Soumis par Révolution Inte... le
Quel était la nature du système ayant existé dans notre pays pendant la période « soviétique » ?
C'est certainement une des questions principales de l'histoire et, dans une certaine mesure, des autres sciences sociales. Et ce n'est pas seulement une question académique : elle est très liée à l’époque contemporaine car il est impossible de comprendre les réalités d'aujourd'hui sans connaître celles d'hier.
Cette question peut être résumée comme suit : quel était la nature du sujet central du système « soviétique » qui a déterminé la voie du développement du pays, c’est-à-dire la bureaucratie dirigeante ? Quels étaient ses rapports avec les autres groupes sociaux ? Quels motivations et besoins déterminaient son activité ?
Il est impossible d’étudier sérieusement ces problèmes sans connaître les œuvres de Léon Trotsky, un des premiers auteurs qui ait essayé de comprendre et d'analyser la nature du système « soviétique » et de sa couche dirigeante. Trotsky a consacré plusieurs ouvrages à ce problème, mais ses visions les plus générales, les plus concentrées de la bureaucratie sont exposées dans son livre La Révolution trahie publié il y a 60 ans.
La bureaucratie : caractéristiques principalesRappelons les caractéristiques principales de la bureaucratie données par Trotsky dans son livre.
1) Le niveau supérieur de la pyramide sociale en URSS est occupé par « la seule couche sociale privilégiée et dominante, au sens plein des termes », cette couche « qui, sans fournir un travail productif direct, commande, administre, dirige, distribue les châtiments et les récompenses ». D’après Trotsky, elle compte de 5 à 6 millions de personnes ([1]).
2) Cette couche qui dirige tout est hors de tout contrôle de la part des masses qui produisent les biens sociaux. La bureaucratie règne, les masses laborieuses « obéissent et se taisent » ([2]).
3) Cette couche maintient des rapports d'inégalité matérielle dans la société. « Des limousines pour 'les activistes', de bons parfums pour 'nos femmes', de la margarine pour les ouvriers, des magasins de luxe pour les privilégiés, la seule image des mets fins exposés à la vitrine pour la plèbe » ([3]). En général, les conditions de vie de la classe dirigeante sont analogues a celles de la bourgeoisie : elle « comprend tous les degrés, de la petite bourgeoisie la plus provinciale à la grande bourgeoisie des villes » ([4]).
4) Cette couche est dirigeante pas seulement objectivement ; subjectivement elle se considère comme le seul maître de la société. D’après Trotsky, elle a « une conscience spécifique de classe dirigeante » ([5]).
5) La domination de cette couche est maintenue par la répression, sa prospérité se base sur « l'appropriation masquée du travail d'autrui ». « La minorité privilégiée, note Trotsky, vit aux détriment de la majorité bernée » ([6]).
6) Il y a une lutte sociale latente entre cette couche dirigeante et la majorité opprimée des travailleurs ([7]).
Ainsi Trotsky décrit le tableau qui suit : il existe une couche sociale assez nombreuse qui contrôle la production, donc son produit, d'une manière monopolistique, qui s'approprie une grande part de ce produit (c’est-à-dire, exerce une fonction d'exploitation), qui est unie autour de la compréhension de ses intérêts matériels communs et qui est opposée à la classe des producteurs.
Comment les marxistes appellent-ils la couche sociale qui a toutes ces caractéristiques ? Il n'y a qu'une seule réponse : c'est la classe sociale dirigeante au sens plein du terme.
Trotsky conduit les lecteurs à une telle conclusion. Mais lui n'y parvient pas, bien qu'il note qu'en URSS la bureaucratie « est quelque chose de plus qu'une simple bureaucratie » ([8]). « Quelque chose de plus » mais quoi ? Trotsky ne le dit pas. De plus, il consacre un chapitre entier à réfuter l’idée d’une essence de classe de la bureaucratie. Après avoir dit « A », après avoir décrit un tableau de la classe dirigeante exploiteuse, Trotsky recule au dernier moment et refuse de dire « B ».
Le stalinisme et le capitalismeTrotsky fait preuve des mêmes réticences quand il traite une autre question, lorsqu'il compare le système bureaucratique stalinien et le système capitaliste. « Mutatis mutandis, le gouvernement soviétique s'est mis à l'égard de l'économie dans son ensemble dans la situation du capitaliste à l'égard d'une entreprise isolée », nous dit Trotsky dans le Chapitre II de La Révolution trahie ([9]).
