Soumis par Révolution Inte... le
Depuis 1989, les proclamations de la bourgeoisie sur la fin du communisme n'ont cessé de faire grand bruit. On nous a dit et répété que l'effondrement des régimes « communistes » était la preuve de l'impossibilité de créer une forme de société supérieure au capitalisme. On nous pousse aussi à croire que les prédictions du marxisme sur la désintégration inévitable de l'économie capitaliste sont fausses et qu'elles ne sont justes que pour le marxisme lui même. Après tout, l'histoire n'a pas été témoin de l'effondrement du capitalisme mais de celui du socialisme !
Les marxistes ont le devoir de combattre ces campagnes idéologiques et il est bon de rappeler que de telles rengaines ne sont en aucune manière nouvelles. Il y a quasiment 100 ans, les « révisionnistes » dans la seconde Internationale, éblouis par les succès d'une société bourgeoise qui était à son apogée, essayaient de mettre en avant le fait que la théorie marxiste des crises était obsolète, écartant ainsi la nécessité d'un renversement révolutionnaire du capitalisme.
L'aile gauche de la social-démocratie, avec Rosa Luxemburg en première ligne, n'a pas eu peur de s'en tenir aux « vieux » principes du marxisme et de répondre aux révisionnistes en réaffirmant que le capitalisme ne pouvait échapper à la catastrophe; et ce qui s'est passé dans les trois premières décennies du vingtième siècle a prouvé, de façon spectaculaire, qu'elle avait raison. La guerre de 1914-18 a démontré la fausseté des théories sur la possibilité d'un capitalisme évoluant pacifiquement vers le socialisme ; la période de reconstruction qui a suivi la guerre a été de courte durée et, pour l'essentiel, n'a concerné que les Etats-Unis, donnant peu de temps à la classe dominante pour se féliciter des succès de son système. De même la crise de 1929 et la profonde dépression mondiale qui a suivi donnaient encore moins de bases à la bourgeoisie pour affirmer que les prédictions économiques de Marx étaient fausses ou, au mieux, valables seulement pour le 19e siècle.
Il en a été autrement pour la période de reconstruction qui a suivi la deuxième guerre mondiale. Les taux de croissance sans précédent observés pendant cette période ont permis le développement de toute une industrie, ce qui a conduit à monter en épingle toutes les théories sur l'embourgeoisement de la classe ouvrière, sur la société de consommation, la naissance d'un nouveau capitalisme « organisé » et la fin définitive de la tendance du système à entrer en crise. Une fois de plus, on a proclamé que le marxisme était dépassé avec encore plus d'aplomb.
La crise qui s'est ouverte à la fin des années 1960 a révélé, une nouvelle fois, la vacuité de toute cette propagande. Mais elle ne l'a pas révélé d'une manière évidente, d'une façon qui puisse être appréhendée immédiatement par le plus grand nombre de prolétaires. Le capitalisme, depuis le milieu des années 1930 et surtout depuis 1945, s'était, en effet, « organisé » dans le sens où le pouvoir d'Etat avait pris la responsabilité de prévenir ses tendances à l'effondrement. Et la formation des blocs impérialistes « permanents » rendait possible le « management » du système à l'échelle de la planète. Si les formes d'organisation capitalistes d'Etat facilitaient le boom de la reconstruction d'après guerre, elles permettaient aussi un certain ralentissement de la crise, de telle façon qu'au lieu d'assister à un plongeon spectaculaire comme dans les années 1930, nous avons connu, pendant près de trente ans, une chute irrégulière, ponctuée de nombreuses « reprises » et « récessions » qui ont servi à masquer la trajectoire sous-jacente de l'économie vers la faillite totale.
Au cours de cette période, la bourgeoisie s'est pleinement servi de l'évolution lente de la crise pour développer toutes sortes « d'explications » sur les difficultés de l'économie. Dans les années 1970, les tensions inflationnistes ont été mises sur le compte de la hausse du prix du pétrole et sur celui des revendications excessives de la classe ouvrière. Au début des années 1980, le triomphe du « monétarisme » et des Reaganomics ont rejeté la faute sur les dépenses d'Etat excessives des gouvernements de gauche qui avaient sévi dans la période précédente. Dans le même temps, la gauche pouvait se permettre de souligner l'explosion du chômage qui a accompagné les nouvelles politiques et accuser de mauvaise gestion les Thatcher, Reagan et compagnie. Les deux arguments se fondaient sur une certaine réalité : celle d'un capitalisme qui, pour autant qu'il puisse être géré, ne peut l'être que par l'appareil d'Etat. Ce que de tous côtés ils cachaient, c'est le fait que le « management » est pour l'essentiel un « management » de crise. Néanmoins, le fait est que pratiquement tous les « débats » économiques que nous offrait la classe dominante tournaient autour de la question de la gestion de l'économie; en d'autres termes, la réalité du capitalisme d'Etat a été utilisée pour cacher la réalité de la crise puisque la nature incontrôlable de la crise n'est jamais admise. Cette utilisation idéologique du capitalisme d'Etat a connu un nouveau tournant en 1989 quand l'effondrement du modèle stalinien de capitalisme d'Etat, comme nous l'avons déjà dit, a tenu lieu de preuve du fait que la principale crise de la société d'aujourd'hui n'était pas celle du capitalisme mais celle du... communisme.
L'effondrement du stalinisme et les campagnes sur la « fin du marxisme » ont aussi donné lieu aux plus extravagantes promesses d'une « nouvelle ère de paix et de prospérité » qui devait inévitablement s'ouvrir. Les sept années qui ont suivi ont battu en brèches toutes ces promesses, surtout celles qui concernaient la « paix ». Mais même si sur le plan économique, les marxistes peuvent largement mettre en évidence qu'elles ont été des années de vache maigre, ils ne doivent pas sous-estimer la capacité de la bourgeoisie à cacher la nature réellement catastrophique de la crise à la classe exploitée, et donc à empêcher celle ci de développer sa conscience de la nécessité de renverser le capitalisme.
C'est pourquoi, au 11e congrès du CCI, notre résolution sur la situation internationale était obligée de commencer sa partie sur la crise économique par une dénonciation des mensonges de la bourgeoisie selon lesquels le début d'une reprise économique était en vue, en particulier dans les pays anglo-saxons. Deux ans plus tard, la bourgeoisie parle toujours de la reprise, même si elle admet qu'il y a de nombreuses rechutes et exceptions. Ici, nous voulons donc éviter de faire l'erreur (que font souvent les révolutionnaires, du fait d'un enthousiasme compréhensible de voir l'avènement de la crise révolutionnaire) de tomber dans une évaluation immédiatiste des perspectives pour le capitalisme mondial. Mais en même temps, nous allons chercher à utiliser les outils les plus affûtés de la théorie marxiste pour montrer la futilité des affirmations de la bourgeoisie et pour souligner l'approfondissement significatif de la crise historique du système.
