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Revue Int. 1998 - 92 à 95

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Revue Internationale no92 - 1e trimestre 1998

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Crise économique - De la crise des pays "emergents" asiatiques au nouvel effondrement de l'économie mondiale

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Nous publions ici le rapport sur la crise adopté lors du 12e Congrès du C.C.I. Ce rapport avait été rédigé en janvier 1997 et sa discussion dans toute notre organisation a servi de base à l'adoption à ce même congrès de la résolution sur la situation internatio­nale que nos lecteurs ont pu lire dans le n° 90 de cette revue. Depuis la ré­daction de ces documents, le développement de la crise économique du capital a été dra­matique­ment illustré par les soubresauts fi­nanciers qui ont affecté d'abord les désor­mais ex-“ dragons ” asiatiques à partir de l'été 1997, pour finalement s'étendre à toutes les places financières du monde, de l'Amérique Latine aux pays d'Europe de l'est, du Brésil à la Russie, jusqu'aux grandes puissances indus­trielles : Etats-Unis, Europe occidentale et surtout Japon.

La théorie marxiste contre les mensonges et l'aveuglement des économistes bourgeois

Il est frappant de voir à quel point les deux documents sont capables d'annoncer la crise ouverte des pays asiatiques et surtout d'en expliquer les raisons fondamentales. Nous nous garderons bien de tirer gloriole de la réalisation de nos perspectives dans un laps de temps aussi court. Que ces prévisions se soient réalisées aussi rapidement n'est pas le plus important. Se seraient-elles réalisées plus tard, que la validité de l'analyse n'en aurait pas été amoindrie d'un iota. De même, il est aussi secondaire à nos yeux que nos prévi­sions se soient confirmées exactement dans les pays asiatiques. En effet, ces der­niers ne font qu'exprimer une tendance gé­nérale qu'avait tout aussi bien illustré le Mexique en 1994-95, qu'illustrent le Brésil ou la Russie à l'heure même où nous écri­vons. L'important est la réalisation, tôt au tard, d'une tendance que seul le marxisme est ca­pable de comprendre et de prévoir. Quel que soit le lieu et la rapidité de sa con­crétisation, elle vient confirmer la justesse, la validité, le sérieux et la supériorité de la théorie marxiste sur toutes les inepties, sou­vent in­compréhensibles et toujours partia­les, par­tielles et contradictoires, que nous fournis­sent les économistes, les journalistes spé­cialisés, et les hommes politiques de la bourgeoisie.

Pour quiconque se dégage un peu des thè­mes successifs de propagande développés par les médias soit pour cacher la réalité de l'impasse économique soit pour donner des ex­plications rassurantes aux crises ouver­tes, on ne peut qu'être effaré par la multitude d'explications diverses et contradictoires données par la bourgeoisie à l'évolution éco­nomique catastrophique depuis la fin des années 1960, depuis la fin de la période de reconstruction d'après la seconde guerre mondiale.

Que reste-t-il des explications de la crise par “ l'excessive rigidité du système monétaire ” ([1] [1]) lorsque l'anarchie des taux de change est devenue un élément de l'instabilité écono­mique mondiale ? Que reste-t-il du bavar­dage sur les “ chocs pétroliers ” ([2] [2]) lorsque les cours du pétrole se noient dans la sur­production ? Que reste-t-il des discours sur le “ libéralisme ” et les “ miracles de l'éco­nomie de marché ” ([3] [3]) lorsque l'effondre­ment économique se fait dans la plus sau­vage des guerres commerciales pour un mar­ché mondial qui se rétrécit à vitesse accélé­rée ? Que valent les explications basées sur une découverte tardive des “ dangers de l'endettement ” lorsqu'on ignore que cet en­dettement suicidaire était le seul moyen de prolonger la survie d'une économie agoni­sante ? ([4] [4])

Par comparaison, le marxisme a maintenu tout au long de ces années, et devant chaque nouvelle manifestation ouverte de la crise, la même explication tout en la développant et en la précisant quand nécessaire. Elle est en­core présente dans le rapport qui suit. Elle a été à maintes fois reprise, défendue, déve­loppée et précisée dans la presse révolution­naire et particulièrement dans nos publica­tions. La compréhension marxiste est histo­rique, continue et cohérente.

“ Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. (...) Chaque crise détruit ré­gulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui à toute autre époque eût semblé une absurdité s'abat sur la société, – l'épidémie de la surproduction. (...) Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D'un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l'autre en conquérant de nouveaux mar­chés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des cri­ses plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. ” ([5] [5])

Ces caractéristiques et ces tendances révé­lées par Marx et Engels se sont vérifiées tout au long de l'histoire du capitalisme. Elles se sont même renforcées avec la pé­riode de décadence. Celle-ci marque la fin de l'existence de “ nouveaux ” marchés et l'épuisement des anciens. Caractéristique domi­nante du capitalisme tout au long du 20e siècle, la tendance à la destruction mas­sive de forces productives s'y exprime de manière permanente et chaque jour encore plus ag­gravée, en particulier dans les guer­res mon­diales. On y a vu le crédit devenir “ le moyen spécifique de faire éclater (...) la contradiction entre la capacité d'extension, la tendance à l'expansion de la production d'une part, et la capacité de consommation restreinte du marché d'autre part ”. Mais pour préparer “ les crises plus générales et plus formidables ” annoncées par Le Manifeste, le crédit “ en sa qualité de fac­teur de production, [contribue] à provoquer la surproduction ; et en sa qualité de fac­teur d'échange, il ne fait, pendant la crise, qu'aider à la destruction radicale des forces productives qu'il a lui-même mises en mar­che. ” ([6] [6])

La chute des Bourses et des monnaies avec la banqueroute des pays asiatiques vient il­lustrer à la fois l'impasse historique du capi­talisme – exprimée par la surproduction mentionnée dans Le Manifeste et par l'usage sans limite du crédit – et la chute sans fin dans la catastrophe économique et sociale dans la­quelle est entraîné l'ensemble de la planète. Elle vient confirmer nos propos sur l'inca­pacité, pour ne pas dire l'insigne nulli­té, des propagandistes et des économistes bour­geois. Elle vient confirmer nos propos sur la clairvoyance et la profonde validité de la méthode marxiste d'analyse et de compré­hension de la réalité sociale, dans le cas qui nous occupe ici, de la crise irréversible et insoluble du mode de production capitaliste. Un rappel, court et partiel, viendra illustrer notre condamnation sans appel des zélateurs du capitalisme.

La Thaïlande ? “ Un eldorado... un marché en effervescence ” ([7] [7]). La Malaisie ? “ Une réussite insolente ” ([8] [8]), “ une vraie locomo­tive [qui] fera bientôt partie des quinze pre­mières puissances économique mondiales ” ([9] [9]) ; le pays projette de “ devenir, comme Singapour, un paradis high tech ” ([10] [10]) ; “ explosive Malaisie qui voit grand, vrai­ment grand (...) la place asiatique la plus heureuse ” ([11] [11]). “ Le miracle asiatique n'est pas terminé ” insiste, en février 1997, un expert consultant... ([12] [12])

Nous aurions pu aller chercher encore plus loin et trouver sans doute d'autres “ perles ” du même type ou encore plus croustillantes. Elles sont innombrables et leur teneur va toujours dans le même sens, nier ou cacher la réalité irréversible de la crise. On aurait pu penser que plus aucun Georges Bush ne viendrait nous promettre “ l'ère de paix et de prospérité ” que devait nous apporter la chute du bloc de l'est ; que plus aucun Jacques Chirac ne viendrait nous prédire “ la sortie du tunnel ” comme celui-ci l'avait fait en... 1976 ! Et pourtant, ils sont encore légion à nous assurer que les “ fondamentaux sont bons ” (Bill Clinton) et que “ la correction [la chute des bourses mondiales] était salu­taire ” (Alan Greenspan, le président de la Réserve Fédérale américaine), ou encore, toujours du même, que “ les récentes per­turbations sur les marchés financiers pour­raient apporter des bénéfices à long terme pour l'économie américaine ” et que “ cela ne signifiait pas la fin du boom de la crois­sance de l'Asie ” ([13] [13]). Pourtant, ce dernier commençait à corriger ses propos optimistes quinze jours plus tard devant l'évidence des faits et la multiplication des chutes et des faillites, en particulier celles touchant la Corée du Sud et le Japon : “ la crise asiati­que aura des conséquences non négligea­bles ”. Certes, même si les propos tenus au plus fort de la chute des marchés boursiers ont pour objet immédiat de rassurer ces derniers et d'éviter la panique généralisée, il n'empêche qu'ils révèlent aussi l'aveuglement et l'impuissance de leurs auteurs.

Quel démenti, avec la banqueroute asiati­que, à toutes les affirmations triomphantes sur le mode de production capitaliste ! Quel démenti aux déclarations tonitruantes sur la réussite de ces fameux et exemplaires “ pays émergents ” ! Quel démenti aux sup­posés mérites de la soumission, de la dis­cipline, du sens du sacrifice sur l'autel de la défense de l'économie nationale, des bas sa­laires et de la “ flexibilité ” de la classe ou­vrière de ces pays comme source de la pros­périté et de réussite pour tous !

La banqueroute asiatique, produit de la crise historique du mode de production capitaliste

Depuis le mois de juillet, les “ tigres ” et les “ dragons ” asiatiques se sont effondrés. Au 27 octobre, en une semaine, la bourse de Hongkong avait perdu 18 %, celle de Kuala-lumpur (Malaisie) 12,9 %, celle de Singapour 11,5 %, celle de Manille (Philippines) 9,9 %, celle de Bangkok (Thaïlande) 6 %, Djakarta (Indonésie) 5,8 %, Séoul (Corée) 2,4 %, Tokyo 0,6 %. Depuis un an, en reprenant ces pays dans le même ordre, les plongeons sont respective­ment de 22 %, 44 %, 26,9 %, 41,4 %, 41 %, 23 %, 18,5 %, 12 % ([14] [14]). Depuis, et à la date d'aujourd'hui, la chute de ces places fi­nancières continue.

Dans la foulée, et démentant les propos lé­nifiants sur l'absence de conséquences pour l'économie mondiale, Wall Street et les Bourses européennes connaissaient à leur tour un krach des plus graves. Seuls l'inter­vention des gouvernements et des banques centrales, et les réglementations boursières – les coupe-circuit automatiques qui arrêtent les cotations quand les cours chutent trop vite – ont permis d'enrayer le mouvement de pani­que. Par contre, les pays sud-améri­cains voyaient avec effroi leurs Bourses plonger aussi et leurs monnaies attaquées. Les in­quiétudes principales se portaient sur le Brésil. Et puis, le même phénomène se pro­duit maintenant dans les pays européens de l'ancien bloc de l'Est, autres “ pays émer­gents ” : Budapest plongeant de 16 %, Varsovie de 20 %, Moscou de 40 %. Ces plongeons boursiers s'accompagnent de l'af­faiblissement des monnaies locales, tout comme en Asie et en Amérique latine.

“ Les experts craignent que l'Europe de l'Est ne connaisse une crise financière du même type que celle que traverse l'Asie [ce qui constituerait] une des principales menaces pour la reprise des économies de l'Union européenne. ” (16) Comme si la récession ne frappait pas l'ensemble du capitalisme depuis maintenant une décennie : “ Car, eu­phorie mondiali­sante mise à part, c'est bien la stagnation qui, depuis le krach de 1987, définit le mieux la situation de toutes les ré­gions de la planète. ” ([15] [15])

Et comme si la faillite du capitalisme trou­vait son origine dans les pays de la périphé­rie et non dans le mode de production capi­taliste lui-même. Comme si son épicentre ne se situait pas dans les pays centraux du capi­talisme, dans les pays industrialisés. A la fin de la période de reconstruction de l'après-guerre, à la fin des années 1960, ce sont les grands centres industriels du monde qui sont touchés par le renouveau de la crise ouverte. La bourgeoisie de ces pays va utiliser alors à fond l'endettement interne et externe pour créer artificiellement les marchés qui lui font défaut. C'est donc à une explosion de l'endettement qu'on assiste à partir des an­nées 1970 qui va déboucher d'abord sur la faillite des pays sud-américains, puis à l'écroulement des pays à capitalisme d'Etat stalinien de l'Europe de l'est. Maintenant c'est au tour de l'Asie. Repoussées dans un premier temps vers la périphérie du capita­lisme, la faillite et la récession reviennent avec une force démultipliée vers les pays centraux alors que ces derniers ont eux aussi usé et abusé de l'endettement : les Etats-Unis sont surendettés et aucun pays d'Europe n'arrive à respecter les fameux cri­tères de Maastricht.

Car les événements s'accélèrent au cours de cette crise financière. La Corée du Sud, 11e puissance économique mondiale est à son tour brutalement touchée. Son système ban­caire est en complète banqueroute. Les fer­metures de banques et d'entreprises se mul­tiplient et les licenciements se comptent déjà par dizaines de milliers. Ce n'est qu'un début. Deuxième puissance économique mondiale, “ le Japon est devenu le pays fai­ble de l'économie mondiale ” ([16] [16]). Là aussi les fermetures d'entreprises commencent et les licenciements explosent. Quel démenti cruel aux déclarations triomphales, toni­truantes et définitives sur les “ modèles ” coréen et ja­ponais !

Et quel démenti aussi aux pitoyables expli­cations données face à l'avalanche de plon­geons boursiers brutaux depuis l'été ! D'abord, la bourgeoisie a essayé d'expliquer que l'effondrement de la Thaïlande était un phénomène local... ce qui a été vite démenti dans les faits. Puis qu'il s'agissait d'une crise de croissance pour les pays asiatiques. Enfin, qu'il s'agissait d'un assainisse­ment nécessaire de la bulle spéculative qui n'au­rait aucune incidence sur l'économie réelle... affirmation aussitôt démentie par la faillite de centaines d'établissements finan­ciers lourdement endettés, par la fermeture de multiples entreprises tout autant endet­tées, par l'adoption de plans d'austérité dras­ti­ques annonçant récession, licenciements par milliers et paupérisation accrue des po­pu­lations.

L'endettement généralisé du capitalisme

Quels sont les mécanismes à la base de ces phénomènes ? L'économie mondiale, et par­ticulièrement au cours des deux dernières décennies, fonctionne sur l'endettement et même le surendettement. En particulier, le développement des prétendues économies émergentes du sud-est asiatique, tout comme des pays sud-américains et d'Europe de l'est, reposent essentiellement sur les investisse­ments de capitaux étrangers. Par exemple, la Corée a une dette de 160 milliards de dol­lars dont elle devrait rembourser pratique­ment la moitié dans l'année qui vient alors que sa monnaie s'est effondrée de 20 %. Autant dire que cette dette gigantesque ne sera jamais remboursée. Nous n'avons pas la place ici de revenir sur l'état des endette­ments des pays asiatiques – endettements faramineux du même ordre que ceux des au­tres “ pays émergents ” du monde et dont les chiffres ne signifient plus grand chose – et dont les monnaies ont toutes tendance à chuter par rapport au dollar. Ces dettes non plus ne seront pour la plupart jamais rem­boursées. Ces créances pudiquement quali­fiées de “ douteuses ” sont perdues pour les pays in­dustrialisés, ce qui vient aggraver encore... leur pro­pre endettement déjà gi­gantesque. ([17] [17])

Quelle réponse apporte la bourgeoisie à ces faillites colossales qui risquent de provoquer la banqueroute brutale et généralisée du sys­tème financier mondial à cause de l'endet­tement généralisé ? Encore plus d'endette­ment ! Le FMI, la banque mondiale, les banques centrales des pays les plus riches se cotisent pour avancer 57 milliards de dollars à la Corée après avoir débloqué 17 milliards pour la Thaïlande et 23 pour l'Indonésie. Mais ces nouveaux prêts viennent s'ajouter aux précédents et “ déjà se profile le risque d'effondrement du système bancaire japo­nais, criblé de créances douteuses, voire ir­récupérables : entre autres les 300 milliards de dollars de prêts octroyés à dix pays d'Asie du sud-est et à Hongkong. Et si le Japon lâche prise, les Etats-Unis et l'Europe se retrouveront en première ligne dans la tourmente. ” ([18] [18])

En effet, le Japon se retrouve au centre de la crise financière. Il détient d'énormes créan­ces non remboursables qui sont à peu près du même ordre de grandeur – 300 milliards de dollars – que ses avoirs en Bons du Trésor américain. Dans le même temps, l'aggravation du déficit de l'Etat, ces derniè­res années, a augmenté son endettement gé­néral. Inutile de dire ici que, malgré la “ politique keynésienne ” employée, c'est-à-dire l'augmentation considérable de l'endet­tement, il n'y a eu aucune relance de l'éco­nomie japonaise. Mais par contre, les failli­tes des plus grandes institutions financières japonaises lourdement endettées se multi­plient. Pour éviter une banqueroute totale à la coréenne, l'Etat japonais met la main à la poche... aggravant encore plus son déficit et son endettement. Et si le Japon se retrouve à court de liquidités – ce qui est en train de se passer –, la bourgeoisie mondiale s'inquiète et commence à paniquer : “ Le premier créancier de la planète, celui qui finance sans compter depuis des années le déficit de la balance des paiements américaine, va-t-il pouvoir continuer à jouer ce rôle avec une économie malade, rongée par les mauvaises créances et un système financier exsangue ? Le scénario catastrophe serait que les insti­tutions financières nippones procèdent à un retrait massif de leurs placements en obliga­tions américaines. ” ([19] [19]) Il provoquerait alors un arrêt du financement de l'économie américaine, c'est-à-dire une brutale récession ouverte. La crise économique exportée dans la périphérie du capitalisme dans les années 1970 par l'utilisation massive du crédit re­vient frapper les pays centraux avec des con­séquences catastrophiques qui, pour l'essen­tiel, sont encore à venir.

Il est difficile de dire aujourd'hui si ces prêts supplémentaires vont réussir à calmer la tempête et à repousser la faillite généralisée à plus tard, ou bien si l'heure des comptes a sonné. Même si à l'heure où nous écrivons, il apparaît chaque jour plus probable que les 57 milliards de dollars réunis par le FMI pour la Corée sont insuffisants pour enrayer la déroute. Les appels au secours sont tels que les fonds du FMI, récemment augmentés par l'ensemble des grandes puissances, sont déjà insuffisants, et que celui-ci pense sé­rieusement à... emprunter à son tour ! Mais indépendamment de l'issue ponctuelle de cette crise financière, la tendance est tou­jours la même et ne fait que se renforcer dans la crise économique même. Au mieux, le problème n'est que reporté dans le temps, et avec des conséquences encore plus pro­fondes et dramatiques.

La crise du capitalisme est irréversible

Cette utilisation massive et chaque fois plus importante du crédit illustre la saturation des marchés : l'activité économi­que se maintenant sur la base de l'endette­ment, cela veut dire qu'un marché est créé artifi­ciellement. Aujourd'hui, la tricherie éclate. La saturation du marché mondial a empêché ces “ pays émergents ” de vendre comme ils en auraient eu besoin. La crise actuelle va faire chuter les ventes encore plus et aggra­ver la guerre commerciale. Un aperçu en est déjà donné par les pressions américaines sur le Japon pour qu'il ne laisse pas chuter le Yen et qu'il ouvre son marché intérieur, et par les conditions imposées à la Corée – tout comme aux autres pays “ aidés ” – par le FMI. La faillite de l'Asie et la récession qui va toucher ces pays, tout comme leur agres­sivité commerciale encore accrue, vont af­fecter tous les pays dévelop­pés qui calcu­lent déjà la chute de la crois­sance dont ils vont souffrir.

Là aussi, la bourgeoisie est obligée finale­ment de reconnaître les faits, et parfois de soulever un voile sur la réalité – dans ce cas la saturation des marchés – sans cesse affir­mée par le marxisme : “ le Wall Street Journal a signalé, en août dernier, que de nombreux secteurs industriels étaient dé­sormais confrontés à un risque oublié de­puis longtemps : trop de production poten­tielle et pas assez d'acheteurs » alors que « à en croire un article publié le 1er octobre dans le New York Times, la surproduction guette aujourd'hui non seulement l'Amérique, mais le monde entier. Le global gut (la saturation globale) serait même l'origine profonde de la crise asiatique. ” ([20] [20])

Le recours au crédit généralisé face à la sur­production et à la saturation des marchés, ne fait que repousser dans le temps les limi­tes de ces dernières et devient à son tour un fac­teur aggravant de la surproduction et de la saturation des marchés comme l'a expli­qué la théorie marxiste. Même si les crédits oc­troyés par le FMI, sans commune mesure avec ce qui avait pu se passer auparavant – plus de 100 milliards de dollars au total jusqu'à aujourd'hui – suffisaient à ramener le calme, la facture reste à payer, augmentée justement de ces nouveaux prêts. L'impasse économique du capitalisme reste. Et les con­séquences pour l'ensemble de l'humanité sont catastrophiques. Avant même cette crise qui va jeter des millions d'ouvriers supplémentaires dans le chômage et la mi­sère et aggraver encore les conditions de vie de milliards d'individus, l'Organisation International du Travail signalait que “ le chômage toucherait près d'un milliard de personnes dans le monde, soit près du tiers de la population active. ” ([21] [21]) Toujours avant cette crise, l'UNICEF affirmait que 40 000 enfants meurent de faim chaque jour dans le monde. L'impasse économique, poli­tique et historique du mode de production capitaliste impose chaque jour encore plus un enfer quotidien à des milliards d'hom­mes, enfer fait d'exploitation, de faim, de misère, de guerres et de massacres, de dé­composition sociale généralisée. Et les der­niers événements ne vont faire qu'accélé­rer cette chute dans la barbarie de tous les con­tinents et de tous les pays, riches ou pau­vres.

Ces événements dramatiques annoncent une aggravation brutale des conditions de vie de l'ensemble de la population mondiale. Ils si­gnifient une détérioration encore décuplée de la situation déjà misérable de la classe ouvrière, qu'elle ait du travail ou qu'elle soit au chômage ; qu'elle soit des pays pauvres de la périphérie, d'Amérique latine, d'Europe de l'est ou d'Asie, ou qu'elle soit des pays in­dustrialisés, qu'elle appartienne aux gros bastions du prolétariat mondial, du Japon, d'Amérique du Nord, ou d'Europe occiden­tale. La catastrophe qui se déroule sous nos yeux et dont les effets commencent tout juste à se manifester par les licenciements massifs dans plusieurs pays, dont la Corée et le Japon, appelle une réponse du prolétariat. Les “ modèles ” japonais et coréen qu'on a cités en exemple durant plus d'une décennie afin de justifier les attaques contre les con­ditions de vie et de travail, doivent être re­tournés et renvoyés par le prolétariat mon­dial à la face des Etats et de la classe domi­nante : les sacrifices et la soumission n'amè­nent pas la prospérité, mais toujours plus de sacrifices et de misère. Le monde capitaliste plonge l'humanité dans la catastrophe. Au prolétariat de répondre dans la lutte massive et unie contre les sacrifices et contre l'exis­tence même du capitalisme.

RL, 7 décembre 1997.


[1] [22]. Lors de la prise de décision de laisser flotter le dollar par Nixon en 1971.

[2] [23]. Comme cause de la crise dans les années 1970.

[3] [24]. Le thème à la mode dans les années 1980 sous la direction de Reagan et Thatcher.

[4] [25]. Revue Internationale n° 69, mars 1992.

[5] [26]. Manifeste du Parti communiste, 1848.

[6] [27]. Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou Révolution, 1898.

[7] [28]. Investir, 3 février 1997.

[8] [29]. Les Echos, 14 avril 1997.

[9] [30]. Usine nouvelle, 2 mai 1997.

[10] [31]. Far Eastern Economic Review, 24 octobre 1996.

[11] [32]. Wall Street Journal, 12 juillet 1996.

[12] [33]. De chez Jardine Felming Investment Management (Option Finance, n°437). Cités par Le Monde Diplomatique de décembre 1997.

[13] [34]. International Herald Tribune, 30 octobre 1997.

[14] [35]. Chiffres donnés par Courrier International du 30 octobre 1997.

[15] [36]. Le Monde diplomatique, décembre 1995.

[16] [37]. Le Monde, 14 novembre 1997.

[17] [38]. Sur l'endettement des pays industrialisés, voir la Revue Internationale n° 76, 77, 87.

[18] [39]. Le Monde Diplomatique, décembre 1997.

[19] [40]. Le Monde, 26 novembre 1997.

[20] [41]. Le Monde, 11 novembre 1997.

[21] [42]. Le Monde Diplomatique, décembre 1995.

Questions théoriques: 

  • L'économie [43]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [44]

Perspective Internationaliste décroche un nouvel oscar du bétisier politique

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Dans le n°28 de sa revue, datée de mai 1995, nous avions eu droit, de la part du « groupe » Perspective Internationaliste (PI), à un panégyrique des capacités décu­plées du capitalisme depuis le début de ce siècle et plus particulièrement dans toute la région de l'Asie de l'est. Un tel discours lau­datif, même le plus idéologique des rap­ports de la Banque Mondiale n'a pas encore osé l'énoncer : « le capitalisme a continué à développer les forces productives tout au long de la période de décadence – et qui plus est à un rythme extrêmement rapide – (...) les taux les plus prodigieux (sic !) de croissance de la production industrielle mondiale se sont produits depuis la fin des années 60 (...). Le CCI parle également d'un développement inégal dans l'espace : aucun pays nouvellement arrivé sur le marché mondial ne peut, selon sa conception de la décadence, s'industrialiser et rivaliser avec les anciens (...) Et pourtant, depuis la deuxième guerre mondiale, le Japon est de­venu la seconde puissance économique mondiale ; la Chine est rapidement devenue une puissance économique majeure propre ; la Corée du Sud, Taiwan, Singapour, etc. ont récemment rejoint les rangs des pays in­dustrialisés (...) En 1962, le Pacifique occi­dental n'intervenait qu'à raison de 9 % dans le PNB mondial ; en 1982, sa participation était de 15 % ; et à la fin de ce siècle, elle sera probablement de 25 % – une propor­tion plus grande que celle de l'Europe occi­dentale ou de l'Amérique du Nord. Une telle capitalisation de l'Extrême-Orient, l'en­trée dans les rangs du monde industria­lisé d'une région qui avant la deuxième guerre mondiale était totalement marginale du point de vue industriel, ne peuvent tout simplement pas être expliquées par le con­cept de décadence du CCI. » Au moment même où PI élucubrait sur les horizons ra­dieux du capitalisme, nous diagnostiquions l'enfoncement de celui-ci dans des secousses financières de plus en plus fréquentes et profondes, consécutives au recours croissant à l'endettement afin de reporter les effets de sa crise dans le temps ([1] [45]). Par la même oc­casion nous analysions de façon historique et approfondie la prétendue prospérité du sud-est asiatique en tordant le cou, au pas­sage, à tous les poncifs répandus par la bourgeoisie à ce propos ([2] [46]), poncifs repris, relayés et amplifiés par PI.

Il n'a pas fallu attendre plus de deux années pour que les faits prononcent leur verdict : l'Asie du sud-est est sous perfusion, le FMI a dû mobiliser toute son énergie pour imposer les mesures les plus drastiques jamais prises afin de tenter « d'assainir » une situation économiquement pourrie et dégradée. Et, pour accompagner ces mesures qui risquent d'aboutir à un effondrement économique majeur, il a dû débloquer le crédit le plus élevé de toute son histoire. Quant à l'autre bout de la planète, dans les pays occidentaux développés, ce sont seulement des manipu­lations au plus haut niveau entre les gouver­nements et les grandes institutions financiè­res qui ont pu limiter les dégâts.

Visiblement PI est plus préoccupé de pren­dre le contre-pied du CCI que celui de la bourgeoisie... Voilà où mène ce parasitisme de la pire espèce : à faire objectivement le jeu de l'ennemi de classe, à propager les pi­res âneries produites par les cercles de pro­pagande idéologique de la bourgeoisie.

C'est avec une régularité de métronome que ce « groupe » nous livre ce genre « d'analyses » dignes de concourir au Mondial du bêtisier politique. D'où vient cette lamentable prétention politique ? Nous devons ici rappeler au lecteur que les mem­bres de PI ont quitté le CCI en 1985 de fa­çon totalement irresponsable, en désertant le combat militant, entraînés qu'ils étaient par des rancoeurs et récriminations personnelles ([3] [47]). Depuis, ils accusent notre organisa­tion de « trahir sa propre plate-forme », de « dégénérer de façon stalinienne », de « mépriser l'approfondissement de la théorie marxiste ». Leur credo fut de s'instituer en vrai défenseurs et continuateurs de notre plate-forme politique et de s'attaquer sérieu­sement à l'élaboration de la théorie commu­niste, tâ­ches que nous aurions, semble-t-il, définiti­vement abandonnées. Qu'en est-il aujour­d'hui ? PI a complètement rejeté la plate-forme qu'il était censé défendre bec et on­gles et il s'essaie à en élaborer une nou­velle..., tâche entreprise depuis plusieurs années mais qui semble au-dessus de ses forces. En fait « d'approfondissement théori­que fon­damental », il est allé chercher chez Alain Bihr, « docteur en sociologie », colla­borateur au Monde Diplomatique et grand animateur de la campagne anti-négationiste visant à discréditer la Gauche communiste, ses élu­cubrations sur la « recomposition du prolé­tariat ». De même, empruntant à Marx un schéma qui s'appliquait au siècle dernier avant l'apogée du mode de produc­tion capi­taliste, PI a « découvert » que la Pérestroïka de Gorbatchev s'expliquait par le passage de l'économie russe de la « domination for­melle » à la « domination réelle du capital ». Cette analyse « absolument cruciale pour expliquer l'évo­lution du monde aujour­d'hui », disait-il, ne l'a pas empêché d'avoir besoin de deux an­nées après 1990 pour comprendre ce que n'importe qui savait déjà, que le bloc de l'Est n'existait plus. Visiblement soucieux d'en­core peaufiner son image de marque de « creuset de la théo­rie », de « pôle interna­tional de discussion permettant le dévelop­pement d'un marxisme vivant », PI a entre­pris de redéfinir le con­cept marxiste de dé­cadence du capitalisme. En fait de redéfini­tion, c'est à une véritable liquidation de l'héritage théorique des grou­pes de la Gauche communiste et du mar­xisme tout court qu'il procède : le capita­lisme serait, à l'heure actuelle, dans sa phase la plus dy­namique et la plus prospère, en pleine « troisième révolution technologi­que » (dont le CCI sous-estimerait complè­tement les effets) offrant la possibilité, aux dires de PI, d'un réel développement natio­nal bour­geois dans la périphérie ([4] [48]). PI sou­ligne  « les capacités d'émergence de bour­geoi­sies locales périphériques pouvant s'in­dustrialiser et rivaliser avec les anciens pays industriels ».

Sur de nombreuses autres questions politi­ques, PI n'est pas en reste et il serait fasti­dieux d'en faire un recensement exhaustif. Il vaut cependant la peine d'épingler un autre de ses « exploits théoriques » au cours de cette dernière décennie.

Au moment du battage idéologique le plus assourdissant des campagnes de la bour­geoisie faisant suite à l'effondrement des régimes staliniens et visant à identifier Lénine avec Staline, la révolution russe avec le Goulag et le nazisme, PI apportait sa pe­tite pierre à cet édifice. Dans l'éditorial de son n° 20 (été 1991), illustré par une figure de Lénine d'où sortent des petites têtes de Staline, on pouvait lire ceci : « Les révolu­tionnaires (...) doivent détruire leur propres icônes, les statues des "chefs glorieux" (...) (ils) doivent se débarrasser de la tendance à considérer la révolution bolchevique comme un modèle (...) » Voilà la contribution théo­ri­que fondamentale de PI pour déjouer les pièges de cette campagne idéologique dont l'objectif premier est d'éradiquer et d'écarter de la conscience de la classe ouvrière toute son histoire et sa perspective historique (voir article dans cette revue). Cette persé­vérance de PI dans les prises de position ab­surdes et néfastes pour la prise de con­science du prolétariat, sa constance à vouloir élaborer des « théories » aussi fumeuses qu'incohérentes et pédantes s'expliquent tout à fait par les origines et la nature même de ce groupe : une des expressions les plus concentrées du parasitisme politique.

C. Mcl


[1] [49]. « Tourmente financière, la folie ? », Revue Internationale n° 81. « Résolution sur la situation internationale », Revue Internationale n° 82. « Une économie de casino », Revue Internationale n° 87. « Résolution sur la situation internationale », Revue Internationale n° 90.

 

[2] [50]. « Les "dragons" asiatiques s'essoufflent », Revue Internationale n° 89.

 

[3] [51]. Le lecteur pourra trouver les prises de position du CCI sur PI (ou « Fraction externe du CCI » selon son ancienne dénomination) dans les n° 45, 64 et 70 de la Revue internationale.

 

[4] [52]. En toute logique PI devrait bientôt abandonner la position de la Gauche communiste, qui est encore officiellement la sienne, sur l'impossibilité de réelles luttes de libération nationale en décadence.

Courants politiques: 

  • En dehors de la Gauche Communiste [53]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [44]

Rapport sur la crise économique au 12° congrès du C.C.I.

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Depuis 1989, les proclamations de la bour­geoisie sur la fin du communisme n'ont cessé de faire grand bruit. On nous a dit et répété que l'effondrement des régimes « communistes » était la preuve de l'impos­sibilité de créer une forme de société supé­rieure au capitalisme. On nous pousse aussi à croire que les pré­dictions du marxisme sur la désintégra­tion inévitable de l'économie capitaliste sont fausses et qu'elles ne sont justes que pour le marxisme lui même. Après tout, l'histoire n'a pas été témoin de l'ef­fondrement du capitalisme mais de celui du socialisme !

Les marxistes ont le devoir de combattre ces campagnes idéologiques et il est bon de rap­peler que de telles rengaines ne sont en au­cune manière nouvelles. Il y a quasiment 100 ans, les « révision­nis­tes » dans la se­conde In­ternationale, éblouis par les succès d'une société bourgeoise qui était à son apo­gée, es­sayaient de mettre en avant le fait que la théorie marxiste des crises était obso­lète, écartant ainsi la nécessité d'un ren­versement révolutionnaire du capita­lisme.

L'aile gauche de la social-démocratie, avec Rosa Luxemburg en première li­gne, n'a pas eu peur de s'en tenir aux « vieux » principes du marxisme et de répondre aux révisionnis­tes en réaffir­mant que le capitalisme ne pouvait échapper à la catastrophe; et ce qui s'est passé dans les trois premières décen­nies du vingtième siècle a prouvé, de fa­çon spectaculaire, qu'elle avait raison. La guerre de 1914-18 a démontré la fausseté des théo­ries sur la possibilité d'un capitalisme évo­luant pacifique­ment vers le socialisme ; la période de reconstruction qui a suivi la guerre a été de courte durée et, pour l'essen­tiel, n'a concerné que les Etats-Unis, don­nant peu de temps à la classe dominante pour se féliciter des succès de son système. De même la crise de 1929 et la profonde dé­pression mondiale qui a suivi don­naient en­core moins de bases à la bour­geoisie pour affirmer que les prédictions économiques de Marx étaient fausses ou, au mieux, valables seulement pour le 19e siècle.

Il en a été autrement pour la période de re­construction qui a suivi la deuxième guerre mondiale. Les taux de croissance sans pré­cédent observés pendant cette période ont permis le développement de toute une indus­trie, ce qui a conduit à monter en épingle toutes les théories sur l'embourgeoisement de la classe ou­vrière, sur la société de con­sommation, la naissance d'un nouveau capi­talisme « organisé » et la fin définitive de la tendance du système à entrer en crise. Une fois de plus, on a proclamé que le marxisme était dépassé avec encore plus d'aplomb.

La crise qui s'est ouverte à la fin des an­nées 1960 a révélé, une nouvelle fois, la vacuité de toute cette propagande. Mais elle ne l'a pas révélé d'une manière évi­dente, d'une fa­çon qui puisse être ap­préhendée immédia­tement par le plus grand nombre de prolétai­res. Le capita­lisme, depuis le milieu des an­nées 1930 et surtout depuis 1945, s'était, en effet, « organisé » dans le sens où le pouvoir d'Etat avait pris la responsabilité de prévenir ses tendances à l'effondrement. Et la forma­tion des blocs impérialistes « permanents » rendait possible le « management » du sys­tème à l'échelle de la planète. Si les formes d'organisa­tion capitalistes d'Etat facilitaient le boom de la reconstruction d'après guerre, elles permettaient aussi un cer­tain ralentis­sement de la crise, de telle façon qu'au lieu d'assister à un plongeon spectaculaire comme dans les années 1930, nous avons connu, pendant près de trente ans, une chute irrégulière, ponctuée de nombreuses « reprises » et « récessions » qui ont servi à masquer la trajectoire sous-jacente de l'éco­nomie vers la faillite totale.

Au cours de cette période, la bourgeoisie s'est pleinement servi de l'évolu­tion lente de la crise pour développer toutes sortes « d'explications » sur les difficul­tés de l'éco­nomie. Dans les années 1970, les tensions inflationnistes ont été mises sur le compte de la hausse du prix du pétrole et sur celui des revendica­tions excessives de la classe ouvrière. Au début des années 1980, le triomphe du « monétarisme » et des Reaganomics ont rejeté la faute sur les dé­penses d'Etat excessives des gouvernements de gauche qui avaient sévi dans la période précédente. Dans le même temps, la gauche pouvait se permettre de souli­gner l'explosion du chômage qui a ac­compagné les nouvelles politiques et ac­cuser de mauvaise gestion les Thatcher, Reagan et compagnie. Les deux argu­ments se fondaient sur une certaine réa­lité : celle d'un capitalisme qui, pour au­tant qu'il puisse être géré, ne peut l'être que par l'appareil d'Etat. Ce que de tous côtés ils ca­chaient, c'est le fait que le « management » est pour l'essentiel un « management » de crise. Néanmoins, le fait est que pratique­ment tous les « débats » économiques que nous offrait la classe dominante tournaient autour de la question de la gestion de l'éco­nomie; en d'autres termes, la réalité du capi­ta­lisme d'Etat a été utilisée pour cacher la réalité de la crise puisque la nature in­contrô­lable de la crise n'est jamais ad­mise. Cette utilisation idéologique du capitalisme d'Etat a connu un nouveau tournant en 1989 quand l'effondrement du modèle stalinien de capi­talisme d'Etat, comme nous l'avons déjà dit, a tenu lieu de preuve du fait que la princi­pale crise de la société d'aujourd'hui n'était pas celle du capitalisme mais celle du... communisme.

L'effondrement du stalinisme et les campa­gnes sur la « fin du marxisme » ont aussi donné lieu aux plus extravagantes promesses d'une « nouvelle ère de paix et de prospérité » qui devait inévitable­ment s'ouvrir. Les sept an­nées qui ont suivi ont battu en brèches tou­tes ces promesses, surtout celles qui concer­naient la « paix ». Mais même si sur le plan économique, les marxistes peuvent large­ment mettre en évidence qu'elles ont été des années de vache maigre, ils ne doivent pas sous-estimer la capacité de la bourgeoisie à cacher la nature réel­lement catastrophique de la crise à la classe exploitée, et donc à empêcher celle ci de développer sa con­science de la nécessité de renverser le capi­talisme.

C'est pourquoi, au 11e congrès du CCI, notre résolution sur la situation interna­tionale était obligée de commencer sa partie sur la crise économique par une dénonciation des mensonges de la bour­geoisie selon lesquels le début d'une re­prise économique était en vue, en parti­culier dans les pays anglo-saxons. Deux ans plus tard, la bourgeoisie parle tou­jours de la reprise, même si elle admet qu'il y a de nombreuses rechutes et ex­ceptions. Ici, nous voulons donc éviter de faire l'erreur (que font souvent les ré­volu­tionnaires, du fait d'un enthou­siasme com­préhensible de voir l'avè­nement de la crise révolutionnaire) de tomber dans une évalua­tion immédia­tiste des perspectives pour le capitalisme mondial. Mais en même temps, nous al­lons chercher à utiliser les outils les plus affûtés de la théorie marxiste pour mon­trer la futilité des affirmations de la bourgeoisie et pour souligner l'appro­fondis­sement significatif de la crise his­torique du système.

La fausse reprise

La résolution sur la situation internatio­nale du 11e Congrès du CCI (avril 1995) analy­sait les raisons des taux de croissance plus élevés dans certains pays comme suit :

« Les discours officiels sur la "reprise" font grand cas de l'évolution des indices de la production industrielle ou du re­dressement des profits des entreprises. Si effectivement, en particulier dans les pays anglo-saxons, on a assisté récem­ment à de tels phénomè­nes, il importe de mettre en évidence les ba­ses sur lesquelles ils se fondent :

– le retour des profits découle bien sou­vent, notamment pour beaucoup de grandes en­treprises, des bénéfices spéculatifs ; il a comme contrepartie une nouvelle flambée des déficits pu­blics ; il résulte enfin de l'élimination par les entreprises des "branches mortes", c'est-à-dire de leurs secteurs les moins productifs ;

– le progrès de la production indus­trielle résulte pour une bonne partie d'une aug­mentation très importante de la producti­vité du travail basée sur une utilisation massive de l'auto­matisation et de l'infor­matique.

C'est pour ces raisons qu'une des carac­téris­tiques majeures de la "reprise" ac­tuelle, c'est qu'elle n'a pas été capable de créer des emplois, de faire reculer le chô­mage de façon significative de même que le travail précaire qui, au contraire, n'a fait que s'étendre, car le capital veille en per­manence à garder les mains libres pour pouvoir jeter à la rue, à tout instant, la force de travail excédentaire. »

La résolution continue en mettant l'ac­cent sur « l'endettement dramatique des Etats qui a connu, au cours des derniè­res années, une nouvelle flambée » et sur le fait que « s'ils étaient soumis aux mêmes lois que les entre­prises privées, ils seraient déjà déclarés of­ficiellement en faillite. » Ce recours à l'en­dettement permet de mesurer la faillite réelle de l'économie capitaliste, et ne peut que laisser présager des convulsions catas­trophiques de tout l'appareil financier. On en a eu une indication avec la crise du peso mexicain : alors que le Mexique était consi­déré comme un des modèles de la « croissance » du tiers monde, le début de l'effondrement de sa monnaie a nécessité une opération de secours mas­sive de 50 milliards de dollars pour em­pêcher un véri­table désastre sur les marchés monétaires mondiaux. Cet épi­sode ne révélait pas seulement la fragi­lité de la croissance tant vantée des éco­nomies du tiers monde (les « dragons » d'Asie étant les plus vantés) mais aussi la fragilité de l'économie mon­diale toute entière.

Un an plus tard, la résolution sur la si­tuation internationale du 12e Congrès de RI passait en revue les perspectives tracées au 11e Congrès du CCI pour l'économie mondiale. Ce dernier avait prévu de nouvelles convul­sions finan­cières et une nouvelle plongée dans la récession. La résolution du congrès de RI énumérait les facteurs qui confir­maient cette analyse globale : des pro­blèmes dramatiques dans le secteur ban­caire et une chute spectaculaire du dol­lar au niveau fi­nancier; et au niveau des tendances vers la récession, les dif­ficultés croissantes des grands modèles de croissance économique, l'Allemagne et le Japon. Ces indications de la pro­fondeur réelle de la crise du capita­lisme sont devenues encore plus signifi­cati­ves au cours de l'année écoulée.

L'endettement et l'irrationalité capitaliste

En décembre 1996, Alan Greenspan, le pa­tron de la banque centrale d'Améri­que, s'est levé à la fin d'un dîner chic et a commencé à parler de « l'exubérance irrationnelle » des marchés financiers. Prenant cela pour le présage d'un krach financier, les in­vestisseurs se sont mis à vendre dans la pa­nique par­tout dans le monde et des milliards en actions (25 milliards rien qu'en Grande-Bretagne) ont été liquidés tout d'un coup entraînant une des plus fortes chutes des cours depuis 1987. Les mar­chés finan­ciers se sont rapidement re­mis de ce mini krach mais cet épisode était très significatif de la fragilité de tout le système financier. En effet, Greenspan n'avait pas tort du tout de parler d'irrationalité. Les capitalistes eux-mêmes se rendent compte de l'ab­surdité d'une situation dans laquelle la bourse de Wall Street tend aujourd'hui à dégringoler dès que le taux de chômage devient trop faible, car cela ravive la peur d'une « surchauffe » de l'économie et de nouvelles tensions inflationnistes. Les commentateurs bourgeois peuvent même voir qu'il y a un di­vorce grandis­sant entre les investissements spéculatifs massifs réalisés sur tous les mar­chés financiers du monde et l'activité pro­ductive réelle mais aussi la vente et les achats « réels ». Comme nous l'avons pointé dans notre article « Une écono­mie de casi­no » (Revue internationale n° 87) écrit juste avant le mini krach de décembre, le New York Stock Exchange a récemment fêté son centième anniver­saire en annonçant que l'indice Dow Jones, avec un accroissement de 620 % pendant les 14 dernières années, avait battu tous les records précédents, y compris « l'exubérance irrationnelle » qui avait précédé la crise de 1929. Plu­sieurs ex­perts capitalistes ont accueilli cette nouvelle en exprimant des craintes profondes : « les cours des entreprises américaines ne cor­respondent plus du tout à leur valeur réelle » disait Le Monde. « Plus longtemps durera cette folie spéculative, plus élevé se­ra le prix à payer ensuite » disait l'analyste B.M. Biggs (cité aussi dans la Revue in­ter­nationale n° 87). Le même article de la Revue signalait aussi qu'alors que le marché mondial annuel tourne autour de 3 000 mil­liards de dollars, les mou­vements interna­tionaux de capitaux sont estimés à 100 000 milliards de dol­lars, c'est-à-dire 30 fois plus. En somme, il y a un divorce croissant entre les prix des actions sur le marché finan­cier et leur valeur réelle, ce que la bour­geoisie sait et elle en est si profondé­ment préoccu­pée que quelques allu­sions venant d'un gou­rou à la tête de l'économie américaine peu­vent susciter une énorme crise de confiance sur les marchés financiers mondiaux.

Ce que les capitalistes ne comprendront ja­mais, bien sûr, c'est que la « folie spécula­tive » est justement un symp­tôme de l'im­passe dans laquelle se trouve le mode de production capita­liste. L'instabilité sous-ja­cente de l'ap­pareil financier capitaliste est fondée sur le fait que l'activité économique d'au­jourd'hui, pour une grande part, n'est pas « réellement » rétribuée mais se maintient grâce à une montagne de plus en plus grande de dettes. Les rouages de l'industrie, et par là de toutes les bran­ches de l'économie, fonctionnent grâce aux dettes qui ne seront jamais rem­boursées. Le recours au crédit a été un mécanisme fondamental, non seule­ment de la reconstruction d'après guerre, mais aussi de la « gestion » de la crise éco­nomique depuis les années 1960. C'est une drogue qui a maintenu le malade capitaliste en vie pendant des décennies, mais comme nous l'avons dit très souvent, la drogue est aussi en train de le tuer.

En effet, dans sa réponse aux révision­nistes en 1889, Rosa Luxemburg a ex­pliqué avec une grande clarté pourquoi le recours au crédit, bien qu'il semble améliorer les choses pour le capital à court terme, ne peut qu'exa­cerber la crise du système à long terme. Il est bon de la citer entièrement sur ce point, parce que cela projette une vive lumière sur la situation à laquelle le capitalisme se trouve confronté aujourd'hui :

« Le crédit apparaît comme le moyen de fondre en un seul capital un grand nombre de capitaux privés – sociétés par actions – et d'assurer à un capita­liste la disposition de capitaux étran­gers – crédit industriel. En qualité de crédit commercial, il accélère l'échange des marchandises, par consé­quent, le reflux du capital dans la produc­tion, autrement dit tout le cycle du proces­sus de la production. Il est facile de se ren­dre compte de l'influence qu'exer­cent ces deux fonctions principales du crédit sur la formation des crises. Si les crises naissent, comme l'on sait, comme conséquence de la contradiction exis­tant entre la capacité d'ex­tension, la tendance à l'extension de la production et la capacité de consommation res­treinte du marché, le crédit est précisé­ment, d'après ce qui a été dit plus haut, le moyen spécifique de faire éclater cette con­tradiction aussi souvent que possible. Avant tout, il accroît énormé­ment la capacité d'ex­tension de la pro­duction et constitue la force motrice in­terne qui la pousse cons­tamment à dé­passer les limites du marché. Mais il frappe des deux côtés. Après avoir, en tant que facteur du processus de la pro­duction, provoqué la surproduction, il n'en détruit pas moins sûrement pen­dant la crise, en tant que facteur de l'échange, les forces productives éveillées grâce à lui. Au pre­mier symp­tôme de la crise, le crédit fond, aban­donne l'échange, là où il serait, au con­traire, indispensable, apparaît, là où il s'offre encore, comme sans effet et in­utile, et réduit ainsi au minimum, pen­dant la crise, les capacités de consom­mation du marché.

Outre ces deux résultats principaux, le cré­dit agit encore diversement sur la formation des crises. Il ne constitue pas seulement le moyen technique de mettre à la disposition d'un capitaliste des ca­pitaux étrangers, mais il est, en même temps pour lui, le stimulant pour l'utili­sation hardie et sans scrupules de la propriété d'autrui, par conséquent, pour des spéculations hasardeuses. Il n'ag­grave pas seulement la crise, en qualité de moyen dissimulé d'échange des mar­chandises, mais il facilite sa formation et son extension, en transformant tout l'échange en un méca­nisme extrême­ment complexe et artificiel, avec un mi­nimum d'argent métallique comme base réelle, et provoque ainsi, à la moindre occasion, des troubles dans ce mé­ca­nisme.

C'est ainsi que le crédit, au lieu d'être un moyen de suppression ou d'atténua­tion des crises, n'est, tout au contraire, qu'un moyen particulièrement puissant de formation des crises. Et il ne peut d'ailleurs en être autre­ment. La fonc­tion spécifique du crédit con­siste, en fait, très généralement parlant, à élimi­ner ce qui reste de fixité en tous les rapports capitalistes, à introduire par­tout la plus grande élasticité possible et à rendre toutes les forces capitalistes au plus haut point extensibles, relatives et sensibles. Il est évident qu'il ne fait ainsi que faciliter et aggraver les crises, qui ne sont autre chose que le heurt pé­riodique entre les forces con­tradictoi­res de l'économie capitaliste. » ([1] [54])

Sous beaucoup d'aspects, Luxemburg prédit les conditions qui prévalent au­jourd'hui : le crédit comme facteur qui semble atténuer la crise mais qui l'ag­grave en réalité ; le crédit comme base de la spéculation ; le crédit en tant que base d'une transformation de l'échange en un processus « complexe et ar­tifi­ciel » se séparant toujours plus de toute valeur monétaire réelle. Mais bien que Luxemburg, en 1898, avait déjà posé les fondements de son explication de la crise historique du système capitaliste, c'était un moment dans lequel seuls les grands traits de la décadence du capita­lisme pouvaient être esquissés. Dans le processus de con­quête des dernières ai­res non capitalistes du globe en tant que terrain pour l'extension du marché mondial, le capitalisme fonction­naient encore selon ses propres « statuts » in­ternes et n'était pas devenu irrationnel et absurde comme il l'est aujourd'hui. Ceci s'applique aussi bien au crédit qu'à toute au­tre sphère. La « rationalité » du cré­dit pour le capital, c'est d'emprunter ou de prêter de l'argent étant entendu qu'il servira pour élargir la production et étendre le marché. Tant que le marché peut s'étendre, les dettes peuvent être remboursées. Le crédit « a un sens » dans un système qui a un avenir. Dans l'époque décadente du capitalisme ce­pendant, le marché, d'un point de vue global, a atteint les limites de sa capaci­té à s'étendre et le crédit devient lui même le marché. C'est ainsi qu'au lieu de voir les plus grands capitaux prêter à des capitaux plus faibles dans l'optique de trouver de nouveaux mar­chés, faire des profits et récupérer leurs prêts avec les intérêts, ce que l'on voit ce sont les grands capitaux qui distribuent d'énor­mes masses d'argent à des capitaux plus petits de façon à pouvoir leur vendre leurs propres produits. C'est comme ce­la, grossièrement parlant, que les Etats-Unis ont financé la reconstruction d'après guerre : le Plan Marshall ame­nait les Etats-Unis à consentir d'énor­mes prêts à l'Europe et au Japon pour qu'ils puissent devenir un mar­ché pour les marchandises américaines. Et dès que les principales nations industriali­sées, surtout l'Allemagne et le Japon, sont devenues des rivaux économiques des Etats-Unis, la crise de surproduction a resurgi et s'est maintenue depuis.

Mais maintenant, contrairement à ce qui se passait au moment où écrivait Luxemburg, le crédit ne disparaît plus dans une crise en éliminant les capitaux les plus faibles à la bonne vieille ma­nière darwinienne et en ré­duisant les prix en rapport avec la baisse de la de­mande. Au contraire, le crédit est deve­nu de plus en plus le seul mécanisme qui maintient le capitalisme hors de l'eau. Ainsi actuellement, nous avons cette situation in­édite dans laquelle non seulement les grands capitaux prêtent aux plus petits pour qu'ils puissent leur acheter leurs marchandises mais les principaux créanciers du monde ont eux-mêmes été obligés de devenir débi­teurs. La situation actuelle du Japon démontre cela très précisément. Comme nous l'avons si­gnalé dans l'article « Une économie de casi­no » : « Pays en excédent dans ses échanges exté­rieurs, le Japon est devenu le banquier international avec des avoirs extérieurs de plus de 1000 milliards de dollars (...) Le Japon constitue la caisse d'épargne de la planète, assurant à lui seul 50 % des finan­cements des pays de l'O­CDE. » Mais dans le même article, on faisait ressortir que « le Japon est très certainement l'un des pays les plus en­dettés de la planète. A l'heure ac­tuelle, la dette cumulée des agents non fi­nan­ciers (ménages, entreprises et Etat) s'élève à 260 % du PNB, et atteindra les 400 % dans une dizaine d'années ». Le dé­ficit budgétaire du Japon s'élevait à 7,6 % pour 1995 alors qu'il est de 2,8 % aux Etats-Unis. Pour les institutions bancaires elles mêmes, « l'économie ja­ponaise doit faire face, dès à présent, à une montagne de 460 milliards de dol­lars de dettes insolvables. » Tout cela a amené les spécialistes en analyse de ris­ques (Moody's) à classer le Japon en ca­tégorie D; en d'autres termes, il y a là un risque financier aussi grand que pour des pays comme la Chine, le Mexique et le Brésil.

Si le Japon est le créancier du monde, d'où tire-t-il ses crédits ? C'est un éche­veau que pas même un samouraï-busi­nessman japo­nais versé dans le zen ne pourrait démêler. On peut se poser la même question au sujet du capitalisme américain qui est aussi, en même temps, un banquier du globe et un débiteur du globe, même si ses gouvernants ont fait la fête à propos de la réduction du défi­cit US (en octobre 1996, le gouverne­ment et l'opposition se sont précipités pour réclamer du crédit puisque le défi­cit budgé­taire US était le plus bas de­puis 15 ans, à 1,9 % du PIB).

Le fait est que cette situation absurde dé­montre que, malgré tous les bavar­dages sur les économies saines et équili­brées auxquels le gouvernement tout autant que l'opposi­tion aiment à se lais­ser aller, le capitalisme ne peut plus fonctionner selon ses propres lois. Contre les économistes bourgeois de son époque, Marx écrivait des pages entières pour montrer que le capitalisme ne pou­vait créer un marché illimité pour ses propres marchandises ; la reproduction élargie du capital dépend de la capacité du système à étendre constamment le marché au delà de ses propres frontiè­res. Rosa Luxemburg a mis en évidence les conditions historiques concrètes dans lesquelles cette extension du marché ne pouvait plus avoir lieu, plongeant ainsi le système dans un déclin irréversible. Mais le capitalisme, dans notre époque, a appris à survivre à son agonie mor­telle, fai­sant fi sans scrupule de ses propres règles. Pas de nouveaux mar­chés, dites-vous ? Alors, nous allons les créer même si cela si­gnifie la faillite, stricto sensu, pour chacun, y compris les plus riches Etats de la planète. De cette façon, le capitalisme a évité, depuis les années 1960, le type de krach brutal, dé­flationniste qu'il avait connu au 19e siè­cle et qui avait encore été la forme prise par la crise de 1929. Dans la période ac­tuelle, les récessions périodiques et les ratées au ni­veau financier ont la fonc­tion de laisser échapper un peu de la vapeur que l'endette­ment global produit dans la cocotte minute du capitalisme. Mais ils laissent aussi pré­sager des ex­plosions beaucoup plus sérieu­ses à ve­nir. L'effondrement du bloc de l'Est de­vrait servir partout d'avertissement à la bourgeoisie ; elle ne peut tricher indéfi­ni­ment avec la loi de la valeur. Tôt ou tard, celle-ci va se réinstaurer d'elle même et plus on a triché avec elle, plus sa vengeance sera dévastatrice. En ce sens, comme Rosa Luxemburg l'avait souligné : « le crédit est loin d'être un moyen d'adaptation du capita­lisme. C'est au contraire un moyen de des­truction d'un effet des plus révolution­nai­res. » (Idem)

Les limites de la croissance : la crise aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en Allemagne et au Japon

La résolution du 11e congrès du CCI était donc parfaitement correcte lorsqu'elle parlait de la perspective d'une instabilité financière croissante. Mais jusqu'à quel point s'est vé­rifiée la perspective d'un nouvelle plongée dans la récession ? Avant de regarder ce point en détail, nous devons nous rappe­ler qu'il y a un danger dans le fait de prendre pour argent comptant les analy­ses et la ter­minologie de la bourgeoisie. Evidemment, pour la classe dominante, il n'existe nullement une crise irré­ver­sible de son mode de production. Manquant de toute vision histo­rique large, sa vision de l'économie, même quand elle parle de « macro-écono­mie », est nécessairement immédiatiste. Quand elle parle de « croissance » ou de « récession », elle n'utilise que les indi­cateurs économi­ques les plus superfi­ciels et ne se pose pas de questions sur les bases réelles des accès de croissance qu'elle constate, ni sur la si­gnification réelle des moments qu'elle décrit comme de la récession. Comme nous avons eu l'occasion de le souligner précédem­ment, les périodes de croissance sont généralement des expressions d'une ré­cession cachée et ne mettent en aucune façon en question la ten­dance générale de l'économie capitaliste à aller vers une impasse insoluble. Pour dé­montrer l'existence de la crise, il n'est pas néces­saire de montrer que chaque pays dans le monde a un taux de croissance néga­tif. De plus, les statistiques économiques bourgeoi­ses nous renseignent très peu sur les effets réels de la crise sur des millions d'êtres hu­mains. Le Bilan du monde du journal Le Monde pour 1995 nous dit, par exemple, que les pays d'Afrique avaient connu des taux de croissance de 3,5 % pour cette année là et qu'on s'attendait à ce qu'ils augmen­tent en­core l'année suivante. De telles appréciations servent seulement à mas­quer le fait que dans des parties entières du continent africain, la société s'est ef­fondrée dans un cauchemar de guerre, de maladie et de famine, toutes cho­ses qui sont, au sens global, des effets de la crise économique dans les pays « sous-déve­loppés » mais qui n'entrent jamais dans les considérations des experts « économiques » de la bourgeoisie parce que ce sont des ef­fets historiques et non immédiats.

Dans la situation actuelle, il est d'autant plus important de garder cela présent à l'esprit qu'un grand nombre d'éléments, en appa­rence contradictoires, apparais­sent. La « reprise » centrée sur les pays « anglo-saxons » a un peu vacillé selon les propres termes de la bourgeoisie, tandis que la plu­part de ses grands prê­tres restent « sereinement optimistes » sur les perspecti­ves de croissance. Par exemple, le Sunday Times du 29 dé­cembre 1996 a fait un tour des prévi­sions que font les experts US pour l'éco­nomie américaine en 1997, sur la base des performances de 1996 : « Notre tour des pronostiqueurs américains com­mence avec la revue des 50 meilleurs pratiquants de cet art du Business Week. En moyenne, ces prophètes s'at­tendent à ce que 1997 soit une répéti­tion de 1996. Il est prévu que le pro­duit intérieur brut s'accroisse réguliè­rement au taux annuel de 2,1 % et que les prix à la consommation augmentent de 3 %... le taux de chômage devrait rester faible, à 5,4 % et le taux d'intérêt à trente ans devrait rester voisin du ni­veau actuel à 6,43 %. » En effet, le principal débat chez les économistes américains aujourd'hui est celui de sa­voir si la poursuite de la croissance va engendrer une inflation excessive ; c'est une question sur laquelle on reviendra plus tard.

La bourgeoisie anglaise, ou du moins son équipe gouvernementale ([2] [55]), a tro­qué son style pour celui des américains et au lieu d'être prudemment optimiste, en rajoute en toute occasion. Selon le Chancelier de l'Echiquier, l'économie britannique est « au mieux de sa forme pour une génération ». Parlant le 20 décembre 1996, il a cité des tableaux de l'Office des Statistiques Nationales qui « prouvent » que le revenu réel dis­ponible s'est accru de 4,6 % dans l'an­née ; les dépenses de consommation ont augmenté de 3,2 %; la croissance éco­nomi­que globale atteint 2,4 % alors que le déficit commercial a aussi dimi­nué. Dans le même mois, le chômage officiel, en diminution gé­nérale depuis 1992, est passé au dessous de deux mil­lions pour la première fois depuis 5 ans. En janvier, différents instituts de prévi­sions, tels que Cambridge Econometrics et Oxford Economic Forecasting ont prévu que 1997 serait plus ou moins semblable, avec des taux de crois­sance aux alentours de 3,3 %. En Grande-Bre­tagne aussi, la préoccupation des ex­perts dont on parle le plus est qu'il va y avoir une « surchauffe » de l'économie qui pourrait provoquer une nouvelle poussée de l'infla­tion.

Comme nous l'avons vu, le CCI a déjà ana­lysé les raisons de la bonne perfor­mance re­lative des pays anglo-saxons ces dernières années. A part les facteurs cités dans la réso­lution de notre 11e Congrès, nous avons aussi souligné, dans le cas des Etats-Unis, « des atta­ques d'une brutalité sans précéd­ent contre les ouvriers qu'elle exploite (dont beaucoup sont contraints d'occu­per plu­sieurs emplois pour survivre) et aussi à la mise en oeuvre de tous les moyens que lui donne son statut de su­perpuissance, les pressions financières, monétaires, diploma­tiques et militaires au service de la guerre commerciale qu'elle livre à ses concur­rents ». ([3] [56]). Dans le cas de la Grande-Bretagne, le rapport pour le 12e Congrès de World Revolution (voir World Revolution n° 200) a confirmé à quel degré cette « reprise » a été fondée sur l'endette­ment, la spéculation, l'élimination des branches mor­tes et l'utilisation massive de l'automatisa­tion et des technologies informatiques. Il souligne aussi les avantages spécifiques que la Grande-Bretagne a obtenus en se retirant du « serpent monétaire européen » en 1992 et de la dévaluation de la Livre qui s'en est suivi, ce qui a grandement augmenté ses ex­portations. Mais le rapport dé­taille aussi l'appauvrissement réel de la classe ouvrière sur lequel a été fondée cette « reprise » (taux d'exploitation ac­crus, déclin des services sociaux, aug­mentation des sans logis, etc.) tout en montrant les mensonges de la bour­geoisie sur la baisse du chômage : de­puis 1979, la bourgeoisie britannique a modifié les critères de ses statistiques du chômage 33 fois. La définition actuelle, par exemple, ignore tous ceux qui sont devenus « économiquement inactifs », c'est-à-dire ceux qui ont finalement abandonné la re­cherche d'un travail. Cette fraude a même été confessée par la Banque d'Angleterre : « Presque toute l'amélioration au niveau des per­formances concernant le chômage dans les années 90 par rapport aux années 80 est à mettre sur le compte de la mon­tée de l'in­activité. » ([4] [57]) Idem pour « les plus hauts standards de vie depuis une génération » claironnés par Mr Clark.

Mais alors que les marxistes sont tou­jours obligés de montrer le coût réel de la crois­sance capitaliste pour la classe ouvrière, se contenter de souligner la misère des ouvriers ne suffit pas en soi à prouver que l'économie capitaliste est en mauvais état. Si c'était le cas, le capita­lisme n'aurait alors jamais eu de phase ascendante, puisque l'exploitation des ouvriers au 19e siècle était, comme cha­cun le sait, absolument sans limite. Pour montrer que les prévisions optimis­tes de la bourgeoisie sont basées sur du sa­ble, nous devons analyser les tendances plus profon­des de l'économie mondiale. Et là, nous de­vons examiner ces pays dont les difficultés économi­ques indi­quent le plus clairement où en sont les choses. Comme le faisait ressor­tir la ré­solution du 12e Congrès de RI, l'évolu­tion la plus significative à ce ni­veau, dans les dernières années, a été le déclin de ces deux économies « locomotives » : l'Allemagne et le Ja­pon.

La dernière conférence territoriale de Welt Revolution a identifié des éléments confir­mant ce déclin en ce qui con­cerne l'Allemagne. Ceux-ci compren­nent :

– Le rétrécissement du marché interne : pendant des décennies, l'économie al­le­mande représentait un grand mar­ché pour les européens et l'économie mondiale. Avec la paupérisation croissante de la classe ouvrière, cela a cessé d'être le cas. En 1994, par exemple, les dépenses pour la nourri­ture ont diminué de 6 % à 20 %. Plus généralement, les investissements in­térieurs seront inférieurs de 8 % cette an­née ; les investissements dans la construc­tion et les équipements sont quelques 30 % en dessous du pic de 1992. Le tur­nover réel a diminué de 2 % en 1995. Mais l'aspect le plus si­gnificatif à cet égard est certainement le fait que le chô­mage se situe main­tenant bien au dessus des quatre mil­lions : selon l'Office du Travail d'Al­lemagne, il pourrait atteindre les 4,5 millions dans les prochains mois. C'est la démonstration la plus claire de la paupérisation de la classe ou­vrière alle­mande et de sa capacité dé­clinante à ser­vir de marché pour le capital allemand et mondial.

– Le fardeau croissant de l'endette­ment : en 1995, le déficit d'Etat (fédéral, länder et municipalités) at­teignait 1 446 milliards de DM ; avec en plus 529 autres milliards de DM « cachés », la dette avoisinait les 2000 milliards de DM, ce qui correspond à 57,6 % du PNB. En dix ans, la dette publique a augmenté de 162 %.

– Le coût croissant de l'entretien de la classe ouvrière : la croissance du chômage aug­mente encore l'insolva­bilité de l'Etat qui est confronté à une classe ouvrière qui n'est pas battue et qui ne peut pas laisser simplement les chômeurs mourir de faim. En dépit de toutes les fameuses mesures d'austé­rité introduites par le gouverne­ment Kohl l'année dernière, l'Etat a encore une énorme note à payer pour soutenir les chômeurs, les vieux retraités, les malades. Quelques 150 milliards sur un budget fé­déral de 448 milliards de DM sont dépen­sés en rétributions so­ciales à la classe ou­vrière. L'Office Fédéral du Chômage a un budget de 104,9 milliards DM et se trouve déjà en faillite.

– L'échec de la bourgeoisie allemande dans la construction d'un « paysage industriel » à l'est : malgré les dépen­ses gigantesques à l'est après la réuni­fication, l'économie n'y a pas décollé. Une grande partie de l'argent est allée aux infrastructures, télé­communica­tions et habitations mais peu dans de nouvelles industries. Au con­traire, toutes les anciennes usines, obsolè­tes, ont fait faillite; et quand il y en a de nouvelles (des usines modernisées ont été installées), elles absorbent moins de 10 % de l'ancienne force de travail. L'armée des chômeurs reste mais « bénéficie » de télé­communications sophistiquées et de belles nouvelles routes.

Tous ces facteurs entravent sérieuse­ment la compétitivité de l'Allemagne sur le marché mondial et obligent la bourgeoisie à attaquer sauvagement tous les aspects des conditions de vie de la classe ouvrière : salaires, avan­tages so­ciaux et emplois. La fin de l'« Etat so­cial » allemand est aussi la fin de beau­coup de mythes capitalistes : celui con­sistant à faire croire que travailler beau­coup et être socialement passif donne aux ouvriers des niveaux de vie élevés, celui de la nécessaire et profitable colla­boration entre patrons et ouvriers et en­fin celui d'un modèle allemand de pros­périté censé montrer aux autres pays la marche à suivre. Mais c'est aussi la fin d'une réalité pour le capital mondial : la ca­pacité de l'Allemagne d'agir comme une lo­comotive. Au contraire, c'est le déclin même du capital allemand, et non la « reprise » su­perficielle dont se vantent les bourgeoisies américaine et anglaise, qui montre ce qu'est la pers­pective réelle pour le système tout en­tier.

La fin du « miracle » économique japo­nais est tout aussi significative. C'était déjà de­venu visible au début des années 1990 quand les taux de croissance – qui s'étaient élevés jusqu'à 10 % dans les années 1960 – se sont effondrés jusqu'à ne pas dépasser 1 %. Le Japon est main­tenant « officiellement » en récession. Il y a eu une légère amélioration en 1995 et en 1996 qui a amené certains com­mentateurs à devenir en­thousiastes à propos des perspectives pour l'année qui vient : un article publié dans The Ob­server en janvier 1996, soulignait les per­formances « impossibles à arrêter » de l'ex­portation japonaise (un accrois­sement de 10 % en 1994 qui signifiait que le Japon avait maintenant surpassé les Etats-Unis en tant que plus grand exportateur mondial de biens manufac­turés). Il annonçait avec con­fiance que « le Japon était de nouveau aux com­mandes de l'économie mondiale ».

Notre récent article, « Une économie de ca­sino » soufflait le froid sur de telles espé­rances. Nous avons déjà mentionné la mon­tagne de dettes qui pèse sur l'économie ja­ponaise. L'article poursuit en insistant sur le fait que « tout ceci vient relativiser l'an­nonce au Japon des quelques frémissements de crois­sance à la hausse après ces quatre an­nées de stagnation. Nouvelle apaisante pour les médias bourgeois, elle n'illus­tre en fait que l'extrême gravité de la crise. Et pour cause, ce résultat n'a pé­niblement été atteint qu'à la suite d'une injection de doses massives de liquidités financières à travers la mise en oeuvre de cinq plans de relance. Cette expan­sion budgétaire, dans la plus pure tradi­tion keynésienne, a bien fini par porter quelques fruits..., mais au prix de défi­cits encore plus colossaux que ceux dont les conséquences avaient déter­miné l'entrée du Japon dans la phase récessive. Ceci ex­plique que cette "reprise" demeure on ne peut plus fra­gile et est vouée à terme à re­tomber comme un soufflé. »

Le dernier rapport de l'OCDE sur le Ja­pon (2 janvier 1997) confirme pleine­ment cette analyse. Bien que le rapport prédise une hausse des taux de crois­sance pour 1997 (autour de 1,7 %), il insiste lourdement sur la nécessité de s'attaquer à la question de la dette. « La conclusion du rapport est que, alors que le stimulus fiscal de la dernière année et demie était crucial pour compenser l'impact de la récession, le Japon doit à moyen terme contrôler son déficit bud­gé­taire pour réduire la dette accumu­lée par le gouvernement. Cette dette re­présente 90 % du rendement annuel de l'économie. » ([5] [58]). L'OCDE réclame une augmentation des taxes sur les ventes mais surtout des réduc­tions drastiques des dépenses publiques. Elle affiche ou­vertement sa préoccupation à propos de la santé économique du Japon à plus long terme. En bref, ce brain-trust diri­geant de la bourgeoisie ne fait aucun ef­fort pour cacher la fragilité de toute « reprise » au Japon, et s'inquiète clai­rement de voir l'économie s'enfoncer dans des problèmes encore plus grands dans le futur.

Quand cela concerne des pays comme l'Allemagne et le Japon, les inquiétudes de la bourgeoisie sont très bien fondées. C'était avant tout la reconstruction de ces écono­mies démolies par deux guer­res qui a fourni le stimulant du grand boom des années 1950 et 1960 ; c'est l'achèvement de cette recons­truction dans ces deux pays qui a provoqué le re­tour de la crise ouverte de surproduction à la fin des années 1960. Aujourd'hui, l'échec de plus en plus évident de ces deux économies représente un rétrécis­sement si­gnificatif du marché mondial et c'est le signe que l'économie globale entre en chancelant dans une nouvelle étape de son déclin histo­rique.

Les « Dragons » blessés

Déçue par les difficultés du Japon, la bour­geoisie et ses médias ont essayé de créer de nouveaux faux espoirs en fai­sant ressortir les performances des « dragons » de l'Asie du sud-est, c'est-à-dire des économies comme celles de la Thaïlande, de l'Indonésie et de la Corée du Sud, dont les taux de croissance ver­tigineux ont été pris comme emblème, de même que la Chine future qui est présentée comme étant sur la voie d'un statut de « superpuissance économique » à la place du Japon.

Le problème est que, comme dans les précé­dents « succès » de certains pays du tiers-monde comme le Brésil et le Mexique, la croissance des dragons d'Asie est une bulle gonflée par l'endet­tement qui peut éclater à tout moment. Les grands investisseurs occi­dentaux le savent :

« Parmi les raisons qui ont rendu les pays industriels les plus riches si sou­cieux de doubler la ligne des crédits de secours du FMI jusqu'à 850 milliards, il y a celle qu'une nouvelle crise du style Mexique est à craindre, cette fois dans le sud-est asiatique. Le développement des économies dans le Pacifique a favo­risé un flux énorme de capi­tal dans le secteur privé, qui a remplacé l'épargne intérieure, conduisant à une situa­tion financière instable. La question a été de savoir quel serait le premier des dra­gons d'Asie à tomber.

Certes la situation en Thaïlande com­mence à paraître hasardeuse. Le minis­tre des fi­nances, Bodi Chunnananda, a démissionné alors que les investisseurs perdaient con­fiance et que la demande dans des secteurs clefs, y compris la construction, le foncier et la finance, tous symboles d'une économie de bulle, se réduisait. De la même façon, on a fo­calisé sur une certaine incertitude ré­cente en Indonésie, puisque la stabilité du régime Suharto et son respect des droits de l'homme sont devenus un pro­blème. » ([6] [59])

Le plus frappant, c'est la situation éco­nomi­que et sociale en Corée du Sud. La bour­geoisie ici, s'inspirant de ses con­soeurs eu­ropéennes, a certainement en­traîné les ou­vriers dans une manoeuvre à grande échelle : en décembre 1996, des dizaines de milliers d'ouvriers se sont mis en grève con­tre les nouvelles lois sur le travail qui ont été présentées comme étant surtout une atta­que de la démocratie et des droits syndicaux, permettant ainsi aux syndicats et aux partis d'opposition de détourner les tra­vailleurs de leur propre terrain. Mais derrière l'attaque provocatrice du gou­vernement, il y a une ré­ponse réelle à la crise à laquelle est confron­tée l'éco­nomie de la Corée du Sud : l'aspect cen­tral de cette loi est qu'elle rend beau­coup plus facile aux entreprises les li­cenciements d'ouvriers et l'établissement des horaires de travail ; et c'est claire­ment compris par les ouvriers comme une préparation à des atta­ques contre leurs conditions d'existence.

En ce qui concerne le fait que la Chine se­rait en train de devenir une nouvelle généra­trice de croissance économique, c'est plus que jamais une sinistre farce. C'est vrai que la capacité du régime sta­linien dans ce pays à s'adapter et à sur­vivre alors que tant d'au­tres se sont ef­fondrés est remarquable en tant que telle. Mais ce n'est ni le niveau de libé­ralisation économique, ni « l'ouverture à l'ouest », ni l'exploitation de nouveaux dé­bouchés qui lui seront offerts par la cession de Hongkong, qui transforme­ront les fonde­ments de l'économie chi­noise, qui reste dés­espérément arriérée dans l'industrie, l'agri­culture et les transports et paralysée de fa­çon chroni­que, comme tous les régimes sta­liniens, par le poids d'une bureaucratie bour­souflée et du secteur militaire. Comme dans tous les régimes déstalinisés, la li­béralisa­tion a en effet gratifié la Chine d'exploits du même type qu'en Occi­dent... tels que le chômage massif. Le 14 octobre, le China Daily, à la solde du gouvernement, admettait que le nombre de chômeurs pouvait augmen­ter de plus de la moitié du chiffre actuel jus­qu'à at­teindre 258 millions en quatre ans. Avec des millions de migrants des cam­pa­gnes qui inondent les villes et des en­trepri­ses d'Etat en faillite qui cher­chent désespé­rément à se débarrasser du « surplus » de travailleurs, la bour­geoisie chinoise est pro­fondément in­quiète du danger d'une explo­sion so­ciale. Selon les chiffres officiels, 43 % des entreprises d'Etat ont perdu de l'ar­gent en 1995, alors que dans le premier trimestre 1996, le secteur d'Etat tout en­tier tournait à perte. Des centaines de milliers, si ce n'est des millions, d'ou­vriers dans les en­treprises d'Etat n'ont pas reçu de salaire de­puis des mois ([7] [60]). Il est vrai qu'une propor­tion croissante du revenu industriel de la Chine pro­vient d'entreprises privées ou mix­tes mais, même si ces secteurs montrent qu'ils sont plus dynamiques, ils peuvent dif­ficilement compenser le poids énorme de la banqueroute dans le sec­teur directement étatique.

Chaque fois qu'un mythe s'écroule et menace de dévoiler la faillite de tout le système ca­pitaliste, la bourgeoisie en propose de nou­veaux. Il y a quelques années, c'étaient les miracles allemand et japonais ; puis, après l'effondrement du bloc de l'est, c'étaient les lendemains qui chantent grâce aux « nouveaux mar­chés » en Europe de l'Est et en Russie. Dès que ces mythes se sont écroulés ([8] [61]), on s'est mis à nous parler des « dragons » du sud-est asiatique et de la Chine. Aujourd'hui, de plus en plus de ces petits « rois » font la preuve qu'ils sont nus. Peut-être que le nouveau grand espoir pour l'économie mondiale sera la performance de la livre sterling du Royaume-Uni. Après tout, ce pays n'était-il pas le laboratoire du monde capitaliste au siècle dernier ? John Bull n'est-il pas capable aujourd'hui de tout recommencer depuis le début ? C'est à ce point qu'en est la faillite non seule­ment du capitalisme mondial mais aussi des mythes qu'il utilise pour la cacher.

Perspectives

1.  Une guerre commerciale plus aiguë

Un autre mythe utilisé pour répandre l'idée qu'il y a encore plein de vie dans le capita­lisme, c'est la fable de la globalisation. Dans l'article « Derrière la "mondialisation" de l'économie, l'ag­gravation de la crise du capitalisme » (Revue Internationale n° 86), nous montrions, pour contrer quelques con­fusions qui affectent même le milieu ré­vo­lutionnaire, que la mondialisation, malgré les beaux discours de la bour­geoisie, ne si­gnifie en rien une nouvelle phase dans la vie du capitalisme, une ère de « liberté de com­merce » dans la­quelle l'Etat national aurait de moins en moins de rôle à jouer. Au con­traire, l'idéologie de la mondialisation – mis à part son intérêt pour agiter la question du nationalisme dans la classe ou­vrière – est en réalité une couverture pour une guerre commerciale qui s'ap­profondit. Nous don­nions alors l'exem­ple de la nouvelle Organisation Mon­diale du Commerce (OMC) pour mon­trer comment les écono­mies les plus puissantes – les Etats-Unis en particu­lier – utilisent cette institution pour im­poser des standards de santé et de bien-être que les économies plus faibles ne peu­vent espérer atteindre, les handica­pant ainsi en tant que rivales économi­ques potentiel­les. La rencontre ministé­rielle de décembre 1996 de l'OMC a continué dans la même veine. Là, les pays les plus développés ont semé la di­vision chez les plus faibles pour saboter un plan visant à donner à quelques pays parmi les plus pauvres l'accès hors douane aux marchés occidentaux. Les amé­ricains ont fait des concessions sur les tarifs du Whisky et autres alcools de façon à réali­ser quelque chose de beau­coup plus lucratif : l'ouverture des mar­chés européens et asiati­ques aux pro­duits de la technologie de l'in­forma­tion. C'est là une preuve éclatante que la « mondialisation », la nouvelle « liberté de commerce », veulent surtout dire « liberté » pour le capital américain de péné­trer sur les marchés mondiaux sans avoir l'inconvénient de voir leurs concurrents plus faibles protéger leurs propres marchés avec des barrières douanières. Notre article dans la Revue soulignait déjà que c'était surtout une « liberté » à sens unique : « Clinton lui même – qui, en 1995, parvint à faire en sorte que le Japon ouvre ses frontières aux produits américains et qui, sans re­lâche, demande à ses "associés" la "liberté de commerce" – donna l'exem­ple, dès son élec­tion, par l'augmenta­tion des taxes sur les avions, l'acier et les produits agricoles, li­mitant en outre les achats de produits étrangers aux agences étatiques. »

Nous avons déjà souligné que la capaci­té de l'Amérique à jouer les gros bras à l'échelle internationale a été un énorme facteur de la force relative de l'économie des Etats-Unis au cours des derniè­res années. Mais cela éclaire aussi une autre caractéristique de la si­tuation actuelle : le lien de plus en plus grand entre guerre commerciale et compéti­tion in­ter-im­périaliste.

Evidemment, ce lien est un produit à la fois des conditions générales de la déca­dence, dans laquelle la concurrence économique est de plus en plus subor­donnée aux rivalités militaires et straté­giques, et des conditions spécifiques prévalant depuis l'effondrement du vieux système des blocs. La période des blocs mettait en lumière la subordina­tion des rivalités économiques aux riva­lités mili­taires puisque les deux super­puissances n'étaient pas les principaux rivaux économi­ques. En contraste, les déchirures impéria­listes qui se sont ou­vertes depuis 1989 cor­respondent beau­coup plus étroitement à des rivalités économiques directes. Mais ceci n'a pas détrôné la domination des considéra­tions stratégico-impérialistes. Au con­traire, la guerre commerciale s'est avé­rée de plus en plus comme un instru­ment de ces derniè­res.

Cela a été très clair avec la loi Helms-Burton qu'ont édictée les Etats-Unis. Cette loi fait des incursions sans précé­dent dans « les droits commerciaux » des principaux rivaux impérialistes et économiques de l'Amérique, interdisant le commerce avec Cuba sous peine de sanctions. C'est très clairement une ré­ponse provocatrice des Etats-Unis aux puissances européennes qui défient leur hégémonie mondiale, un défi lancé non seulement dans des pays « lointains » comme les Balkans et le Moyen-Orient mais aussi dans le « pré carré » améri­cain, l'Amérique latine y inclus Cuba même.

Les puissances européennes ne sont pas res­tées les bras croisés face à cette pro­vocation. L'Union Européenne a traîné les Etats-Unis devant le tribunal de la nouvelle Organisation Mondiale du Commerce à Genève, demandant le re­trait de la loi Helms-Burton. Ceci con­firme ce que nous disions dans notre ar­ticle sur la mondialisa­tion, que la for­mation de conglomérats commerciaux régionaux comme l'Union Européenne correspond aux « besoins de groupes de nations capitalistes de créer des zones protégées à partir desquelles elles peu­vent affronter des rivaux plus puis­sants » ([9] [62]). L'Union Européenne est donc un instrument de la guerre com­merciale mon­diale et les avancées ac­tuelles vers une seule monnaie euro­péenne ont été vues en fonc­tion de cela. Mais elle a plus qu'une fonction pure­ment « économique ». Comme nous l'avons vu au cours de la guerre en ex-Yougoslavie, elle peut servir comme un ins­trument plus direct de confrontation inter-impérialiste.

Naturellement, l'Union Européenne est elle-même gangrenée par des divisions national-impérialistes profondes, com­me l'ont montré récemment les dés­accords entre l'Allemagne et la France d'un côté et la Grande-Bretagne de l'au­tre, sur la monnaie unique. Dans le con­texte général du « chacun pour soi », on peut s'attendre à voir les rivalités autant commerciales qu'impérialistes prendre de plus en plus une allure chaotique, aggravant l'instabilité de l'économie mondiale ; et, comme chaque nation est obligée de barri­cader son capital natio­nal, cela accélérera encore plus la con­traction du marché mon­dial.

2.  Inflation et dépression

Quel que soit le fil qu'essaie de tirer la bourgeoisie, le capitalisme mondial est ainsi à deux doigts de tomber dans de grandes convulsions économiques, à une échelle sans comparaison avec ce que nous avons vu dans les trente dernières années. C'est certain ! Ce qui ne peut pas être aussi clair pour les révolution­naires, ce n'est pas seulement l'échéance exacte de telles convulsions (et on ne rentrera pas dans le jeu des prédic­tions ici), mais aussi la forme précise qu'el­les prendront.

Après l'expérience des années 1970, l'infla­tion a été présentée par la bour­geoisie comme le monstre qu'il fallait éliminer à tout prix : les politiques mas­sives de désin­dustrialisation et de cou­pes dans les dépen­ses publiques défen­dues par Thatcher, Reagan et les autres monétaristes étaient fondées sur l'argu­ment que l'inflation était le danger nu­méro un pour l'économie. Au dé­but des années 1990, l'inflation, au moins dans les principaux pays industriels, sem­blait avoir été domptée, au point que quel­ques économistes ont commencé à parler de la victoire historique sur l'in­flation. On peut se demander si, en fait, nous n'assistons pas au retour, au moins en partie, à une crise de type déflation­niste comme cela a été le cas au début des années 1930 : une crise « classique » de surproduction dans la­quelle les prix s'effondrent avec la con­traction bru­tale de la demande.

Par ailleurs, il faut noter que cette ten­dance a commencé à s'inverser après 1936, quand l'Etat est intervenu massi­vement dans l'éco­nomie : le dévelop­pement de l'économie de guerre et la stimulation de la demande par les dé­penses du gouvernement ont fait appa­raître des pressions inflationnistes. Cette modification a été encore plus apparente lors de la crise qui s'est ouverte à la fin des an­nées 1960. La première réponse de la bour­geoisie a été de continuer les politiques « keynésiennes » des décen­nies précédentes. Ceci a eu pour effet de ralentir le rythme de la crise mais a eu comme résultat des ni­veaux d'inflation dangereux.

Le monétarisme s'est présenté comme une alternative radicale au keynésian­nisme, comme un retour aux valeurs sû­res du capi­talisme, c'est-à-dire de ne dépenser que l'ar­gent qui a été réelle­ment obtenu, de « vivre selon ses moyens », etc. Il prétendait déman­teler l'appareil d'Etat hypertrophié et quel­ques révolutionnaires s'y sont même laissés prendre et ont parlé de « renversement » du capitalisme d'Etat. En réalité, le capitalisme ne peut plus retourner aux formes et aux mé­thodes qu'il avait dans sa jeunesse. Le capita­lisme sénile ne peut plus se maintenir sans la béquille d'un appareil d'Etat hy­per­trophié ; et si les Thatcheriens ont fait des coupes claires dans les dépenses d'Etat, dans quelques secteurs et spécia­lement ceux qui avaient quelque chose à voir avec le salaire social, ils ont à peine touché à l'économie de guerre, à la bu­reaucratie ou à l'appareil de répression. Bien plus, la tendance à la dés­indus­trialisation a fait croître le poids des sec­teurs improductifs sur l'économie prise comme un tout. En bref, les « nouvelles po­litiques » de la bourgeoi­sie n'ont pas pu éliminer les facteurs sous-jacents aux ten­dances inflationnis­tes du capitalisme déca­dent du fait de la nécessité de maintenir un énorme sec­teur improductif ([10] [63]).

Un autre facteur de la plus grande im­por­tance dans cette équation est la dé­pendance de plus en plus grande du sys­tème vis-à-vis du crédit que nous avons déjà évoquée. Le niveau extrêmement élevé d'endettement des gouvernements montre comment la bour­geoisie a été peu capable de rompre avec les politi­ques « keynésiennes » du passé. En fait, c'est le manque de marchés solvables qui fait qu'il est impossible à la bour­geoisie, quel que soit le vernis idéologi­que de ses équipes gouvernementales, d'échapper à la nécessité de créer un marché artificiel. Aujourd'hui, la dette est devenue le principal marché artifi­ciel pour le capitalisme, mais au départ les mesures proposées par Keynes ame­naient tout droit dans cette direction.

Si nous gardons cela à l'esprit, cela jet­tera quelque lumière sur quelques uns des plus récents discours de la bourgeoi­sie. Il semble que sa confiance dans la « victoire histori­que » contre l'inflation ne soit pas si pro­fonde puisque dès qu'elle détecte des signes d'un retour à la croissance dans des pays comme l'Angleterre et l'Amérique, elle re­com­mence à parler du danger d'une nouvelle poussée de l'inflation. Les économistes ont des avis différents sur les causes : certains sont en faveur de la thèse de l'inflation par les coûts, avec une insis­tance particulière sur le danger que re­présentent des revendica­tions de salaire irréalistes. L'idée est que si les ouvriers n'ont plus peur du chômage et voient des profits se réaliser, ils vont se met­tre à réclamer plus d'argent et cela causera de l'inflation. L'autre thèse est que l'in­flation est « tirée par la demande » : si l'économie croît trop vite, la demande va excéder l'offre et les prix vont aug­menter. Nous ne répéte­rons pas les ar­guments que nous avons déve­loppés il y a 25 ans contre ces théories. Ce que nous dirons, c'est que le vrai danger de la « croissance » qui conduirait à l'infla­tion se situe ailleurs : dans le fait que toute croissance, toute prétendue reprise est basée sur une augmentation considé­rable de l'en­dettement, sur la stimula­tion artificielle de la demande, c'est-à-dire sur du capital fictif. C'est cela la matrice qui donne naissance à l'inflation parce qu'elle exprime une ten­dance profonde dans le capitalisme déca­dent : le divorce grandissant entre l'argent et la valeur, entre ce qui se passe dans le monde « réel » de la production des biens et un processus d'échanges qui est devenu « un mécanisme tellement com­plexe et artificiel » que même Rosa Luxemburg serait sidérée si elle pouvait voir cela aujourd'hui.

Si nous cherchions un modèle d'effon­dre­ment d'une économie qui a renversé la loi de la valeur, c'est-à-dire l'effon­drement d'une économie capitaliste d'Etat, nous devrions regarder ce qui est en train d'arriver dans les pays de l'ex-bloc de l'est. Ce que nous y voyons ce n'est pas seulement un effondre­ment de la production à une échelle beau­coup plus grande que pendant la crise de 1929 mais aussi une tendance à l'infla­tion incontrôlable et la gangstérisation de l'éco­nomie. Est-ce la forme que cela prendra à l'ouest ?

CCI



[1] [64]. Réforme ou Révolution, Ed. Spartacus.

 

[2] [65]. Le gouvernement Major à l'époque, du Parti conservateur.

 

[3] [66]. « Résolution sur la Situation Internationale du 12e Congrès de RI », Revue internationale n° 86.

 

[4] [67]. Financial Times, 12 septembre 1996.

 

[5] [68]. The Guardian du 3 janvier 1997.

 

[6] [69]. The Guardian, 16 octobre 1996.

 

[7] [70]. The Economist, 14-20 décembre 1996.

 

[8] [71]. Sur l'état catastrophique de ces pays, voir l'article dans la Revue internationale n° 88.

 

[9] [72]. Revue internationale n° 86.

 

[10] [73] Voir à ce sujet « Surproduction et Inflation » dans World Revolution n° 2 et Révolution interna­tionale n° 6, décembre 1973.

 

Questions théoriques: 

  • L'économie [43]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [44]

Les falsifications de la révolution de 1917 - Le mensonge communisme = stalinisme = nazisme

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Après huit années d'une campagne de propa­gande intensive dédiée à la prétendue « mort du communisme », la bourgeoisie mondiale a répondu au 80e anniversaire de la révolu­tion russe d'octobre 1917 en simulant une grande indifférence et un désintérêt pour les évènements révolutionnaires de l'époque. Dans la plupart des pays, y compris en Russie même, cet anniversaire a été relégué à la seconde ou à la troisième place des in­formations télévisées. Le lendemain, la presse commentait l'événement en déclarant que la révolution russe avait perdu toute valeur pour le monde actuel et ne comportait désormais d'intérêt que pour les historiens. Et les mouvements de protestation ouvriers qui avaient lieu à peu près au même moment fournissaient aux médias une occasion de souligner avec une satisfaction notable que la lutte de classe elle-même était maintenant « libérée de la confusion idéologique et de la poursuite de buts finaux dangereusement utopiques. » ([1] [74])

En fait, cette indifférence feinte pour la ré­volution prolétarienne, qui n'aurait d'intérêt que pour la « science historique » bourgeoise « dépassionnée », représente une nouvelle étape, qualitativement supérieure de l'atta­que capitaliste contre l'Octobre rouge. Sous couvert d'étudier les résultats des recherches de ses historiens, la classe dominante a lancé, à travers un « débat public », une nouvelle campagne à l'échelle mondiale con­tre « les crimes du communisme ». Ce « débat » fait porter à la révolution russe et au parti bolchevik non seulement la respon­sabilité des crimes de la contre-révolution capitaliste stalinienne mais également indi­rectement celle des crimes du nazisme puis­que « la dimension et les techniques de la violence de masse ont été inaugurées par les communistes et que (...) les nazis s'en sont inspirés » ([2] [75]). Pour les historiens bourgeois, le crime fondamental commis par la révolu­tion russe, c'est d'avoir remplacé la « démocratie » par une idéologie « totalitaire » menant à l'extermination sys­tématique de l'« ennemi de classe ». Le na­zisme, nous dit-on, a surgi en s'inspirant de cette tradition non démocratique de la révo­lution russe : il n'a fait que remplacer la « guerre de classe » par la « guerre de ra­ces ». La leçon que la bourgeoisie tire de la barbarie de son propre système décadent, c'est que la démocratie bourgeoise, précisé­ment parce qu'elle n'est pas un « système parfait » mais laisse une place à la « liberté individuelle », constitue ce qu'il y a de plus adapté à la nature humaine et que toute ten­tative de la mettre en question ne peut que mener à Auschwitz ou au Goulag.

Depuis 1989, l'efficacité de l'attaque de la bourgeoisie contre le communisme et la ré­volution russe s'appuyait principalement sur l'impact réel qu'avait eu l'effondrement des régimes staliniens à l'Est avec l'énorme pro­pagande présentant cet effondrement comme celui du communisme. La bourgeoisie n'avait même pas à chercher des arguments historiques pour défendre ce mensonge. Aujourd'hui l'impact de ces campagnes s'est affaibli avec l'incapacité du capitalisme et de la démocratie bourgeoise « style occiden­tal », prétendument victorieux, à mettre un terme au déclin économique et à la paupéri­sation de masse ni à l'est, ni à l'ouest. Bien que la combativité et surtout la conscience du prolétariat aient été sévèrement atteintes par les événements et la propagande qui ont suivi la chute du mur de Berlin, la classe ouvrière n'a pas adhéré massivement à la dé­fense de la démocratie bourgeoise et reprend lentement le chemin de la lutte et de la combativité contre les attaques capitalistes. Au sein de petites minorités politisées dans le prolétariat se manifeste un renouveau d'intérêt pour l'histoire de la classe ouvrière en général et pour celle de la révolution russe et de la lutte des courants marxistes contre la dégénérescence de l'Internationale en particulier. Aussi, même si la bourgeoisie contrôle relativement facilement la situation sociale au niveau immédiat, ses inquiétudes face à l'effondrement progressif de son éco­nomie et face au potentiel de combativité et de réflexion toujours présent au sein du prolétariat l'obligent à intensifier ses ma­noeuvres et ses attaques idéologiques contre son ennemi de classe. C'est pourquoi la bourgeoisie a organisé des manoeuvres comme celle de la grève du secteur public en décembre 1995 en France ou celle de la grève d'UPS, la principale société de cour­rier privé aux Etats Unis en 1997, dans le but spécifique de renforcer l'autorité de son appareil de contrôle syndical. C'est aussi pourquoi la classe dominante a répondu au 80e anniversaire de la révolution d'octobre par un flot de livres et d'articles visant à la falsification de l'histoire et au discrédit de la lutte du prolétariat.

Loin de bannir ces questions des universités, ces « contributions » sont devenues le sujet de « débats publics » et de « controverses » intenses ayant pour but de détruire la mé­moire de la classe ouvrière. En France, Le livre noir du communisme, qui assimile les victimes de la guerre civile post-révolution­naire (imposée au prolétariat par l'invasion de la Russie par les armées blanches contre-révolutionnaires) à celles de la répression stalinienne (une contre-révolution capitaliste subie par le prolétariat et la paysannerie) dans une liste indifférenciée de 100 millions de « victimes des crimes du communisme », a même été discuté à l'Assemblée nationale ! En même temps que les mensonges habi­tuels sur la révolution russe, comme celui d'un prétendu « putsch bolchevik », ce Livre noir a été utilisé pour lancer une ca­lomnie qualitativement nouvelle avec pour la première fois un « débat » tapageur sur la question de savoir si oui ou non le « communisme » était pire que le fascisme. Les co-auteurs de ce livre pseudo-scientifi­que, pour la plupart des ex-staliniens, font tout un barouf sur le désaccord entre eux sur la question. Dans les pages du journal Le Monde ([3] [76]), l'un d'entre eux, Courtois, accuse Lénine de crime contre l'humanité et dé­clare : « le génocide de "classe" rejoint le génocide de "race" : la mort par la famine de l'enfant d'un koulak ukrainien délibéré­ment affamé par le régime stalinien "équivaut" à la mort de famine d'un enfant juif dans le ghetto de Varsovie sous le ré­gime nazi ». D'un autre côté, certains de ses collaborateurs mais aussi le premier minis­tre français Jospin considèrent que Courtois va « trop loin » en mettant en question le « caractère unique » des crimes du nazisme. Au Parlement, Jospin a « défendu » l' « honneur du communisme » (identifié à l'honneur de ses collègues ministres du Parti communiste français stalinien), sur le thème que même si le « communisme » avait tué plus de gens que le fascisme, il était moins barbare car motivé par de « bonnes inten­tions ». Toutes les polémiques internationa­les provoquées par ce livre – depuis la question de savoir si ses auteurs exagéraient le nombre de victimes en « arrondissant » leur chiffre à 100 millions, jusqu'à la dif­ficile question « éthique » de savoir si oui ou non Lénine était « aussi mauvais » qu'Hitler –, toutes servent à discréditer la révolution d'octobre 1917, l'expérience la plus importante sur le chemin de la libéra­tion du prolétariat et de l'humanité. Les pro­testations, à travers l'Europe, des vétérans staliniens de la Résistance en lutte contre l'Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale ne servent pas d'autre but aujour­d'hui que celui de renforcer le mensonge selon lequel la révolution russe aurait été responsable des crimes de son ennemi mor­tel, le stalinisme. Courtois le « radical » comme Jospin le « raisonnable », à l'image de l'ensemble de la bourgeoisie, ont en commun les mêmes mensonges capitalistes qui constituent le fondement du Livre noir. En font partie le mensonge, constamment asséné sans la moindre preuve, selon lequel Lénine serait responsable de la terreur sta­linienne, et la mystification selon laquelle la « démocratie » constitue la seule « sauvegarde » contre la barbarie. En réalité, tout ce déploiement du pluralisme démocra­tique d'opinion et d'indignation humanitaire ne sert qu'à cacher la vérité historique : tous les grands crimes de ce siècle ont en com­mun la même nature bourgeoise de classe, pas seulement les crimes du fascisme et du stalinisme mais aussi ceux de la démocratie, depuis Hiroshima et le bombardement de Dresde ([4] [77]) jusqu'aux famines infligées à un quart de l'humanité par le capitalisme « libéral » décadent. En réalité, tout ce débat moraliste pour savoir quels crimes du capi­talisme sont les plus condamnables est en lui-même aussi barbare qu'il est hypocrite. Tous les participants à ce débat bourgeois truqué sont là pour prétendre démontrer la même chose : toute tentative d'abolir le capi­talisme, de défier la démocratie bourgeoise, aussi « idéaliste » ou « bien intentionnée » soit-elle au départ, est vouée à finir dans la terreur sanglante.

En fait, selon Jospin et le chancelier docteur en histoire Helmut Kohl, les causes du « plus long et plus vaste règne de la terreur » et de la « tragédie paradoxale » du commu­nisme résideraient dans la vision utopique de la révolution mondiale qu'avaient les bol­cheviks de la période originelle de la révo­lution d'octobre. Dans la presse bourgeoise allemande, Le Livre Noir français a donné lieu à une défense du caractère responsable de l'antifascisme stalinien, en opposition à la « folle utopie marxiste » de la révolution d'octobre 1917 et de la révolution mondiale. Cette « folie » consistait à vouloir dépasser la contradiction capitaliste entre le travail internationalement associé sur un marché mondial unique et la concurrence mortelle des Etats nationaux bourgeois pour les pro­duits du travail : tel serait le « péché origi­nel » du marxisme, sa violation de la « nature humaine » dont la bourgeoisie se préoccupe tant.

La bourgeoisie ressort les vieux mensonges sur la révolution russe

Alors que pendant la « guerre froide », beaucoup d'historiens occidentaux réfutaient la continuité entre stalinisme et révolution d'octobre 1917 afin d'empêcher leur rival impérialiste oriental de profiter du prestige de ce grand événement, aujourd'hui, la cible de leur haine n'est plus le stalinisme mais le bolchevisme. Si la menace constituée par la rivalité impérialiste de l'URSS a disparu, ce n'est pas le cas pour la menace de la révolu­tion prolétarienne. C'est contre cette menace que les historiens bourgeois raniment au­jourd'hui tous les vieux mensonges inventés pendant la révolution elle-même par la bourgeoisie frappée de panique selon les­quels les bolcheviks étaient des « agents payés par les allemands », Octobre un « putsch bolchevik », etc. Ces mensonges développés à l'époque par les adeptes de Kautsky ([5] [78]) pouvaient exploiter le black-out de la bourgeoisie sur ce qui se passait réel­lement en Russie. Aujourd'hui, alors qu'ils disposent plus que jamais de preuves docu­mentaires, les plumitifs à la solde de la bourgeoisie déversent les mêmes calomnies que celles de la Terreur blanche.

Aujourd'hui, ce ne sont pas seulement les ennemis ouverts de la révolution russe qui reproduisent ces mensonges mais aussi ses soi-disant défenseurs. Dans le cinquième numéro des Annales sur le communisme produit par l'historien stalinien Hermann Weber et dédié à la révolution d'Octobre ([6] [79]), la vieille idée menchevique selon laquelle la révolution était prématurée est remise au gout du jour par Moshe Lewin qui vient de découvrir que la Russie en 1917 n'était pas mûre pour le socialisme, ni même pour la démocratie bourgeoise, à cause de l'arriération du capi­talisme russe. Cette explication de la suppo­sée arriération et de la barbarie du bolche­visme nous est également servie dans le nouveau livre A people's tragedy de l'« historien » Orlando Figes qui a provoqué un débordement d'enthousiasme bourgeois en Grande-Bretagne. Il y est affirmé qu'Octobre était fondamentalement l'oeuvre d'un seul et méchant homme, un acte dicta­torial du parti bolchevik, lui-même sous la dictature personnelle du « tyran » Lénine et de son acolyte Trotsky : « Ce qui est remar­quable dans l'insurrection bolchevique, c'est que quasiment aucun de ses dirigeants ne voulait qu'elle ait lieu quelques heures en­core avant qu'elle ne commence » ([7] [80]). Figes « découvre » que la base sociale de ce « coup d'Etat » n'était pas la classe ouvrière mais le lumpen prolétariat. Après des remarques préliminaires sur le bas niveau d'éducation des délégués bolcheviks des soviets (dont la connaissance de la révolution n'a pas été ac­quise, il faut bien l'admettre, à Oxford ou à Cambridge !), Figes conclut : « C'était plus le résultat de la dégénérescence de la révo­lution urbaine, et en particulier du mouve­ment ouvrier en tant que force constructive et organisée, avec le vandalisme, le crime, la violence généralisée, le pillage d'alcooli­ques comme expressions principales de cette rupture sociale. (...) Les participants à cette violence destructrice n'étaient pas la ’classe ouvrière‘ organisée, mais les victimes de l'éclatement de cette classe et de la dévasta­tion des années de guerre : l'armée crois­sante des chômeurs urbains ; les réfugiés des régions occupées, les soldats et les ma­rins qui s'aggloméraient dans les villes, les bandits et les criminels relâchés des pri­sons ; et les travailleurs non qualifiés de la campagne qui ont toujours été les plus en­clins à des explosions de violence anarchi­que dans les villes. C'étaient des gens de type semi-paysans que Gorki a rendu res­ponsables de la violence urbaine au prin­temps et au soutien desquelles il a attribué la fortune croissante des bolcheviks. » Voilà comment la bourgeoisie « réhabilite » la classe ouvrière et la lave de l'accusation d'avoir une histoire révolutionnaire. Par sa façon d'ignorer froidement les faits incon­tournables prouvant qu'Octobre 1917 a été le fait de millions d'ouvriers révolutionnaires organisés en conseils ouvriers, les fameux soviets, c'est la lutte de classe d'aujourd'hui et de demain qui est la cible des falsifica­tions de la bourgeoisie.