Dans le Chapitre IX il écrit : « Le passage des usines à l'Etat n'a changé que la situation juridique [souligné par A.G.] de l'ouvrier ; en fait, il vit dans le besoin tout en travaillant un certain nombre d'heures pour un salaire donné (...) Les ouvriers ont perdu toute influence sur la direction des usines. Travaillant aux pièces, vivant dans une gêne profonde, privé de la liberté de se déplacer, subissant à l'usine même un terrible régime policier, l'ouvrier pourrait difficilement se sentir 'un travailleur libre'. Le fonctionnaire est pour lui un chef, l'Etat un maître. » ([10]).
Dans le même chapitre Trotsky note que la nationalisation de la propriété ne liquide pas la différence sociale entre les couches dirigeantes et les couches soumises : les unes jouissent de tous les bien possibles, les autres vivent dans la misère comme jadis et vendent leur main-d’œuvre. Dans le Chapitre IV il dit la même chose : « la propriété étatique des moyens de production ne transforme pas le fumier en or et n'entoure pas d'une auréole de sainteté le sweating system, le système de la sueur ». ([11])
Ces thèses semblent très clairement constater des phénomènes élémentaires du point de vue marxiste. Car Marx a toujours souligné que la caractéristique principale de tout système social n'était pas constituée par ses lois et « ses formes de propriété » dont l'analyse en tant qu'une chose en soi menait à une métaphysique stérile ([12]). Le facteur décisif est constitué par les rapports sociaux réels, principalement le comportement des groupes sociaux envers le surproduit social.
Un mode de production peut se fonder sur différentes formes de propriété. L'exemple du féodalisme le montre bien. Au Moyen Age, il s'est fondé sur la propriété féodale privée des terres dans les pays occidentaux et sur la propriété féodale d'Etat dans les pays orientaux. Néanmoins, dans les deux cas, les rapports sociaux étaient féodaux, ils s'appuyaient sur l'exploitation féodale que la classe des paysans producteurs subissait.
Dans le Livre III du Capital Marx définit comme caractéristique principale de toute société « la forme économique spécifique sous laquelle le travail gratuit est directement soutiré des producteurs. » Par conséquent, ce qui joue le rôle décisif ce sont les rapports entre ceux qui contrôlent le processus et les résultats de la production et ceux qui exercent cette dernière ; l'attitude des propriétaires des conditions de la production envers les producteurs eux-mêmes... : « C'est ici que nous découvrons le mystère le plus profond, la base cachée de toute la société. » ([13])
Nous avons déjà donné le tableau des rapports entre la couche dirigeante et les producteurs tel que le décrit Trotsky. D'un côté, « les propriétaires des conditions de la production » réels incarnés dans Etat (c’est-à-dire la bureaucratie organisée), de l'autre, les propriétaires « de-jure », en fait les travailleurs dépossédés des droits, les salariés dont « le travail gratuit est soutiré ». Il n'est possible d'en tirer qu'une seule conclusion logique : du point de vue de leur nature, il n'y a aucune différence fondamentale entre le système bureaucratique stalinien et celui du capitalisme « classique ».
Ici aussi, après avoir dit « A », après avoir démontré une identité fondamentale de ces deux systèmes, Trotsky ne dit pas « B ». Au contraire, il se dresse catégoriquement contre une identification de la société stalinienne à un capitalisme d'Etat et il avance la thèse qu'il existe en URSS une forme spécifique d'« Etat ouvrier » où le prolétariat demeure une classe dirigeante du point de vue économique et ne subit pas d'exploitation bien qu'il soit « politiquement exproprié ».
Pour soutenir cette thèse, Trotsky invoque la nationalisation des terres, des moyens de production, du transport et des échanges ainsi que le monopole du commerce extérieur, c’est-à-dire qu’il dresse le même argumentaire « juridique » qu'il a déjà réfuté d'une manière convaincante (voir les citations ci-dessus). A la page 72 [édition russe] de La Révolution trahie il nie que la propriété d'Etat puisse « transformer le fumier en or », mais à la page 206, au contraire, il déclare que le seul fait de la nationalisation suffit pour que les travailleurs opprimés deviennent la classe dirigeante.
Le schéma qui efface la réalitéComment peut-on expliquer cela ? Pourquoi Trotsky, le publiciste, le critique impitoyable du stalinisme qui cite les faits démontrant que la bureaucratie est une classe dirigeante et un exploiteur collectif, peut-il contredire Trotsky, le théoricien qui essaie d'analyser les faits exposés ?
Evidemment, on peut donner deux séries de causes principales qui ont empêché Trotsky de surmonter cette contradiction. Ce sont des causes de type théorique et des causes de type politique.