La fausse reprise
La résolution sur la situation internationale du 11e Congrès du CCI (avril 1995) analysait les raisons des taux de croissance plus élevés dans certains pays comme suit :
« Les discours officiels sur la "reprise" font grand cas de l'évolution des indices de la production industrielle ou du redressement des profits des entreprises. Si effectivement, en particulier dans les pays anglo-saxons, on a assisté récemment à de tels phénomènes, il importe de mettre en évidence les bases sur lesquelles ils se fondent :
– le retour des profits découle bien souvent, notamment pour beaucoup de grandes entreprises, des bénéfices spéculatifs ; il a comme contrepartie une nouvelle flambée des déficits publics ; il résulte enfin de l'élimination par les entreprises des "branches mortes", c'est-à-dire de leurs secteurs les moins productifs ;
– le progrès de la production industrielle résulte pour une bonne partie d'une augmentation très importante de la productivité du travail basée sur une utilisation massive de l'automatisation et de l'informatique.
C'est pour ces raisons qu'une des caractéristiques majeures de la "reprise" actuelle, c'est qu'elle n'a pas été capable de créer des emplois, de faire reculer le chômage de façon significative de même que le travail précaire qui, au contraire, n'a fait que s'étendre, car le capital veille en permanence à garder les mains libres pour pouvoir jeter à la rue, à tout instant, la force de travail excédentaire. »
La résolution continue en mettant l'accent sur « l'endettement dramatique des Etats qui a connu, au cours des dernières années, une nouvelle flambée » et sur le fait que « s'ils étaient soumis aux mêmes lois que les entreprises privées, ils seraient déjà déclarés officiellement en faillite. » Ce recours à l'endettement permet de mesurer la faillite réelle de l'économie capitaliste, et ne peut que laisser présager des convulsions catastrophiques de tout l'appareil financier. On en a eu une indication avec la crise du peso mexicain : alors que le Mexique était considéré comme un des modèles de la « croissance » du tiers monde, le début de l'effondrement de sa monnaie a nécessité une opération de secours massive de 50 milliards de dollars pour empêcher un véritable désastre sur les marchés monétaires mondiaux. Cet épisode ne révélait pas seulement la fragilité de la croissance tant vantée des économies du tiers monde (les « dragons » d'Asie étant les plus vantés) mais aussi la fragilité de l'économie mondiale toute entière.
Un an plus tard, la résolution sur la situation internationale du 12e Congrès de RI passait en revue les perspectives tracées au 11e Congrès du CCI pour l'économie mondiale. Ce dernier avait prévu de nouvelles convulsions financières et une nouvelle plongée dans la récession. La résolution du congrès de RI énumérait les facteurs qui confirmaient cette analyse globale : des problèmes dramatiques dans le secteur bancaire et une chute spectaculaire du dollar au niveau financier; et au niveau des tendances vers la récession, les difficultés croissantes des grands modèles de croissance économique, l'Allemagne et le Japon. Ces indications de la profondeur réelle de la crise du capitalisme sont devenues encore plus significatives au cours de l'année écoulée.
L'endettement et l'irrationalité capitaliste
En décembre 1996, Alan Greenspan, le patron de la banque centrale d'Amérique, s'est levé à la fin d'un dîner chic et a commencé à parler de « l'exubérance irrationnelle » des marchés financiers. Prenant cela pour le présage d'un krach financier, les investisseurs se sont mis à vendre dans la panique partout dans le monde et des milliards en actions (25 milliards rien qu'en Grande-Bretagne) ont été liquidés tout d'un coup entraînant une des plus fortes chutes des cours depuis 1987. Les marchés financiers se sont rapidement remis de ce mini krach mais cet épisode était très significatif de la fragilité de tout le système financier. En effet, Greenspan n'avait pas tort du tout de parler d'irrationalité. Les capitalistes eux-mêmes se rendent compte de l'absurdité d'une situation dans laquelle la bourse de Wall Street tend aujourd'hui à dégringoler dès que le taux de chômage devient trop faible, car cela ravive la peur d'une « surchauffe » de l'économie et de nouvelles tensions inflationnistes. Les commentateurs bourgeois peuvent même voir qu'il y a un divorce grandissant entre les investissements spéculatifs massifs réalisés sur tous les marchés financiers du monde et l'activité productive réelle mais aussi la vente et les achats « réels ». Comme nous l'avons pointé dans notre article « Une économie de casino » (Revue internationale n° 87) écrit juste avant le mini krach de décembre, le New York Stock Exchange a récemment fêté son centième anniversaire en annonçant que l'indice Dow Jones, avec un accroissement de 620 % pendant les 14 dernières années, avait battu tous les records précédents, y compris « l'exubérance irrationnelle » qui avait précédé la crise de 1929. Plusieurs experts capitalistes ont accueilli cette nouvelle en exprimant des craintes profondes : « les cours des entreprises américaines ne correspondent plus du tout à leur valeur réelle » disait Le Monde. « Plus longtemps durera cette folie spéculative, plus élevé sera le prix à payer ensuite » disait l'analyste B.M. Biggs (cité aussi dans la Revue internationale n° 87). Le même article de la Revue signalait aussi qu'alors que le marché mondial annuel tourne autour de 3 000 milliards de dollars, les mouvements internationaux de capitaux sont estimés à 100 000 milliards de dollars, c'est-à-dire 30 fois plus. En somme, il y a un divorce croissant entre les prix des actions sur le marché financier et leur valeur réelle, ce que la bourgeoisie sait et elle en est si profondément préoccupée que quelques allusions venant d'un gourou à la tête de l'économie américaine peuvent susciter une énorme crise de confiance sur les marchés financiers mondiaux.
Ce que les capitalistes ne comprendront jamais, bien sûr, c'est que la « folie spéculative » est justement un symptôme de l'impasse dans laquelle se trouve le mode de production capitaliste. L'instabilité sous-jacente de l'appareil financier capitaliste est fondée sur le fait que l'activité économique d'aujourd'hui, pour une grande part, n'est pas « réellement » rétribuée mais se maintient grâce à une montagne de plus en plus grande de dettes. Les rouages de l'industrie, et par là de toutes les branches de l'économie, fonctionnent grâce aux dettes qui ne seront jamais remboursées. Le recours au crédit a été un mécanisme fondamental, non seulement de la reconstruction d'après guerre, mais aussi de la « gestion » de la crise économique depuis les années 1960. C'est une drogue qui a maintenu le malade capitaliste en vie pendant des décennies, mais comme nous l'avons dit très souvent, la drogue est aussi en train de le tuer.
