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Revue Int. 2006 - 124 à 127

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Revue Internationale n° 124 - 1er trimestre 2006

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Emeutes sociales : Argentine 2001, France 2005, ... Seule la lutte de classe du prolétariat est porteuse d'avenir

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A entendre le discours dominant, depuis quelques années, de grandes révoltes populaires mettraient à mal le capitalisme, notamment dans ce que la bourgeoisie se plaît à appeler "les pays émergents".
Ainsi, en Amérique du Sud, les masses populaires d’Argentine se seraient lancées, ces dernières années, dans un mouvement contre le système. Le mouvement des Piqueteros, des soupes populaires, des entreprises autogérées, des coopératives de soutien ont été mis sur pied afin d’"organiser" ces masses en révolte. En Chine, les chiffres officiels pour 2004 indiquent 74 000 incidents et troubles sociaux, avec pour résultat, beaucoup de morts, tués par la police (le dernier incident, dans le village de Dongzhou de la province côtière de Guangdong, près de Hong Kong, a fait 20 morts dans la population civile) et l’instauration de la loi martiale. Depuis 1989, les autorités chinoises ont fait de très gros investissements pour équiper la police et l’entraîner à écraser ce genre d’émeutes. Et les émeutes devenues traditionnelles à l’occasion des sommets de l’OMC à travers la planète et qui ont à nouveau explosé au récent Sommet de Hong Kong, symbolisent cette image d’un monde en révolte.
Il faut ajouter à cette liste un pays central du système capitaliste, la France. Durant l’automne 2005, pendant plusieurs semaines, les banlieues de Paris et d’autres grandes villes françaises ont été saccagées par le mouvement social le plus violent depuis 1968. 8000 voitures ont été brûlées, des centaines de peines de prison infligées et l’État français a eu recours à des lois draconiennes qui avaient été utilisées pour la dernière fois en 1955 contre le mouvement d’indépendance de l’Algérie.
Tous ces mouvements sociaux, aux causes et aux objectifs disparates, ont reçu une large publicité et souvent fait la Une des journaux du monde entier. Il est grand temps que les marxistes révolutionnaires dénoncent ces chimères de révolution et y opposent l’authentique mouvement de transformation sociale qui, lui, ne reçoit pas la même attention des médias : la lutte de classe du prolétariat international.

Les causes et la nature des révoltes sociales

La cause générale de tous ces mouvements sociaux n’est pas un grand secret. Le capitalisme mondial connaît depuis des années une crise économique insoluble qui s’exprime à tous les niveaux de la société et affecte tous les secteurs de la population non exploiteuse : une pauvreté croissante et un chômage de longue durée dus aux plans d’austérité des États capitalistes dans les pays avancés, la misère noire qui accompagne l’effondrement d’économies entières en Amérique latine, la ruine totale des petits paysans et des fermiers partout dans le Tiers-monde, la discrimination ethnique, conséquence de la politique délibérée de la classe dominante pour diviser et assurer sa domination sur les populations, la terreur imposée dans les pays occupés par les armées impérialistes.

Cependant, le fait que les révoltes sociales aient en commun, pour cause fondamentale, l’oppression capitaliste, ne signifie pas qu’elles puissent y apporter une réponse commune ni même une réponse tout court. Au contraire.

Malgré l’immense variété des révoltes qui se développent aujourd’hui, aucune d’entre elles n’apporte, même de façon embryonnaire, une perspective alternative, sur le plan économique, politique ou social, à celle de la société capitaliste dont les symptômes de déclin suscitent toutes ces protestations et ces émeutes. C’est particulièrement clair dans les récentes émeutes en France. La colère des émeutiers s’est tournée contre eux-mêmes et non contre la cause de leur misère.

"C’est de façon quotidienne qu’ils sont soumis, souvent sans égard et avec grossièreté, à des contrôles d’identité et à des fouilles au corps, et il est logique qu’ils ressentent les policiers comme des persécuteurs. Mais ici, les principales victimes des violences, ce sont leurs propres familles ou leurs proches : des petits frères ou sœurs qui ne pourront plus aller à leur école habituelle, des parents qui ont perdu leur voiture qui leur sera remboursée au plus bas prix car ancienne et achetée d’occasion, qui seront obligés de faire leurs achats dans un magasin loin de leur domicile puisque le magasin de proximité à bas prix a volé en fumée" (Prise de position du CCI : "Face au désespoir, seule la lutte de classe est porteuse d’avenir", 8 novembre 2005).

Cependant, même les révoltes qui manifestent le désespoir de façon moins élémentaire, qui dirigent leur violence contre les gardiens du régime qui les opprime et qui parviennent même, comme en Chine, à faire reculer temporairement la police, n’offrent pas de perspective au-delà de la protestation immédiate qu’elles expriment. Bien que la violence des émeutes sociales soit souvent très spectaculaire, ces révoltes sont inévitablement peu équipées et coordonnées et ne sont pas de taille à faire face aux forces bien armées et organisées de l’État capitaliste.

Dans le cas des Piqueteros d’Argentine ou celui des Zapatistes du Mexique, les révoltes sociales sont directement encadrées par certaines fractions de la bourgeoisie qui cherchent à mobiliser la population derrière leur propre "solution" à la crise économique et qui veulent se faire une place au sein de l’appareil d’État.

On ne peut donc pas s’étonner du fait que la bourgeoisie retire une certaine satisfaction de l’impuissance des révoltes sociales, même si celles-ci révèlent l’incapacité du système à offrir le moindre espoir de panser les plaies béantes qui affligent la population mondiale. Les révoltes sociales ne représentent pas une menace pour le système, elles n’ont ni revendication ni perspective capable de mettre sérieusement en cause le statu quo. Elles ne dépassent jamais le cadre national et sont en général isolées ou dispersées. Et bien que la bourgeoisie soit préoccupée par la généralisation de l’instabilité sociale, comme elle a de moins en moins de marge de manœuvre sur le plan économique, elle pense pouvoir s’appuyer sur la répression pour étouffer et neutraliser les dommages de la révolte sociale. En France par exemple, les troubles des banlieues reflètent les coupes sombres dans les budgets sociaux qui ont eu lieu dans la période précédente. Il y a eu de fortes réductions des dépenses pour la rénovation des logements et pour la création d’emplois, même temporaires. Le nombre d’enseignants et de travailleurs sociaux a été réduit ainsi que les subventions aux organisations bénévoles, etc. Les émeutes n’ont pas forcé la bourgeoisie à prendre des mesures sérieuses, ni à revenir sur sa politique d’austérité mais, en revanche, elles lui ont permis de renforcer la réponse de "la loi et l’ordre". Le fameux appel du ministre français de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, à "nettoyer les cités au karsher" afin d’éliminer les fomentateurs de troubles, en est l’emblème. La bourgeoisie française a su utiliser les émeutes pour justifier le renforcement de son appareil répressif et se préparer face à la menace future que constitue la lutte de la classe ouvrière.

En Argentine, les révoltes sociales des 19 et 20 décembre 2001 sont célèbres pour le pillage massif des supermarchés et l’assaut contre des bâtiments gouvernementaux et financiers. Mais le mouvement populaire qui a suivi n’a pas freiné le déclin vertigineux du niveau de vie des masses opprimées du pays et le nombre de personnes vivant en dessous du "seuil officiel de pauvreté" est passé de 24% en 1999 à environ 40% aujourd’hui. Au contraire, c’est l’organisation de ces masses paupérisées dans un mouvement populaire lié à l’État capitaliste qui permet à la bourgeoisie de parler aujourd’hui d’un "printemps argentin" et de rembourser dans les temps sa dette au FMI.

De nombreuses couches sociales sont victimes du déclin du système capitaliste et réagissent violemment à la terreur et à la misère qui en découlent. Mais ces violentes protestations ne mettent jamais en question le mode de production capitaliste, elles ne font que réagir à ses conséquences.

Au fur et à mesure que le capitalisme s’enfonce dans sa phase finale de décompositions sociale, l’absence totale de perspective économique, politique ou sociale au sein du système semble contaminer toutes les pensées et toutes les actions qui encouragent le violent désespoir des révoltes sociales.

L’autonomie du prolétariat

A première vue, cela peut semblait irréaliste de proclamer que le véritable mouvement pour le changement social, c’est la lutte "démodée" de la classe ouvrière qui commence à peine à retrouver aujourd’hui le chemin de la combativité et de la solidarité, après la grande désorientation qu’elle a connue avec l’effondrement du bloc de l’Est en 1989. Mais la lutte prolétarienne, à la différence des révoltes sociales, n’existe pas seulement dans le présent : elle a une histoire, elle a un avenir.

La classe ouvrière qui lutte aujourd’hui, est la même classe ouvrière dont le mouvement révolutionnaire a ébranlé le monde entier de 1917 à 1923, mouvement au cours duquel elle a pris le pouvoir politique en Russie en 1917, mis fin à la Première Guerre mondiale, formé l’Internationale communiste et s’est approchée de la victoire dans plusieurs autres pays d’Europe.

A la fin des années 1960 et dans les années 1970, le prolétariat mondial est réapparu sur la scène de l’histoire après un demi-siècle de contre-révolution.

La vague de grèves massives pour défendre les conditions de vie des ouvriers qui est partie de France en 1968, a touché tous les autres pays centraux du capitalisme. La bourgeoisie a dû adapter sa stratégie politique pour faire face à la menace, en mettant ses partis de gauche au gouvernement. Dans certains pays, le mouvement de la classe a pris une forme quasi insurrectionnelle comme à Cordoba en Argentine, en 1969. En Pologne, en 1980, il a atteint un moment décisif. La classe ouvrière a surmonté ses divisions locales et s’est unie, à travers des assemblées de masse et des comités de grève. Ce n’est qu’après une année de sabotage du mouvement par le nouveau syndicat Solidarinosc que la bourgeoisie polonaise, dûment conseillée par les gouvernements occidentaux, a pu déclarer la loi martiale et a finalement écrasé le mouvement. Mais les luttes de classe internationales se sont poursuivies, notamment en Grande-Bretagne où les mineurs ont été en grève pendant plus d’un an, en 1984-85.

Malgré les revers que la classe ouvrière a subis, elle n’a pas été défaite de façon décisive pendant les 35 dernières années comme cela avait été le cas dans les années 1920 et 1930. Le chemin de la classe ouvrière est toujours ouvert pour qu’elle exprime sa nature et ses caractéristiques révolutionnaires.

La classe ouvrière est révolutionnaire, dans le vrai sens du terme, car ses intérêts correspondent à un mode de production social complètement nouveau. Elle a un intérêt objectif à réorienter la production sans exploitation de son travail et pour la satisfaction des besoins de l’humanité dans une société communiste. Et elle a entre les mains – mais pas légalement en sa possession ! – les moyens de production de masse qui peuvent permettre l’avènement de cette société. L’interdépendance déjà complète de ces moyens de production à l’échelle mondiale signifie que la classe ouvrière est déjà une classe véritablement internationale, sans aucun intérêt en conflit ou en concurrence, alors que toutes les autres couches et classes de la société, qui souffrent dans le capitalisme, sont insurmontablement divisées.

Même si les luttes défensives de la classe ouvrière pour tenter de protéger le faible niveau de vie qu’elle a aujourd’hui, sont encore isolées et divisées par les syndicats et bien moins spectaculaire que les révoltes sociales, elles contiennent néanmoins, contrairement à ces dernières, les germes d’un assaut offensif contre le système capitaliste comme l’ont montré par exemple les luttes de solidarité à l’aéroport de Londres en juillet 2005, de même que la vague de luttes ouvrières en Argentine au cours de l'été 2005 et, tout dernièrement, la grève dans les transports à New York.

C’est pour ces raisons que la classe ouvrière a été, depuis 150 ans, capable de développer une alternative politique révolutionnaire à la domination du capital. L’alternative socialiste met nécessairement en conflit la classe ouvrière avec la légalité capitaliste de l’exploitation défendue par un nombre astronomique de forces armées et punitives. En ce sens, la violence de la classe ouvrière, à la différence des gestes désespérés d’autres couches opprimées, doit être considérée comme l’accoucheuse de l’histoire, celle qui permettra l’accouchement douloureux d’une nouvelle société.

 

Aujourd’hui, les luttes de classe renaissantes semblent rejetées à l’arrière-scène par des luttes sociales bien plus importantes. Au mieux elles paraissent n’avoir qu’un rôle de soutien vis-à-vis de ces dernières qui constituent l’attraction principale dans les médias.

Dans ce contexte, il est d’une importance vitale que les révolutionnaires défendent le rôle fondamental du prolétariat et la nécessité de son autonomie, non seulement vis-à-vis des forces de la bourgeoisie qui prétendent le défendre, comme les partis de gauche et les syndicats, mais aussi par rapport aux révoltes désespérées des couches et groupements disparates d'opprimés au sein du capitalisme.

La bourgeoisie, dont les représentants les plus intelligents sont bien conscients de la menace sous-jacente que constitue le prolétariat, est donc particulièrement soucieuse de faire de la publicité aux révoltes sociales et de minimiser ou ignorer quand elle le peut, les mouvements et les actions authentiques du prolétariat.

En identifiant le violent chaos des révoltes sociales à toutes les autres manifestations de la décomposition de la société, la bourgeoisie espère discréditer toute résistance à sa domination, y compris et en particulier la lutte de classe du prolétariat.

En présentant les révoltes sociales comme la principale expression de l’opposition à la société capitaliste, la bourgeoisie espère persuader les membres de la classe ouvrière, les jeunes en particulier, que ces actions condamnées à l’échec sont la seule forme de lutte possible. Et en montrant en détail les limites évidentes et les échecs certains de ces révoltes, la bourgeoisie cherche à démoraliser, à éteindre et à disperser la menace que représente l’unité prolétarienne, une unité qui requiert en particulier la solidarité entre la jeune génération de la classe avec les générations plus anciennes.

Cette tactique vis-à-vis de la classe ouvrière connaît un certain succès, notamment parmi les jeunes et les chômeurs de longue durée ainsi que parmi les minorités ethniques au sein du prolétariat. Beaucoup d’éléments de ces secteurs ont été entraînés dans les émeutes en France. En Argentine, le mouvement des Piqueteros a réussi à "organiser" les chômeurs derrière l’État et à dévoyer certains efforts de la récente vague de grève, en 2005, dans ce mouvement et d’autres impasses similaires.

L’aile gauche de la bourgeoisie et ses forces d’extrême gauche en particulier ont un rôle particulier à jouer dans la démobilisation de la classe ouvrière dans ce genre d’impasses qu’elles utilisent comme masse de manoeuvre pour alimenter les campagnes qui proposent une autre gestion du régime capitaliste.

Malheureusement, certaines forces de la Gauche communiste tout en se montrant capables de voir les "limites" des révoltes sociales sont incapables de résister à la tentation d’y détecter "quand même" quelque chose de positif. Le Bureau international pour le Parti révolutionnaire par exemple a déjà été séduit par les mouvements interclassistes d’Argentine en décembre 2001 et de Bolivie peu après, les considérant comme des expressions, réelles ou potentielles, de la classe ouvrière. Dans sa prise de positions sur les émeutes en France, le BIPR, malgré la critique qu’il fait de leur inconséquence, envisage la possibilité de les transformer en luttes de classe authentiques grâce au parti révolutionnaire. Et c'est à peu près le même son de cloche qu'on trouve chez les autres groupes qui se réclament de la Gauche italienne et qui tous s'appellent "Parti communiste international".

Évidemment, on peut toujours rêver sur l’existence d’un parti de classe et sur les miracles qu’il pourrait accomplir, conformément au vieux dicton russe : "quand il n’y a pas de vodka, parlons de vodka". Mais aujourd’hui, le parti révolutionnaire n’existe pas, précisément parce que la classe ouvrière doit encore développer son indépendance et son autonomie politiques vis-à-vis de toutes les autres forces sociales de la société capitaliste. Ce n'est pas sur la base des explosions sociales désespérées mais bien sur la base de ce développement de l'identité de classe du prolétariat, notamment à travers l'intensification et l'extension de ses combats, et aussi avec l'intervention des organisations révolutionnaires au sein de ceux-ci, que seront créées les conditions permettant à la classe de se doter de son parti révolutionnaire. Quand nous serons dans cette situation historique, alors il sera possible pour le prolétariat, avec son parti politique, de tirer derrière lui tout le mécontentement de toutes les autres couches opprimées de la société, mais uniquement sur la base de la reconnaissance du rôle central et dirigeant de la classe ouvrière.

Aujourd’hui, la tâche des révolutionnaires est d’insister sur la nécessité de créer l’autonomie politique du prolétariat, pas d’aider la bourgeoisie à obscurcir cette nécessité par des délires de grandeur sur le rôle du parti révolutionnaire.

 

Como (20 décembre)

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Les IWW (1905-1921) : l'échec du syndicalisme révolutionnaire aux Etats-Unis (I)

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Il y a un siècle à Chicago, le 27 juin 1905, dans une salle bondée, Big Bill Haywood, dirigeant de la combative Western Miners Federation (WMF, Fédération des Mineurs de l’Ouest), prononça le discours d’ouverture de ce qu'il qualifia de "congrès continental de la classe ouvrière". Il s’agissait d’un rassemblement appelé dans le but de créer une nouvelle organisation révolutionnaire de la classe ouvrière aux États-Unis : les Industrial Workers of the World (IWW, Ouvriers industriels du Monde), dont les membres furent souvent nommés les Wobblies1. Haywood déclarait solennellement aux 203 délégués présents : "Nous sommes ici pour rassembler les travailleurs de ce pays au sein d’un mouvement de la classe ouvrière dont l’objectif sera l'émancipation de la classe ouvrière de l’esclavage capitaliste… Le but et l’objet de cette organisation doit être de permettre à la classe ouvrière de prendre le contrôle du pouvoir économique, des moyens de son existence et celui de l’appareil de production et de distribution, sans se soucier des patrons capitalistes… cette organisation sera formée, basée et fondée sur la lutte de classe, sans compromis, ni reddition et aura comme seul et unique but d'amener les travailleurs de ce pays à prendre possession de la pleine valeur du produit de leur travail." (Proceedings of the First IWW Convention.)2

Ceci marquait le début de la grande expérience syndicaliste révolutionnaire aux États-Unis, qui constitue le sujet de la troisième partie de notre série d’articles sur l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire3. Tout au long des 16 années au cours desquelles ils ont pris une existence significative, avec laquelle la bourgeoisie devait compter, de 1905 à 1921, les IWW sont devenus l’organisation la plus redoutée et la plus vilipendée par son ennemi de classe. Pendant cette période, elle a connu une évolution rapide tant sur le plan des principes théoriques et de la clarté politique que de sa contribution à la lutte de classe.

Mais avant de nous pencher sur les leçons que nous pouvons tirer de son expérience, il vaut la peine de souligner que, dans le contexte historique actuel, le simple fait de rappeler cette expérience revêt une importance particulière. En effet, aujourd’hui, une sorte de "Sainte Alliance" qui va d’Al Qaida à l’extrême-gauche du capital, en passant par les alter-mondialistes et les gouvernements impérialistes rivaux de la bourgeoisie américaine, a tout intérêt à présenter – de façon plus ou moins subtile – "l’impérialisme yankee" (ou "le Grand Satan") comme l’ennemi numéro un des peuples et des prolétaires du monde entier. Selon la propagande anti-américaine de cette "Sainte Alliance", le "peuple" américain serait chrétien, croyant, croisé, et profiterait sans réfléchir des fruits de la politique impérialiste américaine. Aux États-Unis même, on présente les ouvriers comme faisant partie des "classes moyennes". L’expérience des IWW, le courage exemplaire de leurs militants face à une classe dominante qui ne recula devant aucune violence ni aucune hypocrisie, aussi vile soit-elle, sont donc là pour nous rappeler que les ouvriers américains sont bel bien les frères de classe des ouvriers du monde entier, que leurs intérêts et leurs luttes sont les mêmes et que l’internationalisme n’est pas un vain mot pour la classe ouvrière mais bien la pierre de touche de son existence.

Le contexte historique de la fondation des IWW

L’apparition des IWW aux États-Unis constituait, en partie, une réponse aux mêmes tendances générales qui avaient suscité le syndicalisme révolutionnaire en Europe occidentale : "l’opportunisme, le réformisme et le crétininisme parlementaire".4 La concrétisation aux États-Unis de cette tendance internationale générale porte la marque de certaines spécificités américaines : l’existence de la Frontière5 ; l’immigration à grande échelle d’ouvriers venant d’Europe, à la fin des années 1880 et au début des années 1900 ; l'arrivée sur le marché du travail d'un grand nombre d'esclaves libérés après la Guerre de Sécession (1861-65) ; l’opposition farouche entre le syndicalisme de métier et le syndicalisme d’industrie ; et le débat sur la politique à mener vis-à-vis des syndicats de métier, les investir en vue de les "miner de l’intérieur" ou créer un nouveau syndicat.

 

La Frontière et l’immigration

Ces deux facteurs fortement intriqués ont eu des conséquences significatives sur le développement du mouvement ouvrier aux États-Unis.

La Frontière a servi de soupape de sécurité à la révolte qui grondait dans les États industriels et fortement peuplés du Nord-Est et du Midwest.

Un nombre significatif d’ouvriers, aussi bien natifs qu’immigrés, écrasés par l'exploitation dans les usines, choisissait de fuir les centres industriels et de migrer vers l’Ouest, à la recherche d'indépendance et d’une "vie meilleure" comme fermiers, ou avec des projets donquichottesques de s’enrichir rapidement en devenant mineurs. L'existence de cette soupape de sécurité a eu un impact sur la capacité du mouvement ouvrier à développer son expérience. Bien qu’en fait la Frontière n’ait pour ainsi dire plus existé à partir du début des années 1890, ce phénomène de fuite vers l'Ouest a perduré au moins jusqu’au début du 20e siècle.6

Pendant longtemps, le mouvement ouvrier aux États-Unis fut très préoccupé par les divisions entre ceux qui étaient nés au pays, les ouvriers anglophones (même si ces derniers n’étaient eux-mêmes que de la seconde génération d’immigrants) et les ouvriers immigrés nouvellement arrivés, qui ne parlaient et ne lisaient que peu ou pas du tout l’anglais. Dans sa correspondance avec Sorge en 1893, Engels le mettait en garde contre l’usage cynique que faisait la bourgeoisie des divisions au sein du prolétariat qui retardaient le développement du mouvement ouvrier aux États-Unis.7 En effet, la bourgeoisie utilisait habilement tous les préjugés raciaux, ethniques, nationaux et linguistiques pour diviser les ouvriers entre eux et contrecarrer le développement d’une classe ouvrière capable de se concevoir comme une classe unie. Ces divisions ont constitué un sérieux handicap pour la classe ouvrière aux États-Unis car elles coupaient les ouvriers nés en Amérique de la grande expérience acquise en Europe par les ouvriers récemment immigrés. Elles engendraient, pour les ouvriers américains les plus conscients, des difficultés à se maintenir au niveau des avancées théoriques du mouvement ouvrier international ; elles les rendaient plus dépendants de la mauvaise qualité des traductions des écrits de Marx et Engels, qui, à leur tour, reflétaient parfois les faiblesses théoriques des traducteurs.

C'est ainsi que, en retard dans son armement théorique, le mouvement ouvrier en Amérique s'est trouvé handicapé dans sa capacité à faire face à l’opportunisme et aux courants réformistes.

Les faiblesses théoriques de Daniel DeLeon, leader du Socialist Labor Party (SLP, Parti socialiste du travail) l'illustrent amplement. Ce dernier défendait une variante de la "loi d’airain des salaires" de Lassalle8 et, de ce fait, sous-estimait complètement l’importance des luttes immédiates du prolétariat. Il croyait naïvement que la révolution se ferait par le bulletin de vote, rejetait le principe de la dictature du prolétariat mais dirigeait le SLP de façon autoritaire et sectaire9 .

Pour sa part, Eugene Debs, "éternel" candidat du Socialist Party of America (SPA, parti socialiste rival du SLP 10) à la présidence des États-Unis possédait de grands dons oratoires mais des talents limités pour la théorie et l’organisation. Ces deux hommes ont participé au congrès de fondation des IWW, mais le fait que ni eux, ni leurs partis politiques respectifs n’ont été capables de contribuer à la clarification politique, au sein des IWW, était en grande partie la conséquence de la faiblesse des traditions théoriques dans le mouvement ouvrier américain.

Une autre conséquence de la tradition de la Frontière c'est le poids de la violence dans la société américaine. Au départ, les villes frontalières de l’Ouest ne disposaient ni d'un appareil d’État formel, ni d'aucune institution pour maintenir la loi et l’ordre. Cela a contribué au développement d’une "culture des fusils et de la violence", qui a persisté jusqu'à aujourd’hui où la prolifération des armes à feu et le niveau de violence dans la société américaine dépasse de loin celui de tout autre grande nation industrialisée 11. Dans ce contexte, il était sans doute inévitable que la lutte de classe aux États-Unis, à la fin du 19e siècle et au début du 20e, prenne une forme extrêmement violente. La bourgeoisie américaine n’hésitait pas un seul instant à utiliser la répression dans ses confrontations avec le prolétariat, que ce soit au moyen de l’armée, des milices d’État, les infâmes Pinkerton (employés d’une agence de détectives privés dont on louait les services pour briser les grèves, ndt) ou de la location des services de bandits pour écraser les nombreuses grèves ouvrières, et qui allaient jusqu'à massacrer les grévistes et leurs familles. Les ouvriers, de leur côté, n’hésitaient pas à répliquer pour se défendre. Cette situation, démasquait aisément la cruauté et l’hypocrisie de la dictature de la démocratie bourgeoise, et montrait clairement la futilité de toute tentative de vouloir changer fondamentalement cet état de choses au moyen du bulletin de vote. Mais en retour, elle répandait le scepticisme parmi les ouvriers les plus conscients vis-à-vis de l’efficacité de l’action politique qui était, en général conçue comme la participation aux campagnes électorales. Cette confusion était particulièrement alimentée par le SLP de DeLeon et son fétichisme du vote qui perpétuait l’idée fausse selon laquelle l’action politique serait, par définition, identique à l’électoralisme. L’incapacité des Wobblies à comprendre que la révolution constitue fondamentalement un acte politique qui passe par la confrontation avec l’État capitaliste et sa destruction, et par la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, allait avoir de graves conséquences.

 

L’opposition entre le syndicalisme de métier et le syndicalisme industriel

Les Knights of Labor (les "Chevaliers du Travail") qui ont compté jusqu’à un million de membres en 1886, ont été la première organisation nationale significative des travailleurs aux États-Unis. Les Knights considéraient que les ouvriers devaient se concevoir d’abord en tant que salariés, et de façon secondaire, comme irlandais, italiens, juifs, catholiques ou protestants. Ils restaient néanmoins, ce qui était propre à l'époque, un syndicat national qui organisait les ouvriers dans le cadre de la corporation : "organiser les charpentiers en tant que charpentiers, les maçons en tant que maçons, et ainsi de suite, leur apprendre à tous à placer leurs intérêts d’ouvriers qualifiés au dessus des intérêts de tous les autres ouvriers."12 Les violences qui eurent lieu à l'occasion de la lutte pour la journée de 8 heures et qui menèrent au massacre de Haymarket13 en 1886, portèrent un coup sérieux aux Knights qui, à partir de 1888, déclinèrent. Les syndicats de métier se regroupèrent alors dans la American Federation of Labor (AFL, Fédération américaine du Travail, fondée en 1886) qui considérait le capitalisme et le système salarié comme inévitables et se donnait pour but d'obtenir de celui-ci le plus d'avantages possible pour les travailleurs qualifiés qu’elle représentait. Sous la direction de Samuel Gompers, l’AFL se présentait comme un défenseur sans réserve du système américain et une alternative responsable au radicalisme ouvrier. Ce faisant, l’AFL déclinait toute responsabilité vis-à-vis de la situation de millions d’ouvriers américains, peu ou pas qualifiés, qui étaient sauvagement exploités dans les nouvelles industries manufacturières ou minières à forte concentration ouvrière.

Dans ce contexte, le conflit entre le syndicalisme de métier et le syndicalisme industriel, souvent considéré comme un conflit entre un syndicalisme du "business" ou de collaboration de classe et un syndicalisme "industriel", de lutte de classe, devint la principale controverse au sein du mouvement ouvrier à la fin du 19e siècle et au début du 20e.14

Au-delà des spécificités historiques des pays "anglo-saxons" (en particulier la combinaison d’un mouvement syndical fort avec une tradition politique socialiste et marxiste faible), ce débat exprimait avant tout les profonds changements qui se produisaient dans le capitalisme lui-même : d’un côté, le développement d’une industrie à grande échelle incarnée par l’apparition du "Taylorisme"15, de l’autre, le fait que la période ascendante du capitalisme tirait à sa fin, imposant de nouveaux buts historiques et de nouvelles méthodes à la lutte de classe.

Les premiers syndicats, les "trade-unions", étaient basés (comme l’implique le terme en anglais) sur des métiers particuliers au sein de l’industrie et dédiaient la plus grande partie de leur activité à la défense des intérêts de leurs membres, non seulement comme ouvriers de façon générale, mais aussi en tant qu’ouvriers qualifiés. Cette défense pouvait prendre la forme de l’application de barrières à l’embauche d’ouvriers n’ayant pas accompli l’apprentissage requis pour exercer un certain métier, ou encore, par exemple, la limitation de l'embauche aux membres de certains syndicats auxquels étaient réservés certains emplois. Sous sa forme traditionnelle, l’organisation des syndicats tendait à la fois à créer des divisions entre ouvriers de différents métiers, et à exclure complètement l'énorme masse de travailleurs non qualifiés qui affluaient dans les nouvelles industries de production de masse qui se développaient à la fin du 19e et au début du 20e siècle. De plus, le fait que ces travailleurs non qualifiés étaient souvent des immigrés venant de la campagne ou d’autres pays, les isolait des ouvriers qualifiés, pour des questions de langue ou de préjugés raciaux (qui ne se limitaient en aucune façon au préjugé sur la couleur de peau).

Un autre facteur important de la situation, au début du 20e siècle, était le fait qu'avec la fin de la période ascendante du capitalisme, de nouvelles exigences commençaient à se poser à la lutte de classe. Comme nous l’avons vu dans les articles sur la Révolution russe de 1905 (Revue Internationale n°120, 122, 123), la lutte de classe arrivait au point où les luttes pour la défense ou l’amélioration des salaires et des conditions de vie signifiaient de plus en plus une remise en question l’ordre capitaliste lui-même. La question qui se posait de façon grandissante n'était pas d’obtenir des réformes au sein du capitalisme mais de trancher la question du pouvoir : devait-on laisser le pouvoir politique, d’État, aux mains des capitalistes ou, au contraire, la classe ouvrière devait-elle détruire l’État capitaliste et prendre le pouvoir pour construire une nouvelle société communiste (ou socialiste comme l’auraient dit les IWW) ?

Sur les deux plans, la conception étroite d'un syndicalisme de métier, prôné par l’AFL, était non seulement inadaptée, mais franchement réactionnaire.

Deux solutions ont été âprement débattues tout au long de l’histoire du mouvement syndicaliste-révolutionnaire16 : l'une préconisait la méthode du dual unionism ("syndicalisme double"), qui voulait dire concrètement créer un nouveau mouvement pour rivaliser avec les vieux syndicats ; c'était une stratégie à haut risque : elle ouvrait la porte à l'accusation de diviser le mouvement ouvrier et ne pouvait être réellement efficace que si elle attirait suffisamment d’adhérents, comme l’avait très clairement démontré a contrario, à la fin des années 1890, le fiasco des tentatives de DeLeon pour créer un "syndicat d’industrie". L'autre stratégie, appelée "boring from within" ("miner de l'intérieur), c'est-à-dire prendre les syndicats existants, ne pouvait réussir que si les syndicalistes-révolutionnaires en prenaient le contrôle, et elle les mettait entre temps à la merci des méthodes sans principes de leurs adversaires "traditionnalistes", comme Gompers de l’AFL.

En dernière analyse, la Révolution russe de 1905 et plus encore celle de 1917 ont rendu ce débat obsolète, en créant une nouvelle forme d’organisation, le soviet, qui était adapté aux nouvelles conditions historiques de la lutte prolétarienne, ce que ni les syndicats de métier ni les "syndicats d’industrie" des IWW n'auraient pu jamais être.

Parmi les défenseurs du syndicalisme "industriel", il y eut plusieurs évolutions notables. Ainsi, par exemple, déçu par les trahisons répétées et l’activité de briseurs de grève des syndicats de métier dans l’industrie du chemin de fer dont il fut le témoin pendant les 17 ans de sa carrière dans le syndicat des ouvriers qualifiés du rail, Eugene Debs fonda, en 1893, l’American Railroad Union (ARU, le Syndicat américain des Chemins de Fers). C'était une organisation industrielle, ouverte à tous les ouvriers du rail, sans distinction de métier ou de qualification. Le syndicat grandit rapidement, attirant non seulement des ouvriers non qualifiés mais aussi des ouvriers qualifiés qui comprenaient la nécessité de la solidarité la plus large dans la lutte contre les patrons. En 1894, l’ARU se trouva engagé prématurément dans une grève chez Pullman, ce qui conduisit à l'anéantissement du syndicat et à une peine de prison de six mois pour Debs. Cette expérience allait constituer un moment important dans l’évolution politique de ce dernier qui, en prison, se rallia au socialisme et en ressortit à l'avant-garde de la critique du syndicalisme à la Gompers.

A la fin des années 1890, le SLP, dirigé par Daniel DeLeon, abandonna la politique du "boring from within" consistant à investir les syndicats AFL par la conquête de postes dirigeants et opta pour la politique du "dual unionism" en créant un nouveau syndicat, nommé Socialist Trades and Labor Alliance ("Alliance socialiste des métiers et du travail"), en tant qu'organisation socialiste du Travail rivale de l'AFL. Pour y adhérer, il existait une condition : être membre du parti. Cette tentative organisationnelle n’eut qu’un succès limité.

La fondation des IWW en 1905 ranima l'accusation portée par Samuel Gompers contre le "dual unionism" et sa propagande contre les IWW provoqua une grande controverse. Les anarcho-syndicalistes français qui avaient triomphé en prenant le contrôle de la CGT grâce à la stratégie victorieuse du "boring from within", essentiellement par leur emprise sur des syndicats de métier, critiquaient l’abandon de l’AFL par les IWW. William Z. Foster, un membre des IWW qui tomba sous l’influence des anarcho-syndicalistes français à l’occasion d’un séjour en France, plaida avec ardeur en faveur de la dissolution des IWW et de leur réintégration dans l’AFL et finit par quitter les Wobblies.17

Les dirigeants des IWW rejetaient l'accusation de "dual unionism" - créer un syndicat concurrent, comme le montre l’insistance portée par Haywood sur le fait que la mission des IWW était d’organiser les inorganisés, les ouvriers industriels non qualifiés qui étaient ignorés par les syndicats de métier de l’AFL. Les IWW ne cherchaient pas à attirer les membres des syndicats AFL ni même à leur faire concurrence en recherchant le soutien de secteurs particuliers de la classe ouvrière. Cependant, il est indéniable que les IWW étaient dans les fait un rival de Gompers et de l’AFL.

Les tentatives que menèrent, dans les années 1880 et 1890, les ouvriers des mines du Colorado, du Montana et de l'Idaho pour s'organiser sur une base industrielle - tentatives qui ont donné naissance à la Western Federation of Miners (WFM, Fédération occidentale des Mineurs) - peuvent, peut-être, être considérées comme l'impulsion la plus importante qui a été donnée au développement d'un syndicalisme industriel, en particulier à cause de l'impact direct qu'elles ont eu sur la fondation des IWW.

Aiguillonné par ce qui était devenu une véritable guerre de classe ouverte avec les compagnies minières et les autorités de l’État (les deux côtés étaient souvent armés), le WFM se radicalisa de plus en plus. En 1898, le WFM parraina la formation du Western Labor Union (WLU, Syndicat occidental du Travail), selon la politique de "dual union". C'était une alternative régionale à l'AFL, mais elle n'acquit jamais d'existence indépendante au-delà de l'influence de son sponsor. Même si les revendications immédiates mises en avant par le WFM étaient souvent les mêmes que celles de l'AFL, typiques du "pork chop unionism"18, en 1902, le but que poursuivait le WFM était le socialisme.

Dans son discours d’adieu au congrès de la WFM en 1902, par exemple, le président sortant Ed Boyce mettait en garde contre le fait que le syndicalisme pur et dur ne suffisait pas à défendre les intérêts des ouvriers. Il défendit qu'en dernière analyse, la réponse était "l'abolition du salariat qui est un système plus destructeur des droits de l’homme et de la liberté que tout autre système d'esclavage inventé jusqu'à présent".19

En 1902, l’AFL pressa la WFM de démanteler le Western Labor Union et de rejoindre l’AFL, mais la WFM répondit en transformant l’organisation régionale en American Labor Union (ALU), pour concurrencer l’AFL au niveau national et en se référant encore plus ouvertement au socialisme. L’ALU commença à prendre des positions qui allaient servir par la suite de lignes directrices aux IWW : la primauté de l’action économique (ce que les IWW allaient appeler plus tard "l’action directe") sur l’action politique et le modèle syndicaliste-révolutionnaire pour l’organisation de la société révolutionnaire. Le journal de l’ALU prenait ainsi position : "L’organisation économique du prolétariat est le cœur et l’âme du mouvement socialiste (…) L’objectif du syndicalisme d’industrie est d’organiser la classe ouvrière approximativement dans les mêmes secteurs de production et de distribution que ceux qu’on obtiendra dans une communauté basée sur la coopération, de telle façon que si les ouvriers devaient perdre leur droit de vote, ils garderaient toujours une organisation économique consciemment entraînée à prendre en mains les outils de l’industrie et les sources de richesses et à les administrer en leur faveur."20

La convention de la WFM de 1904 donna comme mandat à sa commission exécutive de chercher à créer une nouvelle organisation pour unir toute la classe ouvrière. Après deux réunions secrètes pendant l’été et l’automne, auxquelles ont participé des représentants de diverses organisations - pas exactement les mêmes à chaque fois - une lettre fut envoyée à trente personnes, comprenant des syndicalistes d’industrie, des membres du SPA et du SLP et même des membres des syndicats AFL, les invitant "à nous rencontrer à Chicago, le lundi 2 janvier, dans une conférence secrète pour discuter des méthodes et des moyens d’unifier les travailleurs d'Amérique sur des principes révolutionnaires corrects (…) de manière à assurer l'intégrité [de l'organisation] en tant que réel protecteur des intérêts des ouvriers".21 Vingt-deux personnes assistèrent à la réunion de janvier. Plusieurs, dont Debs, furent dans l’incapacité de venir mais envoyèrent leur soutien chaleureux. Deux seulement des invités, tous deux membres influents du SPA, refusèrent de participer du fait que leur préférence allait à un travail au sein de l’AFL. La réunion de janvier déboucha sur un appel au congrès de fondation des IWW.

Syndicalisme révolutionnaire des IWW ou anarcho-syndicalisme

En tant qu’organisation syndicaliste révolutionnaire, les IWW ont pris une orientation qui divergeait fortement de l’anarcho-syndicalisme de la CGT française, à laquelle nous avons déjà consacré un article "L’anarcho-syndicalisme face à un changement d’époque : la CGT jusqu’en 1914" (Revue Internationale n°120). Malgré le point de vue syndicaliste-révolutionnaire des fondateurs des IWW pour qui, notamment, la société socialiste serait organisée selon les mêmes principes que les syndicats industriels, il y avait de grandes différences entre les IWW et l’anarcho-syndicalisme tel qu’il existait en Europe. Ces différences s'exprimaient en particulier à propos de questions vitales comme l’internationalisme, l’action politique et la centralisation.

 

L'internationalisme

Pendant la période qui a précédé le déclenchement de la Première Guerre mondiale, les anarcho-syndicalistes de la CGT française ont manifesté leur opposition à la guerre d’une façon qui relevait davantage du pacifisme que de l’internationalisme prolétarien. Et dès le début de la guerre en 1914, la CGT abandonnait complètement sa perspective anti-guerre pour se rallier au soutien de l’État capitaliste français, participait à la mobilisation du prolétariat dans la guerre impérialiste, franchissant de ce fait la frontière de classe pour passer du côté de la bourgeoisie. A l’opposé de cette trahison des principes de classe, les syndicalistes révolutionnaires des IWW défendaient, avant l’entrée des États-Unis dans le conflit, une position contre la guerre semblable à celle de la social-démocratie avant l'entrée en guerre des principaux belligérants européens. Ainsi, par exemple, la convention des IWW adoptée en 1916 déclarait : "Nous condamnons toutes les guerres, et pour empêcher celles-ci, nous sommes pour la propagande anti-militariste en temps de paix, pour promouvoir ainsi la solidarité de classe entre les travailleurs du monde entier et, en temps de guerre, pour la grève générale dans toutes les industries.

Nous étendons notre soutien à la fois matériel et moral à tous les travailleurs qui souffrent aux mains de la classe capitaliste du fait de leur adhésion à ces principes et nous appelons tous les ouvriers à se joindre à nous, pour que cesse le règne des exploiteurs et que cette terre devienne belle grâce à l’établissement d’une Démocratie industrielle." (Official Proceedings of the 1916 Convention, p.138)

Contrairement aux anarcho-syndicalistes français et quelles qu’aient pu être les ambiguïtés qui caractérisaient les actions des IWW, ces derniers n’ont jamais soutenu la guerre lorsque les États-Unis se sont mis à participer au massacre impérialiste mondial. Ils se sont attirés ainsi une violente répression de la part de l’État – ce dont nous parlerons plus en détail dans notre prochain article.

Si les IWW et la CGT ont adopté face à la guerre un positionnement différent concernant la défense des intérêts du prolétariat, cela n'est pas simplement le produit de circonstances historiques différentes, par ailleurs réelles puisque les États-Unis n’ont pas été confrontés à une invasion étrangère sur leur propre territoire et ne sont entrés en guerre qu’en 1917. C'est une démarche profondément différente qui explique d'une part la capitulation de la CGT et, d'autre part, l’internationalisme des IWW face à la guerre. Comme nous l’avons vu dans l’article précédemment cité sur la CGT, cette dernière restait ancrée dans une vision "nationale" de la révolution qui devait beaucoup à l’expérience de la révolution bourgeoise française de 1789. A l’opposé, les IWW n’ont jamais perdu de vue la nature internationale de la lutte de classe et prenaient très au sérieux la référence internationale contenue dans le nom qu'ils s'étaient donnés (Ouvriers Industriels du Monde). Dès le début, l’ambition des IWW était d’unir le prolétariat mondial tout entier dans une organisation unique, de lutte de classe : ainsi des sections affiliées au "One Big Union" (un seul grand syndicat) avaient été créées dans des lieux aussi éloignés que le Mexique, le Pérou, l’Australie et la Grande-Bretagne. Aux États-Unis, les IWW firent figure de pionniers en comblant le fossé qui existait entre ouvriers anglophones, nés aux États-Unis, et immigrants. Ils accueillaient les ouvriers noirs dans l’organisation sur la même base que les ouvriers blancs, à une époque où la ségrégation et la discrimination raciales faisaient rage dans la société tout entière et alors que l'AFL refusait l’admission aux noirs.

 

L’action politique

Alors que l’anarcho-syndicalisme rejetait l’action politique, le syndicalisme révolutionnaire, tel qu’il était incarné par les IWW, englobait l’activité et la participation d’organisations politiques à son congrès de fondation, y compris le SPA et le SLP. En fait, ceux qui participèrent au congrès de 1905 se considéraient comme des socialistes, adhérant à une perspective marxiste, et non comme des anarchistes. A l’exception de Lucy Parsons, veuve d’Albert Parsons, martyr du Haymarket22, qui assistait en tant qu’invitée d’honneur, les anarchistes ou les syndicalistes ne jouèrent aucun rôle significatif dans le congrès de fondation. A la fin du congrès de fondation, on pouvait constater que "tous les dirigeants des IWW étaient membres d'un parti socialiste".23

Un des moments les plus émouvants de ce congrès de fondation fut la poignée de main entre Daniel DeLeon, leader du SLP, et Eugene Debs du SPA. Malgré des années d’âpres désaccords et grâce à l’œuvre du syndicalisme révolutionnaire, ces deux géants politiques du mouvement socialiste enterrèrent publiquement la hache de guerre dans l’intérêt de l’unité prolétarienne. Bien que par la suite les IWW aient pris leurs distances avec les partis socialistes et que Debs et DeLeon aient quitté l'organisation en 1908, ils restaient néanmoins ouverts aux militants socialistes et, plus tard, le furent aussi à ceux du Parti communiste. Ainsi, en 1911, Big Bill Haywood était à la fois un membre élu de la commission exécutive du SPA et un dirigeant des IWW. De plus, c'est la fraction de droite du Parti socialiste, non la commission des IWW, qui considérait inacceptable que Haywood assume un rôle dirigeant simultanément dans les deux organisations. Bien après que les IWW aient formellement retiré toute mention d’action politique de leur préambule révolutionnaire, la plupart de ses membres votaient pour des candidats socialistes, et les victoires électorales des socialistes dans des lieux tels que Butte, dans le Montana, étaient attribuées en général à la présence importante d’électeurs Wobbly.

Les dirigeants des IWW rejetaient catégoriquement toute adhésion aux théories du syndicalisme révolutionnaire, qu’ils considéraient comme relevant d'une doctrine européenne et étrangère. "En janvier 1913, par exemple, un partisan Wobbly disait que "syndicalisme révolutionaire" était le terme le plus largement utilisé par les ennemis [des IWW]’. Les Wobblies eux-mêmes n’avaient guère de mots aimables pour les dirigeants syndicalistes révolutionnaires européens. Pour eux, Ferdinand Pelloutier était ‘l’anarchiste’, Georges Sorel, ‘l’apologiste monarchique de la violence’, Herbert Lagardelle était un ‘anti-démocrate’ et l’italien Arturo Labriola, ‘conservateur en politique et révolutionnaire dans les syndicats’". 24

Cependant, malgré l’insistance des IWW sur le fait qu’ils étaient des "unionistes de l’industrie", ou des "industrialistes" [selon la terminologie adoptée aux États-unis] et pas des "syndicalists", il est tout à fait juste de caractériser cette organisation comme syndicaliste révolutionnaires puisque, pour les IWW, la "One Big Union" devait être la force organisatrice du prolétariat au sein du capitalisme, l’agent de la révolution prolétarienne et la forme organisationnelle de la société socialiste que la révolution devait créer.

De fait, l’attitude des IWW vis-à-vis de l’action politique était ambivalente. Bien que beaucoup de Wobblies aient été des militants du SPA ou du SLP comme nous l’avons vu, les IWW nourrissaient une méfiance bien justifiée à l’égard des disputes de factions entre organisations politiques : l’organisateur ("General Organiser") des IWW de 1908 à 1915, Vincent St John, disait clairement qu’il s’opposait à tout lien des IWW avec un parti politique et "combattait pour sauver les IWW face à Daniel DeLeon d’un côté et face aux ‘fantaisistes anarchistes’ de l’autre"25.

Par ailleurs, dans beaucoup de cas, l’activité des IWW était beaucoup plus proche de celle d’une organisation politique que d’un syndicat. En particulier, l’engagement des IWW dans "l’action directe" reflétait une conception allant bien au-delà des frontières du syndicalisme traditionnel pour lequel l’action des organisations devait être limitée aux lieux de travail pour les syndicats et aux isoloirs pour les partis politiques. "L'action directe" signifiait que la lutte pouvait gagner la rue et que l’État était un ennemi qu'il fallait affronter au même titre que les patrons. Un des exemples le plus clair en sont les batailles menées par les IWW de 1909 à 1913, pour la liberté de parole dans le cadre de leurs campagnes pour organiser les ouvriers, principalement dans les villes de l’Ouest ; ces dernières avaient adopté des lois locales pour interdire les "soap box orators" (mot à mot, des "orateurs juchés sur des caisses de savon" selon l'expression populaire provenant du fait que des ouvriers militants avaient coutume de prendre la parole dans la rue en montant sur des caisses ayant servi à conditionner du savon). Les IWW réagirent en mobilisant tous les militants disponibles afin qu'ils se précipitent dans ces villes, y violent la nouvelle loi en faisant des discours dans la rue de sorte que les prisons soient littéralement engorgées. Cette désobéissance civile reçut le soutien de beaucoup d’ouvriers, de socialistes et même des syndicats AFL et d'éléments libéraux de la bourgeoisie. Même si la conception de "l’action directe" allait plus tard servir d'argument en faveur de la tactique syndicale du "sabotage" - que nous traiterons dans la suite de cet article - il est clair que ce mode d'action était un engagement dans l’action politique, en dehors des paramètres traditionnels du syndicalisme révolutionnaire.

 

La centralisation

Contrairement à la conception hostile à la centralisation de l’anarcho-syndicalisme dont les principes fédéralistes préconisaient une confédération de syndicats autonomes et indépendants, les IWW agissaient selon une orientation centralisée. La constitution des IWW en 1905, tout en conférant une "autonomie industrielle" à ses syndicats d’industrie, établissait clairement comme principe que ces mêmes syndicats d’industrie étaient sous le contrôle de la General Executive Board (GEB, Commission exécutive générale), l’organe central des IWW : "Les subdivisions internationales et nationales des syndicats industriels auront une autonomie complète en ce qui concerne leurs affaires internes respectives, à condition que la Commission exécutive générale ait le pouvoir de les contrôler en ce qui concerne les intérêts sociaux de l'ensemble." (Constitution and By-Laws of the Industrial Workers of the World (1905) – Article 126). Cette position avait été acceptée sans réserve en 1905. Seule la GEB pouvait autoriser les IWW à faire grève. L’accent mis sur la centralisation était fondé sur la "reconnaissance de la centralisation du capital et de l’industrie américains"27. A la différence des anarcho-syndicalistes qui, selon leur perspective fédéraliste, décentralisée, encourageaient les syndicats autonomes à lancer fréquemment des grèves, les IWW penchaient pour moins de grèves, celles-ci devant être plus rigoureusement planifiées, basées sur une analyse moins immédiatiste du rapport de force entre les classes et de la force des travailleurs. Une commission exécutive ayant une vision plus globale de la lutte et de la situation que des ouvriers isolés réagissant spontanément à des attaques au niveau local, était plus à même de prendre la décision de la grève.

Même plus tard, après que les IWW en soient arrivés à rejeter l’action politique et à adopter une perspective plus ouvertement syndicaliste-révolutionnaire, les partisans de la centralisation ont continué à avoir le dessus sur ceux qui prônaient une orientation visant à décentraliser l’organisation. Ce débat a opposé la "fraction de l’Ouest" contre la "fraction de l’Est" dans le GEB. Les adversaires de la centralisation étaient plus forts à l’Ouest et avaient notamment pour base les ouvriers itinérants de l’industrie – bûcherons, mineurs et ouvriers agricoles, qui étaient souvent célibataires, nés en Amérique. A l’Est, les IWW occupaient des positions de force dans les industries manufacturières et les ports, où les ouvriers étaient souvent mariés, avaient des familles et bénéficiaient de conditions de vie plus stables. Et après la grève de Lawrence (Massachussets) en 1912, les ouvriers adhérents aux IWW étaient souvent des immigrés. Ceux de l’Est étaient en faveur de la centralisation pour garder un contrôle étroit sur ce qui était fait au nom de l’organisation et pour permettre aux IWW d'avoir une plus grande stabilité des adhérents, notamment en apportant à ces derniers un soutien suivi même en dehors des luttes ouvertes - essentiellement le même type d’aide que fournissaient les syndicats AFL. Ceux de l’Ouest penchaient pour une plus grande autonomie des groupes locaux d’ouvriers et d’éléments afin qu'ils mènent des actions qu’ils considéraient comme un moyen de donner le moral et de susciter l’enthousiasme des militants. Bien qu’étant originaire de l’Ouest, Haywood appartenait à la fraction de l’Est et était en faveur de la centralisation en vue de construire une organisation stable et permanente.

Nous avons déjà mis en évidence la différence entre le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme et souligné que "le syndicalisme révolutionnaire représente un véritable effort au sein du prolétariat, visant à trouver une réponse à l'opportunisme des partis socialistes et des syndicats, [alors que] l'anarcho-syndicalisme représente l'influence de l'anarchisme au sein de ce mouvement." (Revue Internationale N°120). Cependant, cela ne veut pas dire que le syndicalisme révolutionnaire et les IWW ne souffraient pas de grandes faiblesses. L'objectif du prochain article sera d’examiner si les principes du syndicalisme révolutionnaire, tels que les IWW les exprimaient dans la période 1905-1921, se sont avérés adaptés à la lutte de classe quand celle-ci fut confrontée, concrètement, à la question de la guerre et de la révolution dans cette période cruciale d’affrontement international entre la classe ouvrière et ses exploiteurs. Critiquer les positions des IWW - ce que nous ferons dans le prochain article - ce n'est en aucune façon rejeter ou nier le courage, l’héroïsme, la combativité et le dévouement des militants des IWW qui, dans bien des cas, leur ont valu la prison, ou même de perdre la vie. Ce n'est pas non plus minimiser l'importance des grèves organisées par les IWW qui ont uni les ouvriers immigrés et les ouvriers nés en Amérique, les ouvriers blancs et les ouvriers noirs dans la lutte de classe. Cet article visera plutôt à voir ce qu’il y a derrière la mythologie romanesque Wobbly qui aveugle encore bien des militants bien intentionnés vis-à-vis des faiblesses de cette organisation et de son héritage.

 

J. Grevin

 

1 Selon l’histoire officielle des IWW, "l’origine de l’expression ‘wobbly’ est incertaine. La légende veut qu'elle provienne de problèmes de langue d’un restaurateur chinois avec lequel avaient été passés des arrangements pendant [une] grève pour nourrir les membres qui passaient par sa ville. Quand il voulait demander ‘êtes vous du IWW ?’, on dit que cela faisait ‘All loo eye wobble wobble ?’. La même explication, à Vancouver cette fois, est donnée par Mortimer Downing dans une lettre citée dans Nation, 5 sept. 1923, concernant l’origine du terme en 1911". (voir https://www.iww.org/culture/myths/wobbly.shtml [6])

2 Cité par Howard Zinn dans Une histoire populaire des États-Unis, Agone,

3 Voir les Revue internationale n°118 et 120.

4 Préface de Lénine à une brochure de Voinov (Lounartcharsky) sur l’attitude du parti vis-à-vis des syndicats (1907).

5 Dans la société américaine, l'expression la Frontière (the Frontier) a un sens spécifique qui se réfère à son histoire. Tout au long du 19e siècle, un des aspects les plus importants du développement des États-Unis fut l’extension du capitalisme industriel vers l’Ouest, qui s'est traduite par le peuplement de ces régions par des populations essentiellement composées de gens de souche européenne ou africaine – aux dépens, évidemment, des tribus indiennes autochtones. L’espoir que représentait la Frontière a marqué fortement l’esprit et l’idéologie en Amérique.

6 Par exemple, Vincent St John, un des plus importants dirigeants des IWW, qui avait travaillé comme mineur avant de se dédier au travail de l’organisation, fut de plus en plus déçu par l’activité des IWW dont il démissionna en 1914. Il partit dans le désert du Nouveau Mexique pour chercher fortune en tant que prospecteur. Bien sûr, il ne devint jamais riche et, bien qu'il ait quitté l’organisation bien avant que les États-Unis ne rentrent en guerre, quand la bourgeoisie se mit, en 1917, à pourchasser les dirigeants des IWW en les accusant de faire obstacle à l’effort de guerre, elle arrêta le malheureux St John dans le désert.

7 Friedrich Engels, "Pourquoi il n’y a pas de grand parti socialiste en Amérique". Engels à Sorge, 2 décembre 1893 in Marx and Engels: Basic writings on politics and philosphy ed. Lewis Feuer, 1959, pp.457-458. Dans cette lettre Engels répondait à une question de Friedrich Adolf Sorge concernant l'absence d'un parti socialiste significatif aux États-Unis, en expliquant que "La situation aux États-Unis comporte des difficultés très importantes et particulières faisant obstacle au développement régulier d'un parti ouvrier." Parmi ces difficultés, une des plus importantes était "l'immigration qui divise les ouvriers en deux groupes : les natifs et les étrangers, ces derniers étant eux-mêmes divisés 1) en Irlandais, 2) en Allemands 3) et en beaucoup de petits groupes, chacun d'entre d'eux ne comprenant que sa propre langue: des Tchèques, des Polonais, des Italiens, des scandinaves, etc. Et puis les noirs. Constituer un seul parti à partir de tout cela requiert des motivations puissantes comme on en rencontre rarement. Il existe souvent des poussées vigoureuses, mais il suffit à la bourgeoisie d'attendre passivement que les différentes parties de la classe ouvrière s'éparpillent à nouveau." (traduit par nous)

8 Nous rapportons ci-dessous, pour l’explication de la "loi d’airain des salaires", quelques passages empruntés à L’introduction à l’économie politique de Rosa Luxemburg : "Dès le XVIII° siècle, les fondateurs français et anglais de l'économie politique ont observé que les salaires ouvriers ont en moyenne tendance à se réduire au minimum vital (…) Par cette oscillation pendulaire entre une prolifération excessive et une mortalité excessive de la classe ouvrière, les salaires sont sans cesse ramenés au minimum vital. Lassalle a repris cette théorie qui était à l’honneur jusque dans les années 60 et l'a appelée ‘la loi d'airain’ (…) Ce n'est pas le changement dans l'offre de force de travail, pas le mouvement de la classe ouvrière qui est déterminant pour le niveau des salaires, mais le changement dans la demande du capital, le mouvement du capital. La force de travail, marchandise toujours excédentaire, est en réserve, on la rémunère plus ou moins bien selon qu'il plaît au capital, en période de haute conjoncture, d'en absorber beaucoup, ou bien en période de crise, de la recracher massivement. Le mécanisme des salaires n'est pas celui que supposent les économistes bourgeois et Lassalle. Le résultat, la situation effective qui en résulte pour les salaires, est bien pire que dans cette hypothèse. La loi capitaliste des salaires n'est pas une loi ‘d'airain’, elle est encore plus impitoyable et plus cruelle, parce que c'est une loi ‘élastique’ qui cherche à réduire les salaires des ouvriers employés au minimum vital tout en maintenant une vaste couche de chômeurs entre l'être et le néant au bout d'une corde élastique."

9 Nous avons analysé ces faibldesses dans plusieurs articles de la presse du CCI aux États-Unis Voir "The heritage of DeLeonism" dans Internationalism n° 114,115, 117, et 118.

10 Le SPA était un parti socialiste de masse aux États-Unis, qui devint prééminent au début du 20e siècle, fondé à partir du regroupement d’un certain nombre de tendances, y compris avec des militants qui avaient rompu avec le SLP DeLeoniste. Eugene Debs en est la personnalité la plus célèbre. Debs fut emprisonné à cause de son opposition à la Première Guerre mondiale et fut candidat à la présidence pour le SPA, alors qu’il était en prison, obtenant un million de voix.

11 En 2002, 192 millions d’armes à feu possédées individuellement étaient enregistrées aux États-Unis. Les armes à feu ont tué plus de 29 700 américains en 2002 – plus que le nombre de soldats américains tués pendant l’année la plus sanglante de la guerre du Viêt-Nam. Les fusils sont la deuxième cause de mortalité (après les accidents de voiture) chez les américains de moins de 20 ans et la principale cause chez les hommes afro-américains âgés de 15 à 24 ans. L’organisme "Physicians for Social Responsibility" estime que la violence armée coûte 100 millions de dollars aux États-Unis par an. En 1999, le taux d’homicides par arme à feu a été de 4,8 pour 100 000 habitants. Comparativement, les mêmes statistiques au Canada donnaient 0,54 ; en Suisse : 0,50, en Grande Bretagne : 0,12 ; au Japon : 0.04.

12 Dubofsky Melvyn, We Shall Be All: A History of the Industrial Workers of the World, Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 2nd edition, 1988.

13 L’affaire du Haymarket a surgi à propos d’une attaque à la bombe – prétendument l’œuvre d’un anarchiste inconnu – contre une foule qui s’était rassemblée pendant un meeting qui s’est tenu sur la place Haymarket à Chicago le 4 mai 1886 en soutien à la journée de 8 heures.

14 Note du traducteur : La traduction de certains termes courants aux États-Unis et en Grande-Bretagne à cette époque constitue un "casse-tête" pour le traducteur en français qui ne dispose pas de termes équivalents. Ainsi, le terme "unionist" peut désigner indifféremment "trade unionist" ou "industrial unionist", le premier correspondant aux syndicats de métier (dont les membres, à l'époque, devaient souvent passer par un apprentissage spécifique avant de pouvoir entrer dans la corporation), le second se rapportant au "syndicat industriel" auquel pouvait adhérer tout ouvrier, qualifié ou non, travaillant dans la même industrie. Le terme anglais "syndicalist" par contre désigne un militant syndicaliste-révolutionnaire. Un "industrial unionist" pouvait être également un "syndicalist", mais pas forcément.

15 Frederick Winslow Taylor développa une série de principes dans sa monographie de 1911, The principles of scientific management ("Les principes du management scientifique"), qui visaient essentiellement à augmenter la productivité de la force de travail en réduisant la production industrielle à une série de tâches faciles à apprendre, qui ne demandaient aucune qualification des ouvriers et permettaient plus facilement de leur imposer un travail plus intense.

16 Le débat était aussi important en Angleterre, comme nous le verrons quand nous analyserons l’histoire du syndicalisme-révolutionnaire dans le mouvement des shop-stewards.

17 Foster allait devenir un leader stalinien du parti communiste américain après l’échec de la révolution russe.

18 En français, "syndicalisme de la tranche de porc", terme péjoratif de l'époque pour désigner le syndicalisme réformiste.

19 Procès Verbaux du Congrès de la WFM de 1902, cité par Dubofsky, p.69

20 ALU Journal, 7 janvier 1904, p. 2 cité par Dubofsky, p. 72

21 Version officielle de la Conférence et du Manifeste, par Clarence Smith dans IWW, Proceedings of the First Convention of the Industrial Workers of the World, New York , New York, 1905, pp. 83-84

22 Albert Parsons figurait parmi les militants arrêtés lors de l’attentat du Haymarket (voir note ci-dessus) et fut condamné et exécuté sur la base de preuves fabriquées.

23 Dubofsky, op.cit., p. 95

24 Conlin, Joseph Robert, Bread and Roses Too : studies of the Wobblies, Westport, CT : Greenwood, 1969, p. 9 Citation tirée de Williams E., Walling, "Industrial or Revolutionary Unionism", New Review n°1 (11 janvier, 1913, p. 46,) et de Walling "Industrialisme versus Syndicalism", Internationalist Socialist Review (Aout 1913) p. 666.

25 James Canon, The IWW, p. 20-21 cité dans Dubofsky p. 143

26 Disponible sur le site "Jim Crutchfield’s IWW page" (https://www.workerseducation.org/crutch/constitution/constitutions.html [7]).

27 Conlin, Bread and Roses Too, p. 3

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Le communisme n’est pas un bel idéal, mais une nécessité matérielle [résumé du volume I]

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Dans la Revue internationale n°123, nous annoncions le début du troisième volume de la série sur le communisme. Dans cet article, nous étions retournés sur les travaux du jeune Marx, de 1843, afin d'examiner la méthode qui est à l'origine de l'élaboration du programme communiste ; cependant, nous avons l'intention, dans ce troisième volume, de reprendre le fil de la chronologie où nous l'avons laissée à la fin du deuxième : l'ouverture de la période de contre-révolution qui a suivi la défaite de la vague révolutionnaire internationale - de 1917 à 1927. Etant donné que cette série a commencé il y a presque 15 ans, nous pensons qu'il vaut la peine de nous remémorer le contenu des deux premiers volumes ; ce sera le but du présent article ainsi que du prochain. Nous espérons que ce résumé encouragera les lecteurs à retourner aux premiers articles que nous nous apprêtons à publier sous forme de livre et à mettre en ligne. Il n'y a encore eu que très peu de réponses écrites à ces articles de la part du camp politique prolétarien ; nous les considérons néanmoins comme une source d'étude et de réflexion pour tous ceux qui cherchent à clarifier le sens et le contenu réels de la révolution communiste.

Le premier volume - à l'exception du tout premier article qui examine les idées communistes antérieures à l'émergence du capitalisme et se conclut sur les formes les plus primitives de communisme prolétarien - se concentre essentiellement sur l'évolution du programme communiste pendant la période ascendante du capitalisme, à une époque où la révolution communiste n'était pas encore à l'ordre du jour de l'histoire. Le titre du volume constitue une réponse polémique à l'argument très commun selon lequel, même si on admet que les régimes staliniens ne correspondent pas à ce que Marx et d'autres avaient à l'esprit quand ils parlaient de communisme, celui-ci est un bel idéal en théorie mais qu'il ne pourra pas exister dans la réalité. La vision marxiste, au contraire, défend que le communisme n'est pas un bel idéal dans le sens où il serait l'invention d'âmes bien intentionnées ou de quelques penseurs de génie. Le communisme est une théorie, il est vrai ou, plutôt, c'est un mouvement qui inclut une dimension théorique ; mais la théorie communiste provient de la pratique réelle d'une force sociale révolutionnaire. Au centre de cette théorie se trouve la notion selon laquelle le communisme en tant que forme de vie sociale devient une nécessité quand le capitalisme lui-même ne fonctionne plus, quand il s'oppose de façon croissante aux besoins humains. Mais bien avant que ce point n'ait été atteint, le prolétariat et ses minorités politiques allaient non seulement esquisser les buts historiques généraux de leur mouvement, mais aussi développer et élaborer le programme communiste à la lumière de l'expérience acquise dans les luttes pratiques de la classe ouvrière.

Du communisme primitif au socialisme de l'utopie (Revue internationale n°68)

Un coup d'oeil au sommaire de cette revue parue au premier trimestre 1992 nous rappelle le contexte historique dans lequel cette série a vu le jour. L'article éditorial est consacré à l'explosion de l'URSS et aux massacres en Yougoslavie . Un autre article s'intitulait : "Notes sur l'impérialisme et la décomposition : vers le plus grand chaos de l'histoire". Bref, le CCI avait compris qu'avec l'effondrement du bloc de l'Est s'ouvrait définitivement une nouvelle phase de la vie (ou de la mort) du capitalisme décadent, sa phase de décomposition comportant des épreuves et des dangers nouveaux pour la classe ouvrière et ses minorités révolutionnaires. En même temps, la chute spectaculaire des régimes staliniens avait permis à la classe dominante de déchaîner une propagande massive visant à endormir et à démoraliser la classe ouvrière qui l'avait harcelée de ses luttes pendant les deux décennies précédentes. Sur la base de prémisses totalement fausses établissant que stalinisme = communisme, on nous assénait avec une certitude arrogante que nous assistions à la mort du communisme, à la banqueroute définitive du marxisme, à la disparition de la classe ouvrière et même à la fin de l'histoire… La série sur le communisme avait donc été conçue au départ comme une réponse à cette campagne pernicieuse et devait principalement montrer la différence fondamentale existant entre le stalinisme et la vision authentique du communisme défendue par le mouvement ouvrier au cours de son histoire. Une courte série de cinq ou six articles était prévue. En fait, dès le premier article, une démarche plus approfondie nous a semblé nécessaire, pour deux raisons. D'abord, depuis son origine, le mouvement marxiste révolutionnaire s'est toujours donné pour tâche de clarifier les buts du communisme ; cette tâche reste toujours aussi valable aujourd'hui et elle ne dépend pas d'un événement historique immédiat, aussi important soit-il que l'ouverture d'une nouvelle période comme ce fut le cas avec l'effondrement du bloc de l'Est. Deuxièmement, l'histoire du communisme est, par sa nature même, non seulement celle du marxisme ou du mouvement ouvrier, mais une histoire de l'humanité.

Dans l'article de la Revue n°123, nous avons porté une attention particulière à une expression qui apparaît dans la lettre de 1843 de Marx à Arnold Ruge : "(...) le monde possède une chose d'abord et depuis longtemps en rêve et pour la posséder réellement, seule lui manque la conscience claire". Le premier article du n°68 cherche donc à résumer les rêves communistes de l'humanité. C'est la société antique qui a la première donné une élaboration théorique à ces rêves ; mais nous avons dû remonter plus loin encore dans le temps, parce que ces premières spéculations se basaient, dans une certaine mesure, sur le souvenir du communisme véritable - même s'il était limité - de la société tribale primitive. La découverte du fait que les êtres humains avaient vécu, pendant des centaines de milliers d'années, dans une société sans classe et sans Etat, allait devenir un puissant instrument entre les mains du mouvement ouvrier et servir de contre-poids à toutes les proclamations selon lesquelles l'amour de la propriété privée et le besoin de hiérarchie constitueraient une part intrinsèque de la nature humaine. En même temps, la démarche des premiers penseurs communistes contenait un fort élément mythique, tourné vers le passé, et se présentait comme une lamentation vis-à-vis d'une communauté perdue qui ne reviendrait plus. C’était le cas, par exemple, du "communisme des possessions" des premiers chrétiens, ou de la révolte des esclaves dirigée par Spartacus, inspirés par la recherche d’un âge d’or perdu. C’était également en grande partie le cas des sermons prêchés par John Ball pendant la révolte paysanne de 1381 en Angleterre, bien qu’à cette époque il était déjà évident que le seul remède pour l’injustice sociale était la propriété commune de la terre et des instruments de production.


Les idées communistes qui se manifestent à l'époque de la naissance du capitalisme s’avèrent plus capables de se tourner vers l’avenir et de s’émanciper progressivement de cette fixation sur un passé mythique. Depuis le mouvement anabaptiste mené par Thomas Münzer au 16e siècle en Allemagne, à Winstanley et aux Niveleurs pendant la Guerre civile anglaise, jusqu'à Babeuf et à la Conspiration des Egaux pendant la Révolution française, il y a eu une évolution : à partir d'une vision religieuse apocalyptique du communisme, c'est de plus en plus la capacité de l'humanité de se libérer d'un ordre social d'exploitation qui devient centrale. A son tour, ceci reflétait l'avancée historique rendue possible par le capitalisme, en particulier le développement d'une vision scientifique du monde et la lente émergence du prolétariat comme classe spécifique dans le nouvel ordre social. L'arc de ce développement atteignit son plus haut point avec l'apparition des socialistes de l'utopie tels que Owen, Saint-Simon et Fourier qui ont fait beaucoup de critiques pénétrantes sur les horreurs du capitalisme industriel et ont su discerner les possibilités qui s'ouvraient déjà au-delà de celui-ci, sans réussir cependant à reconnaître la véritable force sociale capable d'apporter une société plus humaine : le prolétariat moderne.

Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme (Revue internationale n°69)

Ainsi, et contrairement à l'interprétation commune, le communisme n'est pas un mouvement que Marx aurait "inventé". Comme le premier article l'a montré, le communisme est antérieur au prolétariat et le communisme prolétarien antérieur à Marx. Mais de la même façon que le communisme du prolétariat a représenté un pas qualitatif par rapport à toutes les formes de communisme qui l'ont précédé, le communisme "scientifique" élaboré par Marx et par ceux qui, à sa suite, ont repris sa méthode, a constitué un pas qualitatif par rapport aux espoirs et aux spéculations des utopistes.

Cet article retrace l'évolution de Marx vers le communisme à partir d'un point de départ critique envers la philosophie de Hegel et la démocratie radicale. Comme nous l'avons à nouveau montré dans le précédent article (Revue internationale n°123), cette évolution a été très rapide mais aucunement superficielle : Marx insistait sur la nécessité d'examiner en détail tous les courants communistes qui commençaient à fleurir en Allemagne et en France, à Paris en particulier où Marx s'établit en 1844 et où il est entré en contact avec des groupes d'ouvriers communistes. Ces groupes portaient inévitablement toute une série de confusions, d'idéologies héritées des révolutions du passé. Mais à côté des premiers signes embryonnaires d'une lutte de classe plus générale des ouvriers, ces premières manifestations d'un mouvement historique profond ont suffi à convaincre Marx que le prolétariat constituait la véritable force sociale qui non seulement était seule capable d'inaugurer une société communiste, mais encore qu'elle y était contrainte historiquement par sa nature même. Ainsi Marx a été gagné au communisme par le prolétariat et à son tour, il a fourni à ce dernier les outils théoriques qu'il avait acquis de la bourgeoisie.

Dès le début (en particulier dans L'idéologie allemande où il combat la philosophie idéaliste et la vision de la conscience comme extérieure à la réalité matérielle concrète), Marx insiste sur le fait que la conscience communiste émane du prolétariat et que l'avant-garde communiste est un produit de ce processus, qu'elle n'est pas son démiurge, même si elle est produite précisément en vue d'en devenir facteur actif. C'était déjà une réfutation de la thèse défendue cinquante ans plus tard par Kautsky selon laquelle c'est l'intelligentsia socialiste qui injecte "de l'extérieur" la conscience communiste à la classe ouvrière.

L'aliénation du travail constitue la prémisse de son émancipation
(Revue internationale n°70)

Ayant accompli ce changement fondamental en adoptant le point du vue du prolétariat, Marx a commencé par élaborer une vision du projet gigantesque d'émancipation de l'humanité qu''un mouvement prolétarien révolutionnaire était alors en train de transformer, de beaux rêves inaccessibles qu'ils étaient jusque là en un but social réalisable. Les Manuscrits économiques et philosophiques (dits Manuscrits de 1844) contiennent certaines des visions les plus audacieuses de Marx sur la nature de l'activité humaine dans une société vraiment libre. Ces manuscrits ont été parfois considérés comme "prémarxistes" car ils sont encore centrés sur des concepts essentiellement philosophiques tels que l'aliénation qui est un terme-clé du système philosophique de Hegel. Et il est vrai que le concept d'aliénation, la vision de l'homme étranger à ses propres pouvoirs, existe dans une mesure plus ou moins grande non seulement chez Hegel mais dans toute l'histoire, même dans les toutes premières formes de mythe. Il est également vrai que Marx allait accomplir des développements fondamentaux de sa pensée dans les décennies suivantes. Il existe cependant une continuité essentielle entre les écrits du jeune Marx et ceux du Marx de la maturité qui a produit de grands travaux "scientifiques" comme Le Capital. Quand Marx analyse l'aliénation dans les Manuscrits de 1844, il l'a déjà fait descendre du ciel de la mythologie et de la philosophie sur la terre de la vie sociale réelle de l'homme et de son activité productrice ; de même la description inspirée qu'il fait de l'humanité communiste prend racine dans les capacités humaines réelles. Des travaux ultérieurs comme les Grundrisse auront le même point de départ.

Dans les Manuscrits de 1844, Marx pose le cadre pour décrire cette humanité libérée, en analysant en profondeur la nature du problème auquel est confrontée l'espèce : son aliénation dans la société capitaliste.

Marx identifie quatre facteurs de l'aliénation, enracinés dans les processus fondamentaux du travail :

- l'aliénation de l'homme vis-à-vis de son propre produit qui fait que les créations de l'homme se transforment en puissances qui le dominent : la machine construite par l'ouvrier qui la fait fonctionner, attache l'ouvrier à son rythme infernal ; la richesse sociale créée par l'ouvrier devient, en tant que capital, une puissance impersonnelle qui tyrannise l'ensemble de sa vie sociale;

- l'aliénation vis-à-vis de sa propre activité productrice qui fait que le travail perd tout semblant de plaisir créatif et devient un supplice pour l'ouvrier ;

- l'aliénation vis-à-vis des autres hommes : le travail aliéné est fondé sur l'exploitation d'une classe par une autre, et cette division fondamentale en engendre beaucoup d'autres, en particulier sous le règne de la production universelle de marchandises dans laquelle la société tend à plonger dans une guerre de tous contre tous ;

- l'aliénation de l'homme vis-à-vis de sa propre nature humaine qui est celle d'un être social et créatif et qui a été vidée de son contenu à un degré sans précédent par les rapports bourgeois de production.

Mais l'analyse marxiste de l'aliénation n'est pas tournée vers le passé, vers la nostalgie de formes moins explicites d'aliénation ; elle n'est pas non plus un prétexte pour désespérer ; car, tandis que la classe exploiteuse est elle aussi aliénée, avec le prolétariat l'aliénation devient la base subjective de l'attaque révolutionnaire contre la société capitaliste.

Le communisme, véritable commencement de la société humaine
(Revue internationale n°71)

Dans ses premiers écrits Marx, après avoir analysé la maladie, montre aussi à quoi pourrait ressembler l'espèce en bonne santé. A l'encontre de toute idée "d'égalisation" par le bas, Marx montre que le communisme représente un immense pas en avant pour l'espèce humaine, permet la solution de conflits qui l'ont tourmentée non seulement dans la société bourgeoise mais tout au long de son histoire - c'est "la résolution de l'énigme de l'histoire". Dans le communisme, l'homme ne sera pas diminué, il s'élèvera ; mais il s'élèvera dans les limites des possibilités de sa nature. Marx souligne les différentes dimensions de l'activité sociale humaine une fois que les chaînes du capital sont supprimeés :

- si la division du travail et plus encore la production sous le règne de l'argent et du capital divisent l'humanité en une infinité d'unités en concurrence, le communisme restaure la nature sociale de l'homme, de sorte qu'il retire du plaisir en bonne partie parce qu'il comprend qu'il travaille pour les autres hommes ;

- de même, c'est dans chaque individu qu'est surmontée la division du travail, et les producteurs ne sont plus écrasés par une forme unique d'activité, qu'elle soit intellectuelle ou manuelle ; le producteur devient un individu complet dont le travail combine des activités mentales et physiques, artistiques et intellectuelles ;

- libéré du besoin et du fouet du travail forcé, le chemin pour une nouvelle expérience lumineuse du monde s'ouvre, celui de "l'émancipation de tous les sens" ; de même, l'homme ne se conçoit plus comme un individu atomisé en contradiction avec la nature, mais il fait l'expérience d'une nouvelle conscience de son unité avec la nature.

1848 : le communisme comme programme politique (Revue internationale n°72)

Dans ces premiers écrits, Marx exprimait déjà l'idée que les rapports de production déterminent de façon centrale l'activité humaine ; mais cette idée n'était pas encore élaborée dans une présentation cohérente et dynamique de l'évolution historique. Marx allait la développer très rapidement et l'exposer dans son ouvrage, L'idéologie allemande, dans lequel il dégage d'abord la méthode, connue plus tard sous le nom de matérialisme historique. En même temps, se prononcer pour le communisme et la révolution prolétarienne n'était pas un acte seulement théorique ; cela impliquait nécessairement un engagement politique militant. Ceci reflète la nature même du prolétariat qui, en tant que classe sans propriété, ne peut gagner comme l'avait fait la bourgeoisie une position de force économique au sein de la vieille société et ne peut s'affirmer qu'en opposition à celle-ci. Aussi, une transformation communiste devait être précédée par une révolution politique, par la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Et pour s'y préparer, le prolétariat devait créer son propre parti politique.

Il y a beaucoup de gens aujourd'hui qui disent partager les idées de Marx mais qui, traumatisés par l'expérience du stalinisme, ne voient pas la nécessité d'agir de façon organisée et collective. Cette attitude est étrangère au marxisme et à l'être du prolétariat qui, en tant que classe collective, n'a d'autre moyen de faire avancer sa cause que par la formation d'associations collectives ; et il est inconcevable que les secteurs les plus avancées de la classe, les communistes, se situent en quelque sorte en dehors de cette nécessité profonde.

Dès le début, Marx était un militant de la classe ouvrière. Son but était de participer à la formation d'une organisation communiste. D'où l'intervention en 1847 de Marx et Engels dans le groupe qui devait devenir la Ligue des Communistes et publier Le Manifeste communiste, à la veille même d'une vague de soulèvements révolutionnaires où le prolétariat allait apparaître pour la première fois sur la scène de l'histoire en tant que force politique distincte.

Le Manifeste commence par souligner la nouvelle théorie de l'histoire, retraçant rapidement la montée et la chute des différentes formes d'exploitation de classe qui ont précédé l'émergence du capitalisme moderne. Le texte n'y va pas par quatre chemins pour reconnaître le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie dans l'extension globale du mode de production capitaliste ; en même temps, il identifie les contradictions du système en particulier sa tendance inhérente à la crise de surproduction, et montre que le capitalisme aussi, comme Rome ou le féodalisme avant lui, ne durera pas toujours, mais sera remplacé par une forme supérieure de vie sociale.

Le Manifeste affirme cette possibilité en soulignant une seconde contradiction fondamentale du système - l'antagonisme de classe entre la bourgeoisie et la classe ouvrière. Le développement historique divise la société capitaliste en deux grands camps en conflit dont la lutte aboutira soit à la fondation d'une société supérieure, soit à "la ruine mutuelle des classes en présence".

Ce sont en vérité des indications pour le futur du capitalisme : celui d'une époque où le capitalisme ne servira plus le progrès humain mais sera devenu une entrave aux forces productives. Le Manifeste n'est pas cohérent sur cette question. Il reconnaît la possibilité de progrès sous le régime bourgeois, en particulier le renversement des vestiges de féodalisme ; cependant il suggère aussi par endroits que le système va déjà vers son déclin et que la révolution prolétarienne est imminente. Pourtant Le Manifeste reste un authentique travail "prophétique" : quelques mois seulement après sa publication, le prolétariat montrait dans la pratique qu'il était la nouvelle force révolutionnaire de la société bourgeoise. C'était un témoignage de la solidité de la méthode historique qu'incarne Le Manifeste.

Le Manifeste est la première expression explicite d'un nouveau programme politique et indique les étapes que le prolétariat devra franchir pour inaugurer la nouvelle société :

- la conquête du pouvoir politique : la lutte de classe y est décrite comme une guerre civile plus ou moins voilée et Le Manifeste envisage la révolution comme le renversement violent de la bourgeoisie. A cette étape, l'idée est que le prolétariat devra viser à conquérir l'appareil d'Etat existant par la violence de classe ; apparaît même la notion d'une conquête pacifique du pouvoir "en gagnant la bataille pour la démocratie". Cette démarche envers l'Etat bourgeois allait être entièrement révisée à la lumière de l'expérience ultérieure ;

- la conquête du pouvoir par le prolétariat doit avoir lieu à l'échelle internationale. C'est le texte dans lequel Marx et Engels lancent leur cri immortel, "Les ouvriers n'ont pas de patrie", et insistent sur le fait que "l'action unie des pays civilisés au moins est l'une des premières conditions pour l'émancipation du prolétariat" ;

- le but à long terme est le remplacement d'un système divisé en classes par une "association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous". Cette société n'aura plus besoin d'Etat et aura surmonté la division abrutissante du travail et la séparation entre la ville et la campagne.

Le Manifeste n'imagine pas que l'avènement d'une telle société puisse avoir lieu en un jour mais qu'il nécessitera une période de transition plus ou moins longue. Beaucoup de mesures immédiates préconisées dans Le Manifeste comme représentant "une violation despotique du droit de propriété" - comme la nationalisation des banques et l'impôt progressif sur le revenu - sont, on le voit maintenant, tout à fait compatibles avec le capitalisme, en particulier avec le capitalisme dans sa période de déclin qui est caractérisée par la domination totalitaire de l'Etat. Là aussi, l'expérience révolutionnaire de la classe ouvrière a apporté un niveau de clarté bien plus grand sur le contenu économique de la révolution. Mais Le Manifeste a parfaitement raison d'affirmer le principe général selon lequel le prolétariat ne peut aller de l'avant vers le communisme qu'en centralisant les forces productives sous son contrôle.

Les révolutions de 1848 : la perspective communiste se clarifie (Revue internationale n°73)

L'expérience concrète de la révolution de 1848 a déjà clarifié les choses. Ayant prévu l'imminence d'un grand soulèvement social, Le Manifeste avait déjà envisagé son caractère hybride, à mi-chemin entre la grande révolution bourgeoise de 1789 et la future révolution communiste, et présenté une série de mesures tactiques conçues pour soutenir la lutte contre le féodalisme de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie tout en préparant le terrain de la révolution prolétarienne qui, pensaient Marx et Engels, aurait rapidement lieu dans le sillage de la victoire de la bourgeoisie.

En fait, les événements n'ont pas confirmé cette perspective. Le surgissement du prolétariat dans les rues de Paris - simultanément à la montée, en Angleterre, du premier véritable parti ouvrier, les Chartistes - a empli la bourgeoisie de terreur. Celle-ci a pris conscience que cette force montante ne pourrait pas être contrôlée facilement après s'être déchaînée dans la lutte contre les puissances féodales. Aussi la bourgeoisie a-t-elle été poussée à faire des compromis avec l'ancien régime, en particulier en Allemagne. En même temps, le prolétariat n'était pas assez mûr politiquement pour assumer la direction de la société : les aspirations communistes des prolétaires parisiens étaient plus implicites qu'explicites. Et, dans beaucoup d'autres pays, le prolétariat était encore en train de se former à partir de la dissolution des anciennes formes d'exploitation.

Les mouvements de 1848 ont été un baptême du feu pour la Ligue des Communistes nouvellement formée. Cherchant à mettre en oeuvre la tactique préconisée dans Le Manifeste, la Ligue s'est opposée au révolutionnarisme facile de ceux qui considéraient que la dictature du prolétariat était une possibilité immédiate et à ceux qui rêvaient de libérer militairement l'Allemagne par la force des baïonnettes françaises. Au contraire, la Ligue a cherché à mettre en pratique l'alliance tactique avec la démocratie radicale allemande. En fait, elle est allée trop loin dans ce sens et a dissout la Ligue dans les Unions des démocrates créées par les partis radicaux bourgeois et petit-bourgeois.

A la lumière de ces erreurs et de la réflexion suscitée par la répression sauvage des ouvriers parisiens et par la trahison de la bourgeoisie allemande vis-à-vis de sa propre révolution, la Ligue des Communistes a tiré des leçons vitales, notamment dans le texte rédigé par Marx pour la Ligue, Les luttes de classe en France :

- la nécessité de l'autonomie du prolétariat. Il fallait s'attendre à la trahison de la bourgeoisie et la prévoir. Elle devait inévitablement s'allier avec la réaction ou, si elle était victorieuse, se retourner contre les ouvriers. Il était donc vital que les ouvriers maintiennent leurs propres organisations pendant tout le processus des révolutions bourgeoises. C'était valable pour l'avant-garde politique communiste comme pour les organisations plus générales de la classe (les "clubs" ouvriers, les différents "comités", etc.) ;

- ces organes devaient être armés et même prêts à former un nouveau gouvernement ouvrier. De plus, Marx a commencé à entrevoir que ce nouveau pouvoir ne pourrait naître qu'en "détruisant" l'appareil d'Etat existant - leçon que la Commune de Paris allait pleinement confirmer en 1871.

La perspective restait celle de "la révolution permanente" : une transition immédiate de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. En fait, ces leçons sont plus appropriées à l'époque de la révolution prolétarienne, comme les événements de Russie en 1917 devaient le montrer. Et au sein même de la Ligue des communistes, avaient lieu d'âpres débats sur les perspectives qui se présentaient à la classe ouvrière au lendemain des défaites de 1848. Une tendance immédiatiste menée par Willich et Schapper pensait que la défaite était sans conséquence et que la Ligue devait se préparer à de nouvelles aventures révolutionnaires. Mais la tendance autour de Marx réfléchit de façon approfondie sur les évènements qui s'étaient déroulés ; elle comprit non seulement que la révolution ne pouvait pas surgir directement sur les cendres de la défaite, mais aussi que le capitalisme lui-même n'était pas mûr pour la révolution prolétarienne ; celle-ci ne pourrait ressurgir qu'à partir d'une nouvelle crise capitaliste. De ce fait les révolutionnaires avaient pour tâche de préserver les leçons du passé et de mener une étude sérieuse du système capitaliste afin de comprendre sa véritable destinée historique. Ces divergences devaient aboutir à la dissolution de la Ligue et, pour Marx, à une période de travail théorique approfondi qui allait donner lieu à son œuvre maitresse, Le Capital.

L'étude du capital et des fondements du communisme

1. "L'histoire en toile de fond" (Revue internationale n°75)

C'est dans la sphère de l'économie politique que réside la clé pour comprendre l'avenir du capitalisme. Au plus haut de la phase révolutionnaire de la bourgeoisie, ses économistes politiques, notamment Adam Smith, avaient fait d'importantes contributions sur la compréhension de la nature de la société capitaliste et développé en particulier la théorie de la valeur-travail qui aujourd'hui, à l'époque du déclin du capitalisme, a été quasiment totalement abandonnée par les bourgeois "experts" en économie. Mais même les meilleurs économistes bourgeois ont été incapables de tirer les conclusions de ces premières recherches car leurs préjugés de classe les en empêchaient. Ce n'est qu'en adoptant le point de vue du prolétariat qu'il était possible de saisir les véritables mécanismes internes du capital, car seule cette classe pouvait lucidement en tirer des conclusions qui étaient tout à fait désagréables à la bourgeoisie et ses apologistes : non seulement le capitalisme est une société basée sur l'exploitation de classe, mais elle est aussi la dernière forme d'exploitation de classe dans l'histoire de l'humanité et a créé la possibilité et la nécessité de son dépassement par une société communiste sans classe.

Mais dans son examen de la nature et de la destinée du capital, Marx ne s'est pas limité à l'époque capitaliste. Au contraire, on ne pouvait comprendre le capitalisme que sur la toile de fond de toute l'histoire de l'humanité. Ainsi Le Capital et son "brouillon", Les Grundrisse, reviennent sur les préoccupations anthropologiques et philosophiques qui avaient animé les Manuscrits de 1844, avec le bénéfice d'une méthode historique plus élaborée :

- l'affirmation de l'existence d'une nature humaine : l'homme n'est pas une page blanche qui renaît avec chaque nouvelle formation économique ; au contraire l'homme développe sa nature à travers sa propre activité dans l'histoire ;

- l'affirmation du concept d'aliénation qui est également considéré dans son développement historique : le travail salarié capitaliste incarne la forme la plus avancée d'aliénation du travail et, en même temps, constitue la prémisse de son émancipation. Ceci implique le rejet d'une vision purement linéaire de l'histoire, comme progrès absolu en faveur de la méthode dialectique qui conçoit l'évolution historique vers l'avant à travers un processus contradictoire comprenant des phases de régression et de déclin.

Dans ce cadre, la dynamique de l'histoire montre une dissolution croissante des liens sociaux originels de l'homme à travers la généralisation des rapports marchands : le communisme primitif et le capitalisme se situent à des extrémités antithétiques du processus historique, préparant la voie pour la synthèse communiste. Le mouvement de l'histoire est celui de la montée et du déclin de différentes formations sociales antagonistes. Le concept d'ascendance et de décadence des modes de production successifs est inséparable du matérialisme historique ; et contrairement à certaines incompréhensions grossières, la décadence d'un système social n'implique pas du tout un arrêt total de la croissance énonmique.


2. "Le renversement du fétichisme de la marchandise" (Revue internationale n°76)

Malgré sa profondeur et sa complexité, Le Capital est essentiellement un ouvrage polémique. C'est une dénonciation passionnée des apologistes "scientifiques" du capitalisme et dans ce sens, "le plus redoutable missile qui ait jamais été lancé à la tête des bourgeois"1 pour utiliser l'expression de Marx.

Le point de départ du Capital est d'élucider la mystification de la marchandise. Le capitalisme est un système de production universelle de marchandises : tout est à vendre. Le règne de la marchandise voile la réalité du mode de fonctionnement du système. Il était donc nécessaire de révéler son véritable secret, la plus-value, afin de démontrer que toute la production capitaliste sans exception est basée sur l'exploitation de la force de travail humain et que c'est elle la véritable source de l'injustice et de la barbarie de la vie sous le capitalisme.

En même temps, saisir le secret de la plus-value, c'est démontrer que le capitalisme est marqué par de profondes contradictions qui l'amèneront inévitablement à son déclin et à sa chute finale. Ces contradictions sont basées sur la nature même du travail salarié :

- la crise de surproduction : la majorité de la population sous le capitalisme est, par la nature même de la plus-value, constituée de surproducteurs et de sous-consommateurs. Le capitalisme est incapable de réaliser toute la valeur qu'il produit dans le circuit fermé de ses rapports de production ;

- la tendance à la baisse du taux de profit : seule la force de travail de l'homme peut créer de la valeur nouvelle ; cependant, la concurrence incessante force en permanence le capitalisme à réduire la quantité de travail vivant par rapport à la quantité de travail mort des machines.

Durant la période ascendante dans laquelle vivait Marx, le capitalisme pouvait repousser ses contradictions internes en s'étendant constamment dans les vastes régions pré-capitalistes qui l'entouraient. Dans Le Capital, Marx saisit déjà la réalité de ce processus et ses limites, mais le développement de cette question restera inachevé, pas uniquement du fait des limitations personnelles auxquelles Marx était confronté, mais aussi parce que seule l'évolution réelle du capitalisme pouvait clarifier le processus réel au cours duquel le système capitaliste entrerait dans sa phase de déclin. La compréhension de la phase de l'impérialisme, de la décadence capitaliste, devait être développée par les successeurs de Marx, notamment par Rosa Luxemburg.

Les contradictions du capitalisme indiquent aussi leur solution : le communisme. Une société plongée dans le chaos par la domination des rapports marchands ne peut être dépassée que par une société qui abolit le travail salarié et la production pour l'échange, une société de "producteurs librement associés" dans laquelle les rapports entre les êtres humains ne sont plus obscurs, mais simples et clairs. De ce fait, Le Capital constitue aussi une description du communisme ; en grande partie dans un sens négatif, mais également d'une façon plus directe et positive qui souligne comment une société de producteurs librement associés fonctionnerait. Et au-delà de ça, Le Capital et les Grundrisse reviennent sur la vision inspirée des Manuscrits de 1844 et cherchent à décrire le règne de la liberté - à nous fournir un aperçu de la libre activité créatrice de l'homme qui est l'essence de la production communiste.

1871 : la première révolution prolétarienne de l'histoire (Revue internationale n°77)

En 1864, la période de reflux de la lutte de la classe ouvrière prend fin. Les ouvriers d'Europe et d'Amérique se sont organisés en syndicats pour défendre leurs intérêts économiques. Ils utilisent de plus en plus l'arme de la grève et les ouvriers se mobilisent aussi sur le terrain politique pour soutenir des causes progressistes comme la guerre contre l'esclavage en Amérique. Cette fermentation de la classe donna naissance à l'Association internationale des Travailleurs (AIT) ; la fraction de Marx prit une part active à sa formation. Marx et Engels reconnurent dans l'Internationale une expression authentique de la classe ouvrière, même si elle était constituée de toutes sortes de courants, souvent confus. La fraction marxiste dans l'Internationale se trouva donc engagée dans beaucoup de débats critiques avec ces courants, en particulier sur :

- le principe de l'auto-émancipation de la classe ouvrière (contre les réformistes bourgeois bien-pensants qui voulaient libérer la classe par en haut), et le principe de l'autonomie de classe (contre les nationalistes bourgeois comme Mazzini) ;

- la défense de la lutte politique et de l'organisation centralisée contre la position anti-politique et les préjugés fédéralistes des anarchistes.

Le débat sur la nécessité que le prolétariat reconnaisse la dimension politique de sa lutte se concrétisait en grande partie à l'époque dans la discussion sur la nécessité ou non de faire campagne au sein de la sphère politique bourgeoise, le parlement et les élections, donc en lien avec la période historique de la révolution : pour les marxistes, la lutte pour les réformes était encore à l'ordre du jour parce que le système capitaliste n'était pas encore entré dans son "ère de révolutions sociales". Mais en 1871, le mouvement réel de la classe fit un pas en avant historique : la première prise du pouvoir politique par la classe ouvrière, la Commune de Paris. En même temps que Marx comprenait la nature "prématurée" de cette insurrection, elle était un signe avant-coureur fondamental du futur, et apportait une clarté nouvelle sur le problème des rapports entre le prolétariat et l'Etat bourgeois. Alors que dans Le Manifeste communiste, la perspective était de prendre le contrôle de l'Etat existant, la Commune de Paris a montré que cette partie du programme était devenue obsolète et que le prolétariat ne pouvait venir au pouvoir que par la destruction violente de l'Etat capitaliste. Loin d'invalider la méthode marxiste, c'en était une confirmation éclatante. Cette clarification n'est pas venue de nulle part : la critique marxiste de l'Etat remonte aux écrits de Marx de 1843. Le Manifeste voit le communisme comme une société sans Etat et dans les leçons tirées par la Ligue des Communistes de l'expérience de 1848, il y a déjà une insistance sur la nécessité d'une organisation prolétarienne autonome et même l'idée qu'il faut détruire l'appareil bureaucratique. Mais après la Commune, tout cela peut être incorporé dans une synthèse supérieure.

Le combat héroïque des Communards a montré clairement que la révolution des ouvriers signifiait :

- la dissolution de l'armée permanente et son remplacement par l'armement du prolétariat ;

- le remplacement d'une bureaucratie privilégiée par des fonctionnaires publics payés au niveau des salaires ouvriers ;

- le remplacement des institutions de type parlementaire par des organes qui fusionnent les fonctions exécutive et législative et, plus important que tout, le principe de l'élection et de la révocabilité de toutes les positions de responsabilité dans le nouveau pouvoir.

Ce nouveau pouvoir fournissait le cadre organisé pour :

- entraîner les autres classes non exploiteuses derrière le prolétariat ;

- commencer la transformation économique et sociale qui montrait la voie vers le communisme même s'il ne pouvait être réalisé ni à cette époque ni dans un tel contexte limité géographiquement.

La Commune était donc déjà un "demi-Etat" qui était historiquement destiné à ouvrir la voie vers une société sans classe. Mais même à ce moment-là, Marx et Engels furent capables de saisir le côté "négatif" de l'Etat-Commune : Marx a montré que la Commune ne pouvait que fournir un cadre organisé pour le mouvement d'émancipation sociale du prolétariat mais qu'elle n'était pas, elle-même, ce mouvement ; Engels a insisté sur le fait que cet Etat restait un "mal nécessaire". L'expérience ultérieure - la révolution russe de 1917-27 - allait démontrer la profondeur de cette vision et révéler à quel point il est vital que le prolétariat forge ses propres organes de classe autonomes pour contrôler l'Etat - organes comme les conseils ouvriers qui n'étaient pas concevables par les prolétaires à demi artisans de Paris en 1871.

Pour finir, la Commune indiquait que la période des guerres nationales en Europe était terminée : face au spectre de la révolution prolétarienne, la bourgeoisie de France et celle de Prusse unirent leurs forces pour écraser leur principal ennemi. Pour le prolétariat d'Europe, la défense nationale était devenue un masque pour la défense d'intérêts de classe entièrement hostiles aux siens.

Le communisme contre le 'socialisme d’Etat' (Revue internationale n°78)

Avec l’écrasement brutal de la Commune, le mouvement ouvrier était confronté à une nouvelle période de recul et l’Internationale n’allait pas lui survivre longtemps. Pour le courant marxiste, s'ouvrait une période de combat politique intense contre des forces qui, tout en agissant au sein du mouvement, étaient plus ou moins l’expression de l’influence et de la perspective d’autres classes. Ce fut un combat, d’un côté, contre les influences bourgeoises les plus explicites du réformisme et du "socialisme d’Etat" et, de l’autre, contre les idéologies petites bourgeoises et de déclassés de l’anarchisme.

L’identification entre capitalisme d’Etat et socialisme a été à la base du plus grand mensonge du 20e siècle, sous la forme stalinisme = communisme. Une des raisons pour lesquelles le mensonge a eu tant de poids, c'est qu’il reprend ce qui avait été auparavant des confusions naturelles dans le mouvement ouvrier. Durant la période ascendante, quand le capitalisme se présentait en grande partie sous la forme de capitalistes privés, on pouvait facilement penser que la centralisation du capital par l’Etat représentait un coup porté au capital (comme nous l’avons vu dans Le Manifeste, par exemple). Néanmoins, la théorie marxiste fournissait déjà la base pour critiquer cette idée, en démontrant que le capital n’est pas un rapport juridique mais un rapport social, si bien que cela fait peu de différence si la plus-value est extraite par un individu ou par un capitaliste collectif. De plus, vers la fin du 19e siècle, alors que l’Etat commençait à intervenir de plus en plus vigoureusement dans l’économie, Engels avait déjà rendu explicite cette critique implicite.

- Dans la période qui suivit la dissolution de l’Internationale, le centre de développement du mouvement ouvrier se déplaça en Allemagne. Les conditions politiques arriérées qui régnaient encore dans ce pays se reflétaient aussi dans l'arriération du courant autour de Lassalle qui se caractérisait par une adoration de l’Etat, et de l’Etat semi-féodal de Bismarck en plus. Même la fraction marxiste, dirigée par Bebel et Liebknecht, n’était pas complètement dépourvue de tels préjugés. Le compromis entre ces deux groupes donna naissance au Parti ouvrier social-démocrate allemand. Le programme du nouveau parti, en 1875, fut l’objet d’une critique cinglante de Marx dans sa Critique du Programme de Gotha qui résume la démarche marxiste sur le problème de la révolution et du communisme à ce moment là. Ainsi, face à la tendance du Programme de Gotha à prendre les réformes immédiates pour le but à long terme du communisme, Marx mettait en garde le parti allemand contre le fait de s’en remettre à l’Etat des exploiteurs pour protéger les exploités et même pour conduire la société vers le socialisme :

- Contre la tendance à faire de la social-démocratie un parti de toutes les classes prenant la défense des réformes démocratiques, les marxistes – pour qui "social-démocratie" était une appellation qu'ils considéraient comme totalement inadéquate – insistaient sur le caractère de classe du parti et sur sa position irrémédiablement hostile à la société bourgeoise.

