans une sorte de "tourbillon" infernal où chaque catastrophe alimente la virulence des autres : la pandémie a désorganisé l'économie mondiale ; celle-ci a, à son tour, aggravé la barbarie guerrière et la crise environnementale. La guerre et la crise environnementale continueront à avoir un impact considérable en frappant désormais le cœur des principales puissances et en aggravant considérablement la crise économique, qui forme la toile de fond de cette évolution catastrophique.
C'est un système capitaliste déjà fragilisé dans son ensemble par les convulsions résultant de ses contradictions et de sa décomposition, que les effets la guerre percutent.
L'onde de choc de la guerre frappe une économie fragilisée avec certains secteurs très affaiblis depuis la pandémie : "en 2022, la production automobile mondiale sera encore inférieure à celle de 2019. En Chine elle progresse certes de 7%, mais en Europe elle reste inférieure de 25%, aux États-Unis de 11%. L'industrie a perdu des volumes, elle voit ses coûts augmenter…"[15].
"Les causes fondamentales de l'inflation sont à rechercher dans les conditions spécifiques du fonctionnement du mode de production capitaliste dans sa phase de décadence. En effet, l'observation empirique nous permet de constater que l'inflation est fondamentalement un phénomène de cette époque du capitalisme ainsi que de constater qu'elle se manifeste avec le plus d'acuité pendant les périodes de guerre (1914-18, 1939-45, la guerre de Corée, 1957-58 en France pendant la guerre d'Algérie...). ...), c'est-à-dire celles où les dépenses improductives sont les plus élevées. Il est donc logique de considérer que c'est à partir de cette caractéristique spécifique de la décadence, la part considérable des armements et plus généralement des dépenses improductives dans l'économie, qu'on doit tenter d'expliquer le phénomène de l'inflation."[16]
Déchainée par l'accroissement du poids des dépenses improductives, par l'endettement tous azimuts déployés par les états dans ses différents plans de sauvetage face à la pandémie puis pour assumer la politique de développement de l'économie de guerre et de réarmement général des nations capitalistes, l'inflation[17] ne peut qu'augmenter toujours plus en raison des nécessités pour chaque capital national de colossales dépenses improductives, avec :
L'inflation à un niveau élevé et durable, que le capitalisme ne parvient plus à maitriser comme jusqu'alors (La bourgeoisie renonce à un retour à 2%, jugé irréaliste) marque également une étape dans l'aggravation de la crise. Celle-ci va affecter de plus en plus négativement l'économie en déstabilisant le commerce mondial ainsi que la production qu'elle prive de la visibilité dont elle a besoin, tandis qu'elle formera un vecteur essentiel de l'instabilité monétaire et financière.
La fragilité du système capitaliste s'illustre par "des risques grandissants [qui] pèsent sur la stabilité financière sur certains segments-clés des marchés financiers ou encore la dette souveraine." (K. Georgieva (FMI) et par de nouveaux craquements.
Bien que la masse de l'endettement (260% du PIB mondial) fragilise déjà l'ensemble de son système[19], malgré que l'évolution de la nature de l'endettement est de moins en moins basée sur de la plus-value déjà réalisée, et est alimentée par la planche à billets et la dette souveraine des États, la poursuite de la politique d'endettement reste une obligation à laquelle sont soumis tous les capitaux nationaux, en dépit des effets délétères sur la stabilité de plus en plus aléatoire du système capitaliste. Tous les États sans exception s'y engagent toujours plus pour faire face aux contradictions générées par le système capitaliste. C'est ce que montre la suspension du Pacte de stabilité de l'UE, qui ne sera rétabli début 2023 qu'après avoir été fortement modifié avec un assouplissement de ses règles d'application, et sans doute pour permettre à la BCE de jouer le rôle de prêteur en dernier recours.
L'irresponsabilité et l'incurie de la classe dominante qui se sont manifestées dans la crise sanitaire comme dans celle de l'énergie, ou face aux phénomènes climatiques, constituent un puissant facteur d'aggravation de la crise.
S'ajoutent à ces facteurs le chaos politique et l'influence du populisme au sein de la classe dominante. Ceux-ci, au sein de la plus ancienne bourgeoisie du monde, ont des effets catastrophiques sur l'économie du Royaume Uni. Le Brexit illustre l'irrationalité du chacun pour soi économique ; "Au lieu de la prospérité, de la souveraineté et du rayonnement international, que [les conservateurs] prétendaient apporter en rompant avec leurs voisins, ils n'ont récolté que le ralentissement de leurs exportations, la dépréciation de la livre sterling, les pires prévisions de croissance des pays développés hormis la Russie, et l'isolement diplomatique.[20]" (Le Monde 18-19/12) Ce sont l'incompétence et le clientélisme électoral du gouvernement de Lizz Truss, succédant à Johnson en un passage éclair au pouvoir qui expliquent ses décisions irresponsables, condamnées par le reste de la classe dominante : l'annonce de baisses d'impôts de 45 milliards non financées au profit des plus aisés a conduit à accélérer la chute de la Livre, et à faire craindre son effondrement et une crise de la dette !
En Italie, les gages de respect des règles européennes donnés par Meloni (première arrivée au pouvoir d'un gouvernement d'extrême droite dans un des pays fondateurs de l'UE) ont momentanément calmé les craintes sur l'avenir du plan de relance italien financé par le fond européen créé par un endettement commun aux pays membres, mais n'augurent aucune stabilité à venir.[21]
Enfin, les divisions au sein de la classe dominante ne peuvent que s'aggraver en raison des choix et des priorités à adopter dans la défense des intérêts de chaque capital national dans un contexte plus qu'incertain et contradictoire.
Dans le rapport de 2020, le CCI se demandait si le développement du chacun pour soi, trouvant son origine dans l'impasse de la surproduction et la difficulté croissante du capital à réaliser l'accumulation élargie du capital tout comme dans les effets même de la décomposition, était irréversible. Entre la crise de 2008 (qu'on peut considérer comme celle de la mondialisation) et aujourd'hui, le chacun pour soi dans les relations entre puissances a connu progressivement un changement qualitatif pour désormais triompher complètement. D'après le FMI la guerre va "modifier fondamentalement l'ordre économique et géopolitique mondial." Le conflit en Ukraine clôt la période "d'entre deux" ouverte après 2008 et marque la fin de la mondialisation :
Les États-Unis sortent grands gagnants de la guerre y compris sur le terrain de l'économie. Dans les conditions historiques de la décomposition, à la faveur de la guerre, expression ultime de la guerre de tous contre tous, la puissance militaire – comme unique moyen réel à la disposition des États-Unis pour défendre leur leadership mondial – les États-Unis obtiennent le renforcement momentané de leur économie nationale au détriment du reste du monde au prix de la dislocation globale et de l'affaiblissement convulsif de l'ensemble du système capitaliste[24]. Ce renforcement économique des États-Unis est le produit direct du chacun pour soi ; il n'est pas contradictoire avec l'enfoncement de l'ensemble du système dans la spirale de sa décomposition (il en est une manifestation et ne représente en aucun cas une stabilisation, mais au contraire témoigne de l'aggravation de cet enfoncement) puisqu'il a pour corolaire et condition le développement phénoménal du chaos et l'affaiblissement du système capitaliste dans son ensemble. "Le soutien sans faille de Washington à l'Ukraine a fait des États-Unis le grand gagnant de la séquence au plan mondial sans qu'un seul GI n'ait eu besoin de fouler le sol ukrainien. Des gains géostratégiques, militaires et politiques indéniables. (…) Sur fond de protectionnisme et de nationalisme économique décomplexés, l'Amérique de Biden peut désormais se consacrer tout entière à la guerre technologique contre son seul grand rival, la Chine. L'Europe, elle qui avait réussi à jouer solidaire pendant le covid, sort affaiblie, divisée, avec un tandem franco-allemand en lambeaux."[25] Dans cette descente aux enfers du capitalisme mondial, la guerre change la donne pour tous les capitaux et elle bouleverse l'ensemble des relations économiques mondiales :
L'Europe en est quasiment réduite à passer de la dépendance au gaz russe à celle du GNL américain. Pour échapper à cette mortelle strangulation les Européens recherchent frénétiquement à diversifier leurs fournisseurs.
La Chine largement dépendante des importations d'hydrocarbures sort désavantagée et fragilisée face aux États-Unis désormais en mesure de contrôler – de couper – les routes terrestres et maritimes de l'approvisionnement chinois.
Clairement, les États-Unis n'hésitent pas à prendre le risque d'impulser la récession, de ralentir le commerce international et de provoquer des crises financières dans les États les plus faibles pourvu que leur économie en tire profit et en soit la bénéficiaire au nom de la nécessité du sauvetage de leur propre économie et de leur place de 1ère puissance mondiale.
Plus généralement, l'ensemble des mesures prises aux États-Unis au plan économique, monétaire, financier et industriel jouent comme un aspirateur à investissements et un aimant à délocalisations vers le territoire américain. "L'eldorado" des prix bas de l'énergie et des subventions détourne vers les États-Unis capitaux et grandes entreprises étrangères, au détriment de l'Europe particulièrement. Ainsi, plus d'une soixantaine d'entreprises allemandes (Lufthansa, Siemens…) envisagent d'investir aux États-Unis. VW a annoncé vouloir augmenter sa production de véhicules électriques aux États-Unis et projette 7 milliards d'investissements dans ses sites US. BMW investit 1,7 milliard dans son usine de Caroline du Nord et est tenté de produire les batteries sur place plutôt que dans le cadre des projets européens. La France estime ses pertes potentielles à "10 milliards d'euros d'investissements" et à "10.000 créations potentielles d'emplois" perdues.
A cette "bascule" des États-Unis "du mauvais côté" du protectionnisme" (dixit l'UE),[30] répond la menace d'un "Buy European Act" ; et "France et Allemagne ont formalisé une proposition de contre-offensive… et demandé à Bruxelles d'assouplir les règles qui régissent les subventions publiques aux entreprises ainsi que des subventions ciblées et des crédits d'impôts pour les secteurs stratégiques."[31]
Afin de garantir leur avance technologique décisive sur la Chine, les États-Unis organisent la relocalisation[35] sur leur sol de la production des semi-conducteurs de dernière génération ainsi qu'un contrôle international sur l'ensemble de la filière dont ils entendent exclure la Chine, tout en menaçant de sanctions tout rival entretenant avec cette dernière des relations commerciales susceptible de violer ce "monopole".
Le vaste programme d'investissements de 600 milliards de dollars d'ici à 2027 à destination de ces pays en développement du Partenariat mondial pour les infrastructures, vise quant à lui à contrecarrer prioritairement en Afrique subsaharienne mais aussi en Amérique centrale et en Asie, les immenses chantiers financés par la Chine dans le cadre des Routes de la Soie.
La mise en place du Cadre économique pour l'Indopacifique[36] devant "écrire les nouvelles règles pour l'économie du 21ème siècle" (Biden) et "mettre en place des chaînes d'approvisionnement qui soient solides et résilientes" sous le contrôle de Washington a aussitôt été dénoncée par la Chine comme la "formation de cliques destinées à la contenir".
L'UE en proie au chacun pour soi ? Profondément divisée, marquée par le cavalier seul de l'Allemagne qui a débloqué unilatéralement un plan de 200 milliards de soutien à son économie (qualifié de "doigt d'honneur au reste de l'Europe") et par la dispute entre France et Allemagne pour le leadership, l'Union est traversée par d'importants tiraillements. "Certains pays, comme l'Allemagne, ont les moyens de subventionner massivement leur industrie. D'autres comme l'Italie, beaucoup moins. La Péninsule, la Grèce, l'Espagne mais aussi la France s'en inquiètent et demandent des mesures de solidarité européennes pour corriger ces différences. "L'IRA [l'Inflation Reduction Act] américain, c'est 2 points de PIB, il faut faire un effort comparable" a précisé E. Macron. À l'inverse, Allemagne, Pays-Bas et Suède restent opposés à un nouvel instrument financier européen."[37] Les deux puissances européennes ne sont pas sur la même longueur d'onde concernant la Chine : "Les rondeurs diplomatiques ne suffisent plus à cacher le fossé qui sépare Washington – qui considère Pékin comme son principal rival – et le gouvernement allemand, dont les intérêts le pousse à maintenir une bonne relation commerciale avec la Chine.(…) Sans être alignée sur les États-Unis, la France est plus proche de Washington que de Berlin. La Chine n'est que le 5ème partenaire commercial de la France (…) Lorsque Macron a rencontré Xi en marge du sommet du G20, sa position était plus proche de celle de Biden que de celle de Scholz.[38]" Ainsi au voyage en solo de Scholz en Chine a répondu celui de Macron aux États-Unis.
Si ces tensions devaient, sous le poids des intérêts nationaux contradictoires qui la traversent et leur aiguisement attisé par le rival américain, s'exacerber au point de menacer l'UE d'éclatement, cela constituerait un facteur d'aggravation de grande magnitude de la crise et une déstabilisation de l'ensemble du système capitaliste.
La réaction de la Chine : La guerre en Ukraine montre à quel point le découplage des économies américaine et chinoise engagé à l'initiative des États-Unis rend la Chine vulnérable :
Quelles conséquences ?
L'exclusion par les États-Unis de la Russie du commerce international, l'offensive contre la Chine, leur volonté affichée de reconfigurer les rapports économiques mondiaux à leur avantage marquent un tournant dans la vision du libre-échange tel qu'il a guidé la politique américaine depuis près de trente ans. Cela aura pour conséquence une fragmentation plus grande du marché mondial dans la multiplication d'accords régionaux comme celui entre les États-Unis, le Canada et le Mexique signé en 2020[42].
De tels accords entre signataires partageant prétendument "davantage d'intérêts communs", de même que le commerce entre États et entreprises privilégiant les partenaires de "même sensibilité, pour ne plus commercer avec n'importe qui", n'augurent aucune stabilité ni la formation de relations économiques exclusives sous l'égide de grands parrains. Tout au contraire. Parce qu'ils ont tendance à épouser les multiples lignes de fracture des tensions entre puissances, ils n'auront comme résultat que la fragmentation accrue du marché mondial à l'échelle globale et le renforcement du chacun pour soi, de la guerre commerciale, du repliement sur soi national et la recherche de la préservation de la souveraineté nationale sur tous les plans. Cela ne fera qu'aiguiser, comme question de survie, la volonté du contrôle de chaines de production stratégiques indispensable à la survie nationale et de se mettre en position de forces vis-à-vis des autres puissances soumises au chantage ou au contraire de s'y soustraire. [43]
Désormais, non seulement la capacité de coopération des principales nations capitalistes pour retarder et amoindrir l'impact de la crise économique sur l'ensemble du système capitaliste et sur elles-mêmes, a progressivement disparu (sans qu'il soit perceptible d'en prévoir le retour) mais il s'esquisse de plus en plus clairement une politique, en particulier impulsée par la première des grandes puissances, les États-Unis, de sauvegarder son propre rang dans l'arène mondiale au détriment direct des autres puissances de même type (et du reste du monde) en s'attaquant à leurs intérêts et en provoquant délibérément leur affaiblissement.
Cette situation rompt ouvertement avec une bonne partie des règles que les États s'étaient donné depuis la crise de 1929 et ouvre une période de terra incognita, où le chaos va prendre, y compris dans et parmi les pays centraux, une dimension nouvelle, inconnue, aux répercussions encore difficilement "imaginables" frappant le cœur du système capitaliste dans une spirale d'enfoncement encore plus grand dans la crise.
La crise irréversible du capitalisme représente la toile de fond d'une accélération du chaos et de la barbarie. C'est plus particulièrement 50 ans de crise économique, accélérée depuis 2018, qui se manifeste ouvertement aujourd'hui par une inflation galopante avec ses séquelles de misère, de faim et de paupérisation généralisée.
Contrairement aux années 30, il y a aujourd'hui davantage de facteurs aggravant la crise. La pandémie et la guerre en Ukraine marquent une nouvelle qualité dans la situation. La concaténation des facteurs de décomposition est à la base d'une spirale de dégradation et d'aggravation de la situation économique mondiale. "Cette crise s'annonce plus longue et plus profonde que celle de 1929. Tout d'abord, parce que les effets de la décomposition dans l'économie tendent à perturber le fonctionnement de la production, provoquant des goulots d'étranglement et des blocages constants dans une situation de chômage croissant, associé, paradoxalement, à une pénurie de main-d'œuvre. Elle s'exprime surtout par une inflation galopante, que les différents plans de sauvetage successifs, montés à la hâte par les États face aux pandémies et aux guerres, n'ont fait qu'alimenter par un endettement précipité. Les banques centrales augmentent les taux d'intérêt pour tenter de juguler l'inflation. Ce faisant, elles risquent de précipiter une récession très violente, étranglant à la fois les États et les entreprises. Un tsunami de misère, une paupérisation brutale du prolétariat dans les pays centraux est déjà en cours."[45] Le spectre de la "stagflation" plane sur le monde. Alors que c'est un concept des économistes bourgeois des années 1970 caractérisant un état de forte inflation avec une stagnation économique, aujourd'hui ce danger devient évident et l'inflation non maîtrisée actuelle et le ralentissement de l'économie conduiront à des faillites en chaîne, voire de pays entiers (Pakistan, Sri Lanka, etc.) ainsi qu'à des turbulences financières et des difficultés encore plus grandes dans les pays émergents.
"La croissance des économies avancées devrait fortement décélérer, passant de 5,1 % en 202,1 à 2,6 % en 2022 (1,2 point de pourcentage de moins que les projections de janvier). La croissance devrait encore se modérer pour atteindre 2,2 % en 2023, reflétant en grande partie le retrait du soutien de la politique monétaire et budgétaire fourni pendant la pandémie."[46]. La bourgeoisie n'a pas d'autre alternative que de continuer à augmenter les taux d'intérêt, comme l'a fait la FED en novembre dernier, tous les états sont impliqués dans cette dynamique et cela va provoquer des contractions sur les marchés, des fermetures d'entreprises avec des licenciements massifs comme on peut le voir dans les entreprises technologiques aux États-Unis (GAFAM). La délocalisation d'entreprises de la Chine vers l'Amérique (Nearshoring) va aggraver la situation du chômage dans certaines régions du monde.
Contrairement aux années 30, les niveaux d'endettement actuels sont sans précédent. La Chine, deuxième puissance mondiale, doit 2,5 fois son PIB ! Dans le même temps, elle est devenue un bailleur de fonds, d'abord pour soutenir sa route de la soie et assurer son influence en Afrique et Amérique latine. Les États-Unis dont la dette totale dépasse désormais les 31 trillions (millions de millions) ont imprimé 5 milliards de dollars tandis que l'UE, avec 750 millions d'euros, a imprimé 20 % de plus que les États-Unis. Les perspectives pour les années à venir seront pleines de convulsions et de difficultés pour le capitalisme.
i.- L'économie chinoise a subi un fort ralentissement dû aux blocages répétés, puis au tsunami d'infections qui a provoqué le chaos dans le système de santé, à la bulle immobilière et au blocage de plusieurs routes de la "route de la soie" en raison de conflits armés (Ukraine) ou du chaos ambiant (Éthiopie). La croissance au cours du premier semestre de cette année a été de 2,5 %, ce qui rend l'objectif de 5 % fixé pour cette année inatteignable. Pour la première fois en 30 ans, la croissance économique de la Chine sera inférieure à celle des autres pays asiatiques (Vietnam). Les grandes entreprises technologiques et commerciales telles qu'Alibaba, Tencent, JD.com et iQiyi ont licencié 10 à 30 % de leurs effectifs. Les jeunes sont particulièrement sensibles à la détérioration de la situation, avec un taux de chômage estimé à 20% parmi les étudiants universitaires à la recherche d'un emploi. Les projets d'expansion de la "nouvelle route de la soie" sont également en difficulté en raison de l'aggravation de la crise économique : près de 60 % de la dette envers la Chine est désormais due par des pays en difficulté financière, contre 5 % en 2010. En outre, la pression économique des États-Unis s'intensifie, notamment avec la loi sur la réduction de l'inflation et la loi sur les puces aux États-Unis, qui visent directement les exportations de technologies de plusieurs entreprises technologiques chinoises (par exemple Huawei) vers les États-Unis.
Plus pénible encore pour la bourgeoisie chinoise, les problèmes économiques, couplés à la crise sanitaire, ont donné lieu à d'importants mouvements de protestation sociale.
ii.- L'échec du modèle néo-stalinien de la bourgeoisie chinoise. Face aux difficultés économiques et sanitaires, la politique de Xi Jinping a été de revenir aux recettes classiques du stalinisme :
- Sur le plan économique, depuis Deng Xiao Ping, la bourgeoisie chinoise avait créé un mécanisme fragile et complexe pour maintenir un cadre de parti unique tout-puissant cohabitant avec une bourgeoisie privée directement stimulée par l'État. "Fin 2021, l'ère de la réforme et de l'ouverture de Deng Xiaoping est clairement terminée, remplacée par une nouvelle orthodoxie économique étatiste".[47] La faction dominante derrière Xi Jinping réoriente l'économie chinoise vers un contrôle étatique absolu de type stalinien ;
- Sur le front social, avec la politique du "Covid zéro", Xi n'assurait pas seulement un contrôle impitoyable de l'État sur la population, mais imposait également ce contrôle aux autorités régionales et locales, qui s'étaient révélées peu fiables et inefficaces au début de la pandémie. Dès l'automne, il a envoyé des unités de la police centrale d'État à Shanghai pour rappeler à l'ordre les autorités locales qui libéralisaient les mesures de contrôle.
"Un capital national développé, propriété "privée" de différentes sections de la bourgeoisie, trouve dans la "démocratie" parlementaire son appareil politique le plus approprié ; au contrôle étatique presque complet des moyens de production répond le pouvoir totalitaire d'un parti unique".[48]
La faillite de la politique du "Covid zéro" a eu comme répercussion la réélection pour un troisième mandat de l'homme qui l'a imposée, Xi Jinping, au prix de compromis complexes entre les factions du PCC. La bourgeoisie chinoise démontre ainsi plus que jamais son incapacité congénitale à surmonter la rigidité politique de son appareil d'État, lourd héritage du maoïsme stalinien.
iii.- Une crise qui s'étend inexorablement La deuxième plus grande puissance du monde est prise dans la même dynamique que ses pairs. Cette catastrophe est encore à venir.
En conclusion, il semble aujourd'hui que si le capitalisme d'État chinois a su profiter des opportunités offertes par le changement de bloc, l'implosion du bloc soviétique et la mondialisation de l'économie prônée par les États-Unis et les principales puissances du bloc occidental, sa faiblesse congénitale dans sa structure étatique de type stalinien constitue désormais un handicap majeur face aux problèmes économiques, sanitaires et sociaux. La situation annonce l'instabilité et un possible bouleversement, même pour la position de Xi et de ses partisans au sein du PCC. Une déstabilisation du capitalisme chinois aurait des conséquences imprévisibles sur le capitalisme mondial.
L'année 2021 a vu une explosion accélérée des dépenses militaires. Les États-Unis ont augmenté leurs dépenses de 38% (880 millions de dollars), la Chine de 14% (243 millions de dollars) et la Russie de 3% (65 millions de dollars). La supériorité militaire de l'Amérique se reflète dans son budget. Selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), la même année, "le monde a dépensé 2 000 milliards de dollars" dans le domaine militaire.
L'ensemble de la région indopacifique a vu ses dépenses militaires augmenter de peur d'être victime de l'impérialisme chinois : le Japon a également doublé son budget militaire et signé un accord de "transfert de défense" avec le Vietnam, la Thaïlande investit 125 millions de dollars dans 50 navires de guerre pour protéger ses mers, l'Indonésie augmente de 200% ses investissements militaires en mer de Chine et les Philippines viennent de recevoir 64 millions de dollars supplémentaires des États-Unis pour renforcer ses bases militaires afin de contenir les menaces chinoises. Mais cette région n'est pas la seule à être prise dans cette dynamique, personne n'est épargné.
Le monde se dirige vers une explosion des dépenses militaires comme jamais auparavant dans l'histoire. Toutes ces dépenses improductives seront chargées sur le dos des travailleurs.
Non seulement la mise en œuvre d’énergies propres et renouvelables, est impossible sous le capitalisme, mais la guerre de l'énergie continuera de marquer l'avenir de ce système. Le contrôle des sources d'énergie, en particulier du gaz et surtout du pétrole, restera une question de "sécurité nationale" pour chaque capital. Le fonctionnement des entreprises en dépend, et au niveau impérialiste, l'armée fonctionne au pétrole. Les États-Unis ont actuellement le contrôle de ces ressources et le fait qu'ils soient aujourd'hui les principaux fournisseurs de l'Europe devient une source de chantage et de pression future sur les pays de l'UE. Le voyage de Xi en Arabie saoudite et le récent accord énergétique avec la Russie le confirment.
Il faut souligner l'accélération historique de l'influence de la guerre sur l'économie, qui s'est manifestée de manière tragique avec la guerre en Ukraine. En faisant une comparaison historique avec la guerre du Vietnam, si la charge militaire pesait alors sur l'économie, aujourd'hui, l'impact du militarisme sur l'économie est encore plus important.
Le capitalisme est le seul système de l'histoire capable de dévaster la nature à grande échelle, en éliminant des écosystèmes entiers et en accélérant l'extinction d'espèces, ce qui modifie l'ordre naturel tout entier. Ce phénomène est cumulatif et s'accélère, entraînant une dévastation rapide de la planète. L'actuelle "transition vers les énergies propres" n'est que l'expression de la lutte entre les capitalistes et de leur compétition à mort. Il s'agit de voir qui arrivera le premier sur le marché et enlèvera des clients à l'adversaire. Tous les discours sur leurs "préoccupations" pour l'environnement sont de la démagogie. L'aggravation de la "crise écologique" s'accélère et provoque des ravages inacceptables. Les États-Unis dont l'ancien président Trump a nié l'existence du "changement climatique" sont confrontés aux effets de cette crise écologique et la première puissance mondiale est loin d'être "épargnée" par les "catastrophes naturelles" et détient même le sinistre record mondial de destruction de la biodiversité. En fait, le capitalisme ne peut pas à la fois être un système concurrentiel et être "écologique", car :
D'autre part, le retour au charbon, même si les entreprises paient une taxe supplémentaire pour couvrir les dommages causés à l'environnement - ce qui n'est qu'un paravent - n'élimine pas l'énorme échec du capitalisme à éliminer les émissions de carbone. Si les Européens avaient décidé d'abandonner l'énergie nucléaire, ils tentent maintenant de la réintroduire pour compenser leur dépendance vis-à-vis de la Russie et des États-Unis. C'est un nouvel exemple des échecs du capitalisme qui nous pousse à faire revivre les vieilles gloires, même si elles sont polluantes. Chaque pays n'agit que dans ses propres intérêts et les autres en pâtissent !
Une transition vers des "énergies vertes" sous le capitalisme équivaut à l'illusion d'un capitalisme sans guerres.
Les dépenses improductives du capital ne cesseront pas, le militarisme et le maintien de l'État feront des ravages dans la classe ouvrière. Ce phénomène de paupérisation de la classe ouvrière dans les pays centraux a son histoire, mais depuis la pandémie et la guerre en Ukraine, il s'est accéléré. L'inflation réduit considérablement le pouvoir d'achat des travailleurs et contrairement aux années 70, la bourgeoisie ne recourt pas aujourd'hui à l'indexation des salaires. Ainsi, la bourgeoisie au Royaume-Uni adopte une position dure sur les demandes d'augmentation des salaires pour compenser l'inflation ; le Premier ministre britannique a déclaré : "aucune négociation n'est possible".
C'est la crise et sa perspective de récession mondiale qui créent les conditions pour que les travailleurs commencent à élever leurs luttes sur leur terrain. "La crise économique, contrairement à la décomposition sociale qui concerne essentiellement les superstructures, est un phénomène qui affecte directement l'infrastructure de la société sur laquelle reposent les superstructures ; la crise met donc à nu les causes profondes de toute la barbarie qui pèse sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement le système et de ne plus prétendre en améliorer certains aspects" (La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [6], Revue internationale 107)
Janvier 2023
[1] Résolution sur la situation internationale [11] (2021) ; Revue internationale n° 167.
[2] Le Monde 17/12
[3] La faim a progressé d'environ 18 % durant la pandémie et touche aujourd'hui 720 à 811 millions de personnes. La réduction des aides alimentaires, leur réorientation vers l'accueil des seuls réfugiés ukrainiens ou la réaffectation de leur montant en faveur des dépenses militaires en hausse ont fait que, pour l'Afghanistan où la famine menace 23 millions d'habitants, la Somalie où une partie de la population est en "danger de mort imminente " les fonds nécessaires n'ont pas pu être réunis.
[4] En Europe la réduction considérable de la production d'engrais (fortement consommatrice de gaz naturel) en raison des prix élevés de l'énergie entraine une diminution de la consommation d'engrais partout dans le monde, du Brésil aux États-Unis, qui menace le volume des prochaines récoltes. Ainsi par exemple : "Le Brésil, premier producteur mondial de soja, achète près de la moitié de ses engrais phosphatés à la Russie et à la Biélorussie. Il ne lui reste plus que trois mois de stock. L'association brésilienne des producteurs de soja (Aprosoja) a demandé à ses membres d'utiliser moins de fertilisants cette année, voire aucun. La récolte de soja du Brésil, déjà diminuée par une sévère sécheresse, risque par conséquent d'être encore plus maigre. Le Brésil vend son soja principalement à la Chine, qui en utilise une grande partie pour l'alimentation animale. Un soja moins abondant et plus cher pourrait obliger les éleveurs chinois à réduire les rations qu'ils donnent à leurs animaux. Résultat : des vaches, des porcs et des poulets plus petits – et une viande plus chère."
[5] Toutes les citations du passage proviennent de Courrier International
[6] "La raréfaction des recettes publiques du fait de l'embargo occidental sur les achats d'or, charbon et métaux, la paye n'arrive plus qu'épisodiquement auprès de certains régiments. Ce qui contribuerait à des refus de combattre, voire des redditions." (Les Echos 17/09/2022)
[7] "Nombre d'usines du complexe militaro-industriel ont dû réduire leur production, voire se mettre à l'arrêt, comme celle de missiles anti-aériens d'Ulyanovsk, de missiles air-air Vympel, ou de chars d'Uralvagonzavod, principal site de production du pays" (Les Echos 17/09/2022).
[8] "En effet, bien que Pékin refuse de publiquement désavouer son grand partenaire stratégique, les autorités chinoises se sont largement conformées aux sanctions imposées par les Occidentaux à l'encontre de la Russie. Les entreprises chinoises ont bien suivi des compagnies occidentales dans leur exode du marché russe : les géants de la tech chinois — Lenovo, TikTok et Huawei — ont bloqué toutes leurs opérations en Russie, alors que les constructeurs chinois des modules arctiques pour le mégaprojet gazier russe Arctic-LNG2 ont décidé de mettre un terme à leur coopération avec Novatek. Finalement, malgré les assurances de la propagande officielle du Kremlin, UnionPay, l'un des grands processeurs de paiement mondiaux sous contrôle de l'État chinois, a mis sur pause fin avril ses projets de collaboration avec les banques russes, coupant court leur espoir de trouver une alternative aux géants américains de paiement Visa et Mastercard. Ce pas de deux complexe devrait, aux yeux de Pékin, protéger les intérêts chinois et minimiser l'impact de la guerre sur l'économie chinoise… "Chine : 2022, l’année de tous les périls ? [29] DIPLOMATIE)
[9] Diplomatie 118, p33 ; "Si on ajoute [aux dépenses purement militaires] l'aide humanitaire, économique d'urgence et l'assistance aux réfugiés, l'UE et les États membres ont fourni une aide supérieure à celle des États-Unis, selon l'institut de Kiel, à 52 milliards de dollars contre 48 milliards pour Washington. " (Les Echos, 3-4/02)
[10] IFRI, Le Point Géopolitique, Les guerres de l'énergie, p.6
[11] L'exemple de l'Afrique du sud montre le caractère général du problème : les effets de la sécheresse et les pénuries d'eau que connait le pays cet automne sont augmentés par une crise de l'énergie d'une ampleur inédite eu raison de la vétusté et des pannes des vieilles centrales à charbon enchainant des coupures d'électricité incessantes qui empêchent le pompage de l'eau dans les montagnes du Drakensberg et son acheminement vers Johannesburg et Pretoria, rationnées, tandis que 40 % disparait dans les fuites sur le réseau. Mais pour réparer toutes ses infrastructures, il faudrait 3,4 milliards d'euros, que la Régie de l'eau ne possède pas.
[12] Par ex. Dans la chimie (première consommatrice de gaz) la production est drastiquement réduite ; 70 % du secteur enregistre des pertes ; pour BASF des parties entières de son activité ne sont plus rentables ni compétitives ce qui entraine une plongée de 30% de ses résultats. Toute l'Europe (qui absorbe 60% des exportations de ce secteur) est touchée !
[13] Conflits n°42
[14] Les inondations ont presque entièrement détruit les récoltes de ce 5° producteur mondial de coton. C'est une perte colossale pour l'industrie du textile qui représente 10% du PIB ; l'agriculture dans le Sind a été détruite, le cheptel décimé ; le reste livré aux épizooties "la sécurité alimentaire des 220 millions d'habitants est en péril " (Le Monde 14/09) S'ajoutent les fléaux du paludisme, de la dengue, du choléra et de la typhoïde. Quatrième producteur de riz et fournisseur de la Chine et l'Afrique subsaharienne, "toute baisse des exportations ne fera qu'ajouter à l'insécurité alimentaire mondiale nourrie par la baisse des exportations de blé de l'Ukraine. " (Le Monde 14/09)
[15] Les Echos, 23-24/12
[16] Révolution Internationale, ancienne série n°6
[17] "L'inflation ne doit pas être confondue avec un autre phénomène de la vie du capitalisme se traduisant par l'évolution à la hausse du prix de certaines marchandises sous l'effet d'une offre insuffisante. Ce dernier phénomène a pris récemment une ampleur particulière du fait de la guerre en Ukraine qui a affecté la fourniture d'un volume significatif de différents produits agricoles dont la privation est d'ores et déjà un facteur d'aggravation de la misère et la faim dans le monde. Elle est une donnée permanente de la période de décadence du capitalisme qui impacte lourdement l'économie. Elle se traduit, comme l'insuffisance de l'offre, par l'augmentation des prix, mais elle est la conséquence du poids des dépenses improductives dans la société, dont le coût est répercuté sur celui des marchandises produites. Enfin un autre facteur d'inflation est la conséquence de la dévalorisation des monnaies résultant de l'utilisation de la planche à billets qui accompagne l'augmentation incontrôlée de la dette mondiale, laquelle approche actuellement les 260 % du PIB mondial. "
[18]Marianne n°1341
[19] De "…nombreux défauts de paiements se profilent à l'horizon. Le FMI estime que les 2/3 des pays à bas revenu et le quart des pays émergents sont confrontés à des difficultés sévères, liées à leurs dettes. " (Le Monde 24/09)
[20] Le Brexit a conduit à un décrochage de l'économie britannique : "Le RU est le seul pays avancé dont les exportations ont baissé l'an passé et restent inférieures à leur niveau d'avant covid (…) l'investissement des entreprises restait inférieure de 10% à son niveau de mi-2016. " (Les Echos 24/09) "Avec le Brexit, le passeport financier européen qui permettait de vendre des produits dans toute l'UE a été perdu. Une dizaine de milliers de banquiers ont quitté la place financière de Londres pour s'installer à Dublin, Francfort, Paris Luxembourg ou Amsterdam. (…) un autre phénomène : depuis fin 2019 le nombre d'emplois dans le secteur financier britannique a baissé de 76000 (sur un total actuel de 1,06 million) … le Brexit a joué un rôle significatif dans le recul de la City en lien avec la dizaine de milliers d'emplois délocalisés, mais surtout indirectement, parce que les grandes institutions financières internationales ont choisi d'investir ailleurs. " (Le Monde 19/11)
[21] 'Cet alignement sur la Commission Européenne et sa doctrine de la rigueur ne sera pas sans poser problème pour une partie importante de l'électorat de Mme Meloni. " (Le Monde Diplomatique, 12/22)
[22] "Depuis le début des années 1980 sous Reagan, les États-Unis avaient le rêve de couper l'Europe du gaz russe. Ils ont fait d'énormes pressions. Ils ont fait d'énormes pressions pour que le gazoduc Nord Stream 1 ne voit jamais le jour et ont recommencé des années plus tard avec Nord Stream 2, allant jusqu'à menacer de sanctions les entreprises qui participeraient au projet. La guerre en Ukraine est pour eux un cadeau du ciel."