En effet, dans sa réponse aux révisionnistes en 1889, Rosa Luxemburg a expliqué avec une grande clarté pourquoi le recours au crédit, bien qu'il semble améliorer les choses pour le capital à court terme, ne peut qu'exacerber la crise du système à long terme. Il est bon de la citer entièrement sur ce point, parce que cela projette une vive lumière sur la situation à laquelle le capitalisme se trouve confronté aujourd'hui :
« Le crédit apparaît comme le moyen de fondre en un seul capital un grand nombre de capitaux privés – sociétés par actions – et d'assurer à un capitaliste la disposition de capitaux étrangers – crédit industriel. En qualité de crédit commercial, il accélère l'échange des marchandises, par conséquent, le reflux du capital dans la production, autrement dit tout le cycle du processus de la production. Il est facile de se rendre compte de l'influence qu'exercent ces deux fonctions principales du crédit sur la formation des crises. Si les crises naissent, comme l'on sait, comme conséquence de la contradiction existant entre la capacité d'extension, la tendance à l'extension de la production et la capacité de consommation restreinte du marché, le crédit est précisément, d'après ce qui a été dit plus haut, le moyen spécifique de faire éclater cette contradiction aussi souvent que possible. Avant tout, il accroît énormément la capacité d'extension de la production et constitue la force motrice interne qui la pousse constamment à dépasser les limites du marché. Mais il frappe des deux côtés. Après avoir, en tant que facteur du processus de la production, provoqué la surproduction, il n'en détruit pas moins sûrement pendant la crise, en tant que facteur de l'échange, les forces productives éveillées grâce à lui. Au premier symptôme de la crise, le crédit fond, abandonne l'échange, là où il serait, au contraire, indispensable, apparaît, là où il s'offre encore, comme sans effet et inutile, et réduit ainsi au minimum, pendant la crise, les capacités de consommation du marché.
Outre ces deux résultats principaux, le crédit agit encore diversement sur la formation des crises. Il ne constitue pas seulement le moyen technique de mettre à la disposition d'un capitaliste des capitaux étrangers, mais il est, en même temps pour lui, le stimulant pour l'utilisation hardie et sans scrupules de la propriété d'autrui, par conséquent, pour des spéculations hasardeuses. Il n'aggrave pas seulement la crise, en qualité de moyen dissimulé d'échange des marchandises, mais il facilite sa formation et son extension, en transformant tout l'échange en un mécanisme extrêmement complexe et artificiel, avec un minimum d'argent métallique comme base réelle, et provoque ainsi, à la moindre occasion, des troubles dans ce mécanisme.
C'est ainsi que le crédit, au lieu d'être un moyen de suppression ou d'atténuation des crises, n'est, tout au contraire, qu'un moyen particulièrement puissant de formation des crises. Et il ne peut d'ailleurs en être autrement. La fonction spécifique du crédit consiste, en fait, très généralement parlant, à éliminer ce qui reste de fixité en tous les rapports capitalistes, à introduire partout la plus grande élasticité possible et à rendre toutes les forces capitalistes au plus haut point extensibles, relatives et sensibles. Il est évident qu'il ne fait ainsi que faciliter et aggraver les crises, qui ne sont autre chose que le heurt périodique entre les forces contradictoires de l'économie capitaliste. » ([1])
Sous beaucoup d'aspects, Luxemburg prédit les conditions qui prévalent aujourd'hui : le crédit comme facteur qui semble atténuer la crise mais qui l'aggrave en réalité ; le crédit comme base de la spéculation ; le crédit en tant que base d'une transformation de l'échange en un processus « complexe et artificiel » se séparant toujours plus de toute valeur monétaire réelle. Mais bien que Luxemburg, en 1898, avait déjà posé les fondements de son explication de la crise historique du système capitaliste, c'était un moment dans lequel seuls les grands traits de la décadence du capitalisme pouvaient être esquissés. Dans le processus de conquête des dernières aires non capitalistes du globe en tant que terrain pour l'extension du marché mondial, le capitalisme fonctionnaient encore selon ses propres « statuts » internes et n'était pas devenu irrationnel et absurde comme il l'est aujourd'hui. Ceci s'applique aussi bien au crédit qu'à toute autre sphère. La « rationalité » du crédit pour le capital, c'est d'emprunter ou de prêter de l'argent étant entendu qu'il servira pour élargir la production et étendre le marché. Tant que le marché peut s'étendre, les dettes peuvent être remboursées. Le crédit « a un sens » dans un système qui a un avenir. Dans l'époque décadente du capitalisme cependant, le marché, d'un point de vue global, a atteint les limites de sa capacité à s'étendre et le crédit devient lui même le marché. C'est ainsi qu'au lieu de voir les plus grands capitaux prêter à des capitaux plus faibles dans l'optique de trouver de nouveaux marchés, faire des profits et récupérer leurs prêts avec les intérêts, ce que l'on voit ce sont les grands capitaux qui distribuent d'énormes masses d'argent à des capitaux plus petits de façon à pouvoir leur vendre leurs propres produits. C'est comme cela, grossièrement parlant, que les Etats-Unis ont financé la reconstruction d'après guerre : le Plan Marshall amenait les Etats-Unis à consentir d'énormes prêts à l'Europe et au Japon pour qu'ils puissent devenir un marché pour les marchandises américaines. Et dès que les principales nations industrialisées, surtout l'Allemagne et le Japon, sont devenues des rivaux économiques des Etats-Unis, la crise de surproduction a resurgi et s'est maintenue depuis.
Mais maintenant, contrairement à ce qui se passait au moment où écrivait Luxemburg, le crédit ne disparaît plus dans une crise en éliminant les capitaux les plus faibles à la bonne vieille manière darwinienne et en réduisant les prix en rapport avec la baisse de la demande. Au contraire, le crédit est devenu de plus en plus le seul mécanisme qui maintient le capitalisme hors de l'eau. Ainsi actuellement, nous avons cette situation inédite dans laquelle non seulement les grands capitaux prêtent aux plus petits pour qu'ils puissent leur acheter leurs marchandises mais les principaux créanciers du monde ont eux-mêmes été obligés de devenir débiteurs. La situation actuelle du Japon démontre cela très précisément. Comme nous l'avons signalé dans l'article « Une économie de casino » : « Pays en excédent dans ses échanges extérieurs, le Japon est devenu le banquier international avec des avoirs extérieurs de plus de 1000 milliards de dollars (...) Le Japon constitue la caisse d'épargne de la planète, assurant à lui seul 50 % des financements des pays de l'OCDE. » Mais dans le même article, on faisait ressortir que « le Japon est très certainement l'un des pays les plus endettés de la planète. A l'heure actuelle, la dette cumulée des agents non financiers (ménages, entreprises et Etat) s'élève à 260 % du PNB, et atteindra les 400 % dans une dizaine d'années ». Le déficit budgétaire du Japon s'élevait à 7,6 % pour 1995 alors qu'il est de 2,8 % aux Etats-Unis. Pour les institutions bancaires elles mêmes, « l'économie japonaise doit faire face, dès à présent, à une montagne de 460 milliards de dollars de dettes insolvables. » Tout cela a amené les spécialistes en analyse de risques (Moody's) à classer le Japon en catégorie D; en d'autres termes, il y a là un risque financier aussi grand que pour des pays comme la Chine, le Mexique et le Brésil.