Dans La Révolution trahie, Trotsky essaie de réfuter en théorie la thèse de l'essence de classe de la bureaucratie en avançant des arguments assez faibles dont le fait qu’elle « n'a ni titres ni actions » ([14]). Mais pourquoi la classe dirigeante doit-elle obligatoirement les posséder ? Car il est bien évident que la possession « des actions et des obligations » elle-même n'a aucune importance : la chose importante consiste dans le fait que tel ou tel groupe social s’approprie ou non un surproduit du travail des producteurs directs. Si oui, la fonction d'exploitation existe indépendamment de la distribution d'un produit approprié soit en tant que profit sur des actions, soit en tant que traitements et privilèges de fonction. L'auteur de La Révolution trahie est aussi peu convaincant quand il dit que les représentants de la couche dirigeante ne peuvent pas laisser leur statut privilégié en héritage ([15]). Il est peu probable que Trotsky ait sérieusement envisagé que les fils de l’élite puissent devenir ouvriers ou paysans.
A notre avis, il ne faut pas chercher dans des explications superficielles de ce genre une cause vraiment fondamentale du refus de Trotsky de considérer la bureaucratie comme la classe sociale dirigeante. Il faut la chercher dans sa conviction profonde que la bureaucratie ne pouvait pas devenir l’élément central d'un système stable, qu'elle n’était capable que de « traduire » les intérêts d'autres classes, mais en les faussant.
Aux cours des années 20, cette conviction était déjà devenue la base du schéma des antagonismes sociaux de la société « soviétique » adopté par Trotsky pour qui le cadre de tous ces antagonismes était réduit à une dichotomie stricte : prolétariat-capital privé. Dans ce schéma, il ne reste aucune place pour une « troisième force ». L’ascension de la bureaucratie a été considérée comme le résultat d'une pression de la petite bourgeoisie rurale et urbaine sur le parti et l'Etat. La bureaucratie a été considérée comme un groupe balançant entre les intérêts des ouvriers et ceux des « nouveaux propriétaires », qui n’était capable de bien servir ni les uns, ni les autres. Indubitablement, après une première atteinte sérieuse sur sa stabilité, le régime de domination d'un pareil groupe instable « entre les classes » devrait tomber et ce groupe se scinder. C'est ce que Trotsky a prédit à la fin des années 20 ([16]).
Pourtant, dans la réalité, les événements se sont développés d'une autre manière. Après un conflit des plus violents avec la paysannerie et la petite bourgeoisie, la bureaucratie n'est pas tombée et ne s'est pas scindée. Après avoir facilement obtenu la capitulation de la « droite » peu nombreuse en son sein, elle a commencé à liquider la NEP, « les koulaks comme classe », a déployé une collectivisation et une industrialisation forcées. Tout cela a été complètement inattendu pour Trotsky et ses partisans, car ils étaient sûrs que les « apparatchiks » centristes n'en seraient pas capables du fait de leur nature ! Il n'est pas étonnant que l’échec des prévisions politiques de l'opposition trotskiste ait entraîné son déclin catastrophique. ([17])
En tentant en vain de trouver une issue, Trotsky a envoyé de son exil des lettres et des articles où il a démontré qu'il n'y avait là qu'un détour de l'appareil qui allait « inévitablement échouer bien avant qu'il n'obtienne le moindre résultat sérieux » ([18]). Même quand le leader de l'Opposition a constaté l’inconsistance pratique de ses conceptions à propos d'un rôle « dépendant » de la bureaucratie « centriste », il a continué obstinément à s'en tenir à un schéma en état de faillite. Ses réflexions théoriques de l’époque du « grand tournant » nous frappent par leur éloignement de la réalité. Par exemple, à la fin de 1928 il écrit : « Le centrisme est une ligne officielle de l'appareil. Le porteur de ce centrisme est le fonctionnaire du parti... Les fonctionnaires ne forment pas une classe. Quelle ligne de classe le centrisme représente-t-il ? » Car Trotsky niait la possibilité même d'une ligne propre de la bureaucratie ; il en était arrivé à la conclusion suivante : « Les propriétaires montants trouvent leur expression, même lâche, dans la fraction de droite. La ligne prolétarienne est représentée par l'opposition. Que reste-t-il au centrisme ? Après la déduction des sommes ci-dessus reste... le paysan moyen » ([19]). Et Trotsky écrit tout cela alors même que l'appareil stalinien conduit la campagne de violence contre la paysannerie moyenne et prépare la liquidation de sa formation économique !