[23] "Une histoire a défrayé la chronique au printemps dernier : un méthanier est parti le 21 mars de Freeport, au Texas, à destination de l'Asie. Mais au bout de dix jours de voyage, il a brusquement modifié son cap, en plein milieu de l'Océan Pacifique pour se détourner vers l'Europe. (…) les fortes primes offertes sur le Vieux Continent pour cette précieuse cargaison de GNL ont convaincu BP, la compagnie qui affrétait le navire, de changer ses plans." (Le Point Géopolitique, Les guerres de l'énergie, p.36) "Début novembre, une trentaine de navires gaziers gorgés de GNL pour une valeur de 2 milliards de dollars faisaient des ronds dans l'eau au large des côtes espagnoles et des terminaux nord-européens. Quand déchargeront-ils ? "Les courtiers qui contrôlent les tankers attendent que les prix montent quand la température chutera pendant l'hiver", explique le FT (4/11/2022) " (Le Monde Diplomatique, décembre 22)
[24] L'impact de la crise sur l'économie américaine, l'érosion relative du poids de l'économie US dans le monde, les effets de la décomposition sur leur appareil politique ainsi que la tendance historique de perte de leur leadership ne doivent pas conduire à sous-estimer la réalité de la puissance des États-Unis et leur capacité à la défendre sur tous les plans : "Les États-Unis exploitent un système panoptique unique qui leur permet de contrôler la plupart des nœuds névralgiques de la mondialisation. "Global" reste l'adjectif définissant le mieux leur puissance et leur stratégie de moyens. Elles reposent sur un système de surveillance et sur la maitrise simultanées des "espaces communs" : mer, air, espace et numérique. Les 3 premiers correspondant à des milieux physiques distincts innervés par le quatrième. Grâce au dollar et au droit, garantis par leur supériorité militaire écrasante, les États-Unis conservent un redoutable pouvoir de structuration, et donc de déstructuration." T. Gomart, "Guerres invisibles", 2021, p. 251
[25] l'Express n°3725
[26] "Depuis 2020, ses exportations dépassent ses importations et son principal fournisseur est un pays avec lequel il devrait conserver de bons rapports dans les années à venir, puisqu'il s'agit du Canada (51% du pétrole importé provenait de son voisin du Nord). Une assurance énergétique qui lui permet de mener une diplomatie offensive en Ukraine." (Le Point Géopolitique, Les guerres de l'énergie, p.7)
[27] "Sur le premier semestre 2022, les exportations de GNL (tous pays confondus ont progressé de 20% et quasiment les deux-tiers ont pris le chemin de l'Europe. L'Amérique a un potentiel considérable. D'abord parce qu'il y a un consensus politique pour aller plus loin dans le gaz de schiste. Ensuite parce qu'ils ont le réseau de gazoducs le plus étendu de tous les pays. Enfin parce qu'ils investissent énormément dans des terminaux de liquéfaction. (…) Tout autour du Golfe du Mexique, au sud de la Louisiane, du Texas à la Floride, une révolution du GNL est en train de s'écrire. L'Amérique ne compte actuellement que 8 terminaux de liquéfaction. Mais 5 sont encore en construction, 12 autres d'ores et déjà approuvés sont dans l'attente des permis, et 8 permis sont en train d'être instruits." l'Express n°3725
[28] "La plupart des pays européens ont passé commande. En premier chef l'Allemagne, qui a annoncé son souhait d'acheter jusqu'à 35 avions de combat F35 du constructeur Lockheed Martin. La Royal Navy va, elle investir 300 millions d'euros pour accroître les capacités de ses missiles Tomahawk. Les Pays Bas ont mis un milliard sur la table pour des systèmes de défense antimissile de moyenne portée Patriot. L'Estonie a commandé cet été six systèmes Himars et un missile balistique pouvant atteindre une cible située à près de 300 km. Quant à la Bulgarie, elle a décidé en septembre de gonfler encore sa commande d'avions de combat F16 pour un montant de 1,3 milliard de dollars. " l'Express n°3725
[29] "Les capitaux désertent les marchés émergents, en affaiblissant au passage, leurs devises. " (Monnaie ghanéenne -41%, dollar taïwanais -13%, tugrik mongol -16%,) (…) Onze pays émergents risquent une crise de la balance des paiements à cause du resserrement monétaire international (Chili, Pakistan, Hongrie, Kenya, Tunisie)" (Le Monde 13/10)
[30] Autre frein au commerce international, les droits de douane ont été relevés par de nombreux pays, dont les États-Unis. Depuis 2010, la valeur des échanges mondiaux soumis à des droits de douane et autres barrières est passée de 126 milliards de dollars à 1 500 milliards de dollars, selon l'OMC.
[31] Face à "la fin d'une ère libérale de mondialisation" (Lemaire) le patronat français a lui aussi changé de doctrine… et milite pour un "protectionnisme intelligent". Les Echos 23-24/12.
[32] Près du quart des épis consommés sur le continent sont cultivés hors des frontières de l'UE et notamment en Ukraine qui est devenue au fil du temps notre premier fournisseur. Alors que les combats ont perturbé les semis, la production du pays pourrait être amputée de 10 à 15 millions de tonnes cette année.
[33] L'Express n°3725
[34] "Pour Washington, l'Europe ne peut considérer la Chine à la fois comme un partenaire, un concurrent et un rival. " Bloomberg, 21/11
[35] "Joe Biden a signé en août dernier le Chips and Science Act qui prévoit d'injecter des milliards de dollars dans cette filière, dont 57 milliards de prêts, de subventions et d'autres mesures fiscales dans le but d'encourager les producteurs américains de semi-conducteurs à renforcer leurs capacités." (Asyalist)
[36] Les États membres de ce pacte sont : l'Australie, Brunei, l'Inde, l'Indonésie, le Japon, la Corée du sud, la Malaisie, la Nouvelle Zélande, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam. Avec les États-Unis, ils représentent 40% du PIB mondial.
[37] Le Monde 17/12
[38] Bloomberg, 21/11
[39] "Selon une étude du Conseil d'État chinois réalisée en avril dernier et dont le texte a fuité au Japon, ces sanctions auraient un effet "dramatique pour la Chine" qui "retournerait à une économie planifiée coupée du monde. Il y aurait alors un sérieux risque de crise alimentaire ", du fait des dégâts que causeraient ces sanctions avec l'interruption des importations de produits alimentaires essentiels. L'arrêt des importations de soja en particulier engendrerait une crise pour les chaînes alimentaires chinoises très dépendantes du soja, tandis que la réduction ou l'arrêt des exportations entraîneraient des conséquences graves en termes de recettes financières, poursuit ce document de Pékin. La Chine importe 30% des besoins en soja des États-Unis. La production chinoise en soja représente moins de 20% des besoins du pays, selon le journal. Le soja est essentiel pour la production d'huiles alimentaires ainsi que pour l'alimentation des porcs qui représentent 60% des viandes consommées par les Chinois."
[40] Conflits N° 41, sept-oct 2022
[41] T. Gomart, "Guerres invisibles", 2021, p. 242
[42] C'est ce dont attestent les récents propos de Janet Yellen, secrétaire d'État au Trésor : "Au cours de l'année 2022, l'administration Biden a promu un plan économique visant à renforcer la résilience des États-Unis face aux perturbations d'approvisionnement, en atténuant les goulets d'étranglements dans les ports, en investissant massivement dans les infrastructures physiques et en développant les capacités nationales de fabrication dans les secteurs-clés du XXI° S, tels les semi-conducteurs et les énergies renouvelables. (…) À travers une approche dite de "friend-shoring" (le "commerce entre pays amis") l'administration Biden entend maintenir l'efficacité du commerce tout en promouvant la résilience économique des États-Unis et de leurs partenaires. (…) L'approche de "friend-shoring" a pour objectif d'approfondir notre intégration économique avec un grand nombre de partenaires commerciaux de confiance sur lesquels nous pouvons compter. (…) À travers le Conseil du commerce et des technologies UE-États-Unis, nous travaillons ensemble à la création de chaines d'approvisionnements sûres dans les secteurs du solaire, des semi-conducteurs et des aimants aux terres rares. Les États-Unis nouent des partenariats similaires à travers le Cadre économique Indopacifique (IPEF) ainsi qu'en Amérique Latine grâce au Partenariat des Amériques pour la prospérité économique. Les pays concernés par l'IPEF, qui représentent 40% du PIB mondial, se sont engagés à coordonner leurs efforts de diversification des chaines d'approvisionnement. (…) le "friend-shoring" sera mis en œuvre progressivement. Déjà de nouvelles chaines d'approvisionnements se développent. L'UE travaille avec Intel pour faciliter un investissement d'environ 90 milliards de dollars dans la création d'une filière de semi-conducteurs. Les États-Unis travaillent avec ses partenaires de confiance au développement d'un écosystème complet de semi-conducteurs sur leur territoire. Nous travaillons également avec l'Australie pour bâtir des installations d'extraction et de traitement de terres rares dans nos deux pays." (Le Monde 1-2/01/2023)
[43] "La guerre commerciale est un des théâtres sur lequel se joue la rivalité stratégique sino-américaine avec une conséquence majeure pour l'ensemble des acteurs : la transformation des interdépendances en leviers de puissance. (…) En renonçant au système multilatéral qu'ils avaient eux-mêmes bâti, [les États-Unis] ont déstabilisé volontairement leurs alliés traditionnels, tout en indiquant leur volonté de continuer à exercer leur pouvoir de structuration. Même si elle y mettra les formes, l'administration Biden continuera à le faire pour contenir, autant que possible la montée en puissance de la Chine." T. Gomart, "Guerres invisibles", 2021, p. 112
[44] Troisième manifeste du CCI. Le capitalisme conduit à la destruction de l'humanité ; seule la révolution mondiale du prolétariat peut y mettre fin
[45] Les vingt ans du XXIe siècle : L'accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l'humanité
[46] Banque mondiale, juin 2022
[47] Foreign Affairs, in Courrier International 1674
[48] Thèses sur la crise économique et politique des pays de l'Est
[49] Nom officieux donné aux mesures économiques prises en Argentine lors de la crise économique en 2001 limitant les retraits d'argent et interdisant tout envoi de fonds à l'extérieur, pour mettre fin à la course aux liquidités et lutter contre la fuite des capitaux.
[50] Pays où les usines bénéficient d'exonérations des droits de douane pour pouvoir produire à un moindre coût des marchandises
Toutes les calamités générées par le capitalisme, l'exploitation, la misère, le chômage, les catastrophes climatiques, la guerre pèsent de plus en plus lourdement et dramatiquement sur la vie de la société et en particulier sur la classe exploitée et les miséreux du monde. Ainsi, le conflit meurtrier en Ukraine semble parti pour durer jusqu'à épuisement des deux protagonistes, quant à celui plus récent et particulièrement barbare au Moyen-Orient, entre Israël et le Hamas, il comporte des risques d'escalade guerrière incontrôlée dans la région. Cependant, une autre dynamique opposée à celle de la barbarie généralisée émerge dans la société : après 30 années de paralysie face aux attaques de la bourgeoisie, notre classe commence à résister à travers des luttes souvent très massives face à de nouvelles attaques plus violentes. Cette autre dynamique, à l'œuvre depuis l'été de la colère en 2022 au Royaume Uni, illustre l'existence dans la société de deux pôles opposés et antagoniques :
D’un côté, une spirale infernale de convulsions, de chaos et de destruction, dont le moteur sera de plus en plus la guerre impérialiste et la militarisation générale de la société mêlant leurs effets à ceux de la décomposition de la société[1], de la crise économique, de la crise écologique. Tous ces facteurs n'agissent pas indépendamment les uns des autres mais se combinent, interagissent pour produire un "effet tourbillon" (dont les plus clairvoyantes instances de la bourgeoisie mondiale ne peuvent faire autrement que de reconnaître l'existence[2]) qui concentre, catalyse et multiplie chacun des effets propres aux divers facteurs en cause, provoquant une dévastation à un niveau encore supérieur.
De l'autre côté, stimulée par un déferlement d'attaques économiques conduisant à une dégradation considérable de ses conditions de vie, la classe ouvrière se manifeste sur son terrain de classe avec détermination et souvent massivement dans les principaux pays industrialisés du monde.
La dynamique du premier pôle -la spirale de convulsions du capitalisme- ne peut qu'aboutir à un enfoncement dramatique de l'humanité dans la misère, le chaos et la barbarie guerrière, voire à sa disparition dans un futur pas si éloigné si rien n'est fait pour renverser le cours de choses. Le second pôle, par contre, est celui de l'ouverture pour l’humanité d'une autre perspective, portée par le développement de la lutte de classe. Ainsi, si la classe ouvrière est capable de développer ses luttes à la hauteur des attaques de la bourgeoisie, mais également de hisser leur politisation à la hauteur des enjeux historiques, alors s'ouvrira une nouvelle fois après la première vague révolutionnaire mondiale de 1917-23, la perspective de renversement du capitalisme à l'échelle mondiale.
Celle-ci est le produit d'une situation où, dans les années 1980, face à l'approfondissement de la crise économique sans issue, les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s'affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive (celle de la guerre mondiale pour la bourgeoisie, celle de la révolution pour le prolétariat). L'incapacité de la classe dominante à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et l'incapacité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne, débouchent sur une période de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société alors que s'aggravent les contradictions du capitalisme en crise[3].
Une nouvelle aggravation de la crise ne pouvait que donner une impulsion supérieure à tous les ravages de la décomposition de la société en marche depuis 25 ans, à la fragmentation et la dislocation croissantes du tissu social à un point tel que certaines de ses expressions font maintenant clairement partie du paysage de désolation : la dégradation de la pensée, l'explosion de maladies mentales et psychologiques, le développement de comportements les plus irrationnels et suicidaires, l'irruption de la violence dans tous les aspects de la vie sociale, tueries de masse qui sont le fait de déséquilibrés, harcèlement dans les écoles et sur Internet, règlements de compte sauvages entre gangs, …
Aucune des fractions mondiales de la bourgeoisie n'est épargnée par la décomposition de son système dont témoigne la montée du populisme avec l'arrivée au gouvernement de personnalités aberrantes comme Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Milei en Argentine, … . L'accession du populisme au pouvoir est synonyme dans certains pays de choix tout aussi aberrants, irrationnels du point de vue même des intérêts de la bourgeoisie, avec de possibles répercussions mondiales. Ainsi, si Trump revient au pouvoir lors des prochaines élections américaines, il supprimera vraisemblablement le soutien financier et militaire à l'Ukraine –destiné pourtant, à l'origine, à affaiblir la Russie et ainsi à priver la Chine d'un éventuel appui militaire russe lors d'un probable futur conflit militaire entre les États-Unis et la Chine. De même, il est prévisible que Trump au pouvoir ne fera qu'encourager Netanyahu à se lancer partout à l'offensive au risque d'un embrasement régional rendant nécessaire une implication très importante de l'oncle Sam dans la région pour y défendre son hégémonie.
Les événements récents ne laissent aucune place au doute ou à la relativisation quant aux conséquences des dégâts écologiques sur l'habitabilité de la planète et la survie de nombreuses espèces dont, à terme, l'espèce humaine : Inondations massives catastrophiques au Pakistan ; hausse de la température cet été à plus de 40 degrés dans les pays du sud de l'Europe ; pollution qui a obligé les écoles à fermer en Inde pour les vacances de Noël en novembre, en entrainant des problèmes respiratoires chez 1 enfant sur 3 ; épidémie actuelle de pneumonie chez les enfants en Chine ; famines en Afrique, etc.
Soumise aux lois du capitalisme, la nature sera de moins en moins en mesure d'héberger et de nourrir l'espèce humaine : Les stocks de poissons sont menacés non seulement par la surpêche industrielle, mais aussi par le réchauffement des océans ; l'épuisement des sols et la pénurie d'eau -résultant d'une sécheresse persistante- réduisent considérablement les rendements, en particulier dans les zones tropicales et subtropicales. Ainsi, dans la Corne de l'Afrique, plus de 23 millions de personnes sont en situation d'insécurité alimentaire aiguë et 5,1 millions d'enfants souffrent de malnutrition aiguë. Et le pire est clairement devant nous car l'environnement s'approche d'une série de "points de basculement" où les dommages causés deviendront incontrôlables, conduisant à de nouveaux niveaux de destruction.[4]
Face à ces perspectives désastreuses, les grandes conférences internationales telles que la COP 28 aux Émirats arabes unis ne sont rien d'autre que des forums de discussion visant à donner l’illusion que "quelque chose est fait", tandis que certaines parties de la classe dirigeante deviennent de plus en plus "réalistes" en choisissant de s'adapter à l'inévitable réchauffement climatique plutôt que tenter de lutter contre. En fait, la fonction objective de la COP 28 (et des autres qui ont précédé ou suivront) est d’entretenir la mystification que le capitalisme peut résoudre les défis climatiques, alors que l’incapacité des différentes bourgeoisies nationales de mettre de côté leurs rivalités mène l'humanité au néant.
Face à ceux qui n'ont aucune illusion par rapport aux duperies du type de celles de la COP, il y a les appels à lutter pour la planète émanant de groupes souvent critiques -voire très radicaux- par rapport aux rencontres de la COP ou même par rapport à la société actuelle, mais qui, dans leur programme, ne mettent pas en avant la seule solution aux problèmes du climat, le renversement du capitalisme par la seule force de la société qui en soit capable, la classe ouvrière.
En prenant des proportions inégalées dans l'histoire de l'humanité, la guerre sous le capitalisme décadent plonge l’humanité dans la misère et menace sa survie. Les deux Guerres mondiales et les multiples conflits "locaux" qui n’ont cessé depuis la Seconde en sont une expression édifiante.
Actuellement, on dénombre globalement de par le monde 56 guerres impliquant 1,1 milliard de personnes (14% de la population mondiale). La guerre constitue ainsi la composante la plus "dynamique" de la spirale de destruction qui ravage le monde.
Alors que le carnage se poursuit en Ukraine, au Soudan, au Yémen, en Éthiopie, dans le Caucase du Sud, au Nagorno-Karabakh, que les tensions guerrières se maintiennent dans les Balkans, un nouveau foyer de guerre impérialiste, celui entre Israël et le Hamas, fait sa brutale apparition avec son cortège de destructions, d'émigrations massives, de morts civils, de barbarie. Les guerres actuelles en Ukraine[5] et au Moyen Orient[6], constitue une confirmation dramatique de la dynamique du capitalisme et, pour l'instant, des sommets de celle-ci.
Ces guerres ont déjà tué ou blessé des centaines de milliers de soldats et de civils. Elles plongent dans la misère la plus extrême des parties importantes de la population. Leur impact va au-delà des frontières de l’Ukraine, de la Russie ou de la Palestine. Ainsi, les dégâts occasionnés à l'agriculture de l'Ukraine ou le blocus affectant les exportations de ce pays en produits agricoles ont pour conséquence l'aggravation et l'extension de la sous-nutrition dans le monde. De plus, la férocité de la bourgeoisie israélienne ne laissant pas un mètre carré de terre dans l'enclave de Gaza à l'abri des bombes (et de la faim, des épidémies), elle est en train de provoquer un gigantesque exode de la population palestinienne. Immanquablement la guerre à Gaza va encore grossir significativement le flot mondial des réfugiés de guerre.
Les risques d'effets collatéraux menacent également les populations même éloignées des champs de bataille, avec par exemple en Ukraine la possible émission de nuages radioactifs issus de centrales nucléaires, endommagées accidentellement ou délibérément durant les combats.
Non seulement les hommes pâtissent de la guerre mais aussi la planète. En effet, les besoins en pétrole, gaz et charbon de la machine de guerre entraînent une augmentation exorbitante de la consommation d’énergies fossiles. Si l'incapacité de la COP 28 à s'engager à réduire la consommation de combustibles fossiles a justement été attribuée au véto de l'Arabie saoudite et d'autres producteurs de pétrole (qui en réalité ne fait que dissimuler un véto de la plupart des États), ce qui a néanmoins été délibérément laissé dans l'ombre c'est le besoin insatiable, de la part des forces armées (chars, véhicules militaires, avions de combats, …. toutes très gourmandes en fuel) du monde entier, à commencer par les plus puissantes, en pétrole, gaz et charbon. Ainsi une étude[7] sur la consommation de carbone des forces armées américaines prises dans leur ensemble (aviation, armée de terre et marine) révèle qu'à elles seules, elles "polluent et consomment plus de carburant que la plupart des pays du monde". Les forces armées des pays de l'UE contribuent davantage à l'effet de serre que toutes les voitures du Portugal, de la Norvège et de la Grèce réunies, sans parler de "l'empreinte carbone" de l'industrie militaire européenne. Il convient également de prendre en compte ce fait avéré qu'est la pollution des sols et de l'atmosphère, dans les zones de guerre, du fait des munitions tirées. Si toutes ces considérations ont soigneusement été évitées dans les palabres de la COP28 c'est justement parce que le capitalisme c'est la guerre et qu'on ne se débarrassera de la guerre qu'en se débarrassant du capitalisme.
Quant au coût économique de toutes les guerres (la destruction des infrastructures économiques et sociales, les dépenses d'armement, …) il est en définitive supporté par la population, la classe ouvrière en particulier, à travers des ponctions de plus en plus importantes sur les budgets nationaux.
L'irrationalité de la guerre sur le plan économique durant la décadence du capitalisme saute aux yeux : tous les belligérants y perdent. Mais, ce qui frappe le plus, c'est qu'avec la période de décomposition, l’irrationalité des guerres affecte également les gains stratégiques escomptés par tous les belligérants, y compris les "vainqueurs". Tous y perdent sur ce plan. Et la guerre qui vient d'éclater au Moyen-Orient surpasse déjà en irrationalité et barbarie celle en Ukraine.
La crise de surproduction qui a réapparu en 1967, et dont les premiers effets furent à l'origine des vagues internationales de lutte de classe, n'a depuis lors fait que s'aggraver malgré tous les efforts de la bourgeoisie pour en ralentir le cours. Et il ne pouvait en être autrement car il n'existe pas de solution à la crise au sein du capitalisme. La seule chose que celui-ci peut faire, et dont il a déjà usé et abusé, c'est d'en reporter les effets à plus tard. Ainsi l’endettement, principal palliatif à la crise historique du capitalisme et déjà massivement utilisé, perd non seulement de son efficacité, -restreignant ainsi davantage la possibilité de relancer l’économie- mais, de plus, l'existence de cette dette colossale accumulée rend le capitalisme vulnérable à des convulsions toujours plus dévastatrices.
Après la crise ouverte de 2008, qui a marqué la fin des "opportunités" offertes par la mondialisation, l’incapacité encore plus manifeste pour la classe dominante à surmonter la crise de son mode de production s’est traduite par l’explosion du chacun pour soi dans les rapports entre nations et au sein de chaque nation, avec le retour progressif du protectionnisme et la remise en cause unilatérale, de la part des deux principales puissances, du multilatéralisme et des institutions de la mondialisation. En conséquence, la bourgeoisie se trouve aujourd'hui plus mal armée que jamais face à l'approfondissement de la crise actuelle ainsi qu’à de possibles expressions brutales de celles-ci, d'autant plus que se trouve exclue de fait l'unité d'action de la bourgeoisie au niveau international qui avait encore eu lieu lors de la crise de 2008.
La situation est d'autant plus sérieuse que trois facteurs prennent une part croissante dans l'aggravation de la crise : la décomposition sociale, le changement climatique et la guerre. En effet :
Pour toutes ces raisons, la prochaine expression ouverte de la crise économique promet d'être plus grave que le fut celle de 1929.
Tous les États se préparent désormais à la guerre de ‘haute intensité’. Les budgets militaires sont partout en hausse rapide si bien que la part de la richesse nationale dédiée à l’armement revient au même niveau que -et même dépasse- celui atteint lors du plus fort moment de l’affrontement entre les blocs. Chaque capital national réorganise son économie nationale en vue de renforcer son industrie militaire et de garantir son indépendance stratégique.
Ainsi, l'aggravation des tensions et conflits impérialistes depuis deux ans met en évidence que la guerre, en tant qu’action voulue et planifiée par les États capitalistes, devient le facteur le plus puissant de chaos et de destruction.
En Ukraine, les deux camps doivent enrôler davantage de soldats pour maintenir la pression actuelle sur les fronts et l'équilibre des forces militaires en présence. Ce qui demande plus de sacrifices de chaque côté et aussi implique plus de répression face à toute expression de résistance aux exigences de l'État. Il apparait déjà clairement que les États-Unis ne vont pas pouvoir maintenir le soutien financier et militaire à l'Ukraine à son niveau actuel et il est prévisible que l'Europe ne pourra, ni même ne voudra, prendre le relais des États-Unis à ce niveau. Cette question est à même de la diviser, la fragiliser et possiblement, à terme, aboutir à son éclatement laissant la place à une mosaïque de tensions impérialistes entre ses ex membres.
Au Moyen-Orient, après trois mois de conflit, rien ne semble en mesure de calmer les visées impérialistes de Netanyahou incluant sans complexe l'éradication des Gazaouis. La présence militaire massive des États-Unis dans la région – justifiée par le fait qu'Israël constitue depuis des décennies un appui stratégique de l'impérialisme américain au Moyen-Orient - a jusqu'à présent permis d'empêcher que l'énorme poudrière que constitue le Moyen Orient ne s'embrase notamment en mettant aux prises Israël et l'Iran appuyé par ses différentes milices au Liban et au Yémen. Le fait que les États-Unis aient dû constituer à la hâte une force navale pour sécuriser le trafic maritime sur la mer rouge, affecté par les tirs hostiles des houthistes yéménites, est un sérieux indice du caractère explosif de la situation. Cet autre fait qu'un certain nombre de pays européens ont gardé leur distance par rapport à une telle initiative américaine en dit long sur les difficultés que les États-Unis pourront rencontrer dans le futur dans cette zone[8].
En toile de fond de la situation mondiale actuelle se trouve le projet de la bourgeoisie américaine de donner un coup d'arrêt à l'expansion de la Chine avant que celle-ci mette en péril la domination militaire et économique des États-Unis sur le monde[9]. Un tel coup d'arrêt passe nécessairement par une confrontation militaire dont les conséquences seraient désastreuses pour le monde même si l'ampleur d'un tel conflit serait restreinte par plusieurs facteurs, notamment l'absence de blocs impérialistes mondiaux constitués et le fait que la bourgeoisie américaine sera face à certaines limites pour faire accepter les conséquences de la guerre à une classe ouvrière non vaincue et qui a démontré encore récemment sa combativité face à aux attaques économiques[10]. La guerre en Ukraine s'inscrivait entièrement au service de cette perspective des États-Unis qui ont incité la Russie à envahir l'Ukraine[11]. Mais le fait que ce conflit perdure au-delà de ce qui était certainement escompté par les États-Unis, de même que l'éclatement de la guerre au Moyen Orient – à contre-courant des plans de l'oncle Sam - compliquent énormément la tâche des États-Unis, comme le mettent en évidence les passages suivants d'un article du journal Le Monde : "Face aux nouveaux conflits en Europe et au Moyen-Orient, et à des tensions en Indo-Pacifique, Washington doit mobiliser ses forces sur tous les fronts, ce qui exacerbe les vulnérabilités de son appareil militaire à une période politique charnière. (…)"[12]
La troisième guerre mondiale n'est pas à l'ordre du jour de la situation actuelle. Contrairement aux discours -d'où qu'ils viennent- pointant la perspective de la Troisième Guerre mondiale, la prolifération actuelle de conflits n'est pas l'expression d'une dynamique vers la formation de deux blocs impérialistes, condition requise pour une Troisième Guerre mondiale, mais confirme au contraire la tendance au "chacun pour soi" dans les confrontations impérialistes. Le fait que nous vivions dans un monde essentiellement multipolaire s'exprime à travers la multiplicité des conflits en cours de par le monde et est illustré, par exemple, par les relations ambigües entre la Russie et la Chine. Si la Russie s'est montrée très disposée à s'allier à la Chine sur des questions spécifiques, généralement en opposition aux États-Unis, elle n'en est pas moins consciente du danger de se subordonner à son voisin oriental, comme en témoigne le fait qu'elle est l'un des principaux opposants à la "Nouvelle Route de la Soie" de la Chine vers l'hégémonie impérialiste.
La multipolarité sous-tendant les conflits impérialistes actuels ne doit cependant pas conduire à sous-estimer le danger de surgissement de conflits militaires incontrôlés, comme cela s'est produit au début de la guerre en Ukraine en 2022.[13]
Dans les pays capitalistes centraux, la bourgeoisie ne dispose pas pour le moment des moyens politiques et idéologiques permettant de maintenir son contrôle sur la classe ouvrière -qui n'a pas subi de défaite physique et politique- en vue d'une confrontation militaire frontale et totale avec une autre puissance, requérant de faire supporter au prolétariat les sacrifices nécessaires à l'effort de guerre.
Cela dit, même en l'absence d'une guerre mondiale entre blocs impérialistes rivaux, dont les conditions ne sont pas réunies, la situation actuelle regorge de périls qui menacent l'humanité dont les guerres. Le nombre de guerres locales va croissant, avec des conséquences de plus en plus dommageables pour la vie sur terre, qui est à la merci de l’utilisation de toute sorte d'armes, y compris nucléaires, chimiques, …
Face au pôle conduisant à la destruction de l'humanité se dresse celui de la lutte de classe du prolétariat. Le premier, tant il accumule la barbarie et des périls mortels à une échelle toujours plus vaste, apparait tel un Goliath, terrifiant et démesuré, face au David d'un renouveau de la lutte de classe, datant de moins de deux ans.
Comment le David prolétarien peut-il mettre fin à la spirale infernale de convulsions, de chaos et de destruction du capitalisme en décomposition ? En marchant sur les traces de la première tentative mondiale du prolétariat pour renverser le capitalisme en 1917-23. C'est elle, avec à sa tête la révolution russe de 1917, qui avait mis fin à la Première Guerre mondiale. À l'inverse, la défaite et l'enrôlement du prolétariat dans la Seconde Guerre mondiale ont ouvert la porte à une succession interminable de guerres (Corée, Vietnam, Moyen-Orient). Ainsi, la période 1914-68 permet de tirer une claire leçon : seul le prolétariat mondial peut mettre fin à la guerre, alors que son enrôlement sous des bannières bourgeoises ouvre la porte au déchaînement du militarisme.
La période 1968-1989 est également riche d’enseignements. La réémergence historique de notre classe, s’exprimant dans des luttes telles que Mai 68, l’automne chaud italien, la grève de masse en Pologne, etc., a stoppé la marche vers la troisième guerre mondiale qui, avec sa course effrénée aux armements nucléaires, aurait pu anéantir la planète. Cependant, ces luttes ouvrières ne sont pas allées plus loin que de constituer un obstacle à la marche vers la guerre mondiale, car elles se sont cantonnées au plan économique sans être capables de se politiser davantage à travers la mise en question du capitalisme et la compréhension des enjeux historiques de la lutte de classe. Par conséquent, elles ne pouvaient empêcher le pourrissement sur pieds du capitalisme et ses conséquences sur tous les plans de la vie de la société, dont l’exacerbation du chacun pour soi au niveau impérialiste.[14]
Les grèves massives de l'été 2022 en Grande-Bretagne, avec leur slogan « Enough is enough », ont été les premières d'une nouvelle dynamique internationale de la lutte de classe rompant avec toute une période de 30 années de recul important de celle-ci.
Depuis lors, des mobilisations importantes ont lieu en France, Allemagne, Canada, Danemark, États-Unis, Islande, Bangladesh, Scandinavie, Québec, … la plupart d'entre elles constituant, de l’avis même des médias bourgeois, un "fait historique", marquant une "rupture" par rapport à la situation antérieure sur le plan de la massivité et de la combativité. Elles sont portées par une nouvelle génération de travailleurs qui n'a pas subi le rouleau compresseur des campagnes sur la mort du communisme et la « disparition » de la classe ouvrière développées par la bourgeoisie à l'occasion de l'effondrement des régimes staliniens ; elles sont au contraire le produit d'une maturation de la conscience au sein de notre classe nourrie par une aggravation considérable des attaques du capitalisme en crise.[15]
En cela, ce renouveau de la lutte de classe est comparable au surgissement de la lutte de classe en 1968, face au retour de la crise ouverte du capitalisme et porté par une nouvelle génération de la classe ouvrière qui n'avait pas, comme ses ainés, été laminée au niveau de la conscience par la contre-révolution consécutive à l'échec de la vague révolutionnaire de 1917-23. Mais la nouvelle génération est aujourd'hui confrontée à une tâche bien plus difficile que la génération de 68. Celle-ci avait impulsé des luttes à l'échelle du monde face auxquelles la bourgeoisie avait dû mobiliser ses syndicats, sa gauche et parfois son extrême gauche. Cependant, le niveau de politisation alors atteint par la classe ouvrière s'était avéré insuffisant pour faire face à un ensemble d'obstacles : illusions démocratiques en Pologne en grande partie responsables de la défaite des luttes de 1980, regain du corporatisme dans les pays d'Europe de l'Ouest, comme conséquence de l'impact sur la classe ouvrière du développement du chacun pour soi dans la société. Il incombera désormais aux générations actuelles et futures d'ouvriers la tâche de hisser la politisation de leurs luttes à un niveau bien supérieur pour les orienter vers la perspective révolutionnaire de renversement du capitalisme. Dans cette nécessaire prise de conscience, les révolutionnaires ont un rôle fondamental à jouer.
Pour qu'une avant-garde politique totalement partie prenante du combat de la classe ouvrière soit capable de l'orienter, il est indispensable que celle-ci ait pu émerger du processus de confrontation des positions politiques initié par l’activité de la Gauche communiste et son intervention dans des luttes. En ce sens, il faudra que les organisations qui appartiennent à ce courant assument une telle responsabilité, ce qui est loin d'être le cas encore aujourd'hui, plus préoccupées qu'elles sont par leurs succès immédiat de recrutement, souvent au prix de concessions opportunistes.
Sylunken (xx/01/2024)
[1] "Toutes ces manifestations de la putréfaction sociale qui aujourd'hui, à une échelle inconnue dans l'histoire, envahissent tous les pores de la société humaine, ne savent exprimer qu'une chose: non seulement la dislocation de la société bourgeoise, mais encore l'anéantissement de tout principe de vie collective au sein d'une société qui se trouve privée du moindre projet, de la moindre perspective, même à court terme, même la plus illusoire" (THESES : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [6]).
[2] Cf. le rapport présenté au Forum de Davos de janvier 2023, évoqué dans le Rapport sur la décomposition [31] pour le 25e congrès international du CCI. Revue internationale 170.
[4] L'effondrement du système de courants océaniques comme le Gulf Stream, régulateur essentiel du climat de la planète, pourrait, s'il se confirme, modifier radicalement le climat de la Terre et affaiblir considérablement l'espèce humaine en l'espace de quelques décennies. La fonte de la toundra et des calottes glaciaires du Nord ou le dépérissement de la forêt amazonienne (de plus en plus menacée par les sécheresses et les incendies de forêt) ouvrent la perspective effrayante que la forêt commence à émettre plus de dioxyde de carbone dans l'atmosphère que la quantité qu'elle peut absorber.
[5] Lire l'article Spirale d’atrocités au Moyen-Orient : la terrifiante réalité de la décomposition du capitalisme [32]
[6] Lire l'article Guerre en Ukraine : Deux ans de confrontation impérialiste, de barbarie et de destruction [33]
[7] Étude [34] qui révèle que les forces armées aux USA polluent et consomment plus de carburant que la plupart des pays de monde. Elle-même s'appuie sur une autre étude publiée dans TRANSACTIONS of the INSTITUTE of BRITISH GEOGRAPHERS. [35]
[8] "Même si les Etats-Unis ont annoncé, en décembre, avoir le soutien de plus d’une vingtaine de pays, les renforts à la coalition se sont révélés jusqu’à présent extrêmement limités, se résumant parfois au seul envoi de quelques officiers supplémentaires : trois Néerlandais, deux Canadiens et une dizaine de Norvégiens. Le Danemark avait annoncé, fin décembre, l’envoi d’une frégate « avant fin janvier », mais ce déploiement nécessitait l’approbation du Parlement. L’Italie a aussi annoncé l’envoi d’un navire en mer Rouge fin décembre, avant de prendre ses distances avec la coalition anti-houthistes. À l’instar de Paris et de Madrid, qui ont dérouté un bâtiment opérant déjà dans des zones proches (le golfe d’Aden et le détroit d’Ormuz), Rome a souhaité conserver un commandement autonome sur son bâtiment." "Coalition anti-houthistes : les États-Unis en manque de renforts en mer Rouge [36]" - Le Monde (12 janvier 2024)
[9] Lire le Complément à la résolution sur la situation internationale adoptée au 25e Congrès du CCI [37].
[10] Lire : Après la rupture dans la lutte de classe, la nécessité de la politisation des luttes [38].
[11] Lire le Complément à la résolution sur la situation internationale adoptée au 25e Congrès du CCI [37]" et la Résolution sur la situation internationale du 24e congrès du CCI [37], Revue internationale 170.
[12] L’armée américaine au défi de la multiplication des guerres [39] Le Monde du 12 janvier 2024.
[14] Lire notre article Après la rupture dans la lutte de classe, la nécessité de la politisation des luttes [38]
[15] Lire notre article Après la rupture dans la lutte de classe, la nécessité de la politisation des luttes [38].
L'évolution de la situation mondiale depuis le 25e Congrès confirme amplement ce qui a été dit dans la résolution que nous avons adoptée sur la situation internationale. Non seulement la décomposition devient le facteur décisif de l'évolution de la société, comme nous l'avions prévu dès 1990, mais dans la décennie actuelle, "l'agrégation et l'interaction des phénomènes destructeurs produisent un "effet tourbillon" qui concentre, catalyse et multiplie chacun de ses effets partiels, provoquant une dévastation encore plus destructrice".
Concrètement, alors que la crise économique s'aggrave et qu'il y a une détérioration significative des conditions de vie de la classe ouvrière, ce qui favorise une "rupture" avec la situation de passivité et le développement de la combativité et potentiellement de la conscience, exprimant un mouvement vers l'adoption d'une perspective révolutionnaire, même s'il est encore lent et fragile. En même temps, la détérioration écologique et la multiplication des centres de guerre impérialiste (Ukraine, Arménie/Azerbaïdjan, Bosnie, Afrique, Moyen-Orient) montrent la perspective de destruction et de ruine que le capitalisme offre à l'humanité.
Dans le domaine de la crise environnementale, les événements récents ne laissent aucune place au doute ou à la relativisation quant aux conséquences des dégâts écologiques sur l'habitabilité de la planète et la survie de nombreuses espèces (dont, à terme, l'espèce humaine). Les inondations massives au Pakistan, ou l'augmentation de la température cet été à plus de 40 degrés dans les pays du sud de l'Europe, la pollution qui a obligé les écoles à fermer en Inde pour les vacances de Noël en novembre et qui provoque des problèmes respiratoires chez 1 enfant sur 3, l'épidémie actuelle de pneumonie chez les enfants en Chine, les famines en Afrique, etc. en sont des illustrations récentes.
Mais de tous les éléments de l'"effet tourbillon", c'est la guerre impérialiste qui accélère immédiatement le cours des choses dans la situation mondiale. Depuis le 25e Congrès, nous avons assisté à une sorte d'impasse dans la guerre en Ukraine, à la résurgence de la guerre au Nagorno-Karabakh, aux tensions guerrières dans les Balkans et surtout à la guerre entre Israël et le Hamas. En toile de fond, la confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine. Cette multiplication des conflits n'est pas l'expression d'une dynamique de formation de blocs impérialistes mais confirme la tendance au "chacun pour soi" des affrontements impérialistes dans cette période.
1) En ce qui concerne l'analyse des affrontements impérialistes pendant la guerre froide, les coordonnées de l'analyse marxiste ont changé dans la situation actuelle ; principalement sur la possibilité de la formation de blocs impérialistes et sur l'affrontement des classes. Malgré cela, les Bordiguistes (Programma, Le Prolétaire, Il Partito) et les Damenistes (TCI) s'obstinent à voir dans la situation actuelle la formation de deux blocs impérialistes opposés autour de la Chine et des Etats-Unis, et donc la marche vers une troisième guerre mondiale, basée sur l'hypothèse de la défaite du prolétariat. En fait, même les "experts" de la bourgeoisie tendent à reconnaître que la tendance dominante des conflits impérialistes est à la "multipolarité".