Si le Japon est le créancier du monde, d'où tire-t-il ses crédits ? C'est un écheveau que pas même un samouraï-businessman japonais versé dans le zen ne pourrait démêler. On peut se poser la même question au sujet du capitalisme américain qui est aussi, en même temps, un banquier du globe et un débiteur du globe, même si ses gouvernants ont fait la fête à propos de la réduction du déficit US (en octobre 1996, le gouvernement et l'opposition se sont précipités pour réclamer du crédit puisque le déficit budgétaire US était le plus bas depuis 15 ans, à 1,9 % du PIB).
Le fait est que cette situation absurde démontre que, malgré tous les bavardages sur les économies saines et équilibrées auxquels le gouvernement tout autant que l'opposition aiment à se laisser aller, le capitalisme ne peut plus fonctionner selon ses propres lois. Contre les économistes bourgeois de son époque, Marx écrivait des pages entières pour montrer que le capitalisme ne pouvait créer un marché illimité pour ses propres marchandises ; la reproduction élargie du capital dépend de la capacité du système à étendre constamment le marché au delà de ses propres frontières. Rosa Luxemburg a mis en évidence les conditions historiques concrètes dans lesquelles cette extension du marché ne pouvait plus avoir lieu, plongeant ainsi le système dans un déclin irréversible. Mais le capitalisme, dans notre époque, a appris à survivre à son agonie mortelle, faisant fi sans scrupule de ses propres règles. Pas de nouveaux marchés, dites-vous ? Alors, nous allons les créer même si cela signifie la faillite, stricto sensu, pour chacun, y compris les plus riches Etats de la planète. De cette façon, le capitalisme a évité, depuis les années 1960, le type de krach brutal, déflationniste qu'il avait connu au 19e siècle et qui avait encore été la forme prise par la crise de 1929. Dans la période actuelle, les récessions périodiques et les ratées au niveau financier ont la fonction de laisser échapper un peu de la vapeur que l'endettement global produit dans la cocotte minute du capitalisme. Mais ils laissent aussi présager des explosions beaucoup plus sérieuses à venir. L'effondrement du bloc de l'Est devrait servir partout d'avertissement à la bourgeoisie ; elle ne peut tricher indéfiniment avec la loi de la valeur. Tôt ou tard, celle-ci va se réinstaurer d'elle même et plus on a triché avec elle, plus sa vengeance sera dévastatrice. En ce sens, comme Rosa Luxemburg l'avait souligné : « le crédit est loin d'être un moyen d'adaptation du capitalisme. C'est au contraire un moyen de destruction d'un effet des plus révolutionnaires. » (Idem)
Les limites de la croissance : la crise aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en Allemagne et au Japon
La résolution du 11e congrès du CCI était donc parfaitement correcte lorsqu'elle parlait de la perspective d'une instabilité financière croissante. Mais jusqu'à quel point s'est vérifiée la perspective d'un nouvelle plongée dans la récession ? Avant de regarder ce point en détail, nous devons nous rappeler qu'il y a un danger dans le fait de prendre pour argent comptant les analyses et la terminologie de la bourgeoisie. Evidemment, pour la classe dominante, il n'existe nullement une crise irréversible de son mode de production. Manquant de toute vision historique large, sa vision de l'économie, même quand elle parle de « macro-économie », est nécessairement immédiatiste. Quand elle parle de « croissance » ou de « récession », elle n'utilise que les indicateurs économiques les plus superficiels et ne se pose pas de questions sur les bases réelles des accès de croissance qu'elle constate, ni sur la signification réelle des moments qu'elle décrit comme de la récession. Comme nous avons eu l'occasion de le souligner précédemment, les périodes de croissance sont généralement des expressions d'une récession cachée et ne mettent en aucune façon en question la tendance générale de l'économie capitaliste à aller vers une impasse insoluble. Pour démontrer l'existence de la crise, il n'est pas nécessaire de montrer que chaque pays dans le monde a un taux de croissance négatif. De plus, les statistiques économiques bourgeoises nous renseignent très peu sur les effets réels de la crise sur des millions d'êtres humains. Le Bilan du monde du journal Le Monde pour 1995 nous dit, par exemple, que les pays d'Afrique avaient connu des taux de croissance de 3,5 % pour cette année là et qu'on s'attendait à ce qu'ils augmentent encore l'année suivante. De telles appréciations servent seulement à masquer le fait que dans des parties entières du continent africain, la société s'est effondrée dans un cauchemar de guerre, de maladie et de famine, toutes choses qui sont, au sens global, des effets de la crise économique dans les pays « sous-développés » mais qui n'entrent jamais dans les considérations des experts « économiques » de la bourgeoisie parce que ce sont des effets historiques et non immédiats.
Dans la situation actuelle, il est d'autant plus important de garder cela présent à l'esprit qu'un grand nombre d'éléments, en apparence contradictoires, apparaissent. La « reprise » centrée sur les pays « anglo-saxons » a un peu vacillé selon les propres termes de la bourgeoisie, tandis que la plupart de ses grands prêtres restent « sereinement optimistes » sur les perspectives de croissance. Par exemple, le Sunday Times du 29 décembre 1996 a fait un tour des prévisions que font les experts US pour l'économie américaine en 1997, sur la base des performances de 1996 : « Notre tour des pronostiqueurs américains commence avec la revue des 50 meilleurs pratiquants de cet art du Business Week. En moyenne, ces prophètes s'attendent à ce que 1997 soit une répétition de 1996. Il est prévu que le produit intérieur brut s'accroisse régulièrement au taux annuel de 2,1 % et que les prix à la consommation augmentent de 3 %... le taux de chômage devrait rester faible, à 5,4 % et le taux d'intérêt à trente ans devrait rester voisin du niveau actuel à 6,43 %. » En effet, le principal débat chez les économistes américains aujourd'hui est celui de savoir si la poursuite de la croissance va engendrer une inflation excessive ; c'est une question sur laquelle on reviendra plus tard.
La bourgeoisie anglaise, ou du moins son équipe gouvernementale ([2]), a troqué son style pour celui des américains et au lieu d'être prudemment optimiste, en rajoute en toute occasion. Selon le Chancelier de l'Echiquier, l'économie britannique est « au mieux de sa forme pour une génération ». Parlant le 20 décembre 1996, il a cité des tableaux de l'Office des Statistiques Nationales qui « prouvent » que le revenu réel disponible s'est accru de 4,6 % dans l'année ; les dépenses de consommation ont augmenté de 3,2 %; la croissance économique globale atteint 2,4 % alors que le déficit commercial a aussi diminué. Dans le même mois, le chômage officiel, en diminution générale depuis 1992, est passé au dessous de deux millions pour la première fois depuis 5 ans. En janvier, différents instituts de prévisions, tels que Cambridge Econometrics et Oxford Economic Forecasting ont prévu que 1997 serait plus ou moins semblable, avec des taux de croissance aux alentours de 3,3 %. En Grande-Bretagne aussi, la préoccupation des experts dont on parle le plus est qu'il va y avoir une « surchauffe » de l'économie qui pourrait provoquer une nouvelle poussée de l'inflation.