- Contre les idées substitutionnistes qui considéraient le parti comme une élite bourgeoise éduquée devant apporter leur salut aux ouvriers ignorants, les marxistes soutenaient que les éléments des autres classes ne pouvaient rejoindre le mouvement prolétarien qu’après avoir rejeté leurs préjugés bourgeois.

- Contre les illusions sur la notion d’un "Etat du peuple" qui pourrait, petit à petit, arriver par des réformes au socialisme, les marxistes insistaient sur le fait que le communisme signifiait une transformation radicale de la société et qu’il ne pouvait être instauré qu’après une période de dictature du prolétariat qui avait pour but la disparition totale de toute forme d’Etat. Le principe de la dictature du prolétariat avait été entièrement confirmé dans les faits par la Commune de Paris.

- Contre l’appel du Programme de Gotha à une "juste distribution" du produit social, Marx insistait sur le fait que la clé de tout mouvement vers le communisme était l’abolition de l’échange et de la loi de la valeur.

Alors que le Programme de Gotha confond le socialisme avec la propriété d’Etat, Marx parle d’un mouvement qui parcourt les étapes inférieures jusqu'aux plus élevées du communisme. Durant la première étape, la société est encore marquée par la pénurie et l’empreinte de la vieille société. Les rapports sociaux capitalistes doivent être combattus par des mesures qui empêchent le retour de la tendance à accumuler de la plus-value. Marx voyait le système des bons du travail comme un premier pas vers l’abolition du système salarié, bien qu’encore marqué du sceau du "droit bourgeois".

Anarchisme ou communisme ? (Revue internationale n°79)

Le combat contre les influences ouvertement bourgeoises du "socialisme d’Etat" allait de pair avec la lutte pour surmonter les vestiges d’idéologie petite-bourgeoise, incarnée dans l’anarchisme. Ce n’était pas un combat nouveau : dans un ouvrage comme Misère de la Philosophie, le marxisme s’était déjà prononcé contre la nostalgie proudhonienne envers une société de producteurs indépendants régie par "l'échange égalitaire". Dans les années 1860, l’anarchisme paraissait avoir évolué, puisque le courant de Bakounine au moins se décrivait comme collectiviste et même communiste. Mais en réalité, l’essence du bakouninisme n’était pas moins étrangère au prolétariat que l’idéologie proudhonienne. Le bakouninisme avait, en plus, le désavantage de ne plus pouvoir être considéré comme une expression de l’immaturité du mouvement ouvrier, mais se positionnait d’emblée contre l’avancée fondamentale que représentait la vision marxiste.

Le conflit entre marxisme et bakouninisme, entre la position prolétarienne et la position petite-bourgeoise, fut mené à plusieurs niveaux :

- la question d’organisation : Bakounine participa à la vie de l’Internationale en se présentant comme le défenseur de la liberté et de l’autonomie locale contre les tendances centralisées qui s’exprimaient dans le Conseil général de l’Internationale. Mais la centralisation exprime la nécessité d’unité du prolétariat, alors que les bakouninistes voulaient réduire le rôle du Conseil général à celui de simple boîte à lettres, empêcher l’Internationale de parler d’une seule voix contre l’ennemi de classe ; ainsi cette orientation ne pouvait que conduire à la désorganisation des rangs du mouvement prolétarien. En plus, les discours des bakouninistes sur la liberté et l’autonomie étaient de la pure hypocrisie puisque leur but caché était d’infiltrer l’Internationale par le biais d’une société secrete qui était, elle, extrêmement "autoritaire", fondée selon le modèle maçonnique, ayant le "Citoyen B." - Bakounine – à sa tête. La lutte pour des principes organisationnels prolétariens, fondés sur la transparence et des responsabilités clairement définies, contre les intrigues petites-bourgeoises du clan bakouniniste, fut la question centrale au Congrès de l’Internationale de 1872.

- La méthode historique : alors que le courant marxiste défendait la méthode du matérialisme historique et qu'il concevait l'orientation de l’activité du mouvement ouvrier en fonction des conditions objectives historiques auxquelles ce dernier était confronté, Bakounine rejetait cette démarche, lui préférant des proclamations sur les idées éternelles de justice et de liberté, et prétendait que la révolution était possible à tout moment.

- Le sujet de la révolution : alors que les marxistes reconnaissaient que la seule classe destinée à faire la révolution communiste, le prolétariat moderne, était toujours en train de se constituer, peu importait aux bakouninistes qui voyaient la révolution comme une grande conflagration que pouvaient diriger des paysans, des rebelles semi-prolétariens ou des brigands aussi bien que la classe ouvrière.

- La nature politique de la lutte de classe : puisque, pour les marxistes, la révolution communiste n’était pas encore à l’ordre du jour de l’histoire, il fallait que la classe ouvrière se consolide en tant que force politique au sein de la société bourgeoise, ce qui voulait dire s’organiser dans les syndicats et d’autres organismes de défense similaires et intervenir sur la scène politique bourgeoise du parlement pour défendre ses intérêts dans le cadre de la légalité. Les bakouninistes, pour leur part, rejetaient par principe toute activité parlementaire et – vis-à-vis de cette dernière au moins – rejetaient toute lutte qui n’avait pas pour but l’abolition du capitalisme ; de plus, pour eux, le renversement du capitalisme n’exigeait pas la conquête du pouvoir politique par les ouvriers, mais la "dissolution" immédiate de toute forme d’Etat. A l'encontre de cette vision, les marxistes tirèrent les véritables leçons de la Commune : la révolution de la classe ouvrière implique, au contraire, la prise du pouvoir politique, mais ce nouveau pouvoir est d’un type nouveau, c'est un pouvoir où le prolétariat dans son ensemble, et non une élite privilégiée, prend directement en charge la gestion de la vie économique et politique. Dans la pratique, les phrases ultra révolutionnaires des anarchistes n’étaient qu’un mince vernis plaqué sur une pratique opportuniste à la remorque de la bourgeoisie, du type de celle qu’ils avaient eue en Espagne en participant à des instances locales qui n’étaient en aucune manière distinctes de l’Etat capitaliste.

- La question de la société future : la véritable nature de l’anarchisme en tant que reflet de la vision conservatrice d’une couche petite-bourgeoise ruinée par la concentration du capital, n’était nulle part plus évidente que dans sa vision de la société future. C’était aussi vrai pour les "collectivistes" bakouninistes que cela l’avait été pour Proudhon : le texte de Guillaume en particulier, La construction d’un nouvel ordre social met l’accent sur le fait que les différentes associations de producteurs et les communes qui naîtraient après la révolution, devaient être reliées grâce aux bons offices d’une "Banque d’Echange" qui organiserait la vente et l’achat au nom de la société. Les marxistes, à l’opposé, insistaient sur le fait que dans une société vraiment "collectiviste", les producteurs n’échangeraient pas leurs produits, parce qu’ils sont déjà le produit et la "propriété" de la société tout entière. La perpétuation de rapports marchands ne peut que refléter l’existence de la propriété privée et servira de base au surgissement d’une nouvelle forme de capitalisme.

Marx de la maturité : communisme du passé, communisme de l'avenir
(Revue internationale n°81)

Pendant les dernières années de sa vie, Marx a dédié une bonne partie de son énergie intellectuelle à l’étude des sociétés archaïques. La publication de La société archaïque de Morgan et les questions que lui posait le mouvement ouvrier russe sur les perspectives pour la révolution en Russie, l’amenèrent à entreprendre une étude intensive qui nous reste sous la forme des "Notes Ethnographiques" très incomplètes, mais encore extrêmement importantes. Ces études ont aussi alimenté le grand travail anthropologique d’Engels, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat.

Le travail de Morgan sur les indiens d’Amérique a constitué, pour Marx et Engels, une confirmation éclatante de leur thèse sur le communisme primitif : à l'encontre de la conception bourgeoise conventionnelle selon laquelle la propriété privée, la hiérarchie sociale et l’inégalité des sexes seraient inhérentes à la nature humaine, l’étude de Morgan révélait que plus la formation sociale était primitive, plus la propriété était communautaire, plus le processus de prise de décision était collectif, plus les rapports entre hommes et femmes étaient basés sur des relations de respect mutuel. Elle fournissait un immense appui aux arguments communistes contre les mythologies servies par la bourgeoisie. En même temps, le sujet principal des investigations de Morgan – les Iroquois – était déjà une société en transition entre les formes plus anciennes "d’état sauvage" et l’état civilisé ou la société de classe ; les formes structurées d’héritage dans le clan ou dans le système de la Gens montraient les germes de la propriété privée qui est la base de l’apparition des classes, de l’Etat et de la "défaite historique du sexe féminin".

La démarche de Marx vis-à-vis de la société primitive était fondée sur sa méthode matérialiste qui considérait que l’évolution historique des sociétés était déterminée, en dernière instance, par des changements dans leur infrastructure économique. Ces changements entraînèrent la fin de la communauté primitive et ouvrirent la voie à l’apparition de formations sociales plus développées. Mais sa vision du progrès historique était radicalement opposée à l’évolutionnisme bourgeois trivial qui voyait une ascension purement linéaire, allant de l’ombre vers la lumière, ascension culminant dans la splendeur éclatante de la civilisation bourgeoise. La vision de Marx était profondément dialectique : loin d'écarter le communisme primitif comme à moitié humain, les "Notes" expriment un profond respect pour les qualités de la communauté tribale : sa capacité de s’autogouverner, le pouvoir d’imagination de ses créations artistiques, son égalitarisme sexuel. Les limitations concomitantes de la société primitive – en particulier, les restrictions imposées aux individus et la division de l’humanité en unités tribales – furent nécessairement dépassées par le progrès historique. Mais le côté positif de ces sociétés s’est perdu au cours du processus et devra être restauré à un niveau supérieur dans le futur communiste.

Engels partageait la même vision dialectique de l’histoire – contrairement à ce que disent certains qui veulent établir une démarcation entre Marx et Engels, en accusant ce dernier d’être un vulgaire "évolutionniste" – et c’est clairement démontré par son livre, L' Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat.

Le problème des sociétés primitives et pré-capitalistes n’était pas une simple question concernant le passé. Les années 1870 et 1880 ont été une période durant laquelle le capitalisme, ayant accompli les tâches de la révolution bourgeoise dans la vieille Europe, arrivait à la phase impérialiste où il se partageait les régions non capitalistes restantes du monde. Le mouvement prolétarien devait donc adopter une position claire sur la question coloniale, d’autant plus qu’il y avait dans ses rangs des courants qui défendaient une conception de "colonialisme socialiste", une forme précoce de chauvinisme dont le danger devait se révéler pleinement en 1914.

Il n’était pas question que les révolutionnaires soutiennent la mission progressiste de l’impérialisme. Mais comme de grandes parties de la planète étaient encore dominées par des formes pré-capitalistes de production, il était nécessaire d’élaborer une perspective communiste pour ces régions. Cela se concrétisait en Russie : les fondateurs du mouvement communiste en Russie écrivirent à Marx en lui demandant quelle était son attitude vis-à-vis de la communauté archaïque, le Mir agraire, qui subsistait encore dans la Russie tsariste. Cette formation pouvait-elle servir de base à un développement du communisme en Russie ? Et – contrairement à ce qu’attendaient certains de ses adeptes "marxistes" en Russie qui se montrèrent plutôt discrets sur le contenu de la réponse de Marx – Marx conclut que "la révolution bourgeoise" n’était pas une étape obligée en Russie et que la commune agraire pourrait servir de base à une transformation communiste. Mais il y mettait une condition préalable : cela n’arriverait que si la révolution russe contre le tsarisme donnait le signal d’une révolution prolétarienne en occident.

Tout cet épisode montre que la méthode de Marx n’était en aucune façon limitée ou dogmatique : au contraire, il rejetait les schémas de développement historique grossiers que certains marxistes faisaient dériver de ses prémisses, et il révisait et repassait toujours en revue ses conclusions. Mais cela montre aussi la puissance prophétique de sa méthode : même si le développement du capitalisme en Russie allait miner le Mir dans son essence, le rejet par Marx d’une théorie de la révolution par étapes en Russie allait trouver sa continuité dans la théorie de la révolution permanente de Trotsky et dans les "Thèses d’avril" de Lénine, qui reconnaissaient, à la suite de Marx, que le seul espoir pour tout soulèvement révolutionnaire en Russie était de se lier immédiatement à la révolution prolétarienne en Europe occidentale.

1883-1895 : Les partis sociaux-démocrates font avancer la cause du communisme
(Revue internationale n°84)

L’apparition de partis "sociaux démocrates" en Europe a été une expression importante du resurgissement du prolétariat après la défaite écrasante de la Commune. Malgré leur irritation à l’égard du terme "social démocratie", Marx et Engels ont soutenu avec enthousiasme la formation de ces partis, qui représentait une avancée par rapport à l’Internationale à deux titres : d’abord, ils incarnaient une distinction plus nette entre les organes unitaires et généraux de la classe (pendant cette période, les syndicats en particulier) et l’organisation politique qui regroupe les éléments les plus avancés de la classe. Deuxièmement, ils se sont constitués sur la base du marxisme.

Il n’y a aucun doute sur le fait qu’il y avait, dès le début, des faiblesses significatives dans les bases programmatiques de ces partis. Même les directions marxistes en leur sein étaient souvent marquées par le poids de toutes sortes de bagages idéologiques, et en prenant de l’influence, ces partis commencèrent à devenir un pôle d’attraction pour toutes sortes de réformistes bourgeois qui étaient franchement hostiles au marxisme. La période d’expansion capitaliste à la fin du 19e siècle créa les conditions pour le développement d’un opportunisme de plus en plus flagrant au sein de ces partis, processus de dégénérescence interne qui allait culminer avec la grande trahison de 1914.

Ceci a conduit beaucoup de courants à prétention politique radicale, se proclamant généralement eux-mêmes communistes, mais profondément influencés par l’anarchisme, à rejeter en bloc toute l’expérience de la social-démocratie, à la dénoncer pour n’être rien d’autre qu’une expression d’une adaptation à la société bourgeoise. Mais c’est ignorer complètement la continuité réelle du mouvement prolétarien et la façon dont il développe la compréhension de ses buts historiques. Tous les meilleurs éléments du mouvement communiste au 20e siècle – de Lénine à Luxemburg et de Bordiga à Pannekoek – sont passés par l’école de la social-démocratie et n’auraient pas existé sans elle. Ce n’est pas un hasard si la méthode a-historique qui conduit à condamner globalement la social-démocratie en arrive très souvent à rejeter Engels, et même le marxisme lui-même, aux poubelles de l’histoire, révélant par là les racines anarchistes de sa pensée.

Contre ceux qui veulent séparer Engels de Marx et le présentent comme un vulgaire réformiste, la polémique d’Engels – dans L’Anti-Dühring en particulier - contre les influences bourgeoises réelles à l’œuvre au sein de la social- démocratie exprime indubitablement une défense fondamentale des principes communistes :

-l’affirmation des contradictions insolubles du capitalisme, qui proviennent de la nature même de la production et de la réalisation de la plus-value ;

-la critique de l’intervention de l’Etat et de la propriété d’Etat qui ne constituent pas une solution à ces contradictions mais le dernier rempart du capitalisme contre elles ;

-le rejet qui s’ensuit du "socialisme d’Etat" et l’insistance sur le fait que le socialisme/communisme exige le dépérissement de toute forme d’Etat ;

-la définition du communisme comme une association de producteurs qui s’est libérée du travail salarié et de la production de marchandises ;

-la réaffirmation des buts les plus élevés du communisme comme étant le dépassement de l’aliénation et le véritable commencement de l’histoire de l’humanité.

Engels n’était pas non plus une figure isolée dans les partis sociaux-démocrates. Une brève étude des travaux d’Auguste Bebel et de William Morris le confirment : ils défendaient qu'il fallait renverser le capitalisme parce que ses contradictions conduiraient à des catastrophes de plus en plus grandes pour l’humanité ; ils rejetaient l’identification entre propriété d’Etat et socialisme ; ils soulignaient la nécessité pour la classe ouvrière révolutionnaire d’établir une nouvelle forme de pouvoir sur le modèle de la Commune de Paris ; ils reconnaissaient que le socialisme implique l’abolition du marché et de l’argent ; ils comprenaient que le socialisme ne peut se construire dans un seul pays mais requiert l’action unifiée du prolétariat mondial ; ils ont fait la critique internationaliste du colonialisme capitaliste et rejeté le chauvinisme national, surtout dans le contexte des rivalités croissantes entre les grandes puissances impérialistes. Toutes ces positions n’étaient pas extérieures aux partis sociaux-démocrates mais étaient l’expression de leur noyau profondément révolutionnaire.

La transformation des rapports sociaux selon les révolutionnaires de la fin du 19e siècle
(Revue internationale 85).

Ce n’est qu’après avoir réglé son compte à la mystification sur la nature capitaliste de la social-démocratie avant 1914 qu’on peut aborder sérieusement l'étude des forces et des limites de la façon dont les révolutionnaires de cette époque ont envisagé la transformation de la vie sociale et l’élimination des problèmes les plus pressants pour l’humanité.

Une des grandes questions pour la pensée communiste au 19e siècle était "la question de la femme". Dès les Manuscrits de 1844, Marx avait soutenu que les rapports entre les hommes et les femmes dans n’importe quelle société constituaient une clé pour comprendre si cette société était proche, ou loin de réaliser la nature profonde de l’humanité. Les travaux d’Engels dans L' Origine de la famille et de Bebel dans La femme et le socialisme analysent le développement historique de l’oppression de la femme, qui franchit une étape fondamentale avec l’abolition de la communauté primitive et l’apparition de la propriété privée et qui est restée sans solution sous les formes les plus avancées de civilisation capitaliste. Cette démarche historique constitue par définition une critique de l’idéologie féministe qui tend à attribuer l’oppression des femmes à un élément inné, biologique chez le mâle humain, et donc comme un attribut éternel de la condition humaine. Le féminisme révèle sa démarche conservatrice, même quand il se cache derrière une critique soi-disant radicale d'une vision du socialisme en tant que transformation "purement économique". Le communisme n’est d’aucune façon une transformation "purement économique". Mais, de même qu'il commence par le renversement politique de l’Etat bourgeois, de même son but ultime de transformation profonde des rapports sociaux implique l’élimination des forces économiques qui sont sous-jacentes au conflit entre les hommes et les femmes et à la transformation de la sexualité en une marchandise.

De la même manière que les féministes accusent à tort le marxisme de "n’être pas allé assez loin", les écologistes, reprenant le mensonge selon lequel marxisme = stalinisme, affirment que le marxisme n’est qu’une idéologie "productionniste" parmi d'autres qui porte la responsabilité de la destruction de l’environnement naturel au 20e siècle. Un même type d'accusation était aussi porté, sur un plan plus philosophique, contre la social-démocratie du 19e siècle dont la méthode était souvent identifiée à un matérialisme purement mécanique, à une "science" non critique qui considérerait l’homme comme en dehors de la nature et traiterait la nature comme le fait le capitalisme : comme une chose morte à acheter, vendre et exploiter. Là aussi, Engels se trouve souvent au rang des accusés. Toutefois même s’il est vrai que ces tendances mécanistes ont existé au sein des partis sociaux-démocrates et ont même prévalu quand le processus de dégénérescence s’est accéléré, leurs meilleurs éléments ont toujours défendu une démarche tout à fait différente. Là, de nouveau, il y a une complète continuité entre Marx et Engels dans la reconnaissance que l’humanité fait partie de la nature et que le communisme conduira à une vraie réconciliation entre l’homme et la nature après des millénaires d’aliénation.

Cette vision ne se limitait pas à un avenir inconcevable et lointain ; dans les travaux de Marx, Engels, Bebel, Morris et d’autres, on trouve un programme concret que le prolétariat devra mettre en œuvre quand il viendra au pouvoir. Ce programme se résume dans l'expression : "abolition de la séparation entre la ville et la campagne". Le stalinisme au pouvoir a interprété cette phrase à sa façon – en justifiant l’empoisonnement de la campagne et la construction d’immenses casernes pour loger les ouvriers. Mais pour les vrais marxistes du 19e siècle, cette phrase n’avait pas pour sens l’urbanisation frénétique de la planète mais l’élimination des villes surpeuplées et la répartition harmonieuse de l’humanité sur l’ensemble du globe. Ce projet est encore plus valable que jamais dans le monde d’aujourd’hui avec ses gigantesques mégapoles et la pollution de l’environnement qui sévit.

La transformation du travail sociaux selon les révolutionnaires de la fin du 19e siècle
(Revue internationale n°86)

En tant qu’artiste qui avait adhéré de tout son cœur au mouvement socialiste, William Morris était bien placé pour écrire sur la transformation du travail dans une société communiste, car il comprenait très bien à la fois la nature démoralisante du travail dans le capitalisme et les possibilités de changement radical par le remplacement du travail salarié par une activité vraiment créatrice. Dans son roman visionnaire : News from nowhere (Nouvelles de nulle part), il est ouvertement dit que "le bonheur sans un travail quotidien heureux est impossible". Cela s’accorde parfaitement avec la conception marxiste de la place centrale du travail dans la vie de l’homme : l’homme s’est fait lui-même grâce au travail, mais il s’est fait dans des conditions qui génèrent son auto-aliénation. De ce fait, le dépassement de l’aliénation ne peut s’accomplir sans une transformation fondamentale du travail.

Le communisme, contrairement à ce que disent certains qui parlent en son nom, n’est pas contre le travail, "anti-travail". Même sous le capitalisme, l’idéologie du "refus du travail" n’est que l’expression d’une révolte purement individuelle de classes ou de couches marginales. Une des premières mesures du pouvoir prolétarien sera d’instaurer l’obligation universelle de travailler. Dans les premières phases du processus révolutionnaire, cela comportera inévitablement un élément de contrainte, puisqu’il est impossible d’abolir la pénurie sans une période de transition plus ou moins longue, période qui impliquera certainement des sacrifices matériels considérables, spécialement dans la phase initiale de guerre civile contre la vieille classe dominante. Mais les progrès sur la voie du communisme seront mesurés à l’aune du degré auquel le travail aura cessé d’être une forme de sacrifice et deviendra un vrai plaisir. Dans son essai Travail utile et travail inutile, Morris identifie les trois principaux aspects du "travail utile" :

-Ce travail est soutenu par "l’espoir de repos" : la réduction de la journée de travail devra être une mesure immédiate de la révolution victorieuse ; autrement, il sera impossible pour la majorité de la classe ouvrière de jouer un rôle actif dans le processus révolutionnaire. Le capitalisme a déjà créé les conditions pour l'application de cette mesure en développant la technologie qui pourra – une fois libérée de la recherche du profit – être utilisée pour réduire largement la quantité de tâches répétitives et désagréables impliquées dans le processus du travail. En même temps, les quantités énormes de forces de travail humain gaspillées dans la production capitaliste – sous la forme de chômage massif ou de travail qui n’a aucun but utilitaire (bureaucratie, production militaire, etc.) – pourront être réorganisées dans la production et les services utiles, et cela permettra aussi de réduire la journée de travail de tous. Des hommes comme Engels, Bebel et Morris faisaient déjà ces observations et elles sont encore plus valables dans la période de décadence du capitalisme.

-Il devra y avoir "l' espoir du produit" : en d’autres termes, les travailleurs s'intéresseront à ce qui est produit, soit parce que c’est essentiel à la satisfaction des besoins humains, soit parce que c’est beau en soi. Déjà au temps de Morris, le capitalisme avait une capacité énorme de sortir des produits minables et sans utilité, mais la production massive, dans le capitalisme décadent, de choses sans intérêt et horribles, a probablement dépassé ses pires cauchemars.

-Il devra y avoir "l'espoir de plaisir dans le travail lui-même". Morris et Bebel insistent sur le fait que le travail devra être accompli dans des conditions agréables. Sous le capitalisme, l’usine est un modèle de l’enfer sur terre ; la production communiste gardera le caractère associé du travail d’usine mais dans un environnement matériel très différent. De même, la division capitaliste du travail – qui condamne tant de prolétaires à accomplir des corvées répétitives et abrutissantes jour après jour – devra être dépassée de façon à ce que chaque producteur profite d’un équilibre entre travail intellectuel et travail physique, puisse se dédier à des tâches variées et, en les accomplissant, développer une variété de dons. De plus, le travail du futur sera libéré du rythme frénétique exigé par la chasse au profit et sera adapté aux besoins humains et aux désirs des hommes. Fourier, avec son pouvoir d’imagination caractéristique, voyait le travail dans ses "phalanstères" fondé sur "l'attirance passionnée" et anticipait le rapprochement entre le travail quotidien et le jeu. Marx, qui admirait beaucoup Fourier, soutenait que le travail réellement créatif était aussi une "affaire rudement sérieuse", ou, comme il le dit dans les Grundrisse, "Un homme ne peut redevenir enfant sans être puéril". Cependant, il continue: "Mais est-il insensible à la naïveté de l’enfant, et ne doit-il pas s’efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité?"2. L’activité communiste aura surmonté l’ancienne contradiction entre le travail et le jeu. Ces esquisses de l’avenir communiste n’étaient pas des utopies, puisque le marxisme avait déjà démontré que le capitalisme a créé les conditions matérielles pour que le travail quotidien soit complètement transformé de cette façon et a identifié la force sociale qui sera contrainte d’entreprendre la transformation, précisément parce qu’elle est la dernière victime de l’aliénation du travail.

1895-1905 : la perspective révolutionnaire obscurcie par les illusions parlementaires
(Revue internationale n°88)

La dictature du prolétariat a constitué un concept fondamental du marxisme dès son origine. Les précédents articles ont montré qu'il n'a jamais été une idée statique mais qu'il a évolué et est devenu plus concret à la lumière de la lutte prolétarienne. De même, la défense de la dictature du prolétariat contre les diverses formes d'opportunisme a constitué un élément constant dans le développement du marxisme. Ainsi, basant ses arguments sur l'expérience de la Commune de Paris, Marx a fait une critique cinglante de la notion lassallienne d'un "Etat du peuple" mis en avant dans le Programme de Gotha du nouveau Parti ouvrier social-démocrate en Allemagne.

En même temps, puisque la perspective du pouvoir prolétarien est en lutte constante contre l'idéologie dominante, cela implique également de lutter contre l'impact de cette idéologie, y compris sur les fractions les plus lucides du mouvement ouvrier. Même après l'expérience de la Commune de Paris par exemple, Marx en personne a fait en 1872 un discours au Congrès de l'Internationale à La Haye dans lequel il suggérait que, dans certains pays au moins, le prolétariat pourrait accéder au pouvoir de façon pacifique grâce à l'appareil démocratique de l'Etat existant.

Dans les années 1880, le parti allemand devenu le parti le plus important du mouvement international, avait été mis hors-la-loi par Bismarck ; cela l'a aidé à préserver son intégrité politique. Mais même quand des concessions à la démocratie bourgeoise persistaient, la vision qui prévalait était que la révolution prolétarienne requerrait nécessairement le renversement de la bourgeoisie par la force et la leçon fondamentale de La Commune - selon laquelle l'appareil d'Etat existant ne pouvait pas être conquis mais devait être détruit de fond en comble - n'avait pas été oubliée.

Cependant, durant la décennie suivante, la légalisation du parti, l'arrivée d'intellectuels petits-bourgeois et, surtout, la spectaculaire expansion du capitalisme et le gain qui s'en est suivi de réformes conséquentes pour la classe ouvrière ont fourni le terrain au réformisme au sein du parti qui a pris une forme plus définie. La tendance "socialiste d'Etat" autour de Vollmar et les théories révisionnistes de Bernstein en particulier cherchaient à persuader le mouvement socialiste d'abandonner ses positions en faveur d'une révolution violente, et de se déclarer ouvertement comme parti démocratique réformiste.

Dans un parti prolétarien, la pénétration ouverte d'influences bourgeoises comme celles-là rencontre inévitablement une forte résistance de la part de ceux qui représentent le cœur prolétarien de l'organisation. Dans le parti allemand, les tendances opportunistes ont été combattues de la façon la plus notoire par Rosa Luxemburg dans sa brochure Réforme sociale ou révolution ?, mais le développement de fractions de gauche était un phénomène international.

De plus, les luttes menées par Luxemburg, Lénine et d'autres ont semblé l'emporter. Les révisionnistes furent condamnés non seulement par "Rosa la rouge" mais aussi par "le pape" du marxisme, Karl Kautsky.

Néanmoins, les victoires de la gauche se sont avérées plus fragiles qu'il n'y paraissait. L'idéologie démocratiste s'était infiltrée dans l'ensemble du mouvement et même Engels n'en fut pas épargné. Dans son introduction de 1895 au livre de Marx Les luttes de classe en France, Engels soulignait avec justesse qu'avoir recours aux barricades et aux combats de rue ne suffisait plus désormais pour renverser l'ancien régime, et que le prolétariat devait construire un rapport de forces de masse en sa faveur avant de s'engager dans la lutte pour le pouvoir. Ce texte fut déformé par la direction du parti allemand afin de faire apparaître qu'Engels était opposé à toute forme de violence prolétarienne. Mais comme Rosa Luxemburg l'a montré, les opportunistes purent faire cela parce qu'il y avait vraiment des faiblesses dans l'argument d'Engels : la construction de la force politique prolétarienne était plus ou moins identifiée à la croissance graduelle des partis sociaux-démocrates et de leur influence sur l'arène parlementaire.

Cette orientation du gradualisme parlementaire a été théorisée par Kautsky en particulier qui s'était bien opposé aux éléments ouvertement révisionnistes, mais défendait de plus en plus une position de "centre" conservateur qui accordait plus de valeur à ce que le parti paraisse uni qu'à sa clarté programmatique. Dans ses ouvrages de base comme La révolution sociale Kautsky identifiait la prise du pouvoir par le prolétariat à l'accession à la majorité parlementaire, même s'il disait clairement que dans une telle situation, la classe ouvrière devait se préparer à réprimer la résistance de la contre-révolution. Cette stratégie politique allait de pair avec une attitude "réaliste" sur le plan économique qui perdait de vue le véritable contenu du programme socialiste - l'abolition du salariat et de la production marchande- et voyait le socialisme comme une régulation de la vie économique par l'Etat.


L'article du prochain numéro résumera le deuxième volume de la série qui couvre la période allant de 1905 à la fin de la grande vague révolutionnaire internationale. Il commencera par montrer comment la question de la forme et du contenu de la révolution fut clarifiée à travers un âpre débat sur les nouvelles formes qui commençaient à émerger dans la lutte de classe, alors que le capitalisme approchait le point culminant entre sa phase d'ascendance et celle de sa décadence.


CDW


1 Marx à Johann Becker, 17 avril 1867 ("missile" est en anglais dans le texte).

2 Marx, Grundrisse – 1. Chapitre sur l’argent, éd. 10/18, p78,

Questions théoriques: 

  • Communisme [12]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [13]

Polémique avec le BIPR sur la 4e conférence des groupes de la Gauche communiste : Une triste mascarade ...

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Une triste mascarade qui ridiculise la tradition de la Gauche communiste

Dans le n° 122 de notre Revue nous avons publié un article sur le cycle de conférences des groupes de la Gauche communiste qui s’étaient tenues de 1977 à 1980. Nous y avons souligné l’avancée que représentaient ces conférences et déploré qu’elles aient été délibérément sabordées par deux des principaux groupes participants, le Partito Comunista Internazionalista (PCInt - Battaglia comunista) et la Communist Workers' Organisation (CWO), aujourd’hui principales sections du Bureau international pour le Parti révolutionnaire (BIPR). L’initiative de ce cycle de conférences revenait au PCInt qui avait lancé un appel en leur faveur en 1976 et avait convoqué la première d’entre elles à Milan, en 1977. En fait, si la convocation à cette conférence n’avait pas été un flop retentissant, c’est parce que, contrairement aux autres groupes qui avaient initialement annoncé leur participation mais qui ne sont pas venus, le CCI s’était donné les moyens d’y envoyer une délégation importante. La convocation des deux conférences suivantes n’était plus du ressort unique du PCInt mais d’un "Comité technique" dans le travail duquel le CCI s’est investi avec le plus grand sérieux, notamment en les organisant à Paris où se trouve la section la plus importante de notre organisation. Le sérieux de ce travail n’est pas étranger au fait qu’un nombre bien plus important de groupes a participé à ces conférences et qu’elles ont été préparées par la publication à l’avance de bulletins préparatoires. En introduisant à la sauvette, à la fin des débats de la troisième conférence, un critère supplémentaire de "sélection" pour les futures conférences, initiative qui se proposait explicitement d’éliminer notre organisation de celles-ci, le PCInt avec la complicité de la CWO (convaincu à la suite de longues discussions de couloir) a pris la responsabilité de démolir tout le travail qui avait été fait, et dont pourtant il avait été à l’origine. En effet, la 4e conférence, qui s’est finalement tenue en septembre 1982, a constitué une confirmation du caractère catastrophique de l’attitude adoptée par le PCInt et la CWO à la fin de la 3e.

C’est ce que met en évidence le présent article qui se base essentiellement sur le procès verbal en anglais de cette conférence publié en 1984 (deux ans après sa tenue) sous forme de brochure 1 par le BIPR (constitué fin 1983).

Dans l’adresse d’ouverture de cette conférence, la CWO qui l’avait organisée à Londres, évoque les trois conférences précédentes et notamment la 3e :

"Six groupes ont participé à la 3e conférence dont l’ordre du jour comportait la crise économique et les perspectives pour la lutte de classe ainsi que le rôle et les tâches du parti. Les débats de cette conférence ont confirmé les domaines d’accord qui avaient déjà été mis en évidence mais on est arrivé à une impasse en ce qui concerne la discussion sur le rôle et les tâches du parti. Afin que les futures conférences puissent aller au delà de la simple réitération du besoin du parti avec la répétition des mêmes arguments sur son rôle et ses tâches, le PCInt a proposé un critère additionnel de participation aux conférences stipulant que le parti doit jouer un rôle dirigeant dans la lutte de classe. Cela a fait apparaître une claire division entre les groupes qui comprennent que le parti a des tâches aujourd’hui et qu’il doit prendre un rôle dirigeant dans la lutte de classe et ceux qui rejettent l’idée que le parti devrait être organisé dans la classe aujourd’hui afin d’être en position de prendre un rôle dirigeant dans la révolution de demain. Seule la CWO a soutenu la résolution du PCInt et la 3e conférence s’est dispersée dans le désordre.

Aujourd’hui, de ce fait, moins de groupes sont présents que lors de la dernière conférence mais les bases existent maintenant pour commencer un processus de clarification sur les tâches réelles du parti. Dans ce sens, la dissolution de la dernière conférence ne fut pas une séparation totalement négative. Comme la CWO l’a écrit dans Revolutionary Perspectives n° 18 dans sa relation de la 3e conférence :

"Quoi qu’il soit décidé dans le futur, le résultat de la 3e conférence signifie que le travail international entre les communistes va procéder sur des bases différentes de celles du passé."(…)

Bien qu’aujourd’hui nous ayons un nombre inférieur de participants que lors des 2e et 3e conférences, nous partons de bases plus claires et plus sérieuses. Nous espérons que cette conférence va démontrer ce sérieux par une volonté de débattre et de discuter dans le but d’influencer nos positions respectives plutôt que de monter des polémiques stériles et d’essayer d’utiliser les conférences comme une arène publicitaire pour son propre groupe."

Le procès-verbal de la conférence permet de se faire une idée lumineuse du "plus grand sérieux" qui l’a distinguée des précédentes.

L’organisation de la conférence

En premier lieu, il convient de se pencher sur les aspects "techniques" (qui ont évidemment une signification et une incidence politique) de préparation et de tenue de la conférence.

C’est ainsi que, contrairement aux précédentes conférences, il n’y a pas eu de bulletin préparatoire. Les documents qui y ont été soumis à l’avance sont pour l’essentiel des textes déjà publiés dans la presse des groupes participants. Il faut à ce sujet faire une mention spéciale des documents soumis par le PCInt : il s’agit d’une liste impressionnante de textes (y compris un livre) publiés par le PCInt sur les questions à l’ordre du jour et qui doit représenter plusieurs centaines de pages (voir cette liste dans la circulaire du PCInt du 25 août 1982, p. 39). Tout cela en italien ! C’est certainement une langue très belle et c’est aussi dans cette langue qu’ont été écrits des documents très importants dans l’histoire du mouvement ouvrier (à commencer par les études de Labriola sur le marxisme et surtout les textes fondamentaux de la Gauche communiste italienne entre 1920 et la Seconde Guerre mondiale). Malheureusement, l’italien n’est pas une langue internationale et nous pouvons imaginer la perplexité des autres groupes participants devant cet amoncellement de documents dont ils ne pouvaient pas connaître le contenu.

Il faut cependant reconnaître que, dans la même circulaire, le PCInt se montre préoccupé de ce problème de langue : "Nous somme en train de traduire en anglais un autre document, en relation avec les points de l’ordre du jour, qui sera envoyé le plus vite possible". Malheureusement, dans une lettre du 15 septembre à un des groupes sollicités, on peut lire : "Pour des raisons techniques, le texte promis ne sera prêt qu’à la conférence elle-même" (p. 40). Nous sommes bien conscients des difficultés que rencontrent, dans le domaine des traductions comme dans beaucoup d’autres, les groupes de la Gauche communiste du fait de leurs faibles forces. Nous ne saurions critiquer cette faiblesse du PCInt en elle-même. Mais ici son incapacité de produire à l’avance un document compréhensible par les autres participants à la conférence "pour des raisons techniques" ne fait que révéler le peu d’importance qu’il attribuait à cette question. Si vraiment il avait accordé à ce type d’activité le même "sérieux" que le CCI lui avait apporté auparavant, il se serait mobilisé beaucoup plus pour surmonter les "problèmes techniques", ne serait-ce qu’en faisant appel à un traducteur professionnel.

La conférence elle-même s’est heurtée à ce même problème de traduction, comme nous l’apprenons dans le compte rendu :

"Le caractère relativement bref des interventions du PCInt est dû, pour une grande part, aux limitations dans les traductions de l’italien à l’anglais de la part du groupe accueillant la conférence." Ainsi, une bonne partie des explications et des arguments donnés par le PCInt s’est perdue, ce qui est évidemment fort dommage. La CWO semble s’excuser de sa faible connaissance de la langue italienne. Mais il nous semble qu’il revenait au PCInt, s’il avait vraiment pris au sérieux la conférence, de faire en sorte d’envoyer au sein de sa délégation un camarade capable de s’exprimer en anglais. Pour une organisation qui se veut être un "parti", cela devait être possible de trouver dans ses rangs au moins un tel camarade. Les camarades de la CWO peuvent estimer que lorsque le CCI était présent aux conférences, il ne faisait que "répéter toujours les mêmes arguments sur le parti". Ils peuvent même laisser entendre que nous voulions utiliser ces conférences en tant que tribune pour notre politique de chapelle. En tout cas, ils voudront bien reconnaître que les capacités d’organisation du tandem qu’ils ont formé avec le PCInt étaient de loin inférieures à celles du CCI. Et ce n’est pas seulement une question de nombre de militants. C’est fondamentalement la question de la compréhension de l’importance des tâches qui sont celles des révolutionnaires à l’heure actuelle et du sérieux qu’on apporte dans leur accomplissement. La CWO et le PCInt estiment que le parti (et les groupes qui le préparent à l’heure actuelle, c’est-à-dire eux-mêmes) ont des "tâches d’organisation" des luttes de classe. Ce n’est pas la position du CCI 2. Cependant, malgré nos faiblesses, nous essayons d’organiser du mieux possible les activités qu’ils nous appartient d’accomplir. Ce ne semble pas être vraiment le cas de la CWO et du PCInt : ils doivent penser que s’ils consacrent trop d’énergie et d’attention aux tâches d’organisation aujourd’hui, ils seront fatigués demain lorsqu’il s’agira "d’organiser" la classe pour la révolution.

Les groupes participants

Dans la brochure rendant compte de la conférence, nous apprenons que les groupes initialement invités étaient les suivants (circulaire du 28 juin 1982) :

- Partito Comunista Internacionalista (Battaglia Comunista, Italie) ;

- Communist Workers' Organisation (Grande-Bretagne, France) ;

- L’Eveil internationaliste (France) ;

- Unity of Communist Militants (Iran) ;

- Wildcat (États-Unis) ;

- Kompol (Autriche) ;

- Marxist Worker (États-Unis) ;

ces trois derniers groupes ayant un statut "d’observateur".

A l’arrivée, il n’y avait plus que trois groupes. Voyons ce qu’il était advenu des autres.

"Au moment où s’est tenue la conférence, Marxist Worker et Wildcat avaient apparemment cessé d’exister." (p. 38). On peut juger de la perspicacité de la CWO et du PCInt qui constituaient le Comité technique chargé de préparer la conférence : dans leur grand souci de "sélection" d’organisations "vraiment capables de poser correctement la question du parti et de lui attribuer un rôle dirigeant dans la révolution de demain", ils s’étaient tournés vers des groupes qui avaient jugé préférable de se mettre en vacances en attendant le futur parti (probablement pour avoir plus de forces pour être en mesure de jouer un "rôle dirigeant" le moment venu). D’ailleurs, on peut dire que la conférence l’a échappé belle : si Wildcat avait survécu et était venu, il n’aurait pas manqué de la polluer avec son "conseillisme" à côté duquel celui que le PCInt reprochait au CCI est du pipi de chat. Un conseillisme qui était pourtant connu mais qui apparemment lui permettait de satisfaire les critères qui excluaient le CCI.

Quant aux autres groupes qui ne sont pas venus, nous laissons de nouveau la parole à la CWO :

"Sur la base des événements qui ont suivi, il semble approprié aujourd’hui d’établir la signification de la dernière conférence. Il est apparu que la non participation de deux groupes qui avaient initialement été d’accord pour participer, manifestait leur éloignement du cadre des conférences. Kompol n’a plus communiqué avec nous tandis que l’Éveil internationaliste s’est embarqué dans une trajectoire moderniste qui le conduit également en dehors du cadre du marxisme." (Préambule, p. 1)

Encore une fois, on ne peut que rester admiratif devant le flair politique à toute épreuve des groupes invitants.

Venons-en maintenant au SUCM (Étudiants supporters de l’UCM d’Iran), seul autre groupe présent à la conférence en dehors des deux qui l’avaient convoquée.

Voici ce que la brochure dit à son propos :

"Le SUCM a cessé d’exister. Ses membres ont intégré une organisation plus ample (la Organisation of the supporters of the Communist Party of Iran Abroad – OSCPIA) 3 qui comprend les anciens membres du SUCM ainsi que ceux du Komala kurde. Malgré leur adhésion initiale aux critères de participation aux conférences ; malgré leur volonté de discuter et de maintenir des relations avec les organisations appartenant à la tradition de la Gauche communiste européenne, le SUCM s’est trouvé bloqué par sa position de groupe de soutien d’un groupe plus vaste en Iran, un groupe qui est devenu le Parti communiste d’Iran en septembre 1983. En laissant de côté toute polémique, il apparaît que cette date revêt une importance objective, confirmée, par exemple, par la trajectoire des camarades du SUCM en ce qui concerne la question de la République démocratique révolutionnaire et ses implications. Au moment de la 4e conférence, le SUCM acceptait clairement l’idée que de véritables guerres de libération nationale sont impossibles à l’ère de l’impérialisme, dans le sens où il ne peut y avoir d’authentique guerre de libération nationale en dehors de la révolution des ouvriers pour l’établissement de la dictature prolétarienne. Depuis, cependant, le SUCM a insisté de plus en plus sur la thèse que des luttes communistes émergent des luttes nationales. En fait, la position théorique a été diluée pour être conforme avec les positions du CPIran, positions qui sont très dangereuses – comme les articles dans la presse de la CWO et du PCInt l’ont démontré. Ainsi, au lieu d'approfondir le processus de clarification et de pousser l'organisation iranienne vers des positions plus claires et fermement enracinées dans le sol révolutionnaire, l'OSCPIA essaie de réconcilier avec le Communisme de gauche les déformations du programme communiste manifestées par le SUCM et le PC d'Iran. Il est inévitable qu’il y ait des déformations, d’une forme ou d’une autre, dans une aire qui n’a pas de contact avec la tradition de la Gauche communiste ou avec son héritage d’élaboration théorique et de lutte politique. Cependant, ce n’est pas la tâche des communistes ni de cacher ces déformations ni de les accepter et de s’adapter à elles mais de contribuer à les dépasser. A cet égard, l’OSCPIA a manqué une opportunité importante. Étant donné l’état actuel des divergences, il n’est pas possible de définir le PCIran comme une force pouvant réclamer le droit d’entrer à nouveau dans le camp politique délimité par les conférences de la Gauche communiste."

A en croire les explications données dans ce passage, le SUCM, postérieurement à la conférence et dans le sillage du PCIran, aurait évolué vers des positions qui ne lui permettaient plus "de réclamer le droit d’entrer dans le camp politique délimité par les conférences de la Gauche communiste". En somme, ces deux organisations étaient logées à la même enseigne que le CCI puisque notre organisation non plus ne pouvait plus "réclamer un tel droit". 4

En fait, le PCIran n’était pas seulement "en dehors du camp politique délimité par les conférences", mais aussi en dehors du camp de la classe ouvrière. C’était une organisation bien bourgeoise, de tendance stalino-maoïste. On est fasciné par la subtile diplomatie (afin d’éviter "la polémique" !?) avec laquelle le BIPR parle de cette organisation. Le BIPR n’aime pas appeler un chat un chat. Il préfère dire que l’animal évoqué n’est pas un chien ni un hamster, bien que ce soit quand même un animal de compagnie. Cette façon de procéder est bien connue dans le mouvement ouvrier et elle a un nom : l’opportunisme, ou bien les mots n’ont plus de sens. C’est vrai que ce n’est pas agréable de penser que des éléments avec qui on a tenu quelques mois auparavant une conférence dans la perspective du futur parti mondial de la révolution sont devenus des défenseurs patentés de l’ordre capitaliste. C’est encore plus difficile de l’admettre publiquement. Alors, on préfère dire que ces éléments, qu’on continue à appeler des "camarades", "ont manqué une opportunité importante", qu’ils se sont "trouvé bloqués", que leur "position théorique a été diluée pour être conforme avec les positions du CPIran", positions qu’on qualifie de "très dangereuses", pour ne pas dire qu’elles sont bourgeoises.

Ce que le BIPR ne voit pas, ou ne veut pas voir, ou tout simplement refuse de reconnaître publiquement, c’est que l’évolution du SUCM vers un organe de défense de l’ordre capitaliste (rebaptisé "force ne pouvant réclamer le droit d’entrer dans le camp politique délimité par les conférences de la Gauche communiste") n’en est pas une sur le fond. Au moment même de la conférence, le SUCM était déjà une organisation bourgeoise de tendance maoïste. C’est ce que démontrent, à qui veut ouvrir les yeux, ses interventions au moment de la conférence.

Les interventions du SUCM

Nous reproduisons ci-dessous quelques unes de ces interventions :

"… dans les conditions de son fonctionnement normal et de non-crise, le capital, sur le marché intérieur des pays métropolitains, tolère les revendications du mouvement syndical et c’est seulement lors de l’approfondissement de la crise qu'il recourt à l’écrasement décisif du mouvement syndical" (p. 6)

Cette affirmation est pour le moins surprenante de la part d’un groupe supposé appartenir à la Gauche communiste. En réalité, dans les pays avancés, ce n’est pas le mouvement syndical qui est écrasé lorsque la crise s’approfondit, mais les luttes ouvrières avec la complicité du mouvement syndical. Cela, même les trotskistes sont capables de le reconnaître. Mais pas le SUCM qui identifie sans problème mouvement syndical et lutte de classe. Ainsi, sur la question du rôle des syndicats (qui n’est pas une question secondaire mais parmi les plus fondamentales), le SUCM se situe à droite du trotskisme pour rejoindre la position des staliniens ou des social-démocrates. Et c’est avec un tel groupe que la CWO et le PCInt se proposaient de coopérer en vue de la formation du parti mondial.

Mais ce n’est là qu’un avant-goût :

"Aujourd'hui le prolétariat en Iran est à la veille de former son parti communiste et, avec la force massive qui est derrière le programme de ce parti, il doit devenir un facteur indépendant et déterminant dans les bouleversements actuels en Iran. Le leadership incontestable de Komala 5 sur la lutte de vastes secteurs des ouvriers et des exploités au Kurdistan, l'influence que le marxisme révolutionnaire a acquise parmi les ouvriers avancés en Iran, l'existence de vastes réseaux de noyaux d’ouvriers qui distribuent les publications théoriques et ouvrières du marxisme révolutionnaire (…), en dépit des conditions de la terreur et de la répression (…) ; la perte des illusions envers le populisme et le mouvement vers le marxisme révolutionnaire, tout cela est indicatif du rôle important que le prolétariat socialiste d'Iran jouera dans les prochains événements. Du point de vue du prolétariat mondial, la signification de cette question tient dans le fait que maintenant, après plus de 50 ans, le drapeau rouge du communisme est sur le point de devenir le drapeau de la lutte des ouvriers d'un pays dominé. La levée de ce drapeau dans une partie du monde est un appel au prolétariat mondial pour en finir avec la dispersion dans ses rangs, à s’unir comme classe contre la bourgeoisie mondiale et à lui régler son compte." (p. 10-11)

Face à une telle déclaration, on a le choix entre trois hypothèses :

- soit nous avons affaire à des éléments sincères mais totalement illuminés et n’ayant aucun sens des réalités ;

- soit nous sommes face à un bluff de grande envergure destiné à impressionner le public mais qui n’est basé sur aucune réalité ;

- soit, effectivement, le PCIran et Komala ont l’influence qui est décrite, mais alors un courant politique ayant une telle influence ne peut être que bourgeois dans les conditions historiques de 1982.

Si la première hypothèse est la vraie, la première suggestion à faire à de tels éléments, avant toute discussion, est d’aller se faire soigner.

Si nous avons affaire à un bluff, la discussion avec des éléments qui mentent à ce point ne présente aucun intérêt, même s’ils croient défendre de cette façon des positions communistes. Comme disait Marx, "la vérité est révolutionnaire" et si le mensonge est une des armes éminentes de la propagande bourgeoise, il ne saurait en aucune façon faire partie de l’arsenal du prolétariat et de son avant-garde communiste.

Reste la troisième hypothèse : le SUCM était un groupe non pas prolétarien mais gauchiste, c’est-à-dire bourgeois. C’est bien cette nature bourgeoise qui apparaît clairement dans les discussions de la conférence sur la question de la "révolution démocratique" et du programme du parti. En effet, au milieu d’interventions qui se veulent ancrées théoriquement, citations à l’appui, sur les auteurs marxistes, Marx et surtout Lénine, nous avons droit à ce qui suit :

"La crise mondiale de l’impérialisme crée l’embryon de l’émergence de conditions révolutionnaires, mais cet embryon, précisément à cause des conditions différentes existant dans les pays dominés et les métropoles, est plus développé dans les pays dominés. Les premières étincelles de la révolution socialiste du prolétariat mondial contre le capital et le capitalisme à son stade suprême allument le feu de la révolution démocratique dans les pays dominés. Une révolution qui, de ce point de vue, est une partie inséparable de la révolution socialiste mondiale mais qui, du fait de son isolement, des limitations dans la force des ouvriers et des exploités des pays dominés, du manque des conditions objectives au sein du prolétariat de ces pays d’un côté, et de l’autre la présence de vastes masses d’exploités non prolétariennes révolutionnaires, prend inévitablement la forme et se développe, en premier lieu, au sein d’une révolution démocratique. La présente révolution d’Iran est une telle révolution." (p. 7)

(…)

"La révolution présente est une révolution démocratique dont la tâche est d’éliminer les obstacles au libre développement de la lutte de classe du prolétariat pour le socialisme.

Le contenu de la victoire de cette révolution est l’établissement d’un système politique démocratique sous la direction du prolétariat qui, du point de vue économique, équivaut à la négation pratique de la domination de l’impérialisme." (p. 8)

Par ailleurs, le SUCM dénonce en ces termes la politique du gouvernement de Khomeiny à l’occasion de la guerre entre l’Irak et l’Iran qui a éclaté en septembre 1980, un an et demi après l’instauration de la "République islamique" :

"L’attaque contre les gains démocratiques de l’insurrection [le soulèvement du début 1979 qui a chassé le Shah et permis la prise de pouvoir par Khomeiny] et la prévention contre l’exercice de l’autorité démocratique du peuple dans la détermination et la conduite de ses propres affaires." (p. 10)

Enfin, le SUCM établit une distinction entre le programme minimum (qui serait celui de la "République démocratique") et le programme maximum, le socialisme (p. 8). Une telle distinction avait cours dans la social-démocratie au temps de la 2e Internationale, lorsque le capitalisme était encore un système ascendant et que la révolution prolétarienne n’était pas encore à l’ordre du jour, mais elle a été rejetée par les révolutionnaires pour la période ouverte avec la Première Guerre mondiale y compris par Trotsky et ses épigones.

Les interventions de la CWO et du PCInt

Évidemment, face aux conceptions bourgeoises du SUCM, la CWO et le PCInt défendent les positions de la Gauche communiste.

Sur la question syndicale, le PCInt est très clair dans son intervention :

"Aucun syndicat ne peut faire autre chose que de rester sur un terrain bourgeois (…) A l’époque impérialiste, les communistes ne peuvent en aucune circonstance songer à la possibilité de redresser les syndicats ou de reconstruire de nouveaux syndicats. (…) Les syndicats conduisent la classe à la défaite dans la mesure où ils mystifient celle-ci avec l’idée de défendre ses intérêts au moyen du syndicalisme. Il est nécessaire de détruire les syndicats." (p. 12)

Ce sont des formulations que le CCI pourrait signer des deux mains. La seule chose qu’il faut regretter, c’est que le PCInt qui énonce ces positions dans une présentation sur les luttes en Pologne de 1980, ne dise pas explicitement qu’elles sont totalement opposées aux positions exposées par le SUCM peu avant sur la même question. Est-ce parce qu’il a manqué de vigilance face aux déclarations du SUCM ? Est-ce à cause d’un problème de langue ? Mais la CWO, pour sa part, comprend l’anglais. Ou est-ce une "tactique" pour ne pas prendre immédiatement à rebrousse-poil le SUCM ?

En tout cas, sur la question de la "révolution démocratique", de la "république démocratique" et du "programme minimum", le PCInt et la CWO ne peuvent faire autrement que de rejeter de telles notions qui n’ont rien à voir avec le patrimoine programmatique de la Gauche communiste :

"L’oppression et la misère des masses ne peuvent, en elles-mêmes conduire à la révolution. Cela ne peut arriver que lorsqu’elles sont dirigées par le prolétariat de ces régions en lien avec le prolétariat mondial. (…) Dire que Marx les a appuyées [les revendications démocratiques] dans le passé et que, par suite, il nous faut les appuyer aujourd’hui, dans une époque différente, c'est, comme Lénine l’a dit sur un autre sujet, citer les mots de Marx contre l’esprit de Marx. Aujourd'hui, nous vivons à l’époque du déclin du capitalisme et cela signifie que le prolétariat n’a RIEN A GAGNER à appuyer tel ou tel capital national, ou bien telle ou telle revendication réformiste. (…)

C’est un non-sens que de suggérer que nous pouvons écrire un programme qui fournisse les bases objectives pour la lutte pour le socialisme. Ou bien les bases objectives existent ou bien elles n’existent pas. Comme le dit le PC d’Italie dans ses thèses de 1922 : "Nous ne pouvons par des expédients créer les bases objectives." (…) Seule la lutte pour le socialisme elle-même peut détruire l’impérialisme, non des expédients structurels sur la démocratie ou des revendications minimales." (p. 16)

"Nous pensons que le rôle du parti communiste dans les pays dominants et dans les pays dominés est le même. Nous n’incluons pas dans le programme communiste des revendications minimales du 19e siècle. (…) Nous voulons faire une révolution communiste et nous ne pouvons y parvenir qu’en mettant en avant le programme communiste mais jamais en incluant dans notre programme des revendications qui peuvent être récupérées par la bourgeoisie." (p. 18)

Nous pourrions multiplier les citations de la CWO et du PCInt défendant les positions de la Gauche communiste, de même d'ailleurs que celles du SUCM mettant en évidence qu'il n'avait rien à voir avec ce courant, mais cela nous conduirait à reproduire un bon tiers de la brochure 6. Pour qui sait lire et connaît les positions du maoïsme dans les années 70-80, il est clair que le SUCM (qui prend soin dans plusieurs de ses interventions de critiquer les conceptions maoïstes officielles) constituait en fait une variante "de gauche" et "critique" de ce courant. D’ailleurs, à deux reprises, la CWO constate les similitudes entre les positions du SUCM et celles du maoïsme :

"Notre réelle objection concerne cependant la théorie de l'aristocratie ouvrière. Nous pensons que ce sont les derniers germes du populisme de l’UCM et que son origine est dans le maoïsme." (p. 18)

"Le passage sur la paysannerie [dans le "Programme de l’Unité des Combattants communistes" soumis à la conférence] est le dernier vestige du populisme dans le SUCM. (…) La théorie de la paysannerie est une réminiscence de maoïsme, quelque chose que nous rejetons totalement." (p. 22)

Cependant, ces remarques restent bien timides et "diplomatiques". Pourtant, il est une question que la CWO et le PCInt auraient pu poser au SUCM : c’est la signification du passage suivant qui figure dans un des textes présentés par le SUCM à la conférence, le "Programme du Parti communiste", adopté par l'UCM et Komala, et publié en mai 1982, c’est-à-dire 5 mois avant la conférence :

"La domination du révisionnisme sur le Parti communiste de Russie a abouti à la défaite et au recul de la classe ouvrière mondiale dans une de ses principales places fortes". Par révisionnisme, ce programme entendait la révision "Kroutchévienne" du "Marxisme-Léninisme". C’est exactement la vision défendue par le maoïsme et il aurait été intéressant que le SUCM précise s’il considérait qu’avant Kroutchev, le Parti communiste russe de Staline était encore un parti de la classe ouvrière. Malheureusement, cette question fondamentale n’a pas été posée ni par le PCInt, ni par la CWO. Faut-il croire que ces deux organisations n’avaient pas lu ce document pourtant essentiel puisqu’il représentait le programme du SUCM ? On doit rejeter une telle interprétation puisqu’elle serait en total désaccord avec le "sérieux" revendiqué hautement par la CWO dans son discours d’ouverture. D’ailleurs, plusieurs interventions du PCInt et de la CWO citent de façon précise des passages de ce document. Il reste une autre interprétation : ces deux organisations n’ont pas posé la question parce qu’elles avaient peur de la réponse. En effet, comment auraient-elles pu poursuivre une conférence avec une organisation qui aurait considéré comme "révolutionnaire" et "communiste" Staline, le principal chef de file de la contre-révolution qui s’est déchaînée contre le prolétariat dans les années 30, l’assassin des meilleurs combattants de la révolution d’Octobre, le massacreur de dizaines de millions d’ouvriers et de paysans russes.

Évidemment soulever cette question n’aurait pas été très "diplomatique" et risquait de provoquer un fiasco immédiat de la conférence qui se serait réduite à un tête-à-tête entre le PCInt et la CWO, c’est-à-dire les deux seuls groupes qui avaient adopté, à la 3e conférence, le critère supplémentaire destiné à éliminer le CCI afin de donner un nouveau souffle aux conférences.

Ces deux organisations ont préféré souligner le total accord qui existait entre leur vision du rôle du parti et celle défendue par le SUCM dans sa présentation sur cette question et qui affirmait que "le parti organise tous les aspects de la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie et dirige la classe ouvrière dans l’accomplissement de la révolution sociale" (p. 25) Que le parti du PCInt et de la CWO ait un programme totalement opposé à celui du SUCM (révolution communiste ou révolution démocratique), que l’un et l’autre "organisent" et "dirigent" les luttes dans des directions contraires, cela a une importance apparemment secondaire pour la CWO et le PCInt. L’essentiel c’est que le SUCM n’ait aucun penchant "conseilliste" comme c’est le cas du CCI.

Épilogue

La conférence s’est conclue avec un relevé des points d’accord et de désaccord fait par le présidium 7. La liste des convergences est nettement plus longue. Concernant les "aires de désaccord", il est signalé uniquement la question de la "révolution démocratique" sur laquelle il est dit que :

"Il y a le besoin d’autres discussions et clarifications avec le SUCM :

a) La révolution démocratique doit être définie lors de la prochaine conférence.

b) Nous proposons [le présidium] que le meilleur moyen en soit de critiquer à travers un texte la vision du SUCM de la révolution démocratique et que nous ayons une discussion plus développée sur les bases économiques de l’impérialisme." (p. 37)

De la vision totalement opposée du rôle des syndicats qui s’est exprimée au cours de la conférence, il n’y a pas un mot, probablement dans la mesure où le SUCM a entièrement approuvé la présentation sur les luttes de Pologne dans laquelle le PCInt avait abordé cette question dans les termes que nous avons vus plus haut (alors que le SUCM ne pouvait qu’être en désaccord avec cette présentation sur ce point).

A la fin, le SUCM et le PCInt se sont exprimés :

SUCM : "Il y a un an que nous avons contacté le PCInt et la CWO. Nous les remercions de leur aide et nous apprécions le contact avec les deux groupes. Nous avons essayé de transmettre les critiques à l’UCM en Iran. Nous sommes d’accord avec le résumé."

PCInt : "Nous sommes d’accord avec le résumé. Nous somme également contents de rencontrer des camarades venant d’Iran. De façon certaine, les discussions avec eux doivent être développées afin de trouver une solution politique aux divergences sur lesquelles cette conférence s’est focalisée."

Ainsi, contrairement à la 3e qui s’était "dispersée dans le désordre" comme l’avait rappelé la CWO dans le discours d’ouverture, la "4e conférence" s’est achevée avec la volonté de tous les participants de poursuivre la discussion. On sait ce qu’il est advenu par la suite.

En fait, il a fallu un bon moment pour que la CWO et le PCInt ouvrent (un peu !) les yeux sur la nature de leurs interlocuteurs, et c’est seulement quand ces derniers ont jeté le masque. Ainsi, plusieurs mois après la "4e conférence", la CWO, à sa conférence territoriale, a pris violemment parti contre le CCI qui s’était permis, comme c’est son habitude, d’appeler un chat un chat et un groupe bourgeois un groupe bourgeois :

"Les interventions du SUCM ont consisté principalement dans des flatteries envers la CWO : leur seule objection concrète a consisté à suggérer avec subtilité à la CWO d’apporter un soutien "critique "et "conditionnel" aux mouvements nationaux. Cette suggestion est restée sans réponse de la part de la CWO dont la colère a été en revanche réservée au CCI quand nous avons essayé de soulever la question de fond de la présence du SUCM ; alors la CWO s’est dépêché de faire taire le camarade du CCI avant qu’il ait pu prononcer plus de dix mots." (World Revolution n° 60, mai 83, "When will you draw the line, CWO ?")

C’est la même attitude que nous avons rencontrée lors d’une réunion publique du CCI à Leeds :

"Les interventions les plus véhémentes de la CWO étaient principalement pour soutenir le SUCM contre les "allégations non fondées" du CCI sur la nature de classe de l’UCM et de Komala et ensuite pour saluer la démagogie du SUCM comme la contribution la plus claire à la réunion. Vociférer contre les communistes parce qu’ils mettent en garde le mouvement révolutionnaire contre l’invasion de l’idéologie bourgeoise n’était que le pas suivant de l’attitude sectaire de la CWO envers le CCI". (Ibid.)

Cette attitude qui réserve ses flèches les plus acérées contre les tendances qui mettent en garde contre le danger représenté par les organisations bourgeoises et qui prend, de ce fait, la défense de ces dernières n’est pas nouvelle dans le mouvement ouvrier. C’est l’attitude de la direction centriste de l’Internationale communiste lorsqu’elle a préconisé le "Front unique" avec les partis socialistes, une attitude que la Gauche communiste a justement dénoncée.


C’est pour cela que la conférence qui s’est tenue en septembre 1982 à Londres ne mérite absolument pas le titre de "4e conférence de groupes de la Gauche communiste". D’une part parce qu’elle s’est tenue avec la présence d’un groupe qui n’appartenait pas au prolétariat, et encore moins à la Gauche communiste, le SUCM. Et, d’autre part, parce que dans cette conférence étaient totalement absents l’esprit et la démarche politique qui caractérisent la Gauche communiste, et qui sont faits d’une recherche scrupuleuse de la clarté, d’intransigeance contre toutes les manifestations de pénétration de visions bourgeoises au sein du prolétariat et contre l’opportunisme. 8

Tel n’est pas l’avis du BIPR qui, en conclusion de la présentation de la brochure, nous affirme :

"Cependant, la validité ou non de la 4e conférence internationale ne tourne pas autour de la participation du SUCM (laquelle, comme pour tous les autres groupes, dépendait de son acceptation des critères développés de la 1e à la 3e).

La 4e conférence a confirmé le développement d’une tendance politique claire dans le milieu politique international, une tendance qui reconnaît que c’est la tâche des révolutionnaires aujourd’hui de développer une présence organisée au sein de la lutte de classe et de travailler concrètement pour la formation du parti international. Si le futur parti n’est pas plus qu'une organisation propagandiste, c’est-à-dire s’il n’est pas un parti organisé dans la classe ouvrière comme un tout, il ne sera pas en position de mener la lutte de classe de demain à sa conclusion victorieuse.

La formation du Bureau international pour le Parti révolutionnaire (BIPR), en décembre 1983, est la manifestation concrète de cette tendance et est en soi la preuve de la validité de la 4e conférence. L’homogénéité politique atteinte par le PCInt et la CWO (et confirmée, au passage, durant les débats avec le SUCM) a permis aux deux groupes d’accomplir des pas en avant pratiques vers la formation du futur parti. La correspondance internationale des deux groupes (et d’autres membres du Bureau) est maintenant de la responsabilité du Bureau. Mais le Bureau est plus qu’une affaire du PCInt-CWO, c’est un moyen, pour les organisations et les éléments émergeant dans le monde entier, de clarifier leurs positions en prenant part à un débat international et au travail du Bureau lui-même. En fait, c’est le point de référence international dont le PCInt envisageait en 1977 qu’il pourrait se développer à partir des conférences. En étendant et en développant son travail au sein de son cadre politique clairement défini, le Bureau sera par la suite en position d’appeler une 5e conférence qui marquera un pas supplémentaire vers la formation du parti international."

De 5e conférence, il n’y en a pas eu : après le fiasco et le ridicule de la 4e (que les membres du BIPR ne peuvent pas se cacher, même s’ils essaient de les cacher à l’extérieur), il était en effet préférable d’arrêter les frais. Et puis, ayant rejoint en cela les bordiguistes, le BIPR estime maintenant qu’il est la seule organisation au monde capable de contribuer valablement à la formation du futur parti de la révolution mondiale 9. Nous ne pouvons que le laisser à ses rêves mégalomanes… et à sa triste incapacité à représenter la continuité de ce que la Gauche communiste a apporté de meilleur au mouvement historique de la classe ouvrière.


Fabienne



1 4th International Conference of Groups of the Communist Left – Proceedings, Texts, Correspondence

2 Ce qui ne veut nullement dire que nous sous-estimions le rôle du parti dans la préparation et l'accomplissement de la révolution. Il est indispensable pour le développement de la conscience dans la classe et pour donner une orientation politique à ses combats, y compris sur la question de son auto-organisation. Mais cela ne veut pas dire qu'il "organise" les combats de la classe ou la prise du pouvoir, tâche qui revient à l'organisation spécifique de l'ensemble de celle-ci, les conseils ouvriers.

3 Organisation des Supporteurs du Parti Communiste d’Iran à l’Étranger

4 Il nous faut être très clairs pour le lecteur : le CCI n’a jamais songé à "réclamer" un tel "droit". A partir du moment où, lors de la 3e conférence, le PCInt et la CWO ont explicitement affirmé qu’ils voulaient poursuivre les conférences SANS le CCI, il ne nous est jamais venu à l’idée de "forcer la main" à ces organisations (comme nous aurions pu le faire, par exemple, si nous nous étions abstenus au moment du vote du critère supplémentaire, puisque l’Éveil Internationaliste, qui s’était abstenu, a été invité à la 4e). Cela ne nous a pas empêchés, par la suite (comme la Revue Internationale en a fait état à plusieurs reprises) de faire à ces groupes des propositions de travail en commun chaque fois que nous l’estimions nécessaire, notamment des prises de position face aux affrontements impérialistes, propositions qui ont presque toujours été repoussées.

5 Komala était une organisation de guérilla liée au Parti démocratique kurde.

6 Nous encourageons les lecteurs qui lisent l'anglais à la commander au BIPR et à en prendre connaissance dans son intégralité.

7 Il faut noter que le PCInt a accepté à la "4e conférence" ce qu’il avait obstinément refusé lors des conférences précédentes : qu’il y ait une prise de position résumant les points d’accord et de désaccord. Le motif de son refus était qu’il ne voulait adopter aucun document en commun avec les autres groupes du fait des divergences qui existaient entre eux. Il faut croire, que pour le PCInt, les divergences existant entre groupes de la gauche communiste sont plus importantes que celles qui séparent des groupes communistes des groupes bourgeois.

8 En ce sens, la CWO avait raison de dire à l'ouverture de la conférence que : "le résultat de la 3e conférence signifie que le travail international entre les communistes va procéder sur des bases différentes de celles du passé". Bien différentes, effectivement, mais pas dans le bon sens pour ce qui concerne le BIPR.

9 Pour être tout à fait précis, le refus du BIPR de toute discussion ou de tout travail en commun avec le CCI pour cause de "divergences trop importantes" ne s'applique pas avec la même rigueur envers d'autres groupes. Dans plusieurs articles de notre Revue nous avons souligné son ouverture beaucoup plus grande envers des groupes carrément conseillistes, comme Red and Black Notes au Canada ou qui n'appartiennent pas à la Gauche communiste, ni même au camp prolétarien, tel l'OCI en Italie (voir à ce sujet notamment "La vision marxiste et la vision opportuniste dans la politique de la construction du parti", Revue internationale n° 103 et 105). Cette ouverture s'applique même à des éléments qui se présentent comme les seuls défenseurs des "véritables positions du CCI" et qui ont constitué la "Fraction Interne du CCI" (FICCI), un petit groupuscule parasitaire qui s'est distingué par des comportements inqualifiables tels que le vol de matériel de notre organisation, le chantage, le mouchardage et même les menaces de mort contre un de nos militants. Dans son Bulletin communiste n° 33, la FICCI rapporte les discussions qu'elle mène depuis plusieurs années avec le BIPR et les présente ainsi :

"En renouant le fil avec cette discussion, la fraction et le BIPR redonnent vie au cycle des Conférences des groupes de la Gauche communiste qui se sont tenues dans les années 1970 et 1980. Le souci, l'objectif, sont les mêmes. Et, si les Conférences ont abouti en partie à une impasse, il importe aujourd'hui de reprendre l'ouvrage et de le porter à un niveau supérieur, tirant les leçons du passé (...) de se dégager des malentendus, des blocages liés à des questions de termes, aux incompréhensions mutuelles. Ce faisant, nous sommes tout à fait convaincus que nous reprenons, en quelque sorte, le flambeau que le CCI a abandonné en s'enfermant dans un sectarisme de plus en plus délirant."

La FICCI ne précise pas pourquoi les conférences ont été interrompues alors que ses membres étaient encore dans le CCI et avaient partagé notre condamnation de leur sabotage par le PCInt et la CWO. C'est un mensonge de plus à mettre au compte de la FICCI, mais il y en a tellement !

Cela dit, il apparaît clairement que le BIPR accepte de discuter avec des éléments qui affirment défendre des positions (celles du CCI) qui justement motivent le fait qu'il refuse depuis longtemps déjà de discuter avec le CCI. C'est vrai que la FICCI présente de grands avantages par rapport au CCI :

- elle passe son temps à dénigrer notre organisation ;

- elle ne risque pas de "faire de l'ombre au BIPR" compte tenu de son importance ridicule ;

- elle ne trouve pas de mots assez élogieux pour flatter en permanence cette organisation qualifiée de seul pôle de regroupement international pour le futur parti révolutionnaire.

Encore une fois, nous constatons que la plus basse flatterie constitue un excellent "argument" pour convaincre le BIPR d'accepter la discussion. Elle avait été efficace en 1982 de la part d'un groupe bourgeois comme le SUCM, elle l'est encore aujourd'hui de la part d'une petite bande de voyous.

Cela dit, il ne semble pas que le BIPR soit très fier des discussions qu'il mène avec la FICCI puisque celles-ci n'ont pas trouvé de place dans sa presse jusqu'à présent et que le lien vers le site Internet de la FICCI a disparu du site du BIPR depuis un bon moment.

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [14]
  • TCI / BIPR [15]

A quoi sert le Groupe Communiste Internationaliste ?

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Depuis 1989, le prolétariat mondial a traversé une longue période de recul de sa conscience de classe et de sa combativité. La chute des régimes prétendument "communistes" et la campagne de la bourgeoisie sur l’"impossibilité" d’une alternative à la société capitaliste, l’ont profondément affecté dans sa capacité à se concevoir en tant que classe capable de jouer un rôle historique, celui du renversement du capitalisme et de l'édification d'une nouvelle société. Il en est résulté que les vieilles rengaines de Marcuse, de l’Ecole de Francfort, etc., qui proclament la disparition du prolétariat et son remplacement par de nouveaux "sujets révolutionnaires", ont connu un regain de succès chez des camarades qui se posent la question de "comment lutter" contre ce monde de barbarie et de misère. Cependant, sous l'effet de l'aggravation accélérée des contradictions du capitalisme, en particulier au niveau de sa crise économique, cette situation est en voie de dépassement. Le prolétariat international retrouve sa combativité1 et développe sa conscience, ce dont témoigne l’émergence de minorités qui ne se posent pas simplement la question de savoir "qui est le sujet révolutionnaire ?", mais également celle-ci : "quels objectifs et moyens le prolétariat doit-il se donner pour assumer sa nature révolutionnaire ?"2

Face à un tel questionnement, l’intervention du Groupe Communiste Internationaliste (GCI) sème une grande confusion. D’un côté, il se revendique comme étant "révolutionnaire des plus extrêmes" (il condamne le parlementarisme et le nationalisme, il dénonce la gauche et l’extrême gauche du capitalisme et attaque la propriété privée, etc.) mais, d’un autre côté, il soutient "de façon critique", comme le fait l’extrême gauche du capital, certaines prises de position les plus réactionnaires de la bourgeoisie et attaque furieusement les positions de classe du prolétariat et ses vraies organisations communistes. Ainsi, la trajectoire du GCI au cours des vingt cinq dernières années se réduit à un soutien à peine dissimulé à des causes ouvertement bourgeoises, sous prétexte que derrière celles-ci se cacheraient des "mouvements prolétaires de masse". Cet article se donne pour objectif de dénoncer une telle imposture.

La trajectoire du GCI

Né d'une scission du CCI en 1979, le GCI n'a cessé depuis lors d'apporter son soutien à toutes les causes bourgeoises :

- au début des années 1980, il prit parti de façon détournée pour le Bloc Populaire Révolutionnaire du Salvador dans la guerre qui secoua le pays pendant cette décennie (et qui opposait les impérialismes américain et russe par pions interposés). Le GCI dénonçait la direction du BPR comme bourgeoise mais considérait que, "derrière elle", se cachait un "mouvement de masse révolutionnaire" qui devait être soutenu ;3

- à partir du milieu des années 1980, dans la guerre entre fractions de la bourgeoisie qui opposa le Sentier Lumineux 4 aux fractions dominantes de la bourgeoisie péruvienne, le GCI prit aussi parti, indirectement, pour les sendéristes. Le prétexte en était le "soutien aux prolétaires prisonniers, victimes du terrorisme de l’Etat bourgeois"5 ;

- à la fin des années 1980 et au début des années 1990, face à la lutte du mouvement nationaliste de la Kabylie algérienne (1988) ou à celle qui se développait au Kurdistan irakien (1991), le GCI invoqua les prétextes les plus sophistiqués pour apporter son soutien à ces mouvements : il parla de la création "par les masses" de "conseils ouvriers" alors que, comme lui-même est contraint de le reconnaître dans le cas de la Kabylie, ces "conseils ouvriers" étaient en réalité des organismes interclassistes de hameaux ou de quartiers mis en place par des chefs tribaux ou des leaders de partis nationalistes ou opposants, appelés dans bien des cas des "Comités de Tribu" !6 Face aux conflits impérialistes récents, le GCI a maintenu la même démarche. En plus du positionnement décidé en faveur de l'insurrection irakienne (sur lequel nous reviendrons dans la suite de cet article), il convient de souligner comment, dans le conflit entre Israël et la Palestine, il s'est précipité sur des expressions de l'idéologie pacifiste au sein des secteurs de gauche de la bourgeoisie israélienne pour les présenter, même si c'est de façon critique, comme rien de moins qu'un "premier pas" vers le "défaitisme révolutionnaire". C'est ainsi qu'il cite le passage suivant de la lettre d’un objecteur, qui a certainement pris des risques en exprimant sa révolte contre la guerre, laquelle ne sort néanmoins pas du terrain nationaliste : "Votre armée qui se nomme elle-même "Israeli Defence Force" (Force de Défense d’Israël) n’est rien de plus que le bras armé du mouvement des colonies. Cette armée n’existe pas pour apporter la sécurité aux citoyens israéliens, elle n’existe que pour garantir la poursuite du vol de la terre palestinienne. En tant que juif, les crimes que commet cette milice à l’encontre du peuple palestinien me répugnent. Il est de mon devoir comme juif et comme être humain de refuser catégoriquement de jouer quelque rôle que ce soit dans cette armée. En tant que fils d’un peuple victime de pogromes et de destructions, je refuse de jouer un rôle dans votre politique insensée. Comme être humain, il est de mon devoir de refuser de participer à toute institution qui commet des crimes contre l’humanité." (Lettre citée dans l'article "Nous ne sommes ni israéliens, ni palestiniens, ni juifs, ni musulmans, … nous sommes le prolétariat !" dans Communisme n°54, avril 2003). En effet, au delà des intentions de son auteur, cette lettre pourrait être signée par des fractions du capital israélien qui, percevant le mécontentement croissant parmi les ouvriers et la population face à une guerre sans fin, émettent une critique publique contre la manière de conduire celle-ci. La lettre invoque "la défense de la sécurité des citoyens d’Israël", qui n'est autre qu'une forme sophistiquée pour parler de la sécurité du capital israélien. Elle ne pose pas le problème des intérêts des travailleurs et des masses exploitées mais bien celui de la nation israélienne. C'est-à-dire qu'elle contient tous les ingrédients – défense de la nation et du capital national - servant de base à la guerre impérialiste.

La vénération de tout ce qui bouge contre les principes révolutionnaires

Les "apports" du GCI se résument à un cocktail de positions "radicales" et de prises de position typiques du tiers-mondisme et du gauchisme bourgeois. Comment le GCI concilie-t-il l’eau et le feu ? Son chantage est le suivant : pourquoi mépriser un mouvement prolétarien pour la seule raison que sa direction est bourgeoise ? La révolution russe de 1905 n’eut-t-elle pas son origine dans une manifestation menée par le pope Gapone ?

Cet "argument" s’appuie sur un sophisme qui, comme nous allons le voir, constitue le sable mouvant sur lequel s’élève tout l’édifice "théorique" du GCI. Un sophisme est une affirmation fausse qui se déduit de prémisses correctes. Une illustration en est l’exemple célèbre suivant : "Socrate est mortel, tous les hommes sont mortels, tous les hommes sont Socrate". Il s’agit donc d’une affirmation absurde, d’un pur jeu intellectuel consistant à enchaîner des syllogismes.

"1905" fut un authentique mouvement prolétarien mettant en mouvement de grandes masses qui gagnèrent la rue et qui, au début, furent l’objet de tentatives de manipulation par la police tsariste. Mais ceci n’implique pas que tout mouvement présentant de "grandes faiblesses" et "dirigé par la bourgeoisie" soit prolétarien. C’est ici que réside le grossier sophisme de ces messieurs du GCI ! Nombreux sont les "mouvements de masse" qui ont été organisés par des fractions de la bourgeoisie pour le bénéfice de ces dernières. Ces mouvements ont mené à de violents affrontements, ont conduit à de spectaculaires changements de gouvernement, appelés fréquemment "révolutions". Mais rien de tout cela ne faisait d’eux des mouvements prolétariens comparables à la révolution de 19057.

Un exemple de la méthode de l’amalgame pratiquée par le GCI nous est donné par son analyse des événements de Bolivie en 2003. Il y avait les masses dans la rue, des attaques de banque ou d’institutions bourgeoises, des routes coupées, des supermarchés pillés, des lynchages, des présidents renversés…, nous avons là tous les ingrédients pour que le GCI, parlant "d’affirmation prolétarienne", s’exclame : "Cela faisait longtemps que l’on n’avait pas proclamé ouvertement qu’il faut détruire le pouvoir bourgeois, le parlement bourgeois avec toute sa démocratie représentative (y compris la fameuse Constituante) et construire le pouvoir prolétarien pour faire la révolution sociale!" ("Quelques lignes de force dans la lutte du prolétariat en Bolivie" in Communisme n° 56, octobre 2004).

Quiconque analysant un peu sérieusement les événements boliviens ne verra rien qui ressemble à une "destruction" du pouvoir bourgeois ni à la "construction du pouvoir prolétarien". Le mouvement fut dominé du début à la fin par les revendications bourgeoises (nationalisation des hydrocarbures, assemblée constituante, reconnaissance de la nationalité aymara etc.) et ses objectifs généraux gravitèrent autour de thèmes aussi "révolutionnaires" que "en finir avec le modèle néo-libéral", "mettre en place une autre forme de gouvernement", "lutter contre l’impérialisme yankee"8.

Le GCI est bien obligé de le reconnaître mais immédiatement il sort de sa manche l’argument "inattaquable" : cela fait partie des "faiblesses" du mouvement ! En suivant cette logique irréfutable, une lutte pour des revendications bourgeoises, du début à la fin, est à même de connaître une merveilleuse mutation qui portera le prolétariat au pouvoir afin de réaliser la révolution sociale. Cette version "ultra radicale" des vieux contes de fées, permet au GCI d’opérer une monstrueuse défiguration de la lutte prolétarienne.

Toute société en crise et en décomposition, comme c’est actuellement le cas du capitalisme, subit des convulsions de plus en plus fortes qui vont de la rébellion, des émeutes, assauts, désordres, aux violations répétées des règles les plus élémentaires de la vie en société. Mais ce chaos manifeste n’a rien à voir avec une révolution sociale. Celle-ci, qui plus est lorsqu’il s’agit de la révolution prolétarienne, celle d’une classe à la fois exploitée et révolutionnaire, désagrège effectivement l’ordre établi, le met cul par dessus tête, mais elle le fait de manière consciente et organisée, dans une perspective de transformation sociale. "Sans doute, quand les champions de l'opportunisme en Allemagne entendent parler de révolution, ils pensent tout de suite au sang versé, aux batailles de rue, à la poudre et au plomb, et ils en déduisent en toute logique que la grève de masse conduit inévitablement à la révolution – ils en concluent qu'il faut s'en abstenir. Et en fait nous constatons en Russie que presque chaque grève de masse aboutit à un affrontement sanglant avec les forces de l'ordre tsaristes ; ceci est aussi vrai des grèves prétendument politiques que des conflits économiques. Mais la révolution est autre chose, est davantage qu'un simple bain de sang. A la différence de la police qui par révolution entend simplement la bataille de rue et la bagarre, c'est-à-dire le "désordre", le socialisme scientifique voit d'abord dans la révolution un bouleversement interne profond des rapports de classe." (Rosa Luxemburg : Grève de masses, parti et syndicats). Il est certain que la révolution prolétarienne est violente, passe par des combats sanglants, mais ceux-ci ne sont que des moyens consciemment contrôlés par les masses prolétariennes, en cohérence avec le but révolutionnaire auquel elles aspirent. Le GCI, dans un de ses habituels exercices de sophisme, isole et abstrait du phénomène vivant qu’est une révolution, l'unique élément "désordre", "altération de l’ordre public" et, avec une logique imparable, il en déduit que toute convulsion qui altère la société bourgeoise est "révolutionnaire".

L’activisme aveugle des "masses en révolte" est utilisé par le GCI pour faire passer en contrebande la thèse selon laquelle celles-ci rejetteraient l’électoralisme et seraient en voie de dépasser les illusions démocratiques. Il nous apprend ainsi que le slogan "Qu’ils partent tous", tant agité en Argentine par la petite bourgeoisie au cours des convulsions de 2001, va plus loin que la Russie de 1917 : "Le mot d’ordre "Qu’ils s’en aillent tous, qu’il n’en reste plus un seul!" constitue, cependant, un mot d’ordre qui va bien au-delà de la politique, notamment comme critique de la démocratie ; il est bien plus clair que les mots d’ordre que l’on peut retrouver dans des mouvements insurrectionnels nettement plus puissants, y compris celui d’Octobre 1917 en Russie où "Pain et Paix" représentaient les mots d’ordre centraux." ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 56, octobre 2004)

Ces messieurs du GCI falsifient scandaleusement les faits historiques. En effet, les mots d'ordre d’Octobre étaient "Tout le pouvoir aux soviets", c’est-à-dire qu’ils posaient la seule question qui permet la critique en acte de la démocratie en abattant l’Etat bourgeois et en imposant sur ses ruines la dictature du prolétariat. En revanche, le "qu’ils partent tous" contient le rêve utopique de la "régénération démocratique" au moyen de la "participation populaire directe", sans "politiciens professionnels". Il ne s’est produit en Argentine aucune "rupture" avec la démocratie mais au contraire un resserrement de ses chaînes, la preuve en est donnée par un fait que rapporte le GCI lui-même : "Lors des élections, le vote majoritaire sera le vote dit "vote de la colère" ou "vote de la rage", un vote non valide, à annuler. Des groupes de prolétaires impriment des bulletins électoraux sur le mode du pamphlet avec pour légende "Aucun parti. Je ne vote pour personne. Vote de la rage"." ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003). C’est cela la rupture avec l’électoralisme ! Il s’agit au contraire de son affirmation, car ces actions renforcent la participation au cirque électoral en incitant à voter alors même qu'on ne fait pas confiance aux "politiciens actuels", à exprimer sa méfiance envers eux et sa confiance en la participation électorale !

Le GCI ramène par la porte de derrière, en la camouflant derrière un brouillard activiste, la défense de la démocratie qu’il avait rejetée solennellement par la porte de devant. Ainsi, encore en Argentine, il apporte son soutien aux "escraches", qui sont des actions de protestation devant les domiciles de militaires impliqués dans les crimes barbares de la sale guerre (1976-83). Ces actions, impulsées par "l'ultra démocrate" Kirschner constituent actuellement une manœuvre de l’Etat argentin, pour faire diversion à des attaques de plus en plus cruelles contre les conditions de vie du prolétariat et de la majeure partie de la population. Quelques galonnés argentins sont utilisés comme boucs émissaires afin de défouler la colère des masses mécontentes. Loin d’affaiblir le prolétariat dans sa conscience, pour le GCI, "Par cette condamnation sociale, le prolétariat développe sa force, en mobilisant un grand nombre de personnes (quartiers, voisins, amis…)" (Ibid.) Derrière ces paroles pompeuses, il y a la réalité de mobilisations anti-répression typiques de collectifs citadins (voisins, amis, quartiers) destinées à refaire une façade démocratique à l'Etat.9

Les moyens de la "lutte prolétarienne" du GCI

Ce que prône le GCI comme méthode de combat du prolétariat n’est rien d’autre qu’une démarche syndicaliste, et même carrément social-démocrate, qui ne se différencie du gauchisme classique que par son radicalisme verbal, son exaltation de la violence et sa façon de tout étiqueter comme "prolétarien".

Dans une thèse sur l’autonomie prolétarienne et ses limites (Communisme n° 54, avril 2003), en référence aux événements d’Argentine en 2001, le GCI nous expose ce que pourrait être la quintessence de l’organisation combattante des travailleurs et de ses méthodes de lutte : "Au cours de ce processus d’affirmation comme classe, le prolétariat se dote de structures massives d’association comme les assemblées de quartier. Celles-ci, à leur tour, ont été précédées, rendues possibles et engendrées par des structures ayant une plus grande permanence et une plus grande organisation : celles des piqueteros telles que décrites ci-dessus et d’autres structures qui, depuis des années, luttent contre l’impunité des bourreaux et des assassins de l’Etat argentin (Mères de la Place de Mai, Hijos,...), celles des associations de travailleurs en lutte (usines occupées) ou celui du mouvement des pensionnés. La corrélation entre les différents types de structures, la continuité relative de certaines d’entre elles et les formes d’action directe qu’elles ont adoptées ont permis cette affirmation de l’autonomie du prolétariat en Argentine et constituent un exemple qui tend à s’étendre à l’Amérique et au monde : piquets, escraches, pillage organisé et organisation du quartier autour d’une énorme marmite afin que tous aient à manger chaque jour,… " ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003)

Allons donc ! Les assemblées de quartier qui, dans les révoltes de 2001 en Argentine, étaient pour la plupart des expressions de la petite bourgeoisie désespérée se transforment en "structures massives d’associations ouvrières"10.

En revanche, ce qui exprime le mieux la vision du GCI sur les "associations ouvrières" est sa thèse selon laquelle cette "auto-organisation du prolétariat" serait "précédée, rendue possible et potentialisée" par des "structures permanentes" comme les piqueteros, les associations d’usines occupées, et jusqu’aux Mères de la Place de Mai !

Une fois de plus, une telle prise de position s’aligne sur ce que proposent la gauche et l’extrême gauche du Capital : si vous voulez lutter, vous devez avoir une organisation de masse préalable qui vous encadre de façon sectorielle (organisations syndicales, coopératives ; organisations anti-répression, de retraités, de jeunes, de chômeurs, de quartiers, etc.). Et quelles leçons tirent justement les éléments prolétariens de leur passage par ces structures ? Simplement qu’elles ne servent aucunement de levier pour l'organisation, la conscience et la force de la classe ouvrière, mais qu’elles se présentent au contraire comme des outils de l’Etat bourgeois pour désorganiser, atomiser, démobiliser et enfermer les ouvriers qui tombent dans leurs filets, sur le terrain de la bourgeoisie. Ce ne sont pas des moyens d'action du prolétariat contre l’Etat bourgeois mais des armes de celui-ci contre le prolétariat.

Il en est ainsi parce que, dans le capitalisme décadent, il ne peut exister une organisation de masse permanente qui se propose uniquement de limiter tel ou tel aspect de l’exploitation et de l’oppression capitalistes. Ce type d’organisation, du fait même qu'il est incapable de remettre en question l’Etat bourgeois, est irrémédiablement absorbé par celui-ci. Il s’intègre ainsi nécessairement dans ses mécanismes démocratiques de contrôle totalitaire de la société et tout particulièrement de la classe ouvrière. Dans le capitalisme décadent, l'existence d'organisations unitaires de défense économique et politique de la classe ouvrière est conditionnée par la mobilisation massive des ouvriers.

Nous avons assisté en Argentine à une prolifération d’organisations "de base" : mouvement des piqueteros, entreprises autogérées, réseaux de troc appelés "économie solidaire", syndicats autoconvoqués, réfectoires populaires… Ces organisations sont généralement nées dans le feu de l’action de ripostes ouvrières ou de la population contre une exploitation et une misère de plus en plus exaspérantes, et ces ripostes se sont faites en marge et, de nombreuses fois, contre les syndicats et les institutions officielles. Cependant, la tentative de les rendre permanentes a conduit inévitablement à leur absorption par l’Etat bourgeois, grâce en particulier à l’intervention rapide d’organismes d’aide (comme les ONG de l’église catholique ou issues du péronisme lui-même) et surtout d’un essaim d’organisations gauchistes (essentiellement trotskistes).

Le cas le plus clair de la fonction anti-ouvrière de ces organisations permanentes est le mouvement des piqueteros. En 1996-97, il y eut, dans diverses régions d’Argentine, des routes coupées par des chômeurs qui luttaient pour obtenir des moyens de subsistance. Ces premières actions exprimaient une authentique lutte prolétarienne. Elles ne purent cependant pas s’étendre du fait de la situation de recul de la classe ouvrière au niveau mondial, à la fois sur le plan de sa conscience et sur celui de sa combativité. Alors qu'il s'avérait qu’elles étaient incapables d’établir contre l’Etat bourgeois un rapport de force qui leur soit favorable, elles furent peu à peu conçues comme des moyens de pression sur celui-ci. Les chômeurs furent progressivement "organisés" par des syndicalistes radicaux, par des groupes d’extrême gauche (trotskistes surtout), donnant lieu au mouvement des piqueteros qui dégénéra en un authentique mouvement d’assistanat (l’Etat distribuait des sacs de provisions aux multiples organisations de piqueteros en échange de leur contrôle sur les ouvriers).

Mais, à l'encontre de cette conclusion donnée par des éléments en Argentine même11 et des intérêts de la classe ouvrière, le GCI contribue de toutes ses forces au mythe anti-prolétarien du mouvement des piqueteros en le présentant - carrément !- comme l’expression de la renaissance du prolétariat en Argentine : "L’affirmation prolétarienne en Argentine n’aurait pas été possible sans le développement du mouvement piquetero, fer de lance de l’associationnisme prolétarien durant ces cinq dernières années. Les piquets en Argentine, la paralysation de camions, de routes, d’autoroutes et leur extension à d’autres pays ont montré au monde entier que le prolétariat comme sujet historique n’était pas mort et que le transport constituait le talon d’Achille du capital dans sa phase actuelle."12 ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003)

Et quand la réalité lui permet difficilement de continuer à soutenir son analyse, le GCI s'en tire à nouveau en invoquant une faiblesse du mouvement des piqueteros, son "institutionnalisation", pour éviter de parler de son intégration pure et simple dans l’Etat bourgeois. Ainsi, faisant référence à un congrès d’associations de piqueteros qui s’est tenu en 2000, il concède : "Cependant, ce congrès pendant lequel sera mis sur pied un plan de lutte signifiant l’intensification des barrages routiers pour le mois à venir va être l’objet d’une tentative de contrôle de la part d’une tendance qui cherche à institutionnaliser le mouvement. Au sein de cette tendance se retrouvent, la CTA (Centrale des Travailleurs Argentins) à laquelle adhère l’importante Fédération Terre et Logement, le CCC (Courant Classiste et Combatif) et le Pôle Ouvrier-Parti Ouvrier. Mélange de différentes idéologies politicistes et gauchistes (populisme radical, trotskisme, maoïsme) cette tendance cherche, dans sa pratique, à officialiser le mouvement piquetero, à en faire un interlocuteur valable, avec des représentants permanents et des formulations de revendications claires auxquelles l’Etat puisse répondre ("liberté pour les combattants sociaux prisonniers, Planes Trabajar et fin des politiques de conciliation neolibérales") ce qui mène les tenants de cette tendance à accepter un ensemble de conditions qui dénaturent la force du mouvement et tend à sa liquidation." ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003)

Mais, pour le CGI, ce n'est pas cela qui signifie la perte de son caractère prolétarien par le mouvement comme en témoigne le fait que "des masses de piqueteros ignorent ces consignes, rompent avec la légalité qu’on veut leur imposer et refusent d’abandonner leurs méthodes de lutte : l’utilisation de la cagoule (élément que le mouvement avait affirmé comme aspect élémentaire de sécurité et de défense), le barrage total des routes et même la prise d’agences bancaires, de sièges du gouvernement continueront à se développer" ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003).

En définitive, le GCI suit les mêmes schémas que le gauchisme bourgeois : celui-ci aussi parle "d'institutionnalisation" des organisations de masses pour ajouter ensuite qu'il existe une "base" qui contrebalance la direction et prend des initiatives de "lutte". Quels moyens de lutte ? Le port de la cagoule ou le radicalisme stérile consistant en "coupures totales des routes", comme les syndicalistes savent très bien les préconiser lorsqu’ils craignent quelque débordement.

L’attaque de la propriété et la société "future" selon le GCI

L’objectif du prolétariat consisterait en la "réappropriation généralisée des moyens de vie, par l’attaque de la bourgeoisie et de son Etat". Un tel objectif de "réappropriation généralisée" aurait déjà pris forme, en Argentine toujours : "A partir du 18 décembre aux quatre coins d’Argentine, le prolétariat assaille supermarchés, camions de livraison, commerces, banques, usines,... partage des marchandises expropriées entre les prolétaires et approvisionne les cantines "populaires" avec le produit des récupérations" ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003). Le programme "communiste" du GCI se résume en ce que "les prolétaires exproprient directement la propriété bourgeoise pour satisfaire leurs besoins immédiats."

Le propos peut, comme de façon plus générale le radicalisme verbal et braillard du GCI, apeurer quelque bourgeois idiot. Il peut même impressionner des éléments en révolte mais ignorants. Mais, si on l’analyse sérieusement, il se révèle être des plus réactionnaires. Le prolétariat n’a pas pour objectif la distribution "directe" des biens et des richesses existantes pour la simple raison que, comme le démontra Marx face aux théories de Proudhon, la racine de l’exploitation capitaliste ne réside pas dans la façon de répartir la production, mais dans les rapports sociaux à travers lesquels s’organise la production.13

Appeler un "saqueo" (expropriation de marchandises) une "expropriation directe de la propriété bourgeoise" n’est qu’une entourloupe enrobée de terminologie "marxiste". Dans un "saqueo" la propriété n’est pas attaquée, elle change simplement de mains. Le GCI ne fait que se situer dans la continuité directe de la doctrine de Bakounine qui considérait les bandits comme les "révolutionnaires les plus conséquents". Que les uns exproprient les autres ne participe d’aucune dynamique "révolutionnaire", mais constitue au contraire une reproduction de la logique même de la société bourgeoise : la bourgeoisie a exproprié les paysans et les artisans pour les transformer en prolétaires, et les bourgeois s’exproprient entre eux dans la féroce concurrence qui caractérise leur système. Le vol de biens de consommation fait partie, sous diverses formes, du jeu des rapports capitalistes de production (les voleurs qui s’approprient des biens d’autrui, le commerçant qui escroque à plus ou moins grande échelle ; le petit ou le grand capitaliste qui arnaque les consommateurs ou ses propres concurrents, etc.). Si nous voulons imaginer une société où la consigne serait "expropriez-vous les uns les autres", nous n’avons qu’à regarder le capitalisme : "les degrés qui séparaient les hausses de prix abusives, les fraudes des hobereaux polonais, les affaires fictives, les falsifications de produits alimentaires, l'escroquerie, les malversations de fonctionnaires, du vol, de l'effraction et du gangstérisme ont disparu au point que la frontière entre les citoyens honorables et les bandits s'est évanouie. Ici se répète le phénomène de la dépravation constante et rapide des vertus bourgeoises lorsqu'elles sont trans-plantées outre-mer sur un terrain social étranger, dans les conditions de la colonisation. En se débarrassant des barrières et des soutiens conventionnels de la morale et du droit, la société bourgeoise, dont la loi vitale profonde est l'immoralité, est la proie d'un encanaillement pur et simple : exploitation effrénée et directe de l'homme par l'homme" (Rosa Luxemburg in "La révolution russe").

"Attaquer la propriété" est en fin de compte une formule aussi tapageuse que vide de sens. Dans le meilleur des cas, elle va aux conséquences sans même effleurer les causes. Dans sa polémique avec Proudhon, Marx réfute ces radicalismes grandiloquents : "A chaque époque historique la propriété s'est développée différemment et dans une série de rapports sociaux entièrement différents. Ainsi définir la propriété bourgeoise n'est autre chose que faire l'exposé de tous les rapports sociaux de la production bourgeoise. Vouloir donner une définition de la propriété, comme d'un rapport indépendant, d'une catégorie à part, d'une idée abstraite et éternelle, ce ne peut être qu'une illusion de métaphysique ou de jurisprudence."14


Comment doit être la future société selon la doctrine du GCI ? Il nous dit très doctement que "l’objectif invariant de la révolution prolétarienne est de travailler le moins possible et vivre le mieux possible, objectif qui, en fin de compte, est exactement le même que celui pour lequel luttait l’esclave quand il s’opposait à l’esclavagisme il y a 500 ou 3000 ans. La révolution prolétarienne n’est pas autre chose que la généralisation historique de la lutte pour les intérêts matériels de toutes les classes exploitées de l’antiquité." ("Pouvoir et Révolution", Communisme nº 56, octobre 2004)

Typique de l'idéal de la révolte petite bourgeoise estudiantine, l'audacieuse tirade du GCI en faveur de la "réduction du temps de travail" n'est pas capable d'aller au-delà d'une vision réduisant le travail à cette activité aliénante qu'elle est dans les sociétés de classe et sous le capitalisme en particulier. Elle est à cent lieues de pouvoir prendre en compte que, dans une société libérée de l'exploitation, le travail cessera d'être un facteur d'abrutissement pour devenir un facteur d'épanouissement de l'être humain.