Et par la suite, Trotsky a continué d'attendre une proche désintégration de la bureaucratie en éléments prolétariens, bourgeois et « ceux qui resteraient de côté ». Il a prédit la chute du pouvoir des « centristes » d'abord après l’échec d’une « collectivisation complète », puis comme résultat d'une crise économique à la fin du premier quinquennat. Dans son « Projet de plate-forme de l'opposition de gauche internationale sur la question russe » rédigé en 1931, il a même envisagé la possibilité d'une guerre civile quand les éléments de l'appareil d'Etat et du parti seraient divisés « des deux côtés de la barricade » ([20]).
Malgré toutes ces prévisions, le régime stalinien s'est maintenu, la bureaucratie non seulement s'est unifiée, mais elle a même renforcé son pouvoir totalitaire. Néanmoins, Trotsky a continué de considérer le système bureaucratique en URSS comme extrêmement précaire, et dans les années 30, il a cru que le pouvoir de la bureaucratie pouvait s'effondrer à tout moment. De ce fait, on ne peut pas considérer celle-ci comme une classe. Trotsky a le plus clairement exprimé cette pensée dans son article « L'URSS en guerre » (septembre 1939) : « Est-ce que nous ne nous tromperons pas si nous donnons le nom d'une nouvelle classe dirigeante à l'oligarchie bonapartiste quelques années ou même quelques mois avant sa chute honteuse ? » ([21]).
Ainsi, tous les pronostics sur le destin de la bureaucratie « soviétique » dirigeante faits par Trotsky ont été réfutés les uns après les autres par les événements eux-mêmes. Pourtant, malgré tout cela, il n'a pas voulu modifier ses opinions. Pour lui, l'attachement à un schéma théorique valait plus que tout le reste. Mais là ne se trouve pas la seule cause, car Trotsky fut plus homme politique que théoricien et il préféra généralement une approche « politique concrète » de divers problèmes à une approche « sociologique abstraite ». Et ici nous allons voir une autre cause importante de son refus obstiné de nommer les choses par leur propre nom.
La terminologie et la politiqueSi nous examinons l'histoire de l'opposition trotskiste dans les années 20 et au début des années 30, nous verrons que la base de toute sa stratégie politique était de miser sur une désintégration de l'appareil gouvernant en URSS. C’est l'alliance d'une « tendance de gauche » hypothétique avec l'Opposition que Trotsky considérait comme la condition nécessaire pour une réforme du parti et de l'Etat. « Le bloc avec les centristes [la partie stalinienne de l'appareil - A.G.] est admissible et possible en principe, écrit-il à la fin de 1928. De plus, seul un tel regroupement dans le parti peut sauver la révolution » ([22]). En comptant sur un tel bloc, les leaders de l'opposition tentaient de ne pas repousser les bureaucrates « progressistes ». En particulier, cette tactique explique une attitude plus qu’équivoque des leaders de l'Opposition envers la lutte de classe des travailleurs contre l'Etat, leur refus de créer leur propre parti, etc.
Même après son exil de l'URSS, Trotsky a continué de placer ses espoirs dans le rapprochement avec les « centristes ». Son aspiration à s'appuyer sur une partie de la bureaucratie dirigeante était si grande qu'il était prêt à transiger (sous certaines conditions) avec le secrétaire général du Comité Central du PC. L'histoire du mot d'ordre « Démettre Staline ! » en est un exemple frappant. En mars 1932, Trotsky a publié une lettre ouverte au Comité Exécutif Central de l'URSS ou il lance un appel : « Il faut réaliser enfin le dernier conseil insistant de Lénine : démettre Staline » ([23]). Mais quelques mois après, à l'automne de cette même année, il avait déjà reculé en l'expliquant ainsi : « Il ne s'agit pas de la personne de Staline, mais de sa fraction... Le mot d'ordre "A bas Staline !" peut être compris (et serait inévitablement compris) comme l'appel à un renversement de la fraction qui est aujourd'hui au pouvoir et, au sens plus large, de l'appareil. Nous ne voulons pas renverser le système, mais le réformer... » ([24]). Trotsky a mis tous les points sur « i » sur la question de l'attitude envers les staliniens dans son article-interview inédit écrit en décembre 1932 : « Aujourd'hui, comme jadis, nous sommes prêts à une coopération multiforme avec la fraction dirigeante actuelle. Question : en conséquence, êtes-vous prêts à coopérer avec Staline ? Réponse : Sans aucun doute » ([25]).
Au cours de cette période Trotsky liait la possibilité d'un tournant d'une partie de la bureaucratie stalinienne vers « la coopération multiforme » avec l'Opposition à une proche « catastrophe » du régime qu'il considérait comme inévitable, comme nous l'avons déjà vu plus haut, en raison de la « précarité » de la position sociale de la bureaucratie ([26]). En fonction de cette catastrophe, les leaders de l'Opposition considéraient l'alliance avec Staline comme le moyen de sauver le parti, la propriété nationalisée et l'« économie planifiée » de la contre-révolution bourgeoise.