Comme nous l'avons vu, le CCI a déjà analysé les raisons de la bonne performance relative des pays anglo-saxons ces dernières années. A part les facteurs cités dans la résolution de notre 11e Congrès, nous avons aussi souligné, dans le cas des Etats-Unis, « des attaques d'une brutalité sans précédent contre les ouvriers qu'elle exploite (dont beaucoup sont contraints d'occuper plusieurs emplois pour survivre) et aussi à la mise en oeuvre de tous les moyens que lui donne son statut de superpuissance, les pressions financières, monétaires, diplomatiques et militaires au service de la guerre commerciale qu'elle livre à ses concurrents ». ([3]). Dans le cas de la Grande-Bretagne, le rapport pour le 12e Congrès de World Revolution (voir World Revolution n° 200) a confirmé à quel degré cette « reprise » a été fondée sur l'endettement, la spéculation, l'élimination des branches mortes et l'utilisation massive de l'automatisation et des technologies informatiques. Il souligne aussi les avantages spécifiques que la Grande-Bretagne a obtenus en se retirant du « serpent monétaire européen » en 1992 et de la dévaluation de la Livre qui s'en est suivi, ce qui a grandement augmenté ses exportations. Mais le rapport détaille aussi l'appauvrissement réel de la classe ouvrière sur lequel a été fondée cette « reprise » (taux d'exploitation accrus, déclin des services sociaux, augmentation des sans logis, etc.) tout en montrant les mensonges de la bourgeoisie sur la baisse du chômage : depuis 1979, la bourgeoisie britannique a modifié les critères de ses statistiques du chômage 33 fois. La définition actuelle, par exemple, ignore tous ceux qui sont devenus « économiquement inactifs », c'est-à-dire ceux qui ont finalement abandonné la recherche d'un travail. Cette fraude a même été confessée par la Banque d'Angleterre : « Presque toute l'amélioration au niveau des performances concernant le chômage dans les années 90 par rapport aux années 80 est à mettre sur le compte de la montée de l'inactivité. » ([4]) Idem pour « les plus hauts standards de vie depuis une génération » claironnés par Mr Clark.
Mais alors que les marxistes sont toujours obligés de montrer le coût réel de la croissance capitaliste pour la classe ouvrière, se contenter de souligner la misère des ouvriers ne suffit pas en soi à prouver que l'économie capitaliste est en mauvais état. Si c'était le cas, le capitalisme n'aurait alors jamais eu de phase ascendante, puisque l'exploitation des ouvriers au 19e siècle était, comme chacun le sait, absolument sans limite. Pour montrer que les prévisions optimistes de la bourgeoisie sont basées sur du sable, nous devons analyser les tendances plus profondes de l'économie mondiale. Et là, nous devons examiner ces pays dont les difficultés économiques indiquent le plus clairement où en sont les choses. Comme le faisait ressortir la résolution du 12e Congrès de RI, l'évolution la plus significative à ce niveau, dans les dernières années, a été le déclin de ces deux économies « locomotives » : l'Allemagne et le Japon.
La dernière conférence territoriale de Welt Revolution a identifié des éléments confirmant ce déclin en ce qui concerne l'Allemagne. Ceux-ci comprennent :
– Le rétrécissement du marché interne : pendant des décennies, l'économie allemande représentait un grand marché pour les européens et l'économie mondiale. Avec la paupérisation croissante de la classe ouvrière, cela a cessé d'être le cas. En 1994, par exemple, les dépenses pour la nourriture ont diminué de 6 % à 20 %. Plus généralement, les investissements intérieurs seront inférieurs de 8 % cette année ; les investissements dans la construction et les équipements sont quelques 30 % en dessous du pic de 1992. Le turnover réel a diminué de 2 % en 1995. Mais l'aspect le plus significatif à cet égard est certainement le fait que le chômage se situe maintenant bien au dessus des quatre millions : selon l'Office du Travail d'Allemagne, il pourrait atteindre les 4,5 millions dans les prochains mois. C'est la démonstration la plus claire de la paupérisation de la classe ouvrière allemande et de sa capacité déclinante à servir de marché pour le capital allemand et mondial.
– Le fardeau croissant de l'endettement : en 1995, le déficit d'Etat (fédéral, länder et municipalités) atteignait 1 446 milliards de DM ; avec en plus 529 autres milliards de DM « cachés », la dette avoisinait les 2000 milliards de DM, ce qui correspond à 57,6 % du PNB. En dix ans, la dette publique a augmenté de 162 %.
– Le coût croissant de l'entretien de la classe ouvrière : la croissance du chômage augmente encore l'insolvabilité de l'Etat qui est confronté à une classe ouvrière qui n'est pas battue et qui ne peut pas laisser simplement les chômeurs mourir de faim. En dépit de toutes les fameuses mesures d'austérité introduites par le gouvernement Kohl l'année dernière, l'Etat a encore une énorme note à payer pour soutenir les chômeurs, les vieux retraités, les malades. Quelques 150 milliards sur un budget fédéral de 448 milliards de DM sont dépensés en rétributions sociales à la classe ouvrière. L'Office Fédéral du Chômage a un budget de 104,9 milliards DM et se trouve déjà en faillite.
– L'échec de la bourgeoisie allemande dans la construction d'un « paysage industriel » à l'est : malgré les dépenses gigantesques à l'est après la réunification, l'économie n'y a pas décollé. Une grande partie de l'argent est allée aux infrastructures, télécommunications et habitations mais peu dans de nouvelles industries. Au contraire, toutes les anciennes usines, obsolètes, ont fait faillite; et quand il y en a de nouvelles (des usines modernisées ont été installées), elles absorbent moins de 10 % de l'ancienne force de travail. L'armée des chômeurs reste mais « bénéficie » de télécommunications sophistiquées et de belles nouvelles routes.
Tous ces facteurs entravent sérieusement la compétitivité de l'Allemagne sur le marché mondial et obligent la bourgeoisie à attaquer sauvagement tous les aspects des conditions de vie de la classe ouvrière : salaires, avantages sociaux et emplois. La fin de l'« Etat social » allemand est aussi la fin de beaucoup de mythes capitalistes : celui consistant à faire croire que travailler beaucoup et être socialement passif donne aux ouvriers des niveaux de vie élevés, celui de la nécessaire et profitable collaboration entre patrons et ouvriers et enfin celui d'un modèle allemand de prospérité censé montrer aux autres pays la marche à suivre. Mais c'est aussi la fin d'une réalité pour le capital mondial : la capacité de l'Allemagne d'agir comme une locomotive. Au contraire, c'est le déclin même du capital allemand, et non la « reprise » superficielle dont se vantent les bourgeoisies américaine et anglaise, qui montre ce qu'est la perspective réelle pour le système tout entier.