Proclamer que "l’objectif invariant" (sic) de la "révolution prolétarienne" est "travailler le moins possible et vivre le mieux possible", c'est réduire le programme du prolétariat à une lapalissade ridicule. Mis à part quelques cadres "drogués du travail", tout le monde a cet "objectif invariant", à commencer par monsieur Bush qui, bien qu’il soit président des Etats-Unis, fait la sieste chaque jour, part se reposer en fin de semaine, fait le paresseux autant qu’il peut, mettant rigoureusement en œuvre le principe "révolutionnaire" du GCI.

L’objectif est si "invariant" que, effectivement, il peut être élevé au rang d’aspiration universelle de tout le genre humain, passé et futur et, du coup, on peut avec un principe si démocratique mettre sur le même plan esclaves, serfs, prolétaires… Une telle égalité signifie la négation de tout ce qui caractérise la société communiste, laquelle est le produit spécifique de l’être et du devenir historiques du prolétariat. Le prolétariat est l’héritier de toutes les classes exploitées qui l’ont précédé tout au long de l’histoire, en revanche, cela ne signifie pas qu’il soit de même nature ni qu’il ait les mêmes objectifs qu’elles, ni la même perspective historique. Cette vérité élémentaire du matérialisme historique est jetée à la poubelle par le GCI et remplacée par ses sophismes à trois sous.

Dans les Principes du Communisme, Engels rappelle que "Les classes laborieuses ont, selon les différentes phases de développement de la société, vécu dans des conditions différentes et occupé des positions différentes vis-à-vis des classes possédantes et dominantes." Il y démontre les différences existant en premier lieu entre l’esclave et le prolétariat moderne, et notamment que : " L'esclave est considéré comme une chose, non pas comme un membre de la société civile. Le prolétaire est reconnu en tant que personne, en tant que membre de la société civile. L'esclave peut donc avoir une existence meilleure que le prolétaire, mais ce dernier appartient à une étape supérieure du développement de la société, et il se trouve lui-même à un niveau plus élevé que l'esclave.". Quel est l’objectif de l’esclave ? "Ce dernier - répond Engels – se libère en supprimant, seulement de tous les rapports de la propriété privée, le rapport de l'esclavage, grâce à quoi il devient seulement un prolétaire. Le prolétaire, lui, ne peut se libérer qu'en supprimant la propriété privée elle-même." La libération de l’esclave ne consiste pas à abolir l’exploitation mais à passer à une autre forme supérieure d’exploitation : celle de "travailleur libre", soumis au travail salarié capitaliste, comme cela se produisit par exemple aux Etats-Unis avec la Guerre de Sécession. De même il examine les différences entre le serf et le prolétaire : " Le serf se libère, soit en se réfugiant dans les villes et en y devenant artisan, soit en donnant à son maître de l'argent au lieu de travail et de produits, et en devenant un fermier libre, soit en chassant son seigneur féodal et en devenant lui-même propriétaire, bref, en entrant d'une façon ou de l'autre dans la classe possédante, et dans la concurrence. Le prolétaire se libère en supprimant la concurrence elle-même, la propriété privée et toutes les différences de classe."


Ces différences font du prolétariat la classe révolutionnaire de l’actuelle société et constituent les fondements matériels de sa lutte historique.

Le GCI veut effacer tout cela d’un trait de plume pour offrir, à qui veut l’entendre, une "révolution" de pacotille qui incarne le désordre et l’anarchie que provoque chaque fois plus l’évolution du capitalisme.

La démagogie délirante du GCI pour justifier son soutien aux bandes impérialistes en Irak

Nous avons mis en évidence que toute la doctrine du GCI se base sur des sophismes grossiers. Son soutien scandaleux à l’insurrection dans la criminelle et chaotique guerre impérialiste qui secoue l’Irak se fonde sur deux d’entre eux.


1° La guerre impérialiste ferait partie de la lutte de classe du capitalisme contre le prolétariat

La lutte de classe est le moteur de l’histoire. L’antagonisme fondamental du capitalisme est la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie. Mais devons-nous déduire de cela le dogme stupide que tout conflit relève de cet antagonisme bourgeoisie/prolétariat ? Le GCI n’éprouve aucune gêne à l’affirmer. Pour lui, "La guerre est devenue toujours plus ouvertement une guerre civile, une guerre sociale directement contre l’ennemi de classe : le prolétaire." ("Haïti : le prolétariat affronte la bourgeoisie mondiale", Communisme nº 56, octobre 2004). Ainsi, "Cette terreur se concrétise par la lutte contre l’agitation sociale, par les occupations militaires permanentes (Irak, Afghanistan, ex-Yougoslavie, Tchétchénie, la majorité des pays africains,...), par la guerre contre la subversion, par les prisons et les centres de détention, les tortures, etc. (…) Il devient de plus en plus difficile de faire passer ces opérations internationales de police contre le prolétariat pour des guerres entre gouvernements". ("Et Aguila III n’est pas passé !", Communisme n° 56, octobre 2004)

On ne peut imaginer plus grand radicalisme ! Mais où mène ce radicalisme d’apparat ? A mettre dans le même sac la lutte de la classe ouvrière, les guerres impérialistes, les agitations sociales de tout type … Ceci constitue concrètement un appel à soutenir aussi bien les combattants islamistes (actuellement les principaux occupants des camps de torture comme Guantanamo) qui seraient les victimes visibles de la guerre sociale "contre le prolétariat", que les bandes informelles qui opèrent en Irak, sous prétexte qu’elles s’opposeraient aux "opération internationales de police contre le prolétariat".


2°Pour assumer sa guerre contre le prolétariat mondial, la bourgeoisie se serait dotée d'un Etat mondial.

Selon le GCI, toutes les fractions de la bourgeoisie mondiale ont resserré les rangs derrière les Etats-Unis pour effectuer une opération de police contre le prolétariat en Irak. Le GCI nous informe que, là-bas au Moyen-Orient, existerait une lutte de classe si dangereuse qu’elle obligerait le gendarme mondial à intervenir. Les pauvres aveugles qui ne voient pas cette "lumineuse réalité" et éludent ainsi la question sont décriés par le GCI : "mais où donc se trouve le prolétariat dans tout ce bordel ? Qu'est-ce qu'il fait ? Quelles sont les idéologies qu'il affronte dans sa tentative de s'autonomiser de toutes les forces bourgeoises pour les abattre ? C'est de cela que devraient discuter aujourd'hui les quelques noyaux de prolétaires qui, contre vents et marées, dans l'ambiance nauséabonde de paix sociale qui nous étreint, essayent de maintenir haut le drapeau de la révolution sociale. Et au lieu de cela, la plupart, sinon tous, restent englués dans la problématique de savoir si telle ou telle contradiction inter-bourgeoise est la plus fondamentale." ("De quelques considérations sur les événements qui secouent actuellement l'Irak" in Communisme nº 55, février 2004).

Sur sa lancée, le GCI parvient à la conclusion que le capitalisme possède un gouvernement mondial unique, niant ce que le marxisme a toujours défendu, à savoir la division du capital en Etats nationaux concurrents qui se battent à mort sur l'arène internationale : "à travers le monde, un nombre croissant de territoires se trouve ainsi directement administré par les instances mondiales des capitalistes réunis dans ces repaires de voleurs et de brigands que sont l’ONU, le FMI et la Banque mondiale (…) Régulièrement, l’Etat mondial du Capital prend des aspects chaque fois plus perceptibles dans l’imposition terroriste de son ordre" ("Haïti: le prolétariat affronte la bourgeoisie mondiale", Communisme nº 56, octobre 2004). L’ultra radical GCI nous sert ainsi une vieille théorie de Kautsky, que Lénine combattit énergiquement, selon laquelle le capital s’unifierait en un super impérialisme. Cette théorie est régulièrement défendue par la Gauche et l’extrême gauche du capital pour mieux attacher les ouvriers à "leur" Etat national ; ils parlent d’un capital "mondialement unifié" en instances "apatrides" comme l’ONU, le FMI, la Banque Mondiale, les multinationales, etc. Le GCI va dans le même sens qu'eux en suggérant (mais sans le dire ouvertement, ce qui est encore pire) que l'ennemi principal c'est l'impérialisme américain, le super impérialisme qui fédère derrière lui l'essentiel du capitalisme mondial. C'est tout à fait cohérent avec son rôle de sergent recruteur pour la guerre impérialiste en Irak (même si c'est de loin dans son fauteuil !) que le GCI assume avec le soutien qu'il apporte au mouvement bourgeois de l’insurrection irakienne, avec l'excuse de la faire passer pour prolétarienne : "c'est tout l'appareil, les services, les organes, les représentants sur place de l'Etat mondial qui sont systématiquement pris pour cible. Loin d'être aveugles, ces actes de résistance armée ont une logique si nous prenons la peine de sortir un peu des stéréotypes et du bourrage de crâne idéologique que les bourgeois nous proposent pour seule explication de ce qui se passe en Irak. Derrière les objectifs, ainsi que dans la guérilla quotidienne qui est menée contre les forces d'occupation, on peut deviner les contours d'un prolétariat qui essaye de lutter, de s'organiser contre toutes les fractions bourgeoises qui ont décidé d'apporter l'ordre et la sécurité capitalistes dans la région, même s'il est encore extrêmement difficile de juger de l'autonomie de notre classe par rapport aux forces bourgeoises qui essayent d'encadrer la colère, la rage de notre classe contre tout ce qui représente de près ou de loin l'Etat mondial. Les actes de sabotages, attentats, manifestations, occupations, grèves... ne sont pas le fait d'islamistes ou de nationalistes panarabes, cela serait trop facile et irait dans le sens du discours dominant qui veut absolument enfermer notre compréhension dans une lutte entre "le bien et le mal", entre les "bons et les méchants", un peu comme dans un western, évacuant une fois encore la contradiction mortelle du capitalisme : le prolétariat." ("De quelques considérations sur les événements qui secouent actuellement l'Irak" in Communisme nº 55, février 2004)

Dans quel camp se situe le GCI ?

La scission du CCI dont le GCI est issu a pour origine toute une série de divergences au sein de la section du CCI en Belgique qui surgirent en 1978-79 au sujet de l’explication de la crise économique, du rôle du parti et de ses rapports avec la classe, de la nature du terrorisme, du poids des luttes du prolétariat dans les pays de la périphérie du capitalisme… Rapidement les éléments en désaccord, dont chacun avait une position différente, se regroupèrent dans une Tendance et ensuite quittèrent l'organisation en donnant naissance au GCI sans établir clairement les désaccords fondant cette scission. Ainsi, le GCI ne se constitua pas sur la base d’un ensemble de positions politiques cohérentes comme alternative à celles du CCI, mais sur un amalgame de divergences insuffisamment élaborées et, surtout, sur la base de sentiments négatifs, d’ambitions personnelles déçues et de rancœurs 15. La conséquence en fut que les leaders du groupe s’affrontèrent rapidement entre eux produisant deux nouvelles scissions 16, et il resta à la tête du GCI l’élément ayant le plus de penchants pour le gauchisme et qui, depuis, n’a cessé d’appuyer toute sorte de causes bourgeoises.

Un groupe comme le GCI n’est pas typiquement gauchiste, comme le sont les trotskistes ou les maoïstes car, contrairement à eux, il n’affiche pas un programme défendant ouvertement l’Etat bourgeois. Il les dénonce même de façon très radicale. Néanmoins, comme nous l'avons mis en évidence tout au long de cet article, derrière son radicalisme vis-à-vis des forces politiques et institutions de la bourgeoisie, ses analyses et mots d'ordre ont pour conséquence essentielle, non pas d'armer politiquement et théoriquement les éléments qui tentent de poser en termes et perspective politiques la révolte légitime que leur inspire le monde actuel, mais bien de la canaliser vers les impasses du gauchisme ou de l'anarchisme17. C'est tout particulièrement vrai concernant des éléments qui, tentant de se dégager de l'anarchisme, peuvent être séduits par la formule du "marxisme" que leur propose le GCI, et ainsi abandonner en cours de route le processus de clarification entamé.

Mais la contribution du GCI ne se limite pas à cet aspect pourtant déjà important. La virulence de ses attaques n'épargne pas les révolutionnaires authentiques et notre organisation en particulier. Toujours avec la même méthode du sophisme que nous avons mise en évidence, et sans aucune argumentation sérieuse, il nous gratifie au passage de "sociaux-démocrates", de "pacifistes", de "kautskistes", "d'auxiliaires de la police"18… En ce sens, il ne fait qu'apporter sa petite contribution à l'effort général de la bourgeoisie pour discréditer tout combat s'inscrivant authentiquement dans une perspective révolutionnaire. Enfin nous rappellerons ici, sans pour autant le développer à nouveau, que le GCI a poussé son radicalisme au service d'une cause qui n'est certainement pas l'émancipation du prolétariat, jusqu'à l’appel au meurtre de militants de la section du CCI au Mexique 19. Cet appel du GCI s'est par la suite trouvé relayé, sous une autre forme et dirigé cette fois contre les militants du CCI en Espagne, par un groupe proche du GCI (ARDE)20.

Ainsi donc, si le programme du GCI n'en fait pas une pièce de l'appareil politique de la bourgeoisie, il n'en demeure pas moins que ce groupe n'appartient pas pour autant au camp du prolétariat étant donné que sa vocation est de l’attaquer et de le détruire. En ce sens, il est un représentant de ce que le CCI caractérise comme étant le parasitisme politique. Pour conclure notre article, nous reproduisons un extrait de nos "Thèses sur le parasitisme" (Revue Internationale n°94) particulièrement adapté à la situation que nous avons examinée : " …la notion de parasitisme politique n’est nullement "une invention du CCI". C’est l’AIT qui la première a été confrontée à cette menace contre le mouvement prolétarien, qui l’a identifiée et combattue. C’est elle, à commencer par Marx et Engels, qui caractérisait déjà de parasites ces éléments politisés qui, tout en prétendant adhérer au programme et aux organisations du prolétariat, concentrent leurs efforts sur le combat, non pas contre la classe dominante, mais contre les organisations de la classe révolutionnaire. L'essence de leur activité est de dénigrer et de manœuvrer contre le camp communiste, même s'ils prétendent lui appartenir et le servir" (Point 9).


C.Mir 06-11-05.


1 Voir la Revue Internationale n°119 "Résolution sur la lutte de classes".

2 On peut lire une évaluation de cette maturation de minorités au sein du prolétariat international et de notre activité vis-à-vis d’elles dans le bilan du 16ème Congrès du CCI paru dans la Revue Internationale n° 122.

3 Voir "Lutte de classe au Salvador", Communisme n° 12, février 1981. Le schéma de l’argumentation se différencie à peine de celui utilisé par le trotskisme. Celui-ci aussi justifie son soutien à des luttes bourgeoises en parlant de "mouvements révolutionnaires de masses" cachés derrière la "façade" des "dirigeants bourgeois".

4 Guérilla péruvienne d'inspiration maoïste visant à faire tomber les villes par leur encerclement depuis les campagnes où sont recruté les effectifs de la Guérilla. C'est en fait la population, des campagnes en particulier, qui a fait les frais du régime de terreur leur étant imposé par les deux camps bourgeois, celui au pouvoir et Sentier Lumineux.

5 Voir "Solidarité internationale avec le prolétariat et ses prisonniers au Pérou" in Communisme n° 25, novembre 1986 et "L'éternel pacifisme euroraciste de la social-démocratie (le CCI dans sa version mexicaine)" in Communisme n° 43, mai 1996. Dans ces publications, le GCI justifie de la sorte sa défense des prisonniers politiques au Pérou : "Mais le fait de se situer franchement du côté du prolétariat en affrontant et en dénonçant le terrorisme d’Etat n’a rien à voir avec un appui critique à telle ou telle organisation formelle". Il faut remarquer que, mis à part le subterfuge consistant à invoquer "l'organisation formelle" (c'est-à-dire une couverture sans importance) d'une force bourgeoise dotée des moyens de son action, il s'agit d'un argument qui a déjà été utilisé mille fois par les "antifascistes". Dans les luttes entre fractions de la bourgeoisie, celle qui est dans l’opposition ou la clandestinité a l’habitude d’utiliser comme chair à canon, pour ses actions, des éléments d’origine prolétaire. Lorsqu’ils tombent entre les mains de la fraction rivale, ces éléments sont cruellement torturés par ses sbires. Cependant ce n’est pas une raison pour prendre partie pour la cause étrangère au prolétariat au service de laquelle ils sont embrigadés, à travers la "solidarité" avec les prisonniers politiques. Dans les guerres impérialistes, les soldats sont la chair à canon de semblables bandes. En revanche, la lutte contre la guerre ne consiste pas à soutenir une des bandes sous prétexte de "défendre les soldats", mais à défendre l’internationalisme prolétarien contre toutes les bandes, quelles qu’elles soient.

6 Citation d’une source journalistique reproduite par le GCI: "La référence aux liens du sang constitutifs de la Arch permet de regrouper les hameaux appartenant à la même lignée, mais dispersés en différentes communes et sous-préfectures". Le programme pour une Coordination des Arch de Kabylie (2000 délégués) est nationaliste et démocratique, bien que concocté avec quelques revendications accrocheuses pour les travailleurs : "Ils réclament, dans le désordre, le retrait immédiat de la gendarmerie, la prise en charge par l’Etat des victimes de la répression, l’annulation des jugements contre les manifestants, la consécration du tamazight comme langue nationale officielle, des avantages de liberté et de justice, l’adoption d’un plan d’urgence pour la Kabylie et le paiement d’une indemnité pour tous les chômeurs." ("Prolétaires de tous les pays, La lutte des classes en Algérie est la nôtre!" Communisme n°52).

7 Voir la série d’articles sur ce mouvement de notre classe qui a débuté dans la Revue Internationale n°120.

8 Comme vient de l'illustrer la victoire électorale du nouveau président Evo Morales qui vient grossir les rangs de la "gauche latina" (Castro, Lula, Chavez), ces présidents de gauche en Amérique Latine qui, en plus de poursuivre les attaques contre la classe ouvrière comme le ferait n'importe quel gouvernement de droite, est capable de lui "vendre" des illusions.

9 Ceci est corroboré par l’affirmation du GCI dans un article sur "l’autonomie prolétarienne en Argentine" selon lequel les organisations des Mères de Mai auraient contribué à l’autoorganisation du prolétariat !

10 Voir notre article dans la Revue Internationale n°109 sur la révolte sociale de 2001 en Argentine.

11 Voir l’article "La mystification des piqueteros" écrit par un groupe argentin, le NCI, que nous avons publié dans la Revue Internationale n° 119.

12 Par ailleurs, affirmer que les "transports sont le talon d’Achille du Capital" n’est qu’une ingénieuse constatation sociologique qui sert à masquer le désir du GCI d’enfermer le prolétariat dans une vision syndicaliste de sa lutte. Dans la période ascendante du capitalisme (19ème siècle), la force du prolétariat, organisé dans ses syndicats, résidait dans sa capacité à paralyser une partie de la production capitaliste. Ce ne sont plus de telles conditions qui prévalent actuellement dans le capitalisme décadent caractérisé par la forte solidarité, derrière l'Etat, de tous les capitalistes contre le prolétariat. La pression économique sur un capitaliste en particulier ou même un ensemble d'entre eux ne peut avoir qu'un impact très limité. C’est pourquoi, ce type de lutte emprunté aux méthodes syndicales du 19ème siècle fait aujourd'hui le jeu de la classe capitaliste. Mais ceci ne signifie pas pour autant que les ouvriers aient perdu la capacité de constituer une force contre le capital. Avec des méthodes de lutte différentes, ils y parviennent encore comme le démontre l'histoire de ce siècle : en s’unissant à travers le développement d’une ferme solidarité entre toutes les couches du prolétariat brisant les divisions du secteur, de l’entreprise, de la région, de l'ethnie ou de la nation, en s'organisant comme classe autonome dans la société, pour la défense de ses propres revendications contre l’exploitation capitaliste et qui assume consciemment la confrontation avec l’Etat capitaliste. C’est seulement de cette façon que le prolétariat développe réellement sa force et peut opposer un rapport de force face à l'Etat.

13 La consigne des prolétaires de Rome, qui fut popularisée par le christianisme, était la répartition des richesses. Mais eux pouvaient se poser le problème car ils ne jouaient aucun rôle dans la production, qui était entièrement le fruit du travail des esclaves : "les prolétaires romains ne vivaient pas du travail, mais des aumônes que leur donnait le gouvernement. En cela la demande de propriété collective des chrétiens ne se référait pas aux moyens de production, mais aux biens de consommation. Ils ne demandaient pas que la terre, les ateliers et les outils et instruments de travail soient propriété collective, mais que l’on distribue tout entre eux, maisons, vêtements, nourriture et autres produits nécessaires pour vivre. Les communautés chrétiennes prenaient bien soin de ne pas chercher à connaître l’origine de ces richesses. Le travail productif était toujours dû aux esclaves." (Rosa Luxemburg : "Le socialisme et les églises", article en anglais provenant des Archives d’auteurs marxistes d’Internet (marxist.org) et traduit par nos soins).

14 Marx : La misère de la philosophie.

15 Ainsi, la raison première de cette scission ne se situe pas au niveau des divergences évoquées, bien réelles par ailleurs, mais dans la manière dont elles n'ont pas été assumées de façon responsable. En effet, les divergences sont normales au sein d'une organisation révolutionnaire et le débat rigoureux et patient auxquelles elles doivent donner lieu constitue une source de clarification et de renforcement. Cependant, les principaux protagonistes adoptèrent à l'époque toute une série d’attitudes et de comportements anti-organisationnels (ambitions personnelles, contestation des organes centraux, diffamation de camarades, ressentiments…), qui étaient en partie le résultat de conceptions gauchistes qu'ils n'avaient pas réellement dépassées, entravant ainsi la discussion. Pour davantage d'informations, voir dans la Revue Internationale n°109 le "Texte sur le fonctionnement de l’organisation dans le CCI".

16 Qui donnèrent lieu à deux groupes: le Mouvement Communiste et la Fraction Communiste Internationale, ce dernier ayant eu une existence éphémère.

17 Le CCI a déjà critiqué l'interprétation anarchiste que fait le GCI du matérialisme historique dans les n° 48, 49 et 50 de la Revue Internationale, au sein de la série "Comprendre la Décadence du Capitalisme".

18 Voir en particulier l'article du GCI, "Une fois de plus... le CCI du côté des flics contre les révolutionnaires !", in Communisme n° 26, février 1988, et notre réponse "Les délires paranoïaques de l'anarcho-bordiguisme punk", in Révolution internationale n° 168, mai 1988.

19 Voir à ce sujet, notre prise de position "Les parasites du GCI appellent au meurtre de nos militants au Mexique", publiée dans toute la presse territoriale du CCI et notamment Révolution Internationale n°262, novembre 1996. L'appel en question se trouve dans l'article du GCI "L'éternel pacifisme euroraciste de la social-démocratie (le CCI dans sa version mexicaine") in Communisme n° 43, mai 1996.

20 Voir à ce sujet, notre prise de position "Menaces de mort contre le CCI : Solidarité avec nos militants menacés !" publiée dans toute la presse territoriale du CCI et notamment Révolution Internationale n°355, mars 2005.

Courants politiques: 

  • Aventurisme, parasitisme politiques [16]

Revue Internationale n° 125 - 2e trimestre 2006

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Une nouvelle période de confrontation entre les classes

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  • La mobilisation des jeunes générations de prolétaires en France contre le CPE dans les facultés, dans les lycées, dans les manifestations et la solidarité de toutes les générations autour de cette lutte confirment l'ouverture d'une nouvelle période de confrontations entre les classes. La prise en main authentique de la lutte par les assemblées générales, la combativité mais aussi la réflexion et la maturité qui se sont manifestées au sein de celles-ci, et notamment leur capacité à déjouer la plupart des pièges tendus au mouvement par la bourgeoisie, tout cela révèle l'éclosion d'une dynamique profonde de développement de la lutte de classe. Cette dynamique aura un impact sur les luttes prolétariennes dans le futur1 [17]. Mais la lutte contre le CPE en France n'est pas un phénomène isolé ni "français", elle n'est pas la seule expression d'une remontée et d'une maturation internationale de la lutte de classes. Dans ce processus, tendent à s'affirmer plusieurs caractéristiques nouvelles des luttes ouvrières qui seront amenées à s'affirmer et à prendre de plus en plus d'ampleur à l'avenir.

Nous sommes encore bien loin de voir partout émerger des luttes massives mais nous assistons déjà à des manifestations significatives d'un changement dans l'état d'esprit de la classe ouvrière, à une réflexion plus profonde, notamment parmi les jeunes générations qui n'ont pas subi les effets des campagnes sur la mort du communisme lors de l'effondrement du bloc de l'Est, il y a 16 ans. Dans notre "Résolution sur la situation internationale", adoptée au 16e Congrès du CCI et publiée dans la Revue Internationale n° 122 (3e trimestre 2005), nous montrions que, depuis 2003, nous assistions à un "tournant" de la lutte de classe s'exprimant notamment par une tendance à la politisation au sein de la classe ouvrière. Nous mettions en évidence que ces luttes présentaient les caractéristiques suivantes :

  • "elles ont impliqué des secteurs significatifs de la classe ouvrière dans les pays du cœur du capitalisme mondial (comme en France en 2003) ;
  • la question de la solidarité de classe a été posée de manière plus large et plus explicite qu'à n'importe quel moment des luttes des années 1980 ;
  • elles ont été accompagnées par le surgissement d'une nouvelle génération d'éléments en recherche d'une clarté politique. Cette nouvelle génération s'est manifestée à la fois dans le nouveau flux d'éléments politisés et dans les nouvelles couches d'ouvriers qui entrent en lutte pour la première fois. Comme cela a pu être mis en évidence dans certaines manifestations importantes, il est en train de se forger un socle pour l'unité entre la nouvelle génération et la "génération de 68".
  • Au niveau le plus général, c'est l'expression du fait que le prolétariat n'est pas battu, du maintien du cours historique à des affrontements de classe massifs qui s'est ouvert en 1968. Mais, à un niveau plus spécifique, le "tournant" de 2003 et le surgissement d'une nouvelle génération d'éléments en recherche, mettent en évidence que le prolétariat est au début d'une nouvelle tentative de lancer un assaut contre le système capitaliste, à la suite de l'échec de la tentative de 1968-89".

Chacun de ces points peut pleinement se vérifier aujourd'hui, non seulement au vu des luttes contre le CPE en France mais, aussi, à travers d'autres exemples de ripostes à des attaques de la bourgeoisie.

La simultanéité des luttes ouvrières

Ainsi, dans deux des plus importants pays centraux proches de la France, en même temps que la lutte contre le CPE, les syndicats ont été contraints de prendre les devants du mécontentement social grandissant et d'organiser des grèves et des manifestations sectorielles qui ont revêtu une certaine ampleur :

  • En Grande-Bretagne, la grève du 28 mars appelée par les syndicats a été suivie par 1,5 million de fonctionnaires des administrations territoriales pour protester contre une réforme des retraites qui prévoit de les faire travailler jusqu'à 65 ans pour percevoir une retraite complète, au lieu de 60 ans actuellement. Cette grève a été une des plus fortes et des plus massivement suivies depuis des années. Pour contrer cette mobilisation, la bourgeoisie a orchestré une large propagande dans les médias en présentant ces travailleurs comme des "privilégiés" par rapport au secteur privé. Les syndicats ont également tout fait pour isoler cette catégorie de travailleurs, fonctionnaires de l'État qui, pour un temps, continuent à "bénéficier" dans leur statut de l'âge légal de la retraite à 60 ans. La colère des ouvriers en Grande-Bretagne était d'autant plus forte que, ces dernières années, 80 000 travailleurs ont perdu leurs retraites à cause de la faillite de plusieurs fonds de pension et que tous les ouvriers essuient un feu roulant d'attaques portées par le gouvernement travailliste de Tony Blair ;
  • En Allemagne, l'allongement de la durée du travail dans les services publics à 40 heures, sans hausse de salaire, contre 38,5 heures auparavant, fait suite aux suppressions d'emploi massives dans la fonction publique ces dernières années. Dans le cadre des attaques prévues par "l'agenda 2010", initié par le chancelier social-démocrate Schröder et son plan Hartz, cet allongement de la durée du travail s'accompagne de la réduction de plus de 50% des primes de vacances et de Noël accordées aux fonctionnaires, provoquant la première grève du secteur public depuis plus de 10 ans. La grève prise en charge par les syndicats dure depuis plus de 2 mois et demi dans le Bade-Wurtemberg. Dans le pays, l'État patron a pris ces mesures tout en alimentant une vaste campagne idéologique dans les médias contre ses fonctionnaires, allant des éboueurs au secteur hospitalier (réquisitions, menace de les remplacer en les traitant de "fainéants" parce qu'ils refusent de travailler 18 minutes de plus par jour). Alors que les fonctionnaires du secteur public sont présentés comme des privilégiés bénéficiant de la sécurité de l'emploi, les syndicats DBB et Ver.di contribuent dans la grève à diviser les ouvriers entre eux, en présentant cette attaque comme un problème particulier et en isolant leur lutte de celle des travailleurs du privé. Sous la pression de la montée du mécontentement social, le syndicat IG Metall a par ailleurs déclenché le 28 mars une grève suivie par 80 000 métallos (sur 3,4 millions de salariés) dans 333 entreprises pour demander des augmentations de salaires dans un secteur où ceux-ci ont été bloqués depuis des années et qui est durement touché par les suppressions d'emplois et les fermetures d'usines. La mobilisation en France a contraint, le 28 mars (au moment même où se déroulait une des grandes manifestations contre le CPE), le ministre du travail social-démocrate (au sein du gouvernement de coalition) à retirer prudemment un projet similaire au CPE qui prévoyait, pour toutes les nouvelles embauches dans tous les secteurs d'activité, de porter la période d'essai de 6 mois à deux ans.

Les vagues de cette effervescence sociale touchent également les États-Unis. Dans plusieurs villes ont été organisés de grands rassemblements contre le projet de loi, prévu au Sénat après l'aval de la chambre des représentants en décembre 2005, criminalisant et durcissant la répression non seulement contre les travailleurs clandestins ou en situation irrégulière, notamment d'origine latino-américaine, mais aussi contre les personnes qui leur fourniraient des services ou qui les hébergeraient. Par ailleurs, il s'agit de multiplier les contrôles et de ramener de 6 à 3 ans, renouvelable une seule fois, la durée de validité des cartes de séjour aux États-Unis délivrées aux travailleurs immigrés. Enfin, on reparle du projet de l'administration qui prévoit d'élargir, tout le long des 3200 kilomètres de la frontière avec le Mexique, le mur existant déjà à certains endroits, en particulier entre Tijuana et la banlieue sud de San Diego. A Los Angeles, entre 500 000 et 1 million de personnes se sont mobilisées le 27 mars ; elles étaient plus de 100 000 à Chicago le 10 mars ; d'autres rassemblements similaires ont eu lieu dans beaucoup d'autres villes, notamment à Houston, Phoenix, Denver, Philadelphie.

Même si elles ne sont pas aussi spectaculaires, se déroulent chaque mois dans le monde d'autres luttes exprimant une des caractéristiques essentielles du développement actuel des luttes ouvrières à l'échelle internationale qui portent des germes annonçant l'avenir : la solidarité ouvrière au-delà des secteurs, des générations, des nationalités .

Le développement de la solidarité ouvrière

Ces manifestations récentes de solidarité ouvrière ont fait l'objet d'un black-out le plus complet possible des médias.

D'autres luttes significatives se sont déroulées au Royaume-Uni : c'est d'abord le cas en Irlande du Nord où, après des décennies de guerre civile entre catholiques et protestants, 800 postiers se sont spontanément mis en grève en février pendant deux semaines et demie à Belfast contre les amendes et les pressions de la direction pour leur imposer une forte augmentation des cadences et des charges de travail. A l'origine, ces travailleurs se sont mobilisés pour empêcher des mesures disciplinaires à l'encontre de certains de leurs camarades de travail dans deux bureaux de postes, l'un "protestant", l'autre "catholique". Le syndicat des communications a alors montré son vrai visage et s’est opposé à la grève. A Belfast, un de ses porte-parole a même déclaré : "Nous refusons la grève et demandons aux travailleurs de retourner au travail, car elle est illégale". Mais les ouvriers ont poursuivi leur lutte, ne tenant aucun compte de son caractère légal ou non. Ils ont ainsi démontré qu'ils n'avaient pas besoin des syndicats pour s'organiser.

Lors d'une manifestation commune, ils ont franchi la "frontière" séparant les quartiers catholiques et protestants et ont défilé ensemble dans les rues de la ville, montant d'abord par une grande artère du quartier protestant, puis redescendant par une autre du quartier catholique. Ces dernières années, des luttes, principalement dans le secteur de la santé, avaient déjà montré une réelle solidarité entre ouvriers de confessions différentes mais c'était la première fois qu'une telle solidarité s'affichait ouvertement entre ouvriers "catholiques" et "protestants" au cœur d'une province ravagée et déchirée depuis des décennies par une sanglante guerre civile.

Par la suite, les syndicats aidés par les gauchistes ont tourné casaque et ont prétendu à leur tour apporter leur "solidarité", notamment en organisant des piquets de grève dans chaque bureau de poste. Cela leur a permis d'enfermer les travailleurs dans leurs bureaux de poste, de les isoler ainsi les uns des autres, et de saboter finalement la lutte.

Malgré ce sabotage, l'unité explicite et pratique des ouvriers catholiques et protestants dans les rues de Belfast durant cette grève a fait revivre la mémoire des grandes manifestations de 1932, où les prolétaires divisés dans les des deux camps s'étaient unis pour lutter contre la réduction des allocations de chômage. Mais c’était dans une période de défaite de la classe ouvrière ne permettant pas à ces actions exemplaires de renforcer le développement de la lutte de classe. Aujourd’hui, il existe un plus grand potentiel pour que, dans le futur, la classe ouvrière fasse échec aux politiques de division de la classe dominante permettant à celle-ci de mieux régner pour préserver l’ordre capitaliste. Le grand apport de cette lutte a été l’expérience d’une unité de classe mise en pratique en dehors du contrôle des syndicats. Elle a une portée qui dépasse de loin la seule situation des employés des postes qui en ont été les acteurs, et constitue un exemple précieux à suivre qui doit être propagé au plus grand nombre.

Déjà aujourd'hui, il est loin de constituer un fait isolé. A Cottam, près de Lincoln dans la partie orientale du centre de l'Angleterre, fin février, une cinquantaine d'ouvriers des centrales électriques se sont mis en grève pour soutenir des travailleurs immigrés d'origine hongroise payés en moyenne la moitié moins que leurs camarades anglais. Les contrats de ces travailleurs immigrés leur conféraient un statut très précaire, avec la menace d’être licenciés du jour au lendemain ou transférés à tout moment sur d'autres chantiers n'importe où en Europe. Là encore, les syndicats se sont opposés à cette grève vu son "illégalité" puisque, de part et d'autre, pour les ouvriers hongrois comme pour les ouvriers anglais, "elle n'avait pas été décidée à l'issue d'un vote démocratique". Les médias ont également dénigré cette grève, une feuille de chou locale rapportant même les propos d'un intellectuel de service à la botte de la bourgeoisie disant qu'appeler les ouvriers anglais et hongrois à se mettre ensemble dans les piquets de grève allait donner une image "inconvenante" et constituait une "dénaturation du sens de l'honneur de la classe ouvrière britannique". A l'inverse, pour la classe ouvrière, reconnaître que tous les ouvriers défendent les mêmes intérêts, quelles que soient la nationalité ou les spécificités des conditions de travail ou de rémunération, est un pas important pour entrer en lutte comme une classe unie.

Dans le Jura suisse, à Reconvilier, après une première grève en novembre 2004, 300 métallurgistes de Swissmetal se sont mis en grève pendant près d'un mois, de fin janvier à fin février en solidarité avec 27 de leurs camarades licenciés. Cette lutte a démarré en dehors des syndicats. Mais ceux-ci ont finalement organisé la négociation avec le patronat en imposant le chantage suivant : soit accepter les licenciements, soit le non-paiement de jours de grève, "sacrifier" soit les emplois, soit les salaires. Suivre la logique du système capitaliste, cela revenait, selon l'expression utilisée par une ouvrière de Reconvilier, à "choisir entre la peste et le choléra". Une autre vague de licenciements concernant 120 ouvriers est d'ailleurs déjà programmée. Mais cette grève est parvenue à poser clairement la question de la capacité des grévistes de s'opposer à ce chantage et à cette logique du capital. Un autre ouvrier tirait d'ailleurs la leçon suivante de cet échec de la grève : "C'est une faute que nous ayons laissé le contrôle des négociations dans d'autres mains que les nôtres".

En Inde, il y a moins d'un an, en juillet 2005, se déroulait la lutte de milliers d'ouvriers de Honda à Gurgaon dans la banlieue de Delhi. Après avoir été rejoints dans la lutte par une masse d'ouvriers venus d'usines voisines d'une autre cité industrielle et soutenus par la population, les ouvriers s'étaient confrontés à une répression policière extrêmement brutale et à une vague d'arrestations parmi les grévistes. Le 1er février dernier, ce sont 23 000 ouvriers qui se sont mis en grève dans un mouvement touchant 123 aéroports du pays. Cette grève était une riposte à une attaque massive de la direction qui projetait d'éliminer progressivement 40 % des effectifs, principalement les travailleurs les plus âgés qui risquent de ne plus retrouver d'emploi. A Delhi et à Bombay, le trafic aérien a été paralysé pendant 4 jours, il a été également arrêté à Calcutta. Cette grève a été déclarée illégale par les autorités. Celles-ci ont envoyé la police et des forces paramilitaires dans plusieurs villes, notamment à Bombay, pour matraquer les ouvriers et leur faire reprendre le travail, en application d'une loi permettant la répression "d'actes illégaux contre la sécurité de l'aviation civile". En même temps, en bons partenaires de la coalition gouvernementale, syndicats et gauchistes négociaient parallèlement avec celle-ci dès le 3 février. Ils ont appelé ensuite conjointement les ouvriers à rencontrer le Premier Ministre, les poussant ainsi à reprendre le travail en échange d'une vaine promesse de réexaminer le dossier du plan de licenciements dans les aéroports. Ils contribuaient ainsi à les diviser dans un partage des tâches efficace entre partisans de la reddition et ceux de la poursuite de la grève.

La combativité ouvrière s'est également exprimée aux usines Toyota près de Bangalore où les ouvriers ont fait grève pendant 15 jours à partir du 4 janvier contre l'augmentation des cadences de travail à l'origine, d'une part, d'une multiplication des accidents de travail sur les chaînes de montage et, d'autre part, d'une pluie d'amendes. Ces pénalités pour "rendements insuffisants" étaient systématiquement répercutées sur les salaires. Là encore, les ouvriers se sont spontanément heurtés à l'opposition des syndicats qui ont déclaré leur grève illégale. La répression a été féroce : 1500 grévistes sur 2300 ont été arrêtés pour "trouble de la paix sociale". Cette grève a reçu le soutien actif d'autres ouvriers de Bangalore. Cela a obligé les syndicats et les organisations gauchistes à monter un "comité de coordination" dans les autres entreprises de la ville en soutien à la grève et contre la répression des ouvriers de Toyota, pour contenir et saboter cet élan spontané de solidarité ouvrière. Mi-février également, des ouvriers d'autres entreprises de Bombay sont venus manifester leur soutien à 910 ouvriers d'Hindusthan Lever en lutte contre des suppressions d'emploi.

Une maturation internationale des luttes, porteuse d'avenir

Ces luttes confirment pleinement une maturation, une politisation dans la lutte de classes qui s'est dessinée avec le "tournant" des luttes de 2003 contre la "réforme" des retraites, notamment en France et en Autriche. La classe ouvrière avait depuis lors déjà manifesté clairement des réactions de solidarité ouvrière que nous avons régulièrement répercutées dans notre presse, en opposition au complet black-out organisé par les médias sur ces luttes. Ces réactions s'étaient exprimées en particulier dans la grève chez Mercedes-Daimler-Chrysler en juillet 2004 où les ouvriers de Brême étaient entrés en grève et avaient manifesté aux côtés de leurs camarades de Sindelfingen-Stuttgart, victimes d'un chantage aux licenciements en échange du sacrifice de leurs "avantages", alors même que la direction de l'entreprise se proposait de transférer 6000 emplois de la région de Stuttgart vers le site de Brême.

Il en avait été de même avec les bagagistes et employés de British Airways à l'aéroport d'Heathrow qui, en août 2005, dans les jours suivants les attentats de Londres et en pleine campagne antiterroriste de la bourgeoisie, s'étaient mis spontanément en grève pour soutenir les 670 ouvriers, la plupart d'origine pakistanaise, de l'entreprise de restauration des aéroports Gate Gourmet menacés de licenciements.

Autres exemples : la grève de 18 000 mécaniciens de Boeing pendant 3 semaines en septembre 2005 refusant la nouvelle convention proposée par la direction visant à baisser le montant de leur retraite et à diminuer le montant des remboursements médicaux. Dans ce conflit, les ouvriers s'étaient opposés à la discrimination des traitements à la fois entre les "jeunes et les anciens ouvriers" et entre les différentes usines. Plus explicitement encore, lors de la grève dans le métro et les transports publics à New York en décembre 2005, à la veille de Noël, contre une attaque sur les retraites qui ne visait explicitement que ceux qui seraient embauchés dans le futur, les ouvriers ont démontré leur capacité de refuser une telle manœuvre de division. Malgré une très forte pression s'exerçant contre les grévistes, la grève a été largement suivie car la plupart des prolétaires avaient pleinement conscience que se battre pour l'avenir de leurs enfants, pour les générations à venir, cela faisait partie de leur combat (qui apporte un cinglant démenti à la propagande bourgeoise d'un prolétariat américain intégré ou inexistant, s'appuyant sur la réalité d'une plus grande difficulté de cette fraction du prolétariat mondial à développer des luttes significatives).

En décembre dernier, aux usines Seat de Barcelone, en Espagne, les ouvriers se sont mis en grève spontanément en opposition aux syndicats qui avaient signé dans leur dos des "accords de la honte" permettant le licenciement de 600 d'entre eux.

En Argentine, durant l'été 2005, la plus grande vague de grèves depuis 15 ans a touché notamment les hôpitaux et les services de la santé, des entreprises de produits alimentaires, les employés du métro de Buenos Aires, les travailleurs municipaux de plusieurs provinces, les instituteurs. A plusieurs reprises, des ouvriers d'autres entreprises se sont joints aux manifestations en soutien aux grévistes. Ce fut le cas en particulier des travailleurs du pétrole, des employés de la justice, des enseignants, des chômeurs qui ont rejoint dans la lutte leurs camarades employés municipaux à Caleta Olivia. A Neuquen, des travailleurs du secteur de la santé se sont joints à la manifestation des instituteurs en grève. Dans un hôpital pour enfants, les ouvriers en lutte ont exigé la même augmentation pour toutes les catégories professionnelle. Les ouvriers se sont heurtés à une répression féroce ainsi qu'à des campagnes de dénigrement de leurs luttes dans les médias.

Le développement d'un sentiment de solidarité face à des attaques massives et frontales, conséquences de l'accélération de la crise économique et de l'impasse du capitalisme, tend à s'affirmer dans la lutte au-delà des barrières qu'impose partout chaque bourgeoisie nationale : la corporation, l'usine, l'entreprise, le secteur, la nationalité. En même temps, la classe ouvrière est poussée à prendre elle-même en charge ses luttes et à s'affirmer, à prendre peu à peu confiance en ses propres forces. Elle est ainsi amenée à se confronter aux manœuvres de la bourgeoisie et au sabotage des syndicats pour isoler et enfermer les ouvriers. Dans ce long et difficile processus de maturation, la présence de jeunes générations ouvrières combatives qui n'ont pas subi l'impact idéologique du recul de la lutte de classe de "l'après-1989" constitue un ferment dynamique important. C'est pourquoi, les luttes actuelles, malgré toutes leurs limites et leurs faiblesses, préparent le terrain à d'autres luttes futures et sont porteuses d'avenir pour le développement de la lutte de classes.

La faillite du capitalisme et l'aggravation de la crise sont des alliées du prolétariat

Aujourd'hui, officiellement, l'économie mondiale se porte assez bien. Aux États-Unis, le taux de chômage serait un des plus bas depuis 10 ans, et il serait en diminution globale depuis un an en Europe ; l'Espagne afficherait un dynamisme économique sans précédent. Pourtant, il n'y a aucun répit dans les attaques contre la classe ouvrière. Au contraire. 60 000 métallos se retrouvent licenciés dans la région de Détroit (répartis entre General Motors en menace de faillite et Ford). Les plans de licenciements se succèdent aux usines Seat dans la région de Barcelone comme à la Fiat en Italie.

Partout, l'État patron, représentant suprême de la défense des intérêts du capital national, est en première ligne pour porter les attaques, intensifiant la précarité des emplois (CNE, CPE en France) et la flexibilité du travail, attaquant le niveau des retraites et l'accès aux soins (Grande-Bretagne, Allemagne). Les secteurs de l'éducation et de la santé sont quasiment partout en crise. La bourgeoisie américaine déclare qu'elle n'est pas assez compétitive à cause du poids des retraites sur les entreprises pourtant payées sur des fonds de pension à la merci des faillites et des effondrements boursiers.

Ce démantèlement systématique de l'État providence (attaque sur le paiement des retraites, sur la Sécurité sociale, attaque contre la condition des chômeurs et remise en cause de leurs allocations chômage, multiplication de licenciements dans tous les pays et dans tous les secteurs, généralisation de la précarité et de la flexibilité) signifie non seulement l'enfoncement dans la misère et la précarité de tous les prolétaires dans tous les pays mais aussi l'incapacité croissante du système à intégrer les futures générations ouvrières dans la production.

Les attaques sont partout introduites au nom de la "réforme", de l'adaptation structurelle à la mondialisation de l'économie. Une de leurs caractéristiques majeures est que toutes les générations sont frappées par la généralisation de la précarité qui affecte quasi simultanément les prolétaires les plus âgés comme les jeunes, ceux qui sont censés "entrer dans la vie active" et les préretraités ou les retraités. La bourgeoisie n'est pas encore partout dans une situation de crise manifeste mais l'ensemble des attaques et des mesures que prend le capital contre la classe ouvrière est la preuve de l'impasse historique dans lequel il se trouve, avec une absence totale de perspective pour les nouvelles générations. Les pays qu'on nous vante comme des modèles économiques en Europe, l'Espagne, le Danemark ou la Grande-Bretagne sont souvent ceux qui, derrière la "bonne santé" apparente de leur économie, se sont illustrés par des d'attaques anti-ouvrières importantes et ont connu une forte aggravation de la misère. Cette façade idéologique ne résiste pas à l'épreuve de la réalité : un seul exemple, celui de la Grande-Bretagne dont l'hebdomadaire français Marianne dresse ce tableau édifiant dans son édition datée du 1er avril : "le miracle blairien, c'est aussi cela : un enfant sur trois qui vit en dessous du seuil de pauvreté. Un enfant sur cinq qui mange moins de trois repas par jour (Tony Blair avait promis lors d'un discours prononcé à Toynbee Hall en 1999 que la "pauvreté des enfants serait éradiquée d'ici une génération". Combien d'années une génération représente-t-elle pour le Premier ministre ?) Près de 100 000 de ces enfants qui dorment dans une cuisine ou une salle de bains, faute de place et pour cause : il faut remonter à 1925 pour voir un gouvernement britannique construire moins de logements sociaux que le New Labour 2 bis ! Dix millions d'adultes qui n'ont les moyens ni d'épargner, ni d'assurer leurs quelques biens. Six millions d'entre eux qui n'ont pas de quoi se vêtir convenablement en hiver. Deux millions de foyers qui n'ont pas de chauffage adéquat- pour la plupart des retraités, dont on estime qu'ils furent plus de 25 000 à mourir des conséquences du froid en 2004." Quel révélateur de la faillite d'un système économique qui, non seulement est de plus en plus incapable de procurer un emploi à ses jeunes, mais qui condamne des enfants dès le plus jeune âge à crever de faim, de froid, de misère !


Les émeutes dans les banlieues françaises en novembre dernier sont le révélateur le plus édifiant de cette impasse. Si on regarde la situation dans son ensemble comme une simple "photo", comme un panoramique instantané, le monde actuel est désespérant. On n'y voit que chômage, misère, guerre, barbarie, chaos, terrorisme, pollution, insécurité, incurie face aux catastrophes, à la grippe aviaire et autres fléaux. Après le coup de massue porté contre les "vieux" et futurs retraités, les coups sont maintenant assénés contre les "jeunes" et futurs chômeurs ! Le capitalisme montre ouvertement son vrai visage : celui d'un système décadent qui n'a plus aucun avenir à offrir aux nouvelles générations. Un système gangrené par une crise économique insoluble. Un système qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a dépensé des sommes faramineuses dans la production d'armements de plus en plus sophistiqués et meurtriers. Un système qui, depuis la guerre du Golfe en 1991, a continué à répandre le sang sur toute la planète malgré toutes les promesses sur "l'ère de paix et de prospérité" qui devait suivre l'effondrement du bloc de l'Est. C'est le même système en faillite, c'est la même classe capitaliste aux abois qui ici jette des millions d'êtres humains dans la misère, le chômage, et qui sème la mort en Irak, au Moyen-Orient, en Afrique ! Mais l'espoir existe. Les jeunes générations de prolétaires en France viennent de le démontrer, d'en apporter une démonstration éclatante. A travers leur refus d'une nouvelle attaque, le CPE, et en demandant le soutien et la participation non seulement de leurs parents mais de tous les autres salariés, ils ont montré une claire prise de conscience que toutes les générations étaient touchées, que leur combat contre le CPE n'était qu'une étape dans les attaques de la bourgeoisie et que cette attaque concernait d'emblée toute la classe ouvrière.

Non seulement la bourgeoisie a pendant des semaines fait le black-out sur ce qui se passait réellement en France, mais, dans le monde entier, les médias aux ordres de la classe dominante ont systématiquement déformé et dénaturé les événements en présentant la situation en France "à feu et à sang", et le mouvement contre le CPE comme une réédition des émeutes des mois d'octobre-novembre 2005, focalisant complaisamment leurs images sur les affrontements marginaux avec la police dans la rue ou sur les "exploits des casseurs" dans les manifestations. Derrière cet amalgame, d'une part entre les violences aveugles et désespérées qui ont embrasé les banlieues à l'automne dernier et, d'autre part, la lutte de classe des enfants de la classe ouvrière et des travailleurs qui se sont joints à leur mouvement dont les méthodes et la dynamique sont diamétralement opposées, il y a la volonté délibérée de la classe dominante de dénaturer cette lutte et d'empêcher ainsi la classe ouvrière des autres pays de prendre conscience qu'il est nécessaire et possible de lutter pour une autre perspective.

Et cette volonté de la bourgeoisie se comprend parfaitement. Même si, du fait de ses préjugés de classe, elle n'a pas une conscience claire des perspectives du mouvement prolétarien, elle devine confusément toute l'importance et toute la profondeur du combat qui vient de se mener en France. Une importance non pas seulement pour la classe ouvrière de ce pays, mais fondamentalement comme un moment d'une reprise mondiale de la lutte de classe. Une profondeur qui exprime, au-delà des revendications précises autour desquelles s'est faite la mobilisation de la jeunesse scolarisée, un refus croissant, de la part des jeunes générations, du futur que leur offre un système capitaliste aux abois dont les attaques croissantes contre les exploités ne peuvent que provoquer des affrontements de classe de plus en plus massifs, et surtout de plus en plus conscients et solidaires.


WIM (15-04-06)

1 [18] Voir les "Thèses sur le mouvement des étudiants du printemps 2006 en France" dans ce numéro.

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [19]

Thèses sur le mouvement des étudiants du printemps 2006 en France

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Ces thèses ont été adoptées par le CCI le 3 avril 2006 alors que le mouvement des étudiants était encore en train de se dérouler. En particulier, la grande manifestation du 4 avril, que le gouvernement espérait moins puissante que la précédente (le 28 mars) l'a dépassée en ampleur. On a pu y voir, notamment, une participation plus importante encore de travailleurs du secteur privé. Dans son discours du 31 mars, le président Chirac avait tenté une manœuvre ridicule : il avait à la fois annoncé la promulgation de la loi "Égalité des chances" et demandé que son article 8 (créant le Contrat Première Embauche qui était le principal motif de la colère des étudiants) ne soit pas appliqué. Au lieu d'affaiblir la mobilisation, cette contorsion piteuse l'a au contraire renforcée. En outre, le danger d'un déclenchement spontané de grèves dans le secteur directement productif, comme cela était arrivé en mai 1968, s'est fait de plus en plus présent. Le gouvernement a dû se rendre à l'évidence que ses petites manœuvres ne réussiraient pas à casser le mouvement, ce qui l'a conduit, non sans d'ultimes contorsions, à retirer le CPE le 10 avril. En fait, les thèses envisageaient encore la possibilité que le gouvernement ne recule pas. Cela dit, l'épilogue de la crise, qui a vu un tel recul du gouvernement, vient confirmer et renforcer l'idée centrale des thèses : l'importance et la profondeur de la mobilisation des jeunes générations de la classe ouvrière en ces jours du printemps 2006. (18 avril, 2006)


Maintenant que le gouvernement a reculé sur le CPE, dont le retrait avait constitué la revendication phare de la mobilisation, celle-ci a perdu toute sa dynamique. Est-ce à dire que les choses vont "redevenir comme avant", comme le souhaiterait, évidemment la bourgeoisie, toutes tendances confondues. Certainement pas. Comme il est dit dans les thèses : "cette classe [la bourgeoisie] ne pourra supprimer toute l'expérience accumulée pendant des semaines par des dizaines de milliers de futurs travailleurs, leur éveil à la politique et leur prise de conscience. C'est là un véritable trésor pour les luttes futures du prolétariat, un élément de premier plan de leur capacité à poursuivre leur chemin vers la révolution communiste."  Ce trésor, il importe que les acteurs de ce magnifique combat le fassent fructifier en tirant tous les enseignements de leur expérience, qu'ils identifient clairement quelles furent les forces véritables, et aussi les faiblesses de leur lutte. Et surtout qu'ils dégagent la perspective qui se présente à la société, une perspective qui était déjà inscrite dans la lutte qu'ils ont menée : face aux attaques de plus en plus violentes qu'un capitalisme en crise mortelle va porter inévitablement contre la classe exploitée, la seule réponse possible de celle-ci est d'intensifier son combat de résistance et de se préparer ainsi pour le renversement de ce système. Cette réflexion, comme la lutte qui s'achève, c'est de façon collective qu'elle doit être menée, à travers des débats, de nouvelles assemblées, des cercles de discussion ouverts, comme l'étaient les assemblées générales, à tous ceux qui veulent s'associer à cette réflexion, et notamment les organisations politiques qui soutiennent le combat de la classe ouvrière.

Cette réflexion collective ne pourra être menée que s'il se maintient, parmi les acteurs de la lutte l'état d'esprit fraternel, l'unité et la solidarité qui s'étaient manifestés dans celle-ci. En ce sens, alors que la très grande majorité de ceux qui avaient participé à la lutte se sont rendu compte que celle-ci était terminée sous sa forme précédente, l'heure n'est plus aux combats d'arrière-garde, aux blocages ultra minoritaires et "jusqu'auboutistes" qui sont, de toutes façons, condamnés à la défaite et qui risquent de provoquer des divisions et des tensions parmi ceux qui, pendant des semaines, ont mené un combat de classe exemplaire. (18 avril 2003)

Le caractère prolétarien du mouvement

1) La mobilisation actuelle des étudiants en France se présente, d'ores et déjà, comme un des épisodes majeurs de la lutte de classe dans ce pays depuis les 15 dernières années, un épisode d'une importance au moins comparable aux luttes de l'automne 1995 sur la question de la réforme de la Sécurité sociale et dans la fonction publique au printemps 2003 sur la question des retraites. Cette affirmation peut sembler paradoxale dans la mesure où ce ne sont pas des salariés qui sont aujourd'hui mobilisés au premier chef (à l'exception de leur participation à un certain nombre de journées d'action et de manifestations : 7 février, 7 mars, 18 mars et 28 mars) mais un secteur de la société qui n'est pas encore entré dans le monde du travail, la jeunesse scolarisée. Cependant, ce fait ne saurait remettre en cause le caractère profondément prolétarien de ce mouvement.

Il en est ainsi pour les raisons suivantes :

  • au cours des dernières décennies, l'évolution de l'économie capitaliste ayant fait un appel croissant à une main d'œuvre plus formée et qualifiée, une forte proportion des étudiants des universités (qui incluent les Instituts Universitaires de Technologie chargés de donner une formation relativement courte à de futurs "techniciens", en réalité des ouvriers qualifiés) va rejoindre, à la fin de ses études, les rangs de la classe ouvrière (qui est très loin de se limiter aux ouvriers de l'industrie en bleu de travail de l'imagerie d'Épinal, mais inclut également les employés, les cadres moyens des entreprises ou de la fonction publique, les infirmières, la grande majorité des enseignants - instituteurs et professeurs du secondaire, etc.) ;
  • parallèlement à ce phénomène, l'origine sociale des étudiants a connu une évolution significative, avec un accroissement important des étudiants d'origine ouvrière (suivant les critères énoncés ci-dessus) ce qui induit l'existence d'une proportion très élevée (de l'ordre de la moitié) d'étudiants qui sont obligés de travailler pour poursuivre leurs études ou d'acquérir un minimum d'autonomie par rapport à leurs familles ;
  • la revendication principale autour de laquelle s'est faite la mobilisation est le retrait d'une attaque économique (l'instauration d'un Contrat de Première embauche, CPE) qui concerne l'ensemble de la classe ouvrière et non pas seulement les futurs travailleurs aujourd'hui étudiants, ni même les jeunes salariés, puisque l'existence dans l'entreprise d'une main-d'œuvre soumise pendant deux ans à l'épée de Damoclès d'un licenciement SANS MOTIF ne peut que peser sur les autres travailleurs.

La nature prolétarienne du mouvement s'est confirmée dès son début dans le fait que les assemblées générales ont majoritairement retiré, de leur liste de revendications, celles qui avaient un caractère exclusivement "étudiant" (comme la demande de retrait du LMD – le système européen de diplômes qui s'est imposé en France récemment et qui pénalise une partie des étudiants de ce pays). Cette décision correspondait à la volonté affirmée dès le début par la très grande majorité des étudiants, non seulement de rechercher la solidarité de l'ensemble de la classe ouvrière (le terme habituellement employé dans les AG étant celui de "salariés") mais également de l'entraîner dans la lutte.

Les Assemblées Générales, poumon du mouvement

2) Le caractère profondément prolétarien du mouvement s'est également illustré dans les formes qu'il s'est données, notamment celles des assemblées générales souveraines dans lesquelles se manifeste une vie réelle n'ayant rien à voir avec les caricatures "d'assemblées générales" convoquées habituellement par les syndicats dans les entreprises. Il existe évidemment une grande hétérogénéité entre les différentes universités dans ce domaine. Certaines AG ayant encore beaucoup de ressemblances avec les assemblées syndicales, alors que d'autres sont le siège d'une vie et d'une réflexion intenses, manifestant un haut degré d'implication et de maturité des participants. Cependant, au delà de cette hétérogénéité, il est remarquable que beaucoup d'assemblées ont réussi à surmonter les écueils des premiers jours où elles avaient tourné en rond autour de questions telles que "il faut voter sur le fait de voter ou non sur telle question" (par exemple, la présence ou non dans l'AG de personnes extérieures à l'Université, ou sur la possibilité pour celles-ci de prendre la parole), ce qui avait pour conséquence le départ d'un grand nombre d'étudiants et le fait que les décisions ultimes étaient prises par les membres des syndicats étudiants ou d'organisations politiques. Durant les deux premières semaines du mouvement, la tendance dominante dans les assemblées générales a été celle d'une présence de plus en plus en plus nombreuse des étudiants, d'une participation de plus en plus ample de ces derniers dans les prises de parole, avec une réduction correspondante de la proportion des interventions provenant de membres des syndicats ou d'organisations politiques. La prise en charge croissante par l'ensemble des assemblées de leur propre vie s'est notamment traduite par le fait que la présence de ces derniers à la tribune chargée d'organiser les débats a tendu à se réduire au bénéfice de celle d'éléments qui n'avaient pas d'affiliation ou même d'expérience particulière avant le mouvement. De même, dans les assemblées les mieux organisées, on a pu voir la mise en place d'un renouvellement quotidien des équipes (de 3 membres en général) chargées d'organiser et d'animer la vie de l'assemblée alors que les assemblées les moins vivantes et organisées étaient plutôt "dirigées" tous les jours par la même équipe souvent beaucoup plus pléthorique que dans les premières. Il importe de nouveau de signaler que la tendance des assemblées a été le remplacement de ce deuxième mode d'organisation par le premier. Un des éléments importants de cette évolution a été la participation de délégations d'étudiants d'une université aux AG d'autres universités, ce qui, outre le renforcement du sentiment de force et de solidarité entre les différentes AG, a permis à celles qui étaient en retrait de s'inspirer des avancées de celles qui étaient plus en pointe[1] [20]. C'est là aussi une des caractéristiques importantes de la dynamique des assemblées ouvrières dans les mouvements de classe ayant atteint un niveau important de conscience et d'organisation.

3) Une des manifestations majeures du caractère prolétarien des assemblées qui se sont tenues dans les universités au cours de cette période est le fait que, très rapidement, leur ouverture vers l'extérieur ne s'est pas limitée aux seuls étudiants d'autres universités mais qu'elle s'est étendue également à la participation de personnes qui n'étaient pas des étudiants. D'emblée, les AG ont appelé le personnel des universités (enseignant, technique ou administratif –IATOS) à venir y participer, en même temps qu'elles les appelaient à rejoindre la lutte, mais elles sont allées bien plus loin que cela. En particulier, des travailleurs ou des retraités, parents ou grands parents d'étudiants et lycéens en lutte, ont reçu en général un accueil très chaleureux et attentif de la part des assemblées dès lors qu'ils inscrivent leurs interventions dans le sens du renforcement et de l'extension du mouvement, notamment en direction des salariés.

L'ouverture des assemblées à des personnes n'appartenant pas à l'entreprise ou au secteur directement concerné, non seulement en tant qu'observateurs, mais en tant que participants actifs, est une composante extrêmement importante du mouvement de la classe ouvrière. Il est clair que lorsqu'une décision doit être prise nécessitant un vote, il peut être nécessaire d'instaurer des modalités permettant que seules les personnes appartenant à l'unité productive ou géographique sur laquelle se base l'assemblée participent à la prise de décision, cela afin d'éviter les "bourrages" de l'assemblée par des professionnels de la politique bourgeoise ou d'éléments à leur service. A cette fin, un des moyens utilisés par beaucoup d'assemblées étudiantes est de comptabiliser non les mains levées mais les cartes d'étudiant (qui sont différentes d'une université à l'autre) brandies. Cette question de l'ouverture des assemblées est une question cruciale pour la lutte de la classe ouvrière. Dans la mesure où, en temps "normal", c'est-à-dire en dehors des périodes de lutte intense, les éléments qui ont le plus d'audience dans les rangs ouvriers sont ceux qui appartiennent à des organisations de la classe capitaliste (syndicats ou partis politiques de "gauche"), la fermeture des assemblées constitue un excellent moyen pour ces organisations de conserver leur contrôle sur les travailleurs au détriment de la dynamique de leur lutte et au service, évidemment, des intérêts de la bourgeoisie. L'ouverture des assemblées qui permet aux éléments les plus avancés de la classe, et notamment aux organisations révolutionnaires, de contribuer à la prise de conscience des travailleurs en lutte, a toujours constitué une ligne de clivage dans l'histoire des combats de la classe ouvrière entre les courants qui défendent une orientation prolétarienne et ceux qui défendent l'ordre capitaliste. Les exemples sont nombreux. Parmi les plus significatifs on peut signaler celui du Congrès des Conseils ouvriers qui s'est tenu à la mi-décembre 1918 à Berlin, après que le soulèvement des soldats et des ouvriers contre la guerre, début novembre, ait conduit la bourgeoisie allemande, non seulement à mettre fin à la guerre, mais aussi à se débarrasser du Kaiser et à remettre le pouvoir politique au parti social-démocrate. Du fait de l'immaturité de la conscience dans la classe ouvrière de même que des modalités de désignation des délégués, ce Congrès était dominé par les Sociaux-démocrates qui ont interdit la participation aussi bien de représentants des soviets révolutionnaires de Russie que de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les deux figures les plus éminentes du mouvement révolutionnaire, sous prétexte qu'ils n'étaient pas des ouvriers. Ce Congrès a finalement décidé de remettre tout son pouvoir au gouvernement dirigé par la Social-démocratie, un gouvernement qui allait assassiner Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht un mois plus tard. Un autre exemple significatif est celui qui, au sein de l'Association internationale des Travailleurs (AIT - 1e Internationale), lors de son Congrès de 1866, a vu certains dirigeants français, tel Tolain, un ouvrier ciseleur en bronze, tenter d'imposer que "seuls les ouvriers puissent voter au congrès", une disposition qui visait principalement Karl Marx et ses camarades les plus proches. Au moment de la Commune de Paris de 1871, Marx fut un des plus ardents défenseurs de celle-ci alors que Tolain était à Versailles dans les rangs de ceux qui ont organisé l'écrasement de la Commune faisant 30.000 morts dans les rangs ouvriers.

Concernant le mouvement actuel des étudiants, il est significatif que les plus grandes résistances à l'ouverture des assemblées soit venue des membres patentés du syndicat étudiant UNEF (dirigé par le Parti socialiste) et que celles-ci se soient d'autant plus ouvertes que s'amenuisait l'influence de l'UNEF en leur sein.

Contrairement à 1995 et 2003, la bourgeoisie a été surprise par le mouvement

4) Une des caractéristiques les plus importantes de l'épisode actuel de la lutte de classe en France, c'est qu'elle a surpris presque totalement l'ensemble des secteurs de la bourgeoisie et de son appareil politique (partis de droite, de gauche et organisations syndicales). C'est un des éléments qui permet de comprendre aussi bien la vitalité et la profondeur du mouvement que la situation extrêmement délicate dans laquelle se trouve la classe dominante dans ce pays à ce jour. En ce sens, il faut faire une distinction très nette entre le présent mouvement et les luttes massives de l'automne 1995 et du printemps 2003.

La mobilisation des travailleurs de 1995 contre le "plan Juppé" de réforme de la Sécurité sociale avait, en réalité, été orchestrée grâce à un partage des tâches très habile entre le gouvernement et les syndicats. Le premier, avec toute l'arrogance dont était capable le Premier Ministre de l'époque, Alain Juppé, avait accompagné les attaques contre la Sécurité sociale (qui concernaient tous les salariés du secteur public et du secteur privé) d'attaques spécifiques contre le régime de retraite des travailleurs de la SNCF et d'autres entreprises publiques de transports. Les travailleurs de ces entreprises avaient constitué de ce fait le fer de lance de la mobilisation. Peu de jours avant Noël, alors que les grèves duraient depuis des semaines, le gouvernement avait reculé sur la question des régimes spéciaux de retraites ce qui avait conduit, suite à l'appel des syndicats, à la reprise du travail dans les secteurs concernés. Cette reprise dans les secteurs les plus en pointe avait signifié, évidemment, la fin du mouvement dans tous les autres secteurs. Pour leur part, la plupart des syndicats (à l'exception de la CFDT), s'étaient montrés très "combatifs" appelant, notamment, à l'élargissement du mouvement et à la tenue d'assemblées générales fréquentes. Malgré son ampleur, la mobilisation des travailleurs n'avait pas abouti à une victoire mais, fondamentalement, à un échec puisque la principale revendication, le retrait du "plan Juppé" de réforme de la Sécurité sociale, n'avait pas été satisfaite. Cependant, du fait du recul du gouvernement sur la question des régimes spéciaux de retraite, les syndicats avaient pu camoufler cette défaite en "victoire", ce qui leur avait permis de redorer leur blason passablement terni par leurs sabotages des luttes ouvrières au cours des années 1980.

La mobilisation de 2003 dans la fonction publique faisait suite à la décision de prolonger la durée minimale de vie au travail avant de pouvoir bénéficier d'une pension de retraite à taux plein. Tous les fonctionnaires étaient frappés par cette mesure mais ceux qui ont manifesté la plus grande combativité, furent les enseignants et les autres personnels des établissements scolaires qui, en plus de l'attaque sur les retraites, subissaient une attaque supplémentaire sous couvert de "décentralisation". Les enseignants n'étaient en général pas visés par cette dernière mesure mais ils se sentaient particulièrement concernés par une attaque visant des collègues de travail et par la mobilisation de ces derniers. De plus, la décision de porter à 40 ans et même plus, le nombre minimal d'années de travail pour des secteurs de la classe ouvrière qui, du fait de la durée de leur formation, ne commencent pas à travailler avant l'âge de 23 ans (voire 25 ans) signifiait qu'ils devraient continuer à travailler dans des conditions qui sont toujours plus pénibles et usantes bien au-delà de l'âge légal de la retraite, 60 ans. Avec un style différent de celui de Juppé en 1995, le Premier Ministre Jean-Pierre Raffarin a fait passer un message du même ordre en déclarant que "Ce n'est pas la rue qui gouverne". Finalement, malgré la combativité des travailleurs de l'éducation et leur ténacité (certains ont fait 6 semaines de grève), malgré des manifestations parmi les plus massives depuis mai 68, le mouvement n'a pu faire reculer le gouvernement lequel a décidé, lorsque la mobilisation commençait à fléchir, de revenir sur certaines des mesures particulières touchant le personnel non enseignant des établissements scolaires afin de détruire l'unité qui s'était développée au sein de ces derniers entre les différentes catégories professionnelles et donc la dynamique de mobilisation. L'inévitable reprise du travail parmi les personnels des écoles a signifié la fin du mouvement qui, comme en 1995, n'a pas réussi à repousser la principale attaque du gouvernement, celle contre les retraites. Cependant, alors que l'épisode de 1995 avait pu être présenté comme une "victoire" par les syndicats, ce qui a permis de renforcer leur emprise sur l'ensemble des travailleurs, celui de 2003 a été ressenti principalement comme un échec (notamment parmi une bonne partie des enseignants qui ont perdu presque 6 semaines de leur salaire), ce qui a affecté sensiblement la confiance des travailleurs à leur égard.

La faiblesse politique de la droite française

5) On peut ainsi résumer les grandes caractéristiques des attaques de la bourgeoisie contre la classe ouvrière en 1995 et 2003 :

  • toutes les deux correspondaient à la nécessité incontournable pour le capitalisme, face à la crise mondiale de son économie et au creusement des déficits publics, de poursuivre la destruction des dispositifs de l'État Providence mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et, en particulier, la Sécurité sociale de même que le système de retraites ;
  • toutes les deux ont été soigneusement préparées par les différents organes au service du capitalisme, en premier lieu le gouvernement de droite et les organisations syndicales, pour infliger une défaite à la classe ouvrière ; une défaite sur le plan économique, mais également sur le plan politique et idéologique ;
  • toutes les deux ont fait appel à la méthode consistant à cumuler des attaques sur un secteur particulier, qui était de ce fait propulsé aux avant-postes de la mobilisation, et à "reculer" ensuite sur certaines attaques spécifiques concernant ce secteur afin de désarmer l'ensemble du mouvement ;
  • cependant, la dimension politique de l'attaque de la bourgeoisie, même si elle faisait appel à des méthodes similaires, n'était pas la même dans les deux cas puisque, en 1995, il fallait présenter le résultat de la mobilisation comme une "victoire" à mettre au crédit des syndicats alors qu'en 2003, l'évidence de la défaite était un élément de démoralisation et aussi de discrédit des syndicats.

Concernant la mobilisation actuelle, un certain nombre d'évidences s'imposent :

  • le CPE n'était nullement une mesure indispensable pour l'économie française ce qui s'est illustré notamment dans le fait qu'une bonne partie du patronat et des députés de droite n'y était pas favorable, de même d'ailleurs que la majorité des membres du gouvernement, en particulier les deux ministres directement concernés, celui de l'emploi (Gérard Larcher) et celui de la "cohésion sociale" (Jean-Louis Borloo) ;
  • le caractère non indispensable du point de vue capitaliste de cette mesure se double d'une absence presque complète de préparation pour la faire passer ; alors que les attaques de 1995 et de 2003 avaient été préparées au préalable par des "discussions" avec les syndicats (à tel point que, dans les deux cas, un des grands syndicats, la CFDT, de coloration social-démocrate, avait soutenu les plans gouvernementaux), le CPE faisait partie d'un lot de mesures regroupées dans une loi baptisée "Égalité des chances" soumise au Parlement de façon précipitée et sans discussion préalable avec les syndicats. Parmi les aspects les plus odieux de la loi il y a le fait qu'elle est censé lutter contre la précarité, alors qu'elle l'institutionnalise pour les jeunes travailleurs de moins de 26 ans. De plus, elle est présentée comme un "bienfait" pour les jeunes des quartiers "difficiles" qui s'étaient révoltés à l'automne 2005 alors qu'elle contient une série d'attaques contre ces mêmes jeunes comme la mise au travail, sous couvert d'apprentissage, des adolescents à partir de 14 ans et le travail de nuit pour les plus de 15 ans.

6) Le caractère provocateur de la méthode du gouvernement s'est également révélé dans la tentative de faire passer la loi "à la hussarde", en faisant appel à des dispositifs de la Constitution qui permettent son adoption sans vote du Parlement et en prévoyant son passage devant celui-ci pendant la période des vacances scolaires des étudiants et des lycéens. Cependant, cette "kolossale finesse" du gouvernement et de son chef, de Villepin, s'est retournée contre eux. Loin de prendre de vitesse toute possibilité de mobilisation, cette manœuvre assez grossière n'a réussi qu'à accroître encore plus la colère des étudiants et des lycéens et à radicaliser leur mobilisation. En 1995, le caractère provocateur des déclarations et l'attitude arrogante du Premier Ministre Juppé avaient été également un élément de la radicalisation du mouvement de grève. Mais, à cette époque, cette attitude correspondait tout à fait aux objectifs de la bourgeoisie qui avait prévu la réaction des travailleurs et qui, dans un contexte où la classe ouvrière subissait encore de plein fouet le poids des campagnes idéologiques consécutives à l'effondrement des régimes soi-disant "socialistes" (ce qui limitait nécessairement les potentialités de la lutte), avait orchestré une manœuvre destinée à redorer le blason des syndicats. Aujourd'hui, en revanche, c'est de façon involontaire que le Premier Ministre a réussi à polariser la colère de la jeunesse scolarisée ainsi que de la plus grande partie de la classe ouvrière contre sa politique. Au cours de l'été 2005, Villepin était parvenu à faire passer sans difficulté le CNE (Contrat Nouvelle Embauche) qui permet aux entreprises de moins de 20 salariés de licencier pendant deux ans après son embauche le travailleur, quel que soit son âge, sans fournir le moindre motif. Au début de l'hiver, il a estimé qu'il en serait de même pour le CPE, lequel étend à toutes les entreprises, publiques ou privées, les mêmes dispositions que le CNE, mais pour les moins de 26 ans. La suite lui a montré que c'était là une grosse erreur d'appréciation puisque, tous les médias et toutes les forces politiques de la bourgeoisie en conviennent, le gouvernement s'est mis dans une situation très délicate. En fait, ce n'est pas seulement le gouvernement qui est aujourd'hui extrêmement embarrassé ; c'est l'ensemble des partis politiques bourgeois (de droite comme de gauche) de même que l'ensemble des syndicats qui, chacun à sa façon, reproche à Villepin sa "méthode". D'ailleurs, ce dernier a lui-même reconnu en partie ses fautes en disant qu'il "regrettait" la méthode qu'il avait employée.

Il est indiscutable qu'il y a eu des maladresses politiques de la part du gouvernement, et notamment de la part de son chef. Celui-ci est présenté comme "autiste"[2] [21] par la plupart des formations de gauche ou syndicales, un personnage "hautain" incapable de comprendre les véritables aspirations du "peuple". Ses "amis" de droite (en particulier, évidemment, les proches de son grand rival pour les prochaines élections présidentielles, Nicolas Sarkozy) insistent sur le fait que, comme il n'a jamais été un élu (contrairement à Sarkozy qui a été député et maire d'une ville importante[3] [22] pendant de longues années), il a du mal à tisser des liens avec le terrain, avec la base "populaire". Au passage, on laisse entendre que son goût pour la poésie et les belles lettres révèle qu'il est une sorte de "dilettante", d'amateur en politique. Cependant, le reproche qui lui est fait de façon la plus unanime (y compris par le patronat), c'est de n'avoir pas fait précéder sa proposition de loi par une consultation des "acteurs sociaux" ou "corps intermédiaires" (suivant les termes des sociologues médiatiques), en fait des syndicats. Ce reproche lui est porté notamment avec beaucoup de virulence par le syndicat le plus "modéré", la CFDT, qui en 1995 et en 2003 avait soutenu les attaques du gouvernement.

On peut donc dire que, dans les circonstances présentes, la droite française a eu à cœur de mériter sa réputation de "droite la plus bête du monde". Plus généralement, il convient de signaler que la bourgeoisie française, d'une certaine façon, manifeste une nouvelle fois (et paye également) son manque de maîtrise du jeu politique qui l'a conduite à des "accidents" électoraux comme celui de 1981 ou celui de 2002. Dans le premier cas, du fait des divisions de la droite, la gauche était arrivée au gouvernement à contre tendance de l'orientation que s'était donnée la bourgeoisie des autres grands pays avancés face à la situation sociale (en particulier en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie ou aux États-Unis). Dans le deuxième cas, la gauche (du fait également de ses divisions) était absente du second tour de l'élection présidentielle lequel s'était joué entre Le Pen, le chef de file de l'extrême droite, et Chirac, dont la réélection a été "plombée" par toutes les voix de gauche qui s'étaient portées sur lui au titre du "moindre mal". En effet, élu avec ces voix de la gauche, Chirac avait beaucoup moins les mains libres que s'il avait remporté la victoire face au champion de celle-ci, Lionel Jospin. Ce manque de légitimité de Chirac fait partie des ingrédients qui expliquent la faiblesse du gouvernement de droite face à la classe ouvrière et sa difficulté à l'attaquer.

Cela dit, cette faiblesse politique de la droite (et de l'appareil politique de la bourgeoisie française en général) ne l'a pas empêchée de réussir en 2003 une attaque massive contre la classe ouvrière sur la question des retraites. En particulier, elle ne permet pas d'expliquer l'ampleur de la lutte actuelle, notamment la très grande mobilisation de centaines milliers de jeunes futurs travailleurs, la dynamique du mouvement, les formes de lutte réellement prolétariennes.

Une expression de la reprise des luttes et du développement de la conscience de la classe ouvrière

7) En 1968 aussi, la mobilisation des étudiants, et ensuite la formidable grève des travailleurs (9 millions de grévistes pendant plusieurs semaines –plus de 150 millions de jours de grève) résultait en partie des erreurs commises par le régime gaulliste en fin de règne. L'attitude provocatrice des autorités vis-à-vis des étudiants (entrée de la police dans la Sorbonne le 3 mai pour la première fois depuis des centaines d'années, arrestation et emprisonnement de plusieurs étudiants qui avaient tenté de s'opposer à son évacuation de force) a été un facteur de mobilisation massive de ces derniers au cours de la semaine du 3 au 10 mai. Suite à la répression féroce de la nuit du 10 au 11 mai et à l'émotion qui s'en était suivie dans toute l'opinion, le gouvernement a décidé de reculer sur les deux revendications étudiantes, la réouverture de la Sorbonne et la libération des étudiants arrêtés la semaine précédente. Ce recul du gouvernement et l'énorme succès de la manifestation appelée par les syndicats le 13 mai[4] [23] avaient conduit à une série de débrayages spontanés dans de grandes usines, comme Renault à Cléon et Sud-Aviation à Nantes. Une des motivations de ces débrayages, portée principalement par les jeunes ouvriers, était que si la détermination des étudiants (qui pourtant n'ont aucun poids dans l'économie) avait réussi à faire reculer le gouvernement, celui-ci serait également obligé de reculer devant celle des ouvriers qui eux disposent d'un moyen de pression autrement plus puissant, la grève. L'exemple des ouvriers de Nantes et de Cléon s'est propagé comme une traînée de poudre en prenant de vitesse les syndicats. Craignant d'être complètement débordés, ces derniers ont été obligés de "prendre le train en marche" au bout de deux jours et ont appelé à la grève laquelle a fini par toucher 9 millions d'ouvriers paralysant l'économie du pays pendant plusieurs semaines. Cependant, dès ce moment-là, il fallait être myope pour considérer qu'un mouvement d'une telle ampleur ne pouvait avoir que des causes circonstancielles ou "nationales". Il correspondait nécessairement à une modification très sensible à l'échelle internationale du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat au bénéfice de ce dernier[5] [24]. C'est bien ce qui allait se confirmer un an plus tard par le "Cordobazo" du 29 mai 1969 en Argentine[6] [25], par l'automne chaud italien de 1969 (baptisé aussi "Mai rampant"), puis par les grandes grèves de la Baltique de "l'hiver polonais" 1970-71 et beaucoup d'autres mouvements moins spectaculaires mais qui tous confirmaient que Mai 1968 n'avait nullement été une sorte d'éclair dans un ciel bleu mais traduisait bien la reprise historique du prolétariat mondial après plus de quatre décennies de contre-révolution.

8) Le mouvement actuel en France, lui non plus, ne peut s'expliquer par de simples considérations particulières (les "erreurs" du gouvernement Villepin) ou nationales. En fait, il constitue une confirmation éclatante de ce que le CCI a mis en évidence depuis 2003 : une tendance à la reprise des luttes de la classe ouvrière internationale et à un développement de la conscience en son sein :

"Les mobilisations à grande échelle du printemps 2003 en France et en Autriche représentent un tournant dans la lutte de classe depuis 1989. Elles sont un premier pas significatif dans la récupération de la combativité ouvrière après la plus longue période de reflux depuis 1968." (Revue internationale n°117, "Rapport sur la lutte de classe")
"En dépit de toutes ces difficultés, la période de recul n’a en aucune manière signifié "la fin de la lutte de classe". Les années 1990 ont été entrecoupées d’un certain nombre de mouvements qui montraient que le prolétariat avait encore des réserves de combativité intactes (par exemple, en 1992 et en 1997). Cependant, aucun de ces mouvements n’a représenté un réel changement au niveau de la conscience. D’où l’importance des mouvements plus récents qui, quoique n’ayant pas l’impact spectaculaire et "grand soir" comme celui de 1968 en France, représentent néanmoins un tournant dans le rapport de force entre les classes. Les luttes de 2003-2005 ont présenté les caractéristiques suivantes :
  • elles ont impliqué des secteurs significatifs de la classe ouvrière dans des pays du cœur du capitalisme mondial (comme en France en 2003) ;
  • elles manifestaient un souci pour des questions plus explicitement politiques ; en particulier la question des retraites pose le problème du futur que la société capitaliste réserve à tous (…) ;
  • la question de la solidarité de classe a été posée de manière plus large et plus explicite qu'à n'importe quel moment des luttes des années 1980, en particulier dans les mouvements récents en Allemagne ;
  • elles ont été accompagnées par le surgissement d'une nouvelle génération d'éléments en recherche de clarté politique. Cette nouvelle génération s'est manifestée à la fois dans le nouveau flux d'éléments ouvertement politisés et dans les nouvelles couches d'ouvriers qui entrent en lutte pour la première fois. Comme cela a pu être mis en évidence dans certaines manifestations importantes, il est en train de se forger le socle pour l'unité entre la nouvelle génération et la "génération de 68" – à la fois la minorité politique qui a reconstruit le mouvement communiste dans les années 1960 et 1970 et les couches plus larges d'ouvriers qui ont vécu la riche expérience des luttes de classe entre 1968 et 1989." (Revue internationale n°122, "Résolution sur la situation internationale du 16e Congrès du CCI")

Ces caractéristiques que nous mettions en évidence lors de notre 16e Congrès se sont pleinement manifestées dans le mouvement actuel des étudiants en France.

C'est ainsi que le lien entre générations de combattants s'est établi spontanément dans les assemblées étudiantes : non seulement les travailleurs les plus âgés (y compris des retraités) étaient autorisés à prendre la parole dans les AG, mais ils y étaient encouragés et c'est avec beaucoup d'attention et de chaleur que leurs interventions faisant part de leur expérience de la lutte étaient accueillies par la jeune génération[7] [26].

Pour sa part, la préoccupation pour l'avenir (et non seulement pour une situation immédiate) est au cœur même de la mobilisation qui englobe des jeunes qui ne seront confrontés au CPE que dans plusieurs années (parfois plus de 5 ans pour ce qui concerne beaucoup de lycéens). Cette préoccupation pour l'avenir s'était déjà manifestée en 2003 sur la question des retraites où l'on avait pu voir de nombreux jeunes dans les manifestations ce qui était déjà aussi un indice de cette solidarité entre générations de la classe ouvrière. Dans le mouvement actuel, la mobilisation contre la précarité, et donc contre le chômage, pose de façon implicite, et explicite pour un nombre croissant d'étudiants et de jeunes travailleurs, la question de l'avenir que le capitalisme réserve à la société ; préoccupation qui est également partagée par de nombreux travailleurs âgés qui se demandent : "Quelle société laissons-nous à nos enfants ?"

La question de la solidarité (notamment entre générations mais aussi entre différents secteurs de la classe ouvrière) a été une des questions clé du mouvement :

  • solidarité des étudiants entre eux, volonté de ceux qui étaient les plus en pointe, les mieux organisés, de venir appuyer leurs camarades confrontés à des situations difficiles (sensibilisation et mobilisation des étudiants plus réticents, organisation et conduite des AG, etc.) ;
  • appels aux travailleurs salariés en mettant en avant le fait que l'attaque gouvernementale visait tous les secteurs de la classe ouvrière ;
  • sentiment de solidarité parmi les travailleurs, même si ce sentiment n'a pu déboucher sur une extension de la lutte à part la participation aux journées d'action et aux manifestations ;
  • conscience parmi beaucoup d'étudiants qu'ils ne sont pas les plus menacés par la précarité (qui touche plus massivement les jeunes non diplômés) mais que leur lutte concerne plus encore les jeunes les plus défavorisés, notamment ceux qui habitent les "banlieues" qui avaient "brûlé" à l'automne dernier.

Les jeunes générations reprennent le flambeau de la lutte

9) Une des caractéristiques majeures du mouvement actuel est le fait qu'il est porté par les jeunes générations. Et ce n'est nullement le fruit du hasard. Depuis quelques années, le CCI avait relevé l'existence au sein des nouvelles générations d'un processus de réflexion en profondeur même si non spectaculaire et qui se manifestait principalement par l'éveil à une politique communiste d'un nombre bien plus important qu'auparavant de jeunes éléments (dont certains ont, d'ores et déjà, fait le pas de rejoindre nos rangs). Il y voyait la "partie émergée de l'iceberg" d'un processus de prise de conscience affectant de larges secteurs des nouvelles générations prolétariennes qui, tôt ou tard, allaient s'engager dans de vastes combats :

  • "La nouvelle génération 'd'éléments en recherche', la minorité s'approchant des positions de classe, aura un rôle d'une importance sans précédent dans les futurs combats de la classe, qui seront confrontées à leurs implications politiques beaucoup plus vite et profondément que les luttes de 1968-1989. Ces éléments, qui expriment déjà un développement lent mais significatif de la conscience en profondeur, seront mis à contribution pour aider à l'extension massive de la conscience dans toute la classe." (Revue internationale n°113, "Résolution sur la situation internationale du 15e Congrès du CCI")

Le mouvement actuel des étudiants en France exprime l'émergence de ce processus souterrain qui avait commencé il y a déjà quelques années. Il est le signe que le plus fort de l'impact des campagnes idéologiques orchestrées depuis 1989 sur "la fin du communisme", "la disparition de la lutte de classe" (voire de la classe ouvrière) est maintenant derrière nous.

Au lendemain de la reprise historique du prolétariat mondial, à partir de 1968, nous constations que :

  • "Le prolétariat actuel est différent de celui de l'entre-deux guerres. D'une part, comme l'ensemble des piliers de l'idéologie bourgeoise, les mystifications qui ont, dans le passé, écrasé la conscience prolétarienne, se sont en partie épuisées progressivement : le nationalisme, les illusions démocratiques, l'anti-fascisme, utilisés intensivement pendant un demi-siècle n'ont plus leur impact d'hier. D'autre part, les nouvelles générations ouvrières n'ont pas subi les défaites des précédentes. Les prolétaires qui aujourd'hui s'affrontent à la crise, s'ils n'ont pas l'expérience de leurs aînés, ne sont pas prostrés non plus dans la même démoralisation. La formidable réaction que, dès 1968-69, la classe ouvrière a opposée aux premières manifestations de la crise signifie que la bourgeoisie n'est pas en mesure d'imposer aujourd'hui la seule issue qu'elle puisse pour sa part trouver à cette crise: un nouvel holocauste mondial. Auparavant, elle doit pouvoir vaincre la classe ouvrière : la perspective actuelle n'est donc pas guerre impérialiste mais guerre de classe généralisée." (Manifeste du CCI, adopté à son 1er Congrès en janvier 1976)

Lors de notre 8e Congrès, treize ans plus tard, le rapport sur la situation internationale avait complété cette analyse dans les termes suivants :

  • "Il fallait que les générations qui avaient été marquées par la contre-révolution des années 30 à 60 cèdent la place à celles qui ne l'avaient pas connue, pour que le prolétariat mondial trouve la force de surmonter celle-ci. D'une façon similaire (bien qu'il faille modérer une telle comparaison en soulignant qu'entre la génération de 68 et les précédentes il y avait une rupture historique, alors qu'entre les générations qui ont suivi, il y a continuité), la génération qui fera la révolution ne pourra être celle qui a accompli la tâche historique essentielle d'avoir ouvert au prolétariat mondial une nouvelle perspective après la plus profonde contre-révolution de son histoire."

Quelques mois plus tard, l'effondrement des régimes soi-disant "socialistes" et l'important recul que cet événement a provoqué dans la classe ouvrière devaient concrétiser cette prévision. En réalité, toutes proportions gardées, il en est de la reprise actuelle des combats de classe comme de la reprise historique de 1968 après 40 ans de contre-révolution : les générations qui ont subi la défaite et surtout la terrible pression des mystifications bourgeoises ne pouvaient plus animer un nouvel épisode de l'affrontement entre classes. De fait, c'est une génération qui était encore à l'école primaire au moment de ces campagnes, et qui n'a pas été directement affectée par elles, qui est aujourd'hui la première à reprendre le flambeau de la lutte.

La conscience, bien plus profonde qu'en 68, d'appartenir à la classe ouvrière

10) La comparaison entre la mobilisation étudiante d'aujourd'hui en France et les événements de mai 1968 permet de dégager un certain nombre de caractéristiques importantes du mouvement actuel. La majorité des étudiants en lutte actuellement l'affirme très clairement : "notre lutte est différente de celle de Mai 68". C'est tout à fait juste, mais il importe de comprendre pourquoi.

La première différence, et qui est fondamentale, consiste dans le fait que le mouvement de Mai 1968 s'est situé au tout début de la crise ouverte de l'économie capitaliste mondiale alors que celle-ci dure maintenant depuis près de quatre décennies (avec une forte aggravation à partir de 1974). A partir de 1967 on avait assisté dans plusieurs pays, notamment en Allemagne et en France, à une montée du nombre de chômeurs, ce qui constituait une des bases à la fois de l'inquiétude qui commençait à poindre parmi les étudiants et du mécontentement qui a conduit la classe ouvrière à engager la lutte. Cela dit, le nombre des chômeurs en France aujourd'hui est 10 fois plus élevé que celui de mai 1968 et ce chômage massif (de l'ordre de 10% de la population active en chiffres officiels) dure déjà depuis plusieurs décennies. Il en résulte toute une série de différences.

Ainsi, même si les premières atteintes de la crise ont constitué un des éléments à l'origine de la colère étudiante en 1968, ce n'est nullement dans les mêmes termes qu'aujourd'hui. A l'époque, il n'y avait pas de menace majeure de chômage ou de précarité à la fin des études. L'inquiétude principale qui affectait alors la jeunesse estudiantine était de ne pouvoir désormais accéder au même statut social que celui dont avait bénéficié la génération précédente de diplômés de l'université. En fait, la génération de 1968 était la première à être confrontée avec une certaine brutalité au phénomène de "prolétarisation des cadres" abondamment étudiée par les sociologues de l'époque. Ce phénomène avait débuté quelques années auparavant, avant même que la crise ouverte ne vienne se manifester, à la suite d'une augmentation très sensible du nombre d'étudiants dans les universités. Cette augmentation résultait des besoins de l'économie mais aussi de la volonté et de la possibilité de la génération de leurs parents, qui avait subi avec la Seconde Guerre mondiale une période de privations considérables, de pourvoir ses enfants d'une situation économique et sociale supérieure à la sienne. Cette "massification" de la population étudiante avait provoqué, depuis quelques années, un malaise grandissant résultant de la permanence au sein de l'Université de structures et de pratiques héritées d'un temps où seule une élite pouvait la fréquenter, notamment un fort autoritarisme. Une autre composante du malaise du monde étudiant, qui s'est fait notamment sentir à partir de 1964 aux États-Unis, était la guerre du Vietnam qui mettait à mal le mythe du rôle "civilisateur" des grandes démocraties occidentales et qui avait favorisé un engouement dans des secteurs significatifs de la jeunesse des universités pour les thèmes tiers-mondistes -guévaristes ou maoïstes. Ces thèmes étaient alimentés par les théories de "penseurs" pseudo "révolutionnaires", tel Herbert Marcuse, qui avaient annoncé "l'intégration de la classe ouvrière" et l'émergence de nouvelles forces "révolutionnaires" comme les "minorités opprimées" (les noirs, les femmes, etc.), les paysans du tiers-monde, voire … les étudiants. De nombreux étudiants de cette période se considéraient comme "révolutionnaires" tout comme ils considéraient comme "révolutionnaires" des personnages tels Che Guevara, Ho Chi Min ou Mao. Enfin, une des composantes de la situation de l'époque était le clivage très important entre la nouvelle génération et celle de ses parents à laquelle étaient adressées de multiples critiques. En particulier, du fait que cette génération avait travaillé dur pour se sortir de la situation de misère, voire de famine, résultant de la Seconde Guerre mondiale, il lui était reproché de ne se préoccuper que de bien-être matériel. D'où le succès des fantaisies sur la "société de consommation" et de slogans tels "ne travaillez jamais". Fille d'une génération qui avait subi de plein fouet la contre-révolution, la jeunesse des années 60 lui reprochait son conformisme et sa soumission aux exigences du capitalisme. Réciproquement, beaucoup de parents ne comprenaient pas et avaient du mal à accepter que leurs enfants traitent avec mépris les sacrifices qu'ils avaient consentis pour leur donner une situation économique meilleure que la leur.

11) Le monde d'aujourd'hui est bien différent de celui de 1968 et la situation de la jeunesse étudiante actuelle a peu de chose à voir avec celle des "sixties" :

  • Ce n'est pas simplement l'inquiétude envers une dévalorisation de leur futur statut qui assaille la plupart des étudiants d'aujourd'hui. Prolétaires, ils le sont déjà pour une bonne moitié qui travaille pour pouvoir se payer des études et ils ne se font pas trop d'illusions sur de mirifiques situations sociales qui les attendraient à la fin de celles-ci. Ils savent surtout que leur diplôme leur donnera le "droit" de rejoindre la condition prolétarienne sous une de ses formes les plus dramatiques, le chômage et la précarité, l'envoi de centaines de CV sans réponse et les files d'attente aux agences pour l'emploi, et que leur accession à un emploi un peu plus stable, après toute une période de "galère" jalonnée par des stages non rémunérés et des contrats à durée déterminée, se fera dans beaucoup de cas à des postes ayant peu à voir avec leur formation et leurs aspirations.
  • En ce sens, la solidarité que ressentent à l'heure actuelle les étudiants envers les travailleurs relève en premier lieu de la conscience chez la plupart d'entre eux qu'ils appartiennent au même monde, celui des exploités, en lutte contre un même ennemi, les exploiteurs. Elle est très éloignée de la démarche d'essence petite-bourgeoise des étudiants de 1968 en direction de la classe ouvrière, démarche manifestant une certaine condescendance à l'égard de cette dernière mêlée d'une fascination envers cet être mythique, l'ouvrier en bleu de chauffe, héros des lectures mal digérées des classiques du marxisme, quand ce n'était pas d'auteurs ayant peu à voir avec le marxisme, staliniens ou crypto staliniens. La mode qui a fait florès après 1968 des "établis", ces intellectuels qui ont choisi d'aller travailler en usine afin de "toucher la classe ouvrière", n'est pas près de revenir.
  • C'est pour cela aussi que les thèmes comme la "société de consommation", même s'ils sont encore agités par quelques attardés anarchoïdes, n'ont aucun écho chez les étudiants en lutte. Quant à la formule "ne travaillez jamais", elle ne se présente plus, en aucune façon, comme un projet "radical" mais bien comme une terrible et angoissante menace.

12) C'est pour cela aussi, paradoxalement, que les thèmes "radicaux" ou "révolutionnaires" sont très peu présents dans les discussions et préoccupations des étudiants d'aujourd'hui. Alors que ceux de 68 avaient, en de nombreux endroits, transformé les facultés en forums permanents débattant de la question de la révolution, des conseils ouvriers, etc., la majorité des discussions qui se tiennent aujourd'hui dans les universités tournent autour de questions beaucoup plus "terre à terre", comme le CPE et ses implications, la précarité, les moyens de lutte (blocages, assemblées générales, coordinations, manifestations, etc.). Cependant, leur polarisation autour du retrait du CPE, qui apparemment témoigne d'une ambition bien moins "radicale" que celle des étudiants de 1968, ne saurait signifier une moindre profondeur du mouvement actuel par rapport à celui d'il y a 38 ans. Bien au contraire. Les préoccupations "révolutionnaires" des étudiants de 1968 (en fait de la minorité d'entre eux qui constituait "l'avant-garde du mouvement") étaient incontestablement sincères mais elles étaient fortement marquées par le tiers-mondisme (guévarisme ou maoïsme) sinon par l'anti-fascisme. Au mieux, si l'on peut dire, elles étaient de nature anarchiste (dans le sillage de Cohn-Bendit) ou situationnistes. Elles avaient une vision romantique petite-bourgeoise de la révolution quand ce n'était pas de simples appendices "radicaux" du stalinisme. Mais quels que soient les courants qui affichaient des idées "révolutionnaires", qu'ils soient de nature bourgeoise ou petite-bourgeoise, aucun d'entre eux n'avait la moindre idée du processus réel de développement du mouvement de la classe ouvrière vers la révolution, et encore moins de la signification des grèves ouvrières massives comme première manifestation de la sortie de la période de contre-révolution[8] [27]. Aujourd'hui, les préoccupations "révolutionnaires" ne sont pas encore présentes de façon significative dans le mouvement mais sa nature de classe incontestable et le terrain sur lequel se fait la mobilisation : le refus d'un futur de soumission aux exigences et aux conditions de l'exploitation capitaliste (le chômage, la précarité, l'arbitraire des patrons, etc.), sont porteurs d'une dynamique qui, nécessairement, provoquera dans toute une frange des participants aux combats actuels une prise de conscience de la nécessité du renversement du capitalisme. Et cette prise de conscience ne sera nullement basée sur des chimères comme celles qui prévalaient en 1968 et qui ont permis un "recyclage" des leaders du mouvement dans l'appareil politique officiel de la bourgeoisie (les ministres Bernard Kouchner et Joshka Fischer, le sénateur Henri Weber, le porte parole des verts au Parlement européen Daniel Cohn-Bendit, le patron de presse Serge July, etc.) quand ils n'ont pas conduit à l'impasse tragique du terrorisme ("Brigades rouges" en Italie, "Fraction armée rouge" en Allemagne, "Action directe" en France). Bien au contraire. Cette prise de conscience se développera à partir de la compréhension des conditions fondamentales qui rendent la révolution prolétarienne nécessaire et possible : la crise économique insurmontable du capitalisme mondial, l'impasse historique de ce système, la nécessité de concevoir les luttes prolétariennes de résistance contre les attaques croissantes de la bourgeoisie comme autant de préparatifs en vue du renversement final du capitalisme. En 1968, la rapidité de l'éclosion des préoccupations "révolutionnaires" était en grande partie le signe de leur superficialité et de leur manque de consistance théorique-politique correspondant à leur nature fondamentalement petite-bourgeoise. Le processus de radicalisation des luttes de la classe ouvrière, même s'il peut connaître à certains moments des accélérations surprenantes, est un phénomène beaucoup plus long, justement parce qu'il est incomparablement plus profond. Comme le disait Marx, "être radical, c'est aller à la racine des choses", et c'est une démarche qui nécessairement prend du temps et se base sur la capitalisation de toute une expérience de luttes.