Dans la résolution sur la situation internationale du 24ème congrès, nous écrivions :
"la marche vers la guerre mondiale est encore entravée par la puissante tendance à l'indiscipline, au chacun pour soi et au chaos au niveau impérialiste, tandis que dans les pays capitalistes centraux, le capitalisme ne dispose pas encore des éléments politiques et idéologiques - dont en particulier une défaite politique du prolétariat - qui pourraient unifier la société et aplanir le chemin vers la guerre mondiale. Le fait que nous vivions encore dans un monde essentiellement multipolaire est mis en évidence en particulier par les relations entre la Russie et la Chine. Si la Russie s'est montrée très disposée à s'allier à la Chine sur des questions spécifiques, généralement en opposition aux Etats-Unis, elle n'en est pas moins consciente du danger de se subordonner à son voisin de l'Est et est l'un des principaux opposants à la "Nouvelle Route de la Soie" de la Chine vers l'hégémonie impérialiste".
2) La reconnaissance de la corrélation indisciplinée des forces impérialistes, définie essentiellement par la tendance au "chacun pour soi", ne doit pas conduire à sous-estimer le danger de l'explosion de conflits militaires incontrôlés, comme cela s'est produit au début de la guerre en Ukraine en 2022. Le conflit entre les États-Unis et la Chine pourrait bien déboucher sur une confrontation militaire directe, de sorte que la menace d'un conflit ouvert (quelque peu sous-estimée dans la résolution du 25e Congrès sur la situation internationale) doit être analysée plus en détail.
La stratégie géopolitique proclamée par les États-Unis depuis 1989 a consisté à empêcher l'émergence de toute puissance susceptible de rivaliser avec leur énorme supériorité militaire sur la scène mondiale. Cette doctrine a à la fois confirmé que leur ambition première n'était pas la reconstitution d'un bloc et indiqué que, contrairement aux 1ère et 2ème guerres mondiales où ils ont attendu en position défensive avant de sortir avec le butin, ils devaient désormais prendre l'offensive militaire sur la scène mondiale et devenir la force dominante de la déstabilisation impérialiste.
Les fiascos en Irak et en Afghanistan ont montré que la politique de la police mondiale ne faisait qu'engendrer davantage de chaos, démontrant par la même occasion le déclin de l'impérialisme américain. Plus récemment, il a tenté de réagir en se tournant vers une défense plus stricte de ses propres intérêts (l'"Amérique d'abord" de Trump et l'"Amérique est de retour" de Biden), même si cela déclenche un chaos encore plus grand. Comme nous l'avions déjà identifié, l'énorme développement économique, technologique et militaire de la Chine est une menace pour la domination américaine.
C'est pourquoi les États-Unis développent une politique visant à entraver la progression du développement économique, technologique et militaire de la Chine : délocalisation d'entreprises, limitation de la collaboration dans la recherche universitaire de pointe, blocage des exportations de technologies, "quadruple chip alliance" entre les États-Unis et Taïwan, le Japon et la Corée du Sud, qui vise à isoler la Chine des chaînes d'approvisionnement mondiales en puces électroniques, etc. Sur le plan militaire, ils tentent d'établir un encerclement géopolitique pour garantir le contrôle de l'Indo-Pacifique et du continent asiatique avec des initiatives telles que le QUAD, l'"OTAN de l'Asie", qui regroupe les États-Unis avec le Japon, l'Inde, l'Australie et la Corée du Sud, ou l'AUKUS, un traité de coopération militaire avec l'Australie et le Royaume-Uni. L'encerclement des États-Unis continue de se resserrer et les dernières étapes ont été l'installation de bases militaires américaines aux Philippines et l'obtention du Vietnam comme allié dans la région. En fin de compte, pour les États-Unis, la guerre en Ukraine a également pour objectif d'isoler la Chine stratégiquement et militairement, de saigner la Russie à blanc, de lui ôter toute pertinence en tant que puissance mondiale et d'essayer d'empêcher la Chine de tirer profit de sa technologie militaire ou de ses ressources énergétiques, ainsi que de son expérience et de ses moyens dans le "grand jeu" impérialiste mondial. L'impasse sanglante de la guerre en Ukraine a fait avancer ce projet américain de saigner la Russie à blanc.
Récemment, la politique d'encerclement de la Chine a été aggravée par une série de provocations telles que la visite de Pelosi à Taipei, l'abattage de ballons météorologiques accusés d'espionnage, l'annonce d'une aide militaire de 345 millions de dollars à Taïwan, ou les déclarations de Biden selon lesquelles les États-Unis n'hésiteront pas à envoyer des troupes sur l'île pour la défendre d'une invasion chinoise.
Toutes ces initiatives américaines s'inscrivent dans une stratégie d'isolement et de provocation de la Chine, qui tente de la pousser à des confrontations prématurées pour lesquelles elle n'est pas encore qualifiée et qui pourraient aller jusqu'à l'affrontement militaire. Cela reproduit en fait la politique d'encerclement de l'URSS qui a contraint cette dernière à s'engager dans des aventures impérialistes au-delà de ses possibilités économiques et militaires réelles, et qui a fini par provoquer l'effondrement du bloc impérialiste qu'elle dirigeait.
Il ne fait aucun doute que la Chine a tiré et tire les leçons de l'effondrement du bloc de l'Est ; mais il ne faut pas exclure que, face à la poursuite et à l'intensification des pressions américaines, elle finisse par n'avoir d'autre choix que de réagir ; et il ne faut donc pas sous-estimer la possibilité d'un conflit, notamment en mer de Chine autour de Taïwan. Il est évident qu'en cas de conflit, les conséquences seraient désastreuses et terribles pour le monde entier, même si l'ampleur d'un tel conflit serait limitée par plusieurs facteurs, notamment l'absence de blocs impérialistes mondiaux et l'incapacité de la bourgeoisie américaine à entraîner une classe ouvrière invaincue dans une mobilisation guerrière de grande ampleur.
3) Le conflit sanglant qui sévit actuellement au Moyen-Orient a précisément éclaté dans le contexte de l'expansion chaotique et imprévisible de la tendance de chaque puissance impérialiste pour elle-même, et non à la suite d'un mouvement de solidification des blocs.
Le retrait d'une forte présence militaire américaine au Moyen-Orient a transféré à Israël, la charge du maintien de la Pax Americana dans la région dans le cadre des accords d'Oslo (1993), qui reconnaissaient le principe de "deux États" (donc d'un État palestinien) dans la région. Un calme apparent régnait, qui avait même permis la signature des accords d'Abraham en 2020, consacrant la paix entre Israël et les Émirats arabes unis et excluant l'Iran. Cependant, dans la pratique, Israël a poursuivi et intensifié une politique de harcèlement de la population arabe et de soutien aux colons en Cisjordanie, sabotant l'Autorité palestinienne (AP) en soutenant le Hamas, qui est désormais son ennemi mortel, sabotant ainsi, dans la pratique, le mandat américain. La situation a atteint un point limite avec le gouvernement Netanyahou en liaison avec l'extrême droite. Le ministre des finances a appelé l'armée à se venger des attaques contre les colons en brûlant les maisons palestiniennes, et la présence des soldats israéliens est en concurrence avec celle de la police de l'Autorité palestinienne. Ainsi, le Hamas, qui a remporté les dernières élections dans la bande de Gaza, plutôt que d'attendre sans rien faire le sort de la Cisjordanie, a lancé une attaque désespérée. Mais cette attaque coïncide avec les ambitions d'une autre puissance régionale, l'Iran, qui voit sa présence dans la région s'affaiblir et qui, à son tour, sous l'égide de la Chine, a signé en mars un accord avec l'Arabie saoudite sur la "Route de la soie", en concurrence directe avec celle d'Israël et des Émirats arabes unis.
Le Wall Street Journal a rendu public ce que tout le monde savait : l'attaque du Hamas a été ouvertement préparée et soutenue par l'Iran et le Hezbollah au Sud-Liban.
La réponse d'Israël, qui a rasé Gaza sous le prétexte d'éliminer le Hamas, témoigne d'une politique de la terre brûlée de la part des deux parties. La rage meurtrière du Hamas trouve dans la vengeance exterminatrice d'Israël le revers de la médaille. Et globalement, l'incendie dans la région est un appel à l'intervention des autres puissances régionales, et notamment de l'Iran, qui est le principal bénéficiaire de la situation de rupture de l'équilibre régional.
Cette situation ne profite toutefois pas aux États-Unis. L'administration Biden n'a eu d'autre choix que de soutenir à contrecœur la riposte de l'armée israélienne, tentant, bien que vainement, de faire baisser la tension, et a été contrainte de rétablir sa présence militaire dans la région en envoyant "Avec le porte-avions Ford, le croiseur Normandy et les destroyers Thomas Hudner, Ramage, Carney et Roosevelt, et augmentera la présence d'escadrons d'avions de chasse F-35, F-15, F-16 et A-10 dans la région". Certains ont déjà dû intervenir face à des attaques contre les troupes américaines en Irak. L'objectif est de dissuader à tout prix l'Iran d'intervenir directement ou par l'intermédiaire du Hezbollah mais aussi de dissuader Israël de mettre à exécution sa menace de "rayer l'Iran de la carte".
De son côté, la Russie profite sans aucun doute du fait que l'attention et la propagande de guerre se déplacent de l'Ukraine vers la Palestine. Cela interfère avec les ressources financières et militaires que les États-Unis pourraient utiliser sur le front russe et "donne un répit" à la tension de la guerre. De plus, Poutine bénéficie du soutien américain à la sauvagerie de la répression israélienne, dénonçant l'hypocrisie de la société américaine et de l'"Occident" qui, pour sa part, dénonce l'occupation de la Crimée mais consent à l'invasion de Gaza. Cependant, la Russie ne peut pas faire avancer de manière significative ses propres intérêts dans la région à travers cette guerre.
De même, la Chine pourrait se réjouir de l'affaiblissement de la politique américaine de "pivot vers l'Est" ; mais la guerre et la déstabilisation de la région vont à l'encontre de ses propres intérêts géopolitiques, qui consistent à tracer la nouvelle route de la soie.
La guerre actuelle au Moyen-Orient n'est donc pas le résultat de la dynamique de formation des blocs impérialistes, mais du "chacun pour soi". Tout comme la confrontation en Ukraine, cette guerre confirme la tendance dominante de la situation impérialiste mondiale : une irrationalité croissante alimentée par la tendance de chaque puissance impérialiste à agir pour elle-même et la politique sanglante de la puissance dominante, les États-Unis, pour contrer son déclin inévitable en empêchant la montée de tout challenger potentiel.
4) La guerre au Moyen-Orient a un impact sur l'ensemble de la classe ouvrière des pays centraux qui est encore plus important que celui de l'Ukraine. D'une part parce que dans certains pays comme la France, un pourcentage important de l'émigration provient des pays arabes, mais aussi parce que la "défense du peuple palestinien" fait partie depuis longtemps du bagage de "l'idéologie de gauche" des groupes trotskystes et anarchistes, et il faut le dire aussi, du soutien à la "libération nationale" de certains groupes bordiguistes comme Programma. C'est ainsi que l'on a vu des manifestations de 30.000 personnes à Berlin, 40.000 à Bruxelles et 35.000 à Madrid, plus de 500.000 à Londres, pour la défense des Palestiniens et pour la paix. D'autre part, le sionisme se couvre de la "question juive", qui n'a pas seulement des connotations historiques, mais concerne aussi une partie de la population en Europe et aux Etats-Unis. C'est ce qui explique les manifestations et les actes contre l'antisémitisme en France, récemment à Londres, à Paris, ou en Allemagne ; et aussi les campagnes dans les universités américaines, comme Harvard, où les étudiants qui ont dénoncé les massacres ont été accusés d'antisémitisme.
Malgré cela, la guerre au Moyen-Orient ne va probablement pas mettre fin à la dynamique de "rupture" de la passivité de la classe ouvrière que nous avons identifiée à partir de "l'été du mécontentement" en Grande-Bretagne, qui n'a pas pour point de départ une réponse à la guerre, ce qui dans la situation actuelle exigerait un développement de la conscience et une politisation de la classe dans son ensemble, ce qui pour l'instant n'est pas le cas, mais plutôt l'approfondissement de la crise économique.
Lorsque Internacionalismo a évoqué la perspective d'une reprise de la lutte des classes dans les années 1960, son analyse reposait fondamentalement sur deux éléments : 1) la fin de la période de "prospérité" après la Seconde Guerre mondiale et la perspective de la crise ; 2) la présence d'une nouvelle génération dans la classe ouvrière qui n'avait pas subi de défaite. La dimension prise par les luttes de mai 68 en France et de l'automne chaud en Italie 69, etc. était, en plus de ce qui précède, également le produit du manque de préparation de la bourgeoisie.
La condition que le prolétariat ne soit pas vaincu est tout aussi déterminante et la plus importante dans la situation actuelle. D'autre part, la situation actuelle d'aggravation de la décomposition et de l'effet de tourbillon présente des éléments qui sont un obstacle à la lutte et à l'élévation de la conscience du prolétariat ; mais elle contient également une aggravation qualitative de la crise économique, qui se traduit par une détérioration significative des conditions de vie du prolétariat. La décision d'entrer en lutte, de ne pas se résigner, de ne pas faire confiance et d'attendre "un nouveau développement de l'économie", signifie une réflexion sur la situation globale, une méfiance envers les attentes que le capitalisme peut offrir, un bilan minimum de ce qui nous a été promis et qui n'a pas été réalisé. En ce sens, "trop c'est trop" implique une maturation souterraine de la conscience. Cette approche a une dimension internationale, pour l'ensemble de la classe ouvrière. L'exemple des luttes en France et au Royaume-Uni, et maintenant aux États-Unis, fait également partie d'une réflexion à travers laquelle les travailleurs d'autres pays s'identifient à ceux qui participent à ces luttes. C'est aussi le début d'une réflexion sur l'identité de classe.
Il est vrai qu'indirectement, la question de la guerre est présente dans ce processus. Cette maturation s'est faite au cours de deux décennies d'aggravation des conflits impérialistes simultanément à l'aggravation de la crise économique ; de plus, la "rupture" s'est faite malgré le déclenchement de la guerre en Ukraine. En effet, le développement des luttes conduit nécessairement à l'amorce embryonnaire d'une réflexion liant la crise et la guerre, par exemple lorsqu'on constate que l'inflation augmente à cause des dépenses d'armement et qu'on nous demande des sacrifices pour augmenter les budgets de défense.
5) Néanmoins, l'aggravation de la situation mondiale est pleine de dangers pour la classe ouvrière. Qui peut prédire les conséquences d'une guerre entre les Etats-Unis et la Chine, dont l'ampleur pourrait éclipser tous les conflits depuis 1945 ? Ou les effets d'autres catastrophes que la période de décomposition entraînera ?
Dans cette période de décomposition, non seulement les conditions d'aggravation des conflits impérialistes ont changé, passant de la "guerre froide" entre deux blocs impérialistes au "chacun pour soi", mais elles ont également changé du point de vue de la confrontation des classes.
Pendant la période de la guerre froide, la résistance du prolétariat, le fait que la bourgeoisie n'ait pas réussi à vaincre la classe ouvrière, faisait de cette dernière le principal obstacle à la guerre impérialiste totale. Et l'affrontement de classe pouvait être analysé en termes de "cours historique", comme l'avait fait la Gauche italienne en exil (Bilan) dans les années 1930, face à la guerre de 1936 en Espagne et à la Seconde Guerre mondiale : soit un cours vers la défaite du prolétariat et la guerre mondiale, soit un cours vers les affrontements décisifs et la perspective révolutionnaire.
Dans la période actuelle d'aggravation chaotique des conflits impérialistes selon la tendance du "chacun pour soi", la non-défaite du prolétariat n'empêche pas la prolifération d'affrontements guerriers qui, s'ils concernent pour l'instant les pays où le prolétariat est plus faible, comme en Russie/Ukraine ou au Moyen-Orient, n'excluent pas la possibilité que certains des pays centraux se lancent dans des aventures guerrières.
Ainsi, si dans les années 1960-90 le temps a joué en faveur du prolétariat, qui a pu mûrir les leçons de ses échecs et hésitations pour préparer de nouveaux assauts dans sa lutte contre le capitalisme, depuis lors, comme nous l'écrivions dans les "Thèses sur la décomposition" en 1990, la période de décomposition a bel et bien créé une course contre la montre pour la classe ouvrière ; ainsi, les organisations révolutionnaires doivent intervenir aussi pour faire avancer le développement de la conscience à ce sujet dans la classe ouvrière.
CCI, 2.12.2023
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« Horreur », « massacres », « terrorisme », « terreur », « crimes de guerre », « catastrophe humanitaire », « génocide »… les mots qui s’étalent en Une de la presse internationale en disent long sur l’ampleur de la barbarie à Gaza.
Le 7 octobre, le Hamas a tué 1 400 israéliens, traquant vieillards, femmes et enfants jusque dans leur maison. Depuis, l’État d’Israël se venge et assassine en masse. Le déluge de bombes qui s’abat jour et nuit sur Gaza a déjà causé la mort de plus de 10 000 Palestiniens, dont 4 800 enfants. Au milieu des immeubles en ruines, les survivants sont privés de tout : eau, électricité, nourriture, médicaments. Deux millions et demi de Gazaouis sont en ce moment même menacés de famine et d’épidémie, 400 000 d’entres-eux sont prisonniers dans la ville de Gaza et chaque jour des centaines tombent, déchiquetés par les missiles, écrasés par les tanks, exécutés par les balles.
La mort est partout à Gaza, comme elle l’est en Ukraine. Rappelons-nous la destruction de Marioupol par l’armée russe, l’exode des populations, la guerre de tranchées qui ensevelit les hommes. Il y aurait à ce jour près de 500 000 morts. Une moitié dans chaque camp. Toute une génération de Russes et d’Ukrainiens est aujourd’hui sacrifiée sur l’autel de l’intérêt national, au nom de la défense de la patrie. Et ce n’est pas fini : fin septembre, au Haut-Karabagh, 100 000 personnes ont dû fuir devant l’armée de l’Azerbaïdjan et la menace de génocide. Au Yémen, le conflit dont personne ne parle a fait plus de 200 000 victimes et a réduit à la malnutrition 2,3 millions d’enfants. Même horreur de la guerre en Éthiopie, au Myanmar, en Haïti, en Syrie, en Afghanistan, au Mali, au Niger, au Burkina Faso, en Somalie, au Congo, au Mozambique… Et l’affrontement couve entre la Serbie et le Kosovo.
Qui est responsable de toute cette barbarie ? Jusqu’où peut s’étendre la guerre ? Et, surtout, quelle force peut s’y opposer ?
Au moment où nous écrivons ces lignes, toutes les nations appellent Israël à « modérer » ou « suspendre » son offensive. La Russie exige un cessez-le-feu, elle qui a attaqué l’Ukraine avec la même férocité il y a un an et demi, elle qui a massacré 300 000 civils en Tchétchénie en 1999 au nom de la même « lutte contre le terrorisme ». La Chine veut la paix, elle qui extermine la population ouïghoure, elle qui menace les habitants de Taïwan d’un déluge de feu plus grand encore. L’Arabie Saoudite et ses alliés arabes veulent l’arrêt de l’offensive israélienne quand ils déciment la population du Yémen. La Turquie se dresse contre l’attaque sur Gaza alors qu’elle rêve d’exterminer les Kurdes. Quant aux grandes démocraties, après avoir soutenu « le droit d’Israël à se défendre », elles demandent aujourd’hui « une trêve humanitaire » et « le respect du droit international », elles qui ont démontré depuis 1914, avec une remarquable régularité, leur expertise à massacrer en masse.
C’est d’ailleurs l’argument premier de l’État d’Israël : « l’annihilation de Gaza est légitime », comme l’étaient les bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki, le tapis de bombes incendiaires sur Dresde et Hambourg. Les guerres en Afghanistan et en Irak, les États-Unis les ont menées avec les mêmes arguments et les mêmes méthodes qu’Israël aujourd’hui ! Tous les États sont des criminels de guerre ! Petits ou grands, dominés ou puissants, apparemment bellicistes ou modérés, tous participent en réalité à la guerre impérialiste dans l’arène mondiale, et tous considèrent la classe ouvrière comme de la chair à canon.
Ce sont ces voix hypocrites et mensongères qui voudraient maintenant nous faire croire à leur élan pour la paix et à leur solution : la reconnaissance d’Israël et de la Palestine comme deux États indépendants et autonomes. L’Autorité palestinienne, le Hamas, le Fatah présagent de ce que serait cet État : comme tous les autres il exploiterait les travailleurs ; comme tous les autres, il réprimerait les masses ; comme tous les autres, il serait va-t-en-guerre. Il existe déjà 195 États « indépendants et autonomes » sur la planète : ensemble, chaque année, ils consacrent plus de 2 000 milliards de dollars à « la défense » ! Et pour 2024, ces budgets vont exploser.
Alors, pourquoi l’ONU vient-elle de déclarer : « nous avons besoin d’un cessez-le-feu humanitaire immédiat. Cela fait trente jours. Trop c’est trop. Cela doit cesser maintenant » ? Évidemment, les alliés de la Palestine veulent l’arrêt de l’offensive israélienne. Quant aux alliés d’Israël, ces « grandes démocraties » qui prétendent respecter « le droit international », ils ne peuvent pas laisser faire l’armée israélienne sans rien dire. Tsahal massacre de façon trop visible. Surtout qu’ils soutiennent militairement l’Ukraine contre « l’agression russe » et ses « crimes de guerre ». Il ne faudrait pas que la barbarie des deux « agressions » apparaisse comme trop similaire.
Mais, il y a une raison beaucoup plus profonde encore : tous essaient de limiter la propagation du chaos, car tous peuvent être touchés, tous ont à perdre si ce conflit s’étendait trop. L’attaque du Hamas comme la riposte d’Israël ont un point commun : la politique de la terre brûlée. Le massacre terroriste d’hier et le tapis de bombes d’aujourd’hui ne peuvent mener à aucune victoire réelle et durable. Cette guerre est en train de plonger le Moyen-Orient dans une ère de déstabilisation et d’affrontements.
Si Israël continue de raser Gaza et d’ensevelir ses habitants sous les décombres, il y a le risque que la Cisjordanie s’enflamme à son tour, que le Hezbollah entraîne le Liban dans la guerre, que l’Iran finisse par trop s’en mêler. La généralisation du chaos à toute la région ne serait, par exemple, pas seulement un coup dur pour l’influence américaine mais aussi pour les prétentions mondiales de la Chine, dont la précieuse route de la soie passe par là.
La menace d’une troisième guerre mondiale plane dans toutes les têtes. Sur les plateaux télé, les journalistes en débattent ouvertement. En réalité, la situation actuelle est beaucoup plus pernicieuse. Il n’y a pas deux blocs, bien rangés et disciplinés, qui s’affrontent, comme en 1914-18 et 1939-45, ou durant toute la guerre froide. Si la concurrence économique et guerrière entre la Chine et les États-Unis est de plus en plus brutale et oppressante, les autres nations ne se plient pas aux ordres de l’un ou l’autre de ces deux mastodontes, elles jouent leur propre partition, dans le désordre, l’imprévisibilité et la cacophonie. La Russie a attaqué l’Ukraine contre l’avis chinois. Israël écrase Gaza contre l’avis américain. Ces deux conflits incarnent le danger qui menace de mort toute l’humanité : la multiplication des guerres dont le seul but est de déstabiliser ou détruire l’adversaire ; une chaîne sans fin d’exactions irrationnelles et nihilistes ; un chacun pour soi, synonyme de chaos incontrôlable.
Pour une troisième guerre mondiale, il faudrait que les prolétaires d’Europe de l’Ouest, d’Amérique du Nord et d’Asie de l’Est soient prêts à sacrifier leur vie au nom de la Patrie, de prendre les armes et de s’entre-tuer pour le drapeau et les intérêts nationaux, ce qui n’est absolument pas le cas aujourd’hui. Mais ce qui est en train de se développer n’a pas besoin de cette adhésion, de cet embrigadement des masses. Depuis le début des années 2000, des pans de plus en plus larges de la planète plongent dans la violence et le chaos : Afghanistan, Irak, Syrie, Libye, Liban, Ukraine, Israël et Palestine… Cette gangrène se propage peu à peu, pays après pays, région après région. Voilà le seul avenir possible dans le capitalisme, ce système d’exploitation décadent et pourrissant.
Alors, que faire ? Les ouvriers de tous les pays ne doivent pas se faire d’illusions sur une prétendue paix possible, sur une quelconque solution de la « communauté internationale », de l’ONU, ou autre repaire de brigands. Le capitalisme, c’est la guerre. Depuis 1914, elle n’a pratiquement jamais cessé, touchant telle partie du monde, puis telle autre. La période historique devant nous va voir cette dynamique mortifère se répandre et s’amplifier, avec une barbarie de plus en plus insondable.
Les ouvriers de tous les pays doivent donc refuser de se laisser emporter, ils doivent refuser de prendre parti pour un camp bourgeois ou pour un autre, à l’Est, au Moyen-Orient, comme partout ailleurs. Ils doivent refuser de se laisser berner par les discours qui leur demandent de manifester leur « solidarité » avec « le peuple ukrainien attaqué », avec « la Russie menacée », avec « les masses palestiniennes martyrisées », avec « les israéliens terrorisés »… Dans toutes les guerres, de chaque côté des frontières, les États embrigadent toujours en faisant croire à une lutte entre le bien et le mal, entre la barbarie et la civilisation. En réalité, toutes ces guerres sont toujours un affrontement entre des nations concurrentes, entre des bourgeoisies rivales. Elles sont toujours des conflits dans lesquels meurent les exploités au profit de leurs exploiteurs.
La solidarité des ouvriers ne va donc pas aux « Palestiniens » comme elle ne va pas aux « Israéliens », aux « Ukrainiens », ou aux « Russes », car parmi toutes ces nationalités se trouvent des exploiteurs et des exploités. Elle va aux ouvriers et chômeurs d’Israël et de Palestine, de Russie et d’Ukraine, comme elle va aux ouvriers de tous les autres pays du monde. Ce n’est pas en manifestant « pour la paix », ce n’est pas en choisissant de soutenir un camp contre un autre qu’on peut apporter une solidarité réelle aux victimes de la guerre, aux populations civiles et aux soldats des deux camps, prolétaires en uniforme transformés en chair à canon, gamins endoctrinés et fanatisés. La seule solidarité consiste à dénoncer TOUS les États capitalistes, TOUS les partis qui appellent à se ranger derrière tel ou tel drapeau national, telle ou telle cause guerrière, TOUS ceux qui nous leurrent avec l’illusion de la paix et des « bons rapports » entre les peuples.
Cette solidarité passe avant tout par le développement de nos combats contre le système capitaliste responsable de toutes les guerres, un combat contre les bourgeoisies nationales et leur État.
L’histoire a montré que la seule force qui peut mettre fin à la guerre capitaliste, c’est la classe exploitée, le prolétariat, l’ennemi direct de la classe bourgeoise. Ce fut le cas lorsque les ouvriers de Russie renversèrent l’État bourgeois en octobre 1917 et que les ouvriers et les soldats d’Allemagne se révoltèrent en novembre 1918 : ces grands mouvements de lutte du prolétariat ont contraint les gouvernements à signer l’armistice. C’est cela qui a mis fin à la Première Guerre mondiale, la force du prolétariat révolutionnaire ! La paix réelle et définitive, partout, la classe ouvrière devra la conquérir en renversant le capitalisme à l’échelle mondiale.
Ce long chemin est devant nous. Il passe aujourd’hui par un développement des luttes sur un terrain de classe, contre les attaques économiques de plus en plus dures que nous assène un système plongé dans une crise insurmontable. Parce qu’en refusant la dégradation de nos conditions de vie et de travail, en refusant les perpétuels sacrifices au nom de l’équilibre budgétaire, de la compétitivité de l’économie nationale ou des nécessaires efforts de guerre, nous commençons à nous dresser contre le cœur du capitalisme : l’exploitation de l’homme par l’homme.
Dans ces luttes, nous nous serrons les coudes, nous développons notre solidarité, nous débattons et prenons conscience de notre force quand nous sommes unis et organisés. Le prolétariat porte en lui, dans ses combats de classe, un monde qui est l’exact opposé du capitalisme : d’un côté, la division en nations se livrant une concurrence économique et guerrière jusqu’à la destruction mutuelle ; de l’autre, une potentielle unité de tous les exploités du monde. Ce long chemin, le prolétariat a commencé à l’emprunter, à y faire quelques pas : lors de « l’été de la colère » au Royaume-Uni en 2022, lors du mouvement social contre la réforme des retraites en France début 2023, lors des grèves historiques des secteurs de la santé et de l’automobile aux États-Unis ces dernières semaines. Cette dynamique internationale marque le retour historique de la combativité ouvrière, le refus grandissant d’accepter la dégradation permanente des conditions de vie et de travail, la tendance à se solidariser entre les secteurs et entre les générations en tant que travailleurs en lutte. À l’avenir, les mouvements devront faire le lien entre la crise économique et la guerre, entre les sacrifices demandés et le développement des budgets et politiques d’armement, entre tous les fléaux que porte en lui ce capitalisme mondial obsolète, entre les crises économique, guerrière et climatique qui se nourrissent les unes les autres.
Contre le nationalisme, contre les guerres dans lesquelles veulent nous entraîner nos exploiteurs, les vieux mots d’ordre du mouvement ouvrier qui figuraient dans le Manifeste communiste de 1848 sont aujourd’hui plus que jamais d’actualité :
« Les prolétaires n’ont pas de patrie !
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Pour le développement de la lutte
de classe du prolétariat international !
Courant Communiste International, 7 novembre 2023
À bas les massacres, pas de soutien à aucun camp impérialiste !
Non aux illusions pacifistes !
Internationalisme prolétarien !
Le bain de sang impérialiste actuel au Moyen-Orient n'est que le dernier en date d'un siècle de guerre quasi-permanente qui caractérise le capitalisme mondial depuis 1914.
Les massacres de plusieurs millions de civils sans défense, les génocides, la réduction de villes, voire de pays entiers, à l'état de ruines n'ont rien apporté d'autre que la promesse d'atrocités plus nombreuses et plus graves à venir.
Les justifications ou "solutions" proposées par les différentes puissances impérialistes en lice, grandes ou petites, pour le carnage actuel, comme tous ceux qui l'ont précédé, constituent une gigantesque tromperie visant à pacifier, diviser et préparer la classe ouvrière exploitée à un massacre fratricide au nom d'une bourgeoisie nationale contre une autre.
Aujourd'hui, un déluge de feu et de fer s'abat sur les populations vivant en Israël et à Gaza. D'un côté, le Hamas. De l'autre, l'armée israélienne. Au milieu, des travailleurs bombardés, abattus, exécutés et pris en otage. Des milliers de personnes sont déjà mortes.
Partout dans le monde, la bourgeoisie nous appelle à choisir notre camp. Pour la résistance palestinienne à l'oppression israélienne. Ou pour la réponse israélienne au terrorisme palestinien. Chacun dénonce la barbarie de l'autre pour justifier la guerre. L'État israélien opprime le peuple palestinien depuis des décennies, par des blocus, des harcèlements, des check-points et des humiliations. Les organisations palestiniennes tuent des innocents par des attaques au couteau et des attentats à la bombe. Chaque camp appelle à faire couler le sang de l'autre.
Cette logique mortifère est celle de la guerre impérialiste ! Ce sont nos exploiteurs et leurs États qui mènent toujours une guerre sans merci pour défendre leurs propres intérêts. Et c'est nous, la classe ouvrière, les exploités, qui en payons toujours le prix, au prix de notre vie.
Pour nous, prolétaires, il n'y a pas de camp à choisir, nous n'avons pas de patrie, pas de nation à défendre ! De chaque côté de la frontière, nous sommes des frères de classe ! Ni Israël, ni Palestine !
Seul le prolétariat international uni peut mettre fin à ces massacres croissants et aux intérêts impérialistes qui les sous-tendent. Cette solution unique, internationaliste, préparée par une poignée de communistes de la gauche de Zimmerwald, a été validée en octobre 1917 lorsque la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière a renversé le régime capitaliste en Russie et établi son propre pouvoir politique de classe. Par son exemple, Octobre a inspiré un mouvement révolutionnaire international plus large qui a imposé la fin de la Première Guerre mondiale.
Le seul courant politique qui a survécu à la défaite de cette vague révolutionnaire et qui a maintenu la défense militante des principes internationalistes est la Gauche communiste. Dans les années 1930, elle a préservé cette ligne fondamentale de la classe ouvrière pendant la guerre d'Espagne, la guerre sino-japonaise alors que d'autres courants politiques comme les staliniens, les trotskistes ou les anarchistes choisissaient leur camp impérialiste à l'origine de ces conflits. La Gauche communiste a maintenu son internationalisme pendant la Seconde Guerre mondiale alors que ces autres courants ont participé au carnage impérialiste déguisé en lutte entre "fascisme et antifascisme" et/ou en défense de l'Union "soviétique".
Aujourd'hui, les maigres forces militantes organisées de la gauche communiste adhèrent toujours à cette intransigeance internationaliste, mais leurs maigres ressources sont encore affaiblies par la fragmentation en plusieurs groupes différents et par un esprit sectaire et mutuellement hostile.
C'est pourquoi, face à la descente croissante dans la barbarie impérialiste, ces forces disparates doivent faire une déclaration commune contre toutes les puissances impérialistes, contre les appels à la défense nationale derrière les exploiteurs, contre les appels hypocrites à la "paix", et pour la lutte de classe prolétarienne qui mène à la révolution communiste.
TRAVAILLEURS DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !
Courant Communiste International
Internationalist Voice
17.10.2023
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Pourquoi cet appel ?
Il y a seulement 20 mois, après l'invasion russe de l'Ukraine, une déclaration commune similaire a été proposée aux groupes de la gauche communiste par le CCI. Les groupes qui l'ont signée (le CCI, l'Istituto Onorato Damen, Internationalist Voice et International Communist Perspective (Corée du Sud) -avaient par la suite produit deux Bulletins de discussion des groupes de la Gauche communiste débattant de leurs positions et différences respectives et ont tenu des réunions publiques communes.
Cependant, d'autres groupes de la Gauche Communiste ont refusé de signer l'appel (ou n'ont pas répondu du tout) bien qu'ils soient d'accord avec son principe internationaliste. Étant donné l'urgence de défendre ce principe en commun aujourd'hui, nous demandons à ces groupes - énumérés ci-dessous - de reconsidérer et de signer cet appel.
Un des arguments contre la signature de la déclaration commune sur l'Ukraine était que d'autres différences entre les groupes étaient trop importantes pour le permettre. Il est indéniable que ces différences importantes existent, que ce soit sur des questions d'analyse, des questions théoriques, la conception du parti politique, ou même sur les conditions d'adhésion des militants. Mais le principe le plus urgent et le plus fondamental de l'internationalisme prolétarien, la frontière de classe qui distingue les organisations révolutionnaires générales, est bien plus important. Et une déclaration commune sur cette question ne signifie pas que les autres différences sont oubliées. Au contraire, les Bulletins de discussion montrent qu'un forum de discussion est possible et nécessaire.
Un autre argument était qu'une influence plus pratique de la perspective internationaliste dans la classe ouvrière, plus large qu'un simple appel limité à la gauche communiste, était nécessaire. Bien sûr, toutes les organisations communistes militantes internationalistes veulent avoir plus d'influence sur la classe ouvrière. Mais si les organisations internationalistes de la Gauche Communiste ne sont même pas capables d'agir pratiquement ensemble sur leur principe fondamental dans les moments cruciaux du conflit impérialiste, comment peuvent-elles espérer être prises au sérieux par des sections plus larges du prolétariat ?[1] [50]
L'actuel conflit israélo-palestinien, plus dangereux et volatile que tous les précédents, survenant moins de deux ans après la résurgence de la guerre impérialiste en Ukraine, et parallèlement à de nombreuses autres conflagrations impérialistes récemment ravivées (Serbie/Kosovo, Azerbaïdjan/Arménie, et les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine à propos de Taïwan), signifient qu'une déclaration internationaliste commune est encore plus urgente qu'auparavant.
C'est pourquoi nous demandons directement et publiquement aux groupes suivants de manifester leur volonté de cosigner la déclaration contre la guerre impérialiste reproduite ci-dessus, qui pourra ensuite, si nécessaire, être amendée ou reformulée en fonction de son objectif internationaliste commun :
À :
Tendance communiste internationaliste
PCI (Programma Comunista)
PCI (Il Partito Comunista)
PCI (Le Prolétaire, Il Comunista)
Istituto Onorato Damen
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D'autres groupes qui ne sont pas issus de la Gauche Communiste mais qui sont d'accord avec les positions internationalistes défendues dans cet appel peuvent communiquer leur soutien à cet appel et le distribuer.
[1] [51] Pour un débat approfondi sur ces arguments, voir La Gauche communiste sur la guerre en Ukraine [52].
Le 24 février 2022, la Russie a lancé une "opération spéciale" contre l'Ukraine, qui se voulait être un Blitzkrieg[1] à partir du nord et de l'est, avec l'intention de changer le gouvernement de Kiev et d'occuper le Donbass, Zaporijjia et Kherson. En réponse, l'État ukrainien a déclaré la mobilisation militaire de la population et une campagne démocratique a été lancée parmi les grandes puissances occidentales pour soutenir la défense de l'Ukraine. Tout cela laissait penser qu'il ne s'agissait que d'une opération "limitée", comme l'occupation de la Crimée en 2014.
Aujourd'hui, en revanche, la situation ressemble davantage à ce que Rosa Luxemburg décrivait au début de sa brochure de Junius sur la Première Guerre mondiale :
La guerre d'Ukraine présente les caractéristiques de la guerre impérialiste dans la décadence du capitalisme, et en particulier dans sa période de décomposition.