Plus que jamais auparavant les dirigeants de la révolution d'Octobre sont devenus l'objet de la haine et des dénigrements de la classe dominante. La plupart des livres et des arti­cles récemment parus sont avant tout des condamnations de Lénine et de Trotsky. L'historien allemand Helmut Altrichter par exemple commence son nouveau livre Russland 1917 par les mots suivants : « Au début n'était pas Lénine ». Tout son livre, tout en prétendant montrer que les masses et non les chefs font l'histoire, se présente comme une « défense passionnée » de l'ini­tiative autonome des ouvriers russes, jusqu'à ce que, hélas, ils s'enthousiasment pour les mots d'ordre « fourbes » de Lénine et Trotsky qui rejetaient la démocratie dans ce qu'ils appelaient scandaleusement « les pou­belles de l'histoire ».

Des milliers de pages sont remplies pour « prouver » que, bien qu'il ait dirigé la der­nière grande lutte de son histoire contre Staline et la couche sociale des bureaucrates d'Etat qui soutenait ce dernier, appelant à sa destitution dans son fameux « testament », Lénine avait désigné Staline comme son « successeur ». Particulièrement frappante est l'insistance sur l'attitude « anti­démocratique » de Trotsky. Alors que le mouvement trotskiste a rejoint les rangs de la bourgeoisie pendant la deuxième guerre mondiale, la figure historique de Trotsky est restée particulièrement dange­reuse pour la classe dominante. Trotsky symbolise à la fois le plus grand « scandale » de l'histoire humaine : une classe exploitée qui renverse ses dirigeants en octobre 1917, qui tente d'étendre sa do­mination à travers le globe avec la fondation de l'Internationale Communiste, qui organise la défense militaire de cette domination avec l'Armée rouge pendant la guerre civile et qui entame la lutte marxiste contre la contre-ré­volution stalinienne bourgeoise. C'est ce que la bourgeoisie maudit plus que tout et qu'elle veut éradiquer à tout prix de la mémoire collective de la classe ouvrière :

–  le fait que la classe ouvrière a renversé la bourgeoisie et est devenue la classe domi­nante en octobre 1917 ;

–  le fait que le marxisme était le fer de lance de la lutte prolétarienne contre la contre-révolution stalinienne soutenue par la bourgeoisie mondiale.

C'est grâce aux efforts des contre-révolu­tionnaires occidentaux que la révolution al­lemande a fini par être vaincue en 1923 et grâce à leurs efforts combinés avec ceux des staliniens que le prolétariat a été écrasé en 1933. C'est grâce à eux que la grève géné­rale en Grande-Bretagne en 1926, que la classe ouvrière chinoise en 1926-1927, que la classe ouvrière espagnole pendant la guerre civile des années 1930, ont été défai­tes. La bourgeoisie mondiale a soutenu la destruction par le stalinisme des vestiges de la domination prolétarienne en Russie et de ceux de l'Internationale Communiste. Aujourd'hui, la bourgeoisie cache le fait que les 100 mil­lions de victimes, ce chiffre horrifiant compilé à la sauce de l'ouvrage capitaliste Le livre noir du communisme, ont été des vic­times des crimes de la bourgeoi­sie, de la contre-révolution capitaliste dont fait partie intégrante le stalinisme, et que les véritables communistes internationalistes fu­rent les premiers touchés par cette barbarie.

Les intellectuels démocrates bourgeois qui se sont maintenant portés à la pointe de l'at­taque contre la révolution d'Octobre, à part faire avancer leur carrière et augmenter leurs revenus, ont un intérêt spécifique pro­pre à faire table rase de l'histoire. C'est leur intérêt de cacher la servilité mé­prisable de l'intelligentsia bourgeoise aux pieds de Staline depuis les années 1930. Ce sont non seulement les écrivains staliniens comme Gorki, Feuchtwanger ou Brecht ([8] [81]) mais également tout le gotha des historiens et des moralistes démocrates bourgeois, des Webbs jusqu'au « pacifiste » Romain Rolland, qui ont mis Staline sur un piedes­tal, défendu bec et ongles les procès de Moscou et soutenu la chasse aux sorcières contre Trotsky. ([9] [82])

Une offensive contre la perspective de la lutte du prolétariat

La falsification de l'histoire révolutionnaire de la classe ouvrière est en réalité une atta­que contre la lutte de classe actuelle. En ten­tant de détruire la perspective historique du mouvement du prolétariat, la bourgeoisie déclare la guerre au mouvement de classe lui-même. « Le but final socialiste est le seul moment décisif qui distingue le mouvement social-démocrate de la démocratie bour­geoise et du radicalisme bourgeois, trans­formant l'ensemble du mouvement ouvrier d'un futile travail de réparation pour le sau­vetage de l'ordre capitaliste en une lutte de classe contre cet ordre, pour abolir cet or­dre. » ([10] [83])

Déjà la séparation, par Bernstein, du but et du mouvement de la lutte de la classe ou­vrière au tournant du siècle avait constitué la première attaque à grande échelle pour li­quider le caractère révolutionnaire de la lutte de classe prolétarienne. Dans l'histoire du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat, les périodes de surgissement de la lutte et de développement de la con­science ont toujours été des périodes de cla­rification difficile mais réelle concernant le but final du mouvement ; les périodes de dé­faite ont été des moments d'abandon de ce but par les grandes masses.

La période présente qui s'est ouverte en 1968 a été caractérisée dès le début par l'ap­parition de débats sur le but final de la révo­lution prolétarienne. La vague internationale de luttes ouverte en mai-juin 1968 en France était caractérisée précisément par rien moins que la contestation, par une nouvelle géné­ration d'ouvriers qui n'avaient pas connu la défaite et la guerre, à la fois de l'appareil de gauche du capital (syndicats et partis de « gauche ») et de la définition bourgeoise du socialisme donnée par cet appareil. La fin de 50 années de contre-révolution stalinienne était donc nécessairement et inévitablement marquée par l'apparition d'une nouvelle gé­nération de minorités révolutionnaires. La campagne de propagande actuelle contre le communisme, contre la révolution d'Octobre, loin de constituer une question académique, est une question centrale de la lutte de classe en général aujourd'hui et qui requiert en particulier la réponse la plus déterminée des minorités révolutionnaires de la Gauche communiste dans le monde entier. Et cette question est d'autant plus importante dans la période actuelle de décomposition capita­liste qui se caractérise par le fait que, depuis 1968, aucune des classes décisives de la société n'a été capable de faire un pas décisif vers son but historique : pour la bourgeoisie vers la guerre mondiale, pour le prolétariat vers la révolution. Le résultat le plus spectaculaire et important de ce blocage historique, qui ouvre une phase d'effroyable pourrissement du système capitaliste, a été l'effondrement interne du bloc impérialiste de l'est dominé par le stalinisme. Cet événement, à son tour, a apporté à la bourgeoisie des « arguments » inattendus pour discréditer la perspective de la révolution communiste calomnieusement identifiée au stalinisme.

En 1980, dans le contexte d'un développe­ment international de la combativité et de la conscience mené par le prolétariat occiden­tal, les grèves de masse en Pologne avaient ouvert la perspective qui devait amener le prolétariat lui-même à s'affronter au stali­nisme et balayer donc cet obstacle à la pers­pective de classe de la révolution commu­niste. Au contraire la chute des régimes sta­liniens dans la décomposition en 1989 a eu l'effet opposé : brouiller la mémoire histori­que et saper la perspective de classe : en minant la confiance en soi du prolétariat et en affaiblissant sa capacité à organiser sa propre lutte vers de réelles confrontations avec les organes de contrôle de la gauche du capital ; en affaiblissant l'impact immédiat de l'intervention révolutionnaire dans les lut­tes.

Ce recul a rendu la perspective révolution­naire plus éloignée et plus difficile qu'elle ne l'était déjà, mais il ne l'a pas pour autant fait disparaître. La bourgeoisie n'a pas été capable de mobiliser la classe ouvrière dans la défense des intérêts et des objectifs de la classe capitaliste comme dans les an­nées 1930. Le fait même qu'après huit an­nées de célébration de la « mort du commu­nisme », la bourgeoisie soit obligée d'inten­sifier sa campagne idéologique pour attaquer directement la révolution d'octobre 1917 en constitue une preuve a contrario. Le flot de publications sur la révolution russe, s'il re­présente d'abord et avant tout une mystifica­tion contre les ouvriers, est aussi une ma­nière d'avertissement des idéologues bour­geois envers leur propre classe, l'avertisse­ment de ne plus jamais sous-estimer l'en­nemi de classe. Aujourd'hui, le capitalisme approche inexorablement de la plus grande crise économique et sociale de son histoire, en fait de l'histoire de l'humanité, et la classe ouvrière n'est pas défaite. Rien d'extraordi­naire à ce que les publications bourgeoises érudites soient pleines du genre d'avertisse­ment : « Jamais plus la classe ouvrière ne doit devenir la proie de dangereuses "utopies" révolutionnaires ! »

La perspective révolutionnaire reste à l'ordre du jour

L'impact idéologique des calomnies et des mensonges contre la révolution proléta­rienne est important, il n'est pas définitif. Après des décennies de silence, la bour­geoisie est aujourd'hui obligée d'attaquer l'histoire du mouvement marxiste, et donc d'en admettre l'existence. Aujourd'hui, elle n'attaque pas seulement la révolution russe et les bolcheviks, elle n'attaque pas seule­ment Lénine et Trotsky, elle attaque aussi la Gauche communiste. Elle est obligée d'atta­quer les internationalistes qui ont défendu le défaitisme révolutionnaire de Lénine pen­dant la 2e guerre mondiale. L'accusation que ces internationalistes ont été des apologues du fascisme ([11] [84]) est un mensonge aussi monstrueux que ceux qu'elle répand sur la révolution russe. Le réveil actuel d'un intérêt militant pour la Gauche communiste ne con­cerne qu'une minuscule minorité de la classe. Mais le bolchevisme, ce « spectre qui hante » toujours l'Europe et le monde, n'était-il pas lui-même, pendant des années, qu'une infime minorité de la classe ?

Le prolétariat est une classe historique, sa conscience est une conscience historique. Son caractère révolutionnaire n'est pas une lubie momentanée comme celui de la bour­geoisie qui fut, par le passé, révolutionnaire par la place décisive qu'elle occupait dans le mode de production capitaliste face à la féodalité. Les décennies de luttes et de ré­flexion du prolétariat qui se profilent, préci­sément parce qu'elles vont être difficiles, seront des années de développement fluc­tuant mais réel de la culture politique du prolétariat. Poussée à avancer dans sa lutte face à des attaques économiques de plus en plus in­supportables, la classe ouvrière sera forcée de se confronter à l'héritage de sa propre his­toire et de se réapproprier la véri­table théo­rie marxiste. L'offensive de la bourgeoisie contre la révolution russe et le communisme rend ce processus plus long et plus difficile. Mais en même temps, il rend ce travail de réacquisition d'autant plus im­portant, en fait obligatoire, pour les secteurs avancés de la classe. La perspective ouverte en octobre 1917, celle de la révolution prolé­tarienne mon­diale, n'est pas morte. C'est la reconnais­sance de ce fait qui motive la campagne bourgeoise actuelle.

KR.



[1] [85]. Déclaration des medias allemands à propos d'une manifestation de 150 000 personnes à Prague contre les violentes attaques anti-prolétariennes du gouver­nement Klaus issu de la « révolution de velours » tchèque en 1989.

 

[2] [86]. Stéphane Courtois, dans Le Monde du 10/11/97.

 

[3] [87]. 9 et 10/11/97.

 

[4] [88]. Voir « Hiroshima, Nagasaki, ou les mensonges de la bourgeoisie », Revue internationale n° 83 « Les massacres et les crimes des "grandes démocraties" », Revue internationale n° 66.

 

[5] [89]. Les principaux arguments de Lénine (Le renégat Kautsky) et de Trotsky (Terrorisme et commu­nisme) contre Kautsky gardent plus que jamais leur actualité et leur validité face à la campagne bour­geoise d'aujourd'hui.

 

[6] [90]. Jahrbuch für Historische Kommunismus­forschung 1997.

 

[7] [91]. p. 481

 

[8] [92]. Brecht qui sympathisait en secret avec Trotsky à l'époque, a écrit son Galileo Galilei afin de justifier sa propre lâcheté à ne pas s'opposer à Staline. Le martyre de Giordano Bruno qui, contrairement à Galilée, refuse de se rétracter face à l'inquisition, symbolise, pour Brecht, la prétendue futilité de la résistance de Trotsky.

 

[9] [93]. Le cas du philosophe américain Dewey qui a présidé le Jury d'honneur jugeant le cas de Trotsky, loin de racheter la honte de l'intelligensia démocrati­que bourgeoise, la rend d'autant plus méprisable. En étant capable de juger et défendre publiquement la réputation d'un révolutionnaire, Dewey a montré un plus grand respect et une plus grande compréhension du comportement prolétarien que les campagnes soi-disant objectives mais en réalité hystériques de la petite-bourgeoisie d'aujourd'hui contre la défense par le CCI du même principe d'un jury d'honneur. En fait, avec sa protestation « anti-léniniste » actuelle, aux pieds de l'anti-communisme de la bourgeoisie occidentale « triomphante » d'aujourd'hui, l'avilis­sement de l'intelligensia petite-bourgeoise a atteint de nouvelles profondeurs.

 

[10] [94]. Rosa Luxemburg, Réforme ou Révolution.

 

[11] [95] Voir « Campagnes contre le négationnisme », « L'antifascisme justifie la barbarie » et « La co-responsabilité des "alliés" et des "nazis" dans l' "holocauste" »", Revue internationale n° 88 et 89.

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [96]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [44]

Conférence de Moscou - Les débuts d'un débat prolétarien en Russie

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A la suite de l'effondrement des ré­gimes staliniens en Europe de l'est s'est consti­tué un « Comité pour l'étude de l'héri­tage de Léon Trotsky » qui a tenu plu­sieurs con­fé­rences en Russie sur diffé­rents aspects du travail de ce grand ré­vo­lutionnaire. Au cours de l'étude de la contribution de Trotsky, il est devenu clair non seulement que Trotsky lui-même n'avait pas été le seul repré­sen­tant ni le plus radical et résolu de l'Opposition de gauche « trotskiste », mais encore qu'il y avait eu d'autres courants d'opposi­tion, aussi bien en Russie qu'en de­hors de ce pays, qui s'étaient situés bien plus à gauche. Il est ap­paru en particulier qu'une autre tradi­tion de la lutte prolétarienne contre le stali­nisme a existé, celle de la Gauche communiste dont il y a encore au­jour­d'hui des représentants.

A l'initiative de membres russes du Comité, notre organisation, le Courant Communiste International, a été invitée à Moscou en 1996 à la conférence dé­diée à l'étude du li­vre de Trotsky La ré­volution trahie. Sur proposition du CCI, d'autres groupes de la Gauche commu­niste avaient aussi été invités à partici­per, mais soit ils ne purent pas ve­nir, comme ce fut le cas du Bureau International pour le Parti Révo­lutionnaire (BIPR), soit ils refusè­rent par sectarisme in­décrottable, comme les « bordiguistes ».

Pour autant, l'intervention du CCI fut loin d'être la seule expression de vie proléta­rienne à cette conférence. La cri­tique du re­fus de Trotsky de recon­naître le caractère capitaliste d'Etat de la Russie stalinienne qui fut présentée à la Conférence par un mem­bre russe du comité d'organisation, que nous pu­blions ci-dessous, en est la preuve. Un an plus tard, la présence de groupes de la Gauche communiste à la Conférence de 1997 sur Trotsky et la révolution d'octobre 1917 a été renforcée par la participation, en même temps que celle du CCI, d'un autre représentant du mi­lieu prolétarien : le BIPR.

L'héritage de Trotsky et les tâches de la période actuelle

Les Conférences sur l'héritage de Trotsky se sont tenues en réponse à des événements d'une importance historique mondiale : l'ef­fondrement des régimes staliniens, du bloc de l'est (et donc de tout l'ancien ordre plané­taire de l'après seconde guerre mondiale issu de Yalta) et de l'URSS elle-même. En iden­tifiant stalinisme et communisme la bour­geoi­sie pousse des minorités prolétariennes en recherche qui rejettent l'équation sta­li­nisme = communisme à poser les questions suivantes : quels courants po­litiques dans l'histoire de la classe ou­vrière se sont oppo­sés à la contre-révo­lution stalinienne au nom du commu­nisme et quelle partie de cet héri­tage peut servir de base pour l'activité révo­lutionnaire aujourd'hui ?

La plupart des milliers d'éléments révo­lu­tionnaires qui ont surgi internationa­lement sous l'impulsion des luttes mas­sives du pro­létariat en 1968 et après, étaient impré­gnés d'une impatience et d'une confiance unilatérale dans la « spontanéité » de la lutte de classe au détriment du travail théorique et organi­sationnel à long terme : nombre d'entre eux ont disparu sans laisser de trace, précisé­ment parce qu'ils ont échoué à s'ancrer aux positions et à la tradition du mouve­ment ouvrier du passé. Bien que les condi­tions pour le développe­ment de minorités révolutionnaires dans la phase de l'après 1989 soient en quel­que sorte devenues beaucoup plus diffi­ciles (en particulier parce qu'il n'y avait pas l'exemple immédiat de lut­tes mas­sives du prolétariat comme celles qui inspirèrent la génération de l'après 1968), le fait que des éléments proléta­riens en recher­che se sentent aujour­d'hui obligés de se rat­tacher par eux-mêmes aux traditions révolu­tionnaires passées pour être capables de s'opposer à la campagne de la bourgeoisie sur la « mort du communisme », ouvre la perspective d'une redécouverte plus large et plus profonde de l'héritage mar­xiste impor­tant de la Gauche commu­niste. En Russie même, le véritable cen­tre de la contre-révo­lution stalinienne, là où le prolétariat en a subi les plus ter­ribles effets, ce n'est qu'avec la fin de la domination du stalinisme qu'une nou­velle génération de révolutionnaires a pu commencer à émerger, plus de trente ans après que le même processus ait commencé à l'ouest. De plus, les effets dévastateurs à l'échelle internationale d'un long demi-siècle de contre-révolu­tion (la destruction de la continuité or­ganique avec les générations révolu­tionnaires du passé, l'ensevelissement de la véritable histoire de ce mouvement sous des montagnes de cadavres et de men­songes) ont plus que lourdement pesé dans le pays de la révolution d'Octobre. L'apparition en Russie d'élé­ments proléta­riens qui se posent des questions aujourd'hui confirme que la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960, non seulement à l'ouest mais également en Pologne, en Roumanie, en Chine et même en Russie, démontrait déjà la fin de la contre-révo­lution stalinienne. Mais, si les condi­tions de la re­découverte de la véritable histoire du mou­vement prolétarien sont particulièrement difficiles en Russie, il était aussi inévitable que, dans un pays où pratiquement chaque famille de la classe ouvrière a perdu un de ses mem­bres sous la terreur stalinienne, la re­cherche de la vérité historique constitue le point de départ. Si depuis la Perestroïka, la question de la « réhabilitation » des victimes du stali­nisme est devenue le slogan de l'op­po­sition dissidente bourgeoise et petite-bourgeoise, pour les représentants du prolé­tariat c'est une tâche toute diffé­rente qui a surgi : la restauration de la tradition révolu­tionnaire des meilleurs éléments qui furent les ennemis jurés et les victimes du stalinisme. Ce n'est donc pas un hasard si les premières tentatives des révolutionnaires russes pour définir et débat­tre des intérêts de leur classe et pour établir un contact avec les organi­sations de la Gauche communiste à l'ex­térieur, ont surgi en rapport avec la question de l'héritage de la lutte proléta­rienne contre le stalinisme en général et l'héritage de Trotsky en particu­lier. De tous les dirigeants de l'opposition contre la dégénérescence de la révolution russe et de l'Internationale communiste, Trotsky est de loin le plus connu. Son rôle dans la fondation de la 3e Internationale, dans la révolution d'Octobre elle-même et dans la guerre civile ensuite a été si impor­tant (comparable à celui de Lénine) que même en URSS la bourgeoisie stali­nienne n'a jamais été capable d'effacer complète­ment son nom des livres d'his­toire ou de la mémoire collective du pro­létariat russe. Mais tout aussi inévi­tablement, l'héritage de Trotsky est de­venu l'enjeu d'une lutte politi­que de classe. Cela s'explique parce que Trotsky, le défenseur courageux du mar­xisme, a été le fondateur d'un courant politi­que qui, après tout un processus de dégéné­rescence opportuniste, a fina­lement trahi la classe ouvrière en aban­donnant l'internatio­nalisme prolétarien de Lénine par sa partici­pation active à la seconde guerre impéria­liste mon­diale. Le courant trotskiste issu de cette trahison est devenu une fraction de la bourgeoisie, avec un programme (étatique) pour le capital national clai­rement défini, avec une politique étran­gère bourgeoise (généralement en sou­tien à l'impérialisme « soviétique » et au bloc de l'est) et avec la tâche spécifique de sabotage « radical » des luttes ou­vrières et de la réflexion des élé­ments révolutionnaires qui surgissent. Derrière Trotsky il n'y a donc pas un seul héri­tage, mais deux : l'héritage prolétarien de Trotsky lui-même, et l'héritage bour­geois, « critiquement » stalinien qu'est le trots­kisme.

Les antagonismes au sein des conférences sur l'héritage de Trotsky

Dès le tout début, le Comité, loin de consti­tuer une unité réelle dans sa vo­lonté et sa démarche, contient en son sein deux tendan­ces contradictoires. La première, la tendance bourgeoise est re­présentée par des membres des organi­sations trotskistes ainsi que par quel­ques historiens dévoués à leur cause, venant principalement de l'Ouest avec pour objectif de prendre pied en Russie, allant jusqu'à envoyer des membres pour s'y instal­ler. Tout en participant aux conférences et en prétendant servir la cause de la recherche scientifique, ces éléments n'ont comme préoccupation véritable que la falsification de l'histoire (une spécialité qui n'est pas le monopole du stalinisme). Leur but est de présenter l'Opposition de gauche comme le seul oppo­sant prolétarien au stalinisme, Trotsky comme le seul représentant de l'Opposition de gauche et le trotskisme actuel comme l'héritier de Trotsky. A cette fin, ils sont obligés de faire le si­lence sur la plupart des contributions de la lutte prolétarienne contre le stali­nisme, y compris beaucoup de celles de l'Opposition de gauche elle-même et quelques unes de Trotsky. Et ils sont obligés de falsifier l'héritage de Trotsky lui-même. Ils le font, comme les trots­kistes bourgeois l'ont toujours fait, en transformant Trotsky en une icône inof­fensive et ses erreurs politi­ques en un dogme indiscutable, tout en li­quidant l'approche révolutionnaire, critique et dynamique, la loyauté au prolétariat qui était les caractéristiques du marxisme de Trotsky. En d'autres termes, ils « transforment » Trotsky de la même façon que les staliniens « transforment » Lénine. Il n'a pas suffi que les agents de Staline aient assassiné Trotsky au Mexique, les trotskis­tes ont poursuivi leur oeuvre en assassinant la tradition révolutionnaire à laquelle il était atta­ché.

La seconde tendance, à la fois dans le Comité et dans les Conférences, repré­sen­tant les intérêts du prolétariat, s'est opposée rapidement aux falsifications trotskistes. Bien qu'incapable, du fait de la contre-révo­lution stalinienne, de par­tir en Russie même de positions pro­grammatiques prolétariennes clairement définies, cette tendance a révélé sa pré­occupation prolétarienne par sa dé­ter­mination à faire complètement la lu­mière sans tabou ou compromis sur toute l'histoire du combat prolétarien contre le stalinisme et à présenter les différentes contributions sur la table pour un débat ouvert et critique. Ces éléments ont insisté en particulier sur le fait que la tâche des conférences n'était pas de propager le trotskisme en Russie mais de faire l'appréciation critique de l'héritage de Trotsky en rapport avec les autres contributions prolétariennes. Cette attitude prolétarienne au sein du Comité, en particulier de la part de l'au­teur de la contribution publiée dans cette Revue internationale, a rencontré un soutien en Russie de deux côtés. D'un côté des jeunes éléments anarcho-syndicalistes, eux-mêmes engagés dans la recherche de l'héritage non seulement de l'anarchisme mais aussi du commu­nisme de gauche. D'un autre côté de cer­tains historiens russes qui, tout en n'étant pas engagés dans des activités politiques organisées aujourd'hui, res­tent fi­dèles aux meilleures traditions de loyauté envers le but de la vérité scienti­fique. Quelques unes des manoeuvres des trotskis­tes dans le Comité et dans les Conférences visant à faire taire la voix du prolétariat ont désagréablement rappelé à ces historiens le type de pres­sion stalinienne dont ils avaient eux-mêmes souffert pendant si long­temps en URSS.

Le sabotage des premiers pas de la clari­fi­cation prolétarienne en Russie et l'établis­sement d'une présence trotskiste pour empê­cher la réappropriation des leçons de la lutte prolétarienne dans ce pays sont un objectif important de la bourgeoisie. Pour le trots­kisme et la gauche du capital internationa­lement, qui ont défendu l'URSS pendant des dé­cennies bien que leur presse n'ait jamais été autorisée dans ce pays, s'établir eux-mê­mes en Russie et y entraver le débat prolé­tarien est indispensable pour leur propre image de « seuls véritables héri­tiers de la révolution d'octobre » ([1] [97]).

Pendant la Perestroïka, le parti commu­niste stalinien avait commencé à per­mettre l'accès aux archives historiques du pays. Cette me­sure, qui faisait partie de la politique de Gorbatchev pour mo­biliser l'opinion publi­que contre la ré­sistance à sa politique de « réformes » au sein de la bureaucratie d'Etat, s'est vite révélée être elle-même la manifesta­tion d'une perte de contrôle et de la dé­composition générale du régime stali­nien. Une fois établi au pouvoir, le ré­gime d'Eltsine a rapidement réinstauré un accès de plus en plus restrictif aux archives d'Etat, en particulier en ce qui concerne le com­munisme de gauche et l'Opposition à la gau­che de Trotsky. Bien que ce soit le gouver­nement Eltsine qui ait réintroduit la pro­priété capitaliste privée (tout en maintenant une partie de la propriété capitaliste d'Etat existante en Russie), il a beau­coup mieux compris que Gorbatchev que toute remise en question historique de ses prédécesseurs, de Staline à Brejnev, et toute réhabilitation de la lutte prolétarienne contre l'Etat russe, ne pour­raient que saper sa propre autorité.

A l'opposé, des fractions de la bourgeoi­sie russe actuelle sympathisent avec l'idée d'exploiter une falsification em­bourgeoisée et « icônisée » de Trotsky, présenté comme le « soutien critique » à une Nomenklatura légèrement « démocratisée », pour blanchir leur propre image historique. Cette préoccu­pation s'est manifestée par la présence à la Conférence de dissidents du Parti sta­linien, y inclus un ex-membre du Comité central de Zouganov. Alors qu'ils ont exprimé toute leur rage contre la Gauche communiste, les trotskistes n'ont pas été fâchés le moins du monde par la présence de ces staliniens.

La Conférence de 1996 sur La révolution trahie

La célèbre étude de Trotsky sur la na­ture de l'URSS sous Staline, dans la­quelle il affir­mait qu'il existait encore quelques « acquis de la révolution d'Octobre » en 1936, a été exploitée par les trotskistes à la Conférence de Moscou de 1996 pour « prouver » qu'il existait un « Etat ouvrier dégénéré » avec des « éléments d'économie socia­liste » jusque... dans les années 1990 ! Au milieu des années 1930, Trotsky qui, malgré l'écrasement du prolétariat alle­mand en 1933, n'était pas parvenu à comprendre que la période était à la dé­faite et à la contre-révolution et qui sur­estimait complètement la force de l'Opposition à l'intérieur et à l'extérieur des partis communistes stalinisés, croyait que la révolution mondiale avait déjà commencé et voulait simplement restaurer le pouvoir de l'Opposition du Parti. Le dernier paragraphe de son li­vre affirme : « Plus que jamais, les des­tinées de la révolution d'Octobre sont aujourd'hui liées à celles de l'Europe et du monde. Les problèmes de l'U.R.S.S. se ré­solvent dans la péninsule ibérique, en France, en Belgique ». Et il conclut que la révolution dans ces pays "constitue la seule voie de salut pour le premier Etat ouvrier, pour l'avenir du socialisme". Bien que les événements en Espagne, en France et en Belgique aient abouti à la victoire complète de la con­tre-révolution et à la mobilisation du prolétariat d'Europe occidentale dans la guerre impérialiste mondiale, bien que cette guerre et la terreur qui l'avait pré­cédée aient causé la liquidation physi­que définitive des derniers restes de l'opposition prolétarienne organisée en URSS et la victoire totale de la contre-révolution stalinienne, non seulement en URSS mais aussi en Chine et dans l'en­semble de l'Europe de l'Est, le trotskisme d'aujourd'hui transforme les erreurs de Trotsky en dogmes religieux : ils proclament que la prétendue "restauration du capita­lisme" de Eltsine a complètement vérifié les prédictions du "prophète Trotsky" !

Contre la canonisation bourgeoise des er­reurs de Trotsky, le CCI donna une citation du début de La révolution tra­hie : « Il n'y a plus lieu de discuter avec MM. les écono­mistes bourgeois : le so­cialisme a démontré son droit à la vic­toire, non dans les pages du Capital, mais dans une arène économi­que qui couvre le sixième de la surface du globe ; non dans le langage de la dia­lecti­que, mais dans celui du fer, du ci­ment et de l'électricité. ». Si cela était vrai, la désinté­gration des économies staliniennes nous au­rait obligé à admet­tre la supériorité du capi­talisme sur le « socialisme », une « conclusion » que la bourgeoisie mondiale se délecte aujourd'hui de tirer. En fait, vers la fin de sa vie, enfermé désespérément dans sa propre définition incorrecte de l'URSS, Trotsky lui-même a commencé à prendre en considération l'hypothèse de « l'échec histo­rique du socialisme ».

Ce n'est pas un hasard si une partie im­por­tante de La révolution trahie est dé­diée à ré­futer l'idée que la Russie de Staline est capi­taliste d'Etat. Cette posi­tion était avancée constamment non seu­lement par le Communisme de gau­che mais aussi au sein de l'Opposition de gauche elle-même, à la fois en Russie et à l'étranger. La contribution du cama­rade AG de Moscou, publiée ici, re­pré­sente une réfutation fondamentale de la position de Trotsky sur l'URSS d'un point de vue marxiste révolutionnaire. Cette contri­bution ne démontre pas seu­lement la nature capitaliste d'Etat de la Russie stalinienne. Elle montre la faiblesse fondamentale de Trotsky dans sa compréhension de la dégé­nérescence de l'Octobre rouge. Alors que Trotsky attendait que la contre-révolution vienne de la paysannerie (c'est pour cette raison qu'il voyait les boukhariniens et non les staliniens comme le principal danger dans les années 1920 et qu'il a considéré la rupture de Staline avec Boukharine comme une évolution vers une politique révolution­naire), il était aveu­gle en­vers le principal instrument de la con­tre-révolution : l'Etat « soviétique » qui avait liquidé les conseils ouvriers. En fait, le dé­bat avec Lénine sur la ques­tion syndicale, dans lequel Lénine avait défendu et Trotsky rejeté le droit pour les ouvriers de faire grève contre « leur pro­pre Etat », avait déjà révélé la fai­blesse de Trotsky sur cette question. En opposition à la croyance acriti­que de Trotsky en « l'Etat ouvrier », Lénine avait montré, dès 1921, que l'Etat repré­sen­tait aussi d'autres classes antagoni­ques au prolétariat et qu'il était « bureau­cratiquement déformé ». A ce­la on peut ajouter une autre incompré­hension im­portante de Trotsky : sa croyance dans les « acquis économi­ques » et dans la possibi­lité, au moins, d'un début de transformation socialiste dans un pays. Cette faiblesse par­ticipa à préparer la voie à la trahison du trots­kisme à travers son soutien à l'impéria­lisme soviétique dans la 2e guerre mon­diale.

Ce débat n'a pas été académique. Pendant la conférence, les trotskistes, en appelant à la défense des « acquis socia­listes encore exis­tant » dans une lutte contre le « capitalisme privé » qu'ils ju­geaient « encore non tran­chée », appe­laient en fait les ouvriers russes à don­ner leur sang pour la défense des inté­rêts de cette partie de la Nomenklatura sta­linienne qui avait été défaite avec l'effon­drement de son régime. De plus, en présen­tant la guerre dans l'ex-Yougoslavie comme un moyen de « restaurer le capitalisme » dans ce pays, ils niaient la nature impéria­liste de ce conflit, appelant les ouvriers à soutenir le soi-disant camp « anticapitaliste » (en général la fraction serbe pro-russe, qui est aussi soutenue par les impérialismes français et britan­nique). Pendant le débat ouvert à la fin de la confé­rence, le CCI est intervenu pour dénoncer le caractère impérialiste de l'URSS, des guerres en Yougoslavie et en Tchétchénie, ainsi que de la gau­che du capital. Mais nous n'avons pas été la seule voix qui s'est élevée en dé­fense de l'internationalisme prolétarien. Un des jeunes russes est aussi intervenu, d'abord pour dénoncer la politique ma­noeu­vrière de collaboration avec l'autre gauche, puis les tendances de droite d'une branche russe de The Militant au sein du trotskisme. Surtout, ce camarade a dénoncé le caractère impérialiste de la 2e guerre mondiale ainsi que la partici­pation de la Russie dans celle-ci. C'est probablement la première (et donc his­torique) déclaration publique internatio­naliste de cette sorte faite par un élé­ment de la nouvelle génération de révo­lutionnaires en Russie.

La Conférence de 1997 sur Trotsky et la révolution russe

Cette conférence a été principalement domi­née par une confrontation beau­coup plus di­recte entre les trotskistes et la Gauche com­muniste. L'impact de cette dernière a été grandement renforcé par la présence et les interventions cou­rageuses du BIPR mais également par une autre contribution du ca­marade AG. Celle-ci a rappelé non seulement l'existence de courants de la Gauche com­muniste en Russie, tels que le Groupe ou­vrier communiste de Miasnikov qui s'est op­posé à la dégéné­rescence stalinienne beau­coup plus tôt et beaucoup plus résolument que Trotsky. Il a également démontré, sur la base de la recherche de documents his­tori­ques, l'existence au sein de l'Opposition de gauche d'une insatisfac­tion très répandue et même d'une hosti­lité ouverte envers la poli­tique mitigée de Trotsky, appelant, contrai­rement à lui, à une révolution sociale pour ren­verser la bourgeoisie stalinienne.

Le BIPR et le CCI ont rappelé que l'Internationale communiste avait été fondée essentiellement par les bolche­viks et la Gauche communiste pour étendre la révolu­tion. Les membres les plus connus de la Gauche communiste hollandaise, Pannekoek et Gorter, avaient été chargés du Bureau de l'Internationale pour l'Europe de l'ouest (à Amsterdam) par Lénine et Trotsky. Les principaux partis communistes avaient alors été fondés par les commu­nistes de gauche : le KPD par les Spartakistes et la Gauche de Brême et le parti italien par les camarades autour de Bordiga. De plus, l'IC avait été fondée en 1919 sur les positions de la Gauche communiste. Le Manifeste du con­grès de fondation, écrit par Trotsky, en est la plus claire expression, montrant que, dans l'époque du capitalisme d'Etat dé­cadent, la lutte syndicale et parlemen­taire, la libération nationale et la dé­fense de la démocratie bourgeoise ne sont plus possibles et que la Social-dé­mocratie est devenue l'aile gauche de la bourgeoisie. Si, au contraire de la Gauche communiste, Lénine et Trotsky ne restèrent pas fidèles à ces positions, c'est principalement parce qu'ils sont devenus prisonniers de la défense des intérêts de l'Etat transitoire russe après 1917. C'est pourquoi la Gauche com­muniste est le vrai défenseur du grand héritage révolutionnaire de Lénine et Trotsky de 1905 et 1917. La preuve en est que la Gauche communiste est restée fidèle à la position internationaliste de Lénine pendant la 2e guerre mondiale alors que le trotskisme trahissait. Le BIPR et le CCI ont défendu l'im­mense contribution de Rosa Luxemburg au mar­xisme contre le neo-trotskiste bri­tannique Hillel Ticktin qui, pour em­pê­cher les mili­tants russes d'étudier les travaux de celle-ci, affirma qu'elle était morte parce qu'elle n'avait « pas de con­ception du parti », ce qui signifie que c'était de sa faute si elle avait été assas­sinée par la contre-révolution social-démo­crate ([2] [98]).

Cette Conférence a révélé surtout aux cama­rades russes que le trotskisme ne peut pas tolérer la voix du prolétariat. Pendant la Conférence elle-même, les trotskistes ont multiplié les tentatives pour empêcher les présentations et les interventions du BIPR et du CCI. Après la Conférence, ils ont tenté d'exclure « les ennemis du trotskisme » des futu­res réunions et de remplacer les mem­bres russes du bureau d'organisation du Comité qui défendaient la participation des courants politiques non trotskistes aux Conférences. Auparavant ils avaient aussi saboté la publication en russe des contribu­tions du CCI à la Conférence de 1996 sous le prétexte qu'elles ne pré­sentaient « pas d'intérêt scientifique ».

Perspectives

Il n'est pas nécessaire de traiter longue­ment de l'importance historique du dé­veloppement des positions prolétarien­nes dans le pays de la révolution d'Octobre, même s'il est lent et difficile. Il est évident qu'un tel processus de cla­rification est confronté à d'énormes obs­tacles et dangers. Du fait en particulier de plus d'un demi-siècle de contre-révo­lution stalinienne centrée précisément dans ce pays et du fait des manifesta­tions extrêmes de la crise capitaliste qui s'y produisent, les élé­ments prolétariens en recherche en Russie sont encore iso­lés et inexpérimentés ; ils continuent d'être coupés d'une grande partie de l'histoire réelle du prolétariat et du mou­vement marxiste. Ils sont confrontés à d'énormes difficultés matérielles et au grand danger de l'impatience et de la démoralisa­tion. A cela il faut ajouter le fait avéré que la gauche du capital con­tinuera à saboter ce processus par tous les moyens.

Aujourd'hui, après les décennies de la plus terrible contre-révolution de l'his­toire, qui n'a pas seulement fait dispa­raître deux géné­rations de révolution­naires prolétariens mais a également « volé » la véritable histoire de notre classe, la principale tâche des révolu­tionnaires en Russie est celle d'une cla­rifi­cation politique des positions. Le dévelop­pement d'une perspective révo­lutionnaire pour la classe ouvrière au­jourd'hui ne peut être qu'une tâche diffi­cile et à très long terme. Le prolétariat n'a pas besoin de révo­lutionnaires qui disparaissent après un court moment mais d'organisations capables de déve­lopper une perspective et un travail his­toriques. C'est pourquoi il faut avant tout pour les révolutionnaires un maxi­mum de clarté et de fermeté sur les posi­tions prolé­tariennes et une capacité de défendre les véritables traditions de la classe ouvrière. Le CCI s'engage à con­tinuer à soutenir tous les efforts dans cette direction. En particulier, nous en­courageons les camarades russes à étu­dier les contributions de la Gauche com­muniste, qu'ils reconnaissent eux-mê­mes comme une expression directe et importante de la lutte historique de no­tre classe.

Nous pensons que les conférences qui se sont tenues jusqu'à aujourd'hui ont été un moment important de débat et de confronta­tion. Ce faisant, elles ont donné naissance à un processus de dé­cantation mettant en évi­dence ce qu'il n'est plus possible de poursui­vre : la clarification en présence d'une sorte de sabotage et des falsifications tels que nous les avons rencontrés de la part des trotskistes. Cependant, le processus de cla­rification lui-même peut et doit con­tinuer, et cela n'est possible que dans un cadre inter­national.

Ce ne sont pas seulement les révolu­tionnai­res russes mais le prolétariat in­ternational qui tirera le bénéfice de ce processus. Le texte publié ci-dessous donne une claire in­dication de la ri­chesse que peut receler cette contribu­tion. ([3] [99])

KR.




[1] [100]. Ainsi, le trotskiste français Krivine a amené une équipe de la télévision franco-allemande « Arte » à la Conférence et il n'est resté que pendant quelques sessions le temps de poser pour la camera.

 

[2] [101] Le mensonge trotskiste (et stalinien), selon lequel la révolution allemande de 1918-23 a échoué à cause de la prétendue sous-estimation par Rosa Luxemburg du parti et sa négligence à le fonder à temps, n'était pas partagé par Trotsky qui a donné une explication marxiste au retard et à la faiblesse de l'avant-garde politique en Allemagne à l'époque. « L'histoire, une fois encore, a présenté au monde une de ses contradictions dialectiques : préci­sé­ment parce la classe ouvrière allemande avait dé­pensé dans la période précédente la plus grande partie de son énergie à la construction d'une or­ganisation indépendante, occupant la première place dans la deuxième internationale, comme parti et en tant qu'appareil syndical - précisément à cause de cela, dans une nouvelle époque, au moment de la transition vers la lutte révolution­naire ouverte pour le pouvoir, la classe ouvrière allemande s'est révélée très vulnérable organisa­tionnellement » (« Une révolution rampante », Les cinq premières années de l'Internationale com­muniste, vol. 1, p. 45). En réalité le travail de frac­tion mené par Luxemburg et le Spartakusbund à l'in­térieur du parti social-démocrate allemand contre la trahison de sa direction, et dans le but de préparer le futur parti de classe, n'est pas seulement un des com­bats les plus audacieux et les plus résolus pour le parti de classe dans l'histoire, il se situe dans les meilleures traditions du travail de fraction effectué par Lénine.

 

[3] [102] Nous sommes d'accord, dans l'ensemble, avec l'analyse et les principaux arguments développés dans ce document. Cela dit, nous n'en partageons pas intégralement toutes les formulations. Ainsi, l'idée suivant laquelle « la classe ouvrière [en Russie au début des années 1990] a contribué activement à l'abolition de la propriété nationalisée et de l'ap­pareil d'Etat communiste » nous paraît fausse. En aucune façon la classe ouvrière, comme classe, n'a été acteur des bouleversements qui ont affecté les pays soi-disants socialistes dans cette période. Le fait qu'une majorité d'ouvriers, victimes des illusions démocratiques, ait été entraînée derrière les objectifs de la fraction « libérale » de la bourgeoisie contre la fraction stalinienne ne signifie nullement que c'était la classe ouvrière qui agissait. Les guerres impéria­listes mondiales ont embrigadé des dizaines de mil­lions d'ouvriers. Pour autant, cela ne signifie pas que la classe ouvrière ait contribué activement aux mas­sacres. Quand celle-ci s'est manifestée en tant que classe, par exemple en 1917 en Russie et en 1918 en Allemagne, c'était pour combattre et mettre fin à la guerre. Cela dit, malgré quelques formulations mal­heureuses, ce texte nous apparaît comme excellent et nous le saluons comme tel.

 

Géographique: 

  • Russie, Caucase, Asie Centrale [103]

Courants politiques: 

  • Influencé par la Gauche Communiste [104]

Contribution de Russie - La classe non identifiée: la bureaucratie soviétique vue par Léon Trotsky

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Quel était la nature du système ayant existé dans notre pays pendant la pé­riode « soviétique » ?

C'est certainement une des questions princi­pales de l'histoire et, dans une certaine me­sure, des autres sciences sociales. Et ce n'est pas seulement une question académique : elle est très liée à l’époque contemporaine car il est im­possible de comprendre les réali­tés d'aujourd'hui sans connaître celles d'hier.

Cette question peut être résumée comme suit : quel était la nature du sujet central du système « soviétique » qui a déter­miné la voie du développement du pays, c’est-à-dire la bureaucratie dirigeante ? Quels étaient ses rapports avec les au­tres groupes sociaux ? Quels motiva­tions et besoins déterminaient son ac­tivité ?

Il est impossible d’étudier sérieusement ces problèmes sans connaître les œuvres de Léon Trotsky, un des premiers au­teurs qui ait essayé de comprendre et d'analyser la na­ture du système « soviétique » et de sa cou­che diri­geante. Trotsky a consacré plusieurs ou­vrages à ce problème, mais ses visions les plus générales, les plus concentrées de la bureaucratie sont exposées dans son livre La Révolution trahie publié il y a 60 ans.

La bureaucratie : caractéristiques principales

Rappelons les caractéristiques principa­les de la bureaucratie données par Trotsky dans son livre.

1) Le niveau supérieur de la pyramide so­ciale en URSS est occupé par « la seule cou­che sociale privilégiée et dominante, au sens plein des termes », cette couche « qui, sans fournir un tra­vail productif direct, com­mande, ad­ministre, dirige, distribue les châ­ti­ments et les récompenses ». D’après Trotsky, elle compte de 5 à 6 millions de personnes ([1] [105]).

2) Cette couche qui dirige tout est hors de tout contrôle de la part des masses qui pro­duisent les biens sociaux. La bu­reaucratie règne, les masses laborieuses « obéissent et se taisent » ([2] [106]).

3) Cette couche maintient des rapports d'in­égalité matérielle dans la société. « Des li­mousines pour 'les activistes', de bons par­fums pour 'nos femmes', de la margarine pour les ouvriers, des ma­gasins de luxe pour les privilégiés, la seule image des mets fins exposés à la vitrine pour la plèbe » ([3] [107]). En général, les conditions de vie de la classe diri­geante sont analogues a celles de la bourgeoisie : elle « comprend tous les de­grés, de la petite bourgeoisie la plus provin­ciale à la grande bourgeoisie des vil­les » ([4] [108]).

4) Cette couche est dirigeante pas seu­lement objectivement ; subjectivement elle se con­sidère comme le seul maître de la société. D’après Trotsky, elle a « une conscience spécifique de classe dirigeante » ([5] [109]).

5) La domination de cette couche est main­tenue par la répression, sa pros­périté se base sur « l'appropriation masquée du travail d'autrui ». « La mi­norité privilégiée, note Trotsky, vit aux détriment de la majorité bernée » ([6] [110]).

6) Il y a une lutte sociale latente entre cette couche dirigeante et la majorité opprimée des travailleurs ([7] [111]).

Ainsi Trotsky décrit le tableau qui suit : il existe une couche sociale assez nom­breuse qui contrôle la production, donc son produit, d'une manière monopolisti­que, qui s'appro­prie une grande part de ce produit (c’est-à-dire, exerce une fonction d'exploitation), qui est unie autour de la compréhension de ses inté­rêts matériels communs et qui est oppo­sée à la classe des producteurs.

Comment les marxistes appellent-ils la cou­che sociale qui a toutes ces caracté­risti­ques ? Il n'y a qu'une seule ré­ponse : c'est la classe sociale dirigeante au sens plein du terme.

Trotsky conduit les lecteurs à une telle con­clusion. Mais lui n'y parvient pas, bien qu'il note qu'en URSS la bureau­cratie « est quel­que chose de plus qu'une simple bureaucra­tie » ([8] [112]). « Quelque chose de plus » mais quoi ? Trotsky ne le dit pas. De plus, il con­sa­cre un chapitre entier à réfuter l’idée d’une essence de classe de la bureau­cratie. Après avoir dit « A », après avoir décrit un tableau de la classe dirigeante exploiteuse, Trotsky recule au dernier moment et refuse de dire « B ».

Le stalinisme et le capitalisme

Trotsky fait preuve des mêmes réticen­ces quand il traite une autre question, lorsqu'il compare le système bureaucra­tique stali­nien et le système capitaliste. « Mutatis mutandis, le gouvernement sovié­tique s'est mis à l'égard de l'éco­nomie dans son en­semble dans la situa­tion du capita­liste à l'égard d'une en­treprise isolée », nous dit Trotsky dans le Chapitre II de La Révolution tra­hie ([9] [113]).

Dans le Chapitre IX il écrit : « Le passage des usines à l'Etat n'a changé que la situation juridique [souligné par A.G.] de l'ouvrier ; en fait, il vit dans le be­soin tout en tra­vaillant un certain nombre d'heures pour un salaire donné (...) Les ou­vriers ont perdu toute influence sur la direc­tion des usines. Travaillant aux pièces, vi­vant dans une gêne profonde, privé de la li­berté de se déplacer, subissant à l'usine même un ter­rible régime poli­cier, l'ouvrier pourrait difficilement se sentir 'un tra­vailleur libre'. Le fonc­tionnaire est pour lui un chef, l'Etat un maître. » ([10] [114]).

Dans le même chapitre Trotsky note que la nationalisation de la propriété ne li­quide pas la différence sociale entre les couches diri­geantes et les couches soumises : les unes jouissent de tous les bien possibles, les au­tres vivent dans la misère comme jadis et vendent leur main-d’œuvre. Dans le Chapitre IV il dit la même chose : « la pro­priété éta­tique des moyens de production ne transforme pas le fumier en or et n'en­toure pas d'une auréole de sainteté le sweating system, le système de la sueur ». ([11] [115])

Ces thèses semblent très clairement consta­ter des phénomènes élémentaires du point de vue marxiste. Car Marx a toujours souli­gné que la caractéristique principale de tout système social n'était pas constituée par ses lois et « ses for­mes de propriété » dont l'analyse en tant qu'une chose en soi menait à une méta­physique stérile ([12] [116]). Le facteur décisif est constitué par les rapports sociaux réels, principalement le comportement des groupes sociaux envers le surproduit social.

Un mode de production peut se fonder sur différentes formes de propriété. L'exemple du féodalisme le montre bien. Au Moyen Age, il s'est fondé sur la propriété féodale privée des terres dans les pays occidentaux et sur la pro­priété féodale d'Etat dans les pays orientaux. Néanmoins, dans les deux cas, les rapports sociaux étaient féo­daux, ils s'appuyaient sur l'exploitation féodale que la classe des paysans pro­ducteurs subissait.

Dans le Livre III du Capital Marx dé­finit comme caractéristique principale de toute société « la forme économique spécifique sous laquelle le travail gra­tuit est directe­ment soutiré des produc­teurs. » Par consé­quent, ce qui joue le rôle décisif ce sont les rapports entre ceux qui contrôlent le pro­cessus et les résultats de la production et ceux qui exercent cette dernière ; l'attitude des propriétaires des conditions de la pro­duction envers les producteurs eux-mê­mes... : « C'est ici que nous découvrons le mystère le plus profond, la base ca­chée de toute la so­ciété. » ([13] [117])

Nous avons déjà donné le tableau des rap­ports entre la couche dirigeante et les pro­ducteurs tel que le décrit Trotsky. D'un côté, « les propriétaires des conditions de la pro­duction » réels incarnés dans Etat (c’est-à-dire la bu­reaucratie organisée), de l'autre, les propriétaires « de-jure », en fait les tra­vailleurs dépossédés des droits, les sa­lariés dont « le travail gratuit est souti­ré ». Il n'est possible d'en tirer qu'une seule conclusion logique : du point de vue de leur nature, il n'y a aucune diffé­rence fondamentale entre le système bu­reaucratique stalinien et celui du capi­talisme « classique ».

Ici aussi, après avoir dit « A », après avoir démontré une identité fondamen­tale de ces deux systèmes, Trotsky ne dit pas « B ». Au contraire, il se dresse ca­tégoriquement con­tre une identification de la société stali­nienne à un capita­lisme d'Etat et il avance la thèse qu'il existe en URSS une forme spéci­fique d'« Etat ouvrier » où le prolétariat de­meure une classe dirigeante du point de vue économique et ne subit pas d'exploi­tation bien qu'il soit « politiquement ex­proprié ».

Pour soutenir cette thèse, Trotsky invo­que la nationalisation des terres, des moyens de production, du transport et des échanges ainsi que le monopole du commerce exté­rieur, c’est-à-dire qu’il dresse le même ar­gumentaire « juridique » qu'il a déjà réfuté d'une manière convaincante (voir les cita­tions ci-dessus). A la page 72 [édition russe] de La Révolution trahie il nie que la pro­priété d'Etat puisse « transformer le fumier en or », mais à la page 206, au contraire, il déclare que le seul fait de la nationalisation suffit pour que les tra­vailleurs opprimés deviennent la classe dirigeante.

Le schéma qui efface la réalité

Comment peut-on expliquer cela ? Pourquoi Trotsky, le publiciste, le criti­que impitoya­ble du stalinisme qui cite les faits démon­trant que la bureaucratie est une classe diri­geante et un exploi­teur collectif, peut-il con­tredire Trotsky, le théoricien qui essaie d'analy­ser les faits exposés ?

Evidemment, on peut donner deux sé­ries de causes principales qui ont empê­ché Trotsky de surmonter cette contra­diction. Ce sont des causes de type théorique et des causes de type politi­que.

Dans La Révolution trahie, Trotsky es­saie de réfuter en théorie la thèse de l'essence de classe de la bureaucratie en avançant des ar­guments assez faibles dont le fait qu’elle « n'a ni titres ni ac­tions » ([14] [118]). Mais pour­quoi la classe dirigeante doit-elle obligatoi­rement les posséder ? Car il est bien évident que la possession « des actions et des obli­ga­tions » elle-même n'a aucune impor­tance : la chose importante consiste dans le fait que tel ou tel groupe social s’approprie ou non un surproduit du travail des producteurs di­rects. Si oui, la fonction d'exploitation existe indé­pendamment de la distribution d'un pro­duit approprié soit en tant que profit sur des actions, soit en tant que traitements et privi­lèges de fonction. L'auteur de La Révolution trahie est aussi peu con­vaincant quand il dit que les représen­tants de la couche dirigeante ne peuvent pas laisser leur statut privilégié en héri­tage ([15] [119]). Il est peu probable que Trotsky ait sérieusement envisagé que les fils de l’élite puissent devenir ou­vriers ou paysans.

A notre avis, il ne faut pas chercher dans des explications superficielles de ce genre une cause vraiment fondamen­tale du refus de Trotsky de considérer la bureaucratie comme la classe sociale dirigeante. Il faut la chercher dans sa conviction profonde que la bureaucratie ne pouvait pas devenir l’élément central d'un système stable, qu'elle n’était ca­pable que de « traduire » les inté­rêts d'autres classes, mais en les faussant.

Aux cours des années 20, cette convic­tion était déjà devenue la base du sché­ma des an­tagonismes sociaux de la so­ciété « soviétique » adopté par Trotsky pour qui le cadre de tous ces antagonis­mes était réduit à une dichotomie stricte : prolétariat-capital privé. Dans ce schéma, il ne reste aucune place pour une « troisième force ». L’ascension de la bureaucratie a été considé­rée comme le résultat d'une pression de la petite bourgeoisie rurale et urbaine sur le parti et l'Etat. La bureaucratie a été considé­rée comme un groupe balançant entre les in­térêts des ouvriers et ceux des « nouveaux propriétaires », qui n’était capable de bien servir ni les uns, ni les autres. Indubitablement, après une première atteinte sérieuse sur sa stabi­lité, le régime de domi­nation d'un pa­reil groupe instable « entre les classes » devrait tomber et ce groupe se scinder. C'est ce que Trotsky a prédit à la fin des années 20 ([16] [120]).

Pourtant, dans la réalité, les événements se sont développés d'une autre manière. Après un conflit des plus violents avec la paysan­nerie et la petite bourgeoisie, la bureaucratie n'est pas tombée et ne s'est pas scindée. Après avoir facilement obtenu la capitula­tion de la « droite » peu nombreuse en son sein, elle a com­mencé à liquider la NEP, « les koulaks comme classe », a déployé une collecti­visation et une industrialisation for­cées. Tout cela a été complètement inat­tendu pour Trotsky et ses partisans, car ils étaient sûrs que les « apparatchiks » centris­tes n'en seraient pas capables du fait de leur nature ! Il n'est pas étonnant que l’échec des prévisions politiques de l'opposition trots­kiste ait entraîné son déclin catastrophique. ([17] [121])

En tentant en vain de trouver une issue, Trotsky a envoyé de son exil des lettres et des articles où il a démontré qu'il n'y avait là qu'un détour de l'appareil qui allait « inévitablement échouer bien avant qu'il n'obtienne le moindre résul­tat sérieux » ([18] [122]). Même quand le lea­der de l'Opposition a constaté l’inconsistance pratique de ses con­cep­tions à propos d'un rôle « dépendant » de la bureaucratie « centriste », il a continué obstinément à s'en tenir à un schéma en état de faillite. Ses ré­flexions théoriques de l’époque du « grand tournant » nous frap­pent par leur éloigne­ment de la réalité. Par exemple, à la fin de 1928 il écrit : « Le cen­trisme est une ligne officielle de l'appareil. Le porteur de ce cen­trisme est le fonction­naire du parti... Les fonctionnaires ne for­ment pas une classe. Quelle ligne de classe le cen­trisme repré­sente-t-il ? » Car Trotsky niait la possibilité même d'une ligne propre de la bureaucratie ; il en était arrivé à la conclusion suivante : « Les propriétaires montants trouvent leur expression, même lâ­che, dans la frac­tion de droite. La ligne pro­létarienne est représen­tée par l'opposition. Que reste-t-il au cen­trisme ? Après la dé­duction des sommes ci-dessus reste... le pay­san moyen » ([19] [123]). Et Trotsky écrit tout cela alors même que l'ap­pareil sta­linien conduit la campagne de vio­lence contre la paysan­nerie moyenne et pré­pare la liquidation de sa formation éco­nomique !

Et par la suite, Trotsky a continué d'at­tendre une proche désintégration de la bureaucratie en éléments prolétariens, bourgeois et « ceux qui resteraient de côté ». Il a prédit la chute du pouvoir des « centristes » d'abord après l’échec d’une « collectivisation com­plète », puis comme résultat d'une crise éco­nomique à la fin du premier quinquen­nat. Dans son « Projet de plate-forme de l'oppo­sition de gauche internationale sur la ques­tion russe » rédigé en 1931, il a même envi­sagé la possibilité d'une guerre civile quand les éléments de l'ap­pareil d'Etat et du parti seraient divisés « des deux côtés de la barri­cade » ([20] [124]).

Malgré toutes ces prévisions, le régime sta­linien s'est maintenu, la bureaucratie non seulement s'est unifiée, mais elle a même renforcé son pouvoir totalitaire. Néanmoins, Trotsky a continué de con­sidérer le système bureaucratique en URSS comme extrême­ment précaire, et dans les années 30, il a cru que le pou­voir de la bureaucratie pouvait s'effon­drer à tout moment. De ce fait, on ne peut pas considérer celle-ci comme une classe. Trotsky a le plus clairement ex­primé cette pensée dans son article « L'URSS en guerre » (septembre 1939) : « Est-ce que nous ne nous trom­perons pas si nous don­nons le nom d'une nouvelle classe dirigeante à l'oli­garchie bonapartiste quelques années ou même quelques mois avant sa chute hon­teuse ? » ([21] [125]).

Ainsi, tous les pronostics sur le destin de la bureaucratie « soviétique » diri­geante faits par Trotsky ont été réfutés les uns après les autres par les événe­ments eux-mêmes. Pourtant, malgré tout cela, il n'a pas voulu modifier ses opinions. Pour lui, l'attache­ment à un schéma théorique valait plus que tout le reste. Mais là ne se trouve pas la seule cause, car Trotsky fut plus homme po­litique que théoricien et il préféra géné­rale­ment une approche « politique con­crète » de divers problèmes à une ap­proche « sociologique abstraite ». Et ici nous allons voir une autre cause impor­tante de son refus obstiné de nommer les choses par leur pro­pre nom.

La terminologie et la politique

Si nous examinons l'histoire de l'oppo­sition trotskiste dans les années 20 et au début des années 30, nous verrons que la base de toute sa stratégie politique était de miser sur une désintégration de l'appareil gouvernant en URSS. C’est l'alliance d'une « tendance de gauche » hypothétique avec l'Opposition que Trotsky considérait comme la condition né­cessaire pour une réforme du parti et de l'Etat. « Le bloc avec les centristes [la partie stalinienne de l'appareil - A.G.] est admissi­ble et possible en principe, écrit-il à la fin de 1928. De plus, seul un tel regroupement dans le parti peut sauver la révolu­tion » ([22] [126]). En comptant sur un tel bloc, les leaders de l'opposition tentaient de ne pas re­pousser les bureaucrates « progressistes ». En particulier, cette tactique explique une attitude plus qu’équivoque des leaders de l'Opposition envers la lutte de classe des travailleurs contre l'Etat, leur refus de créer leur propre parti, etc.

Même après son exil de l'URSS, Trotsky a continué de placer ses espoirs dans le rap­prochement avec les « centristes ». Son aspi­ration à s'appuyer sur une par­tie de la bu­reaucratie dirigeante était si grande qu'il était prêt à transiger (sous certaines condi­tions) avec le secrétaire général du Comité Central du PC. L'histoire du mot d'ordre « Démettre Staline ! » en est un exemple frappant. En mars 1932, Trotsky a publié une let­tre ouverte au Comité Exécutif Central de l'URSS ou il lance un appel : « Il faut réaliser enfin le dernier conseil insis­tant de Lénine : démettre Staline » ([23] [127]). Mais quelques mois après, à l'automne de cette même année, il avait déjà reculé en l'expliquant ainsi : « Il ne s'agit pas de la personne de Staline, mais de sa fraction... Le mot d'ordre "A bas Staline !" peut être compris (et serait inévitablement compris) comme l'appel à un renversement de la frac­tion qui est aujourd'hui au pouvoir et, au sens plus large, de l'appareil. Nous ne vou­lons pas renverser le système, mais le ré­former... » ([24] [128]). Trotsky a mis tous les points sur « i » sur la question de l'attitude envers les staliniens dans son article-inter­view inédit écrit en décem­bre 1932 : « Aujourd'hui, comme jadis, nous sommes prêts à une coopération multiforme avec la fraction dirigeante actuelle. Question : en conséquence, êtes-vous prêts à coopérer avec Staline ? Réponse : Sans aucun doute » ([25] [129]).

Au cours de cette période Trotsky liait la possibilité d'un tournant d'une partie de la bureaucratie stalinienne vers « la coopéra­tion multiforme » avec l'Opposition à une proche « catastrophe » du régime qu'il consi­dérait comme inévitable, comme nous l'avons déjà vu plus haut, en raison de la « précarité » de la position sociale de la bu­reaucratie ([26] [130]). En fonction de cette catas­trophe, les leaders de l'Opposition considé­raient l'alliance avec Staline comme le moyen de sauver le parti, la propriété natio­nalisée et l'« économie planifiée » de la con­tre-révolution bourgeoise.

Pourtant, la catastrophe n'a pas eu lieu : la bureaucratie était beaucoup plus con­solidée et forte que ne le pensait Trotsky. Le Bureau Politique n'a rien répondu à ses appels en vue d’assurer « une coopération honnête des fractions historiques » dans le PC ([27] [131]). Enfin, à l'automne 1933, après beaucoup d’hésitations, Trotsky a rejeté l’espoir tout utopique en des réformes du sys­tème bu­reaucratique avec la participa­tion des stali­niens et a appelé à faire « une révolution politique » en Union Soviétique.

Mais ce changement du mot d’ordre princi­pal des trotskistes n'a nullement signifié la révision radicale de leurs points de vue sur la nature de la bureau­cratie, du parti et de l'Etat, ni un refus définitif des espérances en faveur d’une alliance avec sa tendance « progressiste ». Quand Trotsky a écrit La Révolution trahie et après, il consi­dérait en théorie la bureaucratie comme une formation précaire dévorée par des antagonismes croissants. Dans « Le Programme de transi­tion » de la IVe Internationale (1938) il dé­clare que l'appareil gouvernant en URSS com­prend toutes les tendances politiques, dont une « vraiment bolchevique ». Trotsky se représente cette dernière comme une mi­norité dans la bureau­cratie, mais une minori­té assez impor­tante : il ne parle pas de quelques appa­ratchiks, mais de la frac­tion de la cou­che comptant de 5 a 6 millions de per­sonnes. D’après Trotsky, cette fraction « vraiment bolchevique » constituait une ré­serve potentielle pour l'opposi­tion de gau­che. De plus, le leader de la IVe Internationale a cru admissible la formation d'un « front uni » avec la partie stalinienne de l'appareil en cas de tentatives de contre-révolution capita­liste auxquelles il fallait s'attendre « dans l’immédiat », comme il pensait en 1938 ([28] [132]).

C'est avant tout cette orientation politi­que (à la fin des années 20 et au début des années 30) vers la coopération et vers le bloc avec les « centristes », c’est-à-dire avec la majori­té de la bureaucra­tie « soviétique » diri­geante, puis (dès 1933) vers l'alliance avec sa minorité « vraiment bolchevique » et vers « un front uni » avec la fraction stalinienne dirigeante qu'il faut avoir en vue en exami­nant les idées de Trotsky sur la nature de l'oligarchie bureaucratique, et des rapports sociaux en URSS en géné­ral, exprimées le plus complètement dans La Révolution tra­hie.

Supposons que Trotsky ait reconnu dans la bureaucratie « soviétique » totalitaire une classe dirigeante exploiteuse en­nemie acharné du prolétariat. Quelles en eussent été les conséquences politi­ques ? En premier lieu, il aurait fallu rejeter l’idée de s'unir avec une partie de cette classe - la thèse même de l'exis­tence d'une pareille « fraction vraiment bolchevique » au sein de la classe bu­reaucratique exploiteuse aurait paru aussi absurde que la supposition de son existence au sein de la bourgeoisie, par exemple. En deuxième lieu, dans un tel cas, une supposée alliance avec les sta­liniens pour lutter contre « la contre-ré­volution capitaliste » serait de­venue un « front populaire », politique dés­ap­prouvée catégoriquement par les trots­kis­tes, puisqu’elle aurait consisté en un bloc entre classes ennemies, au lieu d'être un « front uni » au sein d'une classe, idée ac­ceptable dans la tradition bolchevik-léni­niste. Bref, constater l'es­sence de classe de la bureaucratie portait un coup très sérieux aux bases de la stratégie politique de Trotsky. Naturellement, il ne l'a pas voulu.

Ainsi, le problème de déterminer la na­ture de la bureaucratie qui peut à pre­mière vue sembler terminologique ou théorique, était beaucoup plus impor­tant.

Le destin de la bureaucratie

Il faut rendre justice a Trotsky : à la fin de sa vie il a commencé à réviser ses visions de la bureaucratie stalinienne. On le voit dans son livre « Staline », la plus mûre de ses œuvres bien qu’inachevée. En examinant les événe­ments décisifs au tournant des années 20-30, quand la bureaucratie a complè­te­ment monopolisé le pouvoir et la propriété, Trotsky considère déjà l'appa­reil d'Etat et du parti comme une des forces sociales princi­pales qui luttaient pour disposer du « surplus de la pro­duction du travail natio­nal ». Cet ap­pareil était mu par l'aspiration à contrô­ler de façon absolue ce surproduit et non par la « pression » venant du proléta­riat ou bien par « la poussée de l'opposi­tion » (ce que Trotsky avait jadis pré­tendu) qui avait obligé les apparatchiks à déclarer la guerre à outrance aux « éléments petit-bour­geois » ([29] [133]). En conséquence, la bu­reaucra­tie « n'expri­mait » pas les intérêts d'autrui et ne « balançait » pas entre deux pôles, mais se manifestait en tant que groupe social con­scient avec ses propres in­té­rêts. Elle l’a em­porté dans la lutte pour le pouvoir et les profits après avoir abattu tous ses concur­rents. Elle a mo­nopolisé la disposition du surproduit (c’est-à-dire la fonction d'un pro­prié­taire réel des moyens de production). Après l'avoir avoué, Trotsky ne peut plus négliger la question d'une es­sence de classe de la bureaucratie. En effet, quand il parle des années 20, il dit : « La substance du Thermidor [soviétique] ... se trouvait dans la cris­tallisation d'une nou­velle couche pri­vilégiée, la création d'un nouveau substra­tum pour la classe éco­nomi­quement diri­geante [souligné par A.G.]. Deux préten­dants ambition­naient ce rôle : la petite bourgeoisie et la bureaucra­tie elle-même » ([30] [134]). Ainsi le substrat avait nourri deux prétendants pour jouer le rôle d'une classe diri­geante, il ne restait qu'à découvrir qui vaincrait - c'est la bureaucratie qui a vaincu. La conclusion en est bien claire : c'est la bureaucratie qui est de­venue cette classe sociale dirigeante. A la vérité, après avoir préparé cette con­clusion, Trotsky n'y parvient pas, préfé­rant ne pas achever poli­tiquement ses réflexions. Mais il a fait un grand pas en avant.

Dans son article « L'URSS dans la guerre » pu­blié en 1939, Trotsky a fait encore un pas dans cette direction : il croit possible en théorie que « le régime stalinien [soit] la première étape d'une société d'exploitation nouvelle ». Certes, il a comme toujours sou­ligné qu'il avait un autre point de vue sur ce­la : le système soviétique et la bureau­cra­tie qui y gouvernait n’étaient qu'une « récidive épisodique » dans le proces­sus de la transformation d'une société bourgeoise en société socialiste. Néanmoins il a déclaré sa bonne volonté de réviser ses opinions en certaines cir­constances, au cas où le gouver­nement bureaucratique en URSS survivrait à la guerre mondiale déjà commencée et se répandrait dans d’autres pays ([31] [135]).

On sait que tout s’est passé comme cela. La bureaucratie qui, d'après Trotsky, est privée de toute mission historique, se trouve « entre les classes », est non au­tonome et précaire, constitue « une ré­cidive épisodique », n'a pas fait autre chose que de changer radicalement la structure sociale de l'URSS par la prolé­tarisation de millions de paysans et de petits bourgeois, de réaliser une indus­trialisation fondée sur la surexploitation des tra­vailleurs, de transformer le pays en grande puissance militaire, de survi­vre à la guerre la plus pénible, d’exporter les formes de sa domination en Europe Centrale et de l'Est et en Asie du Sud-Est. Est-ce qu'après cela Trotsky aurait changé ses visions de la bu­reau­cratie ? C'est difficile à dire : il n'a pas survécu à la 2ème guerre mondiale et n’a pu voir la formation d'un « camp socialiste ». Mais pendant les dizaines d'années d’après-guerre, la plupart de ses adeptes politiques ont continué à ré­péter à la lettre les dogmes théoriques tirés de La Révolution trahie.

La marche de l'histoire a évidemment réfuté tous les points principaux de l'analyse trots­kiste du système social en URSS. Pour le constater il ne suffit que d'un fait : aucune des « réalisations » de la bureaucratie citées ci-dessus ne se conforme au schéma théori­que de Trotsky. Pourtant, même aujourd'hui, certains chercheurs (sans parler des re­pré­sentants du mouvement trotskiste) conti­nuent à prétendre que la concep­tion de l'au­teur de La Révolution trahie et ses pronos­tics concernant le destin d'une « caste » diri­geante ont été con­firmés par l’échec du ré­gime du PCUS et les événements qui ont suivi en URSS et dans les pays du « bloc soviétique ». Il s'agit de la prédiction de Trotsky d’après laquelle le pouvoir de la bu­reaucratie devait inévitablement tomber, soit comme résultat d’une « révolution politi­que » des masses des travailleurs, soit après un coup d'Etat social bour­geois contre-révo­lutionnaire ([32] [136]). Par exemple, l'auteur de la série des livres apologétiques sur Trotsky et sur l'op­position trotskiste, V.Z. Rogovine ([33] [137]), écrit que « la variante "contre-révolu­tion­naire" des pronostics de Trotsky a été réali­sée avec un retard de 50 ans, mais de façon extrêmement précise. » ([34] [138])

Où trouvons-nous cette précision, et surtout son caractère « extrême » ?

L'essence de la variante « contre-révo­lution­naire » des pronostics de Trotsky a été avant tout dans ses prédictions de la chute de la bureaucratie en tant que couche dirigeante. « La bureaucratie est inséparablement liée à la classe diri­geante au sens économique [il s'agit du prolétariat - A.G.], nourrie de ses raci­nes sociales, elle se tient et tombe avec lui [souligné par A.G.] » ([35] [139]). En sup­po­sant, que dans les pays de l'ex-Union Soviétique a eu lieu la contre-révolution so­ciale et que la classe ouvrière a perdu son pouvoir économique et social, d'après Trotsky, la bureaucratie diri­geante aurait dû tomber avec lui.

Est-ce qu'elle est tombée en réalité, est-ce qu'elle a cédé la place à la bourgeoi­sie venue de quelque part ailleurs ? D’après l’Institut de Sociologie de l’Académie des Sciences de Russie, plus de 75 % de « l’élite politi­que » russe et plus de 61 % de « l’élite du business » sont originaires de la Nomenklatura de la période « soviétique » ([36] [140]). Par con­séquent, les mêmes mains tien­nent les mêmes positions sociales, économi­ques et politiques dirigeantes dans la so­ciété. L'origine d’une autre partie de l’élite s’explique simplement. La sociologue O. Krychtanovskaya écrit : « Outre la privatisa­tion directe... dont le sujet principal était la partie technocratique de la Nomenclatura (économistes, ban­quiers professionnels etc.), a eu lieu la création quasi spontanée des structures commerciales qui parais­saient n'avoir aucune relation avec la Nomenklatura. A la tête de telles structures se sont trouvés de jeunes gens dont l'étude des biographies n'a pas révélé de lien avec la Nomenklatura. Mais leurs grands succès financiers n'expliquent qu'une chose : n’étant pas partie de la Nomenklatura, ils étaient ses hommes de confiance, ses "agents de trust", au­trement dit, plénipoten­tiaires [souligné par l'auteur - A. G.] » ([37] [141]). Tout cela montre très clairement que ce n'était pas un quelconque « parti bourgeois » (d'où peut-il apparaître du fait de l'absence de la bourgeoisie sous le régime totali­taire ?) qui a pris le pouvoir et a réussi à utiliser quelques originaires de la « caste » gouvernante de jadis en tant que ses servi­teurs - c'est la bureaucratie elle-même qui a transformé d'une ma­nière organisée les for­mes économiques et politiques de sa domi­nation, en res­tant le maître du système.

Ainsi, contrairement à la prévision de Trotsky, la bureaucratie n'est pas tom­bée. Avons-nous, pourtant, constaté la réalisation de l'autre aspect de ses pro­nostics, la pré­diction d'une scission imminente de la « couche » sociale diri­geante en éléments prolétariens et bour­geois et de la formation en son sein d'une fraction « vraiment bol­chevi­que » ? Effectivement, les leaders des partis « communistes », différentes for­mes des débris du PCUS, prétendent actuelle­ment jouer le rôle des vrais bol­cheviks, des défenseurs des intérêts de la classe ouvrière. Mais il est peu pro­bable que Trotsky aurait reconnu « les éléments prolétariens » en Zouganov et en Ampilov ([38] [142]) car le but de toute leur lutte « anticapitaliste » n'est pas autre chose que la restauration de l'ancien régime bureaucratique dans sa forme stalinienne classique ou « étatiste pa­triotique ».

Enfin, Trotsky avait vu la variante « contre-révolutionnaire » de la chute du pouvoir de la bureaucratie dans des couleurs presque apocalyptiques : « Le capitalisme ne pour­rait (ce qui est douteux) être restauré en Russie qu'à la suite d'un coup d'Etat contre-révolu­tionnaire cruel qui conduirait à dix fois plus de victimes que la révolution d’Octobre et la guerre civile. En cas de chute des Soviets, leur place ne serait occu­pée que par le fascisme russe, par rapport auquel les cruautés des régimes de Mussolini et de Hitler apparaîtraient comme des institutions philanthropi­ques. » ([39] [143]). Il ne faut pas considérer cette prédiction comme une exagération accidentelle, car elle résulte inévitable­ment de toutes les visions théoriques de Trotsky sur la nature de l'URSS, et avant tout de sa conviction pro­fonde que le système bureaucratique « soviétique » servait à sa manière les mas­ses des travailleurs, garantissant leurs « conquêtes sociales ». Cette vi­sion admet­tait naturellement que la transi­tion contre-révolutionnaire du stali­nisme au capitalisme devrait être ac­compagnée de la levée des masses prolé­tariennes pour défendre l'Etat « ouvrier » et « leur » propriété natio­nalisée. Et seul un régime féroce du type fasciste pourrait sûrement abattre et écraser une ré­sistance puissante des ouvriers contre « la restauration capita­liste ».

Bien sûr, Trotsky n'avait pu supposer qu'en 1989-1991 la classe ouvrière ne défendrait pas la nationalisation de la propriété et l'ap­pareil d'Etat « communiste », et que, de plus, elle contribuerait activement à leur aboli­tion. Car les travailleurs ne voyaient rien dans l'ancien système qui aurait justifié sa défense ; la transition à l’économie de mar­ché et la dénationa­lisation de la propriété n'ont mené à au­cune lutte de classe san­glante et aucun régime fasciste ou semi-fa­sciste n'a été nécessaire. Ainsi, dans ce do­maine, il n'y a pas lieu de parler d'une réali­sation des pronostics de Trotsky.

Si la bureaucratie « soviétique » n’était pas une classe dirigeante et, selon Trotsky, n’était que le « gendarme » du processus de distribution, la restauration du capitalisme en URSS demanderait une accumulation primitive du capital. En effet, les publicistes russes contem­porains emploient souvent cette expres­sion de « l'accumulation primi­tive du capital ». En l'utilisant, les auteurs la comprennent en général comme l'enri­chis­sement de telle ou telle personne, l'accumu­lation de l'argent, des moyens de production et d'autres biens dans les mains de « nouveaux Russes ». Pourtant tout cela n'a aucun rapport avec la com­préhension scien­tifique de l'accumula­tion primitive du capital découverte par Marx dans « Le Capital ». En analysant la genèse du capital, Marx a sou­ligné que « son accumulation appelée 'pri­mitive' n'est qu'un processus historique de séparation du producteur et des moyens de production » (40). La for­mation de l’armée des salariés par la confiscation de la pro­priété des produc­teurs est une des conditions principales de la formation d'une classe diri­geante. Est-ce qu'au cours de années 90 dans les pays de l'ex-URSS « les restaurateurs du capitalisme » ont eu besoin de former une classe de salariés par l'expropriation des producteurs ? Evidemment non : cette classe existait déjà, les producteurs ne contrôlaient les moyens de produc­tion en aucune manière - il n'y avait personne à exproprier. Par con­séquent, le temps de l'accumulation primi­tive du capital était déjà passé.

Quand Trotsky a lié l'accumulation primitive à la dictature cruelle et à l'ef­fusion de sang, il avait sans doute rai­son. Marx écrit aussi que « le capital [vient au monde] suant le sang et la boue par tous les pores » et à son pre­mier stade a besoin d'une « discipline sanguinaire » (41). L’erreur de Trotsky ne se trouve que dans le fait qu'il liait l’accumulation primitive à une pro­chaine contre-révolution hypothétique et ne voulait pas voir comment elle (avec tous ses attri­buts nécessaires comme une tyrannie politi­que monstrueuse et des massacres en masse) se réalisait sous ses yeux. Les millions de paysans pillés, mourant de faim et de mi­sère, les ouvriers privés de tous les droits et condamnés à travailler au-dessus de leurs forces, dont les tombeaux étaient les fonda­tions permettant de bâtir les édifices prévus par les quinquennats staliniens, les innom­brables prisonniers du GOULAG - voici les véritables vic­times de l'accumulation primi­tive en URSS. Les possesseurs contempo­rains de la propriété n'ont pas besoin d'ac­cumuler le capital, pour eux il suffit de le redistribuer entre eux-mêmes en le trans­formant de capital d'Etat en capi­tal privé corporatif (42). Mais cette opé­ration qui ne signifie pas un change­ment de société ni des classes dirigean­tes, ne nécessite pas de grands cata­clysmes sociaux. Si on ne le comprend pas, on ne peut comprendre ni l'histoire « soviétique », ni l’actualité russe.

Concluons. La conception trotskiste de la bureaucratie qui avait synthétisé la série des visions théoriques fondamenta­les et des perspectives politiques de Trotsky, n'a pas été capable d’expliquer ni les réalités du stalinisme ni la marche de son évolution. On peut dire la même chose d'autres postulats de l'analyse trotskiste du système social de l'URSS (l'Etat « ouvrier », le caractère « post-capitaliste » des relations sociales, le rôle « double » du stalinisme, etc.). Néanmoins, Trotsky a pourtant réussi à ré­soudre le problème dans un autre sens : ce publiciste remarquable a fait une critique foudroyante des thèses sur la construction du « socialisme » en Union Soviétique. Et c’était déjà pas mal pour son temps.

A.G.

40 Karl Marx, Le Capital, Livre I, Editions sociales, Paris 1976, p. 518.

41. Ibidem, p. 555 et 541.

42. En faisant une conclusion analogique après des études sociologique concrètes, O. Krychtanovskaya écrit : « Si on analyse attentivement la situation en Russie au cours des années 90 (...), on constate que seuls les physiciens maladroits qui ont décidé de devenir "brockers", ou les ingénieurs en tech­nologie devenus propriétaires de kiosques ou de coopératives commerciales, faisaient de "l'accumulation primitive". Leur passage par cette accumulation a presque toujours fini par l'achat d’actions de "MMM" [une pyramide financière] (le résultat en est bien connu) et a rarement abouti à l'étape de "l'accumulation secondaire". » (Izvestia, 10 janvier 1996).



[1] [144]. Léon D. Trotsky, La révolution trahie, p. 602 et 532, in De la Révolution, Editions de Minuit, Paris, 1963.

[2] [145]. Ibidem, p. 476, 502 et 516.

[3] [146]. Ibidem, p. 520.

[4] [147]. Ibidem, p. 533.

[5] [148]. Ibidem, p. 530.

[6] [149]. Ibidem, p. 597.

[7] [150]. Ibidem, p. 525 et suivantes.

[8] [151]. Ibidem, p. 602.

[9] [152]. Ibidem, p. 472.

[10] [153]. Ibidem, p. 597-598.

[11] [154]. Ibidem, p. 497.

[12] [155]. Marx, Misère de la philosophie, chap. 2.

[13] [156]. Marx, Le Capital, Livre III.

[14] [157]. Léon D. Trotsky, La révolution trahie, p. 603.

[15] [158]. Ibidem, p. 603 et 605.

[16] [159]. Voir l'article « Vers la nouvelle étape » - Centre russe des collections de documents de la nouvelle histoire (CRCDNH), fond 325, liste 1, dossier 369, p. 1-11.

[17] [160]. Vers 1930, l'opposition a perdu deux tiers de ses effectif, y compris presque toute sa « direction historique » (10 personnes des 13 qui ont signé « La Plate-forme des bolcheviks-léninistes » en 1927).

[18] [161]. CRCDNH, f. 325, l. 1, d. 175, p. 4, 32-34.

[19] [162]. Ibid., d. 371, p. 8.

[20] [163]. Bulletin de l'opposition (BO), 1931, No 20, p. 10.

[21] [164]. Ibidem, 1939, No 79-80, p. 6.

[22] [165]. CRCDNH, f. 325, l. 1., d. 499, p. 2.

[23] [166]. BO, 1932, No 27, p. 6.

[24] [167]. Ibid., 1933, No 33, p. 9-10.

[25] [168]. Cf. P. Broué, Trotsky et le bloc des oppositions de 1932, in Cahiers Léon Trotsky, 1980, No 5, p. 22.

[26] [169]. Cf. L. D. Trotsky, Lettres et correspondance, Moscou, 1994, p. 54-55.

[27] [170]. Ibid.

[28] [171]. BO, 1938, No 66-67, p. 15.

[29] [172]. Léon D. Trotsky, Staline, Editions Grasset, Paris, 1948, p. 546 et 562.

[30] [173]. Ibidem, p. 562.

[31] [174]. Léon D. Trotsky, L'URSS dans la guerre, Oeuvres T. 22, Paris 1985, p. 48.

[32] [175]. Léon Trotsky, La Révolution trahie, Ibid. p. 603-605.

[33] [176]. Vadim Rogovine était, à l'époque, « soviétique » un des principaux propagandistes officiels et commentateurs de la politique sociale du PCUS, professeur à l'Institut Russe de Sociologie. Durant la Perestroïka, il s'est converti en « antistalinien » et admirateur inconditionnel de Trotsky. Il est l'auteur d'un certain nombre de livres faisant l'apologie de Trtosky et de ses idées.

[34] [177]. V.Z. Rogovine, La Neo-Nep stalinienne. Mos­cou, 1994, p. 344.

[35] [178]. BO, 1933, No 36-37, p. 7.

[36] [179]. Krychtanovskaya O. L'oligarchie financière en Russie, Izvestia, 10 janvier 1996.

[37] [180]. Ibid.

[38] [181]. Zouganov est le chef du parti communiste « rénové » et principal rival d'Eltsine lors de la der­nière élection présidentielle. Victor Ampilov, pour sa part, est le principal dirigeant du mouvement stali­nien « dur » en Russie, fondateur du « Parti com­muniste ouvrier russe ». Il plaide pour la restaura­tion du totalitarisme « classique » des années 30.

[39] [182]. BO, 1935, No 41, p. 3.

Courants politiques: 

  • Trotskysme [183]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Stalinisme, le bloc de l'est [184]

6° congrès du Partito Comunista Internazionalista - Un pas en avant pour la Gauche Communiste

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Dans le n° 13 de Prometeo, le Partito Comunista Internazionalista – Battaglia Co­munista (PCInt) a publié les docu­ments élaborés pour son 6e congrès.

Le congrès est l'acte le plus important dans la vie d'une organisation révolu­tionnaire. C'est l'organe souverain qui décide collecti­vement des orientations, des analyses et des positions program­matiques et organisation­nelles. Cela est en soi une raison suffisante pour se pro­noncer sur les décisions adoptées par le PCInt. Cependant, il existe une raison plus importante encore qui nous pousse à le faire : nous voulons souligner la prise de position globale du congrès qui montre une volonté de donner des ré­ponses aux ques­tions et enjeux posés au prolétariat et à son avant-garde par l'évolution de la situation historique : « Le congrès a servi substantiel­lement à fixer et intégrer dans le patrimoine 'historique' du parti ce que nous avions examiné et, dans les limites de nos for­ces, élaboré face aux changements ré­pétés de la situation ; signaler le début de ce que nous inclinons à définir comme une nouvelle phase dans la vie politique du parti et plus généralement de la gauche communiste. » (Prometeo, n° 13)

Cette conscience d'une « nouvelle phase » dans la vie politique du PCint et de la Gauche communiste a poussé le PCInt à modifier certains éléments de la plate-forme programmatique et des cri­tères de regrou­pement du BIPR ([1] [185]) qui vont selon nous dans le sens d'une cla­rification pour l'en­semble du milieu ré­volutionnaire. C'est pourquoi nous pen­sons que le congrès a signifié un renfor­cement de l'ensemble de la Gauche communiste dans le combat pour sa dé­fense et son développement.

Evidemment, le salut et l'appui à ces élé­ments positifs du congrès ne signi­fient en aucune manière que nous met­tons de côté les divergences et la criti­que des documents du congrès quand nous sommes franche­ment en désac­cord.. Dans le présent article nous al­lons signaler quelques-unes de ces di­vergences mais nous montrerons surtout ce que nous considérons comme une contribu­tion pour l'ensemble de l'avant-garde com­muniste, comme un renfor­cement des posi­tions communes de la Gauche communiste. C'est uniquement en partant de ce cadre que nous pour­rons être amenés à développer ultérieu­rement des divergences et des criti­ques.

La dénonciation de la mystification démocratique

L'histoire du mouvement ouvrier au 20e siècle a montré clairement que la soi-di­sant « démocratie » est la principale arme de la bourgeoisie contre le prolé­tariat. La masca­rade démocratique per­met à l'Etat capitaliste de tromper, de diviser les ouvriers et de les dévoyer de leur terrain de classe ce qui lui permet, une fois ce travail accompli, d’organiser une répression implacable qui en géné­ral n'a rien à envier à celle exercée par les formes les plus crues de la dictature du capital (fascisme ou stalinisme).

Dans la situation actuelle, du fait de la dés­orientation dans laquelle se trouve la classe ouvrière (conséquence de l'ef­fon­drement des régimes faussement « communistes » et de toute la campa­gne anticommuniste qu'a organisée de­puis la bourgeoisie mondiale), la mysti­fication démocratique connaît un nou­veau regain et c'est pour cela que nous assistons à un battage constant, mobili­sant tous les moyens de l'Etat pour dé­voyer les prolétaires vers le terrain pourri de la dé­fense de la « démocratie ».

De ce point de vue, en ce qui concerne la dénonciation de la mystification dé­mocrati­que, l'ancienne plate-forme du BIPR de 1984 ([2] [186]) contenait des ambi­guïtés et des lacunes. Ainsi le BIPR gardait le silence sur les élec­tions et le parlementarisme. De plus, il af­firmait que « la révolution démocratique n'est déjà plus une voie praticable. On doit la considérer (et cela depuis longtemps) comme définitivement fermée dans les citadelles impérialistes, impossibles à répé­ter dans d'autres lieux dans la pé­riode de décadence. » Nous sommes tout à fait d'accord avec cela, mais si la « révolution démocratique » était bien dénoncée comme quelque chose d'« impossible », le PCint ne se pronon­çait pas clairement sur la possibi­lité ou non de mener une lutte « tactique » pour « la démocratie » ([3] [187]) alors que, par ailleurs, il parlait de « la prise en charge possible de la revendication de certaines libertés élémentaires dans l'agita­tion politique révolutionnaire. »

Dans la nouvelle version de la plate-forme, la clarification est importante :

– D'une part le BIPR ne se limite pas à dé­noncer les « révolutions démocra­ti­ques » ; il attaque « la lutte pour la dé­mocratie » :« l'ère de la lutte dé­mocrati­que est terminée depuis long­temps et ne peut pas se poser dans l'ère impéria­liste. »

– De plus, le BIPR a ajouté un paragra­phe qui signifie un rejet explicite des élec­tions : « La tactique du parti ré­vo­lution­naire se dirige vers la des­truction de l'Etat et l'instauration de la dictature du prolétariat. Les com­munistes ne se font pas d'illusions sur le fait que la liberté des ouvriers puisse être conquise au tra­vers des élections d'une majorité au Parlement. »

– De manière plus concrète, le BIPR a ajou­té un autre paragraphe où il af­firme que la « démocratie parlemen­taire est la feuille de vigne qui cache la honte de la dicta­ture bourgeoise. Les véritables organes de pouvoir dans la société capitaliste rési­dent en dehors du parlement. »

Le BIPR a repris les "Thèses sur la dé­mo­cratie" du 1er congrès de l'Internationale communiste et s'y est rattaché avec profon­deur dans ses ana­lyses et perspectives. Il y manque ce­pendant, à notre avis, une con­damna­tion explicite de l'utilisation des élec­tions. Par exemple, le BIPR ne dénonce pas la théorie du parlementarisme révo­lution­naire défendue par l'IC. Cette théorie recon­naissait que le parlement est une feuille de vigne de la domination bourgeoise et qu'on ne pouvait prendre le pouvoir par la voie électorale et par­lementaire. Cependant, elle préconisait l' « utilisation révolutionnaire » du parlement comme tribune d'agitation et moyen de dénonciation. Cette position, clai­rement erronée à l'époque, est au­jourd'hui contre-révolutionnaire en étant utilisée par les trotskistes pour ramener les ouvriers dans le giron des élections.

D'autre part, le BIPR a conservé le pa­ragra­phe qui fait référence à la « revendication de certains éléments de liberté (comme partie) de la propa­gande révolutionnaire. » A quoi se ré­fère le BIPR ? Soutient-il, comme le fai­sait le FOR ([4] [188]), que même s'il faut reje­ter la démocratie parlementaire et les élections, il existerait certaine « libertés élémentaires » de réunion, d'associa­tion, etc. que la classe ouvrière devrait tenter de con­quérir légalement comme premier pas dans sa lutte ? Défend-il, comme le font certains groupes trotskis­tes radicaux que ces « libertés minima­les » sont un élément d'agi­tation qui, même si elle ne peuvent être ob­tenues dans le capitalisme, servent à sa défense pour « faire avancer la con­science » ? Il serait bien que le BIPR clarifie cette question.

La question syndicale

Le PCInt avait déjà défendu une posi­tion assez claire sur la question syndi­cale en ce qui concerne le rejet de la position bour­geoise traditionnelle selon laquelle les syn­dicats seraient en quel­que sorte des organes « neutres » dont l'orientation vers le proléta­riat ou vers la bourgeoisie dépendrait de ceux qui les dirigent. Cette position était claire­ment condamnée dans la plate-forme de 1984 : « Il est impossible de conquérir ou de changer les syndicats : la révolu­tion prolétarienne devra nécessairement passer sur leur cadavre. »

Dans les positions adoptées au congrès de 1997, il y a eu des modifications qui parais­sent assez minimes à première vue. Le BIPR a supprimé un paragraphe présent dans la plate-forme de 1984 qui invalidait dans la pratique la clarté af­firmée théoriquement : « dans le cadre de ces principes (l'affirmation mention­née plus haut niant toute possibilité de conquérir ou de changer les syndicats) la possibilité d'actions con­crètes diffé­rentes en ce qui concerne l'utili­sation du travail communiste dans les syn­di­cats est une question qui relève de l'élabo­ration tactique du parti. » Il nous semble tout à fait valable d'avoir éliminé ce para­graphe parce que sa si­gnification reléguait les affirmations de principe contre les syndi­cats au sanc­tuaire de la « stratégie » pour laisser les mains li­bres aux impératifs « tactiques » élasti­ques de « travail dans les syndicats ».

Egalement dans le même sens, le BIPR a modifié le paragraphe suivant de la plate-forme de 1984 : « le syndicat n'est pas et ne peut pas être l'organe de masse de la classe ouvrière en lutte » en supprimant le terme « en lutte » qui signifiait, sans le dire ouver­tement, que le BIPR ne rejetait pas l'idée que les syndicats puissent être des organes de masse de la classe ouvrière quand celle-ci n'était pas en lutte. Cette correction est en­core renforcée dans le document adopté au congrès de 1997 intitulé « Les syndicats aujourd'hui et l'action com­muniste » qui affirme : « on ne peut se doter d'une vérita­ble défense des inté­rêts, même immédiats, des travailleurs autrement qu'en dehors et contre la li­gne syndicale. » (Thèse 7, Prometeo n° 13). Avec cette précision le BIPR ferme la porte au mensonge trotskiste de la « double nature » des syndicats, sup­posés favorables aux travailleurs dans les moments de calme social et réac­tionnaires dans les moments de lutte et de montée révolutionnaire. C'est une ar­gutie pour re­tourner à l'enfermement syndical à laquelle est sensible le cou­rant bordiguiste. Nous pensons que l'élimination de ce terme « en lutte » par le BIPR condamne cette position, même si cela aurait pu être dit plus clai­re­ment.

De la même manière le BIPR, dans le do­cument mentionné ci-dessus, se dé­marque aussi du syndicalisme de base, cette variante radicalisée du syndica­lisme qui attaque de façon virulente les grandes centrales syndi­cales et ses diri­geants pour mieux défendre la préten­due « nature ouvrière » du syndica­lisme. En effet il affirme que « les diffé­ren­tes tentatives de construire de nou­veaux syndicats ont fait naufrage dans une kyrielle de sigles syndicalistes de base, dont beau­coup sont à la recher­che lé­gale de pouvoirs contractuels institu­tionnels, suivant en cela les syn­dicats officiels. » (Thèse 8).

Nous saluons également le fait que le BIPR ait remplacé le paragraphe sui­vant : « le syndicat est l'organe de mé­diation entre le travail et le capital », par la formulation beaucoup plus claire : « les syndicats sont nés comme instru­ments de négociation des conditions de la vente de la force de tra­vail. » L'ancienne formulation était dange­reuse pour deux raisons :

– D'un côté, elle concédait aux syndi­cats un caractère intemporel d'organes de média­tion entre le travail et le capital, aussi bien dans la période as­cendante que dans la période déca­dente du capitalisme, alors qu'il est dit maintenant qu'ils « sont nés comme instrument de négociation... », ce qui distingue la position du BIPR de la vision bordiguiste typique selon la­quelle les syndicats n'ont jamais changé.

– D'un autre côté, l’idée même d' « organes de médiation entre le travail et le capi­tal » est erronée car elle ouvre la porte à la vision des syndicats comme organes si­tués entre les deux classes antagoniques de la société. Dans la période ascendante du capitalisme les syndicats n'étaient pas des organes de médiation entre les classes mais des instruments du com­bat proléta­rien, créés par la lutte des ouvriers et violemment persécutés par la bourgeoisie. Il est donc plus clair de parler d'organes « nés comme instru­ment de négociation des conditions de la vente de la force de travail » car c'était une de leurs fonctions dans cette période historique, dérivée de la possibilité d'obtenir des améliorations et des réformes en faveur des ouvriers. Le BIPR oublie cependant l'autre di­mension qu'avaient les syndicats, une dimension soulignée par Marx, Engels et les autres révolutionnaires : celle d'être des « écoles du commu­nisme », des instruments d'or­ganisa­tion et, dans un certain sens, égale­ment de clarification, des couches les plus importantes de la classe ouvrière.

Enfin, le BIPR a effectué une modifica­tion significative sur la question de l'in­tervention des communistes dans la lutte de classe. Il s'agit de la question des « groupes commu­nistes d'usine ». La plate-forme de 1984 disait que « la possibilité de favoriser le développe­ment des luttes du niveau immé­diat au­quel elles naissent à celui, plus géné­ral, de la lutte politique anticapitaliste, dé­pend de la présence et du caractère opéra­tionnel des groupes communistes d'usine. », alors que la rédaction adop­tée en 1997 est : « la possibilité que les luttes se développent du plan contingent à celui plus large de la lutte politique anticapitaliste est subordon­née, de fait, à la présence et l'opérativité des com­munistes à l'intérieur des lieux de tra­vail pour fournir un stimulant aux ou­vriers et indiquer la perspective à sui­vre. » Nous partageons pleinement la préoccu­pa­tion du BIPR quant au déve­loppe­ment des moyens d'intervention des ré­volu­tionnaires dans le processus concret de la lutte et de la politisation de la classe. Cependant, si la préoccupation est juste, la réponse donnée nous paraît demeurer restrictive.

D'un côté le BIPR a éliminé valable­ment l'idée selon laquelle la politisation de la lutte immédiate des ouvriers dé­pend de « la présence et l'opérativité des groupes com­munistes d'usine » ([5] [189]), mais d'un autre côté il maintient que la politisation anticapita­liste des luttes ou­vrières « est subordonnée à la pré­sence et l'opérativité des communis­tes à l'in­térieur des lieux de travail ».

La « possibilité que les luttes se déve­loppent du plan contingent à celui plus large de la lutte politique anticapita­liste » ne dépend pas seulement de la présence des communis­tes « sur les lieux de travail ». Les révolu­tionnaires doivent développer une présence politi­que dans les luttes de la classe à tra­vers une intervention par la presse, les tracts, les prises de parole, dans les grèves et dans les manifestations, dans les assem­blées et les réunions, bref, partout où cette intervention est possible, pas seu­lement sur les lieux de travail où pré­existe une pré­sence d'éléments révolu­tionnaires, comme le laisse à penser la formulation du BIPR.

Selon l'autre document, « Les syndicats aujourd'hui et l'action communiste », les communistes devraient constituer autour d'eux des « organismes d'inter­vention dans la classe » qui pourraient être « d'usine » ou « territoriaux ».

Là aussi, la formulation nous paraît as­sez vague. Suivant les différents mo­ments du rapport de forces entre les classes, peuvent surgir différentes for­mes d'organismes au sein du proléta­riat :

– dans les moments de développement des luttes, ce que nous appelons des comités de lutte qui sont des organis­mes au sein desquels se regroupent les éléments com­batifs qui se donnent pour objectif de con­tribuer à l'exten­sion des combats et à leur prise en charge par les ouvriers au travers des assemblées et des comités de délégués élus et révocables ; plus que « d'usine », ils regroupent ou tendent à regrouper des travailleurs de diffé­rents secteurs ;

– dans des moments moins cruciaux ou lors du recul après une période de lutte in­tense, des petites minorités créent des groupes ouvriers ou cercles de discussion, plus liés au besoin de tirer des leçons de la lutte et orientés vers les problèmes plus généraux de la lutte ouvrière.

Face à ces tendances de la classe, la position des révolutionnaires rejette le « spontanéisme » qui consiste à « attendre que la classe par elle-même et de façon isolée les crée ». Les révo­lutionnaires in­terviennent dans ces or­ganismes et n'hésitent pas à proposer et susciter leur formation si les conditions sont adéquates pour leur ap­parition. Ces organismes ne sont pas pour autant des « organismes d'intervention des com­munistes », ils sont des organismes de la classe et dans la classe, dont l'in­ter­vention est distincte de celle de l'or­gani­sation politi­que communiste. C'est pourquoi nous pen­sons que la formula­tion du BIPR reste ambi­guë et laisse entrouverte la porte à la con­ception d'organisations intermédiaires entre la classe ouvrière et les organisations com­munistes.


Le rôle du parti et la lutte pour sa constitution à notre époque

Le parti communiste mondial est un instru­ment indispensable pour le prolé­tariat. Comme le démontre l'expérience de la révo­lution d'octobre 1917, le pro­lé­tariat ne peut pas parvenir à la victoire du processus révo­lutionnaire et prendre le pouvoir sans consti­tuer en son sein le parti qui intervient, dirige politiquement et impulse son action révolu­tionnaire.

Avec la défaite de la vague révolution­naire mondiale de 1917-23 et la dégéné­rescence des partis communistes, les groupes de la Gauche communiste ont essayé de tirer les leçons concrètes que ces expériences ont ap­portées sur la question du parti :

– En premier lieu, ils se sont consacrés à la question programmatique : la cri­tique et le dépassement des points faibles du pro­gramme de l'Internationale communiste qui ont contribué à sa dégénérescence, parti­culièrement sur les questions syndi­cale, parlementaire et la prétendue « libération nationale » des peuples.

– En second lieu, ils ont procédé au dé­pas­sement de la conception du parti de masse liée aux tâches que le prolé­tariat devait accomplir dans la période ascendante du capitalisme (organi­sa­tion et éducation de la classe étant donné le poids de ses origi­nes dans l'artisanat et la paysannerie ; partici­pation dans le parlement, étant donné la possibilité de la lutte pour des amé­liorations et des réformes).

Cette ancienne conception a conduit à la vision que le parti représente, encadre la classe et prend le pouvoir en son nom, vi­sion erronée qui s'est révélée dange­reuse et néfaste dans la période révolu­tionnaire de 1917-23. Face à cela, les groupes les plus avancés de la Gauche communiste ont clari­fié que le parti est indispensable pour la classe non comme organe de masse mais comme force mi­noritaire capable de se con­centrer sur la tâche de développer sa con­science et sa détermination politique ([6] [190]) ; non comme organe pour exercer le pouvoir au nom de la classe mais comme facteur le plus dynamique et le plus avancé qui contri­bue, par son intervention et sa clarté, à ce que la classe exerce collecti­vement et mas­sivement le pouvoir au travers des conseils ouvriers.

La position adoptée par le BIPR dans sa plate-forme de 1984, si elle montre bien une clarification sur les questions pro­grammati­ques (qui, comme nous l'avons vu dans les parties précédentes de cet article, a été plus développée dans le congrès de 1997), ex­primait aussi une position ambiguë, faite d'affirma­tions générales et vagues, sur la ques­tion cruciale du parti, ses relations avec la classe, sa forme d'organisation et le pro­cessus de sa construction. Par con­tre, les documents du récent congrès précisent ces questions et mon­trent une conception beaucoup plus claire sur le pro­cessus de construction du parti et sur les pas concrets que doi­vent faire les organisations communis­tes dans la période actuelle.

Dans la plate-forme de 1984, le BIPR di­sait : « Le parti de classe est l'organe spéci­fique et irremplaçable de la lutte révolu­tionnaire car il est l'organe po­litique de la classe. » Nous sommes d’accord avec l’idée que le parti est un organe spécifique (il ne peut pas se con­fondre ni se diluer dans l'en­semble de la classe) et qu’il est effective­ment ir­rem­plaçable ([7] [191]). Cependant la for­mule « il est l'organe politique de la classe » peut laisser entendre, sans aller jusqu'à l'af­firmer ouvertement (comme le font les bordiguistes), que le parti est l'organe de la prise du pouvoir au nom de la classe.

La rédaction de 1997 donne une préci­sion très importante qui va dans le sens de posi­tions plus conséquentes de la Gauche com­muniste : « Le parti de classe, ou les orga­nisations desquelles il naîtra, comprennent la partie la plus consciente du prolétariat qui s'organise pour défendre le programme révolu­tionnaire. » D'une part, même si ce pas­sage le dit de façon indirecte et implicite ([8] [192]), le BIPR rejette la vision bordiguiste se­lon laquelle le parti est auto-procla­mé par une minorité, indépendamment de la situa­tion historique et du rapport de forces entre les classes, devenant LE parti pour toujours. D'autre part, le BIPR a éliminé la formule « organe politique de la classe » et l'a remplacée par une autre beaucoup plus claire : « la partie la plus consciente qui s'organise pour défendre le programme révolu­tionnaire ».