La capacité d'éviter le piège de l'escalade de la violence aveugle provoquée par la bourgeoisie

13) En fait, ce n'est pas dans la "radicalité" des objectifs du mouvement des étudiants, ni dans les discussions qui s'y mènent que se manifeste sa profondeur. Cette profondeur, elle est donnée par les questions fondamentales que pose implicitement la revendication du retrait du CPE : l'avenir de précarité et de chômage que le capitalisme en crise réserve aux jeunes générations et qui signe la faillite historique de ce système. Mais plus encore, cette profondeur s'exprime par les méthodes et l'organisation de la lutte telles qu'elles ont été relevées aux points 2 et 3 : les assemblées générales vivantes, ouvertes, disciplinées, manifestant une préoccupation de réflexion et de prise en charge collective de la conduite du mouvement, la nomination de commissions, comités de grève, délégations responsables devant les AG, la volonté d'extension de la lutte en direction de l'ensemble des secteurs de la classe ouvrière. Dans La guerre civile en France, Marx signale que le caractère véritablement prolétarien de la Commune de Paris ne s'exprime pas tant par les mesures économiques qu'elle a adoptées (la suppression du travail de nuit des enfants et le moratoire sur les loyers) mais par les moyens et le mode d'organisation qu'elle s'est donnés. Cette analyse de Marx s'applique tout à fait à la situation actuelle. Le plus important dans les luttes que mène la classe sur son terrain ne réside pas tant dans les objectifs contingents qu'elle peut se fixer à tel ou tel moment, et qui seront dépassés dans les étapes ultérieures du mouvement, mais dans sa capacité à prendre en main pleinement ces luttes et donc dans les méthodes qu'elle se donne pour cette prise en main. Ce sont ces moyens et méthodes de sa lutte qui sont les meilleurs garants de la dynamique et de la capacité de la classe à avancer dans le futur. C'est bien une des insistances majeures du livre de Rosa Luxemburg Grèves de masse, parti et syndicats, tirant les leçons de la révolution de 1905 en Russie. En réalité, au-delà du fait que le mouvement actuel était bien en deçà de celui de 1905 du point de vue de ses enjeux politiques, il faut souligner que les moyens qu'il s'est donnés sont, de façon embryonnaire, ceux de la grève de masse, telle qu'elle s'est exprimée notamment en août 1980 en Pologne.

14) La profondeur du mouvement des étudiants s'exprime également dans sa capacité à ne pas tomber dans le piège de la violence que la bourgeoisie lui a tendu à plusieurs reprises y compris en utilisant et manipulant les "casseurs" : occupation policière de la Sorbonne, souricière à la fin de la manifestation du 16 mars, charges policières à la fin de celle du 18 mars, violences des "casseurs" contre les manifestants du 23 mars. Même si une petite minorité d'étudiants, notamment ceux influencés par les idéologies anarchisantes, se sont laissé tenter par les affrontements avec les forces de police, la grande majorité d'entre eux a eu à cœur de ne pas laisser pourrir le mouvement dans des affrontements à répétition avec les forces de répression. En ce sens, le mouvement actuel des étudiants a fait preuve d'une bien plus grande maturité que celui de 1968. La violence - affrontements avec les CRS et barricades - avait constitué, entre le 3 mai et le 10 mai 1968, une des composantes du mouvement qui, suite à la répression de la nuit du 10 au 11 et aux louvoiements du gouvernement, avait ouvert les portes de l'immense grève de la classe ouvrière. Cela dit, dans la suite du mouvement, les barricades et les violences étaient devenues un des éléments de la reprise en main de la situation par les différentes forces de la bourgeoisie, le gouvernement et les syndicats, notamment en sapant la très grande sympathie acquise dans un premier temps par les étudiants dans l'ensemble de la population et notamment la classe ouvrière. Pour les partis de gauche et pour les syndicats, il devenait facile de mettre sur un même plan ceux qui parlaient de la nécessité de la révolution et ceux qui brûlaient des voitures et n'avaient de cesse d'aller "au contact" avec les CRS. D'autant plus que, effectivement, c'étaient souvent les mêmes. Pour les étudiants qui se croyaient "révolutionnaires", le mouvement de Mai 68 était déjà la Révolution, et les barricades qui se dressaient jour après jour étaient présentées comme les héritières de celles de 1848 et de la Commune. Aujourd'hui, même lorsqu'ils se posent la question des perspectives générales du mouvement, et donc de la nécessité de la révolution, les étudiants sont bien conscients que ce ne sont pas des affrontements avec les forces de police qui font la force du mouvement. En fait, même si il est encore très loin de se poser la question de la révolution, et donc de réfléchir au problème de la violence de classe du prolétariat dans sa lutte pour le renversement du capitalisme, le mouvement a été confronté implicitement à ce problème et a su lui apporter une réponse dans le sens de la lutte et de l'être du prolétariat. Celui-ci a été confronté depuis le début à la violence extrême de la classe exploiteuse, la répression lorsqu'il essayait de défendre ses intérêts, la guerre impérialiste mais aussi à la violence quotidienne de l'exploitation. Contrairement aux classes exploiteuses, la classe porteuse du communisme ne porte pas avec elle la violence, et même si elle ne peut s'épargner l'utilisation de celle-ci, ce n'est jamais en s'identifiant avec elle. En particulier, la violence dont elle devra faire preuve pour renverser le capitalisme, et dont elle devra se servir avec détermination, est nécessairement une violence consciente et organisée et doit donc être précédée de tout un processus de développement de sa conscience et de son organisation à travers les différentes luttes contre l'exploitation. La mobilisation actuelle des étudiants, notamment du fait de sa capacité à s'organiser et à aborder de façon réfléchie les problèmes qui lui sont posés, y compris celui de la violence, est de ce fait beaucoup plus près de la révolution, du renversement violent de l'ordre bourgeois que ne pouvaient l'être les barricades de Mai 1968.

15) C'est justement la question de la violence qui constitue un des éléments essentiels permettant de souligner la différence fondamentale entre les émeutes des banlieues de l'automne 2005 et le mouvement des étudiants du printemps 2006. A l'origine des deux mouvements, il y a évidemment une cause commune : la crise insurmontable du mode de production capitaliste, l'avenir de chômage et de précarité qu'il réserve aux enfants de la classe ouvrière. Cependant, les émeutes des banlieues, exprimant fondamentalement un désespoir complet face à cette situation, ne sauraient en aucune façon être considérées comme une forme, même approximative, de la lutte de classe. En particulier, les composantes essentielles des mouvements du prolétariat, la solidarité, l'organisation, la prise en main collective et consciente de la lutte, étaient totalement absentes de ces émeutes. Aucune solidarité des jeunes désespérés envers les propriétaires des voitures qu'ils brûlaient et qui étaient celles de leurs voisins, de prolétaires eux-mêmes victimes du chômage et de la précarité. Bien peu de conscience de la part de ces émeutiers, souvent très jeunes, dont la violence et les destructions s'exerçaient de façon aveugle, et souvent sous forme de jeu. Quant à l'organisation et à l'action collective, elles prenaient la forme des bandes de cités dirigées par un petit "caïd" (tirant souvent son autorité du fait qu'il est le plus violent de la bande), et qui se faisaient concurrence entre elles pour gagner le concours du plus grand nombre de voitures brûlées. En réalité, la démarche des jeunes émeutiers d'octobre-novembre 2005 non seulement en fait des proies faciles pour toutes sortes de manipulations policières, mais nous donne une indication de comment les effets de la décomposition de la société capitaliste peuvent constituer une entrave au développement de la lutte et de la conscience du prolétariat.

La persuasion face aux jeunes des banlieues

16) Au cours du mouvement actuel, c'est de façon répétée que les bandes de "lascars" ont mis à profit les manifestations pour venir au centre des villes se livrer à leur sport favori : "casser du flic et des vitrines", et cela à la grande satisfaction des médias étrangers qui s'étaient déjà distingués à la fin 2005 par leurs images choc à la Une des journaux et à la télévision. Il est clair que les images des violences qui, pendant toute une période, ont été les seules présentées aux prolétaires en dehors de la France, ont constitué un excellent moyen pour renforcer le black-out sur ce qui se passait réellement dans ce pays et priver la classe ouvrière mondiale des éléments pouvant participer à sa prise de conscience. Mais ce n'est pas seulement vis-à-vis du prolétariat des autres pays qu'ont été exploitées les violences des bandes de "lascars". En France même, elles ont, dans un premier temps, été utilisées pour tenter de présenter la lutte menée par les étudiants comme une espèce de "remake" des violences de l'automne dernier. Peine perdue : personne n'a cru à une telle fable et c'est pour cela que le Ministre de l'Intérieur, Sarkozy, a rapidement changé son fusil d'épaule en déclarant qu'il faisait une claire différence entre les étudiants et les "voyous". Les violences ont été alors montées en épingle pour tenter de dissuader un maximum de travailleurs, voire d'étudiants et de lycéens, de participer aux manifestations, notamment à celle du 18 mars. La participation exceptionnelle à cette manifestation a fait la preuve que cette manœuvre ne marchait pas. Enfin, le 23 mars, c'est avec la bénédiction des forces de police que des "casseurs" s'en sont pris aux manifestants eux-mêmes pour les dépouiller, ou tout simplement pour les tabasser sans raison. Beaucoup d'étudiants ont été démoralisés par ces violences : "Quand ce sont les CRS qui nous matraquent, ça nous donne la pêche, mais quand ce sont les gamins des banlieues, pour qui on se bat aussi, ça fout un coup au moral". Cependant, une nouvelle fois, les étudiants ont fait la preuve de leur maturité et de leur conscience. Plutôt que d'essayer d'organiser des actions violentes contre les jeunes "casseurs", comme l'ont fait les services d'ordre syndicaux qui, lors de la manifestation du 28 mars les ont rabattus vers les forces de police à coups de gourdin, ils ont décidé en plusieurs endroits de nommer des délégations chargées d'aller discuter avec les jeunes des quartiers défavorisés, notamment pour leur expliquer que la lutte des étudiants et des lycéens est aussi en faveur de ces jeunes plongés dans le désespoir du chômage massif et de l'exclusion. C'est de façon intuitive, sans connaissance des expériences de l'histoire du mouvement ouvrier, que la majorité des étudiants a mis en pratique un des enseignements essentiels qui se dégagent de ces expériences : pas de violence au sein de la classe ouvrière. Face à des secteurs du prolétariat qui peuvent se laisser entraîner dans des actions contraires à ses intérêts généraux, la persuasion et l'appel à la conscience constituent le moyen essentiel d'action en leur direction, dès lors que ces secteurs ne sont pas de simples appendices de l'état bourgeois (comme les commandos de briseurs de grèves).

Une expérience irremplaçable pour la politisation des jeunes générations

17) Une des raisons de la très grande maturité du mouvement actuel, notamment vis-à-vis de la question de la violence, réside dans la très forte participation des étudiantes et des lycéennes dans ce mouvement. Il est connu qu'à ces âges, les jeunes filles ont généralement une plus grande maturité que leurs camarades du sexe masculin. De plus, concernant la question de la violence, il est clair que les femmes se laissent en général moins facilement entraîner sur ce terrain que les hommes. En 1968, les étudiantes aussi ont participé au mouvement mais lorsque la barricade est devenue le symbole de celui-ci, le rôle qui leur a été dévolu a souvent été celui de faire-valoir des "héros" casqués qui posaient au sommet des tas de pavés, d'infirmières de ceux qui étaient blessés et de pourvoyeuses de sandwichs leur permettant de se restaurer entre deux affrontements avec les CRS. Rien de tel dans le mouvement d'aujourd'hui. Dans les "blocages" aux portes des universités, les étudiantes sont nombreuses et leur attitude est significative du sens que le mouvement a donné jusqu'à présent à ces piquets : non pas le "baston" vis-à-vis de ceux qui veulent aller en cours, mais l'explication, les arguments et la persuasion. Dans les assemblées générales et les différentes commissions, même si, le plus souvent, les étudiantes sont moins "grandes gueules" et moins engagées dans des organisations politiques que les garçons, elles constituent un élément de premier ordre dans l'organisation, la discipline et l'efficacité de celles-ci de même que dans leur capacité de réflexion collective. L'histoire des luttes du prolétariat a mis en évidence que la profondeur d'un mouvement pouvait être évaluée en partie par la proportion des ouvrières qui s'y impliquaient. En "temps normal" les femmes prolétaires, du fait qu'elles subissent une oppression encore plus étouffante que les prolétaires hommes sont, en règle générale moins impliquées qu'eux dans les conflits sociaux. Ce n'est qu'au moment où ces conflits atteignent une grande profondeur, que les couches les plus opprimées du prolétariat, notamment les ouvrières, se lancent dans le combat et la réflexion de classe. La très grande participation des étudiantes et des lycéennes dans le mouvement actuel, le rôle de premier plan qu'elles y jouent, constituent un indice supplémentaire non seulement de sa nature authentiquement prolétarienne, mais aussi de sa profondeur.

18) Comme on l'a vu, le mouvement actuel des étudiants en France constitue une expression de premier plan de la nouvelle vitalité du prolétariat mondial depuis 3 années, une nouvelle vitalité et une capacité accrue de prise de conscience. La bourgeoisie fera évidemment tout son possible pour limiter au maximum l'impact de ce mouvement pour l'avenir. Si elle en a les moyens, elle refusera de céder sur ses revendications principales afin de maintenir dans la classe ouvrière en France le sentiment d'impuissance qu'elle avait réussi à lui imposer en 2003. En tout état de cause, elle mettra tout en œuvre pour que la classe ouvrière ne tire pas les riches leçons de ce mouvement, notamment en provoquant un pourrissement de la lutte facteur de démoralisation ou bien une récupération par les syndicats et les partis de gauche. Cependant, quelles que soient les manœuvres de la bourgeoisie, cette classe ne pourra supprimer toute l'expérience accumulée pendant des semaines par des dizaines de milliers de futurs travailleurs, leur éveil à la politique et leur prise de conscience. C'est là un véritable trésor pour les luttes futures du prolétariat, un élément de premier plan de leur capacité à poursuivre leur chemin vers la révolution communiste. Il appartient aux révolutionnaires de participer pleinement, tant à la capitalisation de l'expérience présente qu'à l'utilisation de cette expérience dans les combats futurs.

(3 avril 2004)


[1] [28] Afin de permettre à la lutte de se donner la plus grande puissance et unité possibles, les étudiants ont ressenti la nécessité de constituer une "coordination nationale" de délégués des différentes assemblées. En soi, la démarche est absolument correcte. Cependant, dans la mesure où une bonne proportion des délégués sont des membres d'organisations politiques bourgeoises (telle la "Ligue communiste révolutionnaire", trotskiste) qui sont présentes dans le milieu étudiant, les réunions hebdomadaires de la coordination ont été souvent le théâtre des manœuvres politiciennes de ces organisations lesquelles ont notamment tenté, sans succès jusqu'à présent, de constituer un "Bureau de la Coordination" qui serait devenu un instrument de leur politique. Comme nous l'avons souvent noté dans les articles de notre presse (notamment lors des grèves en Italie de 1987 et lors de la grève des hôpitaux en France de 1988) la centralisation, qui est une nécessité dans une lutte de grande ampleur, ne peut réellement contribuer au développement du mouvement que si elle se base sur un haut degré de prise en main de celui-ci et de vigilance à la base, dans les assemblées générales. Il faut également noter qu'une organisation comme la LCR a tenté de doter le mouvement des étudiants de "porte-parole" auprès des médias. Le fait qu'il ne soit pas apparu de "leader" médiatique du mouvement n'est pas à mettre au compte de sa faiblesse mais au contraire de sa grande profondeur.

[2] [29] On a même pu entendre à la télévision un "spécialiste" de la psychologie des hommes politiques déclarer qu'il faisait partie de la catégorie des "entêtés narcissiques".

[3] [30] Il revient à la vérité de préciser que la commune en question est Neuilly-sur-Seine, l'exemple le plus symbolique des villes à population bourgeoise. Ce n'est certainement pas avec ses électeurs que Sarkozy a appris à "parler au peuple".

[4] [31] C'était une date symbolique puisqu'elle marquait le dixième anniversaire du coup d'État du 13 mai 1958 qui avait abouti au retour de De Gaulle au pouvoir. Un des principaux slogans de la manifestation était "Dix ans, ça suffit !"

[5] [32] C'est ainsi qu'en janvier 1968, notre publication Internacionalismo du Venezuela (la seule publication de notre courant existant à l'époque) avait annoncé l'ouverture d'une nouvelle période d'affrontements de classe à l'échelle internationale : "Nous ne sommes pas des prophètes, et nous ne prétendons pas deviner quand et de quelle façon vont se dérouler les événements futurs. Mais ce dont nous sommes effectivement sûrs et conscients, concernant le processus dans lequel est plongé actuellement le capitalisme, c'est qu'il n'est pas possible de l'arrêter avec des réformes, des dévaluations, ni autre type de mesures économiques capitalistes et qu 'il mène directement à la crise. Et nous sommes sûrs également que le processus inverse de développement de la combativité de la classe, qu'on vit actuellement de façon générale, va conduire la classe ouvrière à une lutte sanglante et directe pour la destruction de l'État bourgeois."

[6] [33] Ce jour là, à la suite de toute une série de mobilisations dans les villes ouvrières contre les violentes attaques économiques et la répression de la junte militaire, les ouvriers de Cordoba avaient complètement débordé les forces de police et l'armée (pourtant équipées de tanks) et s'étaient rendus maîtres de la ville (la deuxième du pays). Le gouvernement n'a pu "rétablir l'ordre" que le lendemain grâce à l'envoi massif de l'armée.

[7] [34] Nous sommes bien loin ici de l'attitude de beaucoup d'étudiants de 1968 qui considéraient leurs aînés comme de "vieux cons" (alors que ces derniers les traitaient souvent de "petits cons").

[8] [35] Il vaut la peine de signaler que cette cécité sur la signification véritable de Mai 1968 n'affectait pas seulement les courants d'extraction stalinienne ou trotskiste pour qui, évidemment, il n'y avait pas eu de contre-révolution mais une progression de la "révolution" avec l'apparition à la suite de la Seconde Guerre mondiale de toute une série d'états "socialistes" ou "ouvriers déformés" et avec les "luttes d'indépendance nationale" qui avaient commencé à la même période et qui se sont prolongées pendant plusieurs décennies. En fait, la plupart des courants et éléments qui se rattachaient à la Gauche communiste, et notamment à la Gauche italienne, n'ont pas compris grand-chose à se qui se passait en 1968 puisque, aujourd'hui encore, aussi bien les bordiguistes que Battaglia comunista estiment que nous ne sommes pas encore sortis de la contre-révolution.

 

Situations territoriales: 

  • Lutte de classe en France [36]

Récent et en cours: 

  • Mouvement étudiant [37]

Il y a 100 ans, la révolution de 1905 en Russie (IV) - Le débat dans l'avant-garde ...

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Les premiers articles de cette série ont mis en évidence en quoi la forme et le contenu de la révolution de 1905 avaient constitué quelque chose de totalement nouveau, correspondant aux caractéristiques de la nouvelle période de la vie du capitalisme, celle de sa décadence. Nous avons montré que les syndicats avaient été supplantés par une forme d'organisation mieux adaptée aux objectifs et à la nature de la lutte engagée par la classe ouvrière dans cette période, les soviets. Nous avons démontré le caractère erroné de l'idée attribuant leur surgissement à l'arriération supposée de la Russie en mettant en évidence qu'au contraire, il correspondait à un niveau avancé de conscience atteint par la classe ouvrière. En fait, face aux nouvelles tâches qui se posent à la classe ouvrière, les syndicats cessent de constituer un outil de défense de ses intérêts pour devenir un obstacle au développement même de la lutte de classe. Si le mouvement en Russie en 1905, puis à nouveau en 1917, a fait surgir des syndicats là où il n'en existait pas auparavant, c'est l'expression à la fois de la ferveur révolutionnaire de la classe ouvrière qui a tenté d'utiliser tous les moyens pour faire avancer sa lutte mais aussi d'une inexpérience certaine vis-à-vis de ceux-ci. En fait, ce sont les soviets qui ont mené la lutte et lui ont conféré sa nature révolutionnaire ; les syndicats n'ont fait que suivre.


Le surgissement des soviets est inséparable de la grève de masse qui s'est révélé constituer le moyen de la lutte contre le capitalisme quand les réformes partielles et les palliatifs ne sont plus possibles. Tout comme les soviets, elle surgit des besoins de la classe dans son ensemble en étant capable d'entraîner les masses ouvrières, et de constituer un creuset pour le développement de leur conscience. Dans son développement même, elle s'est heurtée aux limites des syndicats et à une partie du mouvement ouvrier pour qui elle n'évoquait rien d'autre que le spectre de l'anarchisme. C'est à l'aile gauche du mouvement ouvrier, avec à sa tête Rosa Luxemburg puis Anton Pannekoek, qu'est revenue la tâche de défendre la grève de masse, non comme une simple tactique prônée par la direction des syndicats, mais comme une force élémentaire, révolutionnaire et sans cesse renouvelée, jaillissant du cœur de la classe ouvrière, capable d'unifier sa combativité et sa conscience à un niveau supérieur.

La caractéristique de 1905 qui concentre toutes les autres est que la lutte pour des réformes est désormais remplacée par la lutte pour la révolution.

Nous avons montré que ces changements n'étaient pas spécifiques à la Russie, mais concernaient l'ensemble de la classe ouvrière mondiale puisqu'il s'agissait de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. La classe ouvrière, qui s'était érigée en classe internationale capable de combattre pour ses intérêts propres, était désormais confrontée à la lutte pour le renversement du capitalisme et la transformation des rapports de production, et non plus à celle pour des améliorations en leur sein. Partout dans le monde, la Première Guerre mondiale a été précédée par une escalade et une intensification des grèves qui commençaient à remettre en question les vieilles formes d'organisation et les anciens objectifs de lutte, certaines de ces luttes ayant débouché sur des conflits ouverts avec l'Etat. Bref, après 1905, la lutte de la classe ouvrière est devenue la lutte pour le communisme.

Ainsi, la signification réelle de 1905, c'est qu'il montrait le futur, ouvrant la voie à toutes les luttes qui seront engagées ensuite par la classe ouvrière dans le capitalisme décadent. C'est-à-dire toutes celles du siècle dernier, celles d'aujourd'hui, et celles de demain.

1905 ouvre le chemin de l'avenir

Le rôle joué par 1905 dans la préparation de l'avenir s'est manifesté très clairement en l'année 1917, pendant laquelle les soviets ont constitué le premier instrument de la révolution. Le pouvoir soviétique s'est dressé contre le pouvoir bourgeois du gouvernement provisoire, comme Trotsky l'a écrit avec éloquence dans son Histoire de la Révolution Russe :

  • "Quelle fut la réelle constitution du pays après l'institution du nouveau pouvoir ?

La réaction monarchiste s'était cachée dans des fissures. Dès que surgirent les premières eaux du déluge, les propriétaires de toute espèce et de toute tendance se groupèrent sous le drapeau du parti cadet qui, du coup, se trouva être le seul parti non socialiste et, en même temps, l'extrême-droite dans l'arène ouverte.

  • (...) Les masses affluaient dans les soviets comme sous des arcs de triomphe de la révolution. Tout ce qui restait en dehors des soviets retombait en quelque sorte à l'écart de la révolution et semblait appartenir à un autre monde.
  • (...) Vers les soviets se précipita tout l'actif des masses, et, en temps de révolution, plus que jamais, l'activité est victorieuse ; et comme l'activité des masses s'accroissait de jour en jour, la base des soviets s'élargissait constamment. Ce fut même la seule base réelle de la révolution."1 [38]

Les soviets sont la seule forme d'organisation de la classe ouvrière qui soit en adéquation avec les moyens et les buts de la lutte pour le communisme. Cependant, c'était loin d'être clair à l'époque, en particulier pour les révolutionnaires en Russie. Cela ne s'est clarifié qu'avec la discussion sur la question des syndicats au Premier Congrès de la Troisième internationale, comme nous le montrons dans l'article "Les prises de position politiques de la 3e Internationale" (Revue Internationale n° 123). Dans la discussion, des délégués de beaucoup de pays européens ont fermement dénoncé le rôle contre-révolutionnaire désormais joué par les syndicats. A contrario, Zinoviev, dans sa présentation du rapport sur la Russie, argumentait : "La seconde forme d'organisation ouvrière en Russie sont les syndicats. Ils se sont développés ici d'une manière différente qu'en Allemagne : ils ont joué un rôle révolutionnaire important dans les années 1904-1905 et, aujourd'hui, ils marchent côte à côte avec nous dans la lutte pour le socialisme (...) Une grande majorité de membres des syndicats soutient les positions de notre parti, et toutes les décisions des syndicats sont prises dans l'esprit de ces positions". Ceci ne prouve nullement qu'en Russie, les syndicats aient eu des vertus qu'ils n'avaient pas ailleurs, mais, tout simplement, que du fait de certaines spécificités de la Russie et, comme le conclut le texte cité plus haut, "ils avaient été entraînés dans le sillage des soviets", ils ont, pendant la phase révolutionnaire, manifesté moins qu'ailleurs leur rôle d'instrument de l'Etat capitaliste contre la classe ouvrière.

Si la révolution de 1917 a été rendue possible par celle de 1905, elle n'a pas débouché sur la révolution communiste mondiale. Il aurait fallu pour cela que la révolution parvienne à s'étendre et vaincre en dehors de la Russie. L'immaturité de la conscience du prolétariat à l'époque ne l'a pas permis. Cependant, depuis lors, beaucoup de leçons de la vague révolutionnaire ont été tirées par les groupes isolés de révolutionnaires qui ont survécu à la répression de la vague révolutionnaire de 1917-1923 et à la contre-révolution, et qui ont cherché à reconstruire le mouvement révolutionnaire. C'est le rôle qu'a assumé la Gauche communiste. Ces leçons ont aussi été confirmées par l'expérience de la classe ouvrière dans sa lutte quotidienne et lors de ses efforts les plus importants, comme en Pologne au début des années 1980. L'élaboration de ces leçons avait commencé immédiatement après 1905, et c'est à ce travail que nous retournons maintenant.

Tirer les leçons de 1905 : la question de la méthode

Dans cette dernière partie consacrée à 1905, nous allons examiner comment le mouvement révolutionnaire a appréhendé les événements, l'analyse qu'il a en fait et avec quelle méthode. Ce dernier point n'est pas sans importance dans la mesure où un changement de la situation historique implique une adaptation des moyens permettant de la comprendre.

Ce qui frappe à propos du débat et de la lutte théorique entrepris après 1905 est leur caractère collectif et international, même si les protagonistes n'en avaient pas tous conscience.

Alors qu'après la Commune de Paris en 1870, Marx avait été capable, au nom du Conseil général de l'Association internationale des Travailleurs (la Première Internationale), de résumer sa signification dans une seule brochure, il n'a pas été possible de faire de même concernant les évènements de 1905, du fait en particulier de la complexité des questions posées.

En particulier, les révolutionnaires de l'époque étaient confrontés à un changement sans précédent de période historique, un changement qui remettait en question beaucoup d'hypothèses et d'acquis du mouvement ouvrier, comme le rôle des syndicats et la forme de la lutte de classe. La contribution essentielle de la gauche du mouvement ouvrier est non seulement d'avoir cherché à relever ce défi, mais aussi d'avoir fait preuve d'une grande lucidité sur beaucoup de questions à travers une utilisation remarquable de la méthode marxiste, laissant ainsi derrière elle un brillant héritage théorique. Un tel résultat l'emporte très largement sur les inévitables manques et faiblesses de ces efforts théoriques. Attendre quelque chose d'autre, attendre la perfection n'est pas seulement naïf, mais montre une incapacité à comprendre la réelle nature du marxisme et de toute la lutte de la classe ouvrière. Ce serait comme s'attendre à ce que la classe ouvrière soit victorieuse dans chaque grève, qu'elle démasque clairement chaque manœuvre de la classe dominante et, finalement, qu'elle soit capable de faire la révolution dès que sont présentes les conditions objectives de celle-ci.

Le caractère parfois fragmenté des contributions et du débat ne constituait pas une faiblesse en soi mais la conséquence inévitable du développement à chaud de la lutte théorique qui était le pendant du développement de la lutte "pratique". On pourrait même dire que le pendant de la grève de masse est la "lutte théorique de masse". Evidemment, cette dernière n'implique pas autant de monde que la première, mais elle exprime le même esprit collectif et exige les mêmes qualités de solidarité, de modestie et de dévouement. Par-dessus tout, elle exige un engagement actif, comme le soulignaient nos camarades d'Internationalisme il y a près de soixante ans :

  • "Contre l'idée que des militants ne peuvent agir que sur base de certitudes... nous insistons sur le fait qu'il n'y a aucune certitude, mais seulement un processus continuel de dépassement des vérités antérieures. Seule une activité basée sur les développements les plus récents, sur des fondements qui sont continuellement enrichis, est réellement révolutionnaire. Au contraire, une activité basée sur des vérités d'hier, qui ont déjà perdu leur actualité, est stérile, nocive et réactionnaire. On pourrait tenter de nourrir les militants de certitudes et de vérités absolues, mais seules des vérités relatives, qui contiennent une antithèse de doute peuvent conduire à une synthèse révolutionnaire" 2 [39]

C'est cela qui a séparé la gauche du mouvement ouvrier (Lénine, Luxemburg, Pannekoek, etc.) du centre représenté par Kautsky et de la droite ouvertement révisionniste, menée par Bernstein. L'abîme entre le centre et la gauche était manifeste dans le débat à propos de la grève de masse dans lequel Kautsky s'est montré incapable de voir les changements sous-jacents dans la lutte de classe, analysés par Luxemburg. Incapable de dépasser la vision du passé, Kautsky n'a rien saisi de l'argumentation de Luxemburg et, dans une seconde phase de la discussion, a même essayé d'en bloquer la publication 3 [40].

Les débats après 1905

On peut identifier quelques caractéristiques centrales des documents et des débats auxquels a donné lieu 1905 :

  • de même que l'activité pratique en 1905, les écrits à son sujet étaient des ébauches plutôt qu'une élaboration achevée ;
  • aucune contribution n'a fourni à elle seule une analyse d'ensemble ;
  • aucun individu n'a pu traiter tous les aspects du sujet ;
  • la plupart des discussions ont surgi sur la base de discussions déjà existantes sur la grève de masse, le rôle de l'organisation révolutionnaire et le rôle de la classe ouvrière dans la révolution démocratique.

Tout ceci exprime la réalité d'une période de changements, faite à la fois de ruptures et de tentatives pour les comprendre et les maîtriser mais aussi de désorientation affectant beaucoup d'éléments. Certains rejetaient l'ensemble du passé, d'autres s'accrochaient à ce qu'ils connaissaient et tentaient d'ignorer les changements, alors que d'autres encore reconnaissaient les changements et cherchaient à s'y adapter, tout en conservant du passé ce qu'il y avait de valable. Ces différents types de réponses déterminaient, au sein du mouvement ouvrier, des divisions qui se développaient entre la droite, le centre et la gauche. En outre, les débats mettaient essentiellement aux prises ces tendances plutôt que des individus. C'est de la gauche qu'est venu le réel effort pour comprendre la nouvelle situation, alors que la droite tournait le dos aux conclusions et à la méthode du marxisme et que le centre abandonnait de plus en plus sa méthode en faveur d'une orthodoxie stérile et conservatrice, illustrée le plus clairement par Karl Kautsky.

La contribution fondamentale de la gauche a été de reconnaître que quelque chose avait changé ; elle a vu que la société entrait dans une nouvelle période et a cherché à le comprendre. En cela, la gauche défendait la méthode marxiste, et donc le véritable héritage de Marx. Les travaux de Lénine, de Luxemburg et de Trotsky montrent clairement que leurs auteurs étaient poussés par les conditions objectives, chacun d'eux ayant développé des analyses essentielles :

  • Lénine, sur le rôle central de l'organisation et sur le rapport entre stratégie et tactique ;
  • Trotsky, sur la dynamique historique à l'œuvre, ce qui l'a conduit à s'approprier une claire vision du rôle des soviets et à commencer à percevoir l'ouverture de la période de la révolution prolétarienne ;
  • Luxemburg, sur la dynamique à l'œuvre au sein de la classe ouvrière trouvant son expression dans la grève de masse.

L'effort théorique au sein de la classe ouvrière est loin de se limiter à ces trois figures du mouvement ouvrier : des tendances de gauche ont émergé partout où il existait des expressions politiques organisées du mouvement ouvrier. Lénine à travers L'impérialisme, stade suprême du capitalisme et Luxemburg avec L'accumulation du capital ont essayé de saisir ce qui avait changé dans la structure du capitalisme comme un tout, mais ceci dépasse le périmètre de cet article.

L'héritage de 1905 est le patrimoine commun à toute la gauche du mouvement ouvrier et nous allons examiner les efforts accomplis par cette dernière pour comprendre successivement les questions vitales du but, de la forme et des moyens des luttes ouvrières dans la nouvelle période.

Le but : la révolution prolétarienne

Bien que cela n'ait fait l'objet d'aucune déclaration explicite, la reconnaissance que la révolution prolétarienne ne se situait plus à un horizon lointain, qu'elle cessait d'être une aspiration générale mais était devenue une réalité tangible, était partagée implicitement par tous. D'un point de vue formel, Lénine, Trotsky et Luxemburg définissent tous le but de la prochaine révolution comme étant celui de la révolution bourgeoise. Mais leur analyse de la nature de cette révolution bourgeoise et du rôle que la classe ouvrière sera amenée à y jouer, contredisent implicitement une telle perspective. Ils soulignent tous, de différente manière et à des degrés divers, que le prolétariat sera la principale force à l'œuvre dans cette révolution. Ils se trouvent ainsi, unis de fait, contre ceux qui ne font que répéter les schémas anciens devenus caducs.

En 1906, Trotsky publie Bilan et Perspectives où il expose l'idée de la révolution permanente, ou de la "révolution ininterrompue" comme on la désignait alors. Il explique aussi les conditions requises pour la révolution et suggère qu'elles sont quasiment toutes remplies.

La première condition concerne le niveau de développement des moyens de production. Il explique que ceux-ci sont en place :

  • "Cette première prémisse objective du socialisme existe de longue date : depuis que la division sociale du travail a abouti à la division du travail dans la manufacture, et plus encore depuis que la manufacture a fait place à l'usine, au machinisme."4 [41]. Il va jusqu'à suggérer que "des prémisses techniques suffisantes de la production collective existent déjà depuis cent ou deux cents ans". Cependant, il ajoute que "la seule supériorité technique du socialisme n'a pas du tout suffi à en assurer la réalisation.(...) Parce qu'il n'existait pas, à leur époque, de forces sociales aptes à les appliquer, et prêtes à le faire."

Cela nous mène à la seconde prémisse, la prémisse "socio-économique"; en d'autres termes, le développement du prolétariat. Ici, Trotsky s'interroge : "quel doit être le poids numérique relatif du prolétariat ? Doit-il constituer la moitié, les deux tiers, ou les neuf dixièmes de la population ?" Mais s'il pose la question, il rejette immédiatement une telle vision "automatique" et affirme que "l'importance du prolétariat dépend entièrement du rôle qu'il joue dans la production à grande échelle". Pour Trotsky, c'est le rôle qualitatif que joue le prolétariat qui compte, plus que le quantitatif. Ceci a deux implications importantes. Premièrement, il n'est pas nécessaire que le prolétariat constitue la majorité de la population pour instaurer le socialisme. Deuxièmement et en particulier, l'échelle de l'industrie et la concentration du prolétariat en Russie donnaient à celui-ci un poids relatif plus important que dans des pays comme la Grande-Bretagne ou l'Allemagne où il représentait cependant une même proportion de la population. Après avoir examiné le rôle du prolétariat dans d'autres pays importants, Trotsky poursuit : "Tout ceci nous amène à conclure que l'évolution économique - la croissance de l'industrie, des grandes entreprises, des villes, du prolétariat en général et du prolétariat industriel en particulier - a déjà préparé le terrain, non seulement pour la lutte du prolétariat pour le pouvoir politique, mais aussi pour la conquête de ce pouvoir."

La troisième prémisse est la "dictature du prolétariat", qui semble essentiellement recouvrir chez Trotsky le développement de la conscience de classe : "Il faut, en outre, que cette classe soit consciente de ses intérêts objectifs ; il faut qu'elle comprenne qu'il n'y a pas d'issue pour elle en dehors du socialisme; il faut qu'elle s'unisse en une armée assez puissante pour conquérir, dans une lutte ouverte, le pouvoir politique." Il ne se prononce pas explicitement sur la question de savoir si cette condition est remplie, mais rejette l'idée de "bien des idéologues socialistes" selon laquelle "Le prolétariat, et même "l'humanité" en général devraient tout d'abord se dépouiller de leur vieille nature égoïste, l'altruisme devrait dominer la vie sociale, etc." ; et il conclut : "Le socialisme n'a pas pour but de créer une psychologie socialiste comme prémisse du socialisme, mais de créer des conditions de vie socialiste comme prémisses d'une psychologie socialiste." Cette reconnaissance du rapport dynamique qui existe entre la révolution et la conscience constitue une des manifestations les plus importantes de sa clairvoyance vis-à-vis du processus de développement de la révolution. Lorsqu'il examine la situation particulière de la Russie, Trotsky suggère que 1905 a directement posé la question de la révolution : " ...le prolétariat russe a révélé une puissance colossale, dépassant les espoirs les plus optimistes des sociaux-démocrates russes. Le cours de la révolution russe a été déterminé, au moins dans ses traits fondamentau.. Ce qui, il y a deux ou trois ans, semblait du domaine du possible, s'est rapproché du probable et, tout l'indique, est tout près de devenir inévitable."5 [42]

Auparavant, toujours dans Bilan et Perspectives, Trotsky affirme que le développement historique implique que ce n'est plus la bourgeoisie mais le prolétariat à qui est dévolu, désormais le rôle révolutionnaire : la révolution de 1905 et la création du Soviet de Saint-Pétersbourg en ont été la confirmation. Cela signifiait que les révolutions bourgeoises telles qu'on les avait connues jusqu'alors n'étaient plus possibles. Trotsky rejette en particulier l'idée que le prolétariat mènerait une révolution et passerait ensuite la main à la bourgeoisie :

  • "Imaginer que le rôle des sociaux-démocrates consiste tout d'abord à entrer dans un gouvernement provisoire et à le diriger pendant la période des réformes démocratiques révolutionnaires, en luttant pour leur donner un caractère tout à fait radical, et en s'appuyant, à cette fin, sur le prolétariat organisé, puis, une fois le programme démocratique entièrement réalisé, à quitter l'édifice qu'ils auront construit pour y laisser la place aux partis bourgeois et passer dans l'opposition, ouvrant ainsi une période de parlementarisme, c'est envisager la chose d'une manière susceptible de compromettre l'idée même d'un gouvernement ouvrier. Cela, non pas parce qu'une telle attitude est inadmissible "en principe" - poser la question sous cette forme abstraite n'a pas de sens -, mais parce qu'elle est absolument irréelle, parce que c'est de l'utopisme de la pire espèce : de l'utopisme philistin-révolutionnaire "6 [43].

Si le prolétariat détient la majorité dans un gouvernement, sa tâche n'est plus de réaliser le programme minimum de réformes, mais le programme maximum de la révolution sociale. Ce n'est pas une question de choix, mais de dynamique de la situation. Trotsky illustre ceci avec l'exemple de la journée de huit heures. Bien que "cette revendication [ne soit] nullement en contradiction avec l'existence de rapports capitalistes, (...) il est hors de doute qu'elle provoquerait une résistance organisée et résolue des capitalistes, qui prendrait, par exemple, la forme de lock-out et de fermetures d'usines." Un gouvernement bourgeois confronté à une telle situation reculerait et réprimerait les ouvriers, mais il n'y aurait "pour un gouvernement ouvrier, qu'une seule réponse possible à un lock-out général : l'expropriation des usines, et l'introduction, au moins dans les plus grandes, de la production sur une base socialisée". En un mot, pour Trotsky, "...la révolution russe créera des conditions favorables au passage du pouvoir entre les mains des ouvriers - et, si la révolution l'emporte, c'est ce qui se réalisera en effet - avant que les politiciens du libéralisme bourgeois n'aient la chance de pouvoir faire pleinement la preuve de leur talent à gouverner"7 [44].

Lénine, comme Trotsky, situe la révolution dans le contexte du développement international des conditions objectives :

  • " ...nous ne devons pas craindre (...) la victoire complète de la social démocratie dans la révolution démocratique, c'est-à-dire la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie, car cette victoire nous permettra de soulever l'Europe ; et le prolétariat socialiste européen, après avoir secoué le joug de la bourgeoisie, nous aidera, à son tour, à faire la révolution socialiste. (...) Vperoyd 8 [45] assignait au prolétariat révolutionnaire de Russie une tâche active : vaincre dans la lutte pour la démocratie et tirer parti de cette victoire pour porter la révolution en Europe." 9 [46]

Ceci est un extrait de la longue polémique qui a opposé les Bolcheviks aux Mencheviks sur la révolution de 1905 que tous les deux considéraient de nature démocratique-bourgeoise. Les premiers (auteurs de la résolution citée dans le passage ci-dessous) appellent le prolétariat à en prendre la direction, alors que les seconds (à l'origine de la résolution de la Conférence10 [47]) tendent à laisser l'initiative à la bourgeoisie :

"La résolution de la conférence parle de la liquidation de l’ancien régime dans une lutte entre les divers éléments de la société. La résolution du congrès dit que nous, parti du prolétariat, devons procéder à cette liquidation ; que la fondation d'une République démocratique sera la seule liquidation réelle de l'ancien régime ; que nous devons conquérir cette République ; que nous nous battrons pour elle et pour une liberté absolue, non seulement contre l'autocratie, mais aussi contre la bourgeoisie lorsque celle-ci tentera (et elle n'y manquera pas) de nous arracher nos conquêtes. La résolution du congrès appelle au combat une classe déterminée, en lui assignant un objectif immédiat nettement déterminé. La résolution de la conférence traite d'une lutte entre des forces diverses. Des deux résolutions, l'une traduit la psychologie de la lutte active, l'autre celle de la contemplation passive."11 [48].

Lénine est inlassablement revenu sur la nécessité pour le prolétariat d'assumer le rôle dirigeant, contre la position des Mencheviks qu'il qualifiait de droite dans le parti :

  • "L'aile droite de notre parti ne croit pas en la victoire complète de la révolution présente, démocratique-bourgeoise, en Russie ; elle craint une telle victoire ; elle n'avance pas avec insistance et assurance le slogan d'une telle victoire face au peuple. Elle est constamment trompée par l'idée, essentiellement erronée, qui est réellement une vulgarisation du marxisme, que seule la bourgeoisie peut indépendamment "faire" la révolution bourgeoise, ou que seule la bourgeoisie devrait prendre la tête de la révolution bourgeoise. Le rôle du prolétariat comme avant-garde dans la lutte pour la victoire complète et décisive de la révolution bourgeoise n'est pas clair pour les sociaux-démocrates de droite"12 [49]. "Les conditions actuelles en Russie imposent aux sociaux-démocrates des tâches d'une ampleur qu'aucun parti social-démocrate ne connaît en Europe occidentale. Nous sommes incomparablement plus loin que nos camarades occidentaux de la révolution socialiste ; mais nous sommes confrontés à une révolution paysanne démocratique-bourgeoise dans laquelle le prolétariat va jouer le rôle dirigeant"13 [50].

Ces citations montrent la nature dynamique de la position bolchevique : bien que ne reconnaissant pas l'existence des conditions pour une révolution prolétarienne, elle a cependant été capable de saisir le rôle central joué par le prolétariat et de l'exprimer clairement en termes de lutte pour le pouvoir. Bien que Lénine affirme explicitement que 1905 était une révolution bourgeoise 14 [51], l'analyse qu'il développe du rôle particulier que doit y jouer le prolétariat constitue une base qui permettra l'évolution de sa position en avril 1917 et son appel à la révolution prolétarienne :

  • "Ce qu'il y a d'original dans la situation actuelle en Russie, c'est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d'organisation du prolétariat, à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie."15 [52].

La question de la tactique immédiate qui occupe tant de place dans les écrits de Lénine et mène à d'apparents revirements de position (comme sur les élections à la Douma), résulte de la préoccupation constante de relier la compréhension générale de la situation à l'activité réelle de la classe ouvrière et de son organisation révolutionnaire, au lieu de rester enfermé dans des schémas hors du temps.

Luxemburg reconnaît également que 1905 a posé la question de la révolution prolétarienne, tout en affirmant, elle aussi, que la tâche est celle de la révolution bourgeoisie. Cela paraît évident à la lecture de son analyse de la grève de masse comme expression de la révolution :

  • "La grève de masse est simplement la forme prise par la lutte révolutionnaire (...)...la grève de masse, comme la révolution russe nous en offre le modèle, n'est pas un moyen ingénieux inventé pour renforcer l'effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne au cours de la révolution." 16 [53]. Elle souligne également le rôle central joué par le prolétariat : "... le 22 janvier... pour la première fois, le prolétariat russe apparaît en tant que classe sur la scène politique ; pour la première fois, la seule force ayant la capacité historique de jeter le tsarisme à la poubelle et de hisser la bannière de la civilisation, en Russie et partout ailleurs, est apparue en action sur la scène (...) le pouvoir et l'avenir du mouvement révolutionnaire repose entièrement et exclusivement sur le prolétariat russe conscient" 17 [54].

Luxemburg est la plus explicite à propos du changement de période historique lorsqu'elle compare les révolutions française, allemande et russe :

  • "la révolution russe actuelle éclate à un point de l'évolution historique situé déjà sur l'autre versant de la montagne, au-delà de l'apogée de la société capitaliste ; la révolution bourgeoise ne peut plus être étouffée par l'opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat ; au contraire elle s'étend sur une longue période de conflits sociaux violents qui font apparaître les vieux règlements de comptes avec l'absolutisme comme dérisoires comparés à ceux nouveaux réclamés par la révolution. La révolution d'aujourd'hui réalise, dans ce cas particulier de la Russie absolutiste, les résultats du développement capitaliste international ; elle apparaît moins comme l'héritière des vieilles révolutions bourgeoises que comme le précurseur d'une nouvelle série de révolutions prolétariennes. Le pays le plus arriéré, précisément parce qu'il a mis un retard impardonnable à accomplir sa révolution bourgeoise, montre au prolétariat d'Allemagne et des pays capitalistes les plus avancés les voies et les méthodes de la lutte de classe à venir" 18 [55].

Plus loin, elle semble même affirmer que la tâche à laquelle le prolétariat allemand est confronté, est la révolution prolétarienne : "Aussi une période de luttes politiques ouvertes n'aurait nécessairement en Allemagne pour seul objectif historique que la dictature du prolétariat." 19 [56].

La forme : la grève de masse

La contribution la plus importante de Luxemburg à la discussion alimentée par 1905 est son oeuvre Grève de masse, parti et syndicats, écrit en août 1906 20 [57], dans laquelle elle analyse la nature et les caractéristiques de la grève. Après avoir passé en revue la position marxiste traditionnelle sur la grève de masse, fait une critique des positions anarchiste et révisionniste et examiné le développement réel de la grève en Russie, Luxemburg esquisse les aspects principaux de la grève de masse.

Premièrement, et contrairement à la conception des anarchistes et de beaucoup de membres du parti social-démocrate allemand, elle met en avant que la grève de masse n'est pas "un acte, unique", mais "un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s'étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies." 21 [58]. Cela conduit à faire une distinction entre grèves politiques de masse "de démonstration" et "grèves de masse de lutte". Les premières sont une tactique utilisée par le parti, qui "exigent un niveau très élevé de discipline de parti, une direction politique et une idéologie politique conscientes, et apparaissent donc selon le schéma comme la forme la plus haute et la plus mûre de la grève de masse" 22 [59], mais qui, en réalité, appartiennent au début du mouvement et deviennent moins importantes "avec le développement des luttes révolutionnaires."23 [60]. Elles ouvrent la voie à la force plus élémentaire de la grève de masse de lutte.

Deuxièmement, cette forme de la grève de masse dépasse la séparation artificielle entre luttes économiques et politiques :

  • "Chaque nouvel élan et chaque nouvelle victoire de la lutte politique donnent une impulsion puissante à la lutte économique en élargissant ses possibilités d'action extérieure et en donnant aux ouvriers une nouvelle impulsion pour améliorer leur situation en augmentant leur combativité. Chaque vague d'action politique laisse derrière elle un limon fertile d'où surgissent aussitôt mille pousses nouvelles, les revendications économiques. Et inversement, la guerre économique incessante que les ouvriers livrent au capital tient en éveil l'énergie combative même aux heures d'accalmie politique ; elle constitue en quelque sorte un réservoir permanent d'énergie d'où la lutte politique tire toujours des forces fraîches..." 24 [61].

L'unité des luttes économiques et politiques "est précisément la grève de masse" 25 [62].

Troisièmement, "la grève de masse est inséparable de la révolution". Cependant, Luxemburg rejette le schéma, largement répandu dans le mouvement ouvrier, selon lequel la grève de masse ne peut conduire qu'à une confrontation sanglante avec l'Etat et mènerait inévitablement à un immense bain de sang puisque que ce dernier détient le monopole des armes. C'était l'argument de base utilisé par les détracteurs de la grève de masse qui la présentait comme de futiles gesticulations. Au contraire, alors que la révolution russe contenait sans aucun doute des heurts avec l'Etat, elle est issue des conditions objectives de la lutte de classe ; elle est issue du mouvement de masses en action toujours plus nombreuses. Bref, "ce n'est pas la grève de masse qui produit pas la révolution, mais la révolution qui produit la grève de masse" 26 [63].

Quatrièmement, comme l'implique le point précédent, de véritables grèves de masse ne peuvent pas être décrétées ou planifiées à l'avance. Cela conduit Luxemburg à souligner l'élément de spontanéité tout en rejetant l'idée que celui-ci serait le produit d'une prétendue arriération de la Russie :

  • "Même si le prolétariat avec la social-démocratie à sa tête, y joue le rôle dirigeant, la révolution n'est pas une manœuvre du prolétariat, mais une bataille qui se déroule alors qu'alentour tous les fondements sociaux craquent, s'effritent et se déplacent sans cesse. Si l'élément spontané joue un rôle aussi important dans les grèves de masses en Russie, ce n'est pas parce que le prolétariat russe est "inéduqué", mais parce que les révolutions ne s'apprennent pas à l'école" 27 [64].

Mais cela ne l'a pas amenée à rejeter l'importance de l'organisation :

  • "La résolution et la décision de la classe ouvrière y jouent aussi un rôle et il faut préciser que l'initiative ainsi que la direction des opérations ultérieures en incombent tout naturellement à la partie la plus éclairée et la mieux organisée du prolétariat" 28 [65].

L'analyse de Luxemburg est très différente de celle des anarchistes et des marxistes orthodoxes du fait qu'elle se situe dans un contexte différent : celui de la révolution. Dans les premières pages de Grève de masse, parti et syndicats, elle affirme clairement que ses conclusions, apparemment si contradictoires avec celles de Marx et Engels eux-mêmes, sont la conséquence de l'application de leur méthode à une nouvelle situation :

  • "... ce sont les mêmes raisonnements, les mêmes méthodes dont s'inspire la tactique de Marx et d'Engels et qui fondent encore aujourd'hui la pratique de la social-démocratie allemande, et qui dans la révolution russe ont produit de nouveaux éléments et de nouvelles conditions de la lutte de classe".

Bref, Luxemburg présente une analyse de la dynamique révolutionnaire, avec la classe ouvrière à sa tête, qui surgit de conditions objectives en plein changement. Cela l'amène à souligner correctement la spontanéité de la grève de masse, mais aussi à reconnaître que cette spontanéité est en fait le produit de l'expérience de la classe ouvrière. Cela l'éloigne de Kautsky et de ses proches qui, bien qu'étant perçus à l'époque comme soutenant la grève de masse, demeuraient prisonniers de la vision orthodoxe et étaient incapables de saisir les changements fondamentaux qui intervenaient dans la situation et ont été concrétisés dans la révolution russe de 1905.

Le débat sur la grève de masse a connu une seconde phase en 1910 29 [66] et a abouti à la scission finale entre Luxemburg et Kautsky. Dans ce débat, Pannekoek a joué un rôle important et a non seulement défendu des positions proches de celles de Luxemburg mais, de plus, les a développées. Il commence par explicitement lier la question de la grève de masse aux leçons de 1905 :

  • "Le prolétariat russe... a enseigné au peuple allemand l'utilisation d'une nouvelle arme, la grève générale" ; "La révolution russe a créé les conditions d'un mouvement révolutionnaire en Allemagne" 30 [67].

Il partage avec Luxemburg sa conception de la nature de la grève de masse ; il la considère comme un processus et critique la conception de Kautsky d'un "événement ayant lieu une fois pour toutes". Il affirme qu'elle forme une continuité avec la lutte au jour le jour et il établit un lien entre la forme d'action actuelle, à petite échelle, et les luttes qui mèneront à la conquête du pouvoir.

Il met en relation l'action de masse et le développement du capitalisme :

  • "le capitalisme, dans sa structure moderne, a engendré des formes d'action nouvelles dans le mouvement ouvrier : les actions de masse… en apparaissant comme une forme d'action pleine de vigueur, ces grèves vinrent à poser de nouveaux problèmes ; jusqu'alors, la question de la Révolution sociale se présentait comme un but final situé à une distance inaccessible ; elle se transforma alors aux yeux du prolétariat combattant en question d'actualité" 31 [68].

Il poursuit en défendant les aspects dynamiques de la grève de masse :

  • "... au fur et à mesure que se développent ces actions qui expriment les intérêts et les mouvements les plus profonds des masses, ce qui pèse d'un poids sans cesse plus lourd, ce n'est pas l'appartenance à l'organisation, pas une idéologie traditionnelle, c'est le caractère de classe véritable de la masse " 32 [69].

Il conclut que la différence fondamentale entre cette position et celle de Kautsky concerne la question de la révolution et, ce faisant, il montre où le centrisme de Kautsky va le mener :

  • " C'est à propos de cette révolution que nos opinions sont main-tenant venues à diverger. Pour Kautsky, il s'agit d'un acte projeté dans l'avenir, d'un développement politique cataclysmique, et, jusqu'alors, nous devons nous contenter de nous préparer à ce combat gigantesque, décisif, en ramassant toutes nos forces, en rassemblant nos troupes, en les exerçant au combat. Pour nous, la révolution est un processus qui, dès ses premières phases, nous permet déjà d'aller de l'avant, car les masses ne peuvent être ras-semblées, aguerries, organisées de manière à conquérir le pouvoir que dans ce combat pour le pouvoir lui-même (…)Cette divergence débouche sur une appréciation totalement différente des actions présentes; et il est clair que le refus de toute action révolutionnaire (qui est le propre des révisionnistes) et son rejet aux calendes grecques (qui est le fait de Kautsky) les rappro-cheront considérablement sur nombre de questions d'actualité à propos desquelles ils s'opposent conjointement à nous." 33 [70]

Les moyens : les soviets

Trotsky décrit parfaitement les soviets dans son livre 1905, comme nous l'avons vu dans les parties précédentes de cette série. A la fin du livre, dans un passage déjà cité dans cette série, il résume l'importance du soviet durant la révolution :

  • "Avant l'existence du soviet, nous trouvons parmi les ouvriers de l'industrie de nombreuses organisations révolutionnaires à direction surtout social-démocrate. Mais ce sont des formations à l'intérieur du prolétariat, et leur but immédiat est de lutter pour acquérir de l'influence sur les masses. Le soviet devient immédiatement l'organisation même du prolétariat ; son but est de lutter pour la conquête du pouvoir révolutionnaire.
  • En devenant le foyer de concentration de toutes les forces révolutionnaires du pays, le soviet ne se laissait pas dissoudre dans l'élément de la démocratie révolutionnaire ; il était et restait l'expression organisée de la volonté de classe du prolétariat. Dans sa lutte pour le pouvoir, il appliquait les méthodes qui procèdent naturellement du caractère du prolétariat considéré en tant que classe – ces méthodes sont liées au rôle du prolétariat dans la production, à l'importance de ses effectifs, à son homogénéité sociale. Bien plus, en combattant pour le pouvoir à la tête de toutes les forces révolutionnaires, le soviet n'en guidait pas moins à chaque instant et de toutes les manières l'action spontanée de la classe ouvrière : non seulement il contribuait à l'organisation des syndicats, mais il intervenait même dans les conflits particuliers entre ouvriers et patrons. Et c'est précisément parce que le soviet, en tant que représentation démocratique du prolétariat pendant la période révolutionnaire, se tenait à la croisée de tous ses intérêts de classe qu'il subit dès le début l'influence toute puissante de la social-démocratie. Ce parti eut là, du premier coup, la possibilité de réaliser les immenses avantages que lui donnait son initiation au marxisme ; capable d'orienter sa pensée politique dans le vaste “chaos”, il n'eut pour ainsi dire aucun effort à faire pour transformer le soviet, qui n'appartenait formellement pas à tel ou tel parti, en appareil de propagande et d'organisation.
  • La principale méthode de lutte appliquée par le soviet fut la grève politique générale. L'efficacité révolutionnaire de ce genre de grève réside en ceci que, dépassant le capital, elle désorganise le pouvoir gouvernemental. Plus "l'anarchie” qu'elle entraîne est multiple et variée en ses objectifs, plus la grève se rapproche de la victoire. Il y faut cependant une condition indispensable : cette anarchie ne doit pas être suscitée par des moyens anarchiques. La classe qui, en suspendant momentanément tout travail, paralyse l'appareil de production et en même temps l'appareil centralisé du pouvoir, en isolant l’une de l'autre les diverses régions du pays et en créant une ambiance d'incertitude générale, cette classe doit être par elle-même suffisamment organisée pour ne pas être la première victime de l'anarchie qu'elle aura provoquée. Dans la mesure où la grève abolit l'organisation gouvernementale existante, les organisateurs mêmes de la grève sont forcés d'assumer les fonctions gouvernementales. Les conditions de la grève générale, en tant que méthode prolétarienne de lutte, étaient les conditions mêmes qui permirent au soviet des députés ouvriers de prendre une importance illimitée".

Après la défaite de la révolution, il a continué à étudier le rôle que devrait jouer le soviet dans le futur :

  • "La Russie urbaine était une base trop étroite pour la lutte. Le soviet a essayé d'étendre la lutte à l'échelle nationale, mais il est resté une institution de Saint Petersbourg avant tout... Il ne fait aucun doute que dans le prochain surgissement révolutionnaire, de tels Conseils ouvriers seront formés partout dans le pays. Un soviet panrusse des ouvriers, organisé par un Congrès national... assurera la direction... L'histoire ne se répète pas. Le nouveau soviet ne devra pas refaire l'expérience de ces cinquante jours. Mais de ces cinquante jours, il sera capable de déduire tout son programme d'action...: coopération révolutionnaire avec l'armée, la paysannerie, et les parties plébéiennes des classes moyennes ; abolition de l'absolutisme ; destruction de la machine militaire de l'absolutisme ; démantèlement partiel et transformation partielle de l'armée ; abolition de la police et de l'appareil bureaucratique ; la journée de huit heures ; l'armement du peuple, en particulier des ouvriers ; la transformation des soviets en organes de gouvernement révolutionnaire et urbain ; la formation de soviets paysans pour prendre en charge la révolution agraire immédiate ; élections à l'assemblée constituante... Il est plus facile de formuler un tel plan que de le mettre en œuvre. Mais si la révolution est destinée à être victorieuse, seul le prolétariat peut jouer ce rôle. Il réalisera une performance révolutionnaire telle que le monde n'en a jamais vue"34 [71].

Dans Bilan et Perspectives, Trotsky souligne que les soviets ont été une création de la classe ouvrière qui correspondait à la période révolutionnaire :

  • "ll ne s'agissait pas là d'organisations conspiratives préparées à l’avance, dans le but d'assurer, au moment de la révolte, la prise du pouvoir par les ouvriers. Non, les soviets étaient des organes créés, de façon concertée, par les masses elles-mêmes, afin de coordonner leurs luttes révolutionnaires. Et ces soviets, élus par les masses et responsables devant les masses, sont d’incontestables institutions démocratiques, faisant la politique de classe la plus résolue dans l'esprit du socialisme révolutionnaire" 35 [72].

L'attitude de Lénine envers les soviets en 1905 a déjà été évoquée dans la Revue Internationale n° 123, où nous citions une lettre inédite dans laquelle il rejetait l'opposition aux soviets de la part de quelques Bolcheviks et défendait "à la fois le soviet des députés ouvriers et le parti" 3 [73]5, tout en rejetant l'argument selon lequel il devrait s'aligner sur un quelconque parti. Après la révolution, Lénine a constamment défendu le rôle des soviets dans l'organisation et l'unification de la classe.

Avant le congrès unificateur de 1906 36 [74], il avait écrit un projet de résolution sur les soviets de députés ouvriers qui les reconnaissait comme une caractéristique de la lutte révolutionnaire plutôt que comme une spécificité de 1905 :

  • "Les soviets de députés ouvriers surgissent spontanément dans le cours des grèves politiques de masse (...) ces soviets sont un embryon de l'autorité révolutionnaire" 37 [75].

La résolution poursuit sur l'attitude des Bolcheviks envers les soviets et conclut que les révolutionnaires doivent y prendre une part active et inciter la classe ouvrière, aussi bien que les paysans, les soldats et les marins, à y participer, mais mettait en garde sur le fait que l'extension des activités et de l'influence du soviet s'effondrerait si elle n'était pas soutenue par une armée "et par conséquent, une des tâches principales de ces institutions dans chaque situation révolutionnaire doit être d'armer le peuple et de renforcer les institutions militaires du prolétariat" 38 [76]. Dans d'autres textes, Lénine défend le rôle des soviets comme organes de la lutte révolutionnaire générale, tout en soulignant qu'ils ne sont pas suffisants à eux seuls pour organiser l'insurrection armée. En 1917, Lénine voit que les événements sont allés bien au-delà de la révolution bourgeoise, vers la révolution prolétarienne, et qu'en son centre se trouvaient les soviets :

  • "Pas une république parlementaire –revenir du soviet des députés ouvriers à une république parlementaire serait un pas en arrière- mais une républiques des soviets de députés d'ouvriers, de travailleurs agricoles et de paysans à travers tout le pays, de haut en bas" 39 [77].

Dans des termes étonnamment similaires à ceux de Trotsky, il analysait alors la nature du double pouvoir qui existait en Russie :

  • "Ce double pouvoir se remarque de façon évidente dans l'existence de deux gouvernements : l'un est le principal, le réel, le gouvernement de fait de la bourgeoisie, le "gouvernement provisoire" de Lvov et Cie, qui détient entre ses mains tous les organes de pouvoir ; l'autre est un gouvernement supplémentaire et parallèle, un gouvernement "de contrôle" sous la forme du soviet de députés d'ouvriers et de soldats de Petrograd, qui ne possède aucun organe du pouvoir d'Etat, mais se repose directement sur le soutien d'une évidente et indiscutable majorité du peuple, sur les ouvriers en armes et les soldats" 40 [78].

De 1905 à la révolution communiste

Les questions que la révolution de 1905 a posées ont marqué toute la pratique révolutionnaire et les débats qui l'ont suivie. Dans ce sens, nous pouvons conclure que 1905 n'était pas une simple répétition générale de 1917, comme on le dit souvent, mais le premier acte d'un drame qui aujourd'hui n'est pas encore dénoué. Les questions de pratique et de théorie discutées au début du 20e siècle et que nous avons évoquées tout au long de cette série, ont depuis lors continué à être développées. Une constante, c'est que c'est toujours la gauche du mouvement ouvrier qui a pris en charge ce travail. Pendant la vague révolutionnaire, Lénine, Luxemburg et Pannekoek ont été rejoints par beaucoup d'autres. A la suite de la défaite, leurs rangs ont été dramatiquement décimés à mesure que la contre-révolution en général, et le stalinisme en particulier, triomphaient. Le stalinisme a été la négation de tout ce que 1905 contenait de vital et de prolétarien : les ouvriers ont été massacrés au nom de l'Etat "ouvrier", les soviets ont été dissous au profit d'une bureaucratie centralisée et la notion de révolution prolétarienne a été pervertie pour en faire une arme idéologique de la politique étrangère de l'Etat stalinien.

Cependant, un peu partout dans le monde, des minorités ont résisté à la contre-révolution. Les plus déterminées et les plus rigoureuses de ces minorités étaient ces organisations que nous définissons comme appartenant à la Gauche communiste et qui ont été l'objet de nombreuses études de la part du CCI41 [79]. Les questions du but, de la méthode et des formes de la révolution ont été au cœur de tout leur travail et grâce à leurs efforts et à leur dévouement, beaucoup des leçons de 1905 ont été approfondies et clarifiées.

Sur la question centrale de la révolution prolétarienne elle-même, le plus grand pas en avant a été la reconnaissance que les conditions matérielles pour la révolution communiste mondiale étaient présentes dès le début du 20e siècle. C'est ce qui fut défendu au Premier Congrès de la Troisième Internationale, puis développé ensuite par la Gauche communiste italienne, au travers de l'élaboration de la théorie de la décadence du capitalisme. Ainsi se trouva clarifié le fait que l'ère des révolutions bourgeoises était terminée. En fait, la discussion à propos du rôle du prolétariat en Russie n'était pas l'expression du retard de la révolution bourgeoise dans ce pays, mais un indicateur de l'entrée du monde entier dans une nouvelle période dans laquelle la tâche était, et demeure, la révolution communiste mondiale. Cette clarification a fourni le seul cadre permettant la compréhension de toutes les autres questions.

Reconnaître le rôle irremplaçable de la grève de masse, c'était réaffirmer la position marxiste fondamentale selon laquelle c'est le prolétariat qui fait la révolution communiste dans son combat de classe contre la bourgeoisie. La voie parlementaire n'a jamais constitué un moyen de changer la société ; de même, le communisme ne sera pas le résultat d'une accumulation de réformes arrachées par des luttes partielles. L'action de masse met aux prises une classe contre l'autre. Elle est aussi le moyen à travers lequel le prolétariat développe sa conscience et son expérience pratique. Comme l'ont constaté Luxemburg et Pannekoek, c'est l'action de masse qui a accéléré l'éducation des ouvriers et leur entraînement à la lutte. C'est un mouvement hétérogène qui surgit de la classe ouvrière et dans lequel les minorités révolutionnaires jouent un rôle dynamique. Sa réalité même confirme la position marxiste fondamentale sur l'interaction mutuelle entre conscience et action.

La discussion sur le rôle des soviets ou conseils ouvriers a mené à une clarification sur le rôle des syndicats, sur les rapports entre l'organisation révolutionnaire et les conseils et sur toute la question de la période de transition du capitalisme au communisme.

 

North (2 février 2006)

1 [80] Volume I, chapitre X, "Le nouveau pouvoir".

2 [81] "Contre la conception du chef génial" dans la Revue Internationale n° 33

3 [82] Voir "Théorie et pratique" par Rosa Luxemburg.

4 [83] Trotsky, Bilan et perspectives.

5 [84] Ibid.

6 [85] Ibid.

7 [86] Ibid.

8 [87] Vperoyd a été créé après que les Mencheviks ont pris le contrôle de l'Iskra suite au 2e Congrès du Parti ouvrier social démocrate de Russie en 1903.

9 [88] Lénine, Deux tactiques de la Social-démocratie.

10 [89] En avril 1905, les Bolcheviks ont appelé au Troisième Congrès du POSDR. Les Mencheviks ont refusé d'y participer et ont tenu leur propre Conférence.

11 [90] Lénine, Deux tactiques de la Social-démocratie.

12 [91] Lénine, "Rapport sur le Congrès d'unification du POSDR", avril 1906.

13 [92] Lénine, "La victoire électorale social-démocrate à Tiflis".

14 [93] "Le degré de développement économique de la Russie (condition objective) et le degré de conscience et d'organisation des grandes masses du prolétariat (condition subjective indissolublement liée à la condition objective) rendent impossible l'émancipation immédiate et totale de la classe ouvrière. Seuls les gens les plus ignares peuvent méconnaître le caractère bourgeois de la révolution démocratique en cours …" (Deux tactiques de la Social-démocratie).

15 [94] Lénine, Thèses d'Avril ("Les tâches du prolétariat dans la révolution présente ")

16 [95] Rosa Luxemburg, Grève de Masse, parti et syndicats.

17 [96] Rosa Luxemburg, The revolution in Russia, 1905.

18 [97] Rosa Luxemburg, Grève de Masse, parti et syndicats.

19 [98] Ibid.

20 [99] Cet ouvrage a été écrit en Finlande après sa sortie de prison en Pologne, où elle avait participé au mouvement révolutionnaire. Il est peut-être significatif qu'elle ait alors passé beaucoup de temps en Finlande en compagnie de l'avant-garde bolchevique, y compris Lénine.

21 [100] Rosa Luxemburg, Grève de Masse, parti et syndicats.

22 [101] Ibid.

23 [102] Ibid.

24 [103] Ibid.

25 [104] Ibid.

26 [105] Ibid.

27 [106] Ibid.

28 [107] Ibid.

29 [108] Voir notre livre La Gauche communiste Germano hollandaise pour davantage d'informations sur ce sujet.

30 [109] “Prussia in Revolt”, International Socialist Review, Vol X, No.11, May 1910

31 [110] Théorie marxiste et tactique révolutionnaire dans "Socialisme : la voie occidentale", PUF, Paris 1983.

32 [111] Ibid.

33 [112] Ibid.

34 [113] Issu d'une contribution à "L'histoire du Soviet" cité par I.Deutscher, Le prophète armé, "La révolution permanente".

35 [114] Lénine, Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers.

3 [115]5 Lénine, Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers.

36 [116] Le Congrès d'unification du POSDR qui s'est tenu en avril 1906 et à réuni les Mencheviks et les Bolcheviks a été une conséquence de la dynamique de la révolution.

37 [117] Lénine, "Une plate-forme tactique pour l'unité du Congrès"

38 [118] Ibid. Il n'y a pas eu de discussion sur les soviets au Congrès qui était dominé par les Mencheviks.

39 [119] Lénine, Thèses d'Avril ("Les tâches du prolétariat dans la révolution présente ")

40 [120] Ibid.

41 [121] Voir nos livres La Gauche communiste d'Italie 1926-1945, La Gauche communiste germano hollandaise, The Russian Communist Left et The British Communist Left

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [122]

Approfondir: 

  • Russie 1905 [123]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [124]

Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire (résumé du volume II)

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  • Dans le précédent numéro de la Revue internationale, nous avons publié un résumé du premier volume de notre série d'articles1 [125] sur le communisme qui avait pour objet l'examen du développement du programme communiste pendant la période d'ascendance du capitalisme et des travaux de Marx et Engels en particulier. Le deuxième volume de la série est centré sur les précisions qu'ont apportées à ce programme que les expériences pratiques et les réflexions théoriques du mouvement prolétarien pendant la vague révolutionnaire qui a secoué le monde capitaliste en 1917 et au cours des années suivantes. Nous en présentons le résumé en deux parties : la première, dans ce numéro, porte sur la phase héroïque de la vague révolutionnaire, au moment où la perspective d'une révolution mondiale était tout à fait réelle et où le programme communiste semblait tout à fait concret ; la seconde partie sera centrée sur la phase de reflux de la vague révolutionnaire et sur les efforts qu'ont accomplis les minorités révolutionnaires pour comprendre l'avancée inexorable de la contre-révolution.

1905 : La grève de masse ouvre la voie à la révolution prolétarienne (Revue internationale n°90)

Le but du deuxième volume de la série d'articles sur le communisme est de montrer comment le programme communiste s'est développé à travers l'expérience directe de la révolution prolétarienne. Le contexte, c'est la nouvelle époque de guerre et de révolution qu'a inaugurée définitivement la Première Guerre impérialiste mondiale et, en particulier, le développement et l'extinction de la première grande vague révolutionnaire de la classe ouvrière internationale entre 1917 et la fin des années 1920. Nous avions donc modifié le titre de la série pour ce deuxième volume : le communisme n'était plus, désormais, une perspective qui s'avérerait nécessaire une fois que le capitalisme aurait achevé sa mission progressiste ; les nouvelles conditions de la décadence du capitalisme, période dans laquelle le capitalisme était non seulement devenu un obstacle au progrès, mais aussi une menace pour la survie même de la société, avaient mis le communisme "à l'ordre du jour de l'histoire". Cependant, le volume commence en 1905, moment de transition au cours duquel se dessinaient déjà les nouvelles conditions avant de devenir définitives - une période d'ambiguïté qui se reflète souvent dans l'ambiguïté des perspectives tracées par les révolutionnaires eux-mêmes. Néanmoins, l'explosion soudaine de la grève de masse et le soulèvement qui eurent lieu en Russie en 1905, sont venu éclairer une discussion qui avait déjà commencé dans les rangs du mouvement marxiste et qui concernait une question tout à fait adaptée aux préoccupations de cette série : comment, lorsque sonnera l'heure de la révolution, le prolétariat prendra-t-il le pouvoir ? Tel était le véritable contenu du débat sur la grève de masse qui animait, en particulier, le Parti social-démocrate allemand.

Ce débat comportait en substance trois protagonistes : d'une part, la gauche révolutionnaire, autour de figures comme Luxemburg et Pannekoek, menait la bagarre d'abord contre les thèses ouvertement révisionnistes de Bernstein et d'autres qui voulaient explicitement laisser tomber toute référence au renversement révolutionnaire du capitalisme, et contre la bureaucratie syndicale qui ne pouvait pas envisager de lutte ouvrière qui ne soit rigidement contrôlée par les syndicats et voulait que tout mouvement de grève générale soit étroitement limité dans ses revendications et dans sa durée. D'autre part, le centre "orthodoxe" du parti, tout en soutenant officiellement l'idée de grève de masses, la considérait aussi comme une tactique limitée qui devait être subordonnée à une stratégie fondamentalement parlementaire. La gauche, au contraire, considérait la grève de masse comme l'indication que le capitalisme approchait le point ultime de son cours ascendant et donc comme un signe précurseur de la révolution. Bien que toutes les forces conservatrices au sein du parti l'aient généralement rejetée comme "anarchiste", l'analyse que développaient Luxemburg et Pannekoek n'était pas un nouvel emballage de l'ancienne abstraction anarchiste de la grève générale, mais s'efforçait de faire ressortir les vraies caractéristiques du mouvement de masse dans la nouvelle période :

  • sa tendance à exploser spontanément, à surgir "d'en bas", souvent sur des questions partielles et transitoires. Mais cette spontanéité n'était pas en contradiction avec l'organisation ; au contraire, dans la nouvelle période, l'organisation de la lutte était produite par la lutte elle-même et avait pour résultat de la hisser à un niveau supérieur ;
  • la tendance à s'étendre à des couches de plus en plus larges de la classe, essentiellement sur une base géographique, fondée sur la recherche de la solidarité de classe ;
  • l'interaction des dimensions économique et politique de la lutte jusqu'à atteindre l'étape de l'insurrection armée ;
  • l'importance du parti dans ce processus n'était pas amoindrie mais accentuée. Il n'avait plus pour tâche l'organisation technique de la lutte mais, précisément à cause de cela, son rôle essentiel de direction politique était maintenant au premier plan.

Tandis que Luxemburg a développé ces caractéristiques générales de la grève de masse, la compréhension des nouvelles formes d'organisation de la lutte - les soviets - fut en grande partie élaborée par les révolutionnaires en Russie. Trotsky et Lénine saisirent très rapidement la signification des soviets en tant qu'instruments d'organisation de la grève de masse, en tant que forme flexible qui permettait aux masses de débattre, de décider et de développer leur conscience de classe et en tant qu'organe de l'insurrection et du pouvoir politique prolétariens. Contre les "super léninistes" du parti dont la première réaction avait été d'appeler les soviets à se dissoudre dans le parti, Lénine mit en avant que le parti, en tant qu'organisation de l'avant-garde révolutionnaire, et le soviet, en tant qu'organisation de l'unification de la classe dans son ensemble, n'étaient pas rivaux mais parfaitement complémentaires. Il révéla ainsi que la conception bolchevique du parti exprimait une véritable rupture avec l'ancienne notion social-démocrate du parti de masse et était un produit organique de la nouvelle époque de luttes révolutionnaires.

Les événements de 1905 ont aussi donné lieu à un vif débat autour des perspectives de la révolution en Russie. Ce débat aussi a vu trois protagonistes :

  • les Mencheviks défendaient que la Russie devait passer par la phase de la révolution bourgeoise et que la principale tâche du mouvement ouvrier était donc de soutenir la bourgeoisie libérale dans sa lutte contre l'autocratie tsariste. Le contenu anti-révolutionnaire de cette théorie devait se dévoiler pleinement en 1917 ;
  • Lénine et les Bolcheviks comprenaient que la bourgeoisie libérale russe était trop faible pour mener la lutte contre le tsarisme. Les tâches de la révolution bourgeoise devaient être prises en main par une "dictature démocratique" mise en place par un soulèvement populaire dans lequel la classe ouvrière jouerait le rôle dirigeant ;
  • Trotsky, se basant sur la notion que Marx avait développée en 1848, "la révolution permanente", raisonnait d'abord et avant tout d'un point de vue international : il défendait que la révolution russe propulserait nécessairement la classe ouvrière au pouvoir et que le mouvement pourrait rapidement évoluer vers une phase socialiste en se liant à la révolution en Europe occidentale. Cette démarche constituait un lien entre les écrits de Marx, à la fin de sa vie, sur la Russie et l'expérience concrète de la révolution de 1917 ; et dans une grande mesure, elle allait être reprise par Lénine qui, en 1917, a abandonné la notion de "dictature démocratique" et s'est opposé une nouvelle fois aux Bolcheviks "orthodoxes".

Pendant ce temps dans le Parti allemand, la défaite du soulèvement de 1905 avait renforcé les arguments de Kautsky et d'autres qui défendaient que la grève de masse devait uniquement être envisagée comme une tactique défensive et que la meilleure stratégie pour la classe ouvrière était la "guerre d'usure", graduelle, essentiellement légaliste, dont les élections et le parlement constituaient les instruments fondamentaux pour que le prolétariat accède au pouvoir. La réponse de la gauche est incorporée dans le travail de Pannekoek : il montre que le prolétariat a développé de nouveaux organes de lutte qui correspondent à la nouvelle époque de la vie du capital ; et, contre l'idée de "guerre d'usure", il réaffirme la vision marxiste selon laquelle la révolution n'a pas pour but de conquérir l'Etat mais de le détruire et de le remplacer par de nouveaux organes de pouvoir politique.

L'Etat et la Révolution (Lénine) : une vérification éclatante du marxisme (Revue internationale n°91)

Selon la philosophie empiriste bourgeoise, le marxisme n'est qu'une pseudo-science puisqu'il ne permet pas d'infirmer ses hypothèses. En fait, l'ambition du marxisme d'utiliser la méthode scientifique ne peut être testée entre les murs d'un laboratoire mais seulement dans le laboratoire bien plus vaste de l'histoire sociale. Les événements cataclysmiques de 1914 ont constitué une confirmation éclatante de la perspective mise en avant dans Le manifeste communiste de 1848 - qui annonce la perspective générale socialisme ou barbarie - et de la prédiction étrangement précise d'Engels d'une guerre dévastatrice en Europe, publiée en 1887. De même, les tempêtes révolutionnaires de 1917-19 ont confirmé le deuxième terme de l'alternative : la capacité de la classe ouvrière d'offrir une alternative à la barbarie du capitalisme en déclin.

Ces mouvements ont posé le problème de la dictature du prolétariat de façon éminemment pratique. Mais pour le mouvement ouvrier, il n'y a pas de séparation rigide entre la théorie et la pratique. L'Etat et la Révolution de Lénine, rédigé pendant la période cruciale de février à octobre 1917 en Russie, obéit à la nécessité pour le prolétariat d'élaborer une claire compréhension théorique de son mouvement pratique. C'était d'autant plus nécessaire que la prédominance de l'opportunisme dans les partis de la Deuxième Internationale avait embrouillé le concept de dictature du prolétariat en le remplaçant de plus en plus par une théorisation d'une voie graduelle, parlementaire du prolétariat vers le pouvoir. Contre ces distorsions réformistes - et aussi contre les fausses réponses apportées au problème par l'anarchisme - Lénine a entrepris de restaurer les enseignements fondamentaux du marxisme sur le problème de l'Etat et de la période de transition au communisme.

La première tâche de Lénine était donc de démolir la notion de l'Etat en tant qu'instrument neutre qui peut être utilisé en bien ou en mal selon la volonté de ceux qui le dirigent. C'était une nécessité élémentaire de réaffirmer la vision marxiste selon laquelle l'Etat ne peut qu'être un instrument d'oppression d'une classe par une autre - réalité cachée non seulement par les arguments bien établis de Kautsky et autres apologues mais plus concrètement en Russie même, par les Mencheviks et leurs alliés qui parlaient avec de grandes phrases de la "démocratie révolutionnaire" qui servait de feuille de vigne au Gouvernement provisoire capitaliste qui fut mis au pouvoir après le soulèvement de février.

Parce que c'est un organe adapté à la domination de classe de la bourgeoisie, l'appareil d'Etat bourgeois existant ne pouvait être "transformé" dans l'intérêt du prolétariat. Lénine retrace donc le développement de la conception marxiste de l'Etat, depuis Le Manifeste communiste jusqu'à ce jour et montre comment les expériences successives de la lutte du prolétariat -les révolutions de 1848 et, surtout, la Commune de Paris de 1871- ont clarifié la nécessité pour la classe ouvrière de détruire l'Etat existant et de le remplacer par un nouveau type de pouvoir politique. Ce nouveau pouvoir devait se baser sur une série de mesures essentielles qui permettraient à la classe ouvrière de maintenir son autorité politique sur toutes les institutions de la période de transition : dissolution de l'armée de métier et armement général des ouvriers ; élection et révocabilité de tous les fonctionnaires publics qui reçoivent une rémunération équivalente au salaire moyen des ouvriers ; fusion des fonctions exécutives et législatives en un seul corps.

Ce devait être les principes du nouveau pouvoir ouvrier que Lénine défendait contre le régime bourgeois du Gouvernement provisoire. La nécessité de passer à l'action en septembre-octobre 1917 a empêché Lénine de développer la façon dont les soviets constituaient une forme de dictature du prolétariat supérieure à la Commune de Paris. Mais L'Etat et la Révolution a vraiment l'immense mérite d'enterrer certaines ambiguïtés contenues dans les écrits de Marx et Engels qui s'étaient demandé si la classe ouvrière pourrait parvenir au pouvoir de façon pacifique dans certains pays plus démocratiques comme la Grande Bretagne, la Hollande ou les Etats-Unis. Lénine a clairement établi que, dans les conditions de la nouvelle époque impérialiste où partout l'Etat militarisé avait mis le manteau du pouvoir arbitraire, il ne pouvait plus y avoir aucune exception. Dans les pays "démocratiques" comme dans les régimes plus autoritaires, le programme prolétarien est le même : destruction de l'appareil d'Etat existant et formation d'un "Etat-Commune".

Contre l'anarchisme, L'Etat et la Révolution souligne que l'Etat en tant que tel ne peut être aboli du jour au lendemain. Après le renversement de l'Etat bourgeois, les classes existent toujours et, avec elles, la réalité de la pénurie matérielle. Ces conditions objectives rendent nécessaires le demi-Etat de la période de transition. Mais Lénine dit clairement que le but du prolétariat n'est pas de renforcer continuellement l'Etat mais d'assurer la diminution graduelle de son rôle dans la vie sociale, jusqu'à ce qu'il disparaisse complètement. Cela requiert la participation constante des masses ouvrières à la vie politique et leur contrôle vigilant sur toutes les fonctions étatiques. En même temps, cela nécessite une transformation économique dans une direction communiste : à ce sujet, Lénine reprend les indications contenues dans la Critique par Marx du Programme du Gotha qui défend un système de bons du travail en tant qu'alternative temporaire à la forme salariale.

Lénine a écrit ce livre à la veille d'une expérience révolutionnaire gigantesque. Il était donc impossible pour lui de faire plus que poser les paramètres généraux des problèmes de la période de transition. L'Etat et la Révolution contient inévitablement des lacunes et des insuffisances qui allaient être énormément clarifiées au cours des années suivantes de victoires et de défaites :

  • sa description des mesures économiques qui mènent au communisme contient de sérieuses confusions sur la possibilité pour le prolétariat de s'emparer simplement de l'appareil économique du capital une fois qu'il a pris une forme étatisée. Ce manque de compréhension des dangers représentés par le capitalisme d'Etat était amplifié par l'idée fausse selon laquelle le "socialisme" serait un mode de production intermédiaire entre le capitalisme et le communisme. En même temps, il manque une insistance sur le fait que la transition vers le communisme ne peut être véritablement entreprise qu'à une échelle internationale ;
  • le livre parle très peu des rapports entre le parti et le nouvel appareil d'Etat et laisse la porte ouverte à des confusions de type parlementaire sur le parti qui prend le pouvoir et s'identifie à l'Etat ;
  • il y a une tendance à sous-estimer les compétences de l'appareil d'Etat et à le réduire aux "ouvriers en armes" au lieu d'assimiler pleinement la vision de l'Etat développée par Engels selon laquelle il est l'émanation de la société de classe et - tout en restant un organe de répression par excellence - il a pour tâche de maintenir la cohésion de la société, tâche qui souligne sa nature conservatrice, y compris pour le demi-Etat de la période de transition. Une fois de plus, l'expérience russe devait permettre d'aller plus loin dans l'argumentation d'Engels et révéler le danger que comporte le nouvel Etat de devenir le point central de la bureaucratisation et finalement de la contre-révolution bourgeoise.

Malgré cela, L'Etat et la Révolution montre beaucoup de perspicacité sur les aspects négatifs de l'Etat. Reconnaissant que l'Etat doit gérer une situation de pénurie matérielle et donc maintenir le droit bourgeois dans la distribution de la richesse sociale, Lénine se réfère même au nouvel Etat comme à "un Etat bourgeois sans bourgeoisie", formule provocatrice qui, bien que manquant de précision, exprime certainement la perception des dangers potentiels provenant de l'Etat de transition.

1918 : Le programme du Parti communiste allemand (Revue internationale n°93)

L'éclatement de la révolution en Allemagne en 1918 a confirmé la perspective qui avait guidé les Bolcheviks vers l'insurrection d'Octobre : la perspective de la révolution mondiale. Etant donné les traditions historiques de la classe ouvrière allemande et la place de l'Allemagne au cœur du capitalisme mondial, la révolution allemande était la pierre de touche de l'ensemble du processus révolutionnaire mondial. Elle contribua à mettre fin à la guerre mondiale et constituait l'espoir pour le pouvoir prolétarien assiégé en Russie. De même, sa défaite définitive dans les années qui on suivit, scella le sort de la révolution en Russie qui succomba à une terrible contre-révolution interne et, alors que la victoire de la révolution aurait pu ouvrir la porte à une étape nouvelle et supérieure de la société humaine, son échec déboucha sur un siècle d'une barbarie telle que l'humanité n'en avait jamais connu jusqu'alors.

En décembre 1918 - un mois après le soulèvement de novembre et deux semaines avant la défaite tragique du soulèvement de Berlin au cours de laquelle Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht perdirent la vie - le Parti communiste d'Allemagne (KPD) tenait son Congrès de fondation. Le programme du nouveau Parti (également connu sous le nom de : "Que veut la Ligue Spartacus ?") était introduit par Rosa Luxemburg elle-même qui le replaçait dans son contexte historique. Tout en tirant son inspiration du Manifeste communiste de 1848, le nouveau programme devait être établi sur des bases très différentes ; cela avait déjà été valable pour le programme d'Erfurt de la social-démocratie allemande et de la distinction qu'il faisait entre programme minimum et programme maximum, qui était adaptée à la période où la révolution prolétarienne n'était pas encore immédiatement à l'ordre du jour. La guerre mondiale avait fait entrer l'humanité dans une nouvelle époque de son histoire - l'époque de déclin du capitalisme, l'époque de la révolution prolétarienne - et le nouveau programme devait donc comprendre la lutte directe pour la dictature du prolétariat et la construction du socialisme. Cela requérait une rupture non seulement avec le programme formel de la social-démocratie, mais aussi avec les illusions réformistes qui avaient si profondément infecté le Parti dans la dernière partie du 19e siècle et dans la première décennie du 20e - illusions dans une conquête graduelle, parlementaire du pouvoir qui avaient même affecté des révolutionnaires aussi lucides qu'Engels lui-même.

Mais défendre que la révolution prolétarienne était à l'ordre du jour de l'histoire n'impliquait pas que le prolétariat était capable de la faire immédiatement. En fait, les événements de la révolution de novembre avaient montré que la classe ouvrière allemande en particulier avait encore beaucoup de chemin à faire pour se débarrasser du poids mort du passé comme l'influence démesurée des traîtres sociaux-démocrates au sein des conseils ouvriers en était l'expression. Luxemburg insista sur le fait que la classe ouvrière allemande avait besoin de s'éduquer elle-même à travers un processus de luttes, économiques et politiques, défensives et offensives, qui lui apporteraient la confiance et la conscience dont elle avait besoin pour prendre pleinement en charge la société. C'est une des grandes tragédies de la révolution allemande que la bourgeoisie ait réussi à provoquer le prolétariat dans un soulèvement prématuré qui allait court-circuiter le développement de ce processus et le priver de ses leaders politiques les plus clairvoyants.

Le document du KPD commence par affirmer ses buts et ses principes généraux. Il affirme avec force la nécessité du renversement violent du pouvoir bourgeois tout en rejetant l'idée que la violence prolétarienne soit une nouvelle forme de terreur. Le socialisme, souligne-t-il, représente un saut qualitatif dans l'évolution de la société humaine et il est impossible de l'introduire par une série de décrets venus d'en haut ; il ne peut qu'être le fruit de l'œuvre créatrice et collective de millions de prolétaires.

En même temps, ce document est un véritable programme dans le sens où il met en avant une série de mesures pratiques visant à établir la domination de la classe ouvrière et à faire de premiers pas en vue de la socialisation de la production ; par exemple :

  • le désarmement de la police et des officiers de l'armée, la saisie de toutes les armes et munitions par les conseils ouvriers et la formation d'une milice ouvrière ;
  • la dissolution de la structure de commandement de l'armée et la généralisation des conseils de soldats ;
  • l'établissement d'un congrès central des conseils d'ouvriers et de soldats de tout le pays et la dissolution simultanée des anciennes assemblées municipales et parlementaires ;
  • la réduction de la journée de travail à six heures ;
  • la confiscation de tous les moyens pour nourrir, loger et vêtir la population ;
  • l'expropriation des propriétaires terriens, des banques, des mines et des grandes entreprises industrielles et commerciales ;
  • l'établissement de conseils d'entreprises pour assumer les tâches essentielles d'administration des usines et autres lieux de travail.

La majorité des mesures préconisées par le programme du KPD restent valides aujourd'hui bien que, en tant que document produit au début d'une immense expérience révolutionnaire, il ne soit pas clair dans tous ses points. Il parle donc de nationalisation de l'économie comme d'une étape vers le socialisme et ne pouvait savoir à quel point le capital pouvait s'accommoder facilement de cette forme. Tout en rejetant toute forme de putschisme, il garde l'idée que le parti doit se présenter comme candidat au pouvoir politique. Il est très incomplet sur les tâches internationales de la révolution. Mais ce sont des faiblesses qui auraient pu être surmontées si la révolution allemande n'avait pas été tuée dans l'œuf avant d'éclore.

La Plate-Forme de l'Internationale communiste (Revue internationale n°94)

La plateforme de l'Internationale communiste (IC) a été établie à son Premier Congrès en mars 1919, quelques mois à peine après l'issue tragique du soulèvement de Berlin. Mais la vague révolutionnaire internationale était encore à son plus haut point : au moment même où l'IC tenait son Congrès arriva la nouvelle de la proclamation d'une République des Soviets en Hongrie. La clarté des positions politiques adoptées par le Premier Congrès reflète ce mouvement ascendant de la classe, tout comme son évolution opportuniste ultérieure reflétera la phase descendante du mouvement.

Boukharine introduisit la discussion du Congrès sur le projet de plateforme et ses remarques étaient elles-mêmes fortifiées par les avancées théoriques considérables que les révolutionnaires faisaient pendant cette période. Boukharine insista sur le fait que le point de départ de la plateforme était la reconnaissance de la banqueroute du système capitaliste à l'échelle globale. Dès le début, l'IC avait compris que la "mondialisation" du capital était déjà une réalité accomplie et donc un facteur fondamental de son déclin et de son effondrement.

Le discours de Boukharine met aussi en relief une caractéristique du Premier Congrès - son ouverture aux nouveaux développements apportés par l'entrée dans une nouvelle époque inaugurée par la guerre. Il reconnaissait donc qu'en Allemagne au moins, les syndicats existants avaient cessé de jouer un rôle positif quelconque et qu'ils devaient être remplacés par de nouveaux organes de la classe, produits par le mouvement de masse, en particulier les comité d'usines. Ceci contraste tout à fait avec les congrès ultérieurs dans lesquels la participation aux syndicats officiels est devenue obligatoire pour tous les partis de l'Internationale. Mais c'est cohérent avec la vision de la plateforme sur le capitalisme d'Etat selon laquelle, comme Boukharine le développa par ailleurs, l'intégration des syndicats au système capitaliste était précisément une fonction du capitalisme d'Etat.

La plateforme elle-même passe brièvement en revue la nouvelle période et les tâches du prolétariat. Elle ne cherche pas à présenter un programme détaillé de mesures pour la révolution prolétarienne. Une nouvelle fois, elle affirme très clairement qu'avec la guerre mondiale, "une nouvelle époque est née. L'époque du déclin du capitalisme, de sa désintégration interne, l'époque de la révolution communiste prolétarienne". Insistant sur le fait que la prise du pouvoir par le prolétariat est la seule alternative à la barbarie capitaliste, elle appelle à la destruction révolutionnaire de toutes les institutions de l'Etat bourgeois (parlement, police, tribunaux, etc.) et à les remplacer par des organes du pouvoir prolétarien, fondés sur les conseils ouvriers armés ; elle dénonce la vacuité de la démocratie bourgeoise et proclame que le système des conseils est le seul à permettre aux masses d'exercer une véritable autorité ; et elle donne les grandes lignes pour l'expropriation de la bourgeoisie et la socialisation de la production. Celles-ci comprennent la socialisation immédiate des principaux centres de l'industrie et de l'agriculture capitalistes, l'intégration graduelle des petits producteurs indépendants au secteur socialisé, des mesures radicales visant à remplacer le marché par la distribution équitable des produits.

Dans la lutte pour la victoire, la plateforme insiste sur la nécessité d'une rupture politique complète avec l'aile droite de la social-démocratie, "laquais outrageux du capital et bourreaux de la révolution communiste", mais aussi avec le centre kautskyste. Cette position - diamétralement opposée à la politique de Front unique que l'IC allait adopter à peine deux ans plus tard - n'avait rien de sectaire, puisqu'elle était combinée à un appel à s'unir à toutes les forces prolétariennes authentiques, y compris les éléments du mouvement anarcho-syndicaliste. Face au front uni de la contre-révolution capitaliste qui avait déjà pris les vies de Luxemburg et de Liebknecht, la plateforme appelait au développement de luttes massives dans tous les pays, menant à la confrontation directe avec l'Etat bourgeois.

1919 : Le programme de la dictature du prolétariat (Revue internationale n°95)

L'existence de plusieurs programmes de différents partis nationaux aux côtés de la plateforme de l'Internationale communiste témoigne de la persistance d'un certain fédéralisme, même dans la nouvelle Internationale qui s'efforçait de dépasser l'autonomie nationale qui avait contribué à la faillite de l'ancienne.

Mais le programme du Parti russe, établi à son 9e Congrès en 1919, est d'un intérêt particulier : alors que le programme du KPD était le produit d'un parti confronté à la tâche de diriger la classe ouvrière vers une révolution imminente, le nouveau programme du Parti bolchevique était une prise de position sur les buts et les méthodes du premier pouvoir soviétique, d'une dictature du prolétariat réelle. Il était donc accompagné au niveau le plus concret d'une série de décrets qui exprimaient la politique de la République soviétique sur toutes sortes de questions particulières même si, comme Trotsky l'admit, beaucoup de ces décrets avaient plus une nature de propagande qu'ils ne représentaient une politique immédiatement réalisable.

Comme la plateforme de l'IC, le programme commence par affirmer l'aube d'une nouvelle période de déclin du capitalisme et la nécessité de la révolution prolétarienne mondiale. Il reprend également la nécessité d'une rupture complète avec les partis sociaux-démocrates officiels.

Le programme se divise ensuite selon les parties suivantes :

  • Politique générale : la supériorité du système des soviets sur la démocratie bourgeoise est démontrée par sa capacité à entraîner l'immense majorité des exploités et des opprimés à diriger l'Etat. Le programme souligne que les soviets ouvriers, en s'organisant sur les lieux de travail plutôt que sur les lieux d'habitation, sont un expression directe du prolétariat comme classe ; et la nécessité pour le prolétariat de diriger le processus révolutionnaire se reflète dans la sur-représentation des soviets des villes par rapport à ceux des campagnes. Il n'y a pas de théorisation de l'idée que le parti exercerait le pouvoir à travers les soviets. En fait, la préoccupation dominante du programme, rédigé durant les rigueurs de la guerre civile, est de trouver des moyens de contrecarrer les pressions croissantes de la bureaucratie au sein du nouvel appareil d'Etat en attribuant des tâches de gestion étatique à un nombre plus grand d'ouvriers. Dans les terribles conditions auxquelles était confronté le prolétariat russe, ces mesures se sont avérées inadéquates, tendant à transformer des ouvriers combatifs en bureaucrates d'Etat au lieu d'imposer la volonté de la classe ouvrière combative sur la bureaucratie. Néanmoins, cette partie révèle une conscience précoce des dangers provenant de l'appareil étatique.
  • Le problème des nationalités : partant d'un point de départ correct - la nécessité de surmonter les divisions nationales au sein du prolétariat et des masses opprimées et de développer une lutte commune contre le capital - le programme présente ici un de ses aspects les plus faibles en adoptant la notion d'auto-détermination nationale. Au mieux, ce slogan ne pouvait que signifier l'auto-détermination pour la bourgeoisie et, à l'époque de l'impérialisme débridé, il ne pouvait qu'amener les nationalités à voir remplacer leur ancien maître impérialiste par un autre. Rosa Luxemburg et d'autres ont montré les effets désastreux de cette politique et comment toutes les nations qui avaient reçu des Bolcheviks leur "indépendance" étaient devenues des têtes de pont de l'intervention impérialiste contre le pouvoir soviétique.
  • Les affaires militaires : Le programme, ayant reconnu la nécessité de l'Armée rouge pour défendre le nouveau régime soviétique dans une situation de guerre civile, met en avant une série de mesures ayant pour but d'assurer que la nouvelle armée reste vraiment un instrument du prolétariat : elle devait être composée de prolétaires et de semi-prolétaires ; ses méthodes d'entraînement devaient correspondre aux principes socialistes ; les commissaires politiques choisis parmi les meilleurs communistes devaient travailler avec le personnel militaire et assurer que les anciens experts militaires tsaristes travaillent entièrement dans l'intérêt du régime soviétique ; en même temps, de plus en plus d'officiers devaient venir des rangs des ouvriers conscients. Mais la pratique d'élire les officiers qui avait été une revendication des premiers soviets de soldats n'était pas considérée comme un principe et il y eut un débat, au 9e Congrès, animé par le groupe "Centralisme démocratique", sur la nécessité de maintenir les principes de la Commune même dans l'armée et de s'opposer à la tendance de l'armée à revenir aux vieilles méthodes et à la vieille organisation hiérarchique. Une autre faiblesse, et peut-être la plus importante, était que la formation de l'Armée rouge s'était accompagnée de la dissolution des Gardes rouges, privant ainsi les conseils ouvriers de leur force armée spécifique en faveur d'un organe de type étatique et donc bien moins réactif aux besoins de la lutte de classe.
  • La justice prolétarienne : les tribunaux bourgeois furent remplacés par des tribunaux populaires où les juges étaient élus au sein de la classe ouvrière ; la peine de mort devait être abolie et le système pénal dégagé de toute attitude de revanche. Cependant, dans les conditions de violence de la guerre civile, la peine de mort fut rapidement restaurée et les tribunaux révolutionnaires mis en place pour traiter les situations d'urgence commirent souvent des abus, sans parler des activités de la Commission spécialisée dans la lutte contre la contre-révolution, la Tcheka, qui échappa de plus en plus au contrôle des soviets.
  • L'éducation : à cause de la très grande arriération en Russie, bien des réformes de l'éducation envisagées par l'Etat soviétique étaient limitées à un rattrapage des pratiques éducatives plus avancées qui étaient déjà courantes dans les démocraties bourgeoises (comme l'éducation libre et mixte pour tous les enfants jusqu'à 17 ans). En même temps, le but envisagé à long terme était de transformer l'école afin qu'elle ne soit plus un organe d'endoctrinement bourgeois mais un instrument de la transformation communiste de la société. Cela nécessitait le dépassement des méthodes coercitives et hiérarchiques, l'élimination de la séparation entre le travail manuel et le travail intellectuel et, de façon générale, l'éducation des nouvelles générations dans un monde où l'étude et le travail seront devenus un plaisir et non un fléau.
  • La religion : tout en maintenant la nécessité que le pouvoir soviétique mène une propagande intelligente et sensible dans le but de combattre les préjugés religieux archaïques des masses, il y avait un rejet complet de toute tentative de supprimer de force la religion, ce qui ne pouvait qu'avoir pour effet de renforcer l'emprise de la religion, comme l'a montré l'expérience du stalinisme.
  • Les affaires économiques : tout en reconnaissant que le communisme ne pouvait être réalisé qu'à une échelle mondiale, le programme contenait les lignes générales d'une politique économique du prolétariat dans le domaine sous son contrôle : expropriation de l'ancienne classe dominante, centralisation des forces productives sous le contrôle des soviets, utilisation de toute la force de travail disponible sur la base des principes de solidarité de classe, intégration graduelle des producteurs indépendants à la production collective. Le programme reconnaît aussi la nécessité pour la classe ouvrière d'exercer une gestion collective du processus productif, mais il ne voyait pas les conseils ni les comités d'usine (qui ne sont même pas mentionnés dans le programme) mais les syndicats comme les instruments de cette gestion, organes qui, par nature, tendaient à ôter le contrôle collectif de la production des mains des ouvriers et à le mettre entre les mains de l'Etat. Plus décisives encore, les conditions de la guerre civile qui tendaient à disperser et même à déclasser les masses prolétariennes des villes, rendaient le contrôle par la classe ouvrière non seulement des usines mais de l'Etat lui-même de plus en plus difficile.
  • Dans le domaine de l'agriculture, le programme reconnaissait que la production agricole ne pouvait être collectivisée du our au lendemain et que son intégration dans le secteur socialisé passerait par un processus plus ou moins long ; en attendant, le pouvoir soviétique devait encourager la lutte de classe à la campagne en apportant par principe son soutien aux paysans pauvres et aux semi-prolétaires agricoles.
  • La distribution : le pouvoir soviétique s'était assigné la tâche grandiose de remplacer le commerce par la distribution des biens sur la base des besoins, en la coordonnant à travers un réseau de communes de consommateurs. Et en fait, pendant la guerre civile, le vieux système monétaire s'effondra quasiment et fut remplacé par un système de réquisitions et de rationnement. Mais c'était directement le produit de la pénurie et de la nécessité et cela ne représentait pas l'avènement de nouveaux rapports sociaux communistes, même si cela a souvent été théorisé comme tel. Seule la production en abondance peut permettre le vrai communisme et une telle production ne peut avoir lieu dans un pouvoir prolétarien isolé.
  • Les finances : Cette vision optimiste du Communisme de guerre se reflète dans d'autres domaines, en particulier dans l'idée qu'en intégrant simplement les banques existantes dans une seule banque d'Etat, on faisait un pas en avant vers la disparition des banques en tant que telles. Mais le système monétaire allait vite faire sa réapparition en Russie, ayant été simplement mis de côté pendant la période de Communisme de guerre ; ainsi la forme argent et les moyens de l'épargner persisteront aussi longtemps que les rapports d'échange n'auront pas été surmontés par la création d'une communauté humaine unifiée.
  • Le logement et la santé publique : Le pouvoir prolétarien prit beaucoup d'initiatives pour faire face au manque de logements et à la surpopulation, en particulier en expropriant la bourgeoisie, mais ses amples perspectives de construction d'un nouvel environnement urbain furent bloquées par les âpres conditions de la période post-insurrectionnelle. C'est la même chose pour beaucoup de décrets du pouvoir soviétique : la réduction de la journée de travail, les allocations pour les infirmes et les chômeurs, l'amélioration radicale de la situation sanitaire. Dans ces domaines aussi, le but immédiat était de rattraper le niveau déjà atteint dans les pays plus développés ; dans ces domaines aussi, le nouveau pouvoir ne put en général pas apporter de véritables améliorations du fait de l'énorme saignée des ressources, utilisées dans l'effort de guerre.