Depuis la Première Guerre mondiale (4 ans), et surtout après la Seconde Guerre mondiale (5 ans), la guerre n'a pas cessé, causant globalement bien plus de morts et de destructions que lors des deux guerres mondiales : Guerre de Corée (3 ans ; bien qu'elle ait été faussement arrêtée par un armistice signifiant une suspension provisoire et non un renoncement à la guerre) ; Vietnam (20 ans) ; Iran-Irak (8 ans) ; Afghanistan (20 ans) ; guerre d'Irak (8 ans) ; guerre d'Angola (13 ans) ; 1ère et 2ème guerre du Congo (1 an et 5 ans)... Aujourd'hui, on estime à 183 le nombre de conflits armés dans le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
La guerre en Ukraine dure depuis près de deux ans[2] et se trouve aujourd'hui dans un état de stagnation après l'échec de la contre-offensive ukrainienne, ce qui ne peut être que le prélude à une nouvelle escalade. En effet, depuis l'occupation russe de la Crimée en 2014, la guerre à Donetsk n'a pas cessé. Mais au-delà, à travers le clash entre l'extension de l'OTAN jusqu’aux portes de Moscou et la résistance de la Fédération de Russie à cette pression, la confrontation pose les bases pour une persistance et une escalade des combats : "L'Ukraine a développé une puissance de combat impressionnante avec des dizaines de milliards de dollars d'aide, un entraînement poussé et un soutien en matière de renseignement de la part de l'Occident. Les forces armées ukrainiennes seront en mesure de mettre en péril toute zone occupée par les Russes. En outre, Kiev conservera la capacité d'attaquer la Russie elle-même, comme cela a été constamment démontré au cours de l'année écoulée. Bien entendu, l'armée russe a également la capacité de menacer la sécurité de l'Ukraine. Bien que leurs forces armées aient subi d'importantes pertes humaines et matérielles dont il leur faudra des années pour se remettre, leurs capacités restent redoutables. Et comme elles l'ont démontré quotidiennement, même dans leur état déplorable actuel, elles peuvent encore causer des morts et des destructions considérables aux militaires et à la population civile ukrainiens"[3].
La guerre en Ukraine confirme également la tendance à une plus grande implication directe des pays centraux du capitalisme dans la guerre impérialiste. En effet, cette guerre signifie le nouveau retour de la guerre en Europe depuis 1945, déjà à l’œuvre à travers la guerre des Balkans dans les années 1990. Elle oppose en outre les deux plus grands pays d'Europe en termes de taille, dont la deuxième puissance nucléaire mondiale.
De plus, cette guerre implique directement les grandes puissances européennes[4] et américaines, qui participent à son financement et à l'envoi d'armes et de formations militaires[5] . Il n'est donc pas surprenant que cette guerre fasse planer le spectre d'une guerre mondiale :
Une autre caractéristique des guerres en décadence (et d’autant plus dans la phase finale actuelle de décomposition) est qu'elles nécessitent la mobilisation de toutes les ressources de la nation et l'enrôlement de toute la population au front ou à l'arrière. Les médias ont insisté sur le fait qu'en Russie comme en Ukraine, pendant que la guerre se déroulait sur le front, la vie à l'arrière se poursuivait normalement à Moscou ou à Kiev. Ce n'est qu’une demi-vérité. Il est vrai que, notamment en Russie, ce sont principalement des mercenaires Wagner et les Kadyrovtsi qui ont été envoyés au front[7] , et que la conscription a pour l'instant soigneusement évité les lieux de fortes concentrations du prolétariat : "Le Kremlin a eu recours de manière disproportionnée au recrutement de soldats dans les régions les plus pauvres de Russie, composées d'une large population de minorités ethniques, y compris celles provenant de républiques autrefois rebelles telles que la Tchétchénie, et de provinces telles que la Bouriatie et le Touva. À Touva, par exemple, un adulte sur 3.300 est mort en combattant en Ukraine (par rapport à Moscou, où le chiffre est de 1 sur 480.000 adultes)" [8].
Il est vrai aussi qu'il est nécessaire, autant que possible, de maintenir la production: par exemple en Ukraine, les entreprises ont le droit de "sauver" de la conscription jusqu'à 50% de leurs cadres et travailleurs qualifiés (en contrepartie, elles facilitent le recrutement des autres 50% en les menaçant de licenciement) et que les deux gouvernements ont intérêt à maintenir un semblant de "normalité" à l'arrière.
Mais la guerre se caractérise surtout comme une guerre totale, la barbarie fait rage sur les lignes de front et dans la population civile. Dès le premier jour de la guerre, Zelenski a interdit aux hommes adultes en âge de combattre de quitter le pays, ce qui n'a pas empêché des centaines de milliers d’entr’eux d’accompagner les 8 millions de réfugiés ukrainiens à l’étranger et des dizaines de milliers de fuir clandestinement la mobilisation. En Russie aussi, depuis la mobilisation partielle de septembre 2022, le gouvernement peut enrôler tout citoyen en âge de se battre, ce qui a immédiatement conduit à ce qu'environ 700.000 hommes ont fui le pays, et sans doute davantage par la suite.
Sur la ligne de front, "les agences de renseignement occidentales ont estimé qu'au cours de certains des combats les plus violents, la Russie a enregistré une moyenne de plus de 800 morts et blessés par jour, et les responsables ukrainiens ont reconnu des pics de 200 à 500 victimes par jour du côté ukrainien. La Russie a déjà perdu plus de soldats dans cette guerre qu'en dix ans de combats en Afghanistan"[9].
Selon des sources officielles américaines, le New York Times a estimé à la mi-août de cette année le nombre de morts, de blessés et de mutilés dans la guerre à environ 500.000 dont 70.000 morts et 120.000 blessés graves du côté ukrainien[10] , où l'on dispose de plus de données fiables. Selon des sources ukrainiennes, les troupes russes sont réapprovisionnées par des condamnés libérés qui ont fait l'objet d'un chantage à la guerre. Les officiers les méprisent et les envoient mourir sur la ligne de front sans s'occuper des blessés, et encore moins des morts.
Quant à la population civile, depuis le premier assaut russe, des charniers de meurtres et de tortures ont été découverts dans la banlieue de Kiev, puis à Bucha, avec des preuves de centaines d'exécutions sommaires, de viols de femmes et d'enfants, qui ont été exposés comme propagande de guerre antirusse. Les bombardements incessants détruisent les maisons et les infrastructures minimales des populations et font un nombre incessant de victimes. Des villes entières, comme Marioupol, ont été complètement détruites. La pluie de missiles ne s'arrête pas, non seulement sur le front oriental, mais aussi à Kiev. Des gares (Kramatorsk -avril 2022-), des cafés et des restaurants, des hôpitaux, des maternités, des centrales électriques et même des centrales nucléaires comme Zaporijjia ont été gravement menacés.
Chaque jour, les deux camps tirent des dizaines de milliers d'obus[11] , semant la terreur et la destruction lorsqu'ils explosent, mais aussi lorsqu'ils n'explosent pas, car ils restent une menace qui peut continuer à tuer et à mutiler. Les bombes à fragmentation fournies par les États-Unis ces derniers mois, comme leur nom l'indique, explosent en même temps qu'elles ensemencent toute la zone d'explosifs. L'Ukraine est aujourd'hui l'un des pays où l'on trouve le plus de mines terrestres au monde : des mines anti-personnelles et antichars, qui explosent lorsqu'on marche dessus, mais aussi au passage des voitures ou des bus de personnes en fuite. Les troupes russes en retraite posent des mines sur tous les terrains et tendent des pièges en laissant des explosifs sur les cadavres dans les maisons abandonnées, et l'armée ukrainienne mine la ligne de front pour empêcher les Russes d'avancer. Les mines sont larguées par des missiles ou des drones, partout :
"Quelques 174.000 kilomètres carrés de l'Ukraine sont soupçonnés d'être contaminés par des mines et des munitions non explosées. Il s'agit d'une zone de la taille de la Floride, soit environ 30 % du territoire ukrainien. Cette estimation tient compte des zones occupées par la Russie depuis son invasion totale, ainsi que des zones reconquises depuis la région de Kharkov à l'est jusqu'à la périphérie de Kiev, comme Bucha. Selon Human Rights Watch, des mines ont été recensées dans 11 des 27 régions de l'Ukraine[12].
Sans parler des conséquences écologiques de la guerre, que nous avons déjà évoquées : "Des usines chimiques ont été bombardées dans un pays particulièrement vulnérable. L'Ukraine occupe 6 % du territoire européen, mais contient 35% de sa biodiversité, avec quelque 150 espèces protégées et de nombreuses zones humides"[13].
C'est l'image qu'ont récemment donnée les journalistes de Kryvyi Rih, une importante concentration industrielle située près de Zaporijjia, la 7e ville du pays : "Les files d'attente devant les bureaux de recrutement ont disparu. Aujourd'hui, tout le monde sait ce qu'est la vie quotidienne d'un soldat. Il n'est plus rare de croiser des soldats mutilés par la guerre aux abords des gares routières des villes moyennes"[14].
Mais la principale victime de la guerre est la classe ouvrière. Les familles des travailleurs sont bombardées à l'arrière et ils sont recrutés dans les usines pour aller au front, soumis à un chantage au licenciement, un peu comme les bagnards russes. Mais en plus, une fois mobilisés, ils perdent leur salaire, qu'ils échangent contre la maigre solde de 500 euros mensuels octroyée aux soldats sur le front. De plus, l'État a abandonné l'assurance pour les blessés et les mutilés. Pour ceux qui restent au travail, la Rada (parlement ukrainien) a approuvé en juillet 2022 la suspension de la plupart des lois régissant le code du travail, attribuant arbitrairement une liberté de négociation salariale et les licenciements aux directions d’entreprises.
Dans les guerres impérialistes de la décadence (et aussi bien entendu dans sa phase finale actuelle de décomposition), la guerre n'est pas au service de l'économie, contrairement à la période ascendante de l'expansion capitaliste au 19e siècle, où les guerres coloniales permettaient l'expansion mondiale du capitalisme, ou encore lorsque les guerres nationales fournissaient un cadre au développement capitaliste. Dans la période présente, l'économie est au service de la guerre[15] et cela se confirme dans la guerre d'Ukraine, à commencer par la Russie.
Dans son interview de fin d'année, M. Poutine s'est vanté d'une augmentation de 3,5% de la production en Russie, mais ce chiffre ne fait que refléter en grande partie l'augmentation de la production de guerre :
Les revenus de la population ont baissé de 10% au cours de la dernière décennie, selon les chiffres officiels, et la situation économique du pays rappelle celle de l'URSS stalinienne au moment de l'effondrement du bloc de l'Est, dont la stagnation et le retard économiques furent précisément une cause majeure :
La guerre a également eu un impact majeur sur les économies des grandes puissances européennes. Les Etats-Unis ont utilisé la guerre, qu'ils ont contribué à déclencher, non seulement pour "saigner" la Russie et rendre plus difficile une éventuelle alliance avec la Chine[18] , mais aussi pour imposer aux puissances européennes leur politique de sanctions à l'égard de la Fédération de Russie et de financement de la guerre en Ukraine.
Jusqu'à présent, nous avons dressé le bilan de presque deux ans de cette guerre sans différencier les caractéristiques des guerres en décadence ou de leur dernière phase de décomposition ; mais à ce stade, il existe une différence importante à pointer, à savoir la tendance au "chacun pour soi", la difficulté des États-Unis à imposer une discipline à leurs alliés et, dans le même temps, l'impossibilité pour ces derniers de se libérer de la tutelle américaine, et donc l'impossibilité de consolider un bloc impérialiste. Ce que les médias appellent l'"Occident", par opposition au "Global South", n'est pas la continuation de ce que fut le bloc américain face au bloc de l'Est pendant la guerre froide, mais un jeu de dupes où chacun défend ses intérêts contre les autres ; ce n’est rien de moins que ce qui se passe en réalité aussi dans le "Global South".
Au début de la guerre, la France et l'Allemagne en particulier ont essayé de maintenir un dialogue avec Poutine et de se soustraire à la politique américaine consistant à entraîner le Kremlin dans une guerre à l’usure ; mais en fin de compte, ils ont dû se conformer aux sanctions et au financement de la guerre. Au total, le montant dépensé par l'UE pour l'aide militaire à la seule Ukraine est estimé à 5 milliards d'euros. Macron a dû passer d'une affirmation de "mort cérébrale" de l'OTAN à une contribution d'environ 3 milliards d'euros pour financer la guerre et envoyer des armes à l'Ukraine, non sans résistance, car son aide militaire se situe au cinquième rang, même derrière la Finlande ou la Slovaquie.
Mais c'est sans aucun doute pour l'Allemagne que les sanctions et la guerre ont eu le plus d'impact : "Avant l'invasion de l'Ukraine, l'Europe importait 45% de son gaz de Russie, l'Allemagne ayant particulièrement résisté à des décennies d'avertissements américains selon lesquels une telle dépendance à l'égard d'une seule puissance idéologiquement hostile était une folie. Comme on pouvait s'y attendre, une fois la guerre commencée, Vladimir Poutine a eu recours à l'approvisionnement en gaz comme arme de guerre. À partir de juin 2022, les livraisons de gaz via Nord Stream-1, le gazoduc de 1.200 km reliant la côte russe près de Saint-Pétersbourg au nord-est de l'Allemagne, ont été réduites à 40% de la normale. En juillet, l'approvisionnement avait encore baissé, à 20%. Gazprom a mis en cause "la maintenance de routine et les équipements défectueux". À la fin du mois d'août, alors que les prix du gaz montaient en flèche, NordStream-1 ne transportait plus du tout de gaz[19]". À cela s'ajoute le sabotage de NordStream-2, d'abord sur le plan politique par l'UE, puis en le faisant exploser[20]. L'Allemagne a dû réorganiser ses sources d'énergie avec des menaces de rationnement. En représailles, Scholz a déclaré un Zitenwenden (changement d'époque) dans la politique de sécurité du pays, ce qui signifie une politique de réarmement intensif. Cette politique est suivie par tous les pays de l'UE avec une augmentation de 30% des dépenses de défense à partir de février 2022.
Pour leur part, les États-Unis ont dépensé environ 250 milliards de dollars dans le monde pour l'armement et le financement de la guerre, et l'administration Biden tente actuellement d'économiser à tout prix un budget de 60 milliards de dollars supplémentaires. Néanmoins, l'État américain a bénéficié économiquement des sanctions et des coupures d'énergie qui lui ont permis d’exporter ses propres ressources.
Au niveau international, le blocus des exportations de céréales de l'Ukraine (l'un des quatre principaux producteurs de céréales au monde) et du trafic maritime dans la mer Noire ont provoqué des famines en Afrique et, avec les dépenses d'armement et d'autres dépenses improductives, ont contribué à la hausse de l'inflation, en particulier des prix des denrées alimentaires. Tout cela, en plus de la hausse des prix de l'énergie et de l'augmentation considérable des budgets militaires, est répercuté sur les travailleurs sous la forme de sacrifices et d'une nette détérioration des conditions de vie qui leur sont imposées.
Les groupes du milieu politique prolétarien de tradition bordiguiste (les différents Partis Communistes Internationalistes) et daméniste (la Tendance Communiste Internationaliste) défendent que la guerre impérialiste permet le début d'un nouveau cycle d'accumulation ; la Gauche communiste de France, dont nous nous réclamons, avait pourtant tiré à la fin de la Seconde Guerre mondiale la conclusion que, dans la décadence du capitalisme, la guerre ne débouche que sur la destruction des forces productives :
Et cette guerre en est la pleine confirmation :
En effet, comme vient de le déclarer Poutine lui-même, "l'Ukraine est incapable de produire quoi que ce soit" ; en fait, l'économie ukrainienne était déjà très faible avant la guerre. Par exemple, après l'indépendance de l'URSS en 1991, la production a chuté de 60% et le PNB par habitant de 42% ; à l'exception précisément de l'Est - qui est maintenant le principal théâtre de la guerre - de Kiev et des oblasts du Nord, la principale production est agricole. Aujourd'hui, des infrastructures comme le pont de Crimée sont détruites, des villes entières sont en ruine, et dans certains lieux qui étaient d'importantes concentrations ouvrières, les usines ne produisent plus qu'à 25% de leur capacité.
La situation dans le secteur de la production et de la fourniture d'énergie est significative de l'état du pays. Quatre centrales nucléaires sont à l'arrêt et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) estime à 10 milliards d'euros le coût des destructions dans ce seul secteur, ce qui a plongé 12 millions de personnes dans la pauvreté énergétique : "L'hiver dernier, l'Ukraine a souffert de pannes d'électricité et de coupures de chauffage dans tout le pays. Les hôpitaux ont été privés d'électricité ou ont dû recourir à leurs propres générateurs. En avril, la capacité de production d'électricité de l'Ukraine avait été réduite de 51 % par rapport à ce qu'elle était juste avant l'invasion russe, selon le PNUD des Nations unies"[23].
Il y a un manque de main-d'œuvre de base, notamment dans le domaine de la technologie et de la recherche, dont la plupart a fui le pays ou a été enrôlée sur le front : "De nombreux professeurs et étudiants de sexe masculin ont rejoint l'armée. Quelque 2.000 professeurs et chercheurs n'ont pas pu poursuivre leurs travaux. Dans certaines universités, 30% des professeurs sont partis à l'étranger ou à l'autre bout du pays. Soixante-trois institutions font état d'une pénurie de personnel enseignant"[24].
Dans ces conditions, il est difficile d'imaginer une reconstruction qui initierait un nouveau cycle d'accumulation, et encore moins dans la perspective d'une installation durable de la guerre en Ukraine. La guerre impérialiste dans la décadence du capitalisme présente déjà, en elle-même, cet aspect de destruction permanente comme mode de vie du capitalisme ; mais dans sa phase de décomposition, et particulièrement ces dernières années, cette irrationalité prend un caractère plus élevé, de terre brûlée, de la part des différentes parties impérialistes.
Ainsi, dans cette guerre, la Russie détruit les infrastructures et la production et est en train d’exterminer la population du territoire qu'elle revendique (le Donbass). Alors que l'un de ses principaux objectifs était d'empêcher la présence de l'OTAN aux portes de ses frontières, d'une part elle a poussé la Suède et la Finlande à présenter leur candidature pour la rejoindre, et d'autre part, au lieu de la "neutralité" de l'Ukraine, elle se trouve confrontée à un pays militarisé et armé jusqu'aux dents, doté de la technologie la plus moderne fournie par l'ensemble des pays de l'OTAN.
Les États-Unis, qui ont poussé Poutine à déclencher la guerre afin de "saigner la Russie à blanc" et d'affaiblir son éventuelle alliance avec la Chine, sont confrontés à la perspective d'accepter une possible défaite de l'Ukraine (soutenue par l'OTAN et en premier lieu par les États-Unis eux-mêmes), ce qui signifierait un affaiblissement de leur image en tant que première puissance mondiale auprès de ses alliés, ou d'entraîner une escalade de la guerre aux conséquences imprévisibles en cas d'implication directe de l'OTAN dans le conflit, ou de l'utilisation d'armes nucléaires. En même temps, au lieu que la guerre soit une démonstration de force qui aurait imposé une discipline à tous ses rivaux et aux puissances de deuxième et troisième ordre, les Etats-Unis sont confrontés à la guerre du Moyen-Orient, à l’attitude de défi d’Israël et à la possibilité de l'implication dans le conflit d'autres puissances régionales telles que l'Iran. Et si elle a pu pour l'instant imposer ses intérêts en Europe, les différentes puissances de l'UE ont entamé une course aux armements qui leur permettra peut-être un jour de résister à ces pressions. Cette situation n'échappe pas aux analystes américains :
Sur le champ de bataille lui-même, cette tendance à l'irrationalité s'est exprimée dans la tendance à reproduire à petite échelle des sièges tels que Stalingrad pendant la Seconde Guerre mondiale ou Verdun pendant la Première Guerre mondiale[26], comme à Bakhmout ou Marioupol, où, sous prétexte de la valeur plus ou moins stratégique de la place, on procède à des destructions systématiques avec leur cortège de morts et de blessés (à Bakhmout, on estime à des centaines de milliers le nombre de blessés graves et à plus de 50.000 le nombre de tués).
La classe ouvrière ukrainienne est très affaiblie par la désindustrialisation qui a suivi la désintégration de l'URSS et par le poids des campagnes idéologiques qui ont cherché à l'entraîner dans les luttes entre fractions de la bourgeoisie lors de la "révolution orange"[27] (2004), des protestations de l'Euromaïdan (fin 2013) et de la guerre de Crimée (2014). La déclaration de guerre de février n'a pas été combattue par des mobilisations de travailleurs, mais par la fuite massive de réfugiés. Bien qu'il y ait eu récemment des manifestations de femmes à Kiev appelant au retour des soldats du front, et que le gouvernement Zelenski ait de sérieuses difficultés à recruter des soldats, il ne faut pas s'attendre à une réponse des ouvriers à la guerre.
En ce qui concerne la Russie, malgré le black-out des informations, il semble que le prolétariat des principales concentrations industrielles souffre moins directement de la conscription et des bombardements, mais de plus en plus de l'intensification de l'exploitation et de la répression sur le lieu de travail, ainsi que de la perte de pouvoir d'achat. Sa réponse à la situation demeure pour le moment une inconnue ; mais ce qui est clair, d'après les faits jusqu'à présent, c'est qu'elle aura besoin d'un certain temps pour mûrir.
Il est donc déplacé d'attendre de la part du prolétariat de l'un ou l'autre des deux pays concernés une réponse qui mettrait fin à la guerre.
D'autre part, les luttes actuelles du prolétariat mondial dans les principaux pays ne sont pas non plus le produit d'une protestation contre la guerre. Le prolétariat mondial a pu arrêter la Première Guerre mondiale, mais sa lutte révolutionnaire en Russie et en Allemagne n'était pas directement le produit d'une réponse à la guerre, mais du développement de ses luttes revendicatives et de sa conscience face à l'effondrement du capitalisme. Dès que la bourgeoisie allemande a réussi à séparer la lutte contre la guerre de la lutte révolutionnaire à l'arrière, la paix a été utilisée contre la révolution.
Aujourd'hui les travailleurs des principaux pays, depuis l'été de la colère en Grande-Bretagne[28], ont entamé une dynamique de luttes pour la défense de leurs conditions de vie, qui s'est confirmée notamment par les luttes contre la réforme des retraites en France et les luttes aux Etats-Unis (automobile, santé, éducation, etc.). Les luttes se sont développées malgré la guerre en Ukraine, et l'implication de différents pays dans le financement et l'envoi d'armes pour la guerre commence à nourrir la réflexion sur le rapport entre sacrifices et guerre au sein du prolétariat.
Hic Rhodes
29.12.2023
[1] Blitzkrieg ; terme allemand désignant une campagne militaire rapide et énergique ayant pour objectif une victoire claire qui évite la possibilité d'une guerre totale (Wikipedia).
[2] Selon une étude de l'université d'Uppsala (Suède) basée sur les conflits entre 1946 et 2021, 26 % des guerres entre États se terminent en moins d'un mois, et 25% en un an ; mais elle montre aussi que si le conflit dure plus d'un an, il a tendance à s'éterniser pendant au moins une décennie.
[3] An Unwinnable War, article de Samuel Charap, (RAND Corporation), publié dans Foreign Affairs, juillet/août 2023. L’auteur a fait partie de l'équipe de planification politique du département d'État américain pendant l'administration Obama.
[4] "Le bloc a fourni une aide militaire à l'Ukraine - c'est la première fois que les institutions européennes fournissent directement une aide militaire (même létale) à un État, et met fin à sa réticence à s'impliquer militairement pour soutenir un État tiers en guerre" (« How the Ukraine war made the EU rethink everything », article publié dans The Guardian weekly, du 6 octobre 2023.
[5] 18 États membres de l'UE forment des soldats ukrainiens (selon The Guardian weekly, idem).
[6] How wars Don't End, article de Margaret MacMillan, professeur émérite d'histoire internationale à Oxford, publié dans Foreign Affairs, juillet/août 2023.
[7] Les soldats du dirigeant tchétchène Kadyrov
[8] The Treacherous Path to a Better Russia, article de Andrea Kendall-Taylor et Erica Frantz, paru dans Foreign Affairs juillet/août 2023. Andrea Kendall est attachée supérieure et directrice du programme de sécurité transatlantique au Center for a New American Security. De 2015 à 2018, elle a été responsable nationale adjointe du renseignement pour la Russie et l'Eurasie au National Intelligence Council, au sein de la direction des services fédéraux américains du renseignement. Erica Frantz est professeur associé de sciences politiques à l'université de l'État du Michigan.
[9] Voir note 3
[10] Loin du front, la société ukrainienne coupée en deux, Le Monde Diplomatique, Novembre 2023
[11] L'un des journalistes qui a assisté au siège de Marioupol jusqu'à la fin raconte qu'"à un moment donné, les gens ne savaient pas qui blâmer pour les bombardements, les Russes ou les Ukrainiens" (A harrowing film exposes the brutality of Russia's war in Ukraine, Vox-Voxmedia, à propos d'un documentaire sur la prise de Marioupol).
[12] "Il y a aujourd'hui plus de mines terrestres en Ukraine que presque partout ailleurs sur la planète", Vox (Voxmedia)
[13] Voir : La guerre d'Ukraine, un pas de géant vers la barbarie et le chaos général [55], Revue internationale 168. La citation est d'Iryna Stavchuk, ministre ukrainienne de l'environnement et des ressources naturelles, publiée dans "Les guerres contre nature", Le Monde 11 juin 2022.
[14] Voir note 7
[15] Voir : Rapport à la Conférence de la gauche communiste de France de juillet 1945, dans Il y a 50 ans : les véritables causes de la 2eme guerre mondiale [56], Revue internationale 59.
[16] L'industrie d'armement russe monte en puissance, Le Monde du 4 novembre 2023.
[17] The Myth of Russian decline, par Michael Kofman et Andrea Kendall-Taylor (Center for a New American Security), Foreign Affairs, novembre/décembre 2021.
[18] Voir : Signification et impact de la guerre en Ukraine [27] ; Revue Internationale 169, 2022.
[19] Référence mentionnée dans la note 3
[20] Il est à présent avéré que ce sabotage était d'origine Ukrainienne, sans qu'il soit clairement établi si ce fut avec l'assentiment du gouvernement (cf. Le Figaro international [57])
[21] Voir note 15, Rapport sur la situation internationale, Gauche Communiste de France, juillet 1945, également cité dans "Militarisme et décomposition (mai 2022)". Revue internationale 168, 2022.
[22] Militarisme et décomposition [25], Revue internationale 168, mai 2022.
[23] L'Ukraine craint une nouvelle plongée dans le froid et l'obscurité, titre du Washington Post , mercredi 11 octobre 2023.
[24] Ukraine, le système éducatif fait front, article de Qubit, revue scientifique hongroise, publié dans Courrier International 1275, du 23 au 29 novembre 2023
[25] Voir note 2 : selon une étude de l'université d'Uppsala (Suède) basée sur les conflits de 1946 à 2021, 26% des guerres entre États se terminent en moins d'un mois, et 25% en un an ; mais elle montre aussi que si le conflit dure plus d'un an, il a tendance à s'éterniser pendant au moins une décennie
[26] L'expression "saigner à blanc", utilisée par Hillary Clinton pour désigner l'objectif des Etats-Unis vis-à-vis de la Russie dans cette guerre, a été utilisée par Erich von Falkenhayn, chef d'état-major allemand, lors du siège de la forteresse de Verdun pendant la Première Guerre mondiale face à la France, qu'il voulait contraindre à l'épuisement de ses forces. L'échec de l'offensive allemande s'est soldé par un carnage causant la perte de 750.000 hommes (tués, blessés et disparus) dont 143.000 tués allemands et 163.000 français.
[27] Élections aux Etats-Unis et en Ukraine - L'impasse croissante du capitalisme mondial [58] ; Revue internationale 120, 1er trimestre 2005
[28] Les luttes de l'été 2022 en Grande-Bretagne, qui, sous le slogan "trop c'est trop", ont marqué une rupture avec 40 ans de passivité après la défaite des grèves de mineurs de 1983, ont été appelées l'été de la colère ; ce terme fait référence aux luttes de 1978-1979 qui étaient désignées du nom d'hiver du mécontentement.
Israël et Gaza depuis le 7 octobre 2023 : la guerre dans toute son abomination, une explosion de barbarie. Ce jour-là, au nom d’une « juste vengeance » contre « les crimes de l’occupation sioniste », des milliers de « combattants » fanatisés du Hamas et de ses alliés déferlaient sur les localités israéliennes entourant la bande de Gaza, répandant la terreur et commettant des crimes d’une sauvagerie sans aucune limite sur des civils sans défense. Les escouades d’assassins du Hamas à peine repoussées, Tsahal déchaînait à son tour toute sa puissance meurtrière sur la bande de Gaza au nom du combat de « la civilisation démocratique » contre « les forces des ténèbres » : « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence » déclarait le ministre de la défense israélien Yoav Galant le 9 octobre[1]. Depuis plus de trois mois à l’heure où nous rédigeons ces lignes, l’aviation et l’artillerie israéliennes pilonnent jours et nuits l’enclave surpeuplée contrôlée par le Hamas, massacrant sans distinctions civils et terroristes, tandis que les colonnes blindées de Tsahal progressent au milieu des ruines, tirant sur tout ce qui bouge. Des villes entièrement dévastées, des hôpitaux éventrés par des missiles, une foule de civils errant sous les bombes, sans eau, sans nourriture, des familles cherchant des proches sous les ruines ou pleurant partout leurs morts, … « Carthago delenda est » (« Carthage doit être détruite ») répétait obsessionnellement Caton l’Ancien ; cette même idée fixe semble hanter l’esprit des factions dirigeantes de la bourgeoisie israélienne. Après seulement trois mois de conflit, Gaza compte déjà proportionnellement plus de morts et de bâtiments détruits que Marioupol en Ukraine ou que les villes allemandes bombardées lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce paysage d’apocalypse, c’est celui du capitalisme du XXIe siècle.
Ces dizaines de milliers de civils gazaouis « éliminés », ces millions d’autres jetés sur des routes qui ne mènent nulle part, sont les victimes de l’État d’Israël, « la seule démocratie du Proche- et du Moyen-Orient », qui se prétend le dépositaire unique de la mémoire de l’Holocauste et de ses camps d’extermination. Depuis des décennies, les révolutionnaires le réitèrent : le capitalisme enfonce peu à peu l’humanité dans la barbarie et le chaos ! Au Moyen-Orient, le capitalisme dévoile l’avenir qu’il réserve à toute l’humanité ! La guerre de Gaza est l’illustration par excellence de l’intensification terrifiante de la barbarie que le capitalisme déchaîne dans sa phase ultime de sa décadence, la période de décomposition.
L’histoire du Moyen-Orient illustre de manière frappante l’expansion terrifiante du militarisme et des tensions guerrières, plus spécifiquement depuis l’entrée en décadence du capitalisme au début du 20e siècle. De fait, l’effondrement de l’Empire ottoman allait situer la région au centre des appétits et des confrontations impérialistes[2].
En particulier, après la Seconde Guerre mondiale, la région est marquée par l’implantation du nouvel État d’Israël et les guerres israélo-arabes successives en 1948, 1956, 1967 et 1973 (sans oublier l’invasion du Liban par Israël en 1982) et elle a constitué une zone centrale pour la confrontation entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. Des années 1950 aux années 1970, l’Union Soviétique et son bloc tenteront de manière persistante de s’implanter dans la région en soutenant le nationalisme arabe et en particulier les fedayin palestiniens et l’Organisation de Libération de la Palestine. Ces tentatives se sont heurtées à une forte opposition des États-Unis et du bloc occidental, qui ont fait de l’État d’Israël un des fers de lance de leur politique. À la fin des années 1970 et au cours des années 1980, le bloc américain s’assure progressivement du contrôle global du Moyen-Orient et réduit progressivement l’influence du bloc soviétique, même si la chute du Shah et la “révolution iranienne” en 1979 privent non seulement le bloc américain d’un bastion important mais annoncent, à travers la venue au pouvoir du régime rétrograde des mollahs, la décomposition croissante du capitalisme. Cette offensive du bloc américain « a pour objectif de parachever l’encerclement de l’URSS, de dépouiller ce pays de toutes les positions qu’il a pu conserver hors de son glacis direct. Cette offensive a pour priorité une expulsion définitive de l’URSS du Moyen-Orient, une mise au pas de l’Iran et la réinsertion de ce pays dans le bloc américain comme pièce importante de son dispositif stratégique »[3].
Après l’implosion du bloc soviétique fin 1989, les années 1990, sont marquées par l’expansion spectaculaire des manifestations de la période de décomposition du capitalisme et, dans ce cadre, le « rapport sur les tensions impérialistes » du 20e congrès du CCI constatait déjà en 2013 : « Le Moyen-Orient est une terrible confirmation de nos analyses à propos de l’impasse du système et de la fuite dans le “chacun pour soi ». Il les illustre effectivement de manière saisissante à travers les caractéristiques centrales de cette phase :
Dans cette dynamique de confrontations croissantes au Moyen-Orient, Israël a joué un rôle capital. Premier lieutenant des Américains dans la région, Tel-Aviv était appelée à être la clé de voûte d’une région pacifiée à travers les accords d’Oslo et de Jéricho-Gaza de 1993, un des plus beaux succès de la diplomatie américaine dans la région, qui accordaient un début d’autonomie aux Palestiniens et les intégraient ainsi dans l’ordre régional conçu par l’Oncle Sam. Au cours de la seconde partie des années 1990 toutefois, après l’échec de l’invasion israélienne du Sud-Liban, la droite israélienne “dure” arrive au pouvoir (premier gouvernement Netanyahou de 1996 à 1999) contre la volonté du gouvernement américain qui soutenait Shimon Peres. La droite fera tout, à partir d’alors, pour saboter le processus de paix avec les Palestiniens :
Dans cette perspective, le démantèlement unilatéral des colonies à Gaza par le gouvernement Sharon en 2004 n’était en rien un geste de conciliation, comme la propagande israélienne l’a présenté mais au contraire le produit d’un calcul cynique pour geler ultérieurement les négociations sur le règlement politique du conflit : le retrait de Gaza « signifie le gel du processus politique. Et lorsque vous gelez ce processus, vous empêchez la création d’un État palestinien et toute discussion sur les réfugiés, sur les frontières et sur Jérusalem »[4].
Par ailleurs, les islamistes refusant l’existence d’un État juif en terre d’Islam, tout comme les sionistes messianiques un État palestinien en terre d’Israël, donnée par Dieu aux Juifs, ces deux factions sont donc des alliés objectifs dans le sabotage de la « solution à deux États ». Aussi, les fractions de droite de la bourgeoisie israélienne ont fait tout leur possible pour renforcer l’influence et les moyens du Hamas, dans la mesure où cette organisation était, comme eux, totalement opposée aux accords d’Oslo : les premiers ministres Sharon et Olmert ont interdit en 2006 à l’Autorité palestinienne de déployer à Gaza un bataillon supplémentaire de police pour s’opposer au Hamas et ont autorisé le Hamas à présenter des candidats aux élections en 2006. Lorsqu’en 2007, le Hamas a organisé à Gaza un coup de force pour « éliminer l’autorité palestinienne et asseoir leur pouvoir absolu, le gouvernement israélien a refusé d’épauler la police palestinienne. Quant aux fonds financiers qataris dont le Hamas avait besoin pour pouvoir gouverner, l’État hébreux a permis leur transfert régulier vers Gaza sous la protection de la police israélienne.
La stratégie israélienne est claire : Gaza offert au Hamas, l’Autorité palestinienne est affaiblie, avec un contrôle limité en Cisjordanie. Netanyahou lui-même a ouvertement revendiqué cette politique : « Quiconque veut contrecarrer la création d’un État palestinien doit soutenir le renforcement du Hamas et transférer de l’argent au Hamas. Cela fait partie de notre stratégie »[5] . La fuite en avant des fractions de droite de la bourgeoisie israélienne au pouvoir dans le suivi de leur propre politique impérialiste, en opposition avec les intérêts de Washington, en particulier avec les gouvernements Netanyahou successifs de 2009 à aujourd’hui, est une caricature de la gangrène de la décomposition qui ronge l’appareil politique de la bourgeoisie. L’État d’Israël et le Hamas, à des moments et avec des moyens différents, ont tous deux pratiqué la politique du pire qui devait déboucher sur les massacres atroces d’aujourd’hui.
Dans la perspective de la priorité accordée à l’endiguement de l’Iran, Trump a mené une politique d’appui inconditionnel à cette politique de la droite israélienne, en fournissant à l’État hébreu et à ses dirigeants respectifs des gages de soutien indéfectible sur tous les plans : fourniture d’équipements militaires dernier cri, reconnaissance de Jérusalem-Est comme capitale et de la souveraineté israélienne sur le plateau syrien du Golan. Il a appuyé la politique d’abandon des accords d’Oslo, de la solution des « deux États » (israélien et palestinien) en « terre sainte ». L’arrêt de l’aide américaine aux Palestiniens et à l’OLP et la négociation des « accords d’Abraham », une proposition d’un « big deal » impliquant l’abandon de toute revendication de création d’un État palestinien et l’annexion par Israël de larges parties de la Palestine en échange d’une aide économique américaine « géante », visait essentiellement à faciliter le rapprochement de facto entre les comparses saoudien et israélien : « Pour les monarchies du Golfe, Israël n’est plus l’ennemi. Cette grande alliance a débuté depuis bien longtemps en coulisses, mais n’a pas encore été jouée. Le seul moyen pour les Américains d’avancer dans la direction souhaitée est d’obtenir le feu vert du monde arabe, ou plutôt de ses nouveaux leaders, MBZ (Émirats) et MBS (Arabie) qui partagent la même vision stratégique pour le Golfe, pour qui l’Iran et l’islam politique sont les menaces principales. Dans cette vision, Israël n’est plus un ennemi, mais un potentiel partenaire régional avec qui il sera plus facile de contrecarrer l’expansion iranienne dans la région. […] Pour Israël, qui cherche depuis des années à normaliser ses relations avec les pays arabes sunnites, l’équation est simple : il s’agit de chercher une paix israélo-arabe, sans forcément obtenir la paix avec les Palestiniens. Les pays du Golfe ont de leur côté revu à la baisse leurs exigences sur le dossier palestinien. Ce “plan ultime” […] semble aspirer à établir une nouvelle réalité au Moyen-Orient. Une réalité fondée sur l’acceptation par les Palestiniens de leur défaite, en échange de quelques milliards de dollars, et où Israéliens et pays arabes, principalement du Golfe, pourraient enfin former une nouvelle alliance, soutenue par les États-Unis, pour contrecarrer la menace de l’expansion d’un empire perse moderne »[6].