Evidemment renoncer à la formulation de 1984 ne signifie pas nier le caractère politi­que du parti. Le rôle politique du parti pro­létarien ne peut pas être le même que celui des partis bourgeois qui est d’exercer le pouvoir politique au nom de ceux qu'ils re­présentent. Le prolétariat, comme classe exploitée pri­vée de tout pouvoir économique ne peut déléguer à aucune minorité, pour fidèle et claire qu'elle soit, l'exercice de son pouvoir politique.

D'un autre côté, le BIPR a introduit dans son corps programmatique des le­çons de la révo­lution russe sur lesquel­les il n’y avait rien dans ses documents de 1984 : « les leçons de la dernière vague révolutionnaire ne sont pas que la classe peut se passer d'une di­rection organisée, non plus que le parti dans son ensemble est la classe (selon l'abs­traction métaphysique des bordiguistes de ces derniers temps) mais que la di­rection organisée sous la forme du parti est l'arme la plus puissante que peut se donner la classe. Son objectif sera de combattre pour une perspective socia­liste dans laquelle les organismes de masse seront ceux qui précè­dent la ré­volution (soviets ou conseils). Le parti, cependant, sera une minorité dans la classe ouvrière et ne pourra pas repré­senter un substitut à celle-ci. L'objectif de cons­truire le socialisme incombe à toute la classe dans son en­semble et ne peut pas être délégué, même à la partie la plus consciente du prolétariat. »

Le BIPR a introduit explicitement cette leçon essentielle de la révolution russe (qui d'un autre côté n'a fait que confir­mer la de­vise de la 1re internationale, « l'émancipation des travailleurs sera l'oeu­vre des travailleurs eux-mêmes ») et, en même temps, amène une réflexion sur com­ment doit se développer la re­la­tion entre les révolutionnaires et la classe, quel est le rôle du parti, quels sont ses liens avec la classe.

Dans la plate-forme de 1997 on trouve : « l'expérience de la contre-révolution en Russie oblige les révolutionnaires à appro­fondir la compréhension des pro­blèmes concernant la relation entre Etat, parti et classe. Le rôle joué par ce qui était originel­lement le parti révo­lutionnaire a conduit beaucoup de révo­lutionnaires potentiels à rejeter en bloc l'idée de parti de classe. » Au lieu d'éluder le problème avec des phra­ses déclamatoires sur l' « importance » du parti, le BIPR se montre capable de po­ser les choses en termes historiques : « Pendant la révolution le parti tendra à conquérir la direction politique du mouvement en diffusant et en soutenant son programme au sein des organes de masse de la classe ouvrière. De la même façon qu'il est impos­sible de pen­ser à un processus de croissance de la conscience sans la présence d'un parti révolutionnaire, il est également im­possible d'imaginer aussi que la par­tie la plus con­sciente du prolétariat puisse maintenir le contrôle des évène­ments indépendamment des soviets. Les so­viets sont l'instrument à travers lequel se réalise la dictature du prolétariat et leur déclin et leur marginali­sation de la scène politique russe ont con­tribué à l'effondrement de l'Etat soviétique et à la victoire de la contre-révolution. Les commissaires bolcheviks, en restant isolés d'une classe ouvrière épuisée et affamée, se sont vus forcés de gérer le pouvoir dans un Etat capitaliste et ont agi comme ceux qui gouvernent un Etat capitaliste. »

Le BIPR en tire une conclusion avec la­quelle nous sommes tout autant d’accord : « Dans la future révolution mondiale, le parti révolutionnaire devra tenter de diriger le mouvement révolu­tionnaire uniquement au travers des organes de masse de la classe, lesquels pousseront à son surgissement. Même s'il n'existe pas de recette qui assu­re la garantie de la victoire, ni le parti ni les soviets par eux-mêmes ne représen­tent une défense sûre face à la contre-révo­lution, la seule garantie de victoire est une con­science vivante de classe de la masse ou­vrière. »

Le débat et le regroupement des révolutionnaires

En continuation avec cette clarification le BIPR a ajouté une série de précisions, ab­sentes de ses documents de 1984, sur le rapport entre les groupes révolution­naires actuels et la façon concrète de contribuer, à notre époque, au processus qui mène à la constitution du parti révo­lutionnaire.

Face à l'offensive actuelle de la bour­geoisie contre la Gauche communiste qui s'est ex­primée, par exemple, dans la campagne « anti-négationniste », les ré­volutionnaires doivent établir une li­gne de défense com­mune. D'un autre côté, le développement, aux quatre coins du monde, de petites mi­norités de la classe qui sont à la recherche des posi­tions ré­volutionnaires, exige que les groupes communistes abandonnent le secta­risme et l'isolement et proposent au contraire un cadre cohérent à ces éléments pour qu’ils puissent appréhen­der le patri­moine commun de la Gauche commu­niste ainsi que les di­vergences qui les séparent.

En répondant correctement à ces préoc­cupa­tions, le BIPR a ajouté un com­plé­ment aux critères des conférences inter­nationales (qui se trouvent dans la plate-forme de 1984) qui affirme : « Nous considérons le Bureau comme une force qui se situe à l'intérieur du camp politi­que prolétarien, lequel com­prend ceux qui se battent pour l'indé­pendance du prolétariat face au capital, qui n'ont rien à voir avec le nationa­lisme sous quelque forme que ce soit, qui ne voient rien de socialiste dans le stalinisme et l'ancienne URSS et qui, en même temps, reconnaissent Octobre 1917 comme le point de départ d'une révolution euro­péenne plus vaste. »

Le PCint reconnaît qu’« entre les or­ganisa­tions qui font partie du dit camp il y a tou­jours des différences politi­ques importantes parmi lesquelles la ques­tion de la nature et de la fonction que doit avoir l'organisation révolu­tion­naire. » et qu’il est nécessaire d'en­gager une discussion sur celles-ci. C'est la méthode correcte et cela repré­sente, sans aucun doute, un changement d'atti­tude important par rapport à la position du BIPR lors de la 3e confé­rence inter­nationale de la Gauche com­muniste, qui était maintenue dans ses documents de 1984. Rappelons-nous que, soutenu par la CWO, le PCInt avait proposé lors de la dernière séance de cette conférence un critère supplémen­taire sur le rôle de « direction politi­que » du parti qui nous paraissait n'avoir d'autre sens que d'exclure le CCI des conférences inter­nationales, comme nous l'avons exposé ensuite ([9] [193]), puisque le PCInt s'était refu­sé à discuter la con­tre-proposition à ce critère qu'avait pré­senté le CCI. Cette contre-pro­position exposait le rôle de direction politi­que du parti mais dans le cadre de l'exercice du pouvoir par les conseils ouvriers. C’est une question que, heureusement, comme nous venons de le souligner, le BIPR a re­pris avec clarté dans sa plate-forme de 1997. De plus, et surtout, le PCInt rejeta un projet de résolution qui demandait une discus­sion large et ap­profondie sur la concep­tion du parti, sa fonction, sa nature et ses rapports avec l'ensemble de la classe. Aujourd'hui avec ce complé­ment, le BIPR propose une discussion systématique de la ques­tion, ce qui nous paraît être une ouver­ture sans équi­voque à la clarification program­matique au sein de la Gauche commu­niste. Nous ne pouvons pas prendre po­sition de façon ap­profondie dans le ca­dre de cet article sur les points énoncés par le BIPR. Nous voulons souligner ce­pendant le point 2 (que nous partageons pleine­ment comme le point 6 que nous avons commenté) : « Le BIPR tend à la for­mation du Parti Communiste Mondial au moment où il existera un programme politi­que et la force suffi­sante pour sa constitu­tion. Le Bureau est pour le Parti mais ne prétend pas être l'unique noyau d'ori­gine. Le parti futur ne sera pas simple­ment le fruit de la croissance d'une seule organisa­tion. »

De cette vision juste le BIPR dégage le point 3 qui est également juste : « avant de consti­tuer le parti révolutionnaire tous les détails de son programme poli­tique doivent être clarifiés au travers de discussions et de débats entre les par­ties qui vont le consti­tuer. » ([10] [194])

De cette affirmation se dégage l'enga­gement du BIPR à une discussion rigou­reuse entre les groupes révolutionnaires en vue de la clarification de l'ensemble de la Gauche communiste et de la nou­velle génération des éléments sécrétés par la classe qui sont attirés par ses positions. Nous saluons cet engage­ment, nous incitons à le concrétiser et le déve­lopper par des attitudes et des pas prati­ques. Pour notre part, nous allons con­tribuer de toutes nos forces à son déve­lop­pement.

Adalen, 16 novembre 1997.



[1] [195]. BIPR : Bureau international pour le parti révolutionnaire, composé du PCInt et de la Communist Workers Organisation (CWO).

[2] [196]. En fait le congrès du PCInt auquel participait une délégation de la CWO a été l'occasion d'une modification de la plate-forme du BIPR auquel appartiennent les deux organisations.

[3] [197]. Une telle précision est d'autant plus nécessaire que la gauche du capital et plus spécialement les trotskistes et autres “ gauchistes ” reconnaissent que la “ lutte pour la démocratie ” n'est pas “ révolutionnaire ” mais ils la considèrent comme “ vitale ” pour des raisons “ tactiques ” ou comme premier pas pour “ avancer vers le socialisme ”.

[4] [198]. FOR : Fomento obrero Revolucionario, groupe du milieu politique prolétarien, aujourd'hui malheureusement disparu, animé par G. Munis, provenant d'une rupture avec le trotskisme en 1948.

[5] [199]. Cette position s'apparentait à celle du KAPD qui dans les années 1920 préconisait les Unions (unionen), organes à mi-chemin entre l'organisation générale de la classe et l'organisation politique, dotés d'une plate-forme qui reprenait à la fois les positions politiques et les éléments contingents. En fait, ces unions se révélèrent être un handicap pour la classe ouvrière par des concessions au syndicalisme.

[6] [200]. Lénine dans sa polémique de 1903 et dans tout le combat des bolcheviks depuis le début jusqu'en 1917 a défendu une rupture claire, même s'il ne l'a pas développée jusqu'au bout dans toutes ses implications, avec la conception du parti de masses.

[7] [201]. Voir entre autres articles : “ La fonction de l'organisation révolutionnaire ”, Revue internationale n° 29, “ Le parti et ses rapports avec la classe ”, Revue internationale n° 35.

[8] [202]. Dans l'explication que le BIPR a ajouté aux Critères des conférences internationales, il est beaucoup plus précis : “ la proclamation du parti révolutionnaire ou de son noyau initial uniquement sur la base de l'existence de petits groupes d'activistes ne représente pas un grand pas en avant pour le mouvement révolutionnaire. ”

[9] [203]. Voir notre position dans les procès-verbaux de la 3e conférence internationale que l'on peut se procurer à notre adresse et également le bilan que nous avons fait des conférences internationales et de l'attitude de Battaglia Comunista dans la Revue internationale n° 22.

[10] [204]. Même si bien sûr cette vision globalement juste ne doit pas conduire à une interprétation schématique selon laquelle il faudrait retarder la fondation du parti jusqu'à “ la clarification de tous les détails ”. Par exemple en mars 1919, la fondation de la 3e Internationale (qui était déjà en retard) était urgente et a été formée suivant le point de vue de Lénine face à celui du délégué allemand qui, invoquant le fait réel qu'il restait des points à clarifier, voulait la retarder.

Courants politiques: 

  • Bordiguisme [205]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [206]

Revue Internationale no93 - 2e trimestre 1998

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Chômage: la bourgeoisie prend les devants face à la montée de la colère ouvrière

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A plusieurs reprises, au cours de l'hiver, on a assisté dans les deux plus grands pays d'Europe occidentale à des mobilisations autour de la question du chômage. En France, c'est sur plusieurs mois que se sont succédées des manifestations de rue dans les principales villes du pays ainsi que des occupations de lieux publics (notamment les organismes chargés de verser les indemnités au chômeurs). En Allemagne, on a eu droit le 5 février à une série de manifestations dans tout le pays appelées par les organisatons de chômeurs et les syndicats. La mobilisation n'a pas connu la même envergure qu'en France mais elle a été abondamment rapportée par les médias. Faut-il voir dans ces mobilisations une manifestation authentique de la combativité ouvrière ? Nous verrons plus loin que ce n'est pas le cas. Cependant, la question du chômage est fondamentale pour la classe ouvrière puisque celui-ci constitue une des formes les plus importantes des attaques qu'elle subit du capital en crise. En même temps, la montée et la permanence du chômage constitue une des meilleures preuves de la faillite du système capitaliste. Et c'est justement l'importance de cette question qui se trouve en arrière plan des mobilisations que l'on connaît à l'heure actuelle.

Avant que de pouvoir analyser la signification de ces mobilisations, il nous faut situer l'importance du phénomène du chômage pour la classe ouvrière mondiale et les perspectives de ce phénomène.

Le chômage aujourd'hui et ses perspectives

Aujourd'hui, le chômage touche des secteurs énormes de la classe ouvrière dans la plupart des pays de la planète. Dans le tiers-monde, la proportion de la population sans emploi varie souvant entre 30 et 50 %. Et même dans un pays comme la Chine qui, au cours des dernières années était présenté par les « experts » comme un des grands champions de la croissance, il y aura au moins 200 millions de chômeurs dans deux ans ([1] [207]). Dans les pays d'Europe de l'est appartenant à l'ancien bloc russe, l'effondrement économique a jeté à la rue des millions de travailleurs et si, dans quelques rares pays tel la Pologne, un taux de croissance assez soutenu permet, au prix de salaires misérables, de limiter les dégats, dans la majorité d'entre eux, et particulièrement en Russie, on assiste à une véritable clochardisation de masses énormes d'ouvriers contraints pour survivre d'exercer des « petits boulots » sordides comme de vendre des sacs en plastique dans les couloirs du métro. ([2] [208])

Dans les pays les plus développés, même si la situation n'est pas aussi tragique que dans ceux qu'on vient d'évoquer, le chômage massif est devenu une plaie de la société. Ainsi, pour l'ensemble de la Communauté européenne, le taux officiel des « demandeurs d'emploi » par rapport à la population en âge de travailler est de l'ordre de 11% alors qu'il était de 8 % en 1990, c'est-à-dire au moment où le président américain Bush promettait, avec l'effondrement du bloc russe, une « ère de propérité ».

Les chiffres suivants donnent une idée de l'importance actuelle du fléau que constitue le chômage :

Pays

Taux de chômage fin 1996

Taux de chômage fin 1997

Allemagne

9,3

11,6

France

12,4

12,3

Italie

11,9

12,3

Royaume-Uni

7,5

5,0

Espagne

21,6

20,5

Pays-Bas

6,4

5,3

Belgique

9,5

Suède

10,6

8,4

Canada

9,7

9,2

Etats-Unis

5,3

4,6

Sources : OCDE et ONU.

Ces chiffres méritent cependant des commentaires.

En premier lieu, il s'agit de chiffres officiels calculés suivant des critères qui masquent une proportion considérable du chômage. Ainsi, ils ne prennent pas en compte (entre autres) :

– les jeunes qui poursuivent leur scolarité parce qu'ils ne réussissent pas à trouver un emploi ;

– les chômeurs qu'on oblige à accepter des emplois sous-payés sous peine de perdre leurs allocations ;

– ceux qui sont envoyés en formation ou en stage censés leur ouvrir le marché du travail mais qui ne servent en réalité à rien ;

– les travailleurs âgés qui ont été mis en pré-retraite avant l'âge légal de sortie de la vie active.

De même, ces chiffres ne tiennent pas compte du chômage partiel, c'est-à-dire de tous les travailleurs qui ne réussissent pas à trouver un emploi stable à plein temps (par exemple les intérimaires dont le nombre est en progression continue depuis plus de dix ans).

D'ailleurs, tous ces faits sont bien connus des « experts » de l'OCDE qui, dans leur revue pour spécialistes, sont obligés d'avouer que : « Le taux classique de chômage... ne mesure pas la totalité du sous-emploi. » ([3] [209])

En second lieu, il importe de comprendre la signification des chiffres concernant les « premiers de la classe » que sont les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Pour beaucoup d'experts, ces chiffres seraient la preuve de la supériorité du « modèle anglo-saxon » par rapport aux autres modèles de politique économique. Ainsi on nous rebat les oreilles sur le fait qu'aux Etats-Unis le chômage atteint aujourd'hui les taux les plus bas depuis un quart de siècle. C'est vrai que l'économie américaine connaît actuellement un taux de croissance de la production supérieur à celui des autres pays développés et qu'elle a créé au cours des cinq dernières années 11 millions d'emplois. Cependant, il est nécessaire de préciser que la plupart de ces derniers sont des « emplois MacDonald », c'est-à-dire toutes sortes de petits boulots précaires et très mal payés qui font que la misère se maintient à des niveaux inconnus depuis les années 1930 avec, notamment, son cortège de centaines de milliers de sans abris et de millions de pauvres privés de toute couverture sociale.

Tout cela est clairement avoué par quelqu'un qu'on ne peut soupçonner de dénigrer les Etats-Unis puisqu'il s'agit du ministre du travail durant le premier mandat de Bill Clinton dont il est un ami personnel de longue date : « Depuis vingt ans, une grande partie de la population américaine connaît une stagnation ou une réduction des salaires réels, compte tenu de l'inflation. Pour la majorité des travailleurs, la baisse a continué malgré la reprise. En 1996, le salaire réel moyen se situait au dessous de son niveau de 1989, soit avant la dernière récession. Entre la mi-1996 et la mi-1997, il n'a augmenté que de 0,3 %, tandis que les plus bas revenus poursuivaient leur chute. La proportion d'Américains considérés comme pauvres, selon la définition et les statistiques officielles, est aujourd'hui supérieure à ce qu'elle était en 1989. » ([4] [210])

Cela dit, ce que les laudateurs du « modèle » made in USA oublient aussi en général de préciser c'est que les 11 millions d'emplois nouveaux créés par l'économie américaine correspondaient à une augmentation de 9 millions de la population en âge de travailler. Ainsi, une très grande part des résultats « miraculeux » de cette économie dans le domaine du chômage résulte d'une mise en oeuvre à grande échelle des artifices, signalés plus haut, permettant de masquer celui-ci. D'ailleurs, aux Etats-Unis, le fait est reconnu aussi bien par les revues économiques les plus prestigieuses que par les autorités politiques elles-mêmes : « Le taux de chômage officiel aux Etats-Unis est devenu progressivement de moins en moins descriptif de la véritable situation prévalant sur le marché du travail ». ([5] [211]) Cet article démontre que « dans la population masculine de 16 à 55 ans, le taux de chômage officiel ne réussit à saisir comme "chômeurs" que 37 % des sans emploi ; les 63% restant, bien qu'étant dans la force de l'âge, étant classé comme "non emploi", "hors de la population active". » ([6] [212])

De même, la publication officielle du ministère du Travail américain expliquait : « Le taux de chômage officiel est commode et bien connu ; néanmoins, en nous concentrant trop sur cette seule mesure, nous pouvons obtenir une vision déformée de l'économie des autres pays, comparée à celle des Etats-Unis [...]. D'autres indicateurs sont nécessaires si l'on veut interpréter de manière intelligente les situations respectives sur les différents marchés du travail. » ([7] [213])

En réalité, sur base d'études qui ne sont pas le fait d'abominables « subversifs », on peut considérer qu'aux Etas-Unis un taux du chômage de 13 % est beaucoup plus proche de la réalité que celui de moins de 5 % qui est agité partout comme la preuve du « miracle américain ». Peut-il en être autrement lorsque ne sont considérés comme chômeurs (suivant les critères du BIT, Bureau international du Travail) que ceux qui :

– ont travaillé moins d'une heure au cours de la semaine de référence ;

– ont recherché activement un emploi au cours de cette semaine ;

– sont immédiatement disponibles pour un emploi.

Ainsi, aux Etats-Unis, où la plupart des jeunes font des petits « jobs », ne sera pas considéré comme chômeur celui qui, pour quelques dollars, a tondu la pelouse de son voisin ou gardé ses enfants la semaine précédente. Il en sera de même de celui qui s'est découragé après des mois ou des années d'échecs auprès d'hypothétiques employeurs ou de la mère célibataire qui n'est pas « immédiatement disponible » puisqu'il n'existe pratiquement pas de crèches collectives.

La « succes story » de la bourgeoisie britannique est encore plus mensongère que celle de sa grande soeur d'outre-atlantique. L'observateur naïf est confronté à un paradoxe : entre 1990 et 1997, le niveau de l'emploi a décru de 4 % et, pourtant, durant la même période, le taux de chômage officiel est passé de 10 % à 5 %. En fait, comme le dit pudiquement une institution financière internationale des plus « sérieuses » : « le recul du chômage britannique semble dû en totalité à l'accroissement de la proportion des inactifs. » ([8] [214])

Et pour comprendre le mystère de cette transformation des chômeurs en « inactifs », on peut lire ce qu'en dit un journaliste du Guardian, journal anglais qu'on aurait du mal à classer dans la presse révolutionnaire :

« Lorsque Mme Margaret Thatcher remporta sa première élection, en 1979, le Royaume-Uni comptait 1,3 million de chômeurs officiels. Si la méthode de calcul n'avait pas changé, il y en aurait actuellement un peu plus de 3 millions. Un rapport de la Middland's Bank, publié récemment, estimait même leur nombre à 4 millions, soit 14 % de la population active - plus qu'en France ou en Allemagne. »

« ... le gouvernement britannique ne comptabilise plus les sans-emploi, mais uniquement les bénéficiaires d'une allocation de chômage de plus en plus ciblée. Après avoir changé 32 fois la manière de recenser les chômeurs, il a décidé d'exclure des centaines de milliers d'entre eux des statistiques grâce à la nouvelle réglementation de l'indemnité chômage, qui supprime le droit à l'allocation après six mois au lieu de douze. »

« La majorité des emplois créés sont des emplois à temps partiel, dont, pour beaucoup, non choisi. Selon l'inspection du travail, 43 % des emplois créés entre l'hiver 1992-1993 et l'automne 1996 correspondaient à un temps partiel. Presque un quart des 28 millions de travailleurs sont embauchés pour un emploi de ce type. La proportion n'est que d'un travailleur sur six en France et en Allemagne. » ([9] [215])

Les tricheries à grande échelle qui permettent à la bourgeoisie des deux « champions de l'emploi » anglo-saxons de plastronner bénéficient dans les autres pays d'un silence complaisant de la part de nombreux « spécialistes », économistes et politiciens de tous bords, et particulièrement de la part des médias de masse (ce n'est que dans des publications assez confidentielles que le pot aux roses est dévoilé). La raison en est simple : il faut ancrer l'idée que les politiques, pratiquées au cours de la dernière décennie dans ces pays avec une brutalité toute particulière, visant à réduire les salaires et la protection sociale, à développer la « flexibilité », sont efficaces pour limiter les dégats du chômage massif. En d'autres termes, il faut convaincre les ouvriers que les sacrifices sont « payants » et qu'ils ont tout intérêt à accepter les diktats du capital.

Et comme la bourgeoisie ne met pas tous ses oeufs dans le même panier, qu'elle veut quand même, afin de semer encore plus de confusion dans la tête des ouvriers, leur donner des consolations en leur affirmant qu'il peut exister un « capitalisme à visage humain », certains de ses hommes de confiance se revendiquent aujourd'hui de l'exemple néerlandais ([10] [216]). Il est donc nécessaire de dire un mot du « bon élève » de la classe européenne, les Pays-Bas.

Là aussi, les chiffres officiels du chômage ne veulent rien dire. Comme en Grande-Bretagne, la baisse du taux de chômage est allée de pair avec une... baisse de l'emploi. Ainsi, le taux d'emploi (pourcentage de la population d'âge actif travaillant effectivement) est passé de 60 % en 1970 à 50,7 % en 1994.

Le mystère disparaît lorsque l'on constate que : « La part des postes à temps partiel dans le nombre total des emplois est passée, en vingt ans, de 15 % à 36 %. Et le phénomène s'accélère, puisque [...] les neuf dixièmes des emplois créés depuis dix ans totalisent entre 12 heures et 36 heures par semaine. » ([11] [217]) Par ailleurs, une proportion considérable de la force de travail exédentaire est sortie des chiffres du chômage pour entrer dans ceux, plus élevés encore, de l'invalidité. C'est ce que constate l'OCDE lorsqu'elle écrit que : « Les estimations de cette composante "chômage déguisé" dans le nombre de personnes en invalidité varient grandement, allant d'un peu plus de 10 % à environ 50 %. » ([12] [218])

Comme le dit l'article du Monde diplomatique cité plus haut : « A moins d'imaginer une faiblesse génétique frappant les gens d'ici, et eux seuls, comment expliquer autrement que le pays compte plus d'inaptes au travail que de chômeurs » Evidemment, une telle méthode qui permet aux patrons de « moderniser » à bon compte leur entreprise en se débarassant de leur personnel vieillissant et peu « malléable » n'a pu être appliquée que grâce à un système d'assurance sociale parmi les plus « généreux » du monde. Mais à l'heure où justement ce système est radicalement remis en cause (comme partout ailleurs dans les pays avancés), il sera de plus en plus difficile à la bourgeoisie de camouffler ainsi le chômage. D'ailleurs, les nouvelles lois exigent que ce soient les entreprises qui versent pendant cinq ans les pensions d'invalidité ce qui va les dissuader de déclarer « invalides » les travailleurs dont elles veulent se débarasser. En fait, dès à présent, le mythe du « paradis social » que représentaient les Pays-Bas est sérieusement égratigné quand on sait que, d'après une enquête européenne (citée par The Guardian du 28 avril 1997), 16 % des enfants néerlandais appartiennent à des familles pauvres, contre 12 % en France. Quant au Royaume-Uni, pays du « miracle », ce chiffre y est de 32 % !

Ainsi, il n'existe pas d'exception à la montée du chômage massif dans les pays les plus développés. Dès à présent, dans ces pays, le taux de chômage réel (qui doit notamment prendre en compte tous les temps partiels non souhaités ainsi que tous ceux qui ont renoncé à rechercher un emploi) va de 13 % à 30 % de la population active. Ce sont des chiffres qui s'approchent de plus en plus de ceux connus par les pays avancés lors de la grande « dépression » des années 1930. Au cours de cette période, les taux ont atteint les valeurs de 24 % aux Etats-Unis, 17,5 % en Allemagne et 15 % en Grande-Bretagne. A part le cas des Etats-Unis, on constate que les autres pays ne sont pas loin d'atteindre ces sinistres « records ». Dans certains pays, le chômage a même dépassé le niveau des années 1930. C'est le cas notamment de l'Espagne, de la Suède (8 % en 1933), de l'Italie (7 % en 1933) et de la France (5 % en 1936, ce qui est probablement tout de même un chiffre sous-estimé). ([13] [219])

Enfin, il ne faut pas se laisser tromper par le léger recul des taux de chômage pour 1997 qui est aujourd'hui claironné par la bourgeoisie (et qui apparaît sur le tableau donné plus haut). Comme on l'a vu, les chiffres officiels ne signifient pas grand chose et surtout, ce recul qui est imputable à une « reprise » de la production mondiale au cours des dernières années va rapidement laisser la place à une nouvelle avancée dès lors que l'économie mondiale va de nouveau se confronter à une nouvelle récession ouverte comme celle que nous avons connue en 1974, en 1978, au début des années 1980 et au début des années 1990. Une récession ouverte qui est inévitable du fait que le mode de production capitaliste est absolument incapable de surmonter la cause de toutes les convulsions qu'il connaît depuis une trentaine d'années : la surproduction généralisée, son incapacité historique de trouver en quantité suffisante des marchés pour sa production. ([14] [220])

D'ailleurs, l'ami de Clinton que nous avons cité plus haut est clair sur le sujet : « L'expansion est un phénomène temporaire. Les Etats-Unis bénéficient pour l'heure d'une croissance très élevée, qui entraîne avec elle une bonne partie de l'Europe. Mais les perturbations survenues en Asie, de même que l'endettement grandissant des consommateurs américains, laissent penser que la vitalité de cette phase du cycle pourraît ne pas durer très longtemps. »

Effectivement, ce « spécialiste » met le doigt, sans oser évidemment aller jusqu'au bout de son raisonnement, sur les éléments fondamentaux de la situation actuelle de l'économie mondiale :

– le capitalisme n'a pu poursuivre son « expansion » depuis trente ans qu'au prix d'un endettement de plus en plus astronomique de tous les acheteurs possibles (notamment les ménages et les entreprises ; les pays sous-développés au cours des années 1970 ; les Etats, et particulièrement celui des Etats-Unis, au cours des années 1980 ; les « pays émergents » d'Asie au début des années 1990…) ;

– la faillite de ces derniers, qu'on a connue depuis l'été 1997, a une portée qui dépasse amplement leurs frontières ; elle exprime celle de l'ensemble du système capitaliste qu'elle vient aggraver encore.

Ainsi, le chômage massif qui résulte directement de l'incapacité du capitalisme à surmonter les contradictions que lui imposent ses propres lois ne saurait disparaître, ni même reculer. Il ne peut que s'aggraver inexorablement, quels que soient les artifices que va déployer la bourgeoisie pour tenter de le masquer. Il va continuer à jeter des masses croissantes de prolétaires dans le misère et le dénuement le plus insupportable.

La classe ouvrière devant la question du chômage

Le chômage est un fléau pour l'ensemble de la classe ouvrière. Il ne frappe pas seulement ceux de ses membres qui se retrouvent sans emploi mais affecte tous les ouvriers. D'une part, il conduit à un appauvrissement radical des familles ouvrières – de plus en plus nombreuses – qui comptent un chômeur dans leurs rangs, voire plusieurs. D'autre part, il se répercute sous forme d'une augmentation des prélévements sur tous les salaires destinés à verser des indemnités aux sans emploi. Enfin, il est utlisé par les capitalistes pour exercer sur les ouvriers un chantage brutal au salaire et à leurs conditions de travail. En fait, tout au cours des dernières décennies, depuis que la crise ouverte a mis fin à la « prospérité » illusoire du capitalisme des « trente glorieuses », c'est principalement à travers le chômage que la bourgeoisie des pays les plus développés s'est attaquée aux conditions de vie des exploités. Elle savait pertinemment, depuis les grandes grèves qui ont secoué l'Europe et le monde à partir de 1968, que des réductions ouvertes du salaire direct ne pourrait que provoquer des réactions extrêment violentes et massives du prolétariat. Dès lors, elle a concentré ses attaques contre le salaire indirect versé par l'Etat du « welfare state » en réduisant de plus en plus toutes les prestations sociales, notamment au nom de la « solidarité avec les chômeurs », et elle a radicalement réduit la masse salariale en jetant à la rue des dizaines de millions d'ouvriers.

Mais le chômage n'est pas que le fer de lance des attaques que le capitalisme en crise est obligé de porter contre ceux qu'il exploite. Dès lors qu'il s'installe de façon massive et durable, que, sans retour, il rejette du salariat des proportions immenses de la classe ouvrière, il constitue le signe le plus évident de la faillite définitive, de l'impasse d'un mode de production dont la tâche historique avait été justement de transformer une masse croissante des habitants de la planète en salariés. En ce sens, bien qu'il représente pour des dizaines de millions de prolétaires une véritable tragédie, où la détresse économique est encore aggravée par la détresse morale, dans un monde où le travail constitue le principal moyen d'intégration et de reconnaissance sociale, il peut constituer un puissant facteur de prise de conscience pour la classe ouvrière de la nécessité de renverser le capitalisme. De même, si le chômage prive les prolétaires de la possibilité d'utiliser la grève comme moyen de lutte, il ne les condamne pas nécessairement à l'impuissance. La lutte de classe du prolétariat contre les attaques que lui porte le capitalisme en crise constitue le moyen essentiel lui permettant de regrouper ses forces et de prendre conscience en vue du renversement de ce système. Mais cette lutte de classe peut revêtir bien d'autres moyens que la grève. Les manifestations de rue où les prolétaires se retrouvent ensemble par dessus leurs entreprises et leurs divisions sectorielles en sont un autre des plus importants, et qui a été amplement employé dans les périodes révolutionnaires. Et là, les ouvriers au chômage peuvent prendre toute leur place. De même ces derniers, à condition qu'ils soient capables de se regrouper en dehors du contrôle des organes bourgeois destinés à les encadrer, peuvent se mobiliser dans la rue pour empêcher les expulsions ou les coupures d'électricité, pour occuper des mairies ou des lieux publics afin d'exiger le versement d'indemnités d'urgence. Comme nous l'avons souvent écrit, « en perdant l'usine les chômeurs gagnent la rue » ([15] [221]), et ils peuvent, ce faisant, surmonter plus facilement les divisions catégorielles que la bourgeoisie entretient au sein de la classe ouvrière, notamment au moyen des syndicats. Il ne s'agit nullement ici d'hypothèses abstraites mais d'expériences déjà vécues par la classe ouvrière, notamment au cours des années 1930 aux Etats-Unis où s'étaient constitués de nombreux comités de chômeurs en dehors du contrôle syndical.

Cependant, malgré l'apparition d'un chômage massif au cours des années 1980, nous n'avons assisté nulle part à la constitution de comités de chômeurs significatifs (sinon à quelques tentatives embryonnaires rapidement vidées de leur contenu par les gauchistes et qui ont fait long feu) et encore moins à des mobilisations massives d'ouvriers au chômage. Pourtant, ces années étaient celles où se développaient d'importantes luttes ouvrières qui se rendaient de plus en plus capables de se dégager de l'emprise des syndicats. L'absence de véritable mobilisation des ouvriers au chômage jusqu'à présent, contrairement à ce qu'on avait vu au cours des années 1930, s'explique par plusieurs raisons.

D'une part, la montée du chômage à partir des années 1970 a été beaucoup plus progressive que lors de la « grande dépression ». A cette époque, on a assisté, avec la débandade qui caractérise les débuts de la crise, à une explosion sans égal du nombre des chômeurs (par exemple, aux Etats-Unis, le taux de chômage passe de 3 % en 1929 à 24 % en 1932). Dans la présente crise aiguë, même si on a assisté à de rapides progressions de ce fléau (particulièrement au milieu des années 1980 et au cours des dernières années), la capacité de la bourgeoisie à ralentir le rythme de l'effondrement de l'économie lui a permis d'étaler ses attaques contre le prolétariat, notamment sous la forme du chômage. D'autre part, dans les pays avancés, la bourgeoisie a appris à affronter le problème du chômage de façon beaucoup plus adroite que par le passé. Par exemple, en limitant les licenciements « secs », qui ont été remplacés par des « plans sociaux » envoyant pour un certain temps les ouvriers « en recyclage » avant qu'ils se retrouvent totalement à la rue, en leur attribuant des indemnités temporaires qui leur permettent de survivre dans un premier temps, la classe dominante a en bonne partie désamorçé la bombe du chômage. Aujourd'hui, dans la plupart des pays industriels, ce n'est souvent qu'au bout de six mois ou un an que l'ouvrier privé d'emploi se retrouve complètement privé de ressources. A ce moment là, après qu'il se soit enfoncé dans l'isolement et l'atomisation, il peut beaucoup plus difficilement se regrouper avec ses frères de classe pour mener des actions collectives. Enfin, l'incapacité des secteurs, pourtant massifs, de la classe ouvrière au chômage à se regrouper trouve son origine dans le contexte général de la décomposition de la société capitaliste qui encourage le « chacun pour soi » et le désespoir :

« Un des facteurs aggravants de cette situation est évidemment le fait qu'une proportion importante des jeunes générations ouvrières subit de plein fouet le fléau du chômage avant même qu'elle n'ait eu l'occasion, sur les lieux de travail et de lutte, de faire l'expérience d'une vie collective de classe. En fait, le chômage, qui résulte directement de la crise économique, s'il n'est pas en soi une manifestation de la décomposition, débouche, dans cette phase particulière de la décadence, sur des conséquences qui font de lui un élément singulier de cette décomposition. S'il peut en général contribuer à démasquer l'incapacité du capitalisme à assurer un futur aux prolétaires, il constitue également, aujourd'hui, un puissant facteur de "lumpénisation" de certains secteurs de la classe, notamment parmi les jeunes ouvriers, ce qui affaiblit d'autant les capacités politiques présentes et futures de celle-ci. Cette situation s'est traduite, tout au long des années 1980, qui ont connu une montée considérable du chômage, par l'absence de mouvements significatifs ou de tentative réelles d'organisation de la part des ouvriers sans emploi. » ([16] [222])

Cela dit, le CCI n'a considéré à aucun moment que les chômeurs ne pourraient jamais s'intégrer dans le combat de leur classe. En réalité, comme nous l'écrivions déjà en 1993 :

« Le déploiement massif des combats ouvriers constituera un puissant antidote contre les effets délétères de la décomposition, permettant de surmonter progressivement, par la solidarité de classe que ces combats impliquent, l'atomisation, le "chacun pour soi" et toutes les divisions qui pèsent sur le prolétariat : entre catégories, branches d'industrie, entre immigrés et nationaux, entre chômeurs et ouvriers au travail. En particulier, si, du fait du poids de la décomposition, les chômeurs n'ont pu, au cours de la décennie passée, et contrairement aux années 1930, entrer dans la lutte (sinon de façon très ponctuelle), s'ils ne pourront jouer un rôle d'avant garde comparable à celui des soldats dans la Russie de 1917 comme on aurait pu le prévoir, le développement massif des luttes prolétariennes leur permettra, notamment dans les manifestations de rue, de rejoindre le combat général de leur classe, et cela d'autant plus que, parmi eux, la proportion de ceux qui ont déjà une expérience du travail associé et de la lutte sur le lieu de travail ne pourra aller qu'en croissant. Plus généralement, si le chômage n'est pas un problème spécifique des sans travail mais bien une question affectant et concernant toute la classe ouvrière, notamment en ce qu'il constitue une manifestation tragique et évidente de la faillite historique du capitalisme, c'est bien ces mêmes combats à venir qui permettront à l'ensemble du prolétariat d'en prendre pleinement conscience. » ([17] [223])

Et c'est justement parce que la bourgeoisie a compris cette menace qu'elle fait aujourd'hui la promotion des mobilisations de chômeurs.

La signification véritable des « mouvements de chômeurs »

Pour comprendre la signification de ce qui s'est passé ces derniers mois, il importe de mettre en évidence un premier élément d'une importance capitale : ces « mouvements » n'étaient nullement une expression d'une véritable mobilisation du prolétariat sur son terrain de classe. Pour s'en convaincre, il suffit de constater que les médias bourgeois ont couvert ces mobilisations avec un maximum de moyens, allant même quelques fois jusqu'à en gonfler l'importance. Et cela non seulement au niveau des pays où ils se déroulaient, mais aussi à l'échelle internationale. Depuis le début des années 1980, notamment quand s'est amorcée une reprise des combats de classe avec la grève du secteur public en Belgique, à l'automne 1983, l'expérience a montré que lorsque la classe ouvrière engage des combats sur son propre terrain, des combats qui menacent réellement les intérêts de le bourgeoisie, cette dernière les recouvre d'un black-out médiatique complet. Quand on voit les journaux télévisés consacrer une part considérable de leur temps à couvrir des manifestations, quand la télévision allemande montre les chômeurs français en train de défiler et que sa consoeur d'outre-Rhin fait la même chose peu après pour les chômeurs allemands, on peut être sûr que la bourgeoisie a intérêt à donner le maximum de publicité à ces événements. En fait, nous avons assisté au cours de cet hiver à un petit « remake » de ce qui s'était passé à la fin de l'automne 1995 en France avec les grèves dans le secteur public qui, elles aussi, avaient été amplement médiatisées dans tous les coins du monde. Il s'agissait de mettre sur les rails une manœuvre à l'échelle internationale visant à crédibiliser les syndicats avant que ces derniers n'aient à intervenir comme « pompiers sociaux » quand se développeraient de nouveaux combats de classe massifs. La réalité de la manœuvre s'était manifestée rapidement avec la copie conforme des grèves de décembre 1995 en France que les syndicats belges avaient mise en place en se reférant ostensiblement à « l'exemple français ». Elle s'était confirmée quelques mois après, en mai-juin 1996 en Allemagne, où les dirigeants syndicalistes aussi en appelaient ouvertement, au moment où ils préparaient « la plus grande manifestation de l'après guerre » (le 15 juin 1996) à « faire comme en France » ([18] [224]). Cette fois-ci encore, les syndicats et organisations de chômeurs d'Allemagne se sont appuyés explicitement sur « l'exemple français » en venant à la manifestation du 6 février avec… des drapeaux bleu-blanc-rouge.

La question qui se pose n'est donc pas si les mouvements de chômeurs qu'on a vus en France et en Allemagne correspondent à une réelle mobilisation de classe mais quel objectif vise la bourgeoisie en les organisant et en les popularisant.

Car c'est bien la bourgeoisie qui est derrière l'organisation de ces mouvements. Une preuve ? En France, un des principaux organisateurs des manifestations est la CGT, la centrale dirigée par le Parti « Communiste » qui a trois ministres au sein du gouvernement chargé de gérer et de défendre les intérêts du capital national. En Allemagne, les syndicats traditionnels, dont la collaboration avec le patronat est ouverte, étaient aussi de la partie. A leurs côtés, il y avait des organisations plus « radicales », par exemple, en France, le mouvement AC (Action contre le Chômage) patronné principalement par la Ligue Communiste Révolutionnaire, une organisation trotskiste qui se veut une sorte d'opposition « loyale » au gouvernement socialiste.

Quel était donc l'objectif de la classe dominante en promouvant ces mouvements ? S'agissait-il de prendre les devants face à une menace immédiate de véritable mobilisation des ouvriers au chômage ? En fait, comme on l'a vu, de telles mobilisations ne sont pas aujourd'hui à l'ordre du jour. En réalité, la bourgeoisie visait un double objectif.

D'une part, face aux ouvriers au travail dont le mécontement ne peut que se développer face aux attaques toujours plus brutales qu'ils subissent, il s'agissait de créer une diversion, visant notamment à les culpabiliser face aux ouvriers « qui n'ont pas la chance d'avoir un travail ». Dans le cas de la France, cette agitation sur la question du chômage était un excellent moyen pour tenter d'intéresser la classe ouvrière (qui se fait un peu prier) aux projets gouvernementaux d'introduction de la semaine de 35 heures supposés permettre la création de nombreux emplois (et qui permettront surtout de bloquer les salaires et d'augmenter l'intensité du travail).

D'autre part, il s'agissait pour la bourgeoisie, comme elle l'a déjà fait en 1995, de prendre les devants par rapport à une situation qu'elle devra affronter dans le futur. En effet, même si aujourd'hui on n'assiste pas, comme durant les années 1930, à des mobilisations et des luttes d'ouvriers au chômage, cela ne signifie pas que les conditions du combat prolétarien soient moins favorables qu'alors. Bien au contraire. Toute la combativité exprimée par la classe ouvrière dans les années 1930 (par exemple en mai-juin 1936 en France, en juillet 1936 en Espagne) ne pouvait rien pour soulever la chape de plomb de la contre-révolution qui s'était abattue sur le prolétariat mondial. Cette combativité était condamnée à être dévoyée sur le terrain de l'antifascisme et de la « défense de la démocratie » préparant la guerre impérialiste. Aujourd'hui, au contraire, le prolétariat mondial est sorti de la contre-révolution ([19] [225]), et même s'il a subi, à la suite de l'effondrement des prétendus régimes « communistes », un recul politique sérieux, la bourgeoisie n'a pas réussi à lui infliger une défaite décisive remettant en cause le cours historique aux affrontements de classe.

Et cela, la classe dominante le sait pertinemment. Elle sait qu'elle devra faire face à de nouveaux combats de classe ripostant aux attaques de plus en plus brutales qu'elle devra asséner contre les exploités. Et elle sait que ces futurs combats que vont mener les ouvriers au travail risquent d'entraîner de plus en plus les ouvriers au chômage. Or, jusqu'à présent, ce secteur de la classe ouvrière est très faiblement encadré par les organisations de type syndical. Il importe à la bourgeoisie que lorsque ces secteurs vont s'engager, dans les sillage des secteurs au travail, dans les mouvements sociaux, ils n'échappent pas au contrôle des organes qui ont pour fonction d'encadrer la classe ouvrière et de saboter ses luttes : les syndicats de tout poil, y compris les plus « radicaux ». En particulier, il importe que le formidable potentiel de combativité porté par les secteurs au chômage de la classe ouvrière, le peu d'illusions qu'ils se font sur le capitalisme (et qui s'exprime pour le moment sous forme de désespoir) ne viennent « contaminer » les ouvriers au travail lorsqu'ils développerons leurs luttes. Avec les mobilisations de cet hiver, la bourgeoisie a commencé cette politique de développement de son contrôle sur les chômeurs au moyen des syndicats et des organisations qui s'y sont faites connaître.

Ainsi, mêmes s'ils résultent de manœuvres bourgeoises, ces mobilisations constituent un indice supplémentaire du fait, non seulement que la classe dominante elle-même ne se fait aucune illusion sur sa capacité à réduire le chômage, encore moins à surmonter sa crise, mais qu'elle s'attend à des combats de plus en plus puissants de la part de la classe ouvrière.

Fabienne



[1] [226]. « ... la main-d'oeuvre surnuméraire dans les campagnes oscille entre 100 et 150 millions de personnes. En ville, ce sont de 30 à 40 millions de personnes qui sont au chômage, complet ou partiel. Sans compter, bien entendu, les foules de jeunes qui se préparent à entrer sur le marché de l'emploi. » (« Paradoxale modernisation de la Chine », Le Monde Diplomatique, Mars 1997)

[2] [227]. Les statistiques sur le chômage dans ce pays ne veulent strictement rien dire. Ainsi, le chiffre officiel était de 9,3 % en 1996 alors que, entre 1986 et 1996, le PNB de la Russie a reculé d'environ 45 %. En réalité, de très nombreux ouvriers passent leurs journées sur leur lieu de travail à ne rien faire (faute de commandes pour leur entreprise) en contrepartie de salaires misérables (comparativement bien plus faibles que les indemnités de chômage dans les pays occidentaux) qui les obligent à occuper au noir un autre emploi pour pouvoir survivre.

[3] [228]. Perspectives de l'emploi, juillet 1993.

[4] [229]. Robert B. Reich, « Une économie ouverte peut-elle préserver la cohésion sociale ? » in Bilan du Monde, édition de 1998.

[5] [230]. « Unemployment and Non-employment », American Economic Review, mai 1997.

[6] [231]. « Les sans emploi aux Etat-Unis », L'état du monde 1998, Editions La Découverte, Paris.

[7] [232]. « International Comparisons of Unemployment Indicators », Monthly Labor Review, Washington, mars 1993.

[8] [233]. Banque des règlements internationaux, Rapport annuel, Bâle, juin 1997.

[9] [234]. Seumas Milne, « Comment Londres manipule les statistiques », Le Monde Diplomatique, mai 1997.

[10] [235]. « La France devrait s'inspirer du modèle économique néerlandais. » (Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de France, cité par Le Monde Diplomatique de septembre 1997). « L'exemple du Danemark et celui des Pays-Bas démontrent qu'il est possible de réduire le chômage tout en ayant des salaires relatifs assez stables. » (Banque des règlements internationaux, Rapport annuel, Bâle, juin 1997)

[11] [236]. « Miracle ou mirage aux Pays-Bas », Le Monde Diplomatique, juillet 1997.

[12] [237]. « Pays-Bas 1995-1996 », Etudes économiques de l'OCDE, Paris, 1996.

[13] [238]. Sources : Encyclopaedia Universalis, article sur « Les crises économiques » et Maddison, « Economic growth in the West », 1981.

[14] [239]. Voir Revue Internationale n° 92, « Rapport sur la crise économique au 12e congrès du CCI ».

[15] [240]. Voir notamment notre supplément « Le capitalisme n'a pas de solution au chômage », mai 1994.

[16] [241]. « La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme », Revue Internationale n° 62.

[17] [242]. « Résolution sur la situation internationale du 10e congrès du CCI », point 21, Revue Internationale n 74, 3e trimestre 1993.

[18] [243]. Voir sur ce sujet nos articles dans les numéros 84, 85 et 86 de la Revue Internationale.

[19] [244]. Voir l'article sur Mai 1968 dans ce numéro.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [245]

Questions théoriques: 

  • Décadence [246]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La lutte Proletarienne [247]

Irak : un revers des Etats-Unis qui relance les tensions guerrières

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Le 23 février dernier, avec l'accord entre Saddam Hussein et le secrétaire général de l'ONU sur la poursuite de la mission de désarmement de l'Irak, se trouvait sanctionnée l'impasse dans laquelle les Etats-Unis s'étaient mis. Clinton était contraint de remettre l'opération « Tonnerre du désert » qui visait à déclencher de nouveaux bombardements massifs et meurtriers sur l'Irak. Cette opération militaire aurait dû réaffirmer le leadership américain aux yeux du monde entier, et particulièrement aux yeux des autres grandes puissances impérialistes telles que la France, la Russie, l'Allemagne, etc. Ce revers américain ne doit pas surprendre.

« Face à un monde dominé par le "chacun pour soi", où notamment les anciens vassaux du gendarme américain aspirent à se dégager le plus possible de la pesante tutelle de ce gendarme qu'ils avaient dû supporter face à la menace du bloc adverse [le bloc de l'Est mené par l'URSS], le seul moyen décisif pour les Etats-Unis d'imposer leur autorité est de s'appuyer sur l'instrument pour lequel ils disposent d'une supériorité écrasante sur les autres Etats : la force militaire. Ce faisant, les Etats-Unis sont pris dans une contradiction :

–  d'une part, s'ils renoncent à la mise en oeuvre ou à l'étalage de leur supériorité militaire, cela ne peut qu'encourager les pays qui contestent leur autorité à aller encore plus loin dans cette contestation ;

–  d'autre part, lorsqu'ils font usage de la force brutale, même, et surtout, quand ce moyen aboutit momentanément à faire ravaler les velléités de leurs opposants, cela ne peut que pousser ces derniers à saisir la moindre occasion pour prendre leur revanche et tenter de se dégager de l'emprise américaine. » ([1] [248])

En s'embarquant dans un tentative de réédition de la guerre du Golfe de 1990-91, la bourgeoisie américaine s'est retrouvée isolée. Exceptée la Grande-Bretagne, aucune autre puissance significative n'est venue soutenir pleinement l'initiative des Etats-Unis ([2] [249]). En 1990, l'invasion du Koweït avait fourni un argument imparable pour contraindre l'ensemble des pays à les soutenir dans la guerre. En 1996, les Etats-Unis avaient encore réussi à imposer le lancement de leurs missiles sur l'Irak malgré l'opposition de la majorité des autres puissances tout comme des principaux pays arabes. En 1998, la menace et les préparatifs de bombardements massifs apparaissaient complètement disproportionnés par rapport aux limites irakiennes aux visites des inspecteurs de l'ONU. Le prétexte était facilement « rejetable ». Mais en plus, l'équipe Clinton s'est liée les mains et a laissé cette fois-ci – contrairement à 1990 – une marge de manoeuvre considérable aussi bien à Saddam Hussein qu'aux impérialismes rivaux. Profitant de l'isolement américain, Hussein avait la possibilité d'accepter à l'heure et aux conditions qui lui convenaient la reprise de la mission de désarmement des inspecteurs des Nations Unies. Avant même la signature de l'accord entre l'ONU et l'Irak, des fractions significatives de la bourgeoisie américaine commençaient à prendre conscience du faux pas commis par Clinton. Comme l'a signalé la presse américaine après l'accord : « "le président Clinton n'avait pas véritablement le choix. » ([3] [250])

Saddam Hussein n'a pas infligé tout seul ce revers aux Etats-Unis. Sans le soutien intéressé et les conseils prodigués à Hussein par la Russie et la France, sans l'attitude approbatrice de la plupart des pays européens, de la Chine et du Japon à la politique anti-américaine de ces deux puissances, la population irakienne – qui subit quotidiennement le terrible joug de Saddam, et dont un enfant meurt toutes les 6 minutes des effets de l'embargo économique ([4] [251]) – aurait une nouvelle fois vécu la terreur des bombardements américains et britanniques.

Les réactions officielles et médiatiques ont été révélatrices du revers américain. Au lieu des proclamations exaltées sur la « sauvegarde de la paix » et de la « réussite du monde civilisé », nous avons entendu deux discours : l'un satisfait et victorieux, surtout de la part de la France et de la Russie, l'autre désappointé et revanchard de la part de la bourgeoisie américaine. A l'autosatisfaction de la bourgeoisie française, exprimée en termes diplomatiques par l'ex-ministre gaulliste Peyreffite, qui estime que la France « a contribué à aider [Clinton] à éviter un terrible faux pas en laissant ouverte l'option diplomatique » ([5] [252]), ont répondu l'amertume et les menaces de la bourgeoisie américaine : « si l'accord a été un succès au point que les français en ont tiré les bénéfices, ces derniers auront une responsabilité particulière pour assurer qu'il soit strictement appliqué dans les semaines qui viennent. » (Ibid.)

Contrairement à la crise et la guerre du Golfe en 1990-91 où les Etats-Unis avaient réussi à imposer aux autres puissances leur propre autorité et la mobilisation de tous, contrairement à septembre 1996 où les Etats-Unis avaient encore réussi à imposer le lancement de leurs missiles sur l'Irak malgré l'opposition de la majorité des autres puissances tout comme des principaux pays arabes, cette fois-ci la bourgeoisie américaine a dû reculer et abandonner son « Tonnerre du désert » : « La négociation [avec le secrétaire de l'ONU, Kofi Annan] rend impossible pour Clinton de continuer par des bombardements. C'est pour cela que les Etats-Unis ne voulaient pas que K. Annan se rende [à Bagdad]. » ([6] [253]) Et c'est pourquoi la Russie et la France ont poussé et parrainé ce voyage du secrétaire général de l'ONU. Plusieurs faits significatifs et hautement symboliques ont témoigné de cela : les voyages de Kofi Annan entre New York et Paris en Concorde français, entre Paris et Bagdad dans l'avion présidentiel de Chirac et surtout, à l'aller comme au retour, les entrevues « préférentielles » du secrétaire général de l'ONU avec ce dernier. Les conditions de ce périple ont constitué une gifle pour les Etats-Unis et l'accord obtenu est un échec pour la bourgeoisie américaine.

Cette situation ne peut qu'aggraver les antagonismes impérialistes et les tensions guerrières, car les Etats-Unis ne vont pas en rester là et laisser leur autorité bafouée sans réaction.

Ce qui vient de se produire est la dernière illustration de la tendance au « chacun pour soi » propre à la période historique actuelle du capitalisme décadent, sa période de décomposition. La capacité de Saddam Hussein à piéger les Etats-Unis, contrairement à 1990 et 1996, est due essentiellement à la difficulté accrue des Etats-Unis à maintenir leur autorité et une certaine discipline derrière leur politique impérialiste ; et cela, autant de la part des petits impérialismes locaux – dans ce cas les pays arabes (l'Arabie Saoudite, par exemple, a refusé aux troupes américaines l'utilisation de ses bases aériennes) ou Israël qui met en péril la Pax Americana au Proche-Orient – que de la part des grandes puissances rivales.

La bourgeoisie américaine ne peut laisser l'affront sans réponse. Il y va de l'affirmation de son hégémonie sur tous les continents, particulièrement au Proche-Orient dans le conflit israélo-palestinien. Déjà, elle se prépare à la « prochaine crise » en Irak : « Très peu croient à Washington que le dernier chapitre de l'histoire a été écrit. » ([7] [254]) La rivalité entre impérialismes en Irak va se centrer sur la question des inspections de l'ONU, de leur contrôle, sur celle de la levée ou non de l'embargo économique contre l'Irak. Sur ce dernier aspect, la Russie et la France sont farouchement combattues par des Etats-Unis forts du maintien de leur armada militaire dans le Golfe persique, véritable canon pointé sur la tempe des irakiens.

La bourgeoisie américaine se prépare dès à présent à la « prochaine crise » en ex-Yougoslavie, au Moyen-Orient et en Afrique. Elle annonce clairement la poursuite de son offensive en Afrique, offensive qui met en cause la présence française au premier chef et l'influence européenne en général. Elle entend bien ne pas laisser les européens, surtout la France et l'Allemagne, s'immiscer encore plus dans les conflits au Proche-Orient. Elle entend bien maintenir sa présence militaire en Macédoine alors que les tensions guerrières s'accroissent au Kosovo voisin. Dans cette province, il est clair que les récents affrontements entre les populations albanaises et les forces de police serbes ont une portée qui dépasse largement les limites de la région. Derrière les cliques nationalistes albanaises on retrouve naturellement l'Albanie et, dans une certaine mesure, d'autres pays musulmans, telles la Bosnie et la Turquie, laquelle constitue un des points d'appui traditionnel de l'impérialisme allemand dans les Balkans. Derrière la soldatesque serbe on retrouve le « grand frère » russe et, plus discrètement, les alliés traditionnels de la Serbie que sont la France et la Grande-Bretagne, une Serbie solennellement mise en garde par le gendarme américain. Ainsi, malgré les accords de Dayton en 1995, la paix ne saurait être définitive dans les Balkans. Cette région demeure une poudrière dans laquelle les différents impérialismes, et notamment le plus puissant d'entre eux, n'auront de cesse de tenter de faire valoir leurs intérêts stratégiques comme on l'a vu entre 1991 et 1995.

Ainsi, le revers que viennent de subir les Etats-Unis en Irak constitue l'annonce d'une relance et d'une exacerbation des différents conflits impérialistes aux quatre coins de la planète.

Pour toutes ces zones, cela signifie la plongée irréversible dans la barbarie guerrière et, pour leurs populations, de nouveaux massacres et la terreur.

L'impasse historique du capitalisme est la cause des conflits sanglants qui se multiplient aujourd'hui, mais aussi du maintien et de l'approfondissement dramatique de ceux qui existaient déjà. Les grandes tirades sur la paix et les vertus de la démocratie visent à rassurer les populations et, plus particulièrement, à limiter au maximum toute prise de conscience dans le prolétariat international de la réalité guerrière du capitalisme. Cette réalité est que chaque impérialisme ne cesse de se préparer pour la prochaine crise qui ne manquera pas de surgir.

RL, 14 mars 1998



[1] [255]. « Résolution sur la situation internationale, 12e congrès du CCI », Revue Internationale n° 90.

 

[2] [256]. Le fait que Kohl ait affirmé début février, lors de la « conférence sur la sécurité » de Munich, que l'Allemagne mettait ses bases aériennes à la disposition des Etats-Unis (ce qui serait allé sans dire il y a quelques années) ne doit pas être compris comme un réel soutien de ce pays à l'Oncle Sam. D'une part, faire partir d'Allemagne les avions allant bombarder l'Irak est loin d'être la solution la plus commode compte tenu de la distance et des pays « neutres » qu'ils devraient survoler. Ainsi la proposition allemande était très platonique. D'autre part, l'impérialisme allemand a comme politique de faire avancer ses pions en évitant de défier ouvertement les Etats-Unis. Après s'être opposée au grand parrain au cours de la conférence, en apportant son soutien à la position française sur la question des industries européennes d'armement (auxquelles les américains sont hostiles), la diplomatie allemande devait faire preuve de « bonne volonté » sur une question qui ne l'engageait pas beaucoup.

 

[3] [257]. International Herald Tribune, 25 février 1998.

 

[4] [258]. Le Monde Diplomatique, mars 1998.

 

[5] [259]. Le Figaro cité par l'International Herald Tribune du 25 février 1998.

 

[6] [260]. The Telegraph, 24 février 1998.

 

[7] [261]. New York Times cité par l'International Herald Tribune du 25 février 1998.

Récent et en cours: 

  • Guerre en Irak [262]

Questions théoriques: 

  • Guerre [263]

Mai 1968 : le prolétariat revient à l'avant de la scène

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Il y a 30 ans, s'est déroulé en France un grand mouvement de luttes dans lesquels étaient engagés, pendant près d'un mois, près de 10 millions d'ouvriers en grève. Il est très difficile pour les jeunes camarades qui s'approchent aujourd'hui des positions révolutionnaires de savoir ce qui s'est passé durant ce lointain mois de mai 1968. Et ce n'est pas leur faute. En réalité, la bourgeoisie a toujours déformé la signification profonde de ces événements et l'histoire bourgeoise (de droite et de gauche, sans distinction) les a toujours présentés comme une « révolte étudiante », alors qu'il s'agit de la phase la plus importante d'un mouvement qui a aussi eu lieu en Italie, aux Etats-Unis et un peu dans tous les pays industrialisés. Il n'est pas étonnant que la classe dominante cherche toujours à dissimuler aux yeux du prolétariat ses luttes passées. Et quand elle n'y parvient pas, elle fait tout pour les dénaturer, pour les présenter comme autre chose que des manifestations de l'antagonisme historique et irréductible entre la principale classe exploitée de notre époque et la classe dominante responsable de cette exploitation. Aujourd'hui la bourgeoisie poursuit son travail de mystification de l'histoire en cherchant à dénaturer la signification de la révolution d'Octobre, la présentant comme un coup d'Etat des bolcheviks assoiffés de sang et de pouvoir, contrairement à ce qu'elle fut réellement : la plus grandiose tentative de la part de la classe ouvrière de monter « à l'assaut du ciel », de prendre le pouvoir politique pour commencer à transformer la société dans un sens communiste, c'est-à-dire vers l'abolition de toute exploitation de l'homme par l'homme. Elle le fait pour exorciser le danger que constitue la mémoire historique comme arme pour le prolétariat. C'est justement parce que, pour la classe ouvrière, la connaissance de ses propres expériences passées est indispensable pour préparer les batailles d'aujourd'hui et de demain qu'il revient aux groupes révolutionnaires, à l'avant-garde politique de cette classe, de les lui rappeler sans cesse.

Les événements de Mai 68

Il y a 30 ans, le 3 mai, un meeting rassemblant quelques centaines d'étudiants, était organisé dans la cour intérieure de la Sorbonne, à Paris, par l'UNEF (syndicat étudiant) et le « Mouvement du 22 Mars » (formé à la Faculté de Nanterre en banlieue parisienne quelques semaines auparavant). Rien de très exaltant dans les discours théorisateurs des « leaders » gauchistes, mais une rumeur persistante : « Occident va attaquer ». Ce mouvement d'extrême-droite donnait ainsi le prétexte aux forces de police de « s'interposer » entre les manifestants. Il s'agissait surtout de briser l'agitation étudiante qui, depuis quelques semaines se poursuivait à Nanterre. Simple manifestation du ras-le-bol des étudiants, constitué par des mobiles aussi divers que la contestation du mandarinat universitaire ou la revendication d'une plus grande liberté individuelle et sexuelle dans la vie interne de l'Université.

Et pourtant, « l'impossible est advenu » ; pendant plusieurs jours, l'agitation va se poursuivre au Quartier latin. Elle va monter d'un cran tous les soirs : chaque manifestation, chaque meeting rassemblera un peu plus de monde que la veille : dix mille, trente mille, cinquante mille personnes. Les heurts avec les forces de l'ordre sont aussi de plus en plus violents. Dans la rue, de jeunes ouvriers se joignent au combat et, malgré l'hostilité ouvertement déclarée du PCF qui traîne dans la boue les « enragés » et « l'anarchiste allemand » Daniel Cohn-Bendit, la CGT (le syndicat d'obédience stalinienne) est contrainte, pour ne pas être complètement débordée, de « reconnaître » le mouvement de grèves ouvrières qui se déclenche spontanément et qui se généralise rapidement : dix millions de grévistes secouent la torpeur de la 5e République et marquent d'une manière exceptionnelle le réveil du prolétariat mondial.

En effet, la grève déclenchée le 14 mai à Sud-Aviation, qui s'est étendue spontanément, prend, dès le départ, un caractère radical par rapport à ce qu'avaient été jusque là les « actions » orchestrées par les syndicats. Dans les secteurs essentiels de la métallurgie et des transports, la grève est quasi générale. Les syndicats sont dépassés par une agitation qui se démarque de leur politique traditionnelle et sont débordés par un mouvement qui prend d'emblée un caractère extensif et souvent peu précis, inspiré, comme il l'était, par une inquiétude profonde même si peu « consciente ».

Dans les affrontements qui ont lieu, un rôle important est joué par les chômeurs, ce que la presse bourgeoise appelait les « déclassés ». Or, ces « déclassés », ces « dévoyés » sont de purs prolétaires. En effet, ne sont pas seulement prolétaires les ouvriers et les chômeurs ayant déjà travaillé, mais aussi ceux qui n'ont pas encore pu travailler et sont déjà au chômage. Ils sont les purs produits de l'époque de décadence du capitalisme : nous voyons dans le chômage massif des jeunes une des limites historiques du capitalisme qui, de par la surproduction généralisée, est devenu incapable d'intégrer les nouvelles générations dans le procès de production. Mais ce mouvement déclenché en dehors des syndicats, et dans une certaine mesure contre eux puisqu'il rompt avec les méthodes de lutte qu'ils préconisent en toute occasion, ceux-ci vont tout faire pour le reprendre en main.

Dès le vendredi 17 mai, la CGT diffuse partout un tract qui précise bien les limites qu'elle entend donner à son action : d'une part des revendications traditionnelles couplées à la conclusion d'accords du type de ceux de Matignon en juin 1936, garantissant l'existence des sections syndicales d'entreprise ; d'autre part l'appel à un changement de gouvernement, c'est-à-dire à des élections. Méfiants à l'égard des syndicats avant la grève, la déclenchant par dessus leur tête, l'étendant de leur propre initiative, les ouvriers ont pourtant agi, pendant la grève, comme s'ils trouvaient normal que ceux-ci se chargent de la conduire à son terme.

Contraint de suivre le mouvement pour ne pas en perdre le contrôle, le syndicat réussit finalement sa tentative et réalise un double travail avec l'aide précieuse du PCF : d'un côté, mener les négociations avec le gouvernement, de l'autre inviter les ouvriers au calme, à ne pas perturber le déroulement serein de nouvelles élections que le PCF et les socialistes réclament, faisant aussi discrètement circuler des rumeurs sur un coup d'Etat possible, sur des mouvements de troupes à la périphérie de la ville. En réalité, même si elle a été surprise et bien qu'elle soit effayée par la radicalité du mouvement, la bourgeoisie n'a aucunement l'intention de passer à la répression militaire. Elle sait bien que cela peut relancer le mouvement en mettant hors jeu les « conciliateurs » syndicaux et qu'un bain de sang est une réponse inappropriée qu'elle aurait payé par la suite. En réalité, ses forces de répression, la bourgeoisie les a déjà mises au travail. Ce ne sont pas tant les CRS (les forces de police spécialisées) – qui dispersent et attaquent les manifestations et les barricades –, mais les flics d'usines syndicaux bien plus habiles et dangereux parce qu'ils font leur sale travail de division dans les rangs ouvriers.

La première opération de police, les syndicats la réalisent en favorisant l'occupation des usines, réussissant par là à enfermer les ouvriers sur leur lieu de travail, leur enlevant la possibilité de se réunir, de discuter, de se confronter dans la rue.

Le 27 mai au matin, les syndicats se présentent devant les ouvriers, avec un compromis signé avec le gouvernement (les accords de Grenelle). A Renault, principale entreprise du pays, et « thermomètre » de la classe ouvrière, le secrétaire général de la CGT est hué par les ouvriers qui considèrent que leur combat a été vendu. Partout ailleurs les ouvriers adoptent la même attitude. Le nombre de grévistes augmente encore. Beaucoup d'ouvriers déchirent leur carte syndicale. C'est alors que les syndicats et le gouvernement se partagent le travail pour casser le mouvement. La CGT, qui a immédiatement désavoué les accords de Grenelle qu'elle avait pourtant signés, déclare qu'il faut « ouvrir des négociations branche par branche afin de les améliorer ». Le gouvernement et le patronat vont jouer le jeu, en faisant des concessions importantes dans quelques secteurs, ce qui permet d'amorcer un mouvement de reprise du travail. En même temps, le 30 mai, De Gaulle accède à la demande des partis de gauche : il dissout la Chambre des députés et convoque de nouvelles élections. Le même jour, plusieurs centaines de milliers de ses partisans défilent sur les Champs Elysées ; rassemblement hétéroclite de tous ceux qui ont une haine viscérale de la classe ouvrière et des « communistes » : habitants des beaux quartiers et militaires à la retraite, bonnes soeurs et concierges, petits commerçants et souteneurs, tout ce beau monde derrière les ministres de De Gaulle, André Malraux en tête (l'écrivain antifasciste bien connu après son engagement dans la guerre d'Espagne de 1936).

Les syndicats entre eux se partagent le travail : à la CFDT (syndicat chrétien) qui est minoritaire, il revient de prendre les habits « radicaux » afin de garder le contrôle sur les ouvriers les plus combatifs. Pour sa part, la CGT se distingue par son rôle de briseur de grève. Dans les assemblées, elle propose la fin de la grève en prétendant que les ouvriers des entreprises voisines ont déjà repris le travail, ce qui est un mensonge. Surtout, avec le PCF, elle appelle au « calme », à une « attitude responsable » (agitant même le spectre de la guerre civile et de la répression de l'armée), afin de ne pas perturber les élections qui doivent se tenir les 23 et 30 juin. Ces dernières se soldent par un raz de marée de la droite, ce qui vient écoeurer encore plus les ouvriers les plus combatifs qui avaient poursuivi leur grève jusqu'à ce moment-là.

La grève générale, malgré ses limites, a contribué par son immense élan à la reprise mondiale de la lutte de classe. Après une suite ininterrompue de reculs, depuis son écrasement après les événements révolutionnaires des années 1917-23, les évènements de mai-juin 1968 constituent un tournant décisif, non seulement en France, mais encore en Europe et dans le monde entier. Les grèves ont non seulement ébranlé le pouvoir en place mais aussi ce qui représente son rempart le plus efficace et le plus difficile à abattre : la gauche et les syndicats.

Un mouvement « étudiant » ?

Une fois sa surprise dépassée, la première panique écartée, la bourgeoisie s'est attelée à trouver des explications à ces événements qui remettent en cause sa tranquillité. Il n'est donc pas étonnant que la gauche utilise le phénomène de l'agitation étudiante pour exorciser le spectre réel qui se lève devant les yeux de la bourgeoisie apeurée – le prolétariat – et qu'elle limite les événements sociaux à une simple querelle idéologique entre générations. Mai 1968 est présenté comme étant le résultat du désoeuvrement de la jeunesse face aux inadaptations créées par le monde moderne.

Il est plus qu'évident que mai 1968 est effectivement marqué par une décomposition certaine des valeurs de l'idéologie dominante, mais cette révolte « culturelle » n'est pas la cause réelle du conflit. Marx a montré en effet, dans son avant-propos à la Critique de l'économie politique, que « le changement dans les fondations économiques s'accompagne d'un bouleversement plus ou moins rapide dans tout cet énorme édifice. Quand on considère ces bouleversements, il faut toujours distinguer deux ordres de choses. Il y a bouleversement matériel des conditions de production économiques. On doit le constater dans l'esprit de rigueur des sciences naturelles. Mais il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, bref les formes idéologiques dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu'au bout. »

Toutes les manifestations de crise idéologique trouvent leurs racines dans la crise économique et non le contraire. C'est l'état de crise qui détermine le cours des choses. Le mouvement étudiant est donc bien une expression de la décomposition générale de l'idéologie bourgeoise. Il est l'annonciateur d'un mouvement social plus fondamental. Mais en raison même de la place de l'université dans le système de production, celle-ci n'a qu'exceptionnellement un lien avec la lutte de classe.

Mai 1968 n'est pas un mouvement des étudiants et des jeunes, il est avant tout un mouvement de la classe ouvrière qui resurgit après des décennies de contre-révolution. Le mouvement étudiant est poussé à la radicalisation par cette présence même de la classe ouvrière.

Les étudiants ne sont pas une classe et encore moins une couche sociale révolutionnaire. Au contraire, ils sont spécifiquement les véhicules de la pire idéologie bourgeoise. Si en 1968 des milliers de jeunes sont influencés par des idées révolutionnaires, c'est justement parce que l'unique classe révolutionnaire de notre époque, la classe ouvrière, est dans la rue.

Avec ce surgissement, la classe ouvrière fait également justice de toutes les théories qui avaient décrété sa « mort » par « embourgeoisement », par son « intégration » dans le système capitaliste. Comment expliquer autrement que toutes ces théories jusqu'alors amplement majoritaires précisément dans le milieu universitaire où elles étaient nées grâce à Marcuse, Adorno et Cie, aient si facilement fondu comme neige au soleil, et que les étudiants se tournent vers la classe ouvrière comme des « mouches du coche » ? Et comment expliquer que, dans les années suivantes, les étudiants, tout en continuant à s'agiter de la même façon, aient cessé de se proclamer révolutionnaires ?

Non, mai 1968 n'est pas une révolte de la jeunesse contre « les inadéquations du monde moderne », ce n'est pas la révolte des consciences, mais le premier symptôme de convulsions sociales qui ont des racines bien plus profondes que le monde de la superstructure, des racines qui s'enfoncent dans la crise du mode de production capitaliste. Loin de constituer un triomphe pour les théories de Marcuse, mai 1968 en a décrété la mort, l'ensevelissant dans le monde de fantaisie des idéologies dont elle est issue.

Non, le début de la reprise historique de la lutte de la classe ouvrière.

La grève générale de 10 millions d'ouvriers dans un pays du centre du capitalisme signifie la fin d'une période de contre-révolution qui s'était ouverte avec la défaite de la vague révolutionnaire des années 1920, et s'était poursuivie et approfondie avec l'action simultanée du fascisme et du stalinisme. Le milieu des années 1960 marque la fin de la période de reconstruction d'après la deuxième guerre mondiale, et le début d'une nouvelle crise ouverte du système capitaliste.

Les premiers coups de cette crise touchent une génération d'ouvriers qui n'a pas connu la démoralisation de la défaite des années 1920 et a grandi pendant le « boom économique ». La crise ne frappe alors que très légèrement, mais la classe ouvrière commence à sentir que quelque chose change :

« Un sentiment d'insécurité du lendemain se développe parmi les ouvriers et surtout parmi les jeunes. Ce sentiment est d'autant plus vif qu'il était pratiquement inconnu des ouvriers en France depuis la guerre.

(...) De plus en plus les masses sentent que c'en est fini de la belle prospérité. L'indifférence et le je-m'en-foutisme, si caractéristiques et tant décriés des ouvriers, au long des derniers 10-15 ans, cèdent la place à une inquiétude sourde et grandissante.

(...) Il faut bien admettre qu'une telle explosion repose sur une longue accumulation d'un mécontentement réel de leur situation économique et de travail directement sensible dans les masses, même si un observateur superficiel n'en a rien aperçu. » ([1] [264])

Et en effet un observateur superficiel ne peut pas comprendre ce qui advient dans les profondeurs du monde capitaliste. Ce n'est pas par hasard qu'un groupe radical, sans base marxiste solide, comme l'Internationale situationniste, écrit, sur les événements de mai 1968 : « On ne pouvait observer aucune tendance à la crise économique (...) L'éruption révolutionnaire n'est pas venu d'une crise économique (...) Ce qui a été attaqué de front en Mai, c'est l'économie capitaliste fonctionnant bien. » ([2] [265])

La réalité est bien différente et les ouvriers commencent à la ressentir dans leur chair.

Après 1945, l'aide des Etats-Unis va permettre la relance de la production de l'Europe qui paie en partie ses dettes en cédant ses entreprises aux compagnies américaines. Mais après 1955 les Etats-Unis cessent leur aide « gratuite ». La balance commerciale des Etats-Unis est excédentaire, alors que celle de la majorité des autres pays est déficitaire. Les capitaux américains continuent de s'investir plus rapidement en Europe que dans le reste du monde, ce qui équilibre la balance des paiements de ces pays, mais va bientôt déséquilibrer celle des Etats-Unis. Cette situation conduit à un endettement croissant du trésor américain, puisque les dollars émis et investis en Europe ou dans le reste du monde constituent une dette de celui-ci à l'égard des détenteurs de cette monnaie. A partir des années 1960, cette dette extérieure dépasse les réserves d'or du trésor américain, mais cette non couverture du dollar ne suffit pas encore à mettre les Etats-Unis en difficulté tant que les autres pays sont endettés vis-à-vis des Etats-Unis. Les Etats-Unis peuvent donc continuer a s'approprier le capital du reste du monde en payant avec du papier. Cette situation se renverse avec la fin de la reconstruction dans les pays européens. Celle-ci se manifeste par la capacité acquise par les économies européennes de lancer sur le marché international des produits concurrents aux produits américains : vers le milieu des années 1960, les balances commerciales de la plupart des anciens pays assistés deviennent positives alors que, après 1964, celle des Etats-Unis ne cesse de se détériorer. Dès lors que la reconstruction des pays européens est achevée, l'appareil productif s'avère pléthorique et trouve en face d'elle un marché sursaturé obligeant les bourgeoisies nationales à accroître les conditions d'exploitation de leur prolétariat pour faire face à l'exacerbation de la concurrence internationale.

La France n'échappe pas à cette situation et dans le courant de l'année 1967, la situation économique de la France doit faire face à l'inévitable restructuration capitaliste : rationalisation, productivité améliorée ne peuvent que provoquer un accroissement du chômage. Ainsi, au début de 1968, le nombre de chômeurs dépasse les 500 000. Le chômage partiel s'installe dans de nombreuses usines et provoque des réactions parmi les ouvriers. De nombreuses grèves éclatent, grèves limitées et encore encadrées par les syndicats mais qui manifestent un malaise certain. Car la baisse des emplois tombe d'autant plus mal que se présente sur le marché de l'emploi cette génération de l'explosion démographique qui a suivi la fin de la seconde guerre mondiale.

De façon générale, le patronat s'efforce d'abaisser le niveau de vie des ouvriers. Une attaque en règle contre les conditions de vie et de travail est menée par la bourgeoisie et son gouvernement. Dans tous les pays industriels, le chômage se développe sensiblement, les perspectives économiques s'assombrissent, la concurrence internationale se fait plus acharnée. La Grande-Bretagne procède, fin 1967, à une première dévaluation de la livre afin de rendre ses produits plus compétitifs. Mais cette mesure est annulée par la dévaluation qui lui fait suite des monnaies de toute une série d'autres pays. La politique d'austérité imposée par le gouvernement travailliste de l'époque est particulièrement sévère : réduction massive des dépenses publiques, retrait des troupes britanniques de l'Asie, blocage des salaires, premières mesures protectionnistes.

Les Etats-Unis, principale victime de l'offensive européenne, ne manquent pas de réagir sévèrement et, dès le début de janvier 1968, des mesures économiques sont annoncées par Johnson alors qu'en mars 1968, en réponse aux dévaluations de monnaies concurrentes, le dollar chute à son tour.

Telle est la toile de fond de la situation économique d'avant mai 1968.

Un mouvement revendicatif, mais pas seulement

C'est dans cette situation que se déroulent les événements de mai 1968 : une situation économique détériorée qui engendre une réaction dans la classe ouvrière.

Certes, d'autres facteurs contribuent à la radicalisation de la situation : la répression policière contre les étudiants et contre les manifestations ouvrières, la guerre du Viet Nam. Simultanément ce sont tous les mythes du capitalisme de l'après-guerre qui entrent en crise : les mythes de la démocratie, de la prospérité économique, de la paix. C'est cette situation qui créée une crise sociale à laquelle la classe ouvrière donne sa première réponse.

C'est une réponse sur le plan économique, mais pas seulement. Les autres éléments de la crise sociale, le discrédit des syndicats et des forces de gauche traditionnelles poussent des milliers de jeunes et d'ouvriers à poser des problèmes plus généraux, à chercher des réponses aux causes profondes de leur mécontentement et de leur désillusion.

C'est ainsi que se créée une nouvelle génération de militants qui s'approchent des positions révolutionnaires. Ils se mettent à relire Marx, Lénine, à étudier le mouvement ouvrier du passé. La classe ouvrière ne retrouve pas seulement sa dimension de lutte comme classe exploitée mais montre aussi sa nature révolutionnaire.

Ces nouveaux militants s'embarquent pour la plupart dans les fausses perspectives des différents groupes gauchistes et se perdront par la suite. En effet, si le syndicalisme constitue l'arme avec laquelle la bourgeoisie parvient à fourvoyer le mouvement de masse des ouvriers, le gauchisme est l'arme avec laquelle la plupart des militants formés dans la lutte, se brûlent.

Mais beaucoup d'autres parviennent à trouver les organisations authentiquement révolutionnaires, celles qui représentent la continuité historique avec le mouvement ouvrier du passé, les groupes de la Gauche communiste. Si aucun de ces derniers ne parvient à saisir pleinement la signification des événements, restant à leur marge (et laissant ainsi le champ libre aux gauchistes), d'autres petits noyaux sont par contre capables de rassembler ces nouvelles énergies révolutionnaires donnant lieu à des nouvelles organisations et à un nouveau travail de regroupement des révolutionnaires qui constituent aujourd'hui la base du futur parti révolutionnaire.

Une reprise historique longue et tortueuse

Les événements de mai 1968 constituent le début de la reprise historique de la lutte de classe, la rupture avec la période de contre-révolution et l'ouverture d'un nouveau cours historique vers l'affrontement décisif entre les classes antagoniques de notre époque : le prolétariat et la bourgeoisie.

Un début retentissant qui trouve la bourgeoisie momentanément impréparée, mais celle-ci va faire face par la suite à la réaction de cette dernière et à l'inexpérience de la nouvelle génération ouvrière qui s'est dressée sur la scène de l'histoire.

Ce nouveau cours historique se trouve confirmé par les événements internationaux qui suivent le Mai français.

En 1969, éclate le grand mouvement de grèves connu en Italie sous le nom de « l'automne chaud », une saison de lutte qui se poursuit pendant quelques années durant lesquelles les ouvriers tendent à démasquer les syndicats et à construire leurs organismes pour la direction de la lutte. Une vague de lutte dont la limite est de rester isolée dans les usines, et qui a l'illusion que la lutte « dure » dans les usines peut « faire céder les patrons ». Cette limite va permettre aux syndicats de reprendre leur place dans l'usine en se présentant sous les nouveaux habits d' « organismes de base » dans lesquels se hâtent d'affluer tous les éléments gauchistes qui, durant la phase ascendante du mouvement, ont joué aux révolutionnaires et qui, aujourd'hui, trouvent un emploi comme bonzes syndicaux.

Les années 1970 voient d'autres mouvements de lutte dans tout le monde industrialisé : en Italie (les cheminots, les hospitaliers), en France (LIP, Renault, les sidérurgistes de Longwy et Denain), en Espagne, au Portugal et ailleurs, les ouvriers règlent leur compte avec les syndicats qui, malgré leurs nouveaux habits, « plus proches de la base », continuent d'apparaître comme les défenseurs des intérêts capitalistes et les saboteurs des luttes prolétariennes.

En 1980 en Pologne, la classe ouvrière, mettant à profit l'expérience sanglante qu'elle avait faite dans les confrontations précédentes de 1970 et 1976, organise une grève de masse qui bloque tout le pays. Ce formidable mouvement des ouvriers de Pologne, qui montre aux yeux du monde entier la force du prolétariat, sa capacité à prendre ses luttes en mains, à s'organiser par lui-même à travers ses assemblées générales (les MKS) pour étendre la lutte dans tout le pays, constitue un encouragement pour la classe ouvrière de tous les pays. C'est le syndicat Solidarnosc, créé par la bourgeoisie (avec l'aide des syndicats occidentaux) pour encadrer, contrôler et dévoyer le mouvement qui finalement livre les ouvriers de Pologne pieds et poings liés à la répression du gouvernement Jaruzelski. Cette défaite provoque un profond désarroi dans les rangs du prolétariat mondial. Il lui faudra plus de deux ans pour digérer cette défaite.

Durant les années 1980, les ouvriers mettent à profit toute l'expérience de sabotage syndical de la décennie précédente. De nouvelles luttes éclatent dans les principaux pays et les travailleurs commencent à prendre leurs luttes en main, créant des organes spécifiques. Les cheminots en France, les travailleurs de l'école en Italie mènent des luttes qui se basent sur des organes contrôlés par les ouvriers, à travers les assemblées générales de grévistes.

Face à cette maturation de la lutte, la bourgeoisie est contrainte de renouveler ses propres armes syndicales : c'est dans ces années que se développe une nouvelle forme de syndicalisme « de base » (les coordinations en France, les COBAS en Italie), des syndicats masqués qui reprennent les formes des organes dont se sont dotés les ouvriers dans leurs luttes, afin de les ramener dans le giron syndical.

Nous n'avons fait qu'esquisser de ce qui s'est passé dans les deux décennies après le Mai français. Nous pensons que c'est suffisant pour démontrer que celui-ci n'a pas été un incident de l'histoire, spécifiquement français, mais véritablement le début d'une nouvelle phase historique durant laquelle la classe ouvrière a rompu avec la contre-révolution et s'est à nouveau présentée sur la scène de l'histoire pour entreprendre le long chemin de la confrontation avec le capital.

Une reprise historique difficile

Si les nouvelles générations de la classe ouvrière de l'après-guerre ont réussi à rompre avec la période de contre-révolution parce qu'elles n'ont pas directement connu la démoralisation de la défaite des années 1920, elle sont cependant inexpérimentées et cette reprise historique de la lutte va s'avérer longue et difficile. Nous avons déjà vu les difficultés à régler leur compte aux organismes syndicaux et à leur rôle de défenseur du capital. Mais un événement historique important et imprévu va rendre encore plus longue et difficile cette reprise : l'effondrement du bloc de l'Est.

Expression de l'érosion provoquée par la crise économique, cet effondrement va cependant entraîner un reflux de la conscience du prolétariat, un reflux amplement exploité par la bourgeoisie cherchant à regagner le terrain perdu dans les années précédentes.

Au moyen de l'identification du stalinisme au communisme, la bourgeoisie présente l'effondrement du stalinisme comme « la faillite du communisme », lançant à la classe ouvrière un message simple mais puissant : la lutte ouvrière n'a pas de perspective, car il n'existe pas d'alternative viable au capitalisme. Celui-ci serait un système plein de défauts, mais « le seul possible ».

Cette campagne provoque dans la conscience de la classe ouvrière un reflux bien plus important et profond que celui qui s'était manifesté entre les vagues de lutte précédentes. En effet, cette fois-ci, il ne s'agit pas d'un mouvement qui finit mal, d'un sabotage syndical parvenu à freiner un mouvement de lutte. C'est la possibilité même d'une perspective à plus long terme qui est remise en question.

Cependant, la crise qui a été le détonateur de la reprise historique de la lutte de classe, est toujours là, avec les attaques toujours plus violentes contre le niveau de vie des ouvriers qui en résulte. C'est pourquoi en 1992, la classe ouvrière est contrainte de reprendre la lutte, avec le mouvement de grèves contre le gouvernement Amato en Italie, suivi par d'autres luttes en Belgique, Allemagne, France, etc. Une reprise de la combativité d'une classe ouvrière qui n'a cependant pas surmonté le recul de sa conscience. C'est pourquoi cette reprise ne réussit pas à rattraper le niveau atteint à la fin des années 1980.

Depuis, la bourgeoisie ne reste pas les bras croisés, elle ne laisse pas le prolétariat développer tout seul ses luttes et reprendre, à travers elles, confiance en lui-même. Avec encore plus de force et de capacité de manoeuvre, elle organise notamment la grève de la fonction publique de l'automne 1995 en France : à travers une grande campagne de presse au niveau international, cette grève est montrée du doigt comme l'expression de la capacité des syndicats à organiser la lutte ouvrière et à défendre les intérêts du prolétariat. Une manoeuvre similaire a lieu en Belgique et en Allemagne, avec pour résultat une recrédibilisation internationale des syndicats qui peuvent ainsi remplir leur rôle de saboteurs de la combativité ouvrière.

Mais la bourgeoisie ne manoeuvre pas seulement sur ce terrain. Elle lance aussi une série de campagnes qui a pour but de maintenir les ouvriers sur le terrain de la défense de la démocratie (et donc de l'Etat bourgeois) : Mani pulite en Italie, l'affaire Dutroux en Belgique, les campagnes antiracistes en France ; tous ces événements reçoivent un grand écho dans les médias afin de convaincre les travailleurs du monde entier que leurs problèmes ne sont pas que la défense de vulgaires intérêts économiques, qu'ils doivent se serrer la ceinture à l'intérieur de leurs Etats respectifs pour défendre la démocratie, la justice propre et autres idioties du même genre.

Mais, durant les deux dernières années, c'est la mémoire historique de la classe que la bourgeoisie cherchr à détruire, discréditant l'histoire de la lutte de classe et des organisations qui s'y réfèrent. C'est la Gauche communiste qui est attaquée, présentée comme la soi-disant première inspiratrice du « négationnisme ».

C'est aussi la dénaturation de la véritable signification profonde de la révolution d'Octobre, présentée comme un coup d'Etat des bolcheviks, cherchant à effacer ainsi la grandiose vague révolutionnaire des années 1920 où la classe ouvrière, bien que défaite, a démontré qu'elle était capable d'attaquer le capitalisme comme mode de production et pas seulement de se défendre contre son exploitation. Dans deux énormes livres écrits à l'origine en France et en Grande Bretagne, mais déjà traduits dans d'autres pays, on poursuit la mystification de l'identification du stalinisme au communisme, attribuant à ce dernier tous les crimes du stalinisme. ([3] [266])

Mais l'avenir appartient toujours au prolétariat

Si la bourgeoisie se préoccupe tant de dévoyer la lutte de la classe ouvrière, d'en dénaturer l'histoire, de discréditer les organisations qui défendent la perspective révolutionnaire de la classe ouvrière, c'est parce qu'elle sait que le prolétariat n'est pas battu, que, malgré toutes les difficultés actuelles, la voie est toujours ouverte à des confrontations ouvertes dans lesquelles la classe ouvrière pourra de nouveau mettre en question le pouvoir bourgeois. Et la bourgeoisie sait aussi que l'aggravation de la crise et les sacrifices qu'elle impose aux ouvriers les contraindront à s'engager toujours plus dans la lutte. Et c'est dans cette lutte que les prolétaires retrouveront confiance en eux-mêmes, qu'ils sauront apprendre quelle est la nature des syndicats et s'organiser pour trouver des formes autonomes d'organisation.

Une nouvelle phase s'ouvre, une phase dans laquelle la classe ouvrière retrouvera le chemin ouvert il y a 30 ans par la grève générale grandiose du Mai français.

Helios



[1] [267]. Révolution Internationale, ancienne série, n° 2, 1969.

[2] [268]. Enragés et Situationnistes dans le mouvement des occupations, Internationale Situationniste, 1969.

[3] [269]. Voir Revue Internationale n° 92.

Géographique: 

  • France [270]

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Mai 1968 [271]

Approfondir: 

  • Mai 1968 [272]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La lutte Proletarienne [247]

1848 - Le manifeste communiste : une boussole indispensable pour l'avenir de l'humanité

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Le Manifeste communiste a été écrit à un moment décisif dans l'histoire de la lutte de classe : la période où la classe représentant le projet communiste, le prolétariat, commençait à se constituer elle-même comme une classe indépendante dans la société. A partir du moment où le prolétariat développa sa propre lutte pour ses conditions d'existence, le communisme cessa d'être un idéal abstrait élaboré par des courants utopiques, pour devenir le mouvement social pratique menant à l'abolition de la société de classe et à la création d'une communauté humaine authentique. Comme telle, la principale tâche du Manifeste communiste a été l'élaboration de la vraie nature du but communiste de la lutte de classe ainsi que des principaux moyens pour atteindre ce but. C'est ce qui montre toute l'importance du Manifeste communiste aujourd'hui face aux falsifications bourgeoises du communisme et de la lutte de classe, son actualité que la bourgeoisie cherche à cacher. Nous avons déjà traité du Manifeste communiste à plusieurs reprises dans notre presse, récemment dans nos articles « 1848 : le communisme comme programme politique » ([1] [273]) ou « Le Manifeste communiste de 1848, Arme fondamentale du combat de la classe ouvrière contre le capitalisme » ([2] [274]). Dans cet article nous revenons plus particulièrement sur combien ce dernier contenait déjà la plupart les arguments de la dénonciation du stalinisme.

« Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont groupées en une sainte alliance pour traquer ce spectre : le Pape et le Tsar, Metternich et Guizot, les radicaux français et les policiers allemands. »

Ces lignes qui ouvrent le Manifeste communiste, écrit il y a exactement 150 ans, sont plus vraies aujourd'hui que jamais auparavant. Un siècle et demi après que la Ligue des communistes ait adopté la fameuse déclaration de guerre du prolétariat révolutionnaire contre le système capitaliste, la classe dominante est toujours extrêmement préoccupée par le spectre du communisme. Le pape, aux côtés de son ami stalinien Fidel Castro, est toujours en croisade pour la défense du droit accordé par Dieu à la classe dominante de vivre de l'exploitation du travail salarié. Le livre noir du communisme, dernière monstruosité produite par les « radicaux français », qui accuse de façon mensongère le marxisme des crimes de son ennemi stalinien, est en train d'être traduit en anglais, en allemand et en italien ([3] [275]). Quant à la police allemande, mobilisée comme toujours contre les idées révolutionnaires, elle vient de se voir officiellement attribuer, grâce à un changement de la constitution démocratique bourgeoise, le droit de mener électroniquement des enquêtes et des écoutes contre le prolétariat n'importe où et n'importe quand ([4] [276]).

1998, année du 150e anniversaire du Manifeste communiste, constitue en fait une nouvelle apogée dans la guerre historique que livrent les classes dominantes contre le communisme. Bénéficiant encore beaucoup de l'effondrement en 1989 des régimes staliniens européens qu'elle présente comme la « fin du communisme » et dans le sillage du 80e anniversaire de la révolution d'octobre 1917, la bourgeoisie atteint de nouveaux records de production dans sa propagande anti-communiste. On aurait pu imaginer que la question du Manifeste communiste offrirait une nouvelle occasion d'intensifier cette propagande.

C'est le contraire qui est vrai. Malgré la signification historique évidente de la date de janvier 1998 – le Manifeste communiste est avec la Bible le livre au 20e siècle le plus fréquemment publié au niveau mondial – la bourgeoisie a choisi de quasiment ignorer l'anniversaire du premier programme véritablement communiste révolutionnaire de son ennemi de classe. Quelle est la raison de ce soudain silence assourdissant ?

Le 10 janvier 1998, la bourgeoisie allemande a publié dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung une prise de position sur le Manifeste communiste. Après avoir proclamé que les ouvriers de l'Est « s'étaient débarrassés des chaînes du communisme » et que la « flexibilité dynamique » du capitalisme permettra de continuer à surmonter toutes les crises, donnant donc tort à Marx, la prise de position conclut : « Cent cinquante ans après l'apparition du Manifeste, nous n'avons plus à avoir peur d'aucun spectre. »

Cet article, relégué en page 13 du supplément économique et boursier, ne constitue pas une tentative très réussie de la classe dominante pour se recréditer. A côté, sur la même page, il y a un article sur la terrible crise économique en Asie, et un autre sur le nouveau record officiel du taux de chômage dans l'Allemagne d'après-guerre s'élevant à quasiment 4,5 millions. Les pages de la presse bourgeoise elles-mêmes démontrent quotidiennement la fausseté de sa prétendue réfutation du marxisme par l'histoire. En réalité, il n'existe pas aujourd'hui de document qui trouble plus profondément la bourgeoisie que le Manifeste communiste – pour deux raisons. La première parce que sa démonstration du caractère historique temporaire du mode de production capitaliste, de la nature insoluble de ses contradictions internes que confirme la réalité présente, continue à hanter la classe dominante. La seconde, parce que le Manifeste, déjà à l'époque, a été précisément écrit pour dissiper les confusions de la classe ouvrière sur la nature du communisme. D'un point de vue actuel, on peut le lire comme une dénonciation moderne du mensonge selon lequel le stalinisme aurait quelque chose à voir avec le socialisme. Et ce mensonge est aujourd'hui l'une des principales cartes idéologiques de la classe dominante contre le prolétariat.

Pour ces deux raisons, la bourgeoisie a un intérêt vital à éviter tout type de publicité qui pourrait trop attirer l'attention sur le Manifeste communiste et sur ce qui est véritablement écrit dans ce célèbre document. Elle veut notamment que rien ne soit fait ni dit qui puisse aiguiser la curiosité des ouvriers et les amener à le lire eux-mêmes. Se basant sur l'impact historique de l'effondrement du stalinisme, la bourgeoisie va continuer à proclamer que l'histoire a réfuté le marxisme. Mais elle évitera prudemment tout examen public du but communiste tel que l'a défini le marxisme, et de la méthode matérialiste historique utilisée à cette fin. Comme le Manifeste communiste réfute à l'avance l'idée du « socialisme en un seul pays » (inventée par Staline) et qu'a volé en éclats le prétendu dépassement de la crise du capitalisme qu'avait proclamé ce régime, la bourgeoisie continuera aussi longtemps que possible à ignorer la puissante argumentation de ce document. Elle se sentira plus sûre d'elle en combattant le « spectre » bourgeois du « socialisme en un seul pays » de Staline, présenté comme l'épouvantable mise en oeuvre du marxisme et de la révolution d'Octobre.

Pour le prolétariat au contraire, le Manifeste communiste est la boussole pour l'avenir de l'espèce humaine qui montre l'issue à l'impasse meurtrière dans laquelle le capitalisme décadent a piégé l'humanité.

Le « spectre du communisme » bourgeois

La référence au « spectre du communisme » au début du Manifeste du Parti communiste de 1848 est devenue l'une des expressions les plus célèbres de la littérature mondiale. Néanmoins, on ne sait généralement pas à quoi le Manifeste communiste faisait véritablement référence. Ce qu'il voulait dire c'est que l'attention du public à l'époque – comme aujourd'hui – ne se portait pas tant sur le communisme du prolétariat que sur le communisme faux et réactionnaire des autres couches sociales, et même de la classe dominante. Il voulait dire que la bourgeoisie, n'osant pas combattre ouvertement et donc reconnaître publiquement les tendances communistes déjà à l'oeuvre dans la lutte de classe prolétarienne, utilisait cette confusion pour lutter contre le développement d'une lutte ouvrière autonome. « Quel est le parti de l'opposition que ses adversaires au pouvoir n'ont pas exécré comme communiste ? » demande le Manifeste. « Quel parti de l'opposition n'a pas renvoyé l'accusation flétrissante de communisme à plus oppositionnel que soi, tout comme à ses adversaires réactionnaires ? »

Déjà en 1848, c'était dans une certaine mesure ce « spectre du communisme » imposteur au centre de la controverse publique qui rendait particulièrement difficile pour le jeune prolétariat la prise de conscience que le communisme, loin d'être quelque chose de séparé et d'opposé à la lutte de classe quotidienne, n'était rien d'autre que sa nature même, sa signification historique et le but final de cette lutte. C'est ce qui permettait de masquer que, comme le disait le Manifeste, « les conceptions théoriques des communistes (...) ne font qu'exprimer, en termes généraux, les conditions réelles d'une lutte de classes qui existe, d'un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. »

Là réside la dramatique actualité du Manifeste communiste. Il y a un siècle et demi, tout comme aujourd'hui, il montre la voie en refusant toutes les distorsions anti-prolétariennes du communisme. Face à un phénomène historique entièrement nouveau – le chômage massif et la paupérisation de masse dans l'Angleterre industrialisée, l'ébranlement de l'Europe encore à-demi féodale par des crises commerciales périodiques, l'extension internationale du mécontentement révolutionnaire de masse à la veille de 1848 –, les secteurs les plus conscients de la classe ouvrière cherchaient déjà à tâtons une compréhension plus claire du fait qu'en créant une classe de producteurs dépossédés, liés internationalement dans le travail associé par l'industrie moderne, le capitalisme avait créé son propre fossoyeur potentiel. Les premières grandes grèves ouvrières collectives en France et ailleurs, l'apparition du premier mouvement politique prolétarien de masse en Grande-Bretagne (le « chartisme »), et les efforts pour élaborer un programme socialiste par les organisations ouvrières, avant tout allemandes (de Weitling à la Ligue des communistes) exprimaient ces avancées. Mais pour que le prolétariat fonde sa lutte sur une base de classe solide, il fallait avant tout éclairer le but communiste de ce mouvement, et donc combattre consciemment le « socialisme » de toutes les autres classes. La clarification de cette question était urgente puisque l'Europe de 1848 était au bord de mouvements révolutionnaires qui devaient atteindre leur apogée en France avec le premier face à face de masse entre la bourgeoisie et le prolétariat en juin 1848.

C'est pourquoi le Manifeste Communiste dédie tout un chapitre à dénoncer le caractère réactionnaire du socialisme non prolétarien. Il y inclut notamment des expressions véritables de la classe dominante directement opposée à la classe ouvrière :

–  le socialisme féodal ayant en partie pour but de mobiliser les ouvriers derrière la résistance réactionnaire de la noblesse contre la bourgeoisie ;

–  le socialisme bourgeois, « une partie de la bourgeoisie (qui) cherche à pallier les tares sociales, afin de consolider la société bourgeoise. »

C'était d'abord et avant tout pour combattre ces « spectres du communisme » que le Manifeste communiste a été écrit. Comme il le déclare ensuite : « Il est grand temps que les communistes exposent publiquement, à la face du monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances ; qu'ils opposent à la légende du spectre un manifeste du parti. »

Les éléments essentiels de cet exposé étaient la conception matérialiste de l'histoire et de la société communiste sans classe destinée à remplacer le capitalisme. C'est la résolution brillante de cette tâche historique qui fait aujourd'hui du Manifeste communiste le point de départ indispensable de la lutte prolétarienne contre les absurdités idéologiques bourgeoises léguées par la contre-révolution stalinienne. Le Manifeste communiste, loin d'être un produit caduc du passé, était bien en avant de son époque en 1848. Au moment de sa publication, on pensait à tort être proche de la chute du capitalisme et de la victoire de la révolution prolétarienne, mais ce n'est qu'avec le 20e siècle que l'accomplissement de la vision révolutionnaire du marxisme a été mise à l'ordre du jour de l'histoire. En le lisant aujourd'hui, on a l'impression qu'il vient d'être écrit tant est précise sa formulation des contradictions de la société bourgeoise actuelle et de la nécessité de leur résolution par la lutte de classe du prolétariat. Cette actualité quasiment subjuguante du Manifeste est la preuve qu'il est l'émanation d'une classe authentiquement révolutionnaire détenant le sort de l'humanité entre ses mains, dotée d'une vision à long terme à la fois gigantesque et réaliste de l'histoire humaine.

Le Manifeste : une arme inestimable contre le stalinisme

Evidemment, ce serait une erreur de comparer le naïf « socialisme » bourgeois et féodal de 1848 à la contre-révolution stalinienne des années 1930, qui, au nom du marxisme, a détruit la première révolution prolétarienne victorieuse dans l'histoire, a physiquement liquidé l'avant-garde communiste de la classe ouvrière et soumis le prolétariat à l'exploitation capitaliste la plus barbare. Néanmoins, le Manifeste communiste avait déjà démasqué le commun dénominateur du « socialisme » des classes exploiteuses. Ce qu'ont écrit Marx et Engels sur le socialisme « conservateur ou bourgeois » de l'époque s'applique pleinement au stalinisme du 20e siècle.

« (...) Par transformation des conditions de vie matérielles, ce socialisme n'entend nullement l'abolition des rapports de production bourgeois, qui ne peut être atteinte que par des moyens révolutionnaires ; il entend par là uniquement des réformes administratives, qui s'accomplissent sur la base même de ces rapports de production sans affecter, par conséquent, les rapports du capital et du travail salarié, et qui, dans le meilleur des cas, permettent à la bourgeoisie de diminuer les frais de sa domination et d'alléger le budget de l'Etat. »

Le stalinisme a proclamé que malgré la persistance de ce qu'il a appelé un travail salarié « socialiste », le produit de son travail appartenait à la classe productrice puisque l'exploitation personnelle par des capitalistes individuels avait été remplacée par la propriété d'Etat. Comme en réponse à cela, le Manifeste communiste demande : « Est-ce que le travail salarié, le travail du prolétaire crée pour lui une propriété quelconque ?» et il répond : « En aucune manière. Il crée le capital, c'est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié et qui ne peut s'accroître qu'à la condition de produire un surcroît de travail salarié, afin de l'exploiter à nouveau. Dans sa forme actuelle la propriété évolue dans l'antagonisme du capital et du travail. (...) Etre capitaliste, c'est occuper dans la production non seulement une position personnelle, mais encore une position sociale. Le capital est le produit d'un travail collectif et ne peut être mis en mouvement que par l'activité commune d'un grand nombre de membres de la société, voire, en dernier résultat, de tous ses membres. Par conséquent, le capital n'est pas une puissance personnelle, c'est une puissance sociale. »

Cette compréhension fondamentale du Manifeste communiste, à savoir que le remplacement juridique des capitalistes individuels par la propriété d'Etat ne change en rien – contrairement au mensonge stalinien – la nature capitaliste de l'exploitation du travail salarié, est formulée encore plus explicitement dans l'Anti-Dühring de Engels.