Pourtant, la catastrophe n'a pas eu lieu : la bureaucratie était beaucoup plus consolidée et forte que ne le pensait Trotsky. Le Bureau Politique n'a rien répondu à ses appels en vue d’assurer « une coopération honnête des fractions historiques » dans le PC ([27]). Enfin, à l'automne 1933, après beaucoup d’hésitations, Trotsky a rejeté l’espoir tout utopique en des réformes du système bureaucratique avec la participation des staliniens et a appelé à faire « une révolution politique » en Union Soviétique.
Mais ce changement du mot d’ordre principal des trotskistes n'a nullement signifié la révision radicale de leurs points de vue sur la nature de la bureaucratie, du parti et de l'Etat, ni un refus définitif des espérances en faveur d’une alliance avec sa tendance « progressiste ». Quand Trotsky a écrit La Révolution trahie et après, il considérait en théorie la bureaucratie comme une formation précaire dévorée par des antagonismes croissants. Dans « Le Programme de transition » de la IVe Internationale (1938) il déclare que l'appareil gouvernant en URSS comprend toutes les tendances politiques, dont une « vraiment bolchevique ». Trotsky se représente cette dernière comme une minorité dans la bureaucratie, mais une minorité assez importante : il ne parle pas de quelques apparatchiks, mais de la fraction de la couche comptant de 5 a 6 millions de personnes. D’après Trotsky, cette fraction « vraiment bolchevique » constituait une réserve potentielle pour l'opposition de gauche. De plus, le leader de la IVe Internationale a cru admissible la formation d'un « front uni » avec la partie stalinienne de l'appareil en cas de tentatives de contre-révolution capitaliste auxquelles il fallait s'attendre « dans l’immédiat », comme il pensait en 1938 ([28]).
C'est avant tout cette orientation politique (à la fin des années 20 et au début des années 30) vers la coopération et vers le bloc avec les « centristes », c’est-à-dire avec la majorité de la bureaucratie « soviétique » dirigeante, puis (dès 1933) vers l'alliance avec sa minorité « vraiment bolchevique » et vers « un front uni » avec la fraction stalinienne dirigeante qu'il faut avoir en vue en examinant les idées de Trotsky sur la nature de l'oligarchie bureaucratique, et des rapports sociaux en URSS en général, exprimées le plus complètement dans La Révolution trahie.
Supposons que Trotsky ait reconnu dans la bureaucratie « soviétique » totalitaire une classe dirigeante exploiteuse ennemie acharné du prolétariat. Quelles en eussent été les conséquences politiques ? En premier lieu, il aurait fallu rejeter l’idée de s'unir avec une partie de cette classe - la thèse même de l'existence d'une pareille « fraction vraiment bolchevique » au sein de la classe bureaucratique exploiteuse aurait paru aussi absurde que la supposition de son existence au sein de la bourgeoisie, par exemple. En deuxième lieu, dans un tel cas, une supposée alliance avec les staliniens pour lutter contre « la contre-révolution capitaliste » serait devenue un « front populaire », politique désapprouvée catégoriquement par les trotskistes, puisqu’elle aurait consisté en un bloc entre classes ennemies, au lieu d'être un « front uni » au sein d'une classe, idée acceptable dans la tradition bolchevik-léniniste. Bref, constater l'essence de classe de la bureaucratie portait un coup très sérieux aux bases de la stratégie politique de Trotsky. Naturellement, il ne l'a pas voulu.
Ainsi, le problème de déterminer la nature de la bureaucratie qui peut à première vue sembler terminologique ou théorique, était beaucoup plus important.