Cependant, comme nous le soulignions déjà en 2019, ces accords, qui étaient une pure provocation au niveau international (abandon d’accords internationaux et de résolutions de l’ONU) comme régional, ne pouvaient que réactiver à terme la pomme de discorde palestinienne, instrumentalisée par tous les impérialismes régionaux (l’Iran bien sûr, mais aussi la Turquie et même l’Égypte) contre les États-Unis et leurs alliés. De plus, ils ne pouvaient qu’enhardir le comparse israélien dans ses propres appétits impérialistes et qu’intensifier les confrontations, par exemple avec l’Iran : « Ni Israël, hostile au renforcement du Hezbollah au Liban et en
Syrie, ni l’Arabie Saoudite ne peuvent tolérer cette avancée iranienne »[7]. Les accords d’Abraham ont irrémédiablement semé les graines de la tragédie actuelle de Gaza.
L’attaque suicidaire du Hamas et les représailles aveugles d’Israël apparaissent comme l’expression d’une dynamique d’affrontement impérialiste chaotique et imprévisible, dépourvue de toute rationalité : en effet, ces trois mois de destructions et de massacres autour de la bande de Gaza ne relèvent à l’évidence pas d’un processus graduel d’alignement derrière un chef de file dominant ou d’adhésion à un bloc impérialiste en formation, mais illustrent au contraire l’explosion du « chacun pour soi » impérialiste, en interrelation croissante avec une exacerbation du militarisme, une multiplication de secousses économiques et une perte de contrôle croissante de bourgeoisies nationales sur leur appareil politique. Ces confrontations sanglantes en sont le produit à la fois inévitable et irrationnel, car aucun des protagonistes ne peut réellement en tirer des avantages stratégiques durables (sans parler des conséquences économiques, qui risquent d’être catastrophiques pour tous).
Si nous considérons d’abord les belligérants directs, il est clair que le choix de la politique du pire ne bénéficiera en fin de compte à aucun d’entre eux, mais produira une extension terrifiante des destructions et de la barbarie :
La situation n’est guère différente pour les autres protagonistes impliqués dans ce conflit :
Les États-Unis se retrouvent aujourd’hui mis au pied du mur par Israël, contraints de soutenir la politique irresponsable de Netanyahou de « nettoyage ethnique ». Biden lui-même l’a reconnu lors de sa conférence de presse du 12 décembre dernier : « Ils veulent non seulement se venger de ce que le Hamas a fait, mais aussi de tous les Palestiniens. Ils ne veulent pas d’une solution à deux États ». L’administration américaine accorde peu de confiance à la clique de Netanyahou qui risque de mettre le feu à la région, tout en comptant sur le soutien militaire et diplomatique américain en cas d’aggravation du conflit. Aussi, Biden insiste régulièrement sur le fait que « ces bombardements aveugles font perdre à Israël son soutien international ». La guerre à Gaza est donc un nouveau point de pression sur la politique impérialiste des États-Unis, qui pourrait s’avérer calamiteux en cas d’élargissement du conflit. Washington devrait alors assumer une présence militaire considérable et un soutien à Israël qui ne pourraient que peser, non seulement sur l’économie américaine, mais également sur son soutien à l’Ukraine et, plus encore, sur sa stratégie pour endiguer l’expansion de la Chine.
Bref, non seulement aucun État n’a quelque chose à gagner dans ce conflit sans issue, mais la poursuite du conflit ne peut mener qu’à une extension de celui-ci et à encore plus de destructions et de barbarie.
Ceci vaut en premier lieu pour Israël, comme le souligne M. Steinberg, l’un des meilleurs experts israéliens du dossier palestinien : « En poussant leur principal ennemi à surréagir, les organisations terroristes cherchent à le délégitimer aux yeux de l’opinion internationale. Cela leur accorde en retour une forme de légitimité. Si Israël ne se retire pas de Gaza, il va faire face à une forme de guérilla omniprésente, dont l’objectif sera de l’embourber dans une situation identique à celle qu’il a connue dans le Sud du Liban. Cela représenterait une menace pour les relations avec l’Égypte et la Jordanie, pouvant aller jusqu’à remettre en question les traités de paix avec ces pays. Le Hamas en sortira renforcé »[9]. Si pour Israël, le risque de rester « bloqué dans l’engrenage infernal des années Netanyahou » peut mener à « l’isolement, l’effondrement économique et social »[10], pour le Moyen-Orient, une telle perspective d’extension du conflit à l’ensemble de la région engendrerait une nouvelle spirale de barbarie, un embrasement de la guerre dominée par le « chacun pour soi », la déstabilisation de nombreux États, voire de régions toujours plus étendues de la planète, avec des pénuries, des famines, des millions de réfugiés, des conséquences immédiates particulièrement dévastatrices pour l’ensemble de l’économie mondiale, compte tenue de l’importance de la zone dans la production d’hydrocarbures et dans le transport naval mondial, et enfin l’importation du conflit en Europe, avec une série d’attentats meurtriers et d’affrontements communautaires.
Le risque d’un embrasement généralisé du Moyen-Orient n’est pas négligeable et s’accroît avec l’installation de la guerre dans la durée. Et le danger d’extension du conflit se précise : les tirs du Hezbollah sont quotidiens et, face à ces vagues de missiles, le ministre de la défense israélien a menacé d’envahir le Sud-Liban ; Israël a « liquidé » un des chefs du Hamas par une attaque de drones sur un quartier de Beyrouth contrôlé par le Hezbollah ; des attentats à la bombe sont perpétrés en Iran; les Houthis du Yémen attaquent les navires de commerce et les pétroliers à l’entrée de la Mer Rouge, provoquant la constitution d’une « coalition internationale » impliquant les États-Unis, la Grande-Bretagne et d’autres États européens pour « garantir la libre circulation » dans cette artère vitale pour l’économie mondiale.
Loin de toute « cohérence de blocs » qui prévalait jusqu’à l’effondrement de l’URSS, tous les acteurs locaux sont prêts à appuyer sur la gâchette. Surtout, le conflit risque d’ouvrir un nouveau front, avec l’Iran et ses alliés en embuscade, susceptible d’affaiblir davantage le leadership américain. Les tensions politiques au sein de la bourgeoisie américaine et les difficultés qui en découlent pour la maîtrise du jeu politique sont elles-mêmes d’ailleurs un facteur puissant qui ravive l’instabilité. Elles limitent la liberté d’action de l’administration Biden et poussent les factions israéliennes au pouvoir (comme Poutine d’ailleurs pour le conflit en Ukraine) à temporiser dans l’espoir d’un retour de Donald Trump à la présidence. Washington tente bien sûr d’empêcher que la situation échappe à tout contrôle…, ambition parfaitement illusoire à terme, compte tenu de la dynamique funeste dans laquelle sombre le Moyen-Orient.
Quelles que soient les actions entreprises, la dynamique de déstabilisation est inéluctable. Il s’agit donc bien fondamentalement d’une nouvelle étape significative dans l’accélération du chaos mondial. Ce conflit montre à quel point chaque État applique de plus en plus, pour défendre ses intérêts, une politique de « terre brûlée », en cherchant, non plus à gagner en influence ou conquérir des intérêts, mais à semer le chaos et la destruction chez ses rivaux. Cette tendance à l’irrationalité stratégique, aux visions à court terme, à l’instabilité des alliances et au « chacun pour soi » n’est pas une politique arbitraire de tel ou tel État, ni le produit de la seule stupidité de telle ou telle fraction bourgeoise au pouvoir. Elle est la conséquence des conditions historiques, celles de la décomposition du capitalisme, dans lesquelles s’affrontent tous les États. Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, cette tendance historique et le poids du militarisme sur la société se sont profondément aggravés. La guerre de Gaza confirme à quel point la guerre impérialiste est désormais le principal facteur de déstabilisation de la société capitaliste. Produit des contradictions du capitalisme, le souffle de la guerre nourrit en retour le feu de ces mêmes contradictions, accroissant, par le poids du militarisme, la crise économique, le désastre environnemental, le démembrement de la société. Cette dynamique tend à pourrir tous les pans de la société, à affaiblir toutes les nations, à commencer par la première d’entre elles : les États-Unis.
Depuis des années, la situation de la population en général et de la classe ouvrière est dramatique dans la région, surtout en Irak, en Syrie, au Liban ou en Égypte. En Palestine, le Hamas a réprimé dans le sang des manifestations contre la misère, comme en mars 2019, alors que ses dirigeants mafieux se gavent d’aides internationales (le Hamas est une des plus riches organisations terroristes de la planète). Aujourd’hui, partout dans le monde, les travailleurs sont appelés par la bourgeoisie à choisir un camp : la « résistance palestinienne » ou la « démocratie israélienne ». Comme s’il n’y avait d’autres choix que de soutenir l’une ou l’autre de ces cliques bourgeoises sanguinaires.
D’un côté, le gouvernement israélien justifie le carnage en affirmant venger les victimes du 7 octobre et empêcher les terroristes du Hamas d’attenter à nouveau à la « sécurité de l’État hébreu ». Tant pis pour les dizaines de milliers de victimes innocentes ! La sécurité d’Israël vaut bien un massacre ! De l’autre côté, on affirme : « Nous ne défendons pas le Hamas, nous défendons le droit du « peuple palestinien » à disposer de lui-même », espérant faire oublier que « le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même » n’est qu’une formule destinée à dissimuler la défense de ce qu’il faut bien appeler l’État de Gaza ! Les intérêts des prolétaires en Palestine, en Israël ou dans n’importe quel autre pays du monde ne se confondent en rien avec ceux de leur bourgeoisie et leur État. Une bande de Gaza « libérée » ne signifierait rien d’autre que consolider l’odieux régime du Hamas ou de toute autre faction de la bourgeoisie gazaouie.
Mais certains argumenteront que « la lutte d’un pays colonisé pour sa libération » porte atteinte à « l’impérialisme des États colonisateurs ». En vérité, comme cet article le montre tout au long du texte, l’attaque du Hamas s’inscrit dans une logique impérialiste qui dépasse largement ses seuls intérêts. « Toutes les parties de la région ont les mains sur la gâchette », affirmait, fin octobre, le ministre des Affaires étrangères iranien. Aussi faible soit-il face à la puissance de Tsahal, le Hamas, comme toute bourgeoisie nationale depuis l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, ne peut nullement, comme par magie, se soustraire aux rapports impérialistes qui régissent toutes les relations internationales. Soutenir l’État palestinien, c’est se ranger derrière les intérêts impérialistes de Khamenei, de Nasrallah et encore de Erdogan ou même Poutine qui se frotte les mains. Il n’y a pas à choisir entre cette bande gazaouie de fous furieux assoiffés de fric et de sang et la clique d’illuminés et de corrompus de Netanyahou.
Pour parachever le carcan nationaliste dans lequel la bourgeoisie cherche à enfermer la classe ouvrière, il y a enfin les campagnes pacifistes : « Nous ne soutenons aucun camp ! Nous réclamons un cessez-le-feu immédiat ! » Les plus naïfs s’imaginent sans doute que l’enfoncement accéléré du capitalisme dans la barbarie vient du manque de « bonne volonté » des assassins à la tête des États, voire d’une « démocratie défaillante ». Les plus malins savent parfaitement quels sordides intérêts ils défendent. Il en est ainsi, par exemple, du président Biden, fournisseur de missiles à sous-munitions en Ukraine, « horrifié » par les « bombardements aveugles » à Gaza tout en continuant à fournir les indispensables munitions. Et si Biden a haussé le ton face à
Netanyahou, ce n’est pas pour « préserver la paix dans le monde », c’est pour mieux concentrer ses efforts et ses forces militaires en direction de son rival chinois dans le Pacifique, comme face à l’encombrant allié russe de Pékin en Ukraine. Il n’y a donc rien à espérer de la « paix » sous la férule du capitalisme, pas plus qu’après la victoire de tel ou tel camp. La bourgeoisie n’a pas de solution à la guerre !
La solution ne viendra pas des prolétaires de Gaza, écrasés sous les bombes ou de ceux d’Israël, atterrés par les massacres barbares du Hamas et entraînés dans les campagnes chauvines, tout comme c’est le cas des prolétaires d’Ukraine ou de Russie. Elle ne peut venir que de la classe ouvrière internationale, dans le rejet de l’austérité et des sacrifices que le développement des secousses économiques et du militarisme entraîne.
A travers la série inédite de luttes dans de nombreux pays, au Royaume-Uni avec une année de mobilisations, en France contre la réforme des retraites, aux États-Unis contre l’inflation notamment, au Canada, en Scandinavie ou au Bangladesh récemment, la classe ouvrière montre qu’elle est capable de se battre, si ce n’est contre la guerre et le militarisme eux-mêmes, du moins contre les conséquences économiques de la guerre, contre les sacrifices exigés par la bourgeoisie pour alimenter son économie de guerre. C’est une étape fondamentale dans le développement de la combativité et, à terme, de la conscience de classe. La guerre au Moyen-Orient, avec l’approfondissement de la crise et les besoins supplémentaires en armements qu’elle va engendrer aux quatre coins de la planète, ne fera qu’accroître les conditions objectives de cette rupture avec les décennies passées dans les réactions du prolétariat[11].
La classe ouvrière n’est pas morte ! À travers ses luttes, le prolétariat se confronte aussi à ce qu’est la véritable solidarité de classe. Or, face à la guerre, la solidarité des ouvriers ne va ni aux Palestiniens, ni aux Israéliens. Elle va aux ouvriers de Palestine et d’Israël, comme elle va aux ouvriers du monde entier. La solidarité avec les victimes des massacres, ce n’est certainement pas entretenir les mystifications nationalistes qui ont conduit des ouvriers à se placer derrière une clique bourgeoise. La solidarité ouvrière passe avant tout par le développement du combat contre le système capitaliste, responsable de toutes les guerres. La Gauche Communiste l’affirmait déjà clairement dans les années 1930 : « Pour le vrai révolutionnaire, naturellement, il n'y a pas de question « palestinienne », mais uniquement la lutte de tous les exploités du Proche-Orient, arabes ou juifs y compris, qui fait partie de la lutte plus générale de tous les exploités du monde entier pour la révolte communiste »[12]. La lutte révolutionnaire ne peut surgir d’un claquement de doigts. Elle ne découlera certainement pas de l’adhésion aux camps nationalistes ou impérialistes prônés par la bourgeoisie ; elle ne peut, aujourd’hui, que passer par le développement des luttes ouvrières, contre les attaques économiques de plus en plus dures que lui assène la bourgeoisie. Les luttes d’aujourd’hui préparent la révolution de demain !
07.01.2024 / R. Havanais
[1] « Un journal non aligné », Le Monde diplomatique, novembre 2023.
[2] Pour un aperçu plus détaillé des rapports impérialistes dans la région jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, cf. les “ N [69]otes sur l’histoire [69] des conflits impérialistes au Moyen [69]- [69]Orient, 1e partie [69]e [69]t Notes sur l’histoire des conflits impérialistes au Moyen [70]- [70]Orient, 2e partie [70]” [70], Revue internationale n°115, 2003 et n°117, 2004.
[3] “ [71]Résolution sur la situation internationale, 6 [71]e [71] congrès du CCI [71]” [71], Revue internationale n° 44, 1986.
[4] Dov Weissglas, conseiller proche du premier ministre Sharon, dans le quotidien Haaretz, le 8 octobre 2004. Cité dans Ch. Enderlin, « [72]L [72]’ [72]erreur stratégique d [72]’ [72]Israël [72]» [72], Le Monde diplomatique, janvier 2024.
[5] Netanyahou aux députés du Likoud le 11 mars 2019, propos rapportés par le quotidien israélien Haaretz du 9 octobre dernier.
[6] Extrait du quotidien libanais L’Orient-Le Jour, 18 juin 2019.
[7] « [73]23 [73]e [73] congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale [73] » [73], Revue internationale n° 164, 2019.
[8] Le Monde diplomatique, juin 2020.
[9] Citation reprise de Ch. Enderlin, « L [72]’ [72]erreur stratégique d [72]’ [72]Israël [72] » [72], Le Monde diplomatique, janvier 2024.
[10] Le chercheur T. Persico, dans Ch. Enderlin, « L [72]’ [72]erreur stratégique d [72]’ [72]Israël [72] » [72], Le Monde diplomatique, janvier 2024.
[11] Pour développer la réflexion sur la réalité de la rupture qui s’opère actuellement au sein de la classe ouvrière, lire le « Rapport sur [74] la lutte de classe pour le 25 [74]e [74] congrès du CCI [74] », Revue internationale n°170, 2023.
[12] « [75]Le conflit Juifs/ Arabes [75] : la position des internationalistes dans les années 1930 [75] » (repris de Bilan n°30 et 31, 1936), Revue internationale n°110, 2002.
Les affrontements terribles qui ensanglantent encore une fois le Proche-Orient viennent confirmer à nouveau ce qu'écrivait la grande révolutionnaire Rosa Luxemburg dans sa prison, en 1915.
Les miliciens du Hamas qui ont commis, le 7 octobre 2023, des crimes atroces contre des populations civiles israéliennes, femmes, enfants, vieillards, n'ont pu se conduire avec une telle barbarie qu'à la suite d'un conditionnement, d'un lavage de cerveau systématique de la part de l'organisation islamiste qui dirige la bande de Gaza.
De même si, aujourd'hui, la grande majorité de la population israélienne approuve les bombardements criminels et l'offensive terrestre dont sont victimes les habitants de Gaza, et qui ont fait déjà des milliers de morts civils, c'est parce qu'elle a subi un terrible traumatisme avec le massacre du 7 octobre mais aussi parce qu'elle aussi a été victime d'un conditionnement pendant des décennies de la part des autorités israéliennes et des différents partis de la bourgeoisie.
Aujourd'hui, avec la guerre entre l'État d'Israël et le Hamas, nous sommes une nouvelle fois témoins de l'utilisation par les différentes forces politiques qui défendent la perpétuation de l'ordre capitaliste d'une méthode que la classe exploiteuse a utilisée à grande échelle depuis le début du 20e siècle pour justifier la barbarie guerrière : la mise en évidence des atrocités commises par "l'ennemi" pour justifier ses propres atrocités. Et les exemples ne manquent pas tout au long du 20e siècle, le siècle où le système capitaliste est entré dans sa période de décadence.
Certes, la guerre a existé bien avant cette période et ses justifications par ceux qui les dirigeaient l'ont toujours accompagnée mais les guerres du passé n'avaient jamais pris la forme d'une guerre totale, mobilisant toutes les ressources de la société et impliquant toute la population comme c'est devenu le cas à partir de 1914. Et c'est au cours de la Première Guerre mondiale que la propagande permettant de mobiliser les plus larges secteurs de la population d'un pays a été prise en charge de façon organisée et systématique par les gouvernements des pays belligérants.
Nous avons déjà consacré dans notre presse un article très fouillé sur la propagande destinée, "en vue d'un meurtre systématique", à "produire une ivresse appropriée chez des hommes normalement constitués", comme l'écrivait Rosa Luxembourg. Nous engageons nos lecteurs à prendre connaissance de la totalité de cet article, "Naissance de la démocratie totalitaire [96]"[1], publié en 2015, dont nous ne citerons ici que quelques courts extraits.
En particulier, cet article cite abondamment un ouvrage d'Harold Lasswell publié en 1927 et intitulé "Propaganda technique in the World War [97]".
En voici quelques passages :
La lecture de ces passages, qui illustrent et complètent de façon remarquable les lignes de Rosa Luxemburg, pourrait laisser penser que Lasswell était un militant combattant le capitalisme. Il n'en est rien, c'était un universitaire américain éminent qui a publié de nombreux ouvrages de sciences politiques et a enseigné cette discipline de 1946 à 1958 à la prestigieuse université de Yale. Dans son ouvrage de 1927, en conclusion de ses travaux, il préconise un contrôle gouvernemental des techniques de communication (télégraphe, téléphone, cinéma et radio) et il a mis ses compétences au service de la bourgeoisie américaine tout au long de sa vie, notamment au cours de la Seconde Guerre mondiale où il était directeur de recherche sur la communication et la guerre au sein de la Library of Congress (la principale et prestigieuse bibliothèque des États-Unis) en même temps qu'il travaillait dans les services de propagande de l'armée.
Comme l'expriment de façon lumineuse les écrits de Lasswell, il s'agit pour chaque État menant la guerre de présenter l'ennemi combattu comme l'incarnation du MAL de façon à se présenter lui-même comme le représentant éminent du BIEN. Les exemples sont nombreux dans l'histoire à partir de 1914 et nous ne pouvons en citer que quelques uns.
Comme le dit notre article de 2015, "la Grande-Bretagne utilisa à fond l'occupation de la Belgique par l'Allemagne, non sans une bonne dose de cynisme puisque en fait l'invasion allemande contrecarrait tout simplement les plans de guerre britanniques. Elle propagea des histoires d'atrocités les plus macabres : les troupes allemandes tuaient les bébés à coups de baïonnette, faisaient de la soupe avec les cadavres, attachaient les prêtres la tête en bas au battant de la cloche de leur propre église, etc.".
La bourgeoisie française ne fut pas en reste : dans une carte postale de propagande, on trouve un poème où un soldat explique à sa jeune sœur ce qu'est un "boche" (terme utilisé en France pour désigner l'Allemand et qui signifie "boucher").
Ce type de propagande s'est particulièrement développé à la suite des fraternisations qui avaient eu lieu sur le front au moment de Noël 1914 entre des unités allemandes, françaises et écossaises. Ce poème le dit clairement : on ne peut, en aucune façon, fraterniser avec des "monstres".
Par la suite, l'accumulation des cadavres des deux côtés a servi pour chaque État belligérant à justifier la diabolisation de l'ennemi. Dans chaque camp on louait l'héroïsme et le sacrifice de ses soldats dans la "nécessaire" mission de faire barrage aux "crimes" des soldats de l'autre camp. Tuer des êtres humains n'était plus un crime s'ils portaient un autre uniforme mais au contraire un "devoir sacré en défense de l'humanité et de la morale".
Cette diabolisation des peuples "ennemis" en vue de justifier la barbarie guerrière s'est maintenue tout au long du 20e siècle et au début du 21e siècle où la guerre est devenue une manifestation permanente de la plongée du capitalisme dans sa phase de décadence. La Seconde Guerre mondiale nous en offre un exemple à la fois éclairant et atroce. Pour la propagande bourgeoise d'aujourd'hui, il y avait un seul "Camp du MAL" : l'Allemagne nazie et ses alliés.
Le régime nazi était l'incarnation de la contre-révolution qui s'était abattue sur le prolétariat d'Allemagne après ses tentatives révolutionnaires de 1918-23. Une contre-révolution à laquelle les "démocraties" du "Camp du BIEN" avaient apporté toute leur contribution et qui a été parachevée par le nazisme. D'ailleurs, ces "démocraties" avaient longtemps estimé qu'elles pourraient s'entendre avec le régime hitlérien comme l'attestent les accords de Munich de 1938. Les atrocités commises par le régime nazi ont servi à la propagande des alliés pour justifier leurs propres atrocités. En particulier, l'extermination des juifs d'Europe par ce régime, expression la plus concentrée de la barbarie dans laquelle la décadence du système capitaliste a plongé la société humaine, a constitué un argument massif et présenté comme "irréfutable" de la nécessité pour les Alliés de détruire l'Allemagne, ce qui passait notamment par l'assassinat de dizaines de milliers de civils sous les bombes du Camp du BIEN. Après la guerre, lorsque les populations des pays "vainqueurs" ont eu connaissance des crimes commis par leurs dirigeants, on leur a expliqué que les effroyables massacres de populations civiles (notamment les bombardements de Hambourg entre le 25 juillet et le 3 août 1943 et ceux de Dresde du 13 au 15 février 1945 qui, utilisant massivement des bombes incendiaires, visaient essentiellement les civils faisant au total plus de 100 000 morts) se justifiaient par la barbarie du régime nazi. Ces mêmes dirigeants ont organisé une propagande massive sur les atrocités –réelles- commises par ce régime, et particulièrement l'extermination des populations juives.[2] Ils se gardaient bien, en revanche, de préciser que les Alliés n'ont strictement rien fait pour venir en aide à ces populations à qui la plupart des pays du Camp du BIEN ont refusé des visas d'entrée et qui ont même rejeté les propositions des dirigeants nazis de leur remettre des centaines de milliers de juifs.
Cette immonde hypocrisie de la bourgeoisie "démocratique" est très bien démontée, avec l'évocation de faits historiques avérés, dans un article intitulé "Auschwitz ou le grand alibi [98]" et paru en 1960 dans le n°11 de la revue Programme Communiste (organe du Parti Communiste International, bordiguiste)[3]. Voici la conclusion de cet article que nous soutenons pleinement :
En fait, cet article expose ce qui constitue une position fondamentale de la Gauche communiste : la dénonciation de l'idéologie antifasciste, dont l'évocation de la Shoah constitue un pilier, comme moyen de justifier la défense de la "démocratie" capitaliste. Ainsi, dès juin 1945, le numéro 6 de L’Étincelle, journal de la Gauche Communiste de France, l'ancêtre politique du CCI, avait publié un article intitulé "Buchenwald, Maïdaneck, démagogie macabre [99]" qui développait le même thème et que nous reproduisons ci-dessous :
La bourgeoisie internationale qui, lorsque la révolution d’Octobre éclata, en 1917, chercha tous les moyens possibles et imaginables pour l’écraser, qui brisa la révolution allemande en 1919 par une répression d’une sauvagerie inouïe, qui noya dans le sang l’insurrection chinoise prolétarienne ; la même bourgeoisie finança en Italie la propagande fasciste puis en Allemagne celle de Hitler ; la même bourgeoisie mit au pouvoir en Allemagne celui qu’elle avait désigné comme devant être pour son compte le gendarme de l’Europe ; la même bourgeoisie aujourd’hui enfin dépense des millions pour financer le montage d’une exposition "SS crimes hitlériens", les prises de vues et la présentation au public de films sur les "atrocités allemandes" (pendant que les victimes de ces atrocités continuent à mourir souvent sans soins et que les rescapés qui rentrent n’ont pas les moyens de vivre).
Cette même bourgeoisie, c’est elle qui a payé d’un côté le réarmement de l’Allemagne et de l’autre a bafoué le prolétariat en l’entraînant dans la guerre avec l’idéologie antifasciste, c’est elle qui de cette façon ayant favorisé la venue de Hitler au pouvoir s’est servie jusqu’au bout de lui pour écraser le prolétariat allemand et l’entraîner dans la plus sanglante des guerres, dans la boucherie la plus immonde que l’on puisse concevoir.
C’est toujours cette même bourgeoisie qui envoie des représentants avec des gerbes de fleurs, s’incliner hypocritement sur les tombes des morts qu’elle a elle-même engendrés parce qu’elle est incapable de diriger la société et que la guerre est sa seule forme de vie.
C’EST ELLE QUE NOUS ACCUSONS !
car les millions de morts qu’elle a perpétrés dans cette guerre ne sont qu’une addition à une liste déjà bien trop longue, hélas, des martyrs de la "civilisation", de la société capitaliste en décomposition.
Les responsables des crimes hitlériens ne sont pas les Allemands qui ont les premiers, en 1934, payé par 450.000 vies humaines la répression bourgeoise hitlérienne et qui ont continué à subir cette impitoyable répression quand celle-ci se portait en même temps à l’étranger. Pas plus que les Français, les Anglais, les Américains, les Russes, les Chinois ne sont responsables des horreurs de la guerre qu’ils n’ont pas voulue mais que leur bourgeoisie leur ont imposé.
Par contre, les millions d’hommes et de femmes qui sont morts à petit feu dans les camps de concentration nazis, qui ont été sauvagement torturés et dont les corps pourrissent quelque part, qui ont été frappé pendant cette guerre en combattant ou surpris dans un bombardement "libérateur", les millions de cadavres mutilés, amputés, déchiquetés, défigurés, enfouies sous la terre ou pourrissant au soleil, les millions de corps, soldats, femmes, vieillards, enfants.
La seule position pour le prolétariat n’est pas de répondre aux appels démagogiques tendant à continuer et à accentuer le chauvinisme au travers des comités antifascistes, mais la lutte directe de classe pour la défense de leurs intérêts, leur droit à la vie, lutte de chaque jour, de chaque instant jusqu’à la destruction du régime monstrueux du capitalisme." [5]
Aujourd'hui encore, l'État d'Israël (et ceux qui le soutiennent), invoque le souvenir de la Shoah pour justifier ses crimes. Les atrocités subies dans le passé par les populations juives sont un moyen de faire croire que cet État appartient au Camp du BIEN même lorsqu'il prend exemple sur les "démocraties" lors de la Seconde Guerre mondiale pour massacrer sous les bombes, de façon délibérée, les populations civiles. Et les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre lui ont permis de ranimer la flamme de façon spectaculaire au point de faire taire en Israël même la voix de ceux qui dénonçaient auparavant la politique criminelle de cet État, voire de les faire basculer dans le camp de la guerre à outrance.
Parallèlement, les ennemis d'Israël et ceux qui les soutiennent, et qui ont fait, pendant des décennies, leur fond de commerce de l'oppression et de l'humiliation des populations palestiniennes, qu'ils se rangent derrière les drapeaux islamiques ou les drapeaux "anti-impérialistes", trouvent aujourd'hui, avec les massacres commis par l'État hébreux à Gaza, les arguments de choc pour justifier leur soutien à un État palestinien, qui, comme tous les États, sera l'instrument de la classe exploiteuse pour opprimer et réprimer les exploités.
Pour justifier la barbarie guerrière, la propagande bourgeoise a fait, particulièrement depuis 1914, un usage massif du mensonge comme on l'a vu plus haut et comme on continue à le voir. Pensons, parmi de nombreux autres exemples, au mythe des "armes de destruction massive" agité par l'État américain en 2003 pour justifier l'invasion de l'Irak. Mais cette propagande est encore bien plus efficace lorsqu'elle peut s'appuyer sur les atrocités réelles commises par ceux qui sont désignés comme ennemis. Et ces atrocités ne sont pas près de disparaître; bien au contraire. A mesure que le système capitaliste s'enfonce dans sa décadence et sa décomposition, elles seront de plus en plus fréquentes et abominables. Elles seront, comme par le passé, utilisées par chaque secteur de la bourgeoisie pour justifier ses propres atrocités et les atrocités futures.
L'indignation, la colère contre ces atrocités sont légitimes et normales chez tout être humain. Mais il importe que les exploités, les prolétaires, soient capables de résister aux sirènes de ceux qui les appellent à combattre et tuer les prolétaires des autres pays, ou à se faire tuer dans ces combats. Aucune guerre dans le capitalisme ne sera jamais celle qui mettra fin aux guerres, la "der des ders" comme le prétendait la propagande des pays de l'Entente en 1914 ou comme l'a prétendu le Président Bush junior en 2003 qui prédisait "une ère de paix et prospérité" après l'élimination de Saddam Hussein (en fait, le massacre de centaines de milliers d'irakiens). La seule façon de mettre fin aux guerres et aux atrocités qu'elles provoquent, c'est de mettre fin au système qui les engendre, le capitalisme. Toute autre perspective ne fait que préserver la survie de ce système barbare.
(Fabienne, 24-11-2023)
[1] Revue Internationale 155
[2] L'utilisation par le Camp du BIEN américain de la bombe atomique qui a rasé les villes d'Hiroshima (6 août 1945 – entre 103 000 et 220 000 morts suivant différentes estimations) et Nagasaki (9 août - de 90 000 à 140 000 morts) ne pouvait évidemment pas se justifier par l'extermination des juifs de la part des autorités japonaises mais il fallait quand même lui donner une vocation "humanitaire". En effet, d'après les autorités américaines, elle a permis de sauver un million de vies des deux camps en hâtant la fin de la guerre. C'est un des mensonges les plus odieux sur la Seconde Guerre mondiale. En réalité, dès avant ces bombardements, le gouvernement japonais était prêt à capituler à condition que l'Empereur Hirohito conserve son trône. Les autorités américaines ont alors refusé cette condition. Il fallait absolument qu'elles puissent faire usage de la bombe atomique pour mieux connaître les "performances" de cette arme nouvelle et surtout pour envoyer un message d'intimidation à l'Union Soviétique dont le gouvernement américain prévoyait qu'elle serait le prochain ennemi. Pour sa part, Hirohito est resté sur son trône jusqu'à sa mort, le 7 janvier 1989, sans jamais être inquiété par les autorités américaines alors que sa participation personnelle aux crimes des armées japonaises a été clairement établie. Une dernière précision : si la capitale du Japon, Tokyo, n'a pas reçu de bombe atomique, c'est qu'elle était déjà pratiquement rasée par de multiples bombardement "classiques" (avec l'utilisation intensive de bombes incendiaires), et notamment ceux de mars 1945 qui firent autant de morts que celui d'Hiroshima.
[3] Cet article s'appuie notamment sur le livre "L'Histoire de Joël Brand" (Éditions du Seuil, 1957, traduit de l'allemand : Die Geschichte von Joel Brand, Verlag Kiepenheuer & Witsch, Köln-Berlin, 1956) décrivant les péripéties de ce juif hongrois qui organisait la fuite des juifs persécutés par les nazis. En mai 1944, Brandt est chargé par Adolf Eichmann de transmettre aux Alliés une proposition de "livraison" de centaines de milliers de juifs, une proposition refusée par les autorités britanniques.
[4] Référence au soulèvement de la population de Sétif, le 8 mai 1945, le jour même de la signature de l'armistice, et qui a été réprimée avec une violence extrême par le gouvernement français auquel participait le Parti "communiste" dirigé par Maurice Thorez.
[5] La Tendance Communiste Internationaliste a publié sur son site Internet un article qui traite des mêmes questions abordées dans notre présent article : Hypocrisie impérialiste à l'Est et à l'Ouest [100], en anglais Imperialist Hypocrisy in the East and West [101]. C'est un excellent article que nous saluons et que nous encourageons nos lecteurs à consulter.
Les titres de la presse ne laissent aucun doute : depuis juillet 2022, quelque chose se passe du côté de la classe ouvrière. Les travailleurs ont retrouvé le chemin du combat prolétarien, au niveau international. Et c’est en effet un événement « historique ».
Le CCI qualifia ce changement de « rupture ». Nous pensons qu’il s’agit d’une nouvelle dynamique prometteuse pour l’avenir. Pourquoi ?
En janvier 2022, alors même que la crise sanitaire de la Covid menaçait toujours, nous écrivions dans un tract international[1] : « Dans tous les pays, dans tous les secteurs, la classe ouvrière subit une dégradation insoutenable de ses conditions de vie et de travail. Tous les gouvernements qu’ils soient de droite ou de gauche, traditionnels ou populistes, attaquent sans relâche. Les attaques pleuvent sous le poids de l’aggravation de la crise économique mondiale. Malgré la crainte d’une crise sanitaire oppressante, la classe ouvrière commence à réagir. Ces derniers mois, aux États-Unis, en Iran, en Italie, en Corée, en Espagne ou en France, des luttes se sont engagées. Certes, il ne s’agit pas de mouvements massifs : les grèves et les manifestations sont encore trop maigres, trop éparses. Pourtant la bourgeoisie les surveille comme le lait sur le feu, consciente de l’ampleur de la colère qui gronde. Comment faire face aux attaques portées par la bourgeoisie ? Rester isolé et divisé, chacun dans « son » entreprise, dans « son » secteur d’activité ? C’est à coup sûr être impuissant ! Alors comment développer une lutte unie et massive ? »
Si dès le premier mois de 2022, nous avons choisi de réaliser et de diffuser ce tract, c’est parce que nous connaissions le potentiel présent de notre classe. En juin, à peine 5 mois plus tard donc, éclatait au Royaume-Uni « L’été de la colère », la plus grande vague de grèves du pays depuis 1979 et son « Hiver de la colère [2]», mouvement annonçant toute une série de luttes « historiques » à travers le monde. Au moment où nous écrivons ces lignes, c’est au Québec que la grève s’étend.
Pour comprendre la profondeur du processus en cours, et ses enjeux, il nous faut adopter une démarche historique, celle-là même qui nous a permis de détecter dès aout 2022 cette fameuse « rupture ».
En août 1914, le capitalisme annonce son entrée en décadence de la manière la plus fracassante et barbare qui soit, la Première Guerre mondiale éclate. Durant quatre années effroyables, au nom de la Patrie, des millions de prolétaires doivent se massacrer dans les tranchées tandis que ceux restés à l’arrière – hommes, femmes et enfants - triment nuit et jour pour « soutenir l’effort de guerre ». Les fusils crachent des balles, les usines crachent des fusils. Partout, le capitalisme engloutit le métal et les âmes.
Face à ces conditions insoutenables, les ouvriers se dressent. Fraternisations au front, grèves à l’arrière. En Russie, la dynamique devient révolutionnaire, c’est l’insurrection d’Octobre. Cette prise de pouvoir par le prolétariat est un cri d’espoir entendu par les exploités du monde entier. La vague révolutionnaire gagne l’Allemagne. C’est cette propagation qui met fin à la guerre : les bourgeoisies, terrifiées par cette épidémie rouge, préfère mettre fin au carnage et s’unir face à leur ennemi commun : la classe ouvrière. Le prolétariat fait ici la preuve de sa force, de sa capacité à s’organiser massivement, à prendre en main les rênes de la société et à offrir à toute l’humanité une autre perspective que celle promise par le capitalisme. D’un côté l’exploitation et la guerre, de l’autre la solidarité internationale et la paix. D’un côté la mort, de l’autre la vie. Si cette victoire a été possible, c’est parce que la classe et ses organisations révolutionnaires avaient accumulé une longue expérience au fil des décennies de combats politiques depuis les premières grèves ouvrières des années 1830.
En Allemagne, en 1919, 1921 et 1923, les tentatives d’insurrection sont réprimées dans le sang (par la social-démocratie alors au pouvoir !). Vaincue en Allemagne, la vague révolutionnaire est brisée, le prolétariat se retrouve isolé en Russie. Cette défaite est évidemment une tragédie mais elle est surtout une source inépuisable de leçons pour l’avenir (comment faire face à une bourgeoisie forte et organisée, à sa démocratie, à sa gauche ; comment s’organiser en assemblées générales permanentes ; quel rôle a le parti et quelle relation a-t-il avec la classe, avec les assemblées et les conseils ouvriers…).