La fin du « miracle » économique japonais est tout aussi significative. C'était déjà devenu visible au début des années 1990 quand les taux de croissance – qui s'étaient élevés jusqu'à 10 % dans les années 1960 – se sont effondrés jusqu'à ne pas dépasser 1 %. Le Japon est maintenant « officiellement » en récession. Il y a eu une légère amélioration en 1995 et en 1996 qui a amené certains commentateurs à devenir enthousiastes à propos des perspectives pour l'année qui vient : un article publié dans The Observer en janvier 1996, soulignait les performances « impossibles à arrêter » de l'exportation japonaise (un accroissement de 10 % en 1994 qui signifiait que le Japon avait maintenant surpassé les Etats-Unis en tant que plus grand exportateur mondial de biens manufacturés). Il annonçait avec confiance que « le Japon était de nouveau aux commandes de l'économie mondiale ».
Notre récent article, « Une économie de casino » soufflait le froid sur de telles espérances. Nous avons déjà mentionné la montagne de dettes qui pèse sur l'économie japonaise. L'article poursuit en insistant sur le fait que « tout ceci vient relativiser l'annonce au Japon des quelques frémissements de croissance à la hausse après ces quatre années de stagnation. Nouvelle apaisante pour les médias bourgeois, elle n'illustre en fait que l'extrême gravité de la crise. Et pour cause, ce résultat n'a péniblement été atteint qu'à la suite d'une injection de doses massives de liquidités financières à travers la mise en oeuvre de cinq plans de relance. Cette expansion budgétaire, dans la plus pure tradition keynésienne, a bien fini par porter quelques fruits..., mais au prix de déficits encore plus colossaux que ceux dont les conséquences avaient déterminé l'entrée du Japon dans la phase récessive. Ceci explique que cette "reprise" demeure on ne peut plus fragile et est vouée à terme à retomber comme un soufflé. »
Le dernier rapport de l'OCDE sur le Japon (2 janvier 1997) confirme pleinement cette analyse. Bien que le rapport prédise une hausse des taux de croissance pour 1997 (autour de 1,7 %), il insiste lourdement sur la nécessité de s'attaquer à la question de la dette. « La conclusion du rapport est que, alors que le stimulus fiscal de la dernière année et demie était crucial pour compenser l'impact de la récession, le Japon doit à moyen terme contrôler son déficit budgétaire pour réduire la dette accumulée par le gouvernement. Cette dette représente 90 % du rendement annuel de l'économie. » ([5]). L'OCDE réclame une augmentation des taxes sur les ventes mais surtout des réductions drastiques des dépenses publiques. Elle affiche ouvertement sa préoccupation à propos de la santé économique du Japon à plus long terme. En bref, ce brain-trust dirigeant de la bourgeoisie ne fait aucun effort pour cacher la fragilité de toute « reprise » au Japon, et s'inquiète clairement de voir l'économie s'enfoncer dans des problèmes encore plus grands dans le futur.
Quand cela concerne des pays comme l'Allemagne et le Japon, les inquiétudes de la bourgeoisie sont très bien fondées. C'était avant tout la reconstruction de ces économies démolies par deux guerres qui a fourni le stimulant du grand boom des années 1950 et 1960 ; c'est l'achèvement de cette reconstruction dans ces deux pays qui a provoqué le retour de la crise ouverte de surproduction à la fin des années 1960. Aujourd'hui, l'échec de plus en plus évident de ces deux économies représente un rétrécissement significatif du marché mondial et c'est le signe que l'économie globale entre en chancelant dans une nouvelle étape de son déclin historique.
Les « Dragons » blessés
Déçue par les difficultés du Japon, la bourgeoisie et ses médias ont essayé de créer de nouveaux faux espoirs en faisant ressortir les performances des « dragons » de l'Asie du sud-est, c'est-à-dire des économies comme celles de la Thaïlande, de l'Indonésie et de la Corée du Sud, dont les taux de croissance vertigineux ont été pris comme emblème, de même que la Chine future qui est présentée comme étant sur la voie d'un statut de « superpuissance économique » à la place du Japon.
Le problème est que, comme dans les précédents « succès » de certains pays du tiers-monde comme le Brésil et le Mexique, la croissance des dragons d'Asie est une bulle gonflée par l'endettement qui peut éclater à tout moment. Les grands investisseurs occidentaux le savent :
« Parmi les raisons qui ont rendu les pays industriels les plus riches si soucieux de doubler la ligne des crédits de secours du FMI jusqu'à 850 milliards, il y a celle qu'une nouvelle crise du style Mexique est à craindre, cette fois dans le sud-est asiatique. Le développement des économies dans le Pacifique a favorisé un flux énorme de capital dans le secteur privé, qui a remplacé l'épargne intérieure, conduisant à une situation financière instable. La question a été de savoir quel serait le premier des dragons d'Asie à tomber.
Certes la situation en Thaïlande commence à paraître hasardeuse. Le ministre des finances, Bodi Chunnananda, a démissionné alors que les investisseurs perdaient confiance et que la demande dans des secteurs clefs, y compris la construction, le foncier et la finance, tous symboles d'une économie de bulle, se réduisait. De la même façon, on a focalisé sur une certaine incertitude récente en Indonésie, puisque la stabilité du régime Suharto et son respect des droits de l'homme sont devenus un problème. » ([6])
Le plus frappant, c'est la situation économique et sociale en Corée du Sud. La bourgeoisie ici, s'inspirant de ses consoeurs européennes, a certainement entraîné les ouvriers dans une manoeuvre à grande échelle : en décembre 1996, des dizaines de milliers d'ouvriers se sont mis en grève contre les nouvelles lois sur le travail qui ont été présentées comme étant surtout une attaque de la démocratie et des droits syndicaux, permettant ainsi aux syndicats et aux partis d'opposition de détourner les travailleurs de leur propre terrain. Mais derrière l'attaque provocatrice du gouvernement, il y a une réponse réelle à la crise à laquelle est confrontée l'économie de la Corée du Sud : l'aspect central de cette loi est qu'elle rend beaucoup plus facile aux entreprises les licenciements d'ouvriers et l'établissement des horaires de travail ; et c'est clairement compris par les ouvriers comme une préparation à des attaques contre leurs conditions d'existence.