1920 : Boukharine et la période de transition (Revue internationale n°96)

De même qu'il rédigea le programme du Parti russe, Boukharine écrivit une étude théorique sur les problèmes de la période de transition. Bien qu'il présente beaucoup de défauts, certains éléments de ce document représentent une sérieuse contribution à la théorie marxiste et l'examen de ses faiblesses éclaire aussi les problèmes qu'il cherche à poser.

Boukharine avait été à l'avant-garde du Parti bolchevique pendant la guerre impérialiste. Son livre L'impérialisme et l'économie mondiale s'apparentait aux recherches de Rosa Luxemburg sur les conditions économiques de la nouvelle période de déclin du capitalisme - L'accumulation du capital. Le livre de Boukharine fut l'un des premiers à montrer que le début de cette nouvelle période avait inauguré une nouvelle étape de l'organisation du capital - l'étape du capitalisme d'Etat, qu'il reliait, en premier lieu, à la lutte militaire d'ensemble entre les Etats impérialistes. Dans son article "Vers une théorie de l'Etat impérialiste", Boukharine a aussi adopté une position très avancée sur la question nationale (développant là aussi une vision similaire à celle de Luxemburg sur l'impossibilité de la libération nationale à l'époque impérialiste) et sur la question de l'Etat, en venant plus rapidement que Lénine lui-même à la position que ce dernier défend dans L'Etat et la révolution : la nécessité de détruire l'appareil d'Etat bourgeois.

Ces conceptions sont développées dans son livre L'économie de la période de transition, rédigé en 1920. Boukharine y réitère la vision marxiste de la fin inévitablement violente et catastrophique de la domination de classe capitaliste, et donc de la nécessité de la révolution prolétarienne comme seule base pour construire un mode de production nouveau et supérieur. En même temps, il va plus loin dans les caractéristiques de cette nouvelle phase de la décadence capitaliste. Il prévoit la tendance croissante du capitalisme sénile à dilapider et détruire les forces de production accumulées, incarnée avant tout par l'économie de guerre, malgré la "croissance" quantitative qu'elle a pu entraîner. Il montre également comment, dans le capitalisme d'Etat, les anciens partis et syndicats ouvriers sont "nationalisés", intégrés dans l'appareil d'Etat capitaliste monstrueusement hypertrophié.

Dans ses grandes lignes, l'articulation entre l'alternative communiste et ce système mondial en déclin est parfaitement claire : une révolution mondiale fondée sur l'auto-activité de la classe ouvrière dans ses nouveaux organes de lutte, les soviets, une révolution ayant pour but d'unir l'humanité en une communauté mondiale qui remplace les lois aveugles de la production de marchandises par la régulation consciente de la vie sociale.

Mais les moyens et les buts de la révolution prolétarienne doivent être rendus concrets et ce ne peut qu'être le résultat de l'expérience vivante et de la réflexion sur cette expérience. Et c'est là que le livre montre ses faiblesses. Bien qu'en 1918, Boukharine ait fait partie de la tendance communiste de gauche dans le Parti bolchevique, c'était avant tout sur la question de la paix de Brest-Litovsk. A la différence d'autres communistes de gauche comme Ossinski, il ne fut pas capable de développer une vision critique vis-à-vis des premiers signes de bureaucratisation de l'Etat soviétique. Au contraire, son livre a servi d'une certaine manière d'apologie du statu quo pendant la période de guerre civile, puisqu'il était avant tout une justification théorique des mesures du Communisme de guerre comme expression d'un processus authentique de transformation communiste.

Ainsi pour Boukharine, la disparition virtuelle de l'argent et des salaires pendant la guerre civile - résultat direct de l'effondrement de l'économie capitaliste - voulait dire que l'exploitation était déjà dépassée et qu'une forme de communisme était advenue. De même, l'horrible nécessité imposée au bastion prolétarien en Russie - une guerre de fronts dirigée par l'Armée rouge - devient dans son livre non seulement une "norme" de la période de luttes révolutionnaires, mais aussi le modèle d'extension de la révolution qui se présentait maintenant comme une bataille épique entre les Etats prolétarien et capitaliste. Sur cette question, le Boukharine "de gauche" était loin à droite de Lénine qui n'oublia jamais que l'extension de la révolution était avant tout une tâche politique et non pas militaire.

L'une des ironies du livre de Boukharine, c'est qu'ayant clairement identifié le capitalisme d'Etat en tant que forme universelle de l'organisation capitaliste à l'époque de déclin du système, il devient obstinément aveugle vis-à-vis du danger du capitalisme d'Etat après la révolution prolétarienne. Sous "l'Etat prolétarien", dans le système de "nationalisations prolétariennes", l'exploitation devient impossible. De même, puisque le nouvel Etat est l'expression organique des intérêts historiques du prolétariat, il y a tout à gagner à fusionner tous les organes de classe des ouvriers dans l'appareil d'Etat et même à restaurer les pratiques les plus hiérarchiques dans la gestion de la vie économique et sociale. Il n'y a pas de conscience du tout du fait que l'Etat de transition, en tant qu'expression du besoin de maintenir ensemble une formation sociale disparate et transitoire, puisse jouer un rôle conservateur et même finir par se détacher des intérêts du prolétariat.

Dans la période qui suivit 1921, la trajectoire de Boukharine dans le parti passa rapidement de la gauche à la droite . Mais en fait, il y avait en fait une continuité dans cette évolution : une tendance à s'accommoder du statu quo. Comme L'économie de la période de transition constitue déjà une tentative de présenter le régime rigoureux du Communisme de guerre comme le but des efforts du prolétariat, ce ne fut pas un grand saut de proclamer, quelques années après, que la Nouvelle Economie Politique (NEP) qui rouvrit la porte aux lois du marché - qui n'avaient été que "déplacées" pendant la période précédente - était déjà l'antichambre du socialisme. Boukharine, encore plus que Staline, fut le théoricien du "socialisme en un seul pays" et cette idée est déjà présente dans la proclamation absurde selon laquelle le bastion russe isolé de 1918-20 où le prolétariat fut décimé par la guerre civile et de plus en plus soumis à la croissance du nouveau Léviathan bureaucratique, était déjà la société communiste.

1920 : Le programme du KAPD (Revue internationale n°97)

L'isolement de la révolution russe devait avoir un impact négatif sur les positions politiques de la nouvelle Internationale communiste qui commença à perdre la clarté qu'elle avait montrée à son Premier Congrès, en particulier vis-à-vis des partis sociaux-démocrates. Dénoncés auparavant comme partis de la bourgeoisie, l'IC commença à formuler la tactique du "front unique" avec ceux-ci, en partie parce qu'elle cherchait à élargir le soutien au bastion russe dévasté. La montée de l'opportunisme dans l'IC fut vigoureusement combattue par les courants de gauche dans un certain nombre de pays, en particulier en Italie et en Allemagne.

L'une des premières manifestations de la montée de l'opportunisme dans l'IC fut la brochure de Lénine La maladie infantile du communisme. Ce texte a servi depuis de base à de nombreuses distorsions à propos de la gauche communiste, en particulier sur la gauche allemande et le KAPD - qui fut exclu du KPD en 1920. Le KAPD était accusé de céder à une politique "sectaire" parce qu'il voulait remplacer les vrais syndicats ouvriers par des "unions révolutionnaires" artificielles ; il était surtout accusé de tomber dans l'anarchisme du fait de son point de vue sur des questions vitales comme le parlement et le rôle du parti.

Il est vrai que le KAPD qui est le produit d'une rupture prématurée et tragique avec le parti allemand, n'a jamais été une organisation homogène. Il comprenait un certain nombre d'éléments vraiment influencés par l'anarchisme ; et, avec le reflux de la révolution, cette influence devait donner naissance aux idées conseillistes qui se développèrent largement dans le mouvement communiste allemand. Mais un bref examen de son programme montre que le KAPD, à son meilleur moment, représentait un haut degré de clarté marxiste :

  • contrairement à l'anarchisme, le programme se situe dans les circonstances historiques objectives du capitalisme mondial : la nouvelle période de décadence du capitalisme ouverte par la guerre mondiale et qui pose l'alternative socialisme ou barbarie ;
  • contrairement à l'anarchisme, le programme exprime sans réserve sa solidarité avec la révolution russe et affirme la nécessité de son extension mondiale, et l'Allemagne y est spécifiquement identifiée comme ayant un rôle central à jouer dans cette perspective ;
  • l'opposition du KAPD au parlementarisme et aux syndicats n'est pas basée sur un quelconque moralisme valable en tous temps, ni sur une obsession concernant les formes d'organisation, mais sur la compréhension des nouvelles conditions imposées par l'avènement d'une nouvelle époque de révolution prolétarienne dans laquelle le parlement et les syndicats ne pouvaient plus dorénavant que servir la classe ennemie ;
  • il en va de même pour la défense par le KAPD des organisations d'usine et des conseils ouvriers. Ce n'étaient pas des formes artificielles auxquelles rêverait une poignée de révolutionnaires, mais des expressions organisationnelles concrètes du mouvement réel de la classe dans la nouvelle période. Même s'il ne pouvait pas exister une clarté complète sur la nature des organisations d'usine (que le KAPD considérait toujours comme une sorte de forme permanente, précurseur des conseils, basée sur un programme politique minimum), ils n'étaient en rien artificiels mais regroupaient certains des ouvriers les plus combatifs en Allemagne ;
  • loin d'être contre le parti, le programme (qui s'accompagnait de thèses sur le rôle du parti dans la révolution) affirme clairement le rôle indispensable du parti en tant que noyau de l'intransigeance et de la clarté communistes dans le mouvement général de la classe ;
  • de même, le programme défend sans hésiter la conception marxiste de la dictature du prolétariat.

Dans les mesures pratiques qu'il met en avant, le programme du KAPD est en continuité directe avec celui du KPD, en particulier l'appel à dissoudre tous les corps parlementaires et municipaux et leur remplacement par un système centralisé de conseils ouvriers. Le programme de 1920 est cependant plus clair sur les tâches internationales de la révolution ; il appelle par exemple à la fusion immédiate avec d'autres républiques soviétiques. Il va aussi plus loin sur le problème du contenu économique de la révolution et insiste sur la nécessité de faire immédiatement des pas pour orienter la production vers les besoins (même si on peut discuter l'affirmation du programme selon laquelle la formation d'un "bloc économique socialiste" avec la Russie seule pourrait représenter des pas significatifs vers le communisme). Pour finir, le programme soulève certaines "nouvelles" questions, non traitées par le programme de 1918, comme la démarche du prolétariat envers l'art, la science, l'éducation et la jeunesse, qui montrent que le KAPD, loin d'être un courant purement "ouvriériste" était intéressé par toutes les questions posées par la transformation communiste de la vie sociale.

CDW


1 [126] Revue internationale n°68 à 88

Questions théoriques: 

  • Communisme [12]

Les IWW (1905 - 1921 ) : L'échec du syndicalisme révolutionnaire aux Etats-Unis (II)

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Dans la première partie de cet article (publié dans la Revue internationale n°124), nous avons examiné le contexte historique au sein duquel furent fondés les IWW, au tournant du 20e siècle, moment critique du passage du capitalisme de sa phase ascendante à celle de sa décadence. Sur la base de la théorie de "l'unionisme industriel", les Industrial Workers of the World (IWW,Ouvriers industriels du monde) cherchaient à trouver une réponse aux problèmes posés par l'incapacité grandissante du "crétinisme parlementaire" et du syndicat réformiste de Samuel Gomper - l'American Federation of Labour (AFL) - à faire face aux problèmes posés par le capitalisme et par la lutte de classe. Contrairement aux anarchistes et aux anarcho-syndicalistes qui avaient une vision fédéraliste, les fondateurs des IWW cherchèrent à construire une organisation de lutte de classe unie et centralisée qui soit à la fois capable de rassembler tout le prolétariat pour la prise du pouvoir et d'offrir un cadre pour exercer le pouvoir prolétarien après la révolution.


Dans cet article nous examinerons si la théorie et la pratique des IWW leur ont permis de remplir leurs objectifs et de faire face au plus grand défi auquel avait jamais été confronté le mouvement ouvrier international : l'éclatement du premier grand conflit impérialiste mondial de l'histoire en 1914.


Pour ou contre "la politique" ?

Le préambule adopté lors de la Convention de fondation des IWW prenait clairement parti pour la destruction révolutionnaire du capitalisme. "La classe ouvrière et la classe des patrons n'ont rien en commun. Il ne peut y avoir de paix tant que des millions de travailleurs connaissent la faim et le besoin, tandis qu'une minorité, que compose la classe des patrons, possède toutes les bonnes choses de la vie... Entre ces deux classes, la lutte doit se poursuivre jusqu'à ce que les ouvriers du monde s'organisent en tant que classe, s'approprient la terre et l'appareil de production et abolissent le système salarié... C'est la mission historique de la classe ouvrière d'abolir le capitalisme." Cependant l'organisation des IWW n'était pas claire sur la nature de cette révolution ni sur les moyens d'y parvenir, en particulier sur la nature politique ou économique de la révolution. Aussi, bien que les IWW aient accepté et même salué la participation d'organisations et de militants politiques dans leurs rangs et que leurs membres aient soutenu les candidats socialistes aux élections, ils ont, dès leur origine, entretenu de grandes confusions sur la nature de l'action politique du prolétariat.

En 1905, les membres du Parti socialiste (SPA, Socialist Party of America 1) présents à la Convention de fondation présumaient que les IWW soutiendraient le Parti. De leur côté, leurs rivaux DeLeonistes espéraient que les IWW s'allieraient au SLP (Socialist Labor Party). Ces espérances naïves manifestaient une sérieuse sous-estimation du scepticisme qui allait prévaloir à la Convention de fondation vis-à-vis de la politique. Malgré leurs sympathies marxistes, les fondateurs des IWW pensaient, en règle générale, que les ouvriers devaient subordonner la lutte politique à la lutte économique. Par exemple, avant la Convention, la Western Federation of Miners (WFM, Fédération occidentale des mineurs) écrivait : "L'expérience nous a appris que l'organisation économique et l'organisation politique devaient être distinctes et séparées... D'après nous, il est nécessaire d'unir les ouvriers dans le domaine économique avant de les unir sur le terrain politique."2

Malgré des points de vue très divergents sur la politique, la Convention, dans l'intérêt de l'unité, formula en termes compliqués une concession aux socialistes des deux partis en acceptant d'insérer, dans le préambule de la constitution des IWW, un paragraphe politique qui se présente ainsi : "Entre les deux classes, la lutte doit se poursuivre jusqu'à ce que tous les travailleurs se rassemblent sur le terrain politique aussi bien qu'industriel, et s'approprient ce qu'ils produisent par leur travail, à travers une organisation économique de la classe ouvrière, sans affiliation à aucun parti politique." Pour la plupart des délégués, cette concession se référant à la politique était incompréhensible. Un délégué se plaignit : "je ne peux pas me permettre, chaque fois que je rencontre quelqu'un, d'avoir frère DeLeon avec moi pour lui expliquer ce que veut dire ce paragraphe."3

L'opposition à la politique provenait d'une incompréhension théorique de la nature de la lutte de classe, de la révolution prolétarienne et des tâches politiques du prolétariat. Pour les IWW, la "politique" avait un sens très étroit ; elle signifiait le parlementarisme, la participation aux élections bourgeoises. De ce point de vue, l'action politique - c'est à dire la participation aux élections - n'avait qu'une valeur de propagande et démontrait la futilité de l'électoralisme comme le montre cette prise de position : "La seule valeur qu'a l'activité politique pour la classe ouvrière, c'est du point de vue de l'agitation et de l'éducation. Son mérite éducatif consiste uniquement à prouver aux ouvriers sa totale inefficacité pour juguler le pouvoir de la classe dominante et donc à forcer les ouvriers à s'appuyer sur l'organisation de leur classe dans les industries du monde."

"Il est impossible à quiconque d'appartenir à l'Etat capitaliste et d'utiliser l'appareil d'Etat dans l'intérêt des ouvriers. Tout ce qui peut être fait, c'est le tenter et être mis en accusation - ce qui arrivera - et alors cela fournira une leçon de choses aux ouvriers sur le caractère de classe de l'Etat."4

De telles prises de position étaient très répandues. Alors que "les anti-politiques" détestaient DeLeon, non sans ironie, ils partageaient beaucoup de ses conceptions théoriques comme :

  • la primauté de la lutte économique sur la lutte politique
  • l'identification entre politique et urnes électorales
  • le rejet de la dictature du prolétariat
  • l'incompréhension du fait que, dans les conditions du capitalisme historiquement progressiste, il était vraiment possible de participer au parlement et d'arracher des réformes à la bourgeoisie
  • l'incapacité de faire la différence entre les réformes gagnées par la lutte de classe (comme la journée de travail de 8 heures, la limitation du travail des enfants, etc.) avec la doctrine contre-révolutionnaire du réformisme qui défendait qu'on pouvait parvenir au socialisme de façon pacifique par la voie électorale.

En s'insurgeant contre "la politique" parce qu'il était impossible d'utiliser l'Etat capitaliste pour les buts révolutionnaires de la classe ouvrière, les Wobblies montraient qu'ils ne comprenaient pas la nature de la révolution prolétarienne et révélaient leur ignorance d'une leçon fondamentale tirée par Marx de l'expérience de la Commune de Paris : la reconnaissance que le prolétariat doit détruire l'Etat capitaliste. Qu'est-ce qui est plus politique que la destruction de l'Etat capitaliste, la prise en main des moyens de production ? La révolution prolétarienne sera l'acte politique et social le plus audacieux et le plus complet de toute l'histoire de la société humaine - une révolution au cours de laquelle les masses exploitées et opprimées se dresseront pour détruire l'Etat de la classe exploiteuse et imposeront leur propre dictature révolutionnaire de classe sur la société afin de réaliser la transition au communisme. A partir du point de vue juste selon lequel les ouvriers ne peuvent pas s'emparer de l'Etat bourgeois et l'utiliser au service du programme révolutionnaire, "les anti-politiques" parvenaient à la conclusion fausse selon laquelle la révolution prolétarienne était un acte économique et non politique. A l'instar des anarchistes, les IWW en déduisaient qu'ils pouvaient ignorer le politique, non seulement le parlement, mais le pouvoir d'Etat de la bourgeoisie elle-même. Ils défendaient ce point de vue en dépit de leur propre activité comme celle des luttes pour la liberté d'expression qu'ils menaient non pas sur les lieux de production, mais dans la rue en tant qu'acte de confrontation politique à l'Etat.5 Et malgré de durs affrontements avec la bourgeoisie au cours desquels cette dernière montrait qu'elle ne tenait aucun compte de ses propres lois, les IWW n'ont pas manifesté la moindre compréhension du fait que s'ouvrait une période où le parlement et les lois bourgeoises allaient devenir seulement un masque pour l'exercice du pouvoir le plus impitoyable contre la menace prolétarienne. Cela devait avoir des conséquences catastrophiques, comme nous le verrons, et c'est une tragédie de dimension historique que, dans cette nouvelle période, tant de militants dévoués et courageux se soient lancés dans les luttes qui venaient sans avoir assimilé ces aspects fondamentaux de la perspective marxiste.

Le compromis politique évoqué plus haut (la concession aux socialistes des deux partis), incarné dans les arcanes du préambule de 1905 ne fut pas suffisant pour maintenir l'unité de l'organisation. Au moment de la Convention de 1908, la perspective anti-politique triomphait. DeLeon ne put participer à la Convention pour des questions de mandat ; lui et ses partenaires rompirent pour former, à Detroit, leur propre IWW subordonné au SLP ; cette organisation ne réussit pas plus à vivre que la Socialist Trade and Labor Alliance avant elle. Debs et bien d'autres membres du SPA ne renouvelèrent pas leur adhésion et se retirèrent de l'organisation. Même le WFM, qui avait joué un rôle vital dans la fondation des IWW, se retira de l'organisation. Haywood resta dans l'organisation. En 1911, il était simultanément membre dirigeant des IWW et membre du Bureau du Parti socialiste jusqu'à ce qu'il fût retiré de ce dernier pour cause d'appartenance aux IWW ; les socialistes considéraient désormais impossible cette double appartenance à cause de la position des IWW sur le sabotage et de l'opposition de ces derniers à l'action politique.

Parti révolutionnaire ou organisation unitaire ?

Pour les IWW, l'union industrielle était une forme organisationnelle qui englobait tout. L'union n'était pas seulement une organisation unitaire servant à la fois à défendre les intérêts de la classe ouvrière et à incarner la forme de la domination prolétarienne après la révolution, elle était aussi une organisation de militants révolutionnaires et d'agitateurs. D'après la constitution de 1908, les IWW pensaient que "l'armée des producteurs doit être organisée non seulement pour la lutte quotidienne contre les capitalistes, mais également pour diriger la production après le renversement du capitalisme. En nous organisant sur une base industrielle, nous sommes en train de créer la structure de la nouvelle société à l'intérieur de l'ancienne". Comme nous l'avons montré auparavant dans cette série d'articles, c'est une vision syndicaliste révolutionnaire qui voit la possibilité de "former la structure de la nouvelle société à l'intérieur même de l'ancienne (...) [Elle] provient de l'incompréhension profonde concernant l'antagonisme existant entre la dernière des sociétés d'exploitation, le capitalisme, et la société sans classe qu'il s'agit d'instaurer. C'est une grave erreur qui conduit à sous-estimer la profondeur de la transformation sociale nécessaire pour opérer la transition entre ces deux formes sociales et, aussi, à sous-estimer la résistance de la classe dominante à la prise du pouvoir par la classe ouvrière."6

De plus, la conception selon laquelle la même organisation pourrait être simultanément une organisation révolutionnaire des ouvriers et des agitateurs conscients de la classe et une organisation ouverte à tous les ouvriers dans la lutte de classe au sein du capitalisme révèle une double confusion, caractéristique du syndicalisme révolutionnaire. La première de ces confusions consistait dans l'incapacité de distinguer les deux types d'organisation qui ont été secrétées historiquement par la classe ouvrière, les organisations révolutionnaires et les organisations unitaires. Les IWW ne sont pas parvenus à comprendre qu'une organisation révolutionnaire qui regroupe les militants sur la base d'un accord partagé et de leur engagement envers les principes et le programme révolutionnaires est, par essence, une organisation politique, un parti de classe en fait, même si elle n'en prend pas le nom. Une telle organisation ne peut, par définition, que regrouper une minorité de la classe ouvrière, ses membres les plus conscients politiquement et les plus dévoués. Comme le dit Le Manifeste communiste de 1848 : "Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien". L'incapacité des IWW de faire cette distinction les a condamnés à une existence instable. L'admission dans l'organisation était ouverte comme les portes d'un moulin où sont entrés, pour en sortir aussi vite, jusqu'à un million d'ouvriers peut-être entre 1905 et 1917. De nouvelles sections syndicales locales étaient à peine créées qu'elles disparaissaient aussi vite après, sans laisser de trace, dès que se terminait la lutte qui les avaient suscitées.

La tension qui résultait de cette conception contradictoire, vouloir être à la fois une organisation révolutionnaire et une organisation de masse ouverte à tous les ouvriers, allait en fin de compte contribuer à l'échec historique des IWW pendant la vague révolutionnaire qui suivit la Première Guerre mondiale. La vision que les IWW avaient de leur rôle, en tant que syndicat de masse regroupant tous les ouvriers, les amena à se préoccuper de plus en plus de la construction d'une l'organisation syndicale au détriment des principes révolutionnaires.

La seconde confusion provient du fait que les IWW n'ont pas compris que, tout en cherchant à défendre avec ferveur les intérêts de leur classe, la bataille menée par les unionistes industriels contre le syndicalisme de métier et les syndicats collaborationnistes était de plus en plus anachronique. Au début du 20e siècle, la période historique était en train de changer. La création du marché mondial et la tendance à sa saturation faisaient entrer le capitalisme dans sa phase de décadence et mettaient un terme à la période où il était possible de lutter pour des réformes durables. Dans ces nouvelles conditions, la forme syndicale d'organisation elle-même, qu'elle soit de métier ou industrielle, devenait inadaptée à la lutte de classe et était condamnée à disparaître ou à être absorbée par l'Etat capitaliste pour devenir un organe de contrôle de la classe ouvrière. L'expérience de la grève de masse en Russie en 1905 et la découverte des soviets, ou conseils ouvriers, par le prolétariat de ce pays constitua un moment critique pour le prolétariat mondial. Les leçons de ces développements et de leur impact sur la lutte de classe sont au centre des travaux théoriques de Rosa Luxemburg, Léon Trotsky, Anton Pannekoek et d'autres dans l'aile gauche de la Deuxième Internationale. Dans les luttes réelles du prolétariat, et contrairement à la théorie du syndicalisme révolutionnaire, les conseils ouvriers prenaient la place des syndicats en tant qu'organisation unitaire de la classe ouvrière. Ce nouveau type d'organisation unissait les ouvriers de toutes les industries dans une zone territoriale donnée pour la confrontation révolutionnaire avec la classe dominante et constituait la forme "historiquement trouvée" qu'allait prendre la dictature du prolétariat (pour utiliser une nouvelle fois l'expression de Lénine). Tout aussi important est le fait que l'expérience de 1905 a montré que les organisations unitaires de masse de la classe ouvrière en lutte pour le pouvoir ne pouvaient se maintenir en tant qu'organisations permanentes au sein du capitalisme quand refluait la mobilisation des ouvriers. Bien que la Convention de fondation des IWW ait exprimé sa solidarité avec les luttes ouvrières du prolétariat russe de 1905, le travail théorique d'élaboration à partir de l'expérience russe semble malheureusement avoir été complètement inexistant dans les IWW qui ne reconnurent jamais la signification du changement de période, ni les conseils ouvriers, et continuèrent de chanter les louanges de "l'unionisme industriel [comme] seule voie vers la liberté". 7

L'incapacité de tirer des leçons de l'expérience concrète réelle et même de s'apercevoir des développements théoriques qui étaient effectués dans l'aile gauche de la social-démocratie (qui devait devenir plus tard l'ossature de l'Internationale communiste) n'est qu'un aspect particulièrement dommageable du fait que, de façon générale, le travail théorique des IWW était très faible. Les thèmes théoriques des journaux de propagande publiés par les IWW répètent, en grande partie, les points fondamentaux du marxisme relatifs à la plus-value, au conflit entre le prolétariat et la bourgeoisie, mais ne prennent pas en compte les élaborations ultérieures de la théorie marxiste réalisées par l'aile gauche de la social-démocratie. Sur le plan historique, les IWW n'ont pas apporté grand chose, sinon rien, à la théorie du marxisme, ni même à la théorie de l'unionisme. En tant qu'historien, Melvyn Dubosky note que les IWW "n'apportaient aucune idée vraiment originale, aucune explication radicale du changement social, aucune théorie fondamentale de la révolution" 8. Leur critique du capitalisme ne dépassa jamais une haine viscérale de l'exploitation et de l'oppression du système et ne chercha jamais à examiner les nuances et les intrications du développement capitaliste, ni à comprendre la signification et les conséquences du changement des conditions dans lesquelles la classe ouvrière menait ses luttes.

La seule exception, désastreuse, à cette ignorance de la nécessité de l'élaboration théorique est peut-être l'effort qu'ont fait les IWW pour expliquer plus profondément leur conception de "l'action directe", qui les a amenés à une défense théorique naïve du "sabotage" dans la lutte de classe, les a rendus vulnérables aux accusations de terrorisme et a ouvert la porte à la répression. Dans leur défense du sabotage, les IWW excluaient l'atteinte à la vie humaine, mais ils confondaient tout un tas d'activités qu'on peut considérer comme des tactiques de routine dans la lutte de classe quotidienne : les grèves du zèle ou le "open mouth sabotage" (saboter en parlant) qui consistait à rendre publics des secrets gênants de l'usine ; des actions purement individuelles qui avaient plus en commun avec l'anarchisme petit bourgeois et sa "propagande par l'action" qu'avec les méthodes de la classe ouvrière de luttes massives. Par exemple, les IWW ont pris la défense d'une action qui avait eu lieu dans un théâtre de Chicago où quelqu'un "jeta simplement sur le sol des produits chimiques puants pendant la représentation et se dépêcha de sortir en silence".9 Certains orateurs soap box10 des IWW défendaient de façon démagogique l'utilisation des bombes et de la dynamite. Comme il était difficile de réconcilier la glorification du sabotage par des individus ou de petits groupes d'ouvriers avec l'engagement dans la lutte de masse, les IWW résolurent la contradiction en déclarant qu'elle n'existait pas : "les actes individuels de sabotage , accomplis dans le but que la classe ouvrière en profite, ne peuvent en aucune façon être utilisés contre la solidarité. Au contraire, ils sont facteurs d'unité. Le saboteur n'engage que lui-même et en vient à prendre des risques à cause de ses puissants désirs de classe".

Les hésitations face à la Première Guerre mondiale

Les guerres et les révolutions sont des moments historiques déterminants pour les organisations qui se réclament du prolétariat, un test révélateur de leur véritable nature de classe. En ce sens, l'éclatement de la Première Guerre mondiale en août 1914 fut le révélateur de la trahison des principaux partis de la social-démocratie en Europe : ils ont pris parti pour leurs bourgeoisies respectives, ont soutenu la guerre impérialiste et tourné le dos aux principes de l'internationalisme prolétarien et de l'opposition à la guerre impérialiste ; ils ont participé à la mobilisation du prolétariat pour la boucherie et franchi la frontière de classe qui les séparait de la bourgeoisie.

Pour leur part, les IWW n'avaient que du mépris pour le patriotisme. Selon leurs propres termes, "de toutes les idées idiotes et perverties que les ouvriers acceptent de la part de cette classe qui vit de leur misère, le patriotisme est la pire". Les Wobblies adhéraient, sur le plan formel, au principe de l'internationalisme prolétarien et se sont opposés à la guerre. En 1914, peu après l'éclatement de la guerre en Europe, la Convention des IWW adopta une résolution qui établissait que "...le mouvement industriel balaiera toutes les frontières et établira des relations internationales entre tous les hommes engagés dans l'industrie... En tant que membres de l'armée industrielle, nous refuserons de nous battre pour un autre but que la réalisation de la liberté industrielle". En 1916, la 10e Convention annuelle adopta une résolution dans laquelle l'organisation s'engageait sur un programme qui défendait "la propagande anti-militariste en temps de paix, la défense de la solidarité entre les ouvriers du monde entier et, en temps de guerre, la grève générale de toutes les industries".11

Mais quand l'impérialisme américain est entré en guerre aux côtés des Alliés en avril 1917, les IWW faillirent lamentablement et ne mirent pas leur internationalisme ni leur anti-militarisme en pratique. Au lieu de cela, l'organisation tomba dans une attitude centriste hésitante, caractérisée par la prudence et l'inaction. Contrairement à l'AFL, les IWW n'ont jamais cautionné la guerre ni participé à mobiliser le prolétariat pour le carnage. Mais ils ne développèrent pas non plus d'opposition active à la guerre. Contrairement aux socialistes, ils n'adoptèrent même jamais de résolution dénonçant la guerre. Au contraire, les brochures contre la guerre comme The Deadly Parallel furent retirées de la circulation. Les orateurs soapbox des IWW stoppèrent leur agitation contre la guerre. Représentant le point de vue de la majorité du Bureau exécutif général, Haywood considérait la guerre comme un dérivatif par rapport à la lutte de classe et que le plus important était de construire l'union ; il avait peur qu'une opposition active à la guerre amène les IWW à subir la répression.12 L'éditeur de Solidarity, Ben Williams, attaqua violemment ce qu'il appelait des gesticulations anti-guerre "dénuées de sens". "En cas de guerre, écrivait Williams, nous voulons que le One Big Union sorte plus fort du conflit, avec plus de contrôle sur l'industrie qu'avant. Pourquoi sacrifierions-nous les intérêts de la classe ouvrière par égard pour quelques parades et quelques manifestations anti-guerre bruyantes et impuissantes ? Continuons plutôt notre tâche d'organiser la classe ouvrière pour qu'elle s'empare des industries, guerre ou pas, et arrêtons toute agression capitaliste future qui mène à la guerre ou à toute autre forme de barbarie."13 Voilà le fruit de l'accumulation des confusions : les IWW ne comprenaient pas la signification de la guerre mondiale, ni qu'elle marquait l'aube de la nouvelle ère de guerres et de révolutions, ni le changement des conditions de la lutte de classe qu'elle entraînait. Ils ne comprenaient pas non plus que leur tâche était celle d'une organisation révolutionnaire (celle d'un parti en fait), et au lieu de cela se centraient sur leur rôle en tant que syndicat de masse et sur leur perspective de croissance, comme si de rien n'était.

Malgré la promesse contenue dans leur résolution de 1916 d' "étendre leur assurance de soutien moral et matériel à tous les ouvriers qui souffrent entre les mains de la classe capitaliste à cause de leur adhésion à ces principes [anti-guerre]", on laissait les militants, confrontés au choix de se soumettre à la conscription et à la guerre impérialiste ou de résister, décider individuellement et ils ne recevaient aucun soutien de l'organisation. Beaucoup de dirigeants des IWW s'opposaient à juste titre aux manifestations et aux organisations inter-classistes contre la guerre et défendaient avec raison le fait que les IWW n'avaient pas suffisamment d'influence dans le prolétariat pour organiser avec succès une grève générale contre la guerre. Cependant, ils ne montraient pas non plus qu'ils cherchaient des moyens de s'opposer à la guerre impérialiste sur le terrain de la classe ouvrière. Dans une lettre à Frank Little, un des dirigeants de la fraction anti-guerre du Bureau exécutif général, Haywood conseille : "Garde la tête froide ; ne parle pas. Beaucoup de gens ressentent les choses comme toi, mais la guerre mondiale a peu d'importance comparée à la grande guerre de classe... Je suis incapable de définir les pas à prendre contre la guerre."14 Ce conseil qui représentait le point de vue majoritaire dans le Bureau, exprime une totale sous-estimation de la signification de la période historique ouverte par la guerre mondiale et laissait la gauche des IWW totalement désarmée face à la répression étatique qui se préparait.

James Slovick, secrétaire du syndicat des Transports maritimes des IWW, écrivit à Haywood en février 1917, avant que les Etats-Unis n'entrent en guerre ; il recommandait de préparer une grève générale contre la guerre à venir, même si cela devait conduire à la destruction de l'organisation. Slovick pressentait à juste titre que la bourgeoisie utiliserait la guerre comme prétexte pour attaquer les IWW tous azimuts, que ceux-ci mènent ou non une action contre la guerre. Il soutenait qu'une grève générale contre la guerre aurait une importance historique et démontrerait que les IWW étaient la seule organisation ouvrière au monde capable de lutter pour en finir avec la boucherie et il réclamait qu'une convention extraordinaire des IWW soit convoquée pour décider de la question. Haywood déclina la requête : "Evidemment, il est impossible pour cette tâche... que tu lances des actions sur ton initiative individuelle. Cependant, je verse ta lettre au dossier pour qu'on s'y réfère ultérieurement". Face aux préparatifs d'entrée en guerre de la bourgeoisie, d'implication dans le massacre impérialiste général, une requête pour tenir d'urgence une convention du Congrès continental de la classe ouvrière afin qu'il discute de la réponse prolétarienne adaptée ... était versée au dossier pour pouvoir s'y référer ultérieurement ! Et par qui ? Par personne d'autre que le très combatif Big Bill Haywood ! Et cela, parce que s'opposer à la boucherie impérialiste pourrait perturber la construction de l'union !

Pour sa part, Frank Little considérait la guerre impérialiste comme le crime le plus grave que le capitalisme ait commis contre la classe ouvrière mondiale et voulait faire campagne contre la conscription. Il disait : "Les IWW s'opposent à toutes les guerres et doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher les ouvriers de rejoindre l'armée". Contre ceux qui évoquaient la répression de l'Etat qui s'abattrait contre les opposants à la conscription et, en invoquant la condamnation des IWW qui s'ensuivrait, Little répondait : "Mieux vaut mourir en combattant qu'abandonner".15, La voix de Little fut rapidement réduite au silence au sein du débat interne aux IWW puisqu'il il fut assassiné par les gros bras au service de l'entreprise pendant la grève des mineurs du Montana, durant l'été 1917. Mais même ce point de vue qui avait le mérite de défendre résolument l'internationalisme prolétarien, souffrait de naïveté politique par son acceptation fataliste de la répression.

Au lieu de s'attaquer à la guerre et de préparer les militants et la direction à l'activité clandestine, les IWW ont centré leurs efforts sur la construction de l'union, ils ont organisé des grèves dans les industries jugées vulnérables à la pression de la lutte. Pour eux, il était apparemment important que s'ils étaient attaqués par le gouvernement, ce soit pour quelque chose comme la lutte pour de meilleurs salaires et non pas contre la guerre. Ironie de l'histoire, ce sont les IWW, qui avaient choisi consciemment de ne pas lutter activement contre la guerre une fois les Etats-Unis entrés dans le conflit, qui furent la cible de la répression, et non les partis socialistes qui s'y étaient opposés. Alors que des socialistes, comme Eugene Debs qui avait ouvertement pris la parole contre la conscription, étaient individuellement arrêtés et emprisonnés, les IWW furent accusés, en tant qu'organisation, de conspiration et de sabotage de l'effort de guerre. En ce sens, la guerre a fourni un prétexte à la bourgeoisie pour réprimer les IWW du fait de leurs activités passées, de leur langage radical, et de la peur qu'ils lui avaient inspirée. En fait, on pourrait même dire que la bourgeoisie américaine était plus consciente que les chefs des IWW eux-mêmes des dangers que leur organisation représentait. Cent soixante cinq dirigeants des IWW furent accusés, le 28 septembre 1917, d'obstruction à l'effort de guerre et à la conscription, de conspiration et de sabotage, et d'interférence dans le bon fonctionnement économique de la société. Le gouvernement était si décidé à décapiter les IWW qu'il accusa même des gens qui étaient déjà morts ou qui avaient quitté l'organisation bien avant l'entrée des Etats-Unis en guerre. Parmi les Wobblies accusés, on trouve par exemple :

  • Frank Little qui avait été assassiné en août 1917 ;
  • Gurley Flynn et Joseph Ettor qui avaient été exclus de l'organisation en 1916, bien avant l'entrée des Etats-unis en guerre ;
  • Vincent St John qui avait démissionné de l'organisation, quitté la politique et était parti faire de la prospection dans le désert du Nouveau Mexique en 1914.

Au grand procès, les avocats des Wobblies défendirent que ces derniers n'avaient pas tenté d'interférer contre l'effort de guerre. Ils soulignèrent que sur les 521 conflits du travail qui avaient eu lieu dans la période de guerre, seuls 3 d'entre eux avaient été organisés par les IWW, les autres par l'AFL. Dans son témoignage, Haywood renia le point de vue de Frank Little et mit en avant que la littérature anti-guerre comme le Deadly Parallel et la brochure sur le sabotage avaient été retirées de la circulation après l'entrée des Etats-Unis en guerre.

Bien qu'ils aient été innocents vis-à-vis des accusations, les Wobblies, en moins d'une heure de délibération du jury, furent déclarés coupables et le gros des dirigeants qui centralisaient les IWW fut envoyé, chaînes aux pieds, à Leavenworth. L'organisation tomba sous le contrôle des anarcho-syndicalistes anti-centralisation et commença à décliner, malgré son engagement dans les grèves générales de Winnipeg au Canada et de Seattle, et dans d'importantes luttes à Butte (Montana) et à Toledo (Ohio).

L'échec des IWW

L'image romantique du Wobbly persiste encore aujourd'hui dans la culture américaine, celle d'un révolutionnaire aguerri, itinérant, voyageant clandestinement dans les trains de marchandises, errant de ville en ville, faisant de la propagande et de l'agitation pour le One Big Union - un chevalier prolétarien en armure étincelante. Ce modèle de révolutionnaire, individu exemplaire qui a tant de charme aux yeux des anarchistes, n'a pas d'intérêt pour le prolétariat. La lutte de classe ne se mène pas grâce à des individus isolés et héroïques mais par l'effort collectif de la classe ouvrière, une classe à la fois exploitée et révolutionnaire, qui trouve sa force non dans des individus brillants mais dans la capacité des masses ouvrières à développer la conscience, à discuter et débattre, et à mener ensemble une action unie.

Malgré leur opposition justifiée à l'opportunisme politique et au crétinisme parlementaire, les inadéquations théoriques des IWW, caractéristiques du syndicalisme révolutionnaire, les rendirent incapables de comprendre les tâches politiques du prolétariat. Les IWW ont milité à une époque extrêmement significative de l'histoire de la lutte de classe. C'était une période où le capitalisme mondial atteignit son apogée historique et se transforma en entrave au développement des forces productives, devenant un système décadent. N'étant plus historiquement progressiste, le capitalisme était mûr pour son renversement révolutionnaire et son remplacement par un nouveau mode de production contrôlé par la classe ouvrière mondiale. C'était une période où le prolétariat, à travers son expérience de 1905 en Russie, découvrit la grève de masse comme moyen de mener la lutte, et les soviets ou conseils ouvriers comme moyen d'exercer sa dictature révolutionnaire de classe pour accomplir la transformation de la société. C'était une période où le capitalisme décadent a placé l'humanité devant le choix historique guerre ou révolution, non comme une question abstraite mais comme une question pratique immédiate. Ces événements et ces luttes donnèrent une impulsion à une formidable entreprise théorique, accomplie par l'aile gauche de la social-démocratie, pour comprendre les forces en jeu, tirer rapidement les leçons qui surgissaient de l'expérience de la lutte de classe et formuler les contours du chemin à suivre pour aller de l'avant. Mais au milieu de ce tourbillon d'événements historiques et d'élaboration théorique, la vision des IWW sur la lutte de classe et la révolution resta engluée dans le cadre du débat sur les syndicats de métier et l'unionisme industriel qui caractérisait le capitalisme ascendant et qui ne correspondait plus aux tâches que le prolétariat devait affronter dans le capitalisme décadent.

Face à la Première Guerre impérialiste mondiale, confrontation qui révéla la vraie nature de classe de ceux qui se réclamaient de la défense des principes révolutionnaires et de l'internationalisme prolétarien , l'internationalisme tant vanté des IWW s'effondra dans l'hésitation et le centrisme. Comme on l'a vu, la majorité des dirigeants, y compris Haywood, ne considéraient pas la guerre impérialiste mondiale et la résistance à cette boucherie comme un moment décisif de la lutte de classe, mais comme une distraction vis-à-vis du travail "réel" de construction de l'union. Ironiquement, en dépit des hésitations des IWW à lutter contre la guerre, la classe dominante américaine a saisi ce moment comme occasion d'utiliser la rhétorique révolutionnaire passée des IWW contre elle et a lancé une attaque sans précédent en les décapitant et en les confinant par la suite et pour toujours au statut de culte anarcho-syndicaliste .

Toute organisation qui s'accroche à des conceptions théoriques invalidées par l'histoire et l'expérience concrète est soit condamnée à disparaître, soit à survivre comme une secte, incapable de comprendre et encore moins d'influencer la lutte de classe. De nos jours, une secte anarchiste qui s'appelle toujours les IWW, a célébré l'année dernière son centenaire, mais elle n'est pas capable de contribuer positivement en quoi que ce soit à la lutte révolutionnaire. Les meilleurs militants des IWW furent perdus à cause de la répression étatique à la fin de la Première Guerre mondiale, ou bien ils adhérèrent aux nouveaux partis communistes après celle-ci. La révolution russe exerça une attraction considérable sur les membres non anarchistes des IWW, "attirant les adhérents comme des mouches".16 Parmi les Wobblies connus qui évoluèrent vers le Parti communiste récemment fondé, il y avait Harrison George, George Mink, Elizabeth Gurley Flynn, John Reed, Harold Harvey, George Hardy, Charles Asleigh, Ray Brown et Earl Browder - dont certains sont ensuite devenus staliniens. Big Bill Haywood évolua aussi vers le communisme, même s'il resta dans les IWW jusqu'à ce qu'il s'exile en Russie en 1922. "Big Bill Haywood avait dit à Ralph Chaplin, "la révolution russe est le plus grand événement de notre vie. Elle représente tout ce à quoi nous avons rêvé et ce pour quoi nous nous sommes battus toute notre vie. C'est l'aube de la liberté et de la démocratie industrielle. 17 Cependant, Haywood fut désillusionné par la révolution russe, en partie parce qu'il était déçu que la révolution n'ait pas pris une forme unioniste ; mais un commentaire qu'il fit à Max Eastman résume de façon succincte l'échec du syndicalisme révolutionnaire des IWW dont il avait été un si grand architecte : "Les IWW tenté de saisir le monde entier mais une partie du monde a sauté plus loin qu'eux." 18

Il est certain que les syndicalistes révolutionnaires des IWW voulaient bien faire et étaient profondément dévoués à leur classe, mais leur réponse à l'opportunisme, au réformisme et au crétinisme parlementaire a complètement raté son objectif. Leur unionisme industriel et leur syndicalisme révolutionnaire ne correspondaient pas à la période historique. Le monde avait "sauté plus loin qu'eux" et les avait laissés loin derrière.

Leur incapacité à comprendre ce que veut dire vraiment la politique pour la classe ouvrière et à réaliser que leur rôle comme organisation était fondamentalement celui d'un parti politique a mené au grand échec des IWW face à la guerre impérialiste. L'incapacité totale à comprendre ce que la guerre voulait dire au niveau du développement historique du capitalisme a amené les dirigeants à faire confiance à la démocratie bourgeoise et à une "loi juste" lors du Grand Procès des IWW. Le résultat, c'est que les IWW ont été littéralement détruits, leurs finances considérablement affaiblies, leurs dirigeants emprisonnés ou exilés, au lieu d'avoir préparé la clandestinité afin de continuer la lutte. Cela les a rendus incapables de remplir leur rôle et de jeter dans la balance l'énorme poids du prolétariat américain en soutien à la révolution en Russie.

J.Grevin

1 Pour plus de détails sur cette organisation et d'autres, ainsi que sur les personnalités mentionnées dans cet article, voir la première partie dans la Revue internationale n°124.

2 Miners Magazine, VI (23 février 1905), cité in Dubosky.Melvyn, We shall be all : a history of the Industrial Workers of the World, Urbana and Chicago, II, University of Illinois Press, 2nd edition, 1988, p. 83

3 Dubosky, p.83-85

4 The IWW and the political parties, de Vincent St John, date inconnue, transcrit par J.D. Crutchfield. (Voir www/workerseducation.org/crutch/pamphlets/political.html)

5 Voir l'article précédent dans la Revue internationale n°124

6 Revue internationale n° 118, "Ce qui distingue le mouvement syndicaliste révolutionnaire", p.23

7 Joseph Ettor, Industrial Unionism: The Road to freedom, 1913

8 Dubosky, p.147

9 Walker C. Smith, Sabotage:Its History, Philosophy and Function, 1913.

10 Ibid.

11 Proceedings of the Tenth Annual Convention of the IWW (Procès-verbaux de la 10e Convention annuelle des IWW) Chicago, 1916.

12 Patrick Renshaw, The Wobblies, Garden City: Doublday, 1967, qui cite des notes, des procès-verbaux et d'autres documents des IWW à la Cour d'Appel américaine, 7e district, octobre 1917

13 Solidarity, février 1917, cité par Dubosky.

14 "Haywood à Little", 6 mai 1917, cité par Renshaw.

15 Renshaw citant les témoignages et l'interrogatoire de Haywood in US versus William D. Haywood.

16 James P. Cannon, The IWW: The Great Infatuation, NY, Pioneer Press, 1955.

17 Colin, Bread and Roses too, citant Ralph Chaplin, Wobbly: the Rough and Tumble Story of an American Radical, Chicago, University of Chicago, 1948.

18 Colin, Bread and Roses too, citant Eastman, Bill Haywood.

Géographique: 

  • Etats-Unis [8]

Courants politiques: 

  • Le syndicalisme révolutionnaire [9]

Approfondir: 

  • Le syndicalisme révolutionnaire [10]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La question syndicale [11]

Revue Internationale n° 126 - 3e trimestre 2006

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Le développement de la lutte de classe constitue la seule alternative à l'impasse tragique du capitalisme

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Au cours de la dernière période, les faits les plus marquants de l'actualité mondiale sont venus illustrer les principaux enjeux historiques auxquels est confrontée l'humanité aujourd'hui. D'un côté, le système capitaliste qui domine le monde a apporté encore de nouvelles preuves de l'impasse tragique et barbare à laquelle il condamne l'ensemble de la société. De l'autre, nous assistons à une confirmation du développement des luttes et de la conscience du prolétariat, la seule force de la société qui soit en mesure de lui apporter un futur.

Cette alternative n'est pas encore perceptible pour l'ensemble de la classe ouvrière, ni même pour les secteurs qui sont entrées dans la lutte récemment. Dans une société où "les idées dominantes sont celles de la classe dominante" (Marx), seuls les petites minorités communistes peuvent, pour le moment, être conscientes des véritables enjeux qui sont contenus dans la situation présente de la société humaine. C'est pour cela qu'il appartient aux révolutionnaires de mettre en évidence ces enjeux, notamment en dénonçant toutes les tentatives de la classe dominante de les occulter.

 

La barbarie capitaliste ne peut que s'aggraver

Il est loin le temps où le principal dirigeant du monde, le président américain George Bush père, annonçait avec la fin de la "guerre froide" et après la Guerre du Golfe de 1991, l'ouverture d'une "période de paix et de prospérité". Chaque jour qui passe nous gratifie d'une nouvelle atrocité guerrière. L'Afrique continue d'être le théâtre de conflits sanglants et terriblement meurtriers, non seulement du fait des armes mais aussi des épidémies et des famines qu'ils provoquent. Quand la guerre semble s'arrêter ici, elle reprend ailleurs de plus belle comme on a pu le voir récemment en Somalie où les "tribunaux islamistes" ont mené une offensive contre les "seigneurs de guerre" (l'Alliance pour la restauration de la paix et contre le terrorisme – ARPCT) alliés des États-Unis. L'intervention de ces derniers dans ce pays, au début des années 1990, s'était soldée par un cuisant revers en 1993 et n'avait fait que déstabiliser encore plus la situation, et même si, aujourd'hui, les "tribunaux islamiques" semblent disposés à collaborer à leur tour avec la puissance américaine, il est clair qu'en Somalie, comme dans de multiples autres pays, le retour à la paix ne peut être que de courte durée. Et ce n'est pas la volonté de la part de l'Administration américaine de faire de "la lutte contre le terrorisme l'un des piliers de la politique des États-Unis en ce qui concerne la Corne de l'Afrique" (déclaration de la sous-secrétaire d'État pour les affaires africaines, Mme Jendayi Frazer, le 29 juin) qui peut constituer un gage d'une possible stabilisation future de la situation dans la Corne de l'Afrique.

En fait, une bonne proportion des guerres qui se développent à l'heure actuelle a justement pour justification, sinon pour origine, cette prétendue "lutte contre le terrorisme". C'est le cas des deux conflits majeurs qui affectent aujourd'hui le Moyen-Orient : la guerre en Irak et celle entre Israël et les cliques armées de Palestine.

En Irak, c'est par dizaines de milliers de morts que la population a déjà payé la "fin de la guerre" proclamée le 1er mai 2003 par Georges W. Bush depuis le porte-avions Abraham Lincoln. C'est aussi par milliers (plus de 2500) qu'il faut compter le nombre de jeunes soldats américains tués dans ce pays depuis que leur gouvernement les a chargés d'y "garantir la paix". En fait, il ne passe pas un jour sans que les rues de Bagdad et d'autres villes irakiennes ne soient le théâtre de véritables carnages. Et cette violence ne vise pas, pour l'essentiel, les troupes d'occupation mais principalement les populations civiles dont l'accession à la "démocratie" est synonyme d'une terreur permanente et d'une misère qui n'ont rien à envier à celles subies du temps de Saddam Hussein. L'invasion de l'Irak avait été menée, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, au nom de la lutte contre deux menaces :

- la menace du terrorisme d'Al Qaïda, auquel aurait été lié le régime de Saddam Hussein ;

- celle des "armes de destruction massive" dont aurait disposé le dictateur irakien.

En matière d'armes de "destruction massive", il a été établi que les seules qui sont présentes en Irak sont celles qu'y ont apporté les forces de la "coalition" dirigée par les États-Unis. Quant à la lutte contre le terrorisme, qui est devenue la nouvelle croisade officielle de la première puissance mondiale, on peut constater sa totale inefficacité puisque la présence des troupes américaines en Irak constitue à coup sûr le meilleur moyen de susciter des vocations de "kamikazes" parmi des jeunes éléments complètement désespérés et fanatisés par les prêches islamistes. Et cela est vrai non seulement dans ce pays, mais un peu partout dans le monde, y compris dans les pays les plus développés : un an exactement après les attentats dans le Métro de Londres, l'existence et le développement, au sein-même des métropoles du capitalisme, de groupes terroristes se réclamant de la "guerre sainte" ne se sont pas démentis 1 [127].

L'autre conflit majeur du Proche-Orient, le conflit palestinien, n'en finit pas de s'enfoncer dans l'impasse guerrière venant démentir les espoirs de "paix" qu'avaient salués les secteurs dominants de la bourgeoisie mondiale à la suite des accords d'Oslo en 1992. D'un côté, on a un appareil d'État croupion, l'Autorité palestinienne, qui étale ses divisions de façon ouverte et dans la rue avec des règlements de compte quotidiens entre les différentes cliques armées (notamment celles du Hamas et du Fatah), qui ne parvient pas de ce fait à faire régner l'ordre face aux petits groupes qui ont décidé de poursuivre les actions terroristes, montrant ainsi son incapacité d'offrir la moindre perspective aux populations écrasées par la misère, le chômage et la terreur. De l'autre, on a un État armé jusqu'aux dents, Israël, dont l'essentiel de la politique, comme on le voit encore aujourd'hui, consiste à déployer et déchaîner sa puissance militaire face à ces actions terroristes, une puissance militaire dont sont victimes non pas tant les groupes à l'origine de ces actions, mais les populations civiles, ce qui ne peut qu'alimenter de nouvelles vocations au "djihad" et aux attentats kamikazes. En fait, l'État d'Israël pratique à petite échelle, une politique similaire à celle de son grand frère américain, une politique qui loin de pouvoir rétablir la paix ne peut que jeter de l'huile sur le feu 2 [128].

Depuis l'effondrement du bloc de l'Est et de l'URSS, à la fin des années 1980, effondrement qui a provoqué l'inévitable disparition du bloc occidental, les États-Unis se sont attribués le rôle de super gendarme du monde chargé de faire régner "l'ordre et la paix". C'était le but affiché par George Bush père dans sa guerre contre l'Irak de 1991 et que nous analysions à la veille de celle-ci :

"Ce que montre donc la guerre du Golfe, c'est que, face à la tendance au chaos généralisé propre a la phase de décomposition, et à laquelle l'effondrement du bloc de l'Est a donné un coup d'accélérateur considérable, il n'y a pas d'autre issue pour le capitalisme, dans sa tentative de maintenir en place les différentes parties d'un corps qui tend à se disloquer, que l'imposition du corset de fer que constitue la force des armes. En ce sens, les moyens mêmes qu'il utilise pour tenter de contenir un chaos de plus en plus sanglant sont un facteur d'aggravation considérable de la barbarie guerrière dans laquelle est plongé le capitalisme."

"Dans la nouvelle période historique où nous sommes entrés, et les événements du Golfe viennent de le confirmer, le monde se présente comme une immense foire d'empoigne, où jouera à fond la tendance au 'chacun pour soi', où les alliances entre États n'auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment. Un monde de désordre meurtrier, de chaos sanglant dans lequel le gendarme américain tentera de faire régner un minimum d'ordre par l'emploi de plus en plus massif et brutal de sa puissance militaire."

Cependant, il y a loin des discours des dirigeants du monde (même s'il leur arrive d'être sincères) à la réalité d'un système qui se refuse obstinément à se plier à leur volonté :

"Dans la période présente, plus encore que dans les décennies passées, la barbarie guerrière (n'en déplaise à MM. Bush et Mitterrand avec leurs prophéties d'un "nouvel ordre de paix") sera une donnée permanente et omniprésente de la situation mondiale, impliquant de façon croissante les pays développés." (Militarisme et décomposition, Revue Internationale n°°64, 1er trimestre 1991)

Depuis 15 ans, la situation mondiale n'a fait que confirmer de façon tragique cette prévision des révolutionnaires. Les affrontements guerriers n'ont cessé d'accabler les populations de nombreuses parties du monde, l'instabilité et les tensions dans les rapports entre pays n'ont pas connu de répit et tendent à s'aggraver encore aujourd'hui, notamment avec les ambitions d'États comme l'Iran et la Corée du Nord qui veulent suivre les traces d'autres pays de la région, tels l'Inde et le Pakistan, pour se doter de l'arme atomique et s'équiper en fusées capables de les expédier sur un ennemi distant. Le tir de plusieurs missiles "Taepodong" le 4 juillet par la Corée du Nord, et l'impuissance de la "communauté internationale" à réagir face à ce qui apparaît comme une véritable provocation, soulignent l'instabilité croissante de la situation mondiale. Évidemment, la Corée du Nord ne saurait constituer une menace réelle pour la puissance américaine, même si ses missiles pourraient atteindre les côtes de l'Alaska. Mais ses provocations en disent long sur l'incapacité du gendarme américain, embourbé en Irak, à faire régner son "ordre".

Les plans militaires de la Corée du Nord apparaissent comme une véritable absurdité, conséquence pour certains de la "maladie mentale" de son chef suprême, Kim Jong-il, qui condamne sa population à la famine alors qu'il dilapide les maigres ressources du pays à des programmes militaires insensés et, en fin de compte, suicidaires. En réalité, la politique menée par la Corée du Nord n'est qu'une caricature de celle menée par tous les États du monde, à commencer par le plus puissant d'entre eux, l'État américain dont l'aventure irakienne a également été attribuée à la stupidité de George W. Bush fils, cet autre "fils à son père" comme Kim Jong-il. En réalité, même si certains dirigeants politiques sont fous, paranoïaques ou mégalomanes (c'était vrai pour Hitler ou "l'empereur" de Centre-Afrique Bokassa, mais il ne semble pas toutefois que ce soit le cas de George W., même s'il n'est pas un homme politique de haute volée), la politique "folle" qu'ils peuvent être conduits à mener n'est que l'expression des convulsions d'un système qui, lui-même, est devenu "fou" du fait des contradictions insurmontables auxquelles est confrontée sa base économique.

Voici le monde, le futur, que nous propose la bourgeoisie : l'insécurité, la guerre, les massacres, les famines et, en prime, la promesse d'une dégradation irréversible de l'environnement dont les conséquences commencent dès à présent à se manifester avec le dérèglement climatique dont les effets futurs risquent d'être encore bien plus catastrophiques que ceux d'aujourd'hui (tempêtes, ouragans, inondations meurtrières, etc.). Et une des choses les plus révoltantes, c'est que tous les secteurs de la classe dominante ont le culot de nous présenter les exactions et les crimes dont ils se rendent responsables comme animés par la volonté de mettre en œuvre des grands principes humains : la prospérité, la liberté, la sécurité, la solidarité, la lutte contre l'oppression…

C'est au nom de la "prospérité et du bien être" que l'économie capitaliste, dont le seul moteur est la recherche du profit, plonge des milliards d'êtres humains dans la misère, le chômage et le désespoir en même temps qu'il détruit de façon systématique l'environnement. C'est au nom de la "liberté" et de la "sécurité" que la puissance américaine, et bien d'autres, mènent leurs entreprises guerrières. C'est au nom de la "solidarité entre nations civilisées" ou de la "solidarité nationale" face à la menace terroriste ou autres, qu'est renforcé l'habillage idéologique de ces entreprises. C'est au nom de la lutte des opprimés contre le "Satan américain" et ses complices, que les cliques terroristes mènent leurs actions, de préférence contre des civils totalement innocents.

En fait, ce n'est pas de la classe dominante et de ses clones terroristes qu'on peut attendre quoi que ce soit pour défendre ces valeurs, mais bien de la classe exploitée par excellence, le prolétariat.

 

Les luttes ouvrières annoncent et préparent l'avenir

Au milieu de toute cette barbarie sanglante qui caractérise le monde actuel, la seule lueur d'espoir pour l'humanité réside bien dans la reprise des combats de la classe ouvrière à l'échelle mondiale, notamment depuis un an. Parce que la crise économique se développe à l'échelle mondiale et n'épargne aucun pays, aucune région du monde, la lutte du prolétariat contre le capitalisme tend de plus en plus à se développer à l'échelle universelle et porte avec elle la perspective future du renversement du capitalisme. En ce sens, le caractère simultané des combats de classe de ces derniers mois tant dans les États les plus industrialisés que dans les pays du "Tiers-Monde" sont significatifs de la reprise actuelle de la lutte de classe : après les grèves qui ont paralysé l'aéroport d'Heathrow à Londres et les transports de New York en 2005, ce sont les travailleurs de l'usine Seat à Barcelone, puis les étudiants en France, suivis immédiatement par les ouvriers de la métallurgie à Vigo en Espagne, qui sont entrés massivement en lutte au printemps dernier. Au même moment, dans les Émirats Arabes, à Dubaï une vague de luttes a explosé parmi les ouvriers immigrés travaillant dans les chantiers de construction d'immeubles. Face à la répression, les travailleurs de l'aéroport de Dubaï se sont mis spontanément en grève fin mai en solidarité avec les travailleurs du bâtiment. Au Bengladesh, ce sont près de deux millions d'ouvriers du textile dans la région de Dhaka qui se sont engagés dans une série de grèves sauvages massives fin mai et début juin pour protester contre les salaires misérables et les conditions de vie insoutenables que leur fait subir le capitalisme 3 [129]. Partout, que ce soit dans les pays les plus développés comme les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, et précédemment l'Allemagne ou la Suède ou dans les pays les moins développés comme le Bengladesh, la classe ouvrière est en train de relever la tête, de développer ses luttes. L'énorme combativité qui a caractérisé les luttes récentes révèle que partout la classe exploitée refuse aujourd'hui de se soumettre à l'inacceptable et à logique barbare de l'exploitation capitaliste.

Sur la scène mondiale, face au développement du "chacun pour soi" et à la "guerre de tous contre tous" à laquelle se livrent les cliques bourgeoises, la classe ouvrière est en train d'opposer sa propre perspective : celle de l'unité et de la solidarité contre les attaques incessantes du capitalisme. C'est bien cette solidarité qui a particulièrement marqué toutes les luttes ouvrières depuis plus d'un an et qui constitue une avancée considérable dans la conscience de classe du prolétariat. Face à l'impasse du capitalisme, au chômage, aux licenciements et au "no future" que ce système promet aux ouvriers et notamment à ses nouvelles générations, la classe exploitée est en train de prendre conscience que sa seule force réside dans sa capacité à opposer un front massif et uni pour affronter le Moloch capitaliste.


Ainsi, ce sont deux mondes qui se font face : le monde de la bourgeoisie et le monde ouvrier. La première, après qu'elle ait incarné, face à la féodalité, le progrès de l'humanité, est devenue aujourd'hui le défenseur attitré de toute la barbarie, la bestialité, le désespoir qui accablent l'espèce humaine. Pour sa part, même si elle n'en a pas encore conscience, la classe ouvrière représente le futur, un futur qui sera débarrassé définitivement de la misère et de la guerre. Un futur dans lequel, un des principes les plus précieux de l'espèce humaine, la solidarité, deviendra la règle universelle. Une solidarité dont les luttes ouvrières récentes nous ont montré qu'elle n'avait pas été enterrée définitivement par une société à la dérive, mais qu'elle représentait l'avenir du combat.

Fabienne (8 juillet)

1 [130] Cela ne veut pas dire que les gouvernements des pays "démocratiques" ne puissent pas, dans certaines circonstances, laisser se développer, voire favoriser, l'activité de tels groupes afin de justifier leurs entreprises guerrières ou le renforcement des mesures répressives. L'exemple le plus évident d'une telle politique est celle menée par l'État américain avant et après les attentats du 11 septembre 2001 dont seuls les naïfs ne veulent pas croire qu'ils ont été délibérément prévus, encouragés (voire organisés en partie) et couverts par les organes spécialisés de cet État (voir à ce propos notre article " Pearl Harbor 1941, les 'Twin Towers' 2001 : Le machiavélisme de la bourgeoisie [131]" dans la Revue Internationale n° 108).

2 [132] C'est d'ailleurs la crainte qui s'exprime dès à présent dans certains secteurs de la bourgeoisie israélienne face à l'offensive de Tsahal dans la bande de Gaza au nom de la libération d'un soldat israélien enlevé par un groupe terroriste.

3 [133] Voir notre article "Dubaï, Bangladesh : La classe ouvrière se révolte contre l'exploitation capitaliste [134]" dans Révolution internationale n° 370

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [135]
  • La lutte Proletarienne [5]

1936 : Fronts populaires en France et en Espagne : comment la bourgeoisie a mobilisé la classe ouvrière pour la guerre

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II y a 70 ans, en mai 1936, éclatait en France une immense vague de grèves ouvrières spontanées contre l'aggravation de l'exploitation provoquée par la crise économique et le développement de l'économie de guerre. En juillet de la même année, en Espagne, face au soulèvement militaire de Franco, la classe ouvrière partait immédiatement en grève générale et prenait les armes pour répondre à l'attaque. De nombreux révolutionnaires, jusqu’aux plus célèbres, tel Trotsky, crurent voir dans ces événements le début d'une nouvelle vague révolutionnaire internationale. En réalité, du fait d'une analyse superficielle des forces en présence, ils se laissaient induire en erreur par l’adhésion enthousiaste des ouvriers et la "radicalité" de certains discours. Sur la base d’une analyse lucide du rapport de forces au niveau international, la Gauche Communiste d’Italie (dans sa revue Bilan) avait compris que les Fronts populaires, loin d’être l’expression d’un développement du mouvement révolutionnaire, exprimaient tout le contraire : un mouvement d’enfermement croissant de la classe ouvrière dans une idéologie nationaliste, démocratique et l’abandon de la lutte contre les conséquences de la crise historique du capitalisme : "Le Front populaire s’est avéré être le processus réel de la dissolution de la conscience de classe des prolétaires, l’arme destinée à maintenir, dans toutes les circonstances de leur vie sociale et politique, les ouvriers sur le terrain du maintien de la société bourgeoise" (Bilan n°31, mai-juin 1936). De fait, rapidement, aussi bien en France qu’en Espagne, l'appareil politique de la gauche "socialiste" et "communiste" saura se mettre à la tête de ces mouvements et, enfermant les ouvriers dans la fausse alternative fascisme/anti-fascisme, il parviendra à les saboter de l'intérieur, à les orienter vers la défense de l’État démocratique et finalement à embrigader la classe ouvrière en France et en Espagne pour la boucherie inter-impérialiste mondiale.

Aujourd’hui, dans un contexte de lente reprise de la lutte de classe et de resurgissement de nouvelles générations en recherche d’alternatives radicales face à la faillite de plus en plus manifeste du capitalisme, la mouvance altermondialiste, telle ATTAC, dénonce le libéralisme sauvage et la "dictature du marché", qui "retire le pouvoir politique des mains des États, et donc des citoyens" et appelle à la "défense de la démocratie contre le diktat financier". Cet "autre monde" proposé par les altermondialistes renvoie souvent aux politiques appliquées pendant les années 1930 ou 1950 à 70, où l’État avait selon eux une place beaucoup plus importante d’acteur économique direct. Dans cette optique, la politique des gouvernements de Front populaire, avec leurs programmes de contrôle de l’économie par l’État, "d’unité des forces populaires contre les capitalistes et la menace fasciste", avec la mise en route d’une "révolution sociale", ne peut qu’être montée en épingle pour étayer l’affirmation qu’un "autre monde", qu’une autre politique est possible au sein du capitalisme.

Aussi, évoquer à l’occasion de ce 70e anniversaire le contexte et la signification des événements de 1936 est plus que jamais indispensable :

- pour rappeler les leçons tragiques de ces expériences, en particulier le piège fatal que constitue, pour la classe ouvrière, le fait d’abandonner le terrain de la défense intransigeante de ses intérêts spécifiques pour se soumettre aux nécessités de la lutte d’un camp bourgeois contre l’autre ;

- pour dénoncer le mensonge colporté par la "gauche", selon lequel celle-ci aurait été pendant ces événements l’incarnation des intérêts de la classe ouvrière, en montrant au contraire comment elle en fut le fossoyeur.

Les années 1930 – marquées par la défaite de la vague révolutionnaire des années 1917-23 et le triomphe de la contre-révolution – se distinguent fondamentalement de l’actuelle période historique de remontée des luttes et de lent développement de la conscience. Cependant, les nouvelles générations de prolétaires qui cherchent à se dégager des idéologies contre-révolutionnaires se heurtent toujours à cette même "gauche", ses pièges et ses manipulations idéologiques, même si celle-ci porte les habits neufs de l’altermondialisme. Et elles ne pourront réussir à s’en dégager que si elles se réapproprient les leçons, si chèrement payées, de l’expérience passée du prolétariat.

 

Le Front populaire, un renforcement de la lutte contre l’exploitation capitaliste ?

Les Fronts populaires, qui prétendaient "unifier les forces populaires face à l’arrogance des capitalistes et à la montée du fascisme", ont-ils effectivement mis en route une dynamique de renforcement de la lutte contre l’exploitation capitaliste ? Représentaient-ils une étape sur la voie du développement de la révolution ? Pour répondre à cette question, une approche marxiste ne peut se fonder exclusivement sur la radicalité des discours et la violence des heurts sociaux qui secouèrent différents pays d’Europe occidentale à cette époque mais sur une analyse du rapport de force entre les classes à l’échelle internationale et sur toute une époque historique. Dans quel contexte général de force et de faiblesse du prolétariat et de son ennemie mortelle, la bourgeoisie, les événements de 1936 surgissent-ils ?

Le produit de la défaite historique du prolétariat

Après la puissante vague révolutionnaire qui oblige la bourgeoisie à mettre fin à la guerre, qui amène la classe ouvrière à prendre le pouvoir en Russie et à faire vaciller le pouvoir bourgeois en Allemagne et dans l’ensemble de l’Europe centrale, le prolétariat va subir tout au long des années 1920 une série de défaites sanglantes. L’écrasement du prolétariat en Allemagne, en 1919 puis en 1923 par les sociaux-démocrates du SPD et ses "chiens sanglants", ouvrait la voie à l’arrivée de Hitler au gouvernement. Le tragique isolement de la révolution en Russie signait l’arrêt de mort de l’Internationale Communiste et laissait le champ libre au triomphe de la contre-révolution stalinienne qui avait anéantit toute la vieille garde des bolcheviks et les forces vives du prolétariat. Enfin, les derniers soubresauts prolétariens étaient impitoyablement étouffés en 1927 en Chine. Le cours de l’histoire avait été renversé. La bourgeoisie avait remporté des victoires décisives sur le prolétariat international et le cours vers la révolution mondiale laissait la place à une marche inexorable vers la guerre mondiale, qui signifiait le pire retour à la barbarie capitaliste.

Ces défaites écrasantes des bataillons d’avant-garde du prolétariat mondial n'excluaient pas, toutefois, des sursauts de combativité, parfois importants, au sein de la classe, et ceci en particulier dans les pays où elle n'avait pas subi l’écrasement physique ou idéologique direct dans le cadre des confrontations révolutionnaires de la période 1917-1927. Ainsi, au plus fort de la crise économique des années 1930, en juillet 1932, éclate en Belgique une grève sauvage des mineurs qui prend rapidement une dimension insurrectionnelle. A partir d’un mouvement contre l’imposition de réductions des salaires dans les mines du Borinage, le licenciement des grévistes provoque une extension de la lutte dans toute la province et des heurts violents avec la gendarmerie. En Espagne, pendant les années 1931 à 1934 déjà, la classe ouvrière espagnole se lance dans de nombreux mouvements de luttes qui sont sauvagement réprimées. En octobre 1934, c’est l’ensemble des zones minières des Asturies et la ceinture industrielle d’Oviedo et de Gijon qui se lancent dans une insurrection suicidaire qui sera écrasée par le gouvernement républicain et son armée et donnera lieu à une répression sauvage. Enfin, en France, si la classe ouvrière est profondément épuisée par la politique "gauchiste" du PC dont la propagande prétend, jusqu’en 1934, que la révolution était toujours imminente et qu'il fallait "des soviets partout", elle manifeste néanmoins toujours une certaine combativité. Pendant l’été 1935, confrontés aux décrets-lois imposant d’importantes réductions salariales aux travailleurs de l’Etat, d’imposantes manifestations et des confrontations violentes avec la police ont lieu dans les arsenaux de Toulon, Tarbes, Lorient et Brest. Dans cette dernière ville, après qu’un ouvrier ait été frappé à mort à coup de crosse par les militaires, les travailleurs exaspérés déclenchent de violentes manifestations et émeutes entre le 5 et le 10 août 1935, faisant 3 morts et des centaines de blessés ; des dizaines d’ouvriers sont incarcérés1 [136].

Ces manifestations de combativité subsistante, marquées souvent par la rage, le désespoir et le désarroi politique, constituaient en réalité "des sursauts de désespoir" qui n’infirmaient en rien un contexte international de défaite et de désagrégation des forces ouvrières, comme le rappelle la revue Bilan à propos de l’Espagne : "Si le critère internationaliste veut dire quelque chose, il faut affirmer que, sous le signe d’une croissance de la contre-révolution au niveau mondial, l’orientation de l’Espagne, entre 1931 et 1936, ne pouvait que poursuivre une direction parallèle [au cours contre-révolutionnaire des événements ndlr] et non le cours inverse d’un développement révolutionnaire. La révolution ne peut atteindre son plein développement que comme produit d’une situation révolutionnaire à l'échelle internationale." (Bilan n°35, janvier 1937)

Toutefois, pour embrigader les ouvriers des pays n’ayant pas subi l’écrasement de mouvements révolutionnaires, il fallait que les bourgeoisies nationales utilisent une mystification particulière. Là où le prolétariat avait déjà été écrasé à l’issue d’une confrontation directe entre les classes, l’embrigadement idéologique belliciste - derrière le fascisme ou le nazisme, ou pour le stalinisme, derrière l’idéologie spécifique de la "défense de la patrie du socialisme", obtenu essentiellement au moyen de la terreur - apparaissait comme des formes particulières de développement de la contre-révolution. A ces régimes politiques particuliers va correspondre de façon générale, dans les pays restés "démocratiques", le même embrigadement guerrier réalisé sous le drapeau de l’antifascisme. Pour en arriver là, les bourgeoisies française et espagnole (mais d’autres aussi, comme la bourgeoisie belge par exemple) se serviront de la venue de la gauche au gouvernement pour mobiliser la classe ouvrière derrière l’antifascisme en défense de l’État "démocratique" et pour mettre en place l’économie de guerre.

Le fait que les politiques de Front populaire ne se développent pas pour renforcer la dynamique des luttes ouvrières est déjà clairement mis en évidence par le positionnement de la gauche envers les combats prolétariens évoqués ci-dessus. Cela s'illustre aussi en Belgique. Lors des grèves insurrectionnelles de 1932 dans ce pays, le Parti ouvrier belge (POB) et sa commission syndicale refusent de soutenir le mouvement, ce qui va orienter la rage des travailleurs aussi contre la social-démocratie : la Maison du Peuple de Charleroi sera prise d’assaut par les émeutiers tandis que les cartes de membre du POB et de ses syndicats seront déchirées et brûlées.C’est pour canaliser la rage et le désespoir ouvriers que le POB mettra en avant dès la fin 1933 le fameux "Plan du Travail", son alternative "populaire" à la crise du capitalisme.

L’Espagne témoigne aussi de façon éclatante de ce que le prolétariat peut attendre d’un gouvernement "républicain" et de "gauche". Dès les premiers mois de son existence, la République espagnole montrera qu’en fait de massacres des ouvriers, elle n’avait rien à envier aux régimes fascistes : un grand nombre de luttes des années 1930 sont écrasées par des gouvernements républicains où siège aussi, jusqu’en 1933, le PSOE. L’insurrection suicidaire des Asturies d’octobre 1934, incitée par un discours "révolutionnaire" du PSOE à ce moment dans l’opposition, sera complètement isolée par ce même PSOE et son syndicat, l’UGT, qui empêchent toute extension du mouvement. Dès ce moment, Bilan pose en termes extrêmement clairs la question de la signification des régimes démocratiques de "gauche" : "En effet, depuis sa fondation, en avril 1931 et jusqu’en décembre 1931, la 'marche à gauche' de la République Espagnole, la formation du gouvernement Azana-Caballero-Lerroux, son amputation en décembre 1931 de l’aile droite représentée par Lerroux, ne détermine nullement des conditions favorables à l’avancement des positions de classe du prolétariat ou à la formation des organismes capables d’en diriger la lutte révolutionnaire. Et il ne s’agit nullement de voir ici ce que le gouvernement républicain et radical-socialiste aurait dû faire pour le salut de la … révolution communiste, mais il s’agit de rechercher si oui ou non, cette conversion à gauche ou à l’extrême gauche du capitalisme, ce concert unanime qui allait des socialistes jusqu’aux syndicalistes pour la défense de la République, a créé les conditions du développement des conquêtes ouvrières et de la marche révolutionnaire du prolétariat ? Ou bien encore, si cette conversion à gauche n’était pas dictée par la nécessité, pour le capitalisme, d’enivrer les ouvriers bouleversés [lire traversés à la place de bouleversés ndlr] par un profond élan révolutionnaire, afin qu’ils ne s’orientent pas vers la lutte révolutionnaire (…)" (Bilan n° 12, novembre 1934).

Enfin, il est particulièrement significatif que les confrontations violentes de Brest et Toulon de l’été 1935 éclatent au moment même où se constitue le Front populaire. Ces luttes s’étant développées spontanément, contre les mots d’ordre des leaders politiques et syndicaux de la "gauche", ces derniers n’hésiteront pas à traiter les émeutiers de "provocateurs" qui troublent "l’ordre républicain" : "ni le Front populaire, ni les communistes qui sont dans les premiers rangs ne brisent les vitres, ne pillent les cafés, ni n’arrachent les drapeaux tricolores" (Edito de l’Humanité, 7.août 1935).

Depuis le début donc, comme le relevait Bilan à propos de l’Espagne dès 1933, les politiques de Front populaire et les gouvernements de gauche ne se situent nullement dans une dynamique de renforcement des combats prolétariens mais se développent contre, voire se heurtent aux mouvements ouvriers sur un terrain de classe dans le but d’étouffer ces derniers sursauts de résistance à la "dissolution totale du prolétariat au sein du capitalisme" (Bilan n° 22, août-septembre 1935) : "En France, le Front populaire, fidèle à la tradition des traîtres, ne manquera de provoquer au meurtre contre ceux qui ne se plieront pas devant le 'désarmement des français' et qui, comme à Brest et à Toulon, déclencheront des grèves revendicatives, des batailles de classe contre le capitalisme et en dehors de l’emprise des piliers du Front populaire" (Bilan n° 26, décembre-janvier 1936).

L’antifascisme lie les travailleurs à la défense de l’État bourgeois

Les fronts populaires n’ont-ils pas néanmoins "uni les forces populaires face à la montée du fascisme" ? Face à la venue au pouvoir de Hitler en Allemagne au début de 1933, la gauche va exploiter la poussée de fractions d’extrême-droite ou fascisantes dans les divers pays "démocratiques" pour mettre en avant la nécessité de la défense de la démocratie à travers un large front antifasciste.

Cette stratégie sera mise en pratique dès le début de 1934 pour la première fois en France et trouve son point de départ dans une énorme manipulation. Le prétexte était fourni par la manifestation violente de protestation et de mécontentement du 6 février 1934 contre les effets de la crise et de la corruption des gouvernements de la Troisième République, manifestation dans laquelle s’étaient mêlés des groupes d’extrême droite (Croix de Feu, Camelots du Roi) mais aussi des militants du PC. Quelques jours plus tard, on assiste cependant à un brusque revirement de l’attitude du PC, lié à un changement de stratégie émanant de Staline et de l'Internationale communiste. Ceux-ci préconisaient désormais de substituer à la tactique "classe contre classe" une politique de rapprochement avec les partis socialistes. Le 6 février fut dès lors présenté comme une "offensive fasciste" et une "tentative de coup d’État" en France.

L’émeute du 6 février 1934 va permettre à la gauche de monter en épingle l’existence d’un danger fasciste en France et en conséquence de lancer une large campagne de mobilisation des travailleurs au nom de 1'antifascisme pour la défense de la "démocratie". La grève générale lancée à la fois par le PC et la SFIO dès le 12 intronisait l’antifascisme avec le mot d’ordre "Unité ! Unité contre le fascisme !" Le PCF assimile rapidement la nouvelle orientation et la conférence nationale d'Ivry de juin 34 a pour unique question à l’ordre du jour "l’organisation du Front unique de lutte antifasciste"2 [137], ce qui mène rapidement a la signature d'un pacte "d’unité d’action" entre le PC et la SFIO le 27 juillet 1934.

Le fascisme étant identifié comme "l’ennemi principal", l'antifascisme devient alors le thème qui va permettre de regrouper toutes les forces de la bourgeoisie "éprises de liberté" derrière le drapeau du Front populaire et donc lier les intérêts du prolétariat à ceux du capital national en constituant "l’alliance de la classe ouvrière avec les travailleurs des classes moyennes" pour éviter à la France "la honte et les malheurs de la dictature fasciste", comme le déclare Maurice Thorez, secrétaire général du PCF. Dans le prolongement de cela, le PCF développe le thème des "200 familles et leurs mercenaires qui pillent la France et bradent l'intérêt national". Tout le monde en dehors de ces "capitalistes" subit la crise et est solidaire et ainsi on dissout la classe ouvrière et ses intérêts de classe dans le peuple et la nation contre "une poignée de parasites": "Rassemblement de la France qui peine, qui travaille et qui se débarrassera des parasites qui la rongent" (Comité central du PCF, 02/11/1934).

D’autre part, le fascisme est dénoncé de manière hystérique et quotidienne comme le seul fauteur de guerre. Le Front populaire mobilise alors la classe ouvrière dans la défense de la patrie contre l’envahisseur fasciste et le peuple allemand est identifié au nazisme. Les slogans du PCF exhortent à "acheter français !" et glorifient la réconciliation nationale : "Nous, communistes, qui avons réconcilié le drapeau tricolore de nos pères et le drapeau rouge de nos espérances" (M. Thorez, Radio Paris, 17 avril 1936). La gauche entraîne ainsi les prolétaires derrière le char de l’État à travers le nationalisme le plus outrancier, les pires expressions du chauvinisme et de la xénophobie.

Cette campagne intensive trouve son apothéose dans la célébration unitaire du 14 juillet 1935 sous le thème de la défense "des libertés démocratiques conquises par le peuple de France". L’appel du comité d’organisation avance le serment suivant : "Nous faisons le serment de rester unis pour défendre la démocratie, (…), pour mettre nos libertés hors de l’atteinte du fascisme". Les manifestations débouchent sur la constitution publique du Front populaire, le 14 juillet 1935, en faisant chanter la "Marseillaise" aux ouvriers sous les portraits accolés de Marx et de Robespierre et en leur faisant crier "Vive la République Française des Soviets !" Ainsi, grâce au développement de la campagne électorale pour le "Front populaire de la paix et du travail", les partis de "gauche" dévoient les combats ouvriers du terrain de classe vers le terrain électoral de la démocratie bourgeoise, noient le prolétariat dans la masse informe du "peuple de France" et l’embrigadent pour la défense des intérêts nationaux. "C’était là une conséquence des nouvelles positions du 14 juillet qui représentaient l’aboutissement logique de la politique dite antifasciste. La République n’était pas le capitalisme, mais le régime de la liberté, de la démocratie qui représente, comme on sait, la plate-forme même de l’antifascisme. Les ouvriers juraient solennellement de défendre cette République contre les factieux de l’intérieur et de l’extérieur, alors que Staline leur recommandait d’approuver les armements de l’impérialisme français au nom de la défense de l’U.R.S.S" (Bilan n° 22, août-septembre 1935).

La même stratégie de mobilisation de la classe ouvrière sur le terrain électoral en défense de la démocratie, l’intégrant dans l’ensemble des couches populaires et la mobilisant pour la défense des intérêts nationaux, se retrouve dans divers pays. En Belgique, la mobilisation des travailleurs derrière la campagne autour du "Plan du Travail" est orchestrée avec des moyens de propagande psychologique qui n’ont rien à envier à la propagande nazie ou stalinienne et débouchera sur l’entrée du POB au gouvernement en 1935. Le battage antifasciste, surtout mené par la gauche du POB, trouve son point d’orgue en 1937 dans un duel singulier à Bruxelles entre Degrelle, le chef du parti Fasciste Rex, et le premier ministre Van Zeeland, qui bénéficie de l’appui de toutes les forces "démocratiques", y compris le PCB. La même année, Spaak, un des dirigeants de l’aile gauche du POB, souligne le "caractère national" du programme socialiste belge et propose de transformer le parti en parti populaire, puisqu’il défend l’intérêt commun et non plus l’intérêt d’une seule classe !

Toutefois, c’est en Espagne que l’exemple français inspirera le plus clairement la politique de la gauche. Après les massacres dans les Asturies, le PSOE va également axer sa propagande sur l’antifascisme, le "front uni de tous les démocrates" et va appeler à un programme de Front populaire face au péril fasciste. En janvier 1935, il signera avec le syndicat UGT, les partis républicains, le PCE une alliance de "Front populaire", avec le soutien critique de la CNT3 [138] et du POUM4 [139]. Ce "Front populaire" prétend ouvertement remplacer la lutte ouvrière par le bulletin de vote, par une lutte sur le terrain de la bourgeoisie contre la fraction "fasciste" de celle-ci, au bénéfice de son aile "antifasciste" et "démocratique". Le combat contre le capitalisme est enterré au profit d’un illusoire "programme de réformes" du système qui devrait réaliser une "révolution démocratique". Mystifiant le prolétariat au moyen de ce fallacieux front antifasciste et démocratique, la gauche le mobilise sur le terrain électoral et obtient un triomphe aux élections de février 1936 : "Le fait qu’en 1936, après cette expérience concluante [la coalition républicaine-socialiste en 1931-33 ndlr] quant à la fonction de la démocratie comme moyen de manœuvre pour le maintien du régime capitaliste, on a pu de nouveau, comme en 1931-1933, pousser le prolétariat espagnol à s’aligner sur un plan non de classe mais de la défense de la 'République', du 'Socialisme' et du 'Progrès' contre les forces de la Monarchie, du Clérico-fascisme et de la réaction, démontre la profondeur du désarroi des ouvriers sur ce secteur espagnol où les prolétaires ont donné récemment des preuves de combativité et d’esprit de sacrifice" (Bilan n° 28, février-mars 1936)

Dans les faits, la politique antifasciste de la gauche et la constitution de "Fronts populaires", vont effectivement réussir à atomiser les travailleurs, à les diluer dans la population, à les mobiliser pour une adaptation démocratique du capitalisme, tandis que le poison du chauvinisme et du nationalisme leur est instillé. Bilan ne s’y trompe pas lorsqu’il commente ainsi la constitution officielle du Front populaire le 14 juillet 1935 : "C’est sous le signe d’imposantes manifestations de masse que le prolétariat français se dissout au sein du régime capitaliste. Malgré les milliers et les milliers d’ouvriers défilant dans les rues de Paris, on peut affirmer que, pas plus en France qu’en Allemagne, ne subsiste une classe prolétarienne luttant pour ses objectifs propres. A ce sujet, le 14 juillet marque un moment décisif dans le processus de désagrégation du prolétariat et dans la reconstitution de l’unité sacro-sainte de la Nation capitaliste. (…) Les ouvriers ont donc toléré le drapeau tricolore, chanté la 'Marseillaise' et même applaudi les Daladier, Cot et autres ministres capitalistes qui, avec Blum, Cachin5 [140], ont solennellement juré 'de donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et la paix au monde' ou, en d’autres termes, du plomb, des casernes et la guerre impérialiste pour tous" (Bilan n° 21, juillet-août 1935).

 

Les mesures économiques des Fronts populaires : L’État au service des travailleurs ?

Mais la gauche n’a-t-elle pas, tout au moins à travers ses programmes de renforcement du contrôle par l’État de l’économie, limité les affres de la libre concurrence du capital "monopolistique" et protégé ainsi les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière ? A nouveau, il est important de situer les mesures prônées par la gauche dans le cadre général de la situation du capitalisme.

Au début des années 1930, l’anarchie de la production capitaliste est totale. La crise mondiale jette sur le pavé des millions de prolétaires. Pour la bourgeoisie triomphante, la crise économique liée à la décadence du système capitaliste, qui se manifeste partout à travers une grande dépression dans les années 30 ("krach" boursier de 1929, taux d’inflation records, chute de la production industrielle et de la croissance, accélération vertigineuse du chômage), poussait impérieusement vers la guerre impérialiste pour le repartage d’un marché mondial sursaturé. "Exporter ou mourir" devenait le mot d’ordre de chaque bourgeoisie nationale, clairement exprimé par les dirigeants nazis.

Marche vers la guerre et développement de l’économie de guerre

Après la Première Guerre mondiale, par le traité de Versailles, l'Allemagne se voit privée de ses maigres colonies et avec de lourdes dettes de guerre. Elle se trouve coincée au centre de l'Europe et, dès ce moment, se pose le problème qui va déterminer l'ensemble de la politique de tous les pays d'Europe durant les deux décennies qui vont suivre. Avec la reconstruction de son économie, l'Allemagne se trouvera devant la nécessité impérieuse de trouver des débouchés pour ses marchandises et son expansion ne pourra se faire qu'à l'intérieur du cadre européen. Les événements s’accélèrent avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir en 1933. Les nécessités économiques qui poussent l'Allemagne vers la guerre vont trouver dans l'idéologie nazie leur expression politique : la remise en cause du Traité de Versailles, l'exigence d'un "espace vital" qui ne peut être que l'Europe.

Tout cela va précipiter chez certaines fractions de la bourgeoisie française la conviction que la guerre ne pourra être évitée et que la Russie soviétique dans ce cas serait un bon allié pour faire échec aux visées du pangermanisme. D'autant plus qu'au niveau international, la situation se clarifie : à la même période où l'Allemagne quitte la Société des Nations, l'URSS y entre. Celle-ci, dans un premier temps, avait joué la carte allemande pour lutter contre le blocus continental que lui imposent les démocraties occidentales. Mais lorsque les liens de l'Allemagne avec les États-Unis se renforcent quand ceux-ci investissent et, avec le plan Dawes6 [141], renflouent l'économie allemande en soutenant la reconstruction économique du "bastion" de l'Occident contre le communisme, la Russie stalinienne va réorienter toute sa politique étrangère pour tenter de briser cette alliance. En effet, jusque très tardivement, d'importantes fractions de la bourgeoisie des pays occidentaux croient qu'il est possible d'éviter la guerre avec l'Allemagne en faisant quelques concessions et surtout en orientant la nécessaire expansion de l'Allemagne vers l'Est. Munich en 1938 traduira encore cette incompréhension de la situation et de la guerre qui vient.

Le voyage que le ministre français des affaires étrangères Laval effectue à Moscou en mai 1935 va souligner spectaculairement cette mise en place des pions de l'impérialisme sur l'échiquier européen avec le rapprochement franco-russe : la signature par Staline, d’un traité de coopération, implique une reconnaissance implicite par ce dernier de la politique de défense française et un encouragement au PCF à voter les crédits militaires. Quelques mois plus tard, en août 35, le 7e Congrès du PC US va tirer au niveau politique les conséquences de la possibilité pour la Russie d'une alliance avec les pays occidentaux pour faire face à l'impérialisme allemand. Dimitrov, le Secrétaire général de l'Internationale communiste, désigne le nouvel ennemi qu'il faut combattre : le fascisme. Les socialistes que l'on brocardait violemment la veille deviennent une (parmi d'autres) force démocratique avec qui il faut s'allier pour vaincre l'ennemi fasciste. Les partis staliniens, dans les autres pays, vont suivre dans son tournant politique à 180° leur grand frère aîné, le PC russe, se faisant ainsi les meilleurs défenseurs des intérêts impérialistes de la soi-disant "patrie du socialisme".

Bref, pour tous les pays industrialisés, la nécessité s’impose de développer puissamment l’économie de guerre, pas seulement la production massive d’armements mais aussi toute l’infrastructure nécessaire à cette production. Toutes les grandes puissances, "démocratiques" comme "fascistes", développaient de façon similaire sous le contrôle de l’État une politique de "grands travaux" et une industrie d’armements entièrement orientées vers la préparation d’une nouvelle boucherie mondiale. Autour d’elle, l’industrie s’organise ; elle impose les nouvelles organisations du travail, dont le "taylorisme" sera un des plus beaux rejetons.

La gauche et les mesures de contrôle étatique

Une des caractéristiques centrales des politiques économiques de la "gauche" est justement le renforcement des mesures d’intervention de l’État pour soutenir l’économie en crise et de contrôle étatique sur divers secteurs de l’économie. Elle justifiait ce type de mesures relevant "de 'l’économie dirigée', du Socialisme d’État, [car ndlr] mûrissant les conditions qui doivent permettre aux 'socialistes' de conquérir 'pacifiquement' et progressivement les rouages essentiels de l’État" (Bilan n° 3, janvier 1934). Ces mesures sont prônées de façon générale par l’ensemble de la social-démocratie en Europe. Elles sont reprises dans les programmes économiques du Front populaire en France, connus sous le nom de plan Jouhaux. En Espagne, le programme du Front populaire s'appuyait sur une large politique de crédits agraires et un vaste plan de travaux publics pour la résorption du chômage, ainsi que sur des lois sociales fixant, par exemple, un salaire minimum. Voyons quelle était la signification réelle de tels programmes à travers l’examen d’un de leurs grands modèles, le "New Deal", mis en place aux États-Unis après la crise de 1929 par les démocrates sous Roosevelt, et l’analyse d’une des concrétisations théoriques les plus achevées de ce "Socialisme d’État", le "Plan du Travail" du socialiste belge Henri De Man.

Le "New Deal", mis en place aux États-Unis à partir de 1932 est un plan de reconstruction économique et de "paix sociale". L’intervention du gouvernement vise à rétablir l’équilibre du système bancaire et à relancer le marché financier, à mettre en œuvre de grands travaux (barrages, programmes publics) et à initier certains programmes sociaux (mise en place d’un système de retraite, d’une assurance-chômage, etc.). Une nouvelle agence fédérale, la National Recovery Administration (NRA), a pour mission de stabiliser les prix et les salaires en coopérant avec les entreprises et les syndicats. Elle crée la Public Works Administration (PWA), qui devait contrôler la mise en œuvre de la politique de grands travaux publics.

Le gouvernement de Roosevelt ouvre-t-il la voie – éventuellement sans le savoir – à la conquête des rouages essentiels de l’État par le parti des travailleurs ? Pour Bilan, c’est tout le contraire qui est vrai : "L’intensité de la crise économique qui y sévit conjuguée avec le chômage et la misère de millions d’hommes, amoncellent les menaces de conflits sociaux redoutables que le capitalisme américain doit dissiper ou étouffer par tous les moyens en son pouvoir" (Bilan n° 3, janvier 1934). Loin donc d’être des mesures en faveur des travailleurs, les mesures de "paix sociale" sont des attaques directes contre l’autonomie de classe du prolétariat. "Roosevelt s’est assigné comme but de diriger la classe ouvrière non vers une opposition de classe, mais vers sa dissolution au sein même du régime capitaliste, sous le contrôle de l’État capitaliste. Ainsi, des conflits sociaux ne pourraient plus surgir de la lutte réelle – et de classe – entre les ouvriers et le patronat et ils se limiteraient à une opposition de la classe ouvrière et de la N.R.A., organisme de l’État capitaliste. Les ouvriers devraient donc renoncer à toute initiative de lutte et confier leur sort à l’ennemi lui-même" (Id.).