Le destin de la bureaucratieIl faut rendre justice a Trotsky : à la fin de sa vie il a commencé à réviser ses visions de la bureaucratie stalinienne. On le voit dans son livre « Staline », la plus mûre de ses œuvres bien qu’inachevée. En examinant les événements décisifs au tournant des années 20-30, quand la bureaucratie a complètement monopolisé le pouvoir et la propriété, Trotsky considère déjà l'appareil d'Etat et du parti comme une des forces sociales principales qui luttaient pour disposer du « surplus de la production du travail national ». Cet appareil était mu par l'aspiration à contrôler de façon absolue ce surproduit et non par la « pression » venant du prolétariat ou bien par « la poussée de l'opposition » (ce que Trotsky avait jadis prétendu) qui avait obligé les apparatchiks à déclarer la guerre à outrance aux « éléments petit-bourgeois » ([29]). En conséquence, la bureaucratie « n'exprimait » pas les intérêts d'autrui et ne « balançait » pas entre deux pôles, mais se manifestait en tant que groupe social conscient avec ses propres intérêts. Elle l’a emporté dans la lutte pour le pouvoir et les profits après avoir abattu tous ses concurrents. Elle a monopolisé la disposition du surproduit (c’est-à-dire la fonction d'un propriétaire réel des moyens de production). Après l'avoir avoué, Trotsky ne peut plus négliger la question d'une essence de classe de la bureaucratie. En effet, quand il parle des années 20, il dit : « La substance du Thermidor [soviétique] ... se trouvait dans la cristallisation d'une nouvelle couche privilégiée, la création d'un nouveau substratum pour la classe économiquement dirigeante [souligné par A.G.]. Deux prétendants ambitionnaient ce rôle : la petite bourgeoisie et la bureaucratie elle-même » ([30]). Ainsi le substrat avait nourri deux prétendants pour jouer le rôle d'une classe dirigeante, il ne restait qu'à découvrir qui vaincrait - c'est la bureaucratie qui a vaincu. La conclusion en est bien claire : c'est la bureaucratie qui est devenue cette classe sociale dirigeante. A la vérité, après avoir préparé cette conclusion, Trotsky n'y parvient pas, préférant ne pas achever politiquement ses réflexions. Mais il a fait un grand pas en avant.
Dans son article « L'URSS dans la guerre » publié en 1939, Trotsky a fait encore un pas dans cette direction : il croit possible en théorie que « le régime stalinien [soit] la première étape d'une société d'exploitation nouvelle ». Certes, il a comme toujours souligné qu'il avait un autre point de vue sur cela : le système soviétique et la bureaucratie qui y gouvernait n’étaient qu'une « récidive épisodique » dans le processus de la transformation d'une société bourgeoise en société socialiste. Néanmoins il a déclaré sa bonne volonté de réviser ses opinions en certaines circonstances, au cas où le gouvernement bureaucratique en URSS survivrait à la guerre mondiale déjà commencée et se répandrait dans d’autres pays ([31]).
On sait que tout s’est passé comme cela. La bureaucratie qui, d'après Trotsky, est privée de toute mission historique, se trouve « entre les classes », est non autonome et précaire, constitue « une récidive épisodique », n'a pas fait autre chose que de changer radicalement la structure sociale de l'URSS par la prolétarisation de millions de paysans et de petits bourgeois, de réaliser une industrialisation fondée sur la surexploitation des travailleurs, de transformer le pays en grande puissance militaire, de survivre à la guerre la plus pénible, d’exporter les formes de sa domination en Europe Centrale et de l'Est et en Asie du Sud-Est. Est-ce qu'après cela Trotsky aurait changé ses visions de la bureaucratie ? C'est difficile à dire : il n'a pas survécu à la 2ème guerre mondiale et n’a pu voir la formation d'un « camp socialiste ». Mais pendant les dizaines d'années d’après-guerre, la plupart de ses adeptes politiques ont continué à répéter à la lettre les dogmes théoriques tirés de La Révolution trahie.
La marche de l'histoire a évidemment réfuté tous les points principaux de l'analyse trotskiste du système social en URSS. Pour le constater il ne suffit que d'un fait : aucune des « réalisations » de la bureaucratie citées ci-dessus ne se conforme au schéma théorique de Trotsky. Pourtant, même aujourd'hui, certains chercheurs (sans parler des représentants du mouvement trotskiste) continuent à prétendre que la conception de l'auteur de La Révolution trahie et ses pronostics concernant le destin d'une « caste » dirigeante ont été confirmés par l’échec du régime du PCUS et les événements qui ont suivi en URSS et dans les pays du « bloc soviétique ». Il s'agit de la prédiction de Trotsky d’après laquelle le pouvoir de la bureaucratie devait inévitablement tomber, soit comme résultat d’une « révolution politique » des masses des travailleurs, soit après un coup d'Etat social bourgeois contre-révolutionnaire ([32]). Par exemple, l'auteur de la série des livres apologétiques sur Trotsky et sur l'opposition trotskiste, V.Z. Rogovine ([33]), écrit que « la variante "contre-révolutionnaire" des pronostics de Trotsky a été réalisée avec un retard de 50 ans, mais de façon extrêmement précise. » ([34])
Où trouvons-nous cette précision, et surtout son caractère « extrême » ?