« Mais ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d'Etat ne supprime la qualité de capital des forces productives.(...) L'Etat moderne, quelle qu'en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l'Etat des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n'est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. »

Mais c'est avant tout en définissant la différence fondamentale entre le capitalisme et le communisme que le Manifeste communiste révèle clairement le caractère bourgeois des anciens pays staliniens.

« Dans la société bourgeoise, le travail vivant n'est qu'un moyen d'augmenter le travail accumulé. Dans la société communiste, le travail accumulé n'est qu'un moyen d'élargir, d'enrichir et de stimuler la vie des travailleurs. Dans la société bourgeoise, le passé domine donc le présent ; dans la société communiste, le présent domine le passé. »

C'est pourquoi les succès de l'industrialisation stalinienne dans la Russie des années 1930 aux dépens des conditions de vie des ouvriers et par la réduction drastique de celles-ci, constitue la meilleure preuve de la nature bourgeoise de ce régime. Le développement des forces productives au détriment de la consommation des producteurs constitue la tâche historique du capitalisme. L'humanité a dû passer par l'enfer de l'accumulation du capital afin que soient créées les préconditions matérielles à une société sans classe. Le socialisme, au contraire, et chaque pas, chaque étape vers ce but, est caractérisé d'abord et avant tout par une croissance quantitative et qualitative de la consommation, en particulier de la nourriture, de l'habillement et de l'habitat. C'est pourquoi le Manifeste a identifié la paupérisation relative et absolue du prolétariat comme caractéristique principale du capitalisme : « La bourgeoisie est incapable de demeurer la classe dirigeante et d'imposer à la société, comme loi suprême, les conditions de vie de sa classe. Elle ne peut régner, car elle ne peut plus assurer l'existence de l'esclave à l'intérieur même dans son esclavage : elle est forcée de le laisser déchoir si bas qu'elle doit le nourrir au lieu d'être nourrie par lui. La société ne peut plus vivre sous la bourgeoisie ; c'est-à-dire que l'existence de la bourgeoisie et l'existence de la société sont devenues incompatibles. »

Et cela veut dire deux choses : que l'appauvrissement amène le prolétariat à la révolution ; et que cet appauvrissement massif signifie que l'expansion des marchés capitalistes ne peut aller de pair avec l'extension de la production capitaliste. Résultat : le mode de production se rebelle contre le mode d'échange ; les forces productives se rebellent contre un mode de production qu'elles ont dépassé ; le prolétariat se rebelle contre la bourgeoisie ; le travail vivant contre la domination du travail mort. L'avenir de l'humanité s'affirme contre la domination du présent par le passé.

Le Manifeste : l'anéantissement du « socialisme en un seul pays » par le marxisme

En fait, le capitalisme a créé les pré-conditions d'une société sans classe qui peut donner à l'humanité, pour la première fois de son histoire, la possibilité de dépasser la lutte de l'homme contre l'homme pour la survie, en produisant une abondance de moyens fondamentaux de subsistance et de culture humaine. C'est pour cette unique raison que le Manifeste chante les louanges du rôle révolutionnaire de la société bourgeoise. Mais ces pré-conditions – en particulier le marché mondial et le prolétariat mondial lui-même – n'existent qu'à l'échelle mondiale. La plus haute forme de la concurrence capitaliste (qui n'est elle-même qu'une version moderne de la lutte de tous temps de l'homme contre l'homme dans des conditions de pénurie) est la lutte économique et militaire pour la survie, entre Etats nationaux. C'est pourquoi le dépassement de la concurrence capitaliste et l'établissement d'une société véritablement collective et humaine ne peut avoir lieu que par le dépassement de l'Etat national, à travers une révolution prolétarienne mondiale. Seul le prolétariat peut accomplir une telle tâche puisque, comme le dit le Manifeste, « les ouvriers n'ont pas de patrie ». La domination du prolétariat fera de plus en plus disparaître les démarcations et les antagonismes entre les peuples. « Une des premières conditions de son émancipation, c'est l'action unifiée, tout au moins des travailleurs des pays civilisés. »

Déjà avant le Manifeste communiste, dans les Principes du communisme, Engels avait répondu à la question « Cette révolution se fera-t-elle dans un seul pays ? » :

« Non. La grande industrie, en créant le marché mondial, a déjà rapproché si étroitement les uns des autres les peuples de la terre, et notamment les plus civilisés, que chaque peuple dépend de ce qui se passe chez les autres (...) La révolution communiste, par conséquent, ne sera pas une révolution purement nationale ; elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés, c'est-à-dire tout au moins en Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne. »

Voici le dernier coup mortel du Manifeste communiste à l'idéologie bourgeoise de la contre-révolution stalinienne : la soi-disant théorie du socialisme en un seul pays. Le Manifeste communiste est la boussole qui a guidé la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. C'est le glorieux slogan « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! » qui a guidé le prolétariat russe et les bolcheviks en 1917 dans leur lutte héroïque contre la guerre impérialiste de la patrie capitaliste, dans la prise du pouvoir par le prolétariat pour commencer la révolution mondiale. C'est le Manifeste communiste qui a servi de point de référence au fameux discours de Rosa Luxemburg sur le programme, au congrès de fondation du Parti communiste allemand (KPD), au coeur de la révolution allemande, et au congrès de fondation de l'Internationale Communiste en 1919. C'est également l'internationalisme prolétarien sans compromis du Manifeste, de l'ensemble de la tradition marxiste, qui a inspiré Trotsky dans sa lutte contre le « socialisme en un seul pays », qui a inspiré la Gauche communiste dans sa lutte de plus d'un demi siècle contre la contre-révolution stalinienne.

La Gauche communiste rend aujourd'hui hommage au Manifeste du Parti communiste de 1848, non comme un vestige d'un lointain passé, mais comme une arme puissante contre le mensonge du stalinisme comme socialisme, et comme guide indispensable pour le nécessaire avenir révolutionnaire de l'humanité.

Kr.



[1] [277]. Série Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle, V, Revue internationale n° 72, 1er trimestre 1993, .

 

[2] [278]. Révolution internationale n° 276.

 

[3] [279]. Le livre noir du communisme : crimes, terreur et répression.

 

[4] [280]. Ce qu'on appelle la « grosse Lauschangriff » (grande attaque des écoutes) de la bourgeoisie allemande, qui a soi-disant pour cible le crime organisé, mais qui spécifie 50 infractions différentes, y compris différentes formes de « subversion ».

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • 1848 [281]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La lutte Proletarienne [247]

Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [3° partie]

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1918 : le programme du Parti communiste allemand

La classe dominante ne peut pas enterrer complètement la révolution d'Octobre 1917 en Russie où, pour la première fois dans l'histoire, une classe exploitée a pris le pouvoir sur tout le territoire d'un immense pays. Au contraire, comme nous l'avons montré à de nombreuses occasions dans les pages de cette Revue internationale ([1] [282]), elle a utilisé les énormes moyens dont elle dispose pour distordre le sens de cet événement qui a marqué ce siècle en répandant un épais brouillard de mensonges et de calomnies. Il en va différemment pour la révolution allemande de 1918-23. Là, elle a appliqué la politique du black-out historique. Ainsi, si l'on jette un coup d'oeil aux manuels scolaires d'histoire classiques, on verra que la révolution d'octobre est un tant soit peu traitée (avec une lourde insistance sur ses particularités russes). Par contre, la révolution allemande est en règle générale évoquée en quelques lignes, on parle des « émeutes de la faim » à la fin de la guerre ou, au mieux, des efforts d'un groupe obscur appelé les « Spartakistes » pour prendre le pouvoir ici et là. Ce silence sera probablement encore plus fort en cette année du 80e anniversaire de l'explosion de la révolution dans l'Allemagne du Kaiser. La majorité de la classe ouvrière mondiale n'a probablement jamais entendu parler d'une révolution en Allemagne au début du siècle et la bourgeoisie a de très bonnes raisons pour la maintenir dans l'ignorance. Par contre, les communistes, héritiers de ces « spartakistes fanatiques », n'hésitent pas à dire haut et fort que ces événements « inconnus » ont été si cruciaux qu'ils ont déterminé toute l'histoire du 20e siècle.

La révolution allemande éclipsée de l'histoire

Quand les bolcheviks ont poussé le prolétariat russe à prendre le pouvoir en octobre 1917, ils n'avaient pas du tout l'intention de faire une révolution purement « russe ». Ils avaient compris que si la révolution était possible en Russie, c'est seulement parce qu'elle était le produit d'un mouvement mondial de la classe ouvrière contre la guerre impérialiste qui avait ouvert l'époque de la révolution sociale ; et que l'insurrection en Russie ne pourrait l'emporter que si elle constituait le premier acte d'une révolution prolétarienne mondiale.

Loin d'être une vague perspective pour un futur lointain, la révolution mondiale était vue comme imminente, elle couvait de façon palpable à travers toute l'Europe laminée par la guerre. Et il était clair que l'Allemagne constituait la clé de son extension à partir de la Russie vers l'ouest industrialisé. L'Allemagne était la nation industrielle la plus puissante en Europe et avait le prolétariat le plus concentré ; les traditions politiques du mouvement ouvrier allemand étaient parmi les plus avancées du monde ; c'était aussi le pays où le prolétariat subissait, de la façon la plus abjecte, les effets de la guerre et, mis à part la Russie, il avait connu les mouvements de révolte prolétarienne les plus importants dès 1916. Aussi, pour les bolcheviks et les ouvriers russes, considérer la révolution allemande comme leur sauveur était bien autre chose qu'un voeu pieux. Quand la révolution allemande a véritablement commencé, en novembre 1918, par la mutinerie des marins de Kiel et la formation rapide de conseils d'ouvriers et de soldats dans de nombreuses villes, les ouvriers russes l'ont fêtée dans le plus grand enthousiasme, comprenant parfaitement que c'était la seule façon d'être libérés du terrible siège que le capitalisme mondial avait monté contre eux depuis qu'ils avaient pris le pouvoir.

Ainsi la révolution allemande était la preuve que la révolution était et ne pouvait être que mondiale. La classe dominante elle-même l'a très bien compris ; pour elle, si l'Allemagne tombait aux mains du « bolchevisme », la terrible maladie allait s'étendre rapidement à toute l'Europe. C'était la preuve que la lutte de la classe ouvrière ne connaît pas de frontière nationale mais constitue le seul antidote à la frénésie impérialiste et nationaliste de la bourgeoisie. La « moindre » de ses réalisations a été, en effet, de mettre fin au massacre de la première guerre mondiale car, dès qu'a éclaté le mouvement révolutionnaire, la bourgeoisie mondiale a immédiatement compris qu'il lui fallait mettre un terme à ses chamailleries et s'unir contre un ennemi bien plus dangereux, la classe ouvrière révolutionnaire. La guerre a été rapidement arrêtée et la bourgeoisie allemande – bien que quasiment dépouillée par les clauses du traité de paix – a obtenu des autres bourgeoisies tous les moyens dont elle avait besoin pour faire face à l'ennemi intérieur.

A contrario, la défaite de la révolution allemande a confirmé la thèse marxiste, défendue avec la plus grande lucidité par tous les communistes allemands tels que Rosa Luxemburg : en l'absence d'une alternative prolétarienne, le capitalisme décadent ne pouvait que plonger l'humanité dans la barbarie. Toutes les horreurs qui se sont abattues sur l'humanité, dans les décennies qui ont suivi, ont été le résultat direct de cette défaite. Isolé et de plus en plus étranglé par les forces combinées de la contre-révolution internationale, le bastion prolétarien en Russie a dégénéré de l'intérieur et été remplacé par un régime contre-révolutionnaire d'un type nouveau, celui qui a asséné le coup mortel à la révolution au nom de la révolution, celui qui a construit une économie de guerre capitaliste au nom du socialisme et qui a mené la guerre impérialiste au nom de l'internationalisme prolétarien. En Allemagne même, la férocité de la contre-révolution incarnée par la terreur nazie a été, comme le stalinisme en Russie, à la mesure de la menace révolutionnaire qui l'avait précédée. Et le stalinisme comme le nazisme, avec leur militarisation extrême de la vie sociale, ont été les expressions les plus évidentes du fait que la défaite du prolétariat ouvre la voie à la guerre impérialiste mondiale.

Le communisme était possible et nécessaire en 1917. Si le mouvement communiste avait été victorieux à ce moment-là, le prolétariat aurait sans aucun doute eu à faire face à des tâches gigantesques pour construire une nouvelle société. Sans aucun doute il aurait commis bien des erreurs que les générations suivantes d'ouvriers auraient évité grâce à son amère expérience. Mais en même temps, il n'aurait pas eu à se débarrasser des effets accumulés de la décadence capitaliste et son legs cauchemardesque de terreur et de destruction, d'empoisonnement matériel et idéologique. Une nouvelle société humaine aurait pu émerger sur les ruines de la première guerre mondiale.

Au contraire, la défaite de la révolution a engendré un siècle de cauchemars et de monstruosités. C'est en Allemagne qu'a eu lieu le tournant. Il y a 80 ans – un temps très court à l'échelle de l'histoire, juste le temps d'une vie humaine – les ouvriers en armes sont descendus dans les rues de Berlin, de Hambourg, de Brême, de Munich, ont proclamé leur solidarité avec la révolution russe et ont annoncé leur intention de suivre son exemple. Pendant quelques années, brèves mais glorieuses, la classe dominante a tremblé face au spectre du communisme. Pas besoin de se demander alors pourquoi la bourgeoisie d'aujourd'hui fait preuve de tant de zèle pour enterrer la mémoire de tout cela : elle a peur que les nouvelles générations de prolétaires parviennent à comprendre qu'ils font partie d'une classe internationale dont la lutte détermine le cours de l'histoire, que la révolution prolétarienne mondiale n'est pas une utopie mais une possibilité concrète mise à l'ordre du jour par la désintégration interne du mode de production capitaliste.

Le congrès de fondation du KPD : la révolution à l'ordre du jour, pas des réformes

La grandeur et la tragédie de la révolution allemande se trouvent sous bien des aspects résumés dans le discours de Rosa Luxemburg au congrès de fondation du Parti communiste d'Allemagne (KPD) à la fin décembre 1918.

Dans la série d'articles sur la révolution allemande déjà publiés dans cette Revue internationale ([2] [283]), nous avons souligné l'importance de ce congrès du point de vue des questions organisationnelles auxquelles le nouveau parti était confronté – par dessus tout, la nécessité d'une organisation centralisée, capable de parler d'une seule voix en Allemagne. Nous avons aussi abordé certaines questions programmatiques générales qui ont été chaudement débattues à ce congrès, en particulier la question syndicale et celle du parlementarisme. Nous avons vu que, alors que Rosa Luxemburg et le groupe Spartacus – véritable noyau central du KPD – ne défendaient pas toujours les positions les plus claires sur les questions de ce type, ils tendaient vraiment à incarner la clarté marxiste sur le problème de l'organisation, contrairement à certaines tendances plus à gauche qui exprimaient souvent une méfiance envers la centralisation. Dans le discours sur l'adoption du programme du parti fait par Rosa Luxemburg, la même clarté transparaît malgré des faiblesses secondaires qu'on peut y trouver. Le contenu politique profond de ce discours était une expression de la force du prolétariat en Allemagne en tant qu'avant-garde du mouvement mondial de la classe. Cependant, le fait que ce discours imposant fût en même temps son dernier discours et que le jeune KPD fût rapidement décapité après l'échec du soulèvement de Berlin deux semaines après seulement, exprime aussi la tragédie du prolétariat allemand, son incapacité à assumer les tâches historiques gigantesques qui s'imposaient à lui.

Les raisons de cette tragédie ne sont pas le sujet de cet article. Notre but, dans cette série d'articles, est de montrer comment l'expérience historique de notre classe a approfondi sa compréhension de la nature de la société communiste et du chemin pour y parvenir. En d'autres termes, il s'agit de tracer l'histoire du programme communiste. Le programme du KPD, généralement connu sous le nom de « programme de Spartacus » puisqu'il a été publié à l'origine sous le titre « Ce que veut Spartacus » dans Die Rote Fahne du 4 décembre 1918 ([3] [284]), constitue un jalon hautement significatif dans cette histoire et ce n'est certainement pas par hasard que fut confiée à Rosa Luxemburg la tâche de le présenter au congrès, vu son prestige sans égal en tant que théoricienne du marxisme. Ses paroles introductives affirment très nettement l'importance de l'adoption par le nouveau parti d'un programme révolutionnaire clair dans une conjoncture historique révolutionnaire :

« Si nous assumons, aujourd'hui, la tâche de discuter et d'adopter notre programme, ce n'est pas pour le motif purement formel que nous avons constitué hier un parti autonome et neuf, et qu'un nouveau parti est obligé de justifier officiellement son existence au moyen d'un nouveau programme. Cette élaboration d'un programme a sa nécessité dans de grands événements historiques : nous sommes arrivés à un moment où le programme du prolétariat, traditionnellement élevé sur la base social-démocrate, socialiste-réformiste, doit être édifié à nouveau dans son ensemble sur une base toute différente. »

Afin d'établir ce que devait être cette nouvelle base, Rosa Luxemburg passe alors en revue les efforts antérieurs du mouvement ouvrier pour formaliser son programme. Après avoir affirmé : « En agissant ainsi, nous revenons à la situation qu'occupaient Marx et Engels lorsqu'ils s'attaquèrent, voilà soixante-dix ans, à la rédaction du Manifeste communiste », elle rappelle qu'à cette époque les fondateurs du socialisme scientifique considéraient la révolution prolétarienne comme imminente. Mais le développement et l'expansion du capitalisme qui ont suivi ont montré qu'ils avaient eu tort. Cependant, parce que leur socialisme était scientifique, Marx et Engels ont pris conscience qu'une longue période d'organisation, d'éducation, de luttes pour des réformes, de construction de l'armée prolétarienne était nécessaire avant que la révolution communiste puisse être mise à l'ordre du jour de l'histoire. De cette prise de conscience est venue la période de la social-démocratie durant laquelle a été établie la distinction entre le programme maximum de la révolution sociale et le programme minimum de réformes à atteindre au sein de la société capitaliste. Mais, dans la mesure où la social-démocratie s'est graduellement accommodée de ce qui semblait être un développement éternel de la société bourgeoise, le programme minimum s'est d'abord détaché du programme maximum et l'a ensuite de plus en plus totalement remplacé. Ce divorce entre les buts historiques et les buts immédiats de la classe était déjà, dans une grande mesure, incarné dans le programme d'Erfurt de 1891. Mais, c'est précisément au moment où la possibilité matérielle d'obtenir du capitalisme des réformes durables commençait à s'amenuiser que les illusions réformistes de toutes sortes ont eu le plus d'emprise sur le parti des ouvriers. En fait, comme on l'a vu dans un précédent article de cette série ([4] [285]), c'est dans ce discours-ci que Rosa Luxemburg démontre qu'Engels lui-même n'était pas immunisé contre la tentation croissante de croire qu'avec la conquête du suffrage universel, et à travers le processus électoral bourgeois, la classe ouvrière pouvait parvenir au pouvoir.

La guerre impérialiste et l'éclatement de la révolution prolétarienne en Russie et en Allemagne ont définitivement mis un terme à toutes les illusions sur une transition pacifique et graduelle au socialisme. Il s'agissait là des « grands mouvements historiques » qui exigeaient l'établissement du programme socialiste « sur une nouvelle base ». La roue avait fait un tour complet : « Ainsi, camarades, comme je vous l'ai déjà dit, nous sommes aujourd'hui – conduits par la dialectique de l'histoire et enrichis par l'expérience du développement capitaliste des soixante-dix dernières années – à la place même où étaient Marx et Engels en 1848 lorsqu'ils déroulèrent pour la première fois l'étendard du socialisme international. Autrefois, lorsqu'on crut devoir corriger leurs erreurs et les illusions de 1848, on s'imagina que le prolétariat avait encore devant lui une très longue période de temps avant de pouvoir réaliser le socialisme. Naturellement, jamais les théoriciens sérieux ne se sont laissés aller à présenter un terme quelconque pour l'effondrement du capitalisme comme fixe et obligatoire, mais on supposait vaguement que le chemin serait encore très long et c'est ce qui ressort à chaque ligne de la préface en question qu'Engels a écrite en 1895.

Or, nous pouvons, à présent, dresser le bilan. Est-ce que le temps n'a pas été très court en comparaison du développement des luttes de classes de jadis ? Soixante-dix ans de développement du grand capitalisme ont suffi pour que nous puissions songer sérieusement à balayer le capitalisme du monde. Et plus encore : non seulement nous sommes aujourd'hui en mesure de résoudre cette tâche, non seulement c'est notre devoir envers le prolétariat, mais c'est la seule manière de sauver la société humaine.

Car cette guerre n'a rien laissé subsister de la société bourgeoise qu'un énorme amas de décombres. Dans la forme, tous les moyens de production et la plus grande partie des moyens de domination sociale sont encore dans les mains des classes dirigeantes ; nous ne nous faisons pas d'illusions à ce sujet. Mais ce qu'elles peuvent en faire, à part leurs tentatives convulsives pour rétablir, par d'immenses massacres, le mécanisme d'exploitation, n'est que désordre et impuissance.

Historiquement, le dilemme devant lequel se trouve l'humanité d'aujourd'hui se pose de la façon suivante : chute dans la barbarie ou salut par le socialisme. Il est impossible que la guerre mondiale procure aux classes dirigeantes une nouvelle issue, car il n'en existe plus sur le terrain de la domination de classe et du capitalisme. Ainsi, nous vivons aujourd'hui la vérité que justement Marx et Engels ont formulée pour la première fois, comme base scientifique du socialisme, dans le grand document qu'est le Manifeste communiste : le socialisme est devenu une nécessité historique. Cette vérité nous la vivons dans le sens le plus strict du terme. Le socialisme est devenu une nécessité, non seulement parce que le prolétariat ne veut plus vivre dans les conditions matérielles que lui préparent les classes capitalistes, mais aussi parce que, si le prolétariat ne remplit pas son devoir de classe en réalisant le socialisme, l'abîme nous attend tous, autant que nous sommes. »

L'aube de la décadence capitaliste, marquée par la grande guerre impérialiste, et le soulèvement du prolétariat contre la guerre nécessitaient une rupture définitive avec le vieux programme social-démocrate. « Il [notre programme] se trouve en opposition consciente avec le point de vue défini dans le programme d'Erfurt : en opposition consciente avec toute séparation des exigences immédiates et du but final qui est le socialisme. En opposition consciente avec cette façon de voir, nous liquidons les résultats des soixante-dix dernières années et avant tout le résultat immédiat de la guerre mondiale en disant : il n'y a pas maintenant pour nous de programme minimum ni de programme maximum ; le socialisme est un et indivisible ; et c'est là le minimum que nous avons à réaliser aujourd'hui. »

Dans la dernière partie de son discours, Rosa Luxemburg n'est pas entrée dans le détail des mesures mises en avant dans le projet de programme. A la place, elle s'est concentrée sur la tâche de l'heure la plus urgente : l'analyse de la façon dont le prolétariat pouvait faire un pont entre sa révolte spontanée initiale contre les privations de la guerre et la mise en oeuvre consciente du programme communiste. Cela nécessitait avant tout une critique impitoyable des faiblesses du mouvement révolutionnaire de masse de novembre 1918.

Cette critique ne signifiait pas du tout le rejet des efforts héroïques des ouvriers et des soldats qui avaient paralysé la machine de guerre impérialiste. Rosa Luxemburg reconnaît l'importance cruciale de la formation des conseils d'ouvriers et de soldats à travers tout le pays en novembre 1918. « C'est là le mot d'ordre de ralliement de cette révolution qui a immédiatement imprimé à celle-ci le cachet spécial de la révolution socialiste prolétarienne. » Et puisque l'« alphabet » de cette révolution, l'appel à des conseils d'ouvriers et de soldats, avait été appris des russes, sa nature internationale et internationaliste était également établie du fait « que c'est la révolution russe qui a émis les premiers mots d'ordre de la révolution mondiale. » Mais contrairement à ce que disent nombre de ses critiques, même parmi certains de ses plus chers amis, Rosa Luxemburg était loin d'être une adoratrice de la spontanéité instinctive des masses. Pour elle, sans une conscience de classe claire, la première résistance spontanée des ouvriers ne peut que succomber aux ruses et aux manoeuvres de l'ennemi de classe. « C'est là un fait très caractéristique pour les contradictions dialectiques dans lesquelles se meut cette révolution, comme d'ailleurs toutes les révolutions : dès le 9 novembre, poussant son premier cri de naissance, pour ainsi dire, elle a trouvé le mot d'ordre qui nous conduira jusqu'au socialisme : conseils d'ouvriers et de soldats. C'est autour de cette parole que tout s'est regroupé. Il est remarquable que la révolution ait trouvé instinctivement cette formule des conseils pour liquider le joug bureaucratique et impérialiste de la guerre. Malheureusement, les conseils ont aussitôt laissé échapper, à cause du caractère arriéré, de la faiblesse, du manque d'initiative et de clarté qui se manifesta dans la révolution, la plus grosse part des positions révolutionnaires conquises le 9 novembre. »

Rosa Luxemburg dénonçait avant tout les illusions des ouvriers sur le slogan de « l'unité socialiste » – l'idée que le SPD, les Indépendants et le KPD devaient enterrer leurs divergences et travailler ensemble pour la cause commune. Cette idée cachait le fait que le SPD avait été mis au gouvernement par la bourgeoisie allemande précisément parce qu'il avait déjà démontré sa loyauté au capitalisme pendant la guerre et qu'il était en fait maintenant le seul parti capable de faire face au danger révolutionnaire ; elle cachait aussi la fourberie des Indépendants dont le rôle était principalement de fournir une couverture radicale au SPD et d'empêcher les masses de faire une rupture claire avec ce dernier. Le clair résultat de ces illusions a été que les conseils ont presque immédiatement été dirigés par leurs pires ennemis, les contre-révolutionnaires Ebert, Noske et Scheidemann qui s'étaient parés des robes rouges du socialisme et se prétendaient les défenseurs les plus sûrs des conseils.

La classe ouvrière se devait donc de se débarrasser de telles illusions et apprendre à distinguer sérieusement ses amis de ses ennemis. La politique de répression, de briseur de grèves du nouveau gouvernement « socialiste » l'éduquerait certainement à cet égard et ouvrirait la porte à un conflit ouvert entre la classe ouvrière et le pseudo-gouvernement ouvrier. Mais ce serait une autre illusion de penser que le simple renversement du gouvernement social-démocrate comme point central assurerait la victoire de la révolution socialiste. La classe ouvrière ne serait prête à prendre et à détenir le pouvoir politique qu'après avoir traversé un processus intense d'auto-éducation par sa propre expérience positive, à travers la défense tenace de ses intérêts économiques, à travers des mouvements de grève de masse, à travers la mobilisation des masses paysannes, à travers la régénération et l'extension des conseils ouvriers, à travers un combat patient et systématique pour les débarrasser de l'influence de la social-démocratie et les gagner à la compréhension qu'ils sont les véritables instruments du pouvoir prolétarien. Le développement de ce processus de maturation révolutionnaire serait tel que « si le gouvernement Ebert-Scheidemann ou n'importe quel gouvernement analogue est renversé, ce ne soit là que l'acte final. »

Cette partie de la perspective présentée par Rosa Luxemburg pour la révolution allemande a souvent été critiquée car faisant des concessions à l'économisme et au gradualisme. Ces accusations ne sont pas totalement sans fondement. L'économisme – c'est à dire la subordination des tâches politiques de la classe ouvrière à la lutte pour ses intérêts économiques immédiats – devait s'avérer une faiblesse réelle du mouvement communiste en Allemagne ([5] [286]), et on peut déjà la discerner dans certains passages du discours de Rosa Luxemburg quand elle dit, par exemple, qu'avec le développement du mouvement révolutionnaire « non seulement les grèves s'étendront de plus en plus, mais elles seront le centre, le point de la révolution, refoulant les questions purement politiques. » Rosa Luxemburg avait évidemment raison de dire que la politisation immédiate de la lutte en novembre n'avait pas été une garantie de sa réelle maturité et que la lutte devait certainement revenir sur un terrain économique avant de pouvoir atteindre un niveau politique supérieur. Mais l'expérience russe avait aussi montré qu'à partir du moment où le mouvement a atteint le point où la question du pouvoir est réellement posée par les plus importants bataillons de la classe ouvrière, les grèves tendent alors à être « repoussées à l'arrière-plan » en faveur de « questions purement politiques ». Il apparaît là que Rosa Luxemburg avait oublié sa propre analyse de la dynamique de la grève de masse dans laquelle elle développe que le mouvement passe des questions économiques aux questions politiques et vice et versa dans un va-et-vient continu.

Plus sérieuse est l'accusation de gradualisme. Dans son texte « Allemagne de 1800 aux "années rouges" (1917-23) », paru en décembre 1997, Robert Camoin écrit que « le programme [du KPD] élude gravement la question de l'insurrection ; la destruction de l'Etat est formulée en termes localistes. La conquête du pouvoir est présentée comme une action graduelle, arrachant petit à petit des parcelles du pouvoir à l'Etat. » Et il cite à l'appui la partie du discours de Rosa Luxemburg qui défend : « car ici il s'agit de lutter pied à pied, épaule contre épaule dans chaque village, dans chaque commune, pour que tous les moyens d'action, qui devraont être arrachés à la bourgeoisie pièce à pièce, soient transférés aux conseils d'ouvrier et de soldats. »

On ne peut nier que ce soit une façon erronée de présenter la conquête du pouvoir. En effet, autant les conseils ouvriers dans la période pré-insurrectionnelle rivalisent pour l'influence et l'autorité avec les organes officiels de l'Etat, autant la véritable prise du pouvoir, elle, constitue vraiment un moment clé qui doit être planifié et organisé de façon centralisée ; et le démantèlement de l'Etat bourgeois ne peut précéder ce moment insurrectionnel crucial. Mais Camoin – comme le font d'autres critiques de Rosa Luxemburg – a tort de dire : « dans ce programme, le parti n'a aucune présence ; tout est conçu et se fonde sur le concept de la spontanéité des masses. » Si Rosa Luxemburg va trop loin quand elle insiste sur la révolution non comme acte unique mais comme l'ensemble d'un processus, son intention fondamentale reste parfaitement valable : insister sur le fait que c'est à travers le développement et la maturation du mouvement de la classe, à travers l'émergence d'un double pouvoir que la conscience de classe révolutionnaire peut se généraliser et que, sans une telle généralisation, le mouvement serait voué à l'échec. Là-dessus les événements devaient prouver tragiquement qu'elle avait raison puisque l'échec du soulèvement de Berlin – et sa propre mort – furent précisément le résultat de l'illusion qu'il suffirait de renverser le gouvernement dans la capitale, sans avoir auparavant construit la confiance, la conscience et l'auto-organisation des masses. Une illusion qui a puissamment affecté l'avant-garde communiste elle-même, en particulier un révolutionnaire comme Karl Liebknecht qui n'était pas des moindres et qui a foncé droit dans le piège tendu par la bourgeoisie en poussant à un soulèvement prématuré. Rosa Luxemburg s'était, dès le départ, opposée à cette aventure et ses critiques de Liebknecht n'avaient rien à voir avec le « spontanéisme ». Au contraire, elle avait déjà appris profondément de l'expérience du parti bolchevik qui avait montré, dans la pratique, le véritable rôle d'un parti communiste dans le processus révolutionnaire, c'est-à-dire être capable de faire une évaluation politique claire de toutes les étapes du mouvement, d'agir au sein des organes de masse de la classe dans le but de les gagner au programme révolutionnaire, de mettre en garde les ouvriers pour qu'ils ne tombent pas dans les provocations bourgeoises, d'identifier le moment où l'assaut insurrectionnel doit être fait. Au plus haut de la vague révolutionnaire, ce qui est apparu ce ne sont pas les différences mais la profonde convergence qui existait entre Rosa Luxemburg et Lénine.

Ce que voulait Spartacus

Un parti révolutionnaire a besoin d'un programme révolutionnaire. Un petit groupe ou une petite fraction communiste, qui n'a pas d'impact décisif sur la lutte de classe, peut se définir autour d'une plateforme de positions de classe générales. Mais si un parti a certainement besoin de ces principes de classe comme fondement de sa politique, il a également besoin d'un programme qui traduise ces principes généraux en propositions pratiques pour le renversement de la bourgeoisie, l'établissement de la dictature du prolétariat et les premiers pas vers une nouvelle société. Dans une situation révolutionnaire, les mesures immédiates pour l'établissement du pouvoir prolétarien prennent évidemment une importance primordiale. Comme l'a écrit Lénine dans son « Salut à la république soviétique de Bavière » en avril 1919 :

« Nous vous remercions de votre message de salutations et, à notre tour, nous saluons de tout coeur la République des Soviets de Bavière. Nous vous prions instamment de nous faire savoir plus souvent et plus concrètement quelles mesures vous avez prises pour lutter contre les bourreaux bourgeois que sont Scheidemann et Cie ; si vous avez créé des Soviets d'ouvriers et de gens de maison dans les quartiers de la ville ; si vous avez armé les ouvriers et désarmé la bourgeoisie ; si vous avez utilisé les dépôts de vêtements et d'autres articles pour assister immédiatement et largement les ouvriers, et surtout les journaliers et les petits paysans ; si vous avez exproprié les fabriques et les biens des capitalistes de Munich, ainsi ques les exploitations agricoles des capitalistes des environs ; si vous avez aboli les hypothèques et les fermages des petits paysans ; si vous avez doublé ou triplé le salaire des journaliers et des manoeuvres ; si vous avez confisqué tout le papier et toutes les imprimeries pour publier des tracts et des journaux de masse ; si vous avez institué la journée de travail de six heures avec deux ou trois heures consacrées à l'étude de l'art d'administrer l'Etat ; si vous avez tassé la bourgeoisie à Munich pour installer immédiatement les ouvriers dans les appartements riches ; si vous avez pris en mains toutes les banques ; si vous avez choisi des otages parmi la bourgeoisie ; si vous avez adopté une ration alimentaire plus élevée pour les ouvriers que pour les bourgeois ; si vous avez mobilisé la totalité des ouvriers à la fois pour la défense et pour la propagande idéologique dans les villages avoisinants. L'application la plus urgente et la plus large de ces mesures, ainsi que d'autres semblables, faite en s'appuyant sur l'initiative des Soviets d'ouvriers, de journaliers, et, séparément, de petits paysans, doit renforcer votre position. (...) »

Le document « Que veut Spartacus? » proposé comme projet de programme du nouveau KPD va dans la même direction que les recommandations de Lénine. Il est présenté par un préambule qui réaffirme l'analyse marxiste de la situation historique qu'affronte la classe ouvrière : la guerre impérialiste a mis l'humanité devant le choix entre la révolution prolétarienne mondiale, l'abolition du travail salarié et la création du nouvel ordre communiste, ou l'enfoncement dans le chaos et la barbarie. Le texte ne sous-estime pas l'ampleur de la tâche que doit accomplir le prolétariat : « La réalisation de l'ordre social communiste est la tâche la plus impérieuse qui soit jamais échue à une classe et à une révolution dans toute l'histoire du monde. Cette tâche implique un complet renversement de l'Etat, une subversion générale de toutes les bases économiques et sociales du monde actuel. » Ce changement ne peut être accompli par « des décrets d'une administration quelconque, d'une commission ou d'un parlement. » Les révolutions précédentes avaient pu être assumées par une minorité, tandis que « la révolution socialiste est la première qui ne puisse être menée à la victoire que dans l'intérêt de la grande majorité et par l'action de la grande majorité des travailleurs. » Les ouvriers, organisés en conseils, devaient prendre en main l'ensemble de cette immense transformation sociale, économique et politique.

De plus, tout en faisant appel à la « main de fer » d'une classe ouvrière auto-organisée et armée pour abattre les complots et la résistance de la contre-révolution, le préambule défend que la terreur est une méthode étrangère au prolétariat : « La révolution prolétarienne n'implique dans ses buts aucune terreur, elle hait et abhorre le meurtre. Elle n'a pas besoin de verser le sang, car elle ne s'attaque pas aux êtres humains mais aux institutions et aux choses. » Ce rejet de la « terreur rouge » a lui-même été très critiqué par d'autres communistes, à l'époque et aujourd'hui encore. Rosa Luxemburg, qui a écrit le projet et qui avait porté des critiques similaires à la terreur rouge en cours en Russie, a été accusée de pacifisme, de défendre une politique qui désarmait le prolétariat face à la contre-révolution. Mais le préambule ne révèle aucune illusion naïve sur la possibilité de faire la révolution sans rencontrer et donc supprimer la résistance féroce de l'ancienne classe dominante qui « transformera plutôt le pays en un tas de ruines fumantes qu'elle ne renoncera de bon gré à l'esclavage du salariat. » Ce que fait le projet de programme par contre, c'est nous permettre de comprendre la différence entre la violence de classe – basée sur l'auto-organisation massive du prolétariat – et la terreur d'Etat qui, elle, est nécessairement menée par un corps minoritaire spécialisé et qui présente toujours le danger de se retourner contre le prolétariat. Nous reviendrons plus tard sur cette question mais nous pouvons certainement dire ici, en cohérence avec les arguments développés dans notre texte « Terrorisme, terreur et violence de classe » ([6] [287]), que l'expérience de la révolution russe a tout-à-fait confirmé la validité de cette distinction.

Les mesures immédiates qui suivent le préambule concrétisent la perspective générale. Nous les reproduisons ici intégralement :

« A) Mesures immédiates d'auto-protection de la révolution

- 1. Désarmement de toute la police, de tous les officiers et des soldats non-prolétariens. Désarmement de tous ceux qui s'apparentent aux classes dominantes.

- 2. Réquisition de tous les dépôts d'armes et de munitions ainsi que des entreprises d'approvisionnement par la main des conseils d'ouvriers et soldats.

- 3. Armement de toute la population prolétarienne mâle et adulte comme milice ouvrière. Formation d'une garde prolétarienne des conseils comme partie active de la milice chargée de défendre la révolution en permanence contre les coups de force et les traîtrises de la réaction.

- 4. Dans l'armée, suppression du pouvoir de commandement des officiers et sous-officiers. Les hommes de troupe leur substituent des chefs élus et constamment révocables. Suppression de l'obéissance militaire passive et de la justice militaire. Discipline librement consentie.

- 5. Exclusion des officiers et des capitulards hors de tous les conseils de soldats.

- 6. Suppression de tous les organes politiques et administratifs de l'ancien régime auxquels se substituent les hommes de confiance des conseils d'ouvriers et de soldats.

- 7. Création d'un tribunal révolutionnaire qui jugera en dernière instance les principaux responsables de la guerre et de sa prolongation, les deux Hohenzollern, Ludendorf, Hindenbourg, Tirpitz et leurs complices, de même que tous les conspirateurs de la contre-révolution.

- 8. Réquisition immédiate de tous les moyens de subsistance pour assurer l'alimentation du peuple.

B) Premières mesures sur le plan politique et social.

- 1. Liquidation des Etats isolés dans le Reich ; république socialiste une et indivisible.

- 2. Suppression de tous les parlements et de toutes les municipalités. Leurs fonctions seront assumées par les conseils d'ouvriers et de soldats et par les comités et organes qui en relèvent.

- 3. Elections des conseils d'ouvriers dans toute l'Allemagne, avec la participation de toute la population ouvrière des deux sexes, à la ville et à la campagne, sur la base de l'entreprise. De même, élections des conseils de soldats par les hommes de troupe, à l'exclusion des officiers et des capitulards. Droit pour les ouvriers et soldats de révoquer en tout temps leurs délégués.

- 4. Election par les délégués des conseils d'ouvriers et de soldats de toute l'Allemagne d'un conseil central des conseils, qui aura à nommer dans son sein une délégation exécutive comme instance suprême du pouvoir à la fois législatif et administratif.

- 5. Réunion du conseil central des conseils, au moins tous les trois mois pour commencer, avec chaque fois complète réelection des membres de façon à maintenir un contrôle permanent sur l'activité de l'exécutif et un contact vivant entre les masses des conseils d'ouvriers et de soldats dans le pays et le plus haut organe de leur pouvoir. Droit pour les conseils d'ouvriers et de soldats de révoquer et de remplacer à tout moment leurs représentants au conseil central au cas où ceux-ci ne se conduiraient pas dans le sens de leurs mandants. Droit pour l'exécutif de nommer et de révoquer les commissaires du peuple et toute l'administration centrale, sous le contrôle du conseil central.

- 6. Abolition de tous les privilèges, ordres et titres. Egalité complète des sexes devant la loi et devant la société.

- 7. Introduction des lois sociales décisives, raccourcissement de la journée de travail en vue de remédier au chômage et de tenir compte de l'affaiblissement corporel des ouvriers pendant la guerre mondiale. Journée de travail de six heures au maximum.

- 8. Transformation immédiate des conditions d'alimentation, d'habitation, d'hygiène et d'éducation dans le sens et l'esprit de la révolution prolétarienne.

C) Revendications économiques immédiates.

- 1. Confisquer toutes les fortunes et revenus dynastiques au profit de la collectivité.

- 2. Annuler toutes les dettes d'Etat et toutes les autres dettes publiques, de même que tous les emprunts de guerre, à l'exception des souscriptions inférieures à un certain niveau que fixera le conseil central des conseils d'ouvriers et de soldats.

- 3. Exproprier la propriété foncière de toutes les entreprises agraires grosses et moyennes ; former des coopératives agricoles socialistes avec une direction unifiée et centralisée pour tout le pays; les petites entreprises paysannes resteront entre les mains des exploitants jusqu'à ce que ceux-ci se rattachent volontairement aux coopératives socialistes.

- 4. Suppression de tous droits privés sur les banques, les mines et carrières, et toutes les autres entreprises importantes de l'industrie et du commerce, au profit de la république des conseils.

- 5. Exproprier toutes les fortunes à partir d'un certain niveau qui sera fixé par le conseil central des conseils d'ouvriers et de soldats.

- 6. La république des conseils s'empare de l'ensemble des transports publics.

- 7. Election dans chaque usine d'un conseil d'usine qui aura à régler les affaires intérieures en accord avec les conseils d'ouvriers, à fixer les conditions de travail, à contrôler la production, et finalement à se substituer complètement à la direction de l'entreprise.

- 8. Formation d'une commission centrale de grève, groupant les délégués des conseils d'usines engagés dans le mouvement gréviste à travers tout le pays. Cette commission aura à coordonner la direction des grèves en face de l'Etat et du capital, et à leur assurer le soutien extrêmement énergique de l'arme politique des conseils d'ouvriers et de soldats.

D) Tâches internationales.

Reprise immédiate des relations avec les prolétaires de l'étranger, pour poser la révolution socialiste sur une base internationale et pour imposer et maintenir la paix par la fraternisation et le soulèvement révolutionnaire du prolétariat dans chaque pays. »

Ces mesures, dans leur essence, restent des poteaux indicateurs valables pour la période révolutionnaire du futur quand le prolétariat sera une fois de plus au bord de la prise du pouvoir. Le programme a pleinement raison d'insister sur la priorité des tâches politiques de la révolution, et parmi elles, sur l'urgence absolue d'armer les ouvriers et de désarmer la contre-révolution. Tout aussi importante est l'insistance sur le rôle fondamental des conseils ouvriers en tant qu'organes du pouvoir politique prolétarien et sur le caractère centralisé de ce pouvoir. En appelant au pouvoir des conseils et au démantèlement de l'Etat bourgeois, ce programme était déjà le fruit de la gigantesque expérience prolétarienne en Russie. En même temps, sur la question du parlement et des conseils municipaux, le KPD a fait un pas de plus que les bolcheviks en 1917, quand il existait encore une confusion dans le parti sur la coexistence possible des soviets, de l'Assemblée constituante et des doumas municipales. Dans le programme du KPD, tous ces organes de l'Etat bourgeois doivent être démantelés sans délai. De même, le programme du KPD ne confère aucun rôle aux syndicats à côté des conseils ouvriers et des gardes rouges ; les comités d'usine sont les seuls autres organes ouvriers qu'il mentionne. Bien qu'il y ait eu des divergences dans le parti sur ces deux dernières questions, la clarté du programme de 1918 était l'expression directe de l'élan révolutionnaire qui animait le mouvement de la classe à cette époque.

Le programme est aussi étonnamment clair sur les mesures sociales et économiques immédiates d'un pouvoir prolétarien : expropriation de l'appareil de base de production, de distribution et de communication, organisation de l'approvisionnement de la population, réduction de la journée de travail, etc. Bien que ses premières tâches soient fondamentalement politiques, le prolétariat victorieux est immédiatement confronté à la nécessité d'oeuvrer aussi sur le terrain économique et social puisqu'il est seul capable de sauver la société de la désintégration et du chaos qui résulte de l'effondrement du capitalisme.

Inévitablement, certains éléments du programme étaient spécifiques à la forme prise par cet effondrement en 1918 : la guerre impérialiste et ses suites. D'où l'importance accordée aux questions des conseils de soldats, de la réorganisation de l'armée, questions qui n'auraient pas la même signification dans une période où la situation révolutionnaire est le résultat direct de la crise économique comme ce sera probablement le cas dans le futur. Plus important : il était inévitable qu'un programme formulé au commencement d'une grande expérience révolutionnaire contienne des faiblesses et des lacunes, précisément parce que tant de leçons cruciales ne pouvaient être apprises que dans la vie, à travers cette expérience même. Il est indispensable de noter que ces faiblesses étaient communes à l'ensemble du mouvement ouvrier international et n'étaient pas, contrairement à ce qui est si souvent proclamé, limitées au parti bolchevik qui, parce qu'il a été le seul à confronter les problèmes concrets de l'organisation de la dictature du prolétariat, a souffert le plus cruellement des conséquences de ces faiblesses.

Ainsi, si le programme parle de « nationalisation » et si Rosa Luxemburg dans son discours introductif semble supposer que les mesures économiques soulignées dans le Manifeste communiste restent un point de départ valable pour la transformation socialiste ([7] [288]), c'est certainement parce que l'amère expérience de la révolution russe n'avait pas encore mis fin à l'illusion que le capitalisme d'Etat pouvait d'une façon ou d'une autre être transformé en socialisme. Le programme ne pouvait pas non plus résoudre le problème des rapports entre les conseils ouvriers et les organes étatiques de la période de transition. La nécessité de faire une distinction entre les deux n'a été mise en évidence que par les fractions de la Gauche communiste après une réflexion approfondie sur les leçons de la dégénérescence de la révolution. Il en est de même pour la question du parti. Contrairement à l'affirmation de Robert Camoin citée plus haut, le programme n'ignore nullement le rôle du parti. Pour commencer, sous l'aspect le plus positif, c'est un document de « parti politique » du début à la fin, exprimant une compréhension réelle, pratique, du rôle du parti dans la révolution. Sous l'aspect négatif, malgré toutes les insistances répétées du programme sur le fait que la dictature du prolétariat et la construction du socialisme ne peuvent être que l'oeuvre des masses ouvrières elles-mêmes, la partie finale du programme montre que le KPD, comme les bolcheviks, n'avait pas encore dépassé la notion parlementaire selon laquelle le parti prend le pouvoir au nom de la classe : « La Ligue Spartacus se refuse à participer au pouvoir gouvernemental côte à côte avec les hommes de paille de la bourgeoisie, les Ebert-Scheidemann. (...) La Ligue Spartacus se refusera de même à accéder au pouvoir à la place des dirigeants actuels, lorsque Scheidemann-Ebert auront fait leur temps et par la simple raison que les Indépendants, par leur politique de collaboration, se seraient perdu dans l'impasse. Il décline de devenir leur associé ou de leur succéder.

Si Spartacus s'empare du pouvoir, ce sera sous la forme de la volonté claire, indubitable de la grande majorité des masses prolétariennes dans toute l'Allemagne, et pas autrement que comme la force de leur consciente adhésion aux perspectives, aux buts et aux méthodes de lutte propagées par la Ligue Spartacus. » Ce passage contient le même esprit prolétarien qui traverse l'oeuvre de Lénine d'avril à octobre 1917 : le rejet du putschisme, l'insistance absolue sur le fait que le parti ne peut appeler à la prise du pouvoir tant que la masse du prolétariat n'a pas été gagnée à son programme. Mais, comme les bolcheviks, les spartakistes avaient l'idée que le parti qui a la majorité dans les conseils, devient alors le parti du gouvernement – conception qui devait avoir de très sérieuses conséquences une fois que l'élan révolutionnaire eût reflué. Mais ce qui paraît le plus étonnant, c'est la pauvreté de la partie traitant de la révolution internationale. La partie « Tâches internationales » donne, en effet, l'impression d'avoir été ajoutée après coup ; elle est extrêmement vague sur l'attitude du prolétariat envers la guerre impérialiste et l'extension internationale de la révolution, même s'il est clair que sans une telle extension tout soulèvement révolutionnaire dans un seul pays est condamné à l'échec. ([8] [289])

Malgré leur importance, aucune de ces faiblesses n'était critique. Elles auraient pu être surmontées si la dynamique révolutionnaire s'était poursuivie. Ce qui était critique, c'était l'immaturité du prolétariat allemand, son défaut de la cuirasse qui l'a rendu vulnérable aux sirènes de la social-démocratie et a permis qu'il se fasse battre, paquet par paquet, dans une série de soulèvements isolés, alors qu'il aurait dû concentrer et centraliser ses forces pour mener l'assaut contre le pouvoir bourgeois. Mais c'est une question que nous avons déjà traitée par ailleurs.

Le prochain article de cette série nous amène à l'année 1919, le zénith de la révolution mondiale, et à l'examen de la plate-forme de l'Internationale Communiste, ainsi que de celle du Parti communiste de Russie où la dictature du prolétariat n'a pas été une simple revendication mais une réalité pratique.

CDW


[1] [290]. Voir par exemple « Le grand mensonge : communisme = stalinisme = fascisme », Revue Internationale n° 92.

[2] [291]. Revue Internationale n° 81 à 86 et 88 à 90, série La révolution allemande.

[3] [292]. Le texte a été présenté comme projet au congrès de fondation et adopté formellement au congrès de Berlin en décembre 1919.

[4] [293]. « 1895-1905 : les illusions parlementaires cachent la perspective du communisme », Revue Internationale n° 88.

[5] [294]. Voir par exemple notre livre La gauche hollandaise.

[6] [295]. Revue Internationale n° 15.

[7] [296]. Pour une analyse des forces et des limites historiquement déterminées du Manifeste Communiste, voir l'article de la première partie de cette série dans la Revue Internationale n° 72.

[8] [297]. Il vaut la peine de souligner que cette faiblesse, parmi d'autres, a été rectifiée de façon substantielle dans le programme du KADI de 1920 : la partie sur les mesures révolutionnaires commence par la proposition qu'une république des conseils en Allemagne fusionne immédiatement avec la Russie soviétique.

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Allemande [298]

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Germano-Hollandaise [299]

Approfondir: 

  • Le communisme : à l'ordre du jour de l'histoire [300]

Questions théoriques: 

  • Communisme [301]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [302]

Révolution allemande (IX) : L'action de mars 1921, le danger de l'impatience petite-bourgeoise

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Dans l'article précédent concernant le putsch de Kapp en 1920, nous avons souligné qu'après avoir subi les défaites de 1919, la classe ouvrière se remet à l'offensive. Mais, au niveau international, la poussée révolu­tionnaire est en train de décliner.

L'arrêt de la guerre a déjà, dans un grand nombre de pays, calmé les ardeurs révolu­tionnaires et surtout permis à la bourgeoisie d'exploiter la division entre ouvriers des « pays vainqueurs » et ceux des « pays vain­cus ». De plus, les forces du capital parvien­nent à isoler toujours plus le mouvement révolutionnaire en Russie. Les victoires de l'Armée rouge sur les armées blanches, puissamment soutenues par les démocraties bourgeoises, n'empêchent pas la classe dominante de poursuivre sa contre-offensive au niveau international.

En Russie même l'isolement de la révolution et l'intégration croissante du Parti bolchevik dans l'Etat russe font sentir leurs effets. En mars 1921 les ouvriers et les marins de Cronstadt se révoltent.

Sur cette toile de fond le prolétariat en Allemagne fait preuve d'une plus forte com­bativité que dans les autres pays. Partout les révolutionnaires se trouvent face à la ques­tion : comment réagir face à l'offensive de la bourgeoisie alors que la vague révolution­naire mondiale est sur le reflux ?

Au sein de l'Internationale communiste (IC) s'opère un tournant politique. Les 21 condi­tions d'admission adoptées par le 2e Congrès de l'IC de l'été 1920 l'expriment clairement. En particulier celles-ci imposent le travail au sein des syndicats tout comme la partici­pation aux élections parlementaires. L'IC effectue de ce fait un retour aux vieilles méthodes utilisées dans la période d'ascen­dance du capitalisme, avec l'espoir de tou­cher ainsi plus largement la classe ouvrière.

Ce tournant opportuniste trouve son expres­sion en Allemagne notamment dans la Lettre ouverte adressée par le KPD, en janvier 1921, aux syndicats, au SPD comme à la FAU (anarcho-syndicaliste), au KAPD et à l'USPD proposant « à l'ensemble des partis socialistes et des organisations syndicales, de mener des actions communes pour imposer les revendications politiques et économiques les plus urgentes de la classe ouvrière ». Cet appel qui s'adresse plus particulièrement aux syndicats et au SPD, va engendrer le « front unique ouvrier dans les usines ». « Le VKPD veut mettre de côté le souvenir de la responsabilité sanglante des dirigeants sociaux-démocrates majoritaires. Il veut mettre de côté le souvenir des servi­ces rendus par la bureaucratie syndicale aux capitalistes pendant la guerre et au cours de la révolution. » (Offener Brief, Die Rote Fahne, 8 janvier 1921) Par des flatte­ries opportunistes, le parti communiste cher­che à attirer de son côté des parties de la social-démocratie. Simultanément, il théo­rise, pour la première fois, la nécessité d'une offensive prolétarienne : « Si les partis et syndicats auxquels nous nous adressons devaient se refuser à entamer la lutte, le Parti communiste allemand unifié s'estime­rait alors contraint de la mener seul, et il est convaincu que les masses le suivraient. » (Ibidem)

L'unification entre le KPD et l'USPD, réali­sée en décembre 1920 et qui a permis la fondation du VKPD, a remis en selle la con­ception du parti de masse. Cela est renforcé par le fait que le parti compte désormais plus de 500 000 membres. C'est ainsi que le VKPD se laisse aveugler par le pourcentage de voix qu'il obtient lors des élections au Landtag de Prusse en février 1921 où il re­cueille pratiquement 30 % des suffrages. ([1] [303])

Ainsi se répand, en son sein, l'idée qu'il a la capacité de « chauffer » la situation en Allemagne. Beaucoup se prennent à rêver d'un nouveau putsch d'extrême-droite, comme celui qui s'est produit un an aupara­vant, qui provoquerait un soulèvement ou­vrier avec des perspectives de prise de pou­voir. De telles visions sont dues, pour l'es­sentiel, à l'influence renforcée de la petite bourgeoisie dans le parti depuis l'unification du KPD et de l'USPD. L'USPD, comme tout courant centriste au sein du mouvement ouvrier, est fortement influencé par les con­ceptions et les comportements de la petite-bourgeoisie. De plus, l'accroissement numé­rique du parti tend à accentuer le poids de l'opportunisme ainsi que celui de l'immédia­tisme et de l'impatience petit-bourgeois.

C'est dans le contexte de reflux de la vague révolutionnaire au niveau international, s'ac­compagnant en Allemagne d'une profonde confusion au sein du mouvement révolution­naire, que la bourgeoisie lance une nouvelle offensive contre le prolétariat en mars 1921. Ce sont les ouvriers de l'Allemagne centrale qui vont constituer la cible principale de cette attaque. Une grande concentration prolétarienne s'était constituée, au cours de la guerre, dans cette région autour des usi­nes Leuna à Bitterfeld ainsi que dans le bassin de Mansfeld. La majorité des ou­vriers y est relativement jeune et combative mais ne dispose d'aucune grande expérience d'organisation. A lui seul le VKPD y compte 66 000 membres, le KAPD 3 200. Dans les usines Leuna 2 000 des 20 000 ouvriers font partie des Unions Ouvrières.

Dans la mesure où, suite aux affrontements de 1919 et au putsch de Kapp, de nombreux ouvriers sont restés en possession de leurs armes, la bourgeoisie a la volonté de pacifier la région.

La bourgeoisie cherche à provoquer les ouvriers

Le 19 mars 1921, de fortes troupes de police investissent Mansfeld afin d'effectuer le désarmement des ouvriers.

Cet ordre ne provient pas de l'aile d'extrême-droite de la classe dominante (au sein de l'armée ou des partis de droite) mais du gou­vernement démocratiquement élu. C'est encore une fois la démocratie qui joue le rôle de bourreau de la classe ouvrière cher­chant à la terrasser par tous les moyens.

Il s'agit pour la bourgeoisie, à travers le dé­sarmement et la défaite d'une fraction relati­vement jeune et très combative du proléta­riat allemand, d'affaiblir et de démoraliser la classe ouvrière dans son ensemble. Plus particulièrement, la classe dominante pour­suit l'objectif d'asséner un coup effroyable à l'avant-garde de la classe ouvrière, ses or­ganisations révolutionnaires. Contraindre à une lutte décisive prématurée en Allemagne centrale doit fournir à l'État l'occasion d'iso­ler les communistes de l'ensemble de la classe ouvrière. Elle cherche à jeter le dis­crédit sur eux pour ensuite les soumettre à la répression. Il s'agit de retirer au VKPD fraî­chement fondé toute possibilité de se conso­lider tout autant que d'anéantir le rappro­chement en cours entre le VKPD et le KAPD. Le capital allemand agit de toutes façons au nom de la bourgeoisie mondiale pour accroître l'isolement de la révolution russe et affaiblir l'IC.

L'Internationale, au même moment, attend avec impatience des mouvements de lutte qui viendraient soutenir de l'extérieur la ré­volution russe. On attend, en quelque sorte, que se produise une offensive de la bour­geoisie pour que la classe ouvrière, mise en situation difficile, réagisse avec force. Des attentats, comme celui qui est perpétré par le KAPD contre la colonne de la Victoire à Berlin le 13 mars, ont manifestement pour objectif de provoquer un développement de la combativité.

Lévi rapporte ainsi l'intervention de l'envoyé de Moscou, Rakosi, au cours d'une séance de la Centrale : « Le camarade expliquait : la Russie se trouve dans une situation extra­ordinairement difficile. Il serait absolument nécessaire que la Russie soit soulagée par des mouvements en Occident et, sur cette base, le Parti allemand devrait immédiate­ment passer à l'action. Le VKPD comptait aujourd'hui 50 000 adhérents et, avec cela, on pouvait dresser 1 500 000 prolétaires, ce qui suffisait pour renverser le gouverne­ment. Il était donc pour engager immédia­tement le combat avec le mot d'ordre de ren­versement du gouvernement. » (P. Lévi, Lettre à Lénine, 27 mars 1921)

« Le 17 mars se tint la séance du Comité central du KPD au cours de laquelle l'im­pulsion ou les directives du camarade en­voyé de Moscou furent adoptées comme thè­ses d'orientation. Le 18 mars Die Rote Fahne s'aligne sur la nouvelle résolution et appelle à la lutte armée sans dire préala­blement pour quels objectifs et conserve le même ton durant quelques jours. » (Ibidem)

L'offensive du gouvernement tant attendue s'ouvre en mars 1921 avec l'engagement des troupes de police en Allemagne centrale.

Forcer la révolution ?

Les forces de police envoyées le 19 mars en Allemagne centrale par le ministre social-démocrate Hörsing ont pour ordre d'entre­prendre des perquisitions dans les domiciles afin de désarmer à tout prix les ouvriers. L'expérience du putsch de Kapp a dissuadé le gouvernement d'engager les soldats de la Reichswehr.

La même nuit la grève générale est décidée dans la région à partir du 21 mars. Le 23 mars, se produisent les premiers affron­tements entre les troupes de la police de sécurité du Reich (SiPo) et les ouvriers. Le même jour, les ouvriers de l'usine Leuna de Merseburg proclament la grève générale. Le 24 mars le KAPD et le VKPD lancent un appel commun à la grève générale dans toute l'Allemagne. En réponse à celui-ci, des manifestations et des fusillades entre des grévistes et la police se produisent sporadi­quement dans plusieurs villes d'Allemagne. 300 000 ouvriers environ participent à la grève dans tout le pays.

Le principal lieu d'affrontement reste cepen­dant la région industrielle d'Allemagne cen­trale où prés de 40 000 ouvriers et 17 000 soldats de la Reichswehr et de la police se font face. Dans les usines Leuna, 17 centu­ries prolétariennes armées sont mises sur pied. Les troupes de police mettent tout en oeuvre pour les prendre d'assaut. Ce n'est qu'après plusieurs jours qu'elles réussissent à conquérir l'usine. Pour ce faire, le gouver­nement a même recours à l'aviation qui bombarde l'usine. Tous les moyens sont bons contre la classe ouvrière.

A l'initiative du KAPD et du VKPD, des attentats à la dynamite sont commis à Dresde, Freiberg, Leipzig, Plauen et ailleurs. Les journaux Hallische Zeitung et Saale Zeitung qui agissent de façon particu­lièrement provocatrice contre les ouvriers sont réduits au silence à l'explosif.

Alors que la répression en Allemagne cen­trale entraîne spontanément les ouvriers à la résistance armée, ils ne parviennent cepen­dant pas à opposer une riposte coordonnée aux sbires du gouvernement. Les organisa­tions de combat mises sur pied par le VKPD et dirigées par H. Eberlein sont militaire­ment et organisationnellement mal prépa­rées. Max Hölz, à la tête d'une troupe de combat ouvrière forte de 2 500 hommes, réussit à parvenir à quelques kilomètres de l'usine Leuna assiégée par les troupes gou­vernementales et tente de réorganiser les forces. Ses troupes sont exterminées le 1er avril, deux jours après la prise d'assaut des usines Leuna. Bien que la combativité, dans les autres villes, ne s'exprime pas, le VKPD et le KAPD appellent à la riposte armée immédiate contre les forces de police : « La classe ouvrière est conviée à entrer en lutte active pour les objectifs suivants :

1° le renversement du gouvernement (...),

2° le désarmement de la contre-révolution et l'armement des ouvriers. » (Appel du 17 mars 1921)

Dans un autre appel du 24 mars, la Centrale du VKPD lance aux ouvriers : « Pensez que l'année dernière vous avez vaincu en cinq jours les gardes blancs et la racaille des Corps Francs du Baltikum grâce à la grève générale et au soulèvement armé. Luttez avec nous comme l'année dernière au coude à coude pour abattre la contre-révolution ! Entrez partout en grève générale ! Brisez par la violence la violence de la contre-révolution ! Désarmement de la contre-révolution, armement et formation de mili­ces locales à partir des cellules des ou­vriers, des employés et des fonctionnaires organisés !

Formez immédiatement des milices locales prolétariennes ! Assurez vous du pouvoir dans les usines ! Organisez la production à travers les conseils d'usine et les syndicats ! Créez du travail pour les chômeurs ! »

Cependant, localement les organisations de combat du VKPD ainsi que les ouvriers qui se sont spontanément armés ne sont pas seulement mal préparés, mais les instances locales du parti sont aussi sans contact avec la Centrale. Les différents groupes de com­bat dont les plus connus sont ceux de Max Hölz et de Karl Plättner, combattent en dif­férents lieux de la zone d'insurrection, isolés les uns des autres. Nulle part il n'y a des conseils ouvriers qui puissent coordonner leurs actions. En revanche, les troupes gou­vernementales de la bourgeoisie se trouvent, elles, en contact étroit avec le grand quartier général qui les dirige !

Après la chute des usines Leuna, le VKPD retire son appel à la grève générale le 31 mars. Le 1er avril, les derniers groupes ouvriers armés d'Allemagne centrale se dissolvent.

L'ordre bourgeois règne à nouveau ! A nou­veau la répression se déchaîne. A nouveau de nombreux ouvriers sont soumis aux bru­talités de la police. Des centaines d'entre eux sont passés par les armes, plus de 6 000 sont arrêtés.

L'espoir de la grande majorité du VKPD et du KAPD, selon lequel une action provoca­trice de la part de l'appareil de répression de l'Etat déclencherait une puissante dynami­que de riposte dans les rangs ouvriers, s'est effondré. Les ouvriers d'Allemagne centrale sont restés isolés.

Le VKPD et le KAPD ont manifestement poussé au combat sans tenir compte de l'ensemble de la situation, de telle manière qu'ils se sont complètement éloignés des ouvriers hésitants, qui n'étaient pas prêts à entrer dans l'action, et ils ont créé une divi­sion au sein de la classe ouvrière en adop­tant la devise « Qui n'est pas avec moi est contre moi. » (éditorial de Die Rote Fahne du 20 mars)

Au lieu de reconnaître que la situation n'était pas favorable, Die Rote Fahne écrit : « Ce n'est pas seulement sur la tête de vos dirigeants, mais c'est sur la tête de chacun d'entre vous que repose la responsabilité sanglante lorsque vous tolérez en silence ou en protestant sans agir que les Ebert, Severing, Hörsing abattent la terreur et la justice blanches contre les ouvriers. (...) Honte et ignominie à l'ouvrier qui reste à l'écart, honte et ignominie à l'ouvrier qui ne sait pas encore où est sa place. »

Afin de provoquer artificiellement la com­bativité, on a cherché à engager les chô­meurs comme fer de lance. « Les chômeurs ont été envoyés en avant comme détache­ment d'assaut. Ils ont occupé les portes des usines. Ils les ont forcées pour entrer à l'in­térieur, éteindre les feux ici ou là et tenter de faire sortir les ouvriers à coups de poing hors des usines. (...) Quel spectacle épou­vantable de voir les chômeurs se faire éjec­ter des usines, pleurant bruyamment sous les coups reçus et fuir ensuite ceux qui les avaient envoyés là-bas. »

Que le VKPD, dès avant le début des luttes, ait eu une fausse appréciation du rapport de forces, et qu'après le déclenchement des luttes il n'ait pas été capable de réviser son analyse est déjà suffisamment tragique. Malheureusement, il fait pire en lançant le mot d'ordre : « A la vie ou à la mort » selon le faux principe que les communistes ne reculent jamais !

« En aucun cas un, communiste, même s'il se trouve en minorité, ne doit se rendre au travail. Les Communistes ont quitté les usines. Par groupes de 200, 300 hommes, parfois davantage, parfois moins, ils sont sortis des usines : l'usine a continué à fonc­tionner. Ils sont aujourd'hui chômeurs, les patrons ayant saisi l'occasion d'épurer les usines des communistes à un moment où ils avaient une grande partie des ouvriers de leur côté. » (Lévi, ibidem)

Quel bilan des luttes de mars ?

Alors que la classe ouvrière se voyait impo­ser cette lutte par la bourgeoisie, et qu'il lui était impossible de l'éviter, le VKPD « commit une série de fautes dont la princi­pale consista en ce que, au lieu de faire clairement ressortir le caractère défensif de cette lutte, par son cri d'offensive, il fournit aux ennemis sans scrupule du prolétariat, à la bourgeoisie, au parti social-démocrate et au parti indépendant, un prétexte pour dé­noncer le parti unifié comme un fauteur de putsch. Cette faute fut encore exagérée par un certain nombre de camarades du parti, présentant l'offensive comme la méthode de lutte essentielle du Parti communiste unifié d'Allemagne dans la situation ac­tuelle. » (Thèse sur la tactique, 3e Congrès de l'IC, juin 1921, Manifestes, thèses et ré­solutions des quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale Communiste)

Que les communistes interviennent pour renforcer la combativité est le premier de leurs devoirs. Mais ils n'ont pas à le faire à n'importe quel prix.

« Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ou­vriers de tous les pays, la fraction qui en­traîne toutes les autres : théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouve­ment prolétarien. » (Marx-Engels, Le Manifeste du Parti communiste, 1848) C'est pourquoi les communistes doivent se carac­tériser vis-à-vis de la classe dans son en­semble par leur capacité à analyser correc­tement le rapport de forces entre les clas­ses, à percer à jour la stratégie de l'ennemi de classe. Pousser une classe faible ou in­suffisamment préparée à des combats déci­sifs comme la faire tomber dans les pièges tendus par la bourgeoisie, c'est ce que les révolutionnaires peuvent faire de plus irres­ponsable. Leur première responsabilité est de développer leur capacité d'analyse de l'état de la conscience et de la combativité au sein de la classe ainsi que de la stratégie adoptée par la classe dominante. Ce n'est qu'ainsi que les organisations révolutionnai­res prennent véritablement en charge leur rôle dirigeant dans la classe.

Aussitôt après l'Action de mars, de violents débats se développent au sein du VKPD et du KAPD.

Les conceptions organisationnelles fausses : un obstacle à la capacité du Parti à faire son autocritique

Dans un article d'orientation du 4-6 avril 1921, Die Rote Fahne affirme que « Le VKPD a inauguré une offensive révolution­naire » et que l'Action de mars constitue « le début, le premier épisode des luttes décisi­ves pour le pouvoir. »

Les 7 et 8 avril, son Comité Central se réunit et au lieu de se livrer à une analyse critique de l'intervention, Heinrich Brandler cherche avant tout à justifier la politique du parti. Pour lui, la principale faiblesse réside dans un manque de discipline des militants lo­caux du VKPD et dans la défaillance de l'organisation militaire. Il déclare : « Nous n'avons souffert aucune défaite, c'était une offensive. »

Vis-à-vis de cette analyse Paul Lévi, s'élève comme le critique le plus virulent contre l'attitude du parti durant l'Action de mars.

Après avoir démissionné du Comité Central en février 1921 aux côtés de Clara Zetkin, à cause, entre autres, de divergences concer­nant la fondation du Parti Communiste d'Italie, il va, une fois encore, se révéler in­capable de faire avancer l'organisation par la critique. Le plus tragique, « c'est que Lévi a au fond raison sur bien des points dans sa critique de l'Action de mars 1921 en Allemagne. » (Lénine, Lettre aux communistes allemands, 14 août 1921, Oeuvres, tome 32) Mais au lieu de faire sa critique dans le cadre de l'organisation, se­lon les règles et principes de celle-ci, il ré­dige les 3 et 4 avril une brochure qu'il publie à l'extérieur dès le 12 avril sans la soumettre préalablement au débat dans le parti. ([2] [304])

Dans cette brochure, il ne se contente pas de bafouer la discipline organisationnelle, il expose aussi des détails concernant la vie in­terne du parti. Ce faisant, il brise un prin­cipe prolétarien, et même met en péril l'or­ganisation en étalant publiquement son mode de fonctionnement. Il est exclu du parti le 15 avril pour comportement portant atteinte à sa sécurité. ([3] [305])

Lévi qui inclinait, comme nous l'avons mon­tré dans un article précédent sur le Congrès du KPD d'Heidelberg en octobre 1919, à concevoir toute critique comme une attaque contre l'organisation, mais aussi contre sa propre personne, sabote maintenant tout fonctionnement collectif. Son point de vue le manifeste : « Ou bien l'Action de mars était valable et alors ma place est d'être exclu (du Parti). Ou bien l'Action de mars était une erreur et alors ma brochure est justifiée. » (Lévi, Lettre à la Centrale du VKPD). Cette attitude dommageable pour l'organisation a été critiquée de façon répétée par Lénine. Après l'annonce de la démission de Lévi de la Centrale du VKPD en février, il écrit à ce sujet : « Et la démission du Comité central !!?? C'est là, en tout état de cause, la plus grande des erreurs. Si nous tolérons des façons de faire telles que les membres du Comité central en démissionnent dès qu'ils s'y trouvent en minorité, le dévelop­pement et l'assainissement des partis com­munistes ne suivront jamais un cours nor­mal. Au lieu de démissionner, il vaudrait mieux discuter à plusieurs reprises des questions litigieuses conjointement avec le Comité exécutif. (...) Il est indispensable de faire tout le possible et même l'impossible – mais, coûte que coûte, éviter les démis­sions et ne pas aggraver les divergences. » (Lénine, Lettre à Clara Zetkin et à Paul Lévi, le 16 avril 1921, Oeuvres, tome 45)

Les accusations, en partie exagérées, dont Lévi charge le VKPD (qui est pratiquement vu comme l'unique fautif, mettant de côté la responsabilité de la bourgeoisie dans la dé­clenchement des luttes de mars) s'appuient sur une vision quelque peu déformée de la réalité.

Après son exclusion du parti, Lévi édite pendant une courte période la revue Le Soviet qui devient le porte-parole de ceux qui s'opposent à la direction prise par le VKPD.

Lévi cherche à exposer sa critique à la tacti­que du VKPD devant le Comité central qui refuse de l'admettre à ses séances. C'est Clara Zetkin qui le fait à sa place. Il défend que « les communistes n'ont pas la possibi­lité (...) d'entreprendre des actions à la place du prolétariat, sans le prolétariat et à la fin, même, contre le prolétariat. » (Lévi, ibidem) Clara Zetkin propose alors une con­tre-résolution à la prise de position du parti. Mais la séance du Comité central rejette majoritairement la critique et souligne que « s'esquiver face à l'action (...) était impos­sible pour un Parti révolutionnaire et aurait constitué un renoncement pur et simple à sa vocation de diriger la révolution. » Le VKPD « doit, s'il veut remplir sa tâche his­torique, se tenir fermement à la ligne de l'of­fensive révolutionnaire, qui se trouve au fondement de l'Action de mars et marcher dans cette voie avec détermination et con­fiance. » (« Leitsätze über die Märzaktion », Die Internationale n°4, avril 1921)

La Centrale persiste dans la poursuite de la tactique de l'offensive dans laquelle elle s'est engagée et rejette toutes les critiques. Dans une proclamation du 6 avril 1921 le Comité exécutif de l'IC (CEIC) approuve l'attitude du KPD et lance : « L'Internationale Communiste vous dit : "Vous avez bien agi." (...) Préparez-vous à de nouveaux com­bats. » (publié dans Die Rote Fahne du 14 avril 1921)

C'est ainsi que lors du 3e Congrès mondial de l'IC, des désaccords sur l'analyse des événements en Allemagne s'expriment. En particulier le groupe autour de Zetkin dans le VKPD est fortement attaqué dans la première partie de la discussion. Ce sont les interventions et l'autorité de Lénine et Trotsky qui amènent un tournant dans les débats en refroidissant les têtes chaudes.

Lénine, absorbé par les événements de Cronstadt et la conduite des affaires de l'Etat, n'a pas eu le temps de suivre les évé­nements d'Allemagne non plus que les dé­bats sur le bilan à en tirer. Il commence à peine à s'y intéresser de près. D'un côté, il rejette la rupture de la discipline par Lévi avec la plus extrême fermeté, de l'autre, il annonce que l'Action de mars, du fait « de l'importance de sa signification internatio­nale, doit être soumise au 3e Congrès de l'Internationale Communiste. » Que la dis­cussion au sein du parti soit la plus large possible et sans entrave, tel est le souci de Lénine.

W. Koenen, le représentant du VKPD au­près du CEIC, est envoyé en Allemagne par celui-ci pour faire que le Comité central du parti ne prenne pas une décision définitive contre l'opposition. Dans la presse du Parti, les critiques de l'Action de mars retrouvent la possibilité de s'exprimer. La discussion sur la tactique se poursuit.

Cependant, la majorité de la Centrale conti­nue à défendre la prise de position adoptée en mars. Arkady Maslow réclame une nou­velle approbation de l'Action de mars. Gouralski, un envoyé du CEIC déclare même : « Ne nous préoccupons pas du passé. Les prochaines luttes politiques du Parti sont la meilleure réponse aux attaques de la tendance Lévi. » A la séance du Comité central des 3 et 5 mai Thalheimer intervient pour que l'on reprenne l'unité d'action des ouvriers. F. Heckert plaide pour renforcer le travail dans les syndicats.

Le 13 mai, Die Rote Fahne publie des Thèses qui développent l'objectif d'accélérer artifi­ciellement le processus révolutionnaire. L'Action de mars y est citée en exemple. Les communistes « doivent, dans des situations particulièrement graves où les intérêts essentiels du prolétariat se trouvent mena­cés, précéder d'un pas les masses et cher­cher de par leur initiative à les engager dans la lutte, même au risque de n'être suivi que par une partie de la classe ouvrière. » W. Pieck qui, en janvier 1919, s'était jeté dans l'insurrection avec K. Liebknecht en allant à l'encontre de la décision du Parti, pense que les affrontements au sein de la classe ouvrière « se produiront encore plus fréquemment. Les communistes doivent se tourner contre les ouvriers quand ceux-ci ne suivent pas nos appels. »

La réaction du KAPD

Si le VKPD et le KAPD ont fait un pas en avant en voulant pour la première fois en­treprendre des actions communes, malheu­reusement celles-ci ont lieu dans des condi­tions défavorables. Le dénominateur com­mun de la démarche du VKPD et du KAPD dans l'Action de mars est de vouloir porter secours à la classe ouvrière en Russie. Le KAPD défend encore à cette époque la révolution en Russie. Les conseillistes, qui en seront issus, prendront une position op­posée.

Cependant l'intervention du KAPD est su­jette à des tiraillements. D'un côté la direc­tion lance un appel commun à la grève géné­rale avec le VKPD et envoie deux représen­tants de la Centrale en Allemagne centrale, F. Jung et F. Rasch, pour soutenir la coordi­nation des actions de combat ; de l'autre, les dirigeants locaux du KAPD, Utzelmann et Prenzlow, sur la base de leur connaissance de la situation dans le bassin industriel de l'Allemagne centrale, tiennent toute tentative de soulèvement pour insensée et ne veulent pas aller plus loin que la grève générale. Ils sont d'ailleurs intervenus auprès des ouvriers de Leuna pour qu'ils demeurent sur le site de l'usine et se préparent à engager une lutte défensive. La direction du KAPD réagit sans concertation avec les instances du parti sur place.

Dès le mouvement terminé, le KAPD se livre à peine à un début d'analyse critique de sa propre intervention. De plus, il développe une analyse contradictoire des événements. Dans une réponse à la brochure de P. Lévi, il met en évidence la problématique fonda­mentalement erronée qui se trouve à la base de la démarche de la Centrale du VKPD. H. Gorter écrit :

« Le VKPD a, par l'action parlementaire – qui dans les conditions du capitalisme en banqueroute n'a plus d'autre signification que la mystification des masses – détourné le prolétariat de l'action révolutionnaire. Il a rassemblé des centaines de milliers de non-communistes en devenant un "parti de masse". Le VKPD a soutenu les syndicats par sa tactique de création de cellules en leur sein (...) lorsque la révolution alle­mande, de plus en plus impuissante, recula, lorsque les meilleurs éléments du VKPD de plus en plus insatisfaits eurent commencé à réclamer de passer à l'action – il se décida alors soudain à une grande tentative pour la conquête du pouvoir politique. Voici en quoi elle consista : avant la provocation d'Hörsing et de la SiPo, le VKPD décida une action artificielle d'en haut, sans impulsion spontanée des grandes masses; autrement dit, il adopta la tactique du putsch.

Le Comité exécutif et ses représentants en Allemagne avaient insisté depuis longtemps pour que le Parti frappe et démontre qu'il était un parti vraiment révolutionnaire. Comme si l'essentiel d'une tactique révolu­tionnaire consistait seulement à frapper de toutes ses forces ! Au contraire, quand au lieu d'affermir la force révolutionnaire du prolétariat, un parti mine cette même force et affaiblit le prolétariat par son soutien au parlement et aux syndicats et qu'après (de tels préparatifs !!), il se résout soudain à frapper en lançant une grande action offen­sive en faveur de ce même prolétariat qu'il vient ainsi d'affaiblir, il ne peut être ques­tion dans tout ceci que d'un putsch. C'est-à-dire d'une action décrétée d'en haut, n'ayant pas sa source dans les masses elles-mêmes, et par conséquent vouée à l'échec dès le dé­part. Et cette tentative de putsch n'est nullement révolutionnaire ; elle est oppor­tuniste exactement au même titre que le parlementarisme ou la tactique des cellules syndicales. Oui, cette tactique est le revers inévitable du parlementarisme et de la tactique des cellules syndicales, du racolage d'éléments non-communistes, de la politique des chefs substituée à celle des masses, ou mieux encore, à la politique de classe. Cette tactique faible, intrinsèquement corrompue doit fatalement conduire à des putschs. » (Hermann Gorter, « Leçons de l'Action de mars », Postface à la lettre ouverte au ca­marade Lénine, Der Proletarier, mai 1921)

Ce texte du KAPD met le doigt avec jus­tesse sur la contradiction entre la tactique du front unique qui renforce les illusions des ouvriers vis-à-vis des syndicats et de la so­cial-démocratie, et l'appel simultané et sou­dain à l'assaut contre l'Etat. Mais, en même temps, dans sa propre analyse, on trouve des contradictions : tandis que, d'un côté, il parle d'une action défensive des ouvriers, de l'au­tre il caractérise l'Action de mars comme « la première offensive consciente des prolétaires révolutionnaires allemands con­tre le pouvoir d'Etat bourgeois. » (F. Kool, Die Linke gegen die Parteiherrschaft) A cet égard, le KAPD fait même le constat que « les larges masses ouvrières sont restées neutres, quand ce n'est pas hostiles, vis à vis de l'avant-garde combative. » Lors du con­grès extraordinaire du KAPD en septembre 1921, les leçons de l'Action de mars ne sont pas examinées plus avant.

C'est sur cette toile de fond, avec des débats virulents au sein du VKPD et des analyses contradictoires de la part du KAPD, que se tient, à partir de fin juin 1921, le 3e Congrès mondial de l'Internationale Communiste.

L'attitude de l'Internationale face à l'Action de mars

Au sein de l'Internationale, le processus de formation de différentes tendances s'est mis en branle. Le CEIC lui-même n'a pas, vis-à-vis des événements en Allemagne, de posi­tion unitaire et ne parle pas d'une seule voix. Depuis longtemps le CEIC est divisé sur l'analyse de la situation en Allemagne. Radek développe envers les positions et le comportement de Lévi de nombreuses criti­ques dont se sont saisis d'autres membres de la Centrale. Au sein du VKPD, ces criti­ques ne sont cependant pas exprimées pu­bliquement et ouvertement lors du congrès du parti ou ailleurs

Au lieu de débattre publiquement de l'ana­lyse de la situation, Radek a provoqué ainsi de profonds dégâts dans le fonctionnement du parti. Souvent les critiques ne sont pas exposées fraternellement en toute netteté, mais sous une forme couverte. Souvent ce qui se retrouve au centre des débats, ce ne sont pas les erreurs politiques mais les in­dividus qui en sont responsables. La ten­dance à la personnalisation des positions politiques s'impose. Au lieu de construire l'unité autour d'une position et d'une mé­thode, au lieu de lutter comme un corps fonctionnant collectivement, on détruit ainsi de façon complètement irresponsable le tissu organisationnel.

Plus largement les communistes en Allemagne sont eux-mêmes très profondé­ment divisés. D'une part, à ce moment-là, les deux partis, le VKPD et le KAPD, qui font partie de l'IC, s'affrontent le plus violem­ment sur l'orientation que doit avoir l'organi­sation.

Vis-à-vis de l'IC, avant l'Action de mars, des parties du VKPD taisent certaines informa­tions concernant la situation ; de même les divergences d'analyse ne sont pas portées à la connaissance de l'IC dans toute leur am­pleur.

Au sein de l'IC même, il n'y a pas de réac­tion véritablement commune ni d'approche unitaire de cette situation. Le soulèvement de Cronstadt monopolise complètement l'attention de la direction du parti bolchevik, l'empêchant de suivre plus en détail la si­tuation en Allemagne. De plus, la manière dont les décisions sont prises au sein du CEIC n'est souvent pas très claire et il en est de même pour les mandats qui sont donnés à des délégations. Justement, concernant l'Allemagne, les mandats de Radek et des autres délégués du CEIC ne semblent pas avoir été déterminés avec beaucoup de clarté. ([4] [306])

Ainsi, dans cette situation de division crois­sante notamment au sein du VKPD, les membres du CEIC – en particulier Radek – sont entrés officieusement en contact avec des tendances au sein des deux partis, VKPD et KAPD, pour convenir, à l'insu des organes centraux des deux organisations, des préparatifs en vue de mesures putschis­tes. Au lieu de pousser les organisations à l'unité, à la mobilisation et à la clarification, on favorise ainsi leur division et on accélère, en leur sein, la tendance à prendre des déci­sions en dehors des instances responsables. Cette attitude, prise au nom du CEIC favo­rise ainsi au sein du KAPD et du VKPD le développement de comportements domma­geables à l'organisation.

P. Lévi la critique ainsi : « Il était de plus en plus fréquent que les envoyés du CEIC outrepassent leurs pleins pouvoirs, et qu'il se révèle ultérieurement que ces envoyés, pour tel ou tel d'entre eux, n'avaient reçu aucun plein pouvoir. » (Lévi, Unser weg, wider den Putschismus, 3 avril 1921)

Les structures de fonctionnement et de dé­cision définies dans les statuts, aussi bien au sein de l'IC que du VKPD et du KAPD, sont contournées. Lors de l'Action de mars, dans les deux partis, l'appel à la grève générale se fait sans que l'ensemble de l'organisation ne soit impliqué dans la réflexion et dans la décision. En réalité, ce sont les camarades du CEIC qui ont pris contact avec des éléments ou certaines tendances existant au sein de chaque organisation et qui ont poussé à passer à l'action. C'est le parti en tant que tel qui se trouve de cette façon « contourné » !

Ainsi, il est impossible de parvenir à une démarche unitaire de la part de chaque parti respectif et encore moins à une action com­mune des deux partis.

L'activisme et le putschisme ont en partie pris le dessus dans chacune des deux organi­sations, accompagnés de comportements in­dividuels très destructeurs pour le parti et la classe dans son ensemble. Chaque tendance commence à mener sa propre politique et à créer ses propres canaux informels et paral­lèles. Le souci de l'unité du parti, d'un fonc­tionnement conforme à des statuts est en grande partie perdu.

Bien que l'IC se trouve affaiblie par l'identi­fication croissante du parti bolchevik aux intérêts de l'Etat russe et par le tournant opportuniste de l'adoption de la tactique du Front unique, le 3e Congrès mondial va ce­pendant constituer un moment de critique collective, prolétarienne de l'Action de mars.

Pour le Congrès, le CEIC, avec un souci politique juste sous l'impulsion de Lénine, impose la présence d'une délégation de représentants de l'opposition qui existe au sein du VKPD. Tandis que la délégation de la Centrale du VKPD cherche encore à mu­seler toute critique adressée à l'Action de mars, le Bureau Politique du PCR(b), sur proposition de Lénine, décide : « Comme fondement à cette résolution il faut adopter l'état d'esprit de devoir d'autant plus préci­sément détailler, mettre en lumière les erreurs concrètes commises par le VKPD au cours de l'Action de mars et d'autant plus énergiquement mettre en garde contre leur répétition. »

Quelle attitude adopter ?

Dans le discours introductif à la discussion sur « La crise économique et les nouvelles tâches de l'Internationale Communiste » Trotsky souligne : « Aujourd'hui, pour la première fois, nous voyons et nous sentons que nous ne sommes pas si immédiatement près du but, la conquête du pouvoir, la ré­volution mondiale. En 1919, nous disions : "C'est une question de mois." Aujourd'hui, nous disons : "C'est peut-être une question d'années." (...) Le combat sera peut-être de longue durée, il ne progressera pas aussi fiévreusement qu'il serait souhaitable, il sera excessivement difficile et exigera de nombreux sacrifices. » (Trotsky, Procès-verbal du 3e Congrès)

Lénine : « C'est pourquoi le Congrès se devait de faire table rase des illusions de gauche selon lesquelles le développement de la révolution mondiale continuerait à folle allure selon son impétueux tempo de départ sans interruption, nous serions portés par une seconde vague révolutionnaire, et la victoire dépend seulement et uniquement de la volonté du Parti et de son action. » (C. Zetkin, Souvenirs sur Lénine)

La Centrale du VKPD sous la responsabilité de A. Thalheimer et de Bela Kun envoie, pour le Congrès, un projet de Thèses sur la tactique poussant l'IC à s'engager dans une nouvelle phase d'action. Dans une lettre à Zinoviev du 10 juin 1921, Lénine considère que : « Les thèses de Thalheimer et de Béla Kun sont sur le plan politique radicalement fausses. » (Lénine, Lettres, T. 7)

Les partis communistes n'ont nulle part con­quis la majorité de la classe ouvrière, non seulement en tant qu'organisation , mais également au niveau des principes du Communisme. C'est pourquoi la tactique de l'IC est la suivante : « Il faut sans cesse et de façon systématique lutter pour gagner la majorité de la classe ouvrière, d'abord à l'intérieur des vieux syndicats. » (Ibidem)

Face au délégué Heckert, Lénine pense que : « La provocation était claire comme le jour. Et, au lieu de mobiliser dans un but défensif les masses ouvrières afin de repousser les attaques de la bourgeoisie et de prouver que vous aviez le droit pour vous, vous avez inventé votre "théorie de l'offensive", théorie absurde qui offre à toutes les autorités po­licières et réactionnaires la possibilité de vous présenter comme ceux qui ont pris l'initiative de l'agression contre laquelle il s'agissait de défendre le peuple ! » (Heckert, « Mes rencontres avec Lénine », Lénine tel qu'il fut, T. 2)

Bien qu'auparavant Radek ait soutenu l'Action de mars, dans son rapport présenté au nom du CEIC, il parle du caractère con­tradictoire de l'Action de mars : il loue l'hé­roïsme des ouvriers qui ont combattu et critique d'autre part la politique erronée de la Centrale du VKPD. Trotsky caractérise l'Action de mars comme une tentative tout à fait malencontreuse qui, « si elle devait se répéter, pourrait vraiment conduire ce bon parti à sa perte. » Il souligne que : « C'est de notre devoir de dire clairement aux ouvriers allemands que nous considérons cette philosophie de l'offensive comme le danger suprême, et que, dans son application prati­que, elle constitue le pire crime politique. » (Procès-verbal du 3e congrès)

La délégation du VKPD et les délégués de l'opposition au sein du VKPD spécialement invités s'affrontent lors du Congrès.

Le Congrès est conscient des menaces qui pèsent sur l'unité de ce parti. C'est pourquoi il pousse à un compromis entre la direction et l'opposition du VKPD. L'arrangement suivant est obtenu : « Le Congrès estime que tout morcellement des forces au sein du Parti Communiste Unifié d'Allemagne, toute formation de fractions, sans parler même de scission, constitue le plus grand danger pour l'ensemble du mouvement. » En même temps, la résolution adoptée met en garde contre toute attitude revancharde : « Le Congrès attend de la Direction Centrale du Parti Communiste Unifié d'Allemagne une attitude tolérante à l'égard de l'ancienne opposition, pourvu qu'elle applique loyale­ment les décisions prises par le 3e Congrès (...). » (« Résolution sur l'Action de mars et sur le Parti Communiste Unifié d'Allemagne », 3e Congrès de l'IC, juin 1921, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale Communiste)

Au cours des débats du 3e Congrès, la délé­gation du KAPD exprime à peine une auto­critique concernant l'Action de mars. Elle semble plutôt concentrer ses efforts sur les questions de principe concernant le travail dans les syndicats et au parlement.

Alors que le 3e Congrès parvient à être très autocritique face aux périls putschistes ap­parus lors de l'Action de mars, à mettre en garde contre ceux-ci et à éradiquer cet « activisme aveugle », il s'engage malheu­reusement dans la voie tragique et néfaste du Front unique. S'il repousse le danger du putschisme, le tournant opportuniste inaugu­ré par l'adoption des 21 conditions d'admis­sion se confirme et s'accélère. Les graves er­reurs, mises en lumière par Gorter au nom du KAPD, à savoir le retour de l'IC au tra­vail dans les syndicats et envers le parle­ment, ne sont pas corrigées.

Encouragé par les résultats du 3e Congrès, le VKPD s'engage dès l'automne 1921 dans la voie du Front unique. Dans le même temps, ce Congrès pose un ultimatum au KAPD : ou la fusion avec le VKPD ou bien l'exclusion de l'IC. En septembre 1921, le KAPD quitte l'IC. Une partie de celui-ci se précipite dans l'aventure de la fondation immédiate d'une Internationale Communiste Ouvrière. Et quelques mois plus tard se produit une scis­sion en son sein.

Pour le KPD (qui a de nouveau changé de nom en août 1921), la porte vers un cours opportuniste s'ouvre encore plus largement. La bourgeoisie, quant à elle, a atteint ses objectifs : à nouveau grâce à l'Action de mars, elle est parvenue à poursuivre son offensive et à affaiblir encore plus la classe ouvrière.

Si les conséquences de cette attitude puts­chistes sont dévastatrices pour la classe ou­vrières dans son ensemble, elles le sont en­core plus pour les communistes : de nou­veau ceux-ci sont les principales victimes de la répression. La chasse aux communistes se renforce encore. Une vague de démissions frappe le KPD. De nombreux militants sont profondément démoralisés suite à l'échec du soulèvement. Début 1921, le VKPD compte environ 350 000 à 400 000 membres, fin août il n'en compte plus que 160 000. En novembre il ne rassemble plus que 135 000 à 150 000 militants.

A nouveau la classe ouvrière a lutté en Allemagne sans avoir à ses côtés un parti fort et conséquent.

DV.



[1] [307]. Lors des élections au Parlement de Prusse en février 1921, le VKPD recueille 1,1 million de voix ; l'USPD, 1,1 million ; le SPD, 4,2 millions. A Berlin, le VKPD et l'USPD obtiennent ensemble plus de voix que le SPD.

[2] [308]. C. Zetkin, qui est d'accord avec les critiques de Lévi, l'exhorte dans plusieurs lettres qu'elle lui adresse à ne pas adopter un comportement domma­geable à l'organisation. Ainsi, le 11 avril, elle lui écrit : « Vous devriez retirer la note personnelle de l'avant-propos. Il me paraît politiquement bénéfi­que que vous ne prononciez aucun jugement personnel sur la Centrale et ses membres que vous déclarez bons pour l'asile d'aliénés et dont vous réclamez la révocation, etc. Il est plus raisonnable que vous vous teniez uniquement à la politique de la Centrale en laissant hors jeu les gens qui n'en sont que les porte-parole. (...) Seuls les excès per­sonnels doivent être supprimés. » Lévi ne se laisse pas convaincre. Sa fierté et son penchant à vouloir avoir toujours raison, tout autant que sa conception monolithique, vont avoir de funestes conséquences.

[3] [309]. « Paul Lévi n'a pas informé la direction du Parti de son intention de publier une brochure ni porté à sa connaissance les principaux éléments de son contenu.

Il fait imprimer sa brochure le 3 avril à un moment où la lutte a encore lieu en de nombreux endroits du Reich et où des milliers d'ouvriers sont présen­tés aux tribunaux spéciaux que Lévi excite ainsi à prononcer les condamnations les plus sanglantes.

La Centrale reconnaît dans toute son étendue le droit de critique envers le Parti avant et après les actions qu'il conduit. La critique sur le terrain de la lutte et de la complète solidarité dans le combat est une nécessité vitale pour le Parti et le devoir révolutionnaire. L'attitude de Paul Lévi (...) ne va pas dans le sens du renforcement du Parti mais dans celui de sa dislocation et de sa destruction. » (Centrale du VKPD, le 16 avril 1921)

[4] [310]. La délégation du CEIC est composée de B. Kun, Pogany et Guralski. Depuis la fondation du KPD K. Radek joue le rôle « d'homme de liaison » entre le KPD et l'IC. Sans toujours être muni d'un mandat clair, il pratique surtout la politique des canaux « informels » et parallèles.

Géographique: 

  • Allemagne [311]

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Allemande [298]

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Germano-Hollandaise [299]

Approfondir: 

  • Révolution Allemande [312]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [313]

Des débats entre groupes "bordiguistes" : une évolution significative du milieu politique prolétarien

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L'offensive développée par la bourgeoisie contre le communisme et contre les minori­tés révolutionnaires dispersées qui existent aujourd'hui, est pour la classe dominante une question de vie ou de mort. La survivance de ce système en proie à des convulsions inter­nes toujours plus profondes dépend de l'élimination de toute possibilité de matura­tion d'un mouvement révolutionnaire – dans la reprise de la lutte du prolétariat – qui vise à détruire ce système pour instaurer le com­munisme. Pour atteindre cet objectif, la bourgeoisie doit discréditer, isoler et donc anéantir politiquement, sinon physiquement, les avant-gardes révolutionnaires qui sont indispensables pour le succès de l'entreprise révolutionnaire du prolétariat.

Pour faire face à cette offensive et défendre la perspective révolutionnaire,

ce qui est requis, en retour, c'est un effort unitaire de toutes les composantes politiques qui se réclament authentiquement de la classe ouvrière. Dans l'histoire du mouvement ou­vrier, l'existence de plusieurs partis révolu­tionnaires, y compris dans le même pays, n'est pas une nouveauté, mais aujourd'hui, les avant-gardes révolutionnaires se présen­tent au rendez-vous de l'histoire dans un état de dispersion organisationnelle particuliè­rement important qui n'est certainement pas à l'avantage de la perspective révolution­naire, mais sert plutôt les intérêts de la bourgeoisie. Cette dispersion ne peut être surmontée de manière volontariste et oppor­tuniste par de grands rassemblements dictés par la « nécessité de construire le parti ». L'unique possibilité, c'est qu'elle soit pro­gressivement résorbée au travers d'une discussion ouverte entre les organisations révolutionnaires actuelles, débat qui permet de faire la clarté sur les différentes ques­tions et d'arriver à une convergence crois­sante, d'abord politique et ensuite organisa­tionnelle d'une grande partie des forces révo­lutionnaires qui existent aujourd'hui. Par ailleurs, l'existence d'un débat mené publi­quement entre les organisations révolution­naires, dans la presse ou même directement dans des réunions, représente un moyen incontournable pour l'orientation des nouvel­les forces révolutionnaires qui surgissent dans cette période et renforce enfin l'image d'un camp révolutionnaire qui, par delà tou­tes les variétés possibles et imaginables, se présente aux prolétaires comme une force qui combat la bourgeoisie de façon solidaire.

Sur ce plan, il faut noter depuis plusieurs mois des avancées importantes et significa­tives effectuées par différentes formations politiques. Nous en citons seulement deux en guise d'exemple et dont nous avons déjà parlé dans notre presse :

–  la dénonciation par toutes les composantes significatives du milieu prolétarien de la campagne de mystification de la bour­geoisie contre la brochure du Parti Communiste International Auschwitz ou le grand alibi, accusée de nier la réalité des chambres à gaz nazies alors que cette bro­chure dénonçait justement le nazisme et la démocratie comme les deux faces de la même pièce ([1] [314]) ;

–  la défense commune de la révolution russe et de ses leçons, dans la réunion publique tenue en commun par la CWO (Communist Workers Organisation) et le CCI à Londres en octobre 1997 ([2] [315]).

Même si les groupes qui se réclament des enseignements d'Amadeo Bordiga et qui sont connus sous le qualificatif de bordiguis­tes ([3] [316]) ne reconnaissent pas l'existence d'un milieu politique prolétarien – même s'ils le font parfois implicitement ([4] [317]) –, ils en sont une composante importante du fait de leur tradition. Cette partie du camp révolution­naire, la plus importante jusqu'au début des années 1980, a cependant été touchée en 1982 par une explosion tout-à-fait inédite dans l'histoire du mouvement ouvrier, don­nant naissance, en plus des scissions bordi­guistes qui existaient déjà, à de nouvelles formations qui sont encore d'inspiration bordiguiste et qui se réclament toutes de la souche d'origine et s'appellent pour la plu­part Parti Communiste International. Cette homonymie, associée au fait que les diffé­rents groupes qui sont nés de l'explosion du vieux parti n'ont jamais produit un réexamen sérieux des causes de la crise de 1982, a constitué jusqu'à présent une faiblesse im­portante pour tout le milieu politique prolé­tarien.

Mais cela est en train de changer. Une ou­verture nouvelle s'est manifestée dans le camp bordiguiste, différents articles ont été publiés dans la presse des groupes de cette mouvance en polémique avec d'autres grou­pes du milieu politique prolétarien, en parti­culier avec des groupes de la même ten­dance, sur les raisons de la crise explosive de 1982. C'est très important parce que cela rompt avec la tradition de fermeture sectaire typique du bordiguisme d'après-guerre selon laquelle il fallait adhérer par un acte de foi au « Parti », en ignorant toute autre forma­tion prolétarienne. Le simple fait d'être au­jourd'hui plusieurs « partis » ayant tous une « appellation d'origine contrôlée » a imposé à chacun d'entre eux de le démontrer dans les faits, d'où la nécessité de faire le bilan de l'histoire récente du bordiguisme et des po­sitions défendues par les autres groupes de la même mouvance. Cela ne peut qu'être bénéfique pour les groupes eux-mêmes et pour tous les éléments à la recherche d'une référence politique qui se demandent depuis longtemps quelles peuvent bien être les différences entre Programma Comunista, Il Comunista-Le Prolétaire-Programme Com­muniste ou Il Partito Comunista (le parti dit de Florence), pour ne parler que des groupes les plus importants et qui font partie de la Gauche communiste. Aujourd'hui, le débat franc et ouvert, sévère et rigoureux quand il se réalise, est la seule voie qui pourra enfin permettre d'éliminer les erreurs du passé et de tracer des perspectives pour l'avenir.

Dans cet article, nous n'entrerons pas dans tous les éléments du débat qui s'annonce ri­che et intéressant, incluant même un groupe extérieur à la mouvance bordiguiste comme le Partito Comunista Internazio­nalista-Bat­taglia Comunista, dans la mesure où un tel débat remonte jusqu'à la formation d'ori­gine dans les années 1943-45, c'est-à-dire avant la scission de 1952 entre l'aile bordi­guiste proprement dite et le groupe qui, en suivant Onorato Damen, a conservé jusqu'à aujour­d'hui le nom de Battaglia Comunista ([5] [318]). Il est toutefois important de signaler quelques éléments qui confèrent toute sa valeur à ce débat.

Le premier aspect est que la question orga­nisationnelle est au coeur de la discussion : si on lit les différents articles des groupes intéressés, on voit combien ceux-ci sont tra­versés par cette préoccupation. Au delà du fond de la polémique entre Il Comunista-Le Prolétaire et Programma Comunista, sur le­quel honnêtement nous ne pouvons pas nous prononcer pour le moment de manière caté­gorique, les deux groupes, lorsqu'ils évo­quent ce qui se passait dans le vieux Programme Communiste avant 1982 analy­sent tous deux une confrontation entre une composante immédiatiste et volontariste d'un côté ([6] [319]), et une composante plus liée au long terme de la maturation de la lutte de classe de l'autre. Et tous les deux mettent également en évidence l'importance centrale de la question de l'organisation : l'organisa­tion de type « partidiste » contre toute vel­léité « mouvementiste » selon laquelle le mouvement de la classe serait en soi néces­saire et suffisant pour que la révolution réussisse.

Programma Comunista, dans son numéro de janvier 1997, fait référence à la nécessité de comprendre l'importance de la patience, à ne pas être immédiatiste, ce qui ne peut être que partagé comme principe général.

Il Comunista-Le Prolétaire développe dans sa réponse :

« Le parti d'alors (...) a ouvert les portes aux gens pressés et aux impa­tients, en faisant naître des sections à partir de rien, en poussant les sections à cons­truire partout des groupes communistes d'usine et des comités pour la défense du syndicat de classe, en cherchant et en acceptant l'accroissement numérique des sections avec un laxisme organisationnel, politique et théorique. » Il insiste aussi sur la nécessité de défendre l'organisation des révolutionnaires et le militantisme de cha­que camarade, ce que nous ne pouvons que partager et sur lequel nous exprimons toute notre solidarité :

« A quoi sert, ex-camara­des de parti, d'encenser autant une patience que vous n'avez jamais eue ? Quand c'était le moment de défendre politiquement, théoriquement et pratiquement le patrimoine des batailles de classe de la Gauche Communiste, quand c'était le moment de mener une bataille politique sur le terrain contre tous les liquidateurs les plus divers du parti en prenant la responsabilité de cette bataille et de représenter un pôle de ré­férence pour un grand nombre de cama­rades désorientés et isolés à cause de l'ex­plosion du parti, que ce soit en Italie, en France, en Grèce, en Espagne, en Amérique Latine, en Allemagne, en Afrique et au Moyen-Orient, où étiez vous ? Vous avez déserté, vous avez abandonné ce parti que vous vous flattez tant de représenter et dont vous vous êtes appropriés la gloire. Où était-elle votre patience absolument néces­saire pour continuer à intervenir à l'inté­rieur de l'organisation et pour expliquer sans relâche à la majorité des camarades quels étaient les dangers dans ces périodes de grande difficulté (...). » (Il Comunista n° 55, juin 1997)

Le second aspect qui donne de la valeur à ce débat est la tendance à enfin affronter la question des racines politiques de la crise :

« [il faut se mettre à travailler] sur le bilan de la crise du parti, et faire le bilan de tou­tes les questions que la dernière crise ex­plosive en particulier, a laissées ouvertes : nous les recitons, la question syndicale, la question nationale, la question du parti et des rapports avec les autres regroupements politiques en plus de ceux avec la classe, la question de l'organisation interne du parti, la question du terrorisme, la question de la reprise de la lutte de classe et des organisa­tions immédiates du prolétariat (...), celle du cours de l'impérialisme. » (Ibid.)