Le communisme n’étant possible qu’à l’échelle mondiale, cet isolement de la révolution en Russie signifie implacablement la dégénérescence. C’est ainsi, de « l’intérieur », que la situation va pourrir jusqu’au triomphe de la contre-révolution, . Le drame est que cette défaite rend également possible l'identification frauduleuse de la révolution avec le stalinisme qui se présente mensongèrement comme l’héritier de celle-ci quand en réalité il l’assassine. Seule une poignée va voir dans le stalinisme la contre-révolution. Les autres le défendront ou le rejetteront, mais tous seront porteurs du mensonge de la continuité Marx-Lénine-Staline, détruisant ainsi les leçons inestimables de la révolution.
Le prolétariat est défait à l’échelle internationale. Il devient incapable de réagir face aux nouveaux ravages de la crise économique : l’inflation galopante en Allemagne dans les années 1920, le Krach de 1929 aux Etats-Unis, le chômage de masse partout. La bourgeoisie peut lâcher ses monstres et marcher vers une nouvelle guerre mondiale. Nazisme, franquisme, fascisme, antifascisme… de part et d’autre des frontières, les gouvernements mobilisent, accusant « l’ennemi » d’être un barbare. Durant ces décennies noires, les révolutionnaires internationalistes sont pourchassés, déportés, assassinés. Les survivants abandonnent, terrifiés ou moralement écrasés. D’autres encore, déboussolés et victimes du mensonge « stalinisme = bolchevisme », rejettent toutes les leçons de la vague révolutionnaire et même, pour certains, la théorie de la classe ouvrière comme classe révolutionnaire. Il est « Minuit dans le siècle »[3]. Seule une poignée garde le cap, en s’accrochant à une profonde compréhension de ce qu’est la classe ouvrière, ce qu’est son combat pour la révolution, ce qu’est le rôle des organisations du prolétariat – incarner la dimension historique, la continuité, la mémoire et l’effort théorique permanent de la classe révolutionnaire. Ce courant se nomme la Gauche communiste.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, de grandes grèves dans le Nord de l’Italie, et dans une moindre mesure en France, font croire au réveil de la classe ouvrière. Churchill et Roosevelt aussi y croient ; tirant les leçons de la fin de la Première guerre mondiale et de la vague révolutionnaire, ils font bombarder « préventivement » tous les quartiers ouvriers de l’Allemagne vaincue afin de se prémunir de tout risque de soulèvement : Dresde, Hambourg, Cologne… toutes ces villes sont rasées à coup de bombes incendiaires en faisant des centaines de milliers de morts. Mais en réalité, cette génération est beaucoup trop marquée par la contre-révolution et son écrasement idéologique depuis les années 1920. La bourgeoisie peut continuer à demander aux exploités de se sacrifier sans risquer de réaction : il faut reconstruire, augmenter les cadences. Le Parti Communiste Français ordonne de « se retrousser les manches ».
C’est dans ce contexte qu’éclate la plus grande grève de l’histoire : Mai 68 en France. Presque toute la Gauche communiste va passer à côté de la signification de cet événement, ne comprenant absolument pas le changement profond de la situation historique. Un tout petit groupe de la Gauche communiste, apparemment marginalisé au Venezuela, va avoir une toute autre démarche. Dès 1967, Internationalismo comprend que quelque chose est en train de changer dans la situation. D’un côté, ses membres constatent un léger regain des grèves et trouvent des éléments à travers le monde, intéressés à discuter de la révolution. Il y a aussi ces réactions face à la guerre au Vietnam qui, tout en étant dévoyées sur le terrain du pacifisme, montrent que la passivité et l’acceptation des décennies précédentes commencent à s’estomper. De l’autre, ils comprennent que la crise économique fait son grand retour avec la dévaluation de la livre Sterling et la réémergence du chômage de masse. Si bien qu’en janvier 1968, ils écrivent : « Nous ne sommes pas des prophètes, et nous ne prétendons pas deviner quand et de quelle façon vont se dérouler les événements futurs. Mais ce dont nous sommes effectivement sûrs et conscients concernant le processus dans lequel est plongé actuellement le capitalisme, c'est qu'il n'est pas possible de l'arrêter (...) et qu'il mène directement à la crise. Et nous sommes sûrs également que le processus inverse de développement de la combativité de la classe, qu'on vit actuellement de façon générale, va conduire la classe ouvrière à une lutte sanglante et directe pour la destruction de l'État bourgeois. » (Internacionalismo n° 8). Cinq mois plus tard, la grève généralisée de Mai 68 en France apporte une confirmation éclatante de ces prévisions. Ce n'est évidemment pas encore l'heure « d’une lutte directe pour la destruction de l'État bourgeois » mais bien celle d'une reprise historique du prolétariat mondial, attisée par les premières manifestations de la crise ouverte du capitalisme, après la plus profonde contre-révolution de l'histoire. Ces prévisions ne relèvent pas de la voyance mais tout simplement de la remarquable maîtrise du marxisme par Internacionalismo et de la confiance que, même aux pires moments de la contre-révolution, ce groupe a conservée envers les capacités révolutionnaires de la classe. Quatre éléments sont au cœur de la démarche d’Internacionalismo, quatre éléments qui vont lui permettre d’anticiper Mai 68 et de comprendre ensuite, dans le feu même des événements, la rupture historique qu’engendre cette grève, c'est-à-dire la fin de la contre-révolution et le retour sur la scène internationale du prolétariat en lutte. Ces quatre éléments sont une profonde compréhension :
1) du rôle historique du prolétariat comme clase révolutionnaire ;
2) de la gravité de la crise économique et de son impact sur la classe, comme aiguillon de la combativité ;
3) du développement en cours de la conscience au sein de la classe, réflexion visible à travers les questionnements qui animent les discussions des minorités en recherche de positions révolutionnaires ;
4) de la dimension internationale de cette dynamique générale, crise économique et lutte de classe.
En arrière fond de toute cette démarche, il y a chez Internacionalismo l’idée qu’une nouvelle génération est en train d’émerger, une génération qui n’a pas subi la contre-révolution, une génération qui se confronte au retour de la crise économique en ayant gardé tout son potentiel de réflexion et de lutte, une génération capable de porter sur le devant de la scène le retour du prolétariat en lutte. Et c’est effectivement ce qu’a été Mai 68 qui a ouvert la voie à toute une série de luttes au niveau international. Plus encore, c’est toute l’atmosphère sociale qui change : après les années de plomb, les ouvriers ont soif de discuter, élaborer, « refaire le monde », particulièrement sa jeunesse. Le mot « révolution » se prononce partout. Les textes de Marx, Lénine, Luxemburg, ainsi que ceux de la Gauche Communiste circulent et provoquent des débats incessants. La classe ouvrière essaie de se réapproprier son passé et ses expériences. Contre cet effort, tout un tas de courants – stalinisme, maoïsme, trotskisme, castrisme, modernisme… – font obstacles pour pervertir les leçons de 1917. Le grand mensonge stalinisme = communisme est exploité sous toutes ses formes.
La première vague de luttes a sans aucun doute été la plus spectaculaire : l’automne chaud italien en 1969, le soulèvement violent à Cordoba en Argentine la même année et l’immense grève en Pologne en 1970, des mouvements importants en Espagne et en Grande Bretagne en 1972... En Espagne en particulier, les travailleurs commencent à s'organiser à travers des assemblées de masse, un processus qui atteint son point culminant à Vitoria en 1976. La dimension internationale de la vague porte ses échos jusqu’en Israël (1969) et en Egypte (1972) et, plus tard, par les soulèvements dans les townships d'Afrique du Sud qui sont dirigés par des comités de lutte (les "Civics"). Durant toute cette période, Internacionalismo œuvre au regroupement des forces révolutionnaires. Un petit groupe situé à Toulouse et publiant un journal nommé Révolution Internationale se joint à ce processus. Ensemble, ils forment en 1975 ce qui est encore aujourd’hui le Courant Communiste International, notre organisation. Nos articles lancent « Salut à la crise ! » car, pour reprendre les mots de Marx, il ne faut pas « voir dans la misère que la misère » mais au contraire « le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne » (Misère de la philosophie, 1847). Après une courte pause au milieu des années 1970, une deuxième vague se propage : grèves des ouvriers du pétrole iranien, des aciéries en France en 1978, "L’hiver de la colère" en Grande Bretagne, des dockers à Rotterdam (menée par un comité de grève indépendant), des sidérurgistes au Brésil en 1979 (qui contestent également le contrôle des syndicats). Cette vague de luttes connait son point culminant avec la grève de masse en Pologne en 1980, dirigée par un comité de grève interentreprises indépendant (le MKS), certainement l’épisode le plus important de la lutte de classe depuis 1968. Et bien que la répression sévère des ouvriers polonais donne un coup d’arrêt à cette vague, il n’a pas fallu longtemps avant qu’un nouveau mouvement ait lieu avec les luttes en Belgique en 1983 et 1986, la grève générale au Danemark en 1985, la grève des mineurs en Angleterre en 1984-85, les luttes des cheminots et des travailleurs de la santé en France en 1986 et 1988, de même le mouvement des employés de l’éducation en Italie en 1987. Les luttes en France et en Italie, en particulier – comme la grève de masse en Pologne – montrent une réelle capacité d’auto organisation avec des assemblées générales et des comités de grève.
Ce n’est pas une simple liste de grèves. Ce mouvement en vagues de luttes ne tourne pas en rond, mais fait faire de réelles avancées dans la conscience de classe. Comme nous l’écrivions en avril 1988, dans un article nommé « 20 ans après mai 1968 » : « La simple comparaison des caractéristiques des luttes d'il y a 20 ans avec celles d'aujourd'hui permet de percevoir rapidement l'ampleur de l'évolution qui s'est lentement réalisée dans la classe ouvrière. Sa propre expérience, ajoutée à l'évolution catastrophique du système capitaliste, lui a permis d'acquérir une vision beaucoup plus lucide de la réalité de son combat. Cela s'est traduit par :
Mais l'expérience de ces 20 années de lutte n'a pas dégagé pour la classe ouvrière que des enseignements "en négatif" (ce qu'il ne faut pas faire). Elle s'est aussi traduite par des enseignements sur comment faire :
C’est d’ailleurs cette force de la classe ouvrière qui a empêché, durant toutes ces années, la Guerre froide de se transformer en troisième guerre mondiale. Alors que les bourgeoisies sont soudées en deux blocs prêts à en découdre, les ouvriers, eux, ne veulent pas sacrifier leur vie, par millions, au nom de la Patrie. C’est ce qu’a aussi montré la guerre du Viêt-Nam : face aux pertes de l’armée américaine (58 281 soldats), la contestation gonfle aux États-Unis et oblige la bourgeoisie américaine à se retirer du conflit en 1973. La classe dominante ne peut pas mobiliser les exploités de chaque pays dans un affrontement ouvert. Contrairement aux années 1930, le prolétariat n’est pas vaincu.
En réalité, les années 1980 commencent déjà à révéler les difficultés de la classe ouvrière à développer sa lutte plus avant, à porter son projet révolutionnaire :
La répression en Pologne et cette grève matée aux Etats-Unis vont agir comme un véritable coup de massue et sonner le prolétariat international pendant près de deux ans.
En 1984, la Première ministre britannique Margareth Thatcher va aller encore beaucoup plus loin. La classe ouvrière de Grande-Bretagne est alors réputée être la plus combative du monde, elle remporte année après année le record du nombre de jours de grève. La Dame de fer provoque les mineurs ; main dans la main avec les syndicats, elle les isole du reste de leurs frères de classe ; pendant un an, ils vont ainsi lutter seuls, jusqu’à épuisement (Thatcher et son gouvernement avaient préparé leur coup, en accumulant en secret des stocks de charbon) ; les manifestations sont réprimées dans le sang (trois morts, 20 000 blessés, 11 300 arrestations). Le prolétariat britannique mettra 40 ans à se relever de ce coup, atone et soumis jusqu’à l’été… 2022 (nous y reviendrons). Surtout, cette défaite montre que le prolétariat n’a pas réussi à comprendre le piège, à briser le sabotage et la division syndicale. La politisation des luttes demeure largement insuffisante, ce qui représente un handicap grandissant.
Une petite phrase de notre article de 1988 que nous avons déjà cité résume à elle-seule le problème crucial du prolétariat à l’époque : « On parle peut-être moins facilement de révolution en 1988 qu'en 1968. » Nous-mêmes nous n’avions pas à ce moment-là suffisamment compris toute la portée de ce constat, nous ne faisions que le pressentir. En fait, la génération qui avait accompli sa tâche en mettant fin à la contre-révolution en Mai 1968 ne pouvait aussi développer le projet révolutionnaire du prolétariat.
Cette absence de perspective commence à marquer toute la société : la drogue se répand comme le nihilisme. Ce n’est pas un hasard si c’est à cette époque que deux petits mots contenus dans une chanson du groupe punk Les Sex Pistols se taguent sur les murs de Londres : No future.
C’est dans ce contexte que commencent à poindre les limites de la génération 68 et le pourrissement de la société qu’un terrible coup va être porté à notre classe : l’effondrement du bloc de l’Est en 1989-91 déclenche une assourdissante campagne sur « la mort du communisme ». Le grand mensonge « stalinisme = communisme » est exploité une nouvelle fois à fond ; tous les crimes abominables de ce régime en réalité capitaliste vont être attribués à la classe ouvrière et « son » système. Pire, il va être claironné jour et nuit : « Voilà où mène la lutte ouvrière, à la barbarie et à la faillite ! Voilà où mène ce rêve de révolution, au cauchemar ! » Le résultat se révèle terrible : les ouvriers ont honte de leur lutte, de leur classe, de leur histoire. Privés de perspective, ils se renient eux-mêmes, en perdent aussi la mémoire. Toutes les leçons, tous les acquis des grands mouvements sociaux passés tombent dans les limbes de l’oubli. Ce changement historique dans la situation mondiale finit de plonger l’humanité dans une nouvelle phase du déclin du capitaliste : la phase de décomposition.
La décomposition n’est pas un moment passager et superficiel, il s’agit d’une dynamique profonde qui structure la société. La décomposition est la dernière phase du capitalisme décadent, une phase d’agonie qui se terminera par la mort de l’humanité ou la révolution. Elle est le fruit des années 1970-1980 durant lesquelles ni la bourgeoisie ni le prolétariat n’a pu imposer sa perspective : la guerre pour l’une, la révolution pour l’autre. La décomposition exprime cette sorte de blocage historique entre les classes :
Résultat, privé de toute issue mais toujours en train de s’enfoncer dans la crise économique, le capitalisme décadent se met à pourrir sur pieds. Cette putréfaction affecte la société à tous les niveaux, l’absence de perspective, de futur, agit comme un véritable poison : montée de l’individualisme, de l’irrationalité, de la violence, de l’autodestruction, etc. La peur et la haine l’emportent peu à peu. Se développent les Cartels de drogue en Amérique du Sud, le racisme partout… La pensée est marquée par l’impossibilité de se projeter, par une vision courte et bornée ; la politique de la bourgeoisie se retrouve elle-même de plus en plus limitée au coup par coup. Ce bain quotidien imprègne forcément les prolétaires, d’autant plus qu’ils ne croient plus en l’avenir de la révolution, qu’ils ont honte de leur passé et qu’il ne se ressentent plus être une classe. Atomisés, réduits à des individus-citoyens, ils subissent de plein fouet le pourrissement de la société. Le plus grave est sûrement l’espèce d’amnésie vis-à-vis des acquis et des avancées de la période 1968-1989.
Pour enfoncer le clou, la politique économique de la classe dominante attaque délibérément tout sentiment d’identité de classe, à la fois en faisant éclater les vieux centres industriels de résistance de la classe ouvrière et en introduisant des formes beaucoup plus atomisées de travail, comme ladite "gig economy" (économie des petits boulots) où les ouvriers sont régulièrement traités comme des "autoentrepreneurs".
Pour toute une partie de la jeunesse ouvrière, la conséquence est catastrophique : tendance à la formation de gangs dans les centres urbains, qui expriment à la fois un manque de toute perspective économique et une recherche désespérée d’une communauté de rechange qui aboutit à la création de divisions meurtrières entre les jeunes, basées sur des rivalités entre différents quartiers et différentes conditions, sur la concurrence pour le contrôle de l’économie locale de la drogue, ou sur des différences raciales ou religieuses.
Si la génération 68 subit ce recul, la génération entrant dans le monde adulte en 1990 - avec le mensonge de « la mort du communisme » et cette dynamique de décomposition de la société – semble alors perdue pour la lutte de classe.
En 1999, à Seattle, à l’occasion d’une conférence de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), un nouveau mouvement politique apparaît sur le devant de la scène médiatique : l’altermondialisme. 40.000 manifestants, en grande majorité des jeunes, se dressent contre l’évolution de la société capitaliste qui marchandise toute la planète. Lors du sommet du G8 à Gênes en 2001, ils sont 300.000.
Que révèle l’apparition de ce courant ? Si en 1990, le président américain Georges Bush père avait promis « un nouvel ordre mondial » fait de « paix et de prospérité », la réalité de la décennie a été toute autre : guerre du Golfe en 1991, en Yougoslavie en 1993, génocide au Rwanda en 1994, crise et faillite des « Tigres asiatiques » en 1997… et partout une montée du chômage, de la précarité, de la « flexibilité ». Bref, le capitalisme a continué de s’enfoncer dans sa décadence. Ce qui, forcément, a poussé la classe ouvrière et toutes les couches de la société à s’inquiéter, s’interroger, réfléchir. Chacun dans son coin. L’émergence du mouvement altermondialiste est la résultante de cette dynamique : une protestation « citoyenne », qui se dresse contre la « mondialisation », et réclame un capitalisme mondial « équitable ». Il s’agit d’une aspiration à un autre monde, mais sur un terrain non-ouvrier, non révolutionnaire, sur le terrain bourgeois de la croyance en la démocratie.
Les années 2000-2010 vont être une succession de tentatives de luttes qui toutes vont se confronter à cette faiblesse décisive liée à la perte d’identité de classe.
Le 15 février 2003 a lieu la plus importante manifestation mondiale enregistrée (à ce jour encore). 3 millions de personnes à Rome, 1 million à Barcelone, 2 millions à Londres, etc. Il s’agit de protester contre la guerre en Irak qui se profile - elle éclatera effectivement en mars, en prétextant la lutte contre le terrorisme, durera 8 ans et fera 1,2 million de morts. Dans ce mouvement, il y a le refus de la guerre, alors que les guerres successives des années 1990 n’avaient soulevé aucune résistance. Mais c’est surtout un mouvement enfermé sur le terrain citoyen et pacifiste ; ce n’est pas la classe ouvrière qui lutte contre les velléités guerrières de leurs États, mais une addition de citoyens qui réclament à leurs gouvernements une politique de paix.
En mai-juin 2003, en France, de nombreuses manifestations vont se succéder contre une réforme du régime de retraite. La grève éclate dans le secteur de l’Education nationale, une menace de « grève générale » plane, elle n’aura finalement pas lieu et les professeurs resteront isolés. Cet enfermement sectoriel est le fruit, évidemment, d’une politique délibérée de division de la part des syndicats, mais ce sabotage réussit car il s’appuie sur une très grande faiblesse dans la classe : les enseignants se considèrent à part, ils ne se ressentent pas comme des travailleurs, des membres de la classe ouvrière. Pour l’instant, la notion même de classe ouvrière est toujours perdue dans les limbes, rejetée, ringardisée, honteuse.
En 2006, les étudiants en France se mobilisent massivement contre un contrat précaire spécial jeune : le CPE. Ce mouvement va démontrer un paradoxe : la réflexion se poursuit dans la classe mais la classe ne le sait pas. Les étudiants redécouvrent en effet une forme de lutte authentiquement ouvrière : les assemblées générales. Dans ces AG ont lieu de réelles discussions ; elles sont ouvertes aux travailleurs, aux chômeurs, aux retraités ; les interventions des plus âgés sont applaudies. Le slogan phare dans les cortèges devient : « Jeunes lardons, vieux croutons, tous la même salade ». Il y a là l’émergence de la solidarité ouvrière entre les générations, et la compréhension que tout le monde est touché, que tout le monde doit se souder. Ce mouvement, qui déborde l'encadrement syndical, contient le « risque » (pour la bourgeoisie) d’attirer les employés et les ouvriers dans une voie semblablement "incontrôlée". Le chef du gouvernement est contraint de retirer le projet de loi. Cette victoire marque l’avancée des efforts que déploie la classe ouvrière depuis le début des années 2000 pour sortir du marasme des années 1990. Dans le feu de la lutte, nous publions et diffusons un supplément qui titre : « Salut aux nouvelles générations de la classe ouvrière [103] ! ». Et en effet, ce mouvement montre l’émergence d’une nouvelle génération qui n’a vécu ni l’essoufflement des luttes des années 1980 et parfois leur répression, ni directement le grand mensonge « stalinisme = communisme », « révolution = barbarie », une nouvelle génération frappée par le développement de la crise et de la précarité, une nouvelle génération prête à refuser les sacrifices imposés et à lutter. Seulement, cette génération a aussi grandi dans les années 1990, ce qui la marque le plus c’est l’apparente absence de la classe ouvrière, la disparition de son projet et de son expérience. Cette nouvelle génération doit ainsi « réinventer » ; résultat, elle reprend les méthodes de luttes du prolétariat mais – et le « mais » est de taille – de manière non consciente, par instinct, en se diluant dans la masse des « citoyens ». C’est un peu comme dans la pièce de Molière où Monsieur Jourdain fait de la prose sans le savoir. Voilà ce qui explique, qu’une fois disparu, ce mouvement ne laisse aucune trace apparente : pas de groupes, pas de journaux, pas de livres… Les protagonistes eux-mêmes semblent très rapidement oublier ce qu’ils ont vécu.
Le « mouvement des places » qui va balayer la planète quelques années après va être une démonstration flagrante de ces forces contradictoires, de cet élan et de ces faiblesses profondes et historiques. La combativité se développe, comme la réflexion, mais sans référence à la classe ouvrière et son histoire, sans sentiment d’appartenance au prolétariat, sans identité de classe.
Le 15 septembre 2008, la plus grande faillite de l’histoire, celle de la banque d’investissement Lehman Brothers, déclenche un vent de panique international ; c’est la crise dite des « subprimes ». Des millions d’ouvriers perdent leurs maigres investissements et leurs pensions de retraite ; des plans d’austérité plongent des populations entières dans la misère. Immédiatement, le rouleau compresseur de la propagande se met en branle : ce n’est pas le système capitaliste qui montre là une nouvelle fois ses limites mais ce sont les banquiers véreux et cupides qui sont la cause de tous les maux. La preuve, des pays vont bien, les BRICS notamment, la Chine tout particulièrement. La forme même que prend cette crise, "un resserrement du crédit" impliquant une perte massive des économies pour des millions de travailleurs, rend encore plus difficile de répondre sur un terrain de classe, puisque l’impact semble plus affecter les ménages individuels qu’une classe associée. Ce qui est justement là le talon d’Achille du prolétariat depuis 1990, avoir oublié qu’il existe et qu’il est même la principale force de la société.
En 2010, la bourgeoisie française saisit ce contexte de grande confusion dans la classe pour orchestrer avec ses syndicats une série de quatorze journées d’action qui vont aboutir à la victoire du gouvernement (l’adoption d’une énième réforme des retraites), à l’épuisement et à la démoralisation. En limitant la lutte à des défilés syndicaux, sans aucune vie ni discussion dans les cortèges, la bourgeoise parvient là à exploiter les grandes faiblesses politiques des travailleurs pour effacer encore un peu plus la principale leçon positive du mouvent anti-CPE de 2006 : les assemblées générales comme poumon de la lutte.
Le 17 décembre 2010, en Tunisie, un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes voit ses maigres marchandises réquisitionnées par la police, qui le tabasse. Désespéré, il s’immole par le feu. S’en suit un véritable cri de colère et d’indignation qui secoue tout le pays et traverse les frontières. La misère et la répression effroyables dans tout le Maghreb poussent les populations à la révolte. Les masses se regroupent, d’abord sur la place Tahrir, en Egypte. Les ouvriers qui luttent se retrouvent dilués dans la foule, au milieu de toutes les autres couches non-exploiteuses de la société ; le mot d’ordre est dans chaque pays « Dégage ! » : « Moubarak dégage », « Kadafi dégage », etc. C’est un appel à la démission des dirigeants et à leur remplacement ; les protagonistes exigent la démocratie et le partage des richesses. La colère aboutit donc à ces mots d’ordre illusoires et bourgeois.
En 2011, en Espagne, toute une génération précarisée, contrainte de rester vivre chez ses parents, s’inspire de ce qui est maintenant appelé « Le Printemps arabe » et envahit à son tour la place de Madrid. Le slogan est : « De la place Tahrir à la Puerta del sol ». Le mouvement des « Indignados » est né, il se repend dans tout le pays. Même s’il s’agit d’un regroupement de toutes les couches de la société comme au Maghreb, la composante ouvrière y est ici largement majoritaire. Ainsi, les rassemblements prennent la forme d’assemblées pour débattre et s’organiser. Quand nous intervenons, nous remarquons une sorte d’élan internationaliste à travers les nombreux saluts aux expressions de solidarité en provenance de tous les coins du monde, le mot d’ordre "révolution mondiale" est pris au sérieux, une reconnaissance que "le système est obsolète" et une forte volonté de discuter la possibilité d’une nouvelle forme d’organisation sociale, de nombreuses questions sont soulevées sur la morale, la science, la culture,…
Aux États-Unis, en Israël, au Royaume-Uni… ce « mouvement des places » prend alors le nom de « Occupy ». Le fait « d’occuper » est donc mis au centre ; les participants témoignent de leurs souffrances liées à la précarité et à la flexibilité qui rendent presque impossible le simple fait d’avoir de vrais collègues stables, ou la moindre vie sociale. Cette déstructuration et exploitation forcenée individualise, isole, atomise. Les protagonistes d’Occupy affichent ainsi leur joie de se retrouver ensemble pour faire communauté, pour pouvoir discuter et même vivre dans un collectif. Il y a donc déjà là une sorte de régression par rapport aux Indignados, car il s’agit moins de lutter que d’être ensemble. Mais surtout, Occupy est né aux États-Unis, pays de la répression ouvrière sous Reagan, pays symbole de la victoire du capitalisme sur le « communisme », pays champion du remplacement de la classe ouvrière par des individus auto-entrepreneurs, en free-lance, etc. Ce mouvement est donc extrêmement marqué par la perte d’identité de classe, par l’effacement de toute l’expérience ouvrière accumulée mais refoulée. Occupy va se focaliser sur la théorie des 1% (la minorité qui détient les richesses… en fait la bourgeoisie) pour réclamer plus de démocratie et une meilleure répartition des biens. Autrement dit, un vœu pieux et dangereux pour un meilleur capitalisme, plus juste, plus humain. D’ailleurs, la place forte du mouvement est Wall Street, la bourse de New-York (Occupy Wall Street), pour symboliser que l’ennemi est la finance véreuse.
Mais au fond, cette faiblesse marque aussi les Indignados : la tendance à se voir comme "citoyens" plutôt que comme prolétaires rend tout le mouvement vulnérable à l’idéologie démocratique, ce qui finit par permettre aux partis bourgeois comme Syriza en Grèce et Podemos en Espagne de se présenter comme les vrais héritiers de ces révoltes. « Democracia Real Ya ! » devient le mort d’ordre du mouvement.
Finalement, le reflux de ce « mouvement des places » approfondit encore le recul général de la conscience de classe. En Égypte, les illusions sur la démocratie ont préparé la voie à la restauration de la même sorte de gouvernance autoritaire qui avait été le catalyseur initial du "printemps arabe" ; en Israël, où les manifestations de masse ont lancé une fois le mot d’ordre internationaliste : "Netanyahu, Moubarak, Assad, même ennemi", la politique militariste brutale du gouvernement Netanyahu reprend maintenant le dessus ; en Espagne, beaucoup de jeunes gens qui avaient pris part au mouvement sont embarqués dans l’impasse absolue du nationalisme catalan ou espagnol. Aux États-Unis, la focalisation sur les 1% nourrit un sentiment populiste contre « les élites », « l’Establishment »,…
La période 2003-2011 représente ainsi toute une série d’efforts de notre classe pour lutter face à la dégradation continue des conditions de vie et de travail sous ce capitalisme en crise mais, privée d’identité de classe, elle aboutit (temporairement) à un marasme plus grand. Et l’aggravation de la décomposition dans les années 2010 va encore renforcer ces difficultés : développement du populisme, avec toute l’irrationalité et la haine que ce courant politique bourgeois contient, prolifération à l’échelle internationale des attentats terroristes, prise de pouvoir sur des régions entières par les narcotrafiquants en Amérique du Sud, par les seigneurs de guerre au Moyen-Orient, en Afrique et dans le Caucase, immenses vagues de migrants fuyant l’horreur de la faim, de la guerre, de la barbarie, de la désertification liée au réchauffement climatique… la méditerranée devient un cimetière aquatique.
Cette dynamique pourrie et mortifère tend à renforcer le nationalisme et à se reposer sur la "protection" de l’État, à être influencé par les fausses critiques du système offertes par le populisme (et, pour une minorité, par le djihadisme), à adhérer à la "politique identitaire"… Le manque d'identité de classe est aggravé par la tendance à la fragmentation en identités raciales, sexuelles et autres, ce qui renforce à son tour l'exclusion et la division, alors que seul le prolétariat qui lutte pour ses propres intérêts peut être véritablement inclusif.
En un mot, la société capitaliste pourrit sur pieds.
Mais il ne faut pas voir dans la situation actuelle seulement la décomposition. D’autres forces sont à l’œuvre : avec l’enfoncement dans la décadence, la crise économique s’aggrave et avec elle pousse la nécessité de se battre ; l’horreur du quotidien pose sans cesse des questions qui ne peuvent que travailler dans les têtes ouvrières ; les luttes des dernières années passées ont commencé à amener quelques réponses et ces expériences creusent leur sillon sans que l’on s’en rende compte. Pour reprendre les mots de Marx : « Nous reconnaissons notre vielle amie, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement ».
En 2019, se développe en France un mouvement social contre une nouvelle réforme des retraites (sic). Plus encore que la combativité, qui est très grande, ce qui attire notre attention est la tendance à la solidarité entre les générations qui s’exprime dans les cortèges : de nombreux ouvriers proches de la soixantaine – et donc non concernés directement par la réforme –font grève et manifestent pour que les jeunes salariés ne subissent pas cette attaque gouvernementale. La solidarité intergénérationnelle très présente en 2006 semble ressurgir. Nous entendons des manifestants scander « La classe ouvrière existe ! », chanter « On est là, on est là pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur », et défendre l’idée de « guerre de classe ». S’il s’agit d’une minorité, l’idée flotte à nouveau dans l’air, une nouveauté depuis 30 ans !
En 2020 et 2021, pendant la pandémie de Covid et ses multiples confinements, nous faisons le constat de l’existence de grèves aux États-Unis, en Iran, en Italie, en Corée, en Espagne ou en France qui, même si elles sont éparses, témoignent de la profondeur de la colère, puisqu’il est particulièrement difficile de lutter en ces temps de chape de plomb étatique au nom de « la santé de tous ».
C’est pourquoi, quand en janvier 2022 l’inflation fait son grand retour après presque 30 ans d’accalmie sur ce front économique, nous décidons d’écrire un tract international :
Et c’est dans ce tract que nous annonçons donc : « Dans tous les pays, dans tous les secteurs, la classe ouvrière subit une dégradation insoutenable de ses conditions de vie et de travail. (…) Les attaques pleuvent sous le poids de l’aggravation de la crise économique mondiale. Malgré la crainte d’une crise sanitaire oppressante, la classe ouvrière commence à réagir. (…) Certes, il ne s’agit pas de mouvements massifs : les grèves et les manifestations sont encore trop maigres, trop éparses. Pourtant la bourgeoisie les surveille comme le lait sur le feu, consciente de l’ampleur de la colère qui gronde. (…) Alors comment développer une lutte unie et massive ? »
L’éclatement de la guerre en Ukraine, un mois plus tard, provoque l’effroi ; il y a dans la classe la peur que le conflit se répande et dégénère. Mais, en même temps, la guerre aggrave considérablement l’inflation. Ajouté aux effets désastreux du Brexit, c’est le Royaume-Uni qui est le plus durement touché.
Face à cette dégradation des conditions de vie et de travail insoutenable, la grève éclate au Royaume-Uni dans de multiples secteurs (santé, éducation, transport…) : c’est ce que les médias vont appeler « L’été de la colère », en référence à « L’hiver de la colère » de 1979 (qui reste le mouvement le plus massif de tous les pays après celui de Mai 1968 en France) !
En faisant ce parallèle entre ces deux grands mouvements séparés de 43 ans, les journalistes vont dire beaucoup plus que ce qu’ils croient. Car derrière cette expression de « colère » se cache un mouvement extrêmement profond. Deux expressions vont courir de piquet de grève en piquet de grève : « Enoughh is enough » et « Nous sommes des travailleurs ». Autrement dit, si les ouvriers britanniques se dressent face à l’inflation, ce n’est pas seulement parce que c’est insoutenable. La crise est nécessaire mais non suffisante. C’est aussi parce que la conscience a muri dans les têtes ouvrières, que la taupe a creusé durant des décennies et ressort à présent un petit bout de son museau. Reprenant la méthode de nos ancêtres d’Internationalismo qui leur avait permis d’anticiper la venue de Mai 1968 puis d’en comprendre la signification historique, nous sommes capables dès août 2022 de mettre en avant dans notre tract international que le réveil du prolétariat britannique a une portée mondiale et historique ; c’est pourquoi notre tract se conclut par : « Les grèves massives au Royaume-Uni sont un appel au combat pour les prolétaires de tous les pays ». Le fait que le prolétariat qui a fondé la Première internationale avec le prolétariat français en 1864 à Londres, qui a été le plus combatif des décennies 1970-80, qui a subi une défaite majeure face à Thatcher en 1984-85 et qui depuis n’avait plus été capable de réagir, annonce que maintenant « trop, c’est trop » révèle ce qui murit dans les profondeurs des entrailles de notre classe : le prolétariat commence à recouvrer son identité de classe, à se sentir plus confiant, à se sentir une force sociale et collective.
D’autant plus que ces grèves éclatent alors même que la guerre en Ukraine et tous ses discours patriotiques font rage. Comme nous le disions dans notre tract de fin aout 2002 : « L'importance de ce mouvement ne se limite pas au fait qu'il met fin à une longue période de passivité. Ces luttes se développent à un moment où le monde est confronté à une guerre impérialiste de grande ampleur, une guerre qui oppose, sur le terrain, la Russie à l'Ukraine mais qui a une portée mondiale avec, en particulier, une mobilisation des pays membres de l'OTAN. Une mobilisation en armes mais aussi économique, diplomatique et idéologique. Dans les pays occidentaux, le discours des gouvernements appelle aux sacrifices pour "défendre la liberté et la démocratie". Concrètement, cela veut dire qu'il faut que les prolétaires de ces pays doivent se serrer encore plus la ceinture pour "témoigner leur solidarité avec l'Ukraine", en fait avec la bourgeoisie ukrainienne et celle des pays occidentaux. (…) Les gouvernements en appellent aux "sacrifices pour lutter contre l'inflation". C'est une farce sinistre alors qu'ils ne font que l'aggraver en faisant exploser les dépenses de guerre. Voilà l’avenir que promettent le capitalisme et ses bourgeoisies nationales en compétition : plus de guerres, plus d’exploitation, plus de destructions, plus de misère. Voilà aussi ce que les grèves du prolétariat au Royaume-Uni portent en germe, même si les travailleurs n’en ont pas toujours pleinement conscience : le refus de se sacrifier encore et toujours plus pour les intérêts de la classe dominante, le refus des sacrifices pour l’économie nationale et pour l’effort de guerre, le refus d’accepter la logique de ce système qui mène l’humanité vers la catastrophe et, finalement, à sa destruction. »
Alors que les grèves au Royaume-Uni se poursuivent et touchent de plus en plus de secteurs, un grand mouvement social nait en France contre… une réforme des retraites. Les mêmes caractéristiques apparaissent de ce côté de la manche, en France aussi les manifestants mettent en avant leur appartenance au camp des travailleurs et le « Trop c’est trop » est repris sous la forme « C’est assez ! ». Evidemment, le prolétariat en France apporte à cette dynamique internationale son habitude de prendre massivement la rue, ce qui contraste avec l’éparpillement des piquets imposés par les syndicats aux Royaume-Uni. Plus significatif encore de l’apport de cet épisode de lutte au processus global international est le slogan qui fleurit partout dans les cortèges : « Tu nous mets 64, on te re-met 68 » (le gouvernement veut repousser l’âge légal de la retraite à 64 ans, les manifestants y opposent leur volonté de refaire Mai 68). Au-delà du très bon jeu de mot (l’inventivité de la classe ouvrière en lutte), ce slogan immédiatement populaire indique que le prolétariat en commençant à se reconnaître comme une classe, en commençant à recouvrer son identité de classe, commence aussi à se rappeler, à réactiver sa mémoire endormie. Nous avons d’ailleurs eu la surprise, en intervenant dans les cortèges, de voir apparaître des références au mouvement de 2006 contre le CPE. Alors que cet épisode semblait effacé, ignoré de tous, voilà que les jeunes manifestants en reparlent, se demandent ce qui s’est passé… Nous publions et diffusons donc immédiatement un nouveau tract, pour revenir sur la chronologie du mouvement et ses leçons (l’importance des assemblées générales ouvertes et souveraines, c’est-à-dire réellement organisées et dirigées par l’assemblée et non par les syndicats). En voyant le titre, les manifestants viennent nous réclamer le papier et certains, après l’avoir lu, nous remercient lorsqu’ils nous recroisent sur le pavé. Ce n’est donc pas seulement le facteur « rupture » qui explique la capacité de la nouvelle génération actuelle à entrainer tout le prolétariat dans la lutte. Au contraire, la notion de continuité est peut-être plus importante encore. Nous avions donc raison d’écrire en 2020 : « Les acquis des luttes de la période 1968-89 ne sont pas perdus, même s’ils ont pu être oubliés par beaucoup d’ouvriers (et de révolutionnaires) : combat pour l’auto-organisation et l’extension des luttes ; début de compréhension du rôle anti-ouvrier des syndicats et des partis capitalistes de gauche ; résistance à l’embrigadement guerrier ; méfiance envers le jeu électoral et parlementaire etc. Les luttes futures devront s'appuyer sur l'assimilation critique de ces acquis en allant beaucoup plus loin et certainement pas sur leur négation ou leur oubli » (article bilan du 23ème congrès, Revue Internationale 164, 2020).