L'essence de la variante « contre-révolutionnaire » des pronostics de Trotsky a été avant tout dans ses prédictions de la chute de la bureaucratie en tant que couche dirigeante. « La bureaucratie est inséparablement liée à la classe dirigeante au sens économique [il s'agit du prolétariat - A.G.], nourrie de ses racines sociales, elle se tient et tombe avec lui [souligné par A.G.] » ([35]). En supposant, que dans les pays de l'ex-Union Soviétique a eu lieu la contre-révolution sociale et que la classe ouvrière a perdu son pouvoir économique et social, d'après Trotsky, la bureaucratie dirigeante aurait dû tomber avec lui.
Est-ce qu'elle est tombée en réalité, est-ce qu'elle a cédé la place à la bourgeoisie venue de quelque part ailleurs ? D’après l’Institut de Sociologie de l’Académie des Sciences de Russie, plus de 75 % de « l’élite politique » russe et plus de 61 % de « l’élite du business » sont originaires de la Nomenklatura de la période « soviétique » ([36]). Par conséquent, les mêmes mains tiennent les mêmes positions sociales, économiques et politiques dirigeantes dans la société. L'origine d’une autre partie de l’élite s’explique simplement. La sociologue O. Krychtanovskaya écrit : « Outre la privatisation directe... dont le sujet principal était la partie technocratique de la Nomenclatura (économistes, banquiers professionnels etc.), a eu lieu la création quasi spontanée des structures commerciales qui paraissaient n'avoir aucune relation avec la Nomenklatura. A la tête de telles structures se sont trouvés de jeunes gens dont l'étude des biographies n'a pas révélé de lien avec la Nomenklatura. Mais leurs grands succès financiers n'expliquent qu'une chose : n’étant pas partie de la Nomenklatura, ils étaient ses hommes de confiance, ses "agents de trust", autrement dit, plénipotentiaires [souligné par l'auteur - A. G.] » ([37]). Tout cela montre très clairement que ce n'était pas un quelconque « parti bourgeois » (d'où peut-il apparaître du fait de l'absence de la bourgeoisie sous le régime totalitaire ?) qui a pris le pouvoir et a réussi à utiliser quelques originaires de la « caste » gouvernante de jadis en tant que ses serviteurs - c'est la bureaucratie elle-même qui a transformé d'une manière organisée les formes économiques et politiques de sa domination, en restant le maître du système.
Ainsi, contrairement à la prévision de Trotsky, la bureaucratie n'est pas tombée. Avons-nous, pourtant, constaté la réalisation de l'autre aspect de ses pronostics, la prédiction d'une scission imminente de la « couche » sociale dirigeante en éléments prolétariens et bourgeois et de la formation en son sein d'une fraction « vraiment bolchevique » ? Effectivement, les leaders des partis « communistes », différentes formes des débris du PCUS, prétendent actuellement jouer le rôle des vrais bolcheviks, des défenseurs des intérêts de la classe ouvrière. Mais il est peu probable que Trotsky aurait reconnu « les éléments prolétariens » en Zouganov et en Ampilov ([38]) car le but de toute leur lutte « anticapitaliste » n'est pas autre chose que la restauration de l'ancien régime bureaucratique dans sa forme stalinienne classique ou « étatiste patriotique ».
Enfin, Trotsky avait vu la variante « contre-révolutionnaire » de la chute du pouvoir de la bureaucratie dans des couleurs presque apocalyptiques : « Le capitalisme ne pourrait (ce qui est douteux) être restauré en Russie qu'à la suite d'un coup d'Etat contre-révolutionnaire cruel qui conduirait à dix fois plus de victimes que la révolution d’Octobre et la guerre civile. En cas de chute des Soviets, leur place ne serait occupée que par le fascisme russe, par rapport auquel les cruautés des régimes de Mussolini et de Hitler apparaîtraient comme des institutions philanthropiques. » ([39]). Il ne faut pas considérer cette prédiction comme une exagération accidentelle, car elle résulte inévitablement de toutes les visions théoriques de Trotsky sur la nature de l'URSS, et avant tout de sa conviction profonde que le système bureaucratique « soviétique » servait à sa manière les masses des travailleurs, garantissant leurs « conquêtes sociales ». Cette vision admettait naturellement que la transition contre-révolutionnaire du stalinisme au capitalisme devrait être accompagnée de la levée des masses prolétariennes pour défendre l'Etat « ouvrier » et « leur » propriété nationalisée. Et seul un régime féroce du type fasciste pourrait sûrement abattre et écraser une résistance puissante des ouvriers contre « la restauration capitaliste ».