Sur ce plan, le groupe Le Prolétaire-Il Comunista, dans un article sur la question kurde publié dans la revue théorique en français Programme Communiste consacre une longue partie à la critique de Programma Comunista (le groupe italien) à propos d'un article écrit en 1994 sur cette question et dans lequel Programma soutient, bien sûr de façon critique, le PKK :

« Cette fantaisie rappelle les illusions dans lesquel­les tombèrent de nombreux camarades, y compris du centre international du parti, à l'époque de l'invasion du Liban en 1982 et qui servirent de déclencheur à la crise qui fit voler en éclats notre organisation (...) Programma en arrive ainsi à retomber dans la même faute commise hier par les liquida­teurs de notre parti, El Oumami ou Combat. Peut-être que s'il avait consenti à faire un bilan sérieux de la crise du parti et de ses causes, au lieu de se réfugier dans la croyance d'avoir toujours raison, Programma aurait pu avoir l'occasion his­torique de faire un saut qualitatif véritable: surmonter sa désorientation théorique, politique et pratique, pour retrouver l'orien­tation correcte et pareille mésaventure ne lui serait pas arrivée. » (Programme Communiste n° 95)

Cette polémique est particulièrement impor­tante parce qu'au delà du fait qu'elle repré­sente une position claire sur les luttes de libération nationale, il semble que soit enfin reconnu que cette question a été à la base de l'explosion de Programme Communiste en 1982 ([7] [320]). Cette reconnaissance nous fait bien augurer du futur parce que, comme le met en évidence la nature du débat, il ne sera plus possible pour le bordiguisme de recommencer comme s'il ne s'était rien passé mais il faudra tirer les leçons du passé. Ce passé, on ne peut cependant pas le figer arbitrairement à une période donnée.

Nous avons déjà fait allusion au fait que, dans la polémique, les différents groupes sont revenus jusqu'à la constitution de la première organisation dans les années 1943-45. Ainsi, Programme Communiste n° 94 avait abordé la question : « le parti reconsti­tué (...) ne resta pas indemne de l’influence des positions de la Résistance antifasciste et d’un anti-stalinisme rebelle. (..) Ces faibles­ses conduisirent à la scission de 1951-52 ; mais ce fut une crise bénéfique, de matura­tion politique et théorique ». On retrouve ce genre de critique par rapport au parti des années 1950 au sein de l’autre branche de la scission de l’époque, c’est-à-dire Battaglia Comunista (voir notre article sur l’histoire de Battaglia Comunista dans la Revue Internationale n° 91).

Dans le même numéro, Programme Communiste fait aussi référence aux diffi­cultés rencontrées par ce groupe après mai 1968 : « Les effets négatifs de l’après 68 touchèrent notre parti (...) jusqu'à le faire éclater. (...) Le parti subissait l’agression de positions qui étaient un mélange d'ouvrié­risme, de guerillérisme, de volon­tarisme, d’activisme. (...) L’illusion se ré­pandit que le parti (après 1975 et la prévi­sion de Bordiga d’une "crise révolution­naire" pour l’année 1975) pouvait à brève échéance sor­tir de son isolement et acquérir une certaine influence. »

Programme Communiste n’en reste pas là, et dans un effort remarquable de réflexion sur ses difficultés passées, il revient dans un autre article ([8] [321]) sur la même période qui mérite d’être réexaminée : « Plus le parti se trouvait face à des problèmes politiques et pratiques différents par leur nature, leur dimension ou leur urgence (comme la ques­tion féminine, du logement, des chômeurs, l’apparition de nouvelles organisations en dehors des grands syndicats traditionnels ou les problèmes soulevés par le poids de questions de type national dans certains pays), et plus se révélaient des tendances à se retrancher dans un cadre comme dans des déclarations de principe, dans un rai­dissement idéologique. »

Ce constat est à saluer, c’est le signe d’une vitalité politique et révolutionnaire qui cher­che à apporter une réponse aux nouveaux problèmes de la lutte de classe. Cette ré­flexion sur le passé du vieux Parti Communiste International et notamment sur la question organisationnelle par les cama­rades qui ont poursuivi une activité après son éclatement dans les années 1980, est très importante pour la Gauche communiste.

Nous ne développons pas plus dans cet arti­cle. Nous voulons simplement saluer et sou­ligner l'importance de ce débat qui se déve­loppe dans le camp bordiguiste. Dans de précédents articles nous avons cherché à analyser les origines des courants politiques qui constituent le milieu politique proléta­rien actuel, en abordant deux questions po­litiques fondamentales qui sont « La Fraction italienne et la Gauche Communiste de France » (Revue Internationale n° 90) et « La formation du Partito Comunista Internazionalista » (Revue Internationale n° 91). Nous sommes convaincus que l'ensemble du milieu politique prolétarien doit aborder ces questions historiques et sortir du repli que la contre-révolution des années 1950 lui a imposé. L'avenir de la construction du parti de classe et de la révolution elle-même en dépend fortement.

Ezechiele



[1] [322]. Voir par exemple « Face aux calomnies de la bourgeoisie, Solidarité avec Le Prolétaire », Révolution internationale n° 273, novembre 1997.

 

[2] [323]. Voir « Réunion publique commune de la Gauche communiste, En défense de la révolution d'Octobre », Révolution Internationale n° 275 (et dans les autres publications territoriales du CCI, no­tamment World Revolution n° 210) ainsi que dans l'organe de presse de la CWO, Revolutionary Perspectives n° 9.

 

[3] [324]. Les principales formations bordiguistes qui existent aujourd'hui et auxquelles nous faisons référence dans cet article sont avec leurs principales publications : le Parti Communiste International qui publie Le Prolétaire et Programme Communiste en France, Il Comunista en Italie ; le Parti Communiste International qui publie Il Programma Comunista en Italie, Cahiers Internationalistes en France et Internationalist Papers en Grande-Bretagne ;

 

Il Partito Comunista Internazionale qui publie Il Partito Comunista en Italie.

 

[4] [325]. Programme communiste n° 95 a par exemple pris la défense de la Gauche communiste contre les critiques faites à notre livre La Gauche communiste d'Italie par une revue trotskiste anglaise Revolutionary History (volume 5, n° 4).

 

[5] [326]. Il existe une brochure de Battaglia Comunista sur la scission de 1952 et une, plus récente, qui a pour titre « Parmi les ombres du bordiguisme et de ses épigones » et qui intervient explicitement dans le débat récent entre groupes bordiguistes.

 

[6] [327]. Deux des groupes qui sont quelque sorte assimi­lables à cette composante du vieux Programme Communiste ont fini dans le gauchisme – en Italie Combat et en France El Oumami – et ont tous deux heureusement disparu de la scène sociale et politi­que.

 

[7] [328]. Voir les articles que nous avons dédiés à la crise de Programme Communiste en 1982 et que le CCI a analysé comme une expression d'une crise plus gé­nérale du milieu politique prolétarien, en particulier les articles de la Revue Internationale du n° 32 au n° 36.

 

[8] [329]. Programme Communiste n° 94, « A la mémoire d’un camarade de la vieille garde : Riccardo Salvador ».

Courants politiques: 

  • Bordiguisme [205]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [206]

Revue Internationale no94 - 3e trimestre 1998

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Face à la misère et la barbarie, une seule réponse : la lutte internationale du prolétariat

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La dynamique catastrophique dans la­quelle s'enfonce le capitalisme mondial, et dans la­quelle il entraîne toute l'hu­manité, vient en­core de connaître une accélération depuis le début de l'année 1998. L'impasse historique du capita­lisme s'est manifestée avec force sur tous les plans : multiplication des con­flits inter-impérialistes, crise économi­que et sur le plan social un appauvris­sement et une misère qui se généralisent à des milliards d'êtres humains.

L'aggravation des antagonismes impé­rialis­tes entre grandes puissances qui s'était ex­primée lors de l'échec améri­cain face à l'Irak en février dernier ([1] [330]), s'affirme maintenant dans la course ef­frénée à l'arme atomique que se livrent l'Inde et le Pakistan. Cette course échappe à tout contrôle et en particu­lier à celui des grandes puissances – en premier lieu les Etats-Unis – qui n'ont pas su prévenir les essais indiens et em­pêcher la riposte pakistanaise. La dy­namique au « chacun pour soi », carac­téristique majeure de la période de dé­composition du capita­lisme au plan impérialiste, explose chaque jour un peu plus dans tous les recoins de la planète. La menace d'une guerre entre l'Inde et le Pakistan dans laquelle l'arme atomi­que serait utilisée, est tout à fait réelle et repré­sente d'ores et déjà un facteur d'instabilité supplémentaire au plan mondial et au plan régional par le jeu même des relations et des oppositions impérialistes. Les bourgeoisies des plus grandes nations capitalistes s'in­quiè­tent... et en même temps participent à l'aggravation des tensions en prenant posi­tion – plus ou moins ouvertement – derrière l'un ou l'autre pays. Dans la ré­gion, la Chine – présentée comme l'en­nemi n°1 par le gou­vernement indien – ne resterait pas, ne reste d'ores et déjà pas sans réaction ([2] [331]). De même, cette accentuation des perpectives guerrières dans la région pose à la bour­geoisie ja­ponaise, chaque jour avec plus d'acuité, la question de son propre armement nu­cléaire face à ses voisins ; ce qui à son tour vient accroître encore l'instabilité et les rivalités impérialistes mondiales. L'Asie du sud-est est une véritable pou­drière – en grande partie atomique – et la situation créée par l'Inde et le Pakis­tan ne peut que renforcer encore la course aux armements de tout type que la région connaît depuis l'ef­fondrement de l'URSS et du bloc de l'Est.

La période historique actuelle de dé­compo­sition du capitalisme se mani­feste donc par l'augmentation dramati­que des antagonismes et des conflits impérialistes. Des continents entiers sont la proie des guerres et des mas­sa­cres. Et cette folle spirale se manifeste, à l'heure où nous écrivons, par l'éclate­ment de la guerre entre l'Erythrée et l'Ethiopie et les files de réfugiés du Ko­sovo dans l'ex-Yougoslavie qui fuient les nouveaux com­bats. Ces Etats font partie de l'interminable liste des pays qui ont connu les malheurs et les dévas­tations de la guerre. Ils ne connaî­tront plus la « paix » sous le capitalisme, mais une barbarie dans laquelle les sei­gneurs locaux et leurs bandes armées vont perpétrer des massacres sans dis­continuer, infligeant ainsi aux popula­tions locales ce que les afghans, les tchétchènes, les popula­tions d'Afrique, de l'ex-Yougoslavie et d'ailleurs endu­rent depuis plusieurs années, voire des décennies, et dont elles ne pour­ront s'échapper. Le capitalisme en putréfac­tion entraîne l'ensemble de l'humanité dans des guerres sans fin toujours plus effroya­bles et barbares.

L'aggravation brutale de la crise écono­mique du capitalisme mondial vient frapper d'une manière particulièrement violente les popu­lations d'Asie du sud-est qui, après avoir subi une exploitation féroce durant les an­nées de « croissance et de succès » économi­ques, sont maintenant, et du jour au lende­main, rejetées sans travail, livrées à la hausse des prix, à la misère, à la faim et à la répression. Les premières conséquences de la crise dans les pays asiatiques sont d'ores et déjà dramati­ques. Les faillites bancaires et d'entre­prises, les fermetures d'usines ou les ar­rêts de production plus ou moins longs jettent des millions d'ouvriers dans le chô­mage. En Corée du sud, celui-ci a doublé en cinq mois ; un million et de­mi d'ouvriers sont sur le pavé alors que des centaines de milliers d'autres sont aujourd'hui touchés par le chômage par­tiel. Le chômage explose à Hongkong, à Singapour, en Malaisie, en Thaïlande, etc. Du jour au lendemain des millions d'ouvriers et leurs familles se re­trou­vent complètement démunis quand ils ne sont pas – parce que travailleurs im­migrés – renvoyés manu-militari dans leur pays d'origine. La consommation s'effondre. Et comment pourrait-il en être autrement alors que, en plus des li­cenciements, l'inflation explose elle aussi en particulier à cause de l'effon­drement des monnaies locales ?

« C'est une récession profonde qui sem­ble se dessiner. En Malaisie, le produit intérieur brut (PIB) s'est contracté de 1,8 % au pre­mier trimestre. A Hong­kong, le PIB a baissé pour la première fois depuis treize ans, de 2 % au cours des trois premiers mois de l'année » ([3] [332]) alors que la Corée du Sud « est confron­tée à un "credit crunch" dramatique "menaçant de saper l'industrie et les expor­tations, dernier recours de la re­prise éco­nomique" a déclaré, lundi, le ministre des finances [coréen]. Cet avertissement survient alors que la Co­rée du Sud a enregistré une croissance négative de 2,6 % en mai. » ([4] [333])

Ainsi, la presse bourgeoise est aujour­d'hui obligée de reconnaître qu'il ne s'agit pas seulement d'une « crise finan­cière » qui tou­che les anciens « dragons » et autres « tigres » mais bien d'un effondrement éco­nomique global pour ces pays. Mais cette « reconnaissance » lui permet d'occulter une réalité beaucoup pus profonde et plus grave : c'est que la situation drama­tique dans la­quelle sombre cette région du monde n'est qu'une expression spec­taculaire de la crise mortelle qui mine le capitalisme dans sa to­talité ([5] [334]). Cette situation devient même un facteur d'ac­célération de la crise générale. Les ré­cents et violents soubresauts des Bourses de Hongkong, de Bangkok, de Djakarta, de Taiwan, de Singapour et Kuala-Lumpur de la fin mai ont largement dé­bordé le cadre de l'Asie du sud-est. Au même mo­ment, en effet, les Bourses de Moscou, de Varsovie et des pays d'Amé­rique latine chutaient de manière tout aussi considéra­ble. De même les diffi­cultés actuelles du Japon (chute de sa monnaie, le Yen ; failli­tes bancaires, baisse importante de la con­sommation interne, récession ouverte offi­cielle­ment prévue malgré l'augmentation des déficits budgétaires) viennent à leur tour menacer ce qui reste de l'équilibre fi­nancier de la région et annoncent une relance exa­cerbée de la guerre com­merciale. Une déva­luation du Yen ne pourrait qu'imposer une dévaluation de la monnaie chinoise – dont l'économie est déjà à bout de souffle – ce qui aurait des conséquences encore plus drama­ti­ques pour toute la région. De même, d'un ordre différent bien sûr, les diffi­cultés japo­naises sont lourdes de con­séquences pour l'ensemble de l'écono­mie mondiale (4).

L'aggravation de la crise économique est mondiale et touche tous les pays. Tous les éléments qui ont vu l'explosion asiatique de la fin 1997, sont mainte­nant réunis dans le cas de la Russie. Celle-ci demande une aide d'urgence aux pays du G7, les sept pays les plus riches du monde, de plus de 10 mil­liards de dollars alors que les capitaux fuient le pays et que le rouble, la mon­naie russe, chute malgré des taux d'inté­rêt de... 150 % ! La Russie se trouve dans la même situation que les pays asiatiques cet hiver, de la Corée en par­ticulier, avec une dette à court terme de 33 milliards de dollars à payer en 1998 alors que ses réserves n'attei­gnent pas... 15 milliards et qu'elles ne per­mettent pas de payer les salaires ouvriers comme l'ont rappelé les mineurs de Sibérie ([6] [335]). A la différence des pays asiatiques, cela fait maintenant dix ans que la Russie est en récession, que son économie s'en­fonce dans le marasme, que le chaos et la décomposi­tion sociale touchent tous les secteurs de la société dans une dy­namique sans fin.

Voilà la seule perspective que peut offrir le capitalisme aujourd'hui pour l'im­mense ma­jorité de la population mon­diale. Une pers­pective de misère et de faim, de chômage ou de surexploitation croissante, de dégradation incessante des conditions de travail, de cor­ruption généralisée, d'affrontements entre ban­des mafieuses rivales, de drogue et d'al­coolisme, d'enfants abandonnés quand ils ne sont pas vendus comme esclaves, de vieillards réduits à la mendicité et à mourir dans la rue, et de guerres meur­trières et sanglantes, de chaos et de bar­barie générali­sée. Il ne s'agit pas là de mauvaise science-fiction, mais de la réa­lité quotidienne que connaît l'immense majorité de la population mondiale et qui existe déjà en Afrique, dans l'ex-URSS, dans nombre de pays d'Asie, en Amérique latine, et qui tend à s'accen­tuer, touchant maintenant certaines ré­gions euro­péennes comme le montre l'ex-Yougoslavie, l'Albanie, une partie des pays de l'ex-bloc de l'Est.

Quelle alternative à cette barbarie ?

Face à ce tableau catastrophique, large­ment incomplet, y-a-t-il une solution ou une alter­native ? De solution dans le cadre du capi­talisme, il n'y en a pas. Et les déclamations des hommes politiques, des économistes et des journalistes – pour ne citer que ceux-là – sur l'espé­rance d'un futur meilleur à condi­tion d'accepter les sacrifices aujourd'hui, sont non seulement démenties par la faillite des pays asiatiques, Japon y compris, qui nous étaient présentés comme les exemples à suivre, mais aussi plus largement par les trente ans de crise économique ouverte de­puis la fin des années 1960 qui ont débou­ché sur le sombre tableau que nous venons de présenter.

Existe-t-il une alternative en dehors du capi­talisme ? Et si oui, quelle alterna­tive ? Et surtout qui en est le porteur ? Les grandes masses qui se sont révoltées en Indonésie ?

La chute brutale des conditions d'exis­tence en Indonésie,  imposées par les grandes dé­mocraties occidentales et le FMI du jour au lendemain, ne pouvait que provoquer des réactions populaires. En quelques mois, le PIB a baissé de 8,5 % au premier trimestre 1998, la roupie indonésienne a perdu 80 % de sa valeur depuis l'été 1997, le revenu moyen a chuté de 40 %, le taux de chô­mage est monté subitement à 17 % de la popula­tion active, l'inflation explose et devrait at­teindre 50 % en 1998. « La vie est devenue presque impossible. Les prix n'arrêtent pas d'augmenter. Le riz est passé de 300 roupies avant la crise à 3000 aujourd'hui. Et ce sera bientôt pire. » ([7] [336])

Dans ces conditions, la révolte de la po­pula­tion déjà misérable était prévisible. Les grandes puissances impérialistes et les grands organismes internationaux, tels le FMI ou la Banque Mondiale, qui ont imposé les mesures d'austérité à l'Indonésie, sa­vaient ces réactions po­pulaires inévitables et s'y sont préparés. Les jours du président Suharto étaient comptés dès lors que son autorité étaient atteinte. La dictature san­glante, mise en place par les Etats-Unis au temps de la guerre froide avec le bloc impé­ria­liste de l'URSS, a permis de détourner la révolte et les manifestations sur le népo­tisme et la corruption du dictateur Su­harto et de ses proches, évitant ainsi toute remise en cause du capitalisme. Ce détournement a été d'autant plus facile que le prolétariat indo­nésien, faible et sans expérience, n'a pu dé­velopper un quelconque mouvement sur son terrain de classe. Les quelques grèves ou mani­festations ouvrières – telles qu'elles ont pu être relatées dans la presse bour­geoise – ont vite été abandonnées. Les ouvriers ont rapidement été noyés dans l'inter-classisme, soit dans les émeutes et le pillage des ma­gasins aux côtés des grandes masses misé­reuses lumpéni­sées qu'ils côtoient dans les bidonvilles, soit derrière les étudiants sur le terrain des « reformasi », c'est-à-dire sur le ter­rain démocratique contre la dictature Suharto. La répression sanglante (plus de 1000 morts à Djakarta, sans doute beaucoup plus en province) a permis de renforcer en­core la mystification démo­cratique et a donné encore plus de poids à la « victoire » obtenue avec la démis­sion de Suharto. Démission facilement organisée et obtenue... par les Etats-Unis.

D'une situation de faillite ouverte du ca­pita­lisme, les bourgeoisies des grandes puissan­ces impérialistes, américaine au premier chef, ont réussi à retourner la situation en Indonésie – dont elles sont les premières responsables – au profit du capital et de la démocratie bour­geoise. Et cela a été d'autant plus facile que le prolétariat n'a pas réussi à lutter comme tel, sur son terrain, c'est-à-dire contre l'austérité, le chômage et la mi­sère, que ce soit au moyen de grèves ou de mani­festations massives.

L'alternative ne peut être que révolu­tion­naire, anti-capitaliste. Mais ce ne sont pas les grandes masses misérables sans travail qui s'entassent dans les im­menses bidon­villes des métropoles des pays du « tiers-monde » qui peuvent en être porteuses. Seul le prolétariat inter­national est le porteur de l'alternative qui comporte la destruction des Etats bourgeois, la disparition du mode de production capitaliste et l'avènement du communisme. Mais la réponse interna­tio­nale prolétarienne n'est pas présente de fa­çon égale partout dans le monde.

Certes, en Asie, toutes les fractions du pro­létariat ne sont pas aussi faibles, ne man­quent pas autant d'expérience qu'en Indonésie. La classe ouvrière en Corée par exemple, autrement plus con­centrée, a une expérience de lutte plus importante et a me­né, en particulier dans les années 1980 des luttes signifi­catives ([8] [337]). Mais là aussi, la bourgeoisie s'est préparée. La « démocratisation » récente des syndicats co­réens et de l'Etat – l'élection présidentielle en dé­cembre dernier au plus fort de la crise financière –, tout comme les dernières élec­tions locales, ont renforcé la mysti­fication démocratique et offert à la bourgeoisie une meilleure capacité pour affronter le proléta­riat et l'enfermer dans de fausses alternati­ves. A l'heure où nous écrivons, l'Etat co­réen, le nou­veau président, Kim Dae Jung, ancien opposant longtemps emprisonné, les di­rigeants des grands entreprises et les deux syndicats, y compris le nouveau « radical », réussissent à faire passer les millions de li­cenciements, le chômage partiel et les sacri­fices au moyen du jeu démocratique.

La responsabilité historique internationale de la classe ouvrière des pays industrialisés

L'utilisation de la mystification démo­crati­que qui vise à attacher les ouvriers à l'Etat national, ne pourra être complè­tement dé­passée et anéantie que par le prolétariat des grandes puissances impé­rialistes « démocratiques ». De par sa concentration et son expérience histori­que dans la lutte contre la démocratie bourgeoise, la classe ouvrière d'Europe occidentale et d'Amérique du nord est la seule qui puisse donner au prolétariat mondial à la fois l'exemple et l'impul­sion de la lutte révolutionnaire, et lui donner la capacité de s'affirmer partout comme la seule force déterminante et por­teuse d'une perspective pour toutes les mas­ses paupérisées de la société.

La bourgeoise sait cela. C'est la raison pour laquelle elle se retrouve unie pour dévelop­per les manoeuvres et les atta­ques – économiques et politiques – les plus so­phistiquées contre la classe ou­vrière. Nous l'avons vu en France en dé­cembre 1995 et, à la suite, en Belgique et en Allemagne ([9] [338]). Nous venons de le voir au Danemark.

Les 500 000 grévistes du secteur privé – pour un population active de 2 millions, cela signifie l'équivalent de 5 millions de grévistes pour des pays comme la Grande-Bretagne ou la France !  – qui ont bloqué ce petit pays durant quinze jours au mois de mai, sont l'illustration des potentialités de lutte, l'expression du lent développe­ment du mécontentement et de la com­bativité ou­vrière en Europe. Ce n'est pas pour rien que les médias ont présen­té ce mouvement comme un anachro­nisme, comme « une grève de riches » (!), afin de limiter au maximum tout sentiment de solidarité, toute conscience de l'existence d'une seule et même lutte ouvrière.

En même temps, le soin politique qu'a porté la bourgeoisie danoise dans la « résolution » du conflit indique bien la réalité du danger prolétarien. L'utilisa­tion du jeu démocrati­que entre le gou­vernement social-démocrate, les patrons privés, la direction du syndicat LO et le syndicalisme de base, les « Tillidsmand », tout comme l'utilisa­tion du référendum sur l'Europe pour décréter la fin de la grève, est la mani­festation de l'arme­ment politique so­phistiqué de la bourgeoisie et de sa maî­trise. Armement politique de par l'utili­sation de l'opposition entre la direction de LO et le syndicalisme de base pour s'as­surer du contrôle des ouvriers. Maî­trise dans le « timing », dans la planifi­cation tempo­relle de la grève provo­quée entre les négo­ciations syndicales et la date du référendum sur l'Europe qui  « autorisait » – du point de vue lé­gal – le gouvernement social-démo­crate à intervenir et à littéralement sif­fler la reprise du travail.

Malgré l'échec de la grève et les ma­noeuvres de la bourgeoisie, ce mouve­ment n'a pas exactement la même signi­fication que celui de décembre 1995 en France. En particulier, alors que la re­prise du travail s'était faite en France dans une certaine euphorie, avec un sen­timent de victoire qui ne laissait pas de place à une remise en cause du syndica­lisme, la fin de la grève danoise s'est faite avec un sentiment d'échec et peu d'illusion sur les syndicats. Cette fois, l'objectif de la bourgeoisie n'était pas de lancer une vaste opération de crédibili­sation des syndicats au niveau interna­tional comme en 1995, mais de « mouiller la poudre », d'anticiper sur un mécontentement et une combativité crois­sante qui s'affirment petit à petit tant au Danemark que dans les autres pays d'Europe et ailleurs.

Les efforts et le soin qu'apportent les bour­geoisies, européennes particuliè­rement, à leur combat contre le proléta­riat, tranchent clairement avec les mé­thodes « primaires » répressives et bru­tales de leurs consoeurs des pays de la périphérie du capitalisme. Le degré de sophistication, de machiavélisme, utilisé est une indication du danger histori­que que représente le prolétariat des pays les plus industrialisés pour la bourgeoisie. De ce point de vue, la grève danoise an­nonce la réponse de classe et la perspec­tive de luttes massives que le prolétariat expéri­menté des grandes concentra­tions d'Europe occidentale va offrir à ses frères de classe des autres continents. Elle annonce aussi la perspective révo­lutionnaire que le proléta­riat interna­tional doit offrir à l'ensemble des masses pauvres et affamées qui représentent l'immense majorité de la population mon­diale.

Voilà l'alternative au sombre tableau et à la sinistre perspective que nous offre le capita­lisme en se décomposant : une seule et même lutte révolutionnaire du prolétariat international dont le signal et la dynamique seront donnés par les lut­tes des ouvriers des grandes concentra­tions industrielles d'Europe et d'Améri­que du Nord.

RL, 7 juin 98



[1] [339]. Voir Revue Internationale n° 93.

 

[2] [340]. « Le président chinois Jiang Zenin a accusé l'Inde de "prétendre depuis longtemps à l'hégémonie dans l'Asie du Sud" et que "l'Inde vise la Chine" quand elle reprend ses essais nucléaires » (Le Monde, 4/6/98)

 

[3] [341]. Le Monde, 4/6/98.

 

[4] [342]. Le Monde, 3/6/98. « Credit crunch » : pénurie subite de crédit.

 

[5] [343]. Voir la « Résolution sur la situation internationale » du 12e Congrès du CCI ainsi que l'article éditorial de la Revue internationale n° 92, 1er trimestre 1998.

 

[6] [344]. La grève des mineurs réclamant leurs salaires non payés depuis plusieurs mois. Voir Le Monde, 7/6/98.

 

[7] [345]. Le Monde, 4/6/98.

 

[8] [346]. « Les grèves de l'été 87 », Revue Internationale n° 51, 4e trimestre 1987.

 

[9] [347]. Voir Revue Internationale n° 84 et 85, 1er et 2e trimestre 1996.

 

Questions théoriques: 

  • Décadence [246]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La lutte Proletarienne [247]

Euro : l'aiguisement des rivalités capitalistes

  • 3074 lectures

La réunion au sommet des chefs d'Etat de l'Union Européenne début mai 1998 avait pour but de couronner dignement l'introduc­tion de la monnaie commune, l'Euro. Ceux-ci étaient venus à Bruxel­les pour célébrer leur victoire sur l'« égoïsme nationaliste ». Auparavant, le chancelier allemand Helmut Kohl nous avait assuré que la nouvelle mon­naie incarne surtout la paix en Europe pour le prochain siècle et en particulier le dépas­sement de la rivalité historique meurtrière entre l'Allemagne et la France.

Mais les faits sont têtus et c'est souvent dans les moments les plus inattendus qu'ils font voler en éclats les idées faus­ses que les clas­ses exploiteuses inven­tent pour s'illusionner elles-mêmes et surtout pour tromper ceux qu'elles ex­ploitent. Au lieu d'être une dé­monstra­tion de confiance mutuelle et de collabo­ration pacifique entre Etats euro­péens, le sommet de Bruxelles et sa célé­bra­tion de la naissance de l'Euro ont vite tourné au pugilat autour d'une question se­condaire en apparence : à quel mo­ment le français Trichet devrait rempla­cer le néer­landais Duisenberg comme président de la nouvelle Banque centrale européenne ; ceci d'ailleurs en violation du traité sur l'Euro solennellement adopté.

Une fois éteints les feux de la bataille, une fois que le président français Chirac eût terminé de vanter la façon dont il avait im­posé le remplacement de Dui­senberg par Trichet dans quatre ans et que le ministre allemand des finances Waigel eût cessé de lui riposter en dé­clarant que le néerlandais, favori de Bonn, pourrait rester huit ans « s'il le voulait », un silence embarrassant re­tomba sur les capitales de l'Europe. Comment expliquer cette soudaine re­chute dans un état d'esprit nationaliste de « prestige », soi-disant anachroni­que ? Pourquoi Chirac a-t-il mis en danger la cé­rémonie d'introduction de la monnaie com­mune sans autre raison que celle d'avoir un de ses compatriotes à la tête d'une banque, qui plus est un compatriote qui a la réputa­tion d'être un « clone » du président de la Bundes­bank Tietmeyer ? Pourquoi Kohl a-t-il tant tardé pour faire la plus petite con­ces­sion sur une telle question ? Pour­quoi a-t-il été autant critiqué en Alle­magne pour le compromis qu'il a accep­té ? Et pourquoi les autres nations pré­sentes, bien qu'elles aient soi-disant sou­tenu unanimement Duisenberg, se sont-elles résignées à cette bataille rangée ? Après s'être creusé la tête, la presse bourgeoise est parvenue à une explica­tion ou plutôt à plusieurs explica­tions différentes. En France la responsabilité du contretemps de Bruxelles a été reje­tée sur l'arrogance des allemands ; en Allemagne sur l'ego national boursouflé des français ; en Grande-Bretagne sur la folie des continentaux qui ne sont pas capables de se contenter de leur bonne vieille monnaie nationale traditionnelle.

Ces excuses et « explications » ne sont-elles pas en elles-mêmes la preuve qu'un véritable conflit d'intérêts nationaux se jouait à ce sommet de Bruxelles ? Loin de limiter la concurrence économique entre les capitaux nationaux partici­pants, l'introduction d'une monnaie uni­que signifie l'intensification des rivali­tés. Plus particulièrement, le conflit en­tre ces « grands amis » que sont Kohl et Chirac exprime surtout toute l'inquié­tude de la bourgeoisie française face au renforce­ment économique et politique et face à l'agressivité de son compère al­lemand. Cette montée économique et impérialiste de l'Allemagne est une réa­lité brutale qui ne peut qu'alarmer le « partenaire » français malgré la pru­dence diplomatique de Kohl. Celui-ci, en effet, en prévision de sa proba­ble « retraite » comme Chancelier, a récem­ment fait passer le message suivant à ses futurs successeurs : « L'expression "leadership allemand" en Europe de­vrait être évitée, car elle pourrait me­ner à l'accu­sation que nous essayons d'obtenir l'hégé­monie. » ([1] [348])

L'agressivité croissante du capitalisme allemand

En fait, mai 1998 a témoigné de deux déve­loppements importants concréti­sant la vo­lonté de l'Allemagne d'impo­ser des mesures économiques visant à assurer la position dominante du capita­lisme allemand aux dé­pens de ses ri­vaux plus faibles.

Le premier est l'organisation de la mon­naie européenne. L'Euro était à l'origine un projet français imposé à Kohl par Mitterrand en échange du consentement français à l'unifi­cation allemande. A l'époque, la bourgeoisie française crai­gnait à juste titre que la Bundesbank de Francfort n'utilise le rôle dominant du Mark, par une politique des taux d'inté­rêt élevés, pour obliger toute l'Europe à participer au financement de l'unifica­tion de l'Allemagne. Mais, lorsque l'Al­lemagne mit finalement tout son poids dans ce projet (et sans ce poids l'Euro n'au­rait jamais existé), ce qui a émergé c'est une monnaie européenne corres­pondant aux con­ceptions et aux intérêts de l'Allemagne et non à ceux de la France.

Comme l'écrivait le Frankfurter Allge­meine Zeitung, journal porte-parole de la bour­geoisie allemande, après le sommet de Bruxelles : « De l'indépen­dance de la Banque centrale euro­péenne et sa localisa­tion à Francfort, en passant par le pacte de stabilité en soutien à l'union monétaire, jus­qu'au refus d'un "gouvernement économi­que" comme contrepoids politique à la Ban­que centrale, en dernière instance la France n'a pas été capable d'imposer une seule de ses exigences. Même le nom de la monnaie unique inscrit dans le Traité de Maastricht, l'Ecu – qui rappelle une mon­naie historique fran­çaise – a été abandonné sur le chemin de Bruxelles pour le plus neutre "Euro". (...) Aussi la France, en ce qui concerne ses conceptions et son prestige politi­ques, se retrouve les mains vides. Chi­rac a joué le méchant à Bruxelles pour effacer au moins partiellement cette im­pression. » (5 mai 1998)

La seconde manifestation importante récente de l'agressivité de l'expansion économique allemande est démontrée par les opérations internationales de ra­chat d'entreprises effec­tuées par les principaux constructeurs d'au­tomobile allemands. La fusion de Daimler-Benz et Chrysler va constituer le troisième géant mondial de l'automobile. Incapa­ble de survivre comme troisième cons­tructeur américain indépendant face à General Motors et Ford, ayant déjà été sauvé de la faillite par l'Etat américain sous la prési­dence Carter, Chrysler n'avait pas d'autre choix que d'accepter l'offre allemande bien que cela donne à Daimler, déjà principale entreprise al­lemande de l'armement et de l'aéronau­tique, l'accès aux actions de Chrysler dans l'armement américain et dans les projets de la NASA. L'encre de la signa­ture de cet accord n'avait pas encore sé­ché que Daimler annonçait son inten­tion de re­prendre Nippon Trucks. Bien que Daimler soit le premier constructeur mondial de ca­mions, il ne couvre que 8 % de l'important marché asiatique. Là encore, la bourgeoisie allemande est en position de force. En effet, même si le Japon sait que le géant de Stuttgart a l'intention d'utiliser ce rachat pour ac­croître sa part du marché asiatique des camions à hauteur de 25 % (aux dépens du Japon !), il lui est difficile d'empê­cher cet accord à cause de la véritable faillite qui frappe ce qui fut l'or­gueilleuse société Nippon Trucks.

Et, pour parachever ce tableau, la ba­garre autour du rachat du britannique Rolls Royce de Vickers se déroule ac­tuellement exclusi­vement entre deux entreprises allemandes, ce qui place les honorables actionnaires de Vickers face à un choix pénible au regard de l'his­toire. Se vendre à BMW est quasiment un sacrilège par rapport au souvenir de la bataille d'Angleterre en 1940, où la Royal Air Force équipée de moteurs Rolls-Royce repoussa la Luftwaffe alle­mande dont le fournisseur était ce même BMW. « L'idée que BMW possède Rolls-Royce me brise le coeur » a décla­ré un de ces vénérables gen­tlemen à la presse allemande. Malheureusement l'autre choix est celui de Volkswagen, entreprise créée par les nazis, ce qui contraindrait la Reine d'Angleterre à se déplacer dans la « voiture du peuple »...

Et ceci n'est que le début d'un processus qui ne sera pas limité à l'industrie au­tomobile. Le gouvernement français et la Commission européenne de Bruxelles viennent juste de se mettre d'accord sur un plan pour sauver de la faillite le Cré­dit Lyonnais, une des premières banques françaises. Un des ob­jectifs principaux de ce plan est d'empêcher que les parts les plus lucratives de cette banque ne tombent entre des mains alle­mandes. ([2] [349])

Pendant la Guerre froide, l'Allemagne, na­tion capitaliste importante, était divi­sée, oc­cupée militairement et jouissait d'une souve­raineté étatique partielle. Elle n'avait pas la possibilité politique de développer une pré­sence internatio­nale de ses banques et de ses entrepri­ses, une présence qui aurait corres­pondu à sa puissance industrielle. Avec l'ef­fondrement en 1989 de l'ordre mon­dial issu de Yalta, la bourgeoisie alle­mande n'avait plus de raison de conti­nuer à supporter cette situation au ni­veau des affaires. Les événe­ments ré­cents ont confirmé que les très dé­mo­crates successeurs d'Alfred Krupp et Adolf Hitler sont tout aussi capables que leurs prédécesseurs de bousculer et écar­ter leurs rivaux. Pas étonnant que leurs « amis » et « partenaires » capitalistes soient aussi en colère.

L'Euro : un instrument contre le « chacun pour soi »

Kohl a compris plus tôt que ses collè­gues allemands que l'effondrement des blocs im­périalistes mais aussi l'inquié­tude provoquée par l'unification alle­mande risquaient de provoquer une nouvelle vague de protec­tionnisme et de chacun pour soi économi­que, ce qui avait été jusque là mis en échec au sein de la discipline imposée par le bloc américain. Il était clair que l'Allemagne, la principale puissance industrielle d'Europe et le champion de l'exporta­tion, risquait de de­venir une des prin­cipales victimes d'un tel développement.

Ce qui rallia la majorité de la bourgeoi­sie allemande – qui était si fière du Deutsche Mark et si effrayée par l'infla­tion ([3] [350]) – à la position de Kohl, a été la crise monétaire européenne d'août 1993 (qui avait en fait commencé un an aupa­ravant lorsque la Grande-Bretagne et l'Italie avaient quitté le Système moné­taire européen). La crise avait été pro­voquée par une spéculation internati­o­nale considérable sur les monnaies, elle-même expression de la crise de surpro­duc­tion chronique et généralisée du capitalisme. Ceci amena presque à l'ex­plosion du Système monétaire européen qui avait été mis en place par Helmut Schmidt et Giscard d'Estaing pour em­pêcher les fluctuations in­contrôlées et imprévisibles des monnaies qui ris­quaient de paralyser le commerce au sein de l'Europe. Ce système se révélait mainte­nant lui-même complètement inadéquat face à l'avancée de la crise. De plus, en 1993, la bourgeoisie fran­çaise – qui fait plus souvent preuve de détermination que de bon sens – propo­sa, dans le dos de l'Allemagne, de rem­placer le Mark par le Franc français comme monnaie de référence de l'Eu­rope. Cette proposition était indubita­blement ir­réaliste et elle connut un re­jet retentissant de la part des « partenaires », notamment de la part des Pays-Bas (Duisenberg !). Tout ce spectacle convainquit la bourgeoisie al­le­mande du danger que contenait un chacun pour soi incontrôlé. C'est ce qui la fit se ral­lier à son Chancelier. La monnaie commune fut ainsi conçue pour rendre impossible les fluctuations monétaires entre les différents « partenaires commerciaux » européens et pour aussi contrecarrer une tendance poten­tielle existante vers le protection­nisme et l'effondrement du commerce mondial. Après tout, l'Europe est, avec les Etats-Unis, le principal centre du marché mondial. Mais au contraire de l'Amérique, l'Europe est divisée en de multiples capitaux nationaux. Comme tel, elle constitue un maillon faible po­tentiel dans la chaîne du commerce mondial. Aujourd'hui, même les meilleurs avocats de l'« Europe unie » comme la CDU et le SPD en Allema­gne, admettent qu'il n'y a « pas d'alter­native à une Europe des Patries » ([4] [351]). Cependant, ils mettent en place l'Euro pour limiter les risques au niveau du com­merce mondial. C'est pourquoi l'Euro est soutenu par la plupart des fractions de la bourgeoi­sie, et cela pas seulement en Europe mais aussi en Amérique.

Mais si ce soutien général pour l'Euro existe, en quoi exprime-t-il l'aiguise­ment de la concurrence capitaliste ? Où réside l'inté­rêt particulier de la bour­geoisie allemande ? Pourquoi la version allemande de l'Euro est-elle l'expression de son autodéfense agres­sive aux dé­pens de ses rivaux ? En d'autres termes, pourquoi contrarie-t-elle autant Chirac ?

Euro : les plus forts imposent leurs règles aux plus faibles

C'est un fait bien connu qu'au cours des trente dernières années la crise a affecté la périphérie du capitalisme plus rapi­dement et plus brutalement que le coeur du système. Cependant, il n'y a rien de naturel et d'auto­matique dans un tel cours des événements. L'accumulation la plus importante et la plus explosive des contradictions capitalistes se trouve précisément au centre du système. Dans ce sens, le fait qu'après 1929 les Etats-Unis et l'Allemagne, les deux pays capi­talis­tes les plus développés, ont été les premiè­res victimes et les plus brutale­ment affectés par la crise mondiale, cor­respondait beau­coup plus au cours spontané et naturel du capitalisme déca­dent. Au cours des décen­nies passées, au contraire, nous avons vu tour à tour l'effondrement économique de l'Afrique, de l'Amérique latine, de l'Europe de l'Est et de la Russie, et plus récemment du sud-est asiatique. Le Japon lui-même commence à vaciller. L'Amérique du nord et l'Europe de l'ouest, en particu­lier les Etats-Unis et l'Allemagne, ont malgré tout été les plus capables de ré­sister. Ils l'ont été préci­sément parce qu'ils ont été capables d'empê­cher, dans une certaine mesure, le chacun pour soi économique qui avait prévalu dans les années 1930. Ils ont mieux résisté parce qu'ils ont été capables d'imposer leur rè­gles de conduite de la concurrence capi­taliste. Ces règles sont là pour assurer la survie des plus forts. Dans le naufrage actuel du capi­talisme, elles permettent que ce soient les « pirates » les plus fai­bles qui passent en pr­emier par dessus bord. Alors que la bour­geoisie les pré­sente comme la recette qui doit permet­tre de civiliser, de pacifier ou même d'éliminer la concurrence entre na­tions, ces règles sont en réalité les moyens les plus brutaux d'organiser la concurrence au bénéfice des plus forts. Tant que le bloc impérialiste occidental existait, les Etats-Unis seuls y imposaient ces règles. Aujourd'hui, si les Etats-Unis conti­nuent de dominer économiquement au niveau mon­dial, au sein de l'Europe c'est l'Allemagne qui de plus en plus fait la loi, en s'imposant aux dépens de la France et des autres. A long terme cette situation mènera l'Allemagne à se re­trouver directement face aux Etats-Unis eux-mêmes.

Le conflit européen sur l'Euro

Il est vrai que la monnaie commune eu­ro­péenne sert les intérêts de tous ses partici­pants. Mais cela n'est qu'une par­tie de la réalité. Pour les pays plus faibles, la protec­tion offerte par l'Euro est comparable à la protection généreuse que la Mafia offre à ses victimes. Face à la puissance d'exportation supérieure de l'Allemagne, la plupart de ses rivaux eu­ropéens ont eu régulièrement re­cours au cours des trente dernières années à des dévaluations monétaires, comme ce fut le cas de l'Italie, de la Grande-Breta­gne ou de la Suède, ou au moins à une politique de stimulation économique et de monnaie fai­ble comme dans le cas de la France. A Paris, le concept de poli­tique monétaire « au ser­vice de l'expansion économique » a été une doc­trine d'Etat tout autant que celle du « monétarisme » de la Bundesbank. Au dé­but des années 1930, de telles politi­ques, les dévaluations brutales en parti­culier, comp­taient parmi les armes fa­vorites des différen­tes nations euro­péennes aux dépens de l'Allemagne. Sous la nouvelle loi germani­que de l'Euro une telle politique n'est plus pos­sible. Au coeur de ce système il y a un principe que la France a beaucoup de mal à digérer. C'est le principe de l'in­dépendance de la Banque Centrale Eu­ropéenne, qui si­gnifie la dépendance de celle-ci à la politi­que et au soutien de l'Allemagne.

Les pays plus faibles – l'Italie en est un exemple classique – ont peu de moyens de maintenir un minimum de stabilité en de­hors de la zone Euro, sans l'accès au capital, aux marchés ou taux d'inté­rêts meilleur mar­ché que le système of­fre. La Grande-Bretagne et la Suède, qui sont relativement plus compétitives que l'Italie, et moins dé­pendantes de l'éco­nomie allemande que la France ou les Pays-Bas, sont capables de se maintenir plus longtemps en dehors de l'Euro. Mais au sein des murs protecteurs de la zone Euro, les autres ont perdu quelques unes de leurs armes en faveur de l'Al­lemagne.

L'Allemagne pouvait se permettre de passer un compromis sur la question de Trichet et de la présidence de la Banque Centrale Européenne. Mais sur l'organi­sation de l'Euro, comme sur l'expansion internationale de ses banques et de son industrie, elle n'a accepté aucun com­promis. Et il ne pouvait pas en être au­trement. L'Allemagne est le moteur de l'économie européenne. Mais après trente ans de crise ouverte même l'Al­lemagne est devenu un « homme ma­lade » de l'économie mondiale. Sa dé­pen­dance du marché mondial est énorme ([5] [352]). La masse considérable de ses chômeurs appro­che les dimensions de celle des années 1930. Et elle se con­fronte à un problème supplémentaire ex­trêmement coûteux et encore non réso­lu : les coûts économiques et sociaux de la réunification. C'est la crise de surpro­duction irréversible du capitalisme dé­cadent qui a frappé le coeur de l'écono­mie allemande l'obligeant, comme les autres géants du capitalisme, à combat­tre impi­toyablement pour sa propre survie.

Kr., 25 mai 1998


[1] [353]. Déclaration de Kohl à une réunion de la commission parlementaire du Bundestag sur les finances et les affaires de l'Union européenne, 21/4/98.

 

[2] [354]. Il vaut la peine de noter le rôle important joué par le très respectable Trichet dans l'affaire du Crédit Lyonnais, qui a été celui de cacher au public la faillite de cette banque pendant plusieurs années.

 

[3] [355]. Si la bourgeoisie allemande n'a pas oublié 1929, elle se souvient aussi de 1923 quand le Reichsmark ne valait même plus une feuille de papier toilette.

 

[4] [356] La division du monde en capitaux nationaux concurrents ne peut être surmontée que par la révolution prolétarienne mondiale

[5] [357] L'Allemagne a exporté pour 511 milliards de dollars en 1997, seulement second derrière les Etats-Unis (688 milliards), et beaucoup plus que le Japon avec 421 milliards de dollars (selon l'OCDE).

 

Géographique: 

  • Europe [358]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [44]

13° congrès de R.I. : résolution sur la situation internationale

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Depuis un an l'évolution de la situation internationale a fondamentalement con­firmé les analyses contenues dans la ré­solution adoptée par le 12e congrès du CCI, en avril 1997. En ce sens, la pré­sente résolution constitue simplement un complément de la précédente, ne repre­nant pas ses analyses mais vérifiant leur confirmation et apportant les actualisa­tions que requiert la situation d'aujour­d'hui.

Crise économique

1) Un des points de la précédente résolution qui s'est confirmé avec le plus de clarté est celui concernant la crise de l'économie capi­taliste. Ainsi, en avril 1997 nous disions :

« Parmi les mensonges abondamment diffusés par la classe dominante pour faire croire à la viabilité, malgré tout, de son système, une place de choix est également réservée à l'exemple des pays d'Asie du sud-est, les "dragons" (Corée du Sud, Taiwan, Hongkong et Singapour) et les "tigres" (Thaïlande, Indonésie, Malaisie) dont les taux de croissance actuels (quelques fois à deux chiffres) font baver d'envie les bour­geois occidentaux…

…l'endettement de la plupart de ces pays, tant extérieur qu'au niveau de leurs Etats, atteint des niveaux considérables ce qui les soumet aux mêmes menaces que tous les au­tres pays. En réalité, faisant jusqu'à présent figure d'exception, comme ce fut le cas de leur grand voisin japonais, ils ne pourront pas échapper indéfiniment aux contradic­tions de l'économie mondiale qui ont trans­formé en cauchemar d'autres "success stories" qui ont précédé la leur, telle celle du Mexique. » (point 7)

Il n'a pas fallu quatre mois pour que les dif­ficultés de la Thaïlande inaugurent la crise financière la plus importante qu'ait connu le capitalisme depuis les années 1930, une crise financière qui s'est étendue à l'ensem­ble des pays d'Asie du sud-est et qui a né­cessité la mobilisation de plus de 120 mil­liards de dollars (bien plus du double de celle déjà exceptionnelle du Mexique en 1996) pour éviter qu'un grand nombre d'Etats de la région ne soient déclarés en faillite. Le cas le plus spectaculaire est évi­demment celui de la Corée du Sud, onzième puissance économique mondiale, membre de l'OCDE (le club des « riches ») qui s'est re­trouvée en cessation de paiements, avec une dette de près de 200 milliards de dollars. En même temps, cet effondrement financier a fait trembler le plus grand pays du monde, la Chine, dont on vantait également, il y a peu, le « miracle économique » et aussi la deuxième puissance économique de la pla­nète, le Japon lui-même.

2) Les difficultés que rencontre à l'heure actuelle l'économie japonaise, le « bon élève de la classe » pendant plusieurs décennies, ne datent pas de la crise financière qui a déferlé sur l'Asie du sud-est tout au long de la seconde moitié de 1997. En fait, c'est de­puis le début des années 1990 que le Japon fait figure d' « homme malade », notamment avec une récession larvée que n'ont pu sur­monter de nombreux « plans de relance » (cinq plans depuis octobre 1997 qui fai­saient suite à de nombreux autres) et qui aujourd'hui s'est convertie en une récession ouverte (la première depuis 23 ans). En même temps, le Yen qui avait été la mon­naie vedette pendant de nombreuses années a affiché une perte de valeur par rapport au dollar de 40 % au cours des trois dernières années. Enfin, le système bancaire japonais révèle toujours plus sa fragilité avec une proportion énorme de créances douteuses, représentant 15 % du PIB annuel du Japon, alors que ce pays est la « caisse d'épargne du monde », notamment avec des centaines de milliards de dollars en bons du Trésor amé­ricains. En fait, le mauvais sang que se fait la bourgeoisie de tous les pays à propos du Japon est tout à fait justifié. Il est clair qu'un effondrement de l'économie japonaise consti­tuerait un véritable cataclysme pour l'ensemble de l'économie mondiale. Mais en outre, le fait que l'économie la plus dynami­que du deuxième après-guerre soit plongée depuis près de huit ans dans le marasme a une signification toute particulière ; il cons­titue un indice du degré de gravité atteint par la crise que subit le capitalisme depuis une trentaine d'années.

3) En fait, pour les marxistes, il importe d'aller au delà des discours des « experts » de la classe dominante. Si on s'en tenait à ces discours, il faudrait considérer que les choses vont dans la bonne direction pour le capitalisme puisqu'on annonce une reprise de l'économie mondiale et que les retombées de la crise financière d'Asie se révèlent moins destructrices que certains ne l'avaient craint il y a quelques mois. Aujourd'hui, on voit même les principales Bourses du monde, à commencer par celle de Wall Street, battre tous leurs records. En réalité, les événements récents ne contredisent aucunement l'analyse faite par les marxistes de la gravité et du caractère insoluble de la crise présente du capitalisme. En arrière plan de l'effondrement financier des « tigres » et des « dragons » comme de la maladie de langueur de l'économie japonaise réside l'endettement astronomique dans lequel s'enfonce jour après jour le monde capitaliste :

« En fin de compte, loin de permettre de surmonter les crises, le crédit ne fait qu'en étendre la portée et la gravité comme le montre, en s'appuyant sur le marxisme, Rosa Luxemburg. Aujourd'hui, les thèses de la gauche marxiste... à la fin du siècle der­nier, restent fondamentalement valables. Pas plus qu'alors, le crédit ne peut à l'heure actuelle élargir les marchés solvables. Cependant, confrontée à une saturation définitive de ces derniers (...), le crédit est devenu la condition indispensable à l'écou­lement des marchandises produites, se substituant au marché réel. » (point 4)

« ... C'est principalement en utilisant le moyen du crédit, d'un endettement toujours plus grand, que l'économie mondiale a réussi à s'éviter une dépression brutale comme celle des années 1930... »

4) En fait, la caractéristique la plus signifi­cative des convulsions économiques qui touchent aujourd'hui l'Asie ne consiste pas tant dans les retombées qu'elles vont provo­quer sur les autres pays développés (environ moins 1 % de croissance) que dans le fait qu'elles révèlent l'impasse totale où se trouve le système capitaliste aujourd'hui, un système contraint à une perpétuelle fuite en avant dans l'endettement (un endettement que les prêts consentis aux « dragons » et aux « tigres » ne font qu'aggraver encore). D'autre part, ces convulsions qui viennent frapper de plein fouet les « champions de la croissance » font la preuve qu'il n'existe pas de formule ou de recette permettant à un quelconque groupe de pays d'échapper à la crise. Enfin, par leur ampleur bien plus grande encore que celle des soubresauts financiers des années passés, elles révèlent l'aggravation continuelle de l'état de l'éco­nomie capitaliste mondiale.

Face à la faillite des « dragons », la bour­geoisie, en mobilisant des moyens énormes avec la participation des principaux pays de chaque côté de l'Atlantique et du Pacifique, a fait la preuve que, malgré la guerre com­merciale à laquelle se livrent ses différentes fractions nationales, elle était résolue à évi­ter que ne se développe une situation sem­blable à celle des années 1930. En ce sens, le « chacun pour soi » que porte avec lui l'enfoncement de la société capitaliste dans la décomposition trouve des limites dans la nécessité pour la classe dominante d'empê­cher une débandade générale plongeant brutalement l'ensemble de l'économie mon­diale dans un véritable cataclysme. Le capi­talisme d'Etat qui s'est développé avec l'en­trée du capitalisme dans sa phase de déca­dence, et qui s'est particulièrement déve­loppé à partir de la deuxième moitié des années 1930 avait pour but de garantir un minimum d'ordre entre les différentes frac­tions du capital à l'intérieur des frontières nationales. Après la disparition des blocs impérialistes faisant suite à l'effondrement du bloc russe, le maintien d'une coordination des politiques économiques entre les diffé­rents Etats permet de maintenir ce type d' « ordre » à l'échelle internationale ([1] [359]). Cela ne remet pas en cause la poursuite et l'intensification de la guerre commerciale, mais permet que celle-ci puisse se mener avec certaines règles permettant au système de survivre.

En particulier, elle a permis aux pays les plus développés de repousser vers ceux de la périphérie (Afrique, Amérique latine, pays de l'Est) les manifestations les plus dramatiques d'une crise qui pourtant trouve son origine au coeur du système capi­taliste (Europe occidentale, Etats-Unis, Japon). Elle permet également d'établir des zones de plus grande stabilité (toute rela­tive) comme se propose de le faire l'instau­ration de l'Euro.

5) Cependant, la mise en oeuvre de toutes les mesures de capitalisme d'Etat, de coordi­nation des politiques économiques entre les pays les plus développés, de tous les « plans de sauvetage » ne peuvent éviter au capita­lisme une faillite croissante, même s'ils parviennent à ralentir le rythme de la catas­trophe. Ce système pourra bénéficier de rémissions momentanées de sa maladie, comme ce fut déjà le cas par le passé, mais après la « reprise » il y aura de nouvelles récessions ouvertes et toujours plus de con­vulsions économiques et financières.

Au sein de l'histoire de la décadence du capitalisme, avec sa spirale crise-guerre-reconstruction-nouvelle crise ouverte, il existe une histoire de la crise qui débute à la fin des années 1960. Tout au long de cette période on assiste à une dégradation inéluc­table de la situation du capitalisme mondial qui se manifeste notamment par :

–  une baisse des taux de croissance moyens (pour les 24 pays de l'OCDE, période 1960-70 : 5,6 % ; 1970-80 : 4,1 % ; 1980-90 : 3,4 % ; 1990-95 : 2,4 %) ;

–  un accroissement faramineux et général de l'endettement, particulièrement celui des Etats (représentant aujourd'hui pour les pays développés entre 50 et 130 % de toute la production annuelle) ;

–  une fragilisation et une instabilité crois­sante des économies nationales avec des faillites de plus en plus brutales de sec­teurs industriels ou financiers ;

–  l'éjection de secteurs toujours plus impor­tants de la classe ouvrière en dehors du processus productif (pour l'OCDE, 30 millions de chômeurs en 1989, 35 mil­lions en 1993, 38 millions en 1996).

Et ce processus est destiné à se poursuivre inéluctablement. En particulier, le chômage permanent, qui exprime la faillite historique d'un système dont la raison d'être était d'étendre le travail salarié, ne pourra que s'accroître, même si la bourgeoisie fait tou­tes les contorsions possibles pour le dissi­muler et même si, pour l'instant elle semble l'avoir stabilisé. A côté de toutes sortes d'au­tres attaques sur les salaires, les prestations sociales, la santé, les conditions de travail, il va constituer de plus en plus le principal moyen par lequel la classe dominante fera payer à ses exploités le prix de la faillite de son système.

Affrontements impérialistes

6) Si les différents secteurs nationaux de la bourgeoisie, afin d'éviter une explosion du capitalisme mondial, parviennent à s'impo­ser un minimum de coordination de leurs politiques économiques, il en est tout autre­ment dans le domaine des rapports impéria­listes. Les événements depuis un an ont confirmé pleinement la résolution du 12e Congrès du CCI :

« ... cette tendance au "chacun pour soi", au chaos dans les relations entre Etats, avec son cortège d'alliances de circonstances et éphémères, n'a nullement été remise en cause, bien au contraire. » (point 10)

« En particulier, la première puissance mondiale est confrontée, depuis qu'a dis­paru la division du monde en deux blocs, à une contestation permanente de son autorité de la part de ses anciens alliés. » (point 11)

C'est ainsi qu'on a pu voir se poursuivre et même s'aggraver l'indiscipline d'Israël vis-à-vis du parrain américain, indiscipline illus­trée encore dernièrement par l'échec de la mission au Moyen-Orient du négociateur Dennis Ross qui n'est pas parvenu à rétablir le moins du monde le processus de paix d'Oslo pièce maîtresse de la « pax ameri­cana » au Moyen-Orient. La tendance déjà constatée les années passées s'est donc pleinement confirmée :

« Parmi les autres exemples de la contestations du leadership américain il faut encore relever... la perte du monopole du contrôle de la situation au Moyen-Orient, zone cruciale s'il en est... » (point 12)

De même, on a pu voir la Turquie prendre ses distances avec son « grand allié » alle­mand (à qui elle reproche de l'empêcher d'entrer dans l'Union européenne) en même temps qu'elle tentait d'établir, pour son pro­pre compte une coopération militaire privi­légiée avec Israël.

Enfin, on a assisté à la confirmation de ce que le 12e congrès constatait également déjà :

« ... l'Allemagne, en compagnie de la France, a engagé un forcing diplomatique en direction de la Russie dont elle est le premier créancier et qui n'a pas tiré d'avan­tages décisifs de son alliance avec les Etats-Unis. » (point 15)

Le récent sommet de Moscou entre Kohl, Chirac et Eltsine a scellé une « troïka » qui rassemble deux des principaux alliés des Etats-Unis du temps de la « guerre froide » et celui qui, au lende­main de l'effondrement du bloc de l'Est, avait manifesté plusieurs années durant son allégeance au grand gendarme. Bien que Kohl ait affirmé que cette alliance n'était dirigée contre personne, il est clair que c'est sur le dos des intérêts américains que se sont entendus les trois larrons.

7) La manifestation la plus criante de la contestation du leadership américain a été l'échec lamentable en février 1998 de l'opé­ration « Tonnerre du désert » visant à infli­ger une nouvelle « punition » à l'Irak et, au delà de ce pays, aux puissances qui le sou­tiennent, notamment la France et la Russie. En 1990-91, les Etats-Unis avaient piégé l'Irak en le poussant à envahir un autre pays arabe, le Koweït. Au nom du « respect du droit international » ils avaient réussi à ras­sembler derrière eux, bon gré mal gré, la presque totalité des Etats arabes et la totalité des grandes puissances, y compris les plus réticentes comme la France. L'opération « Tempête du désert » avait permis d'affir­mer le rôle de seul « gendarme du monde » de la puissance américaine ce qui lui avait ouvert la porte, malgré les embûches qu'elle n'allait pas tarder à rencontrer dans l'ex-Yougoslavie, au processus d'Oslo. En 1997-98, c'est l'Irak et ses « alliés » qui ont piégé les Etats-Unis. Les entraves de Saddam Hussein à la visite des « sites présidentiels » (qui ne contenaient aucune installation con­trevenant aux résolutions des Nations-Unies, comme on vient de le constater) ont conduit la super puissance à une nouvelle tentative d'affirmer son autorité par la force des ar­mes. Mais cette fois-ci, elle a dû renoncer à son entreprise face à l'opposition résolue de la presque totalité des Etats arabes, de la plupart des grandes puissances et au soutien (timide) de la seule Grande-Bretagne. Au bilan, le petit frère de la « Tempête du dé­sert » a été bien loin de ressembler au « Tonnerre » qu'il voulait être. Il a pris l'al­lure d'un pétard mouillé qui n'a même pas épargné à la première puissance mondiale l'affront de voir le Secrétaire général des Nations-Unies se rendre à Bagdad dans l'avion personnel du président français et rencontrer ce dernier avant et après sa mis­sion. Ce qui devait constituer une punition pour l'Irak et la France, notamment, s'est converti en une victoire diplomatique de ces deux pays. Le contraste entre le sort de la « Tempête du désert » et le « Tonnerre » du même nom permet de mesurer la crise ac­tuelle du leadership des Etats-Unis, une crise que n'a pas démenti le demi échec de la tournée africaine de Clinton, fin mars, qui se proposait de consolider l'avancée opérée au détriment de la France avec le renversement du régime de Mobutu en 1996. Ce qu'a sur­tout révélé ce voyage, c'est que les Etats africains, et particulièrement le plus puis­sant d'entre eux, la République Sud-afri­caine, entendent de plus en plus jouer eux aussi leur propre jeu indépendamment de la tutelle des grandes puissances.

8) Ainsi, les derniers mois ont pleinement confirmé ce qui avait été relevé par le passé :

« Pour ce qui concerne la politique interna­tionale des Etats-Unis, l'étalage et l'emploi de la force armée non seulement fait partie depuis longtemps de ses méthodes, mais elle constitue maintenant le principal instru­ments de défense de ses intérêts impérialis­tes, comme le CCI l'a mis en évidence depuis 1990, avant même la guerre du Golfe. Face à un monde dominé par le "chacun pour soi", où notamment les anciens vassaux du gendarme américain aspirent à se dégager le plus possible de la pesante tutelle de ce gendarme qu'ils avaient dû supporter face à la menace du bloc adverse, le seul moyen décisif pour les Etats-Unis d'imposer leur autorité est de s'appuyer sur l'instrument pour lesquels ils disposent d'une supériorité écrasante sur tous les autres Etats : la force militaire. Ce faisant, les Etats-Unis sont pris dans une contradiction :

–  d'une part, s'ils renoncent à la mise en oeuvre ou à l'étalage de leur supériorité militaire, cela ne peut qu'encourager les pays qui contestent leur autorité à aller encore plus loin dans cette contestation ;

–  d'autre part, lorsqu'ils font usage de la force brute, même et surtout quand ce moyen aboutit momentanément à faire ravaler les velléités de leurs opposants, cela ne peut que pousser ces derniers à saisir la moindre occasion pour prendre leur revanche et tenter de se dégager de l'emprise américaine. (...)

C'est pour cela que les succès de la contre-offensive actuelle des Etats-Unis ne sau­raient être considérés comme définitifs, comme un dépassement de la crise de leur leadership. La force brute, les manoeuvres visant à déstabiliser leurs concurrents (comme aujourd'hui au Zaïre), avec tout leur cortège de conséquences tragiques n'ont donc pas fini d'être employés par cette puissance, bien au contraire, contribuant à accentuer le chaos sanglant dans lequel s'enfonce le capitalisme. » (point 17)

Si les Etats-Unis n'ont pas eu l'occasion, au cours de la dernière période, d'employer la force de leurs armes et de participer direc­tement à ce « chaos sanglant », cela ne peut être que partie remise, dans la mesure, no­tamment, où ils ne pourront pas rester sur l'échec diplomatique essuyé en Irak.

Pour sa part, l'enfoncement du monde capi­taliste, sur fond des antagonismes entre grandes puissances, dans la barbarie guer­rière et les massacres s'est poursuivi, comme l'a illustré notamment la situation en Algérie et, tout récemment, les affrontements au Kosovo qui viennent rallumer le feu dans cette poudrière que constituent les Balkans. Dans cette partie du monde, les antagonis­mes entre, d'un côté l'Allemagne et de l'au­tre, la Russie, la France et la Grande-Bretagne, traditionnels alliés de la Serbie, ne pouvaient laisser un long répit à la paix de Dayton. Même si la crise du Kosovo ne dégénère pas immédiatement, elle est un indice probant qu'il n'y a pas de paix stable et solide aujourd'hui, en particulier dans cette région qui constitue une des principa­les poudrières du monde de par sa place en Europe.

Lutte de classe

9) « Ce chaos général, avec son cortège de conflits sanglants, de massacres, de fami­nes, et plus généralement, la décomposition qui envahit tout les domaines de la société et qui risque, à terme, de l'anéantir, trouve son aliment principal dans l'impasse totale dans laquelle se trouve l'économie capita­liste. Mais en même temps, cette impasse, avec les attaques permanentes et de plus en plus brutales qu'elle provoque nécessaire­ment contre la classe productrice de l'es­sentiel de la richesse sociale, le prolétariat, porte avec elle la riposte de ce dernier et la perspective de son surgissement révolution­naire. » (point 19)

Provoquée par les premières manifestations de la crise ouverte de l'économie capitaliste, la reprise historique de la classe ouvrière à la fin des années 1960 avait mis fin à quatre décennies de contre-révolution et avait em­pêché le capitalisme d'apporter sa propre réponse à la crise : la guerre impérialiste généralisée. Malgré des moments de recul, les combats ouvriers s'étaient inscrits dans une tendance générale à se détacher de l'emprise des organes d'encadrement de l'Etat capitaliste, notamment les syndicats. Cette tendance a été brutalement stoppée avec les campagnes qui ont accompagné l'ef­fondrement des prétendus « régimes socia­listes » à la fin des années 1980. La classe ouvrière a subi un recul important, tant au niveau de sa combativité que de sa con­science : « dans les principaux pays du capitalisme, la classe ouvrière se retrouve ramenée à une situation comparable à celle des années 1970 en ce qui concerne ses rapports aux syndicats et au syndicalisme : une situation où la classe, globalement, luttait derrière les syndicats, suivait leurs consignes et leurs mots d'ordre et, en fin de compte, s'en remettait à eux. En ce sens, la bourgeoisie a momentanément réussi à effacer des consciences ouvrières les leçons acquises au cours des années 1980, suite aux expériences répétées de confrontation aux syndicats. » (« Résolution sur la situa­tion internationale du 12e Congrès de la section en France », point 12)

Depuis 1992, le prolétariat a repris le che­min des combats de classe mais du fait de l'ampleur du recul qu'il a subi et du poids de la décomposition générale de la société bourgeoise qui entrave sa prise de con­science, le rythme de cette reprise se distin­gue par sa lenteur. Cependant, sa réalité se confirme totalement non pas tant par les luttes ouvrières qui, pour le moment sont encore très faibles, mais par toutes les ma­noeuvres que déploie depuis plusieurs an­nées la bourgeoisie :

« Il s'agit pour la classe dominante, pleine­ment conscience du fait que ses attaques croissantes contre la classe ouvrière vont provoquer de la part de cette dernière des ripostes de grande envergure, de prendre les devants à un moment où la combativité n'est encore qu'embryonnaire, où pèsent encore fortement sur la conscience les séquelles de l'effondrement des prétendus régimes "socialistes", afin de "mouiller la poudre" et de renforcer au maximum son arsenal de mystifications syndicalistes et démocrati­ques. » (point 21)

Cette politique de la bourgeoisie s'est no­tamment illustrée une nouvelle fois, au cours de l'été 1997, avec la grève de UPS aux Etats-Unis qui s'est soldée par une « grande victoire » des... syndicats. Elle s'est confirmée avec les grandes manoeuvres qui, dans plusieurs pays européens, ont entouré et continuent d'entourer la question du chô­mage.

10) Une nouvelle fois, c'est de façon coor­donnée entre différents pays que la classe dominante prend en charge la réponse poli­tique au mécontentement croissant que provoque la montée inexorable du fléau du chômage. D'une part, dans des pays comme la France, la Belgique et l'Italie, on lance de grandes campagnes sur le thème des 35 heures de travail hebdomadaire censés per­mettre la création de centaines de milliers d'emplois. D'autre part, en France et en Allemagne, on voit se développer, sous l'égide des syndicats et de différents « comités » inspirés par les gauchistes, des mouvements de chômeurs, avec occupations de lieux publics et manifestations de rue. En réalité, ces deux politiques sont complémen­taires. La campagne sur les 35 heures, et la mise en place effective de cette mesure comme le gouvernement de gauche l'a déci­dé en France, permet :

–  de « démontrer » qu'on peut « faire quel­que chose » pour créer des emplois ;

–  de mettre en avant une revendication « anti-capitaliste », puisque les patrons se déclarent hostiles à cette mesure ;

–  de justifier toute une série d'attaques con­tre la classe ouvrière qui seront la contre­partie de la réduction des horaires (intensification de la productivité et des rythmes de travail, blocage des salaires, plus grande « flexibilité » notamment avec l'annuarisation du temps de travail).

Pour sa part, la mobilisation des chômeurs par différentes forces de la bourgeoisie vise aussi plusieurs objectifs :

–  à court terme, elle crée une diversion pour les secteurs de la classe ouvrière au tra­vail et surtout, elle tente de les culpabili­ser ;

–  à plus long terme, et surtout, elle a pour objectif de développer des organes de con­trôle des ouvriers au chômage qui, jus­qu'ici, étaient relativement peu encadrés par les organes bourgeois spécialisés.

En fait, par ces manoeuvres amplement médiatisées, notamment à l'échelle interna­tionale, la bourgeoisie fait la preuve qu'elle est consciente :

–  de son incapacité à résoudre la question du chômage (ce qui veut dire qu'elle ne se fait pas beaucoup d'illusions sur la « sortie du tunnel » de la crise) ;

–  que la situation actuelle de faible comba­tivité des ouvriers au travail et de grande passivité des chômeurs ne va pas durer.

Le CCI a mis en évidence que, du fait du poids de la décomposition et des méthodes progressives avec lesquelles le capitalisme a mis des dizaines de millions d'ouvriers au chômage au cours des dernières décennies, les chômeurs n'ont pu s'organiser et partici­per au combat de classe (contrairement à ce qu'il firent dans certains pays au cours des années 1930). Cependant, nous avons mis en avant que, même s'ils ne pouvaient consti­tuer une avant-garde dans les combats ou­vriers, ils seraient conduits à rejoindre dans la rue les autres secteurs de la classe ou­vrière quand ceux-ci se mobiliseraient mas­sivement apportant au mouvement la forte combativité résultant de leur situation misé­rable, leur absence de préjugés corporatistes et d'illusions sur l'avenir de l'économie capi­taliste. En ce sens, la manoeuvre actuelle de la bourgeoisie en direction des chômeurs signifie qu'elle s'attend à des combats de l'ensemble de la classe ouvrière et qu'elle se préoccupe que la participation des ouvriers sans travail à ces combats puisse être sabo­tée par des organes d'encadrement appro­priés.

11) Dans cette manoeuvre, la classe domi­nante fait appel aux syndicats classiques mais aussi à des secteurs plus « à gauche » des appareils politiques bourgeois (anarcho-syndicalistes et trotskistes, « operaistes » et « autonomes ») car face aux chômeurs et à leur immense colère elle a besoin d'un lan­gage plus « radical » que celui que tiennent traditionnellement les syndicats officiels. Ce fait illustre également un point figurant déjà dans la résolution adoptée par le 12e congrès du CCI : nous nous trouvons aujourd'hui dans un « moment charnière » entre deux étapes du processus de reprise de la lutte de la classe ouvrière, un moment où l'action du syndicalisme classique qui a tenu le haut du pavé au cours des années 1994-96 – et bien qu'il soit loin encore d'être discrédité – doit commencer à être complétée de façon pré­ventive par celle du syndicalisme « radical », de « combat » ou « de base ».

12) Enfin, la poursuite par la bourgeoisie des campagnes idéologiques :

–  sur le communisme, frauduleusement identifié au stalinisme (notamment le bat­tage autour du Livre noir du communisme, traduit en plusieurs langues) et contre la Gauche communiste avec le battage anti-« négationniste » ;

–  de défense de la démocratie comme uni­que « alternative » face aux manifestations de la décomposition et de la barbarie capi­talistes ;

fait la preuve que la classe dominante, con­sciente des potentialités que recèle la situa­tion actuelle et à venir, se préoccupe dès aujourd'hui de saboter les perspectives à long terme des combats prolétariens, le chemin vers la révolution communiste.

Face à cette situation, il appartient donc aux révolutionnaires :

–  de mettre en avant la véritable perspective communiste contre toutes les falsifications abondamment diffusées par les défenseurs de l'ordre bourgeois ;

–  de montrer le cynisme des manoeuvres de la bourgeoisie quie appellent le prolétariat à défendre la démocratie contre le danger « fasciste », « terroriste », etc. ;

–  de dénoncer toutes les manoeuvres dé­ployées dans le but de crédibiliser et ren­forcer les appareils de nature syndicale destinés à saboter les futures luttes ou­vrières ;

–  d'intervenir envers les petites minorités dans la classe qui expriment un question­nement en lien avec l'impasse historique du capitalisme et la perspective proléta­rienne ;

–  de renforcer l'intervention dans le déve­loppement inéluctable de la lutte de classe.



[1] [360]. Il a existé au début de cette période une tendance au boycott des organismes internationaux de concertation et de régulation économiques, mais très rapidement la bourgeoisie a su tirer les leçons du danger du « chacun pour soi ».

 

Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [361]

Questions théoriques: 

  • Décadence [246]

Chine : maillon de l'impérialisme mondial (III)

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LE MAOISME, UN REJETON MONSTRUEUX DU CAPITALISME DECADENT

Après avoir ébauché l'histoire de la révolu­tion prolétarienne en Chine (1919-1927) et l'avoir clairement distinguée de la période de contre-révolution et de guerre impérialiste qui lui succéda (1927-1949) [1] [362], après avoir mis en évidence que la soi-disant « révolution populaire chinoise » construite sur la défaite de la classe ouvrière ne fut jamais qu'une mystification de la bourgeoi­sie pour embrigader les masses paysannes chinoises dans la guerre impérialiste, il nous reste à présent à mettre en évidence les aspects centraux de cette mystification : Mao Zedong lui-même en tant que « leader révo­lutionnaire » et le maoïsme en tant que théorie révolutionnaire qui, de plus, prétend être un « développement » du marxisme. Dans cet article, nous nous proposons de montrer ce que le maoïsme n'a jamais cessé d'être, c'est-à-dire un courant idéologique et politique bourgeois issu des entrailles du capitalisme décadent.

Contre-révolution et guerre impérialiste : les accoucheuses du maoïsme

Le courant politique de Mao Zedong au sein du Parti communiste de Chine (PCCh) n'ap­paraît que dans les années 1930, en pleine période de contre-révolution et alors que le PCCh a été d'abord défait, physiquement décimé puis devenu un organe du capital. Mao constitua une des nombreuses coteries qui pullulèrent alors pour se disputer le con­trôle du parti et qui ne faisaient que révéler sa dégénérescence. C'est dire déjà que, dès ses origines, le maoïsme n'a rien à voir avec la révolution prolétarienne, si ce n'est qu'il a germé au coeur même de la contre-révolu­tion qui écrasa celle-ci.

Par ailleurs, Mao Zedong ne prit le contrôle du PCCh qu'en 1945, date à partir de la­quelle le « maoïsme » devint sa « doctrine » officielle, après avoir liquidé une autre co­terie jusqu'alors dominante, celle de Wang Ming et alors que le PCCh participait plei­nement aux sinistres jeux de la guerre mondiale impérialiste. Dans ce sens, l'as­cension de la bande de Mao Zedong est le produit direct de sa complicité avec les grands brigands impérialistes.

Tout ceci semblera très surprenant à quel­qu'un qui ne connaîtrait l'histoire de la Chine au 20e siècle qu'à travers les « oeuvres » de Mao ou qui n'aurait lu que les manuels d'his­toire bourgeois. Il faut dire que Mao Zedong a poussé à un tel niveau l'art de falsifier l'histoire de la Chine et du PCCh (il a béné­ficié de l'expérience du stalinisme et des bandes qui l'avaient précédé au pouvoir dès 1928) que le simple fait aujourd'hui d'expo­ser les événements tels qu'ils se sont dérou­lés semble être de l'affabulation.

Cette immense falsification se fonde sur le caractère bourgeois et profondément réac­tionnaire de l'idéologie de Mao Zedong. En réécrivant l'histoire afin d'apparaître aux yeux du monde comme le leader infaillible et éternel du PCCh, Mao Zedong était bien sûr motivé par l'ambition de renforcer son propre pouvoir politique ; mais les intérêts fondamentaux de la bourgeoisie s'y retrou­vaient également dans la mesure où il était indispensable, à long terme, d'effacer pour toujours, si possible, les leçons historiques que le prolétariat avait pu tirer de son expé­rience au cours des années 1920, et parce qu'à court terme, il fallait à tout prix pousser les masses ouvrières et paysannes à partici­per à la boucherie impérialiste. Ces deux objectifs ont été parfaitement remplis par le maoïsme.

La participation de Mao Zedong à la liquidation du parti prolétarien

Le tissu de mensonges qui habille la légende de Mao Zedong commence déjà par le voile pudique jeté sur ses obscures origines poli­tiques. Les historiens maoïstes ont beau répéter à satiété que Mao fut un des « fondateurs » du PCCh, ils n'en sont cepen­dant pas moins extrêmement discrets sur son activité politique tout au long de la période ascendante des luttes de la classe ouvrière. Ils devraient avouer que Mao faisait partie de l'aile opportuniste du PCCh, celle qui suivait aveuglément toutes les orientations du Comité exécutif de l'Internationale com­muniste en pleine dégénérescence. Plus précisément, ils devraient aussi avouer que Mao faisait partie du groupe du PCCh qui entra au Comité exécutif du Guomindang, le Parti national populaire de la grande bour­geoisie chinoise, en 1924, sous le prétexte pour le moins fallacieux que celui-ci n'aurait pas été un parti bourgeois mais un « front de classe ».

En mars 1927, à la veille de l'écrasement sanglant de l'insurrection de Shangaï par les troupes du Guomindang, alors que l'aile ré­volutionnaire du PCCh exigeait désespéré­ment la rupture de l'alliance avec ce dernier, Mao Zedong chantait à l'unisson avec le choeur des opportunistes les louanges du boucher Tchang kaï-chek et se revendiquait des actions du Guomindang [2] [363].

Peu après, Qu Qiubai, un des compagnons au Guomindang de Mao Zedong, fut nommé dirigeant du PCCh sous la pression des sbi­res de Staline récemment dépêchés en Chine. Sa mission essentielle était de faire porter toute la responsabilité de l'écrasement de l'insurrection prolétarienne sur le dos de Chen Duxiu - qui allait sympathiser avec l'Opposition de gauche de Trotsky et sym­bolisait un des courants qui luttaient contre les décisions opportunistes de l'IC [3] [364] en l'accusant d'avoir sombré dans l'opportu­nisme et sous-estimé le mouvement paysan ! Le corollaire de cette politique fut la série d'aventures désastreuses, à laquelle Mao Zedong participa activement tout au long de la seconde moitié de l'année 1927, qui ne fit qu'accélérer la dispersion et l'anéantissement du PCCh.

Si l'on en croit l'histoire revue et corrigée par Mao en 1945, il aurait critiqué la « dérive opportuniste de gauche » défendue par Qu Qiubai. La vérité est que Mao Zedong fut un des fidèles partisans de cette politique, comme le révèle son Rapport sur Hunan dans lequel il prédit sans sourciller « le soulèvement impétueux de centaines de mil­lions de paysans ». Cette prédiction se con­crétisa par la « Révolte de la récolte d'au­tomne », un des fiascos les plus significatifs de la politique « insurrectionniste » de Qu Qiubai. La classe ouvrière avait été écrasée et, avec elle, avait disparu toute possibilité de révolution victorieuse ; dans ces condi­tions, toute tentative de soulever la paysan­nerie ne pouvait être que criminelle et n'aboutir qu'à de nouveaux massacres. C'est ainsi que le fameux « soulèvement impé­tueux de centaines de millions de paysans » à Hunan se réduisit en fait à la grotesque et sanglante aventure de quelques cinq mille paysans et lumpens dirigés par Mao, qui s'acheva par la débandade des survivants vers les montagnes et la mise à l'écart de leur chef du Bureau politique du Parti.

Voila comment, pendant la période de révo­lution prolétarienne, Mao Zedong participa à la politique de l'aile opportuniste du PCCh, contribuant activement à la défaite de la classe ouvrière et à l'anéantissement du Parti communiste en tant qu'organisation du prolé­tariat.

La conversion du PCCh en parti bourgeois et la création de la bande de Mao

Nous avons examiné dans les articles précé­dents comment le Parti communiste de Chine fut exterminé physiquement et politi­quement par l'action conjuguée de la réac­tion chinoise et du stalinisme. A partir de 1928, les ouvriers cessèrent de militer en masse en son sein. Alors commença à se constituer la fameuse Armée rouge avec l'embrigadement croissant de la paysannerie et du lumpen-prolétariat, quand le parti n'avait plus de communiste que le nom. Dans le PCCh commencèrent alors à émer­ger les éléments qui, dès le début, avaient été les plus éloignés de la classe ouvrière et bien sûr les plus proches du Guomindang. Le parti grossissait de l'adhésion de toutes sortes de déchets réactionnaires qui allaient des staliniens endoctrinés en URSS jusqu'à des généraux du Guomindang, en passant par des seigneurs de la guerre en recherche de territoire, des intellectuels patriotes et même des féodaux « éclairés » et des grands bourgeois. Au sein de ce nouveau PCCh, cette pléthore de canailles se livra une guerre à mort pour prendre le contrôle du parti et de l'Armée rouge.

Comme pour tous les partis de l'Internationale communiste, la contre-révo­lution se manifesta par la dégénérescence du PCCh et sa conversion en instrument du capital. Elle fit en outre de ces partis une terrible source de mystification pour l'en­semble de la classe ouvrière et de dévoie­ment de questions fondamentales comme celle de l'organisation révolutionnaire, de sa fonction et de son fonctionnement interne. Les idéologues officiels de la bourgeoisie n'ont fait que répercuter et amplifier ce tra­vail de mystification. C'est ainsi que les his­toriens officiels présentent le PCCh de 1928 à nos jours comme un modèle de parti com­muniste : pour les défenseurs de la démo­cratie occidentale, les guerres de cliques au sein du PCCh sont la preuve du comporte­ment pour le moins douteux des communis­tes et de la non validité du marxisme ; pour les défenseurs inconditionnels du maoïsme ces mêmes guerres de cliques correspondent à des luttes pour la défense de « la ligne politiquement correcte du génial président Mao ». Ces deux catégories d'idéologues, apparemment opposés, se partagent en fait le travail pour pousser dans le même sens, à savoir l'identification fallacieuse des organi­sations révolutionnaires du prolétariat avec leur contraire absolu : les organisations bourgeoises enfantées par la décadence du capitalisme et la contre-révolution bour­geoise. Ce qui reste certain, c'est que Mao Zedong ne pouvait développer toutes ses « potentialités » que dans le cadre putréfié d'un PCCh devenu bourgeois. Déjà lors de sa retraite « mythique » dans les montagnes de Xikang _- fuite désastreuse s'il en fut -, Mao s'était essayé aux pratiques de gang­sters qui allaient lui servir pour contrôler le parti et l'armée. Il commença par pactiser avec les chefs de bandes qui contrôlaient la région pour les éliminer ensuite et s'assurer le contrôle complet de celle-ci. C'est à cette époque que naquit la bande de Mao, par son alliance avec celui qui sera son inséparable compagnon, Zhu De, un général ennemi de Tchang kaï-chek. Mao savait ramper devant des rivaux mieux placés, du moins tant qu'il n'avait pu les supplanter dans la hiérarchie du parti. Lorsque Qu Qiubai fut remplacé par Li Lisan, Mao prit parti pour la « ligne politique » de ce dernier qui, en fait, n'était rien d'autre que la poursuite de la politique « putschiste » de son prédécesseur. L'histoire réécrite par Mao nous enseigne qu'il s'op­posa à son tour rapidement à Li Lisan. En réalité, il participa pleinement à une des tentatives désastreuses impulsées par l'IC de la « troisième période », par Boukharine (Lettre de l'IC d'octobre 1929) et par Li Lisan dès 1930, de faire « prendre les vil­les » par les guérilleros paysans.

A partir de 1930, Mao Zedong changea à nouveau son fusil d'épaule quand la coterie menée par Wang Ming - qui s'appelait « les étudiants de retour » (de retour de Russie) ou les « 28 bolcheviks » et qui, pendant deux ans, avaient été formés à Moscou - commença un nettoyage dans le Parti pour en prendre les rênes et destitua Li Lisan. A cette époque eut lieu le très obscur « incident de Fujian » : Mao Zedong réalisa une expédition punitive de grande envergure contre les membres du PCCh qui contrô­laient la région de Fujian qui étaient accu­sés, selon les versions, tantôt d'être des la­quais de Li Lisan, tantôt de faire partie d'une Ligue antibolchevique ou encore d'être membres du Parti socialiste. Les faits ne furent à peu près dévoilés que des années après la mort de Mao. En 1982, une revue chinoise faisait état du fait que « les purges dans le Fujian occidental, qui durèrent qua­torze mois et se concrétisèrent par des massacres dans toute la zone soviétique, commencèrent en décembre 1930 avec les incidents de Fujian. Un grand nombre de dirigeants et de militants du Parti furent accusés d'être membres du Parti socialiste et exécutés. On estime à quatre ou cinq mille le nombre des victimes. De fait, il n'y avait pas trace d'un quelconque Parti so­cial-démocrate dans cette région... » [4] [365]

C'est au prix de cette purge que Mao Zedong parvint à revenir en partie dans les bonnes grâces de la bande des « étudiants de re­tour » car, bien qu'il ait lui-même été accusé d'avoir suivi la ligne de Li Lisan et d'avoir commis des excès à Fujian, il ne fut ni li­quidé ni déporté comme bien d'autres. Et s'il fût déposé de son commandement militaire, il n'en devint pas moins en compensation « Président des soviets » au cours de ce qui fut pompeusement nommé le Premier con­grès des soviets en Chine à la fin de 1931 ; c'était un rôle « administratif », à la botte de la bande de Wang Ming.

A partir de là, Mao va chercher à la fois à renforcer sa propre bande et à tenter de diviser la clique dominante des « étudiants de retour ». Mais il resta dans un premier temps à la botte de celle-ci comme le dé­montre le fait qu'en 1933 l'alliance qu'il pro­posa avec le « Gouvernement de Fujian » (composé de généraux qui s'étaient rebellés contre Tchang kaï-chek) fut rejetée par Wang Ming, qui ne voulait pas porter pré­judice aux traités existants entre l'URSS et Tchang kaï-chek. Mao dut se rétracter pu­bliquement et accuser ce « gouvernement » de « tromper le peuple » [5] [366]. Cela démontre aussi le fait que, bien qu'il fut nommé Président en 1934, c'était en réalité Chang Wen-tian, membre de la bande des « étudiants de retour » et premier ministre des « soviets », qui était le véritable homme fort du parti.

Dans la Longue marche avec la bande stalinienne

La légende de la « Révolution populaire chi­noise » a toujours présenté la Longue mar­che comme la plus grande épopée « anti-im­périaliste » et « révolutionnaire » de l'his­toire. Nous avons déjà souligné que le véri­table objectif de celle-ci était de transformer les guérillas paysannes, éparpillées dans une dizaine de régions du pays et plutôt orien­tées vers la lutte contre les grands proprié­taires, en armée régulière et centralisée capable de livrer une guerre de positions; et cela dans le but d'en faire un instrument de la politique impérialiste chinoise. La lé­gende nous raconte aussi que la Longue marche fut inspirée et dirigée par le Président Mao. Ce n'est pas tout à fait exact. Tout d'abord, Mao Zedong était malade et isolé politiquement par la bande de Wang durant toute la période de préparation et de mise en place de la Longue marche, dans l'incapacité « d'inspirer » quoi que ce soit. Ensuite, elle ne put être « dirigée » par qui­conque, pas même Mao, tout simplement parce qu'il n'existait pas alors d'état-major centralisé de l'« Armée rouge » (sa constitu­tion était d'ailleurs le but poursuivi par cette campagne), qu'elle n'était alors constituée que d'une dizaine de régiments isolés les uns des autres, sous des commandements plus ou moins indépendants. A cette époque, le seul élément de cohésion du PCCh et de l'« Armée rouge » était donné par la politi­que impérialiste de l'URSS, représentée par les « étudiants de retour ». Ceux-ci n'avaient de force que celle que leur procurait l'appui politique, diplomatique et militaire du ré­gime de Staline. Et la légende nous « apprend » enfin que ce fut pendant la Longue marche que la « ligne correcte » de Mao Zedong l'emporta sur les « lignes incor­rectes » de Wang Ming et de Zhang Kouo-t'ao. La vérité est qu'à ce moment-là la con­centration de forces militaires aiguisa les rivalités au sommet pour la conquête du commandement central de l'« Armée rouge ». Mais il faut dire aussi, dans le res­pect de cette vérité, que, si Mao monta de quelques échelons au cours de ces luttes sordides, il le fit à l'ombre de la bande de Wang. Il faut d'ailleurs signaler deux anec­dotes à ce sujet.

La première concerne la réunion de Zunyi en janvier 1935. Les maoïstes n'hésitent pas à la qualifier d'« historique » parce qu'il paraî­trait que Mao y prit le commandement de l'« Armée rouge ». Cette réunion ne fut en réalité qu'une conspiration (montée par les diverses bandes du détachement dans lequel voyageait Mao) au cours de laquelle Chang Wentian (un des « étudiants de retour ») fut nommé secrétaire du parti tandis que Mao reprenait les fonctions qu'il occupait avant sa destitution du Comité militaire. Ces nomi­nations furent remises en cause peu après par une partie importante du parti, car la réunion de Zunyi n'avait pas valeur de Congrès ; elles seront une des causes de la scission du PCCh.

La seconde anecdote concerne les événe­ments de la région du Sichuan, quelques mois plus tard. Plusieurs régiments de l'« Armée rouge » s'y étaient concentrés. C'est alors que Mao, soutenu par la bande des « étudiants de retour », tenta de prendre le commandement de l'ensemble de ces forces. Zhang Kuo-tao, vieux membre du PCCh – qui avait été au commandement d'une « base rouge » et qui dirigeait alors un régiment plus puissant que celui de Mao et Chang Wentian – s'opposa à cette nomina­tion. Cela provoqua une querelle très vio­lente qui s'acheva par une scission dans le parti et dans l'armée, qui se retrouvèrent dirigés par deux Comités centraux. Zhang garda sa position dans la région du Sichuan avec la majeure partie des forces qui y étaient concentrées. Et même des compa­gnons de Mao comme Liu Bocheng et le fidèle Zhu De (qui le suivait pourtant comme son ombre depuis la débandade du Xikang après 1927) passèrent du côté de Zhang Kouo-t'ao. Mao Zedong et Chang Wentian, à la tête de ce qui restait de leur propre régiment, quittèrent précipitamment la région et se réfugièrent dans la « base rouge » de Yan'an qui était le point de con­centration définitif des régiments de l'« Armée rouge ».

Les forces demeurées au Sichuan restèrent isolées et furent peu à peu décimées, ce qui obligea les rescapés à rejoindre à leur tour Yan'an. Le destin de Zhang Kouo-t'ao était alors scellé : il fut immédiatement destitué de ses fonctions et il passa au Guomindang en 1938. C'est de ces événements qu'est née la légende maoïste du « combat contre le traître Zhang Kouo-t'ao ». A dire vrai, Zhang Kouo-t'ao n'avait pas le choix : s'il voulait sauver sa peau et échapper aux purges lan­cées par Mao à Shaanxi, il devait trouver l'appui de l'autre parti de la bourgeoisie. Mais il n'y avait pas la moindre différence de classe entre Mao et Zhang Kouo-t'ao, comme il n'y en avait aucune entre le PCCh et le Guomindang.

Il faut aussi signaler que c'est précisément au cours de cette période de concentration militaire à Sichuan que fut publié, faisant écho à la politique impérialiste de l'URSS proclamée par le 7e Congrès de l'internatio­nale stalinienne en 1935, l'appel au front unique national contre le Japon, c'est-à-dire l'appel aux exploités pour qu'ils se mettent au service des intérêts de leurs exploiteurs. Le PCCh ne fait pas que réaffirmer sa nature bourgeoise par cet acte, il se signale parti­culièrement comme le principal fournisseur de chair à canon pour la guerre impérialiste.

Le contrôle de Yan'an et l'alliance avec le Guomindang

C'est à Yan'an, entre 1936 et 1945, pendant la guerre contre le Japon, que Mao Zedong s'attaqua au contrôle du PCCh et de l'« Armée rouge », en déployant toute une panoplie de ruses, de manoeuvres et en organisant des purges. On peut distinguer trois phases dans cette guerre clanique de Yan'an qui marque l'ascension de Mao : celle de l'élimination du groupe fondateur de la base de Yan'an, celle de la consolidation de la bande de Mao et celle des premiers affrontements ouverts contre la bande de Wang Ming qui se conclut par l'élimination de cette dernière.

Le maoïsme glorifie l'expansion de l'« Armée rouge » dans la région de Shaanxi en tant que produit de la lutte révolution­naire des paysans. Nous avons déjà montré comment cette expansion se basait tant sur les méthodes d'embrigadement des paysans adoptées par le PCCh (alliance interclas­siste, dans laquelle les paysans obtenaient une réduction d'impôt – assez modeste pour qu'elle soit acceptée par les grands proprié­taires – en échange de leur mobilisation dans la boucherie impérialiste), que sur l'al­liance avec les seigneurs de la guerre régio­naux et le Guomindang lui-même. Les évé­nements de 1936 sont assez révélateurs de cet aspect et ils montrent aussi comment fut liquidée l'ancienne direction de Yan'an.

Lorsque le régiment de Mao Zedong et de Chang Wentian parvint à Yan'an en octobre 1935, la région était déjà en proie aux luttes de factions : Liu Shidan, fondateur et diri­geant de la base depuis le début des années 1930, avait été victime des purges, torturé et emprisonné. Il reçut immédiatement l'appui et le soutien du régiment nouvellement arri­vé et fut libéré, en échange bien sûr de sa subordination à Mao et à Chang Wentian.

Les troupes de Liu Shidan reçurent l'ordre au début de 1936 de lancer une expédition vers l'Est, vers Shansi, pour affronter un sei­gneur de la guerre (Yan Jishan) et les trou­pes du Guomindang qui lui prêtaient main-forte. L'expédition fut défaite et Liu Shidan y perdit la vie. Une autre expédition fut dé­cidée vers l'Ouest qui connût le même sort. Ce sont ces événements, et en particulier la mort de Liu Shidan, qui permirent à Mao et à Chang Wentian de prendre le contrôle de la base de Shidan. Ce n'est pas sans rappeler la méthode qu'avait utilisé Mao pour prendre le contrôle des montagnes du Jinggang quel­ques années auparavant : il s'était tout d'abord allié avec les chefs de cette zone, mais leur prétendue « disparition malheu­reuse » permit à Mao de garder seul le commandement.

Tandis que les expéditions vers l'Est et vers l'Ouest étaient défaites, Mao établissait une alliance avec un autre seigneur de la guerre. La région de Sian, au Sud de Yan'an, était contrôlée par le soudard Yang Hucheng qui avait donné asile au gouverneur de Mandchourie Zhang Xueliang et à ses régi­ments après leur défaite contre le Japon. Mao entra en contact avec Yang Hucheng dès décembre 1935 et ils établirent quelques mois plus tard un pacte de non-agression. C'est sur la base de ce pacte qu'eut lieu « l'incident de Sian » que nous avons com­menté dans la Revue internationale n° 84 : Tchang kaï-chek fut fait prisonnier par Yang Hucheng et Zhang Xueliang, qui voulaient le faire passer devant un tribunal pour sa collaboration avec les japonais. Mais sous la pression de Staline, sa capture ne servit qu'à négocier une nouvelle alliance entre le PCCh et le Guomindang.

Les maoïstes ont bien sûr tenté de faire pas­ser les alliances du PCCh avec les « chefs de guerre » et avec le bourreau de Shangaï – alliances auxquelles participa directement Mao – pour une habile manoeuvre destinée à profiter des divisions existant dans les classes dominantes. Il est vrai que la bour­geoisie traditionnelle, les grands propriétai­res et les militaires étaient divisés, mais non parce qu'ils auraient eu des intérêts de classe différents, ni même parce que certains au­raient été progressistes et d'autres réaction­naires ou, comme le disait Mao, parce que certains étaient « sensés » et pas les autres. Leur division était basée sur la défense d'in­térêts particuliers, les uns voyant d'un bon oeil l'unité de la Chine sous le contrôle du Japon parce que celui-ci leur permettait de garder ou d'obtenir un pouvoir régional, alors que les autres, qui avaient été dépla­cés, comme le seigneur de Mandchourie, cherchaient des appuis auprès des puissan­ces ennemies du Japon.

Dans ce sens, l'alliance entre le PCCh et le Guomindang revêtait clairement un carac­tère bourgeois, impérialiste, allant jusqu'à se concrétiser par un pacte d'aide militaire de l'URSS à l'armée de Tchang kaï-chek – incluant la fourniture de centaines d'avions chasseurs et bombardiers et d'un convoi de deux cent camions – qui fut la principale source d'approvisionnement du Guomindang jusqu'en 1941. Parallèlement était établie une zone propre pour le PCCh, la mythique Shaanxi-Gansu-Ningxia, qui trouva son pendant dans l'intégration des principaux régiments de l'« Armée rouge » (le Huitième et le Quatrième régiments) dans la propre armée de Tchang kaï-chek et dans la partici­pation d'une commission du PCCh dans le gouvernement du Guomindang.

Au niveau de la vie interne du PCCh, il faut signaler que les membres de la commission aux négociations et ensuite au gouvernement de Tchang représentaient tant les « étudiants de retour » (Po Ku et Wang Ming lui-même) que la bande à Mao (Zhou Enlai), ce qui confirme que Mao n'avait pas encore le contrôle du parti et de l'armée et qu'il se maintenait encore du côté des sbires décla­rés de Staline, du moins en apparence.

La défaite de Wang Ming et le flirt avec les Etats-Unis

L'antagonisme entre Mao et les « étudiants de retour » se manifesta pour la première fois en octobre 1938, pendant le plénum du Comité central du PCCh. Mao profita du fiasco de la défense de Wuhan (siège du gouvernement du Guomindang attaqué par les japonais), dont Wang Ming avait la res­ponsabilité, pour remettre en question l'au­torité de celui-ci sur le Parti. Il dut cepen­dant accepter la nomination de Chang Wentian comme Secrétaire général et atten­dre deux ans encore pour lancer son attaque définitive contre Wang Ming quand la guerre impérialiste permit de retourner la situation contre la bandes des « étudiants de retour ».

L'armée allemande envahit en effet l'URSS en 1941; et pour éviter d'ouvrir un nouveau front de guerre sur ses arrières, Staline opta pour la signature d'un pacte de non agression avec le Japon. La conséquence immédiate en fut la fin de l'aide militaire de l'URSS au Guomindang mais aussi, de ce fait, la para­lysie de la fraction stalinienne de Wang Ming dans le PCCh et sa chute, celle-ci étant mise en demeure de « collaborer avec l'ennemi » japonais. Décembre fut marqué par l'attaque contre Pearl-Harbour et l'entrée en guerre des Etats-Unis contre le Japon pour le contrôle du Pacifique. Ces événe­ments provoquèrent un grand mouvement du Guomindang et du PCCh vers les Etats-Unis, en particulier de la part de la bande de Mao.

Mao se jeta alors avec force contre la bande des « étudiants de retour » et leurs acolytes. Tel est le sens de la fameuse « campagne de rectification », campagne punitive qui dura de 1942 à 1945. Mao commença donc par s'en prendre aux dirigeants du parti, en par­ticulier aux « étudiants de retour », en les traitant de « dogmatiques incapables d'ap­pliquer le marxisme en Chine ». Profitant des rivalités existantes au sein de la bande de Wang, Mao parvint à retourner certains de ses membres, comme Liu Chaichi à qui il donna le poste de Secrétaire général du parti ou Kang Cheng qui devint l'inquisiteur char­gé des « sales besognes », rôle qui avait auparavant été celui de Mao en 1930 à Fujian.

Toute la presse de la bande de Wang fut suspendue et seule la presse sous le contrôle de Mao fut dès lors autorisée. La bande de Mao prenait ainsi le contrôle des écoles du parti et des lectures des militants. La « purge » se renforça, donnant lieu à des arrestations et des persécutions qui s'étendi­rent à partir de Yan'an à tout le parti et à l'armée. Les « convaincus » (comme Chou Enlai) restèrent subordonnés à Mao. Les « récalcitrants » étaient, quant à eux, expé­diés dans les zones de combat où ils tom­baient inévitablement entre les mains des japonais quand ils n'étaient pas purement et simplement éliminés.

La « purge » atteint son apogée en 1943, coïncidant avec la dissolution officielle de la Troisième internationale et la médiation des Etats-Unis entre le Guomindang et le PCCh. Le nombre de personnes liquidées pendant la purge aurait atteint le nombre de cin­quante à soixante mille. Les plus éminents membres des « étudiants de retour » étaient éliminés : Chang Wentian fut expulsé de Yan'an, Wang Ming survécut de justesse à un empoisonnement, Po Ku mourut mysté­rieusement en 1946 dans un « accident d'avion »...

La « campagne de rectification » correspond, dans le cadre de la guerre impérialiste, au virage qu'a fait le PCCh vers les Etats-Unis. Nous avons déjà abordé cet aspect dans la Revue internationale n° 84. Il faut juste préciser que c'est précisément Mao et sa bande qui impulsèrent ce virage, comme on peut le constater dans la correspondance de la mission officielle américaine à Yan'an à cette époque [6] [367]. Et ce n'est pas un hasard si le combat contre la bande stalinienne cor­respond au rapprochement avec les Etats-Unis. Cela n'a évidemment pas fait de Mao un traître au « camp communiste » comme le prétendront plus tard Wang Ming et la cli­que gouvernant en Russie. Cela montre uni­quement la nature bourgeoise de sa politi­que. Pour Tchang kaï-chek, comme pour toute la bourgeoisie chinoise Mao inclus, les chances de survie dépendaient de leur capa­cité à calculer froidement quelle puissance impérialiste il valait mieux servir, l'URSS ou les Etats-Unis.

Ce n'est pas non plus un hasard si le ton de la « rectification » est devenu plus modéré quand les probabilités de victoire de l'URSS en Allemagne se sont confirmées. La purge s'acheva « officiellement » en avril 1945, deux mois après la signature du Traité de Yalta dans lequel, entre autres, les puissan­ces impérialistes « alliées » décidèrent que la Russie devait déclarer la guerre au Japon, précisément quand elle se disposait à enva­hir le Nord de la Chine. Voilà pourquoi le PCCh dut se tenir sous les ordres de l'URSS. Le retour temporaire de Mao dans le sérail de Staline ne se fit pas de son plein gré mais du fait de la nouvelle répartition impérialiste du monde entre les grandes puissances.

Le résultat final de la « rectification » n'en fut pas moins la prise de contrôle du PCCh et de l'armée par Mao et sa bande. Il créa pour lui-même le titre du Président du parti et proclama que le maoïsme, « la pensée de Mao Zedong », était « le marxisme appliqué en Chine ». Dès lors, les maoïstes recourront à la légende pour expliquer que Mao était parvenu au commandement suprême grâce à son génie théorique et stratégique, grâce à son combat contre les « lignes incorrectes ». C'est un pur mensonge ! A les en croire, Mao aurait été le fondateur de l'« Armée rouge », il aurait mis au point la réforme agraire, dirigé triomphalement la Longue Marche, mis en place les bases rouges etc. Voilà comment l'arriviste sournois et rusé Mao Zedong se fit passer pour un messie.