L’expérience accumulée par les générations précédentes, depuis 68, et même depuis le début du mouvement ouvrier, n’a pas été effacée mais plongée dans une mémoire endormie ; la reconquête de l’identité de classe permet qu’elle soit réactivée, que la classe ouvrière parte à la reconquête de sa propre histoire.
Concrètement, les générations qui ont connu 68 et la confrontation aux syndicats dans les années 70/80 est aujourd’hui encore vivante, elle peut raconter, transmettre. La génération « perdue » des années 90 pourra, elle-aussi, apporter sa contribution. Les jeunes des assemblées de 2006 et 2011 pourront enfin comprendre ce qu’ils ont fait, le sens de leur auto-organisation, et le raconter aux nouveaux. D’un côté, cette nouvelle génération des années 2020 n’a pas subi les défaites des années 1980 (sous Tatcher et Reagan), ni le mensonge de 1990 sur la mort du communisme et la fin de la lutte de classe, ni les années de plomb qui ont suivi ; de l’autre, elle a grandi dans une crise économique permanente et un monde en perdition ; c’est pourquoi elle porte en elle une combativité intacte. Cette nouvelle génération peut entraîner derrière elle toutes les autres, tout en devant les écouter, apprendre de leurs expériences, de leurs victoires comme de leurs défaites. Passé, présent et futur peuvent à nouveau se nouer. C’est tout ce potentiel que porte en lui le mouvement actuel et à venir, c’est tout ce qu’il y a derrière la notion de « rupture » : une nouvelle dynamique qui rompt avec l’atonie et l’amnésie qui domine depuis 1990, une nouvelle dynamique qui se réapproprie l’histoire du mouvement ouvrier de façon critique pour la porter beaucoup plus loin. Les grèves qui se développent aujourd’hui sont le fruit de la maturation souterraine des décennies précédentes et peuvent permettre à leur tour une maturation bien plus grande.
Et évidemment, celles qui représentent cette continuité historique et cette mémoire, les organisations révolutionnaires, ont un immense rôle à jouer dans ce processus.
Depuis 2020 et la pandémie de Covid, la décomposition du capitalisme s’est accélérée sur toute la planète. Toutes les crises de ce système décadent -crises sanitaire, économique, climatique, sociale, guerrière– se nouent pour former un tourbillon dévastateur[4]. Cette dynamique menace d’entraîner toute l’humanité vers la mort.
La classe ouvrière est donc confrontée à un défi majeur, celui de parvenir à développer son projet révolutionnaire et ainsi proposer sa perspective, celle du communisme, dans ce contexte pourrissant. Pour ce faire, elle doit déjà elle-même parvenir à résister à toutes les forces centrifuges qui s’exercent sur elle sans relâche, elle doit être capable de ne pas se laisser happer par la fragmentation sociale qui pousse au racisme, à la confrontation entre bandes rivales, au repli, à la peur, elle doit être capable de ne pas céder aux sirènes du nationalisme et de la guerre (prétendument humanitaire, antiterroriste, de « résistance », etc… les bourgeoisies accusent toujours la partie ennemie de barbarie pour justifier la leur). Résister à toute cette pourriture qui gangrène peu à peu l’ensemble de la société et parvenir à développer sa lutte et sa perspective implique forcément pour toute la classe ouvrière d’élever son niveau de conscience et d’organisation, de parvenir à politiser ses luttes, à créer des lieux de débats, d’élaboration et de prise en main des grèves par les ouvriers eux-mêmes.
Alors, que nous disent toutes ces grèves, qualifiées « d’historiques » par les médias, de la dynamique en cours et de la capacité de notre classe à poursuivre ses efforts, quoiqu’entourée d’un monde en perdition?
La solidarité qui s’est exprimée dans toutes les grèves et tous les mouvements sociaux depuis 2022 montre que la classe ouvrière, quand elle lutte, parvient non seulement à résister à cette putréfaction sociale, mais aussi qu’elle amorce l’ébauche d’un antidote, la promesse d’un autre possible : la fraternité prolétarienne. Sa lutte est l’antithèse de la guerre de tous contre tous vers laquelle pousse la décomposition.
Sur les piquets de grève comme dans les cortèges de manifestants, au canada, en France comme en Islande, les expressions les plus courantes sont « On est tous dans le même bateau ! » et « Il faut lutter tous ensemble ! ».
Même aux États-Unis, ce pays gangréné par la violence, la drogue, le repli et la division raciale, la classe ouvrière a été capable de mettre en avant la question de la solidarité ouvrière entre les secteurs et entre les générations. Les témoignages qui ressortent de la grève « historique » de cet été, dont les ouvriers de l’automobile ont constitué le cœur, montrent même que le processus continue de progresser et de s’approfondir :
Cette solidarité se fonde explicitement sur l’idée que « nous sommes tous des travailleurs » !
Quel contraste avec les tentatives de pogroms anti-immigrés qui ont eu lieu à Dublin (Irlande) et à Romans-sur-Isère (France) ! Dans ces deux cas, suite à une agression mortelle au couteau, une fraction de la population a attribué la cause de ces meurtres à l’immigration et a réclamé vengeance, parcourant les rues pour lyncher. Il ne s’agit pas là de faits isolés et insignifiants, ils sont au contraire annonciateurs de la dérive générale de la société. Les rixes entre bandes de jeunes, les attentats, les assassinats commis par des déséquilibrés, les émeutes nihilistes se multiplient et ne vont faire qu’augmenter encore et encore.
Les forces de la décomposition vont peu à peu pousser à la fragmentation sociale ; la classe ouvrière va se retrouver au milieu d’une haine croissante. Pour résister à ces vents fétides, elle va devoir poursuivre ses efforts pour développer sa lutte et sa conscience. L’instinct de solidarité ne pourra suffire, il lui faudra aussi œuvrer à son unité, c’est-à-dire à une prise en main consciente de ses liens et de son organisation dans la lutte. Ce qui impliquera fatalement une confrontation aux syndicats et à leur sabotage permanent de division. Nous en revenons donc ici à la nécessaire réappropriation des leçons des luttes des années 1970-80.
La traversée de l’Atlantique par le cri « Enough is enough » révèle la nature profondément internationale de notre classe et de son combat. Les grèves aux États-Unis sont le fruit de l’influence directe des grèves au Royaume-Uni. Nous avions donc là aussi vu juste quand nous avions écrit au printemps 2023 : « L’anglais étant, par ailleurs, la langue de communication mondiale, l’influence de ces mouvements surpasse nécessairement celle que pourrait avoir des luttes en France ou en Allemagne, par exemple. Dans ce sens, le prolétariat britannique montre le chemin non seulement aux travailleurs européens, qui devront être à l’avant-garde de la montée de la lutte de classe, mais aussi au prolétariat mondial, et en particulier au prolétariat américain. » (Rapport lutte de classe, 25ème congrès, Revue Internationale 170, 2023).
Durant la grève des Big Three de l’automobile (Ford, Chrysler, General Motors) aux États-Unis, le sentiment d’être une classe internationale a ainsi commencé à poindre. En plus de cette référence explicite aux grèves du Royaume-Uni, les ouvriers ont tenté d’unifier la lutte de part et d’autre de la frontière américano-canadienne. La bourgeoisie ne s’est d’ailleurs pas trompée, elle a compris le danger d’une telle dynamique et le gouvernement canadien a immédiatement signé un accord avec les syndicats pour arrêter prématurément cette velléité de lutte commune et ainsi empêcher toute possibilité d’unification.
Pendant le mouvement en France aussi, il y a eu des expressions de solidarité internationale. Comme nous l’écrivons dans notre tract d’avril 2023[5] : « Les prolétaires commencent à se tendre la main par-delà les frontières, comme on a pu le voir avec la grève des ouvriers d’une raffinerie belge en solidarité avec les travailleurs en France, ou la grève du « Mobilier national » en France, avant la venue (repoussée) de Charles III à Versailles, en solidarité avec « les travailleurs anglais qui sont en grève depuis des semaines pour des augmentations de salaires ». À travers ces expressions encore très embryonnaires de solidarité, les ouvriers commencent à se reconnaître comme une classe internationale : nous sommes tous dans le même bateau ! ».
En fait, le retour de la combativité de la classe ouvrière depuis l’été 2022 porte une dimension internationale peut-être encore plus forte que dans les années 1960/70/80. Pourquoi ?
En Chine, la « croissance » ne cesse de ralentir et le chômage d’exploser. Les chiffres officiels de l’Etat chinois reconnaissent qu’un quart des jeunes sont sans emploi ! En réaction, les luttes se développent : « Frappées par la baisse des commandes, des usines employant une très grande quantité de main-d’œuvre délocalisent et licencient. Grèves contre les salaires impayés et manifestations contre les licenciements sans indemnités se multiplient ». De telles grèves dans un pays où la classe ouvrière est sous la chape de plomb idéologique et répressive du « communisme » sont particulièrement significatives de l’ampleur de la colère qui gronde. Avec le probable effondrement du secteur de la construction immobilière à venir, il nous faudra surveiller les possibles réactions ouvrières.
Pour l’heure, dans le reste de l’Asie, c’est surtout en Corée du Sud que le prolétariat a repris le chemin de la grève, avec un grand mouvement général en juillet dernier.
Cette dimension profondément internationale de la lutte de classe, ce début de compréhension que les travailleurs en grève luttent tous pour les mêmes intérêts quel que soit le côté de la frontière, représentent l’exact opposé de la nature intrinsèquement impérialiste du capitalisme. Se développe sous nos yeux l’opposition entre deux pôles : l’un fait de solidarité internationale, l’autre fait de guerres de plus en plus barbares et meurtrières.
Cela dit, la classe ouvrière est encore très loin d’être suffisamment forte (consciente et organisée) pour se dresser explicitement face à la guerre, ni même contre les effets de l’économie de guerre :
- Pour l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord, pour l’instant, les deux grandes guerres en cours ne semblent pas affecter substantiellement la combativité ouvrière. Les grèves au Royaume-Uni ont démarré juste après le début de la guerre en Ukraine, la grève dans l’automobile aux États-Unis s’est poursuivie malgré l’éclatement du conflit à Gaza et depuis d’autres grèves se sont développées au Canada, en Islande, en Suède… Mais il n’en reste pas moins que les travailleurs ne parviennent pas encore à intégrer à leur lutte – dans leurs slogans et leurs débats – le lien entre l’inflation, les coups portés par la bourgeoisie et la guerre. Cette difficulté est due au manque de confiance que les ouvriers ont en eux, au manque de conscience de la force qu’ils représentent en tant que classe ; se dresser contre la guerre et ses conséquences apparait comme un défi beaucoup trop grand, écrasant, hors d’atteinte. La réalisation de ce lien dépend d'un degré de conscience plus élevé. Il a fallu 3 ans au prolétariat international pour faire ce lien face à la Première Guerre mondiale. Dans la période 1968-1989, le prolétariat n'a pas été capable de faire ce lien, ce qui a été l'un des facteurs inhibant sa capacité à développer sa politisation. Ainsi, après 30 ans de recul, il ne faut pas s'attendre à ce que le prolétariat franchisse immédiatement ce pas fondamental. C'est un pas profondément politique, qui marquera une rupture cruciale avec l'idéologie bourgeoise. Un pas qui exige de comprendre que le capitalisme est une barbarie militaire, que la guerre permanente n'est pas quelque chose d'accidentel mais une caractéristique du capitalisme décadent.
- En Europe de l'Est, la guerre a par contre un impact absolument désastreux ; il n'y a pas eu d'oppositions - pas même des manifestations pacifistes - contre la guerre. Alors que ce conflit a déjà fait 500 000 morts (250.000 de chaque côté), qu’en Russie comme en Ukraine, les jeunes fuient la mobilisation pour sauver leur peau, il n’y a aucune contestation collective. La seule issue possible est individuelle : déserter et se cacher. Cette absence de réaction de classe confirme que si 1989 était un coup contre tout le prolétariat au niveau mondial, les travailleurs des pays staliniens ont été encore plus fortement touchés. L'extrême faiblesse de la classe ouvrière de l'Europe de l'Est est la pointe de l'iceberg de la faiblesse de la classe ouvrière des pays de toute l’ex-URSS. La menace de guerre qui plane au-dessus des pays de l’ex-Yougoslavie est en partie possible à cause de cette profonde faiblesse du prolétariat qui y vit.
- Quant à la Chine, il est difficile d’évaluer précisément où en est la classe ouvrière de ce pays par rapport à la guerre ? Il faut surveiller la situation et son évolution de près. L’ampleur de la crise économique à venir va jouer un grand rôle sur la dynamique du prolétariat. Cela dit, comme à l’Est, le stalinisme (mort ou vivant) va encore et toujours jouer son rôle contre notre classe. Quand on doit étudier à l'école les idées (dénaturées) de Karl Marx, on est dégoûté du marxisme.
En fait, chaque guerre - qui ne manquera pas d’éclater - va poser des problèmes différents au prolétariat mondial. La guerre en Ukraine ne pose pas les mêmes problèmes que la guerre à Gaza, qui ne pose pas les mêmes problèmes que la guerre qui menace à Taïwan. Par exemple, le conflit israélo-palestinien engendre une situation pourrie de haine dans les pays centraux entre les communautés juives et musulmanes, ce qui permet à la bourgeoisie de faire un immense battage de division.
Mais à l’Ouest comme à l’Est, au Nord comme au Sud, nous pouvons néanmoins reconnaître que, généralement, le processus de développement de la conscience sur la question de la guerre sera très difficile, et il n'y a aucune garantie que le prolétariat réussisse à le mener à bien. Comme nous l'avons souligné il y a déjà 33 ans : "Contrairement au passé, le développement d'une nouvelle vague révolutionnaire ne viendra pas d'une guerre mais de l'aggravation de la crise économique. (…) La mobilisation de la classe ouvrière, point de départ des combats de classe à grande échelle, viendra des attaques économiques. De même, au niveau de la conscience, l'aggravation de la crise sera un facteur fondamental pour révéler l'impasse historique du mode de production capitaliste. Mais à ce même niveau de conscience, la question de la guerre est à nouveau appelée à jouer un rôle de premier ordre :
- en mettant en évidence les conséquences fondamentales de cette impasse historique : la destruction de l'humanité,
- en constituant la seule conséquence objective de la crise, de la décadence et de la décomposition que le prolétariat puisse aujourd'hui limiter (à la différence de toutes les autres manifestations de la décomposition), dans la mesure où, dans les pays centraux, elle n'est pas actuellement enrôlée sous les drapeaux du nationalisme". (« Militarisme et décomposition », Revue Internationale 64, 1991)
Là encore, nous voyons à quel point la capacité du prolétariat à politiser ses luttes sera la clef de l’avenir.
L’aggravation de la décomposition va poser sur le chemin de la classe ouvrière vers la révolution toute une série d’embuches. À la fragmentation sociale, à la guerre et au chaos, on peut encore ajouter l’épanouissement du populisme.
En Argentine, Javier Milei vient d’être élu président. La 23ème puissance mondiale se retrouve avec à la tête de son État un homme qui défend que la terre est plate ! C’est une tronçonneuse à la main, en marche, qu’il tient ses meetings. Bref, il ferait passer Trump pour un homme de science. Au-delà de l’anecdote, cela montre à quel point la décomposition avance et engloutit dans son irrationalité et sa pourriture des parties de plus en plus larges de la classe dominante :
Jusqu’à présent, toute cette putréfaction n'a pas empêché la classe ouvrière de développer ses luttes et sa conscience. Mais nous devons garder l’esprit et les yeux grands ouverts pour suivre l’évolution et parvenir à évaluer le poids du populisme sur la pensée rationnelle que doit développer le prolétariat pour mener à bien son projet révolutionnaire.
Ce pas décisif de la politisation des luttes a manqué dans les années 1980. Aujourd’hui, c’est dans le contexte terriblement plus difficile de la décomposition que le prolétariat doit parvenir à le réaliser, sans quoi le capitalisme emportera toute l’humanité dans la barbarie, le chaos et, in fine, la mort.
L’issue victorieuse d’une révolution est possible. Il n’y a pas que la décomposition qui progresse, les conditions objectives permettant la révolution aussi : une crise économique mondiale de plus en plus dévastatrice qui pousse vers la lutte ; une classe ouvrière toujours plus nombreuse, concentrée et liée à l’échelle internationale ; une expérience ouvrière historique qui s’accumule.
L’enfoncement dans la décadence révèle toujours plus la nécessité de la révolution mondiale !
Pour y parvenir, les efforts actuels de notre classe devront se poursuivre, en particulier la réappropriation des leçons du passé (les vagues de luttes des années 1970-80, la vague révolutionnaire des années 1910-20). La génération actuelle qui se dresse appartient à toute une chaîne qui nous relie aux premières luttes, aux premiers combats de notre classe depuis les années 1830 !
Il faudra aussi, à terme, parvenir à briser le grand mensonge qui pèse tant depuis la contre-révolution selon le quel stalinisme = communisme.
Avec tout ce processus, se joue la question de la confiance dans la force organisée du prolétariat, dans la perspective et donc dans la possibilité de la révolution… C’est dans le feu des luttes à venir, dans le combat politique contre le sabotage syndical, contre les pièges sophistiqués des grandes démocraties, en parvenant à se regrouper en assemblées, en comités, en cercles pour débattre et décider, que notre classe fera tout cet apprentissage nécessaire. Car, comme l’écrivait Rosa Luxemburg dans une lettre à Mehring : « Le socialisme n’est pas, précisément, un problème de couteau et de fourchette, mais un mouvement de culture, une grande et puissante conception du monde. » (Rosa Luxemburg, lettre à Franz Mehring).
Oui, ce chemin sera difficile, accidenté et incertain, mais il n’y en a pas d’autre.
Gracchus
[1] Contre les attaques de la bourgeoisie, nous avons besoin d’une lutte unie et massive! (Tract international) [104]
[2] Selon la formule de Shakespeare dans Richard III.
[3] Titre d’un livre du journaliste et révolutionnaire Victor Serge.
[4] Lire « L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité », Revue Internationale 169, 2022.
[5] Depuis « L’été de la rupture en 2022 », nous avons écrit 7 tracts différents, diffusés à plus de 130 000 exemplaires rien qu’en France.
Jacques Camatte est sans doute l'un des pères fondateurs du courant dit de la "communisation". Dans le développement d'une critique marxiste des erreurs profondes de ce courant, nous pensons qu'il sera utile de rendre compte de l'errance politique de Camatte, du bordiguisme orthodoxe au rejet total de la "théorie du prolétariat" et à une théorisation de l'échappatoire à la lutte des classes. À notre avis, si peu de "communisateurs" ont suivi Camatte jusqu'à ses conclusions ultimes, à bien des égards, le chemin qu'il a suivi révèle la véritable dynamique de toute la tendance communisatrice.
Notre objectif ici n'est pas d'écrire la biographie de Camatte, mais d'examiner sa trajectoire à la lumière de certains de ses travaux théoriques les plus significatifs.
Selon Wikipédia, Camatte, à l'âge de 18 ans, était déjà membre de la Fraction française de la Gauche communiste en 1953[1] -autrement dit, peu après la scission du Partito Comunista Internazionalista (PCInt) en Italie entre la tendance autour de Damen et la tendance autour de Bordiga. La Fraction française se transformera plus tard en la section française du Parti communiste international (PCI) bordiguiste qui publiera Programme Communiste et Le Prolétaire. Camatte va jouer un rôle croissant dans le travail théorique de cette organisation, tout en développant une étroite collaboration avec Bordiga. Cependant, au début des années 60, il n'est pas satisfait de la direction que prend l'organisation -une pratique militante et syndicale centrée sur la production de "journaux ouvriers". Camatte considère que, puisque la période reste essentiellement dominée par la contre-révolution, les tâches du PCI sont avant tout théoriques : la dénonciation de toutes les formes de révisionnisme et la restauration du programme communiste. En 1966, Camatte rompt avec le PCI et se lance de son côté dans la publication de la revue Invariance, dont la "déclaration de principes", figurant sur la page intérieure de la première série, montre une nette continuité avec la tradition bordiguiste[2] :
"Invariance de la théorie du prolétariat :
Invariance n° 6, publié en avril 1969 sous le titre "La Révolution Communiste, Thèses de Travail", est un ouvrage substantiel, de plus de 150 pages recto-verso, qui nous offre un aperçu des principales conclusions et orientations politiques de la revue à ce moment-là –intéressantes, surtout en ceci qu'elles tendent à rejeter certaines des sacro-saintes vérités du bordiguisme.
Il est divisé en plusieurs chapitres qui traitent de l'histoire du mouvement prolétarien depuis ses débuts jusqu'à l'après-guerre, de la nature de la Russie stalinienne, de la question coloniale, de la crise économique et de l'évolution du capitalisme.
Le premier chapitre, "Brève histoire du mouvement de la classe prolétarienne dans l'espace euro-américain, des origines à nos jours" confirme que le point de départ d'Invariance reste la tradition marxiste et la théorie du prolétariat, ce qui, selon lui, a été confirmé par la vague révolutionnaire qui a suivi la Première Guerre mondiale ; et, à ce stade du moins, semble s'attacher à l'idée que la future révolution communiste est la tâche du seul prolétariat. Il développe également une analyse assez cohérente de la succession des différentes phases de poussée de la classe et de contre-révolution dans l'histoire du prolétariat et, en particulier de la défaite de la vague révolutionnaire et de la lutte de la Gauche communiste contre la dégénérescence de l'Internationale communiste. Mais, contrairement aux courants bordiguistes plus "traditionnels", il n'exclut pas certains courants de la Gauche communiste comme le KAPD, dont les thèses sur le parti seront publiées, avec le Manifeste du groupe de Miasnikov en Russie, dans les éditions ultérieures d'Invariance : "Un élément fondamental pour la réacquisition de la totalité doctrinale est fourni par la contribution de la Gauche communiste italienne. Cependant, de nombreux éléments parallèles peuvent également être nécessaires : tribunistes, KAPD, divers mouvements se référant aux Conseils ouvriers, Lukacs... le travail d'unification implique le rejet des anathèmes" (Thèse 1.5.20, p. 37).
En même temps, le texte expose ses critiques à l'égard du glissement activiste et opportuniste des bordiguistes officiels :
On peut également noter que la vision d'Invariance sur les conditions de formation du parti commence à se rapprocher de la position de Bilan dans les années 1930 et de la GCF dans les années 1940, et donc de la reconnaissance que le parti bordiguiste "formel" n'était pas vraiment un parti :
Il s'agit sans doute d'une référence à l'intervention ridicule du PCI dans le mouvement de mai 1968, où les bordiguistes, malgré leur tendance à rejeter l'ensemble du mouvement comme petit-bourgeois, n'ont pu offrir rien de plus qu'un appel au rassemblement des masses derrière le Parti. En revanche, plusieurs passages des Thèses montrent que les premiers numéros d’Invariance considéraient Mai 68 comme une véritable rupture avec la contre-révolution.
Un autre élément positif des Thèses est la reconnaissance (qu'il partageait clairement avec Bordiga[3]) de la tendance croissante du capital à la destruction de la nature :
En même temps, les Thèses ne parviennent pas à dépasser certaines des plus importantes faiblesses théoriques de la tradition bordiguiste :
D'autre part, l'élément peut-être le plus significatif, vers la fin des Thèses, réside moins dans l'incapacité à critiquer le dogme bordiguiste, que dans une tendance à ouvrir la porte à certaines idées modernistes qui allaient se développer très rapidement dans la période suivante. Il en est ainsi dans la thèse 4.6.1, avec le début d'une nouvelle "périodisation" du capital, dans laquelle la guerre de 1914 ne marque pas le début définitif de l'époque décadente du capital, comme le proclamait l'Internationale communiste, mais le passage de la "domination formelle" à la "domination réelle" du capital. À partir de là, il n'y avait qu'un pas à franchir pour que Camatte affirme que le capital était devenu entièrement autonome et avait atteint une domination totale sur l'humanité, de sorte que l'humanité entière, plutôt que la classe ouvrière, devrait devenir le sujet de la révolution. Néanmoins, ce pas n'avait pas encore été franchi : "L'humanité entière a une tendance à s'opposer au capital, à se révolter contre lui. Mais quelle est la classe qui peut avoir le maximum de cohérence révolutionnaire, qui peut avoir un programme radical de destruction du capital et en même temps voir, décrire la société future, le communisme, c'est le prolétariat...La classe ouvrière, en se constituant comme classe, et donc comme parti, devient le sujet historique...L'homme est la négation du capital, mais sa négation active, positive, c'est le prolétariat" (Thèse 4.7.20, p. 139)
Le numéro 8 d'Invariance, qui couvre la période de juillet à décembre 1969, est intitulé "Transition". Le numéro précédent avait poursuivi les "Thèses de Travail" et était composé de toute une série de "textes de soutien" provenant des Partis Communistes d'Italie et des États-Unis, du KAPD, de contributions de Pannekoek, Gorter, Lukacs, Sylvia Pankhurst. Dans le numéro 8, nous trouvons les thèses du KAPD sur le parti et les interventions du KAPD lors du débat sur les syndicats au troisième congrès de l'Internationale communiste ; un texte de Jehan de 1937 sur la guerre en Espagne, défendant la position de la Fraction italienne ; et deux réimpressions d’articles de Programma Comunista - "Relativité et déterminisme, à l'occasion de la mort d'Albert Einstein", repris du n° 9 de 1955, et "Programme du communisme intégral et théorie marxiste de la connaissance", issu de la réunion du PCI à Milan en juin 1962.
À un certain niveau, donc, Invariance n° 8 poursuivait l'attitude plus ouverte aux différents courants de la gauche communiste que nous avions déjà vue dans le numéro 6. Mais la véritable signification de ce numéro se trouve dans deux courts articles au début du numéro : un éditorial intitulé "Transition" et un second article intitulé "Capitalisme et développement du gangstérisme".
Le premier commence comme suit :
Nous avons déjà noté que le numéro 6 contenait certaines des prémisses de la perspective moderniste, liées à la théorisation de la transition de la domination formelle à la domination réelle. Mais ici, la "transition" devient définitive.
Comme nous l'avons noté ailleurs[6], le concept de Marx de transition de la domination formelle à la domination réelle a été largement mal interprété, notamment dans les cercles modernistes. Dans un chapitre du Capital resté inédit jusqu'aux années 1930 et qui n'a pas été plus largement traduit et publié avant la fin des années 1960, "Résultats du processus immédiat de production", Marx l'a utilisé pour décrire l'évolution du capital à partir d'une phase où sa domination sur le travail restait formelle en ce sens qu'elle était encore marquée par des méthodes de production précapitalistes, notamment artisanales ; le capital avait privé le producteur individuel de son indépendance en le réduisant à un travailleur salarié, mais la méthode de production effective restait semi-individuelle et comprenait encore de nombreuses étapes jusqu’à la création du produit entier, même lorsque les producteurs étaient regroupés dans des centres de "fabrication". Le système d'usine à part entière, basé sur un machinisme développé, a réduit l'activité des travailleurs à une série de gestes fragmentés, c'est-à-dire à la subordination à la chaîne de production, en se débarrassant de plus en plus de tous ces vestiges artisanaux ; cette évolution correspondait aussi au passage de l'extraction de la plus-value absolue (où le taux d'exploitation dépendait dans une large mesure de l'allongement de la journée de travail) à l'extraction de la plus-value relative, qui permettait une réduction de la journée de travail mais aussi une compression plus efficace du travail productif : "La soumission réelle du travail par le capital se développe dans toutes les formes évoluées par la plus-value relative, par opposition à la plus-value absolue."7]
Pour un certain nombre de groupes, certains émergeant du bordiguisme ou se dirigeant vers un modernisme à part entière, comme Perspective Internationaliste, cette transition était plus ou moins équivalente au "vieux" passage du capitalisme ascendant au capitalisme décadent et fournissait une autre façon de considérer les principaux phénomènes de la période décadente, comme le capitalisme d'État, certains -comme Camatte dans ses Thèses de Travail- voyant même le moment clé arriver en 1914. Mais comme nous l'avons dit, Marx parlait clairement d'un processus qui était déjà bien engagé au milieu du 19e siècle et -puisque, comme Rosa Luxemburg l'a fait remarquer en 1913, de vastes régions du globe faisaient encore essentiellement partie du monde précapitaliste, même si l'impérialisme détruisait de plus en plus les anciennes formes et imposait sa domination politique aux colonies- la transition vers les formes modernes d'exploitation capitaliste était un processus qui s'est poursuivi tout au long du 20e siècle et qui n'est toujours pas achevé. Ainsi, comme moyen de comprendre que le capitalisme est entré dans son "époque de révolution sociale", le concept n'était pas adéquat, sauf dans la mesure où un certain niveau de développement capitaliste mondial était évidemment nécessaire pour que la révolution mondiale devienne possible et nécessaire. Mais alors que l'utilisation du concept par Marx avait une implication importante mais plus restreinte, pour Camatte le concept est devenu le "point de départ" d'un renversement complet du marxisme pour annoncer l'avènement d'un monde dans lequel le capital est devenu autonome, est devenu la "communauté matérielle", réalisant une domination totale sur l'humanité et le prolétariat, signifiant la fin du "mythe du prolétariat" comme sujet révolutionnaire.
Nous reviendrons sur certaines de ces idées dans une seconde partie de l'article, mais non moins important est le court texte sur le développement du "gang-racket", qui fournit la base théorique "justifiant" l'abandon de toute forme d'organisation politique prolétarienne, et donc la fuite individuelle de Camatte hors de l'engagement politique au sein de la classe ouvrière :
La conséquence, tirée de l'éditorial intitulé "Transition", est évidente : la tâche de la revue Invariance "n'est donc pas d'être l'organe d'un groupe formel ou informel mais de lutter contre toutes les fausses "théories" produites à des époques révolues tout en pointant vers l'avenir communiste".
Une revue qui n'est pas le produit d'un groupe formel ou même informel ne peut être que la propriété d'un individu brillant qui a échappé d'une manière ou d'une autre au sort que le capital impose sans remords à tous les efforts de rassemblement pour lutter contre la domination capitaliste. Camatte a poursuivi cette ligne d'argumentation avec une lettre datée du 4.9.69 qui développait davantage les fondements "théoriques" de la notion d'organisation comme racket, qui a ensuite été publiée sous la forme d'un pamphlet "Sur l'organisation" en plusieurs langues. L'introduction de 1972 à ce texte prétend que cette position ne doit pas être interprétée comme un "retour à un individualisme plus ou moins stirnerien" et semble laisser entrevoir la possibilité d'une future "union" des forces révolutionnaires. À notre avis, cependant, tout dans le texte, ainsi que toute la trajectoire politique ultérieure de Camatte, ne peut que confirmer précisément ce retour à la logique de l'"égoïsme" de "Saint-Max" (Stirner) que Marx a attaqué avec tant de force et d'acuité dans L'Idéologie allemande.
La justification théorique de cette rechute se trouve, une fois de plus, dans l'utilisation par Camatte de la notion de domination réelle du capital, qui tend à dépersonnaliser le rapport social capitaliste et à remplacer le règne du capitaliste individuel par l'organisation anonyme et collective du capital, que ce soit à travers de vastes sociétés "privées" ou la plus grande société de tous les temps, l'État. Et en effet, Marx avait déjà noté que dans la seconde moitié du XIXe siècle, le capitaliste tend à devenir un simple fonctionnaire du capital. Camatte cite également l'étude de Bordiga sur "La structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui" qui affirme que "L'organisation n'est pas seulement le capitaliste moderne dépersonnalisé, mais aussi le capitaliste sans capital parce qu'il n'en a pas besoin". Tout cela est vrai et découle du principe marxiste fondamental que le capital est par essence une relation sociale impersonnelle - et de la reconnaissance, développée de la manière la plus lucide par la Gauche communiste, que l'organisation du capitalisme par l'État est devenue de plus en plus une partie du mode de survie du système dans son époque de crise historique (que, comme nous l'avons vu, Camatte tend à assimiler à la période de "domination réelle"). Mais à partir de là, Camatte fait un saut théorique que ni Marx, ni Bordiga n'auraient jamais cautionné.
Ainsi : "Avec le passage à la domination réelle, le capital a créé son propre équivalent général, qui ne pouvait plus être aussi rigide qu'il l'avait été dans la période de simple circulation. L'État lui-même a dû perdre sa rigidité et devenir une bande médiatrice entre différentes bandes et entre le capital total et les capitaux particuliers".
De cette description raisonnable du développement du capitalisme d'État, nous passons à la "sphère politique". Et pas seulement à la sphère politique de la classe dominante, mais aux organisations politiques du prolétariat : "Nous pouvons observer le même type de transformation dans la sphère politique. Le comité central d'un parti ou le centre d'un regroupement quelconque joue le même rôle que l'État. Le centralisme démocratique ne parvient qu'à imiter la forme parlementaire caractéristique de la domination formelle. Et le centralisme organique, affirmé seulement de façon négative, comme refus de la démocratie et de sa forme (soumission de la minorité à la majorité, votes, congrès, etc.) ne fait en fait que se retrouver piégé dans les formes plus modernes. Cela aboutit à la mystique de l'organisation (comme pour le fascisme). C'est ainsi que le Parti communiste international s'est transformé en un gang".
Le tour de passe-passe est ici de faire disparaître totalement la lutte des classes de l'équation. Aucune distinction n'est faite entre la sphère politique de la bourgeoisie et celle du prolétariat, qui cesse d'offrir une force contraire, opposée aux caractéristiques dominantes de l'ordre existant.
Il est certainement vrai, comme Marx et Rosa Luxemburg l'ont souligné, que le capital a un besoin intrinsèque de pénétrer chaque coin de la planète et chaque sphère de l'activité humaine, que ses visions idéologiques et morales du monde tendent à tout empoisonner, y compris les efforts de la classe ouvrière pour s'associer, s'organiser, résister, développer sa propre compréhension théorique de la réalité sociale. Et c'est pourquoi toute forme d'organisation prolétarienne est soumise au danger d'accommodation à l'ordre capitaliste, à la tendance à l'opportunisme et à la dégénérescence. Mais si une autre forme de société reste possible, si le communisme est encore le seul avenir de l'humanité, c'est parce que le prolétariat, la classe ouvrière, fournit effectivement un antidote au poison du capital, et ses organisations ne sont pas un simple reflet passif de l'idéologie dominante, mais une arène de combat entre la vision du monde prolétarienne et les empiètements des habitudes et de l'idéologie capitalistes.
Pour Camatte, cela a pu être vrai autrefois mais ce n'est plus le cas. "Le prolétariat, ayant été détruit, cette tendance du capital ne rencontre aucune opposition réelle et peut donc s'auto-reproduire d'autant plus efficacement. L'essence réelle du prolétariat a été niée et il n'existe que comme objet du capital. De même, la théorie du prolétariat, le marxisme, a été détruite, Kautsky la révisant d'abord et Bernstein la liquidant ensuite".
Et d'un simple trait de plume, la bataille des Gauches de la Deuxième et de la Troisième Internationale contre ces tentatives de réviser et de liquider le marxisme cesse d'exister. Du même coup, tous les efforts ultérieurs des groupes de la Gauche communiste pour lutter pour la défense des principes prolétariens contre la pénétration de l'idéologie capitaliste sont voués à l'échec et à la récupération.
Il est vrai que le PCI, né d'un courant issu de la résistance à la dégénérescence de l'IC, présentait lui-même tous les signes d'une organisation en dégénérescence ; et Camatte n'a guère de mal à montrer que les confusions politiques du PCI ont ouvert la porte aux pratiques bourgeoises : la théorie du centralisme organique comme justification des méthodes hiérarchiques et bureaucratiques, la vision sectaire de lui-même comme seule et unique organisation politique prolétarienne le poussant à une attitude de concurrence et de dénigrement des autres courants prolétariens. En ce sens, il est vrai que l'omniprésence des comportements de bandes (y compris les formes les plus vulgaires, comme le vol et la violence contre les autres prolétaires) est devenue -notamment dans la phase de décomposition capitaliste- un réel danger pour le camp politique prolétarien existant. Mais pour Camatte, il ne peut tout simplement plus y avoir de camp prolétarien : "toutes les formes d'organisations politiques de la classe ouvrière ont disparu. À leur place, des bandes s'affrontent dans une concurrence obscène, de véritables rackets rivalisant par ce qu'ils colportent mais identiques dans leur essence".
En résumé : la tentative même de s'organiser politiquement contre le capital est fatalement condamnée à reproduire le capital. Il est donc inutile de le combattre en association avec d'autres camarades. Il vaut mieux se retirer dans la pureté de sa propre pensée individuelle. En fait, se retrancher derrière son propre ego.
Le pire dans tout cela, c'est que Camatte cite les militants du mouvement prolétarien pour justifier cette orientation vers le suicide politique. Comme pour tous les communisateurs ultérieurs, la référence de Marx au prolétariat comme incarnation du mouvement réel vers le communisme est invoquée à juste titre, concernant l'organisation d'un mouvement de classe capable de dépasser sa phase initiale, sectaire, avec cependant des conclusions radicalement fausses pour l'époque de la "domination réelle" : "A l'époque de Marx, le dépassement des sectes se trouvait dans l'unité du mouvement ouvrier. Aujourd'hui, les partis, ces groupuscules, manifestent non seulement un manque d'unité mais l'absence de lutte de classe. Ils se disputent les restes du prolétariat. Ils théorisent sur le prolétariat dans sa réalité immédiate et s'opposent à son mouvement. En ce sens, ils réalisent les exigences de stabilisation du capital. Le prolétariat, par conséquent, au lieu de devoir les supplanter, doit les détruire".
Ce serait peut-être vrai si, par "groupuscules", Camatte entendait les organisations de la gauche du capital que le prolétariat devra effectivement détruire. Mais, en niant la capacité des prolétaires communistes à se rassembler et à combattre l'influence de l'idéologie bourgeoise dans ses formes les plus radicales, il supprime la possibilité pour le prolétariat d'affronter et de détruire réellement la myriade de ses faux représentants, des syndicats aux organisations trotskistes ou maoïstes.