En ce qui concerne le fait que la Chine serait en train de devenir une nouvelle génératrice de croissance économique, c'est plus que jamais une sinistre farce. C'est vrai que la capacité du régime stalinien dans ce pays à s'adapter et à survivre alors que tant d'autres se sont effondrés est remarquable en tant que telle. Mais ce n'est ni le niveau de libéralisation économique, ni « l'ouverture à l'ouest », ni l'exploitation de nouveaux débouchés qui lui seront offerts par la cession de Hongkong, qui transformeront les fondements de l'économie chinoise, qui reste désespérément arriérée dans l'industrie, l'agriculture et les transports et paralysée de façon chronique, comme tous les régimes staliniens, par le poids d'une bureaucratie boursouflée et du secteur militaire. Comme dans tous les régimes déstalinisés, la libéralisation a en effet gratifié la Chine d'exploits du même type qu'en Occident... tels que le chômage massif. Le 14 octobre, le China Daily, à la solde du gouvernement, admettait que le nombre de chômeurs pouvait augmenter de plus de la moitié du chiffre actuel jusqu'à atteindre 258 millions en quatre ans. Avec des millions de migrants des campagnes qui inondent les villes et des entreprises d'Etat en faillite qui cherchent désespérément à se débarrasser du « surplus » de travailleurs, la bourgeoisie chinoise est profondément inquiète du danger d'une explosion sociale. Selon les chiffres officiels, 43 % des entreprises d'Etat ont perdu de l'argent en 1995, alors que dans le premier trimestre 1996, le secteur d'Etat tout entier tournait à perte. Des centaines de milliers, si ce n'est des millions, d'ouvriers dans les entreprises d'Etat n'ont pas reçu de salaire depuis des mois ([7]). Il est vrai qu'une proportion croissante du revenu industriel de la Chine provient d'entreprises privées ou mixtes mais, même si ces secteurs montrent qu'ils sont plus dynamiques, ils peuvent difficilement compenser le poids énorme de la banqueroute dans le secteur directement étatique.
Chaque fois qu'un mythe s'écroule et menace de dévoiler la faillite de tout le système capitaliste, la bourgeoisie en propose de nouveaux. Il y a quelques années, c'étaient les miracles allemand et japonais ; puis, après l'effondrement du bloc de l'est, c'étaient les lendemains qui chantent grâce aux « nouveaux marchés » en Europe de l'Est et en Russie. Dès que ces mythes se sont écroulés ([8]), on s'est mis à nous parler des « dragons » du sud-est asiatique et de la Chine. Aujourd'hui, de plus en plus de ces petits « rois » font la preuve qu'ils sont nus. Peut-être que le nouveau grand espoir pour l'économie mondiale sera la performance de la livre sterling du Royaume-Uni. Après tout, ce pays n'était-il pas le laboratoire du monde capitaliste au siècle dernier ? John Bull n'est-il pas capable aujourd'hui de tout recommencer depuis le début ? C'est à ce point qu'en est la faillite non seulement du capitalisme mondial mais aussi des mythes qu'il utilise pour la cacher.
Perspectives
1. Une guerre commerciale plus aiguë
Un autre mythe utilisé pour répandre l'idée qu'il y a encore plein de vie dans le capitalisme, c'est la fable de la globalisation. Dans l'article « Derrière la "mondialisation" de l'économie, l'aggravation de la crise du capitalisme » (Revue Internationale n° 86), nous montrions, pour contrer quelques confusions qui affectent même le milieu révolutionnaire, que la mondialisation, malgré les beaux discours de la bourgeoisie, ne signifie en rien une nouvelle phase dans la vie du capitalisme, une ère de « liberté de commerce » dans laquelle l'Etat national aurait de moins en moins de rôle à jouer. Au contraire, l'idéologie de la mondialisation – mis à part son intérêt pour agiter la question du nationalisme dans la classe ouvrière – est en réalité une couverture pour une guerre commerciale qui s'approfondit. Nous donnions alors l'exemple de la nouvelle Organisation Mondiale du Commerce (OMC) pour montrer comment les économies les plus puissantes – les Etats-Unis en particulier – utilisent cette institution pour imposer des standards de santé et de bien-être que les économies plus faibles ne peuvent espérer atteindre, les handicapant ainsi en tant que rivales économiques potentielles. La rencontre ministérielle de décembre 1996 de l'OMC a continué dans la même veine. Là, les pays les plus développés ont semé la division chez les plus faibles pour saboter un plan visant à donner à quelques pays parmi les plus pauvres l'accès hors douane aux marchés occidentaux. Les américains ont fait des concessions sur les tarifs du Whisky et autres alcools de façon à réaliser quelque chose de beaucoup plus lucratif : l'ouverture des marchés européens et asiatiques aux produits de la technologie de l'information. C'est là une preuve éclatante que la « mondialisation », la nouvelle « liberté de commerce », veulent surtout dire « liberté » pour le capital américain de pénétrer sur les marchés mondiaux sans avoir l'inconvénient de voir leurs concurrents plus faibles protéger leurs propres marchés avec des barrières douanières. Notre article dans la Revue soulignait déjà que c'était surtout une « liberté » à sens unique : « Clinton lui même – qui, en 1995, parvint à faire en sorte que le Japon ouvre ses frontières aux produits américains et qui, sans relâche, demande à ses "associés" la "liberté de commerce" – donna l'exemple, dès son élection, par l'augmentation des taxes sur les avions, l'acier et les produits agricoles, limitant en outre les achats de produits étrangers aux agences étatiques. »
Nous avons déjà souligné que la capacité de l'Amérique à jouer les gros bras à l'échelle internationale a été un énorme facteur de la force relative de l'économie des Etats-Unis au cours des dernières années. Mais cela éclaire aussi une autre caractéristique de la situation actuelle : le lien de plus en plus grand entre guerre commerciale et compétition inter-impérialiste.
Evidemment, ce lien est un produit à la fois des conditions générales de la décadence, dans laquelle la concurrence économique est de plus en plus subordonnée aux rivalités militaires et stratégiques, et des conditions spécifiques prévalant depuis l'effondrement du vieux système des blocs. La période des blocs mettait en lumière la subordination des rivalités économiques aux rivalités militaires puisque les deux superpuissances n'étaient pas les principaux rivaux économiques. En contraste, les déchirures impérialistes qui se sont ouvertes depuis 1989 correspondent beaucoup plus étroitement à des rivalités économiques directes. Mais ceci n'a pas détrôné la domination des considérations stratégico-impérialistes. Au contraire, la guerre commerciale s'est avérée de plus en plus comme un instrument de ces dernières.
Cela a été très clair avec la loi Helms-Burton qu'ont édictée les Etats-Unis. Cette loi fait des incursions sans précédent dans « les droits commerciaux » des principaux rivaux impérialistes et économiques de l'Amérique, interdisant le commerce avec Cuba sous peine de sanctions. C'est très clairement une réponse provocatrice des Etats-Unis aux puissances européennes qui défient leur hégémonie mondiale, un défi lancé non seulement dans des pays « lointains » comme les Balkans et le Moyen-Orient mais aussi dans le « pré carré » américain, l'Amérique latine y inclus Cuba même.
Les puissances européennes ne sont pas restées les bras croisés face à cette provocation. L'Union Européenne a traîné les Etats-Unis devant le tribunal de la nouvelle Organisation Mondiale du Commerce à Genève, demandant le retrait de la loi Helms-Burton. Ceci confirme ce que nous disions dans notre article sur la mondialisation, que la formation de conglomérats commerciaux régionaux comme l'Union Européenne correspond aux « besoins de groupes de nations capitalistes de créer des zones protégées à partir desquelles elles peuvent affronter des rivaux plus puissants » ([9]). L'Union Européenne est donc un instrument de la guerre commerciale mondiale et les avancées actuelles vers une seule monnaie européenne ont été vues en fonction de cela. Mais elle a plus qu'une fonction purement « économique ». Comme nous l'avons vu au cours de la guerre en ex-Yougoslavie, elle peut servir comme un instrument plus direct de confrontation inter-impérialiste.