Le maoïsme : une arme idéologique du capital

Le maoïsme s'imposa donc comme « théorie », pendant la guerre impérialiste mondiale, dans un parti qui appartenait déjà à la bourgeoisie bien qu'il continuât à se dire communiste. Le maoïsme cherchait, à ses débuts, à justifier et à consolider la main mise de Mao Zedong et de sa bande sur tous les rouages du parti. Il devait aussi justifier la participation du parti à la guerre impéria­liste, aux côtés du Guomindang, de la no­blesse, des « chefs de guerre », de la grande bourgeoisie et enfin de l'ensemble des puis­sances impérialistes. Il fallait pour cela oc­culter les véritables origines du PCCh, de sorte que le maoïsme ne put se contenter de donner une « interprétation » particulière de la guerre clanique au sein du parti, il dut en outre déformer complètement l'histoire de celui-ci ainsi que celle de la lutte de classe. La défaite de la révolution prolétarienne et la dégénérescence du parti communiste de Chine furent soigneusement effacées; et la nouvelle identité du PCCh en tant qu'ins­trument du capital trouva sa justification « théorique » dans le maoïsme.

Sur cette base de falsification, le maoïsme montra ses capacités à être un instrument de plus de la propagande idéologique de la bourgeoisie utilisé pour mobiliser les tra­vailleurs, et principalement les masses pay­sannes, sous les drapeaux patriotiques de la boucherie impérialiste. Enfin, quand le PCCh pris définitivement le pouvoir, le maoïsme devint la « théorie » officielle de « l'Etat populaire » chinois, c'est-à-dire de la forme de capitalisme d'Etat qui s'instaura en Chine.

Pour le reste, bien qu'elle fasse vaguement référence à un langage pseudo marxiste, la « pensée de Mao Zedong » ne peut cacher que ses sources se trouvent dans le camp de la bourgeoisie. Lorsqu'il participait à la coa­lition entre le Guomindang et le PCCh, Mao considérait déjà que la lutte de la paysanne­rie devait se plier aux intérêts de la bour­geoisie nationale, représentée par Sun Yat-sen : « Défaire les forces féodales est le véritable objectif de la révolution nationale (...) Les paysans ont compris ce que voulait mais ne put réaliser le Dr Sun Yat-sen du­rant les quarante années qu'il consacra à la révolution nationale » [7] [368]. Les références aux principes de Sun Yat-sen resteront d'ailleurs au centre de la propagande maoïste pour embrigader les paysans dans la guerre impérialiste : « En ce qui concerne le Parti communiste, toute la politique qu'il a suivie ces dix dernières années correspondent fondamentalement à l'esprit révolutionnaire des Trois principes du peuple et des Trois grandes politiques du Dr Sun Yat-sen » [8] [369]. « Notre propagande doit se faire en con­formité avec ce programme : réaliser le Testament du Dr Sun Yat-sen en réveillant les masses à la résistance contre le Japon » [9] [370].

Dans le premier article de cette série, nous avons déjà mis au clair qu'au cours des « quarante années qu'il consacra à la révolu­tion nationale », Sun Yat-sen n'eut de cesse de trouver des alliances avec les grandes puissances impérialistes, y compris le Japon, que son « nationalisme révolutionnaire » n'était qu'une vaste mystification derrière la­quelle se cachaient les intérêts impérialistes de la bourgeoisie chinoise, et ceci dès la « révolution » de 1911. Le maoïsme se borna à s'approprier cette mystification, c'est-à-dire à se mettre au diapason des vieilles campa­gnes idéologiques de la bourgeoisie chi­noise.

Par ailleurs, la « pensée géniale de Mao Zedong » n'est, en grande partie, qu'un vul­gaire plagiat des grossiers manuels stali­niens officiels de cette époque. Mao adule Staline dont il fait un « grand continuateur du marxisme », ne serait-ce que pour re­prendre à son compte la falsification éhontée du marxisme menée à terme par Staline et ses sbires. La soi-disant application du marxisme aux conditions de la Chine faite par le maoïsme n'est rien de plus que l'appli­cation des thèmes idéologiques de la contre-révolution stalinienne.

Une complète falsification du marxisme

Nous allons passer en revue quelques-uns des aspects essentiels de la prétendue appli­cation du marxisme revue et corrigée par « la pensée Mao Zedong ».

Sur la révolution prolétarienne

Etudier l'histoire de la Chine en se basant sur l'oeuvre de Mao Zedong ne permettra jamais à quiconque de savoir que la vague révolutionnaire prolétarienne mondiale dé­clenchée en 1917 eut des répercussions dans ce pays. Le maoïsme (et donc l'histoire offi­cielle qu'elle soit ou non maoïste) a enterré corps et biens l'histoire de la révolution prolétarienne en Chine.

Quand Mao mentionne le mouvement ou­vrier, ce n'est jamais que pour l'inclure dans la prétendue « révolution bourgeoise » : « La révolution de 1924-27 se fit grâce à la col­laboration des deux partis – le PCCh et le Guomindang – se basant sur un programme défini. En deux ou trois ans à peine, la révo­lution nationale connût d'immenses succès (...) Ces succès se basèrent sur la création de la base de soutien révolutionnaire de Kouang-Tong et la victoire de l'Expédition du Nord » [10] [371]. Tout ce qui est affirmé là est pur mensonge : la période allant de 1924 à 1927 ne se caractérise pas par la « révolution nationale » comme nous l'avons vu, mais par la montée de la vague révolu­tionnaire de la classe ouvrière dans toutes les grandes villes chinoises jusqu'à l'insur­rection. La coopération entre le PCCh et le Guomindang, c'est-à-dire l'alignement oppor­tuniste du parti prolétarien sur la bourgeoi­sie, ne fut pas à la base « d'énormes succès » mais bien de défaites tragiques pour le pro­létariat. Et enfin, l'expédition du Nord, loin d'être une « victoire » de la révolution, ne fut qu'une manoeuvre d'encerclement de la bourgeoisie pour parvenir à contrôler les villes et massacrer la classe ouvrière. Et le point d'orgue de cette expédition fut préci­sément le massacre du prolétariat par le Guomindang.

Concernant 1926, c'est-à-dire en pleine ef­fervescence du mouvement ouvrier, Mao ne put éviter de faire référence aux « grèves générales de Shangaï et de Hong-Kong, à l'origine des incidents du 30 mai » [11] [372]. Mais dès 1939, il la réduisit à une simple manifestation de la petite bourgeoisie intel­lectuelle et il ne mentionna même pas l'in­surrection historique de Shangaï en mars 1927, à laquelle participèrent près d'un mil­lion d'ouvriers [12] [373].

L'enterrement méthodique de toute l'expé­rience et de l'importance historique et mon­diale du mouvement révolutionnaire en Chine constitue un des aspects essentiels de la contribution « originale » du maoïsme à l'idéologie bourgeoise, dans le sens d'obs­curcir la conscience de classe du prolétariat, même s'il n'est pas le seul à agir dans ce sens.

L'internationalisme

C'est là un des principes fondamentaux de la lutte historique du prolétariat, et donc un des principes de base du marxisme, qui contient en lui la question de la destruction des Etats capitalistes et le dépassement des barrières nationales imposées par la société bourgeoise. « L'internationalisme constitue, de façon indiscutable, une des pierres angu­laires du communisme. Depuis 1848, il a été bien établi dans le mouvement ouvrier que "les prolétaires n'ont pas de patrie" (...) Si le capitalisme a trouvé dans la nation le cadre le plus approprié à son développe­ment, le communisme ne peut s'instaurer qu'à l'échelle mondiale : la révolution prolé­tarienne détruira les nations. » (Introduction à notre brochure Nation ou classe ?).

Ce principe devient exactement son con­traire entre les mains de Mao. Pour lui, pa­triotisme et internationalisme sont identi­ques : « Un communiste, internationaliste peut-il être en même temps patriote ? Non seulement il peut, mais il doit l'être (...) Dans les guerres de libération nationale, le patriotisme est l'application du principe internationaliste. (...) Nous sommes à la fois internationalistes et patriotes, et notre mot d'ordre est : "lutter contre l'agresseur pour défendre la patrie" » [13] [374]. Rappelons sim­plement en passant que la « guerre natio­nale » en question n'est rien de moins que la seconde guerre mondiale ! Voilà comment l'embrigadement des travailleurs dans la guerre impérialiste devient une application de l'internationalisme prolétarien ! C'est en s'appuyant sur des mystifications aussi monstrueuses que la bourgeoisie parvint à pousser les ouvriers à s'entre-massacrer.

Et Mao Zedong n'a même pas la gloire d'être le premier à avoir formulé cette idée « ingénieuse » qui permet à « un internatio­naliste d'être en même temps patriote ». Il ne fait que reprendre le discours de Dimitrov, un des idéologues à la botte de Staline : « L'internationalisme prolétarien doit, pour ainsi dire, "s'acclimater" à chaque pays. (...) Les "formes" nationales de la lutte pro­létarienne ne contredisent en rien l'interna­tionalisme prolétarien. (...) La révolution socialiste signifiera le sauvetage de la na­tion » [14] [375]. Et lui-même ne faisait d'ailleurs que reprendre les déclarations des social-patriotes, du style de Kautsky, qui envoyè­rent le prolétariat se faire massacrer pendant la première boucherie mondiale, en 1914 : « Tous ont le droit et le devoir de défendre la patrie ; le véritable internationalisme consiste en reconnaître ce droit pour les socialistes de tous les pays » [15] [376]. Sur cet aspect, c'est donc bien volontiers que nous reconnaissons l'évidente continuité non pas entre le maoïsme et le marxisme mais entre le maoïsme et les « théories » qui ont tou­jours tenté de déformer le marxisme au ser­vice du capital.

La lutte de classe

Nous avons déjà montré comment Mao Zedong a enterré toute l'expérience du prolé­tariat tout au long de son oeuvre. Et pour­tant, il n'a jamais cessé de se référer à la « direction du prolétariat dans la révolu­tion ».

Mais l'aspect le plus important de la « pensée de Mao Zedong » sur la lutte de classe est celui qui subordonne les intérêts des classes exploitées à ceux des classes exploiteuses : « C'est un principe établi maintenant que pendant la durée de la guerre de résistance contre le Japon, tout doit être abandonné dans l'intérêt de la victoire. Par conséquent, les intérêts de la lutte de classe doivent se subordonner aux intérêts de la guerre de résistance et ne pas entrer en conflit avec eux. (...) Il faut appli­quer une politique appropriée de réajuste­ment des rapports entre les classes, une politique qui ne laisse pas les masses tra­vailleuses sans garanties politiques et ma­térielles, mais qui prenne en compte les intérêts des possédants » [16] [377].

Voilà quel est le discours de Mao Zedong, celui d'un bourgeois nationaliste classique, qui exige des ouvriers le sacrifice suprême en échange de promesses sur les « garanties politiques et matérielles » mais dans le ca­dre de « l'intérêt national », c'est-à-dire dans le cadre des intérêts de la classe dominante. Il ne se distingue des autres que par le cy­nisme particulier qui lui permet de parler à ce propos « d'approfondissement du mar­xisme ».

L'Etat

Le fameux « développement du marxisme » que serait le maoïsme se retrouve dans la question de l'Etat à travers la théorie de la « nouvelle démocratie » présentée comme « la voie révolutionnaire » pour les pays sous-développés. A le lire, « la révolution de la nouvelle démocratie (...) ne mène pas à la dictature de la bourgeoisie, mais à la dicta­ture du front uni des diverses classes révo­lutionnaires sous la direction du proléta­riat. (...) Elle est différente aussi de la révo­lution socialiste dans le sens où elle ne peut que défaire la domination des impérialistes, des collaborationnistes et des réactionnai­res en Chine, car elle n'élimine aucun des secteurs du capitalisme qui contribue à la lutte anti-impérialiste et antiféodale ».

Mao aurait donc découvert une nouvelle espèce d'Etat qui ne serait l'instrument d'au­cune classe en particulier, qui serait un front ou une alliance interclassiste. C'est peut-être une nouvelle formulation de la vieille théo­rie de la collaboration de classes mais cela n'a rien à voir avec le marxisme. La théorie de la « nouvelle démocratie » n'est qu'une nouvelle édition de la démocratie bourgeoise qui prétend être le gouvernement du peuple, c'est-à-dire de toutes les classes, avec la particularité que Mao la nomme « front des diverses classes »; comme il le reconnaît lui-même : « La révolution de la nouvelle dé­mocratie coïncide pour l'essentiel avec la révolution préconisée par Sun Yat-sen avec ses Trois principes du peuple. (...) Sun Yat-sen disait : "Dans les Etats modernes, le soi-disant système démocratique est en général monopolisé par la bourgeoisie et est devenu un simple instrument d'oppression contre le petit peuple. Par contre, le prin­cipe de démocratie défendu par le Guomindang défend un système démocrati­que aux mains de ce petit peuple et ne permet pas qu'il soit confisqué par quel­ques-uns" » [17] [378].

Concrètement, la théorie de « la nouvelle démocratie » fut le moyen d'embrigader les populations en majorité paysannes dans les zones contrôlées par le PCCh. Elle devint par la suite le cache-sexe idéologique du nouveau capitalisme d'Etat qui s'instaura en Chine quand le PCCh prit le pouvoir.

Le matérialisme dialectique

Les « oeuvres philosophiques » de Mao Zedong ont été, pendant des années, carac­térisées et enseignées dans les cercles uni­versitaires comme de la « philosophie mar­xiste ». Non seulement la philosophie de Mao – malgré le langage pseudo marxiste qu'il prétend utiliser – n'a rien à voir avec la méthode marxiste, mais en outre elle lui est totalement antagonique. La philosophie de Mao, tout juste inspirée par les manuels de vulgarisation staliniens de l'époque, n'est rien d'autre qu'un moyen pour justifier les contorsions politiques de son créateur. Prenons par exemple la rhétorique embar­rassée avec laquelle il aborde la question des contradictions : « Dans le processus de développement d'une chose complexe se trouvent beaucoup de contradictions, et l'une d'elles est nécessairement la princi­pale, dont l'existence et le développement déterminent ou influent sur l'existence et le développement des autres. (...) Un pays semi-colonial comme la Chine donne un cadre complexe au rapport entre la contra­diction principale et les contradictions se­condaires. Quand l'impérialisme déchaîne une guerre contre un tel pays, les différentes classes qui composent ce dernier (à l'excep­tion d'un petit nombre de traîtres) peuvent s'unir momentanément dans une guerre nationale contre l'impérialisme. La contra­diction entre l'impérialisme et le pays en question devient alors la contradiction principale, reléguant temporairement les contradictions entre les différentes classes du pays à une niveau secondaire et subor­donné. (...) Telle est la situation dans l'ac­tuelle guerre sino-japonaise ».

En d'autres termes, la « théorie » maoïste des « contradictions qui se déplacent » re­vient simplement à dire que le prolétariat peut et doit abandonner son combat contre la bourgeoisie au nom de l'intérêt national, que les classes antagoniques peuvent et doivent s'unir dans le cadre de la boucherie impéria­liste, que les classes exploitées peuvent et doivent se plier aux intérêts des classes ex­ploiteuses. On comprend mieux pourquoi la bourgeoisie de tous les pays a répandu la philosophie maoïste dans les universités en la présentant comme du marxisme !

En résumé, nous dirons que le maoïsme n'a rien à voir ni avec la lutte, ni avec la con­science, ni avec les organisations révolu­tionnaires de la classe ouvrière. Il n'a rien à voir avec le marxisme, il n'est ni une partie ni une tendance de celui-ci, ni un dévelop­pement de la théorie révolutionnaire du prolétariat. Tout au contraire, le maoïsme n'est qu'une grossière falsification du mar­xisme, sa seule fonction est d'enterrer tous les principes révolutionnaires, d'obscurcir la conscience de classe du prolétariat pour la remplacer par la plus stupide et bornée idéologie nationaliste. Comme « théorie », le maoïsme n'est qu'une des misérables formes qu'a été capable d'adopter la bourgeoisie dans sa période de décadence, pendant la contre-révolution et la guerre impérialiste.

Ldo.

 

Chen Duxiu et l'Opposition de gauche

Chen Duxiu (1879-1942) est d'abord le fon­dateur d'un courant novateur et occidenta­liste La Nouvelle Jeunesse en 1915, qui se radicalise dans le « mouvement du 4 Mai » à Pékin. Il est ensuite à l'initiative de la Ligue de la jeunesse socialiste, précurseur du PCCh en 1920. Enfin il fonde le PCCh en juillet 1921 et il en devient le premier secré­taire. Il accepte sur les insistances du Komintern la politique de collaboration avec le Guomindang en misant sur la possibilité de le contrôler de l'intérieur. Mais à l'inverse de Mao Zedong il ne croit pas aux potentia­lités révolutionnaires des paysans. Il est exclu du PCCh lors du 6e congrès de l'Internationale communiste en 1929 (congrès auquel il n'assiste pas) en même temps que les militants qui ont signé avec lui une demande de discussion générale au sein du parti pour un réexamen de ses posi­tions politiques. C'est à cette époque qu'il rencontre des trotskistes revenant de Moscou qui venaient de fonder le journal Wo-men Ti-hua (Notre parole). Fort de cet appui il dénonce l'aventurisme du PCCh inféodé au Komintern stalinisé. Il est arrêté par le Guomindang en 1932 et condamné à quinze ans d'emprisonnement. Lors de l'en­trée en guerre de la Chine contre le Japon en 1937 il est libéré. Il annonce qu'il rejoint le front uni anti-japonais. Dès lors il passe dans le camp de la défense de la nation et de la bourgeoisie, comme le PCCh stalinien. Il est clair qu'en Extrême-Orient la 2e guerre mondiale a commencé dès 1937.

L'organisation de l'Opposition de gauche du PCCh se développe dès 1928 sur la base d'une discussion sur la défaite de 1927 et de la publication de textes de Trotsky sur la Chine. Il s'agit d'un groupe de militants prestigieux du PCCh qui publient La Force motrice. Chen Duxiu se dit d'accord avec les positions de Trotsky sans se déclarer comme trotskiste. L'Opposition de gauche est divi­sée en quatre : l'«Association prolétarienne » de Chen Duxiu et Peng Shu-tse qui diffuse Le Prolétaire ; Notre Parole (Wo-men Ti-hua), groupe de Shangaï ; Octobre (Chan-tou She), groupe de Liu Jen Ching ; et Militant. (Cf. Leon Trotsky on China, Pathfinder, New York 1976, Introduction de Peng Shu-tse)

L'unification intervient en 1931 avec la fon­dation de la Ligue communiste de Chine (LCC). Mais lors de l'agression de la Chine par le Japon, la majorité de la LCC est d'ac­cord pour soutenir la Résistance et passe de ce fait dans le camp ennemi, celui de la bourgeoisie. Seuls Zheng Chaolin, Wang Fanxi et une poignée de militants restent fidèles aux principes révolutionnaires et internationalistes et se réclament du « défaitisme révolutionnaire ». Ils publient L'Internationaliste et soutiennent que le conflit fait partie d'une 2e guerre mondiale imminente.

Zheng Chaolin continue la publication de L'Internationaliste et boycotte le 2e congrès de la LCC en août 1941. Sa position politi­que est cohérente, alors que Wang Fanxi accepte de participer à ce congrès, en faisant une distinction : il est pour la guerre « de défense » d'un pays attaqué mais il refuse de participer à la guerre impérialiste au cas où les puissances anglo-saxonnes rentreraient en guerre contre le Japon. Finalement sa fraction minoritaire est exclue et battue au cours du congrès par le trotskiste Peng Shu-tse.

Nous saluons cette poignée d'internationalis­tes qui ont su maintenir haut le drapeau communiste et internationaliste comme la gauche communiste italienne l'a fait en Europe, alors que ces éléments révolution­naires isolés traversaient la période la plus noire du mouvement ouvrier. Les trotskistes chinois, dans leur journal clandestin La Lutte qualifièrent leur ralliement à la Résistance anti-japonaise de « victorisme révolutionnaire ». Quel pathos pour ce ral­liement honteux à la bourgeoisie nationale !


[1] [379] Voir Revue internationale n° 81 et 84.

 

[2] [380] Rapport sur une enquête du mouvement paysan du Hunan, Mao Zedong, mars 1927.

 

[3] [381] Sur Chen Duxiu et l'Opposition de gauche, voir encart en fin d'article.

 

[4] [382] Cité par Lazlo Ladany, The Communist Party of China and Marxism, Hurst & Co., 1992, traduit par nous.

 

[5] [383] Discours de Mao durant le Second congrès des « Soviets chinois » publié au Japon. Cité par Lazlo Ladany, Op. cité.

 

[6] [384] Lost Chance in China. The World War II despatches of John S. Service, JW. Esherick (editor), Vintage Books, 1974.

 

[7] [385] Rapport sur une enquête du mouvement paysan du Hunan, Mao Zedong, mars 1927.

 

[8] [386] Les tâches urgentes après l'établissement de la coopération entre le Guomindang et le Parti communiste, Mao Zedong, septembre 1937.

 

[9] [387] Problèmes tactiques actuels dans le front unique anti-japonais, Mao Zedong, mai 1940.

 

[10] [388] Voir le premier article de cette série, Revue internationale n° 81.

 

[11] [389] Analyse des classes dans la société chinoise, mars 1926.

 

[12] [390] La Révolution chinoise et le PCCh, Mao Zedong, décembre 1939.

 

[13] [391] Le rôle du PCCh dans la guerre nationale, Mao Zedong, octobre 1938.

 

[14] [392] Fascisme, démocratie et Front populaire, rapport présenté par Georgi Dimitrov au 7e Congrès de l'Internationale communiste, août 1935.
[15] [393] Cité par Lénine dans La faillite de la deuxième Internationale, septembre 1915.
[16] [394] Le rôle du PCCh dans la guerre nationale, Op. cité.
[17] [395] La révolution chinoise et le PCCh, Op. cité.

 

 

 

 

 

Géographique: 

  • Chine [396]

Courants politiques: 

  • Maoïsme [397]

Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [4° partie]

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La Plate-forme de l'Internationale Communiste

Introduction du CCI

Parallèlement à la série d'articles « Le com­munisme n'est pas un bel idéal, il est à l'or­dre du jour de l'histoire », nous publions certains documents du mouvement révolu­tionnaire au 20e siècle liés aux moyens et aux buts de la révolution prolétarienne. Nous commençons par la plate-forme de l'Internationale Communiste adoptée lors de son congrès de fondation, en mars 1919, comme base d'adhésion de tous les groupes et courants authentiquement révolutionnai­res au nouveau parti mondial.

L'année 1919 a marqué le zénith de la grande vague révolutionnaire qui s'est déve­loppée dans le sillage de la guerre impéria­liste de 1914-18. Sous la direction du parti bolchevik, l'insurrection d'Octobre en Russie et la prise du pouvoir par le prolétariat or­ganisé en conseils ouvriers ont allumé une flamme qui a menacé d'embraser le monde capitaliste. Entre 1918 et 1920, au coeur du capitalisme mondial, l'Allemagne a vu se développer une série de surgissements révo­lutionnaires ; des grèves de masse ont éclaté dans les principales villes industrielles de l'Italie à l'Ecosse, des Etats-Unis à l'Argentine. Au moment où se tenait le pr­emier congrès de l'Internationale, arrivait la nouvelle de la proclamation de la République hongroise des soviets.

Mais, dans le même temps, d'autres événe­ments qui ont eu lieu juste avant ce congrès démontraient les graves conséquences qui pourraient en résulter si ce mouvement de masse croissant n'était pas guidé par un parti communiste clair programmatiquement et internationalement centralisé. La défaite du soulèvement de Berlin en janvier 1919, marqué notamment par l'assassinat de Luxemburg et Liebknecht, a été en grande partie le résultat de l'incapacité du KPD naissant à détourner les ouvriers des pièges tendus par la bourgeoisie et à les amener à préserver leurs forces pour un moment plus propice. La fondation de l'IC correspondait donc aux besoins les plus urgents de la lutte de classe. Elle a été le couronnement du travail inlassable mené par la gauche révo­lutionnaire depuis l'effondrement de la 2e Internationale en 1914.

Mais loin d'être une direction imposée de l'extérieur, l'IC constituait elle-même un produit organique du mouvement proléta­rien. La clarté de ses positions programma­tiques en 1919 reflétait son lien étroit avec les forces les plus profondes à l'oeuvre dans la vague révolutionnaire. De même, sa dé­générescence opportuniste ultérieure fut in­timement liée au déclin de cette vague et à l'isolement du bastion russe.

Le projet de plate-forme a été rédigé par Boukharine et le délégué du KPD Eberlein qui, de plus, ont eu la responsabilité d'en présenter les principaux points au congrès. Les remarques introductives faites par Boukharine méritent d'être rappelées parce qu'elles montrent comment la plate-forme in­tégrait certaines des avancées théoriques les plus importantes accomplies par le mou­vement communiste au sortir du naufrage de la social-démocratie :

« D'abord, l'introduction théorique. Celle-ci donne la caractéristique générale de l'épo­que tout entière, sous un angle très particu­lier, à savoir sous l'angle de l'effondrement du système capitaliste. Auparavant, lorsqu'on écrivait de telles introductions, on donnait simplement une description géné­rale du système capitaliste. A mon avis, cela ne suffit plus aujourd'hui. Nous devons non seulement donner la caractéristique géné­rale du système capitaliste et impérialiste, mais décrire également le processus de désagrégation et d'effondrement de ce système. C'est le premier point de vue. L'autre est que nous devons considérer le système capitaliste, non pas seulement dans sa forme abstraite, mais également pratique en tant que capitalisme mondial, et que nous devons considérer celui-ci comme une totalité économique. Si nous considérons à présent ce système capitaliste économique mondial du point de vue de son effondre­ment nous devons poser la question sui­vante : comme cet effondrement a-t-il été rendu possible ? Et il s'agit alors en premier lieu d'analyser les contradictions du système capitaliste » (Procès-verbal du premier congrès de l'IC; Rapport sur la plate-forme.)

Boukharine continue en soulignant égale­ment que, dans cette époque de désintégra­tion, « la forme primitive du capital, du ca­pital dispersé et inorganisé, a presque dis­paru. Ce processus avait déjà commencé avant la guerre et s'est renforcé au cours de la guerre. Cette guerre a joué un grand rôle d'organisation. Sous sa pression, la forme du capitalisme financier s'est transformée en une forme supérieure, la forme du capi­talisme d'Etat. »

Ainsi, dès le début, l'IC s'est fondée sur la compréhension que, du fait même que le capitalisme développait son économie au ni­veau mondial, il atteignait ainsi ses limites géographiques et entrait dans sa période de déclin historique. Cela remet à leur place tous les actuels tenants de la « modernité » qui imaginent que la « globalisation » est une nouveauté et que celle-ci va donner un nouveau souffle au capitalisme ! Mais c'est aussi un rappel pénible pour ces organisa­tions révolutionnaires (de tradition bordi­guiste notamment) qui se revendiquent des positions programmatiques de l'IC et qui rejettent cependant la notion de décadence du capitalisme qui est la pierre de touche de la politique révolutionnaire aujourd'hui. Il en va de même pour la notion de capitalisme d'Etat que Boukharine a de façon centrale contribué à élaborer ; nous aurons l'occasion de revenir sur sa signification dans la suite de notre série sur le communisme. Il suffit de dire ici que l'Internationale considérait qu'elle était assez importante pour l'inclure comme caractéristique fondamentale de la nouvelle époque.

Après l'introduction générale, la plate-forme se tourne vers les questions centrales de la révolution prolétarienne : d'abord et avant tout, la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière ; ensuite, l'expropriation de la bourgeoisie et la transformation économi­que de la société. Sur le premier point, la plate-forme affirme les leçons essentielles de la révolution d'Octobre : la nécessité de détruire le vieil Etat bourgeois et de le remplacer par la dictature du prolétariat, organisé dans le système des conseils ou soviets. Ici, la plate-forme est complétée par les Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat rédigées par Lénine et adoptées au même Congrès. La rupture avec la social-démocratie et son fétichisme de la démocratie en général et des parlements bourgeois en particulier a été axée autour de ce point ; et la revendication du transfert du pouvoir aux conseils ouvriers a constitué le cri de ralliement, simple mais irremplaçable, de l'ensemble du mouvement international.

La partie sur les mesures économiques est nécessairement générale ; à ce moment-là, en effet, ce n'était qu'en Russie que ces mesures pouvaient se poser comme une question concrète (mais non se résoudre en Russie seulement). Cette partie met en avant les traits essentiels de la transition vers une société communiste : l'expropriation des grandes entreprises privées et d'Etat ; les premiers pas vers la socialisation de la dis­tribution en remplacement du marché ; l'in­tégration graduelle des petits producteurs à la production sociale. La série sur le com­munisme examinera ultérieurement certai­nes des difficultés et des erreurs qui ont en­travé le mouvement révolutionnaire de cette époque. Cependant, les mesures mises en avant par l'IC constituaient néanmoins un point de départ adéquat et leurs faiblesses auraient pu être dépassées si la révolution mondiale s'était développée avec succès.

La partie sur « Le chemin de la victoire » est également assez générale. Là où elle est le plus explicite, c'est dans son insistance sur la nécessité de l'internationalisme et du re­groupement international des forces révolu­tionnaires, en rupture complète avec les social-chauvins et les Kautskystes et en contradiction absolue avec la politique op­portuniste du Front unique développée après 1921. Sur d'autres questions sur lesquelles l'IC devait exprimer des confusions dange­reuses – le parlement, la question nationale, les syndicats – la plate-forme reste extrê­mement ouverte. La possibilité d'utiliser le parlement comme tribune pour la propa­gande révolutionnaire est affirmée, c'est sûr, mais seulement comme une tactique subor­donnée aux méthodes de la lutte de masse. La question nationale n'est pas du tout men­tionnée, mais ce que le Manifeste adopté par le congrès fait ressortir c'est que la victoire de la révolution communiste dans les pays développés constitue la question clé pour l'émancipation des masses opprimées des colonies. Sur la question syndicale, l'ouver­ture de la plate-forme est encore plus évi­dente comme Boukharine l'explique dans sa présentation :

« Si nous avions écrit pour des russes, nous aurions traité du rôle des syndicats dans le processus de transformation révolution­naire. Mais, d'après l'expérience des com­munistes allemands, cela est impossible car ces camarades nous disent que les syndicats allemands sont entièrement opposés aux nô­tres. Chez nous, les syndicats jouent le rôle principal dans le processus du travail posi­tif. Le pouvoir soviétique s'appuie précisé­ment sur eux ; en Allemagne c'est le con­traire. Cela semble être dû au fait qu'en Allemagne les syndicats étaient aux mains des jaunes, des Legien et Cie. Ils étaient dirigés contre l'intérêt du prolétariat alle­mand et ils le sont encore, mais le proléta­riat liquide à présent ces vieux syndicats. A leur place sont apparues en Allemagne de nouvelles formes d'organisation, les conseils d'usine qui essaient de prendre en main les usines. Les syndicats ne jouent plus de rôle positif. Nous ne pouvons pas élaborer ici de lignes directrices concrètes ; c'est pourquoi nous avons dit de manière générale que pour la gestion des usines il fallait créer des organes sur lesquels le prolétariat s'appuie, organisations qui sont très étroitement liées et intriquées à la production. »

Nous pouvons discuter certaines formula­tions de Boukharine, en particulier sur le rôle des syndicats en Russie, mais le pas­sage donne quand même une indication frappante sur l'attitude réceptive de l'Internationale à ce moment-là. Confrontée aux nouvelles conditions imposées par la décadence du capitalisme, l'IC manifestait une préoccupation, celle que les nouvelles méthodes de lutte prolétarienne adaptées à ces conditions s'expriment. Cela est une preuve éclatante que sa plate-forme était bien le produit du haut niveau atteint par le mouvement mondial du prolétariat et qu'elle reste une référence essentielle pour les révo­lutionnaires d'aujourd'hui.

CDW.

Plate-forme de l'Internationale Communiste

Les contradictions du système capitaliste mondial, auparavant dissimiluées dans son sein, se sont manifestées avec une force inouïe en une formidable explosion : la grande guerre impérialiste mondiale.

Le capitalisme a tenté de surmonter sa propre anarchie en organisant la production. A la place des nombreuses entreprises con­currentes se sont organisées de vastes asso­ciations capitalistes (syndicats, cartels, trusts) ; le capital bancaire s'est uni au capi­tal industriel ; toute la vie économique est tombée sous la domination d'une oligarchie financière capitaliste qui, par son organisa­tion sur la base de ce pouvoir, a acquis une maîtrise exclusive. Le monopole supplante la libre concurrence. Le capitaliste isolé se transforme en membre d'une association capitaliste. L'organisation remplace l'anar­chie insensée.

Mais, dans la mesure où, dans les différents Etats, les procédés anarchiques de la pro­duction capitaliste ont été remplacés par l'organisation capitaliste, les contradictions, la concurrence, l'anarchie, n'ont cessé de s'aggraver dans l'économie mondiale. La lutte entre les plus grands Etats conquérants a conduit, par une nécessité de fer, à la monstrueuse guerre impérialiste. La soif de bénéfices a poussé le capitalisme mondial à la lutte pour la conquête de nouveaux mar­chés, de nouvelles sphères d'investissement, de nouvelles sources de matières premières et la main-d'oeuvre à bon marché des escla­ves coloniaux. Les Etats impérialistes qui se sont partagés le monde entier, qui ont trans­formé des millions de prolétaires et de pay­sans d'Afrique, d'Asie, d'Amérique, d'Australie, en bêtes de somme, devaient tôt ou tard révéler dans un conflit gigantesque la nature anarchique du capital. Ainsi se produisit le plus grand des crimes – la guerre mondiale de brigandage.

Le capitalisme a tenté de surmonter les con­tradictions de sa structure sociale. La socié­té bourgeoise est une société de classes. Mais le capital des grands Etats « civilisés », s'est efforcé d'étouffer les contradictions sociales. Aux dépens des peuples coloniaux qu'il exploitait, le capital a corrompu ses esclaves salariés, créant une communauté d'intérêts entre les exploiteurs et les exploi­tés – communauté d'intérêts dirigée contre les colonies opprimées et les peuples colo­niaux jaunes, noirs ou rouges ; il a enchaîné la classe ouvrière européenne ou américaine à la « patrie » impérialiste.

Mais, cette même méthode de corruption permanente, qui servait à alimenter le pa­triotisme de la classe ouvrière et sa sujétion morale, s'est transformée en son contraire grâce à la guerre. L'extermination, la sujé­tion totale du prolétariat, le joug mons­trueux, l'appauvrissement, la dégénéres­cence, la faim dans le monde entier – telle fut la dernière rançon de la paix sociale. Et cette paix a fait faillite. La guerre impéria­liste est transformée en guerre civile.

Une nouvelle époque est née : l'époque de désagrégation du capitalisme, de son effon­drement intérieur. L'époque de la révolution communiste du prolétariat.

Le système impérialiste croule. Troubles aux colonies, fermentation parmi les petites nationalités jusqu'à présent privées de leur indépendance, insurrections du prolétariat, révolutions prolétariennes victorieuses dans plusieurs pays, décomposition des armées impérialistes, incapacité absolue des classes dirigeantes à diriger dorénavant les desti­nées des peuples – tel est le tableau de la situation actuelle dans le monde entier.

L'humanité, dont toute la culture a été dévas­tée, est menacée de destruction totale. Il n'est plus qu'une force capable de la sau­ver, et cette force, c'est le prolétariat. L'ancien « ordre » capitaliste n'existe plus. Il ne peut plus exister. Le résultat final du mode de production capitaliste est le chaos, – et ce chaos ne peut être vaincu que par la plus grande classe productrice : la classe ouvrière. C'est elle qui doit instituer l'ordre véritable, l'ordre communiste. Elle doit bri­ser la domination du capital, rendre les guerres impossibles, effacer les frontières entre les Etats, transformer le monde en une vaste communauté travaillant pour elle-même, réaliser la solidarité fraternelle et la libération des peuples.

Entre temps, contre le prolétariat, le capital mondial s'est armé pour le dernier combat. Sous le couvert de la Société des Nations et des bavardages pacifiques, il tente un der­nier effort pour recoller les parties désagré­gées du système capitaliste et diriger ses forces contre la révolution prolétarienne montante.

A ce nouveau et immense complot des classes capitalistes, le prolétariat doit ré­pondre par la conquête du pouvoir politique, tourner ce pouvoir contre ses ennemis de classe et s'en servir comme levier pour la transformation économique de la société. La victoire définitive du prolétariat mondial marquera le commencement de l'histoire véritable de l'humanité libérée.

LA CONQUETE DU POUVOIR POLITIQUE

La conquête du pouvoir politique par le prolétariat signifie la destruction du pouvoir politique de la bourgeoisie. L'appareil d'Etat bourgeois avec son armée capitaliste, placée sous le commandement d'un corps d'officiers bourgeois et de junkers, avec sa police et sa gendarmerie, ses geôliers et ses juges, ses prêtres, ses fonctionnaires, etc., constitue le plus puissant instrument de domination de la bourgeoisie. La conquête du pouvoir poli­tique ne peut consister en un simple chan­gement de personnes dans les ministères, mais signifie la destruction de l'appareil d'Etat ennemi, la prise en mains de la force réelle, le désarmement de la bourgeoisie, du corps d'officiers contre-révolutionnaires, des gardes blancs, l'armement du prolétariat, des soldats révolutionnaires et de la garde rouge ouvrière ; la destitution de tous les juges bourgeois et l'organisation des tribunaux prolétariens, la destruction du fonctionna­risme réactionnaire et la création de nou­veaux organes d'administration prolétariens. La victoire prolétarienne est assurée par la désorganisation du pouvoir ennemi et l'or­ganisation du pouvoir prolétarien ; elle si­gnifie la destruction de l'appareil d'Etat bourgeois et la construction de l'appareil d'Etat prolétarien. Ce n'est qu'après sa vic­toire complète, quand le prolétariat aura définitivement brisé la résistance de la bourgeoisie, qu'il pourra obliger ses anciens adversaires à le servir utilement, les ame­nant progressivement, sous son contrôle, à l'oeuvre de construction communiste.

DEMOCRATIE ET DICTATURE

Comme tout Etat, l'Etat prolétarien est un appareil de contrainte et cet appareil est maintenant dirigé contre les ennemis de la classe ouvrière. Sa mission est de briser et de rendre impossible la résistance des ex­ploiteurs qui emploient dans leur lutte dés­espérée tous les moyens pour étouffer la révolution dans le sang. D'autre part, la dic­tature du prolétariat qui donne officielle­ment à la classe ouvrière l'hégémonie dans la société est une institution provisoire.

Dans la mesure où sera brisée la résistance de la bourgeoisie, où celle-ci sera expropriée et se transformera en une masse laborieuse, la dictature du prolétariat disparaîtra, l'Etat dépérira et les classes sociales avec lui.

La prétendue démocratie, c'est-à-dire la démocratie bourgeoise, n'est rien d'autre que la dictature bourgeoise déguisée. La « volonté populaire » tant prônée est une fiction, comme l'unité du peuple. En fait, il n'existe que des classes dont les intérêts antagoniques sont irréductibles. Et comme la bourgeoisie n'est qu'une petite minorité, elle utilise cette fiction, cette prétendue « volonté populaire » nationale, afin d'af­fermir, sous le couvert de ces belles phrases, sa domination sur la classe ouvrière, et de lui imposer sa volonté de classe. Au con­traire, le prolétariat constituant l'énorme majorité de la population, utilise ouverte­ment la violence de classe de ses organisa­tions de masses, de ses conseils, pour sup­primer les privilèges de la bourgeoisie et assurer la transition vers une société com­muniste sans classes.

L'essence de la démocratie bourgeoise réside dans la reconnaissance purement formelle des droits et des libertés, précisément inac­cessibles au prolétariat et aux éléments semi-prolétariens, du fait de leur manque de ressources matérielles, tandis que la bour­geoisie a toutes les possibilités de tirer parti de ces ressources matérielles, de sa presse et de son organisation, pour mentir au peuple et le tromper. Au contraire, l'essence du système des conseils – ce nouveau type de pouvoir d'Etat – consiste en ce que le prolé­tariat a la possibilité d'assurer dans les faits ses droits et sa liberté. Le pouvoir du conseil remet au peuple les plus beaux palais, les maisons, les typographies, les réserves de papier, etc., pour sa presse, ses réunions, ses associations. Ce n'est qu'alors que devient possible la véritable démocratie proléta­rienne.

Avec son système parlementaire, la démo­cratie bourgeoise ne donne qu'en paroles le pouvoir aux masses. Les masses et leurs organisations sont tenues complètement à l'écart et du pouvoir véritable et de la véri­table administration de l'Etat. Dans le sys­tème des Conseils, les organisations de masse et par elles les masses elles-mêmes gouvernent l'Etat, appelant à administrer un nombre toujours plus grand d'ouvriers ; et ce n'est que de cette façon que tout le peuple travailleur est à peu près appelé à prendre part effectivement au gouvernement de l'Etat. Le système des Conseils s'appuie de la sorte sur les organisations des masses prolétariennes, représentées par les Conseils eux-mêmes, les syndicats révolutionnaires, les coopératives, etc.

La démocratie bourgeoise et le parlementa­risme, renforcés par la séparation des pou­voirs législatif et exécutif et l'absence du droit de révoquer les députés, achèvent de séparer les masses de l'Etat. Au contraire, le système des Conseils, par le droit de révo­cation, par la fusion des pouvoirs législatif et exécutif et par la capacité des Conseils à constituer des collectivités de travail, lie les masses aux organes de l'administration. Ce lien est encore affermi par le fait que, dans le système des Conseils, les élections ne se font pas d'après des subdivisions territoriales artificielles, mais d'après les unités locales de la production.

Le système des Conseils rend ainsi possible la véritable démocratie prolétarienne, démo­cratie pour le prolétariat et à l'intérieur du prolétariat, dirigée contre la bourgeoisie. Dans ce système, la position dominante est assurée au prolétariat industriel, auquel ap­partient, du fait de sa meilleure organisation et de son plus grand développement politi­que, le rôle de classe dirigeante, et dont l'hégémonie permettra au semi-prolétariat et aux paysans pauvres de s'élever progressi­vement. Ces privilèges temporaires du prolé­tariat industriel doivent être utilisés pour arracher les masses non possédantes de la petite-bourgeoise paysanne à l'influence des gros propriétaires ruraux et de la bour­geoisie, pour les organiser et les appeler à collaborer à la construction communiste.

L'EXPROPRIATION DE LA BOURGEOISIE ET LA SOCIALISATION DES MOYENS DE PRODUCTION

La décomposition du système capitaliste et de la discipline capitaliste du travail rendent impossible, étant donné les relations entre les classes, la reconstitution de la production sur les anciennes bases. La lutte des ou­vriers pour l'augmentation des salaires, même en cas de succès, n'amène pas l'amé­lioration espérée des conditions d'existence, l'augmentation des prix des produits de con­sommation rendant chaque succès illusoire. La lutte énergique des ouvriers pour l'aug­mentation des salaires dans tous les pays dont la situation est désespérée, par sa puis­sance élémentaire, par sa tendance à la généralisation, rend impossibles dorénavant les progrès de la production capitaliste. L'amélioration de la condition des ouvriers ne pourra être atteinte que lorsque le prolé­tariat lui-même s'emparera de la production. Pour élever les forces productives de l'éco­nomie, pour briser au plus vite la résistance de la bourgeoisie qui prolonge l'agonie de la vieille société, créant par là même le danger d'une ruine complète de la vie économique, la dictature prolétarienne doit réaliser l'ex­propriation de la grande bourgeoisie et des hobereaux et faire des moyens de production et de transport la propriété collective de l'Etat prolétarien.

Le communisme est en train maintenant de naître sur les décombres de la société capi­taliste ; l'histoire ne laisse pas d'autre issue à l'humanité. Les opportunistes, en retardant la socialisation par leur utopique revendica­tion du rétablissement de l'économie capita­liste, ne font qu'ajourner la solution de la crise et créent la menace d'une ruine totale. La révolution communiste apparaît dans une telle période comme le seul moyen qui per­mette de sauvegarder la force productive, la plus importante de la société, le prolétariat, et avec lui l'ensemble même de la société.

La dictature prolétarienne n'entraîne aucun partage des moyens de production et de transport. Au contraire, sa tâche est de réali­ser une plus grande centralisation des forces productives et de subordonner l'ensemble de la production à un plan unique.

Le premier pas vers la socialisation de toute l'économie comporte nécessairement les mesures suivantes : socialisation des grandes banques qui dirigent maintenant la produc­tion ; prise en mains par le pouvoir d'Etat prolétarien de tous les organes de l'Etat capi­taliste régissant la vie économique ; prise en mains de toutes les entreprises communa­les ; socialisation des branches d'industrie trustées ou cartellisées ; de même, sociali­sation des branches d'industrie dont le degré de concentration et de centralisation rend la réalisation techniquement possible ; sociali­sation des propriétés agricoles et leur trans­formation en entreprises agricoles dirigées par la société.

Quant aux entreprises de moindre impor­tance, le prolétariat doit, en tenant compte de leur dimension, les socialiser petit à petit et les unifier.

Il importe de souligner ici que la petite pro­priété ne doit pas être expropriée et que les petits propriétaires qui n'exploitent pas le travail salarié ne doivent subir aucune me­sure de violence. Cette classe sera peu à peu intégrée dans l'organisation socialiste. L'exemple et la pratique démontreront en ef­fet la supériorité de la nouvelle structure sociale qui libère la classe des petits paysans et la petite-bourgeoisie urbaine du joug éco­nomique des grands capitalistes usuriers, des hobereaux, des impôts excessifs (principalement par suite de l'annulation des dettes d'Etat, etc.).

La tâche de la dictature prolétarienne dans le domaine économique ne peut être réalisée que dans la mesure où le prolétariat saura créer des organes centralisés de direction de la production et réaliser la gestion par les ouvriers eux-mêmes. A cette fin, il devra tirer parti de celles de ses organisations de masses qui sont le plus étroitement liées au processus de production.

Dans le domaine de la distribution, la dicta­ture prolétarienne doit remplacer le com­merce par une juste répartition des produits. Parmi les mesures indispensables, il faut indiquer : la socialisation des grandes entre­prises commerciales, la prise en mains par le prolétariat de tous les organes de distri­bution bourgeois étatiques et municipaux ; le contrôle des grandes unions coopératives dont l'organisation aura encore, pendant la période de transition, une importance éco­nomique considérable ; la centralisation progressive de tous ces organes et leur trans­formation en un système unique de réparti­tion rationnelle des produits.

De même que dans le domaine de la pro­duction, dans celui de la répartition il im­porte d'utiliser tous les techniciens et les spécialistes qualifiés – sitôt que leur résis­tance dans le domaine politique aura été brisée et qu'ils seront en état de servir, non plus le capital, mais le nouveau système de production.

Le prolétariat n'a pas l'intention de les op­primer : au contraire, lui seul leur donnera, le premier, la possibilité de développer l'ac­tivité créatrice la plus intense. La dictature prolétarienne remplacera la division du tra­vail physique et intellectuel, propre au capi­talisme, par leur union, fusionnant ainsi le travail et la science.

En même temps qu'il expropriera les fabri­ques, les mines, les propriétés, etc., le prolé­tariat devra mettre fin à l'exploitation de la population par les capitalistes propriétaires d'immeubles, remettre les grandes habita­tions aux Conseils ouvriers locaux, installer la population ouvrière dans les appartements bourgeois, etc.

Au cours de cette période d'immense trans­formation, le pouvoir des Conseils doit, d'une part, échafauder un énorme appareil de gouvernement toujours plus centralisé et, d'autre part, appeler à un travail d'adminis­tration directe des couches toujours plus nombreuses des masses laborieuses.

LE CHEMIN DE LA VICTOIRE

La période révolutionnaire exige que le prolétariat use d'une méthode de lutte qui concentre toute son énergie, à savoir l'action directe des masses jusque et y compris sa suite logique, le choc direct, la guerre décla­rée avec la machine d'Etat bourgeoise. A ce but doivent être subordonnés tous les autres moyens tels que, par exemple, l'utilisation révolutionnaire du parlementarisme bour­geois.

Les conditions préliminaires indispensables à cette lutte victorieuse sont : la rupture, non seulement avec les laquais directs du capital et les bourreaux de la révolution commu­niste – dont les social-démocrates de droite assument aujourd'hui le rôle, – mais encore la rupture avec le « Centre » (groupe Kautsky), qui, au moment critique, aban­donne le prolétariat et lie partie avec ses ennemis déclarés.

D'un autre côté, il est nécessaire de réaliser un bloc avec ces éléments du mouvement ouvrier révolutionnaire qui, bien que n'ayant pas appartenu auparavant au parti socialiste, se placent maintenant dans l'ensemble sur le terrain de la dictature prolétarienne sous la forme du pouvoir des Conseils, c'est-à-dire avec les éléments révlutionnaires du syndi­calisme.

La montée du mouvement révolutionnaire dans tous les pays, le danger, pour cette révolution, d'être étouffée par la ligue des Etats bourgeois, les tentatives d'union des partis social-traîtres (formation de l'Internationale jaune, à Berne), dans le but de servir bassement la ligue de Wilson – et enfin la nécessité absolue pour le prolétariat de coordonner ses efforts – tout cela nous conduit inévitablement à la fondation de l'Internationale communiste, véritablement révolutionnaire et véritablement proléta­rienne.

L'Internationale, qui subordonnera les inté­rêts dits nationaux aux intérêts de la révolut­ion mondiale, réalisera ainsi l'entraide des prolétaires des différents pays – car sans cette solidarité économique et autre, le pro­létariat ne sera pas capable d'édifier une société nouvelle. D'autre part, contrairement à l'Internationale socialiste jaune, l'Internationale prolétarienne et communiste soutiendra les peuples exploités des colonies dans leur lutte contre l'impérialisme, afin de hâter l'effondrement final du système impé­rialiste mondial.

Les brigands capitalistes affirmaient, au début de la guerre mondiale, qu'ils ne fai­saient que défendre leur patrie. Mais l'im­périalisme allemand devait révéler sa nature bestiale véritable par la série de ses san­glants forfaits commis en Russie, en Ukraine, en Finlande. Maintenant se dé­masquent à leur tour, même aux yeux des couches les plus arriérées de la population, les puissances de l'Entente qui pillent le monde entier et assassinent le prolétariat. D'accord avec la bourgeoisie allemande et les social-patriotes, des phrases hypocrites sur la paix aux lèvres, elles s'efforcent d'écraser, au moyen de leurs armes de guerre et de troupes coloniales abruties et barbares, la révolution du prolétariat européen. La terreur blanche des bourgeois-cannibales a été féroce au-delà de toute expression. Les victimes sont innombrables dans les rangs de la classe ouvrière qui a perdu ses meilleurs champions : Liebknecht, Rosa Luxemburg.

Le prolétariat doit se défendre à tout prix. L'Internationale communiste appelle le pro­létariat mondial à cette lutte décisive. Arme contre arme ! Violence contre violence ! A bas la conspiration impérialiste du capital ! Vive la République internationale des Conseils prolétariens !

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [96]

Conscience et organisation: 

  • Troisième Internationale [398]

Approfondir: 

  • Le communisme : à l'ordre du jour de l'histoire [300]

Questions théoriques: 

  • Communisme [301]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [302]

Débat entre groupes "bordiguistes" : Marxisme et mysticisme

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Comme nous l'avons montré dans la Revue internationale n° 93, l'ouverture récente de débats entre groupes « bordiguistes » repré­sente une évolution importante pour l'en­semble du milieu prolétarien. En particulier, nous avons mentionné le numéro de mai 1997 de Programme communiste (PC) ([1] [399]) qui illustre clairement cette évolution et nous avons signalé qu'il est le groupe qui évolue actuellement le plus. L'intensification de l'attaque bourgeoise contre les traditions communistes de la classe ouvrière – contre la révolution russe, contre le parti bolchevik et contre leurs défenseurs les plus cohérents, les organisations de la Gauche commu­niste – contraint le PCI à reconnaître, même timidement, qu'il fait partie d'un camp poli­tique prolétarien qui a des intérêts communs face à l'offensive de l'ennemi. Une autre expression évidente de cette existence du camp prolétarien a été constituée par le travail commun d'intervention très fructueux mené par le CCI et la CWO ([2] [400]). Mais le fait que certains groupes bordiguistes aient commencé non seulement à reconnaître l'existence des autres, mais aussi à polémi­quer entre eux et même à reconnaître le caractère prolétarien d'autres courants dans la tradition du Communisme de Gauche, est également extrêmement significatif, étant donné l'isolement sectaire extrême qui a constitué jusqu'à présent une des caractéris­tiques distinctives de cette branche de la Gauche italienne.

PC n° 95 contient une polémique sérieuse avec le groupe Programma comunista-Internationalist Papers sur la question kurde et critique ce dernier pour les graves concessions qu'il fait au nationalisme ; et ce qui est particulièrement notable, c'est que l'article montre que ce sont des erreurs exac­tement du même type qui ont conduit à l'explosion du PCI au début des années 1980. Cette volonté de discuter de la crise de la principale organisation bordiguiste à l'époque constitue une nouveauté potentiel­lement fertile. Le même numéro contient une réponse au compte-rendu du livre du CCI sur la Gauche italienne, publié par le journal trotskiste Revolutionary History. Ici PC montre qu'il est conscient que l'attaque contre le CCI contenue dans ce compte-rendu est aussi une attaque contre toute la tradition de la Gauche communiste ita­lienne.

Nous renvoyons nos lecteurs à l'article de la Revue internationale n° 93 pour de plus amples commentaires sur ces articles. Dans celui-ci, nous voulons répondre à un autre texte de PC n° 95 – une polémique avec le groupe Il partito comunista, basé à Florence, critiquant ce dernier pour être tombé dans le mysticisme.

Le marxisme contre le mysticisme

A première vue, cela peut paraître un sujet de polémique bien étrange entre groupes révolutionnaires ; mais ce serait une erreur de penser que les fractions les plus avancées du mouvement prolétarien sont immunisées contre l'influence des idéologies religieuses et mystiques. Cela a été le cas dans la lutte pour la fondation de la Ligue des communis­tes où Marx et Engels ont dû combattre les visions sectaires, semi-religieuses du com­munisme que professaient Weitling et d'au­tres ; cela n'en a pas été moins vrai pendant la période de la première Internationale quand la fraction marxiste a dû affronter les idéologies maçonniques de sectes tels que les Philadelphiens et, avant tout, la « Fraternité internationale » de Bakounine.

Mais c'est surtout une fois que la bourgeoi­sie a cessé d'être une classe révolutionnaire et plus encore quand elle est entrée dans son époque de décadence que, de plus en plus, elle a abandonné la vision matérialiste de sa jeunesse et qu'elle est retombée dans des visions du monde irrationnelles et semi-mystiques : le cas du nazisme en est un exemple en concentré. Et la phase finale de la décadence capitaliste – l'actuelle phase de décomposition – a encore plus exacerbé ces tendances, comme en témoignent, par exemple, le surgissement du fondamenta­lisme islamique et la prolifération de cultes suicidaires. Ces idéologies sont de plus en plus envahissantes et les prolétaires ne peu­vent en aucune façon y échapper.

Le fait que l'actuel milieu politique proléta­rien lui-même doive être sur ses gardes con­tre de telles idéologies a été clairement dé­montré dans la dernière période. Nous pou­vons citer le cas de la « London psychogeo­graphical association » (LPA) et celui d'au­tres « groupes » similaires qui ont concocté une infâme mixture de communisme et d'occultisme et ont activement tenté de la vendre dans le milieu. Dans le CCI lui-même, nous avons connu les activités de l'aventurier JJ, exclu pour avoir cherché à créer un réseau clandestin d'« intérêt » pour les idées de la franc-maçonnerie.

De plus, le CCI a déjà brièvement critiqué les efforts d'Il partito pour créer un « mysticisme communiste » ([3] [401]). Quant aux critiques plus détaillées portées par Programme communiste, elles sont parfai­tement justifiées. Les citations de la presse d'Il partito contenues dans l'article de PC montrent que le glissement de ce groupe dans le mysticisme est devenu tout à fait ouvert. Pour Il partito, « la seule société ca­pable de mysticisme est le communisme » dans le sens où « l'espèce est mystique parce qu'elle sait comment se voir elle-même sans contradiction entre le ici et maintenant... et son futur ». De plus, puisque le mysticisme, dans son sens grec originel, est défini ici comme « la capacité à voir sans yeux », le parti aussi « a sa mystique, dans le sens où il est capable de voir... les yeux fermés, puisqu'il est capable de voir plus que les yeux individuels de ses membres » ; « (...) la seule réalité qui puisse vivre le mode (mystique) de vie pendant la domination de la société de classe, est le parti ». Et fina­lement, « c'est seulement dans le commu­nisme que la Grande philosophie coïncide avec l'être dans un circuit organique entre l'action de manger (considérée aujourd'hui comme triviale et indigne de l'esprit) et l'action de respirer dans l'Esprit, conçu sublimement comme véritablement digne de l'être complet, c'est-à-dire Dieu. »

PC est également conscient que la lutte du marxisme contre la pénétration des idéolo­gies mystiques n'est pas nouvelle. Il cite Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine, livre dans lequel ce dernier menait un combat contre le développement d'une philosophie idéaliste dans le parti bolchevik des années 1900, et en particulier contre les tentatives de transformer le socialisme en une nouvelle religion (la tendance des « constructeurs de Dieu » de Lounacharsky). Le livre de Lénine – tout en souffrant de faiblesses importantes ([4] [402]) – traçait une claire démarcation, un rempart non seule­ment contre la rechute dans la religiosité qui a accompagné le recul de la lutte de classe après la révolution de 1905, mais aussi con­tre le danger concomitant de liquidation du parti, de son éclatement en clans.

Les critiques de PC aux erreurs d'Il partito sont donc en continuité avec les luttes pas­sées du mouvement ouvrier et valables pour la lutte contre les réels dangers auxquels le camp politique prolétarien est confronté aujourd'hui. Le goût de Il partito pour le mysticisme n'est pas sa seule faiblesse : sa profonde confusion sur les syndicats, son interprétation désastreuse d'un prétendu « soulèvement prolétarien » en Albanie, son extrême sectarisme en font aujourd'hui le groupe bordiguiste le plus en danger de suc­comber à l'idéologie bourgeoise. La polémi­que de PC qui met explicitement en garde Il partito contre le danger de « passer de l'autre côté de la barricade » – doit donc être considérée comme faisant partie de la lutte pour défendre le milieu prolétarien, une lutte dans laquelle le CCI est pleine­ment engagé.

Les racines de la mystique bordiguiste

Cependant, pour qu'une critique soit radi­cale, elle doit aller à la racine. Et une fai­blesse frappante de la polémique de PC est son incapacité à aller jusqu'aux racines des erreurs d'Il partito – une tâche qui, il faut l'admettre, est difficile puisque ces racines sont, dans une mesure plus ou moins grande, communes à toutes les branches de la fa­mille bordiguiste.

Cela apparaît dès le départ quand PC repro­che à Il partito de se proclamer « le seul véritable continuateur du parti ». Mais si Il partito est le plus sectaire des groupes bor­diguistes, le retrait sectaire, la pratique d'ignorer ou de rejeter toute autre expression de la Gauche communiste ont toujours cons­titué un trait distinctif du courant bordi­guiste et cela bien avant qu'Il partito n'appa­raisse dans les années 1970. Et même si l'on peut comprendre les origines d'un tel secta­risme – comme une réaction de sauvegarde face à la profonde contre-révolution qui a prévalu à l'époque de la naissance du bordi­guisme dans les années 1940 et 1950 –, il reste toujours un défaut fondamental de ce courant, défaut qui a causé des dommages permanents au milieu prolétarien. Le fait même que nous soyons aujourd'hui confron­tés à l'existence de trois groupes, qui chacun se proclame le « Parti communiste interna­tional », en est une preuve suffisante puis­que cela tend à jeter le discrédit sur la no­tion même d'organisation communiste.

Mais, même sur la question du mysticisme et de la religion, il faut admettre que les idées d'Il partito ne sont pas tombées du ciel. En réalité, on trouve certaines racines du « mysticisme florentin » chez Bordiga lui-même. Pour preuve le passage suivant des « Commentaires sur les Manuscrits de 1844 » par Bordiga, texte qui est paru d'abord dans Il programma comunista en 1959 et qui est republié dans Bordiga et la passion du communisme édité par Jacques Camatte en 1972 :

« Quand, à un certain point, notre banal contradicteur (...) nous dira que nous cons­truisons ainsi notre mystique, se posant lui, le pauvre, comme l'esprit qui a dépassé tous les fidéismes et les mystiques, nous tournera en dérision en nous traitant de prosternés devant les tables mosaïques ou talmudiques, de la Bible ou du Coran, des évangiles ou des catéchismes, nous lui répondrons (...) que nous n'avons pas de motifs de considé­rer comme une offense l'affirmation qu'on peut encore attribuer à notre mouvement – tant qu'il n'a pas triomphé dans la réalité (qui précède dans notre méthode toute conquête ultérieure de la conscience hu­maine) – une mystique et, si l'on veut, un mythe.

Le mythe, dans ses formes innombrables, ne fut pas un délire des esprits qui avaient leurs yeux physiques fermés à la réalité – naturelle et humaine de façon inséparable comme chez Marx – mais c'est une étape ir­remplaçable dans l'unique voie de conquête réelle de la conscience... »

Avant d'aller plus loin, il est nécessaire de replacer ce passage dans le contexte appro­prié.

D'abord, nous ne mettons pas Bordiga au même niveau que ses épigones d'Il partito, encore moins à celui des occultistes « communistes » actuels tels que le LPA.  En tant que marxiste, Bordiga situe avec soin ces prises de posi­tions dans un contexte historique ; ainsi, dans le paragraphe sui­vant, il continue en expliquant pourquoi les marxistes peuvent avoir du respect et de l'admiration pour les mouvements d'exploi­tés des sociétés de classe passées, mouve­ments qui ne pou­vaient atteindre une com­préhension scienti­fique de leurs buts et ma­nifestaient donc leurs aspirations à l'aboli­tion de l'exploita­tion en termes de mythes et de mysticisme. Nous avons nous-mêmes noté ([5] [403]) que la description par Bordiga de la conscience humaine dans une société com­muniste – une conscience qui va au-delà du moi atomisé qui se considère lui-même en dehors de la nature – est proche de la des­cription de l'ex­périence d'illumination dans certaines des traditions mystiques les plus développées. Nous pensons que Bordiga était suffisam­ment cultivé pour être con­scient de ces liens et, encore une fois, il est valable que les marxistes les fassent, à con­dition qu'ils ne perdent pas de vue la mé­thode historique qui montre que n'importe laquelle de ces anticipations est inévitable­ment limitée par les conditions matérielles et sociales dans lesquelles elles émergent. En conséquence, la société communiste les transcendera. Il partito a certainement perdu de vue cette méthode et, comme les passages étranges et plein de circonvolutions cités plus haut le révèlent, il est donc tombé la tête la pre­mière dans le mysticisme – pas seulement à cause de l'obscurité de sa prose, mais surtout parce qu'au lieu de voir le communisme comme la réalisation maté­rielle et ration­nelle des aspirations humaines passées, il tend à subordonner le futur com­muniste à un grandiose projet mystique.

Deuxièmement, nous devons également comprendre le moment historique pendant lequel Bordiga a rédigé de tels passages. En effet, il polémiquait avec la version de l'idéologie de la « fin du marxisme » qui prévalait pendant la période de reconstruc­tion d'après-guerre, période où le capita­lisme donnait l'apparence d'avoir surmonté ses crises et d'avoir donc réfuté le fondement de la théorie marxiste. Cette attaque contre le marxisme – qui aurait été « dépassé », qui serait devenu un genre de dogme mystique – était très similaire à la dérision dont font l'objet aujourd'hui les communistes taxés d'« antédiluviens » qui défendent encore la révolution d'Octobre et la tradition marxiste. Ce n'est pas seulement le sectarisme invété­ré du bordiguisme mais aussi les concep­tions de l'« invariance » et du parti monoli­thique qui lui sont étroitement liées qui étaient des réactions de défense contre les pressions qui s'exerçaient sur l'avant-garde du prolétariat à l'époque. Ces pressions étaient très réelles, comme on a pu le voir à travers le destin d'un groupe comme Socialisme ou barbarie qui a complètement succombé à l'idéologie « moderniste » du capitalisme. C'est dans ce contexte qu'il faut considérer la défense du marxisme par Bordiga comme celle d'une sorte de « mystique », la défense du programme communiste comme étant une sorte de Loi de Moïse.

Mais le comprendre n'est pas l'excuser. Et malgré le profond attachement de Bordiga au marxisme, il n'en reste pas moins qu'il a lui-même dépassé la ligne de démarcation qui distingue clairement le marxisme de tout genre d'idéologie mystique ou religieuse. Le concept de l'invariance – « La théorie mar­xiste est un bloc invariant, depuis l'origine jusqu'à la victoire finale. La seule chose qu'elle attende de l'histoire, c'est de se trouver elle-même appliquée de façon de plus en plus stricte et par conséquent de plus en plus profondément enracinée avec ses caractéristiques invariantes, dans le programme du parti de classe » (PC n° 2, mars 1978) – constitue une véritable con­cession à une conception a-historique, semi-religieuse du marxisme.

Bien que le coeur véritable du programme communiste reste inchangé (au niveau de ses principes géné­raux comme la lutte de classe, la nature transitoire de la société de classe, la néces­sité de la dictature du prolé­tariat et du communisme etc.), celui-ci est loin d'être « un bloc invariant » depuis sa naissance. Il a été développé, concrétisé, élaboré par l'expérience réelle de la classe ouvrière et par les réflexions théoriques de l'avant-garde communiste ; et les change­ments de période dans le capitalisme, no­tamment son entrée en décadence (un con­cept qui a été large­ment ignoré et même rejeté dans la théorie bordiguiste), ont né­cessité en particulier de profondes modifi­cations aux positions pro­grammatiques dé­fendues par les communis­tes. Quand la bourgeoisie ou la petite bour­geoisie ricane sur le marxisme qui serait comparable à la Bible ou au Coran – qui sont considérés comme la parole de Dieu précisément parce que ni un point ni une virgule ne doivent y être changés –, il n'est pas très judicieux ni marxiste de répondre : « oui, et alors? ».

Le concept d'invariance est le produit d'une ligne de pensée qui a perdu de vue le lien dialectique entre la continuité et le change­ment et, ce faisant, tend à trans­former le marxisme d'une méthode dynami­que en une doctrine fixe et immuable. Dans une polé­mique publiée dans le Revue inter­nationale n° 14 et intitulée « Une caricature de parti : le parti bordiguiste », le CCI a déjà souligné les similarités réelles entre la démarche bordiguiste et l'attitude des isla­mistes de soumission à une doctrine im­muable. Et comme nous l'avons également montré dans une autre polémique, la dis­tinction bordi­guiste entre le « parti formel » et le « parti historique » – inventée pour expliquer que les partis communistes réels et fonctionnant (agissant) n'ont existé que durant des pério­des limitées de l'histoire du mouvement ouvrier – n'est pas moins a-historique et non matérialiste. « Selon cette "théorie", le corps formel, extérieur, et donc matériel et visible du parti peut disparaître, mais le parti réel vit, personne ne sait où, un pur esprit invi­sible. » ([6] [404])

Les courants de la Gauche communiste en dehors du bordiguisme ont aussi critiqué les notions liées de monolithisme interne et de « chef génial » développées dans le parti d'après-guerre ([7] [405]) et l'utilisation de la théo­rie du « centralisme organique » pour justi­fier les pratiques élitistes au sein du parti (8[8] [406]). Ces conceptions sont cohérentes avec la notion semi-religieuse du parti comme le gardien de la révélation définitive unique­ment accessible à quelques élus ; à partir de ces conceptions, il n'est pas du tout surpre­nant qu'Il partito proclame que la seule véritable façon de vivre la vie mystique auj­ourd'hui soit de rejoindre le parti !

En fin de compte, nous devons aussi souligner que toutes ces conceptions du fonctionnement in­terne du parti sont profondément liées à l'article de foi bordiguiste selon lequel la tâche du parti est d'exercer la dictature du prolétariat au nom de la masse du prolétariat et même contre elle. Et la Gauche commu­niste – en particulier sa branche italienne à l'époque de Bilan, sans oublier le travail de la GCF et de la tendance Damen – ont abondamment critiqué cette notion égale­ment.

Nous pensons donc que les critiques de Programme communiste doivent aller plus au fond, jusqu'aux racines historiques véri­tables de ces erreurs et, ce faisant, se réap­proprier le riche héritage de l'ensemble de la Gauche communiste. Nous sommes convain­cus de ne pas prêcher dans le désert ; le nouvel esprit d'ouverture dans le milieu bordiguiste en témoigne. Et PC donne même des signes importants de mouvement sur la question du parti lui-même puisqu'à la fin de son article, tout en gardant l'idée du parti comme « Etat major » de la classe, il insiste sur le fait qu'« il n'y a pas la place dans le fonctionnement et la vie interne pour l'idéa­lisme, le mysticisme, le culte des chefs et des autorités supérieures, comme c'est le cas dans des partis qui sont sur le point de dé­générer et de passer à la contre-révolu­tion. » Nous ne pouvons qu'être d'accord avec ces affirmations et espérer que les débats actuels dans le milieu bordiguiste permettront à ses composantes de mener ces développements à leur conclusion logique.

Amos



[1] [407]. Revue théorique du Parti Communiste International qui publie Le prolétaire en France et Il comunista en Italie.

 

[2] [408]. Voir « Réunion publique commune de la Gauche communiste, En défense de la révolution d'Octobre », Révolution Internationale n° 275 (et dans les autres publications territoriales du CCI, no­tamment World Revolution n° 210) ainsi que dans l'organe de presse de la CWO, Revolutionary Perspectives n° 9.

 

[3] [409]. Voir sur le communisme comme dépasssement de l'aliénation « Le communisme, véritable commencement de la société humaine », Revue internationale n° 71.

 

[4] [410]. Programme communiste omet de mentionner que la Gauche communiste historique a porté des critiques sérieuses à certains arguments « philosophiques » contenus dans le livre de Lénine. Dans Lénine philosophe, rédigé durant les années 1930, Pannekoek a montré que dans son effort de réaffirmer les fondements du matérialisme, Lénine ignore la distinction entre le matérialisme bourgeois – qui tend à réduire la conscience à un reflet passif du monde extérieur – et le point de vue dialectique du marxisme qui, tout en affirmant la primauté de la matière, insiste aussi sur l'aspect actif de la conscience humaine, sa capacité à façonner le monde extérieur. Au début des années 1950, la Gauche communiste de France a écrit une série d'articles reconnaissant la validité de ces critiques, mais a montré que Pannekoek à son tour tombait dans une sorte de matérialisme mécaniste quand il cherchait à prouver que les erreurs philosophiques de Lénine démontraient que le bolchevisme n'était rien d'autre que le représentant de la révolution bourgeoise dans la Russie arriérée. Voir à ce sujet « Critique de "Lénine philosophe" de Pannekoek (Internationalisme, 1948) » dans la Revue Internationale n° 25, 27, 28 et 30, 1981-82, et le livre La Gauche hollandaise, chapitre 7, 5e partie.

 

[5] [411]. Voir « Le communisme, véritable commencement de la société humaine », Revue internationale n°71.

 

[6] [412] « Le parti défiguré : la conception bordiguiste », Revue internationale n° 23.

[7] [413] Voir la réedition de textes de la GCF (Internationalisme, août 1947) dans la Revue internationale n° 33 et 34, « Contre la conception du chef génial » et « Contre la conception de la discipline du PCI ».

 

[8] [414] Voir « Un chiarimento, Fra le ombre del bordighismo e dei suoi epigoni », Supplément à Battaglia Comunista n° 11-1997.

Courants politiques: 

  • Bordiguisme [205]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [302]

Construction de l'organisation des révolutionnaires : thèses sur le parasitisme

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1) Tout au long de son histoire, le mouve­ment ouvrier a dû faire face à la pénétration dans ses rangs d'idéologies étrangères pro­venant soit de la classe dominante, soit de la petite bourgeoisie. Cette pénétration s'est manifestée sous de multiples formes au sein des organisations ouvrières. Parmi les plus répandues et connues on peut citer notam­ment :

  • le sectarisme,
  • l'individualisme,
  • l'opportunisme,
  • l'aventurisme-putschisme.

2) Le sectarisme est une manifestation typi­que d'une vision petite bourgeoise de l'orga­nisation. Il s'apparente à l'état d'esprit du petit boutiquier, du « bougnat maître chez soi » et s'exprime dans la tendance à faire prédominer les intérêts et les conceptions propres de l'organisation au détriment des intérêts du mouvement dans son ensemble. Dans la vision sectaire, l'organisation est « seule au monde » et elle affiche un royal mépris pour toutes les autres organisations appartenant au camp du prolétariat qui sont vues comme des « concurrentes », voire des « ennemies ». Se sentant menacée par celles-ci, l'organisation sectaire se refuse en géné­ral à engager le débat et la polémique politi­ques avec elles. Elle préfère se réfugier dans un « splendide isolement », faisant comme si les autres n'existaient pas, ou bien elle met en avant obstinément ce qui la distingue de celles-ci sans tenir compte de ce qui la rap­proche d'elles.

3) L'individualisme peut provenir aussi bien des influences petites bourgeoises que direc­tement bourgeoises. De la classe dominante, il reprend l'idéologie officielle qui fait des individus les sujets de l'histoire, qui valorise le « self made man », qui justifie la « lutte de tous contre tous ». Cependant, c'est sur­tout par le véhicule direct de la petite bour­geoisie qu'il pénètre dans les organisations du prolétariat, notamment à travers les élé­ments récemment prolétarisés en provenance de couches comme la paysannerie et l'artisa­nat (c'était principalement le cas au siècle dernier) ou comme le milieu intellectuel et étudiant (c'est notamment le cas depuis la reprise historique de la classe ouvrière à la fin des années 1960). L'individualisme se manifeste principalement par la tendance à :

  • concevoir l'organisation non comme un tout collectif mais comme une somme d'individus dans laquelle, notamment, les relations entre personnes priment sur les relations politiques et statutaires ;
  • faire valoir, face aux nécessités de l'orga­nisation, ses propres « envies » et « intérêts » ;
  • résister, en ce sens, à la nécessaire dis­cipline au sein de celle-ci ;
  • rechercher, dans l'activité militante, une « réalisation personnelle » ;
  • adopter une attitude contestataire vis-à-vis des organes centraux supposés « brimer les individualités » avec, comme complé­ment, rechercher une « promotion » par sa propre accession à ces organes ;
  • adhérer, plus généralement, à une vision élitiste de l'organisation dans laquelle on aspire à faire partie des « militants de première classe » en développant un mé­pris pour ceux qu'on considère comme des « militants de seconde classe ».

4) L'opportunisme, qui a constitué histori­quement le plus grave danger pour les or­ganisations du prolétariat, est une autre ex­pression de la pénétration d'idéologies étrangères : bourgeoise et surtout petite-bourgeoise. En particulier, un de ses mo­teurs est l'impatience laquelle exprime la vision d'une couche de la société condamnée à l'impuissance au sein de celle-ci et qui n'a aucun avenir à l'échelle de l'histoire. Son autre moteur est la tendance à vouloir con­cilier les intérêts et les positions des deux principales classes de la société, le proléta­riat et la bourgeoisie, entre lesquelles se trouve coincée la petite bourgeoisie. De ce fait, l'opportunisme se distingue par le fait qu'il tend à sacrifier les intérêts généraux et historiques du prolétariat au bénéfice d'illu­soires « succès » immédiats et circonstan­ciels. Mais, comme il n'y a pas opposition pour la classe ouvrière entre sa lutte au sein du capitalisme et sa lutte historique pour l'abolition de ce dernier, la politique de l'op­portunisme revient finalement à sacrifier également les intérêts immédiats du prolé­tariat en le poussant, notamment, à compo­ser avec les intérêts et les positions de la bourgeoisie. En fin de compte, lors des mo­ments historiques cruciaux, comme la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne, les courants politiques opportunistes sont conduits à rejoindre le camp de la classe ennemie comme ce fut le cas avec la majori­té des partis socialistes lors de la première guerre mondiale et des partis communistes à la veille de la seconde.

5) Le putschisme –également appelé aven­turisme[1] – se présente comme l'opposé de l'opportunisme. Sous couvert de «°l'intransigeance°» et du «°radicalisme°», il se déclare toujours prêt à se lancer à l'assaut de la bourgeoisie pour des combats « décisifs » alors que les conditions d'un tel combat n'existent pas encore pour le prolé­tariat. A l'occasion, il ne néglige pas de qua­lifier d'opportuniste, de conciliateur, voire de « traître » le courant authentiquement prolétarien et marxiste qui se préoccupe d'éviter à la classe ouvrière de s'engager dans un combat perdu d'avance. En réalité, issu des mêmes sources que l'opportunisme, l'impatience petite-bourgeoise, il est fré­quent qu'il converge avec celui-ci. L'histoire n'est pas avare en exemples où des courants opportunistes ont soutenu des courants puts­chistes ou se sont convertis au radicalisme putschiste. C'est ainsi qu'au début du siècle, la droite de la social-démocratie allemande apportait, contre l'opposition de sa gauche représentée notamment par Rosa Luxemburg, son soutien aux socialistes ré­volutionnaires russes adeptes du terrorisme. De même, en janvier 1919, alors que la même Rosa Luxemburg se prononce contre l'insurrection des ouvriers à Berlin, suite à la provocation du gouvernement social-démo­crate, les indépendants qui viennent à peine de quitter ce gouvernement se précipitent dans l'insurrection qui aboutit au massacre de milliers d'ouvriers ainsi que des princi­paux dirigeants communistes.

6) Le combat contre la pénétration de l'idéologie bourgeoise et petite bourgeoise dans l'organisation de classe, de même que contre les différentes manifestations de cette pénétration, constitue une responsabilité permanente des révolutionnaires. En fait, c'est même le combat principal qu'ait eu à mener le courant authentiquement proléta­rien et révolutionnaire au sein des organisa­tions de la classe dans la mesure où il était bien plus difficile que le combat direct con­tre les forces officielles et avérées de la bourgeoisie. Le combat contre les sectes et le sectarisme est un des premiers qu'aient li­vré Marx et Engels, particulièrement au sein de l'AIT. De même, le combat contre l'indi­vidualisme, sous la forme de l'anarchisme notamment, a mobilisé aussi bien ces der­niers que les marxistes de la seconde inter­nationale (particulièrement Rosa Luxemburg et Lénine). Le combat contre l'opportunisme est certainement le plus constant et systé­matique conduit par le courant révolutionna­ire depuis ses origines :

  • contre le « socialisme d’État » des lassa­liens dans les années 1860 et 1870 ;
  • contre tous les révisionnistes et réformis­tes à la Bernstein ou à la Jaurès au tournant du siècle ;
  • contre le menchevisme ;
  • contre le centrisme à la Kautsky à la veille, au cours et à la suite de la première guerre mondiale ;
  • contre la dégénérescence de l'IC et des partis communistes tout au long des an­nées 1920 et au début des années 1930 ;
  • contre celle du courant trotskiste au cours des années 1930.

Le combat contre l’aventurisme-putschisme, enfin, ne s’est pas imposé avec la même constance que le précédent. Cependant, il est mené dès les premiers pas du mouve­ment ouvrier (contre la tendance immédia­tiste Willich-Schapper dans la Ligue des communistes, contre les aventures bakounis­tes lors de la « Commune » de Lyon en 1870 et la guerre civile en Espagne en 1873). De même, il est particulièrement important au cours de la vague révolutionnaire de 1917-23 ; c’est notamment grâce à la capacité des bolcheviks à mener ce combat en juillet 1917 que la révolution d’Octobre a pu avoir lieu.

7) Les exemples précédents mettent en évidence que l’impact de ces différentes manifestations de la pénétration d'idéologies étrangères dépend étroitement :

  • des périodes historiques ;
  • du moment du développement de la classe ouvrière ;
  • des responsabilités qui sont les siennes dans telle ou telle circonstance.

Par exemple, une des manifestations les plus importantes et explicitement combattues de la pénétration d'idéologies étrangères au prolétariat, l'opportunisme, même si elle s’est manifestée tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier, trouve son terrain par excellence dans les partis de la deuxième in­ternationale au cours d’une période :

  • propice aux illusions d'une possible con­ciliation avec la bourgeoisie du fait de la prospérité du capitalisme et des réelles avancées dans les conditions de vie de la classe ouvrière ;
  • où l’existence de partis de masse favorise l’idée que la simple pression de ces partis pourrait progressivement transformer le capitalisme pour aboutir au socialisme.

De même, la pénétration de l’opportunisme au sein des partis de la troisième internatio­nale est fortement déterminée par le reflux de la vague révolutionnaire. Ce reflux en­courage l’idée qu’il est possible de gagner une audience dans les masses ouvrières en faisant des concessions aux illusions qui pèsent sur celles-ci concernant des questions comme le parlementarisme, le syndicalisme ou la nature des partis socialistes.

L’importance du moment historique sur les différents types de manifestations de la pé­nétration des idéologies étrangères à la classe se manifeste encore plus clairement pour ce qui concerne le sectarisme. En effet celui-ci est particulièrement présent aux tout débuts du mouvement ouvrier, lorsque les prolétaires sortent à peine de l’artisanat et des sociétés de compagnonnage (avec leurs rituels et leurs secrets de métier). De même, il connaît un regain important au plus pro­fond de la contre-révolution avec le courant bordiguiste pour qui le repliement sur soi apparaît comme un moyen (évidemment er­roné) de se protéger de la menace de l’opportunisme.

8) Le phénomène du parasitisme politique, qui lui aussi résulte essentiellement de la pénétration d’idéologies étrangères au sein de la classe ouvrière, n’a pas fait l’objet, tout au cours de l’histoire du mouvement ouvrier, de la même attention que d’autres phénomènes comme celui de l’opportunisme. Il en est ainsi parce le pa­rasitisme n’affecte de façon significative les organisations prolétariennes que dans des moments très spécifiques de l’histoire. L’opportunisme, par exemple, constitue une menace constante pour les organisations prolétariennes et il s’exprime particulière­ment dans les moments où celles-ci connais­sent leur plus grand développement. En revanche, le parasitisme ne trouve pas fon­damentalement sa place dans les moments les plus importants du mouvement de la classe. Au contraire, c’est dans une période d'immaturité relative du mouvement où les organisations du prolétariat ont encore un faible impact et peu de traditions que le pa­rasitisme trouve son terrain le plus propice. Ce fait est lié à la nature même du parasi­tisme qui, pour être efficace, doit trouver en face de lui des éléments en recherche vers des positions de classe qui aient du mal à faire la différence entre les véritables orga­nisations révolutionnaires et les courants dont la seule raison d’être est de vivre aux dépends de celles-ci, de saboter leur action, voire de les détruire. En même temps, le phénomène du parasitisme, également par nature, n’apparaît pas au tout début du déve­loppement des organisations de la classe mais lorsqu’elles sont déjà constituées et qu’elles ont fait la preuve qu’elles défendent véritablement les intérêts prolétariens.

Ce sont bien ces éléments qu’on trouve dans la première manifestation historique du pa­rasitisme politique, l’Alliance de la Démocratie Socialiste qui a tenté de saboter le combat de l’AIT et de la détruire.

9) Il appartient à Marx et Engels d’avoir les premiers identifié la menace que constitue le parasitisme pour les organisations proléta­riennes :

  • « Il est grand temps, une fois pour toutes, de mettre fin aux luttes internes quotidienne­ment provoquées dans notre Association par la présence de ce corps parasite. Ces querel­les ne servent qu'à gaspiller l'énergie qui devrait être utilisée à combattre le régime de la bourgeoisie. En paralysant l'activité de l'Internationale contre les en­nemis de la classe ouvrière, l'Alliance sert admirablement la bourgeoisie et les gouver­nements. » (Engels, « Le Conseil général à tous les membres de l'Internationale », avertissement contre l'Alliance de Bakounine).

Ainsi, la notion de parasitisme politique n’est nullement « une invention du CCI ». C’est l’AIT qui la première a été confrontée à cette menace contre le mouvement prolé­tarien, qui l’a identifiée et combattue. C’est elle, à commencer par Marx et Engels, qui caractérisait déjà de parasites ces éléments politisés qui, tout en prétendant adhérer au programme et aux organisations du proléta­riat, concentrent leurs efforts sur le combat, non pas contre la classe dominante, mais contre les organisations de la classe révolut­ionnaire. L'essence de leur activité est de dénigrer et de manœuvrer contre le camp communiste, même s'ils prétendent lui ap­partenir et le servir[2].

  • « Pour la première fois dans l'histoire de la lutte de classe, nous sommes confrontés à une conspiration secrète au cœur de la classe ouvrière, et destinée à saboter non le régime d'exploitation existant, mais l'Association elle-même qui représente l'ennemi le plus acharné de ce régime. » (Engels, «Rapport au Congrès de La Haye sur l'Alliance»).

10) Dans la mesure où le mouvement ou­vrier dispose avec l’AIT d’une riche expé­rience de lutte contre le parasitisme, il est de la plus haute importance, pour faire face aux offensives parasitaires actuelles et s’armer contre elles, de rappeler les princi­paux enseignements de cette lutte passée. Ces enseignements concernent toute une sé­rie d’aspects :

  • le moment de surgissement du parasi­tisme ;
  • ses spécificités par rapport aux autres dangers auxquels se confrontent les orga­nisations prolétariennes ;
  • son terrain de recrutement ;
  • ses méthodes ;
  • les moyens d’une lutte efficace contre lui.

En fait, comme on le verra, il existe sur tous ces aspects, une similitude frappante entre la situation à laquelle est confronté au­jourd’hui le milieu prolétarien et celle af­frontée par l’AIT.

11) Même s’il affecte une classe ouvrière encore inexpérimentée, le parasitisme, comme on l'a vu, n'est apparu historique­ment comme ennemi du mouvement ouvrier que lorsque celui-ci a atteint un certain de­gré de maturité, dépassant sa phase infantile du sectarisme.

  • « La première phase dans la lutte du prolé­tariat contre la bourgeoisie est caractérisée par le mouvement des sectes. C'était justifié au temps où le prolétariat n'était pas suffi­samment développé pour agir en tant que classe. » (Marx-Engels).

C'est l'apparition du marxisme, la maturation de la conscience de classe prolétarienne et la capacité de la classe et de son avant-garde d'organiser sa lutte qui asseyent le mouve­ment ouvrier sur des bases saines.

  • « A partir de ce moment, où le mouvement de la classe ouvrière est devenu une réalité, les utopies fantastiques ont disparu (...) parce que la place de ces utopies avait été prise par une compréhension réelle des conditions historiques de ce mouvement, et parce que les forces d'une organisation de combat de la classe ouvrière commençaient de plus en plus à se rassembler. » (Marx, La guerre civile en France, premier projet).

En fait, le parasitisme est historiquement apparu en réponse à la fondation de la pre­mière Internationale, qu'Engels décrivait comme « le moyen de progressivement dissoudre et absorber toutes les différentes petites sectes ». (Engels, Lettre à Kelly/Vischnevetsky)

En d'autres termes, l'Internationale était un instrument obligeant les différentes compo­santes du mouvement ouvrier à s'engager dans un processus collectif et public de cla­rification, et à se soumettre à une discipline unifiée, impersonnelle, prolétarienne, orga­nisationnelle. C'est d'abord en résistance à cette « dissolution et absorption » interna­tionale de toutes les particularités et auto­nomies programmatiques et organisationnel­les non prolétariennes que le parasitisme a déclaré sa guerre au mouvement révolution­naire.

  • « Les sectes, au début un levier du mouve­ment, deviennent une entrave, dès qu'elles ne sont plus à l'ordre du jour ; elles deviennent alors réactionnaires. La preuve de ceci, ce sont les sectes en France et en Grande-Bretagne, et récemment les lassalliens en Allemagne qui, après des années de soutien à l'organisation du prolétariat, sont sim­plement devenues des armes de la police. » (Marx-Engels, Les prétendues scissions dans l'Internationale).

12) C'est ce cadre d'analyse dynamique développé par la première Internationale qui explique pourquoi la période actuelle, celle des années 1980 et surtout des années 1990, a été le témoin d'un développement du pa­rasitisme sans précédent depuis l'époque de l’Alliance et du courant lassalien. En effet, nous sommes actuellement confrontés à de multiples regroupements informels, agissant souvent dans l'ombre, prétendant appartenir au camp de la Gauche communiste, mais qui dédient leurs énergies à combattre les orga­nisations marxistes existantes plutôt que le régime bourgeois. Comme à l'époque de Marx et Engels, cette vague parasitaire réactionnaire a pour fonction de saboter le développement du débat ouvert et de la clarification prolétarienne, et d'empêcher l'établissement de règles de conduite liant tous les membres du camp prolétarien. L'existence :

  • d'un courant international marxiste comme le CCI, rejetant le sectarisme et le monoli­thisme ;
  • de polémiques publiques entre organisa­tions révolutionnaires ;
  • du débat actuel à propos des principes organisationnels marxistes et de la dé­fense du milieu révolutionnaire ;
  • de nouveaux éléments révolutionnaires à la recherche des véritables traditions marxistes, organisationnelles et program­matiques ;

sont parmi les éléments les plus importants suscitant actuellement la haine et l’offensive du parasitisme politique.

Comme on l’a vu avec l’expérience de l’AIT, ce n'est que dans les périodes où le mouvement ouvrier passe d'un stade d'imma­turité fondamentale vers un niveau qualitati­vement supérieur, spécifiquement commu­niste, que le parasitisme devient son princi­pal opposant. Dans la période actuelle, cette immaturité n’est pas le produit de la jeu­nesse du mouvement ouvrier dans son en­semble, comme au temps de l’AIT, mais avant tout le résultat des 50 ans de contre-révolution qui ont suivi la défaite de la va­gue révolutionnaire de 1917-23. Aujourd'hui, c'est cette rupture de la conti­nuité organique avec les traditions des géné­rations passées de révolutionnaires qui ex­plique avant tout le poids des réflexes et des comportements anti-organisationnels petits-bourgeois parmi beaucoup d’éléments qui se réclament du marxisme et de la Gauche communiste.

13) A côté de toute une série de similitudes existant entre les conditions et les caracté­ristiques du surgissement du parasitisme au moment de l'AIT et du parasitisme d'aujourd­'hui, il convient de signaler une différence notable entre les deux époques : au siècle dernier, le parasitisme avait prin­cipalement pris la forme d'une organisation structurée et centralisée dans l'organisation de la classe alors qu'aujourd'hui il prend es­sentiellement la forme de petits groupes, ou même d'éléments « non organisés » (bien que travaillant souvent en lien les uns avec les autres). Une telle différence ne remet pas en cause la nature fondamentalement identi­que du phénomène du parasitisme lors des deux périodes. Elle s'explique essentielle­ment par les faits suivants :

  • un des terrains sur lesquels s'est dévelop­pée l'Alliance était celui des vestiges des sectes de la période précédente : elle-même a repris des sectes leur structure étroitement centralisée autour d'un « prophète » et leur goût de l'organisation clandestine ; en revanche, un des éléments sur lesquels s'appuie le parasitisme actuel est constitué par les vestiges de la contes­tation étudiante qui avait pesé sur la re­prise historique du combat prolétarien à la fin des années 60, et particulièrement en 1968, avec tout son bagage d'individua­lisme et de remise en cause de l'organisa­tion ou de la centralisation censées «°étouffer les individus°»[3];
  • au moment de l'AIT, il existait une seule organisation regroupant l'ensemble du mouvement prolétarien et il appartenait aux courants qui avaient vocation de le détruire, tout en se revendiquant de son combat contre la bourgeoisie, d'agir au sein de cette organisation ; par contre, à un moment historique où les éléments re­présentant le combat révolutionnaire de la classe ouvrière sont dispersés entre les différentes organisations du milieu politi­que prolétarien, chaque groupe de la mou­vance parasitaire peut se présenter comme appartenant à celui-ci dont il représente­rait une «composante» à côté des autres groupes.

En ce sens, il importe d'affirmer clairement que la dispersion actuelle du milieu politi­que prolétarien, et toutes les démarches sectaires empêchant ou entravant un effort vers le regroupement ou le débat fraternel entre ses différentes composantes, fait le jeu du parasitisme.

14) Le marxisme, suite à l'expérience de l’AIT, a mis en évidence les différences entre le parasitisme et les autres manifesta­tions de la pénétration des idéologies étran­gères dans les organisations de la classe. Par exemple, l’opportunisme, même s’il peut dans un premier temps se manifester sous la forme organisationnelle (comme ce fut le cas des mencheviks en 1903), s’attaque fonda­mentalement au programme de l’organisation prolétarienne. Pour sa part, le parasitisme, afin de pouvoir tenir son rôle, ne s’attaque pas à priori à ce programme. C’est essentiellement sur le terrain organi­sationnel qu’il exerce son action, même si, afin de mieux pouvoir « recruter », il est souvent conduit à remettre en cause certains aspects du programme. On a pu voir ainsi Bakounine enfourcher le cheval de « l’abolition du droit d’héritage », lors du Congrès de Bâle de 1869, parce qu’il savait qu’il pourrait rassembler de nombreux délé­gués autour de cette revendication creuse et démagogique compte tenu des nombreuses illusions existant alors sur ce sujet dans l’Internationale. Mais en réalité, ce qu’il visait c’était de renverser le Conseil Général influencé par Marx, et qui combattait cette revendication, afin de pouvoir constituer un Conseil Général qui serait à sa dévotion[4]. Du fait que le parasitisme s'attaque directe­ment à la structure organisationnelle des formations prolétariennes, il représente, quand les conditions historiques permettent son apparition, un danger beaucoup plus immédiat que l'opportunisme. Ces deux manifestations de la pénétration d'idéologies étrangères constituent un danger mortel pour les organisations prolétariennes. L'opportunisme conduit à leur mort comme instruments de la classe ouvrière par leur passage au service de la bourgeoisie mais dans la mesure où il s'attaque avant tout au programme, il ne peut parvenir à ce résultat qu'à travers tout un processus où le courant révolutionnaire, la Gauche, pourra de son côté développer au sein de l'organisation le combat pour la défense de ce programme[5]. En revanche, dans la mesure où c'est l'organisation elle-même, en tant que struc­ture, qui est menacée par le parasitisme, cela laisse beaucoup moins de temps au courant prolétarien d'organiser la défense. L'exemple de l'AIT est significatif à cet égard : l'ensemble du combat en son sein contre l'Alliance ne dure pas plus de 4 ans, entre 1868 où Bakounine entre dans l'Internationale et 1872 où il en est exclu par le Congrès de la Haye. Cela ne fait que sou­ligner une chose : la nécessité pour le cou­rant prolétarien de riposter rapidement au parasitisme, de ne pas attendre qu'il ait fait des ravages pour engager le combat contre lui.

15) Comme on l'a vu, il importe de distin­guer le parasitisme des autres manifestations de la pénétration au sein de la classe d'idéologies étrangères. Cependant, c'est une des caractéristiques du parasitisme que d'utiliser ces autres types de manifestations. Cela découle des origines du parasitisme qui lui aussi résulte d'une telle pénétration d'in­fluences étrangères mais aussi du fait que sa démarche, qui vise en dernier ressort à dé­truire les organisations prolétariennes, ne s'embarrasse d'aucun principe ni d'aucun scrupule. Ainsi, au sein de l'AIT et du mou­vement ouvrier de son époque, l'Alliance s'est distinguée, comme on l'a déjà vu, par sa capacité à mettre à profit les vestiges du sectarisme, à employer une démarche oppor­tuniste (sur la question du droit d'héritage, par exemple) ou à se lancer dans des mou­vements totalement aventuristes (« Commune » de Lyon et guerre civile en Espagne de 1873). De même, elle s'est for­tement appuyée sur l'individualisme d'un prolétariat sortant à peine de l'artisanat ou de la paysannerie (particulièrement en Espagne et dans le Jura suisse). Les mêmes caractéristiques se retrouvent dans le para­sitisme d'aujourd'hui. Le rôle de l'individua­lisme dans la constitution du parasitisme actuel a déjà été relevé mais il vaut la peine de signaler aussi que toutes les scissions du CCI qui ont par la suite constitué des grou­pes parasites (GCI, CBG, FECCI) se sont appuyées sur une démarche sectaire en rompant de façon prématurée et se refusant à mener jusqu'au bout le débat pour la clari­fication. De même, l'opportunisme a été une des marques du GCI qui, après avoir accusé le CCI, quand il n'était qu'une « tendance » en son sein, de ne pas imposer assez d'exi­gences aux nouveaux candidats, s'est con­verti au racolage sans principes, modifiant son programme dans le sens des mystifica­tions gauchistes à la mode (comme le tiers-mondisme). Ce même opportunisme a été mis en pratique par le CBG et la FECCI qui, au début des années 1990, se sont livrés à un marchandage incroyable afin d'essayer d'engager une démarche vers leur regroupe­ment. Enfin, pour ce qui concerne l'aventu­risme-putschisme, il est remarquable que, même si on laisse de côté les complaisances du GCI à l'égard du terrorisme, tous ces groupes aient systématiquement plongé dans les pièges que la bourgeoisie tendait à la classe, appelant celle-ci à développer ses luttes alors que le terrain avait été préala­blement miné par la classe dominante et ses syndicats, comme ce fut le cas, notamment, à l'automne 1995 en France.

16) L'expérience de l'AIT a mis en évidence la différence pouvant exister entre le parasi­tisme et le marais (même si à cette époque, ce dernier terme n'était pas encore utilisé). Le marxisme définit le marais comme une mouvance politique partagée entre les posi­tions de la classe ouvrière et celles de la bourgeoisie ou de la petite bourgeoisie. De telles mouvances peuvent surgir comme une première étape dans un processus de prise de conscience de secteurs du prolétariat ou de rupture avec des positions bourgeoises. Elles peuvent également représenter des vestiges de courants qui, à un moment donné, ont exprimé un réel effort de prise de conscience de la classe mais qui se sont révélés incapables d'évoluer en fonction des nouvelles conditions de la lutte proléta­rienne et de l'expérience de cette dernière. Les mouvances du marais ne peuvent pas, en général, se maintenir de façon stable. Le tiraillement qui les affecte entre les posi­tions prolétariennes et celles d'autres classes les conduisent soit à rejoindre pleinement les positions révolutionnaires, soit à rejoin­dre les positions de la bourgeoisie, ou bien encore à se déchirer entre ces deux tendan­ces. Un tel processus de décantation est en général impulsé et accéléré par les grands événements auxquels se confronte la classe ouvrière (au 20e siècle, il s'agit essentielle­ment de la guerre impérialiste et de la révo­lution prolétarienne) et le sens général de cette décantation dépend grandement de l'évolution du rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat. Face à ces cou­rants, la Gauche dans le mouvement ouvrier a toujours eu comme attitude de ne pas les considérer comme perdus en bloc pour le combat prolétarien mais d'impulser en leur sein une clarification permettant à leurs éléments les plus sains de rejoindre pleine­ment ce combat tout en dénonçant avec la plus grande fermeté ceux qui prenaient le chemin de la classe ennemie.

17) Au sein de l'AIT il existait à côté du courant marxiste, qui constituait son avant-garde, des courants qu'on pourrait définir comme appartenant au marais. Tel était le cas, par exemple, de certains courants prou­dhoniens qui, dans la première partie du 19e siècle, avaient constitué une réelle avant-garde du prolétariat en France. Au moment du combat contre le corps parasitaire de l'Alliance, ces courants avaient cessé de constituer une telle avant-garde. Cependant, malgré toutes leurs confusions, ils avaient été capables de participer à ce combat pour la sauvegarde de l'Internationale, notamment au Congrès de La Haye. Envers eux, le cou­rant marxiste avait eu une tout autre attitude qu'envers l'Alliance. A aucun moment il n'avait été question de les exclure. Au con­traire, il importait de les associer au combat de l'AIT contre ses ennemis, non seulement du fait du poids qu'ils représentaient encore dans l'Internationale, mais aussi parce que ce combat constituait une expérience per­mettant à ces courants de se clarifier. Dans la pratique, ce combat a permis de vérifier qu'il existe une différence fondamentale entre le marais et le parasitisme : alors que le premier est traversé par une vie proléta­rienne qui lui permet, ou à ses meilleurs éléments, de rejoindre le courant révolution­naire, le second, dont la vocation profonde est de détruire l'organisation de classe ne peut, en aucune façon, évoluer en ce sens, même si certains des éléments qui ont pu être trompés par le parasitisme peuvent faire une telle démarche.

Aujourd'hui, il importe également de faire une telle différence entre les courants du marais[6] et les courants parasites. Autant les groupes du milieu prolétarien se doivent de tenter de faire évoluer les premiers vers des positions marxistes et de provoquer en leur sein une clarification politique, autant ils doivent faire montre de la plus grande sévérité envers le parasitisme, de dénoncer le rôle sordide qu'il joue au grand bénéfice de la bourgeoisie. Et cela est d'autant plus important que les courants du marais, du fait de leurs confusions (notamment de leurs réticences envers l'organisation, comme c'est le cas pour ceux qui se rattachent au con­seillisme), sont particulièrement vulnérables aux attaques du parasitisme.

18) Toutes les manifestations de la pénétra­tion d'idéologies étrangères au sein des or­ganisations prolétariennes font le jeu de la classe ennemie. Cela est particulièrement évident en ce qui concerne le parasitisme dont le but est la destruction de ces organi­sations (que ce soit de façon avouée ou non). Là-dessus, l'AIT a été particulièrement claire en affirmant que, même s'il n'était pas un agent de l’État capitaliste, Bakounine ser­vait ses intérêts bien mieux qu'un tel agent n'aurait pu le faire. Cela ne signifie pas pour autant que le parasitisme représente en soi un secteur de l'appareil politique de la classe dominante à l'image des courants bourgeois d'extrême gauche comme le trotskisme aujourd'hui. En fait, aux yeux de Marx et Engels, même les parasites les mieux con­nus de leur époque, Bakounine et Lassalle, n'étaient pas vus comme des représentants politiques de la classe bourgeoise. Cette analyse découle de la compréhension que le parasitisme ne constitue pas comme tel une fraction de la bourgeoisie, n'ayant ni pro­gramme ou orientation spécifique pour le capital national, ni une place particulière dans les organes étatiques pour contrôler la lutte de la classe ouvrière. Cela dit, compte tenu des services que le parasitisme rend à la classe capitaliste, il bénéficie d'une solli­citude toute particulière de la part de celle-ci. Cette sollicitude se manifeste principa­lement sous trois formes :

  • un soutien politique aux agissements du parasitisme ; ainsi, la presse bourgeoise européenne a pris fait et cause pour l'Alliance et Bakounine dans son conflit avec le Conseil général ;
  • l'infiltration et les manœuvres d'agents de l’État au sein des courants parasitaires ; c'est ainsi que la section de Lyon de l'Alliance est carrément dirigée par deux agents bonapartistes : Richard et Blanc.
  • la création directe par des secteurs de la bourgeoisie de courants politiques ayant vocation de parasiter l'organisation prolé­tarienne ; c'est ainsi que se crée « La Ligue pour la Paix et la Liberté » (dirigée par Vogt, agent bonapartiste) qui, aux di­res mêmes de Marx, «est fondée en opposition à l'Internationale» et qui tente, en 1868, de « s'allier » avec elle.

Il faut noter à ce propos que, bien que la plupart des courants parasitaires affichent un programme prolétarien, ce dernier n’est pas indispensable pour qu’une organisation puisse accomplir une fonction de parasi­tisme politique lequel ne se distingue pas par les positions qu’il défend mais par son attitude destructrice envers les véritables organisations de la classe ouvrière.

19) Dans la période actuelle, alors que les organisations prolétariennes n'ont pas la notoriété que pouvait avoir l'AIT en son temps, la propagande bourgeoise officielle ne se préoccupe pas dans l'ensemble d'appor­ter un soutien aux groupes et éléments pa­rasitaires (ce qui aurait, en outre, le dés­avantage de les discréditer aux yeux des éléments qui s'approchent des positions communistes). Il faut cependant noter que dans les campagnes bourgeoises spécifique­ment dirigées contre la Gauche communiste, celles touchant au « négationnisme », il est fait une place importante à des groupes comme l'ex Mouvement communiste, la Banquise, etc. présentés comme des repré­sentants de la Gauche communiste, alors qu'ils avaient une forte coloration parasi­taire.

En revanche, c'est bien un agent d'une offi­cine de l’État, Chénier[7], qui a joué le rôle moteur dans la formation en 1981 au sein du CCI d'une « tendance secrète » qui, après avoir provoqué la perte de la moitié de la section en Grande-Bretagne, a donné le jour à un des groupuscules parasitaires les plus typiques, le CBG.