Bien sûr, Trotsky n'avait pu supposer qu'en 1989-1991 la classe ouvrière ne défendrait pas la nationalisation de la propriété et l'appareil d'Etat « communiste », et que, de plus, elle contribuerait activement à leur abolition. Car les travailleurs ne voyaient rien dans l'ancien système qui aurait justifié sa défense ; la transition à l’économie de marché et la dénationalisation de la propriété n'ont mené à aucune lutte de classe sanglante et aucun régime fasciste ou semi-fasciste n'a été nécessaire. Ainsi, dans ce domaine, il n'y a pas lieu de parler d'une réalisation des pronostics de Trotsky.
Si la bureaucratie « soviétique » n’était pas une classe dirigeante et, selon Trotsky, n’était que le « gendarme » du processus de distribution, la restauration du capitalisme en URSS demanderait une accumulation primitive du capital. En effet, les publicistes russes contemporains emploient souvent cette expression de « l'accumulation primitive du capital ». En l'utilisant, les auteurs la comprennent en général comme l'enrichissement de telle ou telle personne, l'accumulation de l'argent, des moyens de production et d'autres biens dans les mains de « nouveaux Russes ». Pourtant tout cela n'a aucun rapport avec la compréhension scientifique de l'accumulation primitive du capital découverte par Marx dans « Le Capital ». En analysant la genèse du capital, Marx a souligné que « son accumulation appelée 'primitive' n'est qu'un processus historique de séparation du producteur et des moyens de production » (40). La formation de l’armée des salariés par la confiscation de la propriété des producteurs est une des conditions principales de la formation d'une classe dirigeante. Est-ce qu'au cours de années 90 dans les pays de l'ex-URSS « les restaurateurs du capitalisme » ont eu besoin de former une classe de salariés par l'expropriation des producteurs ? Evidemment non : cette classe existait déjà, les producteurs ne contrôlaient les moyens de production en aucune manière - il n'y avait personne à exproprier. Par conséquent, le temps de l'accumulation primitive du capital était déjà passé.
Quand Trotsky a lié l'accumulation primitive à la dictature cruelle et à l'effusion de sang, il avait sans doute raison. Marx écrit aussi que « le capital [vient au monde] suant le sang et la boue par tous les pores » et à son premier stade a besoin d'une « discipline sanguinaire » (41). L’erreur de Trotsky ne se trouve que dans le fait qu'il liait l’accumulation primitive à une prochaine contre-révolution hypothétique et ne voulait pas voir comment elle (avec tous ses attributs nécessaires comme une tyrannie politique monstrueuse et des massacres en masse) se réalisait sous ses yeux. Les millions de paysans pillés, mourant de faim et de misère, les ouvriers privés de tous les droits et condamnés à travailler au-dessus de leurs forces, dont les tombeaux étaient les fondations permettant de bâtir les édifices prévus par les quinquennats staliniens, les innombrables prisonniers du GOULAG - voici les véritables victimes de l'accumulation primitive en URSS. Les possesseurs contemporains de la propriété n'ont pas besoin d'accumuler le capital, pour eux il suffit de le redistribuer entre eux-mêmes en le transformant de capital d'Etat en capital privé corporatif (42). Mais cette opération qui ne signifie pas un changement de société ni des classes dirigeantes, ne nécessite pas de grands cataclysmes sociaux. Si on ne le comprend pas, on ne peut comprendre ni l'histoire « soviétique », ni l’actualité russe.
Concluons. La conception trotskiste de la bureaucratie qui avait synthétisé la série des visions théoriques fondamentales et des perspectives politiques de Trotsky, n'a pas été capable d’expliquer ni les réalités du stalinisme ni la marche de son évolution. On peut dire la même chose d'autres postulats de l'analyse trotskiste du système social de l'URSS (l'Etat « ouvrier », le caractère « post-capitaliste » des relations sociales, le rôle « double » du stalinisme, etc.). Néanmoins, Trotsky a pourtant réussi à résoudre le problème dans un autre sens : ce publiciste remarquable a fait une critique foudroyante des thèses sur la construction du « socialisme » en Union Soviétique. Et c’était déjà pas mal pour son temps.
A.G.
40 Karl Marx, Le Capital, Livre I, Editions sociales, Paris 1976, p. 518.
41. Ibidem, p. 555 et 541.
42. En faisant une conclusion analogique après des études sociologique concrètes, O. Krychtanovskaya écrit : « Si on analyse attentivement la situation en Russie au cours des années 90 (...), on constate que seuls les physiciens maladroits qui ont décidé de devenir "brockers", ou les ingénieurs en technologie devenus propriétaires de kiosques ou de coopératives commerciales, faisaient de "l'accumulation primitive". Leur passage par cette accumulation a presque toujours fini par l'achat d’actions de "MMM" [une pyramide financière] (le résultat en est bien connu) et a rarement abouti à l'étape de "l'accumulation secondaire". » (Izvestia, 10 janvier 1996).