Peut-être, avec cette idée du prolétariat détruisant les obstacles sur le chemin du communisme, Camatte affiche-t-il une légère nostalgie de la lutte des classes, de l'élan originel qui l'a conduit vers le militantisme prolétarien. Mais maintenant qu'il est passé à l'idée que le prolétariat et le marxisme ont été détruits, ses références à Marx, à Luxemburg et aux précédentes poussées du prolétariat (1905, 1917, 1968) sonnent faux. Ces poussées, nous dit-il, ont laissé les groupuscules "stupéfaits, abasourdis" à la traîne du mouvement ; et il continue en nous rappelant que Luxemburg, se basant sur l'expérience de la grève de masse de 1905, nous offre une théorie cohérente de la créativité des masses qui réfute radicalement la théorie "léniniste" de la conscience de classe introduite dans la classe de l'extérieur (une position que Lénine lui-même a fini par rejeter). Mais les références à ces vérités partielles ne sont là que pour les utiliser dans le cadre d’une tentative pour en dissimuler le sens essentiel : à savoir que Marx, même, s'il a vécu des moments où il était prêt à s'isoler et à limiter sa vie organisationnelle à la coopération avec quelques autres camarades, ou que Luxemburg en 1914 quand elle a vu que la Deuxième Internationale était devenue un "cadavre puant", n'ont jamais cessé de lutter pour la restauration et la renaissance de l'organisation politique prolétarienne, sur la base de leur conviction profonde dans la nature révolutionnaire de la classe ouvrière, classe d'association, de solidarité et de conscience.
Ce serait une chose si la désertion de Camatte de ce combat n'était qu'une fuite individuelle, un simple aveu qu'il préfère cultiver son jardin. Mais la théorisation de cette désertion, qui s'est poursuivie pendant des décennies et qui a été continuée par la progéniture de Camatte dans le courant de la communisation, est un encouragement actif à ce que d'autres rejoignent cette fuite, laquelle a déjà fait des dégâts incalculables à la difficile lutte pour construire une organisation politique prolétarienne.
Dans la deuxième partie de cet article, nous examinerons plus en détail certains des textes clés, qui visaient à justifier la désertion de Camatte de la lutte des classes, en particulier son texte sur Les errements de l'humanité.
CDW
[1] Mais il faut être prudent avec ce compte-rendu, car la formulation réelle est la suivante : "Camatte s'est engagé dans la politique radicale dès son plus jeune âge, rejoignant pour la première fois la Fraction Française de la Gauche Communiste Internationale (FFGCI), une organisation communiste de gauche liée à Marc Chirik et Onorato Damen, en 1953". En fait, la Fraction française s'était scindée en deux en 1945, une partie soutenant le PCInt en Italie (dans lequel Damen jouait un rôle de premier plan) et l'autre formant la Gauche Communiste de France autour de Marc Chirik. Pour un compte-rendu de cette scission antérieure, voir notre livre : la Gauche Communiste d’Italie, p. 156 et les suivantes.
[2] Un problème de morale prolétarienne a été posé par les circonstances de la scission : à nouveau, d'après l'entrée Wikipedia : "En 1966, après de nouveaux écrits controversés au sein du parti, Camatte et Dangeville se séparent du parti avec onze autres membres. Cette scission fut particulièrement douloureuse, car, comme le rappelle Camatte, "celui qui quitte le parti est mort pour le parti". Comme Camatte était le bibliothécaire des périodiques et de la collection littéraire du PCI, il a dû se barricader à l'intérieur de son appartement pour les conserver. Finalement, il a été contraint de brûler la totalité de la collection qui n'était pas écrite par Bordiga, pour prouver qu'il n'était pas un "universitaire". Bordiga a plus tard qualifié cela d'"acte de gangstérisme". (Wikipedia [117]) Les citations sont tirées de l'interview du Cercle Marx de 2019 [118] ; l'interview a été partiellement transcrite en anglais sur libcom [119], avec cette note d’avertissement, sur laquelle nous reviendrons dans un second article : "Note : Le groupe qui a réalisé cette interview, le Cercle Marx, est un groupe pseudo-débordiste/bordiguiste raciste qui se concentre sur le "marxisme" d'alliance rouge-brun d'écrivains comme Francis Cousin. Nous n'avons certainement pas l'intention d'accueillir ces points de vue, mais nous pensons que la majorité de l'interview a encore du mérite dans la mesure où elle aide à retracer la progression de la pensée de Camatte, qui a été plus ou moins ignorée par le public anglophone pendant un certain temps. Ceci étant dit, nous espérons que les lecteurs de Libcom apprécieront ce texte et en retireront quelque chose d'utile".
[3] Cf. Revue internationale n° 166 Le programme communiste dans la phase de décomposition du capitalisme - Bordiga et la grande ville [120].
[4] Pour une critique plus développée du concept d'invariance, voir Revue internationale n° 14, Une caricature de parti : le parti bordiguiste (réponse à "Programme Communiste") [121] et Revue internationale n° 158, Les années 1950 et 60 : Damen, Bordiga et la passion du communisme [122].
[5] Voir Revue internationale n° 128, Le communisme : l’entrée de l’humanité dans sa véritable histoire (IV) - Les problèmes de la période de transition [123].
[6] Voir l'article de la Revue internationale n° 60, Comprendre la décadence du capitalisme (8) : La domination réelle du capital, ou les réelles confusions du milieu politique prolétarien [124]".
[7] "Résultats du processus immédiat de production", section intitulée "La soumission réelle du travail au capital", édition Penguin 1976, p 1035). L'édition française avait été traduite par Roger Dangeville, qui avait été proche de Camatte lorsqu'ils étaient au PCI, mais a ensuite évolué dans une direction très différente, Dangeville publiant la revue intitulée "Le Fil du Temps", une tentative de restaurer une forme pure -et extrêmement sectaire- de bordiguisme. Il convient toutefois de noter que l'interprétation de Dangeville du passage de la soumission formelle à la soumission réelle reproduit certaines des mêmes erreurs que celle de Camatte. Camatte a également accusé Dangeville de plagier sa traduction originale.
Dans la première partie de cet article[1], nous avons retracé l'évolution politique de Jacques Camatte, de l'aile bordiguiste de la Gauche communiste à l'abandon du marxisme et de la théorie de la lutte des classes, vers ce que nous appelons le “modernisme”. Dans cette partie, nous examinerons de plus près cette “nouvelle” perspective, en nous concentrant en particulier sur l'un de ses articles les plus connus, « Errance de l'humanité -Conscience répressive- Communisme », qui a été publié pour la première fois dans la revue Invariance (série 2, numéro 3) en 1973.
« Errance de l'humanité » commence par l'affirmation : « Lors de sa domination réelle sur la société, le capital s’est constitué en communauté matérielle, dépasse la valeur et la loi de la valeur. [...] Or, c’est du rapport salarial que dépendait originellement le capital. On a réalisation de son despotisme.[2] »
En effet, selon Camatte, le capitalisme, en “s’autonomisant”, en “fuyant”, a cessé d'exister, il s'est presque transformé en un nouveau mode de production. Il a « fait disparaître les classes » et l'humanité dans son ensemble est exploitée par cet étrange fantôme qu'est le capital. Camatte explique plus loin : « Au cours de son développement, le capital a toujours eu tendance à nier les classes. Ceci a été finalement réalisé grâce à la généralisation du salariat et à la formation -comme stade de transition- de ce que nous avons appelé la classe universelle, ensemble d'hommes et de femmes prolétarisés, ensemble d'esclaves du capital. En fait ce dernier réalise sa pleine domination en mystifiant dans un premier temps les revendications du prolétariat classique. On a eu accession à la domination du prolétariat en tant que travailleur productif. Mais ce faisant -le capital dominant par l’entremise du travail- il y avait disparition des classes car, simultanément, le capitaliste en tant que personnage était éliminé. […][3] L'État simultanément devenait la société par suite de la transformation du rapport de production, le salariat, en un rapport étatique ; dans le même temps, l'État devenait aussi une simple entreprise-racket ayant un rôle médiateur au sein des diverses bandes du capital.
La société bourgeoise a été détruite et l’on a le despotisme du capital. Les conflits de classe sont remplacés par des luttes entre bandes-organisations, autant de modalités d'être du capital. Par suite de la domination de la représentation, toute organisation qui veut s'opposer au capital est réabsorbée par lui : elle est phagocytée. »
Et cette incapacité à s'opposer au capital ne s'applique pas seulement aux organisations particulières, condamnées comme nous l'avons vu dans la première partie de cet article à devenir de simples rackets, mais à la classe ouvrière, au prolétariat lui-même : « Le prolétariat est devenu un mythe ; non dans sa réalité, […] mais en tant qu’opérateur révolutionnaire, que classe devant libérer l'humanité entière et de ce fait dénouer les contradictions économico-sociales. »
Camatte est conscient que Marx et ses disciples ont insisté sur le fait que la classe ouvrière devait aller au-delà de la lutte pour les réformes au sein de la société capitaliste, et qu'ils plaçaient leurs espoirs dans les crises économiques qui, tôt ou tard, entraîneraient le déclin du système. Mais Camatte affirme qu'en surmontant la valeur, le capitalisme a également surmonté la tendance à la crise : « Le moment signifiant que les forces productives ont atteint le niveau voulu pour qu’on puisse changer le mode de production, c’est donc celui de l’éclatement du capitalisme. Celui-ci dévoilerait l’étroitesse de ce dernier et son incapacité à englober de nouvelles forces productives, donc rendrait patent l'antagonisme entre ces dernières et les formes capitalistes de production. Or, nous l’avons dit le capital a opéré un échappement, a intégré les crises et a réussi à assurer une réserve sociale aux prolétaires. » Camatte suggère même que Bernstein a été l'un des premiers à saisir cette possibilité, ce qui l'a malheureusement conduit à se faire l'apologiste de « la vieille société bourgeoise que le mouvement du capital allait détruire ».
Et quelles perspectives le capital despote offre-t-il donc à l'humanité ? Camatte n'exclut pas que tout se termine par sa destruction. Comme nous l'avons souligné dans la première partie de cet article, Camatte, à la suite de Bordiga notamment, était très conscient de la tendance croissante du capital à détruire l'environnement naturel. « Certains processus de production menés sur des périodes de temps conduisent à des chocs avec les barrières naturelles : augmentation du nombre d'êtres humains, destruction de la nature, pollution. » Cependant, Camatte semble considérer que ces problèmes peuvent d'une certaine manière, comme la crise économique elle-même, être surmontés : « Mais ces barrières ne peuvent pas être théoriquement considérées comme des barrières que le capital ne peut pas supplanter. »
On peut comprendre qu'en 1973, il était moins évident que le saccage de la nature par le capital se révélerait un problème de plus en plus insurmontable pour le capitalisme – notamment parce que, loin de soumettre le monde à un despotisme mondial qui pourrait prendre des mesures efficaces pour contrer la destruction de la nature, la décomposition progressive du capitalisme n'a fait qu'intensifier la concurrence mortelle entre les unités nationales, obligeant chacune d'entre elles à continuer à piller toutes les ressources naturelles dont elle dispose.
L'aveuglement de Camatte sur l'incapacité du capitalisme à dépasser la concurrence brutale entre ses différentes unités est également perceptible dans le fait que « Errance… » ne dit rien de la concurrence inter-impérialiste qui, sous la forme de la rivalité entre les blocs de l'Ouest et de l'Est, laissait entrevoir très concrètement la destruction de l'humanité par la guerre nucléaire. La destruction catastrophique de l'humanité semble donc, pour Camatte, moins probable qu'une sorte de cauchemar dystopique de science-fiction. Camatte affirme que nous assistons déjà à « la transformation de l'esprit en un ordinateur qui peut être programmé par les lois du capital », ouvrant la voie à un avenir fondé sur « l’obtention d'un être totalement programmable ayant perdu les caractéristiques de l'espèce Homo sapiens ».
Ces prédictions anticipent en quelque sorte les développements technologiques des 50 dernières années : le rôle croissant des ordinateurs personnels, des téléphones portables et de l'Internet en tant que véhicules d'intoxication idéologique ; les débuts des expériences avec les micro-puces insérées dans le corps humain ; la sophistication croissante de l'intelligence artificielle qui a alarmé des penseurs sérieux comme Steven Hawking (ainsi que des gens comme Elon Musk... dont les fantasmes de milliardaire font certainement partie du problème qui le préoccupe tant[4]) et les a poussés à lancer des avertissements sur la prise de contrôle, voire la destruction, de l'humanité par l'IA.
Certes, dans une société où le travail mort domine le travail vivant, nous voyons constamment les instruments créés par l'activité humaine devenir de plus en plus destructeurs et dangereux : la maîtrise de l'énergie atomique en est la preuve la plus évidente. Mais l'accélération actuelle de la décomposition du système, le "tourbillon" des effets (guerre, crise écologique, pandémies, etc.) que nous avons décrits ailleurs[5], constituent une menace beaucoup plus immédiate pour la survie de l'humanité que la robotisation complète de l'espèce. En particulier, les craintes exprimées par les “leaders technologiques” sur l'éventuelle militarisation de l'IA sont certainement réelles, mais il s'agit essentiellement d'un aspect de la folle course aux armements motivée par la compétition impérialiste et le chaos militaire croissant.
Et l'accélération actuelle de la décomposition capitaliste donne un sens très différent à l'idée que le capital “s'enfuit” -en somme, que sa folle fuite en avant l'amène au bord de la falaise, à une chute dont il ne reviendra pas. Dans la vision de Camatte, il y a la notion de capital comme une entité toute puissante qui peut se débarrasser non seulement des contradictions inhérentes aux relations marchandes, mais même des êtres humains vivants. En ce sens, elle a une certaine ressemblance avec les visions des théoriciens du complot pour qui chaque étape de la route du capital vers le chaos et l'autodestruction est expliquée comme une nouvelle partie d'un plan d'ensemble, même si les conspirationnistes se consolent en personnalisant ce pouvoir omnipotent sous la forme de lézards extra-terrestres, d'Illuminati ou de Juifs, une histoire qui réitère à son tour une mythologie gnostique plus ancienne, selon laquelle ce monde déchu et grossièrement matériel est sous l'emprise inflexible d'une divinité créatrice malveillante, de sorte que le salut ne peut être atteint qu'à l'extérieur des limites de l'existence terrestre.
Il en va de même pour la capacité du capitalisme à absorber les crises économiques : en 1973, face aux élucubrations de Marcuse, Castoriadis ou des situationnistes, notre courant a dû argumenter avec force pour montrer que le boom de l'après-guerre était bel et bien terminé et que le capitalisme entrait dans une crise ouverte de surproduction. Camatte n'avait pas tort de noter la tendance croissante de l'État à absorber la société civile et à chercher à contenir les rivalités entre les différentes entreprises capitalistes (au moins dans les limites de la nation). Mais c'est précisément ce à quoi la Gauche communiste fait référence lorsqu'elle affirme que le capitalisme d'État est devenu une tendance universelle dans la période de déclin capitaliste et il est probablement significatif que Bordiga, à qui Camatte a emprunté un certain nombre d'idées, n'ait jamais accepté le concept de capitalisme d'État.
Pour la majorité de la Gauche communiste, cependant, il est impossible de comprendre la réponse de la bourgeoisie à sa crise historique sans utiliser le concept de capitalisme d'État. L'appareil d'État est devenu l'instrument irremplaçable pour traiter les contradictions économiques du système, mais les dernières décennies ont montré que plus la classe dirigeante recourt à des mesures étatiques pour contenir l'impact de ces contradictions, plus elle ne fait que les reporter à une date ultérieure où elles exploseront de manière encore plus dangereuse, comme avec la soi-disant "crise financière" de 2008, le produit de deux décennies ou plus de croissance alimentée par l'endettement. Il convient également de rappeler que ce sont précisément les tentatives du modèle stalinien de capitalisme d'État “d’assigner la valeur” qui ont conduit à son effondrement final.
Cela nous amène à une autre faille fondamentale de la thèse de Camatte : l'idée que le capital a surmonté la valeur.
En réalité, le capital sans valeur est une non-chose, et loin d'être une chose simplement “assignée par le capital”, c'est le besoin impérieux d'accroître la valeur qui a forcé le capitalisme à occuper et à marchandiser chaque aspect de l'activité humaine et chaque partie de la géographie de la terre. Le maintien de cette pulsion s'est poursuivi tout au long de ce que Camatte appelle la période de domination réelle, mais que nous considérons comme l'époque de la décadence capitaliste. Le besoin d'expansion de la valeur reste à la base de ce processus, même s'il a nécessité une intervention massive de l'État, des niveaux astronomiques d'endettement et de capital fictif, et donc une interférence systématique avec le fonctionnement de la loi de la valeur elle-même. Camatte voit cette volonté d'universalisation comme Marx, mais alors que pour Camatte le processus conduit au despotisme inattaquable du capital par le dépassement de la valeur, pour Marx cette même poussée contient les germes de la disparition du système :
Rosa Luxemburg, en particulier, a développé plus tard cette approche pour insister sur le fait que la volonté du capitalisme de parvenir à une domination totale et universelle ne pourrait jamais être réalisée, car la tentative même d'y parvenir libérerait toutes les contradictions sous-jacentes du système -économiques, sociales et politiques- ce qui le plongerait inexorablement dans une ère de catastrophe. Contre cette vision, largement confirmée à nos yeux par la trajectoire barbare du capitalisme aux XXe et XXIe siècles, « Errance de l'humanité… » est en partie une polémique contre la notion de décadence capitaliste, notamment telle qu'elle est défendue par Révolution Internationale, l'un des groupes qui formera le CCI en 1975.
« Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de décadence du MPC » (« Errance de l'humanité… »).
Dans l'article « Déclin du mode de production capitaliste ou déclin de l'humanité ? » (publié dans le même numéro d'Invariance) Camatte cite un passage des Grundrisse auquel nous avons eu l'occasion de nous référer à plusieurs reprises[7], principalement pour montrer que la décadence du capitalisme ne doit pas être assimilée à un arrêt de l'accumulation capitaliste ou à un arrêt complet du développement des forces productives : « Le stade le plus élevé du développement de cette base (la floraison en laquelle elle se change tout en restant cette base, cette plante en tant que fleur ; d'où son étiolement après la floraison) est celui où elle atteint une forme qui la rend compatible avec le plus haut développement des forces productives, et par suite avec le plus riche développement des individus. Dès que ce point est atteint, la suite du développement apparaît comme un déclin, et le développement nouveau commence à partir d’une base nouvelle. »
Mais déjà en 1972, dans un article de l'ancienne série, RI, n°7, « Volontarisme et confusion », le même passage est utilisé pour soutenir la théorie de la décadence contre divers groupes, principalement de nature conseilliste, qui niaient le lien entre la révolution et les conditions historiques objectives -en bref, la nécessité d'une période de décadence. Mais selon Camatte, qui cite l'article de RI, « il y a donc déclin parce que le développement des individus est bloqué. Il n’est pas possible d’utiliser cette phrase pour étayer la théorie du déclin du MPC ». Selon Camatte, « la suite de la digression [de Marx] confirme bien que le déclin concerne les individus ».
L'attaque contre la théorie de la décadence occupe également une partie importante de « Errance… », surtout dans ce paragraphe : « Ainsi cela n’a aucun sens de proclamer que les forces productives de l'humanité ont cessé de croître, que le mode de production capitaliste est entré en décadence. Cela reflète simplement l'incapacité où se trouvent les divers théoriciens à reconnaître l’échappement du capital et par là à comprendre le communisme, et la révolution communiste. D’autre part, on peut dire paradoxalement que Marx a expliqué, décrit la décomposition de la société bourgeoise et indiqué les conditions de développement du mode de production capitaliste, une société où les forces productives pourraient se développer librement ; car souvent ce qu'il a présenté comme devant être réalisé par le communisme, l’a été par le capital. »
Le rejet par Camatte de la théorie de la décadence est explicitement lié au rejet du “mythe” du prolétariat et, en fin de compte, au rejet de Marx, qui, si Camatte admet généreusement qu'il peut fournir des éléments pour comprendre l'emballement du capital, ne l'a jamais vraiment compris (ni sa “domination réelle”). « Ainsi, l'œuvre de Marx apparaît largement comme la conscience authentique du mode de production capitaliste » -en grande partie parce qu'il a développé une dialectique des forces productives, soutenant que « l'émancipation humaine dépendait de leur plein essor ; la révolution communiste -donc la fin du mode de production capitaliste- devait se produire quand celui-ci ne serait plus “assez large” pour les contenir. » Mais comme le capital s'est “autonomisé” et peut se développer sans limite, il a déjà réalisé ce que Marx présentait comme le projet du communisme.
Il n'est pas facile de s'orienter dans le labyrinthe des errances théoriques de Camatte, mais il semble dire non seulement que Marx a tort de soutenir que le conflit entre les rapports de production et les forces productives fournit la base objective de la révolution communiste -réfutant ainsi non seulement la théorie de la décadence capitaliste, dans laquelle un tel conflit revêt un caractère permanent, mais aussi l'approche générale de Marx de l'évolution historique, sur laquelle la théorie de l'ascension et de la décadence du capitalisme est fondée[8]. Pour Camatte, le maintien des arguments de Marx exprime en fait une vision capitaliste qui voit dans le communisme une société de croissance quantitative perpétuelle -d'accumulation en fait.
C'est bien sûr vrai pour la caricature stalinienne du communisme, mais c'est oublier totalement que pour Marx, le développement des forces productives sous le communisme a un tout autre sens, puisqu'il signifie avant tout l'épanouissement des possibilités créatrices de l'humanité, et non la production en spirale sans fin des choses. Camatte semble le reconnaître d'une certaine manière, puisqu'il dit que, pour Marx dans le troisième volume du Capital et dans la Critique du Programme de Gotha, « la discontinuité [entre capitalisme et communisme] réside dans l’inversion du but de la production [...] qui ne doit plus être la richesse mais l’homme lui-même ». Mais en même temps, Camatte insiste sur le fait que Marx n'a pas vraiment vu de discontinuité car il plaide pour une phase de transition, la phase de la dictature du prolétariat, qui est « [une période] de réformes, dont les plus importantes sont la réduction de la journée de travail et l'utilisation du bon de travail ». C'est là, selon Camatte, que l'on voit « le réformisme révolutionnaire de Marx dans sa plus vaste amplitude ».
On peut aussi voir dans l'œuvre de Camatte la conscience authentique du point de vue primitiviste qui considère que le développement de la technologie (étroitement identifié au concept de développement des forces productives) est la véritable cause des maux de l'humanité et qu'il vaudrait mieux revenir au communisme des chasseurs-cueilleurs. Camatte nie que son communisme soit un simple retour au passé, au « nomadisme tel qu’il pouvait être pratiqué par nos lointains ancêtres cueilleurs », mais ce n'est pas un hasard si les primitivistes à part entière, comme le groupe autour de Fifth Estate aux Etats-Unis, ont été si impressionnés par les théories de Camatte.
Mais Camatte continue à parler de la nécessité de la révolution communiste. Puisque « on ne peut plus soutenir qu'il y a une classe qui représente l'humanité future », puisque le projet prolétarien n'est qu'un programme de réforme du capital, qui fera la révolution ? Elle apparaît parfois comme l'œuvre de l'humanité tout entière, puisque l'humanité en tant que telle est exploitée dans la période de domination réelle : « menacés dans leur existence purement biologique, les êtres humains commencent à se dresser contre le capital ». Mais si l'humanité elle-même est en déclin, d'où viendra le mouvement vers le communisme ?
Il y a beaucoup de choses que nous pouvons accepter dans la description que Camatte fait du communisme dans « Errance… », principalement parce que nous y avons déjà vu le travail de Marx et d'autres marxistes : son lien dialectique avec la Gemeinwesen du passé, la communauté humaine archaïque que Marx a étudiée intensément dans ses dernières années[9] ; sa définition sociale générale : « le communisme met fin aux castes, aux classes et à la division du travail » ; le rapport qu'il rétablit entre l'humanité et le reste de la nature : « il n'est pas domination de la nature réconciliation avec elle, ce qui suppose aussi qu’elle soit régénérée ». Et – ce qui semble en contradiction avec son affirmation que le communisme n'est pas un nouveau mode de production – « Dans le communisme les êtres humains ne peuvent pas non plus être définis comme simples usagers [...] ils sont créateurs, producteurs, usagers ; le procès total est reconstitué à un niveau supérieur et ceci vaut pour tout être individuel ». En d'autres termes, le communisme signifie que les êtres humains produisent ce dont ils ont besoin et ce qu'ils désirent d'une manière qualitativement nouvelle, et pour cette raison même, il ne cesse pas de représenter un “mode de production”. Camatte a également raison d'insister sur le fait que « la lutte contre cette réduction de l'ampleur de la révolution est déjà une lutte révolutionnaire », puisque la révolution prolétarienne, comme Marx l'a souligné dès le début, est la base non seulement de l'abolition de l'exploitation capitaliste, mais aussi du dépassement de toutes les autres oppressions, répressions et divisions qui tiennent l'humanité en échec, de sorte que le communisme sera le point de départ du plein épanouissement du potentiel humain, un potentiel que nous n'avons vu jusqu'à présent qu'à l'état d'esquisses.
Mais à moins de voir un “mouvement réel” dans cette société contre la domination du capital -que les marxistes considèrent comme le mouvement de la classe ouvrière contre l'exploitation- les descriptions du communisme futur retombent dans l’utopie, comme Bordiga l'a fait remarquer un jour. Et quand on regarde d'un peu plus près ce que Camatte perçoit comme les signes d'un mouvement réel à l'intérieur de l'ordre existant, on voit émerger un véritable “réformisme”.
Certes, il affirme dans « Errance… » que « on ne peut réaliser cet objectif ni en constituant des communautés qui, toujours isolées, ne font jamais obstacle au capital -celui-ci peut même facilement les englober en tant que possibles [...]- ni en cultivant son être individuel en lequel on trouverait finalement le vrai homme ». Et pourtant, ailleurs, en particulier dans le titre provocateur « Ce monde qu’il faut quitter »[10], qui suggère déjà la possibilité d'une sorte de vol magique hors de la civilisation actuelle, il exprime un vif intérêt pour les possibilités que les communes végétariennes, les régionalistes et... les anti-vaccins puissent former une sorte d'avant-garde de la résistance contre le capital. Et plus récemment, dans l'interview du Cercle Marx mentionnée dans la première partie de cet article[11], il exprime un réel intérêt pour les Gilets jaunes :
Tout sauf la lutte des classes ! Le résultat de la tentative de Camatte d'aller au-delà de la pauvre vieille lutte de la classe ouvrière et de découvrir la véritable révolte de l'humanité se révèle être une véritable régression vers des formes de lutte qui au mieux dissolvent la classe ouvrière dans le “peuple” et au pire – comme les anti-vaccins d'aujourd'hui – ont été récupérées par l'extrême droite du capital (d’où peut-être sa volonté de s’engager avec les partisans douteux de l'alliance rouge-brune du Cercle Marx).
Mais ce qui trahit le plus clairement cette perspective non révolutionnaire, voire explicitement anti-révolutionnaire, c'est lorsque, à la fin de « Ce monde qu’il faut quitter », il met en garde contre l'idée de renverser le capital par un assaut frontal : « Il faut envisager une dynamique nouvelle, car le MPC[12] ne disparaîtra pas à la suite d'une lutte frontale des hommes contre leur oppresseur actuel, mais par un immense abandon qui implique le rejet d'une voie empruntée désormais depuis des millénaires » -un argument encore plus avancé dans l'interview lorsqu'il avertit :
En fait, cette idée d'une “issue” individuelle est déjà théorisée dans « Errance… », précisément dans le passage qui précède son refus apparent d'atteindre le communisme en créant des communautés anticapitalistes ou en cultivant son propre être individuel : « Nous sommes tous esclaves du capital. On commence à se libérer à partir du moment où l’on refuse de se percevoir selon les catégories de ce dernier, c’est-à-dire en tant que prolétaire, homme des nouvelles classes moyennes, capitaliste, etc., car cela entraine que nous percevions l’autre -dans son mouvement de libération- non plus selon ces mêmes catégories. Dès lors, le mouvement de reconnaissance des êtres humains peut commencer. »
En résumé : avant de changer le monde, il faut se changer soi-même. Cette vision individualiste et idéaliste est parfaitement compatible avec la notion de disparition de la classe ouvrière qui a atteint son paroxysme dans la phase de décomposition capitaliste. Et, selon Camatte, le début de la libération n’est pas pour les travailleurs de se reconnaître comme faisant partie d’une classe antagoniste au capital, de retrouver leur identité de classe, mais exactement l’inverse : rejoindre la grande dissolution dans laquelle les classes n’ont pas de substance et où la lutte des classes ne fait que refléter notre asservissement aux catégories du capital.
CDW
Post-scriptum
Comme nous l'avons montré dans un précédent article de cette série[13], l'influence du modernisme dans le mouvement révolutionnaire renaissant du début des années 70 s'est également fait sentir dans le “pré-CCI” par le biais de la “tendance Bérard”. Nous avons rappelé que cette influence s’est exprimée à la fois dans le rejet de la lutte des travailleurs pour des revendications immédiates et, au niveau organisationnel, par une opposition aux premières tentatives de centralisation du groupe Révolution internationale au niveau national. Lors d'une réunion du groupe en 1973, centrée sur la nécessité d'élire une commission centralisatrice, Bérard a averti que cette initiative conduirait à un Comité central de type trotskiste ou stalinien, à une force de bureaucratie. Le camarade Marc Chirik a répliqué par un avertissement à Bérard : que lui et sa tendance allaient dans la direction de Barrot et Camatte, et donc vers l’abandon non seulement de l'organisation révolutionnaire mais aussi de la classe révolutionnaire. Bérard rejeta cet avertissement avec indignation.
Peu de temps après, “Une Tendance Communiste” s'est placée en dehors du cadre de l’organisation en publiant sa brochure La Révolution sera communiste ou ne sera pas, la seule et unique expression publique de ce groupe éphémère. On y trouve une section intitulée « Pourquoi Invariance n'est plus révolutionnaire » qui, tout en reconnaissant qu’Invariance des débuts avait apporté quelques contributions fructueuses (par exemple sur la question de la domination formelle/réelle), entre dans le domaine de l'idéologie avec sa vision d’une révolution faite par “l'humanité”, conséquence de son idée que le capital est devenu une “communauté matérielle” :
Et le texte critique aussi l'idée accompagnatrice de Camatte selon laquelle toute tentative d'organisation des minorités communistes ne peut conduire qu'à un nouveau racket.
Il se trouve qu'à ce moment-là, Bérard était plus influencé par Barrot/Dauvé[14] que par Camatte, ce qui lui a permis de conserver des références au prolétariat en tant que sujet de la révolution. Il s'agit en fait d'une sorte de mi-chemin entre la position de la Gauche communiste qu'il abandonne -en bref, l'insistance de Marx sur la nécessité pour la classe ouvrière d'affirmer son autonomie dans la lutte contre l'exploitation capitaliste, et d'exercer sa dictature pendant la période de transition vers le communisme- et l’abandon pur et simple du prolétariat par Camatte. Comme nous l'avons montré dans l'article sur la tendance Bérard, cette position centriste était basée sur la théorie pseudo-dialectique d'une affirmation/négation simultanée du prolétariat.
Beaucoup de communisants d'aujourd'hui sont encore des résidents de cette maison à mi-chemin, mais l'attraction vers la négation pure et simple de la lutte des classes de Camatte est très forte dans le milieu moderniste. Dans le cas de Bérard, son abandon ultérieur -et très rapide- de la politique de la Gauche communiste, de toute activité organisée, et son évolution vers une sorte de primitivisme, ont pleinement confirmé la prédiction de notre camarade Marc.
[1]. Critique des soi-disant "communisateurs" (II) - Du gauchisme au modernisme : les mésaventures de la "tendance Bérard" [127].
[2]. Article disponible sur le site archivesautonomies.org.
[3]. Camatte ajoute ici ce passage significatif qui montre que le choix du terme “despotisme” n'est pas fortuit : « D’où une convergence avec le mode de production asiatique (MPA). Au sein de ce dernier, les classes ne purent jamais s’autonomiser ; dans le mode de production capitaliste (MPC), elles sont absorbées. »
[4]. Musk est cosignataire d'une déclaration de 1000 "leaders de la technologie" appelant à une pause dans le développement de l'IA jusqu'à ce que l'on en sache plus sur ses conséquences, citant des « risques profonds pour la société et l'humanité » (The New York Times - Elon Musk and Others Call for Pause on A.I., Citing ‘Profound Risks to Society’). Peu après, l'un des signataires, Geoffrey Hinton, a démissionné de son poste de dirigeant de Google pour se concentrer sur les risques posés par l'IA.
[5]. Voir L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité [10], Revue internationale 169,
[6]. Grundrisse, Le Chapitre du capital. Notre traduction.
[7]. Par exemple dans cet article de World Revolution n° 389 (été 2021), Growth as decay [128]
[8]. En particulier, dans sa Préface à Contribution à la critique de l'économie politique, reproduite en annexe de notre article de la Revue internationale 134, Quelle méthode scientifique pour comprendre l'ordre social existant, les conditions et moyens de son dépassement [129], qui soutient que la Préface de Marx fournit le fondement méthodologique de l'idée de l'ascension et du déclin des modes de production successifs depuis la dissolution du communisme primitif.
[9]. Voir cet article de notre série sur le communisme, Le communisme n'est pas un bel idéal, mais une nécessite matérielle [130], « Marx de la maturité : communisme du passé, communisme de l’avenir », Revue internationale 81.
[10]. Invariance n° 5, 4ème trimestre 1974.
[11]. Interview with Jacques Camatte (2019 [119]) (libcom.org)
[12]. MPC : « Cette abréviation signifie Mode de Production Capitaliste, qu’Invariance n'explicite jamais. Cela rappelle les anciens Hébreux qui montraient une réticence similaire à nommer leur créateur » (« Modernisme : du gauchisme au néant », Révolution internationale, nouvelle série, n° 3).
[13]. Critique des soi-disant "communisateurs" (II) - Du gauchisme au modernisme : les mésaventures de la "tendance Bérard" [127].
[14]. Nous reviendrons sur les principales idées de Barrot/Dauvé dans un autre article.
Links
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/fr_170_v_final.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/content/10907/comite-qui-entraine-participants-limpasse
[3] https://fr.internationalism.org/content/10735/declaration-commune-groupes-gauche-communiste-internationale-guerre-ukraine
[4] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/prises-position-du-cci
[5] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/polemique
[6] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_decomposition.htm
[7] https://fr.internationalism.org/rinte64/decompo.htm
[8] https://fr.internationalism.org/rint130/17_congr%C3%A8s_du_cci_resolution_sur_la_situation_internationale.html
[9] https://fr.internationalism.org/en/brochure/effondt_stal_annexe1
[10] https://fr.internationalism.org/content/10876/lacceleration-decomposition-capitaliste-pose-ouvertement-question-destruction
[11] https://fr.internationalism.org/content/10545/resolution-situation-internationale-2021
[12] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_cours_historique.html
[13] https://fr.internationalism.org/rinte43/polemique.htm
[14] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/resolutions-congres
[15] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/decomposition
[16] https://fr.internationalism.org/rinte20/edito.htm
[17] https://fr.wikipedia.org/wiki/Eurasie
[18] https://fr.internationalism.org/rinte23/proletariat.htm
[19] https://fr.internationalism.org/rinte35/reso.htm
[20] https://fr.internationalism.org/rinte37/debat.htm
[21] https://fr.internationalism.org/rinte65/marc.htm
[22] https://fr.internationalism.org/rinte66/marc.htm
[23] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/rapports-congres
[24] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/lutte-classe-monde-2022-2023
[25] https://fr.internationalism.org/content/10785/militarisme-et-decomposition-mai-2022
[26] https://fr.internationalism.org/content/10793/lhistoire-des-groupes-no-war-but-the-class-war
[27] https://fr.internationalism.org/content/10771/signification-et-impact-guerre-ukraine
[28] https://fr.internationalism.org/brochure/effondt_stal_annexe1
[29] https://www.areion24.news/2022/09/11/chine-2022-lannee-de-tous-les-perils/
[30] https://fr.internationalism.org/files/fr/fr_171_final.pdf
[31] https://fr.internationalism.org/content/11034/rapport-decomposition
[32] https://fr.internationalism.org/content/11288/spirale-datrocites-au-moyen-orient-terrifiante-realite-decomposition-du-capitalisme
[33] https://fr.internationalism.org/content/11290/guerre-ukraine-deux-ans-confrontation-imperialiste-barbarie-et-destruction
[34] https://resumen.cl/articulos/estudio-revela-fuerzas-armadas-ee-uu-contaminan-consumen-mas-combustible-mayoria-paises-mundo
[35] https://rgs-ibg.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/tran.12319
[36] https://www.lemonde.fr/international/article/2024/01/12/coalition-anti-houthistes-les-etats-unis-en-manque-de-renforts-en-mer-rouge_6210449_3210.html
[37] https://fr.internationalism.org/content/11019/resolution-situation-internationale
[38] https://fr.internationalism.org/content/11291/apres-rupture-lutte-classe-necessite-politisation-des-luttes
[39] https://www.lemonde.fr/international/article/2024/01/12/l-armee-americaine-au-defi-de-la-multiplication-des-guerres_6210537_3210.html
[40] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/trump
[41] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/bolsonaro
[42] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/milei
[43] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/netanyahu
[44] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/guerre
[45] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/lutte-proletarienne
[46] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/imperialisme
[47] https://fr.internationalism.org/files/fr/tract_7_novembre_2023.pdf
[48] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/conflit-israelo-palestinien
[49] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/guerre-ukraine
[50] https://3E865E88-689A-497C-9621-53503FBF8077#_ftn1
[51] https://3E865E88-689A-497C-9621-53503FBF8077#_ftnref1
[52] https://fr.internationalism.org/content/10811/gauche-communiste-guerre-ukraine
[53] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/58/palestine
[54] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/gauche-communiste
[55] https://fr.internationalism.org/content/10787/guerre-ukraine-pas-geant-barbarie-et-chaos-generalises
[56] https://fr.internationalism.org/rinte59/guerre.htm
[57] https://www.lefigaro.fr/international
[58] https://fr.internationalism.org/rint/120_election
[59] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/rosaluxemburg
[60] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/wagner
[61] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/kadyrovtsi
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