Trouve-t-on des objectifs similaires dans le "Plan du Travail" d’Henri De Man ? Cet architecte principal de tels programmes de contrôle étatique, grand inspirateur de la plupart des mesures prises aussi bien par les Fronts populaires que par les régimes fascistes (Mussolini était un de ses grands admirateurs) était le chef de l’institut des cadres du POB et, à partir de 1933, vice-président et grande vedette du parti. Pour De Man, qui a profondément étudié les développements industriels et sociaux aux États-Unis et en Allemagne, il faut écarter les "vieux dogmes". Pour lui, la base de la lutte de classe est le sentiment d’infériorité sociale des travailleurs. Plutôt donc que d’orienter le socialisme sur la satisfaction des besoins matériels d’une classe (les travailleurs), il faut l’orienter vers des valeurs spirituelles universelles comme la justice, le respect de la personnalité humaine et le souci de "l’intérêt général". Terminées donc les contradictions incontournables et inconciliables entre la classe ouvrière et les capitalistes. Par ailleurs, tout comme la révolution, il faut rejeter aussi le "vieux réformisme" qui est devenu inopérant en temps de crise : cela ne sert plus à rien de revendiquer une part plus importante d’un gâteau qui se réduit toujours plus, il faut réaliser un nouveau gâteau plus grand. C’est l’objectif de ce qu’il appelle la "révolution constructive". Dans cette optique, il développe pour le "Congrès de Noël" 1933 du POB son "Plan du Travail" qui prévoit des "réformes de structure" du capitalisme :

- la nationalisation des banques, qui continuent à exister mais qui vendent une partie de leurs actions à une institution de crédit de l’État et qui se soumettront aux orientations du Plan économique ;

- cette même institution de crédit de l’État rachètera une partie des actions des grands monopoles dans quelques secteurs industriels de base (comme l’énergie) de sorte que ces derniers deviennent des entreprises mixtes, propriétés conjointes de capitalistes et de l’État ;

- à côté de ces entreprises "associées", il continue à exister un secteur capitaliste libre, stimulé et soutenu par l’État ;

- les syndicats seront directement impliqués dans cette économie mixte de concertation à travers le "contrôle ouvrier", orientation que De Man propage à partir des expériences qu’il a observées dans les grandes entreprises américaines.

Ces "réformes de structure", prônées par De Man, vont-elles dans le sens du combat de la classe ouvrière ? Pour Bilan, De Man veut "démontrer que la lutte ouvrière doit se limiter naturellement dans des objectifs nationaux pour ce qui est de sa forme et de son contenu, que socialisation signifie nationalisation progressive de l’économie capitaliste, ou économie mixte. Sous le couvert de 'l’action immédiate', De Man en arrive à prêcher l’adaptation nationale des ouvriers dans la 'nation une et indivisible' et qui (…) s’offre comme le refuge suprême des ouvriers mâtés par la réaction capitaliste". En conclusion, "Les réformes de structure d’H. De Man ont donc pour but de remiser la lutte véritable des travailleurs – et c’est là sa seule fonction – dans un domaine irréel, d’où on exclut toute lutte pour la défense des intérêts immédiats et, par là même, historique du prolétariat, au nom d’une réforme de structure qui, dans sa conception comme dans ses moyens, ne peut que servir à la bourgeoisie pour renforcer son État de classe en réduisant la classe ouvrière à l’impuissance" (Bilan n° 4, février 1934).

Mais Bilan va plus loin et situe la mise en avant du "Plan du Travail" par rapport au rôle que joue la gauche dans le cadre historique de la période.

"L’avènement du fascisme en Allemagne clôture une période décisive de la lutte ouvrière. (…). La social-démocratie, qui fut un élément essentiel de ces défaites, est aussi un élément de reconstitution organique de la vie du capitalisme (…), elle emploie un nouveau langage pour continuer sa fonction, rejette un internationalisme verbal qui n’est plus nécessaire, pour passer franchement à la préparation idéologique des prolétaires pour la défense de 'sa nation'. (…), et c’est là que nous trouvons la source véritable du plan De Man. Ce dernier représente la tentative concrète de sanctionner, par une mobilisation adéquate, la défaite essuyée par l’internationalisme révolutionnaire et la préparation idéologique pour l’incorporation du prolétariat à la lutte autour du capitalisme pour la guerre. C’est pourquoi son national-socialisme à la même fonction que le national-socialisme des fascistes" (Bilan n° 4, février 1934)

L’analyse du New Deal comme du Plan De Man illustre bien que ces mesures ne vont nullement dans le sens de renforcer le combat prolétarien contre le capitalisme mais au contraire visent à réduire la classe ouvrière à l’impuissance et à la soumettre aux nécessités de la défense de la nation. Dans ce sens, comme Bilan le remarque, le plan De Man ne se distingue en rien du programme de contrôle par l’État des régimes fascistes et nazis ; ou encore des plans quinquennaux du stalinisme qui sont appliqués en URSS depuis 1928 et qui avaient d’ailleurs à l’origine inspiré les démocrates aux États-Unis.

Si ce type de mesures est généralisé, c’est que celles-ci correspondent aux besoins du capitalisme décadent. Dans cette période en effet, la tendance générale vers le capitalisme d’État est une des caractéristiques dominantes de la vie sociale. "Chaque capital national, privé de toute base pour un développement puissant, condamné à une concurrence impérialiste aiguë, est contraint de s’organiser de la façon la plus efficace pour à l’extérieur, affronter économiquement et militairement ses rivaux et, à l’intérieur, faire face à une exacerbation croissante des contradictions sociales. La seule force de la société qui soit capable de prendre en charge l’accomplissement des tâches que cela impose est l’État. Effectivement, seul l’État :

- peut prendre en main l’économie nationale de façon globale et centralisée et atténuer la concurrence interne qui l’affaiblit afin de renforcer sa capacité à affronter comme un tout la concurrence sur le marché mondial ;

- mettre sur pied la puissance militaire nécessaire à la défense de ses intérêts face à l’exacerbation des antagonismes internationaux ;

- enfin, grâce entre autres, aux forces de répression et à une bureaucratie de plus en plus pesantes, raffermir la cohésion interne de la société menacée de dislocation par la décomposition croissante de ses fondements économiques (…)." (Plate-forme du CCI)

En réalité donc, tous ces programmes qui visent à une nouvelle organisation de la production nationale sous le contrôle de l’État, entièrement orientée vers la guerre économique et vers la préparation d’une nouvelle boucherie mondiale (économie de guerre), correspondent parfaitement aux nécessités de survie des États bourgeois au sein du capitalisme dans la période de décadence.

 

Victoires des Fronts populaires : la "révolution sociale" en marche ? 

Mais les grèves massives de mai-juin 1936 en France et les mesures sociales prises par le gouvernement de Front populaire, tout comme la "révolution espagnole" déclenchée en juillet 1936 ne balayent-elles pas ces analyses pessimistes, ne confirment-elles pas au contraire, dans la pratique, la justesse de la démarche des fronts "antifascistes" ou "populaires", ne représentent-elles pas en fin de compte l’expression concrète de cette "révolution sociale" en marche ? Examinons tour à tour chacun des mouvements évoqués.

Mai-juin 1936 en France : les travailleurs sont mobilisés derrière l’Etat démocratique

La grande vague de grèves qui suivra dès la mi-mai la montée au gouvernement du Front Populaire après sa victoire électorale du 5 mai 1936, va confirmer toutes les limites du mouvement ouvrier, marqué par l'échec de la vague révolutionnaire et subissant la chape de plomb de la contre-révolution.

Les "acquis" de 1936

Dès le 7 mai, une vague de grèves démarre d’abord dans le secteur aéronautique et ensuite dans la métallurgie et l’automobile, avec des occupations spontanées d'usines. Ces luttes témoignent surtout, malgré toute leur combativité, combien faible était la capacité des travailleurs à mener le combat sur leur terrain de classe. En effet, dès les premiers jours, la gauche réussira à maquiller en "victoire ouvrière" le dévoiement de la combativité ouvrière subsistante sur le terrain du nationalisme, de l'intérêt national. S'il est vrai que, pour la première fois, on assista en France à des occupations d'usines, c'est aussi la première fois qu'on voit les ouvriers chanter à la fois l'Internationale et la Marseillaise, marcher derrière les plis du drapeau rouge mêlés à ceux du drapeau tricolore. L'appareil d'encadrement que constituent le PC et les syndicats est maître de la situation, parvenant à enfermer dans les usines les ouvriers qui se laissent bercer au son de l'accordéon, pendant que l'on règle leur sort au sommet, dans des négociations qui vont aboutir aux accords de Matignon. S'il y a unité, ce n'est certainement pas celle de la classe ouvrière mais sûrement celle de l'encadrement de la bourgeoisie sur la classe ouvrière. Lorsque quelques récalcitrants ne comprennent pas qu'après les accords il faut reprendre le travail, l'Humanité se charge d'expliquer "qu"il faut savoir terminer une grève... il faut même savoir consentir au compromis" (M. Thorez, discours du 11 juin 1936), "qu’il ne faut pas effrayer nos amis radicaux".

Lors du procès de Riom, intenté par le régime de Vichy contre les responsables de la "décadence morale de la France", Blum lui-même rappela en quoi les occupations d’usine allaient justement dans le sens de la mobilisation nationale recherchée : "les ouvriers étaient là comme des gardiens, des surveillants, et aussi, en un certain sens, comme des copropriétaires. Et du point de vue spécial qui vous occupe, constater une communauté de droits et de devoirs vis-à-vis du patrimoine national, est-ce que cela ne conduit pas à en assurer et à en préparer la défense commune, la défense unanime ? (…). C’est à cette mesure qu’on crée peu à peu pour les ouvriers une copropriété de la patrie, qu’on leur enseigne à défendre cette patrie".

La gauche a obtenu ce qu'elle voulait : elle a amené la combativité ouvrière sur le terrain stérile du nationalisme, de l'intérêt national. "La bourgeoisie est obligée de recourir au Front populaire pour canaliser à son profit une explosion inévitable de la lutte des classes et elle ne peut le faire que dans la mesure où le Front populaire apparaît comme une émanation de la classe ouvrière et non comme la force capitaliste qui a dissout le prolétariat pour le mobiliser pour la guerre" (Bilan n° 32 Juin-juillet 1936).

Pour achever toute résistance ouvrière, les staliniens vont assommer à coups de gourdins ceux qui "se laissent provoquer à une action inconsidérée", "ceux qui ne savent pas terminer une grève (M. Thorez, 8 juin 1936) et le gouvernement du Front populaire va faire massacrer et mitrailler des ouvriers par ses gendarmes mobiles à Clichy en 1937. En brutalisant ou en tuant les dernières minorités d’ouvriers récalcitrants, la bourgeoisie achevait de gagner son pari d’entraîner l’ensemble du prolétariat français dans la défense de la nation.

Fondamentalement, le programme du Front populaire n’avait pas de quoi inquiéter la bourgeoisie. Le président du Parti radical, E. Daladier, la rassurait d’ailleurs dès le 16 mai : "Le programme du Front populaire ne renferme aucun article qui puisse troubler les intérêts légitimes de n’importe quel citoyen, inquiéter l’épargne, porter atteinte à aucune force saine du labeur français. Beaucoup de ceux qui l’ont combattu avec le plus de passion ne l’avaient sans doute jamais lu" (L’œuvre, 16 mai 1936). Cependant, pour pouvoir diffuser l’idéologie anti-fasciste et être tout à fait crédible dans son rôle de défenseur de la patrie et de l’État capitaliste, la gauche devait certes accorder quelques miettes. Les accords de Matignon et les pseudo-acquis de 1936 furent des éléments déterminants pour pouvoir présenter l’arrivée de la gauche au pouvoir comme une "grande victoire ouvrière", pour pousser les prolétaires à faire confiance au Front populaire et les faire adhérer à la défense de l’État bourgeois jusque dans ses entreprises guerrières.

Ce fameux accord de Matignon, conclu le 7 juin 1936, célébré par la CGT comme une "victoire sur la misère", qui de nos jours encore passe pour un modèle de "réforme sociale", est donc la carotte que l'on vend aux ouvriers. Mais qu'en est-il exactement ?

Sous l’apparence de "concessions" à la classe ouvrière, telles les augmentations de salaire, les "40 heures", les "congés payés", la bourgeoisie assurait tout d’abord l’organisation de la production sous la direction de l’État "impartial", comme le signale le leader de la CGT Léon Jouhaux : "(…) le début d’une ère nouvelle …, l’ère des relations directes entre les deux grandes forces économiques organisées du pays. (…). Les décisions ont été prises dans la plus complète indépendance, sous l’égide du gouvernement, celui-ci remplissant, si nécessaire, un rôle d’arbitre correspondant à sa fonction de représentant de l’intérêt général" (discours radiodiffusé du 8 juin 1936). Ensuite, elle faisait passer des mesures essentielles pour faire accepter aux travailleurs une intensification sans précédent des cadences de production via l’introduction de nouvelles méthodes d’organisation du travail destinées à décupler les rendements horaires si nécessaire pour faire tourner à plein régime l’industrie d’armement. Ce sera la généralisation du taylorisme, du travail à la chaîne et de la dictature du chronomètre à l’usine.

C’est Léon Blum en personne qui déchirera le voile "social" posé sur les lois de 1936 à l’occasion du procès organisé par le régime de Vichy à Riom en 1942 cherchant à faire du Front Populaire et des 40 heures, les responsables de la lourde défaite de 1940 suite à l’assaut de l’armée nazie :

"Le rendement horaire, de quoi est-il fonction ? (…) il dépend de la bonne coordination et de la bonne adaptation des mouvements de l’ouvrier à sa machine ; il dépend aussi de la condition morale et physique de l’ouvrier."

Il y a toute une école en Amérique, l’école Taylor, l’école des ingénieurs Bedeau, que vous voyez se promener dans des inspections, qui ont poussé très loin l’étude des méthodes d’organisation matérielle conduisant au maximum de rendement horaire de la machine, ce qui est précisément leur objectif. Mais il y a aussi l’école Gilbreth qui a étudié et recherché les données les plus favorables dans les conditions physiques de l’ouvrier pour que ce rendement soit obtenu. La donnée essentielle c’est que la fatigue de l’ouvrier soit limitée…

Ne croyez-vous pas que cette condition morale et physique de l’ouvrier, toute notre législation sociale était de nature à l’améliorer : la journée plus courte, les loisirs, les congés payés, le sentiment d’une dignité, d’une égalité conquise, tout cela était, devait être, un des éléments qui peuvent porter au maximum le rendement horaire tiré de la machine par l'ouvrier."

Voilà comment et pourquoi les mesures "sociales" du gouvernement de Front populaire furent un passage obligé pour adapter et façonner les prolétaires aux nouvelles méthodes infernales de production visant l’armement rapide de la nation avant que ne tombent les premières déclarations officielles de guerre. D’ailleurs, il est à noter que les fameux congés payés, sous une forme ou sous une autre, ont été accordés à la même époque dans la plupart des pays développés s’acheminant vers la guerre et imposant de ce fait à leurs ouvriers les mêmes cadences de production.

Ainsi, en juin 1936, sous l’inspiration des mouvements en France, éclate en Belgique une grève des dockers. Après avoir essayé de l’arrêter, les syndicats reconnaissent le mouvement et l’orientent vers des revendications similaires à celles du Front populaire en France : hausse des salaires, semaine des "40 heures" et une semaine de congés payés. Le 15 juin, le mouvement se généralise vers le Borinage et les régions liégeoise et limbourgeoise : 350 000 ouvriers sont en grève dans tout le pays. Le résultat principal du mouvement sera le raffinement du système de concertation sociale à travers la constitution d’une conférence nationale du travail où patrons et syndicats se concertent sur un plan national pour optimiser le niveau concurrentiel de l’industrie belge.

Une fois la fin des grèves obtenue et l’installation durable d’un rendement horaire maximum de l’exploitation de la force de travail, il ne restait plus au gouvernement de Front Populaire qu’à passer à la reconquête du terrain concédé. Les augmentations salariales vont être rognées par l'inflation quelques mois plus tard (augmentation de 54% des prix des produits alimentaires entre 1936 et 1938), les 40 heures seront remises en cause par Blum lui-même un an après et complètement oubliées lorsque le gouvernement radical de Daladier en 1938 lance la machine économique à plein régime pour la guerre, supprimant des majorations pour les 250 premières heures de travail supplémentaire, annulant des dispositions des conventions collectives interdisant le travail aux pièces et appliquant des sanctions pour tout refus d’effectuer des heures supplémentaires pour la défense nationale : "(…) S’agissant des usines travaillant pour la défense nationale, les dérogations à la loi des 40 h ont toujours été accordées. En outre, en 1938, j’ai obtenu des organisations ouvrières une sorte de concordat, portant à 45 h la durée du travail dans les usines opérant directement ou non pour la défense nationale." (Blum au procès de Riom). Enfin, les congés payés, eux, seront dévorés en une bouchée puisque, sur proposition du patronat, appuyé par le gouvernement Blum et relayé par les syndicats, les fêtes de Noël et du Premier de l’An seront à récupérer. Une mesure qui s’appliquera ensuite à toutes les fêtes légales soit 80 heures de travail supplémentaire ce qui correspond exactement aux 2 semaines de congés payés.

Quant à la reconnaissance des délégués syndicaux et des conventions collectives, cela ne représente en fait que le renforcement de l’emprise des syndicats sur les ouvriers via leur plus large implantation dans les usines. Pour quoi faire ? Léon Jouhaux, socialiste et dirigeant syndical, nous explique cela en ces termes : "…les organisations ouvrières [syndicats ndlr] veulent la paix sociale. Tout d’abord pour ne pas gêner le gouvernement de Front Populaire et pour, par la suite, ne pas freiner le réarmement." En fait, quand la bourgeoisie prépare la guerre, l’État se voit contraint de contrôler l’ensemble de la société pour orienter toutes ses énergies vers la macabre perspective. Et, dans l’usine, il se trouve que c’est le syndicat qui est le mieux à même de permettre à l’État de développer sa présence policière.

Si on assiste à une victoire, c'est en vérité à celle, sinistre, du capital qui prépare la seule solution pour résoudre la crise : la guerre impérialiste.

La préparation à la guerre

En France, dès l’origine du Front populaire, derrière son slogan "Paix, pain, liberté" et au-delà de l’antifascisme et du pacifisme, la défense des intérêts impérialistes de la bourgeoisie française sera mêlée aux illusions démocratiques. Dans ce cadre, la "gauche" exploite habilement la préparation de la guerre au niveau international pour montrer que le "péril fasciste est aux portes du pays", organisant par exemple un battage sur l’agression italienne en Ethiopie. Plus nettement encore, la SFIO et le PC se partagent le travail par rapport à la guerre civile espagnole : tandis que la SFIO refuse l’intervention en Espagne au nom du "pacifisme", le PC prône cette intervention au nom de la "lutte antifasciste".

Dès lors, s'il est une tâche pour laquelle le capital français doit être redevable au gouvernement de Front populaire, c'est bien celle d'avoir préparé la guerre. Ceci de trois manières :

- tout d’abord, la gauche a pu utiliser la gigantesque masse des ouvriers en grèves comme moyen de pression sur les forces les plus rétrogrades de la bourgeoisie, en imposant les mesures nécessaires à la sauvegarde du capital national face à la crise et tout en faisant passer tout cela pour une victoire de la classe ouvrière ;

- ensuite, le Front populaire a lancé un programme de réarmement qui passe par la nationalisation des industries de guerre et sur lequel Blum déclarera lors du procès de Riom : "J'ai déposé un grand projet fiscal... qui vise à tendre toutes les forces de la nation vers le réarmement et qui fait de cet effort de réarmement intensif la condition même, l'élément même d'un démarrage industriel et économique définitif. Il sort résolument de l'économie libérale, il se place sur le plan d'une économie de guerre".

En effet, la gauche est consciente de la guerre qui vient ; c'est elle qui a poussé à l'entente franco-russe, qui dénonce le plus violemment les tendances munichoises dans la bourgeoisie française. Les "solutions" qu'elle apporte à la crise ne sont pas différentes de celles de l'Allemagne fasciste, de l'Amérique du New Deal ou de la Russie stalinienne : développement du secteur improductif des industries d'armement. Quel que soit le masque derrière lequel se cache le capital, les mesures économiques mises en place sont les mêmes. Comme le fait remarquer Bilan : "Ce n’est pas par hasard si ces grandes grèves se déclenchent dans l’industrie métallurgique en débutant par les usines d’avions […] c’est qu’il s’agit de secteurs qui travaillent aujourd’hui à plein rendement, du fait de la politique de réarmement suivie dans tous les pays. Ce fait ressenti par les ouvriers fait qu’ils ont dû déclencher leur mouvement pour diminuer le rythme abrutissant de la chaîne (…)"

- enfin et surtout, le Front populaire a amené la classe ouvrière sur le pire terrain pour elle, celui de sa défaite et de son écrasement : le nationalisme.

Avec l'hystérie patriotarde que développe la gauche au travers de 1'anti-fascisme, le prolétariat est amené à défendre une fraction de la bourgeoisie contre une autre, la démocrate contre la fasciste, un État contre un autre, la France contre l'Allemagne. Le PCF déclare : "L'heure est venue de réaliser effectivement l'armement général du peuple, de réaliser les réformes profondes qui assureront une puissance décuplée des moyens militaires et techniques du pays. L'armée du peuple, l'armée des ouvriers et des paysans bien encadrés, bien instruits, bien conduits par des officiers fidèles à la République". C'est au nom de cet "idéal" que les "communistes" vont célébrer Jeanne d'Arc, "grande libératrice de la France", que le PC appelle à un Front Français et reprend à son compte le mot d'ordre qui fut celui de l'extrême droite quelques années auparavant : "La France aux Français !" C'est sous le prétexte de défendre les libertés démocratiques menacées par le fascisme que l'on amène les prolétaires à accepter les sacrifices nécessaires à la santé du capital français et finalement à accepter le sacrifice de leur vie dans la boucherie de la Deuxième Guerre mondiale.

Dans cette tâche de bourreau, le Front populaire va trouver des alliés efficaces chez ses critiques de gauche : le Parti Socialiste Ouvrier et Paysan (PSOP) de Marceau Pivert, Trotskystes ou Anarchistes. Ceux-ci vont jouer le rôle de rabatteurs des éléments les plus combatifs de la classe et constamment se posent comme "plus radicaux", mais ce sera en fait plus "radicaux" dans la mystification de la classe ouvrière. Les Jeunesses Socialistes de la Seine, où les trotskystes tels Craipeau et Roux font de l'entrisme, sont les premiers à préconiser et organiser des milices anti-fascistes, les amis de Pivert qui se regroupent au sein du P.S.O.P. seront les plus virulents pour critiquer la "lâcheté" de Munich. Tous sont unanimes pour défendre la République espagnole au côté des anti-fascistes et tous participeront plus tard au carnage inter-impérialiste au sein de la résistance. Tous ont donné leur obole à la défense du capital national, ils ont bien mérité de la patrie !

juillet 1936 en Espagne : Le prolétariat envoyé à l’abattoir de la guerre "civile"

A travers la constitution du Front populaire (Frente Popular) et sa victoire aux élections de février 1936, la bourgeoisie avait instillé au sein de la classe le poison de la "révolution démocratique" et réussi ainsi à lier la classe ouvrière à la défense de l’État "démocratique" bourgeois. De fait, lorsqu’une nouvelle vague de grèves éclate immédiatement après les élections, celle-ci est freinée et sabotée par la gauche et les anarchistes parce que "elles font le jeu des patrons et de la droite". Cela va se concrétiser tragiquement lors du Pronunciamiento militaire du 19 juillet 1936. Face au coup d’État, les ouvriers ripostent immédiatement par des grèves, des occupations de casernes et le désarmement de soldats, et ceci contre les directives du gouvernement qui appelait au calme. Là où les appels du gouvernement sont respectés ("Le gouvernement commande, le Front populaire obéit"), les militaires prennent le contrôle dans un bain de sang.

"La lutte armée sur le front impérialiste est la tombe du prolétariat" (Bilan n°34)

Cependant, l'illusion de la "révolution espagnole" est renforcée à travers la pseudo "disparition" de l’État capitaliste républicain, et la non-existence de la bourgeoisie, tous s’abritant derrière un pseudo "gouvernement ouvrier" et des organismes "plus à gauche" comme "le Comité central des Milices antifascistes" ou le "Conseil central de l’économie", qui entretiennent l’illusion d’un double pouvoir. Au nom de ce "changement révolutionnaire", si facilement conquis, la bourgeoisie demande et obtient des ouvriers l’Union Sacrée autour du seul et unique objectif de battre Franco. Or, "L’alternative ne réside point entre Azaña et Franco, mais entre bourgeoisie et prolétariat ; que l’un ou l’autre des deux partenaires soit battu, cela n’empêche que celui qui sera réellement vaincu sera le prolétariat qui fera les frais de la victoire d’Azaña ou de celle de Franco" (Bilan n° 33, juillet-août 1936).

Très vite, le gouvernement républicain de Front populaire, avec l’aide de la CNT et du POUM, détourne ainsi la réaction ouvrière contre le coup d’état franquiste vers la lutte antifasciste et déploie des manœuvres d’embrigadement pour déplacer le combat d’une bataille sociale, économique et politique contre l’ensemble des forces de la bourgeoisie vers la confrontation militaire dans les tranchées uniquement contre Franco, et l’armement des ouvriers n’est octroyé que pour les envoyer se faire massacrer sur les fronts militaires de la "guerre civile", hors de leur terrain de classe. "L’on pourrait supposer que l’armement des ouvriers contient des vertus congénitales au point de vue politique et qu’une fois matériellement armés, les ouvriers pourront se débarrasser des chefs traîtres pour passer aux formes supérieures de leur lutte. Il n’en est rien. Les ouvriers que le Front Populaire est parvenu à incorporer à la bourgeoisie, puisqu’ils combattent sous la direction et pour la victoire d’une fraction bourgeoise, s’interdisent par cela même la possibilité d’évoluer autour des positions de classe" (Bilan n° 33, juillet-août 1936).

Par ailleurs, cette guerre n’a rien de "civile" mais devient rapidement, avec l’engagement des démocraties et de la Russie du côté des "Républicains" et de l’Italie et de l’Allemagne du côté des "Phalangistes", un pur conflit inter-impérialiste et le prélude à la 2e boucherie mondiale. "Aux [en lieu et place des ndlr] frontières de classe, les seules qui auraient pu démantibuler les régiments de Franco, redonner confiance aux paysans terrorisés par la droite, d’autres frontières ont surgi, celles spécifiquement capitalistes, et l’Union Sacrée a été réalisée pour le carnage impérialiste, région contre région, ville contre ville en Espagne et, par extension, États contre États dans les deux blocs démocratique et fasciste. Qu’il n’y ait pas la guerre mondiale, cela ne signifie pas que la mobilisation du prolétariat espagnol et international ne soit pas actuellement achevée pour son entr’égorgement sous le drapeau impérialiste de l’opposition : fascisme-antifascisme" (Bilan n° 34, août-septembre 1936)

Les illusions d’une "révolution sociale"

La guerre d’Espagne a encore développé un autre mythe, un autre mensonge. Tout en substituant à la guerre de classes du prolétariat contre le capitalisme la guerre entre "Démocratie" et "Fascisme", le Front populaire défigurait le contenu même de la révolution : l’objectif central n’était plus la destruction de l’État bourgeois et la prise du pouvoir politique par le prolétariat mais des prétendues mesures de socialisation et de gestion ouvrière des usines. Ce sont surtout les anarchistes et certaines tendances se réclamant du conseillisme qui exaltent tout particulièrement ce mythe, proclamant même que, dans cette Espagne républicaine, antifasciste et stalinienne, la conquête des positions socialistes était bien plus avancée que ce qu’avait pu atteindre la Révolution d’Octobre en Russie.

Sans développer ici cette question, il faut toutefois souligner que ces mesures, même si elles avaient été plus radicales qu’elles ne furent en réalité, n’auraient en rien changé le caractère fondamentalement contre-révolutionnaire du déroulement des événements en Espagne. Pour la bourgeoisie comme pour le prolétariat, le point central de la révolution ne peut être que celui de la destruction ou de la conservation de l’État capitaliste.

Le capitalisme peut non seulement s’accommoder momentanément des mesures d’autogestion ou de prétendues socialisations (mise en coopératives) des exploitations agricoles en attendant la possibilité de les ramener dans l’ordre à la première occasion propice, mais il peut parfaitement les susciter comme moyens de mystification et de dévoiement des énergies du prolétariat vers des conquêtes illusoires afin de le détourner de l’objectif central qui est l’enjeu de la Révolution : destruction de la puissance du capitalisme, son État.

L’exaltation des prétendues mesures sociales comme le summum de la Révolution n’est qu’une radicalité en paroles qui détourne le prolétariat de sa lutte révolutionnaire contre l’État et camoufle sa mobilisation comme chair à canon au service de la bourgeoisie. Ayant quitté son terrain de classe, le prolétariat non seulement sera enrôlé dans les milices antifascistes des anarchistes et des "poumistes" et envoyé au massacre comme chair à canon sur les fronts mais, de plus, connaîtra une sauvage surexploitation et toujours plus de sacrifices au nom de la production pour la guerre "de libération", de l’économie de guerre antifasciste : réduction des salaires, inflation, rationnements, militarisation du travail, allongement des journées de travail. Et lorsque le prolétariat désespéré se soulèvera, à Barcelone en mai 1937, le Front populaire et la Generalidad de Barcelone, où participent activement les anarchistes, répriment ouvertement et massacrent la classe ouvrière de cette ville, tandis que les franquistes interrompent les hostilités pour permettre aux bourreaux de gauche d’écraser dans le sang le soulèvement ouvrier.

° ° °

Des sociaux-démocrates aux gauchistes, tout le monde est d'accord, y compris certaines fractions de droite de la bourgeoisie, pour voir dans la montée de la gauche au gouvernement en 1936 en France et en Espagne (mais également, de façon moins spectaculaire sans doute, dans d’autres pays comme la Suède ou la Belgique) une grande victoire de la classe ouvrière et un signe de sa combativité et de sa force dans les années 30. Face à ces manipulations idéologiques, les révolutionnaires d'aujourd'hui, comme leurs prédécesseurs dans la revue Bilan, se doivent d'affirmer le caractère mystificateur des Fronts populaires et des "révolutions sociales" que ceux-ci prétendaient initier. L’arrivée au pouvoir de la gauche à cette époque exprimait au contraire la profondeur de la défaite du prolétariat mondial et a permis un embrigadement direct de la classe ouvrière en France et en Espagne dans la guerre impérialiste que préparait toute la bourgeoisie, en l’enrôlant massivement derrière la mystification de l’idéologie anti-fasciste.

" (…) Et je pensais surtout que c’était un immense résultat et un immense service rendu que d’avoir ramené ces masses et cette élite ouvrière à l’amour et au sentiment du devoir envers la patrie" (déclarations de Blum au procès de Riom).

"1936" marque pour la classe ouvrière une des périodes les plus noires de la contre-révolution, où les pires défaites de la classe ouvrière lui étaient présentées comme des victoires ; où, face à un prolétariat subissant encore le contrecoup de l’écrasement de la vague révolutionnaire qui commença en 1917, la bourgeoisie a pu imposer quasiment sans coup férir sa "solution" à la crise : la guerre.

Jos

1 [142] Lire B. Kermoal, "Colère ouvrière à la veille du Front populaire", Le Monde diplomatique, juin 2006, p. 28.

2 [143] Les citations concernant le Front populaires sont généralement tirées de L. Bodin et J. Touchard, Front populaire 1936, Paris : Armand Colin, 1985.

3 [144] Confédération nationale du Travail, centrale anarcho-syndicaliste.

4 [145] Parti Ouvrier d'Unification Marxiste, petit parti concentré en Catalogne représentant l'extrême gauche "radicale" de la Social-démocratie. Il fait partie du "Bureau de Londres" qui regroupe internationalement les courants socialistes de gauche (SAPD allemand, PSOP français, Independent Labour Party britannique, etc.).

5 [146] Edouard Daladier : dirigeant du Parti Radical, de nombreuses fois ministre à partir de 1924 (notamment des Colonnies et de la Guerre), chef du gouvernement en 1933, en 1934 et en 1938. C'est à ce titre que le 30 septembre 1938 il signe les accords de Munich. Pierre Cot : il commence sa carrière politique comme radical et la termine comme compagnon de route du PCF. Il est nommé ministre de l'Air en 1933 par Daladier. Léon Blum : chef historique de la SFIO (parti socialiste) après la scission du Congrès de Tours de 1920 qui voit se former le Parti communiste. Marcel Cachin : figure mythique du PCF, directeur de L'Humanité de 1918 à 1958. Ses états de service sont éloquents : il est jusqu'au-boutiste pendant la première guerre mondiale et, à ce titre, il est envoyé par le gouvernement français pour remettre à Mussolini, alors socialiste, l'argent qui lui permet de fonder Il popolo d'Italia destiné à faire propagande pour l'entrée de l'Italie dans la guerre. En 1917, après la révolution de février, il est envoyé en Russie pour convaincre le Gouvernement provisoire de poursuivre la guerre. En 1918, il se vante d'avoir pleuré quand le drapeau français a flotté à nouveau sur Strasbourg suite à la victoire de la France sur l'Allemagne. En 1920, il rallie le PCF où, il représente la droite du parti aux côtés de Frossard. Toute sa vie, il s'est distingué par son arrivisme et sa servilité ce qui lui a permis d'épouser avec talent tous les tournants du PCF.

6 [147] Plan adopté, sur proposition du banquier américain Charles Dawes, par la Conférence de Londres en août 1924 regroupant les vainqueurs de la guerre et l'Allemagne. Ce plan soulage ce pays des "réparations de guerre" qu'elle devait payer à ses vainqueurs (principalement à la France) ce qui lui permet de relancer son économie, et favoriser les investissements américains…

Questions théoriques: 

  • Guerre [148]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le "Front Uni" [149]

Correspondance de Russie et d'Ukraine : présentation

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Un des résultats dramatiques de la contre-révolution qui a noyé dans le sang la révolution d’octobre 1917, a été l’isolement complet d’une poignée de révolutionnaires en URSS qui ont survécu aux goulags et aux rafles du Guépéou et du KGB (lesquels ont aussi réussi à ensevelir les contributions théoriques de la Gauche communiste russe). Lorsque l’effondrement de l’URSS a commencé à lever la chape de plomb mise en place par la bourgeoisie stalinienne, il était donc important que les révolutionnaires en occident et dans les pays de l’ex-URSS tentent de renouer les contacts, afin d’échanger leurs expériences et leurs idées, de telle sorte que les révolutionnaires de ces pays puissent retrouver leur place au sein du milieu prolétarien international. C’est pourquoi le CCI participe depuis 1996 aux conférences organisées à Moscou (et à Kiev en 2005) par le groupe Praxis, et entreprend un travail régulier de correspondance avec plusieurs groupes et contacts en Russie et en Ukraine. Nous avons déjà publié plusieurs articles à propos de cette correspondance sur notre site web en langue russe. Nous venons également de sortir en langue russe la dernière des publications imprimées du CCI, Internationalisme, dans le but de faciliter l’échange des idées en particulier auprès des camarades qui n’ont pas accès à Internet.

Nous savons que ce travail requiert beaucoup de patience de part et d’autre. Les problèmes de langues et de traduction constituent déjà une très grande difficulté; les idées de la Gauche communiste dont le CCI tire son héritage sont très peu connues en Russie ; de même, les notions développées par les camarades dans l’ ex-URSS sont souvent très marquées par l’expérience spécifique de ces pays et sont peu familières pour le lecteur en occident. Les deux articles que nous publions ci-dessous sont le fruit de ce travail de longue haleine : le premier [150],extrait de notre correspondance avec un camarade de Voronezh (ville située sur le Don au sud de Moscou),contient notre réponse au camarade sur la question de l’autogestion  ; le deuxième [151] est un article écrit par un camarade d’Ukraine à propos des élections présidentielles en 2004 qui ont renversé le régime de Leonid Kuchma.

Le communisme signifie l'élimination de la loi de la valeur et du cadre de l'entreprise

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Cher camarade,

Nous avons bien reçu ta dernière lettre et nous saluons à nouveau tes contributions sur la loi de la valeur et sur l’autogestion. Elles font partie de l’indispensable discussion entre communistes pour définir avec un maximum de rigueur le programme de la révolution prolétarienne. Voici comment tu abordes les problèmes :

- "Dans votre livre, La décadence du capitalisme, vous dites que sous le socialisme la production marchande sera liquidée. Mais il est impossible de liquider la production marchande sans abolir la loi de la valeur. D’après la théorie de Marx, sous le socialisme, les produits du travail seront échangés selon la quantité de temps de travail nécessaire (selon le travail), c’est-à-dire conformément à la loi de la valeur."

- "Dans votre brochure Plate-forme et Manifestes [152], le point 11 s’intitule : "L’autogestion, auto-exploitation du prolétariat". Qu’est-ce que ça veut dire auto-exploitation ? L’exploitation, c’est l’appropriation des produits du travail d’autrui. Si je comprends bien, l’auto-exploitation c’est l’appropriation des produits de son propre travail. Ainsi Robinson Crusoë s’auto-exploitait quand il consommait les produits de son propre travail. Robinson Crusoë s’exploitait lui-même."

Nous allons essayer de répondre à ces deux questions, tout en montrant comment elles sont liées.

 

Le caractère historique et transitoire de la loi de la valeur

Dans ta lettre du 26 décembre 2004, tu cites un passage de la Critique du programme de Gotha de Marx : "Il [le producteur individuel] reçoit de la société un bon certifiant qu’il a fourni telle somme de travail (après déduction du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des réserves sociales exactement autant d’objets de consommation que lui a coûtés son travail. Le même quantum de travail qu’il a donné à la société sous une forme, il le reçoit en retour sous une autre. Évidemment, il règne ici le même principe que celui qui règle l’échange des marchandises, pour autant qu’il est échange d’équivalents."1 [153]

L’idée essentielle défendue par Marx ici, c’est, qu’après la révolution, alors que le prolétariat détient le pouvoir, il est encore nécessaire pendant toute une période d’aligner les "salaires" des ouvriers sur le temps de travail et, en conséquence, de calculer le temps de travail contenu dans les produits, afin d’arriver à une "valeur d’échange" des produits qui peut être exprimée en "bons de travail". La production marchande, la loi de la valeur, et donc le marché, subsistent encore, et nous sommes bien d’accord avec lui. Nous comprenons donc ta surprise lorsque, dans notre livre La décadence du capitalisme, tu as lu que dans le socialisme la production marchande aurait disparu. Il s’agit en fait d’un malentendu sur les termes. En effet, dans notre presse, nous utilisons toujours le mot socialisme comme un synonyme de communisme en tant que but final du prolétariat : une société sans classes et sans État où les produits du travail ne seront plus des marchandises, où la loi de la valeur aura été éliminée. Dès l’époque où il écrivit Misère de la philosophie (1847), Marx était très clair là-dessus, dans le communisme il n’y a plus d’échange, il n’y a plus de marchandises : "Dans une société à venir, où l’antagonisme des classes aura cessé, où il n’y aura plus de classes, l’usage ne sera plus déterminé par le minimum du temps de production ; mais le temps de production qu’on consacrerait aux différents objets serait déterminé par leur degré d’utilité sociale."2 [154] À ce stade, la valeur d’échange aura été abolie. La communauté humaine réunifiée, au travers de ses organes administratifs chargés de la planification centralisée de la production, décidera quelle quantité de travail devra être consacrée à la production de tel ou tel produit. Mais elle n’aura plus besoin du "détour" de l’échange comme cela se passe dans le capitalisme puisque, ce qui importe, c’est le degré d’utilité sociale des produits. Nous serons alors dans une société d’abondance où non seulement les besoins les plus élémentaires de l’être humain sont satisfaits mais où ces besoins eux-mêmes connaissent un formidable développement. Dans cette société, le travail lui-même aura complètement changé de nature : le temps consacré à la création des besoins de subsistance étant réduit au minimum, le travail deviendra pour la première fois une activité vraiment libre. La distribution, comme la production, changeront également de nature. Peu importe désormais le temps consacré par l’individu à la production sociale, seul règnera le principe : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !"

L’identification et la défense de ce but final de la lutte prolétarienne – une société sans classes, sans État ni frontières nationales, sans marchandises – irriguent toute l’œuvre de Marx, d'Engels et des révolutionnaires des générations suivantes. Il est important de le rappeler puisque ce but détermine profondément le mouvement qui y mène, de même que les moyens nécessaires à mettre en œuvre.

Après l’expérience de la révolution russe, puis de la contre-révolution stalinienne, nous pensons qu’il est préférable pour la clarté politique de parler d’une "période de transition du capitalisme au socialisme" plutôt que de "socialisme" ou de "phase inférieure du communisme". Il est évident qu’il ne s’agit pas d’une simple question de terminologie. En effet, la dictature du prolétariat ne peut pas être conçue comme une société stable, ni comme un mode de production spécifique. C’est une société en pleine évolution, tendue vers la réalisation du but final, faite de bouleversements sociaux et politiques, où les anciens rapports de production sont attaqués et déclinent tandis qu’apparaissent et se renforcent les nouveaux. Dans la Critique du programme de Gotha, juste avant le passage cité au début de cet article, Marx précise bien que : "La société communiste que nous avons ici à l’esprit, ce n’est pas celle qui s’est développée sur ses bases propres, mais au contraire [nous soulignons], celle qui vient d’émerger de la société capitaliste ; c’est donc une société, qui, à tous égards, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancien ordre où elle a été engendrée."3 [155] Quelques pages plus loin, il affirme très clairement : "Entre la société capitaliste et la société communiste, se situe la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre. À cette période correspond également une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat."

Notre lettre précédente avait permis, semble-t-il, de lever ce malentendu et ta réponse exprimait un accord sur le fond : "Comme je comprends le marxisme, cette période de transition s’appelle le socialisme. Je ne parle pas du communisme de marché, mais du socialisme de marché. (...) Avec l’augmentation des forces productives, la distribution en fonction du travail se transforme en distribution selon les besoins, le socialisme se transforme pas à pas en communisme et le marché disparaîtra avec le temps."

Dans ta lettre du 26 décembre 2004, tu soulignais qu’il n’existe que trois formes de distribution des produits basées sur le temps de travail socialement nécessaire contenu en eux :

- par l’intermédiaire de l’argent (A), auquel cas l’échange des marchandises (M) s’effectue sous la forme M-A-M ;

- par l’intermédiaire d’un bon de travail (B) dont parlait Marx : M-B-M ;

- directement sous la forme du troc : M-M.

Et tu remarquais que, dans les trois cas, nous avons affaire à un échange de marchandises, donc à l’existence du marché, c’est-à-dire à une société qui utilise un équivalent général, la monnaie, pour exprimer le temps de travail, même si la monnaie n'est pas nécessaire dans le cas archaïque du troc pour déterminer l'équivalence. Comme tu le dis : "L’argent et les bons sont presque la même chose, parce qu’ils mesurent la même chose – le temps de travail. La différence entre eux est la même qu’entre une règle graduée en centimètres et une autre graduée en pouces." Nous sommes d’accord avec toi pour dire que c’est à cette situation économique que sera confronté le prolétariat après la prise du pouvoir et qu’ignorer cela représente une régression par rapport au marxisme. Ceci d’autant plus que la guerre civile entre le prolétariat et la bourgeoisie à l’échelle mondiale aura provoqué de nombreuses destructions qui se traduiront par un recul de la production. Sans cesse, les communistes devront combattre les illusions sur une extinction rapide et sans problème de la loi de la valeur. La nécessité pour le prolétariat de mener à son terme la suppression de l’échange et de créer les conditions du dépérissement de l’État, fera de la période de transition une période de bouleversement révolutionnaire comme l’humanité n’en a jamais connue.

 

Malgré ces précisions, il est évident qu’un désaccord subsiste. Tu écris, par exemple, dans la même lettre : "Sous le socialisme, les produits du travail seront échangés selon la quantité de travail socialement nécessaire. Et là où les produits du travail sont échangés selon la quantité de travail, le marché et la production marchande continuent d’exister. Par conséquent, pour abolir la production marchande il faut abolir la distribution basée sur la quantité de travail. Donc, si vous voulez abolir la production marchande, vous devez abolir le socialisme. Si vous vous considérez comme marxistes, vous devez reconnaître que le socialisme, dans son essence, est basé sur le marché. Sinon, allez chez les anarchistes ! "

De ce que nous avons vu plus haut, nous supposons que tu désignes par "socialisme" la période de transition du capitalisme au communisme. Cette période reste, par son essence, instable : soit le prolétariat est victorieux, et "l’économie de transition" est transformée dans le sens du communisme, c'est-à-dire vers l’abolition de l’économie marchande ; soit le prolétariat perd du terrain, les lois du marché se réaffirment, et il y a le danger que la voie soit ouverte vers la contre-révolution.

 

L’ignorance des anarchistes

Encore dans la même lettre, tu écris qu’on retrouve cette ignorance chez les anarchistes. En effet, chez eux, l’émancipation de l’humanité repose uniquement sur un effort de volonté et, par conséquent, le communisme aurait pu voir le jour à n’importe quelle époque historique. Ce faisant, ils rejettent toute connaissance scientifique du développement social et, du coup, sont incapables de comprendre quel rôle peuvent y jouer la lutte de classe et la volonté humaine. Dans sa Préface au Capital, Marx répondait, sans les nommer, aux anarchistes qui nient l’inévitabilité d’une période de transition : "Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement – et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne – elle ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de gestation, et adoucir les maux de leur enfantement."4 [156]

Selon Marx et Engels, la nécessité de la dictature du prolétariat, c’est-à-dire d’une période de transition entre les deux modes de production “stables” que constituent le capitalisme et le communisme, repose sur deux fondements :

- l’impossibilité d’un épanouissement du communisme au sein du capitalisme (contrairement au capitalisme qui prit naissance au sein du féodalisme) ;

- le fait que le formidable développement des forces productives obtenu par le capitalisme est encore insuffisant pour permettre la pleine satisfaction des besoins humains qui caractérise le communisme.

Cela, non seulement les anarchistes sont bien évidemment incapables de le comprendre mais, plus encore, leur "vision du communisme" ne dépasse en aucune façon l’étroit horizon bourgeois. On peut le constater déjà dans l’œuvre de Proudhon. Pour celui-ci, l’économie politique est la science suprême et il s’acharne à déceler dans chaque catégorie économique capitaliste les bons et les mauvais côtés. Le bon côté de l’échange, c’est qu’il met face à face deux valeurs égales. Le bon côté de la concurrence, c’est l’émulation. Et il trouvera immanquablement un bon côté à la propriété privée : "Mais il est évident que si l’inégalité est un des attributs de la propriété, elle n’est pas toute la propriété ; car ce qui rend la propriété délectable, comme disait je ne sais plus quel philosophe, c’est la faculté de disposer à volonté non pas seulement de la valeur de son bien mais de sa nature spécifique, de l’exploiter selon son plaisir, de s’y fortifier et de s’y clore, d’en faire tel usage que l’intérêt, la passion et le caprice vous suggèrent."5 [157]

On nous annonçait le règne de la liberté, on écope des rêves bornés et mesquins du petit producteur. Pour les anarchistes, la société idéale n’est qu’un capitalisme idéalisé où régneront en maître l’échange et la loi de la valeur, c’est-à-dire les conditions de l’exploitation de l’homme par l’homme. A contrario, le marxisme se présente comme une critique radicale du capitalisme qui défend la perspective d’une véritable émancipation du prolétariat et, du même coup, de l’humanité tout entière. Marx et Engels ont toujours combattu le communisme grossier qui cantonnait la révolution à la sphère de la distribution et qui aboutissait simplement à un partage de la misère. Ils lui opposaient le jaillissement des forces productrices libérées des entraves du capitalisme. Ils ne réclamaient pas seulement la satisfaction des besoins élémentaires de l’être humain mais encore l’accomplissement de celui-ci, le dépassement de la séparation entre l’individu et la communauté, le développement de toutes les facultés de l’individu actuellement étouffées par la pieuvre de la division du travail : "Dans la phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie ; quand, avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues, et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance – alors seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : ‘De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !’ "6 [158]

Par là, le marxisme ne cède pas aux phrases ronflantes du radicalisme petit bourgeois et de l’utopie ; il sait que le seul moyen de sortir du capitalisme, c’est l’élimination du salariat et de l’échange qui résument toutes les contradictions du capitalisme, qui sont la cause ultime des guerres, des crises et de la misère qui ravagent la société. La politique économique mise en œuvre par la dictature du prolétariat est toute entière tournée vers ce but. Selon cette conception, il n’y a pas transmutation spontanée mais destruction des rapports sociaux capitalistes.

Ce rappel nous permet de souligner l’extrême confusion avec laquelle les anarchistes prétendent dépasser la séparation de l’ouvrier d’avec les produits de son travail. Dans leur esprit, en devenant propriétaires de l’usine où ils travaillent, les ouvriers deviennent forcément propriétaires des produits de leur travail. Ils les dominent enfin, ils en obtiennent même l’intégralité de la jouissance. Résultat : la propriété est devenue éternelle et sacrée. Nous sommes ici en présence d’un régime de type fédéraliste hérité des modes de production précapitalistes. C’est la même démarche chez Lassalle. Celui-ci a appris chez Marx que l’exploitation se traduit par l’extraction de plus-value. Réclamons dès lors pour l’ouvrier le produit intégral du travail et le problème est réglé. Ce faisant, comme dit Engels dans l’Anti-Dühring : "On retire à la société la fonction progressive la plus importante de la société, l’accumulation ; on la remet aux mains et à l’arbitraire des individus."7 [159] Après les travaux de Marx, ces confusions sur le travail, la force de travail et le produit du travail sont devenues proprement inadmissibles. Ce galimatias théorique commun à Lassalle et aux anarchistes forme la base des conceptions autogestionnaires. Ici, on ne s’oriente plus vers l’abolition de l’échange et le communisme, on multiplie les obstacles sur son chemin. Voici comment Marx, toujours dans la Critique du programme de Gotha, conclut la critique acerbe de ces conceptions : "Je me suis plus longuement étendu sur le “fruit intégral du travail”, le “droit égal” et la “distribution équitable”, afin de montrer la faute commise par ceux qui veulent imposer derechef à notre parti, comme des dogmes, des conceptions qui ont pu avoir un sens à une certaine époque, mais qui ne sont plus aujourd’hui qu’une pacotille hors d’usage ; et aussi ceux-là qui dénaturent la conception réaliste enseignée à grand-peine au parti, et qui s’y est à présent bien enracinée ; ceux-là qui réapparaissent avec leurs finasseries d’idéologues, de juristes, ou que sais-je, si familières aux démocrates et socialistes français."8 [160]

De ce point de vue, il nous semble que tu t’arrêtes en chemin dans ton raisonnement. Tu es d’accord avec nous pour dire que, durant cette période, il n’y aura pas d’exploitation de la classe ouvrière, du fait que c’est le prolétariat qui exerce le pouvoir, du fait du processus de collectivisation des moyens de production, du fait que le surtravail n’a plus la forme d’une plus-value destinée à l’accumulation du capital mais est destiné (une fois défalqué le fond de réserve et ce qui est destiné aux membres improductifs de la société) à la satisfaction croissante des besoins sociaux. Tu dis très justement : "La différence entre le socialisme [période de transition] et le capitalisme consiste en ce que sous le socialisme la main-d’œuvre n’existe pas en tant que marchandise" (lettre du 23 janvier 2005). Mais tu affirmes dans la lettre suivante : "La loi de la valeur restera en vigueur complètement, non partiellement." Ce que renforce encore ton expression : "socialisme de marché". Tu vois bien la nécessité d’attaquer le salariat mais pas celle d’attaquer l’échange marchand. Or, les deux sont profondément liés.

La loi de la valeur découverte par Marx ne consiste pas seulement à élucider l’origine de la valeur des marchandises, elle résout l’énigme de la reproduction élargie du capital. Alors même que le prolétaire reçoit de la vente de sa force de travail un salaire qui correspond à sa valeur réelle, il fournit pourtant une valeur bien supérieure dans le processus de production. L'exploitation qui permet que soit ainsi extraite une telle plus-value du travail du prolétaire existait déjà dans la production marchande simple à partir de laquelle le capitalisme est né et s’est développé. Il n’est donc pas possible de supprimer l’exploitation du prolétariat sans s’attaquer à l’échange marchand. C’est d’ailleurs ce que nous explique clairement Engels dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État : "Dès que les producteurs ne consommèrent plus eux-mêmes directement leurs produits, mais s’en dessaisirent par l’échange, ils en perdirent le contrôle. Ils ne surent plus ce qu’il en advenait, et il devint possible que le produit fût employé quelque jour contre le producteur, pour l’exploiter et l’opprimer. C’est pourquoi aucune société ne peut, à la longue, rester maîtresse de sa propre production, ni conserver le contrôle sur les effets sociaux de son procès de production, si elle ne supprime pas l’échange entre individus."9 [161]

Si la loi de la valeur reste "en vigueur complètement", comme tu l’affirmes, alors le prolétariat restera une classe exploitée. Pour que l’exploitation cesse durant la période de transition, il ne suffit pas que la bourgeoisie ait été expropriée. Il faut encore que les moyens de production cessent d’exister en tant que capital. Au principe capitaliste du travail mort, du travail accumulé, qui se soumet le travail vivant en vue de la production de plus-value, il faut substituer le principe du travail vivant qui maîtrise le travail accumulé en vue d’une production destinée à la satisfaction des besoins des membres de la société. La dictature du prolétariat devra dans ce sens combattre le productivisme absurde et catastrophique du capitalisme. Comme le disait la Gauche Communiste de France, "La part de surtravail que le prolétariat aura à prélever sera peut-être au début aussi grande que sous le capitalisme. Le principe économique socialiste ne saurait donc être distingué, dans la grandeur immédiate, du rapport entre le travail payé et non payé. Seule la tendance de la courbe, la tendance au rapprochement du rapport pourra servir d’indication de l’évolution de l’économie et être le baromètre indiquant la nature de classe de la production."10 [162]

 

L’autogestion, un piège mortel pour le prolétariat

La deuxième question en discussion est traitée au point 11 de notre plate-forme : "L’autogestion, auto-exploitation du prolétariat". Tu affirmes ici un net désaccord avec notre position. Cela te paraît inconcevable que les ouvriers puissent s’exploiter eux-mêmes. "Mais je ne comprends pas du tout", écris-tu, "comment il est possible de s’exploiter, c’est à peu près la même chose que de se voler." Depuis les grandes luttes ouvrières de la fin des années 1960, la plupart de nos sections ont été confrontées concrètement à la question de l’autogestion par les ouvriers de "leur" entreprise au sein de la société capitaliste. Elles ont pu donc vérifier dans la pratique que sous le masque autogestionnaire se cache le piège de l’isolement tendu par les syndicats. Les exemples sont en effet nombreux : l’entreprise fabriquant les montres Lip en France en 1973, Quaregnon et Salik en Belgique en 1978-79, Triumph en Angleterre à la même époque et tout récemment dans la mine de Tower Colliery au Pays de Galles. À chaque fois le scénario est le même : la menace de faillite provoque la lutte des ouvriers, les syndicats organisent l’isolement de la lutte et finissent par obtenir la défaite en faisant miroiter le rachat de l’usine par les ouvriers et les cadres, quitte à verser, si nécessaire, plusieurs mois de salaire ou la prime de licenciement pour augmenter le capital de l’entreprise. En 1979, l’usine Lip, entre-temps devenue coopérative ouvrière, est obligée de fermer sous la pression de la concurrence. Lors de la dernière assemblée générale, un ouvrier exprime sa rage et son désespoir face aux délégués syndicaux qui étaient devenus en fait les véritables patrons de l’entreprise : "Vous êtes ignobles ! Aujourd’hui c’est vous qui nous foutez à la porte... Vous nous avez menti !"11 [163] Faire accepter les sacrifices que la crise économique impose, exige d'étouffer dans l’œuf les luttes ouvrières de résistance, voilà l’utilité du mot d’ordre de l’autogestion.

Cette position de principe est pleinement conforme au marxisme. Il faut déjà remarquer que nous ne sommes pas les premiers à utiliser la notion d’auto-exploitation des ouvriers. Voici ce qu’écrivait Rosa Luxemburg en 1898 :

"Mais dans l’économie capitaliste l’échange domine la production ; à cause de la concurrence il exige, pour que puisse vivre l’entreprise, une exploitation impitoyable de la force de travail, c’est-à-dire la domination complète du processus de production par les intérêts capitalistes. Pratiquement, cela se traduit par la nécessité d’intensifier le travail, d’en raccourcir ou d’en prolonger la durée selon la conjoncture, d’embaucher ou de licencier la force de travail selon les besoins du marché, en un mot de pratiquer toutes méthodes bien connues qui permettent à une entreprise capitaliste de soutenir la concurrence des autres entreprises. D’où, pour la coopérative de production, la nécessité, contradictoire pour les ouvriers, de se gouverner eux-mêmes avec toute l’autorité absolue nécessaire et de jouer vis-à-vis d’eux-mêmes le rôle d’entrepreneurs capitalistes. De cette contradiction la coopérative de production meurt, en ce sens qu’elle redevient une entreprise capitaliste ou bien, au cas où les intérêts ouvriers sont les plus forts, qu’elle se dissout."12 [164]

Lorsque des ouvriers jouent "vis-à-vis d’eux-mêmes le rôle d’entrepreneurs capitalistes", c’est cela que nous appelons auto-exploitation. Ta défense de l’autogestion s’appuie sur l’expérience des coopératives ouvrières au 19e siècle et tu cites en particulier la "Résolution sur le travail coopératif", adoptée au premier congrès de l’AIT. En effet, Marx et Engels ont à plusieurs reprises encouragé le mouvement coopératif, essentiellement les coopératives de production, pas tellement pour leurs résultats pratiques mais plutôt parce qu’elles confortaient l’idée que les prolétaires pourront très bien se passer des capitalistes. C’est pourquoi ils se sont empressés d’en souligner les limites, les risques incessants qu’elles tombent plus ou moins directement sous le contrôle de la bourgeoisie. Leur souci était d’éviter que les coopératives ne détournent les ouvriers de la perspective révolutionnaire, de la nécessité de la prise du pouvoir sur l’ensemble de la société. Cette résolution stipule :

"a) Nous reconnaissons le mouvement coopératif comme une des forces transformatrices de la société présente, fondée sur l’antagonisme des classes. Son grand mérite est de montrer pratiquement que le système actuel de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut être supplanté par le système républicain de l’association de producteurs libres et égaux.

b) Mais le système coopératif restreint aux formes minuscules issues des efforts individuels des esclaves salariés, est impuissant à transformer par lui-même la société capitaliste. Pour convertir la production sociale en un large et harmonieux système de travail coopératif, des changements généraux sont indispensables. Ces changements ne seront jamais obtenus sans l’emploi des forces organisées de la société. Donc, le pouvoir d’État, arraché des mains des capitalistes et des propriétaires fonciers, doit être manié par les producteurs eux-mêmes."13 [165]

Tu cites d’ailleurs la première partie de ce passage mais pas la seconde qui lui donne pourtant un éclairage fondamental et qui reflète beaucoup plus fidèlement la véritable pensée de Marx. On sait que dans la 1e Internationale, Marx était obligé de composer avec toute une série d’écoles socialistes confuses qu’il espérait faire progresser. En prenant conscience de lui-même, le mouvement ouvrier se débarrasserait des "recettes doctrinaires" et Marx y contribua activement. Les associations coopératives appartenaient à ce type doctrinaire et entendaient se substituer à la lutte de classe, à la protection des ouvriers, à la lutte syndicale et même au renversement de la société capitaliste. Pour Marx, il était indispensable que la classe ouvrière se hisse à la hauteur d’une compréhension théorique de ce qu’elle devait réaliser dans la pratique. Dans ce sens, la formule : "un large et harmonieux système de travail coopératif" désigne incontestablement dans son esprit la société communiste et non pas une fédération de coopératives ouvrières.

La première partie de cette résolution signifie pour toi que la lutte pour des réformes n’est pas contradictoire avec le renversement révolutionnaire du capitalisme, qu'elle en est complémentaire. Mais cette complémentarité n’était possible qu’à l’époque du capitalisme progressiste, époque où la bourgeoisie pouvait encore jouer un rôle révolutionnaire vis-à-vis des vestiges du féodalisme et où les ouvriers devaient participer aux luttes parlementaires et syndicales pour la reconnaissance des droits démocratiques, pour imposer de grandes réformes sociales afin de hâter l’apparition des conditions de la révolution communiste. Aujourd’hui, au contraire, nous vivons l’époque de la décadence du capitalisme. Avec l’éclatement de la Première Guerre mondiale, avec l’émergence d’une nouvelle période du capitalisme, celle de l’impérialisme, de la décadence, les réformes sont devenues impossibles. Sans cette démarche historique propre au marxisme, on finit par oublier l’avertissement de Lénine dans La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky : "L’une des méthodes les plus sournoises de l’opportunisme consiste à répéter une position valable dans le passé."

Tu affirmes que, d’après Marx, "le socialisme naît au sein de la société bourgeoise vieille et mourante." Si nous ouvrons le Manifeste communiste, par exemple, nous ne trouvons nulle part une telle idée. Marx et Engels y expliquent que la bourgeoisie avait développé de nouveaux rapports de production progressivement au sein du féodalisme et que sa révolution politique vient parachever la domination économique acquise auparavant. Ils montrent ensuite que le processus est inverse pour le prolétariat : "Toutes les classes qui, dans le passé, se sont emparées du pouvoir essayaient de consolider leur situation acquise en soumettant la société aux conditions qui leur assuraient leurs revenus propres. Les prolétaires ne peuvent se rendre maîtres des forces productives sociales qu'en abolissant leur propre mode d'appropriation d'aujourd'hui et, par suite, tout le mode d'appropriation en vigueur jusqu'à nos jours. Les prolétaires n'ont rien à sauvegarder qui leur appartienne, ils ont à détruire toute garantie privée, toute sécurité privée antérieure" (Manifeste communiste, "Bourgeois et prolétaires"). La révolution politique du prolétariat représente la condition indispensable à l’émergence de nouveaux rapports de production. Ce qui naît au sein de la société bourgeoise, ce sont les conditions du socialisme, pas le socialisme lui-même.

 

Les lois cruelles de la concurrence

Pour appuyer ton argumentation, tu développes l’idée que "La décadence signifie la stagnation économique, la floraison de la délinquance, l’augmentation de la misère et du chômage, un pouvoir d’État faible et instable (un exemple frappant ce sont les empires militaires dans l’ancienne Rome qui ne se maintenaient que quelques mois), la lutte de classe aiguë. Et la chose principale que vous n’avez pas mentionné dans votre livre La décadence du capitalisme, c’est l’apparition de nouveaux rapports de classes au sein de l’ancienne société mourante. Dans l’Empire romain, c’était les colons, les esclaves dans les exploitations agricoles, donc des serfs dans leur essence. Dans la période de la destruction de la société bourgeoise, ce sont les entreprises autogérées, plus précisément les coopératives." Il est vrai que, dans le capitalisme décadent, la société bourgeoise est marquée par une grande instabilité. La bourgeoisie doit faire face à un affaiblissement économique sans précédent, la crise de surproduction exerce ses ravages du fait de l’insuffisance des marchés solvables à l’échelle internationale, les rivalités impérialistes s’exacerbent et débouchent sur la guerre mondiale. Précisément, la bourgeoisie répond à cette situation par un renforcement de l’État comme ce fut déjà le cas dans la décadence de l’Empire romain et, pour ce qui concerne le féodalisme, avec la monarchie absolue. L’aggravation de la concurrence, la nécessité d’une surexploitation du prolétariat, l’apparition d’un chômage massif, un État totalitaire qui étend ses tentacules à toute la société civile (et non pas un “État faible et instable”), voilà justement les raisons qui rendent désormais impossible la survivance des coopératives ouvrières.

Nous sommes tout à fait d’accord avec toi pour dire que ce sont "les communistes de Gauche qui avaient raison sur la question [du capitalisme d’État] et pas Lénine." Ils avaient compris intuitivement que le capitalisme se renforçait en Russie même en l’absence d’une bourgeoisie privée et que le pouvoir de la classe ouvrière était en danger. En effet, sous la pression de l’isolement de la révolution, les Conseils ouvriers ont perdu le pouvoir au profit de l’État auquel le parti bolchevique s’était totalement identifié. Mais nous ne sommes pas pour autant d’accord avec les remèdes proposés par l’Opposition ouvrière de Kollontaï. Réclamer que la gestion des entreprises et l’échange des produits passent sous le contrôle des ouvriers de chaque usine ne pouvait qu’aggraver le problème, le rendre encore plus compliqué. Non seulement les ouvriers n’auraient obtenu qu’un pouvoir symbolique mais ils auraient de plus perdu leur unité de classe qui s’était réalisée si magnifiquement par le surgissement des Conseils ouvriers et l’influence d’un réel parti d’avant-garde en leur sein, le parti bolchevique.

Tu penses au contraire que : "Il est beaucoup plus facile et commode pour les ouvriers de contrôler la production au niveau des entreprises. (...) Après Octobre 17, l’économie a été gérée d’une manière centralisée. Finalement, le socialisme s’est dégradé en capitalisme d’État, malgré la volonté des Bolcheviks. (...) Donc, sous le socialisme, les Conseils ouvriers n’auront pas pour fonction de gérer l’économie, ils ne planifieront pas la production ni ne distribueront les produits. Si on prête ces fonctions aux Conseils ouvriers, le socialisme évoluera inévitablement vers le capitalisme d’État." En ce qui nous concerne, nous sommes convaincus que la centralisation est fondamentale pour le pouvoir ouvrier. Si tu retires la centralisation du socialisme, alors tu obtiens les communautés autonomes anarchistes et une régression des forces productives. Ce qui s’est passé en Russie, c’est qu’une force centralisée, l’État, a supplanté une autre force centralisée, les Conseils ouvriers. D’où est donc venue la bureaucratie puis la nouvelle bourgeoisie stalinienne ? Elle est venue de l’État, pas des Conseils ouvriers qui ont, quant à eux, subi un processus de dépérissement qui les a conduits à la mort. Ce n’est pas la centralisation qui est la cause de la dégénérescence de la révolution russe. Si les Conseils ouvriers ont été affaiblis à ce point, si les Bolcheviks se sont faits eux-mêmes happer par l’État, c’est à cause de l’isolement de la révolution. Les mitrailleuses qui assassinaient le prolétariat allemand atteignaient, comme par ricochet, le prolétariat russe qui, sans tarder, ne devint qu’un géant blessé, affaibli, exsangue. Nouvelle confirmation de cette grande leçon de la révolution russe : le socialisme est impossible dans un seul pays !

Pour conclure, revenons à ta conception de l’autogestion des entreprises sous le capitalisme.14 [166] Dans ces coopératives, les ouvriers décident collectivement la répartition du profit. Le salariat n’existe plus, "les ouvriers reçoivent la valeur d’usage et non pas la valeur d’échange de leur force de travail." D’abord, nous pensons qu’il y a ici une confusion entre "valeur d’échange" et "valeur d’usage" : cette dernière exprime l’utilité de ce qui est produit, l’usage qu’on peut en faire. Et justement, une des spécificités fondamentales, par rapport aux autres époques de l’histoire, du processus de production mis en œuvre par le prolétariat moderne, c’est précisément que les valeurs d’usage qu’il produit ne peuvent être appropriées que par la société toute entière : contrairement aux chaussures (par exemple) produites par l’artisan cordonnier, les centaines de millions de puces électroniques produites par les ouvriers d’Intel ou AMD n’ont aucune valeur d’usage "en soi" ; leur valeur d’usage n’existe qu’en tant que composants d’autres machines produites par d’autres ouvriers dans d’autres usines et qui rentrent eux-mêmes dans la chaîne de production d’autres usines encore. La même chose est vraie y compris pour les "cordonniers" modernes : les ouvriers de Jinjiang en Chine produisent 700 millions de chaussures par an : on a du mal à imaginer qu’ils pourraient les porter toutes ! De même, on imagine mal telle usine autogérée rétribuer les ouvriers en moissonneuses-batteuses, par définition indivisibles et telle autre en stylos à bille.

Mais admettons, comme tu le dis, que les ouvriers reçoivent l’équivalent à la fois du capital variable et de la plus value produite. Ils ne peuvent cependant consommer intégralement le profit de l’entreprise mais seulement une partie relativement faible, le reste devant être transformé en nouveaux moyens de production. En effet, les lois de la concurrence (puisque nous sommes bien ici dans une situation de concurrence) sont ainsi faites que toute entreprise doit s'agrandir et augmenter sa productivité si elle ne veut pas périr. Une partie du profit est donc accumulée et transformée à nouveau en capital. Et nécessairement une partie quasiment aussi importante que dans une usine non autogérée, sinon l'entreprise autogérée ne s'agrandira pas aussi rapidement que les autres et finira aussi par dépérir. Au minimum, les prix de revient de l’usine autogérée doivent être aussi bas que ceux du reste de l’économie capitaliste, faute de quoi elle ne trouvera pas d’acheteurs pour ses produits. Ce qui veut dire inévitablement que les ouvriers des usines autogérées devront aligner leurs salaires et leur rythme de travail sur ceux des ouvriers employés par des entreprises capitalistes : en un mot, ils devront s’auto-exploiter.

Plus encore, nous nous retrouvons dans les mêmes conditions d’exploitation que dans toute autre entreprise puisque la force de travail reste soumise, aliénée au travail mort, au travail accumulé, au capital. Tout au plus peuvent-ils récupérer cette fraction du profit qui, dans l’entreprise capitaliste traditionnelle, va à la consommation personnelle du patron ou constitue les dividendes des actionnaires. Les ouvriers qui s’étaient réjouis d’avoir obtenu un supplément à leur salaire devront vite déchanter. Les chefs qu’ils avaient élus en toute confiance, sauront vite les convaincre de rendre ce supplément et même de consentir des réductions de salaire.

"Ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d’État, [ni la transformation en entreprises autogérées, pourrions-nous ajouter] ne supprime la qualité de capital des forces productives", dit Engels dans l’Anti-Dühring. La transformation du statut juridique des entreprises ne change rien à leur nature capitaliste. Car le capital n’est pas une forme de propriété, il est un rapport social. Seule la révolution politique du prolétariat, en imposant une nouvelle orientation à la production sociale peut éliminer le capital. Mais il ne peut l’obtenir en reculant par rapport au niveau de socialisation internationale atteint sous le capitalisme. Il doit au contraire parachever cette socialisation en brisant le cadre national, le cadre de l’entreprise et la division du travail. Le mot d’ordre du Manifeste communiste prendra alors tout son sens : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !".

En attendant de te lire, reçois nos salutations fraternelles et communistes.

 

Le C.C.I., le 22 novembre 2005

 

1 [167] Karl Marx, Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Partie I.3 des Gloses marginales, p. 1419.

2 [168] Karl Marx, Misère de la philosophie, Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Chapitre premier : Une découverte scientifique ; Deuxième partie : La valeur constituée ou la valeur synthétique, p. 37.

3 [169] Karl Marx, Op. Cit., p. 1418.

4 [170] Karl Marx, Préface de la première édition du Livre Premier du Capital, Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 550.

5 [171] Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? cité dans Claude Harmel, Histoire de l’anarchie, Éditions Champ Libre, Paris, 1984, p. 149.

6 [172] Karl Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand, Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1420.

7 [173] Friedrich Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, Paris, 1977, Troisième partie, Chapitre IV : La répartition, p. 348.

8 [174] Critique du programme du parti ouvrier allemand, op. cit., p. 1421.

9 [175] Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Chapitre V : "Genèse de l’État athénien" Éditions Sociales/Messidor, Collection Essentiel, Paris, 1983, p. 202.

10 [176] "L’expérience russe [177]", Internationalisme n°10, mai 1946, republié dans la Revue Internationale n°61, 2e trimestre 1990, et dans notre brochure "Effondrement du Stalinisme".

11 [178] Révolution Internationale n°67, novembre 1979.

12 [179] Rosa Luxemburg, Réforme ou révolution, Petite Collection Maspero, Paris, 1976, deuxième partie, chapitre 2 : "Les syndicats, les coopératives et la démocratie politique", p. 61

13 [180] Karl Marx, Résolutions du Premier Congrès de l’A.I.T. (réuni à Genève en septembre 1866), in Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1469.

14 [181] Pour citer ta lettre :

"L’autogestion (dans le plein sens du terme), c’est lorsque les ouvriers gèrent eux-mêmes leur entreprise, y compris en se partageant les profits. En fait, l’entreprise est devenue la propriété des ouvriers."

"Pour moi, les entreprises coopératives ont les caractéristiques suivantes :

1  l’absence complète du salariat,

2) l’élection de tous les responsables,

3) la distribution des profits par le collectif des travailleurs de l’entreprise."

"Dans les entreprises où le salariat n’existe pas, c’est-à-dire lorsque les ouvriers reçoivent la valeur d’usage [le capital variable + la plus-value] et non pas la valeur d’échange de leur force de travail [le capital variable], la production est dix fois plus efficace."

"Les ouvriers fabriquent des produits, ils les vendent sur le marché. Avec ce qu’ils ont gagné, ils peuvent acheter l’équivalent de la même quantité de travail à d’autres ouvriers. Il y a bien eu une distribution effectuée sur la base de la quantité de travail. Ensuite, une partie de la valeur va au renouvellement des moyens de production, tandis que l’autre va à la consommation individuelle des ouvriers."

Questions théoriques: 

  • Communisme [12]
  • L'économie [182]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • "Auto-gestion" [183]

A propos de la "révolution orange" en Ukraine : la prison de l'autoritarisme et le piège de la démocratie

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La "révolution orange" de 2004 en Ukraine a été un évènement très fortement médiatisé en occident. On peut dire qu’elle semblait posséder tous les ingrédients d’un feuilleton à succès de politique-fiction : d’un côté une mafia stalinienne profondément corrompue, très probablement coupable du meurtre d’un journaliste qui aurait mené une enquête trop approfondie sur ses "affaires" ; de l’autre l’héroïque défenseur de la démocratie, Yushchenko, au visage ravagé par le poison d’un attentat raté du KGB et à ses côtés la très belle Yulia Timoshenko, figure emblématique de la jeunesse et de l'espoir pour l’avenir.

Un des grands intérêts de cet article très documenté, est le fait qu’il montre les dessous de la "révolution orange" et, de ce fait, démystifie les illusions de la démocratisation dans les pays de l’ex-URSS. Depuis 2004, les évènements ont largement confirmé l’analyse contenue dans cet article : la démocratisation en Ukraine était déterminée essentiellement par des luttes de pouvoir entre les principaux clans de la bourgeoisie de ce pays. Timoshenko, devenue Premier Ministre sous le nouveau gouvernement de Yushchenko, fut limogée par ce dernier à peine neuf mois plus tard. Les élections parlementaires de 2006 (qui ont vu le Parti des Régions de Yanukovich, le candidat présidentiel déçu de 2004, et l’héritier de Kuchma devenir le plus grand bloc parlementaire) ont été suivies par une série de tractations entre les différents partis. Ces élections ont vu Timoshenko (qui n’a pas réussi à revenir à son poste de Premier Ministre malgré une tentative d’accord avec le parti Notre Ukraine de Yushchenko), se joindre aux "socialistes" et "communistes" et… au Parti des Régions afin de nommer son ancien ennemi Yanukovich au poste de Premier Ministre. Les alliances sont tellement instables et entièrement fondées sur des luttes de cliques, que cette situation pourrait très bien être de nouveau renversée d’ici la mise sous presse de notre revue.

Nous faisons nôtre la dénonciation de la démocratie par l’auteur de cet article. En particulier, nous voulons souligner la justesse de l’idée suivant laquelle "si les ouvriers se joignent à un mouvement bourgeois derrière des slogans démocratiques, cela signifie qu'ils refusent de lutter pour les intérêts spécifiques du prolétariat". Il subsiste néanmoins un certain nombre de points sur lesquels nous avons estimé nécessaire de signaler des désaccords ou ce que nous considérons comme des imprécisions. Pour ne pas entraver la trame de l’argumentation, ceux-ci sont signalés dans des notes en fin d’article (notes i à vi).

CCI, 7 juillet 2006


Dans de nombreux pays du monde, on assiste à une tendance croissante à la restriction des droits et des libertés des citoyens et au recul de la démocratie bourgeoise. Par ailleurs, il surgit périodiquement dans la vie publique des mouvements réclamant le rétablissement de la démocratie. Parfois leurs slogans sont plutôt vagues, inconséquents, le plus souvent ils sont totalement vides. Pourtant, comme l'a montré l'expérience de "la révolution orange" en Ukraine, ils peuvent entraîner des millions de gens derrière eux. Le pouvoir attractif de la démocratie est si grand et les mouvements qu'elle inspire sont si massifs que beaucoup de gens de gauche, radicaux ou modérés, se précipitent pour rejoindre le camp des "révolutionnaires démocrates". Ils ont l'âme remplie de la noble aspiration d'échapper à la prison de l'autoritarisme pour rejoindre le royaume de la liberté. Mais si, dans le passé, la victoire de l'ordre capitaliste luttant pour établir la démocratie bourgeoise était compatible avec l'activité révolutionnaire, dans la société capitaliste développée d'aujourd'hui la lutte pour la démocratie ne fait pas partie de la lutte révolutionnaire. Tout marxiste qui ne le comprend pas se retrouve dans une situation tragique et même tragi-comique. Il peut échapper à la prison de l'autoritarisme mais à peine l'a-t-il fait que le piège de la démocratie se referme violemment sur lui et il lui est impossible d'en sortir. Je vais tenter maintenant de justifier cette prise de position.

La fonction de la démocratie bourgeoise

Un développement inégal, l'anarchie de la production et une pluralité d'intérêts au sein de la classe dominante sont caractéristiques de la société capitaliste et ce sont des axiomes pour tout observateur sans préjugé. Tel est donc notre point de départ. L'expérience montre que dans la société capitaliste, la configuration des différents groupes d'intérêts au sein de la classe dominante change dans des laps de temps relativement courts. Dans la pratique, aujourd'hui n'est déjà plus comme hier et demain sera notablement différent d'aujourd'hui. Dans la mesure où l'équilibre des intérêts de la bourgeoisie change de façon dynamique, il est nécessaire que le système politique de la société capitaliste soit capable de répondre à ces changements en temps et en heure. En d'autres termes, il ne doit pas seulement être flexible, il doit également montrer qu'il peut prendre les formes les plus variées. Il s'ensuit que moins les formes politiques de la société bourgeoise sont flexibles, moins elles seront capables de répondre à ces changements de rapports de force et moins elles seront durables.

La dictature est probablement l'une des formes les moins flexibles du système politique bourgeois et l'une des moins adaptées pour réagir rapidement à un changement du rapport de forces au sein de la bourgeoisie. A strictement parler, elle est créée pour perpétuer un équilibre établi au moment de sa victoire. Cependant, il est impossible d'éliminer une caractéristique de la société bourgeoise comme les changements d'intérêts au sein de la classe dominante. Aussi la dictature, en règle générale, s'avère historiquement de courte durée. Concrètement, on peut compter sur les doigts d'une main les régimes bourgeois de dictature qui ont duré plus d'un tiers de siècle. En règle générale encore, une telle longévité se retrouve dans les pays capitalistes arriérés. Un exemple de choix est la Corée du Nord où la famille Kim exerce sa dictature depuis soixante ans. Les régimes démocratiques bourgeois, en revanche, peuvent survivre pendant des siècles. Le secret de leur stabilité réside dans leur flexibilité. La démocratie bourgeoise permet de refléter facilement et efficacement les changements de groupes d'intérêts de la bourgeoisie au sein du système politique. En ce sens, ils constituent une couverture politique idéale à la domination du capital.i [184].


Cependant, ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas les avantages que tire le capitalisme de la démocratie bourgeoise, mais les processus qui se sont développés dans des conditions dominées par des régimes non démocratiques, autoritaires ou carrément dictatoriaux. Il est sûr qu'il existe des raisons objectives à l'établissement d'un mode particulier de gouvernement, c'est-à-dire qu'un certain équilibre d'intérêts de la bourgeoisie mène à leur apparition. Mais cet équilibre n'est pas aujourd'hui le même qu'hier. Et si la raison qui a mené à l'établissement d'un régime autoritaire disparaît, cela signifie que le régime lui-même doit laisser la place.

Mais, comme nous l'avons dit, les régimes autoritaires ou dictatoriaux ne s'adaptent pas aux situations de la société, ils demandent au contraire que les situations s'adaptent à eux. Plutôt qu'accepter leur propre disparition, ils se cramponneront par toutes les vérités et contrevérités et chercheront à prolonger leur existence en dépit de l'état d'esprit de la société civile.

Une telle situation est nécessairement insatisfaisante pour les couches de la bourgeoisie dont les intérêts ne sont pas exprimés par le régime au pouvoir. Elles cherchent à agir en tant qu'oppositions, accusent le régime d'être anti-démocratique et cherchent à briser le pouvoir. Comme alternative à la dictature, elles proposent la démocratie puisque la démocratie leur donne la possibilité de changer la répartition du pouvoir au sein des organes de pouvoir étatique selon le nouvel équilibre d'intérêts, ce que ne permet pas la dictature ou un mode de domination autoritaire. Toute opposition bourgeoise au sein de ce type de système déploie donc fièrement le drapeau de la démocratie. Qu'elle reste fidèle aux principes de la démocratie après sa victoire est une question secondaire pour nous, car si elle ne le fait pas, la bannière démocratique sera vite brandie par une autre fraction de la bourgeoisie, appartenant peut-être même au groupe au pouvoir, et ainsi la lutte pour la démocratie recommencera.

Bien plus importantes sont les méthodes que l'opposition bourgeoise utilise dans la lutte pour ses propres idéaux politiques. Elles dépendent en grande partie des caractéristiques du régime qu'elle combat. Plus le régime autoritaire ignore avec obstination les revendications de l'opinion publique bourgeoise, plus il s'accroche obstinément au pouvoir, plus il utilise la violence pour éviter de s'effondrer face au nouveau rapport de force entre différents intérêts, plus forte est la résistance que l'opposition bourgeoise doit alors combattre et plus radicales sont les méthodes imposées à ses politiciens. Nous pouvons simplement rappeler que l'opposition au dictateur actuel du Turkménistan, Niyazov, a créé une émigration politique secrète ou que Saakashvili (président de la Géorgie 1 [185]) et Yushchenko (président de l'Ukraine) ont appelé sans vergogne "révolution" les événements qui les ont portés au pouvoir.

Ainsi le radicalisme plus ou moins grand des méthodes dans la lutte pour la démocratie dépend des conditions du régime autoritaire et de la dictature. Plus grande est l'orgie d'arbitraire qu'une dictature se permet dans sa lutte pour sa survie, plus il y a de chance que les figures les plus respectables des oppositions bourgeoises déclarent qu'elles sont révolutionnaires.


Plus le régime autoritaire se montre jusqu'au boutiste et inflexible face au changement dans l'air du temps, plus l'opposition bourgeoise doit concentrer sa force pour le renverser. Pour constituer une telle force, elle doit trouver le soutien des masses travailleuses du prolétariat et de la petite bourgeoisie. Si elle y parvient, elle accroît grandement ses chances de renverser l'ennemi. Cependant, les ouvriers, les paysans et les commerçants rejoignent l'opposition sur une base bourgeoise au départ, puisque celle-ci ne propose aucun autre but stratégique que des changements en faveur des élites bourgeoises. Par conséquent, si les ouvriers se joignent à un mouvement bourgeois derrière des slogans démocratiques, cela signifie qu'ils refusent de lutter pour les intérêts spécifiques du prolétariat. Et les marxistes qui, dans l'intérêt d'un mouvement d'opposition dans le présent, abandonnent les buts stratégiques de la lutte de classe, quittent leur terrain de classe indépendant et suivent le sillage de la bourgeoisie. En développant la propagande pour la démocratie, ils ne font qu'aider une fraction de la bourgeoisie à en renverser une autre, c'est tout.

Même si cette lutte peut être caractérisée par sa grande échelle, l'implication des masses travailleuses, les méthodes radicales, la ténacité envers la résistance de l'adversaire et même la capacité à mener une rébellion armée, cela ne la rend pas pour autant révolutionnaire. Elle génère une illusion de révolution à cause des similitudes avec les formes et les méthodes de lutte qu'on connaît des expériences révolutionnaires. Mais une ressemblance extérieure ne signifie pas une même essence. De la même façon qu'une baleine peut paraître être un poisson et qu'elle n'en est pas un en réalité, mais est un mammifère, de même la lutte pour la démocratie dans la société capitaliste développée ressemble à une révolution mais n'en est pas une. La révolution constitue un changement qualitatif dans le développement d'une société, une transition d'une forme à une autre, et son élément principal est un changement des rapports de propriété ii [186]. Mais quels changements des rapports de propriété ont été apportés par la "révolution orange" par exemple ? Quelles formations ont changé en Ukraine en 2004 ?


Ceci dit, on sait que le terme "révolution" est aussi utilisé pour décrire des événements qui ne remettent pas en cause les rapports de propriété, par exemple, en France en 1830, 1848 et 1870. Mais ces événements étaient caractérisés par un changement progressif : à chaque fois, le pouvoir a été pris par une partie de la bourgeoisie moins encombrée que les précédentes par les survivances féodales. C'est-à-dire que ces événements constituaient les derniers actes de la Grande Révolution française de 1789, débarrassant la société des rapports féodaux de propriété et ce n'est que dans ce sens qu'on peut en parler comme de révolutions. Quand la société capitaliste a atteint sa maturité, un changement dans les fractions dominantes, quelles que soient leurs méthodes, ne constitue pas le passage d'une bourgeoisie chargée de survivances féodales à une fraction plus progressiste. Le changement a lieu entre semblables - entre une fraction bourgeoise et une autre équivalente. Dans une telle situation, on ne peut parler de changements progressistes. Que la lutte ait lieu pour la démocratie contre la dictature ou pour la dictature contre la démocratie, dans la société capitaliste développée, le seul changement révolutionnaire est celui qui mène à sa destruction et à un nouvel ordre, supérieur, au communisme.

Les marxistes qui tentent de s'allier à des groupements d'opposition bourgeois sont condamnés à se liquider eux-mêmes. En entrant en lutte aux côtés d'un groupe bourgeois et en abandonnant leur position indépendante, ils abandonnent aussi, de façon volontaire, l'activité communiste révolutionnaire, la seule qui soit possible dans la période actuelle. Par conséquent, quelles que soient leurs intentions subjectives, ils ne luttent plus pour le communisme. Tel est le piège dans lequel ils tombent en défendant la démocratie. Ils pensent qu'en renversant la dictature, ils se rapprocheront d'une nouvelle forme sociale, mais en réalité, cela détruit complètement leur propre force et leur capacité à lutter pour elle. Au contraire, leurs revendications propres se dissolvent dans le mouvement de l'opposition démocratique : leur différence d'essence par rapport à ce genre de mouvement disparaît.


Cela, c'est la théorie. Mais des conclusions pratiques très importantes en découlent. Les marxistes qui vivent dans des pays aux régimes autoritaires doivent se préparer à leur renversement. Le premier signe avant-coureur de leur renversement futur sera l'apparition d'oppositions bourgeoises aux slogans généralement démocratiques. Ensuite, plus les détenteurs de l'appareil d'Etat seront stupides, plus leur renversement ressemblera à une révolution. Cependant il est nécessaire de bien comprendre qu'une opposition bourgeoise, quelle que soit sa lutte pour la victoire, n'est pas révolutionnaire et n'apportera pas de changements fondamentaux. Aussi, quelles que soient les circonstances, les marxistes ne doivent pas suivre l'opposition, même si au niveau tactique sa lutte et notre lutte contre le régime bourgeois concret peuvent coïncider temporairement. Au contraire, il est nécessaire de dénoncer et le régime autoritaire et les illusions démocratiques qu'il génère. C'est la seule façon possible d'utiliser la ruine d'un régime autoritaire pour renforcer nos propres positions dans la lutte pour le communisme. Pourquoi ? Parce que dans le système politique pour lequel nous luttons, il n'y a de place ni pour une bourgeoisie démocratique, ni pour une bourgeoisie autoritaire.

Les causes de la vague Orange

L'Ukraine n'a pas connu de crise politique aussi aiguë que celle de la "révolution orange" depuis 1993. Cette année-là avait été marquée par la grève générale dans le Donbass et dans la région industrielle de Pridneprovie. Sur la base d'une coïncidence entre ses intérêts propres et ceux des "patrons rouges", la classe ouvrière avait mené une lutte contre les politiques de prédateur de l'Etat ukrainien. La grève conduisit à la démission de Leonid Kuchma (alors premier ministre) et provoqua une crise à la tête de l'Etat bourgeois. Il en a résulté des élections parlementaires et présidentielles anticipées. Cependant la classe ouvrière n'a pas atteint son but principal, à savoir arrêter la crise économique et le vol.

La crise de novembre-décembre 2004 est très différente de celle d'août-septembre 1993. Alors qu'à l'époque, le prolétariat avait surgi comme force politique indépendante, en 2004 on n'a rien vu de tel iii [187]. Aussi, une analyse sociale de classe de ces événements doit partir de l'équilibre entre les forces de pouvoir bourgeois. C'est précisément une rupture dans les rangs de ces dernières qui a provoqué la "révolution orange".

Jusqu'à l'été 2004, le régime Kuchma était en grande partie parvenu à maintenir un black-out sur ce qui se passait en Ukraine ; aussi les premières étapes de la future séparation entre l'aile "bleu-blanc" et l'aile "orange" sont passé inaperçues de la majorité des gens non avertis. Tout au moins, l'auteur de ces lignes, vivant dans la région "bleu-blanc" a-t-il ressenti une atmosphère dominante de stabilité asphyxiante. Pendant ce temps, en Ukraine occidentale, à Kiev et dans certaines régions du centre, le mouvement orange avait déjà commencé à surgir. Mais la rupture au sein de la classe dominante avait précédé ce processus.

La crise bien connue de l'hiver 2000-2001 (l'affaire Gongadze 2 [188]) a fait surgir une opposition anti-Kuchma ; après bien des doutes et des fluctuations, Viktor Yushchenko a finalement rejoint l'opposition. En avril 2001, Kuchma l'avait démis de ses fonctions de Premier Ministre. L'opposition avait menacé Kuchma de mise en accusation et ce dernier eut peur que Yushchenko ne devienne un adversaire (selon la constitution, en cas de mise en accusation du Président, c'est le premier Ministre qui assume ses fonctions). Ce que Kuchma craignait est arrivé. L'ex-Premier Ministre Yushchenko prit la tête d'une opposition de droite et déclara ses ambitions présidentielles. Grâce aux élections parlementaires de 2002 où il a été question de fraude massive en particulier dans la région (oblast) du Donetsk (dont le gouverneur était Yanukovich), Kuchma parvint à créer une majorité stable soutenant sa présidence. Les oppositionnels de tous poils disparurent graduellement de la scène politique ; le contrôle des médias fut renforcé, etc. Lentement mais sûrement, l'Ukraine a été "poutinisée". Cependant, derrière la scène, les choses ne se passaient pas si facilement. D'abord, Kuchma devait penser à son successeur à la présidence.

Les anciens pensaient que le monde reposait sur trois baleines. Bien qu'il ne soit pas "le monde", Leonid Kuchma aussi avait trois piliers, trois clans oligarchiques ou, pour être plus précis, trois groupes financiers-industriels. C'étaient les clans de Kiev, du Donetsk et du Dniepropetrovsk. Ce dernier a pendant longtemps détenu une position dominante - ce qui n'est pas surprenant puisque c'est le clan d'origine de l'ancien président. C'est grâce à Leonid Kuchma qu'il avait rétabli la position dominante qu'il avait à l'époque de Brejnev. Le chef reconnu du clan du Donetsk est Rinat Ahmetov et dans le clan de Kiev, ce sont les frères Surkis et Victor Medvedchuk qui ont le rôle dirigeant.

Alors que dans les années 1990, le rôle dirigeant dans la politique ukrainienne était joué par le clan de Dniepropetrovsk, à la fin de la seconde présidence de Kuchma, la situation a changé. Le développement industriel initié en Ukraine a mené au renforcement des positions du clan du Donetsk. On a peu de détails sur les luttes internes entre les clans dans ces conditions de changement d'équilibre, mais on connaît le résultat final. A l'automne 2002, le clan du Donetsk a promu son homme comme héritier de Kuchma - un chef de l'administration étatique du oblast du Donetsk, Victor Yanukovich. Pendant l'été 2003, il est apparu clairement que ce choix était définitif.

Pour le clan du Donetsk, s'enclencha un processus de renforcement, ce qu'en science économique on appelle un effet de démultiplication . Le renforcement relatif par rapport aux autres clans lui donna un poste de Premier Ministre ce qui, à son tour, provoqua un renforcement économique du Donetsk et constitua un tremplin pour les présidentielles et donc la possibilité d'assujettir définitivement ses rivaux. Utilisant la possibilité incarnée par Yanukovich, les hommes du Donetsk promurent (furent les acteurs d') une expansion économique active. Déjà au début des années 1990, des experts indépendants avaient noté que cela mécontentait le clan du Dniepropetrovsk et potentiellement les hommes d'affaires de Kharkov. Cependant, début 2004, la bourgeoisie de Kharkov restait en bons termes avec le colosse du Donetsk, et le gendre du président, Pinchuk (il faut entendre du clan du Dniepropetrovsk) avec Ahmetov privatisèrent une grand complexe industriel, le Krivorozhsteel. Les frictions internes au sein de l'alliance dominante des clans et de leurs supporters régionaux ne disparurent pas de la scène avant l'automne 2004.

La menace vis-à-vis de l'unité de la fraction dominante de la bourgeoisie est venue du dehors. La bourgeoisie ukrainienne s'avérait incapable de surmonter la rupture qui avait eu lieu en lien avec l'affaire Gongadze, malgré les efforts du parti autoritaire. Les raisons en sont encore obscures. En tous cas, l'auteur peut seulement dire qu'il n'a pas assez d'informations à ce sujet. Cependant, malgré l'isolement graduel de l'opposition, les représentants du "parti autoritaire" continuèrent à rejoindre ses rangs. En 2001-2002, le "parti" perdit des hommes aussi importants que des hommes d'affaires et des politiciens comme Petr Poroshenko (qui quitta le parti social-démocrate d'Ukraine (unifié); Yury Yekhanurov (qui quitta le parti démocratique du peuple), Roman Bezsmertny (qui laissa directement tomber Kuchma puisqu'il était un député présidentiel au Parlement). Le parti de Yushchenko reçut le soutien du maire de Kiev, Alexander Omelchenko. Début 2004, Alexander Zinchenko, membre en vue du SPSDU(u) fut à son tour un gain important de l'opposition. Il se disputa avec ses collègues du parti et avec le clan de Kiev et prit le parti de Yushchenko. En septembre 2004, à cause du succès évident de la campagne électorale de Yushchenko, la majorité parlementaire qui soutenait le président s'évanouit. Certains députés abandonnèrent la fraction du "centre" et le président n'avait déjà plus qu'une majorité relative. Entre temps, la propagande active pour Yushchenko se poursuivait et dans la future région orange, une organisation, "Pora" ("C'est le moment") développait son activité. Dans le sud, elle ne rencontra que peu d'écho. Alors que, en Ukraine occidentale et à Kiev, les autorités locales soutenaient de toute évidence la campagne électorale de Yushchenko, dans le centre, dans le sud et à l'est, l'appareil d'Etat soutenait fermement Yanukovich. Même si dès l'été 2004, il était déjà évident que dans les régions centrales, la population était résolument opposée au point de vue des dirigeants, ceci n'a même pas troublé les députés élus qui auraient pu avoir peur pour leurs sièges.

Mais nous devons dire que le black-out des médias s'est fait sentir durant l'été 2004. La région "bleu-blanc" ne connaissait pas grand chose de l'état d'esprit de la région "orange". C'est une raison supplémentaire pour que les marxistes considèrent qu'un parti bien organisé est nécessaire. Dans des conditions où la classe dominante empêche de se répandre l'information qui lui fait du tort, seul un parti fortement structuré peut créer un canal pour la collecte et la diffusion alternatives de l'information sur ce qui se passe dans le pays.

Cependant, la rupture au sein de la classe dominante était aussi particulière. Avant la "révolution orange", Pinchuk, Kuchma et Poutine - à des moments différents et indépendamment l'un de l'autre - avaient pris position à la fois pour Yushchenko et Yanukovich : il s'agit de représentants de la même orientation. Kuchma exprima même ses regrets envers la scission. Mais malgré la scission, quelque chose comme un gentlemen’s agreement eut lieu entre ses représentants. Chaque partie versa des tonnes d'ordures et de matériel compromettant sur son adversaire, mais un sujet resta tabou. La véritable histoire de la tromperie sans précédent de la population d'Ukraine pendant la première décennie d'indépendance est vraiment un puits sans fond d'informations qui pourraient nuire à l'adversaire. Cependant, ni Yushchenko ni Yanukovich ne les ont utilisées. Probablement le fait que chacun avait participé à ces sales affaires l'emportait sur leur hostilité mutuelle. Mais une chose était claire : les élections ne porteraient pas sur un changement de régime mais sur le changement de sa composition.

La politique étrangère était la seule différence significative entre les deux parties. Yanukovich avait l'intention de poursuivre l'orientation de Kuchma en 2001-2004 qui consistait à balancer entre l'Union européenne et la Russie avec un penchant plus fort pour la Russie. Yushchenko avait la réputation d'être pro-américain mais, en réalité, il penchait plutôt pour l'Union européenne et s'éloigner de la Russie. L'attitude du gouvernement depuis sa victoire le confirme entièrement. Mais lequel avait raison ?

En janvier 2005, le journal Uriadovy Courier publia de premières statistiques sur le développement du commerce extérieur de l'Ukraine en 2004. Elles nous forcent à conclure que la victoire de Yushchenko n'était pas accidentelle. Entre janvier et novembre 2004, les exportations ont augmenté de 42,7 % pour atteindre 29 482,7 millions de dollars tandis que les importations augmentaient de 28,2 % avec 26 070,3 millions de dollars. La balance positive du commerce est passée de 324,3 millions de dollars à 3412,4 millions de dollar. C'est une somme fantastique. Un tel revenu du commerce extérieur permettrait de rembourser la dette extérieure en 4 ans. Mais l'aspect le plus intéressant est que la part russe ne se monte qu'à 18 % des exportations ukrainiennes et celle des Etats-Unis seulement à 4,9. L'Union européenne est apparue comme principal partenaire commercial de l'Ukraine (29,4 ) alors que la part de la CIS est au total de 26,2 %. Parce que le développement industriel de l'Ukraine dépend de l'orientation de l'économie vers l'exportation, la poursuite de l'augmentation des profits de la bourgeoisie ukrainienne, y compris du clan du Donetsk, dépend du succès du développement du commerce avec l'Union européenne? Mais l'Union européenne, c'est bien connu, bloque l'accès de ses propres marchés aux hommes d'affaires d'Etats inamicaux. Aussi la bourgeoisie ukrainienne avait-elle de bonnes raisons de soutenir Yushchenko.


La conjoncture économique étrangère pouvait renforcer la position du groupe de Yushchenko dans la lutte contre Kuchma-Yanukovich, mais elle ne pouvait, par elle-même, créer les événements connus sous le nom de "révolution orange". Pour soulever les masses, un facteur interne était nécessaire. Ce facteur, c'était le mécontentement accumulé pendant des années dans la société. Mais cela non plus n'était pas suffisant. Il ne fait aucun doute qu'un même mécontentement existe aussi en Russie, il n'a cependant donné lieu à aucune "révolution orange". Aussi sommes-nous amenés à conclure que le facteur décisif, qui a servi d'exutoire au mécontentement, est la scission dans la classe dominante. L'opposition décida d'exploiter le mécontentement des exploités, de l'orienter à son profit et d'en faire un bélier pour détruire les positions du groupe dominant. Telle a été l'essence de la "révolution orange".

Le mouvement orange a utilisé les valeurs officielles du régime de Kuchma : le nationalisme, la démocratie, le marché et la prétendue "option européenne". Il n'y a pas grand chose de nouveau là-dedans. Ces éléments sous-tendent l'état d'esprit messianique incarné dans la formule "Yushchenko, sauveur de la nation" qui a déjà ouvert la voie à un culte de la personnalité. C’est ce qui a fait la seule différence du mouvement "orange" avec l'idéologie avec laquelle on a lavé le cerveau de la population ukrainienne depuis 14 ans. Dans ces circonstances, il ne fallait pas grand chose pour être un oppositionnel orange et prendre parti pour Yushchenko. Il suffisait de croire que Kuchma est un hypocrite qui ne faisait pas ce qu'il promettait.

Une croyance aussi enthousiaste dans la propagande de Yushchenko était loin d'être partagée par tous les groupes sociaux. D'abord les ouvriers au sud et à l'est étaient en grande partie satisfaits des succès économiques des dernières années et sceptiques à l'égard des promesses faites par Yushchenko de sauver l'Ukraine. Une question sérieuse, c'est pourquoi le prolétariat de Kiev n'a pas eu la même attitude ? Alors que lui aussi pense qu'il bénéficie du développement industriel, cela ne l'a pas empêché de soutenir la fraction orange. Deuxièmement, parmi les populations du sud et de l'est, le nationalisme ukrainien de Yushchenko a rencontré peu d'écho parce qu'elles sont principalement composées de Russes et d'Ukrainiens russifiés.

A l'exception des jeunes dont la conscience s'est formée dans des conditions de propagande nationaliste, Yushchenko n'a pas reçu de large soutien dans ces régions, et même parmi la jeunesse, ce soutien était plus faible qu'au centre et à l'ouest.