Enfin, les tentatives de courants bourgeois de s'infiltrer dans le milieu prolétarien pour y assumer une fonction parasitaire sont tout à fait présentes avec l'action du groupe gau­chiste espagnol Hilo Rojo (qui a essayé pendant des années de s'attirer les bonnes grâces du milieu prolétarien avant que de lancer une attaque en règle contre lui) ou avec l'OCI (groupe gauchiste italien dont certains éléments sont passés par le bordi­guisme et qui aujourd'hui se présente comme le « véritable héritier » de ce courant).

20) La pénétration d'agents de l’État dans la mouvance parasitaire est évidemment facili­tée par la nature même de celle-ci dont la vocation fondamentale est de combattre les véritables organisations prolétariennes. En fait, c'est le recrutement même du parasi­tisme parmi les éléments qui rejettent la discipline d'une organisation de classe, qui n'ont que mépris pour son fonctionnement statutaire, qui se complaisent dans l'infor­malisme et les loyautés personnelles plutôt que s'attacher à la loyauté envers l'organisa­tion, qui ouvre largement les portes du mi­lieu parasitaire à cette infiltration. Ces por­tes sont également largement ouvertes aux auxiliaires involontaires de l’État capitaliste que sont les aventuriers, ces éléments dé­classés qui essaient de mettre le mouvement ouvrier au service de leurs ambitions, d'une notoriété et d'un pouvoir que leur refuse la société bourgeoise. Dans l'AIT, l'exemple de Bakounine est évidemment le plus connu. Marx et ses camarades n'ont jamais prétendu que celui-ci fut un agent direct de l’État. En revanche, ils ont été parfaitement capables non seulement d'identifier et de dénoncer les services qu'il rendait involontairement à la classe dominante, mais aussi la démarche et les origines de classe des aventuriers au sein des organisations prolétariennes et le rôle qu'ils jouaient comme dirigeants du parasi­tisme. Ainsi, à propos des agissements de l'Alliance secrète de Bakounine dans l'AIT, ils écrivaient que les « éléments déclassés » avaient été capables de « s'y infiltrer et d'y établir, dans son centre lui-même, des or­ganisations secrètes ». Cette même appro­che est reprise par Bebel à propos de Schweitzer, leader du courant lassalien (qui, en plus de son opportunisme, avait une composante parasitaire importante) : « Il a rejoint le mouvement dès qu'il a vu qu'il n'y avait pas d'avenir pour lui dans la bour­geoisie, que pour lui, que son mode de vie avait déclassé très tôt, le seul espoir était de jouer un rôle dans le mouvement ouvrier, auquel son ambition et ses capacités le prédestinaient. » (Bebel, Autobiographie).

21) Cela dit, même si les courants parasitai­res sont souvent dirigés par des aventuriers déclassés (quand ce n'est pas par des agents directs de l’État), ils ne recrutent pas uni­quement dans cette catégorie. On y trouve également des éléments qui peuvent au départ être animés par une volonté révolu­tionnaire et qui ne visent pas à détruire l’organisation mais qui :

  • imprégnés de l’idéologie petite-bour­geoise, impatiente, individualiste, affini­taire, élitiste ;
  • «°déçus°» par la classe ouvrière qui n’avance pas assez vite à leur gré ;
  • supportant mal la discipline organisation­nelle, frustrés de ne pas trouver dans l’activité militante les «°gratifications°» qu’ils attendaient ou de ne pas accéder à des « postes » auxquels ils aspiraient ;

en viennent à développer une hostilité fon­damentale contre l’organisation proléta­rienne, même si cette hostilité s’habille d’une prétention « militante ».

Dans l’AIT on a assisté à un tel phénomène de la part d’un certain nombre de membres du Conseil Général comme Eccarius, Jung et Hales.

Par ailleurs, le parasitisme est capable de recruter des éléments prolétariens sincères et militants mais qui, affectés de faiblesses petites-bourgeoises ou d’un manque d’expérience, se laissent entraîner, tromper, voire manipuler, par des éléments claire­ment anti-prolétariens. Dans l’AIT, c’est typiquement le cas de la plupart des ouvriers qui ont fait partie de l’Alliance en Espagne.

22) Pour ce qui concerne le CCI, la plupart des scissions ayant abouti à la formation de groupes parasitaires étaient très clairement constituées d’éléments animés par la démar­che petite bourgeoise décrite ci-dessus. L’impulsion donnée par des intellectuels en mal de « reconnaissance » et qui ont été frustrés de ne pas l’obtenir de la part de l’organisation, l’impatience face au fait qu’ils ne parvenaient pas à convaincre les autres militants de la « justesse » de leurs positions ou face à la lenteur du processus de développement de la lutte de classe, les susceptibilités heurtées par la critique de leurs positions ou de leur comportement, le refus d’une centralisation qu’ils vivaient comme du « stalinisme », ont été le moteur de la constitution des « tendances » ayant abouti à la formation de groupes parasites plus ou moins éphémères et aux désertions venant alimenter le parasitisme informel. Successivement, la « tendance » de 1979 qui allait aboutir à la formation du « Groupe Communiste Internationaliste », la tendance Chénier dont un des avatars fut le défunt Communist Bulletin Group, la « tendance » McIntosh-ML-JA (constitué en grande partie de membres de l’organe central du CCI) ayant donné vie à la FECCI (« Fraction Externe du CCI », devenue depuis Perspective Internationaliste) ont constitué des illustrations typiques de ce phénomène. Dans ces épisodes on a pu voir également que des éléments ayant des préoccupations prolétariennes indiscutables ont pu se laisser entraîner par fidélité personnelle envers les chefs de file de ces « tendances » qui n’en étaient pas vraiment mais des clans au sens où le CCI les a déjà définis. Le fait que tou­tes les scissions parasitaires de notre organi­sation soient apparues d’abord sous forme de clans internes n’est évidemment pas le fait du hasard. En réalité, il existe une très grande similitude entre les comportements organisationnels qui sont à la base de la formation des clans et celles dont se nourrit le parasitisme : individualisme, cadre statu­taire ressenti comme une contrainte, frustra­tions envers l’activité militante, loyauté à l’égard des personnes au détriment de la loyauté envers l’organisation, influence de « gourous » (personnages à la quête d’une emprise personnelle sur les autres mili­tants).

En fait, ce que représente déjà la formation des clans, la destruction du tissu organisa­tionnel, trouve dans le parasitisme son ex­pression ultime : la volonté de détruire les organisations prolétariennes elles-mêmes[8].

23) L’hétérogénéité qui est une marque du parasitisme, puisqu’il compte dans ses rangs à la fois des éléments relativement sincères et des éléments animés par la haine de l’organisation prolétarienne, voire des aven­turiers politiques ou des agents directs de l'État, en fait le terrain par excellence des politiques secrètes permettant aux éléments les plus hostiles aux préoccupations prolé­tariennes d’entraîner les premiers avec eux. La présence de ces éléments « sincères », notamment d’éléments ayant consacré de réels efforts à la construction de l’organisation, constitue pour le parasitisme une des conditions de son succès puisqu’il peut ainsi se dédouaner et accréditer son étiquette « prolétarienne » frauduleuse (tout comme le syndicalisme a besoin de militants « sincères et dévoués » pour tenir son rôle). En même temps, le parasitisme et ses élé­ments les plus en pointe ne peuvent établir leur contrôle sur une bonne partie de leurs troupes qu’en cachant, dissimulant leurs buts véritables. Ainsi, l’Alliance dans l’AIT comprenait plusieurs cercles autour du « citoyen B » de même que des statuts se­crets réservés aux « initiés ». « L'Alliance divise ses membres en deux castes, initiés et non-initiés, aristocrates et plébéiens, les seconds étant condamnés à être dirigés par les premiers via une organisation dont ils ignorent l'existence. » (Engels, Rapport sur l'Alliance). Aujourd’hui, le parasitisme agit de la même façon et il est rare que des grou­pes parasites, et particulièrement les aven­turiers ou les intellectuels frustrés qui les animent, affichent clairement leur pro­gramme. En ce sens, le Mouvement Communiste[9], qui dit clairement qu’il faut détruire le milieu de la Gauche com­muniste, est à la fois une caricature et le porte-parole le plus clair de la nature pro­fonde du parasitisme.

24) Les méthodes employées par la 1re Internationale et les Eisenachiens contre le parasitisme ont servi de modèle à celles qu'utilise le CCI aujourd'hui. Dans les do­cuments publics des congrès, dans la presse, dans les réunions ouvrières et même au parlement, les manœuvres du parasitisme ont été dénoncées. De façon répétée, il fut démontré que c'était les classes dominantes elles-mêmes qui se trouvaient derrière ces attaques et que leur but était la destruction du marxisme. Les travaux du congrès de La Haye ainsi que les célèbres discours de Bebel contre la politique secrète de Bismarck et Schweitzer révèlent la capacité du mouvement ouvrier à donner une expli­cation globale tout en dénonçant ces manœuvres d'une manière extrêmement concrète. Parmi les raisons les plus impor­tantes données par la 1re Internationale pour la publication des révélations sur les agis­sements de Bakounine, nous trouvons avant tout les suivantes :

  • les démasquer ouvertement constituait le seul moyen pour débarrasser le mouve­ment ouvrier de telles méthodes ; seule une prise de conscience de tous ses mem­bres de l'importance de ces questions pou­vait empêcher leur répétition dans le fu­tur ;
  • il était nécessaire de dénoncer publique­ment l'Alliance de Bakounine afin de dis­suader ceux qui utilisaient les mêmes mé­thodes ; Marx et Engels savaient bien que d'autres parasites menant une politique secrète dans et en dehors de l'organisation, tels que les adeptes de Pyatt, existaient toujours ;
  • seul un débat public pouvait briser le con­trôle de Bakounine sur beaucoup de ses victimes et les encourager à témoigner ; à cette fin, les méthodes de manipulation de Bakounine furent révélées en particulier par la publication du Catéchisme révolu­tionnaire ;
  • une dénonciation publique était indispen­sable pour empêcher l'Internationale d'être associée à de telles pratiques ; ainsi, la décision d'exclure Bakounine de l'Internationale fut prise après que soient arrivées des informations sur l'affaire Netchaïev et la prise de conscience du danger que celle-ci ne soit utilisée contre l'Association ;
  • les leçons de cette lutte avaient une im­portance historique, pas seulement pour l'Internationale mais pour l'avenir du mouvement ouvrier ; c'est dans cet esprit que des années après, Bebel a dédié près de 80 pages de son autobiographie à la lutte contre Lassalle et Schweitzer.

Enfin, au centre de cette politique se trou­vait la nécessité de démasquer les aventu­riers politiques, tels que Bakounine et Schweitzer.

On ne peut assez souligner que cette attitude a caractérisé toute la vie politique de Marx, comme on peut le voir dans sa dénonciation des acolytes de Lord Palmerston ou de Herr Vogt. Il comprenait parfaitement que mettre de telles affaires sous le tapis ne pouvait bénéficier qu'à la classe dominante.

25) C'est cette tradition du mouvement ou­vrier que poursuit le CCI avec ses articles sur sa propre lutte interne, ses polémiques contre le parasitisme, l'annonce publique de l'exclusion unanime d'un de ses membres par le 11e Congrès international, la publication d'articles sur la franc-maçonnerie, etc. En particulier, la démarche du CCI en défense des jurys d'honneur dans les cas d'éléments ayant perdu la confiance des organisations révolutionnaires, afin de défendre le milieu comme un tout, relève d'un esprit identique à celui du Congrès de La Haye, et des commissions d'enquête des partis ouvriers en Russie qui se sont tenues envers des gens soupçonnés d'être des agents provocateurs.

La tempête de protestations et d'accusations relayée par la presse bourgeoise à la publi­cation des principaux résultats de l'enquête sur l'Alliance révèlent que c'est cette mé­thode rigoureuse de dénonciation publique qui indispose la bourgeoisie plus que toute autre chose. De même, la façon dont la di­rection opportuniste de la 2e Internationale a systématiquement ignoré, dans les années avant 1914, le fameux chapitre « Marx con­tre Bakounine » dans l'histoire du mouve­ment ouvrier montre la même peur de la part de tous les défenseurs des conceptions or­ganisationnelles petites-bourgeoises.

26) Envers l'infanterie petite-bourgeoise du parasitisme, la politique du mouvement ou­vrier a été de la faire disparaître de la scène politique. Ici, la dénonciation de l'absurdité des positions et des activités politiques des parasites joue un rôle important. Ainsi, Engels dans son célèbre article Les ba­kouninistes à l’œuvre (au cours de la guerre civile en Espagne) a soutenu et complété les révélations sur le comportement organisa­tionnel de l'Alliance.

Aujourd'hui, le CCI adopte la même politi­que en combattant l'existence d'adeptes de différents centres organisés et « inorganisés » du réseau parasitaire.

En ce qui concerne les éléments plus ou moins prolétariens qui se laissent tromper par le parasitisme, la politique du marxisme a toujours été très différente. Sa politique a consisté à enfoncer un coin entre ces élé­ments et la direction parasitaire orientée ou encouragée par la bourgeoisie, en montrant que les premiers sont les victimes des der­niers. Le but de cette politique est toujours d'isoler la direction parasitaire en éloignant ses victimes de sa zone d'influence. Envers ces « victimes », le marxisme a toujours dénoncé leur attitude et leurs activités tout en luttant en même temps pour raviver leur confiance dans l'organisation et le milieu prolétarien. Le travail de Lafargue et Engels envers la section espagnole de la Première Internationale en est une parfaite concréti­sation.

Le CCI poursuit aussi cette tradition en or­ganisant des confrontations avec le parasi­tisme afin de regagner des éléments trom­pés. La dénonciation par Bebel et Liebknecht de Schweitzer comme agent de Bismarck, face à un meeting de masse du parti lassallien à Wuppertal est un exemple bien connu de cette attitude.

27) Dans le mouvement ouvrier, la tradition de lutte contre le parasitisme s'est considé­rablement perdue depuis les grands combats au sein de l’AIT du fait :

  • que celui-ci n’a pas représenté un danger majeur pour les organisations prolétarien­nes après l’AIT ;
  • de la longueur et de la profondeur de la contre-révolution.

Cela constitue un élément de faiblesse très important du milieu politique prolétarien face à l’offensive du parasitisme. Ce danger est d’autant plus grave que la pression idéologique de la décomposition du capita­lisme, pression qui, comme le CCI l’a mis en évidence, facilite la pénétration de l’idéologie petite-bourgeoise avec ses carac­téristiques les plus extrêmes[10], crée en permanence un terrain propice au dévelop­pement du parasitisme. C’est donc une res­ponsabilité extrêmement importante qui in­combe au milieu prolétarien que d’engager un combat déterminé contre ce fléau. D’une certaine façon, la capacité des courants révolutionnaires à identifier et à combattre le parasitisme sera un indice de leur capaci­té à combattre les autres menaces qui pèsent sur les organisations du prolétariat, et parti­culièrement la menace la plus permanente, celle de l’opportunisme.

En fait, dans la mesure où l’opportunisme et le parasitisme proviennent tous les deux de la même source (la pénétration de l’idéologie petite bourgeoise) et représentent une attaque contre les principes de l’organisation prolétarienne (les principes programmatiques pour le premier, les prin­cipes organisationnels pour le second), c’est tout naturellement qu’ils se tolèrent mutuel­lement et convergent. Ainsi, ce n’est nulle­ment un paradoxe si dans l’AIT on a retrou­vé côte à côte les bakouniniens « anti-étatis­tes » et les lassaliens « étatistes » (qui repré­sentaient une variante de l’opportunisme). Une des conséquences de cela consiste dans le fait que c'est aux courants de Gauche des organisations prolétariennes qu'il revient de mener l'essentiel du combat contre le para­sitisme. Dans l'AIT, c'est directement Marx et Engels et leur tendance qui assument le combat contre l'Alliance. Ce n'est nullement par hasard si les principaux documents rédi­gés au cours de ce combat portent leur signa­ture (la circulaire du 5 mars 1872, Les prétendues scissions dans l'Internationale, est rédigée par Marx et Engels ; le rapport de 1873 sur « L'Alliance de la Démocratie socialiste et l'Association internationale des travailleurs » est le travail de Marx, Engels, Lafargue et Outine).

Ce qui était valable au moment de l’AIT le reste aujourd’hui. La lutte contre le parasi­tisme constitue une des responsabilités es­sentielles de la Gauche communiste. Elle se rattache étroitement à la tradition de ses combats acharnés contre l’opportunisme. Elle est, à l’heure actuelle, une des compo­santes fondamentales pour la préparation du parti de demain et conditionne en partie, de ce fait, tant le moment où celui-ci pourra surgir que sa capacité à jouer son rôle lors des luttes décisives du prolétariat.


[1] Il est évidemment nécessaire de distinguer les deux sens qu'on peut attribuer au terme «°aventurisme°». D'un part, il existe l'aventurisme de certains éléments déclassés, les aventuriers politiques, qui ne pouvant jouer un rôle au sein de la classe dominante et ayant compris que le prolétariat est appelé à occuper une place de premier plan dans la vie de la société et dans l'histoire, essayent de gagner auprès de ce dernier, ou de ses organisations, une reconnaissance qui leur permettra de jouer ce rôle personnel que leur refuse la bourgeoisie. En se tournant vers la lutte de la classe ouvrière, ces éléments n'ont pas comme objectif de se mettre à son service mais de la mettre au service de leurs ambitions. Ils cherchent la notoriété en « allant au prolétariat » comme d'autres la recherchent en parcourant le monde. D'autre part, l'aventurisme désigne également l'attitude politique consistant à se lancer dans des actions inconsidérées alors que les conditions minimales de leur succès, une maturité suffisante de la classe, n'existent pas. Une telle attitude, si elle peut être aussi le fait d'aventuriers politiques à la recherche d'émotions fortes, peut parfaitement être adoptée par des ouvriers et des militants totalement sincères, dévoués et désintéressés mais qui manquent de jugement politique ou sont tenaillés par l'impatience.

[2] Marx et Engels ne furent pas les seuls à identifier et à caractériser le parasitisme politique. Ainsi, à la fin du 19e siècle, un grand théoricien marxiste comme Antonio Labriola reprenait la même analyse du parasitisme : « Dans ce premier type de nos partis actuels [il s'agit de la Ligue des Communistes], dans cette cellule première, pour ainsi dire, de notre organisme complexe, élastique et très développé, il y avait non seulement la conscience de la mission à accomplir comme précurseur, mais il y avait aussi la forme et la méthode d'association qui conviennent seules aux premiers initiateurs de la révolution prolétarienne. Ce n'était plus une secte ; cette forme était déjà en fait dépassée. La domination immédiate et fantastique de l'individu était éliminée. Ce qui prédominait, c'était une discipline qui avait sa source dans l'expérience de la nécessité, et dans la doctrine qui doit être précisément la conscience réflexe de cette nécessité. Il en fut de même de l'Internationale, qui ne parut autoritaire qu'à ceux qui ne purent y faire valoir leur propre autorité. Il doit en être de même et il en sera ainsi dans tous les partis ouvriers : et là où ce caractère n'est pas ou ne peut pas être encore marqué, l'agitation prolétarienne, encore élémentaire et confuse, engendre seulement des illusions et n'est qu'un prétexte à intrigues. Et quand il n'en est pas ainsi, alors c'est un cénacle, où l'illuminé coudoie le fou et l'espion ; ce sera encore la Société des Frères Internationaux qui s'attacha comme un parasite à l'Internationale et la discrédita ; (...) ou enfin un groupement de mécontents pour la plupart déclassés et petits bourgeois qui se livrent à des spéculations sur le socialisme comme sur une quelconque des phrases de la mode politique. » (Essai sur la conception matérialiste de l'histoire)

[3] Ce phénomène est évidemment renforcé par le poids du conseillisme qui constitue, comme le CCI l'a mis en évidence, un des prix que paie et paiera le mouvement ouvrier renaissant à l'emprise du stalinisme durant toute la période de contre-révolution.

[4] C'est pour cette raison, d'ailleurs, qu'à ce congrès les amis de Bakounine avaient appuyé la décision de renforcer très sensiblement les pouvoirs du Conseil Général alors que, par la suite, ils vont exiger que celui-ci ne dépasse pas le rôle d'une « boîte aux lettres ».

[5] L'histoire du mouvement ouvrier est riche de ces longs combats menés par la Gauche. Parmi les plus importants on peut citer :

- Rosa Luxemburg contre le révisionnisme de Berstein à la fin du 19e siècle ;

- Lénine contre les mencheviks à partir de 1903 ;

- Rosa Luxemburg et Pannekoek contre Kautsky sur la question de la grève de masse (1908-1911) ;

- Rosa et Lénine pour la défense de l'internationalisme (congrès de Stuttgart en 1907, Bâle en 1912) ;

- Pannekoek, Gorter, Bordiga et l'ensemble des militants de la Gauche de l'Internationale Communiste (sans oublier Trotsky dans une certaine mesure) lors de la dégénérescence de celle-ci.

[6] A notre époque, le marais peut être représenté notamment par des variantes du courant conseilliste (comme celles qu'avait fait surgir la reprise historique de la fin des années 1960 et qui réapparaîtront probablement lors des futurs combats de la classe), par des vestiges du passé comme les De Leonistes présents dans l'aire anglo-saxonne, ou par des éléments en rupture avec les organisations gauchistes.

[7] Il n'existe pas de preuve établissant que Chénier fut un agent des services de sécurité de l'État. En revanche, sa rapide carrière, tout de suite après son exclusion du CCI, au sein de l'administration d'Etat et surtout au sein de l'appareil du Parti socialiste (qui à cette époque dirigeait le gouvernement) démontre qu'il devait déjà travailler pour cet appareil de la bourgeoisie lorsqu'il se présentait encore comme un « révolutionnaire ».

[8] Aux analyses et préoccupations du CCI concernant le parasitisme, il est souvent opposé que ce phénomène ne concerne que notre organisation, soit en tant que cible soit comme « pourvoyeur » de la mouvance parasitaire à travers ses scissions. C'est vrai que le CCI est aujourd'hui la principale cible du parasitisme ce qui s'explique assez bien dans la mesure où il constitue l'organisation la plus importante et étendue du milieu prolétarien. De ce fait, c'est elle qui suscite le plus de haine de la part des ennemis de ce milieu lesquels ne perdent pas une occasion de tenter de susciter à son égard l'hostilité des autres organisations prolétariennes. Une autre cause de ce « privilège » dont bénéficie le CCI de la part du parasitisme réside dans le fait que notre organisation est justement celle d'où est sorti le plus grand nombre de scissions ayant abouti à des groupes parasites. A ce phénomène on peut apporter plusieurs explications.

En premier lieu, parmi les organisations du milieu politique prolétarien qui se sont maintenues durant les trente années qui nous séparent de 1968, le CCI est la seule qui soit nouvelle alors que toutes les autres existaient déjà à cette date. Partant, il y avait au départ dans notre organisation un poids plus fort de l'esprit de cercle qui est le terreau pour les clans et le parasitisme. Par ailleurs il y avait eu dans les autres organisations, avant même la reprise historique de la classe, une « sélection naturelle » éliminant les éléments aventuriers et semi-aventuriers ainsi que les intellectuels à la recherche d'un public lesquels n'avaient pas eu la patience de mener un travail obscur dans de petites organisations à un moment où elles avaient un impact négligeable dans la classe du fait de la contre-révolution. Au moment de la reprise prolétarienne, les éléments de ce type avaient jugé qu'ils pourraient plus facilement « prendre des places » dans une organisation nouvelle, en voie de constitution, que dans une organisation ancienne où « les places étaient prises ».

En second lieu, il existe généralement une différence fondamentale entre les scissions (également nombreuses) ayant affecté le courant bordiguiste (qui était le plus développé internationalement jusqu'à la fin des années 1970) et les scissions ayant affecté le CCI. Dans les organisations bordiguistes, qui se réclament officiellement du monolithisme, les scissions sont essentiellement la conséquence de l'impossibilité de développer en leur sein des désaccords politiques ce qui signifie que celles-ci n'ont pas nécessairement une dynamique parasitaire. En revanche, les scissions qui sont intervenues dans le CCI n'étaient pas le résultat du monolithisme ou du sectarisme puisque notre organisation a toujours permis, et encouragé, les débats et les confrontations en son sein : les désertions collectives faisaient suite forcément à une impatience, à des frustrations individualistes, à une démarche clanique et portaient donc avec elles un esprit et une dynamique parasitaires.

Cela-dit, il importe de souligner que le CCI est loin d'être la seule cible du parasitisme. Par exemple, les dénigrements de Hilo Rojo, ainsi que ceux de Mouvement Communiste, concernent l'ensemble de la Gauche communiste. De même, la cible privilégiée de l'OCI est le courant bordiguiste. Enfin, même lorsque des groupes parasites concentrent leurs attaques contre le CCI en épargnant, et même en flattant, les autres groupes du milieu politique prolétarien (comme c'était le cas du CBG ou comme le fait systématiquement Échanges et Mouvement), c'est en général avec l'objectif d'accroître les divisions et la dispersion entre ces groupes, faiblesses que le CCI a toujours été le premier à combattre.

[9] Groupe animé par d'ex-membres du CCI ayant appartenu au GCI et d'anciens transfuges du gauchisme, et qu'il ne faut pas confondre avec le Mouvement Communiste des années 1970 qui avait été un des apôtres du modernisme.

[10] « Au départ, la décomposition idéologique affecte évidemment en premier lieu la classe capitaliste elle-même et, par contrecoup, les couches petites-bourgeoises qui n'ont aucun autonomie propre. On peut même dire que celles-ci s'identifient particulièrement bien avec cette décomposition dans la mesure où leur situation spécifique, l'absence de tout avenir, se calque sur la cause majeure de la décomposition idéologique : l'absence de toute perspective immédiate pour l'ensemble de la société. Seul le prolétariat porte en lui une perspective pour l'humanité et, en ce sens, c'est dans ses rangs qu'il existe les plus grandes capacités de résistance à cette décomposition. Cependant, lui-même n'est pas épargné, notamment du fait que la petite-bourgeoisie qu'il côtoie en est justement le principal véhicule. Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux diverses facettes de cette décomposition idéologique :

- l'action collective, la solidarité, trouvent en face d'elles l'atomisation, le "chacun pour soi", la "débrouille individuelle" ;

- le besoin d'organisation se confronte à la décomposition sociale, à la destruction des rapports qui fondent toute vie en société ;

- la confiance dans l'avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le "no future" ;

- la conscience, la lucidité, la cohérence et l'unité de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérise notre époque. »

(Revue Internationale n° 62, « La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme », point 13)

On voit que la mesquinerie, la fausse solidarité des clans, la haine de l'organisation, la méfiance, la calomnie qui sont des attitudes et des comportements dans lesquels se complaît le parasitisme trouvent dans la décomposition sociale d'aujourd'hui un aliment de choix. Le proverbe dit que les plus belles fleurs poussent sur le fumier. La science nous enseigne que beaucoup d'organismes parasites s'en repaissent également. Et le parasitisme politique, dans son domaine, respecte les lois de la biologie, lui qui fait son miel de la putréfaction de la société.

Courants politiques: 

  • Aventurisme, parasitisme politiques [415]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [206]

Revue Internationale no95 - 4e trimestre 1998

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Après l'Asie, la Russie et l'Amérique latine - le catastrophe économique atteint le coeur du capitalisme

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Après l'Asie, la Russie et l'Amérique Latine 

LA CATASTROPHE ECONOMIQUE ATTEINT LE COEUR DU CAPITALISME 

La crise financière qui s'était décla­rée il y a un peu plus d'un an en Asie du sud-est est aujourd'hui en train de prendre sa véritable ampleur. Elle a connu un nouveau rebond au cours de l'été avec l'effondrement de l'économie russe et des convulsions sans précédent dans les « pays émergents » d'Amérique la­tine. Mais ce sont maintenant les princi­pales métropoles du capitalisme, les pays les plus développés d'Europe et d'Amérique du nord qui se retrou­vent en première ligne avec une chute continue de leurs indices boursiers et des prévi­sions de crois­sance sans cesse revues à la baisse. Nous sommes loin de l'eu­phorie qui animait les bourgeoisies il y a quelques mois encore, une eu­phorie qui se reflétait par une mon­tée vertigineuse des Bourses occi­dentales tout au long de la première partie de 1998. Aujour­d'hui, les mê­mes « spécialistes » qui se félici­taient de la « bonne santé » des pays anglo-saxons et qui pré­voyaient une reprise dans tous les pays d'Europe ne sont pas les der­niers à parler de ré­cession, voire de « dépression ». Et ils ont raison d'être pessimistes. Les nua­ges qui maintenant s'amoncèlent sur les économies les plus puissantes ne pré­sagent pas une petite bourras­que. Ce qu'ils annoncent, c'est une véritable tempête manifestant l'im­passe dans la­quelle se trouve plon­gée l'économie ca­pitaliste.

Théâtre d'un nouveau et brutal coup d'accé­lérateur, l'été 1998 aura été meur­trier pour la crédibilité du système capi­taliste : appro­fondissement de la crise en Asie où la ré­cession s'installe dura­blement et atteint maintenant de plein fouet les deux « grands » que sont le Ja­pon et la Chine, menaces autour de la situation en Amérique latine, effondre­ment spectaculaire de l'éco­nomie russe et baisses frisant les records historiques sur les principales places bour­sières. En trois semaines, le rouble a perdu 70 % de sa valeur (depuis juin 1991, le PIB russe a chuté de 50 % si ce n'est de 80 %). Le 31 août, le fameux « lundi bleu », selon l'expression d'un journa­liste qui n'ose l'appe­ler « noir », a vu Wall Street chuter de 6,4 % et le Nas­daq, l'indice des valeurs technolo­giques, de 8,5 %. Le lendemain, 1er sep­tembre, les Bourses européennes étaient égale­ment touchées. Francfort débutait la ma­tinée avec une perte de 2 % et Paris de 3,5 %. Dans la journée, Madrid perdait 4,23 %, Amsterdam 3,56 % et Zürich 2,15 %. Pour l'Asie, le 31 août, la Bourse de Hong kong chutait de plus de 7 %, quant à celle de Tokyo, elle dé­gringolait, atteignant son niveau le plus bas depuis 12 ans. De­puis, le mouve­ment de baisse des marchés boursiers n'a fait que se poursuivre au point que le lundi 21 septembre (et il est probable que la situation se sera encore aggravée lorsque sortira ce numéro de notre Re­vue in­ternationale) la plupart des indi­ces étaient revenus à leur niveau du dé­but de 1998 : + 0,32 % à New York, + 5,09 % à Francfort mais solde négatif à Londres, Zürich, Ams­terdam, Stock­holm...

L'accumulation de tous ces événements ne doit rien au hasard. Elle n'est pas non plus, comme on a voulu nous le faire croire, la manifestation d'une « crise de confiance passagère » envers les pays dits « émergents » ou une « correction mécanique salutaire d'un marché surévalué », il s'agit bel et bien d'un nouvel épisode de la des­cente aux enfers du capitalisme comme un tout, une descente aux enfers dont l'effon­drement de l'économie russe nous offre une sorte de caricature.

La crise en Russie

Pendant des mois, la bourgeoisie mon­diale et ses « experts », qui avaient connu de sé­rieuses frayeurs avec la crise financière des pays d'Asie du sud-est il y a un an, s'étaient consolés en constatant qu'elle n'avait pas en­traîné dans sa fou­lée les autres pays « émergents ». Les médias en avaient alors rajouté sur le caractère « spécifique » des difficultés qui as­saillaient la Thaïlande, la Corée, l'Indo­nésie, etc. Et puis la sonnette d'alarme s'est faite entendre à nouveau avec le véritable chaos qui s'est emparé de l'éco­nomie russe au début de l'été ([1] [416]). Après s'être fait tirer l'oreille, la « communauté internationale », qui avait été déjà for­tement mise à contribu­tion avec l'Asie du Sud-Est, a fini par lâcher une aide de 22,6 milliards de dol­lars sur 18 mois, assortie, comme à l'ac­coutumée, de conditions draconiennes : réduction drastique des dépenses de l'Etat, aug­mentation des impôts (plus particulière­ment ceux qui pèsent sur les salariés, his­toire de compenser l'impuis­sance avérée de l'Etat russe à recouvrer ceux dus par les entreprises), hausses des prix, augmentation des cotisations de retraites. Tout cela alors que les con­di­tions d'existence des prolétaires russes étaient déjà misérables et que la plu­part des employés d'Etat et une bonne partie de ceux des entreprises privées n'avaient pas touché leurs salaires depuis plu­sieurs mois. Une misère qui se traduit de façon dramati­que : depuis juin 1991, il est reconnu que l'espérance de vie masculine a été ramenée de 69 à 58 ans ; le taux de natalité de 14,7 °/°° à 9,5 °/°°.

Un mois plus tard, le constat était là : les fonds débloqués l'avaient été en pure perte. Après une semaine noire qui a vu la Bourse de Moscou chuter vertigineu­sement et mis des centaines de banques au bord de la faillite, Eltsine et son gou­vernement ont été contraints, le 17 août, de lâcher sur ce qui restait le dernier rempart de leur crédibilité : le rouble et sa parité par rapport au dollar. Sur la première tranche de 4,8 milliards de dollars versée en juillet au titre de l'aide du FMI, 3,8 avaient été engloutis, en vain, dans la défense du rouble. Quant au milliard res­tant, il n'avait nullement servi à la mise en oeuvre des mesures d'assainissement des fi­nances de l'Etat et encore moins à payer les arriérés de salaire des ouvriers, pour la bonne rai­son qu'il avait déjà fondu, lui aussi, dans le seul service de la dette (qui dé­vore plus de 35 % des revenus du pays), autre­ment dit dans le simple paiement des inté­rêts tombés à échéance dans la même pé­riode. Sans parler des fonds dé­tournés qui vont directement dans la po­che de telle ou telle faction d'une bour­geoisie gangstérisée. L'échec de cette politique signifie pour la Russie, qu'en plus des faillites de banques en chaîne (près de 1500 banques sont con­cernées), de la plongée dans la récession et de l'explosion de sa dette externe libellée en dollars, c'est le retour de l'inflation galopante qui l'attend. D'ores et déjà, on estime qu'elle pourrait atteindre 200 à 300 % dès cette année. Et ce n'est pas fini.

Ce marasme a immédiatement provoqué la débandade au sommet de l'Etat russe, pro­voquant une crise politique qui, à la fin sep­tembre, n'est pas encore résolue. Cette dé­confiture de la sphère dirigeante russe, qui la fait ressembler de plus en plus à celle d'une vulgaire république bananière, n'a pas manqué d'alarmer les bourgeoisies occiden­tales. Mais la bour­geoisie peut bien se pré­occuper du sort d'Eltsine et consorts, c'est d'abord la po­pulation russe et la classe ou­vrière qui payent et vont payer au prix fort les conséquences de cette situation. Ainsi, la chute du rouble a déjà renchéri de plus de 50 % les prix des denrées ali­mentaires im­portées qui représentent plus de la moitié de celles consommées en Russie. La production est d'à peine 40 % de ce qu'elle était avant la chute du mur de Berlin...

Aujourd'hui, la réalité vérifie pleine­ment ce que nous disions il y neuf ans dans les « Thèses sur la crise économi­que et politi­que en URSS et dans les pays de l'Est », ré­digées en septembre 1989 : « Face à la faillite totale de l'économie de ces pays, la seule issue permettant à celle-ci non pas d'accéder à une réelle compétitivité, mais de gar­der au moins la tête hors de l'eau, con­siste en l'introduction de mécanismes per­mettant une véritable responsa­bili­sa­tion de ses dirigeants. Ces mécanis­mes supposent une "libéralisation" de l'économie, la créa­tion d'un marché in­térieur qui en soit un, une plus grande "autonomie" des entreprises et le déve­loppement d'un fort secteur "privé" (...) Cependant, bien qu'un tel programme devienne de plus en plus indispensable, sa mise en application comporte des obstacles pra­tiquement insurmonta­bles. » (Revue In­ternationale n° 60)

Quelques mois après, nous ajoutions : « (...) certains secteurs de la bourgeoi­sie répon­dent qu'il faudrait un nouveau "Plan Mar­shall" qui permettrait de re­constituer le potentiel économique de ces pays (...) au­jourd'hui, une injection massive de capitaux vers les pays de l'Est visant à développer leur potentiel économique, et particulière­ment indus­triel, ne peut être à l'ordre du jour. Même en supposant qu'on remette sur pieds un tel potentiel productif, les mar­chandises produites ne feraient qu'en­com­brer encore plus un marché mon­dial déjà sursaturé. Il en est des pays qui aujourd'hui sortent du stalinisme comme des pays sous-développés : toute la politique de crédits massifs injectés dans ces derniers au cours des années 70 et 80 n'a pu aboutir qu'à la situation catastrophique que l'on connaît bien (une dette de 1 400 milliards de dollars et des économies encore plus ravagées qu'auparavant). Les pays de l'Est (dont l'économie s'apparente d'ailleurs à celle des pays sous-développés par bien des côtés) ne peuvent connaître de sort dif­férent. (...) La seule chose à laquelle on puisse s'attendre, c'est l'envoi de crédits ou d'aides d'urgence permettant à ces pays de s'éviter une ban­queroute finan­cière ouverte et des famines qui ne fe­raient qu'aggraver les convulsions qui les secouent. » (« Après l'effondrement du bloc de l'Est, déstabilisation et chaos », Revue Internationale n° 61)

Deux ans après, nous écrivions : « C'est également pour relâcher un peu l'étran­gle­ment financier de l'ex-URSS que le G7 a accordé un délai d'un an pour le rembour­sement des intérêts de la dette soviétique, laquelle se monte aujour­d'hui à 80 milliards de dollars. Mais ce ne sera qu'un emplâtre sur une jambe de bois tant les crédits al­loués semblent disparaître dans un puits sans fond. Il y a deux ans avaient été col­portées toutes sortes d'illusions sur le "marché nou­veau" ouvert par l'effondrement des ré­gimes staliniens. Aujourd'hui, alors même que la crise économique mon­diale se traduit, entre autres, par une crise aiguë des liquidités, les banques sont de plus en plus réticentes à placer leurs capitaux dans cette partie du monde. » (Revue Internationale n° 68)

Ainsi, la réalité des faits est venue con­fir­mer, contre toutes les illusions inté­ressées de la bourgeoisie et de ses thuri­féraires, ce que la théorie marxiste per­mettait aux révo­lutionnaires de prévoir. Aujourd'hui, c'est une désagrégation to­tale, développant une misère effroyable, qui se développe aux portes même de ce qui apparaît encore comme la « forteresse Europe ».

La tentative des médias de faire passer le message que, tombé l'actuel vent de panique boursière, les conséquences pour l'économie réelle au niveau inter­national seraient mi­nimes, n'a pas eu beaucoup de succès. Et c'est normal car la volonté des capitalistes de se rassurer eux-mêmes et surtout de cacher à la classe ouvrière la gravité de la crise mondiale se heurte à la dure réalité des faits. D'abord, ce sont tous les créanciers de la Russie qui sont à nouveau sévère­ment mis à mal. Près de 75 milliards de dollars ont été prêtés à ce pays par des banques occidenta­les, les bons du Trésor qu'elles détiennent ont déjà perdu 80 % de leur valeur et la Russie a interrompu tout remboursement pour ceux libellés en dollars. En outre, la bourgeoisie oc­cidentale redoute qu'à leur tour les au­tres pays d'Europe de l'Est ne connais­sent le même cauchemar. Il y a de quoi : la Pologne, la Hongrie et la Républi­que tchèque représentent ensemble 18 fois plus d'investissements occidentaux que la Russie. Or, dès la fin août, les pre­miers cra­quements se sont fait entendre dans les Bourses de Varsovie (‑9,5 %) et de Buda­pest (‑5,5 %) attestant que les capitaux commençaient à déserter ces nouvelles places financières. De plus, et de façon en­core plus pressante, la Rus­sie entraîne dans son effondrement les pays de la CEI dont les économies sont très liées à la sienne. Ainsi, même si la Russie n'est finalement qu'un « petit dé­biteur » du monde au regard d'au­tres ré­gions, sa situation géopolitique, le fait qu'elle constitue, en pleine Europe, un champ miné d'armes nucléaires et la menace de plongée dans le chaos provo­quée par la crise économique et politi­que, tout cela donne une gravité particu­lière à la situation dans ce pays.

Par ailleurs, le fait que la dette de la Russie soit relativement limitée à côté des crédits accordés en Asie ou dans d'autres régions du monde est une bien piètre consolation. En réalité, ce constat doit au contraire attirer l'attention sur d'autres menaces qui se préci­sent, comme celle de voir s'étendre la crise financière à l'Amérique Latine qui a consti­tué, ces dernières années, la prin­cipale des­tination des investissements directs étran­gers dans les pays « en dé­veloppement » (45 % du total en 1997, contre 20 % en 1980 et 38 % en 1990). Les risques de déva­luation au Vene­zuela, la violente baisse des prix des matières premières depuis la crise asia­tique qui touche les pays sud-américains avec encore plus d'ampleur qu'en Rus­sie, une dette extérieure phénoménale, un endet­tement public astronomique (le déficit pu­blic du Brésil, le 7e PIB mon­dial, est bien supérieur à celui de la Russie) font de l'Amérique latine une bombe à retardement qui menace d'ajou­ter ses effets destructeurs à ceux des ma­rasmes asiatique et russe. Une bombe à retardement qui se trouve aux portes de la première puissance économique mondiale, les Etats-Unis.

Cependant, la menace principale ne provient pas de ces pays sous-dévelop­pés ou faible­ment développés. Elle se trouve dans un pays hyperdéveloppé, deuxième puissance économique de la planète, le Japon.

La crise au Japon

Avant même la cataclysme de l'écono­mie russe qui est venu doucher l'opti­misme de la bourgeoisie dans tous les pays, en juin 1998, un séisme qui avait Tokyo comme épicentre avait lancé ses menaces de déstabilisation du système économique mondial. Depuis 1992, malgré sept plans de « relance » qui ont injecté l'équivalent de 2 % à 3 % de PNB par an et une dévaluation du yen de moitié sur trois ans qui aurait dû sou­tenir la compétitivité des produits japo­nais sur le marché mondial, l'économie nippone conti­nue de s'enfoncer dans le marasme. De peur d'être confronté aux conséquences économi­ques et sociales dans un contexte déjà très fragile, l'Etat japonais n'en finissait pas de reporter les mesures d' « assainissement » de son secteur bancaire. Le montant des créan­ces non recouvrables représente une somme équivalant à 15 % du PIB... De quoi plonger l'économie japonaise, et in­ternationale par contre-coup, dans une récession d'une am­pleur sans précédent depuis la grande crise de 1929. Face à cet enlisement croissant du Japon dans la récession et aux atermoie­ments du pouvoir à prendre les mesures qui s'im­posaient, le yen a fait l'objet d'une im­portante spéculation menaçant toutes les monnaies d'Extrême-Orient d'une déva­luation en chaîne qui aurait donné le si­gnal au pire scénario déflationniste. Le 17 juin 1998 ce fut le branle bas de combat sur les marchés financiers : la Réserve fédérale américaine finit par se porter massivement au secours d'un yen qui commençait à dégringoler. Cepen­dant, la partie n'était que remise ; aidé par la communauté internationale, le Japon a pu reporter l'échéance... mais au prix d'un endettement qui augmente à une allure vertigineuse. La seule dette publique s'élève déjà à l'équivalent d'une année de production (100 % du PNB).

Il est intéressant de noter, à ce propos, que ce sont les mêmes économistes « libéraux », ceux qui vouent aux gé­monies l'intervention de l'Etat dans l'économie et qui aujourd'hui tiennent le haut du pavé dans les grandes institu­tions financières internationales comme auprès des gouvernements occiden­taux, qui réclamaient à cors et à cris une nou­velle injection massive des fonds publics dans le secteur bancaire afin de le sau­ver de la faillite. C'est bien la preuve qu'au delà de tous les bavardages idéo­logiques sur le « moins d'Etat », les « experts » bourgeois savent pertinem­ment que l'Etat constitue le dernier rempart face à la débandade éco­nomi­que. Lorsqu'ils parlent de « moins d'Etat », c'est fondamentalement « l'Etat providence », c'est-à-dire les dispositifs de protection sociale des travailleurs (allocations chômage et maladie, mini­mums sociaux) qu'ils visent et leurs dis­cours signi­fient qu'il faut attaquer les conditions de vie de la classe ouvrière encore et toujours plus.

Finalement, le 18 septembre, gouver­nement et opposition signaient un com­promis pour sauver le système financier nippon mais, au lieu de relancer les marchés boursiers, ces mesures étaient accueillies par une nouvelle chute de ces derniers, preuve de la défiance profonde que les financiers ont désormais pour l'économie de la deuxième puissance économique de la planète qui nous avait été présentée pendant des décennies comme un « modèle ». L'économiste en chef de la Deutsche Bank à Tokyo, Kenneth Courtis, personnage sérieux s'il en est, n'y va pas par quatre chemins :

« Il faut renverser la dynamique à la baisse, plus grave qu'après les crises pétrolières du début des années 70 (consommation et investissements en chute libre), car on est désormais entré dans une phase où l'on est en train de créer de nouvelles créances douteuses. On parle de celles des banques, mais guère de celles des ménages. Avec la perte de valeur des logements et le chômage qui s'accroît, on risque de voir des dé­faillances dans les rembourse­ments des prêts garantis sur des bien immobiliers hy­pothéqués par des parti­culiers. Ces hypo­thèques se chiffrent au montant faramineux de 7 500 milliards de dollars, dont la valeur est tombée de 60 %. Le problème politique et social est latent. (...) On ne doit pas s'y trom­per : une purge de grande ampleur de l'économie est en cours... et les entre­prises qui y survivront seront d'une force incroya­ble. C'est au Japon que peut se concrétiser le plus grand risque pour l'économie mond­iale depuis les années 30... » (Le Monde, 23 septem­bre)

Les choses sont claires, pour l'économie du Japon, et pour la classe ouvrière de ce pays, le plus dur est à venir, les tra­vailleurs japo­nais déjà durement touchés par ces dix der­nières années de stagna­tion, et maintenant de récession, vont encore devoir subir de multiples plans d'austérité, des licencie­ments massifs et une forte aggravation de leur exploita­tion dans un contexte où la crise finan­cière s'accompagne dès à présent de la fermeture d'usines parmi les plus impor­tan­tes. Mais, ce n'est pas cela qui, dans l'im­médiat, alors que la classe ouvrière mond­iale n'a pas encore fini de digérer la défaite idéologique qu'elle a subi lors de l'effondre­ment du bloc de l'Est, pré­occupe le plus les capitalistes. Ce qui commence de plus en plus à les tarau­der, c'est la destruction de leurs illusions et la découverte croissante des perspec­tives catastrophiques de leur économie.

Vers une nouvelle récession mond­iale

Si à chaque alerte passée les « spécialistes » nous avaient habitués à des déclarations consolatrices : « les échanges commerciaux avec l'Asie du Sud-Est sont peu impor­tants », « la Russie ne pèse pas lourd dans l'écono­mie mondiale », « l'économie euro­péenne est dopée par la perspective de l'Euro », « les fondamentaux US sont bons », etc., aujourd'hui le ton change ! Le mini krach de la fin août dans toutes les grandes places financières du globe est venu rappeler que si ce sont les branches les plus fragiles de l'arbre qui se brisent dans la tempête c'est d'abord et avant tout parce que le tronc ne trouve plus suffisamment d'énergie dans les racines pour alimenter ses parties les plus éloignées.

Le coeur du problème est bien dans les pays centraux, les profes­sionnels de la Bourse ne s'y sont pas trompés. A l'al­lure où les propos rassu­rants sont à cha­que fois infirmés par les faits, il n'est plus possible de cacher la réalité. Plus fondamentalement, il s'agit maintenant pour la bourgeoisie de pré­parer peu à peu les esprits aux consé­quences socia­les et économiques dou­loureu­ses d'une récession internationale de plus en plus certaine : « une réces­sion à l'échelle mondiale n'est pas con­jurée. Les autori­tés américaines ont ju­gé bon de faire savoir qu'elles suivaient les événements de près (...) la probabi­lité d'un ralentis­sement économi­que à l'échelle mondiale n'est pas négligea­ble. Une grande par­tie de l'Asie est en ré­cession. Aux Etats-Unis, la baisse des cours pourrait inci­ter les ménages à augmenter l'épargne au détriment des dépenses de consom­mation, provoquant un ralentisse­ment économique. » (Le Soir, 2 septembre)

La crise en Asie orientale a déjà engen­dré une dévalorisation massive de capi­tal par la fermeture de centaines de sites de produc­tion, par la dévaluation des avoirs, les failli­tes de milliers d'entre­prises et la plongée dans une profonde misère de dizaines de millions de per­sonnes : « l'effondrement le plus drama­tique d'un pays depuis les cin­quante dernières années », c'est ainsi que la Banque mondiale qualifie la situation en Indonésie. D'ailleurs, le déclencheur du re­cul des Bourses asiatiques était l'an­nonce officielle de l'entrée en récession au second trimestre 1998 de la Corée du sud et de la Malaisie. Après le Japon, Hongkong, l'In­donésie et la Thaïlande, c'est quasi tout le sud-est asiatique tant vanté qui plonge car il est prévu que même Singapour rentrera en récession à la fin de l'année. Il ne reste plus que la Chine continentale et Taïwan qui font exception, mais pour combien de temps ? Ce n'est d'ailleurs plus de réces­sion dont on parle à propos de l'Asie mais de dépression : « Il y a dépression lorsque la chute de la production et celle des échanges se cumu­lent à un point tel que les fondements so­ciaux de l'activité économique sont entamés. A ce stade, il devient impossible de pré­voir un renversement de tendance et dif­ficile, si­non inutile, d'engager des ac­tions classiques de relance. Telle est la situation que con­naissent actuelle­ment beaucoup de pays d'Asie, de sorte que la région toute entière est mena­cée » (Le Monde Diplomatique, sep­tembre 1998).

Si l'on conjugue les diffi­cultés économi­ques dans les pays cen­traux avec la ré­cession de la seconde économie du monde – le Japon – et celle de toute la ré­gion du Sud-est asiatique, que l'on addi­tionne les effets récessifs induits par le krach de la Russie sur les autres pays de l'Est et l'Amérique latine (notam­ment avec la diminution du prix des matières premières, dont le pétrole), nous aboutissons à une con­traction in­é­vitable du marché mondial qui sera à la base de la nouvelle récession inter­na­tio­nale. Le FMI ne s'y trompe d'ailleurs pas, il a déjà intégré l'effet récessif dans ses prévisions et la diminution s'avère de taille : la crise financière coûtera 2 % de croissance mondiale en moins en 1998 par rapport à 1997 (4,3 %), alors que 1999 devrait porter l'essentiel du choc, une paille pour ce qui ne devait qu'être un épiphénomène sans impor­tance !

Le deuxième millénaire, censé être le témoin de la victoire définitive du capi­ta­lisme et du nouvel ordre mon­dial commen­cera vraisemblablement par une croissance zéro !

Continuité et limites des palliatifs

Depuis plus d'une trentaine d'année, la fuite en avant dans un endettement de plus en plus grand ainsi qu'un report des effets les plus dévastateurs de la crise sur la périphé­rie ont permis à la bour­geoisie internationale de reporter les échéances. Cette politique qui est encore largement de mise à l'heure actuelle marque des signes de plus en plus évi­dents d'essoufflement. Le nouvel ordre financier qui a progressivement rempla­cé les accords de Bretton Woods d'après-guerre « se révèle aujourd'hui fort coûteux. Les pays riches (Etats-Unis, Union européenne, Japon) en ont bénéficié, alors que les petits sont faci­lement submergés par une arrivée même modeste de capitaux » (John Llewel­lyn, Global chief economist chez Lehman Brothers London). Tel un re­tour de mani­velle, les effets les plus dé­vastateurs de la crise ont de plus en plus de mal à être con­tenus à la marge du système économique in­ternational. La dégradation et les secousses économi­ques y sont d'une telle ampleur que les répercussions se font inévitablement et directement sentir au cœur même des plus puissantes métropoles.

Après la faillite du tiers-monde, du bloc de l'Est et de l'Asie du Sud-est, c'est maintenant la seconde puis­sance éco­nomique mon­diale – le Japon – qui est en train de vaciller. Il n'est plus ici question de par­ler de périphérie du sys­tème, c'est l'un des trois pôles qui constituent le cœur même du système qui est atteint. Autre signe inéquivoque de cet épuisement des palliatifs, c'est l'incapacité de plus en plus grande des institutions internatio­nales, tels le FMI ou la Banque mon­diale – qui ont été mi­ses en place pour éviter que ne se repro­duisent des scéna­rios comme en 1929 – à éteindre les in­cendies qui se multi­plient à intervalle de plus en plus rap­prochés aux quatre coins du monde. Ceci se traduit con­crè­tement dans les milieux financiers par « l'incertitude du FMI prêteur en dernier ressort ».

Les marchés murmurent que le FMI n'a plus de ressources suffisantes pour jouer au pompier : « En outre, les derniers rebondissements de la crise russe ont mon­tré que le Fond Monétaire Interna­tional (FMI) n'était plus disposé – capable disent certains – à jouer sys­tématiquement le pompier. La décision du FMI et du groupe des sept pays les plus industrialisés de ne pas apporter à la Russie de soutien finan­cier supplé­mentaire la semaine dernière peut-être considérée comme fondamentale pour l'avenir de la politique d'investissement dans les pays émergents (...) Traduc­tion : rien ne dit que le FMI intervien­drait finan­cièrement pour éteindre une crise possible en Amérique latine ou ailleurs. Voilà qui n'est pas pour rassu­rer des investisseurs » (d'après AFP, Le Soir, 25 août). De plus en plus, à l'image du continent africain à la dé­rive, la bourgeoisie n'aura pas d'autre choix que d'abandonner des pans entiers de son économie mondiale pour s'isoler des foyers les plus gangrenés et préserver un minimum de stabilité sur une base plus restreinte.

Telle est l'une des raisons majeures de l'ac­célération dans la mise en place d'ensembles économiques ré­gionaux (Union euro­péenne, ALENA, etc.). Ainsi, de même que de­puis 1995 la bourgeoisie des pays déve­loppés tra­vaille à recrédibiliser ses syn­dicats dans le but de tenter d'encadrer les luttes ou­vrières à venir, de même, avec l'Euro, elle se préparait et elle se prépare encore à tenter de résister aux ébranlements fi­nanciers et monétaires en travaillant à stabiliser ce qui, dans l'économie mon­diale, fonctionne en­core. C'est dans ce sens que la bourgeoisie eu­ropéenne parle de l'Euro comme bou­clier. Un cal­cul cynique commence à être élaboré : le bilan pour le capita­lisme international est estimé entre le coût des moyens qui de­vraient être mis en oeuvre pour sauver un pays ou une région et les conséquen­ces de sa banque­route elle-même si rien n'était tenté. C'est dire que dans l'avenir, la certitude que le FMI sera toujours là comme « prêteur en dernier ressort » n'est plus de mise. Cette incertitude as­sèche les dits pays « émergents » des capitaux sur lesquels ils avaient bâti leur « prospérité », hypothé­quant par-là une possible reprise économi­que.

La faillite du capitalisme

Il n'y a encore pas si longtemps, le terme de « pays émergents » faisait fré­mir d'excitation les capitalistes du monde entier qui, dans un marché mon­dial saturé, recherchaient déses­pérément de nouveaux terrains d'accumula­tion pour leurs capitaux. Il était la tarte à la crème de tous les idéologues aux ordres qui nous les présentaient comme la preuve même de l'éternelle jeunesse du capitalisme qui était en train de trouver dans ces territoi­res son « second souf­fle ». Aujourd'hui le terme évoque im­médiatement la panique boursière, et la crainte qu'une nouvelle « crise » ne vienne s'abattre dans les pays centraux en provenance de quelque région « lointaine ».

Mais la crise ne provient pas de cette partie du monde en particulier. Elle n'est pas une crise des « pays jeunes », mais une crise de sénilité, celle d'un sys­tème entré en déca­dence il y a plus de 80 ans et qui se heurte depuis lors sans cesse aux mêmes insolubles contradic­tions : l'impossibilité de trouver toujours plus de débouchés solvables pour les marchandises produites, afin d'assurer la poursuite de l'accumulation du capi­tal. Deux guerres mondiales, des phases de crise ou­vertes destructrices, dont celle que nous vivons depuis trente ans, en ont été le prix. Pour « tenir », le sys­tème n'a cessé de tricher avec ses pro­pres lois. Et la principale de ces triche­ries, c'est la fuite en avant dans un en­dettement de plus en plus faramineux.

L'absurdité de la situation en Russie où les banques et l'Etat ne « tenaient bon » qu'au prix de plus en plus insupportable d'une dette exponentielle qui les con­traignait à s'endetter toujours plus, rien que pour payer les intérêts de ces dettes accumulées, cette folie là n'est nulle­ment « russe ». C'est l'en­semble de l'économie  mondiale qui se maintient en vie depuis des décennies au prix de la même fuite en avant délirante, parce que c'est la seule réponse qu'elle ait à ses contradictions, parce que c'est le seul moyen de créer artificiellement de nouveaux marchés pour les capitaux et les marchandi­ses. C'est le système tout entier qui est mondialement bâti sur un énorme château de cartes de plus en plus fragilisé. Les prêts et investisse­ments massifs vers les pays « émergents », eux-mêmes financés par d'autres prêts, n'ont été qu'un moyen de reporter la crise du système et ses con­tra­dictions explosives du centre vers la péri­phérie. Les krachs boursiers succes­sifs – 1987, 1989, 1997, 1998 – qui en sont un produit, expriment l'ampleur toujours plus grande de l'effondrement du capitalisme.

Face à cet enfoncement brutal que nous avons sous les yeux, la question n'est pas de savoir pourquoi il y a une telle récession maintenant, mais plutôt pour­quoi elle n'est pas arrivée beaucoup plus tôt. La seule ré­ponse est : parce que la bourgeoisie, au ni­veau mondial, a tout fait pour repousser de telles échéances dans le temps en utili­sant des tricheries avec les lois de son système. La crise de surproduction, ins­crite dans les prévi­sions du marxisme dès le siècle der­nier, ne peut trouver de solution réelle dans les tricheries. Et au­jourd'hui, c'est en­core le marxisme qui renvoie dos à dos ces mes­sieurs les ex­perts tenants du « libéralisme » comme ceux partisans d'un « contrôle plus strict » des aspects financiers. Ni les uns ni les autres ne peuvent sauver un sys­tème économique dont les contradic­tions explo­sent malgré les tricheries. Cette faillite du capita­lisme, seul le marxisme l'a vraiment analysée comme inévitable, faisant de cette compréhen­sion une arme pour la lutte des exploi­tés.

Et lorsqu'il faut payer la note, lorsque le fragile système financier craque, les contra­dictions de fond reprennent leurs droits : c'est la plongée dans la réces­sion, l'explosion du chômage, les failli­tes en série d'entrepri­ses et de secteurs industriels. En quelques mois, en Indo­nésie et en Thaïlande par exemple, la crise a plongé des dizaines de millions de personnes dans une profonde misère. La bourgeoisie elle-même le recon­naît et, lorsqu'elle est obligée de reconnaître de tels faits, c'est que la situation est vrai­ment grave. Et cela n'est nullement l'apanage des pays « émergents ».

L'heure de la réces­sion a sonné dans les pays centraux du capi­talisme. Les pays les plus endettés du monde ne sont d'ailleurs ni la Russie, ni le Brésil, mais appartiennent au cœur le plus déve­loppé du capitalisme, à commencer par le premier d'entre eux, les Etats-Unis. Le Japon est maintenant entré officiel­lement en récession après deux trimes­tres de crois­sance négative et il prévu que son PIB baisse de plus de 1,5 % pour 1998. La Grande-Bretagne, qui était présentée comme un modèle il n'y a pas si longtemps, aux cô­tés des Etats-Unis, de « dynamisme » éco­nomique, est contrainte devant la poussée des me­naces inflationnistes, de prévoir un « refroidissement de l'économie » et une « hausse rapide du chômage » (Libération, 13 août). Les annonces de licenciements se multiplient déjà dans l'industrie (100 000 suppressions d'em­plois sur 1,8 millions sont prévues dans les industries mécaniques dans les 18 prochains mois).

La perspective de l'économie capitaliste mondiale, c'est l'Asie qui nous la pré­sente. Alors que les plans de sauvetage et d'assai­nissement étaient censés don­ner une nou­velle vigueur à ces pays, on voit au contraire s'y installer la réces­sion, et s'y former d'énormes poches de misère et de famine.

Le capitalisme n'a pas de solution à sa crise et celle-ci n'a pas de limite au sein du sys­tème. C'est pourquoi la seule solu­tion à la barbarie et à la misère qu'il im­pose à l'hu­manité, c'est son renverse­ment par la classe ouvrière. Pour cette perspective, le proléta­riat du cœur même du capitalisme, celui d'Europe notamment, à cause de sa concen­tration et de son expérience historique, porte une responsabilité décisive vis-à-vis de ses frères de classe du reste du monde.

MFP, 20 septembre 1998



[1] [417] Il faut signaler que lors de son assemblée générale annuelle d'octobre 1997, le FMI avait considéré que le prochain « pays à risque » important pourrait bien être la Turquie. Et vive la lucidité des instances les plus "qualifiées" de la bourgeoisie !

Questions théoriques: 

  • L'économie [43]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [44]

Conflits impérialistes : un nouveau pas dans le chaos

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CONFLITS IMPÉRIALISTES

UN NOUVEAU PAS DANS LE CHAOS

Durant le dernier été, il n'y a pas eu de pause dans les convulsions du monde capitaliste. Bien au contraire, comme cela est arrivé fréquemment au cours des dernières années, la période esti­vale a été marquée par une aggravation brutale des conflits impérialistes et de la barbarie guer­rière. Attentats contre deux ambas­sades des États-Unis en Afrique, bombardements américains en Af­gha­nistan et au Soudan faisant suite à ces attentats, rébellion au Congo, avec une forte participation des pays du voisi­nage, contre le tout nouveau régime de Kabila, etc. Tous ces nouveaux événe­ments sont venus se surajouter à la multitude de con­flits armés qui dévas­tent le monde mettant en relief une nou­velle fois le chaos sanglant dans lequel s'en­fonce toujours plus la société hu­maine sous la domination du capita­lisme.

A plusieurs reprises, nous avons mis en évi­dence dans notre presse le fait que l'effon­drement du bloc de l'Est à la fin des années 1980 n'avait pas débouché sur un « nouvel ordre mondial », comme l'avait annoncé le président américain Bush à l'époque, mais bien sur le plus grand chaos de l'histoire hu­maine. Depuis la fin de la seconde bou­cherie impérialiste, le monde avait vécu sous la férule de deux blocs militaires qui n'avaient cessé de s'affronter dans des guer­res provoquant en quatre dé­cennies autant de morts que la guerre mondiale elle-même. Cependant, le par­tage du monde entre deux blocs impé­rialistes ennemis, s'il constituait un ali­ment de nombreux conflits locaux, con­traignait les deux super-puissances à exercer une certaine « police » pour main­tenir ces conflits dans un cadre « acceptable » et éviter qu'ils ne dégénè­rent dans un chaos général.

L'effondrement du bloc de l'Est, et la dispa­rition du bloc qui lui faisait face, n'ont pas fait disparaître les antagonis­mes impérialis­tes entre États capitalis­tes, bien au contraire. La menace d'une nouvelle guerre mondiale s'est momen­tanément éloignée puisque les blocs qui auraient pu s'y affronter n'existent plus mais, attisées par l'enfoncement de l'économie capitaliste dans une crise in­sur­montable, les rivalités entre États n'ont fait que s'aiguiser et se développer d'une façon de plus en plus incontrôla­ble. A partir de 1990, en provoquant dé­libérément la crise et la guerre du Golfe où ils ont fait l'étalage de leur énorme supériorité militaire, les États-Unis ont tenté d'affirmer leur autorité sur l'en­semble de la planète, et particulièrement sur leurs anciens alliés de la guerre froide. Cependant, le conflit dans l'ex-Yougoslavie a vu ces alliés s'affronter et remettre en cause la tutelle américaine, certains soute­nant la Croatie (Allemagne), d'autres la Serbie (France et Grande-Bretagne, notam­ment) alors que les États-Unis, après un soutien à la Serbie, avaient fini par soutenir la Bos­nie. C'était le début d'un « chacun pour soi » dans lequel les alliances perdaient de plus en plus de leur pérennité et où, no­tamment, la puissance américaine éprouvait des difficultés croissantes à exercer son leadership.

L'illustration la plus frappante de cette si­tuation, nous l'avions eue au cours de l'hiver dernier, lorsque les États-Unis avaient dû renoncer à leurs menaces guerrières contre l'Irak en acceptant une solution négociée par le secrétaire géné­ral de l'ONU avec le plein soutien de pays comme la France qui n'ont pas cessé, depuis le début des années 1990 de con­tester ouvertement l'hégémonie améri­caine (voir Revue internationale n° 93, « Un revers des États-Unis qui relance les ten­sions guerrières »). Ce qui s'est passé au cours de l'été a constitué une nouvelle illus­tration de cette tendance au chacun pour soi et même une accen­tuation spectaculaire de cette tendance.

La guerre au Congo

Le chaos dans lequel s'enfoncent au­jourd'hui les relations entre États saute aux yeux lorsqu'on essaie de démêler les tenants et les aboutissants des divers conflits qui ont se­coué la planète ré­cemment.

Par exemple, dans la guerre qui se déve­loppe aujourd'hui au Congo, nous voyons des pays qui avaient soute­nu il y a moins de deux ans l'offensive de Lau­rent-Désiré Kabila contre le ré­gime de Mobutu, le Rwanda et l'Ou­ganda, ap­por­ter leur plein appui à la ré­bellion contre ce même Kabila. Plus étrange­ment, ces pays qui, sur place, avaient trouvé dans les États-Unis un al­lié de premier ordre contre les in­térêts de la bourgeoisie française, se retrou­vent au­jourd'hui du même côté que cette der­nière, laquelle apporte un soutien dis­cret à la rébellion contre celui qu'elle considère comme un ennemi depuis qu'il a renversé le régime « ami » de Mobutu. Plus surprenant encore est le soutien, et qui s'est révélé dé­cisif, ap­porté par l'Angola au régime de Kabila alors que celui-ci était sur le point de succomber. Jusqu'à présent, Kabila, qui pourtant au début avait bénéficié du sou­tien angolais (notamment sous la forme de l'en­traînement et de l'équipe­ment des « ex-gendarmes katangais »), permettait aux troupes de l'UNITA en guerre contre le ré­gime actuel de Luan­da, de se replier et s'en­traîner sur le ter­ritoire du Congo. Appa­remment, l'An­gola ne lui a pas tenu rigueur de cette in­fidélité. De plus, pour compliquer en­core les choses, l'Angola qui avait per­mis, il y a juste un an, la victoire de la clique de Denis Sassou Ngesso, appuyée par la France contre celle de Pascal Lis­souba pour le con­trôle du Congo Braz­zaville, se retrouve auj­ourd'hui dans le camp ennemi de la France. Enfin, con­cernant la tentative des États-Unis de déployer leur emprise en Afrique, no­tamment contre les intérêts français, on peut constater qu'après les succès repré­sentés par l'installation au Rwanda d'un régime « ami » et surtout l'élimination de Mobutu soutenu jusqu'à la fin par la bourgeoisie française, elle marque le pas. Le régime que la pre­mière puis­sance mondiale avait installé à Kinshasa en mai 1997 a réussi à dresser contre lui, non seulement une proportion con­sidérable de la population qui l'avait pourtant accueilli avec des fleurs après trente ans de « mobutisme », mais aussi un bon nombre de pays voisins, et parti­culière­ment ses « parrains » ougandais et rwandais.

Dans la crise actuelle, la diplomatie améri­caine est particulière­ment silen­cieuse (elle s'est contentée de « demander instamment » au Rwanda de ne pas s'en mêler et de sus­pendre l'aide militaire qu'elle apporte à ce pays) alors que son adversaire français, avec la discrétion qui s'impose, apporte un sou­tien clair à la rébellion.

En réalité, ce qui saute aux yeux, au mi­lieu du chaos dans lequel s'enfonce l'Afrique centrale, c'est le fait que les divers États africains échappent de plus en plus au con­trôle des grandes puissan­ces. Durant la guerre froide, l'Afrique était un des enjeux de la rivalité des deux blocs impérialistes qui se parta­geaient la planète. Les anciennes puis­sances coloniales, et tout particulière­ment la France, avaient reçu mandat du bloc occidental pour y faire la police pour le compte de ce dernier. Progressi­vement, les différents États qui, au len­demain de l'indé­pendance, avaient tenté de s'appuyer sur le bloc russe (par exemple, l'Egypte, l'Algérie, l'Angola, le Mozambique) avaient changé de camp et étaient devenus de fidèles alliés du bloc américain avant même l'effon­drement de son rival soviétique. Cepen­dant, tant que ce dernier, même affaibli, se maintenait, il existait une solidarité fondamentale entre les puissances occi­dentales pour empêcher l'URSS de re­prendre pied en Afrique. C'est justement cette solidarité qui a volé en éclats dès que s'est effondré le bloc russe. Pour la puissance américaine, le maintien par la France d'une emprise sur une bonne partie du continent africain, emprise dispro­portionnée par rapport au poids économique et surtout militaire de ce pays dans l'arène mondiale, constituait une anomalie d'autant plus que ce der­nier ne perdait aucune occa­sion de con­tester le leadership américain. En ce sens, l'élément fondamental qui sous-tendait les différents conflits qui ont ra­vagé l'Afrique au cours des dernières années était la rivalité croissante entre les deux anciens alliés, la France et les États-Unis, ces der­niers tentant par tous les moyens de chasser la première de son pré-carré. La concrétisa­tion la plus spectaculaire de cette offensive améri­caine a été, en mai 1997, le renverse­ment du régime de Mobutu qui avait consti­tué pendant des décennies une des pièces maîtresse du dispositif impéria­liste français (et aussi américain en moment de la guerre froide) en Afrique. Lors de son accession au pouvoir, Lau­rent-Désiré Kabila n'avait pas pris de gants pour déclarer son hostilité à la France et son « amitié » pour les États-Unis qui venaient de lui mettre le pied à l'étrier. A cette époque encore, au-delà des rivalités entre les différentes cliques, notamment ethniques, qui s'affrontaient sur le terrain, la marque du conflit entre les puissances amé­ricaine et française était clairement visible, comme elle l'avait été peu auparavant avec les changements de régime au Rwanda et au Burundi au bénéfice des Tutsis sou­tenus par les États-Unis.

Aujourd'hui, il serait difficile de distin­guer les mêmes lignes d'affrontement dans la nouvelle tragédie qui vient en­sanglanter le Congo. En fait, il apparaît que les différents États qui sont impli­qués dans le conflit jouent essentielle­ment leur propre carte, indépendam­ment de l'affrontement fonda­mental en­tre France et États-Unis qui avait dé­terminé l'histoire africaine au cours de la dernière période. C'est ainsi que l'Ouganda, un des principaux artisans de la victoire de Kabila, rêve avec son entreprise actuelle contre le même Kabi­la, de prendre la tête d'un « Tutsiland » qui regrouperait autour de lui le Rwan­da, le Kenya, la Tanzanie, le Bu­rundi et les provinces orientales du Congo. Pour sa part, le Rwanda, en participant à l'of­fensive contre Kabila, vise à procéder à un « nettoyage ethnique » des sanctuaires congolais utilisés par les miliciens Hutu qui continuent leurs raids contre le ré­gime de Kigali et, au-delà, se propose de mettre la main sur la province du Kivu (d'ailleurs, un des chefs de la rébellion, Pascal Tshipata, affirmait le 5 août que celle-ci a pour raison la trahison par Kabila de sa promesse de céder le Kivu aux Banyamulengues qui l'avaient sou­tenu contre Mobutu).

Pour sa part, le soutien angolais au ré­gime de Kabila n'est pas non plus gra­tuit. En fait, ce soutien ressemble à celui de la corde qui soutient le pendu. En faisant dépendre la survie du régime de Kabila de son aide mili­taire, l'Angola est en position de force pour lui dicter ses conditions : interdiction du territoire congolais aux rebelles de l'UNITA et droit de passage à travers le Congo avec l'enclave du Cabinda coupée géographi­que­ment de son propriétaire angolais.

La tendance générale au « chacun pour soi » que manifestaient de plus en plus les an­ciens alliés du bloc américain, et qui s'était exprimée de façon éclatante dans l'ex-You­goslavie, a fait avec le conflit actuel au Con­go un pas supplé­mentaire : désormais, ce sont des pays de troisième ou de quatrième zone, comme l'Angola ou l'Ouganda, qui af­firment leurs visées impérialistes indé­pendamment des intérêts de leurs « protecteurs ». Et c'est bien cette même tendance qu'on voit en œuvre avec les atten­tats du 7 août contre les ambassa­des améri­caines en Afrique et la « riposte » des États-Unis deux semai­nes après.

Les attentats contre les ambassa­des américaines et la réponse des Etats-Unis

La préparation minutieuse, la coordina­tion et la violence meurtrière des atten­tats du 7 août permettent de penser que ces derniers ne sont pas le fait d'un groupe terroriste isolé mais qu'ils ont été appuyés, voire or­ganisés par un Etat. D'ailleurs, dès le len­demain de ces at­tentats, les autorités améri­caines affir­maient bien fort que la guerre contre le terrorisme constitue désormais un objec­tif prioritaire de leur politique (objectif que le Président Clinton a réaffirmé avec force à la tribune des Nations-Unies le 21 septembre).

En réalité, et le gouverne­ment améri­cain est clair là-dessus, ce sont les Etats pratiquant ou soutenant le terro­risme qui sont visés. Cette politique n'est pas nouvelle : cela fait déjà de nombreuses années que les Etats-Unis stigmatisent les « Etats terro­ristes » (ont fait partie de cette catégorie notamment la Libye, la Syrie et l'Iran). Evidemment, il existe des « Etats terro­ristes » qui ne font pas l'objet du cour­roux américain : ce sont ceux qui sou­tien­nent des mouvements qui servent les intérêts des Etats-Unis (comme c'est le cas de l'Ara­bie saoudite qui a financé les intégristes algériens en guerre contre un régime ami de la France). Cependant, que la première puis­sance mondiale, celle qui prétend au rôle de « Gendarme du monde », ac­corde une telle impor­tance à cette ques­tion ne relève pas seu­lement de la pro­pagande au service de ses intérêts cir­constanciels. En réalité, le fait que le terrorisme soit devenu au­jourd'hui un moyen de plus en plus uti­lisé dans les con­flits impérialistes cons­titue une illus­tration du chaos qui se dé­veloppe dans les relations entre Etats ([1] [418]), un chaos qui permet à des pays de faible impor­tance de contester la loi des grandes puissances, et particulièrement de la première d'entre elles, ce qui con­tri­bue, évidemment, à saper un peu plus le lea­dership de cette dernière.

Les deux ripostes des Etats-Unis aux at­ten­tats contre leurs ambassades, le bom­barde­ment par des missiles de croisière d'une usine de Karthoum et de la base de Oussama Ben Laden en Afghanistan, illustrent de façon probante la situation des relations internationales aujour­d'hui. Dans les deux cas, le premier pays du monde, afin de réaf­firmer son leadership, a fait une nouvelle fois éta­lage de ce qui constitue sa force essen­tielle : son énorme supériorité militaire sur tous les autres. L'armée américaine est la seule qui puisse ainsi porter la mort de fa­çon massive et avec une pré­cision diaboli­que à des dizaines de mil­liers de kilomètres de son territoire, et cela sans prendre le moindre risque. C'est un avertissement aux pays qui se­raient tentés d'apporter leur sou­tien aux groupes terroristes mais aussi aux pays occidentaux qui entretiennent de bon­nes relations avec eux. Ainsi, la destruction d'une usine au Soudan, même si le pré­texte invoqué (la fabrication dans cette usine d'armes chimiques) a du mal à te­nir la route, permet aux Etats-Unis de frapper un régime islamiste qui entre­tient de bonnes relations avec la France.

Cependant, comme en d'autres occa­sions, cet étalage de la puissance mili­taire s'est révélé fort peu efficace pour rassembler les autres pays autour des Etats-Unis. D'une part, la presque totali­té des pays arabes ou musul­mans ont condamné les bombardements. D'autre part, les grands pays occidentaux, même quand ils ont fait semblant d'approu­ver, ont fait part de leurs réserves vis-à-vis des moyens employés par les Etats-Unis. C'est là un nouveau témoignage des dif­ficul­tés considérables que rencontre au­jourd'hui la première puissance mon­diale a affirmer son leadership : en l'ab­sence de menace provenant d'une autre superpuissance (comme c'était le cas au temps de l'existence de l'URSS et de son bloc), l'étalage et l'utili­sation de la force militaire ne réussit pas à resserrer les al­liances autour d'elle ni à sur­monter le chaos qu'elle se propose de com­battre. Une telle politique ne fait bien sou­vent qu'attiser les antagonismes contre les Etats-Unis et qu'aggraver le chaos et le cha­cun pour soi.

La montée incessante du chacun pour soi et les difficultés du leadership amé­ricain appa­raissent clairement avec les bombardements des bases de Oussama Ben Laden. La ques­tion de savoir si c'est bien lui qui a com­mandité les at­tentats de Dar es-Salaam et de Nairobi n'est pas vraiment élucidée. Cepen­dant, le fait que les États-Unis aient décidé d'envoyer des missiles de croisière sur ses bases d'entraînement en Afghanistan fait bien la preuve que la première puis­sance mondiale le considère comme un ennemi. Et justement, ce même Ben La­den avait été au temps de l'occupation russe un des meilleurs alliés des États-Unis qui l'avaient financé et armé géné­reusement. Bien plus surprenant encore, il y a le fait que Ben Laden dispose de la protection des Talibans dont le soutien par les États-Unis (avec la complicité du Pakistan et de l'Arabie Saoudite) a été déci­sif dans leur conquête de l'essentiel du terri­toire afghan. Aujourd'hui, Tali­bans et améri­cains se trouvent donc dans des camps oppo­sés. En fait, il existe plusieurs raisons per­mettant de comprendre ce coup porté aux Talibans par les États-Unis.

D'une part, l'appui inconditionnel ap­porté jusqu'à maintenant par Washing­ton aux Ta­libans constituait un obstacle au processus de « normalisation » des relations avec le régime iranien. Ce pro­cessus avait connu une avancée média­tique spectaculaire avec les amabilités échangées entre les équipes de football américaine et iranienne lors de la der­nière coupe du Monde. Cependant, dans leur diplomatie en direction de l'Iran, les États-Unis ont une longueur de re­tard par rapport à d'autres pays comme la France, la­quelle a justement envoyé au même moment son ministre des af­faires étrangères à Téhé­ran. Pour la puissance américaine, il s'agit de ne pas passer à côté de la tendance ac­tuelle d'ouverture qui se manifeste dans la di­plomatie iranienne et de pas se laisser couper l'herbe sous le pied par d'autres puis­sances.

Cependant, le coup porté aux Talibans constitue également une mise en garde contre les velléités de ces derniers de pren­dre leurs distances avec Washing­ton main­tenant que leur victoire quasi complète sur leurs ennemis les rend moins dépendants de l'aide américaine. En d'autres termes, la première puis­sance mondiale veut éviter que ne se re­nouvelle en plus grand avec les Ta­libans ce qui s'est passé avec Ben Laden, que ses « amis » ne se transforment en en­nemis. Mais dans ce cas comme dans beau­coup d'autres, il n'est pas assuré que le coup de force américain soit payant. Le chacun pour soi et le chaos qu'il entraîne ne pourra pas être contre­carré par l'étalage de la force du « gendarme du monde ». Ces phénomè­nes font partie intégrante de la période his­torique actuelle de décomposition du capita­lisme et ils sont insurmontables.

D'ailleurs, l'incapacité fondamentale dans laquelle se trouve la première puis­sance mondiale à résoudre cette situa­tion se réper­cute aujourd'hui dans la vie interne de sa bourgeoisie. Dans la crise que traverse aujo­urd'hui l'exécutif amé­ricain autour du « Monicagate », il existe probablement des causes de poli­tique politicienne interne. De même, ce scandale, systématiquement couvert par les médias, est opportunément mis à profit pour détourner l'attention de la classe ouvrière d'une situation économi­que qui va en se dégradant, d'attaques patronales croissantes, comme en té­moigne la montée de la combativité ou­vrière (grèves de Gene­ral Motors et de Northwest). Enfin, l'aspect surréaliste du procès qui est fait à Clin­ton constitue un autre témoignage du pourrissement sur pieds de la société bour­geoise propre à la période de dé­composition. Cepen­dant, une telle of­fensive contre le prési­dent américain, qui pourrait conduire à sa destitution, révèle le malaise de la bour­geoisie de la première puissance mondiale incapable d'affirmer son lea­dership sur la planète.

Cela dit, les déboires de Clinton, et même de l'ensemble de la bourgeoisie américaine, ne sont qu'un aspect mi­neur, insignifiant du drame qui se joue aujourd'hui à l'échelle mondiale. Pour un nombre toujours croissant d'êtres humains, et aujourd'hui c'est particu­liè­rement le cas au Congo, le chaos qui n'en finit pas de se développer de par le monde est synonyme de massacres, de famines, d'épidémies, de barbarie. Une barbarie qui a connu au cours de l'été une nouvelle avancée et qui va encore s'aggraver tant que le capi­talisme n'aura pas été renversé.

Fabienne



[1] [419]. Dans l'article « Face à l'enfoncement dans la barbarie, la nécessité et la possibilité de la réov­lution » (Revue Internationale n° 48, 1er trim. 1987), nous avions déjà mis en évidence que les at­tentats terroristes comme ceux qui s'étaient produits à Paris en 1986 constituaient une des manifestations de l'entrée du capitalisme dans une nouvelle phase de sa décadence, celle de la décomposition. Depuis, l'ensemble des convulsions qui ont secoué la planète, notamment l'effondrement du bloc impérialiste russe à la fin des années 1980, sont venues illustrer abondamment cet enfoncement de la société capitaliste dans la décomposition et le pourrissement sur pied.

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [420]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [44]

Berlin 1948 : en 1948, le pont aérien de Berlin cache les crimes de l'impérialisme allié

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BERLIN 1948

EN 1948, LE PONT AÉRIEN DE BERLIN CACHE LES CRIMES DE L'IMPÉRIALISME ALLIÉ

A de nombreuses reprises, dans notre presse, nous avons dénoncé les mas­sacres et les crimes des « grandes dé­mocraties » et mis en relief la co-res­ponsabilité des « alliés » et des nazis dans l'holocauste (Revue internationale n° 66 et 89).

Contrairement à ce que la propagande mensongère de la bourgeoisie met en avant – répétant inlassablement que la Seconde Guerre mondiale a été un combat en­tre les « forces du bien », « démocratiques et humanistes », et le « mal absolu », nazi et totalitaire –, celle-ci fut l'affrontement sanglant entre intérêts impérialistes rivaux et antagoni­ques tout aussi barbares et meurtriers les uns que les autres.

Une fois la guerre terminée et l'Allema­gne battue, ce furent encore les tendan­ces naturelles du capitalisme décadent et les nouvelles rivalités impérialistes entre « alliés » de la veille qui imposè­rent un régime de famine et de terreur aux populations européennes et, en premier lieu, à la population allemande. Là-aussi, contrairement à ce que déve­loppe la propagande des bourgeoisies occidentales, cette politique ne fut pas l'apanage du stalinisme.

L'épisode du pont aérien sur Berlin en 1948 marqua une accélération brutale des antagonismes impérialistes entre les blocs qui se sont constitués autour de la Russie stalinienne et des Etats-Unis. Il fut un tournant dans la politique de ces derniers à l'égard de l'Allemagne. Loin d'être l'expression de leur huma­nisme, le pont aérien des occidentaux sur Berlin fut une expression de leur contre-offensive face aux visées impé­rialistes russes. Par la même occasion, il leur permit aussi de masquer la politi­que de terreur, de famine organisée, de déportations massives et d'enfermement dans des camps de travail qu'ils impo­sèrent à la population allemande dans l'immédiat après-guerre.

Il n'est pas surprenant que les vainqueurs démocrates de la deuxième guerre mondiale – les bourgeoisies américaine, britannique et française – aient saisi l'opportunité de cette année pour célébrer le cinquantième anni­versaire du pont aérien de Berlin qui a commencé le 26 juin 1948. Selon leur pro­pagande actuelle, cet événement d'une part prouverait le soi-disant humanisme des grandes "démocraties" occidentales et leur compassion envers une nation défaite; d'au­tre part il aurait été le signal de la résistance contre les menaces du totalitarisme russe. Durant plus d'une année, plus de 2,3 mil­lions de tonnes d'approvisionnement de secours ont été livrés par les 277 728 vols des avions américains et britanniques sur Berlin ouest isolé par le blocus imposé par l'impérialisme russe. La "passion" pour la paix, la liberté et la dignité humaine qui s'était manifestée à travers cet épisode his­torique, continuerait aujourd'hui d'animer les coeurs des impérialistes occidentaux, selon leurs propres médias et politiciens.

Rien n'est aussi éloigné de la vérité ! Que l'on se penche sur l'histoire des cinquante dernières années en général qui multiplie les preuves de leur barbarie sanguinaire ou même sur l'épisode du pont aérien sur Berlin et sa signification réelle ! En réalité, le pont aérien marque essentiellement un change­ment dans la politique impérialiste améri­caine. L'Allemagne ne devait plus être désindustrialisée et transformée en pays agricole, comme cela avait été décidé à la conférence de Postdam en 1945, mais elle devait désormais être reconstruite comme rempart du bloc impérialiste occidental nou­vellement créé contre le bloc de l'Est. Ce changement de la part de l'impérialisme occidental n'était pas motivé par la compas­sion. Au contraire, la raison qui motivait cette réorientation était le poids grandissant de l'hégémonie russe qui menaçait de s'éten­dre à l'Europe de l'ouest du fait du marasme économique et politique que celle-ci con­naissait après les massacres et les destruc­tions en masse de la Seconde Guerre mon­diale. Ainsi le pont aérien, bien que servant à nourrir une partie de la population affa­mée, a été un coup de propagande bien concocté pour faire oublier la misère noire des années précédentes et pour faire accep­ter la nouvelle orientation aux populations ouest-allemandes et ouest-européennes qui allaient alors être prises en otage dans la guerre froide qui commençait. Grâce à ces vols d'approvisionnement "humanitaires" sur Berlin, trois groupes de bombardiers améri­cains B-29 furent envoyés en Europe, pla­çant ainsi les objectifs russes à leur portée...

Cependant la célébration du pont aérien cette année a été relativement discrète malgré une visite spéciale à Berlin du prési­dent américain Clinton. Une explication possible de cette campagne en sourdine autour de cet anniversaire particulier est qu'une célébration plus bruyante pouvait soulever d'inconfortables questions sur la véritable politique des Alliés, notamment les occidentaux, vis à vis du prolétariat alle­mand durant et immédiatement après la seconde guerre mondiale. Elle aurait pu révéler l'énorme hypocrisie des « démocraties » et leurs propres « crimes contre l'humanité ». Elle aurait aussi aidé à faire valoir la Gauche communiste qui, la première et constamment, a dénoncé toutes les manifestations de la barbarie du capita­lisme décadent, que ce soit sous sa forme démocratique, stalinienne ou fasciste.

Le CCI a souvent montré ([1] [421]), aux côtés d'au­tres tendances politiques de la Gauche communiste, comment les crimes de l'impé­rialisme allié durant la seconde guerre mondiale n'étaient pas moins odieux que ceux des impérialismes fascistes. Ils étaient le produit du capitalisme à une certaine étape de son déclin historique. Les bombar­dements massifs des principales villes alle­mandes et japonaises à la fin de la guerre ont montré ce qu'était en réalité la philan­thropie des Alliés : une énorme contrevérité. Les bombardements de tous les centres à haute densité de population en Allemagne n'avaient pas pour objet de détruire des ci­bles militaires, ni même économiques. La dislocation de l'économie allemande à la fin de la guerre n'a pas été achevée par ces bombardements massifs, mais par la des­truction du système de transports ([2] [422]). En fait, ces bombardements avaient pour objec­tif spécifique de décimer et de terroriser la classe ouvrière et d'empêcher qu'un mouve­ment révolutionnaire ne se développe à partir du chaos de la défaite comme ce fut le cas en 1918.

Mais 1945, « année zéro », n'a pas marqué la fin du cauchemar :

« La Conférence de Potsdam de 1945 et l'accord interalliés de mars 1946 ont for­mulé les décisions concrètes [...] de réduire la capacité industrielle allemande à un bas niveau et de donner à la place une plus grande priorité à l'agriculture. Afin d'élimi­ner toute capacité de l'économie allemande de mener une guerre, il fut décidé d'interdire totalement la production par l'Allemagne de produits stratégiques tels que l'aluminium, le caoutchouc et le benzène synthétiques. De plus, l'Allemagne était obligée de réduire sa capacité sidérurgique à 50 % de son niveau de 1929, et l'équipement superflu devait être démantelé et transporté dans les pays vic­torieux à la fois de l'Est et de l'Ouest. » ([3] [423])

Il n'est pas difficile d'imaginer les « décisions concrètes » qui ont été prises par rapport au bien-être de la population :

« A la capitulation de mai 1945, les écoles et les universités étaient fermées, tout comme les stations de radio, les journaux, la Croix Rouge nationale et le courrier. L'Al­lemagne était aussi dépouillée de beaucoup de charbon, de ses territoires de l'Est [comptant pour 25 % de ses terres arables], de ses brevets industriels, de ses bois, de ses réserves d'or, et de la plupart de sa force de travail. Les Alliés pillèrent et détruisirent usines, bureaux, laboratoires et ateliers de l'Allemagne. [...] A partir du 8 mai, date de la capitulation à l'Ouest, les prisonniers allemands et italiens au Canada, aux USA et au Royaume-Uni, qui avaient été nourris conformément à la Convention de Genève, furent soudain soumis à des rations gran­dement réduites. [...]  Les agences de se­cours étrangères furent empêchées d'en­voyer de la nourriture de l'étranger ; les trains de nourriture de la Croix Rouge fu­rent renvoyés en Suisse ; on refusa à tous les gouvernements la permission d'envoyer de la nourriture aux civils allemands ; la production d'engrais fut réduite brusque­ment ; et la nourriture était confisquée la première année, spécialement dans la zone française. La flotte de pêche était maintenue au port alors que les gens mourraient de faim. » ([4] [424])

L'Allemagne était effectivement transformée en un vaste camp de la mort par les puissan­ces occupantes russe, britannique, française et américaine. Les démocraties occidentales capturèrent 73 % de tous les prisonniers allemands dans leurs zones d'occupation. Beaucoup plus d'Allemands moururent après la guerre qu'au cours des batailles, sous les bombardements et dans les camps de con­centration de la guerre. Entre 9 et 13 millions périrent comme résultat de la politique de l'impérialisme allié entre 1945 et 1950. Ce monstrueux génocide eut trois sources principales :

–  d'abord parmi les 13,3 millions d'Alle­mands d'origine qui furent expulsés des régions orientales d'Allemagne, de Polo­gne, de Tchécoslovaquie, de Hongrie, etc., selon les accords de Potsdam ; cette épu­ration ethnique fut si inhumaine que seuls 7,3 millions arrivèrent à destination, der­rière les nouvelles frontières allemandes de l'après-guerre ; le reste « disparut » dans les circonstances les plus horribles ;

–  ensuite, parmi les prisonniers de guerre allemands qui moururent à cause des conditions de famine et de maladie dans les camps alliés – entre 1,5 et 2 millions ;

–  enfin, parmi la population en général qui n'avait que des rations de 1000 calories par jour ne garantissant qu'une lente fa­mine et la maladie – 5,7 millions en moururent.

La comptabilité exacte de cette barbarie inimaginable reste encore un secret des impérialismes « démocratiques ». Même la bourgeoisie allemande couvre, encore aujou­rd'hui, les faits qui ne peuvent être glanés que par des recherches indépendantes qui mettent en évidence les incohérences dans les chiffres officiels. Par exemple, l'estima­tion du nombre de civils qui périrent dans cette période est calculée, entre autres moyens, à partir de l'énorme manque de population enregistré par recensement de l'Allemagne en 1950. Mais le rôle des dé­mocraties occidentales dans cette campagne d'extermination est devenu plus clair après la chute de l'empire « soviétique » et l'ouver­ture des archives russes. Nombre de pertes dont l'URSS était blâmée par la propagande des occidentaux jusque là se sont révélées être de la responsabilité de ces derniers. Il s'avère, par exemple, que la plus grande partie des prisonniers de guerre sont morts dans les camps tenus par les puissances occidentales. Les décès n'étaient simplement pas enregistrés ou étaient cachés sous d'au­tres rubriques. L'échelle du massacre n'est pas surprenante si on considère les condi­tions qui étaient faites aux prisonniers : ils étaient laissés sans nourriture ou restaient sans abri ; leur nombre se voyait régulière­ment augmenté par les malades renvoyés des hôpitaux ; durant la nuit, ils pouvaient être mitraillés au hasard, pour le sport ; quant au fait de leur fournir de la nourriture, il fut dé­crété « délit capital » pour la population ci­vile (4).

L'ampleur de la famine de la population ci­vile, dont 7,5 millions étaient sans-abri après la guerre, peut être appréciée aussi aux rations qui étaient allouées par les oc­cupants occidentaux. Dans la zone française, où les conditions étaient les pires, la ration officielle en 1947 était de 450 calories par jour, la moitié de la ration de l'infâme camp de concentration de Belsen.

La bourgeoisie occidentale présente encore cette période comme une période de « réajustement » pour la population alle­mande après les inévitables horreurs de la deuxième guerre mondiale. Les privations étaient une conséquence « naturelle » de la dislocation de l'après-guerre. Dans tous les cas, argumente la bourgeoisie, la population allemande méritait un tel traitement pour avoir commencé la guerre et pour paiement des crimes de guerre du régime nazi. Cet argument écœurant est particulièrement hypocrite pour nombre de raisons. Premiè­rement, parce que la destruction complète de l'impérialisme allemand était déjà un but de la guerre pour les Alliés avant même qu'ils aient décidé d'utiliser le « grand alibi » d'Auschwitz pour le justifier. Deuxième­ment, parce que ceux qui ont été directe­ment responsables de l'arrivée au pouvoir du national-socialisme et de ses ambitions im­périalistes – les grands capitalistes alle­mands – sont sortis relativement indemnes de la guerre et de ses conséquences. Même si plusieurs grandes figures furent exécutées à l'issue des procès de Nuremberg, la majori­té des fonctionnaires et des patrons de l'ère nazie fut « recyclée » et occupa les postes dans le nouvel Etat mis en place par les Alliés ([5] [425]). Les prolétaires allemands, qui ont souffert le plus de la politique des Alliés après-guerre, n'avaient pas de responsabilité dans le régime nazi : ils en ont été ses pre­mières victimes. Les bourgeoisies alliées, qui avaient appuyé la répression d'Hitler contre le prolétariat en 1933, châtièrent une génération entière de la classe ouvrière al­lemande durant et après la guerre, non pas pour prendre une revanche sur l'ère d'Hitler, mais pour exorciser le spectre de la révolu­tion allemande qui les hantait depuis l'après-Première Guerre mondiale.

C'est seulement lorsque cet objectif meur­trier fut atteint et que l'impérialisme améri­cain réalisa que l'épuisement de l'Europe après la guerre risquait de mener à la domi­nation de l'impérialisme russe sur tout le continent que la politique de Potsdam fut changée. La reconstruction de l'Europe de l'ouest exigeait la résurrection de l'économie allemande. Alors la richesse des Etats-Unis, grossie en partie par le pillage de l'Allema­gne, pouvait être canalisée vers le plan Mar­shall pour aider à reconstruire le bastion eu­ropéen de ce qui allait devenir le bloc de l'Ouest. Le pont aérien de Berlin en 1948 était le symbole de ce changement de stra­tégie.

Les crimes de l'impérialisme sous ses formes fasciste et stalinienne sont bien connus. Quand ceux des impérialismes démocrati­ques seront plus clairs pour la classe ou­vrière mondiale, alors la possibilité de la mission historique du prolétariat sera plus clairement révélée. Il n'est pas étonnant que la bourgeoisie veuille essayer d'assimiler de manière frauduleuse le travail de la Gauche communiste sur cette question aux menson­ges de l'extrême-droite et du « négationnisme ». La bourgeoisie veut ca­cher le fait que le génocide, au lieu d'être une exception aberrante perpétuée par des fous sataniques, a été une règle générale de l'histoire du capitalisme décadent.

Como


[1] [426]. Revue internationale n° 83, « Hiroshima, Naga­zaki, ou les mensonges de la bourgeoisie » ; Revue internationale n° 88, « L'anti-fascisme justifie la barbarie » ; Revue internationale n° 89, « La co­responsabilité des alliés et des nazis dans l'holo­causte ».

[2] [427]. Selon « The strategic air war against Germany 1939-45, the official report of the Bristish bombing survey unit » qui vient seulement d'être publié.

[3] [428]. Herman Van der Wee, « Prosperity and upheaval », Pelican 1987.

[4] [429]. James Bacque, « Crimes and mercies, the fate of German civilians under allied occupation 1945-50 », Warner Books.

[5] [430] Voir Tom Bower, « Blind eye to murder ».

Géographique: 

  • Allemagne [311]

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [420]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [44]

Révolution allemande (X) : le reflux de la vague révolutionnaire et la dégénérescence de l'Internationale

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REVOLUTION ALLEMANDE, X

Le reflux de la vague révolutionnaire
et la dégénérescence de l'Internationale

La conquête victorieuse du pouvoir en Rus­sie par la classe ouvrière en octobre 1917 allume une flamme qui va illuminer le monde entier. La classe ouvrière des pays voisins reprend immédiatement l'exemple donné par les ouvriers en Russie. Dès no­vembre 1917, la classe ouvrière en Finlande rejoint le combat. Dans les provinces tchè­ques, en Pologne, en Autriche, en Roumanie et en Bulgarie en 1918, des vagues de grè­ves font l'une après l'autre trembler les ré­gimes en place. Et quant à leur tour, en no­vembre 1918, les ouvriers allemands entrent en scène, c'est un pays-clé que gagne la vague révolutionnaire, un pays qui va être décisif pour l'issue future de ces luttes, où va se jouer la victoire ou la défaite de la révo­lution.

En mettant rapidement fin à la guerre en novembre 1918, à travers le sabotage des luttes orchestré par la social-démocratie et les syndicats – travaillant main dans la main avec l'armée – afin de vider le mouvement de son contenu et finalement à travers la provocation d'un soulèvement prématuré, la bourgeoisie allemande réussit, avant tout grâce aux forces de la « démocratie », à empêcher la conquête victorieuse du pouvoir par la classe ouvrière et une généralisation de la révolution à sa suite.

La bourgeoisie internationale s'unit pour arrêter la vague révolutionnaire

La série de soulèvements qui ont lieu en 1919, en Europe comme sur d'autres conti­nents, la fondation de la République des soviets en Hongrie en mars, celle des con­seils ouvriers slovaques en juin, la vague de grèves en France au printemps ainsi que de puissantes luttes aux Etats-Unis et en Ar­gentine, tous ces événements ont lieu alors que l'extension de la révolution en Allema­gne vient de connaître un coup d'arrêt. Comme l'élément-clé de l'extension de la révolution, la classe ouvrière d'Allemagne, n'a pas réussi à renverser la classe capita­liste par un assaut soudain et rapide, la va­gue de luttes commence à perdre son élan en 1919. Bien que les ouvriers continuent à se battre héroïquement contre l'offensive de la bourgeoisie dans une série de confrontations comme en Allemagne même (le putsch de Kapp en mars 1920) et en Italie à l'automne 1920, ces luttes ne vont pas parvenir à pous­ser le mouvement en avant.

Enfin, ces luttes ne vont pas réussir à briser l'offensive que la classe capitaliste a lancée contre le bastion isolé des ouvriers en Rus­sie. Au printemps 1918, la bourgeoisie russe qui a été renversée très rapidement et qua­siment sans violence, commence à mener une guerre civile avec le soutien de 14 armées des Etats « démocratiques ». Dans cette guerre civile qui va durer presque trois ans et s'accompagner d'un blocus éco­nomique visant à affamer les ouvriers, les armées « blanches » des Etats capitalistes épuisent la classe ouvrière russe. A travers une offensive militaire dont l'Armée rouge sort victorieuse, la classe ouvrière est en­traînée dans une guerre dans laquelle elle doit affronter, de façon isolée, la furie des armées impérialistes. Après des années de blocus et d'encerclement, la classe ouvrière en Russie sort de la guerre civile, à la fin de 1920, saignée à blanc, épuisée, avec plus d'un million de morts dans ses rangs et, par-dessus tout, politiquement affaiblie.

A la fin de 1920, quand la classe ouvrière connaît une première défaite en Allemagne, quand celle d'Italie est entraînée dans un piège à travers les occupations d'usine, quand l'Armée rouge échoue dans sa marche sur Varsovie, les communistes commencent à comprendre que l'espoir d'une extension rapide, continue de la révolution ne va pas se réaliser. Dans le même temps la classe capitaliste réalise que le danger principal, mortel, contenu dans le soulèvement des ouvriers en Allemagne, s'éloigne pour le moment.

La généralisation de la révolution est contre­carrée avant tout parce que la classe capita­liste a rapidement tiré les leçons de la con­quête victorieuse du pouvoir par les ouvriers en Russie.

L'explication historique du développement explosif de la révolution et de sa défaite rapide réside dans le fait qu'elle a surgi con­tre la guerre impérialiste et non comme ré­ponse à une crise économique généralisée comme Marx l'attendait. Contrairement à la situation qui prévaudra en 1939, le proléta­riat n'a pas été battu de façon décisive avant la première guerre mondiale ; il est capable, malgré trois années de carnage, de dévelop­per une réponse révolutionnaire à la barbarie ouverte de l'impérialisme mondial. Mettre fin à la guerre et donc empêcher le massacre d'autres millions d'exploités ne peut se faire que de façon rapide et décisive, en s'atta­quant directement au pouvoir. Voila pour­quoi la révolution, une fois enclenchée, s'est développée et répandue avec une grande rapidité. Et dans le camp révolutionnaire, tous s'attendent à une victoire rapide de la révolution au moins en Europe.

Cependant, si la bourgeoisie est incapable de mettre un terme à la crise économique de son système, elle peut, en revanche, arrêter la guerre impérialiste quand il faut faire face à une menace révolutionnaire. C'est ce qu'elle fait une fois que la vague révolution­naire, en novembre 1918, atteint le cœur du prolétariat mondial en Allemagne. Ainsi, les exploiteurs ont été capables de renverser la dynamique vers l'extension internationale de la révolution.

Le bilan de la vague révolutionnaire de 1917–23 révèle, de façon concluante, que la guerre mondiale, déjà avant l'ère des armes atomiques de destruction massive, fournit un terrain peu favorable à la victoire du prolé­tariat. Comme le soulignait Rosa Luxem­burg dans la Brochure de Junius, la guerre moderne globale, en tuant des millions de prolétaires, incluant les bataillons les plus expérimentés et les plus conscients, menace le fondement même de la victoire du socia­lisme. De plus, elle crée des conditions de lutte différentes pour les ouvriers selon qu'ils se trouvent dans les pays vaincus, les pays neutres ou les pays vainqueurs. Ce n'est pas par hasard si la vague révolutionnaire est la plus forte dans le camp des vaincus, en Russie, en Allemagne, dans l'Empire austro-hongrois, mais aussi en Italie (qui n'appartenait au camp des vainqueurs que de façon formelle) et qu'elle l'est nettement moins dans des pays comme la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Ces derniers sont non seulement capables de stabiliser temporairement leur économie à travers les spoliations de guerre mais aussi de contaminer de nombreux ouvriers avec l'euphorie de la « victoire ». La bourgeoisie réussit même, dans une certaine mesure, à aviver les flammes du chauvinisme. Ainsi, malgré la solidarité mondiale avec la révo­lution d'Octobre et l'influence grandissante des révolutionnaires internationalistes au cours de la guerre, le poison nationaliste sécrété par la classe dominante continue à faire des dégâts dans les rangs ouvriers une fois la révolution commencée. Le mouve­ment révolutionnaire en Allemagne en donne des exemples édifiants : l'influence du nationalisme extrémiste, soi-disant « communiste de gauche », des nationaux-bolcheviks qui, pendant la guerre à Ham­bourg, distribuent des tracts antisémites contre la direction de Spartakus à cause de sa position internationaliste ; les sentiments patriotiques attisés après la signature du Traité de Versailles; le chauvinisme anti-français suscité par l'occupation de la Ruhr en 1923, etc. Comme nous le verrons dans la suite de cette série d'articles, l'Internationale communiste, dans sa phase de dégénéres­cence opportuniste, va chercher de plus en plus à chevaucher cette vague de nationa­lisme au lieu de s'y opposer.