Naturellement, l'Union Européenne est elle-même gangrenée par des divisions national-impérialistes profondes, comme l'ont montré récemment les désaccords entre l'Allemagne et la France d'un côté et la Grande-Bretagne de l'autre, sur la monnaie unique. Dans le contexte général du « chacun pour soi », on peut s'attendre à voir les rivalités autant commerciales qu'impérialistes prendre de plus en plus une allure chaotique, aggravant l'instabilité de l'économie mondiale ; et, comme chaque nation est obligée de barricader son capital national, cela accélérera encore plus la contraction du marché mondial.
2. Inflation et dépression
Quel que soit le fil qu'essaie de tirer la bourgeoisie, le capitalisme mondial est ainsi à deux doigts de tomber dans de grandes convulsions économiques, à une échelle sans comparaison avec ce que nous avons vu dans les trente dernières années. C'est certain ! Ce qui ne peut pas être aussi clair pour les révolutionnaires, ce n'est pas seulement l'échéance exacte de telles convulsions (et on ne rentrera pas dans le jeu des prédictions ici), mais aussi la forme précise qu'elles prendront.
Après l'expérience des années 1970, l'inflation a été présentée par la bourgeoisie comme le monstre qu'il fallait éliminer à tout prix : les politiques massives de désindustrialisation et de coupes dans les dépenses publiques défendues par Thatcher, Reagan et les autres monétaristes étaient fondées sur l'argument que l'inflation était le danger numéro un pour l'économie. Au début des années 1990, l'inflation, au moins dans les principaux pays industriels, semblait avoir été domptée, au point que quelques économistes ont commencé à parler de la victoire historique sur l'inflation. On peut se demander si, en fait, nous n'assistons pas au retour, au moins en partie, à une crise de type déflationniste comme cela a été le cas au début des années 1930 : une crise « classique » de surproduction dans laquelle les prix s'effondrent avec la contraction brutale de la demande.
Par ailleurs, il faut noter que cette tendance a commencé à s'inverser après 1936, quand l'Etat est intervenu massivement dans l'économie : le développement de l'économie de guerre et la stimulation de la demande par les dépenses du gouvernement ont fait apparaître des pressions inflationnistes. Cette modification a été encore plus apparente lors de la crise qui s'est ouverte à la fin des années 1960. La première réponse de la bourgeoisie a été de continuer les politiques « keynésiennes » des décennies précédentes. Ceci a eu pour effet de ralentir le rythme de la crise mais a eu comme résultat des niveaux d'inflation dangereux.
Le monétarisme s'est présenté comme une alternative radicale au keynésiannisme, comme un retour aux valeurs sûres du capitalisme, c'est-à-dire de ne dépenser que l'argent qui a été réellement obtenu, de « vivre selon ses moyens », etc. Il prétendait démanteler l'appareil d'Etat hypertrophié et quelques révolutionnaires s'y sont même laissés prendre et ont parlé de « renversement » du capitalisme d'Etat. En réalité, le capitalisme ne peut plus retourner aux formes et aux méthodes qu'il avait dans sa jeunesse. Le capitalisme sénile ne peut plus se maintenir sans la béquille d'un appareil d'Etat hypertrophié ; et si les Thatcheriens ont fait des coupes claires dans les dépenses d'Etat, dans quelques secteurs et spécialement ceux qui avaient quelque chose à voir avec le salaire social, ils ont à peine touché à l'économie de guerre, à la bureaucratie ou à l'appareil de répression. Bien plus, la tendance à la désindustrialisation a fait croître le poids des secteurs improductifs sur l'économie prise comme un tout. En bref, les « nouvelles politiques » de la bourgeoisie n'ont pas pu éliminer les facteurs sous-jacents aux tendances inflationnistes du capitalisme décadent du fait de la nécessité de maintenir un énorme secteur improductif ([10]).
Un autre facteur de la plus grande importance dans cette équation est la dépendance de plus en plus grande du système vis-à-vis du crédit que nous avons déjà évoquée. Le niveau extrêmement élevé d'endettement des gouvernements montre comment la bourgeoisie a été peu capable de rompre avec les politiques « keynésiennes » du passé. En fait, c'est le manque de marchés solvables qui fait qu'il est impossible à la bourgeoisie, quel que soit le vernis idéologique de ses équipes gouvernementales, d'échapper à la nécessité de créer un marché artificiel. Aujourd'hui, la dette est devenue le principal marché artificiel pour le capitalisme, mais au départ les mesures proposées par Keynes amenaient tout droit dans cette direction.
Si nous gardons cela à l'esprit, cela jettera quelque lumière sur quelques uns des plus récents discours de la bourgeoisie. Il semble que sa confiance dans la « victoire historique » contre l'inflation ne soit pas si profonde puisque dès qu'elle détecte des signes d'un retour à la croissance dans des pays comme l'Angleterre et l'Amérique, elle recommence à parler du danger d'une nouvelle poussée de l'inflation. Les économistes ont des avis différents sur les causes : certains sont en faveur de la thèse de l'inflation par les coûts, avec une insistance particulière sur le danger que représentent des revendications de salaire irréalistes. L'idée est que si les ouvriers n'ont plus peur du chômage et voient des profits se réaliser, ils vont se mettre à réclamer plus d'argent et cela causera de l'inflation. L'autre thèse est que l'inflation est « tirée par la demande » : si l'économie croît trop vite, la demande va excéder l'offre et les prix vont augmenter. Nous ne répéterons pas les arguments que nous avons développés il y a 25 ans contre ces théories. Ce que nous dirons, c'est que le vrai danger de la « croissance » qui conduirait à l'inflation se situe ailleurs : dans le fait que toute croissance, toute prétendue reprise est basée sur une augmentation considérable de l'endettement, sur la stimulation artificielle de la demande, c'est-à-dire sur du capital fictif. C'est cela la matrice qui donne naissance à l'inflation parce qu'elle exprime une tendance profonde dans le capitalisme décadent : le divorce grandissant entre l'argent et la valeur, entre ce qui se passe dans le monde « réel » de la production des biens et un processus d'échanges qui est devenu « un mécanisme tellement complexe et artificiel » que même Rosa Luxemburg serait sidérée si elle pouvait voir cela aujourd'hui.
Si nous cherchions un modèle d'effondrement d'une économie qui a renversé la loi de la valeur, c'est-à-dire l'effondrement d'une économie capitaliste d'Etat, nous devrions regarder ce qui est en train d'arriver dans les pays de l'ex-bloc de l'est. Ce que nous y voyons ce n'est pas seulement un effondrement de la production à une échelle beaucoup plus grande que pendant la crise de 1929 mais aussi une tendance à l'inflation incontrôlable et la gangstérisation de l'économie. Est-ce la forme que cela prendra à l'ouest ?
CCI