En fin de compte, une grande partie du "mouvement orange" provient des couches petites-bourgeoises de l'Ukraine centrale et occidentale. Ce sont des paysans, des semi-prolétaires, des commerçants et des étudiants. Beaucoup de prolétaires de ces régions ont soutenu la fraction orange. Cela vaut la peine d'examiner leur caractère social. A l'exception de Liv, Lvov et d'autres villes plus petites, le prolétariat de l'Ukraine du centre et de l'ouest est concentré dans de petites villes éparpillées parmi les villages. Selon le recensement de 1989 au moment où le niveau d'urbanisation en Ukraine a atteint un sommet, 33,1 % de la population du pays vivait à la campagne. Des seize régions qui allaient soutenir la fraction orange (sans compter Kiev), dans trois d'entre elles seulement cette proportion était inférieure à 41 %. Dans cinq régions, elle était entre 43 et 47 %, et dans huit, elle dépassait 50% et dans certains cas de façon notable (oblast de Ternopol 59,2%, oblast de Zakarpate 58,9 %). Dans les années 1990, la situation n'a fait qu'empirer : l'industrie a été détruite, le niveau culturel de la population a régressé, les ouvriers ont dû avoir recours à leur jardin potager pour survivre et ont commencé à retourner travailler la terre, à restaurer leurs relations sociales avec les villages où ils ont, de plus, beaucoup de familles. Aussi l'influence de l'atmosphère petite-bourgeoise rurale a immensément augmenté. Finalement, les dernières années de montée industrielle se reflètent clairement, dans cette région agraire, sur le plan électoral : la bourgeoisie et la population de grands centres industriels a bénéficié de l'ascension, mais pas la zone orange. Le résultat, c'est que le potentiel de mécontentement s'est maintenu dans ces régions et le groupe Yushchenko l'a exploité dans sa lutte pour ses intérêts de faction en utilisant à ses fins un prolétariat infesté par une conscience petite-bourgeoise.

Yushchenko et sa sœur d’armes Timoshenko (elle joua une sorte de rôle à la Dolores Ibarruri3 [189] dans la "révolution orange") n'ont probablement jamais entendu le raisonnement de certains marxistes tombés dans le menchevisme à la recherche d'un nouveau type révolutionnaire. Aussi les dirigeants orange ont-ils pris directement de l'expérience des Bolcheviks iv [190]. Dans la nuit du 22 novembre, pendant le comptage des voix du second tour des élections, ils n'ont pas seulement appelé leurs supporters à descendre dans la rue à Kiev. Avant, ils les avaient unis et préparés, avaient assuré une base organisatrice correspondante et leur avaient offert une structure politique bien préparée. Les manifestations spontanées dans les squares de la ville avaient été préparées par une propagande et une organisation soigneuse des masses. Comme l'ont dit certains à Kiev, les tentes sont apparues Place de l'Indépendance avant le second tour et les supporters de Yushchenko avaient expliqué, depuis le printemps, qui était coupable et ce qu'il fallait faire. Evidemment, l'aide des autorités de la ville de Kiev leur a facilité la tâche. Mais ce n'était pas le principal facteur. Quand l'heure décisive arriva, les mécontents du résultat des élections savaient déjà où aller et qui rejoindre. Ils ont attendu avec "Pora", devant le quartier général de Yushchenko, devant les sièges des partis "Notre Ukraine" et "Batkivshchina" ("La patrie"). La protestation sociale (peu importe ce qu'il y a derrière) fut uniquement et clairement canalisée dans des luttes pour "sauver la nation". Les supporters de nouveaux types de révolution sauront-ils dire comment il est possible de neutraliser de pareils pièges de la bourgeoisie et de détacher au moins une partie de la population de son emprise sans lui opposer la même arme -un parti bien organisé et entraîné ?

Le dénouement de la "révolution orange"

Il est nécessaire en même temps de revenir sur quelques points qui ont fait jusque là l’objet de certains doutes. D’abord, y avait-il eu de la fraude lors des élections présidentielles ? Oui, bien sur ! Des deux côtés. On a moins parlé des manœuvres des supporters de Yushchenko pour une simple raison : ils ne contrôlaient pas l’appareil d’Etat comme Yanukovich et c’est pour cela que leurs possibilités étaient sérieusement limitées. Il est possible que sans fraude, les deux Victor aient obtenu le même résultat au deuxième tour qu’au premier. Mais finalement, cela ne s’est pas produit.

Une autre explication affirme que le mouvement orange était artificiel, que les gens le soutenaient pour de l’argent, etc. En fait, il n’en a pas du tout été ainsi et quelquefois, même, de très loin. Commençons par les aspects négatifs. Il est connu que ceux qui opéraient pour Yushchenko ont été payés avant et pendant les élections. Ouvertement, les partis bourgeois n’agissent jamais autrement. On sait aussi que les activistes de "Pora" travaillaient pour de l’argent. D’ailleurs, les individus qui ont été poursuivis pour avoir bloqué le Cabinet ministériel pendant les événements orange, ont répondu aux enquêteurs avec des réponses apprises par cœur, ce qui montrait bien qu’ils n’agissaient pas par conviction. On sait aussi que certaines personnes ont vu leurs voyages à Kiev payés (cette information est cependant limitée à la région " bleu-blanc"). Enfin, c'est un fait que les grèves des patrons d'entreprises ont eu lieu du côté orange aussi bien que du côté " bleu-blanc". 4 [191]

Le journal russe Mirovaia Revolutsi ("Révolution mondiale") a déjà donné des éléments sur la nature de ce phénomène dans la CEI, bien que dans l’article en question il soit suggéré que cette facilité offerte ne serait pas nécessaire à la bourgeoisie ukrainienne dans le futur proche. Cependant, la réalité l’a obligé à revenir là-dessus. Les directeurs de compagnies dans le Donbass et dans la région de Pridneprovie ont les premiers pris l’initiative de soutenir Yanukovich. Avant le deuxième tour, ils ont mené une série de courtes "grèves" contre Yushchenko. A l’appel des sirènes de l’usine, les ouvriers devaient assister à un petit meeting et très vite, chacun retournait produire de nouveau de la plus-value. Les manœuvres des directeurs d’usine orange ne sont pas aussi bien connues et doivent être encore analysées, cependant il est déjà possible de confirmer que les vagues de grèves en Ukraine occidentale après le deuxième tour étaient pour la plupart artificielles ; l’initiative ne venait pas d’en bas, mais d’en haut. Par exemple, dans l'oblast de Vinnitsa, Petr Poroshenko a fermé toutes ses usines et proposé de laisser les gens aller aux meetings à Kiev. Cependant, on n’a pas entendu parler de l’apparition de représentants de groupes de travailleurs ou de comités de grève en relation avec la "révolution orange".5 [192]


Par ailleurs, une multitude de témoignages montre que la majorité des supporters orange allait occuper les places de la ville par conviction.. Les meetings à Kiev rassemblaient plusieurs centaines de milliers de personnes. On peut évaluer leur audience en prenant en compte que la Place de l’Indépendance et les rues adjacentes étaient incapables de contenir tous ceux qui voulaient venir. La marée orange se répandait jusqu’à la Place Sophia, où il y a un monument à Bogdan Khmelnitsky. Ceux qui connaissent la géographie de Kiev n’ont pas besoin d’explication pour voir ce que cela représente. Les supporters orange n'étaient pas effrayés par la température glaciale qui sévissait dans la capitale à la fin novembre. Ni la neige, ni une température de – 10° ne les ont dispersés. Quant à la population de Kiev, elle apportait une aide active aux visiteurs : elle les nourrissait ou leur offrait un endroit où dormir. Alors que pendant les premiers jours de la "révolution", l’état-major de Yushchenko n’avait pas encore réussi à faire des provisions pour les participants aux meetings, c’est le soutien des habitants de la capitale qui a largement contribué au succès des manifestations. En quelques occasions, les élèves ont pratiquement fait l’école buissonnière pour participer aux actions revendicatives malgré les efforts des professeurs pour les en empêcher. Dans les Universités de Lvov et de Kiev, et dans d’autres grandes écoles, les cours étaient suspendus, non parce que les administrations des universités favorables à Yushchenko le voulaient, mais parce que les étudiants abandonnaient leurs études et allaient manifester. On ne peut pas organiser tout cela qu’avec de l’argent.

Il faut aussi mentionner le haut degré de discipline existant chez les supporters orange. Un service d'ordre pour protéger les meetings fut organisé presque immédiatement à Kiev. Selon des personnes dignes de confiance, ce service d’ordre apparut d’abord spontanément. Naturellement, par la suite ce sont les patrons orange qui en prirent les rênes. Malgré le froid, les participants aux meetings ne buvaient pas d’alcool. Les alcooliques et les drogués étaient immédiatement repérés et éjectés de la place. Ainsi le mouvement réussit-il à éviter les provocations, le tapage et les désordres spontanés. Ces faits règlent son compte à une thèse philistine largement répandue : "comment est-il possible de faire une révolution avec un tel peuple ?" Si les gens ont été capables de montrer de telles qualités dans le combat pour des objectifs bourgeois, que seront-ils capables de montrer en matière de discipline et d’organisation quand ils combattront pour leurs propres intérêts de classe !

Dans les conditions actuelles, cependant, on doit reconnaître que malheureusement des centaines de milliers de personnes en Ukraine n’ont ménagé ni leur temps, ni leur énergie, ni leur santé dans le combat d’une partie de la bourgeoisie contre l’autre, pour que le premier ministre écarté par Kuchma l’emporte sur celui en poste.

De ce point de vue, nous devons reconnaître que, depuis la période de la Perestroïka, la bourgeoisie n’avait jamais dominé aussi complètement le prolétariat que maintenant.v [193] Nous n’avons même pas vu la moindre tentative de défendre une position de classe prolétarienne indépendante, sauf si on prend en compte les efforts de quelques groupes marxistes microscopiques. Cela ressemble à un retour à 1987, quand les gens étaient unis au parti et même prêts à mourir pour lui. La bourgeoisie a restauré son hégémonie absolue sur le prolétariat avec la victoire de Yushchenko, mais elle l’a fait de telle manière que cette hégémonie s’avérera de courte durée. Elle va bientôt commencer à s’effriter, bien que nous devions voir plus précisément le pourquoi et le comment. Je voudrais en même temps souligner que dans les circonstances actuelles, le leadership de Yushchenko a un tel crédit qu’il peut complètement ignorer les intérêts du prolétariat. C’est pourquoi le "pouvoir honnête" pour lequel se bat actuellement Yushchenko se montrera bientôt d’un arbitraire sans précédent par rapport aux exploités. Il suffit de dire que les plans pour abolir le jour férié du premier mai est déjà en chantier6 [194]. C’est un début symbolique – tout un programme dans un seul geste.

Terminons avec une analyse des conflits internes de la classe bourgeoise. La vague orange a immédiatement brisé les structures sur lesquelles s’appuyait Yanukovich. Les conseils régionaux et municipaux dans plusieurs oblast de l’Ukraine occidentale et centrale ont déclaré qu’ils reconnaîtraient le président Yushchenko, un conseil de Kiev a pris aussi son parti. Litvin, le président du Soviet Suprême a, par précaution, commencé à accompagner Yushchenko et les représentants du haut commandement de l’armée ont déclaré que celle-ci ne s’opposerait pas au peuple. En ce qui concerne le président Kuchma, il s’est retiré de lui-même des événements, à la surprise complète de tous les observateurs. Pendant les premiers jours de la "révolution orange", il y avait des craintes qu’il ne disperse les meetings par la force. Mais cela ne s’est pas produit. Leonid Kuchma n’a rien essayé du tout. C’est une des énigmes de la "révolution orange". Les contradictions entre les hommes du Donetsk et de Dniepropetrovsk ont probablement affaibli la position de Kuchma. Comme nous l’avons dit, ce dernier avait déjà probablement déjà ressenti le poids de l’expansion des premiers. En tous cas, le clan Kuchma a refusé de soutenir Yanukovich. Trois faits majeurs en sont la preuve : 1. l’inaction de Kuchma ; 2. le puissant businessman Sergei Tigibko qui, à cette époque, dirigeait à la fois la Banque nationale d’Ukraine et la campagne électorale de Yanukovich, donnait sa démission et abandonnait les états-majors de son patron à l’arbitraire du destin ; 3. quand il est devenu clair que la "Révolution orange" n’allait pas être anéantie, un soulèvement s’est produit à Dniepropetrovsk. Le gouverneur en poste, V. Yatsuba, qui était le protégé de Yanukovich, démissionna parce que les députés du conseil de l’oblast avaient élu Shvets, le prédécesseur de Yatsuba, comme nouveau président. Le gouverneur refusa naturellement de travailler avec son ennemi. Cependant, prudemment, Kuchma ne confirma pas cette démission.

Une lutte acharnée se développa aussi dans la région de Kharkov. Les cercles d’affaire dans la ville virent une chance de s’émanciper de la tutelle des hommes du Donetsk et soutinrent le mouvement orange. Le conseil municipal de Kharkov était favorable à Yushchenko. Le "sauveur de la Nation" vint lui-même dans cette ville spécialement pour traiter avec les hommes d’affaire locaux. Mais les autorités locales combattirent pour Yanukovich, et Karkhov, malgré l’activité orange, resta bleu-blanc.

La vague orange a donc ainsi provoqué une division dans la classe dominante et miné la position de Yanukovich. Beaucoup parmi ses supporters changèrent de camp et passèrent dans celui de Yushchenko. Le contrôle de l’appareil d’Etat commençait à lui échapper. Là, nous pouvons voir l’avantage de Yushchenko sur son rival. Il avait un mouvement populaire massif de son côté alors que Yanukovich n’en avait pas. Grâce à l’inaction de Kuchma, la "révolution orange" commençait à remporter des victoires. Son succès est en grande partie dû à la paralysie de l’autorité de l’Etat central. Cependant, à la fin de la première semaine, les bleu-blanc se lançaient dans une contre offensive, conduite par une convention de représentants de gouvernements locaux dans la ville de Severodonetsk. Elle réclamait la transformation de l’Ukraine en fédération et agitait la menace d’une sécession des régions bleu-blanc d’avec l’Ukraine. En même temps commençait une fameuse session de la cour constitutionnelle d’Ukraine qui décidait que les résultats du vote n’étaient pas valables et fixait de nouvelles élections. La décision de la cour représentait un nouveau succès pour les orange. Après ces succès, la lutte se limita à des batailles pour des positions, bien qu’il fût clair que les bleu-blanc perdaient. Ils obtenaient néanmoins quelques succès. Ils réussirent à organiser un mouvement massif pour soutenir Yanukovich, beaucoup plus faible cependant que le mouvement orange.

Globalement, la "révolution orange" s’est achevée avec une victoire partielle du groupe Yushchenko. D’abord, quelques accords furent conclus entre Yushchenko et Kuchma. Aussi tard qu’en février 2005, le cabinet des ministres proposait de réduire les privilèges de Kuchma, l’édit garantissant Kuchma contre les poursuites (comme celui promulgué pour Eltsine par Poutine) n’était pas signé, et les attaques gouvernementales contre l’Usine de Pinchuk, "Krivorozhsteel", commençaient en vue de la nationaliser7 [195]. Il est possible que Kuchma n’ait réussi à n’en tirer que peu de profit pour lui-même et que ce fut fondamentalement Yushchenko qui ait bénéficié du compromis. Mais les détails des négociations restent inconnus. Ensuite, les forces du camp Kuchma-Yanukovich décidaient d’assurer leur sécurité et menaient des réformes constitutionnelles à cette fin. L’accord avec la réforme constitutionnelle devint une base pour un compromis entre la bourgeoisie orange et la bleu-blanc. Au niveau général, la destinée de la réforme constitutionnelle est très intéressante. D’abord, elle avait été conçue pour renforcer un pouvoir présidentiel et, en même temps, pour adapter le système politique ukrainien aux standards européens. Par la suite, à la fin de 2003, la majorité présidentielle décidait qu’il fallait changer de direction et diminuer le pouvoir du président. Il y avait probablement des inquiétudes sur le fait que le pouvoir ne tombe dans les mains du populaire Yushchenko, tout autant que des craintes de donner trop de pouvoir à un protégé des hommes du Donetsk qui apparaissait indubitablement comme le successeur de Kuchma. L’opposition, avec Yushchenko et Timoshenko à sa tête, soutint le nouveau projet au début, mais se prononça contre lui par la suite. Le vote sur les amendements échoua lamentablement en juin 2004. Il ne manquait que 5 voix pour qu’ils soient acceptés. Mais il restait l’espoir qu’ils puissent être votés pendant la session d’automne du Soviet suprême. Pendant la "révolution orange", ceux qui restaient dans la majorité présidentielle ont justement utilisé cette opportunité. Ils se sont déclarés en faveur de la réforme constitutionnelle comme condition essentielle de la satisfaction d’un certain nombre d’exigences politiques orange8 [196]. La faction Yushchenko fut d’accord9 [197]. Seul le clan Timoshenko vota contre. Timoshenko peut cependant le regretter aujourd’hui. Etant devenue premier ministre, elle bénéficie de la plupart des avantages de la réforme. Depuis janvier 2006, le pouvoir du président a été fortement limité et le personnage clef devient le premier ministre, désigné par la majorité parlementaire devant laquelle il est responsable. Cela ne fait rien qu’il n’y ait pas actuellement de majorité dans le Soviet Suprême. Quand le Soviet Suprême a voté pour Timoshenko comme premier ministre, 357 députés sur 425 présents ont voté pour. On n’avait pas vu une telle "approbation" depuis 1989. La bourgeoisie d’Ukraine a ainsi célébré un retour de sa complète hégémonie sur le prolétariat.

En définitive, une leçon importante de la "révolution orange" peut être tirée en ce qui concerne le fonctionnement de la cour constitutionnelle d’Ukraine. Comme on le sait, les victimes firent appel deux fois exactement pour les mêmes raisons. En novembre 2004, Yushchenko entreprit une action contre la falsification des résultats du deuxième tour et en janvier 2005, Yanukovich fit la même chose pour les résultats du troisième tour. Mais les résultats ne furent pas seulement différents mais le jugement aussi. Dans le premier cas, la cour a travaillé de bonne foi, et sur le fond, a répondu positivement à la réclamation du plaignant. Dans le deuxième cas, une réunion a tourné à la farce et il était hors de question de répondre positivement à la plainte. Les adeptes de Yanukovich disent que la cour est vendue aux Oranges. Mais c’est absurde. En réalité, tout est déterminé par le rapport de force. Des centaines de milliers d’individus soutenaient Yushchenko, prêts à prendre des mesures extrêmes pour s’emparer du pouvoir par la violence et ils n’étaient pas concentrés à la périphérie mais dans la capitale même. Yanukovich ne pouvait pas jeter une telle force dans la rue. Le mouvement bleu-blanc avait alors notablement moins de puissance que les orange et n’était pas soutenu dans la capitale. Rien d’étonnant à ce qu’il ait perdu. Il en découle :

1. que la concentration du pouvoir de tout mouvement social (indépendamment de sa nature) dans la capitale est un facteur important de sa victoire ;

2. que dans les moments de conflits sociaux aigus, ce sont les masses qui décident de l’issue de la lutte vi [198] ;

3. que le droit du pouvoir est toujours plus fort que le pouvoir de la loi, et que quelles que soient les lois, les revendications publiques massives sont capables de passer outre.

Ces conclusions ne sont pas nouvelles et confirment la validité des tactiques révolutionnaires élaborées au temps des grandes révolutions européennes. Il est bon aussi de se rappeler que la similitude de méthode ne signifie pas toujours similitude de nature. La "révolution orange" n’avait rien de révolutionnaire par elle-même. Tous ses virages et ses zigzags ne peuvent être expliqués par des motifs de "lutte de classe" mais pour des motifs de "luttes de clans". Le peuple, qui a joué un rôle décisif dans la victoire de Yushchenko, n’en est pas du tout ressorti comme étant l’acteur social principal, il s’en est volontairement remis au "sauveur de la nation". J’espère que cet article le montre suffisamment bien et que les chefs orange détruiront, de façon non moins persuasive, les illusions des lecteurs qui seraient un peu sceptiques par rapport à cette prise de position.10 [199]

Yuri Shakin





1 [200]En 2004, la prétendue révolution - dite "des roses"- a renversé le pouvoir du président Chevarnadzé en Géorgie

2 [201]En novembre 2000, le corps du journaliste de l'opposition Gueorgui Gongadze, disparu en septembre, est retrouvé mutilé et décapité. Le président Kuchma est soupçonné d'être impliqué dans cette affaire.

3 [202]Pour les lecteurs en occident, cela vaut la peine de préciser que, contrairement à Dolores Ibarruri, Yulia Timoshenko est multimilliardaire, soupçonnée d’avoir bâti sa fortune en partie grâce au vol du gaz en provenance de la Russie et et sa revente hors taxes de manière parfaitement illégale.

4 [203]Des protestations d’ouvriers avec arrêt de travail organisées par les chefs d’entreprises. Ainsi les ouvriers "faisaient grève» à la demande de leurs patrons et pas pour leurs intérêts de classe.

5 [204]Aujourd’hui, on ne connaît que trois grèves réelles en faveur de Yushchenko au moment de la révolution Orange. Elles se sont produites à Kieveet dans les régions de Lvov et Volyn.

6 [205]Bien que ces plans aient été abandonnés aujourd’hui, la tendance générale démontre que le pouvoir est de plus en plus arbitraire.

7 [206]Cette grande entreprise a été réellement nationalisée mais immédiatement vendue pour faire plus d’argent.

8 [207]Démission du procureur général et du président de la commission centrale électorale, révision des résultats officiels des élections, etc. Les Oranges obtinrent cela en donnant leur accord à la réforme constitutionnelle.

9 [208]Leurs voix suffisaient pour que les amendements soient acceptés.

10 [209]Les dernières élections parlementaires montrent que j’étais un peu trop optimiste dans ma conclusion. Les illusions dans les rangs d’orange sont en cours de disparition, mais elles meurent aussi lentement qu’elles étaient nées.

 

Notes de la rédaction 

i [210] Nous sommes tout à fait d'accord avec cette caractérisation. Nous voulons insister ici sur le fait que c'est la capacité de mystification de la classe ouvrière que possède cette forme particulièrement efficace de la dictature du capital qui détermine pourquoi la bourgeoisie n'a en général pas d'autre choix que d'y recourir face aux fractions les plus importantes du prolétariat mondial, lorsqu'elles ne sont pas sous le coup d'une défaite physique et politique profonde comme c'était le cas dans les années 1930 dans certains pays tels l'Allemagne ou l'Italie.

ii [211] Nous sommes tout à fait d'accord avec la profonde différence de nature entre la révolution prolétarienne et les "illusions de révolution" correspondant aux formes que peuvent être amenées à prendre les luttes entre fractions de la bourgeoisie. Mais nous voulons insister sur le caractère extrêmement superficiel de la ressemblance dont il est question dans le texte, entre la révolution prolétariennes et la mobilisation par la bourgeoisie du peuple dans la rue, à ses propres fins. Pour nous, sur ce plan, il n'y a pas similitude dans la forme de la lutte et encore moins dans ses méthodes. Il suffit, pour s'en rendre compte, de relire les pages de Trotsky à propos des révolutions de 1905 et 1917 en Russie. Ce qui en ressort c'est la spontanéité des masses ouvrières, leur activité créatrice et leur capacité à s'organiser par elles-mêmes.

iii [212] Il s’agit ici sans doute d’une difficulté dans les termes. Dire que le prolétariat a surgi comme "force politique indépendante" implique une capacité de sa part d’agir, pour ses intérêts propres, sur le terrain politique face au pouvoir étatique. Cela suppose, de sa part, un haut degré de conscience, dont une des expressions est la formation de son propre parti de classe. Il est clair que cette situation n’existait pas en Ukraine (ni nulle part ailleurs) en 1993, et qu’il serait sans doute plus correct de dire que le prolétariat luttait à l’époque sur son propre terrain de classe, c’est-à-dire pour ses intérêts économiques propres, contrairement à la situation en 2004

iv [213] Il est indéniable que c'est la capacité du parti bolchevique à déjouer les pièges de la bourgeoisie, et notamment la provocation de juillet 1917 visant à déclencher une insurrection prématurée, qui a rendu possible la révolution d'Octobre ; de même que sa contribution essentielle à la constitution du Comité militaire révolutionnaire a permis la victoire de l'insurrection. Mais avancer comme le fait le texte, sans plus de précautions, que grâce à de telles qualités politiques, le parti bolchevique aurait pu constituer une source d'inspiration pour les dirigeants orange, cela tend à confiner ce parti dans un rôle d'état major de la classe ouvrière. C'est effectivement une telle vision du parti bolchevique, dont nous ignorons si elle est celle de l'auteur, qui a été véhiculée par le stalinisme et le trotskisme dégénérescent. Pour nous, elle ne correspond pas à la réalité des liens entre le prolétariat et son parti de classe. En particulier, elle fait passer au second plan l'élément fondamental, à savoir le combat politique mené par ce parti pour le développement de la conscience au sein du prolétariat.

v [214] Si cela peut être vrai ponctuellement dans la situation ukrainienne, il faut préciser que le rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat n’est pas déterminé fondamentalement sur le plan national, dans chaque pays, mais internationalement. Le rapport de forces actuellement défavorable aux ouvriers en Ukraine pourra très bien se voir renversé à l’avenir par le développement des luttes dans d’autres pays.

vi [215] Nous trouvons que la généralisation est abusive et que, de ce fait, elle prête à confusion. Comme l'histoire l'a montré, la bourgeoisie est capable de mettre les masses en mouvement, de façon prématurée par rapport à leur niveau général de préparation, afin de leur infliger une défaite militaire décisive comme cela fut le cas lors de l'insurrection à Berlin en janvier 1919.

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [124]
  • La mystification parlementaire [216]

Le communisme n’est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [résumé du volume II]

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Dans la première partie de ce résumé du second volume (Revue Internationale n°125 [217]), nous avions analysé comment le programme communiste a été enrichi par l’énorme avancée qu’avait faite la classe ouvrière avec le surgissement révolutionnaire international provoqué par la Première Guerre mondiale. Dans cette seconde partie, nous verrons comment les révolutionnaires ont combattu pour comprendre le recul et la défaite de la vague révolutionnaire, tout en montrant en quoi ils ont ainsi dégagé des leçons inestimables pour les révolutions futures.

 

1918 : la révolution critique ses erreurs (Revue internationale n° 99 [218])

Si, comme Rosa Luxemburg l'a écrit, la révolution russe a constitué "la première expérience de dictature du prolétariat dans l’histoire mondiale" (La Révolution russe), il en découle que toute révolution future aura nécessairement à la lumière de cette première expérience et des leçons qu'on en tire. Comme le mouvement prolétarien n'a aucun intérêt à fuir la réalité, l’effort pour comprendre ces leçons doit porter sur l'ensemble  du processus révolutionnaire dès ses premiers jours, même s'il a fallu de nombreuses années d’expériences pénibles et de réflexion tout aussi douloureuse pour assimiler pleinement l’héritage que la révolution russe nous a légué.

La brochure de Rosa Luxemburg, La Révolution russe, rédigée en prison en 1918, nous fournit un modèle de démarche critique vis-à-vis des erreurs de la révolution. Luxemburg commence par affirmer sa solidarité totale avec le pouvoir des soviets et avec le parti bolchevique et souligne que les difficultés auxquelles ceux-ci étaient confrontés provenaient d’abord et avant tout de l’isolement du bastion russe. Seule l'intervention du prolétariat mondial – et en particulier du prolétariat allemand – en exécutant la sentence historique d'abattre l'ordre capitaliste pourrait permettre de surmonter ces difficultés.

Dans ce cadre, Luxemburg critique les Bolcheviks sur trois points :

  • la question de la terre. Tout en reconnaissant que le mot d’ordre des Bolcheviks "la terre aux paysans" était nécessaire du point de vue tactique pour gagner les masses paysannes à la révolution, Rosa pensait que les Bolcheviks s'étaient créé des difficultés supplémentaires en établissant de façon formelle le morcellement de la terre. Mais si Luxemburg avait raison quand elle prévoyait que ce processus allait créer une couche conservatrice de petits propriétaires terriens, la collectivisation de la terre ne constituait pas non plus, par elle-même, une garantie d'avancer vers le socialisme dès lors que la révolution restait isolée ;
  • sur la question nationale, la validité des critiques portées par Luxemburg au mot d’ordre d’autodétermination nationale (critiques qu'on retrouvait chez certains éléments au sein du parti bolchevique, comme Piatakov) a été amplement confirmée par l’expérience. En réalité, "l’autodétermination nationale" ne pouvait rien signifier d'autre que l' "autodétermination" pour la bourgeoisie ; à l’époque de l’impérialisme et des révolutions prolétariennes, les pays (c'est-à-dire les bourgeoisies) à qui le pouvoir soviétique accorda "l’indépendance nationale" se sont tous subordonnés aux grandes puissances impérialistes dans le combat contre la révolution russe. Le prolétariat ne pouvait ignorer les sentiments nationaux des ouvriers des "nations opprimées", mais ceux-ci ne pouvaient être gagnés à la cause révolutionnaire qu’en faisant appel à leurs intérêts de classe, pas à leurs illusions nationalistes ;
  • sur la "démocratie" et la "dictature", il y a des éléments profondément contradictoires dans la vision de Luxemburg. D’un côté, elle considérait que la suppression de l’Assemblée Constituante par les Bolcheviks était négative pour la révolution, révélant ainsi une curieuse nostalgie pour des formes dépassées de la démocratie bourgeoise. D’un autre côté, le programme de Spartacus, rédigé peu de temps après, réclamait le remplacement des vieilles assemblées parlementaires par les congrès des conseils ouvriers, ce qui montre que, sur cette question, Luxemburg avait évolué très rapidement. Mais les critiques de Luxemburg à la tendance des Bolcheviks d’empêcher la liberté de parole au sein du mouvement ouvrier était tout à fait fondée : les mesures prises contre les autres partis et groupements de la classe ouvrière, la transformation des soviets en chambres d’enregistrement du Parti-Etat bolchevique furent fondamentalement négatives pour la survie et l’intégrité de la dictature du prolétariat.

Au sein de la Russie-même, les premières réactions contre le danger de déraillement du parti datent aussi de 1918, et leur foyer principal (au moins au sein du courant révolutionnaire marxiste) était la tendance de la Gauche communiste dans le parti bolchevique. On se souvient surtout de cette tendance pour son opposition au traité de Brest-Litovsk, dont elle craignait qu’il ait pour résultat d’abandonner non seulement des territoires mais les principes de la révolution elle-même. En fait, sur le plan des principes, il n’y a pas de comparaison entre le traité de Brest-Litovsk et celui de Rapallo intervenu quatre ans plus tard : le premier a été établi ouvertement, sans aucune tentative de cacher ses lourdes conséquences ; le second s’est conclu en secret et impliquait de facto une alliance entre l’impérialisme allemand et l’Etat soviétique. Par ailleurs, la position défendue par Boukharine et d’autres communistes de gauche en faveur d’une "guerre révolutionnaire" était, comme Bilan l’a souligné plus tard, fondée sur une sérieuse confusion : l’idée qu'on pouvait étendre la révolution par des moyens militaires sous une forme ou une autre, alors qu’en fait elle ne peut gagner les ouvriers du monde à sa cause qu’à travers des moyens essentiellement politiques (comme la formation de l’Internationale communiste en 1919).

En revanche, les premiers débats entre Lénine et les Gauches sur la question du capitalisme d’Etat ont permis de tirer des leçons plus fructueuses de la révolution. Lénine défendait l’acceptation des termes de la paix allemande car il était nécessaire que le pouvoir des soviets dispose "d’un espace vital" qui permette de reconstruire un minimum de vie sociale et économique.

Les désaccords portaient sur deux questions :

  • les méthodes utilisées pour atteindre cet objectif. Lénine, préoccupé par le combat pour la productivité et l’efficacité contre le poids gigantesque de l’arriération russe, défendait des mesures radicales comme l’adoption du Taylorisme et le rétablissement de la direction individuelle dans les usines, alors que les Gauches insistaient sur le fait que de telles méthodes pouvaient être dangereuses pour la prise en main par le prolétariat de son éducation et de son activité. Des débats semblables faisaient rage sur la question de savoir jusqu'où les principes de la Commune pouvaient être appliqués à l’Armée Rouge ;
  • le danger du capitalisme d’Etat. Pour Lénine, précisément à cause de l’état de morcellement semi-médiéval de l’économie russe, le capitalisme d’Etat constituait un pas en avant. C’était cohérent avec sa vision selon laquelle les énormes avancées du capitalisme d’Etat dans les pays développés au cours de la guerre avaient constitué, dans un certain sens, une préparation à la transformation socialiste. Les Gauches, pour leur part, tendaient à considérer le capitalisme d’Etat comme une menace immédiate contre le pouvoir des soviets, et mettaient en garde contre le danger que le parti se laisse piéger dans la mécanique du contrôle d’Etat bureaucratique et, en définitive, s’oppose lui-même aux intérêts du prolétariat.

La critique du capitalisme d’Etat par les Gauches était certes embryonnaire et contenait de nombreuses confusions : elles tendaient à voir le principal danger venir de la petite bourgeoisie et ne voyaient pas clairement que la bureaucratie étatique pouvait elle-même jouer le rôle d’une nouvelle bourgeoisie ; elles nourrissaient aussi des illusions sur la possibilité d’une transformation socialiste authentique à l’intérieur des frontières de la Russie. Mais Lénine se trompait quand il voyait dans le capitalisme d'Etat autre chose que la négation du communisme ; en tirant la sonnette d’alarme sur son développement en Russie, les Gauches s'avéraient prophétiques.

1921 : le prolétariat et l’Etat de transition (Revue internationale n° 100 [219])

Malgré des différences importantes au sein du parti bolchevique à propos de la direction que prenait la révolution et, en particulier, de la direction qui était prise par l’Etat soviétique, la nécessité de l’unité face à la menace immédiate de la contre-révolution tendait à contenir ces désaccords dans certaines limites. On peut dire la même chose des tensions au sein de la société russe dans son ensemble : malgré les conditions épouvantables qu’enduraient les ouvriers et les paysans pendant la période de guerre civile, le conflit naissant entre leurs intérêts matériels et politiques et les exigences économiques du nouvel appareil d’Etat avait été mis en veilleuse à cause de la lutte contre les Blancs. Avec la victoire de la guerre civile, toutefois, le couvercle sauta. De plus, avec l’isolement de la révolution qui se poursuivit du fait d’une série de défaites cruciales pour le prolétariat en Europe, ce conflit devenait maintenant évident en tant que contradiction centrale du régime de transition.

Au sein du parti, les problèmes de fond auxquels faisait face la révolution furent abordés au travers du débat sur la question syndicale, qui passa au premier plan au 10e Congrès du Parti, en mars 1921. Ce débat fut mené essentiellement autour de trois positions différentes, bien qu'au sein de chacune d'entre elles aient existé de nombreuses variantes :

  • La position de Trotsky. Ayant conduit l’Armée Rouge à la victoire contre les Blancs, bien souvent contre toute attente, Trotsky était devenu un fervent partisan des méthodes militaires et souhaitait qu’elles s’appliquent à toutes les sphères de la société, dans le domaine du travail en particulier. Puisque l’Etat, qui appliquait ces méthodes, était désormais un Etat "ouvrier", Trotsky défendait qu’il ne pouvait y avoir de conflit d’intérêts entre la classe ouvrière et les exigences de cet Etat. Il alla même jusqu’à théoriser les possibilités historiquement progressives du travail forcé. Dans ce contexte, il défendait que les syndicats devaient agir ouvertement comme organes de discipline du travail au nom de l’Etat ouvrier. En même temps, Trotsky commença à développer une justification théorique explicite de la notion de dictature du parti communiste et de la terreur rouge ;
  • La position de l’Opposition Ouvrière autour de Kollontaï, Chliapnikov et d’autres. Pour Kollontaï, l’Etat soviétique avait un caractère hétérogène et était très vulnérable à l’influence de forces non prolétariennes telles que la bureaucratie et la paysannerie. Il était donc nécessaire que le travail créatif qu’impliquait la reconstruction de l’économie russe soit dirigé par des organes spécifiques de la classe ouvrière, ce qui, pour l’Opposition Ouvrière, voulait dire les syndicats. Elle pensait qu’à travers les syndicats industriels, la classe ouvrière pourrait maintenir le contrôle de la production et faire des avancées décisives vers le communisme. Ce courant exprimait une réaction prolétarienne à la bureaucratisation grandissante de l’Etat des soviets, mais souffrait aussi de sérieuses faiblesses : son plaidoyer en faveur des syndicats industriels en tant que meilleure expression des intérêts de la classe ouvrière était la manifestation d’une régression dans la compréhension du rôle des conseils ouvriers qui étaient apparus dans la nouvelle époque révolutionnaire comme les instruments du prolétariat pour prendre en charge, non seulement la vie économique, mais aussi politique. De plus, les illusions de l’Opposition sur la possibilité de construire de nouveaux rapports communistes en Russie exprimaient une sous-estimation profonde des effets négatifs de l’isolement de la révolution, qui était presque complet en 1921.
  • La position de Lénine. Lénine était fermement opposé aux excès de Trotsky dans ce débat. Il argumentait contre le sophisme selon lequel puisque l’Etat était un Etat ouvrier, il ne pouvait y avoir de divergences d’intérêts entre lui et la classe ouvrière au niveau immédiat. De fait, Lénine a, à un moment, soutenu que l’Etat des soviets était en réalité un Etat "ouvrier et paysan" ; mais en tout cas, c’était un Etat profondément marqué par des déformations bureaucratiques et, dans une telle situation, la classe ouvrière devait encore défendre ses intérêts matériels, si besoin était, contre l’Etat. Les syndicats ne pouvaient donc être considérés simplement comme des organes de discipline du travail, mais devaient être capables d’agir comme des organes d’autodéfense prolétarienne. En même temps, Lénine rejetait la position de l’Opposition Ouvrière comme étant une concession à l’anarcho-syndicalisme.

Avec l’avantage du recul, il apparaît clairement qu’il y avait de sérieuses faiblesses dans les prémisses de ce débat. Pour commencer, les syndicats ne se sont pas prêtés si aisément à devenir des organes de discipline du travail par hasard : c'est une trajectoire qui était dictée par les nouvelles conditions du capitalisme décadent. Ce n’était pas les syndicats, mais les organes créés par la classe en réponse à cette nouvelle période – les comités d’usine, les conseils, etc. – qui avaient la tâche de défendre l’autonomie de la classe ouvrière. En même temps, tous les courants engagés dans ce débat étaient acquis, à un degré plus ou moins grand, à l’idée que la dictature du prolétariat devait être exercée par le parti communiste.

Néanmoins, le débat était l’expression d’une tentative de comprendre, dans une situation de grande confusion, les problèmes qui se posent quand le pouvoir d’Etat créé par la révolution commence à échapper au contrôle du prolétariat et à se retourner contre ses intérêts. Ce problème devait apparaître de façon encore plus dramatique lors de la révolte de Cronstadt qui éclata en plein milieu du 10e Congrès à la suite d’une série de grèves ouvrières à Petrograd.

La direction bolchevique dénonça au début la rébellion comme n’étant qu’une conspiration des Gardes blancs. Plus tard, elle mit l’accent sur son caractère petit-bourgeois, mais l’écrasement de la révolte était toujours justifié par le fait qu'elle aurait ouvert la porte, à la fois géographiquement et politiquement, à l'irruption de la contre-révolution. Cependant, Lénine en particulier était contraint de reconnaître que la révolte constituait un avertissement envers le fait que les méthodes du travail forcé de la période du communisme de guerre ne pouvaient continuer et qu’une sorte de "normalisation" des rapports sociaux capitalistes était nécessaire. Mais il n’y avait aucun compromis sur la notion selon laquelle seule la domination exclusive du parti bolchevique pouvait assurer la défense du pouvoir prolétarien en Russie. Cette vision était partagée par beaucoup de communistes de gauche russes : au 10e Congrès, des membres des groupes de l’opposition furent parmi les premiers volontaires pour mener l’assaut contre la garnison de Cronstadt. Même le KAPD, en Allemagne, refusa de soutenir les rebelles. Victor Serge, à contrecœur, défendit aussi l’écrasement de la révolte comme étant un moindre mal par rapport à la chute des Bolcheviks et au retour d’une nouvelle tyrannie des Blancs.

Cependant, il y eut, au sein du camp révolutionnaire, beaucoup de voix qui s’élevèrent contre. Les anarchistes bien sûr, qui avaient déjà porté beaucoup de critiques correctes aux excès de la Tchéka et à la suppression des organisations de la classe ouvrière. Cependant, l’anarchisme n’a pas grand chose à offrir comme leçons de cette grande expérience puisque, pour lui, la réponse des Bolcheviks à la révolte était inscrite, dès l’origine, dans la nature même de tout parti marxiste.

Cependant, à Cronstadt même, beaucoup de Bolcheviks se joignirent à la révolte sur la base d’un soutien aux premiers idéaux d’Octobre 1917 : pour le pouvoir des soviets et pour la révolution mondiale. Le communiste de gauche, Miasnikov, refusa de se joindre à ceux qui avaient participé à l’attaque contre la garnison  ; il entrevoyait les résultats catastrophiques que produirait l’écrasement d’une révolte ouvrière par l’Etat "ouvrier". A l'époque, ce n'était que des intuitions. Ce n'est que dans les années 1930, avec les travaux de la Gauche communiste italienne, que les leçons les plus claires purent être tirées. Reconnaissant sans ambiguïté le caractère prolétarien de la révolte, la Gauche italienne défendit que les rapports de violence au sein du camp prolétarien devaient être rejetés par principe ; que la classe ouvrière devait garder les moyens de se défendre face à l’Etat de transition qui, de par sa nature, présente le risque de devenir un point de ralliement pour les forces de la contre-révolution ; et que le parti communiste ne pouvait pas être impliqué dans l’appareil d’Etat mais devait garder son indépendance à son égard. Plaçant les principes au dessus des contingences immédiates, la Gauche italienne était prête à dire qu’il aurait mieux valu perdre Cronstadt que conserver le pouvoir et saper les buts fondamentaux de la révolution.

En 1921, le parti a été confronté à un dilemme historique : garder le pouvoir et devenir un agent de la contre-révolution ou rentrer dans l’opposition et militer dans les rangs de la classe ouvrière. En pratique, la fusion entre le parti et l’Etat était déjà trop avancée pour que tout le parti soit capable de choisir une telle orientation ; ce qui se posait en termes plus concrets, c’était de mener l'activité de fractions de gauche, travaillant à l’intérieur ou en dehors du parti pour contrer son glissement vers la dégénérescence. L’interdiction des fractions dans le parti, après le 10e Congrès, a signifié que ce travail allait devoir être poursuivi de plus en plus en dehors et, en définitive, contre le parti existant.

1922-23 : les fractions communistes contre la montée de la contre-révolution
(Revue internationale n° 101 [220]).

Les concessions à la paysannerie – nécessité inévitable, pour Lénine, mise en lumière par le soulèvement de Cronstadt – furent intégrées dans la Nouvelle Politique Economique, considérée comme un recul temporaire qui permettrait au pouvoir prolétarien ravagé par la guerre de reconstruire son économie en miettes et de se maintenir comme bastion de la révolution mondiale. En pratique, cependant, les efforts pour rompre l’isolement de l’Etat soviétique conduisirent à des concessions fondamentales sur le plan des principes : pas seulement par le commerce avec les puissances capitalistes, qui, en soi, ne constituait pas une brèche dans les principes, mais par des alliances militaires secrètes, comme le traité de Rapallo avec l’Allemagne. Et de telles alliances militaires s’accompagnèrent d’alliances politiques contre nature avec les forces de la social-démocratie, dénoncée auparavant comme aile gauche de la bourgeoisie. Ce fut la politique du "Front Unique" adoptée au Troisième Congrès de l’Internationale communiste.

En Russie même, Lénine avait déjà affirmé en 1918 que le capitalisme d’Etat constituait un pas en avant pour un pays aussi arriéré ; en 1922, il continuait à défendre que le capitalisme d’Etat pouvait être utile au prolétariat tant qu’il était sous la direction de "l’Etat prolétarien", ce qui voulait de plus en plus dire le parti prolétarien. Et cependant, il était forcé d’admettre que, loin de diriger l’Etat hérité de la révolution, le parti, au contraire, était de plus en plus dirigé par ce dernier – non pas vers la perspective qu’il voulait atteindre, mais vers une restauration de la bourgeoisie.

Lénine vit rapidement que le parti communiste lui-même était profondément affecté par ce processus d’involution. Il localisa d’abord le problème dans les plus basses couches des bureaucrates sans culture qui avaient commencé à affluer dans le parti. Mais, dans ses dernières années, il devint douloureusement conscient que la pourriture avait atteint les plus hauts échelons du parti : comme Trotsky l’a souligné, le dernier combat de Lénine était principalement ciblé contre Staline et le stalinisme naissant. Mais, piégé dans la prison de l’Etat, Lénine était incapable d’offrir autre chose que des mesures administratives pour faire face à cette marée bureaucratique. S'il avait vécu plus longtemps, il aurait sûrement été contraint d’aller plus loin dans sa démarche oppositionnelle, mais désormais la lutte contre la contre-révolution montante devait passer dans d’autres mains.

En 1923, la première crise économique de la NEP éclate. Elle provoque des réductions de salaire, des suppressions d’emploi ainsi qu’une vague de grèves spontanées. Au sein du parti, cela provoqua des conflits et des débats, donnant naissance à de nouveaux regroupements oppositionnels. La première expression ouverte de ces derniers fut la Plate-forme des 46, qui comprenait des personnes proches de Trotsky (désormais de plus en plus mis à l’écart par le triumvirat au pouvoir : Staline, Kamenev et Zinoviev) et des éléments du groupe du Centralisme Démocratique. La Plate-forme critiquait la tendance à considérer la NEP comme la voie royale vers le socialisme, réclamait plutôt plus de planification centralisée que moins. Plus important, elle mettait en garde contre l'étouffement croissant de la vie interne du parti.

En même temps, la Plate-forme prenait ses distances avec les groupes d’opposition les plus radicaux, le plus important d'entre eux étant le Groupe Ouvrier de Miasnikov qui avait une certaine présence au sein des mouvements de grève dans les centres industriels. Catalogué comme une réaction compréhensible mais "pessimiste" à la montée de la bureaucratisation, le Manifeste du Groupe Ouvrier était en fait une expression du sérieux de la Gauche communiste russe :

  • il situait clairement les difficultés rencontrées par le régime des soviets dans le cadre de son isolement et de l’échec de l’extension de la révolution ;
  • il faisait une critique lucide de la politique opportuniste du Front Unique, réaffirmant l'analyse d'origine sur les partis social-démocrate en tant que partis du capitalisme ;
  • il mettait en garde contre le danger de l’apparition d’une nouvelle oligarchie capitaliste et appelait à la revitalisation des soviets et des comités d’usine ;
  • en même temps, il était très prudent dans sa caractérisation du régime des soviets et du parti bolchevique. Contrairement au groupe de Bogdanov, la Vérité Ouvrière, il n’avait pas du tout l’idée que la révolution ou le parti bolchevique auraient été bourgeois depuis le début. Il voyait sa tâche essentiellement comme celle d’une fraction de gauche travaillant à l’intérieur et à l’extérieur du parti pour qu’il se régénère.

Les communistes de gauche furent donc l’avant-garde théorique dans la lutte contre la contre-révolution en Russie. Le fait que Trotsky ait adopté, en 1923, une démarche ouvertement oppositionnelle eut une importance considérable étant donnée sa réputation en tant que dirigeant de l’insurrection d’octobre. Mais, comparée aux positions intransigeantes du Groupe Ouvrier, l’opposition de Trotsky au stalinisme était marquée par une démarche centriste et hésitante :

  • Trotsky manqua un certain nombre d’occasions de mener un combat ouvert contre le stalinism ; en particulier, du fait de sa réticence à utiliser le "Testament" de Lénine pour montrer qui était Staline et lui retirer la direction du parti ;
  • il tendit à s’enfermer dans le silence et à ne pas participer à beaucoup de débats qui avaient lieu au sein de l’organe central du parti bolchevique.

Ces erreurs étaient en partie dues à des questions de caractère : Trotsky n’était pas, comme Staline, un intrigant accompli et n’avait pas son ambition personnelle dévorante. Mais il y avait des motifs politiques plus fondamentaux dans l’incapacité de Trotsky à aller jusqu’au bout de ses critiques et à adopter les conclusions radicales auxquelles était arrivée la Gauche communiste :

  • Trotsky ne comprit jamais que Staline et sa faction ne représentaient pas une tendance erronée, centriste, au sein du camp prolétarien, mais qu'ils étaient le fer de lance de la contre-révolution bourgeoise ;
  • la propre histoire de Trotsky, en tant que figure centrale du régime des soviets, faisait qu'il lui était très difficile de se détacher lui-même du processus de dégénérescence. Un "patriotisme de parti" enraciné chez Trotsky et les autres oppositionnels faisait qu’il leur était extrêmement difficile d'accepter complètement que le parti se trompait.

1924-28 : le triomphe du capitalisme d’Etat stalinien (Revue internationale n° 102 [221])

En 1927, Trotsky avait accepté l’idée qu’il y avait un danger de restauration de la bourgeoisie en Russie – une sorte de contre-révolution rampante sans renversement formel du régime bolchevique. Cependant, il sous-estimait largement l'avancement de celle-ci :

  • parce qu'il lui était difficile de percevoir et de comprendre qu’il avait lui-même contribué dans une large mesure au processus de dégénérescence (au travers de politiques telles que la militarisation du travail, la répression de Cronstadt, etc.) ;
  • parce que, tout en comprenant que le problème auquel était confrontée l’URSS était un produit de l’isolement et du recul de la révolution internationale, Trotsky ne voyait pas la dimension de la défaite qui s'était abattue sur la classe ouvrière ; il était incapable de reconnaître que l’URSS avait déjà commencé à s’intégrer au système impérialiste mondial ;
  • Trotsky croyait que "Thermidor" allait se produire à travers la victoire des forces qui poussaient au retour à la propriété privée (les hommes de la NEP, les koulaks, la droite de Boukharine). Il définissait le stalinisme comme une forme de centrisme, pas comme le fer de lance de la contre-révolution capitaliste d’Etat.

Les théories économiques de l’Opposition de gauche autour de Trotsky constituaient un obstacle important à la compréhension que "l’Etat soviétique" lui-même était en train de devenir l’agent direct de la contre-révolution, sans qu'ait lieu aucun retour à la propriété "privée" classique. La signification de la déclaration par Staline du socialisme en un seul pays ne fut saisie que tardivement et jamais avec une profondeur suffisante. Enhardi par la mort de Lénine et par la stagnation évidente de la révolution mondiale, Staline put faire cette proclamation qui constituait une rupture ouverte avec l’internationalisme et un engagement à faire de la Russie une puissance mondiale impérialiste. Elle était en opposition complète avec les Bolcheviks de 1917 pour qui le socialisme ne pouvait être le fruit que de la victoire de la révolution mondiale. Mais plus les bolcheviks étaient entraînés dans la gestion de l’Etat et de l’économie russes, plus ils commençaient à développer des théories sur les pas en avant vers le socialisme qu’ils pouvaient effectuer, y compris dans le contexte d’un pays isolé et arriéré. Le débat sur la NEP, par exemple, avait en grande partie été posé en ces termes, la droite défendant que le socialisme pouvait se réaliser en utilisant les lois du marché, la gauche insistant sur le rôle de la planification et de l’industrie lourde. Preobrazhensky, principal théoricien sur le plan économique de la gauche oppositionnelle, parlait du dépassement de la loi de la valeur capitaliste grâce au monopole du marché extérieur et à l’accumulation dans le secteur étatique, qui était même baptisée "accumulation socialiste primitive".

La théorie de l’accumulation socialiste primitive identifiait à tort la croissance de l’industrie avec les intérêts de la classe ouvrière et le socialisme. En réalité, la croissance industrielle en Russie ne pouvait provenir que d’une exploitation croissante de la classe ouvrière. Bref, "l’accumulation socialiste primitive" n'était que de l'accumulation de capital. C’est pourquoi la Gauche italienne, par exemple, met en garde contre toute tendance à prendre la croissance industrielle, ou le développement d’industries étatisées, comme une mesure du progrès vers le socialisme.

En fait, la lutte contre la théorie du socialisme en un seul pays eut lieu à l’initiative des Zinoviévistes après la dissolution du triumvirat régnant. Ceci conduisit à la formation de l’Opposition Unifiée en 1926 qui, à l’origine, incluait également les Centralistes démocratiques. Malgré son adhésion formelle à l’interdiction des fractions, la nouvelle Opposition fut de plus en plus contrainte de porter ses critiques du régime au sein de la base du parti et même directement chez les travailleurs. Elle fut confrontée à des menaces, des mensonges, des accusations montées de toutes pièces, à la répression et à l’expulsion. Malgré cela, elle ne comprenait toujours pas la nature de ce qu'elle combattait. Staline exploita son désir de réconciliation dans le parti pour la forcer à se retirer de toute activité décrite comme "fractionnelle". Les Zinoviévistes et quelques disciples de Trotsky capitulèrent immédiatement ; et en 1928, quand Staline annonça son "tournant à gauche" et adopta une politique d’industrialisation rapide, beaucoup parmi les trotskistes, y compris Preobrazhensky lui-même, pensèrent que Staline adoptait enfin leur politique.

En même temps, cependant, des éléments de l’Opposition étaient de plus en plus influencés par les communistes de gauche qui voyaient beaucoup mieux que la contre-révolution avait eu lieu. Les Centralistes démocratiques, par exemple, tout en gardant encore l’espoir d’une réforme radicale du régime des soviets, étaient beaucoup plus clairs sur le fait qu’industrie étatisée ne veut pas dire socialisme ; que la fusion du parti avec l’Etat conduisait à la liquidation du parti ; que la politique étrangère du régime soviétique s’opposait de plus en plus aux intérêts internationaux de la classe ouvrière. A la suite de l’expulsion massive de l’Opposition en 1927, les communistes de gauche considérèrent de plus en plus que le régime et le parti ne pouvaient plus être réformés. Les éléments qui restaient du groupe de Miasnikov jouèrent un rôle clef dans ce processus de radicalisation. Mais dans les années suivantes, c'est surtout dans les prisons de Staline que ces débats animés sur la nature du régime allaient se tenir.

1926-36 : L'énigme russe élucidée (Revue internationale n° 105 [222])

Etant donnée l’ampleur de la défaite en Russie, le centre de gravité des efforts pour comprendre la nature du régime stalinien s'est déplacé en Europe occidentale. Comme les partis communistes étaient "bolchevisés" - c’est-à-dire transformés en instruments aux ordres de la politique étrangère russe – une série de groupes d’opposition allaient surgir en leur sein, mais allaient rapidement scissionner ou être exclus.

En Allemagne, ces groupes pouvaient représenter quelquefois des milliers de membres, leur nombre diminua toutefois rapidement. Le KAPD existait encore et déployait une activité sérieuse vis-à-vis de ces courants. Un des plus connus fut le groupe autour de Karl Korsch ; la correspondance entre Bordiga et lui, en 1926, met en lumière les nombreux problèmes rencontrés par les révolutionnaires à cette époque.

Une des caractéristiques de la Gauche allemande – et un des facteurs qui contribua à sa défaillance organisationnelle - était sa tendance à tirer des conclusions hâtives sur la nature du nouveau système en Russie. Tout en étant capable de reconnaître sa nature capitaliste, il était souvent incapable de répondre à la question clef : comment un pouvoir prolétarien a-t-il pu se transformer en son contraire ? Très souvent, la réponse était de nier que ce dernier ait jamais eu une nature prolétarienne – de prétendre que la révolution d'Octobre n’était rien de plus qu’une révolution bourgeoise et que les Bolcheviks n’étaient qu’un parti de l’intelligentsia. La réponse de Bordiga était caractéristique de la méthode plus patiente de la Gauche italienne : s’opposant à toute construction hâtive de nouvelles organisations, sans base programmatique sérieuse, Bordiga mettait en avant la nécessité de mener une discussion profonde et large sur une situation qui soulevait tant de questions nouvelles. C’était la seule base possible pour tout regroupement conséquent. En même temps, Bordiga refusait de céder sur le caractère prolétarien de la révolution d’Octobre, et insistait sur le fait que la question posée au mouvement révolutionnaire était celle de comprendre comment un pouvoir prolétarien isolé dans un pays pouvait subir un processus de dégénérescence interne.

Avec la victoire du nazisme en Allemagne, le foyer des discussions se déplaça de nouveau, cette fois vers la France où un certain nombre de groupes d’opposition tinrent une Conférence à Paris en 1933 pour discuter de la nature du régime en Russie. Des tenants "officiels" de Trotsky y assistaient aussi, mais la majorité des groupes se situait plus à gauche et, parmi eux, se trouvait la Gauche italienne en exil. A la Conférence furent développées de nombreuses théories sur la nature du régime russe, beaucoup d’entre elles étant contradictoires : il s'agissait d'un système de classe d’un nouveau genre et il ne fallait plus le soutenir ; ou d'un système de classe d'un nouveau type mais qui devait être défendu ; cela restait un régime prolétarien mais il ne devrait pas être défendu… Tout cela témoigne de la difficulté immense à laquelle étaient confrontés les révolutionnaires pour comprendre réellement la direction et la signification des événements en Union Soviétique. Mais cela montre aussi que la position des trotskistes "orthodoxes" - selon laquelle, malgré sa dégénérescence, l’URSS reste un Etat ouvrier qui doit être défendu contre l’impérialisme – était combattue par différents points de vue.

Ce fut en grande partie à cause de ces pressions de la Gauche que Trotsky écrivit sa fameuse analyse de la révolution russe en 1936, La Révolution trahie.

Ce livre est la preuve que, bien que glissant de façon croissante vers l'opportunisme, Trotsky demeurait encore un marxiste. Ainsi, il fustige de façon éloquente les affirmations de Staline présentant l’URSS comme un paradis pour les ouvriers et, se fondant sur la prise de position de Lénine pour qui l’Etat de transition est un "Etat bourgeois sans la bourgeoisie", il expose des points de vue tout à fait valables sur la nature de cet Etat et les dangers qu’il représente pour le prolétariat. Trotsky avait alors aussi conclu que le vieux parti bolchevique était mort et que la bureaucratie ne pouvait plus être réformée mais devait être renversée par la force. Néanmoins, ce livre est fondamentalement incohérent : en donnant des arguments explicites contre la vision selon laquelle l’URSS était une forme de capitalisme d’Etat, Trotsky s’accrochait fermement à la thèse selon laquelle les formes de propriété nationalisée constituaient une preuve du caractère prolétarien de l’Etat. Alors qu’il concède au niveau théorique qu’il y a une tendance au capitalisme d’Etat dans la période de déclin du capitalisme, il rejette l’idée que la bureaucratie stalinienne pouvait être une nouvelle classe dirigeante simplement au nom du fait qu’elle n’a ni titres, ni actions, et qu’elle ne peut pas transmettre de propriété à ses héritiers. Au lieu d'appréhender le capital essentiellement comme rapport social impersonnel, il le réduit à une forme juridique.

De même, l’idée que l’URSS pouvait encore être un Etat ouvrier révélait aussi une profonde incompréhension de sa part de la nature de la révolution prolétarienne, même s’il admettait que la classe ouvrière, en tant que telle, était entièrement exclue du pouvoir politique. C’est la première révolution dans l’histoire qui soit l’œuvre d’une classe sans propriété, une classe qui ne peut posséder sa propre forme d’économie et qui ne peut parvenir à son émancipation qu’à travers l'utilisation du pouvoir politique comme levier pour soumettre les lois "naturelles" de l’économie au contrôle conscient de l’homme.

Plus grave que tout, la caractérisation faite de l’URSS par Trotsky condamnait son mouvement à faire l’apologie du stalinisme sur la scène mondiale. C’est ce qu'illustre de façon évidente l’argument de Trotsky selon lequel la croissance industrielle rapide sous Staline prouvait la supériorité du socialisme sur le capitalisme, alors qu'elle était basée sur une exploitation féroce de la classe ouvrière et partie intégrante de la construction d’une économie de guerre en préparation d’une nouvelle division impérialiste du globe. Une autre illustration tout aussi évidente de cela est fournie par la défense sans faille de la politique étrangère russe par les trotskistes et la défense inconditionnelle de l’Union Soviétique contre les attaques impérialistes – à une époque où l’Etat russe lui-même était devenu un protagoniste actif dans l’arène impérialiste mondiale. Cette analyse contient les germes de la trahison finale de l’internationalisme par ce courant pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Le livre de Trotsky laissait la porte ouverte à l’idée que la question de l’URSS n’avait pas été tranchée de façon définitive, et que seuls des événements historiques décisifs, comme la guerre mondiale, pourraient le faire. Dans ses derniers écrits, peut être conscient de la fragilité de sa théorie sur "l’Etat ouvrier", mais toujours réticent à accepter la nature capitaliste d’Etat de l’URSS, il commença à spéculer sur le fait que, s’il s’avérait que le stalinisme représentait une nouvelle forme de société de classe, ni capitaliste, ni socialiste, le marxisme aurait été discrédité. Trotsky a été assassiné avant d’avoir pu se prononcer sur le fait que "l’énigme russe" avait bien été résolue par la guerre. Mais, parmi ses disciples politiques de la première heure, seuls ceux qui découvrirent le chemin tracé par la Gauche communiste et adoptèrent la position caractérisant le régime en URSS de capitaliste d’Etat (tels que Stinas en Grèce, Munis en Espagne et sa propre femme, Natalia) furent capables de rester fidèles à l’internationalisme prolétarien pendant et après la Deuxième Guerre mondiale.

1933-46 : L’énigme russe et la Gauche communiste italienne
(Revue Internationale n° 106 [223]).

La Gauche communiste trouve son expression la plus avancée dans les parties du prolétariat mondial qui avaient le plus  vigoureusement défié le capitalisme pendant la grande vague révolutionnaire à savoir, en dehors de la Russie, le prolétariat allemand et italien. Ainsi, les Gauches communistes allemande et italienne furent l’avant-garde théorique de la Gauche communiste partout ailleurs en dehors de la Russie.

Lorsqu’elle chercha à comprendre la nature du régime qui avait surgi des cendres de la défaite en Russie, la Gauche allemande fut très souvent en avance dans ses conclusions. Elle fut non seulement capable de voir que le système stalinien était une forme de capitalisme d’Etat, mais elle développa aussi des points de vue perspicaces sur le capitalisme d’Etat en tant que tendance universelle du capitalisme en crise. Et cependant, bien trop souvent, ces analyses allaient de pair avec une tendance à se désolidariser de la révolution d’Octobre et à déclarer que le bolchevisme était le fer de lance de la contre-révolution – vision qui participait d'une hâte à abandonner l’idée même d’un parti prolétarien et à sous-estimer profondément le rôle de l’organisation révolutionnaire.

La Gauche italienne, au contraire, mit beaucoup de temps à arriver à une claire compréhension de la nature de l’URSS, mais sa démarche, plus patiente et plus rigoureuse, s’appuyait sur des prémisses fondamentales :

  • il ne pouvait y avoir de retour en arrière sur sa conviction qu’Octobre avait été une révolution prolétarienne ;
  • puisque le capitalisme mondial était un système en déclin, la révolution bourgeoise n’était plus à l’ordre du jour dans quelque partie du monde que ce soit ;
  • et, par-dessus tout, il ne pouvait y avoir de compromis sur le principe de l’internationalisme prolétarien, ce qui signifiait un rejet total de la notion de socialisme dans un seul pays.

Cependant, malgré ces bases solides, la vision de la Gauche italienne sur la nature de l’URSS dans les années 30 était extrêmement contradictoire. Superficiellement, elle partageait avec Trotsky l’idée que, puisque l’URSS conservait les formes nationalisées de propriété, elle était toujours un Etat prolétarien : la bureaucratie stalinienne était définie comme une caste parasite plutôt que comme une classe exploiteuse dans le plein sens du terme.

Toutefois, l’internationalisme convaincu de la Gauche italienne la distinguait des trotskistes dont la position de défense de l’Etat ouvrier dégénéré les conduisit à se jeter dans le piège de la participation à la guerre impérialiste. La revue théorique de la Gauche italienne, Bilan, commença à paraître en 1933. Après quelques hésitations au début, les événements des années qui suivirent (l’accession d’Hitler au pouvoir, le soutien au réarmement français, l’adhésion de l'URSS à la Ligue des Nations, la guerre d’Espagne) la convainquirent que, même si l’URSS était encore dotée d'un Etat prolétarien, elle jouait désormais un rôle contre-révolutionnaire à l’échelle mondiale. En conséquence, l’intérêt international de la classe ouvrière exigeait que les révolutionnaires refusent toute solidarité avec cet Etat.

Cette analyse de Bilan était liée à sa reconnaissance du fait que le prolétariat avait subi une défaite historique et que le monde se dirigeait vers une autre guerre impérialiste. Bilan prédisait avec une exactitude impressionnante que l’URSS s’alignerait inévitablement sur l’un ou l’autre des blocs qui se formaient pour préparer ce massacre, rejetant la vision de Trotsky selon laquelle, puisque l’URSS était fondamentalement hostile au capital mondial, les puissances impérialistes mondiales allaient être contraintes de s’unir contre elle.

Au contraire, Bilan démontrait que, malgré la subsistance de formes de propriété "collectivisées", la classe ouvrière en URSS subissait un niveau d’exploitation capitaliste sans merci : l’industrialisation accélérée baptisée "construction du socialisme" ne construisait rien de plus qu’une économie de guerre qui devait permettre à l’URSS de jouer son rôle dans la nouvelle disposition de l’impérialisme. La Gauche italienne rejetait donc complètement les hymnes élogieux de Trotsky à l'égard de l’industrialisation de l’URSS.

Bilan était aussi conscient qu’il existait une tendance croissante au capitalisme d’Etat dans les pays occidentaux, que ce soit sous la forme du fascisme ou du "New Deal" démocratique. Cependant Bilan hésitait à faire le dernier pas : reconnaître que la bureaucratie stalinienne était en fait une bourgeoisie d’Etat, qu’il décrivait comme "un agent du capital mondial" plutôt que comme une nouvelle représentation de la classe capitaliste.

Cependant, comme les arguments en faveur de "l’Etat prolétarien" entraient de plus en plus en contradiction avec les événements qui se déroulaient dans le monde, une minorité de camarades de la Fraction commença à remettre toute la théorie en question. Ce n'est pas par hasard si cette minorité fut la mieux armée pour résister au déboussolement que l’éclatement de la guerre provoqua, au début, dans la Fraction et dont l'expression fut la théorie révisionniste de "l’économie de guerre". Cette dernière, qui prévoyait que la guerre mondiale n’aurait pas lieu, avait conduit la fraction dans une impasse.

Cela avait toujours constitué un axiome que l'éclatement de la guerre devait résoudre, d’une manière ou d’une autre, la question russe. Pour les éléments les plus clairs de la Gauche italienne, la participation de l’URSS dans une guerre impérialiste de rapine fournissait la preuve finale. Les arguments les plus cohérents en faveur d’une définition de l’URSS comme impérialiste et capitaliste furent développés d'abord par les camarades qui on poursuivi le travail de Bilan dans la Fraction française de la Gauche communiste et, après la guerre, par la Gauche communiste de France. En intégrant certaines des meilleures analyses de la Gauche allemande, mais sans tomber dans le dénigrement conseilliste d’Octobre, ce courant a montré pourquoi le capitalisme d’Etat était la forme essentielle adoptée par le système dans son époque de déclin. En ce qui concerne la Russie, les derniers vestiges d’une définition "juridique" du capitalisme furent abandonnés, avec la réaffirmation des fondements de la vision marxiste selon laquelle le capital est un rapport social qui peut aussi bien être administré par un Etat centralisé que par un conglomérat de capitalistes privés. Ce courant en déduisit les conclusions qui s'imposaient à une démarche prolétarienne pour aborder la période de transition : le progrès vers le communisme ne doit pas être mesuré par la croissance du secteur étatique – qui contient en réalité le plus grand danger d’un retour au capitalisme – mais par la tendance du travail vivant à dominer le travail mort, par le remplacement de la production de plus-value par une production orientée vers la satisfaction des besoins humains.

La "culture prolétarienne" et l'art prolétarien (Revue internationale n° 109 [224])

A l'encontre des démarches de plus en plus superficielles envers la question de la culture dans la pensée bourgeoise, qui tendent à la réduire aux expressions les plus immédiates de groupes nationaux ou ethniques, ou même au statut de modes sociales passagères, le marxisme place la question dans son contexte le plus large et le plus profond : celui des caractéristiques fondamentales de l’humanité et de sa spécificité par rapport au reste de la nature, et dans le cadre des modes de production successifs qui constituent l’histoire de l’humanité.

La révolution prolétarienne en Russie, si riche en leçons sur les objectifs politiques et économiques de la classe ouvrière, s’est aussi accompagnée d’une brève mais puissante explosion de créativité dans la sphère de l’art et de la culture : dans la peinture, la sculpture, l’architecture, la littérature et la musique ; dans l’organisation pratique de la vie quotidienne selon des lignes plus communautaires ; dans les sciences humaines telles que la psychologie, etc. En même temps, elle a posé la question générale de la transition de l’humanité d’une culture bourgeoise à une culture supérieure, communiste.

Un des points clef en débat parmi les révolutionnaires russes était de savoir si cette transition verrait le développement d’une culture spécifiquement prolétarienne. Comme les cultures antérieures avaient été intimement liées à la vision du monde de la classe dominante, il semblait à certains que le prolétariat lui aussi, une fois devenu classe dominante, construirait sa propre culture opposée à celle de la vielle classe exploiteuse. C’était certainement la vision du mouvement Proletkult qui se développa de façon considérable dans les premières années de la révolution.

Dans une résolution soumise au Congrès du Proletkult de 1920, Lénine lui-même semblait partager l’idée d’une culture spécifiquement prolétarienne. En même temps, il critiquait certains aspects du mouvement Proletkult : son ouvriérisme philistin, qui aboutissait à la glorification de la classe ouvrière telle qu'elle est plutôt que de voir ce qu’elle doit devenir, et son rejet iconoclaste de tous les acquis antérieurs de l’humanité au niveau culturel. Lénine était aussi gêné par la tendance du Proletkult à se concevoir comme un parti séparé avec sa propre organisation et son propre programme. La résolution de Lénine recommande donc que l’orientation de l’activité culturelle dans le régime des soviets soit directement sous l’égide de l’Etat. Cependant, le principal intérêt de Lénine pour la question culturelle se situait ailleurs. Pour lui, la question de la culture était moins liée au problème grandiose de savoir s’il pouvait y avoir une nouvelle culture prolétarienne en Russie soviétique, qu’à celui de surmonter l’immense arriération culturelle des masses russes, chez qui les coutumes médiévales et la superstition avaient encore une grande influence. Lénine, en particulier, voyait le faible développement culturel des masses comme un terrain fertile pour le fléau de la bureaucratie dans l’Etat des soviets. Elever le niveau culturel des masses était pour lui un moyen de combattre ce fléau et d'accroître la capacité des masses à garder le pouvoir politique.

Trotsky, par ailleurs, développait une critique plus détaillée du mouvement Proletkult. Dans sa vision – exposée dans un chapitre de son livre Littérature et Révolution - l'expression culture prolétarienne est inadaptée. La bourgeoisie, en tant que classe exploiteuse qui, pendant toute une période, pouvait développer son pouvoir économique au sein même du cadre du vieux système féodal, pouvait aussi développer sa propre culture spécifique. Ce n’est pas le cas pour le prolétariat qui, en tant que classe exploitée, ne dispose pas des bases matérielles nécessaires pour développer sa propre culture dans la société capitaliste. C’est vrai que le prolétariat doit se constituer en classe dominante pendant la période de transition au communisme, mais ce n’est qu’une dictature politique temporaire, dont le but n’est pas de préserver indéfiniment le prolétariat mais de le dissoudre dans une nouvelle communauté humaine.

Littérature et Révolution fut écrit en 1924. C’était dans les faits un élément du combat de Trotsky contre la montée du stalinisme. Bien que, dans ses premières années, le plaidoyer de Proletkult pour une initiative autonome du prolétariat ait souvent fait de celui-ci un point de ralliement des groupes de l’aile gauche qui s’opposaient au développement de la bureaucratie soviétique, par la suite, ses héritiers tendirent à s’identifier à l’idéologie du socialisme dans un seul pays. Cette théorie leur semblait cohérente avec l’idée qu’une "nouvelle" culture s’était déjà créée en Union Soviétique. Trotsky dans ses  écrits sur la culture dénonce la vacuité de ces affirmations ; il s’oppose vigoureusement à la transformation de l’art en propagande d’Etat et prend position en faveur d’une politique "anarchiste" dans la sphère culturelle, qui ne peut être dictée ni par l’Etat ni par le parti.

Trotsky et la culture du communisme (Revue internationale n° 111 [225])

La vision de Trotsky de la culture communiste du futur est contenue dans le dernier chapitre de Littérature et Révolution. Trotsky commence par répéter son opposition au terme "culture prolétarienne" pour décrire les relations entre l’art et la classe ouvrière pendant la période de transition au communisme. Il fait d’ailleurs la distinction entre art révolutionnaire et art socialiste. Le premier se définit essentiellement par son opposition à la société existante ; Trotsky considère même qu’il tendra à être marqué par un "esprit de haine sociale". Il pose aussi la question de quelle "école" d’art serait la plus adaptée à une période de révolution et utilise le terme "réalisme" pour la décrire. Cependant, ceci ne signifie pas pour Trotsky la subordination bornée de l’art à la propagande d’Etat associée à l’école stalinienne du "réalisme socialiste". Cela ne signifie pas non plus que Trotsky rejetait la possibilité d’incorporer les acquis des formes d’art qui n’étaient pas directement liées au mouvement révolutionnaire ou étaient même caractérisées par une fuite désespérée de la réalité.

Pour Trotsky, l’art socialiste sera imprégné des émotions les plus grandes et les plus positives qui fleuriront dans une société basée sur la solidarité. En même temps, Trotsky rejette l’idée que, dans une société qui a aboli les divisions de classe et les autres sources d’oppression et d’angoisse, l’art deviendrait stérile. Au contraire, il tendra à imprégner tous les aspects de la vie quotidienne d’une énergie créative et harmonieuse. Comme les êtres humains dans une société communiste auront toujours à affronter les questions fondamentales de la vie humaine – l’amour et la mort, par-dessus tout – la dimension tragique de l’art aura encore sa place. Trotsky se retrouve ici en plein accord avec la démarche de Marx dans les Grundrisse où ce dernier explique pourquoi l’art des époques antérieures de l’humanité ne perd pas son charme pour nous ; c’est parce que l’art ne peut être réduit aux aspects politiques de la vie de l’homme, ou même aux rapports sociaux d’une période particulière de l’histoire, mais qu’il est lié aux besoins fondamentaux et aux aspirations de notre nature humaine.

L’art du futur ne deviendra pas non plus monolithique. Au contraire, Trotsky envisage la formation de "partis" prenant position pour ou contre des démarches ou des projets artistiques particuliers ou, en d’autres termes, un débat continuel et vivant entre les producteurs librement associés.

Dans cette société du futur, l’art sera donc intégré à la production de biens de consommation, dans la construction des villes et dans la conception du paysage. Ce ne sera plus le domaine d’une minorité de spécialistes, il deviendra partie intégrante de ce que Bordiga appelait "un plan de vie pour l’espèce humaine" ; il sera l’expression de la capacité de l’homme à construire un monde "en harmonie avec les lois de la beauté" comme le disait Marx.

En modelant le paysage autour de lui, l’homme du futur ne visera pas à restaurer une vision idyllique de la vie rurale perdue. Le futur communiste sera fondé sur les découvertes les plus avancées de la science et de la technologie. Ce sera ainsi la ville plus que le village qui sera l’unité centrale du futur. Mais Trotsky ne tourne pas le dos à la vision marxiste d’une nouvelle harmonie entre ville et campagne et donc à la disparition des mégapoles gargantuesques et surpeuplées qui sont devenues une réalité si destructrice dans le capitalisme décadent. C’est évident, par exemple, dans l’idée de Trotsky que le tigre et la forêt vierge seront protégés et respectés par les générations futures.

Enfin, Trotsky ose dépeindre les habitants humains de ce futur communiste lointain. Ce sera une humanité qui ne sera plus dominée par les forces naturelles et sociales aveugles. Une humanité qui ne sera plus dominée par la peur de la mort et qui sera de ce fait capable d’exprimer pleinement ses instincts de vie. Les hommes et les femmes de ce futur se déplaceront avec grâce et précision, selon les lois de la beauté dans le "travail, la marche et le jeu". Leur niveau moyen "s’élèvera à la hauteur d’un Aristote, d’un Goethe ou d’un Marx". On peut même aller plus loin : en cernant et en maîtrisant les profondeurs de l’inconscient, l’humanité ne deviendra pas seulement pleinement humaine mais aussi, dans un sens, évoluera vers une nouvelle espèce : "l’homme aura pour objectif de maîtriser ses sentiments, d’élever ses instincts à la hauteur de sa conscience, de les rendre transparents, d’étendre les domaines de sa volonté jusque dans ses recoins les plus cachés, et s’élèvera par là à un nouveau plan, pour créer un type biologique-social supérieur ; ou si vous préférez, le surhomme, l’homme au-delà de l’homme".

C’est certainement une des tentatives les plus sérieuses de la part d'un communiste révolutionnaire de décrire sa vision de la destinée possible de l’homme. Comme elle est solidement fondée sur les potentialités réelles de l’humanité et sur la révolution prolétarienne mondiale comme condition indispensable, elle ne peut être rejetée comme une régression vers le socialisme utopique ; elle réussit en même temps à asseoir les spéculations les plus inspirées des vieux utopistes sur un terrain beaucoup plus solide. Le terrain du communisme comme sphère de possibilités illimitées.

CDW

Questions théoriques: 

  • Communisme [12]

Revue Internationale n° 127 - 4e trimestre 2006

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Guerre au Liban, au Moyen-Orient, en Irak : il existe une alternative à la barbarie capitaliste

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Face à la guerre qui ravage en permanence le Moyen-Orient et récemment encore face au conflit qui a ensanglanté le Liban et Israël, la position des révolutionnaires ne souffre pas la moindre ambiguïté. C'est pourquoi nous soutenons pleinement les rares voix internationalistes et révolutionnaires qui s'élèvent dans cette région comme celle du groupe Enternasyonalist Komunist Sol en Turquie. Dans sa prise de position sur la situation au Liban et en Palestine que nous avons reproduite dans différents organes de notre presse territoriale, ce groupe rejette fermement tout soutien aux cliques et factions bourgeoises rivales qui s'affrontent et dont les victimes directes sont des millions de prolétaires qu'ils soient d'origine palestinienne, juive, chiite, sunnite, kurde, druze ou autre. Il a très justement mis en avant que "l'impérialisme est la politique naturelle que pratique n'importe quel État national ou n'importe quelle organisation fonctionnant comme un État national." Il a également dénoncé le fait que "en Turquie comme dans le reste du monde, la plupart des gauchistes ont apporté leur soutien total à l'OLP et au Hamas. Dans le dernier conflit, ils se sont exprimés d'une seule voix pour dire 'nous sommes tous le Hezbollah'. En suivant cette logique qui consiste à dire 'l'ennemi de mon ennemi est mon ami', ils ont pleinement soutenu cette organisation violente qui a poussé la classe ouvrière dans une désastreuse guerre nationaliste. Ce soutien des gauchistes au nationalisme nous montre pourquoi ils n'ont pas grand chose à dire qui diffère de ce que dit le MPH (parti du mouvement national - les Loups gris fascistes) (…) La guerre entre le Hezbollah et Israël et la guerre en Palestine sont toutes deux des guerres inter-impérialistes et les différents camps en jeu utilisent tous le nationalisme pour entraîner la classe ouvrière de leur région dans leur camp. Plus les ouvriers seront aspirés dans le nationalisme, plus ils perdront leur capacité à agir en tant que classe. C'est pourquoi ni Israël, ni le Hezbollah, ni l'OLP, ni le Hamas ne doivent être soutenus en aucune circonstance." Cela démontre que la perspective prolétarienne vit et s'affirme toujours, non seulement à travers le développement des luttes de la classe ouvrière partout dans le monde : en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine, en Inde ou au Bengla Desh, mais aussi à travers l'apparition dans différents pays de petits groupes et d'éléments politisés cherchant à défendre les positions internationalistes qui sont la marque distinctive de la politique prolétarienne.

La guerre au Liban l'été dernier aura constitué une nouvelle étape vers une mise à feu et à sang de tout le Moyen-Orient et vers l'enfoncement de la planète dans un chaos de plus en plus incontrôlable, une guerre à laquelle toutes les puissances impérialistes auront contribué, des plus grandes aux plus petites, au sein de la "prétendue communauté internationale". 7000 frappes aériennes rien que sur le territoire libanais sans compter les innombrables tirs de roquettes sur le Nord d'Israël, plus de 1200 morts au Liban et en Israël (dont plus de 300 enfants de moins de 12 ans), près de 5000 blessés, un million de civils qui ont dû fuir les bombes ou les zones de combat. D'autres, trop pauvres pour fuir, qui se terrent comme ils peuvent, la peur au ventre… Des quartiers, des villages réduits à l'état de ruines, des hôpitaux débordés et pleins à craquer : tel est le bilan d'un mois de guerre au Liban et en Israël suite à l'offensive de Tsahal pour réduire l'emprise grandissante du Hezbollah, en réplique à une des nombreuses attaques meurtrières des milices islamistes au-delà de la frontière israélo-libanaise. Les destructions sont évaluées à 6 milliards d'euros, sans compter le coût militaire de la guerre elle-même.

C'est une véritable politique de la terre brûlée à laquelle s'est livré l'État israélien avec une brutalité, une sauvagerie et un acharnement incroyables contre les populations civiles des villages au Sud Liban, chassées sans ménagement de leurs terres, de leur maison, réduites à crever de faim, sans eau potable, exposées aux pires épidémies. Ce sont aussi 90 ponts et d'innombrables voies de communication systématiquement coupés (routes, autoroutes…), 3 centrales électriques et des milliers d'habitations détruites, une pollution envahissante, des bombardements incessants. Le gouvernement israélien et son armée n'ont cessé de proclamer leur volonté "d'épargner les civils" et des massacres comme ceux de Canaa ont été qualifiés "d'accidents regrettables" (comme les fameux "dommages collatéraux" dans les guerres du Golfe et dans les Balkans). Or, c'est dans cette population civile que l'on dénombre le plus de victimes, et de loin : 90% des tués !

Quant au Hezbollah, bien qu'avec des moyens plus limités donc moins spectaculaires, il a pratiqué exactement la même politique meurtrière et sanguinaire de bombardement à tort et à travers, ses missiles s'attaquant à la population civile et aux villes du nord d'Israël (75% des tués faisant même partie des populations arabes qu'il prétendait protéger).

Ce sont tous des fauteurs de guerre

L'impasse de la situation au Moyen-Orient s'était déjà concrétisée avec l'arrivée au pouvoir du Hamas dans les territoires palestiniens (que l'intransigeance du gouvernement israélien aura contribué à provoquer en "radicalisant" une majorité de la population palestinienne) et le déchirement ouvert entre les fractions de la bourgeoisie palestinienne, principalement entre le Fatah et le Hamas, interdisant désormais toute solution négociée. Devant cette impasse, la réaction d'Israël a été celle qui, dans le monde d'aujourd'hui, a de plus en plus les faveurs de tous les États : la fuite en avant. Afin de réaffirmer son autorité, Israël s'est retournée de l'autre côté dans le but de stopper l’influence croissante du Hezbollah au Sud Liban, aidé, financé et armé par le régime iranien. Le prétexte invoqué par Israël pour déclencher la guerre a été d'obtenir la libération de deux soldats israéliens faits prisonniers par le Hezbollah : quatre mois après leur enlèvement, ils sont toujours prisonniers des milices chiites. L'autre motif invoqué était de "neutraliser" et désarmer le Hezbollah dont les attaques et les incursions sur le sol israélien depuis le Sud Liban constitueraient une menace permanente pour la sécurité de l'État hébreu.

Au bout du compte, l'opération guerrière se solde par un cuisant revers, mettant brutalement fin au mythe de l'invincibilité, de l'invulnérabilité de l'armée israélienne. Civils et militaires au sein de la bourgeoisie israélienne se renvoient la responsabilité d'une guerre mal préparée. A l'inverse, le Hezbollah sort renforcé du conflit et a acquis une légitimité nouvelle, à travers sa résistance, aux yeux des populations arabes. Le Hezbollah, comme le Hamas, n'était au départ qu'une de ces innombrables milices islamiques qui se sont constituées contre l'État d'Israël. Il a surgi lors de l'offensive israélienne au Sud Liban en 1982. Grâce à sa composante chiite, il a prospéré en bénéficiant du copieux soutien financier du régime des ayatollahs et des mollahs iraniens. La Syrie l'a également utilisé en lui apportant un important soutien logistique ce qui lui a permis d'en faire une base arrière lorsqu'elle a été contrainte en 2005 de se retirer du Liban. Cette bande de tueurs sanguinaires a su en même temps tisser patiemment un puissant réseau de sergents recruteurs à travers la couverture d'une aide médicale, sanitaire et sociale, alimentée par de généreux fonds tirés de la manne pétrolière de l'État iranien. Ces fonds lui permettent même de financer les réparations des maisons détruites ou endommagées par les bombes et les roquettes afin d'enrôler la population civile dans ses rangs. On a notamment pu voir dans des reportages que cette "armée de l'ombre" était composée de nombreux gamins entre 10 et 15 ans servant de chair à canon dans ces sanglants règlements de compte.

La Syrie et l'Iran forment momentanément le bloc le plus homogène autour du Hamas ou du Hezbollah. En particulier, l'Iran affiche clairement ses ambitions de devenir la principale puissance impérialiste de la région. La détention de l'arme atomique lui assurerait en effet ce rôle. Et c'est justement une des grandes préoccupations de la puissance américaine puisque, depuis sa fondation en 1979, la "République islamique" a affiché une hostilité permanente aux États-Unis,

C'est donc avec le feu vert de cette puissance que s'est déclenchée l'offensive israélienne contre le Liban. Enlisés jusqu'au cou dans le bourbier de la guerre en Irak comme en Afghanistan, et après l'échec de leur "plan de paix" pour régler la question palestinienne, les États-Unis ne peuvent que constater l'échec patent de leur stratégie visant à instaurer une "Pax americana" au Proche et au Moyen-Orient. En particulier, la présence américaine en Irak depuis trois ans se traduit par un chaos sanglant, une véritable guerre civile effroyable entre factions rivales, des attentats quotidiens frappant aveuglément la population, au rythme de 80 à 100 morts par jour.

Dans ce contexte, il était hors de question pour les États-Unis d'intervenir eux-mêmes alors que leur objectif dans la région est de s'en prendre à ces États dénoncés comme "terroristes" et incarnation de "l'axe du mal", que constituent pour eux la Syrie et surtout l'Iran dont le Hezbollah a le soutien. L'offensive israélienne qui devait servir d'avertissement à ces deux États démontre la parfaite convergence d'intérêts entre la Maison Blanche et la bourgeoisie israélienne. C'est pourquoi l'échec d'Israël marque également un nouveau recul des États-Unis et la poursuite de l'affaiblissement du leadership américain.

Le cynisme et l'hypocrisie de toutes les grandes puissances

Le comble du cynisme et de l'hypocrisie est atteint par l'ONU qui pendant un mois qu'a duré la guerre au Liban n'a cessé de proclamer sa "volonté de paix" tout en affichant son "impuissance"[1] [226]. C'est un odieux mensonge. Ce "repaire de brigands" (suivant le terme employé par Lénine à propos de l'ancêtre de l'ONU, la Société des Nations) est le marigot où s'ébattent les plus monstrueux crocodiles de la planète. Les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité sont les plus grands États prédateurs de la terre :

- Les États-Unis dont l'hégémonie repose sur l'armada militaire la plus puissante du monde et dont les forfaits guerriers depuis la proclamation en 1990 d'une "ère de paix et de prospérité" par Bush Senior (les deux guerres du Golfe, l'intervention dans les Balkans, l'occupation de l'Irak, la guerre en Afghanistan…) parlent d'eux-mêmes.

- La Russie, responsable des pires atrocités lors de ses deux guerres en Tchétchénie, ayant mal digéré l'implosion de l'URSS et ruminant son désir de revanche, affiche aujourd'hui des prétentions impérialistes nouvelles en profitant de la position de faiblesse des États-Unis. C'est pour cela qu'elle joue la carte du soutien à l'Iran et plus discrètement celle du Hezbollah.

- La Chine, profitant de son influence économique grandissante, rêve d'accéder à de nouvelles zones d'influence hors de l'Asie du Sud-Est. Elle fait notamment les yeux doux à l'Iran, partenaire économique privilégié qui lui dispense sa manne pétrolière à un tarif particulièrement avantageux. Chacune de leur côté, ces deux dernières puissances n'ont cessé de chercher à saboter les résolutions de l'ONU dont elles étaient parties prenantes.

- La Grande-Bretagne a accompagné jusqu'ici les principales expéditions punitives des États-Unis pour la défense de ses propres intérêts. Elle entend reconquérir ainsi la zone d'influence dont elle disposait à travers son ancien protectorat dans cette région (Iran et Irak, notamment).

- La bourgeoisie française a gardé la nostalgie d'une époque où elle se partageait les zones d'influence au Moyen-Orient avec la Grande-Bretagne. C'est pourquoi elle s'est ralliée au plan américain sur le Liban, autour de la fameuse résolution 1201 de l'ONU, concoctant même le plan de redéploiement de la FINUL. C'est aussi pourquoi elle a accepté de porter son engagement au Sud Liban de 400 à 2 000 soldats au sein de la FINUL.

D'autres puissances sont également en lice comme l'Italie qui, en échange du plus gros contingent des forces de l'ONU, se verra confier après février 2006 le commandement suprême de la FINUL au Liban. Ainsi, quelques mois à peine après le retrait des troupes italiennes d'Irak, Prodi après avoir âprement critiqué l'engagement de l'équipe Berlusconi dans ce pays, ressert le même rata au Liban, confirmant les ambitions de l'Italie d'avoir son couvert sur la table des grands, au risque d'y laisser de nouvelles plumes. Cela démontre que toutes les puissances sont vautrées dans la guerre.

Le Moyen Orient offre aujourd'hui un concentré du caractère irrationnel de la guerre où chaque impérialisme s'engouffre de plus en plus pour défendre ses propres intérêts au prix d'une extension toujours plus large et plus sanglante des conflits, impliquant des États de plus en plus nombreux.

L'extension des zones d'affrontements sanglants dans le monde est une manifestation du caractère inéluctable de la barbarie guerrière du capitalisme. La guerre et le militarisme sont bel et bien devenus le mode de vie permanent du capitalisme décadent en pleine décomposition. C'est une des caractéristiques essentielles de l'impasse tragique d'un système qui n'a rien d'autre à offrir à l'humanité que de semer la misère et la mort.

La bourgeoisie américaine est dans une impasse

Le gendarme garant de la préservation de "l'ordre mondial" est lui-même aujourd'hui un puissant facteur actif d'accélération de chaos.

Comment est-il possible que la première armée du monde, dotée des moyens technologiques les plus modernes, des services de renseignements les plus puissants, d'armes sophistiquées capables de repérer et d'atteindre avec précision des cibles à des milliers de kilomètres de distance, se retrouve prise au piège d'un tel bourbier ? Comment se fait-il aussi que les États-Unis, pays le plus puissant du monde, soit dirigé par un demi abruti entouré d'une bande d'activistes peu conforme à l'image traditionnelle d'une "grande démocratie" bourgeoise responsable ? Il est vrai que Bush Junior qualifié par l'écrivain Norman Mailer de "pire président de l'histoire des États-Unis : ignorant, arrogant et totalement stupide" s'est entouré d'une équipe de "têtes pensantes" particulièrement "allumées" qui lui dictent sa politique : du vice-président Dick Cheney au secrétaire d'État à la Défense Donald Rumsfeld en passant par son gourou-manager Karl Rove et par le "théoricien" Paul Wolfowitz. Ce dernier dès le début des années 1990 se faisait le porte-parole le plus conséquent d'une "doctrine" qui énonçait clairement que "la mission politique et militaire essentielle de l'Amérique pour l'après-Guerre froide consistera à faire en sorte qu'aucune superpuissance rivale ne puisse émerger en Europe de l'Ouest, en Asie ou dans les territoires de l'ancienne Union soviétique". Cette "doctrine" a été rendue publique en mars 1992 quand la bourgeoisie américaine s'illusionnait encore sur le succès de sa stratégie, au lendemain de l'effondrement de l'URSS et de la réunification de l'Allemagne. Dans ce but, ces gens-là déclaraient il y a quelques années que pour mobiliser la nation et pour imposer au monde entier les valeurs démocratiques de l'Amérique et empêcher les rivalités impérialistes, "il faudrait un nouveau Pearl Harbor". Il faut rappeler que l'attaque de la base des forces navales américaines par le Japon en décembre 1941, qui avait fait 4500 morts ou blessés côté américain, avait permis l'entrée en guerre des États-Unis aux côtés des Alliés en faisant basculer une opinion publique jusque là largement réticente à cette entrée en guerre, alors que les plus hautes autorités politiques américaines étaient au courant du projet d'attaque et n'étaient pas intervenues. Depuis que Cheney et compagnie sont arrivés au pouvoir, grâce à la victoire de Bush junior en 2000, ils n'ont fait que mettre en œuvre la politique prévue : les attentats du 11 septembre leur ont servi de "nouveau Pearl Harbor" et c'est au nom de leur nouvelle croisade contre le terrorisme qu'ils ont pu justifier l'invasion de l'Afghanistan puis de l'Irak, en même temps que de nouveaux programmes militaires particulièrement coûteux, sans oublier un renforcement sans précédent du contrôle policier sur la population. Le fait que les États-Unis se donnent de tels dirigeants jouant le sort de la planète comme des apprentis sorciers obéit à la même logique du capitalisme décadent en crise qui a porté au pouvoir un Hitler en Allemagne dans une autre période. Ce n'est pas tel ou tel individu au sommet de l'État qui fait évoluer le capitalisme dans tel ou tel sens, c'est au contraire ce système en pleine déliquescence qui permet à tel ou tel individu représentatif de cette évolution et capable de la mettre en œuvre d'accéder au pouvoir. Cela exprime clairement l'impasse historique dans laquelle le capitalisme enfonce l'humanité.

Le bilan de cette politique est accablant : 3000 soldats morts depuis le début de la guerre en Irak il y a trois ans (dont plus de 2800 pour les troupes américaines), 655 000 Irakiens ont péri entre mars 2003 et juillet 2006 alors que les attentats meurtriers et les affrontements entre fractions chiites et sunnites n'ont fait depuis que s'intensifier. Ce sont 160 000 soldats d'occupation qui sont présents sur le sol irakien sous le haut commandement des États-Unis et qui se retrouvent incapables "d'assurer leur mission de maintien de l'ordre" dans un pays au bord de l'éclatement et de la guerre civile. Au nord, les milices chiites tentent d'imposer leur loi et multiplient les démonstrations de force, au sud, des activistes sunnites qui revendiquent fièrement leurs liens avec les talibans et Al Qaïda viennent d'autoproclamer une "république islamique" tandis qu'au milieu, dans la région de Bagdad, la population est exposée à des bandes de pillards, à des voitures piégées et la moindre sortie isolée des troupes américaines s'expose à tomber dans un guet-apens.

Les guerres en Irak et en Afghanistan engloutissent en outre des sommes colossales qui creusent toujours davantage le déficit budgétaire et précipitent les États-Unis dans un endettement faramineux. La situation en Afghanistan n'est pas moins catastrophique. La traque interminable contre Al Qaïda et la présence là aussi d'une armée d'occupation redonnent du crédit aux talibans chassés du pouvoir en 2002 mais qui, réarmés par l'Iran et plus discrètement par la Chine, multiplient les embuscades et les attentats. Les "démons terroristes" que sont Ben Laden ou le régime des talibans sont d'ailleurs l'un comme l'autre des "créatures" des États-Unis pour contrer l'ex-URSS à l'époque des blocs impérialistes après l'invasion des troupes russes en Afghanistan. Le premier est un ancien espion recruté par la CIA en 1979 qui, après avoir servi à Istanbul, d'intermédiaire financier d'un trafic d'armes de l'Arabie Saoudite et des États-Unis à destination du maquis afghan est devenu "naturellement", dès le début de l'intervention russe, l'intermédiaire des Américains pour répartir le financement de la résistance afghane. Les seconds ont été armés et financés par les États-Unis et leur accession au pouvoir s'est accomplie avec l'entière bénédiction de l'Oncle Sam.

Il est aussi patent que la grande croisade contre le terrorisme loin d'aboutir à son éradication n'a débouché au contraire que sur la démultiplication des actions terroristes et des attentats kamikazes où le seul objectif est de faire le plus de victimes possibles. Aujourd'hui, la Maison-Blanche reste impuissante face aux pieds de nez les plus humiliants que lui inflige l'État iranien. Cela donne d'ailleurs des ailes à des puissances de quatrième ou de cinquième ordre comme la Corée du Nord qui s'est permis de procéder le 8 octobre à un essai nucléaire qui en fait le 8e pays détenteur de l'arme atomique. Ce gigantesque défi vient mettre en péril l'équilibre de toute l'Asie du Sud-est et vient conforter à leur tour les aspirations de nouveaux prétendants à se doter de l'arme nucléaire. Elle vient ainsi justifier la remilitarisation et le réarmement rapide du Japon et son orientation vers la production d'armes nucléaires pour faire face à son voisin immédiat. Ce n'est pas le moindre danger qui vient illustrer "l'effet domino" de la fuite en avant dans le militarisme et le "chacun pour soi".

Il faut aussi évoquer la situation de chaos effroyable qui sévit au Moyen-Orient et en particulier dans la bande de Gaza. A la suite de la victoire électorale du Hamas fin janvier, l'aide internationale directe a été suspendue et le gouvernement israélien a organisé le blocus des transferts de fonds des recettes fiscales et douanières à l'Autorité palestinienne. 165 000 fonctionnaires ne sont plus payés depuis 7 mois mais leur colère ainsi que celle de toute une population dont 70% vit en dessous du seuil de pauvreté, avec un taux de chômage de 44%, est aisément récupérée dans les affrontements de rue qui opposent à nouveau régulièrement depuis le 1er octobre les milices du Hamas et celles du Fatah. Les tentatives de gouvernement d'union nationale avortent les unes après les autres. Alors même qu'elle se retirait du Sud Liban, Tsahal a réinvesti les zones frontalières avec l'Égypte à la limite de la bande de Gaza et a repris ses bombardements de missiles sur la ville de Rafah sous prétexte de traque aux activistes du Hamas. Pour ceux qui peuvent encore avoir du travail, les contrôles sont incessants. La population vit au milieu d'un climat de terreur et d'insécurité permanentes. Depuis le 25 juin, 300 morts ont été recensés dans ce territoire.

Le fiasco de la politique américaine est donc patent. C'est pourquoi on assiste à une large remise en cause de l'administration Bush, y compris dans son propre camp, celui des républicains. Les cérémonies de commémoration du 5e anniversaire du 11 septembre ont été l'occasion d'un tir nourri de critiques incendiaires dirigées contre Bush et relayées par les médias américains. Il y a cinq ans, le CCI s'était fait accuser d'avoir une vision machiavélique de l'histoire alors qu'il se contentait de démontrer l'hypothèse que la Maison-Blanche avait laissé se perpétrer les attentats en toute connaissance de cause afin de justifier les aventures militaires en préparation[2] [227]. Aujourd'hui, un nombre incroyable de livres, de documentaires, d'articles sur Internet non seulement remettent en cause la version officielle du 11 septembre mais une bonne partie d'entre eux avancent des théories beaucoup plus crues et dénoncent un complot et une manipulation concertée de l'équipe Bush. Dans la population elle-même, d'après les sondages les plus récents, plus d'un tiers des Américains et presque la moitié de la population new-yorkaise pensent qu'il y a eu manipulation des attentats, que le 11 septembre était un "inside job" (un travail de l'intérieur).

De même, alors que 60% de la population américaine pense que la guerre en Irak est une "mauvaise chose", une majeure partie d'entre elle ne croit plus à la thèse de la détention de potentiel nucléaire ni aux liens de Saddam avec Al Qaïda et juge qu'il s'agissait d'un prétexte pour justifier une intervention en Irak. Une demi-douzaine de livres récents (dont celui du journaliste-vedette Bob Woodward qui avait soulevé le scandale du Watergate à l'époque de Nixon) dresse des réquisitoires implacables pour dénoncer ce "mensonge" d'État et pour réclamer le retrait des troupes d'Irak. Cela ne signifie nullement que la politique militariste des États-Unis peut se saborder mais le gouvernement est contraint d'en tenir compte et d'étaler ses propres contradictions pour tenter de s'adapter.