Mais l'intelligence et la perfidie de la bour­geoisie allemande ne se manifestent pas seulement lorsqu'elle met immédiatement fin à la guerre dès que les ouvriers ont commencé à lancer leur assaut contre l'Etat bourgeois. Contrairement à la classe ou­vrière en Russie qui a fait face à une bour­geoisie faible et inexpérimentée, celle d'Al­lemagne affronte le bloc uni des forces du capital, avec à sa tête la social-démocratie et les syndicats.

En tirant le maximum de profit des illusions persistantes chez les ouvriers sur la démo­cratie, en attisant et en exploitant leurs di­visions nées de la guerre notamment entre les « vainqueurs » et les « vaincus », à tra­vers une série de manœuvres politiques et de provocations, la classe capitaliste est parvenue à prendre la classe ouvrière dans ses filets et la défaire.

L'extension de la révolution est stoppée. Après avoir survécu à la première vague de réactions ouvrières, la bourgeoisie peut dès lors passer à l'offensive. Elle va faire tout ce qui est en son pouvoir pour renverser le rap­port de forces en sa faveur.

Nous allons maintenant examiner comment les organisations révolutionnaires ont réagi face à ce coup d'arrêt de la lutte de classe et quelles ont été les conséquences pour la classe ouvrière en Russie.

L'Internationale communiste du IIe au IIIe congrès

Quand la classe ouvrière commence à bou­ger en Allemagne en novembre 1918, les bolcheviks, dès décembre, appellent à une conférence internationale. A ce moment-là, la plupart des révolutionnaires pensent que la conquête du pouvoir par la classe ouvrière en Allemagne va réussir au moins aussi rapidement qu'en Russie. Dans la lettre d'invitation à cette conférence il est proposé qu'elle se tienne en Allemagne (en toute légalité) ou en Hollande (dans l'illégalité) le 1er février 1919. Personne ne prévoit, dans un premier temps, de la tenir en Russie. Mais l'écrasement des ouvriers en janvier à Berlin, l'assassinat des chefs révolutionnai­res Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht et la répression organisée par les corps-francs, eux-mêmes dirigés par le SPD, rendent im­possible la tenue de cette réunion dans la capitale allemande. C'est seulement à ce moment-là que Moscou est choisie. Quand l'Internationale communiste est fondée en mars 1919, Trotski écrit dans les Izvestia le 29 avril 1919 : « Si le centre de l'Internatio­nale se trouve aujourd'hui à Moscou, de­main il sera déplacé – nous en sommes profondément convaincus – à l'ouest, vers Paris, Berlin, Londres. »

Pour toutes les organisations révolutionnai­res la politique de l'IC est déterminée par les intérêts de la révolution mondiale. Les premiers débats au congrès, sont marqués par la situation en Allemagne, sur le rôle de la social-démocratie dans l'écrasement de la classe ouvrière durant les luttes de janvier et sur la nécessité de combattre ce parti en tant que force capitaliste.

Trotski écrit dans l'article mentionné ci-dessus : « La question du "droit d'aînesse" révolutionnaire du prolétariat russe n'est qu'une question temporaire... La dictature du prolétariat russe ne sera abolie une fois pour toutes et transformée en une construc­tion générale du socialisme que lorsque la classe ouvrière européenne nous aura libé­rés du joug économique et surtout militaire de la bourgeoisie européenne. » (Trotski, Izvestia, 29 avril et 1er mai 1919). Et en­core : « Si le peuple européen ne se soulève pas et ne renverse pas l'impérialisme, c'est nous qui seront renversés – il n'y a aucun doute là-dessus. Soit la révolution russe ouvre les vannes de l'ouragan des luttes à l'ouest, soit les capitalistes de tous les pays annihileront et étrangleront notre lutte. » (Trotski au IIe congrès des soviets)

Après que plusieurs partis aient rejoint l'IC en un court espace de temps, à son IIe con­grès en juillet 1920, il est noté : « Dans cer­taines circonstances, il peut y avoir pour l'IC le danger d'être diluée au milieu de groupes tanguant dans une politique à demi-convaincue et qui ne se sont pas encore libérés de l'idéologie de la 2e Internatio­nale. Pour cette raison, le IIe congrès mondial de l'IC considère qu'il est néces­saire d'établir des conditions très précises à l'admission de nouveaux partis. »

Même si l'Internationale est fondée dans le feu de la situation, elle établit certaines dé­limitations claires sur des questions aussi centrales que l'extension de la révolution, la conquête du pouvoir politique, la délimita­tion la plus claire possible vis-à-vis de la social-démocratie, la dénonciation claire de la démocratie bourgeoise ; par contre, d'au­tres questions telles que les syndicats et la question parlementaire, l'IC les laisse ouver­tes.

La majorité de l'IC adopte comme orienta­tion la participation aux élections parlemen­taires mais sans que ce soit une obligation explicite du fait qu'une forte minorité (notamment le groupe autour de Bordiga connu, à ce moment-là, comme « la fraction abstentionniste ») y est totalement opposée. Par contre, l'IC décide qu'il est obligatoire que tous les révolutionnaires travaillent dans les syndicats. Les délégués du KAPD qui ont quitté le congrès avant qu'il ne com­mence, d'une façon totalement irresponsable, ne peuvent pas défendre leur point de vue sur ces questions, contrairement aux cama­rades italiens. Le débat qui s'est déjà engagé avant le congrès avec la publication du texte de Lénine La maladie infantile du commu­nisme, va évoluer autour de la question des méthodes de lutte dans la nouvelle époque de décadence du capitalisme. C'est dans cette bataille politique qu'apparaît la Gauche communiste.

Par rapport au développement à venir de la lutte de classe, le IIe congrès manifeste en­core de l'optimisme. Pendant l'été 1920, tout le monde s'attend à une intensification des luttes révolutionnaires. Mais après la défaite des luttes à l'automne 1920, la tendance va s'inverser.

Le reflux de la lutte de classe, un tremplin pour l'opportunisme

Dans les Thèses sur la situation internatio­nale et les tâches de l'Internationale communiste, l'IC, à son IIIe congrès en juillet 1921, analyse la situation de la manière sui­vante :

« Pendant l'année écoulée entre le IIe et le IIIe congrès de l'Internationale communiste, une série de soulèvements et de batailles de la classe ouvrière ont abouti à des défaites partielles (l'offensive de l'Armée rouge sur Varsovie en août 1920, le mouvement du prolétariat italien en septembre 1920, le soulèvement des ouvriers allemands en mars 1921). La première période du mouvement révolutionnaire après la guerre doit être considérée comme globalement terminée, la confiance de la classe bourgeoise en elle-même et la stabilité de ses organes d'Etat se sont indubitablement renforcés. (...) Les dirigeants de la bourgeoisie (...) ont mené partout une offensive contre les masses ouvrières. (...) Face à cette situation, l'IC se pose et pose à l'ensemble de la classe ou­vrière les questions suivantes : dans quelle mesure ces nouveaux rapports politiques en­tre le prolétariat et la bourgeoisie corres­pondent plus profondément au rapport de forces entre les deux camps opposés ? Est-il vrai que la bourgeoisie est sur le point de restaurer l'équilibre social qui a été boule­versé par la guerre ? Existe-t-il des bases pour supposer que l'époque des paroxysmes politiques et des batailles de classe est dépassée par une nouvelle époque prolongée de restauration et de croissance capita­liste ? Ceci ne nécessite-t-il pas de réviser le programme ou la tactique de l'Internatio­nale communiste ? » (Thèses sur la situation internationale et les tâches de l'IC, IIIe Con­grès mondial, 4 juillet 1921).

Et dans les Thèses sur la tactique, il est suggéré que « La révolution mondiale (...) nécessitera une plus longue période de luttes (...) La révolution mondiale n'est pas un processus linéaire. »

L'IC va s'adapter à la nouvelle situation de différentes façons.

Le slogan « Aux masses », un pas vers la confusion opportuniste

Dans un précédent article, nous avons déjà traité de la pseudo théorie de l'offensive. Une partie de l'IC et une partie du camp révolutionnaire en Allemagne poussent en effet à l'« offensive » et à « porter un coup » pour soutenir la Russie. Elles théorisent leur aventurisme en « théorie de l'offensive » selon laquelle le parti peut se lancer à l'as­saut du capital sans prendre en compte le rapport de forces ni la combativité de la classe, du moment que le parti est assez déterminé et courageux.

Cependant, l'histoire montre que la révolu­tion prolétarienne ne peut être provoquée de façon artificielle et que le parti ne peut compenser le manque d'initiative et de com­bativité des masses ouvrières. Même si l'IC rejette en fin de compte les activités aventu­reuses du KPD en juillet 1921, à son IIIe con­grès, elle-même préconise des moyens op­portunistes pour accroître son influence parmi les masses indécises : « Aux masses, c'est le premier slogan que le 3e congrès en­voie aux communistes de tous les pays ». En d'autres termes, si les masses piétinent, alors les communistes doivent aller aux masses.

Afin d'augmenter son influence parmi les masses, l'IC, à l'automne 1920, pousse à l'établissement de partis de masse dans plusieurs pays. En Allemagne, l'aile gauche de l'USPD centriste se joint au KPD pour former le VKPD en décembre 1920 (ce qui fait monter son effectif à 400 000 membres). Dans cette même période, le parti commu­niste tchèque avec ses 350 000 membres et le parti communiste français avec environ 120 000 membres sont admis dans l'Interna­tionale.

« Depuis le premier jour de sa formation, l'IC s'est donné clairement et sans équivo­que le but de ne pas former des petites sectes communistes (...), mais bien la participation aux luttes de la classe ouvrière, l'orientation de ces luttes dans une direction communiste et la formation, dans la lutte, de grands partis communistes révolutionnaires. Dès le début de son existence, l'IC a rejeté les tendances sectaires en appelant ses partis associés – quelle que soit leur taille – à participer aux syndicats afin de renverser de l'intérieur leur bureaucratie réactionnaire et de faire des syndicats des organes révolu­tionnaires de masse, des organes de sa lutte. (...) A son IIe congrès, l'IC a ouvertement rejeté les tendances sectaires dans sa réso­lution sur la question syndicale et l'utilisa­tion du parlementarisme. (...) Le commu­nisme allemand, grâce à la tactique de l'IC (travail révolutionnaire dans les syndicats, lettres ouvertes, etc.) est devenu un grand parti révolutionnaire de masse. (...) En Tchécoslovaquie, les communistes sont parvenus à gagner à leurs côtés la majorité des ouvriers organisés politiquement. (...) D'un autre côté, les groupes communistes sectaires (tels que le KAPD, etc.) n'ont pas été capables d'obtenir le moindre succès. » (Thèses sur la tactique, IIIe congrès de l'IC)

En réalité, ce débat sur les moyens de la lutte et la possibilité d'un parti de masse dans la nouvelle époque du capitalisme dé­cadent a déjà commencé au congrès de fondation du KPD en décembre 1918-janvier 1919. A cette époque, le débat tourne autour de la question syndicale et de savoir si l'on peut encore utiliser le parlement bourgeois.

Même si Rosa Luxemburg, à ce congrès, se prononce encore pour la participation aux élections parlementaires et pour le travail dans les syndicats, c'est avec la vision claire que de nouvelles conditions de lutte ont surgi, conditions dans lesquelles les révolu­tionnaires doivent lutter pour la révolution avec la plus grande persévérance et sans l'espoir naïf d'une « solution rapide ». Met­tant en garde le congrès contre l'impatience et la précipitation, elle dit avec beaucoup d'insistance : « Si je décris le processus de cette façon, ce processus peut apparaître d'une certaine manière plus long que nous ne l'avons imaginé au début. » Même dans le dernier article qu'elle écrit avant son as­sassinat, elle affirme : « De tout cela, on peut conclure que nous ne pouvons pas attendre une victoire finale et durable en ce moment. » (L'ordre règne à Berlin)

L'analyse de la situation et l'évaluation du rapport de forces entre les classes a toujours été une des tâches primordiales des com­munistes. S'ils n'assument pas correctement ces responsabilités, s'ils continuent d'atten­dre un mouvement montant quand celui-ci est en train de reculer, il y a le danger de tomber dans des réactions d'impatience, aventuristes, et de chercher à substituer au mouvement de la classe des tentatives arti­ficielles.

C'est la direction du parti communiste alle­mand qui, à sa conférence d'octobre 1919, après le premier reflux des luttes en Alle­magne, propose d'orienter son travail en direction d'une participation aux syndicats et aux élections parlementaires afin d'accroître son influence dans les masses travailleuses, tournant ainsi le dos au vote majoritaire de son congrès de fondation. Deux ans plus tard, au IIIe congrès de l'IC, ce débat refait surface.

La gauche italienne autour Bordiga a déjà attaqué l'orientation du IIe congrès sur la participation aux élections parlementaires (voir les Thèses sur le parlementarisme), mettant en garde contre cette orientation qui serait un terrain fertile pour l'opportunisme; et si le KAPD n'a pas pu se faire entendre au IIe congrès, sa délégation intervient au IIIe congrès dans des circonstances plus diffici­les et combat cette dynamique opportuniste.

Tandis que le KAPD souligne que « le pro­létariat a besoin d'un parti-noyau ultra-formé », l'IC cherche une porte de sortie dans la création de partis de masse. La posi­tion du KAPD est rejetée.

Quant à l'orientation opportuniste « Aux masses », elle va faciliter l'adoption de la « tactique du front unique » qui sera adoptée quelques mois après le IIIe congrès.

Ce qui est notable ici, c'est que l'IC s'embar­que dans cette voie alors que la révolution en Europe ne s'étend plus et que la vague de luttes connaît un reflux. De même que la révolution russe de 1917 n'a constitué que l'ouverture d'une vague internationale de luttes, le déclin de la révolution et le recul politique de l'Internationale ne sont que le résultat et une expression de l'évolution du rapport de forces international. Ce sont les circonstances historiquement peu favorables d'une révolution émergeant d'une guerre mondiale ainsi que l'intelligence de la bour­geoisie qui a mis fin à la guerre à temps et joué la carte de la démocratie qui ont créé, en empêchant l'extension de la révolution, les conditions de l'opportunisme croissant au sein de l'Internationale.

Le débat sur l'évolution en Russie

Afin de comprendre les réactions des révo­lutionnaires envers l'isolement de la classe ouvrière en Russie et le changement du rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat, nous devons examiner l'évolution de la situation en Russie même.

Quand en Octobre 1917, la classe ouvrière, sous la direction du parti bolchevik, prend le pouvoir, il n'existe en Russie aucune illusion sur la possibilité de construction du socia­lisme en un seul pays. L'ensemble de la classe a les yeux tournés vers l'étranger, attendant une aide de l'extérieur. Et quand les ouvriers prennent les premières mesures économiques comme la confiscation des usines et celles qui vont dans le sens de la prise en main de la production, ce sont pré­cisément les bolcheviks qui les mettent en garde contre de fausses attentes par rapport à de telles mesures. Ces derniers sont parti­culièrement clairs sur le caractère prioritaire et vital des mesures politiques, c'est-à-dire l'orientation vers la généralisation de la ré­volution. Ils sont particulièrement clairs sur le fait que la conquête du pouvoir par le prolétariat dans un pays ne constitue pas évidemment l'abolition du capitalisme. Tant que la classe ouvrière n'a pas renversé la classe dominante à l'échelle mondiale ou dans des régions décisives, ce sont les mesu­res politiques qui restent primordiales, dé­terminantes. Dans les zones conquises, le prolétariat ne peut qu'administrer, au mieux de ses intérêts, la pénurie caractéristique de la société capitaliste.

Plus grave, au printemps 1918 quand les Etats capitalistes mettent en place le blocus économique et se jettent dans la guerre civile aux côtés de la bourgeoisie russe, la classe ouvrière et les paysans en Russie se trouvent confrontés à une situation économi­que désastreuse. Comment résoudre de graves problèmes de pénurie alimentaire tout en faisant face au travail de sabotage orchestré par la classe capitaliste ? Com­ment organiser et coordonner les efforts militaires pour riposter efficacement aux attaques des armées blanches ? Seul l'Etat est capable de remplir ce type de tâches. Et c'est bien un nouvel Etat qui surgit après l'insurrection et qui, à bien des niveaux, est composé par les anciennes catégories de fonctionnaires. Cependant, pour faire face à l'ampleur des tâches telles que la guerre civile et la lutte contre le sabotage de l'inté­rieur, les milices de la première période ne sont plus suffisantes ; il faut créer une armée rouge et des organes de répression spéciali­sés.

Ainsi, alors que la classe ouvrière détient les rênes du pouvoir depuis la révolution d'Oc­tobre et pendant une courte période qui lui fait suite, alors que durant cette période les principales décisions sont prises par les so­viets, un processus va se mettre en place rapidement dans lequel les soviets vont per­dre de plus en plus leur pouvoir et leurs moyens de coercition au bénéfice de l'Etat post-insurrectionnel. Au lieu que ce soient les soviets qui contrôlent l'appareil d'Etat, qui exercent leur dictature sur l'Etat, qui utilisent l'Etat comme instrument dans le sens des intérêts de la classe ouvrière, c'est ce nouvel « organe » – que les bolcheviks appellent de façon erronée un « Etat ou­vrier » – qui commence à saper le pouvoir des soviets et à leur imposer ses propres directives. Cette évolution a pour origine le fait que le mode de production capitaliste continue à prévaloir. De plus, non seulement l'Etat post-insurrectionnel n'a pas commencé à dépérir mais au contraire il tend à enfler de plus en plus. Cette tendance va s'accen­tuer au fur et à mesure que la vague révolu­tionnaire va cesser de s'étendre et même refluer, laissant de plus en plus la classe ou­vrière isolée en Russie. Moins le prolétariat sera capable de mettre la pression sur la classe capitaliste à l'échelle internationale, moins il sera capable de contrecarrer ses plans et notamment d'empêcher les opéra­tions militaires contre la Russie ; c'est ainsi que la bourgeoisie va disposer d'une plus grande marge de manœuvre pour étrangler la révolution en Russie. Et c'est dans cette dynamique de rapport de forces que l'Etat post-insurrectionnel en Russie va se déve­lopper. Ainsi, c'est la capacité de la bour­geoisie d'empêcher l'extension de la révolu­tion qui est à la base du fait que l'Etat soit devenu de plus en plus hégémonique et « autonome ».

Pour faire face à la pénurie croissante des biens imposée par les capitalistes, aux mau­vaises récoltes, au sabotage des paysans, aux destructions causées par la guerre civile, aux famines et aux épidémies qui découlent de tout cela, l'Etat dirigé par les bolcheviks est forcé de prendre de plus en plus de mesures de coercition de toutes sorte, telles que la confiscation des récoltes et le rationnement de presque tous les biens. Il est également contraint de chercher à nouer des liens commerciaux avec les pays capitalistes et cette question ne se pose pas comme ques­tion morale mais comme une question de survie. La pénurie et le commerce ne peu­vent être directement administrés que par l'Etat. Mais qui contrôle l'Etat ?

Qui doit exercer le contrôle sur l'Etat ? Le parti ou les conseils ?

A l'époque, la conception selon laquelle le parti de la classe ouvrière doit prendre, en son nom, le pouvoir et donc les postes de commande du nouvel Etat post-insurrection­nel est largement partagé chez les révolu­tionnaires. C'est ainsi qu'à partir d'octobre 1917 les membres dirigeants du parti bol­chevik occupent les plus hautes fonctions dans le nouvel Etat et commencent à s'iden­tifier avec cet Etat lui-même.

Cette conception aurait pu être mise en question et rejetée si, à travers d'autres in­surrections victorieuses et notamment en Allemagne, la classe ouvrière avait triomphé de la bourgeoisie au niveau internationale. Après une telle victoire, le prolétariat et ses révolutionnaires auraient eu les moyens de mieux mettre en évidence les différences, voire les conflits d'intérêts qui existent entre l'Etat et la révolution. Ils auraient donc pu mieux critiquer les erreurs des bolcheviks. Mais l'isolement de la révolution russe a fait que le parti, à son tour, a pris de plus en plus fait et cause pour l'Etat au lieu de dé­fendre les intérêts du prolétariat internatio­nal. Progressivement, toute initiative est ôtée des mains des ouvriers et l'Etat va dé­rouler ses tentacules, devenir autonome. Quant au parti bolchevik, il va être à la fois le premier otage et le principal promoteur de son développement.

A la fin de la guerre civile, la famine s'ag­grave encore durant l'hiver 1920-21 au point que la population de Moscou, dont une par­tie tente de fuir la famine, chute de 50 %, et celle de Petrograd des 2/3. Les révoltes pay­sannes et les protestations ouvrières se mul­tiplient. Une vague de grèves surgit surtout dans la région de Petrograd et les marins de Kronstadt sont le fer de lance de cette résis­tance contre la dégradation des conditions de vie et contre l'Etat. Ils établissent des re­vendications économiques et politiques : à côté du rejet de la dictature du parti, c'est surtout la revendication du renouveau des soviets qui est mise en avant.

L'Etat, avec à sa tête le parti bolchevik, dé­cide d'affronter violemment les ouvriers, les considérant comme des forces contre-révo­lutionnaires manipulées par l'étranger. Pour la première fois, le parti bolchevik participe de manière homogène à l'écrasement violent d'une partie de la classe ouvrière. Et ceci a lieu au moment où il célèbre le 50e anniver­saire de la Commune de Paris et trois ans après que Lénine, au congrès de fondation de l'IC, ait écrit le slogan « Tout le pouvoir aux soviets » sur les drapeaux de l'Interna­tionale. Bien que ce soit le parti bolchevik qui assume concrètement l'écrasement du soulèvement de Kronstadt, c'est l'ensemble du mouvement révolutionnaire de l'époque qui est dans l'erreur sur la nature de ce sou­lèvement. L'Opposition ouvrière russe comme les partis membres de l'Internatio­nale le condamnent clairement.

En réponse à cette situation de mécontente­ment général grandissant et afin d'inciter les paysans à produire et à livrer leurs récoltes sur les marchés, il est décidé en mars 1921 d'introduire la Nouvelle politique économique (NEP) qui, en réalité, ne repré­sente pas une « retour » vers le capitalisme puisque celui-ci n'a jamais été aboli, mais une adaptation au phénomène de pénurie et aux lois du marché. En même temps, un accord commercial est signé entre la Grande Bretagne et la Russie.

Par rapport à cette question de l'Etat et à l'identification du parti avec cet Etat, des divergences existent au sein du parti bol­chevik. Comme nous l'avons écrit dans la Revue internationale n° 8 et n° 9, des voix communistes de gauche en Russie ont déjà tiré la sonnette d'alarme et mis en garde contre le danger d'un régime capitaliste d'Etat. Ainsi en 1918, le journal Le commu­niste s'élève contre les tentatives de discipli­ner la classe ouvrière. Même si avec la guerre civile, la plupart des critiques sont mises à l'arrière plan et si, sous la pression de l'agression des capitalistes étrangers, le parti voit ses rangs se resserrer, une opposi­tion continue à se développer contre le poids croissant des structures bureaucratiques au sein du parti. Le groupe du Centralisme dé­mocratique autour d'Ossinski fondé en 1919 critique la perte d'initiative des ouvriers et appelle au rétablissement de la démocratie au sein du parti, notamment lors de la IXe Conférence à l'automne 1920 où il dénonce sa bureaucratisation croissante.

Lénine lui-même, qui pourtant assume les plus hautes responsabilités étatiques, est celui qui pressent le mieux le danger que peut représenter ce nouvel Etat pour la révo­lution. Il est souvent le plus déterminé dans ses arguments pour appeler et encourager les ouvriers à se défendre contre cet Etat.

Ainsi, dans le débat sur la question syndi­cale, alors que Lénine insiste sur le fait que les syndicats doivent servir à défendre les intérêts ouvriers, même contre l'« Etat ou­vrier » qui souffre de déformations bureau­cratiques – preuve claire que Lénine admet l'existence d'un conflit entre l'Etat et la classe ouvrière –, Trotski demande l'inté­gration totale des syndicats à l'« Etat ou­vrier ». Il veut parachever la militarisation du processus de production, même après la fin de la guerre civile. Le groupe de L'oppo­sition ouvrière qui apparaît pour la première fois en mars 1921, au Xe congrès du parti, veut que la production soit contrôlée par les syndicats industriels eux-mêmes étant sous le contrôle de l'Etat soviétique.

Au sein du parti, les décisions sont de plus en plus transférées des conférences du parti au réunions du comité central et du Bureau politique récemment constitué. La militari­sation de la société que la guerre civile a provoquée, s'étend profondément de l'Etat jusqu'aux rangs du parti. Au lieu de pousser à l'initiative de ses membres dans les comi­tés locaux, le parti soumet la totalité de l'ac­tivité politique en son sein au strict contrôle de la direction, à travers des « départements » politiques, menant ainsi à la décision du Xe congrès, en mars 1921, d'interdire les fractions dans le parti.

Dans la seconde partie de cet article, nous analyserons la résistance de la Gauche communiste contre cette tendance opportu­niste et comment l'Internationale devint de plus en plus l'instrument de l'Etat russe.

DV


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Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [5° partie]

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1919 : Le programme de la dictature du prolétariat

La période 1918-20, phase « héroïque » de la vague révolutionnaire inaugurée par l'in­surrection d'Octobre en Russie, a aussi été la période durant laquelle les partis communis­tes de l'époque ont formulé leur programme de renversement du capitalisme et de transi­tion vers le communisme.

Dans la Revue internationale n° 93, nous avons examiné le programme du KPD – le parti communiste d'Allemagne – qui venait de se former. Nous avons vu qu'il consistait essentiellement en une série de mesures pratiques destinées à guider la lutte du pro­létariat en Allemagne du stade de la révolte spontanée à la conquête consciente du pou­voir politique. Dans la Revue internationale n° 94, nous avons publié la plate-forme de l'Internationale communiste – adoptée à son congrès de fondation comme base du re­groupement international des forces com­munistes et comme ébauche des tâches révolutionnaires auxquelles étaient confron­tés les ouvriers de tous les pays.

Quasiment au même moment, le Parti com­muniste de Russie (PCR) – le parti bolche­vik – publiait son nouveau programme. Il était étroitement lié à celui de l'IC et avait en fait le même auteur, Nicolas Boukharine. Malgré cela, cette séparation entre la plate-forme de l'IC et les programmes des partis nationaux (de même que celle qui existait entre ces derniers) reflétait la persistance de conceptions fédéralistes héritées de l'époque de la social-démocratie; et comme Bordiga devait le souligner plus tard, l'incapacité du « parti mondial » à soumettre ses sections nationales aux priorités de la révolution in­ternationale allait avoir de sérieuses impli­cations face au recul de la vague révolution­naire et à l'isolement et la dégénérescence de la révolution en Russie. Nous aurons l'occa­sion de revenir sur ce problème particulier. Il est cependant instructif de faire une étude spécifique du programme du PCR et de le comparer à ceux qu'on a examinés aupara­vant. Le programme du KPD était le produit d'un parti confronté à la tâche de mener les masses à la prise du pouvoir; la plate-forme de l'IC, elle, était plus considérée comme un point de référence pour les partis voulant se regrouper dans l'Internationale que comme un programme d'action détaillé. C'est en fait une des petites ironies de l'histoire que l'IC n'ait adopté un programme formel et unifié qu'à son VIe Congrès, en 1928. Boukharine en était encore une fois l'auteur mais, cette fois, le programme était aussi la marque du sui­cide de l'Internationale puisque celle-ci adoptait l'infâme théorie du socialisme en un seul pays et cessait donc d'exister comme organe du prolétariat internationaliste.

Le programme du PCR, pour sa part, a été rédigé après le renversement du régime bourgeois en Russie et constituait d'abord et avant tout une présentation détaillée et pré­cise des buts et des méthodes du nouveau pouvoir des soviets. C'était donc un pro­gramme pour la dictature du prolétariat et, en ce sens, il constitue une indication unique du niveau de clarté programmatique atteint par le mouvement communiste à ce moment-là. Plus encore, si nous n'hésiterons pas à indiquer les parties du programme que l'ex­périence pratique devait mettre en question ou réfuter de façon définitive, nous montre­rons aussi que, dans la plupart de ses lignes essentielles, ce document reste un point de référence profondément valable pour la révolution prolétarienne du futur.

Le programme du PCR a été adopté au VIIIe congrès du parti en mars 1919. La nécessité d'une révision fondamentale du vieux pro­gramme de 1908 était apparue au moins depuis 1917, lorsque les bolcheviks avaient abandonné la perspective de la « dictature démocratique » pour adopter celle de la conquête prolétarienne du pouvoir et de la révolution socialiste mondiale. A l'époque du VIIIe congrès, il y avait de nombreux désac­cords au sein du parti concernant le pouvoir des soviets et son développement (nous y reviendrons dans un article ultérieur). Aussi le programme exprime-t-il, en un certain sens, un compromis entre différents courants au sein du parti, incluant ceux qui esti­maient que le processus révolutionnaire n'allait pas assez vite en Russie et ceux qui se rendaient compte que certains principes fondamentaux étaient remis en question.

Le programme allait rapidement être suivi d'un ouvrage d'explication et de popularisa­tion considérable, L'ABC du communisme rédigé par Boukharine et Preobrajenski. Ce livre est bâti autour des points du pro­gramme mais il constitue plus qu'un simple commentaire de celui-ci. En fait, il est deve­nu lui-même un classique, une synthèse de la théorie marxiste et de son développement depuis Le manifeste communiste jusqu'à la révolution russe, rédigé dans un style acces­sible et vivant qui a fait de lui un manuel d'éducation politique à la fois pour les mem­bres du parti et pour la large masse des ou­vriers qui soutenaient et faisaient vivre la révolution. Si le présent article se concentre sur le programme du PCR plutôt que sur L'ABC du communisme, c'est parce qu'un examen détaillé de ce dernier ne peut être fait dans un seul article; ce n'est pas du tout pour minimiser l'importance du livre qui vaut toujours la peine d'être lu aujourd'hui.

C'est aussi valable et même encore plus, pour les nombreux décrets émis par le pou­voir des soviets pendant les premières pha­ses de la révolution et jusqu'à la constitution de 1918 qui définit la structure et le fonc­tionnement du nouveau pouvoir. Ces docu­ments méritent aussi d'être étudiés comme faisant partie du « programme de la dicta­ture du prolétariat », d'autant plus que, comme Trotski l'écrit dans son autobiogra­phie, « durant cette phase, les décrets étaient véritablement plus de la propagande que de vraies mesures administratives. Lénine était pressé de dire au peuple ce qu'était le nouveau pouvoir, ce qu'il serait après et comment il allait procéder pour atteindre ses buts » (Ma vie). Ces décrets ne traitaient pas seulement de questions éco­nomiques et politiques brûlantes – telles que la structure de l'Etat et de l'armée, la lutte contre la contre-révolution, l'expropriation de la bourgeoisie et le contrôle ouvrier sur l'industrie, la conclusion d'une paix séparée avec l'Allemagne, etc. –, mais aussi de nom­breuses questions sociales telles que le ma­riage et le divorce, l'éducation, la religion, etc. Toujours selon les termes de Trotski, ces décrets « seront préservés pour toujours dans l'histoire en tant que proclamations d'un nouveau monde. Non seulement les so­ciologues et les historiens, mais les futurs législateurs s'inspireront de nombreuses fois de cette source. »

Mais précisément à cause de leur gigantes­que objectif, nous ne pouvons les analyser dans cet article qui se concentrera sur le programme bolchevik de 1919 du fait même qu'il nous fournit la position la plus synthé­tique et la plus concise des buts généraux poursuivis par le nouveau pouvoir et par le parti qui les a adoptés.

L'époque de la révolution proléta­rienne

Tout comme la plate-forme de l'IC, le pro­gramme commence en se situant dans la nouvelle « ère de la révolution communiste prolétarienne mondiale », caractérisée d'un côté par le développement de l'impérialisme, la lutte féroce entre grandes puissances capitalistes pour la domination mondiale et donc par l'éclatement de la guerre impéria­liste mondiale (expression concrète de l'ef­fondrement du capitalisme) et d'un autre côté par le soulèvement international de la classe ouvrière contre les horreurs du capi­talisme en déclin, un soulèvement qui a pris une forme tangible dans la révolution d'Oc­tobre en Russie et dans le développement de la révolution dans tous les pays capitalistes centraux, en particulier en Allemagne et en Autriche-Hongrie. Le programme lui-même ne fait pas d'élaboration sur les contradicti­ons économiques du capitalisme qui avaient mené à son effondrement; elles sont exami­nées dans L'ABC du communisme, même si ce dernier ne formule pas non plus de théo­rie cohérente et définitive sur les origines de la décadence capitaliste. De même et en contraste surprenant avec la plate-forme de l'IC, le programme n'utilise pas le concept de capitalisme d'Etat pour décrire l'organisation interne du régime bourgeois dans la nou­velle période. Mais là aussi ce concept est élaboré dans L'ABC du communisme et dans d'autres contributions théoriques de Boukharine sur lesquelles nous reviendrons dans un autre article. Pour finir, tout comme la plate-forme de l'IC, le programme du PCR est totalement clair dans son insistance qu'il est impossible à la classe ouvrière de faire la révolution « sans faire de la rupture des relations et du développement d'une lutte sans pitié contre cette perversion bourgeoise du socialisme qui est dominante dans les partis social-démocrates et socialistes offi­ciels, une question de principe. »

Ayant affirmé son appartenance à la nou­velle Internationale communiste, le pro­gramme traite ensuite des tâches pratiques de la dictature du prolétariat « telles qu'elles sont appliquées en Russie, pays dont la particularité la plus notable est la prédomi­nance numérique des couches petites-bourgeoises de la population. »

Les sous-titres qui suivent dans cet article, correspondent à l'ordre et aux titres des parties du programme du PCR.

Politique générale

Le première tâche de toute révolution prolé­tarienne (révolution d'une classe qui n'a aucune assise économique dans l'ancienne société) est de consolider son pouvoir politi­que; dans ce cadre, la Plate-forme de l'Inter­nationale communiste et les Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat qui l'accompagnent, ainsi que les parties « pratiques » du programme du PCR commencent toutes par affirmer la supério­rité du système des soviets sur la démocratie bourgeoise. Contrairement à la tromperie de cette dernière sur la soi-disant participation de tous à la démocratie, le système des so­viets, dont la base se situe avant tout sur les lieux de travail plutôt que sur des unités territoriales, affirme ouvertement son carac­tère de classe. Contrairement aux parle­ments bourgeois, les soviets, avec leur prin­cipe de mobilisation permanente à travers des assemblées de masse et celui de la révo­cabilité immédiate de tous les délégués, fournissent aussi les moyens à l'immense majorité de la population exploitée et op­primée d'exercer un contrôle réel sur les organes de pouvoir de l'Etat, de participer directement à la transformation économique et sociale et ceci quels que soient la race, la religion ou le sexe. En même temps, comme l'immense majorité de la population russe était composée de paysans – et puisque le marxisme ne reconnaît qu'une seule classe révolutionnaire dans la société capitaliste – le programme affirme aussi le rôle dirigeant du « prolétariat industriel urbain » et souli­gne que « notre constitution en soviets re­flète ceci, en assignant certains droits pré­férentiels au prolétariat industriel, contrai­rement aux masses petites-bourgeoises, dés­unies en comparaison, dans les villages. » En particulier comme l'explique Victor Serge dans son livre L'an I de la révolution russe : « Le congrès pan-russe des soviets consiste dans les représentants des soviets locaux, les villes étant représentées par un député pour 25 000 habitants et les campa­gnes par un député pour 125 000. Cet arti­cle formalise la domination du prolétariat sur la paysannerie. »

Il faut se rappeler que le programme est celui d'un parti et qu'un véritable parti com­muniste ne peut jamais se satisfaire d'un statu quo tant que le but ultime du commu­nisme n'a pas été atteint, situation où il n'y aura plus besoin qu'existe un parti comme organe politique distinct. C'est pourquoi cette partie du programme insiste lourde­ment sur la nécessité pour le parti de lutter pour une participation croissante des masses à la vie des soviets, pour développer leur niveau culturel et politique, pour combattre le national-chauvinisme et les préjugés con­tre les femmes qui existent encore dans le prolétariat et les classes opprimées. Il vaut la peine de noter que, dans ce programme, il n'existe pas de théorisation de la dictature du parti (cela devait venir après), même si la question de savoir si c'est le parti qui doit ou non détenir le pouvoir est toujours restée ambiguë chez les bolcheviks de même que pour l'ensemble du mouvement révolution­naire de l'époque. Au contraire même, ce programme exprime une réelle conscience des conditions difficiles dans lesquelles se trouvait le bastion russe à l'époque (l'arriération culturelle, la guerre civile) qui avaient déjà créé un danger véritable de bureaucratisation dans le pouvoir soviétique; et une série de mesures pour combattre ce danger sont donc mises en avant :

« 1. Tout membre d'un soviet doit prendre en charge un travail défini dans un ser­vice administratif.

2. Il doit y avoir une rotation permanente parmi ceux qui sont engagés dans de tel­les tâches, de sorte que chaque membre gagne à son tour de l'expérience dans chaque branche de l'administration.

Peu à peu, l'ensemble de la population travailleuse doit être poussé à prendre un tour dans les services administratifs. »

En fait, ces mesures étaient largement in­suffisantes étant donné que le programme sous-estimait les véritables difficultés po­sées par l'encerclement impérialiste et la guerre civile : l'état de siège, la famine, la sombre réalité de la guerre civile menée avec la plus extrême férocité, la dispersion des couches les plus avancées du prolétariat sur le front, les complots de la contre-révo­lution et la terreur rouge correspondante; tout cela sapait la vie des soviets et des au­tres organes de la démocratie prolétarienne qui étaient de plus en plus étouffés sous le poids grandissant d'un appareil bureaucrati­que. A l'époque où le programme a été écrit, l'implication des ouvriers, même les plus avancés, dans les tâches d'administration de l'Etat avait pour effet de les retirer de la vie de la classe et de les transformer en bureau­crates. A la place de la tendance au dépéris­sement de l'Etat défendu par Lénine dans L'Etat et la révolution, ce sont les soviets qui commençaient à dépérir, ce qui isolait le parti à la tête d'un appareil d'Etat et le cou­pait de plus en plus de l'auto-activité des masses. Dans de telles circonstances, le parti, loin d'agir en rejetant radicalement les situations de statu quo, tendait à fusionner avec l'Etat et à devenir ainsi un organe de conservation sociale. (Pour plus de dévelop­pement sur les conditions auxquelles se confrontait le bastion prolétarien, lire « L'isolement sonne la mort de la révolu­tion » dans la Revue internationale n° 75)

Cette négation rapide et tragique de la vi­sion radicale que Lénine avait défendue en 1917 – une situation qui avait déjà avancé à un degré considérable au moment où fut adopté le programme du PCR – est souvent utilisée par les ennemis de la révolution pour prouver qu'une telle vision était au mieux utopique, au pire une simple super­cherie ayant pour but de gagner le soutien des masses et de propulser les bolcheviks au pouvoir. Pour les communistes cependant, c'est seulement une preuve que si le socia­lisme en un seul pays est impossible, c'est tout aussi vrai pour la démocratie proléta­rienne qui constitue la précondition politi­que à la création du socialisme. Et s'il existe d'importantes faiblesses dans cette partie du programme et dans d'autres, elles se trou­vent dans les passages qui sous-entendent qu'il suffisait d'appliquer les principes de la Commune, de la démocratie prolétarienne, au cas de la Russie pour arriver à la dispari­tion de l'Etat, sans que soit établi clairement et sans ambiguïté que ce ne peut être le résultat que d'une révolution internationale victorieuse.

Le problème des nationalités

Alors que sur bien des questions, pas moins importante que la démocratie prolétarienne, le programme du PCR était avant tout con­fronté à des difficultés de mise en pratique dans des conditions de guerre civile, sur le problème de la nationalité il est faussé d'emblée. Correct dans son point de départ, « l'importance primordiale de (...) la politi­que d'unir les prolétaires et les semi-prolé­taires des différentes nationalités dans une lutte révolutionnaire commune pour le renversement de la bourgeoisie » et dans sa reconnaissance de la nécessité de surmonter les sentiments de méfiance engendrés par de longues années d'oppression nationale, le programme adopte le slogan qu'avait défen­du Lénine depuis l'époque de la 2e Interna­tionale : le « droit des nations à disposer d'elles-mêmes » comme le meilleur moyen de dissiper cette méfiance et applicable même (et en particulier) par le pouvoir des soviets. Sur ce point, l'auteur du programme, Boukharine, a fait un pas en arrière signifi­catif par rapport à la position que lui ainsi que Piatakov et d'autres avaient mis en avant pendant la guerre impérialiste : le slogan d'autodétermination nationale est « avant tout utopique (il ne peut être réalisé dans les limites du capitalisme) et nocif en tant que slogan qui répand des illusions. » (Lettre au comité central du parti bolchevik, novembre 1915). Et comme l'a montré Rosa Luxem­burg dans sa brochure La révolution russe, la politique des bolcheviks de permettre aux « nations assujetties » de se séparer du pouvoir soviétique n'a fait qu'inféoder les prolétaires de ces nouvelles nations bour­geoisies « auto-déterminées » à leurs propres classes dominantes rapaces et par-dessus tout aux plans et aux manœuvres des gran­des puissances impérialistes. Les mêmes résultats désastreux ont été obtenus dans les pays « coloniaux » tels que la Turquie, l'Iran ou la Chine où le pouvoir soviétique pensait qu'il pourrait s'allier avec la bourgeoisie « révolutionnaire ». Au XIXe siècle, Marx et Engels avaient effectivement soutenu certai­nes luttes pour l'indépendance nationale, mais seulement parce que, dans cette pé­riode, le capitalisme avait encore un rôle progressif à jouer vis-à-vis des vieux vesti­ges féodaux ou despotiques de la période précédente. A aucune étape de l'histoire, l' « autodétermination nationale » n'a signi­fié autre chose que l'autodétermination de la bourgeoisie. A l'époque de la révolution prolétarienne, quand l'ensemble de la bour­geoisie constitue un obstacle réactionnaire à la progression de l'humanité, l'adoption de cette politique devait s'avérer extrêmement nuisible envers les nécessités de la révolu­tion prolétarienne (voir notre brochure Nation ou classe et l'article sur la question nationale dans la Revue internationale n° 67). Le seul et unique moyen de lutter contre les divisions nationales qui existaient au sein de la classe ouvrière, était de tra­vailler au développement de la lutte de classe internationale.

Les affaires militaires

C'est sans conteste une partie importante du programme du fait que celui-ci a été écrit alors que la guerre civile faisait encore rage. Le programme affirme certains principes de base : la nécessité de la destruction de l'an­cienne armée bourgeoise et que la nouvelle Armée rouge soit un instrument de défense de la dictature du prolétariat. Certaines me­sures sont mises en avant pour s'assurer que la nouvelle armée serve vraiment les besoins du prolétariat: elle doit être « exclusivement composée de prolétaires et des couches semi-prolétariennes apparentées de la paysannerie » ; l'entraînement et l'instruc­tion dans l'armée doivent être « effectués sur une base de solidarité de classe et d'une instruction socialiste » ; dans ce but « il doit y avoir des commissaires politiques appointés choisis parmi les communistes de confiance et totalement désintéressés pour coopérer avec l'état-major militaire » ; tandis qu'une nouvelle catégorie d'officiers, composée d'ouvriers et de paysans ayant une conscience de classe, doit être entraînée et préparée à jouer un rôle dirigeant dans l'ar­mée; afin d'empêcher la séparation entre l'armée et le prolétariat, il doit y avoir « l'association la plus étroite possible entre les unités militaires et les usines, les ate­liers, les syndicats et les organisations de paysans pauvres » tandis que la période de caserne doit être réduite au minimum. L'uti­lisation d'experts militaires provenant de l'ancien régime doit être acceptée à la con­dition que de tels éléments soient stricte­ment supervisés par les organes de la classe ouvrière. Les prescriptions de ce type ex­priment une conscience plus ou moins intui­tive du fait que l'Armée rouge était particu­lièrement vulnérable et pouvait échapper facilement au contrôle politique de la classe ouvrière; mais étant donné que c'était la première Armée rouge et le premier Etat soviétique dans l'histoire, cette conscience était inévitablement limitée tant au niveau théorique que pratique.

Le dernier paragraphe de cette partie pose certains problèmes, notamment quand il est dit que « la revendication de l'élection des officiers qui avait une grande importance comme question de principe par rapport à l'armée bourgeoise dont les cadres étaient spécialement formés en tant qu'appareil de l'assujettissement de classe du commun des soldats (et, au travers de l'instrument du commun des soldats, l'assujettissement des masses laborieuses), cesse d'avoir une signification comme question de principe par rapport à l'armée de classe des ouvriers et des paysans. Une combinaison possible d'élection et de nomination d'en haut peut constituer un expédient pour l'armée de classe révolutionnaire au niveau pratique. »

S'il est vrai que l'élection et la prise de dé­cision collective peuvent rencontrer des limites dans un contexte militaire – en parti­culier dans le feu de la bataille – le paragra­phe semble sous-estimer le degré auquel la nouvelle armée reflétait elle-même la bu­reaucratisation de l'Etat en revivifiant beau­coup des anciennes normes de subordina­tion. En fait, une « Opposition militaire » liée au groupe Centralisme démocratique, avait déjà surgi dans le parti et avait été particulièrement virulente au 8e congrès dans sa critique de la tendance à dévier des « principes de la Commune » dans l'organi­sation de l'armée. Ces principes sont impor­tants non seulement sur le terrain « pratique » mais surtout parce qu'ils créent les meilleures conditions pour que la vie politique du prolétariat soit insufflée dans l'armée. Mais durant la période de guerre civile, c'est l'opposé qui tendait à se créer: l'imposition de méthodes militaires « normales » aidait à créer un climat favori­sant la militarisation de l'ensemble du pou­voir soviétique. Le chef de l'Armée rouge, Trotski, se trouva de plus en plus associé à une telle démarche dans la période 1920-21.

Le problème central dont il est question ici est celui de l'Etat de la période de transition. L'Armée rouge – de même que la force spéciale de sécurité, la Tcheka, qui n'est même pas mentionnée dans le programme – est un organe d'Etat par excellence ; aussi, bien que pouvant être utilisée pour sauve­garder les acquis de la révolution, elle ne peut être considérée comme un organisme prolétarien et communiste. Même si elle avait été exclusivement composée de prolé­taires, elle n'aurait pu qu'être en retrait par rapport à la vie collective de la classe. Il était donc particulièrement préjudiciable que l'Armée rouge comme d'autres institutions étatiques échappent de plus en plus au con­trôle politique global des conseils ouvriers; alors qu'en même temps, la dissolution des Gardes rouges basés dans les usines privait la classe des moyens d'une autodéfense directe contre le danger de la dégénéres­cence interne. Mais ce sont des leçons qui ne pouvaient être apprises qu'à l'école sou­vent impitoyable de l'expérience révolution­naire.

La justice prolétarienne

Cette partie du programme complète celle sur la politique générale. La destruction de l'ancien Etat bourgeois implique aussi le remplacement des anciens tribunaux bour­geois par un nouvel appareil judiciaire dans lequel les juges sont élus parmi les ouvriers et les jurés pris dans la masse de la popula­tion travailleuse ; le nouveau système judi­ciaire devait être simplifié et rendu plus ac­cessible à la population que le vieux labyrin­the des cours haute et basse. Les méthodes pénales devaient être libérées de toute atti­tude de revanche et devenir constructives et éducatives. Le but à long terme étant que « le système pénal devra en dernière ins­tance être transformé en un système de mesures à caractère éducatif » dans une société sans classe et sans Etat. L'ABC du communisme souligne cependant que les be­soins urgents de la guerre civile avaient né­cessité que les nouveaux tribunaux populai­res soient complétés par les tribunaux révo­lutionnaires pour traiter non seulement des crimes sociaux « ordinaires » mais des activités de la contre-révolution. La justice sommaire prononcée par ces derniers tribu­naux était le produit d'une nécessité urgente, bien que des abus aient été commis et por­tait certainement le danger que l'introduction de méthodes plus humaines soit repoussée indéfiniment. Ainsi, la peine de mort, abolie par l'un des premiers décrets du pouvoir soviétique en 1917, a-t-elle été rapidement restaurée dans la bataille contre la Terreur blanche.

L'éducation

Tout comme les propositions de réforme pénale, les efforts du pouvoir des soviets pour réformer le système éducatif furent très assujettis aux besoins de la guerre civile. De plus, étant donné l'extrême arriération des conditions sociales en Russie où l'analpha­bétisme était largement répandu, beaucoup des changements proposés n'allaient pas plus loin que de permettre à la population russe d'atteindre un niveau d'éducation déjà atteint dans certaines des démocraties bourgeoises les plus avancées. Il en est ainsi de l'appel à la scolarisation obligatoire mixte et libre pour tous les enfants jusqu'à 17 ans ; de la création de crèches et de jardins d'enfants pour libérer les femmes de la corvée des tâches domestiques ; de la suppression de l'influence religieuse dans les écoles ; de la création de facilités extra-éducatives telles que l'éducation pour adultes, les bibliothè­ques, les cinémas, etc.

Néanmoins, le but à long terme était « la transformation de l'école de sorte que d'or­gane de maintien de la domination de classe de la bourgeoisie, elle devienne un organe de l'abolition complète de la division de la société en classes, un organe de régénéra­tion communiste de la société. »

Dans ce but « l'école du travail unifié » constituait un concept-clé qui est plus com­plètement élaboré dans L'ABC du commu­nisme. Sa fonction était vue comme le début du dépassement de la division entre les écoles élémentaires, moyennes et supérieu­res, entre les sexes, entre les écoles publi­ques et les écoles d'élite. Là encore, il était reconnu que de telles écoles étaient un idéal pour tout éducateur avancé, mais comme école du travail unifié, elle était vue comme un facteur crucial de l'abolition communiste de l'ancienne division du travail. L'espoir était porté sur le fait que dès les premiers moments de la vie d'un enfant, il n'y aurait plus de séparation rigide entre l'éducation mentale et le travail productif, de sorte que « dans la société communiste, il n'y aurait pas de corporations fermées, de guildes stéréotypées, de groupes de spécialistes pé­trifiés. Le plus brillant homme de science doit aussi être qualifié dans le travail ma­nuel.(...) Les premières activités d'un enfant prennent la forme du jeu; le jeu doit se transformer graduellement en travail, par une transition imperceptible, de sorte que l'enfant apprend dès son plus jeune âge à regarder le travail non comme une nécessité désagréable ou une punition, mais comme une expression naturelle et spontanée de ses facultés. Le travail doit être un besoin, comme le besoin de manger ou de boire ; ceci doit être instillé et développé dans l'école communiste. »

Ces principes fondamentaux resteront cer­tainement valables dans une révolution fu­ture. Contrairement à certaines tendances de la pensée anarchiste, l'école ne peut être abolie en une nuit, mais son aspect d'instru­ment d'imposition de la discipline et de l'idéologie bourgeoises devra certainement être directement attaqué, pas seulement dans le contenu de ce qui est enseigné (L'ABC insiste beaucoup sur la nécessité de distiller à l'école une vision prolétarienne dans tous les domaines de l'éducation), mais aussi dans la façon dont a lieu l'enseignement (le principe de la démocratie directe devra, autant que possible, remplacer les anciennes hiérarchies au sein de l'école). De même, le gouffre entre le travail manuel et intellec­tuel, le travail et le jeu devront aussi être traités au départ. Dans la révolution russe, de nombreuses expériences ont eu lieu dans ces directions ; bien que troublées par la guerre civile, certaines d'entre elles se sont poursuivies durant les années 1920. En fait, l'un des signes que la contre-révolution avait finalement triomphé, a été que les écoles sont de nouveau devenues des instruments d'imposition de l'idéologie et de la hiérarchie bourgeoisies, même si c'était dissimulé sous le costume du « marxisme » stalinien.

La religion

L'inclusion d'un point particulier sur la reli­gion dans le programme du parti, était, à un certain niveau, l'expression de l'arriération des conditions matérielles et culturelles de la Russie, obligeant le nouveau pouvoir à « achever » certaines tâches non réalisées par l'ancien régime, en particulier la sépara­tion de l'Eglise et de l'Etat et la fin des sub­ventions d'Etat aux institutions religieuses. Cependant, cette partie explique également que le parti ne peut se satisfaire des mesures « que la démocratie bourgeoise inclut dans son programme, mais n'a réalisé nulle part, à cause des multiples associations qui en réalité existent entre capital et propagande religieuse. » Il y avait des buts à plus long terme guidés par la reconnaissance que « seules la réalisation des buts et la pleine conscience dans toutes les activités écono­miques et sociales des masses peuvent amener à la disparition complète des illu­sions religieuses. » En d'autres termes, l'aliénation religieuse ne peut être éliminée sans l'élimination de l'aliénation sociale et ce n'est possible que dans une société pleine­ment communiste. Cela ne voulait pas dire que les communistes devaient adopter une attitude passive envers les illusions religieu­ses existantes des masses ; ils devaient les combattre activement sur la base d'une conception scientifique du monde. Mais c'était avant tout un travail de propagande ; l'idée de chercher une suppression forcée de la religion était tout à fait étrangère aux bolcheviks – une autre caractéristique du régime stalinien qui a pu oser, dans son ar­rogance contre-révolutionnaire, prétendre avoir réalisé le socialisme et avoir donc ex­tirpé les racines sociales de la religion. Au contraire, tout en menant une propagande militante athéiste, il était nécessaire que les communistes et le nouveau pouvoir révolu­tionnaire « évitent tout ce qui pouvait bles­ser les sentiments des croyants, car une telle méthode ne pouvait que mener au renforce­ment du fanatisme religieux. » C'est aussi une démarche bien éloignée de celle des anarchistes qui favorise la méthode de la provocation directe et des insultes.

Ces prescriptions fondamentales n'ont pas perdu de leur valeur aujourd'hui. L'espoir, parfois exprimé par Marx dans ses premiers écrits, que la religion soit déjà morte pour le prolétariat, n'a pas été accompli. Non seule­ment la persistance de l'arriération économi­que et sociale dans bien des parties du monde, mais aussi la décadence et la dé­composition de la société bourgeoise, sa tendance à régresser vers des formes extrê­mement réactionnaires de pensée et de croyance, ont permis que la religion et ses divers rejetons restent une force puissante de contrôle social. En conséquence, les communistes sont toujours confrontés à la nécessité de lutter contre les « préjugés religieux des masses ».

Les affaires économiques

La révolution prolétarienne commence né­cessairement comme une révolution politi­que parce que, n'ayant pas de moyens de production ou de propriété sociale propre, la classe ouvrière a besoin du levier du pouvoir politique pour commencer la transformation économique et sociale qui mènera à une société communiste. Les bolcheviks étaient fondamentalement clairs sur le fait que cette transformation ne pouvait être menée à sa conclusion qu'à une échelle globale ; bien que, comme nous l'avons noté, le programme du PCR, y compris dans cette partie, con­tienne un certain nombre de formulations ambiguës qui parlent de l'établissement d'un communisme complet comme une sorte de développement progressif au sein du « pouvoir des soviets », sans dire clairement si cela se réfère au pouvoir soviétique exis­tant en Russie ou à la république mondiale des conseils. Dans l'ensemble, cependant, les mesures économiques défendues dans le programme sont relativement modestes et réalistes. Un pouvoir révolutionnaire ne pouvait certainement pas éviter de poser la question « économique » dès le départ, puis­que c'est précisément le chaos économique provoqué par la chute du capitalisme qui contraint le prolétariat à intervenir afin d'as­surer une société avec un minimum pour survivre. C'était le cas en Russie où la re­vendication du « pain » a constitué l'un des principaux facteurs de mobilisation révolu­tionnaire. Cependant, toute idée selon la­quelle la classe ouvrière, assumant le pou­voir, pourrait réorganiser calmement et pa­cifiquement la vie économique a été immé­diatement battue en brèche par la vitesse et la brutalité de l'encerclement impérialiste et de la contre-révolution blanche qui, venant à la suite de la première guerre mondiale, ont « légué une situation complètement chaoti­que » au prolétariat victorieux. Dans ces conditions, les premiers buts du pouvoir so­viétique dans la sphère économique étaient définis ainsi :

– la réalisation de l'expropriation de la classe dominante, la prise en main des principaux moyens de production par le pouvoir soviétique ;

– la centralisation de toutes les activités économiques dans toutes les régions sous la direction du soviet (y compris celles dans les « autres » pays) selon un plan commun ; le but d'un tel plan était d'assu­rer « l'accroissement universel des forces productives dans le pays » – non pour le bien du « pays » mais pour assurer « un accroissement rapide de la quantité de biens dont la population a un besoin ur­gent » ;

– l'intégration graduelle de la production urbaine de petite échelle (artisans, etc) dans le secteur socialisé à travers le déve­loppement de coopératives et d'autres formes plus collectives ;

– l'utilisation maximale de toute la force de travail disponible par « la mobilisation générale par le pouvoir des soviets de tous les membres de la population qui sont physiquement et mentalement aptes au travail » ;

– l'encouragement à une nouvelle discipline de travail basé sur un sens collectif des responsabilités et la solidarité ;

– la maximalisation des bénéfices de la recherche scientifique et de la technolo­gie, y compris l'utilisation de spécialistes hérités de l'ancien régime.

Ces lignes générales restent fondamentale­ment valables à la fois comme premières étapes du pouvoir prolétarien cherchant à produire ce qui est nécessaire à la survie dans une région donnée et comme débuts réels d'une construction socialiste par la république mondiale des conseils. Le princi­pal problème ici se situe une nouvelle fois dans le conflit aigu entre les buts généraux et les conditions immédiates. Le projet d'élever le pouvoir de consommation des masses fut immédiatement contrecarré par les besoins de la guerre civile qui a trans­formé la Russie en une véritable caricature d'économie de guerre. Le chaos apporté par la guerre civile était si grand que « le déve­loppement des forces productives dans le pays » n'a pas eu lieu. Au contraire, les forces productives de la Russie largement réduites par la guerre mondiale, ont encore diminué avec les ravages de la guerre civile et par la nécessité de nourrir et de vêtir l'Armée rouge dans son combat contre la contre-révolution. Le fait que cette économie de guerre était hautement centralisée et, dans des conditions de chaos financier, ait en fait perdu toute forme monétaire, a amené à ce qu'on la qualifie de « communisme de guerre », mais cela ne change rien au fait que les nécessités mili­taires prévalaient de plus en plus sur les buts et les méthodes réels de la révolution prolétarienne. Afin de maintenir sa domina­tion politique collective, la classe ouvrière a besoin d'assurer au moins les besoins maté­riels fondamentaux de la vie et, en particu­lier, d'avoir le temps et l'énergie de s'engager dans la vie politique. Mais, nous l'avons déjà vu, à la place, pendant la guerre civile, la classe ouvrière a été réduite à la pénurie absolue, ses meilleurs éléments étant dis­persés sur le front ou engloutis dans la bu­reaucratie croissante du « soviet », sujets à un véritable processus de « déclassement », pendant que d'autres fuyaient à la campagne ou s'essayant pour survivre à des petits tra­fics et à des vols ; ceux qui restaient dans les usines qui produisaient encore, étaient forcés de faire des journées de travail plus longues que jamais, parfois sous l'oeil vigi­lant des détachements de l'Armée rouge. C'est volontairement que le prolétariat russe a fait ces sacrifices, mais comme ils n'étaient pas compensés par l'extension de la révolu­tion, ils devaient avoir des effets à long terme profondément dévastateurs, avant tout en sapant la capacité du prolétariat à défen­dre et maintenir sa dictature sur la société.

Le programme du PCR, comme nous l'avons vu également, reconnaissait le danger de la bureaucratisation croissante pendant cette période et défendait une série de mesures pour la combattre. Mais alors que la partie « politique » du programme est toujours liée à la défense des soviets comme meilleur moyen de maintenir la démocratie proléta­rienne, la partie sur les affaires économiques insiste sur le rôle des syndicats, à la fois dans l'organisation de l'économie et dans la défense des travailleurs contre les excès de la bureaucratie : « La participation des syndicats dans la conduite de la vie écono­mique et l'implication à travers eux des grandes masses du peuple dans ce travail apparaissent en même temps être notre principale aide dans la campagne contre la bureaucratisation du pouvoir soviétique. Cela facilitera aussi l'établissement d'un contrôle effectif sur les résultats de la pro­duction. »

Que le prolétariat, comme classe politique­ment dominante, ait aussi besoin d'exercer un contrôle sur le processus de production, est un axiome et – sur la compréhension que les tâches politiques ne peuvent être subor­données aux tâches économiques, par-dessus tout dans la période de guerre civile – cela reste vrai dans toutes les phases de la pé­riode de transition. Des ouvriers qui ne peu­vent « diriger » les usines, seront probable­ment incapables de prendre le contrôle poli­tique de la société toute entière. Mais ce qui est faux ici, c'est l'idée que les syndicats puissent être l'instrument de cette tâche. Au contraire, par leur nature même, les syndi­cats étaient bien plus susceptibles d'être atteints par le virus de la bureaucratisation; et ce n'est pas par hasard que l'appareil des syndicats est devenu l'organe d'un Etat de plus en plus bureaucratique au sein des usi­nes, en abolissant ou absorbant les comités d'usine qui avaient été produits par le grand élan révolutionnaire de 1917 et qui étaient donc une expression bien plus directe de la vie de la classe et une bien meilleure base pour résister à la bureaucratie et régénérer le système soviétique dans son ensemble. Mais les comités d'usine ne sont même pas men­tionnés dans le programme. Il est certaine­ment vrai que ces comités ont souvent souf­fert de fausses conceptions localistes et syndicalistes, selon lesquelles chaque usine était vue comme la propriété privée des ouvriers qui y travaillaient : durant les jours désespérés de la guerre civile, de telles idées ont atteint leur sommet dans la prati­que des travailleurs troquant leurs « propres » produits contre de la nourriture et du charbon. Mais la réponse à de telles erreurs n'était pas l'absorption de ces comi­tés d'usine dans les syndicats et l'Etat ; c'était d'assurer qu'ils fonctionnent comme organes de la centralisation prolétarienne, en se liant bien plus étroitement aux soviets ouvriers – une possibilité évidente étant donné que la même assemblée d'usine qui élisait des dé­légués au soviet de la ville, élisait aussi son comité d'usine. A ces observations, il faut ajouter ceci : les difficultés qu'avaient les bolcheviks à comprendre que les syndicats étaient obsolètes comme organes de la classe (un fait confirmé par l'émergence même de la forme soviétique) devaient aussi avoir de graves conséquences dans l'Internationale, en particulier après 1920 où l'influence des communistes russes a été décisive en empê­chant l'IC d'adopter une position claire et sans ambiguïté sur les syndicats.

L'agriculture

La démarche fondamentale sur la question paysanne dans le programme avait déjà été soulignée par Engels par rapport à l'Allema­gne. Tandis que les fermes capitalistes de grande échelle pouvaient être normalement socialisées très rapidement par le pouvoir prolétarien, il ne serait pas possible de con­traindre les petits agriculteurs de rejoindre ce secteur. Il allait falloir les gagner graduel­lement, avant tout grâce à la capacité du prolétariat à prouver, dans la pratique, la supériorité des méthodes socialistes.

Dans un pays comme la Russie où les rap­ports pré-capitalistes dominaient encore la majorité de la campagne et où l'expropria­tion des grands domaines pendant la révolu­tion avait eu pour résultat la division de ceux-ci par les paysans en d'innombrables parcelles, c'était encore plus vrai. La politi­que du parti ne pouvait donc être que, d'un côté, encourager la lutte de classe entre les paysans pauvres semi-prolétaires et les pay­sans riches et les capitalistes ruraux, en ai­dant à la création d'organes spéciaux pour les paysans pauvres et les ouvriers agricoles qui constitueraient le principal support à l'extension et l'approfondissement de la révolution à la campagne ; et, d'un autre côté, établir un modus vivendi avec les pay­sans petits propriétaires, en les aidant maté­riellement avec des semailles, des engrais, de la technologie, etc., de sorte à accroître leur rendement et en même temps favoriser des coopératives et des communes comme étapes transitoires vers la collectivisation réelle. « Le parti a pour but de les détacher (les paysans moyens) des riches paysans, de les amener du côté de la classe ouvrière en portant une attention particulière à leurs besoins. Il cherche à surmonter leur arrié­ration en matière culturelle par des mesures à caractère idéologique, évitant soigneuse­ment toute attitude coercitive. Dans toutes les occasions où sont touchés leurs intérêts vitaux, il cherche à arriver à un accord pratique avec eux, en leur faisant des con­cessions telles qu'elles promeuvent la construction socialiste. » Etant donné la terrible pénurie en Russie immédiatement après l'insurrection, le prolétariat n'était pas en position d'offrir grand chose à ces cou­ches au niveau de l'amélioration matérielle et en fait, sous le communisme de guerre, beaucoup d'abus contre les paysans furent commis pendant la réquisition du grain pour nourrir l'armée et les villes affamées. Mais c'était encore bien loin de la collectivisation stalinienne forcée des années 1930 qui était basée sur l'affirmation monstrueuse que l'expropriation violente de la petite-bour­geoisie (et ceci pour les besoins de l'écono­mie de guerre capitaliste) signifiait la réali­sation du socialisme.

La distribution

« Dans la sphère de la distribution, la tâche du pouvoir des soviets aujourd'hui est de continuer sans se tromper à remplacer le commerce par une distribution orientée de biens, par un système de distribution orga­nisé par l'Etat à l'échelle nationale. Le but est de réaliser l'organisation de l'ensemble de la population dans un réseau intégral de communes de consommateurs qui seront ca­pables, avec la plus grande rapidité, dé­termination, économie et un minimum de dépense de travail de distribuer tous les biens nécessaires, tout en centralisant stric­tement l'ensemble de l'appareil de distribu­tion. » Les associations coopératives exis­tantes, définies comme « petites bourgeoi­ses », devaient être aussi loin que possible transformées en « communes de consomma­teurs dirigées par les prolétaires et les semi-prolétaires. » Ce passage traduit toute la grandeur mais aussi les limitations de la ré­volution russe. La mise en commun de la distribution est une partie intégrante du pro­gramme révolutionnaire et cette partie mon­tre à quel point elle était prise au sérieux par les bolcheviks. Mais le véritable progrès qu'ils avaient fait dans ce sens a été grande­ment exagéré pendant – et en fait à cause de – la période de communisme de guerre. Le communisme de guerre n'était en réalité rien d'autre que la collectivisation de la mi­sère et il a été largement imposé par l'appa­reil d'Etat qui glissait déjà hors des mains des ouvriers. La fragilité de son fondement devait être prouvée dès que la guerre civile interne fut terminée, quand il y eut un retour rapide et général à l'entreprise privée et au commerce (qui avaient de toutes façons fleuri sous forme de marché noir pendant le communisme de guerre). Il est certainement vrai que, tout comme le prolétariat aura à collectiviser de larges secteurs de l'appareil productif après l'insurrection dans une ré­gion du monde, il devra aussi faire de même pour bien des aspects de la distribution. Mais alors que ces mesures peuvent avoir une certaine continuité avec les politiques constructives d'une révolution mondiale victorieuse, elles ne doivent pas être identi­fiées avec ces dernières. La collectivisation réelle de la distribution dépend de la capaci­té du nouvel ordre social de « produire des biens » de façon plus efficace que le capita­lisme (même si les biens eux-mêmes diffè­rent substantiellement). La pénurie maté­rielle et la pauvreté font le lit de nouveaux rapports marchands ; l'abondance matérielle est la seule base solide pour le développe­ment de la distribution collectivisée et pour une société qui « inscrive sur son drapeau : de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » (Marx, Critique du Programme de Gotha, 1875)

La monnaie et les banques

Pour l'argent, il en est de même que pour la distribution dont il constitue le véhicule « normal » sous le capitalisme : étant donné l'impossibilité d'installer immédiatement le communisme intégral, encore moins dans les limites d'un seul pays, le prolétariat ne peut que prendre une série de mesures qui ten­dent vers une société sans argent. Cepen­dant, les illusions du communisme de guerre – durant lequel l'effondrement de l'économie était confondu avec la reconstruction com­muniste – donnèrent un ton trop optimiste à cette partie et d'autres qui y sont liées. Egalement trop optimiste est la notion que la simple nationalisation des banques et leur fusion dans une banque d'Etat unique consti­tueraient les premières étapes vers « la disparition des banques et leur conversion en établissement central de comptabilité de la société communiste. » Il est douteux que des organes aussi centraux que ceux où opère le capital, puissent être pris de cette façon, même si la prise physique des ban­ques sera certainement nécessaire comme l'un des premiers coups révolutionnaires pour paralyser le bras du capital.

Les finances

« Durant l'époque où la socialisation des moyens de production confisqués aux capi­talistes a commencé, le pouvoir d'Etat cesse d'être un appareil parasitaire nourri sur le processus productif. Alors commence sa transformation en une organisation remplis­sant directement la fonction d'administrer la vie économique du pays. Dans cette mesure, le budget de l'Etat sera un budget de l'en­semble de l'économie nationale. » A nou­veau, les intentions sont louables, mais l'amère expérience devait montrer que dans les conditions de la révolution isolée ou stagnante, même le nouvel Etat-commune devient de plus en plus parasitaire qui se nourrit sur la révolution et la classe ou­vrière ; et même dans les meilleures condi­tions, on ne peut plus supposer que le sim­ple fait de centraliser les finances entre les mains de l'Etat conduise « naturellement » une économie qui a, par le passé, fonctionné sur la base du profit, à en devenir une qui fonctionne sur la base des besoins.

La question du logement

Cette partie sur le programme est plus en­racinée dans les nécessités et les possibilités immédiates. Un pouvoir prolétarien victo­rieux ne peut éviter de prendre des mesures rapides pour soulager les sans-logis et le surpeuplement, comme l'a fait le pouvoir des soviets en 1917 quand il a « complètement exproprié toutes les maisons appartenant aux propriétaires capitalistes et les a remi­ses aux soviets urbains. Il a effectué des ins­tallations massives d'ouvriers des faubourgs dans les résidences bourgeoises. Il a remis les meilleurs de ces résidences aux organi­sations prolétariennes, arrangeant l'entre­tien de ces maisons, payé par l'Etat ; il a donné du mobilier à des familles proléta­riennes, etc. » Mais ici encore, les buts les plus constructifs du programme – la sup­pression des taudis et la fourniture de loge­ments décents pour tous – sont restés large­ment irréalisés dans un pays ravagé par la guerre. Et alors que le régime stalinien a plus tard lancé des plans massifs de loge­ment, le résultat cauchemardesque de ces plans (les infâmes immeubles-casernes ou­vriers de l'ex-bloc de l'Est) n'apportait cer­tainement pas une solution au « problème du logement ».

Evidemment, la solution à long terme à la question du logement réside dans une trans­formation totale de l'environnement rural et urbain – dans l'abolition de l'opposition en­tre la ville et la campagne, la réduction du gigantisme urbain et la distribution ration­nelle de la population mondiale sur la terre. Il est clair que de telles transformations grandioses ne peuvent être menées à bien avant la défaite définitive de la bourgeoisie.

La protection du travail et le travail d'assistance sociale

Les mesures immédiates mises en avant ici, étant donné les conditions extrêmes de l'ex­ploitation qui prévalent en Russie, sont simplement l'application des revendications minimum pour lesquelles le mouvement ouvrier a lutté depuis longtemps: journée de 8 heures, allocations d'invalidité et de chô­mage, congés payés et congés maternité, etc. Et comme l'admet le programme lui-même, beaucoup de ces acquis durent être suspen­dus ou modifiés à cause des besoins de la guerre civile. Cependant, le document en­gage le parti à lutter non seulement pour ces « revendications immédiates » mais aussi pour de plus radicales – en particulier, la réduction de la journée de travail à 6 heures de sorte que plus de temps puisse être dédié à des stages de formation, non seulement dans les domaines liés au travail, mais aussi et surtout dans l'administration de l'Etat. C'était crucial puisque, comme nous l'avons noté auparavant, une classe ouvrière épuisée par le travail quotidien n'aura pas le temps ou l'énergie pour l'activité politique et le fonctionnement de l'Etat.

L'hygiène publique

Ici encore il s'agissait de lutter pour des « réformes » qui étaient réclamées depuis longtemps étant donné les terribles condi­tions d'existence que connaissait le proléta­riat russe (maladies liées au logement dans des taudis, hygiène non supervisée et règles de sécurité au travail, etc). Aussi, « le Parti communiste de Russie considère les points suivants comme des tâches immédiates:

1. la poursuite vigoureuse de mesures sani­taires étendues dans l'intérêt des ouvriers, telles que :

a. l'amélioration des conditions sanitaires sur tous les lieux publics, la protection de la terre, de l'eau, de l'air ;

b. l'organisation de cantines communales et d'approvisionnement en nourriture de façon générale sur une base scientifi­que et hygiénique ;

c. des mesures pour empêcher l'extension des maladies à caractère contagieux ;

d. une législation sanitaire ;

2. une campagne contre les maladies socia­les (tuberculose, maladies vénériennes, alcoolisme) ;

3. l'apport gratuit de conseils et de traite­ment médicaux pour l'ensemble de la po­pulation. »

Bien de ces points, apparemment élémentai­res, doivent toujours être réalisés dans bien des régions du globe. Si on peut dire quel­que chose, c'est que l'étendue du problème s'est considérablement développée. Pour commencer, la bourgeoisie, face au dévelop­pement de la crise, supprime partout les prestations médicales qui avaient commencé à être considérées comme « normales » dans les pays capitalistes avancés. Deuxième­ment, l'aggravation de la décadence du capitalisme a largement amplifié certains problèmes, par dessus tout à travers la des­truction « progressive » de l'environnement. Alors que le programme du PCR ne fait que mentionner brièvement la nécessité de « protection de la terre, de l'eau et de l'air », tout programme du futur devra re­connaître quelle énorme tâche cela repré­sente après des décennies d'empoisonnement systématique de « la terre, de l'eau et de l'air ».

CDW.

Nous avons noté que le radicalisme fonda­mental du programme du PCR était le pro­duit de l'unité de but et de dé­termination dans le parti bolchevik en 1919 et un reflet des grands espoirs ré­volutionnaires de ce moment. Dans le prochain article de cette série, nous examinerons un autre effort du parti bol­chevik pour comprendre la nature et les tâches de la période de transition, po­sées, cette fois-ci, d'une façon plus gé­nérale et plus théorique. Là encore, l'au­teur du texte en question, L'économie de la période de transition, était Nicolas Boukharine.

Conscience et organisation: 

  • Troisième Internationale [398]

Approfondir: 

  • Le communisme : à l'ordre du jour de l'histoire [300]

Questions théoriques: 

  • Communisme [301]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [302]

Gauche communiste d'Italie : "Parmi les ombres du bordiguisme et de ses épigones" (Battaglia Comunista)

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Ceux qui aujourd'hui se posent des questions sur les perspectives révolutionnaires de la classe ouvrière se trouvent confrontés à une importante dispersion du milieu politique prolétarien ([1] [431]). L'approche de ce milieu po­litique par les nouvelles forces militantes qui surgissent est entravée par plusieurs facteurs. Il y a d'abord la pression générale des campagnes médiatiques contre le com­munisme. Il y a ensuite toute la confusion que sèment les courants « gauchistes » de l'appareil politique de la bourgeoisie ainsi que la kyrielle de groupes et publications parasitaires qui ne se réclament du commu­nisme que pour en ridiculiser le contenu et la forme organisationnelle ([2] [432]). Il y a enfin le fait que les différentes composantes organi­sées de cette Gauche communiste s'ignorent mutuellement la plupart du temps et répu­gnent à la nécessaire confrontation publique de leurs positions politiques, que ce soit sur leurs principes programmatiques ou leurs origines organisationnelles. Cette attitude est une entrave à la clarification des posi­tions politiques communistes, à la compré­hension de ce que partagent en commun les différentes tendances de ce milieu politique et les divergences qui les opposent et expli­quent leur existence organisationnelle sépa­rée. C'est pourquoi nous pensons que tout ce qui va dans le sens de briser cette attitude doit être salué à partir du moment où il s'agit d'une préoccupation politique de clarifier publiquement et sérieusement les positions et analyses des autres organisations.

Cette clarification est d'autant plus impor­tante pour ce qui concerne les groupes qui se présentent comme les héritiers directs de la « Gauche italienne ». Ce courant comporte en effet plusieurs organisations et publica­tions qui se réclament toutes du même tronc commun – le Parti communiste d'Italie des années 1920 (l'opposition la plus consé­quente à la dégénérescence stalinienne de l'Internationale communiste) –, et de la même filiation organisationnelle – la consti­tution du Partito Communista Internaziona­lista (PCI) en Italie en 1943. Ce PCI de 1943 devait donner naissance à deux tendances en 1952 : d'une part le Partito Communista Inter­nazionalista (PCInt) ({C}[3]{C} [433]), d'autre part le Parti­to Communista Internazionale (PCI) ([4] [434]) animé par Bordiga. Ce dernier s'est disloqué au cours des années pour donner naissance à pas moins de trois principaux groupes qui se dénomment aujourd'hui tous PCI, ainsi qu'à une multitude de petits groupes plus ou moins confidentiels, sans parler des indivi­dus qui quasiment tous se présentent comme les « seuls » continuateurs de Bordiga. Et c'est la dénomination de « bordiguisme » qui, du fait de la personnalité et de la noto­riété de Bordiga, est souvent utilisée pour qualifier, en fait abusivement, les continua­teurs de la gauche italienne.

Le CCI pour sa part, s'il ne se revendique pas du PCI de 1943, se réfère aussi à la Gauche italienne des années 1920, à la Fraction de gauche du Parti communiste d'Italie transformée ensuite en Fraction italienne de la Gauche communiste interna­tionale dans les années 1930, ainsi qu'à la Fraction française de la Gauche communiste qui s'opposa dans les années 1940 à la disso­lution de la Fraction italienne dans la for­mation du dit PCI du fait qu'elle considérait la constitution du parti comme prématurée et confuse. ({C}[5]{C} [435])

Quelles sont les positions communes et les divergences ? Pourquoi une telle dispersion organisationnelles ? Pourquoi l'existence de tant de « Partis » et groupes issus de la même filiation historique ? Telles sont les questions que tous les groupes sérieux de­vraient aborder, afin de répondre au besoin de clarté politique qui existe dans la classe ouvrière dans son ensemble et parmi les minorités en recherche qui apparaissent dans la classe.

C'est dans ce sens que nous avons salué les polémiques récentes internes au milieu bordiguiste, avec la tentative, timide mais sérieuse, d'affronter la question des racines politiques de la crise explosive du PCI-Pro­gramma Comunista en 1982 (voir Revue in­ternationale n° 93). C'est dans le même sens que nous avons pris position brièvement dans l'article Marxisme et mysticisme de la Revue internationale n° 94 sur le débat entre les deux formations bordiguistes qui pu­blient respectivement Le Prolétaire et Il Partito. Dans ce dernier article, nous mon­trions que si Le Prolétaire a raison de criti­quer le glissement de Il Partito vers le mys­ticisme, ces idées ne tombent pas du ciel mais ont leur racines chez Bordiga lui même et nous concluions cet article en affirmant donc que « les critiques du Prolétaire doi­vent aller plus au fond, jusqu'aux racines historiques véritables de ces erreurs et, ce faisant, se réapproprier le riche héritage de l'ensemble de la Gauche Communiste. » Et c'est dans ce sens que nous tenons à saluer la parution il y a quelques mois d'une brochure publiée par Battaglia Communista (BC) sur le bordiguisme, « Parmi les ombres du bordi­guisme et de ses épigones », un bilan criti­que sérieux du bordiguisme de l'après deuxième guerre mondiale et qui se présente d'ailleurs explicitement comme « Une clari­fication » comme l'indique le surtitre de la brochure.

D'un abord un peu difficile pour qui n'est pas rompu aux positions du bordiguisme et aux divergences qui opposent depuis plus de quarante ans BC à ce courant, cette brochure est néanmoins précieuse pour faire com­prendre précisément ces divergences et pour resituer le bordiguisme et ses spécificités dans le cadre bien plus large de la Gauche italienne. ({C}[6]{C} [436])

Une bonne critique des conceptions du bordiguisme

Nous partageons l'essentiel de l'analyse et de la critique que fait BC des conceptions du bordiguisme du développement historique du capitalisme : « (...) Le risque, en somme, c'est précisément celui de se placer abstrai­tement face au "développement historique des situations" dont – nous sommes ici d'accord avec Bordiga – "le Parti est en même temps un facteur et un produit", justement parce que les situations histori­ques ne sont jamais comme de simples photocopies l'une de l'autre, et leur diffé­rence doit toujours être estimée de façon matérialiste. »

De même nous souscrivons globalement à la critique de la vision du marxisme et du culte du « chef génial » des épigones de Bordiga ; à celle d'un marxisme « invariant » qui ne souffrirait aucun enrichissement de l'expé­rience et n'aurait qu'à être « restauré » à partir des seuls textes élaborés par Bordiga :

"La restauration du marxisme est contenue dans les textes élaborés par Bordiga, le seul en mesure – selon ses épigones – d'appli­quer la méthode de la Gauche et de fournir le bagage théorique nécessaire. On doit absolument revenir et repartir de ces textes, soutiennent les bordiguistes les plus... inté­gristes. Non seulement, c'est la continuité de la Gauche qui serait en jeu, mais l'inva­riance même du marxisme. C'est pour cela que se pose la question de la nécessité suprême de répertorier les oeuvres du Maî­tre pour pouvoir les donner matériellement aux nouveaux camarades, puisque les textes sont épuisés, non réimprimés, ou dispersés. La solution consiste à imprimer des livres qui contiennent toutes les thèses et les "semi-travaux" laissés par Bordiga et à les "éplucher". Pour résumer : la mythification de la pensée de Bordiga dans l'après deuxième guerre mondiale se fonde sur la conviction que ce n'est que dans son travail théorique qu'on a "la restauration" de la science marxiste et la "redécouverte" de la vraie pratique révolutionnaire."

On peut également souligner la validité de la critique que fait BC aux implications de ces conceptions sur l'incapacité de l'organi­sation à être à la hauteur de la situation : « C'est une vérité matérialiste que le parti aussi est un produit historique, mais il existe le risque de réduire ce principe à une affirmation complètement contemplative, passive, abstraite, de la réalité sociale. Il y a le risque, donc, de retomber encore une fois dans un matérialisme mécaniste, qui n'a en réalité rien de dialectique, qui néglige les liens, les passages des phases que le mou­vement accomplit réellement dans son processus au cours de la succession des situations. Il y a le risque de ne pas com­prendre les relations qui interfèrent réci­proquement dans le développement histori­que, et donc de réduire la préparation et l'activité du parti à une présence "historique" idéaliste, ou à une apparence "formelle". »

Un point fort de la critique que fait BC au bordiguisme réside dans le fait que BC cherche à aller aux racines des divergences, en revenant sur les diverses positions qui s'étaient déjà faites jour à l'intérieur du vieux Parti Communiste Internationaliste après sa constitution en 1943 et jusqu'en 1952 quand s'est produite la scission entre les bordiguistes d'un côté et les battaglistes de l'autre. A ce propos, il faut noter que BC a fait un effort particulier de documentation et d'analyse de cette phase en publiant deux Quaderni di Battaglia Communista, le n° 6, « Le processus de formation et la Naissance du Parti communiste internationaliste », et le n° 3, « La scission internationaliste de 1952. Documents ».

La richesse de la critique de BC réside aussi dans le fait qu'elle concerne aussi bien les aspects relatifs au fonctionnement et à la structure de l'organisation révolutionnaire qu'aux positions politiques programmatiques que celle ci doit défendre.

Dans la suite de cet article, nous nous limi­terons à certains aspects relatifs au premier point, à propos duquel BC développe une critique très forte et très efficace du centra­lisme organique et du mythe de l'unani­misme théorisés par Bordiga et défendus par ses héritiers politiques.

Centralisme organique et unanimisme dans les décisions

En substance, le centralisme organique, par opposition au centralisme démocratique, correspond à l'idée selon laquelle l'organisa­tion révolutionnaire du prolétariat ne doit pas se soumettre à la logique de l'approba­tion formelle des décisions par la majorité du parti ; cette logique « démocratique » serait une logique empruntée à la bourgeoi­sie pour qui la position qui l'emporte est celle qui reçoit le plus de votes, indépen­damment du fait de savoir si elle répond ou pas aux attentes et aux perspectives de la classe ouvrière :

« L'adoption et l'emploi général ou partiel du critère de consultation et de délibération sur base numérique et majoritaire, quand il est prévu dans les statuts ou dans la praxis technique, a un caractère de moyen techni­que ou d'expédient, mais pas un caractère de principe. Les bases de l'organisation du Parti ne peuvent donc recourir à des règles qui sont celles d'autres classes et d'autres dominations historiques, comme l'obéis­sance hiérarchique des simples soldats aux chefs de différents grades héritée des orga­nismes militaires ou théocratiques prébour­geois, ou la souveraineté abstraite des élec­teurs de base déléguée à des assemblées re­présentatives ou à des comités exécutifs, propres à l'hypocrisie juridique, caractéris­tique du monde capitaliste, la critique et la destruction de telles organisations étant la tâche essentielle de la révolution proléta­rienne et communiste » (texte bordiguiste publié par le PCInt en 1949 et reproduit dans la brochure de BC « La scission inter­nationaliste »).

On peut comprendre le souci fondamental qui animait Bordiga quand, avec son retour à la politique active dans l'après-guerre, il cherchait à faire obstacle à l'idéologie enva­hissante de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie et à l'emprise que celles ci pou­vaient facilement avoir sur une génération de militants nouvellement intégrés dans le PCI, inexpérimentés pour la plupart, théori­quement peu formés et même souvent in­fluencés par les idéologies contre-révolu­tionnaires ({C}[7]{C} [437]). Le souci peut se comprendre, mais on ne peut pas partager la solution que cherchait à donner Bordiga. BC répond jus­tement :

"Condamner le centralisme démocratique en tant qu'application de la démocratie bourgeoise à l'organisation politique révo­lutionnaire de classe, c'est avant tout une méthode de discussion comparable à celle utilisée en de nombreuses occasions par le stalinisme », en rappelant comment « Bordiga, à partir de 45, a ridiculisé en plusieurs occasions les "solennelles résolu­tions des congrès souverains" (et la fonda­tion de Programme Communiste en 1952 a justement son origine dans son mépris en­vers les deux premiers Congrès du Parti Communiste Internationaliste. »

Naturellement, pour pouvoir réaliser le cen­tralisme organique, il fallait valoriser l'una­nimisme, c'est-à-dire que les cadres du parti soient prêts à accepter passivement les directives (organiques !) du centre, en fai­sant abstraction de leurs divergences, en les cachant, ou tout au plus en les faisant circu­ler discrètement dans les couloirs des réu­nions officielles du parti. L'unanimisme est l'autre face de la médaille du centralisme organique. Tout cela s'explique par l'idée – qui a fait son chemin au sein d'une partie consistante du PCInt des années 1940 (celle qui formera la branche de Programme) – selon laquelle Bordiga était le seul capable intellectuellement de résoudre les problèmes qui se posaient au mouvement révolution­naire d'après-guerre. Citons ce témoignage significatif d'Ottorino Perrone (Vercesi) :

« Le Parti italien est composé dans sa grande majorité, d'éléments nouveaux sans formation théorique et politiquement vier­ges. Les anciens militants eux-mêmes, sont restés pendant 20 ans isolés, coupés de tout mouvement de la pensée. Dans l'état pré­sent, les militants sont incapables d'aborder les problèmes de la théorie et de l'idéologie. La discussion ne ferait que troubler leur vue et ferait plus de mal que de bien. Ils ont pour le moment besoin de marcher sur la terre ferme, serait-ce même les vieilles positions actuellement périmées, mais déjà formulées et compréhensibles pour eux. Pour le moment, il suffit de grouper les volontés pour l'action. La solution des grands problèmes soulevés par l'expérience d'entre les deux guerres exige le calme de la réflexion. Seul un "grand cerveau" peut les aborder avec profit et donner la réponse qu'ils nécessitent. La discussion générale ne ferait qu'apporter de la confusion. Le tra­vail idéologique n'est pas le fait de la masse des militants mais des individualités. Tant que ces individualités géniales n'auront pas surgi, on ne peut espérer avancer en idéo­logie. Marx, Lénine étaient ces individuali­tés, ces génialités, dans une période passée. Il faut attendre la venue d'un nouveau Marx. Nous, en Italie, sommes convaincus que Bordiga sera cette génialité. Ce dernier travaille actuellement sur une oeuvre d'en­semble qui contiendra la réponse aux pro­blèmes qui tourmentent les militants de la classe ouvrière. Quand cette oeuvre paraî­tra, les militants n'auront qu'à l'assimiler et le Parti à aligner sa politique et son action sur ces nouvelles données. » (tiré de l'article « La conception du chef génial », Interna­tionalisme n° 25, août 47, et reproduit dans la Revue internationale n° 33, 2e trimestre 1983)

Ce témoignage est l'expression globale de toute une conception du parti qui est étran­gère à l'héritage du marxisme révolution­naire dans la mesure où, à la différence des stupidités contre le centralisme démocrati­que dont on a parlé avant, on introduit vrai­ment ici une conception bourgeoise de l'avant-garde révolutionnaire. La conscience, la théorie, l'analyse, seraient exclusivement l’œuvre d'une minorité – et même d'un cer­veau, d'un seul intellectuel – tandis qu'il ne resterait au parti qu'à attendre les directives du chef (imaginons combien de temps de­vrait attendre la classe ouvrière qui aurait ce parti pour guide !). Voilà la véritable signi­fication du centralisme organique et du be­soin d'unanimisme ({C}[8]{C} [438]). Mais comment faire cadrer cela avec le fait que Bordiga a été le camarade qui, pour défendre les positions de la minorité, a créé et animé la fraction abs­tentionniste du PSI, qui a fait la démonstra­tion de son courage et de sa combativité en défendant face à l'Internationale Commu­niste, les points de vue de son parti et qui, à cause de tout cela, a été l'inspirateur des camarades en exil qui, pendant les années du fascisme en Italie, ont constitué la frac­tion du PCI, avec pour but, de faire le bilan de la défaite pour former les cadres du futur parti ? Sans problème, il suffit de tirer un trait sur tout cela en disant simplement que la fraction ne sert plus ; maintenant, c'est le chef génial qui résout tout :

« Le Parti considère la formation de frac­tions et la lutte entre celles-ci au sein d'une organisation politique comme un processus historique que les communistes ont trouvé utile et ont appliqué quand s'était vérifiée une dégénérescence irrémédiable des vieux partis et de leurs directions et que venait à manquer le parti ayant les caractères et fonctions révolutionnaires.

Quand un tel parti s'est formé et agit, il ne renferme pas en son sein de fractions divi­sées idéologiquement et encore moins or­ganisées. (...) » (Extrait de Note sur les ba­ses de l'organisation du parti de classe, texte bordiguiste publié par le PCInt en 1949 et reproduit dans la brochure de BC, « La scission internationaliste... »)

Rien d'étonnant à ce que, Bordiga disparu, ses héritiers aient fini par se quereller les uns avec les autres, chacun s'agrippant aux dépouilles politiques du grand chef dans la tentative aussi difficile qu'inutile de trouver les réponses aux problèmes qui se posent de façon toujours plus cruciale à l'avant-garde révolutionnaire. Et tout ceci n'a que peu à voir avec le parti compact et puissant vanté par les différentes formations bordiguistes. Nous croyons que les camarades bordiguis­tes, qui ont montré qu'ils savaient rectifier les erreurs du passé et qui ont une attitude de moins en moins sectaire, devraient se convaincre de revenir sur leur conception du parti, à laquelle ils payent encore aujour­d'hui un tribut politique très important.

Les limites de la critique de Battaglia Communista

Comme nous l'avons dit avant, nous esti­mons comme très valable la prise de posi­tion critique formulée par BC et nous som­mes d'accord avec une bonne partie des points traités. Il y a cependant un point fai­ble dans la prise de position qui a déjà été souvent l'objet de polémiques entre nos deux organisations et sur lequel il est important que nous arrivions à une clarification. Ce point faible concerne l'analyse de la forma­tion du PCI en 1943, une formation qui, pour nous, a obéi à une logique opportu­niste, analyse qu'évidemment BC ne partage pas, ce qui du coup affaiblit grandement sa critique au bordiguisme. Nous ne pouvons pas revenir ici sur chaque aspect du pro­blème, d'ailleurs exposés dans les deux ar­ticles récents déjà mentionnés « A l'origine du CCI et du BIPR » ([9] [439]), mais il est impor­tant de rappeler les principaux points :

  1. Contrairement à ce qu'affirme Battaglia selon qui nous aurions toujours été, de toute façon, opposés à la formation du parti en 1943, rappelons que « lorsqu'en 1942-43, se développent dans le nord de l'Italie de gran­des grèves ouvrières conduisant à la chute de Mussolini et à son remplacement par l'amiral pro-alliés, Badoglio, (...) la Frac­tion estime que, conformément à sa position de toujours, "le cours de la transformation de la Fraction en parti en Italie est ouvert". Sa Conférence d'Août 1943 décide de re­prendre le contact avec l'Italie et demande aux militants de se préparer à y retourner dès que possible. » (Revue internationale, n° 90)
  2. Une fois connues les modalités de construction de ce parti en Italie, modalités qui consistaient à regrouper les camarades du vieux parti de Livourne de 1921, chacun avec son histoire et ses conséquences, sans même la moindre vérification d'une plate-forme commune, jetant à l'eau par là même tout le travail élaboré par la Fraction à l'étranger ({C}[10]{C} [440]), la Gauche Communiste de France ({C}[11]{C} [441]) a développé des critiques très fortes que nous partageons sur tous ses points essentiels.
  3. Cette critique concernait, entre autre, l'intégration dans le parti, de plus à un poste à haute responsabilité, d'un personnage comme Vercesi qui s'était fait exclure de la Fraction pour avoir participé, à la fin de la guerre, au Comité antifasciste de Bruxelles. Vercesi n'avait pas fait la moindre critique de son activité.
  4. La critique concernait aussi l'intégration, au sein du parti, des éléments de la minorité de la Fraction à l'étranger qui avaient scis­sionné pour aller faire un travail de propa­gande politique chez les partisans de la Ré­publique pendant la guerre d'Espagne en 1936. Ici encore, la critique ne portait pas sur l'intégration de ces éléments dans le parti mais sur le fait qu'elle se réalisait sans qu'il y ait eu une discussion préalable sur leurs erreurs passées.
  5. Enfin, il y a une critique qui porte sur l'attitude ambiguë qu'a eu le PCI pendant les années de la résistance antifasciste à l'égard des formations partisanes.

Pas mal de critiques que BC porte à la com­posante bordiguiste du PCI des années 1943-52 sont en fait l'expression de cette union sans principe qui a été à la base de la for­mation du parti dont étaient pleinement conscients les camarades responsables des deux bords et que la GCF avait dénoncé sans concession ({C}[12]{C} [442]). L'explosion ultérieure du parti en deux branches, dans une phase de très grande difficulté du fait du reflux des luttes qui avaient éclaté au milieu de la guerre, a été la conséquence logique de la façon opportuniste dont le parti s'était cons­truit.

C'est justement parce que c'est le point fai­ble de sa prise de position que BC fait d'étranges contorsions : parfois, elle mini­mise ces différences entre les deux tendan­ces du PCI à l'époque ; d'autres fois, elle les fait apparaître au moment de la scission seulement et d'autres fois encore, elle les attribue à la Fraction à l'étranger elle même.

Quand BC minimise le problème, elle donne l'impression qu'avant le PCI il n'y avait rien, qu'il n'y avait pas eu toute l'acti­vité de la Fraction auparavant et de la GCF après, qui ont fourni un travail énorme de réflexion et des premières conclusions im­portantes :

« Quand on reconsidère tous ces événe­ments, il faut avoir présent à l'esprit la courte, mais intense, période historique dans laquelle s'est réalisée la constitution du PC Internationaliste: il était entre autre inévitable, après presque deux décennies de dispersion et d'isolement des cadres de la Gauche Italienne survivants, que se fassent jour quelques dissensions internes, fondées pour la plupart sur des malentendus et sur des bilans différents des expériences per­sonnelles et locales. » (Quaderno di Batta­glia Communista n° 3, La scissione interna­zionalista)

Quand BC fait apparaître les divergences au moment de la scission seulement, elle commet tout simplement un faux historique tendant à dissimuler la responsabilité qu'ont eue ses ancêtres politiques en visant de façon opportuniste à gonfler le plus possible le parti de militants :

« Ce qui est arrivé en 1951-52 a justement eu lieu dans la période dans laquelle certai­nes caractéristiques les plus négatives de cette tendance – qui aurait continué à cau­ser d'autres dommages, notamment grâce aux soins des épigones – se manifestaient pour la première fois. » (Ibid., souligné par nous)

Quand enfin, BC attribue à la Fraction les divergences qui se seraient ensuite manifes­tées dans le Parti, elle démontre seulement qu'elle n'a pas compris la différence entre les tâches de la Fraction et celles du Parti. La tâche de la Fraction, c'est celle de faire un bilan à partir d'une défaite historique et de préparer de cette façon les cadres du futur parti. Il est normal que dans ce bilan s'ex­priment des points de vue différents et c'est justement pour cela que Bilan défendait l'idée que, dans le débat interne, la critique la plus large possible soit faite sans aucun ostracisme. La tâche du Parti c'est, au con­traire, d'assumer, sur la base d'une plate-forme et d'un programme clairs et admis par tous, la direction politique des luttes ouvriè­res dans un moment décisif des affronte­ments de classe, de telle façon qu'il s'éta­blisse une osmose entre le parti et la classe, un rapport dans lequel le parti est reconnu comme tel par sa classe : « Mais dans la Fraction avant et dans le Parti ensuite co­habitaient deux états d'esprit que la victoire définitive de la contre-révolution (...) de­vaient amener à se séparer. » (Ibid.)

C'est justement l'incompréhension de ce qu'est la fonction de la Fraction par rapport à celle du Parti qui a conduit BC (comme par ailleurs, Programma lui même avec ses différentes scissions successives) à garder les attributs de Parti à son organisation, alors même que la poussée ouvrière après 1945 s'était complètement epuisée et qu'il fallait alors reprendre le travail patient, mais non moins absorbant, d'achèvement du bilan des défaites et de formation des futurs ca­dres. A ce propos, malgré la fausseté de certains arguments donnés par Vercesi lui-même et par d'autres éléments de l'aile bor­diguiste, BC ne peut pas interpréter comme étant liquidationniste l'idée selon laquelle, la situation historique ayant changé, on doive retourner à un travail de fraction :

« C'étaient les premiers pas qui auraient ensuite amené certains à envisager la dé­mobilisation du parti, la suppression de l'organisation révolutionnaire et le renon­cement à tout contact avec les masses, en remplaçant la fonction et la responsabilité militante du parti par la vie de fraction, de cercle qui fait l'école du marxisme. » (Ibid.)

Au contraire, c'est précisément la formation du parti et la prétention de pouvoir dévelop­per un travail de parti quand objectivement les conditions n'existent pas, qui a poussé et pousse Battaglia à faire quelques pas vers l'opportunisme, comme nous l'avons mis en évidence récemment dans un article paru dans notre presse territoriale à propos de l'intervention de ce groupe vis à vis des GLP, une formation politique qui est issue de l'aire de l'autonomie :

« Honnêtement, notre crainte c'est que BC, au lieu de jouer son rôle de direction politi­que vis-à-vis de ces groupes en les poussant à une clarification et à une cohérence poli­tique, tende par opportunisme à s'adapter à leur activisme, en fermant les yeux sur leurs dérapages politiques, courant ainsi le risque sérieux d'être entraînée elle même dans la dynamique gauchiste dont les GLP sont porteurs. » ({C}[13]{C} [443])

C'est une chose grave parce que, mis à part le danger de glissements vers le gauchisme, BC en arrive à limiter son intervention en réduisant son rôle à celui d'un groupe local avec une intervention parmi les étudiants et les autonomes. BC a au contraire un rôle d'importance primordiale à jouer autant dans la dynamique actuelle du camp prolétarien que pour son propre développement et celui du BIPR.

5 septembre 1998, Ezechiele



[1] [444]. Comme nous l'avons déjà développé à plusieurs reprises dans notre presse, ce que nous entendons par milieu politique prolétarien est la mouvance qui comprend ceux qui se réclament ou se rapprochent des positions de la Gauche communiste. Parce qu'elle est constituée des groupes et organisations qui ont été capables de maintenir les principes de l'internationalisme prolétarien dans et depuis la se­conde guerre mondiale, et qui ont toujours combattu le caractère contre-révolutionnaire du stalinisme et de la gauche du capital, la Gauche communiste, avec ceux qui en reprennent les principes et se rattachent à cette tradition, est le seul milieu politi­que authentiquement prolétarien.

{C}[2]{C} [445]. Voir Revue internationale n° 95, « Thèses sur le parasitisme ».

{C}[3]{C} [446]. C'est ce groupe qui publie Prometeo et Battaglia Comunista qui a formé dans les années 1980 le Bu­reau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR) avec la Communist Workers Organisation de Grande-Bretagne.

[4] [447]. L'organe théorique du PCI était Programma co­munista en Italie et Programme communiste en France, pour les pays où il était le plus fortement re­présenté.

{C}[5]{C} [448]. Voir Polémique : à l'origine du CCI et du BIPR, « La Fraction italienne et la Gauche communiste de France », Revue internationale n° 90, 3e trim. 1997, « La formation du Partito Comunista Inter­nazionalista », n° 91, 4e trim. 1997.

Les différents groupes bordiguistes présentent cette bizarrerie de tous s'appeler Partito Communista Internazionale. Pour les différencier nous les dési­gnerons donc par le périodique le plus connu publié par chacun à l'échelle internationale, même quand ces groupes sont présents dans plusieurs pays. Nous parlerons donc de Le Prolétaire (qui publie aussi Il Comunista en Italie), de Il Partito (qui publie sous le même nom), de Programma Communista (italien, à ne pas confondre avec Programme Communiste en français).

[6] [449]. La brochure existe actuellement en italien, elle se­ra disponible en français fin 1998, et l'an prochain en anglais.

{C}[7]{C} [450]. Voir à ce propos le passage suivant tiré d'une let­tre au Comité Exécutif de mars 1951 (nous sommes en pleine phase de scission) signée par Bottaïoli, Ste­fanini, Lecci et Damen : « dans la presse du parti reviennent souvent des formulations théoriques, des indications politiques et des justifications pra­tiques qui manifestent la détermination du CE de faire des cadres du parti, organisationnellement peu sûrs et politiquement non préparés, des espèces de cobayes pour des expériences de dilet­tantisme politique qui n'a rien à voir avec la poli­tique d'une avant-garde révolutionnaire. » (souligné par nous)

[8] [451]. La vision alternative au centralisme organique n'est naturellement pas l'anarchisme, la recherche obsessionnelle de la liberté individuelle, le manque de discipline, mais assumer sa responsabilité militante dans les débats de l'organisation révolu­tionnaire et de la classe, tout en appliquant les orientations et décisions de l'organisation une fois qu'elles ont été adoptées.

{C}[9]{C} [452]. Voir également les polémiques plus anciennes sur ce thème : « Le parti défiguré: la conception bordiguiste », Revue internationale n° 23, « Contre la conception du chef génial », n° 33, « La disci­pline... force principale... », n° 34.

{C}[10]{C} [453]. Sur le niveau extrêmement peu qualifié des cadres de ce parti, nous avons déjà cité au début de cet article les témoignages de la composante Battaglia comme de celle Programma.

{C}[11]{C} [454]. La Gauche communiste de France se constitue selon les enseignements de la Fraction italienne en 1942, prenant initialement le nom de Noyau français de la Gauche communiste.

{C}[12]{C} [455]. Voila comment s'exprime sur cette question le groupe bordiguiste Le Prolétaire dans un article dédié lui aussi à la scission de 1952 : « Un autre point de désaccord a été la façon de concevoir le processus de formation du Parti en tant que tel comme un processus d'"aggrégation" de noyaux d'origine disparate et dont les lacunes devaient se compenser mutuellement (c'était notamment la fa­meuse tentative de "regroupement à quatre" – quadrifolio – par la fusion de groupes différents, trotskistes y compris, qui connut par la suite de nombreuses rééditions, toujours infructueuses, avant de s'incarner dans la formule  du "Buro", etc.). » Tiré de « La portée de la scission de 1952 dans le Partito Communista Internazionalista », in: Programme Communiste n° 93, mars 1993.

[13] [456]. Voir l'article « Les "Groupes de Lutte proléta­rienne" : une tentative inachevée pour atteindre une cohérence révolutionnaire », Rivoluzione Internazionale n° 106, à paraître dans un prochain n° de Révolution internationale.

 

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Italienne [457]

Courants politiques: 

  • Bordiguisme [205]

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Liens
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