La prétendue dernière "gaffe" de Bush admettant le parallèle avec la guerre au Vietnam est concomitante avec les "fuites"… orchestrées par les interviews accordées par James Baker lui-même. Le plan de l'ancien chef d'État-major de l'ère Reagan puis secrétaire d'État à l'époque de Bush père préconise l'ouverture du dialogue avec la Syrie et l'Iran et surtout un retrait partiel des troupes d'Irak. Cette tentative de parade limitée souligne le niveau d'affaiblissement de la bourgeoisie américaine pour qui le retrait pur est simple d'Irak serait le camouflet le plus cinglant de son histoire et qu'elle ne peut pas se permettre. Le parallèle avec le Vietnam est à vrai dire une sous-estimation trompeuse. A l'époque, le retrait des troupes du Vietnam avait permis aux États-Unis une réorientation stratégique bénéfique de ses alliances et d'attirer la Chine dans son propre camp contre l'ex-URSS. Aujourd'hui le retrait des troupes américaines d'Irak serait une pure capitulation sans aucune contrepartie et entraînerait un discrédit complet de la puissance américaine. Elle entraînerait en même temps l'éclatement du pays provoquant une aggravation considérable du chaos dans l'ensemble de la région. Ces contradictions sont des manifestations criantes de la crise et de l'affaiblissement du leadership américain et de l'avancée du "chacun pour soi" témoin du chaos grandissant dans les relations internationales. Et un changement de majorité au prochain Congrès lors des prochaines élections de "mi-mandat", et même l'élection éventuelle d'un président démocrate, dans deux ans, ne sauraient apporter d'autre "choix" qu'une fuite en avant dans des aventures militaires. L'équipe d'excités qui gouverne à Washington a fait la preuve d'un niveau d'incompétence rarement atteint par une administration américaine. Mais quelles que soient les équipes qui prendront la relève, elles ne pourront pas changer une donnée fondamentale : face à un système capitaliste qui s'enfonce dans sa crise mortelle, la classe dominante n'est pas capable d'apporter d'autre réponse que la fuite en avant dans la barbarie guerrière. Et la première bourgeoisie mondiale ne pourra que tenir son rang dans ce domaine.

La lutte de classe est la seule alternative à la barbarie capitaliste

Aux États-Unis, le poids du chauvinisme étalé partout au lendemain du 11 septembre a en grande partie disparu avec l'expérience du double fiasco de la lutte anti-terroriste et de l'enlisement de la guerre en Irak. Les campagnes de recrutement de l'armée peinent à trouver des candidats prêts à aller se faire trouer la peau en Irak tandis que les troupes sont gagnées par la démoralisation. Malgré les risques encourus, des milliers de désertions se produisent sur le terrain. On a enregistré que plus d'un millier de déserteurs se sont réfugiés au Canada.

Cette situation ne reflète pas que l'impasse de la bourgeoisie mais annonce une autre alternative. Le poids de plus en plus insupportable de la guerre et de la barbarie dans la société est une dimension indispensable de la prise de conscience par les prolétaires de la faillite irrémédiable du système capitaliste. La seule réponse que la classe ouvrière puisse opposer à la guerre impérialiste, la seule solidarité qu'elle puisse apporter à ses frères de classe exposés aux pires massacres, c'est de se mobiliser sur son terrain de classe contre ses propres exploiteurs. C'est de se battre et de développer ses luttes sur le terrain social contre sa propre bourgeoisie nationale. Et cela, la classe ouvrière a commencé de la faire dans la grève de solidarité qu'ont menée les employés de l'aéroport d'Heathrow en août 2005 en peine campagne anti-terroriste après les attentats de Londres, avec des ouvriers pakistanais licenciés par l'entreprise de restauration Gate Gourmet. Comme elle l'a fait à travers la mobilisation des futurs prolétaires contre le CPE en France ou les ouvriers de la métallurgie à Vigo en Espagne. Comme l'ont fait sur le sol américain les 18 000 mécaniciens de Boeing en septembre 2005 qui se sont opposés à la baisse du montant de leur retraite tout en refusant la discrimination des régimes entre jeunes et anciens ouvriers. Comme l'ont fait les ouvriers du métro et des transports publics dans une grève à New York à la veille de Noël 2005. Face à une attaque sur les retraites qui ne visait explicitement que ceux qui seraient embauchés dans le futur, ils ont ainsi affirmé leur prise de conscience que se battre pour l'avenir de leurs enfants faisait partie de leur combat. Ces luttes sont encore bien faibles et le chemin qui mènera à un affrontement décisif entre le prolétariat et la bourgeoisie est encore long et difficile, mais elles témoignent d'une reprise des combats de classe à l'échelle internationale. Elles  constituent la seule lueur d'espoir possible d'un futur différent, d'une alternative pour l'humanité à la barbarie capitaliste.

 

W (21 octobre)

 



[1] [228] Ce cynisme et cette hypocrisie se sont pleinement révélés sur le terrain, à travers un épisode des derniers jours de la guerre : un convoi composé d'une partie de la population d'un village libanais, avec nombre de femmes et d'enfants tentant de fuir la zone de combats est tombé en panne et a été pris sous la mitraille de Tsahal. Les membres du convoi ont alors cherché refuge auprès d'un camp de l'ONU tout proche. On leur a répondu qu'il était impossible de les abriter, qu'ils n'avaient aucun mandat pour cela. La plupart (58 d'entre eux) sont morts sous la mitraille de l'armée israélienne et sous les yeux passifs des forces de la FINUL (selon le témoignage au journal télévisé d'une mère de famille rescapée).

 

[2] [229] Lire notre article "Pearl Harbor 1941, les "Twin Towers" 2001, Le machaivélisme de la bourgeoisie [131]" dans la Revue internationale n° 108

 

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Hongrie 1956 : une insurrection prolétarienne contre le stalinisme

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Dans la nuit du 23 au 24 octobre 1956, les ouvriers de Budapest, suivis presque immédiatement par ceux de toute la Hongrie, excédés par les conditions d’exploitation infernales et la terreur imposées par le régime stalinien en place depuis 1948, se révoltèrent dans une insurrection armée embrasant le pays. En l’espace de 24 heures, la grève gagnait les principales villes industrielles et la classe ouvrière, organisée en conseils, prenait le contrôle du soulèvement.

Cette révolte, authentique, du prolétariat hongrois contre l’ordre capitaliste à la mode stalinienne (pesant avec la force d’une chape de plomb sur les ouvriers des pays de l’Est de l’Europe) est une réalité que la bourgeoisie, depuis maintenant 50 ans, n’a eu de cesse soit de dissimuler, soit (le plus souvent) de dénaturer. Dans sa version expurgée et falsifiée, la place et les actes déterminants du prolétariat sont minimisés au possible. Et, lorsqu’il faut en venir au rôle central des conseils ouvriers autant dire que ces derniers ne sont évoqués que du bout des lèvres, au détour d’une anecdote ou noyés dans un amoncellement de Comités, Conseils nationaux ou municipaux plus nationalistes les uns que les autres, quand ce n’est pas, au bout du compte, pour être jeté purement et simplement aux oubliettes.

Déjà en 1956, les mensonges les plus crapuleux circulaient à l’Est comme à l’Ouest. Selon le Kremlin, relayé par les Partis communistes d’Europe, les événements de Hongrie étaient une "insurrection fasciste" manipulée par les "impérialistes d’occident". Pour les staliniens de l’époque, outre la nécessité de préparer et trouver une justification à l’écrasement du prolétariat hongrois par les chars russes, il fallait maintenir, vis-à-vis des ouvriers de l’Ouest, l’illusion sur la prétendue nature "socialiste" du bloc soviétique et éviter à tout prix qu’ils ne reconnaissent dans le soulèvement de leurs frères hongrois la manifestation d’une lutte prolétarienne.

L’insurrection hongroise était donc transformée par les uns en "œuvre de bandes fascistes à la solde des Etats-Unis" tandis que pour les autres, la bourgeoisie des pays du bloc occidental, elle devenait une lutte pour "le triomphe de la démocratie", "de la liberté" et pour "l’indépendance nationale". Si ces deux mensonges sont complémentaires et se rejoignent pour dissimuler à la classe ouvrière sa propre histoire, c’est la version d’un combat patriotique où toute les classes se confondent dans un "élan populaire" pour la "victoire de la démocratie" qui deviendra (avec l’étalement au grand jour des crimes du stalinisme et plus encore après l’effondrement du bloc de l’Est) l’axe unique de la propagande bourgeoise.

Ainsi, la bourgeoisie, en commémorant tous les 10 ans l’écrasement de cette lutte, poursuit son entreprise entamée à l’origine des évènements dans le seul but d’empêcher la classe ouvrière de comprendre que l’insurrection hongroise ne fait que traduire sa propre nature révolutionnaire, sa capacité à affronter l’Etat et à s’organiser pour cela en conseils ouvriers. Cette nature révolutionnaire est d’autant plus manifeste qu’elle s’exprime en 1956, au cours du pire moment qui soit, celui de la contre-révolution, lorsqu’à l’échelle mondiale le prolétariat se trouve au plus bas de ses forces, laminé par la Seconde Guerre mondiale, muselé et contrôlé par les syndicats et leurs cousins de la police politique. Aussi, c’est la raison pour laquelle, dans ce contexte difficile, la révolte de 1956 ne pouvait en aucun cas se muer en une tentative consciente de la part du prolétariat de s’emparer du pouvoir politique et de bâtir une nouvelle société.

L'exploitation forcenée du stalinisme

Comme de coutume, la réalité est bien différente de ce qu’en présente la bourgeoisie. L’insurrection hongroise est, avant toute chose, une riposte prolétarienne à la féroce surexploitation qui se met en place dans les pays tombés sous la domination impérialiste de l’URSS après la Seconde Guerre mondiale.

Après les tourments de la guerre, les coups de bottes du régime fasciste de l’amiral Horthy[1] [232] puis ceux du gouvernement de transition  (1944-1948), c’est sous les bottes staliniennes que les ouvriers hongrois vont connaître une autre forme de descente aux enfers.

A la fin de la guerre, dans les territoires que l’on dit "libérés" de l’occupation nazie en Europe de l’Est, le "libérateur" soviétique a la ferme intention de prendre racine et de prolonger son empire jusqu’aux portes de l’Autriche. L’armée rouge (talonnée par la police politique russe, le NKVD) domine alors un espace qui s’étend de la Baltique aux Balkans. Dans toute cette région, les pillages, les viols et les déportations en masse vers les camps de travaux forcés figurent au menu sanglant de l’occupation soviétique et constituent un avant-goût de ce que sera bientôt l’installation définitive des régimes staliniens. En Hongrie, c’est à partir de 1948, lorsque l’hégémonie du Parti communiste sur l’appareil politique devient sans partage, que la stalinisation du pays se révèle être un fait acquis. Matyas Rakosi[2] [233], celui que l’on dit être le meilleur élève de Staline, entouré de sa bande d’assassins et de tortionnaires (à l’image du sinistre Gerö[3] [234]), devient la personnification même de tout l’édifice stalinien en Hongrie dont les principaux piliers seront (selon la recette bien connue) : terreur politique et exploitation sans limites de la classe ouvrière.

L'Union soviétique, vainqueur et occupant de l’Est de l’Europe, exige des pays vaincus et occupés, en particulier ceux ayant collaboré avec les puissances de l’Axe, comme ce fut le cas pour la Hongrie, le paiement de lourdes réparations. En fait, il ne s’agit que d’un prétexte visant à inféoder les systèmes de production des pays nouvellement satellisés et à les faire tourner à plein régime au profit exclusif des intérêts économiques et impérialistes de l’URSS. Un véritable système de vampirisation se met en place dès 1945-1946 avec, par exemple, le démontage de certaines usines et leur transfert (ouvriers compris) sur le sol russe.

Dans la même veine, il y a aussi l’instauration du COMECON, le marché "d’échange privilégié" de 1949 où les privilèges sont à sens unique. Ici, l’Etat russe peut écouler sa production en la vendant à des prix nettement supérieurs à ceux en usage sur le marché mondial. Inversement, il se procure chez ses satellites des produits à  prix dérisoires.

C’est donc toute l’économie hongroise qui se plie aux quatre volontés et aux plans de production de la maison mère russe, ce qu’illustre magistralement l’année 1953 et le déclenchement de la guerre de Corée où la Hongrie se voit contrainte par l’URSS de reconvertir la grande majorité de ses usines en fabriques d’armes. D’ailleurs, elle deviendra, à partir de cette date, le principal fournisseur en armement de l’Union soviétique.

Pour satisfaire les desiderata économiques et les impératifs militaires russes, la politique d’industrialisation hongroise va se faire à marche forcée et à vitesse accélérée. Les plans quinquennaux, notamment celui de 1950, assurent un bond de la production et de la productivité sans précédent. Mais, puisque les miracles ne tombent pas du ciel, dans la coulisse, sous les rouages de cette industrialisation galopante on trouve, sans surprise, l’exploitation effrénée de la classe ouvrière. La moindre parcelle de son énergie sera aspirée pour réaliser le plan de 1950-1954 donnant la priorité à l’industrie lourde liée à la production d’armement. Celle-ci sera multipliée par 5 à l’issue du plan.

Tout est mis en œuvre pour saigner aux quatre veines le prolétariat hongrois. Dans cet esprit, sera instauré et systématisé le salaire aux pièces, accompagné de quotas de production périodiquement révisés à la hausse. Le PC roumain disait à ce propos, avec une forte dose de cynisme, que "le travail aux pièces est un système révolutionnaire qui élimine l’inertie…tout le monde a la possibilité de travailler plus durement…", en réalité le système "élimine" surtout ceux qui refusent la "possibilité" de mourir à la tâche pour un salaire de misère.

Un peu comme le mythique Sisyphe condamné dans les Enfers à pousser sans relâche un rocher sur la pente d’une montagne, les Sisyphe hongrois étaient condamnés aux cadences de travail infernales et ininterrompues.

Dans la plupart des usines, à la fin de chaque mois, la direction s’apercevait fatalement du dangereux retard pris sur les prévisions inhumaines du plan. Le signal était alors donné pour la "grande ruée", l’explosion des cadences pareille à la "Stourmovtchina"[4] [235] endurée régulièrement par les ouvriers russes. Et des "Stourmovtchina" il y en avait non seulement à la fin de chaque mois, mais, de plus en plus, à la fin de chaque semaine. Au moment de la "grande ruée", les heures supplémentaires pleuvaient à verse, comme le nombre d’accidents du travail. Les hommes et les machines étaient alors poussés jusqu’à leur ultime limite.

Pour couronner le tout, il n’était pas rare que les ouvriers aient l’adorable surprise, à leur arrivée à l’usine, de découvrir la "lettre d’engagement" signée et envoyée en leur nom par…le syndicat. Déjà exténués, ils se retrouvaient avec, dans les pattes, "l’engagement solennel" d’augmenter la production (une fois de plus) en l’honneur de tel ou tel anniversaire ou fête. En fait, toutes les occasions étaient bonnes pour lancer ce type de journées de travail "volontaire"…et gratuit (cela va sans dire). De mars 1950 à février 1951, on compte jusqu’à 11 de ces journées : jour de la "libération", 1er mai, semaine de la Corée, anniversaire de Rakosi et autres prétextes propices aux réjouissances et aux heures supplémentaires non payées.

Pendant la période du 1er plan quinquennal, alors que la production était multipliée par 2, et la productivité  augmentée de 63%, le niveau de vie des ouvriers s’effondrait inexorablement. Sur 5 ans, de 1949 à 1954, le salaire net fut réduit de 20% et, au cours de l’année 1956, seulement 15% des familles vivaient au-dessus du minimum vital défini par les experts du régime eux-mêmes !

L’ère du stakhanovisme ne s’est évidemment pas invitée en Hongrie sur la base du volontariat et de l’amour de la "patrie socialiste". Il va de soi que la classe dominante l’a imposée avec toute la persuasion de la terreur, les menaces de représailles violentes et les très fortes sanctions en cas de non accomplissement des normes de production (atteignant chaque fois de nouveaux sommets).

La terreur stalinienne prendra alors tout son sens au sein des usines. C’est ainsi que le 9 janvier 1950, le gouvernement adopta un décret interdisant aux ouvriers de quitter leur lieu de travail sans permission. La discipline était stricte et les "infractions"  punies de lourdes amendes.

Cette terreur quotidienne impliquait nécessairement une infrastructure policière omniprésente. Police et syndicats se devaient d’être partout, à tel point qu’en certains endroits la situation virait carrément au burlesque. L’usine MOFEM de Magyarovar dont l’effectif avait triplé entre 1950 et 1956, , , dut recruter,  pour assurer le contrôle répressif de ses ouvriers, non pas trois fois plus mais dix fois plus de personnel de surveillance : permanents du syndicat, du parti et de la police intérieure de l’usine.

Les statuts donnés aux syndicats en 1950, par le régime, sont de ce point de vue sans équivoque : "…organiser et étendre l’émulation socialiste des travailleurs, combattre pour une meilleure organisation du travail, pour le renforcement de la discipline…et l’augmentation de la productivité".

Mais les amendes et les brimades n’étaient malheureusement pas les seules sanctions contre les "récalcitrants".

Le 6 décembre 1948, le ministre de l’industrie, Istvan Kossa, en visite dans la ville de Debrecen vociféra contre "…les travailleurs [qui] ont adopté une attitude terroriste envers les directeurs des industries nationalisées…". Dit autrement, ceux-ci ne se pliaient pas de "bon cœur" aux normes stakhanovistes ou tout simplement ne parvenaient pas à atteindre les quotas invraisemblables de production exigés. Dès lors, les ouvriers qui ne paraissaient pas assez "amoureux" de leur travail étaient régulièrement dénoncés comme "agents du capitalisme occidental", "fascistes" ou "escrocs".

Kossa ajouta lors de son discours que, s’ils ne changeaient pas d’"attitude", une période de travaux forcés pourrait les y aider. Et ce n’était pas une menace en l’air comme l’illustre ce cas, parmi tant d’autres, d’un ouvrier de l’usine de wagons de Györ accusé "d’escroquerie au salaire" et condamné en conséquence à une peine d’emprisonnement dans un camp d’internement. Le témoignage de Sandor Kopacsi, directeur des internements en 1949 et préfet de police de Budapest en 1956, est lui aussi édifiant : "D’après les données, je pus constater que les camps étaient peuplés d’ouvriers, de cultivateurs peu fortunés ; quelques personnes relevaient de classes hostiles au régime. La tâche [du directeur] était simple : il fallait prolonger, généralement de six mois le temps d’internement des détenus. […] Six mois d’internement ou six mois de prolongation. Ce n’était évidemment pas les "dix ans" et les "quinze ans" de rallonge, de rigueur dans les grandes terres de Sibérie…N’empêche que l’internement, c’était l’internement, et même avec le système de prolongation de "six mois en six mois", les condamnés ne retournaient pas à la vie civile, pas plus que ceux qui dégustaient de quinze à vingt-cinq ans dans le grand nord de la Sibérie."[5] [236]  En 1955, le nombre de détenus explose et il se trouve étrangement que la majorité d'entre eux sont de ces ouvriers "récalcitrants".

Sous le régime Rakosi, des dizaines de milliers de personnes disparaissaient sans laisser de traces…elles étaient en fait arrêtées et internées. On disait alors qu’un mal profond frappait la Hongrie : "le mal de la sonnette". Ce qui voulait dire que lorsqu’on sonnait le matin chez quelqu’un, on ne pouvait jamais savoir si c’était le laitier ou un agent de la police politique (AVH).

L’insurrection authentiquement prolétarienne d’octobre 1956

Malgré le règne de la terreur, la présence de l’Armée rouge et les tortures de l’AVH , la colère au sein du prolétariat était de plus en plus palpable, et ce dès 1948. Le ressentiment des ouvriers n’était plus très loin d’exploser dans la rue. Ils sentaient monter en eux le besoin irrépressible de se débarrasser de tout l’appareil hiérarchisé de la bureaucratie soviétique, depuis ceux qui se trouvent au sommet et prennent les décisions clés, concernant le niveau et les normes de production, jusqu’aux contremaîtres et autres surveillants qui, le chrono à la main, les pressaient pour qu’ils transforment les plans en produits finis.

Les ouvriers excédés étaient au bout du rouleau. Les conditions d’exploitation n’étaient plus tolérables, l’insurrection était en train de couver.

Ce que l’URSS a mis en place en Hongrie était bien entendu identique à ce qui pouvait se passer dans les autres Etats stalinisés du Bloc de l’Est. C’est pourquoi le mécontentement des ouvriers y fut tout aussi présent. Dès le début du mois de juin de l’année 1953, les ouvriers tchécoslovaques, à Pilsen, s’étaient affrontés à l’appareil d’Etat stalinien car ils refusaient de continuer à être payés sous la forme du fameux salaire aux pièces. Une quinzaine de jours plus tard, le 17 juin 1953, c’est à Berlin-Est qu’une grande grève, conduite par les ouvriers du bâtiment, éclate suite au relèvement général de 10% des normes de production et à une perte de salaire de l’ordre de 30%. Les ouvriers défilèrent dans la Stalin Allee au cris de "A bas la tyrannie des normes", "on est des travailleurs pas des esclaves". Des comités de grèves surgirent spontanément pour pousser à l’extension de la lutte et marchèrent vers l’autre secteur de la ville pour appeler les ouvriers de l’Ouest à se joindre à eux. Le célèbre mur n’étant pas encore construit, les alliés occidentaux décidèrent de boucler précipitamment leur secteur. Ce furent les chars russes stationnés en RDA (Allemagne de l’Est) qui mirent fin à cette grève. Voilà comment, à l’Est comme à l’Ouest, la bourgeoisie conjuguait ses forces, dans la plus parfaite des ententes, pour faire face à la réaction prolétarienne. Au même moment, d’autres manifestations et soulèvements ouvriers surgirent dans 7 villes polonaises. La loi martiale fut proclamée à Varsovie, Cracovie, en Silésie et, là encore, les chars russes durent intervenir pour réprimer l’agitation ouvrière. La Hongrie n’était pas en reste. Des grèves éclatèrent, d’abord dans le quartier ouvrier, le grand centre de production de fer et d’acier de Csepel à Budapest, pour s’étendre à d’autres villes industrielles comme Ozd et Diösgyör.

Le vent de révolte contre le stalinisme qui souffla sur les terres de l’Est devait justement trouver son point d’orgue dans l’insurrection hongroise d’octobre 1956.

Le climat d’agitation qui traverse la Hongrie inquiète évidemment au plus haut point le Kremlin. Pour tenter de relâcher la pression de cette chaudière surchauffée, Moscou décide d’écarter temporairement du pouvoir celui qui incarne la terreur du régime, Matyas Rakosi, en le démettant en juin 1953 de son poste de premier ministre.  Revenu au pouvoir en 1955, il en est à nouveau limogé en juillet 1956. Mais rien n’y fait, la tension accumulée est trop importante et les conditions de vie sont inchangées ; la chaudière est prête à exploser.

Dans cette ambiance pré-insurrectionnelle, propice au renversement du régime en place, les fractions nationalistes de la bourgeoisie hongroise comprennent vite qu’elles ont une carte à jouer pour se débarrasser de leur vassalité à l’égard de Moscou, ou du moins pour desserrer leurs colliers et rallonger leurs laisses. La soviétisation à marche forcée de l’Etat hongrois, la prise de pouvoir totale et sans partage par les hommes du Kremlin soutenus par les chars de l’armée rouge, une industrie intégralement mise au service des intérêts économiques et impérialistes de l’URSS…c’en est trop pour la bourgeoisie nationale qui attend son heure pour chasser l’occupant. Les aspirations d’indépendance nationale sont très présentes, y compris chez certains staliniens hongrois, les "communistes nationaux", appelant de leurs vœux une "voie hongroise du socialisme" à l’image de bon nombre d’intellectuels. Ils feront d’Imre Nagy[6] [237] leur champion, le "héros" de l’insurrection d’octobre. De même, la soviétisation de l’armée n’avait pu se faire sans concessions à l’égard du nationalisme des anciens officiers. L’alliance avec l’URSS, pour eux, ne correspondait pas aux exigences de l’intérêt national qui s’orientait plus traditionnellement vers l’Ouest. Avec le soulèvement d’octobre, l’armée elle aussi entrevoit la possibilité de se dégager des entraves staliniennes. C’est pourquoi, elle participera en partie aux combats de rue. Cet élan de résistance patriotique sera incarné par le général Pal Maleter et les troupes de la caserne Kilian de Budapest. Ce sont ces fractions de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie qui empoisonneront l’atmosphère de révolte ouvrière avec leur propagande nationaliste. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si, jusqu’à aujourd’hui, la classe dominante a cherché à faire de Nagy et de Maleter des personnages mythiques des événements de 1956. En ne retenant que ces "icônes" bourgeoises, elle accrédite le mensonge d’une "révolution de libération démocratique et nationale".

Voilà pourquoi, depuis le limogeage de Rakosi en juillet, le climat d’agitation est entretenu par la pression des éléments petits bourgeois, les intellectuels nationalistes de l’Union des Ecrivains et les étudiants du Cercle Petofi. Ces derniers organiseront, le 23 octobre, une manifestation pacifique à Budapest à laquelle de nombreux ouvriers vont se joindre. Arrivés au pied de la statue du général Bem, une résolution de l’Union des Ecrivains est lue, exprimant les soit disant aspirations indépendantistes du "peuple hongrois".

Voici ce qui pour la bourgeoisie fut la quintessence de l’insurrection hongroise… un rassemblement d’étudiants et d’intellectuels luttant pour la libération de la nation du joug moscovite. Depuis 50 ans, la classe dominante jette ainsi le voile sur le principal acteur du soulèvement, la classe ouvrière et sa motivation qui, bien loin de la résistance nationale et de l’amour de la patrie, cherchait avant tout à résister aux terribles conditions de vie qui lui étaient imposées.

A l’heure des sorties d’usines, la manifestation est rejointe massivement par les ouvriers de Budapest. Alors que le rassemblement est officiellement terminé, les ouvriers ne se dispersent pas, bien au contraire. Plutôt que de rester sur leur faim, ils convergent à la fois vers la place du Parlement et la statue de Staline qu’ils commencent à détruire à coup de masse et de chalumeau. Puis, la marée humaine se dirige du côté de la Maison de la radio pour protester contre une allocution du 1er ministre Gerö qui accusait les manifestants de n’être qu’une "bande d’aventuriers nationalistes visant à briser le pouvoir de la classe ouvrière". C’est là que la police politique (AVH) ouvre le feu sur la foule et que le mouvement de protestation bascule dans l’insurrection armée. Les intellectuels nationalistes, à l’initiative de la manifestation, étaient à ce point dépassés par la tournure des évènements que, de l’aveu même du secrétaire du Cercle Petofi, Balazs Nagy, ils "freinaient le mouvement plutôt qu’ils ne l’impulsaient".

En 24 heures, la grève générale, forte de 4 millions d’ouvriers, s’installe dans toute la Hongrie. Dans les grands centres industriels des conseils ouvriers surgissent spontanément ; c’est de cette façon que la classe ouvrière s’organise et prend le contrôle de l’insurrection.

Les prolétaires constituent sans conteste l’épine dorsale du mouvement et le démontrent par une combativité et une détermination à toute épreuve. Ils s’arment et dressent partout des barricades, se battent à chaque coin de rue de la capitale à armes inégales contre l’AVH et les chars russes. En effet, les AVH sont très vite débordés par les événements et le tout nouveau gouvernement, formé dans l’urgence et conduit par le "progressiste" Imre Nagy, en appelle, sans l’ombre d’une hésitation, à l’intervention des chars soviétique afin de protéger le régime de la colère ouvrière. Ce dirigeant n’aura alors de cesse d’en appeler à la restauration de l’ordre et à la "soumission des insurgés". Plus tard, ce champion de la démocratie affirmera que l’intervention des forces soviétique "a été nécessaire dans l’intérêt de la discipline socialiste".

Les tanks font leur entrée dans Budapest le 24 octobre vers 2h du matin et c’est dans les banlieues ouvrières que les blindés se heurtent aux premières barricades. L’usine de Csepel avec ses milliers de métallos va offrir la plus opiniâtre des résistances : fusils désuets et cocktails Molotov contre divisions de blindés russes.

Nagy, le candidat légitime de toutes les aspirations nationalistes, est incapable de ramener le calme. Il n’obtiendra jamais la confiance et le désarmement des ouvriers parce que, contrairement aux intellectuels et à une partie de l’armée hongroise, les travailleurs ne luttaient pas pour "la délivrance nationale", bien qu’ils aient pu être contaminés par la propagande et les chants patriotiques ambiants, mais fondamentalement se révoltaient contre la terreur et l’exploitation.

Le 4 novembre, au même instant où Moscou remplace Nagy par Janos Kadar, 6000 tanks soviétiques fondent sur la capitale pour une seconde charge afin de mettre un terme définitif au soulèvement. C’est la raison pour laquelle tout le poids de l’assaut se portera sur les banlieues ouvrières : Csepel la rouge, Ujpest, Kobanya, Dunapentele. Malgré un ennemi 100 fois supérieur en hommes et en matériel, les ouvriers continuent à se battre et résistent comme des lions.

 "A Csepel, les ouvriers sont  résolus à combattre. Le 7 novembre, un barrage d’artillerie y est déclenché appuyé par un bombardement aérien. Le lendemain, un émissaire soviétique vient demander aux ouvriers de se rendre. Ils refusent et le combat continue. Le jour suivant, un autre officier lança une dernière sommation : s’ils ne rendaient pas les armes, il n’y aurait pas de quartier. Une fois de plus, les insurgés refusèrent de se soumettre. Les tirs d’artillerie devinrent de plus en plus intenses. Les forces soviétiques employèrent des mortiers lance-fusée qui causèrent de graves dégâts aux usines et aux immeubles avoisinants. Les munitions épuisées, les ouvriers arrêtent le combat". (Budapest, l’insurrection, François Fejtö.)

Seuls la faim et le manque de munition semblaient pouvoir mettre un terme aux combats et à la résistance ouvrière.

Les quartiers ouvriers en sortirent entièrement rasés et certaines estimations font état de plusieurs dizaines de milliers de morts. Pourtant, malgré ces massacres, la grève se prolongea durant quelques semaines. Même quand celle-ci se termina, des actes de résistance continuèrent à se manifester sporadiquement jusqu’en janvier 1957.

L'organisation en conseils ouvriers ressurgit

Le courage, la révolte contre la misère, le ras le bol face aux conditions d’exploitation et à la terreur stalinienne sont des éléments de taille pour expliquer cette résistance pugnace des ouvriers hongrois mais il faut y ajouter  un autre facteur de poids ; le fait que cette révolte fut organisée au moyen de conseils ouvriers.

A Budapest, comme en province, l’insurrection s’est immédiatement traduite par la constitution de conseils. Pour la première fois depuis presque 40 ans, les ouvriers de Hongrie dans leur lutte contre la bureaucratie stalinienne ont retrouvé spontanément les formes de l’organisation et du pouvoir prolétarien que leurs pères avaient fait surgir pour la première fois en Russie au cours de la Révolution de 1905 ainsi que lors de la vague révolutionnaire partie de Petrograd en 1917 pour atteindre Budapest en 1919 avec sa brève République des conseils. Dès le 25 octobre 1956, les villes de Dunapentele, Szolnok (grand nœud ferroviaire du pays), Pécs (dans les mines du Sud-Ouest), Debrecen, Szeged, Miscolk, Györ, sont dirigées par des conseils ouvriers qui organisent l’armement des insurgés, le ravitaillement et présentent les revendications économiques et politiques.

C’est par ce biais que fut conduite avec maîtrise la grève dans les principaux centres industriels de la Hongrie. Des secteurs aussi fondamentaux pour la mobilité du prolétariat que les transports, aussi vitaux que les hôpitaux et l’énergie électrique continuaient dans bien des cas à travailler sur ordre des conseils. De même concernant l’insurrection, les conseils formaient et contrôlaient les milices ouvrières, distribuaient l’armement (sous contrôle des ouvriers des arsenaux), et exigeaient la dissolution de certains organismes émanant du régime.

Très tôt, le 25 octobre, le conseil de Miscolk lance un appel aux conseils ouvriers de toutes les villes pour "coordonner leurs efforts en vue de créer un seul et unique mouvement" ; sa concrétisation sera beaucoup plus lente et chaotique. Après le 4 novembre, s’amorce une tentative pour coordonner sur le plan des arrondissements l’activité des conseils de Csepel. Dans les 13e et 14e arrondissements un premier conseil ouvrier d’arrondissement se met en place. Plus tard, le 13 novembre, le conseil d’Ujpest impulse la création d’un puissant conseil pour toute la capitale, c’est la naissance du Conseil Central du Grand Budapest. Premier pas, tardif,  vers une autorité unifiée de la classe ouvrière.

Cependant, pour les ouvriers hongrois, le rôle politique des conseils, pourtant au cœur de cet organe voué à la prise de pouvoir, n’était qu’un pis-aller, une fonction que la situation imposait faute de mieux, en attendant que les "spécialistes", les "experts de la politique" se ressaisissent et prennent les rênes du pouvoir : "Personne ne suggère que les conseils ouvriers eux-mêmes pourraient être la représentation politique des ouvriers. Certes…le conseil ouvrier devait remplir certaines fonctions politique, car il s’opposait à un régime et les ouvriers n’avait pas d’autres représentations mais dans l’esprit des travailleurs c’était à titre provisoire." (Témoignage de Ferenc Töke, vice-président  du Conseil central du Grand Budapest).

Les limites du mouvement et des conseils

Nous touchons ici une des limites majeures du soulèvement : le faible niveau de conscience du prolétariat hongrois qui, sans perspective révolutionnaire ni l’appui des ouvriers de tous les pays, ne pouvait faire de miracle. En effet, les événements de Hongrie se déroulaient à contre-courant, dans une sinistre période, celle de la contre-révolution pesant sur la classe ouvrière à l’Est comme à l’Ouest.

Il est vrai que les ouvriers ont constitué le moteur de l’insurrection contre le gouvernement soutenu par les tanks russes. Mais, si ce mouvement trouve son sens prolétarien dans la résistance farouche à l’exploitation, il est faux d’identifier la gigantesque combativité  des ouvriers hongrois à une claire manifestation de la conscience révolutionnaire. L’insurrection ouvrière de 1956 marque inévitablement un  recul du niveau de conscience des prolétaires par rapport à ce qu’il fut lors de la vague révolutionnaire de 1917-1923. Alors que les conseils ouvriers à la fin de la Première Guerre mondiale se présentent comme des organes politiques de la classe ouvrière, expression de sa dictature, les conseils de 1956 à aucun moment ne remettent en cause l’Etat. Si le conseil ouvrier de Miscolk proclame le 29 octobre "la suppression de l’AVH" (associée plus facilement à la terreur du régime)  il ajoute dans la foulée que "Le gouvernement ne devra s’appuyer que sur deux forces armées, l’armée nationale et la police ordinaire." Non seulement l’Etat capitaliste n’est pas menacé dans son existence mais ses deux principales lignes de défense armée sont préservées.

A contrario, les conseils de 1919 qui avaient une compréhension claire du but historique de leur lutte, posèrent d’emblée la nécessité de dissoudre l’armée. A l’époque, les usines de Csepel, en même temps qu’elles créaient leurs conseils, prirent pour mot d’ordre :

"- abattre la bourgeoisie et ses institutions

- vive la dictature du prolétariat

- mobilisation pour la défense des acquis révolutionnaires par l’armement du peuple."

En 1956, les conseils iront jusqu’à se saborder eux-mêmes en se définissant comme de simples organes de gestion économique des usines : "Notre intention n’était pas de prétendre à un rôle politique. Nous pensions généralement que, de même qu’il fallait des spécialistes à la direction de l’économie, de même la direction politique devait être assumée par des experts." (Ferenc Töke). Parfois ils  s’identifient même à une sorte de comité d’entreprise : "L’usine appartient aux ouvriers, ceux ci paient à l’Etat l’impôt calculé sur la base de la production de dividendes fixés selon les bénéfices…le conseil ouvrier tranche en cas de conflit l’embauche et le licenciement de tous les travailleurs" (résolution du Conseil du Grand Budapest)

Dans cette période sombre des années 1950, le prolétariat international est exsangue. Les appels du conseils de Budapest aux "travailleurs du reste du monde" pour des "grèves de solidarité" restent lettre morte. Et, à l’image de leurs frères de classe  des autres pays, les ouvriers hongrois (malgré leur courage) ont une conscience très affaiblie. Dans ce contexte, les conseils surgissent instinctivement mais leur vocation, la prise de pouvoir, reste inévitablement absente. "La forme sans le contenu", les conseils de 1956 ne peuvent être compris que comme des conseils "inachevés" ou au mieux des ébauches de conseils.

Il est d’autant plus facile dès lors pour les officiers hongrois et les intellectuels d’enfermer les ouvriers dans la prison des idées nationalistes et pour les chars russes de les massacrer.

Si les conseils n’étaient pas considérés par les ouvriers comme des organes politiques, Kadar, le haut commandement russe et les grandes démocraties occidentales les considéraient, pour leur part et d’après leur expérience, comme des organes hautement politiques. En effet, malgré toutes les faiblesses de la classe ouvrière liées à la période, l’écrasement du prolétariat hongrois fut à la mesure de la crainte permanente qu’inspire à la bourgeoisie toute expression de la lutte prolétarienne.

Dès le début, quand Nagy parle de désarmer la classe ouvrière, il pense bien sûr aux sulfateuses mais aussi, et surtout, aux conseils. Et, lorsque Janos Kadar reprend le pouvoir en novembre, il exprime exactement la même préoccupation : les conseils doivent "être repris en mains et purgés des démagogues qui n’ont rien à y faire."

Ainsi, dès l’apparition des conseils, les syndicats à la solde du régime vont se lancer dans le travail qu’ils connaissent le mieux : le sabotage. Quand le Conseil National des Syndicats (CNS) "propose aux ouvriers et aux employés de commencer… à élire des conseils ouvriers dans les fabriques, les usines, les mines et dans tous les lieux de travail…" ce n’est que pour mieux en prendre le contrôle, renforcer leur tendance au confinement  dans les tâches économiques, les empêcher de poser la question de la prise de pouvoir et les intégrer à l’appareil d’Etat. "Le conseil d’ouvriers sera responsable de sa gestion devant tous les travailleurs, et devant l’Etat… [les conseils] ont, dans l’immédiat, la tâche essentielle d’assurer la reprise du travail, de rétablir et de garantir l’ordre et la discipline." (Déclaration du présidium du CNS, le 27 octobre).

Fort heureusement, les syndicats, désignés sous le règne de Rakosi, n’ont que très peu de crédibilité auprès des ouvriers, comme le prouve cette rectification faite par le Conseil du Grand Budapest le 27 novembre : "Les syndicats essaient actuellement de présenter les conseils ouvriers comme s’ils furent constitués grâce à la lutte des syndicats. Il est superflu de préciser que c’est là une affirmation gratuite. Seuls les ouvriers ont combattu pour la création des conseils ouvriers et la lutte de ces conseils a été dans bien des cas entravée par les syndicats qui se sont gardés de les aider."

La bourgeoisie stalinienne déchaîne la répression avec la complicité de la bourgeoisie démocratique

Le 6 décembre, les arrestations des membres des conseils commencent (prélude à d’autres plus massives et sanglantes). Plusieurs usines sont encerclées par les troupes russes et les AVH. Dans l’île de Csepel, des centaines d’ouvriers rassemblent le peu de forces qui leur reste et livrent une dernière bataille pour empêcher la police de pénétrer dans les usines et de procéder aux arrestations. Le 15 décembre, la peine de mort pour fait de grève est mise en application par des tribunaux d’exception autorisés à exécuter sur place les ouvriers reconnus "coupables". Des guirlandes de pendus décorent les ponts du Danube.

 Le 26 décembre, Gyorgy Marosan, social-démocrate et ministre de Kadar déclare que, si cela s’avère nécessaire, le gouvernement mettra à mort 10 000 personnes  pour prouver que c’est lui le vrai gouvernement et non les conseils.

 Avec la répression kadariste, c’est l’acharnement du Kremlin  à écraser la classe ouvrière qui s’affiche. Pour Moscou, il faut certe mettre au pas les satellites et leurs velléités indépendantistes mais, bien avant cela, il s’agit d’éradiquer le spectre de la menace prolétarienne et son symbole, le conseil d’ouvriers. C’est pour cette raison que les Tito, Mao et  les staliniens du monde entier ont accordés un soutien inconditionnel à la ligne du Kremlin.

Le bloc des grandes démocraties lui même donnera son blanc seing à la répression. L’ambassadeur américain à Moscou, Charles Bohlen, raconte dans ses mémoires que, le 29 octobre 1956, il avait été chargé par le secrétaire d’Etat John Foster Dulles de transmettre un message urgent aux dirigeants soviétiques Khroutchev, Joukov et Boulgamine. Dulles faisait dire aux dirigeants de l’URSS que les Etats-Unis ne considèraient pas la Hongrie ou quelque autre satellite que ce soit comme un allié militaire possible. Autrement dit, "messieurs vous êtes maîtres chez vous, à vous de faire le ménage".

Contrairement à tous les mensonges que la bourgeoisie n’a cessé de déverser sur l’insurrection de 1956 en Hongrie, c’est bien un combat ouvrier contre l’exploitation capitaliste qui y fut engagé. Certes, la période n’était pas propice. L’ensemble de la classe ouvrière n’avait plus le visage tourné vers la perspective d’une vague révolutionnaire internationale comme celle de 1917-1923 qui a vu fleurir l’éphémère République hongroise des Conseils en mars 1919. De ce fait, les ouvriers hongrois ne pouvaient clairement poser la nécessité de détruire le capitalisme et de prendre le pouvoir, ce qui explique d’autant mieux leurs incompréhensions quant à la nature hautement politique et subversive des conseils qu’ils avaient fait surgir au cours de leur lutte. Et pourtant, c’est bien la nature révolutionnaire du prolétariat lui-même qui venait d’être courageusement réaffirmée à travers la révolte des ouvriers hongrois et leur organisation en conseil ; la réaffirmation du rôle historique du prolétariat tel que l’avait formulé Tibor Szamuelly[7] [238] en 1919 : "Notre but et notre tâche c’est l’anéantissement du capitalisme".

 

Jude, 28 juillet.



[1] [239] Ancien chef militaire de Hongrie et dictateur (régent à vie) de 1920 à 1944.

[2] [240] Secrétaire général du Parti communiste de Hongrie (KPU) et premier ministre de Hongrie à partir de 1952.

[3] [241] Dirigeant du NKVD en Espagne, Enrö Gerö organise en Juillet 1937 le rapt et l’assassinat d’Erwin Wolf, proche collaborateur de Trotsky. Il revient en Hongrie dès 1945 pour continuer son office de boucher stalinien en tant que secrétaire général du Parti communiste hongrois.

[4] [242] Mot russe qui désigne le même phénomène do forçage des cadences à l'extrême.

[5] [243] Sandor Kopacsi, Au nom de la classe ouvrière.

[6] [244] Le 13 juin 1953, dans le cadre de la déstalinisation, il remplaça Mátyás Rákosi comme ministre président. Quand il préconisa l'idée d'un "socialisme national et humain", la lutte pour le pouvoir recommença à l'intérieur du Parti et ce fut le groupe stalinien de son prédécesseur Rákosi qui l'emporta. Imre Nagy fut relevé de ses fonctions le 14 avril 1955 par la direction du Parti communiste hongrois et fut quelques mois plus tard exclu du parti

[7] [245] Figure de proue du mouvement ouvrier hongrois, Tibor Szamuelly est l’ardent défenseur de la création d’un Parti Communiste Unitaire, regroupant marxistes et anarchistes, qui verra finalement le jour en novembre 1918 avec pour programme la dictature du prolétariat. Défenseur acharné de la révolution en Hongrie, il sera exécuté par les forces contre-révolutionnaires en août 1919.

Géographique: 

  • Hongrie [246]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Stalinisme, le bloc de l'est [247]

Réponse à la CWO: La guerre dans la phase de décadence du capitalisme

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Notre organisation a entrepris d'écrire une série d'articles à propos du concept marxiste de décadence d'un mode de production et plus particulièrement concernant la décadence du mode de production capitaliste. Cette série s'imposait afin de réaffirmer et développer le cœur de l'analyse marxiste de l'évolution des sociétés humaines qui fonde la possibilité et la nécessité du communisme. En effet, seule cette analyse permet d'offrir un cadre intégrant en un tout cohérent l'ensemble des phénomènes qui traversent la vie du capitalisme depuis l'éclatement de la Première Guerre mondiale. Cette série était également rendue nécessaire par les tergiversations et les critiques envers ce cadre d'analyse, voire même à son abandon, de la part de différents groupes et éléments révolutionnaires.

Cette série a débuté dans le n°118 [248] de cette revue avec un premier article illustrant la place centrale qu'occupe la théorie de la décadence dans l'œuvre des fondateurs du marxisme. Ensuite, dans la mesure où la confrontation des positions divergentes au sein du milieu révolutionnaire ‑ en vue de leur clarification ‑ constitue pour nous une priorité, nous avons intercalé deux articles polémiques (Revue internationale n°119 [249] et 120 [250]) pour réagir vigoureusement à l'abandon à peine voilé de ce concept fondamental du marxisme de la part du BIPR[1] [251]. Enfin, nous avons poursuivi notre série en examinant aussi la place centrale qu'à occupé ce concept dans les organisations du mouvement ouvrier du temps de Marx jusqu'à la 3e Internationale (Revue internationale n°121 [252]) ainsi que dans les positions politiques de cette dernière au cours de ses deux premiers congrès (Revue internationale n°123 [253]). Avant de poursuivre dans un prochain numéro avec la discussion sur la décadence du capitalisme qui s'est tenue au cours du Troisième Congrès de l'Internationale Communiste, nous intercalons à nouveau ici une polémique avec le BIPR à propos d'un article sur "Le rôle économique de la guerre dans la phase de décadence du capitalisme" écrit par la CWO et paru dans le numéro 37 de sa publication Revolutionary Perspectives (novembre 2005).

Dans cet article, la CWO tente de démontrer qu'il existerait une rationalité économique à la guerre en ce sens que la prospérité qui lui fait suite serait "...basée sur l'accroissement du taux de profit causé par les effets économiques de la guerre" et donc que "les guerres mondiales sont devenues essentielles pour la survie du capitalisme depuis le début du 20e siècle et qu'elles ont remplacé les crises décennales du 19e siècle". Pour ce faire, elle base son analyse de la crise du capitalisme à partir de la seule loi de la baisse tendancielle du taux de profit mise en évidence par Marx. Toujours dans ce même article, la CWO nous accuse d'abandonner la méthode matérialiste en invoquant notre refus d'attribuer une rationalité économique aux guerres de la décadence du capitalisme ainsi que notre prétendue absence de méthode matérialiste qui présiderait à notre analyse de "la phase actuelle de décomposition du capitalisme".

Dans notre réponse nous nous proposons d'aborder successivement les cinq thèmes suivants :

(1) Nous montrerons en quoi le BIPR ne retient qu'une compréhension très partielle de l'analyse de Marx de la dynamique et des contradictions du mode de production capitaliste. Nous avons déjà amplement critiqué cette démarche[2] [254] héritée de Paul Mattick (1904-81)[3] [255], démarche qui rend la CWO incapable de saisir correctement les racines de la décadence du capitalisme, de ses crises et plus particulièrement de ses guerres multiples qui représentent une des expressions les plus significatives de la faillite de ce système. Nous nous proposons ici d'approfondir cette question en dégageant la divergence de fond entre l'analyse de la CWO et celle de Marx et d'expliciter plus amplement cette dernière.

(2) Nous montrerons qu'il n'existe pas de lien de causalité mécanique entre la crise économique et la guerre même si cette dernière est bien une expression en dernière instance de la faillite du mode de production capitaliste et de l'aggravation des contradictions économiques de ce dernier. Nous verrons en quoi la prospérité de l'après Seconde Guerre mondiale ne résulte pas des destructions subies au cours de celle-ci. Nous expliquerons pourquoi il est totalement abusif d'assimiler les guerres en décadence aux cycles décennaux des crises au 19e siècle et, enfin, nous montrerons en quoi la réelle mécanique économique de la guerre est à 180° des élucubrations toutes spéculatives de la CWO.

(3) Nous examinerons en quoi cette théorie de "la fonction économique des guerres pour la survie du capitalisme" ‑ telle que la présente la CWO ‑ n'a aucune tradition dans le mouvement ouvrier : en réalité, elle plonge ses véritables racines avec les analyses économistes du conseilliste Paul Mattick dans son livre Marx et Keynes (1969). Même s'il est vrai qu'une partie de la Gauche italienne n'a pas été dépourvue d'ambiguïtés sur cette question, elle n'a jamais analysé le rôle de la guerre comme le fait la CWO, à savoir : un véritable bain de jouvence permettant au taux de profit de se régénérer grâce aux destructions de la guerre[4] [256] !

(4) Nous réfuterons théoriquement et empiriquement toute idée de rationalité de la guerre dans la période de décadence du capitalisme. A ce propos, il est clair que depuis le début des années 80, nous avons renoué avec toute la tradition du mouvement ouvrier qui, comme nous le verrons, a toujours refusé d'attribuer une quelconque fonction économique aux guerres dans la décadence du capitalisme.

(5) Enfin, nous montrerons que la méthode d'analyse qui est à la base de l’idée de la nécessité économique de la guerre pour la survie du capitalisme procède d'un matérialisme vulgaire qui évacue complètement la lutte de classe dans la compréhension de l'évolution sociale. Cette abâtardissement du matérialisme historique empêche la CWO ne fusse que de comprendre l'origine de la phase de décomposition d'un mode de production tel que développé par Marx.

 

En conclusion, il apparaîtra clairement que, si la guerre interimpérialiste a occupé une place centrale au sein du mouvement ouvrier, ce n'est pas pour "son rôle économique dans la survie du capitalisme" comme le prétend le BIPR mais parce qu'elle a marqué l'ouverture de la phase de décadence du mode de production capitaliste ; parce qu'elle a posé un défi au mouvement ouvrier qui est à l'origine de sa fracture la plus importante sur la question de l'internationalisme prolétarien ; parce que, du fait des misères qu'elle a engendrées, elle a aiguillonné l'éclatement de la première vague révolutionnaire à l'échelle mondiale (1917‑23) ; parce qu'elle a politiquement mis à l'épreuve tous les groupes communistes rejetant le stalinisme au moment de la seconde guerre mondiale ; parce que les guerres impérialistes représentent une immense destruction de tout le patrimoine accumulé par l'humanité (ses forces productives, ses richesses historiques et culturelles, etc.) et notamment de sa principale composante : la classe ouvrière et ses avant-gardes. Bref, si la guerre a constitué une question importante au sein du mouvement ouvrier ce ne fut pas, ni essentiellement, ni primordialement, pour une raison économique mais avant tout pour des raisons politiques, sociales et impérialistes.



[1] [257] La CWO est, avec Battaglia Comunista (BC), l'un des deux co-fondateurs de BIPR (Bureau International pour le Parti Révolutionnaire). Dans la mesure où elles défendent la même position à propos de l'analyse de la guerre, notre article critiquera et citera indifféremment l'une ou l'autre de ces deux organisations.

 

[2] [258] Pour se faire une bonne idée de ces divergences, nous renvoyons le lecteur à nos articles dans les numéros suivants de notre Revue Internationale : n°12, "Quelques réponses du CCI au CWO [259]" ; n°13, "Marxisme et théories des crises [260]" ; n°16, "Théories économiques" ; n°19, "Sur l'impérialisme [261]" ; n°22, "Les théories des crises [262]" ; n°82, "La nature de la guerre impérialiste : réponse au BIPR [263]" ; n°83, "La conception du BIPR de la décadence et la question de la guerre [264]" ;  n°84, "Les théories de la crise historique du capitalisme : réponse au BIPR" ; n°121, "La descente aux enfers [265]".

 

[3] [266] Militant des Jeunesses spartakistes dès l'âge de 14 ans, il fut élu délégué au Conseil ouvrier des usines Siemens à Berlin pendant la période révolutionnaire. En 1920, il quitte le parti communiste (KPD) pour rejoindre le KAPD (le Parti Communiste Ouvrier d'Allemagne). En 1926 il émigre aux États-Unis avec d'autres camarades. Il participe aux IWW (Industrial Workers of the World) ‑ voir notre article dans la Revue Internationale n°124 ‑ pour ensuite rejoindre un petit parti d'orientation communiste de conseils qui publiera Living Marxism (1938-41) et New Essays (1942-43) et dont il était le rédacteur. Il a publié plusieurs ouvrages dont certains ont été traduits en plusieurs langues.

 

[4] [267] "La dévaluation du capital durant la guerre ainsi que ses destructions pures et simples créèrent une configuration pour le capital subsistant où la masse de profit disponible est à la disposition d'un capital constant nettement moindre. Dès lors, la profitabilité du capital subsistant s'en trouve accru. (...) On estime que, durant la Première Guerre mondiale, 35 % de la richesse accumulée par l'humanité fut détruite ou dilapidée en quelques années. (...) Ce fut sur la base de cette dévaluation de capital et de dévalorisation de la force de travail que le taux de profit se rétablit et c'est en s'appuyant sur cela que le rétablissement fut basé jusqu'en 1929. (...) La composition organique du capital américain a été réduite de 35 % durant la guerre et n'a retrouvé seulement son niveau de 1940 qu'au début des années 1960. Ceci est obtenu en grande partie par la dévalorisation du capital constant. (...) Ce fut cette augmentation du taux de profit dans la période d'après-guerre qui permit de démarrer une nouvelle phase d'accumulation. (...) La reprise générale était basée sur l'augmentation du taux de profit causé par les effets économiques de la guerre. Nous en déduisons que les guerres mondiales sont devenues indispensables pour la survie du capitalisme depuis le début du 20e siècle...".

 

Courants politiques: 

  • Communist Workers Organisation [268]

Questions théoriques: 

  • Décadence [269]
  • Guerre [148]

Les contradictions fondamentales du capitalisme

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La divergence essentielle entre l'analyse de Marx et celle de la CWO

S'inspirant des théories développées par le conseilliste Paul Mattick, la CWO défend une vision mono-causale et très partielle de la dynamique du capitalisme en s'appuyant exclusivement sur "la loi de la baisse tendancielle du taux de profit" mise en évidence par Marx dans Le Capital. Cette loi serait à la base, aussi bien des crises économiques que de l'avènement de la décadence ou des guerres multiples de par le monde. A la suite de Marx, nous considérons également que cette loi joue un rôle essentiel dans la dynamique du capitalisme mais, comme il l'a lui-même souligné, elle n'intervient que dans l'un des "deux actes du procès de production capitaliste". En effet, Marx a toujours très clairement mis en évidence que, pour boucler le cycle d'accumulation, les capitalistes devaient non seulement pouvoir produire avec suffisamment de profits ‑ c'est "le premier acte du procès de production capitaliste" (et c'est à ce stade que la loi de la baisse du taux de profit révèle toute son importance) ‑ mais aussi vendre l'entièreté de la marchandise produite. Cette vente constitue ce que Marx appelle le "second acte du procès de production capitaliste". Elle est fondamentale en ce sens que cette vente sur le marché est la condition indispensable pour pouvoir réaliser, sous forme de plus-value à réinvestir, l'entièreté du travail cristallisé dans la marchandise au cours de la production. Non seulement Marx a constamment souligné l'impérieuse nécessité de passer par ces deux actes puisque, dira-t-il, si l'un d'eux n'était pas présent, c'est tout le bouclage du cycle d'accumulation qui serait mis en péril, mais il nous a aussi donné la clé des rapports existant entre eux. En effet, Marx a toujours clairement insisté sur le fait que, bien qu'étroitement liés, l'acte de production est "indépendant" de l'acte de vente. Il précisera même que ces deux actes "ne sont pas identiques", qu'ils sont "non théoriquement liés". Autrement dit, Marx nous a enseigné que la production ne crée pas automatiquement son propre marché contrairement aux affabulations des économistes bourgeois, ou encore, dira-t-il, que "l'extension de la production ne correspond pas forcément à l'accroissement des marchés". Pourquoi ? Tout simplement parce que la production et le marché sont différemment déterminés : l'extraction du surtravail (l'acte premier de la production) "n'a pour limite que la force productive de la société" (Marx) alors que la réalisation de ce surtravail sur le marché (l'acte second de la vente) a essentiellement pour limite "la capacité de consommation de la société", or, "cette capacité de consommation est déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum". Il faut, insiste Marx en conséquence, que "le marché s'agrandisse sans cesse". Il précisera même que "cette contradiction interne", résultant du procès immédiat de production, "cherche une solution dans l'extension du champ extérieur de la production".

En effet, lorsque Marx résume dans la conclusion de son chapitre sur la Loi de la baisse tendancielle du taux de profit ce qu'il considère être sa compréhension globale du mouvement et des contradictions du procès de production capitaliste, il parle bien d'une pièce qui se déroule en deux actes[1] [270]. Le premier acte représente le mouvement "d'acquisition de la plus-value" qui, "à mesure que se développe le procès de production, se traduit par la baisse du taux de profit et l'accroissement de la masse de plus-value" alors que le second acte correspond à la nécessité pour "la masse totale de marchandise d'être vendue". Et de souligner que "si cette vente n'a pas lieu ou n'est que partielle, l'ouvrier est certes exploité mais le capitaliste ne réalise alors pas son exploitation". Marx nous précise même les rapports existant entre ces deux actes que sont la production et la vente en disant que "théoriquement les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques, elles ne sont pas liées".

Toute différente est la conception de la CWO-BIPR qui réduit le procès capitaliste de production au seul "acte premier d'acquisition de la plus-value" qui "à mesure que se développe le procès de production, se traduit par la baisse du taux de profit et l'accroissement de la masse de plus-value". Ceci explique que, nulle part dans son article, la CWO n'évoque la nécessité de l'acte second du procès de production, à savoir le besoin pour "la masse totale de marchandise d'être vendue". Et pour cause, à la suite de Paul Mattick, le BIPR prétend que la production engendre elle-même son propre marché[2] [271]. Pour le BIPR, cet acte second de la vente ne pose problème que consécutivement à l'insuffisance de plus-value accumulable résultant de la baisse tendancielle du taux de profit. La crise de surproduction serait exclusivement déterminée par les difficultés rencontrées dans l'acte premier de la production. Or, nous avons vu que, pour Marx, il apparaît très clairement que ces deux actes de la production et de la vente "ne sont pas théoriquement liés", "qu'ils sont indépendants" : "En effet, le marché et la production étant des facteurs indépendants, l’extension de l’un ne correspond pas forcément à l’accroissement de l’autre" (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II, IV Les crises ; Limites du marché et accroissement de la consommation, p. 489). Ceci signifie que la production ne crée pas automatiquement son propre marché ou, autrement dit, que ce marché n'est pas fondamentalement déterminé par les conditions de la production mais par "...la capacité de consommation de la société. Or celle-ci n'est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de consommation sur la base de rapports de distribution antagoniques, qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l'intérieur de limites plus ou moins étroites". (Marx, Le Capital, Éditions Sociales, 1974, Livre III°, tome 1 : 257-258)

Une position déjà réfutée par Marx il y a plus d'un siècle

Cette position défendue par la CWO-BIPR date de plus d'un siècle et demi, c'est la vision développée par les économistes bourgeois tels que Ricardo, Mill et Say auxquels Marx a déjà clairement répondu à de nombreuses reprises : "Les économistes qui, tels Ricardo, considèrent que la production s'identifie directement à l'auto valorisation du capital, ne se préoccupent donc pas des limitations de la consommation ou de la circulation. Car, pour eux, la production crée automatiquement une équivalence dans ces dernières, et l'offre ne pose pas de problème par rapport à la demande ; ils s'intéressent donc uniquement au développement des forces productives (...) Mill et Say déclarent que l'offre et la demande sont identiques, et doivent se recouvrir. L'offre est la demande, celle-ci se mesure à la quantité de celle-là. Une grande confusion règne ici..." (Gründrisse, chapitre du Capital : 216-217, édition 10/18). Quelle est le fond de la réponse apportée par Marx à cette "grande confusion" de l'économie bourgeoise et reprise par la CWO-BIPR ?

Tout d'abord, Marx est entièrement d'accord avec ces économistes pour constater que : "En fait, la production crée elle-même une demande, en employant davantage d'ouvriers dans la même branche d'activité et en créant de nouvelles industries : de nouveaux capitalistes y emploient de nouveaux ouvriers et ouvrent en même temps de nouveaux marchés pour les anciens..." mais, ajoute-t-il immédiatement dans la suite de la citation, en approuvant en cela ce que dit Malthus : "..."la demande émanant du travailleur productif lui-même ne peut jamais suffire à toute la demande, parce qu'elle ne recouvre pas entièrement le champ de ce qu'il produit. Si c'était le cas, il n'y aurait plus aucun bénéfice ni, donc, de raison pour le faire travailler. L'existence même d'un profit réalisé sur une marchandise quelconque implique une demande autre que celle émanant du travailleur qui l'a produite"..." (ibid). Sur le fond, Marx ne fait ici qu'exprimer ce qu'il énonçait ci-dessus, à savoir la limite de "la capacité de consommation de la société" qui s'explique parce que "cette capacité de consommation est déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum".

Mais comment alors Marx explique-t-il cette "détermination des limites de la capacité de consommation de la société par des rapports de distribution antagoniques" ? Comme pour tous les modes antérieurs de production fondés sur l'exploitation, le capitalisme s'articule autour d'un conflit entre classes antagoniques dont l'enjeu est l'appropriation du surtravail. Par conséquent, la tendance immanente du capitalisme consiste, pour la classe dominante, à restreindre en permanence la consommation des producteurs afin de pouvoir s'approprier un maximum de plus-value : "Chacun des capitalistes sait que ses ouvriers ne lui font pas face comme consommateurs dans la production, et s'efforce de restreindre autant que possible leur consommation, c'est-à-dire leur capacité d'échange, leur salaire" (ibid.).

Cette tendance immanente et permanente du capitalisme à vouloir restreindre le pouvoir de consommation des exploités n'est autre que l'illustration de la contradiction "sociale-privée", à savoir la contradiction entre la dimension de plus en plus sociale de la production et son appropriation qui reste privée. En effet, du point de vue de l'intérêt privé de chaque capitaliste pris individuellement, le salaire apparaît comme un coût à minimiser au même titre que ses autres coûts de production alors que, du point de vue social du fonctionnement du capitalisme pris comme un tout, la masse salariale globale apparaît comme un marché dans lequel chaque capitaliste écoule sa production. Dès lors, Marx poursuit son explication dans la même citation (c'est lui qui souligne) : "Chacun des capitalistes souhaite que les ouvriers des autres capitalistes fassent la plus grande consommation possible de ses marchandises. (...) Mais l'illusion propre à chacun des capitalistes privés, en opposition à tous les autres, à savoir qu'en dehors de ses propres ouvriers, toute la classe ouvrière n'est faite que de consommateurs et d'échangistes, de dispensateurs d'argents, et non d'ouvriers, provient de ce que le capitaliste oublie ce qu'énonce Malthus : "L'existence même d'un profit réalisé sur une marchandise quelconque implique une demande autre que celle émanant du travailleur qui l'a produite" et par conséquent "la demande émanant du travailleur productif lui-même ne peut jamais suffire à toute la demande". Étant donné qu'une branche de production en active une autre et gagne ainsi des consommateurs parmi les ouvriers du capital étranger, chaque capitaliste croit à tort que la classe ouvrière, créée par la production elle-même, suffit à tout. Cette demande créée par la production elle-même incite à négliger la juste proportion de ce qu'il faut produire par rapport aux ouvriers : elle tend à dépasser largement leur demande, tandis que, par ailleurs, la demande des classes non ouvrières disparaît ou se réduit fortement, ‑ c'est ainsi que se prépare l'effondrement" (ibid. : 227-228).

C'est donc la poursuite des intérêts privés de chaque capitaliste ‑ aiguillonnée par l'enjeu de classe autour de l'appropriation du maximum de surtravail ‑ qui pousse chacun d'eux à minimiser le salaire de ses propres ouvriers afin de s'approprier un maximum de plus-value mais, ce faisant, cette tendance immanente du système à comprimer les salaires engendre la base sociale des limites du capitalisme puisqu'elle a pour résultat de restreindre "la capacité de consommation de la société". Cette contradiction "sociale-privée" qui explique que la "consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum" est ce que Marx appelle "les rapports de distribution antagoniques" : "la capacité de consommation est déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum". Ceci n'est autre que ce qu'énonçait Marx dans la citation du Capital que nous avons reproduite en bas de page : "plus la force productive se développe, plus elle entre en conflit avec la base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation".

L'analyse marxiste des contradictions économiques du capitalisme

Après avoir examiné quelle était la divergence essentielle entre l'analyse de Marx et celle de la CWO et avoir vu comment Marx avait déjà répondu à celle-ci il y a plus d'un siècle, il nous faut maintenant examiner comment cet auteur a réellement analysé la dynamique et les contradictions du mode de production capitaliste.

Chaque mode de production qui parcourt l'histoire de l'humanité ‑ comme les modes asiatique, antique, féodal et capitaliste ‑ se caractérise par un rapport social de production spécifique qui lui est propre : tribus, esclavage, servage, salariat. C'est ce rapport social de production qui détermine les liens spécifiques que nouent entre eux les détenteurs des moyens de production et les travailleurs dans un rapport conflictuel entre classes et qui sont définis par le mode d'appropriation du surtravail. Ce sont ces rapports sociaux qui sont au cœur de la dynamique et des contradictions de chacun de ces modes de production[3] [272]. Dans le capitalisme, le rapport spécifique qui lie les moyens de production aux travailleurs est constitué par le salariat : "Le capital suppose donc le travail salarié, le travail salarié suppose le capital. Ils sont la condition l’un de l’autre ; ils se créent mutuellement." (Marx, Travail salarié et capital, La Pléiade, Économie I : 215). Ce rapport social de production, tout à la fois, imprime la dynamique du capitalisme, puisqu'il constitue le lieu de l'extraction de la plus-value (c'est l'acte premier du procès capitaliste de production), et, en même temps, contient ses contradictions insurmontables, puisque l'enjeu autour de l'appropriation de cette plus-value tend à restreindre la capacité de consommation de la société (c'est l'acte second du procès capitaliste de production, la vente) : "La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société" (Marx, Le Capital, La Pléiade, Économie II : 1206). Ce sont les difficultés qui surgissent à la fois des contradictions au sein et entre ces deux actes du procès capitaliste de production qui engendrent "une épidémie sociale, qui, à toute autre époque, eût semblé absurde : l'épidémie de la surproduction" (Marx, Le Manifeste, La Pléiade, Économie I : 167) ; c'est pourquoi Marx répétera constamment que "c'est dans les crises du marché mondial qu'éclatent les contradictions et les antagonismes de la production bourgeoise" (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II : 466).

Le salariat est un rapport dynamique en ce sens que, pour survivre, le système, aiguillonné par la baisse tendancielle du taux de profit et par la concurrence, doit constamment pousser à bout l'exploitation salariale, étendre le champ d’application de la loi de la valeur, accumuler en permanence et élargir ses marchés solvables : "Il va de soi qu’avec le développement de la production capitaliste, donc la baisse des prix des marchandises, celles-ci augmentent en nombre ; qu’il doit en être vendu davantage ; que, par conséquent, il faut une extension constante du marché, besoin du mode de production capitaliste. (...) Toutes les contradictions de la production bourgeoise éclatent collectivement dans les crises générales du marché mondial, et de façon isolée, dispersée, dans les crises particulières (quant à leur contenu et à leur extension). La surproduction est une conséquence particulière de la loi de la production générale du capital : produire en proportion des forces productives (c’est-à-dire selon la possibilité d’exploiter, avec une masse de capital donnée, la masse maximum de travail) sans tenir compte des limites réelles du marché ni des besoins solvables ; réaliser cette loi par l’extension incessante de la reproduction et de l’accumulation, donc par la retransformation constante du revenu en capital, tandis que, d’autre part, la masse de producteurs reste limitée et doit, sur la base de la production capitaliste, rester limitée à la quantité moyenne des besoins." (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II : 457, 497-498). Et, au sein de cette dynamique, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit occupe une place centrale dans la mesure où elle pousse chaque capitaliste à compenser la baisse de profit dans chacune de ses marchandises par une production en masse afin de rétablir et même accroître sa quantité totale de profit. Chaque capitaliste se retrouve ainsi face à la nécessité de réaliser sur le marché une quantité sans cesse accrue de marchandises : "Tel est le phénomène qui résulte de la nature du mode de production capitaliste : la productivité accrue du travail entraîne la baisse du prix de la marchandise particulière ou d'une quantité donnée de marchandises, un accroissement dans le nombre de marchandises, une réduction de la masse de profit pour chaque marchandise et du taux de profit afférent à la somme des marchandises, tandis que la masse du profit réalisée sur la totalité des marchandises augmente. (...) En réalité, la baisse des prix des marchandises et l'augmentation de la masse du profit réalisé sur la quantité accrue de marchandises à meilleur marché ne sont qu'une autre expression de la loi de la baisse du taux de profit accompagnant l'augmentation de la masse du profit" (Marx, Le Capital, La Pléiade, Économie II : 1013-1015).

Mais le salariat est également un rapport contradictoire en ce sens que si la production revêt un caractère de plus en plus social et élargi au monde entier, le surproduit reste approprié privativement. En s'appuyant sur cette contradiction "sociale-privée", Marx démontre que, dans un cadre où "la consommation n’augmente pas au rythme de l’augmentation de la productivité du travail", le capitalisme engendre "une surproduction qui provient justement du fait que la masse du peuple ne peut jamais consommer davantage que la quantité moyenne des biens de première nécessité, que sa consommation n’augmente donc pas au rythme de l’augmentation de la productivité du travail. (...). Ricardo ne voit pas que la marchandise doit être nécessairement transformée en argent. La demande des ouvriers ne saurait suffire, puisque le profit provient justement du fait que la demande des ouvriers est inférieure à la valeur de leur produit et qu'il est d'autant plus grand que cette demande est relativement moindre. La demande des capitalistes entre eux ne saurait pas suffire davantage. (Marx, Le Capital, livre IV, Théories sur la Plus-Value, tome 2 : 559-560, Éditions Sociales). "Dire enfin que les capitalistes n'ont en somme qu'à échanger et à consommer leurs marchandises entre eux, c'est oublier tout le caractère de la production capitaliste et oublier qu'il s'agit de mettre le capital en valeur, non de le consommer" (Marx, Le Capital, Livre III, tome 1 : 269-270, Éditions Sociales).

Dans un cadre où l’appropriation privée confisque l’essentiel des gains de productivité puisque "la consommation (de la masse du peuple) n’augmente pas au rythme de l’augmentation de la productivité du travail", la généralisation du salariat, dans ce contexte de "base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation", restreint inévitablement les débouchés eu égard aux besoins relativement immenses de l’accumulation élargie du capital, contraignant ainsi le système à constamment devoir trouver des acheteurs non seulement au sein, mais de plus en plus en dehors de la sphère capital-travail : "...plus la production capitaliste se développe, et plus elle est obligée de produire à une échelle qui n'a rien à voir avec la demande immédiate, mais dépend d'une extension constante du marché mondial (...). Le simple rapport entre travailleur salarié et capitaliste implique : 1. Que la majeure partie des producteurs (les ouvriers) ne sont pas consommateurs, (pas acheteurs) d'une très grande portion de leur produit, les moyens et la matière de travail ; 2. Que la majeure partie des producteurs, des ouvriers, ne peuvent consommer un équivalent pour leur produit, qu'aussi longtemps qu'ils produisent plus que cet équivalent, qu'ils produisent la plus-value, le surproduit. Il leur faut constamment être des surproducteurs, produire au-delà de leurs besoins pour pouvoir être consommateurs ou acheteurs (...). La surproduction a spécialement pour condition la loi générale de production du capital : produire à la mesure des forces productives, c'est-à-dire selon la possibilité qu'on a d'exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital, sans tenir compte des limites existantes du marché ou des besoins solvables" (Marx, Le Capital, Éditions Sociales, 1975, livre IV, Théories sur la Plus-value, tome 2 : 559, 619, 637).

Dans ce contexte, Marx a clairement démontré l’inéluctabilité des crises de surproduction par la restriction relative de la demande finale, conséquence, d'une part, de la nécessaire fuite en avant de la production qui s’impose à chaque capitaliste afin d'accroître la masse de plus-value pour compenser la baisse du taux de profit et, d'autre part, de l'obstacle récurrent qui se dresse pour le capital : l'éclatement de la crise par le rétrécissement relatif du marché nécessaire à l'écoulement de cette production, bien avant que ne se manifeste l'insuffisance de la plus-value engendrée par la baisse tendancielle du taux de profit : "Au cours de la reproduction et de l’accumulation, de petites améliorations s’effectuent continuellement, qui finissent par modifier toute l’échelle de la production : il y a développement croissant des forces productives. Dire de cette production croissante qu’elle a besoin d’un marché de plus en plus étendu et qu’elle se développe plus rapidement que celui-ci, c’est exprimer, sous sa forme réelle et non plus abstraite, le phénomène à expliquer. Le marché s’agrandit moins vite que la production ; autrement dit, dans le cycle de sa reproduction ‑ un cycle dans lequel il n’y a pas seulement reproduction simple, mais élargie ‑, le capital décrit non pas un cercle, mais une spirale : il arrive un moment où le marché semble trop étroit pour la production. C’est ce qui arrive à la fin du cycle. Mais cela signifie simplement que le marché est sursaturé. La surproduction est manifeste. Si le marché s’était élargi de pair avec l’accroissement de la production, il n’y aurait ni encombrement du marché ni surproduction. Cependant, si l’on admet que le marché doit s’étendre avec la production, on admet également la possibilité d’une surproduction. Du point de vue géographique, le marché est limité : le marché intérieur est restreint par rapport à un marché intérieur et extérieur, qui l’est par rapport au marché mondial, lequel, ‑bien que susceptible d’extension‑ est lui-même limité dans le temps. En admettant donc que le marché doive s’étendre pour éviter la surproduction, on admet la possibilité de la surproduction. En effet, le marché et la production étant des facteurs indépendants, l’extension de l’un ne correspond pas forcément à l’accroissement de l’autre. Il se peut que les limites du marché ne s’étendent pas aussi vite que l’exige la production ou que de nouveaux débouchés soient rapidement saturés, si bien que le marché élargi devient une barrière tout comme auparavant le marché étroit" (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II : 489)[4] [273].

Une précision supplémentaire concernant la divergence entre Marx et la CWO

Bien que primordiale pour expliquer le développement des crises récurrentes de surproduction qui traversent toute la vie du capitalisme, la dimension contradictoire du salariat qui tend constamment à réduire le marché solvable relativement aux besoins de plus en plus grands de l'accumulation du capital n'est évidemment pas le seul facteur analysé par Marx qui concourt à engendrer ces crises. D'autres contradictions et facteurs se conjuguent pour les alimenter. Il en va ainsi du déséquilibre dans le rythme de l'accumulation entre les deux grands secteurs de la production (celui des biens de consommation et celui des biens de production), de la vitesse différente de rotation des capitaux dans les différentes branches de la production, de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, etc. Marx s'en explique longuement mais il n'est pas possible d'exposer ses arguments ici dans le cadre de cet article. Il nous faut néanmoins souligner que, parmi tous ces autres facteurs contribuant à l'éclatement des crises de surproduction, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit occupe effectivement une place centrale ‑ Marx en avait d'ailleurs fait la clé de compréhension des cycles décennaux qui rythmaient les deux premiers tiers du 19e siècle[5] [274] : en effet, lorsque la dynamique à la hausse du taux de profit s'inverse à la baisse, elle engendre inévitablement une spirale dépressive qui ralentit l'accumulation et par suite les commandes réciproques entre les différentes branches de la production et elle provoque en conséquence le licenciement des salariés et la compression de la masse salariale, etc. Tous ces phénomènes se conjuguant pour créer une mévente généralisée de marchandises.

La crise de surproduction apparaît donc bien souvent à la fois comme une crise de rentabilité du capital (baisse du taux de profit) et de répartition (insuffisance de débouchés solvables). Cette nature double de la crise tient au fait que chaque capitaliste cherche individuellement à réduire les salaires autant qu'il le peut (sans se soucier socialement des débouchés globaux) et, en même temps, cherche à augmenter au maximum sa productivité face à la concurrence (ce qui à terme pèsera sur le taux de profit : crise de valorisation). Le caractère privé et conflictuel du capitalisme lui interdit sur le moyen et long terme toute régulation qui assurerait la compatibilité des tendances contradictoires qui le traversent : le surinvestissement (suraccumulation) et l'insuffisance relative des débouchés reviennent périodiquement gripper l'accumulation du capital et diminuer son taux de croissance.

Cependant, Marx a bien mis en évidence que cette baisse tendancielle du taux de profit n'est en rien le résultat d'un schéma répétitif, déterminé algébriquement et atemporel. Elle doit s'analyser et se comprendre dans ses spécificités singulières à chaque fois qu'elle se manifeste car, avec les trois facteurs fondamentaux qui la déterminent (salaires, productivité du travail et productivité du capital), plusieurs scénarios sont possibles, surtout quand les combinaisons de ces trois facteurs peuvent, à leur tour, se décliner avec des contre tendances qui varient notablement au cours du temps : disposition d'un large marché domestique, colonialisme, investissements dans des pays ou des secteurs à composition organique du capital plus réduite[6] [275], accroissement de la féminisation du travail ou recours à de la main d'œuvre immigrée, etc.

Dès lors, nous pouvons dire que, pour fonctionner correctement, le capitalisme doit à la fois produire avec profit et vendre les marchandises ainsi produites. Suivant Marx, ces deux exigences, dans les conditions du capitalisme réel, sont éminemment contradictoires. Elles ne peuvent pas être rendues compatibles à moyen et long terme parce que la concurrence, l'appropriation privée et l'enjeu autour de l'appropriation du surtravail interdisent socialement au capitalisme de réguler durablement ces contradictions. C'est donc bien le rapport social de production fondamental du capitalisme - le salariat - qui est en cause.

Pourquoi estimons-nous nécessaire de devoir faire cette précision qui peut apparaître comme quelque peu "technique et complexe" pour quelqu'un qui n'est pas habitué à manipuler ces concepts économiques et leurs rapports réciproques ? Parce qu'elle nous permet de bien préciser les divergences fondamentales entre la vision de Marx et celle de la CWO, tout en se prémunissant contre de fausses polémiques éventuelles.

Oui, avec Marx , nous concevons bien que la dynamique à la baisse du taux de profit concourt également à engendrer des crises de surproduction mais, là où la CWO diverge totalement avec Marx :

1) c'est quand elle fait l'impasse absolue sur cette dimension contradictoire du salariat ‑ pourtant massivement soulignée par Marx ‑ qui constitue la base première et principale des crises de surproduction dans la mesure où elle tend à restreindre en permanence le pouvoir de consommation des salariés et donc les marchés solvables si nécessaires pour réaliser une production de marchandises sans cesse accrue ;

2) c'est qu'en lieu et place de cette contradiction sociale résidant dans le rapport salarial, elle fait de la baisse tendancielle du taux de profit le mécanisme exclusif des crises de surproduction et même l'alpha et l'oméga de toutes les contradictions économiques du capitalisme, y compris de sa décadence et de toutes les guerres impérialistes ;

3) enfin, c'est quand elle fait strictement dépendre la dimension du marché solvable de la dynamique à l'expansion ou à la contraction de la production qui, elle-même, serait fonction de l'évolution du taux de profit, alors que, selon les termes mêmes de Marx, les deux actes du procès de production que sont la production et la vente "ne sont pas identiques", sont "indépendants", "non théoriquement liés". La meilleure preuve, s'il en faut, et sur laquelle nous nous expliquerons plus longuement dans la suite de cet article, du caractère profondément erroné de cette vision de la CWO, est le fait que cela fait plus d'un quart de siècle que le taux de profit est nettement orienté à la hausse et qu'il a rejoint les taux qui prévalaient pendant les "trente glorieuses" ... alors que les taux de croissance de la productivité, de l'investissement, de l'accumulation et donc de la croissance sont toujours orientés à la baisse ou stagnants[7] [276] ! Ce paradoxe n'est évidemment compréhensible qu'à partir du moment où l'on comprend que la crise est la conséquence de l'insuffisance relative des marchés solvables par la contraction massive de la masse salariale, cette contraction expliquant par ailleurs le rétablissement du taux de profit.

Marx et Rosa Luxemburg : une analyse identique des contradictions économiques du capitalisme

Comment le capitalisme surmonte-t-il sa tendance immanente à restreindre ses marchés solvables ? Comment peut-il résoudre cette contradiction "interne" à son mode de fonctionnement ? La réponse de Marx est très claire et identique dans toute son œuvre : "Il faut donc que le marché s’agrandisse sans cesse (...) Cette contradiction interne cherche une solution dans l’extension du champ extérieur de la production" (Le Capital, ibid.) ; "Cette demande créée par la production... tend à dépasser largement leur demande (des salariés), tandis que, par ailleurs, la demande des classes non ouvrières disparaît ou se réduit fortement, ‑ c'est ainsi que se prépare l'effondrement" (Gründrisse, ibid.).

Cette compréhension de Marx n'est autre que celle que reprendra Rosa Luxemburg dans son ouvrage L'Accumulation du Capital. En quelque sorte, cette grande révolutionnaire prolongera les développements de Marx en écrivant le chapitre relatif au marché mondial qui est l'un de ceux que Marx n'a pu achever[8] [277]. L'entièreté de l'ouvrage de Rosa est traversée par cette idée maîtresse de Marx selon laquelle la "demande créée par la production tend à dépasser largement la demande des salariés tandis que, par ailleurs, la demande des classes non ouvrières disparaît ou se réduit fortement, - c'est ainsi que se prépare l'effondrement". Elle précisera cette idée en mettant en avant que, puisque la totalité de la plus-value du capital social global avait besoin, pour être réalisée, d’un élargissement constant de ses marchés tant internes qu'externes, le capitalisme était dépendant de ses conquêtes continuelles de marchés solvables tant au niveau national, qu'international : "Par ce processus, le capital prépare doublement son propre effondrement : d'une part, en s'étendant aux dépens des formes de production non capitalistes, il fait avancer le moment où l'humanité toute entière ne se composera plus effectivement que de capitalistes et de prolétaires et où l'expansion ultérieure, donc l'accumulation, deviendront impossibles. D'autre part, à mesure qu'il avance, il exaspère les antagonismes de classe et l'anarchie économique et politique internationale à tel point qu'il provoquera contre sa domination la rébellion du prolétariat international bien avant que l'évolution économique ait abouti à sa dernière conséquence : la domination absolue et exclusive de la production capitaliste dans le monde. (...) L'impérialisme actuel (...) est la dernière étape du processus historique : la période de concurrence mondiale accentuée et généralisée des États capitalistes autour des derniers restes de territoires non capitalistes du globe." (L'Accumulation du Capital, Maspéro : 152, 229)[9] [278].

Rosa contextualisera et concrétisera cette idée dans la réalité vivante du cheminement historique du capitalisme et ce dans trois domaines :

(a) Elle décrira magistralement la progression concrète du capitalisme au travers de sa tendance permanente à "l'extension du champ extérieur de la production", expliquant la naissance et le développement du capitalisme au sein de l'économie marchande issue des ruines du féodalisme jusqu'à sa domination sur l'ensemble du marché mondial.

(b) Elle saisira les contradictions propres à l'époque impérialiste, ce "phénomène à caractère international que Marx n'a pas connu : le développement impérialiste de ces 25 dernières années (...) cet essor inaugurait, comme on le sait, une nouvelle période d'effervescence pour les États européens : leur expansion à qui mieux mieux vers les pays et les zones du monde restées non capitalistes. Déjà depuis les années 1880, on assistait à une nouvelle ruée particulièrement violente vers les conquêtes coloniales" (La crise de la Social-démocratie).

(c) Enfin, elle précisera plus amplement la raison et le moment de l’entrée en décadence du système capitaliste. En effet, outre son analyse du lien historiquement indissoluble entre les rapports sociaux de production capitalistes et l'impérialisme, qui montre que le système ne peut vivre sans s'étendre, sans être impérialiste par essence, ce que Rosa Luxemburg précise davantage c'est le moment et la manière dont le système capitaliste entre dans sa phase de décadence.

Encore une fois ici, concernant ce dernier point, Rosa Luxemburg ne fera que reprendre et développer une idée maintes fois répétée par Marx depuis le Manifeste Communiste selon laquelle "la constitution du marché mondial, du moins dans ses grandes lignes" et "une production conditionnée par le marché mondial" signeront la fin de la phase ascendante du capitalisme : "La véritable mission de la société bourgeoise, c’est de créer le marché mondial, du moins dans ses grandes lignes, ainsi qu’une production conditionnée par le marché mondial." (Lettre de Marx à Engels du 8 octobre 1858). Prolongeant l’intuition de Marx sur le moment de l’entrée en décadence du capitalisme, et quasiment dans les mêmes termes, Rosa Luxemburg en dégagera clairement la dynamique et le moment : "... Les crises telles que nous les avons connues jusqu'à présent (revêtent) elles aussi en quelque sorte le caractère de crises juvéniles. Nous n'en sommes pas parvenus pour autant au degré d'élaboration et d'épuisement du marché mondial qui pourrait provoquer l'assaut fatal et périodique des forces productives contre les barrières des marchés, assaut qui constituerait le type même de la crise de sénilité du capitalisme... Une fois le marché mondial élaboré et constitué dans ses grandes lignes et tel qu'il ne peut plus s'agrandir au moyen de brusques poussées expansionnistes, la productivité du travail continuera à s'accroître d'une manière irrésistible ; c'est alors que débutera, à plus ou moins brève échéance, l'assaut périodique des forces de production contre les barrières qui endiguent les échanges, assaut que sa répétition même rendra de plus en plus rude et impérieux" (Réforme sociale ou Révolution, première édition en langue allemande, cité par Sternberg, Le Conflit du siècle : 76, édition du Seuil, 1958).

Dès lors, l'épuisement relatif ‑ c'est-à-dire eu égard aux besoins de l'accumulation ‑ de ces marchés devra précipiter le système dans sa phase de décadence. A cette question Rosa répondra dès les prodromes de la guerre 14-18, estimant que le conflit inter impérialiste mondial ouvre l'époque où le capitalisme devient une entrave permanente pour le développement des forces productives : "La nécessité du socialisme est pleinement justifiée dès le moment où l'autre, la domination de la classe bourgeoise, cesse d'être porteuse de progrès historique et devient un carcan et un danger pour l'évolution ultérieure de la société. C'est précisément ce que la guerre actuelle a révélé à propos de l’ordre capitaliste." (Rosa Luxemburg, La crise de la Social-démocratie [1915] : 209-210). L’entrée en décadence du système s’est donc caractérisée non par la disparition des marchés extra capitalistes (c'est-à-dire "la demande des classes non ouvrières" ‑ Marx) mais par leurs insuffisances eu égard aux besoins de l'accumulation élargie atteinte par le capitalisme. C'est-à-dire que la masse de plus-value réalisée dans les marchés extra capitalistes était devenue insuffisante pour récupérer la fraction nécessaire de la part de plus-value produite par le capitalisme et destinée à être réinvestie. Une fraction du capital total ne trouvait plus à s'écouler sur le marché mondial, signalant une surproduction qui, d'épisodique en période ascendante, tendra à devenir un obstacle permanent auquel sera confronté le capitalisme tout au long de sa décadence. Cette idée de Rosa Luxemburg était d’ailleurs déjà explicitement développée par Engels lorsqu’en février 1886 il écrivait à F.K. Wischnewtsky que "s’il y a trois pays (disons l’Angleterre, l’Amérique du Nord et l’Allemagne) qui s’affrontent comparativement sur un pied d’égalité pour la possession du marché mondial, il ne peut en résulter qu’une surproduction chronique, l’un des trois étant capable de fournir toute la quantité demandée". L'accumulation élargie s'en trouve donc ralentie mais n'en a pas disparu pour autant. L'histoire économique du capitalisme depuis 1914 est l'histoire du développement des palliatifs face à ce goulot d'étranglement et l'histoire de l'inefficacité de ces derniers est signalée, entre autres, par la grande crise des années 30, la Deuxième Guerre mondiale et ces trente cinq dernières années de crise.

Cette identité totale dans l'analyse de Marx et de Rosa Luxemburg des contradictions du capitalisme rendent complètement absurde les accusations sans fondement aucun ‑ propagées par le stalinisme et le gauchisme et malheureusement reprises par le BIPR ‑ consistant à les opposer et à prétendre de façon erronée que : (a) l'explication de Marx des crises résiderait dans la baisse tendancielle du taux de profit alors que celle de Rosa Luxemburg résiderait dans la saturation des marchés ; (b) que Marx identifierait les contradictions du capitalisme au sein de la production alors que Rosa les situerait dans la réalisation, ou encore que (c) pour Marx la contradiction serait "interne" au capitalisme (la production) alors que pour Rosa elle serait "externe" (les marchés), etc. Tout cela n'a aucun sens si l'on comprend bien que ce sont les propres lois internes et contradictoires du capitalisme qui, dans leur développement, tendent à restreindre la demande sociale finale et engendrent les crises récurrentes de surproduction. Marx et Rosa n'ont rien dit d'autre.

Conclusion de la première partie

Poussé par la nécessité de s'accaparer un maximum de surtravail, le capitalisme soumet le monde à la dictature du salariat. Ce faisant, il instaure la plus formidable contradiction qui, en restreignant relativement le pouvoir de consommation de la société en regard d'une production de marchandise sans cesse accrue, engendre un phénomène inconnu jusqu'alors dans toute l'histoire de l'humanité, les crises de surproduction : "C'est dans les crises du marché mondial qu'éclatent les contradictions et les antagonismes de la production bourgeoise" (Marx).

Marx rattache fondamentalement les crises de surproduction aux freins que ce rapport salarial met à la croissance de la consommation finale de la société et plus spécifiquement des travailleurs salariés. Plus précisément, Marx situe cette contradiction entre, d'une part, la tendance à "un développement absolu des forces productives" et donc à l'accroissement sans limite de la production sociale en valeur et en volume et, d'autre part, la limitation de la croissance de la consommation finale de la société. C'est cette contradiction qu'il qualifie, dans le livre IV du Capital sur les Théories sur la plus-value, de contradiction production-consommation finale[10] [279] : "Toutes les contradictions de la production bourgeoise éclatent collectivement dans les crises générales du marché mondial ; dans les crises particulières elles n'apparaissent que dispersées, isolées, partielles. La surproduction a spécialement pour condition la loi générale de production du capital : produire à mesure des forces productives (c'est-à-dire selon la possibilité qu'on a d'exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital) sans tenir compte des limites existantes du marché ou des besoins solvables..." (Éditions Sociales, Tome II : 636-637).

Dans cet article nous avons vu que, si la loi de la baisse tendancielle du taux de profit concourt bien à l'émergence des crises de surproduction, elle n'en constitue ni la cause exclusive ni même la cause principale. Nous verrons dans la suite de cet article qu'elle n'est pas non plus à même d'expliquer les grandes étapes qui ont rythmé l'évolution du système capitaliste, ni son entrée en décadence, ni sa tendance à engendrer des guerres de plus en plus étendues et meurtrières mettant en péril l'existence même de la société humaine.

Engels qui avait une parfaite connaissance des analyses économiques de Marx - notamment pour avoir travaillé des années durant sur les manuscrits des Livres II et III du Capital - ne s’y est pas trompé. En effet, lorsque dans la préface à l’édition anglaise du Livre I du Capital (1886), il souligne l’impasse historique du capitalisme, ce n’est pas à la baisse tendancielle du taux de profit qu’il fait référence mais à cette contradiction soulignée en permanence par Marx entre "un développement absolu des forces productives" et "la limitation de la croissance de la consommation finale de la société"’ : "Alors que les forces productives s’accroissent en progression géométrique, l’extension des marchés se poursuit tout au plus en progression arithmétique. Le cycle décennal de stagnation, prospérité, surproduction et crise, que l’on a vu se reproduire de 1825 à 1867, paraît certes avoir achevé sa course, mais uniquement pour nous plonger dans le bourbier sans issue d’une dépression permanente et endémique" (cité dans les œuvres de Marx, La Pléiade - Economie II : 1802). Et ce "bourbier sans issue d’une dépression permanente et endémique" auquel il fait référence, ce n’est autre que l’annonce prémonitoire de l’entrée en décadence du capitalisme. Entrée en décadence qui se caractérise par "une surproduction chronique"’, dira Engels la même année dans la lettre à F.K. Wischnewtsky que nous avons déjà citée ci-dessus. Nous pouvons maintenant comprendre en quoi ce sont bel et bien les analyses de Rosa Luxemburg qui se placent dans le droit fil de celles de Marx et Engels et les prolongent et non celles du BIPR.

C. Mcl



[1] [280] Les citations proviennent de cet extrait complet :"Dès que la quantité de surtravail qu'on peut tirer de l'ouvrier est matérialisée en marchandises, la plus-value est produite. Mais avec cette production de la plus-value, c'est seulement le premier acte du procès de production capitaliste, du procès de production immédiat qui s'est achevé. Le capital a absorbé une quantité déterminée de travail non payé. A mesure que se développe le procès qui se traduit par la baisse du taux de profit, la masse de plus-value ainsi produite s'enfle démesurément. Alors s'ouvre le deuxième acte du procès. La masse totale des marchandises, le produit total, aussi bien la portion qui remplace le capital constant et le capital variable que celle qui représente de la plus-value, doivent être vendues. Si cette vente n'a pas lieu ou n'est que partielle, ou si elle a lieu seulement à des prix inférieurs aux prix de production, l'ouvrier certes est exploité, mais le capitaliste ne réalise pas son exploitation en tant que telle : cette exploitation peut s'allier pour le capitaliste à une réalisation seulement partielle de la plus-value extorquée ou à l'absence de toute réalisation et même aller de pair avec la perte d'une partie ou de la totalité de son capital. Les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Elles ne diffèrent pas seulement par le temps et le lieu, théoriquement non plus elles ne sont pas liées. Les unes n'ont pour limite que la force productive de la société, les autres les proportions respectives des diverses branches de production et la capacité de consommation de la société. Or celle-ci n'est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de consommation sur la base de rapports de distribution antagoniques, qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l'intérieur de limites plus ou moins étroites. Elle est en outre limitée par la tendance à l'accumulation, la tendance à agrandir le capital et à produire de la plus-value sur une échelle élargie. C'est là, pour la production capitaliste, une loi, imposée par les constants bouleversements des méthodes de production elles-mêmes, par la dépréciation du capital existant que ces bouleversements entraînent toujours, la lutte générale de la concurrence et la nécessité de perfectionner la production et d'en étendre l'échelle, simplement pour se maintenir et sous peine de disparaître. Il faut donc que le marché s’agrandisse sans cesse, si bien que ses connexions internes et les conditions qui le règlent prennent de plus en plus l’allure de lois de la nature indépendantes des producteurs et échappent de plus en plus à leur contrôle. Cette contradiction interne cherche une solution dans l’extension du champ extérieur de la production. Mais plus la force productive se développe, plus elle entre en conflit avec la base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation" (Marx, Le Capital, Éditions Sociales, 1974, Livre III°, tome 1 : 257-258).

[2] [281] "[Pour le CCI] cette contradiction, production de la plus-value et sa réalisation, apparaît comme une surproduction de marchandises et donc comme cause de la saturation du marché, qui à son tour s’oppose au processus d’accumulation, ce qui met le système dans son ensemble dans l’impossibilité de contrebalancer la chute du taux de profit. En réalité [pour Battaglia], le processus est inverse. (...) C’est le cycle économique et le processus de valorisation qui rendent "solvable" ou "insolvable" le marché. C’est partant des lois contradictoires qui règlent le processus d’accumulation que l’on peut arriver à expliquer la "crise" du marché" (Texte de présentation de Battaglia Communista à la Première Conférence des groupes de la Gauche communiste, 1977).

[3] [282] "En produisant, les hommes ne sont pas seulement en rapport avec la nature. Ils ne produisent que s’ils collaborent d’une certaine façon et font échange de leurs activités. Pour produire, ils établissent entre eux des liens et des rapports bien déterminés : leur contact avec la nature, autrement dit la production s’effectue uniquement dans le cadre de ces liens et de ces rapports sociaux. (...) Les rapports de production, pris dans leur totalité, constituent ce que l’on nomme les rapports sociaux, et notamment une société parvenue à un stade d’évolution historique déterminé, une société particulière et bien caractérisée. La société antique, la société féodale, la société bourgeoise sont de tels ensembles de rapports de production, dont chacun désigne un stade particulier de l’évolution historique de l’humanité" (Marx, Travail salarié et capital, La Pléiade, Économie I : 212).

[4] [283] Dans son article, la CWO nous donne une citation de Marx qui laisserait croire que l'analyse de la crise par ce dernier reposerait exclusivement sur la seule loi de la baisse tendancielle du taux de profit : "Ces contradictions conduisent à des explosions, à des cataclysmes, à des crises, où l'arrêt temporaire de tout travail et l'anéantissement d'une grande partie du capital ramèneront brutalement celui-ci à un point où il sera capable de recréer ses forces productives sans commettre un suicide. Mais parce que ces catastrophes reviennent régulièrement et se produisent chaque fois sur une plus grande échelle, elles aboutiront en fin de compte au renversement violent du capital." (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II, p.273). Si la CWO s'était donné la peine de citer l'ensemble du passage, elle aurait constaté que, quelques lignes auparavant, Marx parle de la nécessité de "l'extrême développement du marché" puisqu'il nous explique que "Cette diminution du taux de profit est fonction : 1°) de la force productive déjà existante qui constitue la base matérielle pour une nouvelle production... ; 2°) de la diminution de cette part du capital déjà produit qui doit être échangée contre du travail immédiat... ; 3°) de la grandeur du capital en général, le capital non fixe y compris. Cela implique l'extrême développement du commerce, des opérations d'échange et du marché ; l'universalité du travail simultané ; des moyens de communication, etc. ; des fonds de consommation nécessaires pour mettre en oeuvre ce processus gigantesque..." (Marx, La Pléiade, II, p.272). Voilà ce dont la CWO ne parle jamais et dont Marx parle tout le temps : "de l'extrême développement du marché".

[5] [284] "A mesure que la valeur et la durée du capital fixe engagé se développent avec le mode de production capitaliste, la vie de l’industrie et du capital industriel se développe dans chaque entreprise particulière et se prolonge sur une période, disons en moyenne dix ans. (…) …ce cycle de rotations qui s’enchaînent et se prolongent pendant une série d’années, où le capital est prisonnier de son élément fixe, constitue une des bases matérielles des crises périodiques » (Marx, Le Capital, LP II : 614) ; « Nous voyons ainsi que, dans la période de développement de l’industrie anglaise (1815 à 1870) marquée par des cycles décennaux, le maximum de la dernière prospérité avant la crise réapparaît toujours comme minimum de la prospérité qui lui fait suite, pour monter ensuite à un nouveau maximum bien plus élevé » (Marx, Le Capital, LP II : 1219) ; « Mais c’est seulement de l’époque où l’industrie mécanique, ayant jeté des racines assez profondes, exerça une influence prépondérante sur toute la production nationale, où, grâce à elle, le commerce étranger commença à primer le commerce intérieur, où le marché universel s’annexa successivement de vastes terrains au Nouveau Monde, en Asie et en Australie, où enfin les nations industrielles entrant en lice furent devenues assez nombreuses, c’est de cette époque seulement que datent les cycles renaissants dont les phases successives embrassent des années et qui aboutissent toujours à une crise générale, fin d’un cycle et point de départ d’un autre. Jusqu’ici la durée périodique de ces cycles est de dix ou onze ans, mais il n’y a aucune raison pour considérer ce chiffre comme constant. Au contraire, on doit inférer des lois de la production capitaliste, telles que nous venons de les développer, qu’il est variable et que la période des cycles se raccourcira graduellement" (Marx, Le Capital, LP I : 1150).

[6] [285] Comme dans les activités tertiaires ou dans les nouvelles branches industrielles.

[7] [286] Pour un plus grand développent de cette argumentation, tant sur un plan théorique que statistique, le lecteur peut se référer à notre article sur la crise dans le numéro 121 de cette revue.

[8] [287] "Le système de l'économie bourgeoise se présente à mes yeux dans l'ordre suivant : capital, propriété foncière, travail salarié ; Etat, commerce extérieur, marché mondial. (...) J'ai sous les yeux l'ensemble des matériaux sous forme de monographies écrites à des périodes très éloignées les unes des autres, non pour l'impression, mais pour mon édification personnelle. Il dépendra des circonstances que je les mette en oeuvre d'une façon cohérente suivant le plan que je viens d'indiquer" (Marx, Avant-propos à la Critique de l'économie politique, La Pléiade, Economie I : 271). Malheureusement, les circonstances en décideront autrement et ne laisseront pas l'occasion à Marx d'achever son plan initial.

[9] [288] Ces développements de Rosa ne sont autres que ce que Marx a toujours expliqués dans tous ses travaux économiques et ce dès les origines. Ainsi, dans son opuscule Travail salarié et capital, dira-t-il ceci : "Les crises gagnent en fréquences et en violence. C'est que la masse des produits et donc le besoin de débouchés s'accroît, alors que le marché mondial se rétrécit ; c'est que chaque crise soumet au monde commercial un marché non encore conquis ou peu exploité et restreint ainsi les débouchés" (La Pléiade, Économie I : 228).

[10] [289] Marx a écrit un paragraphe entier sur cette question dans son Livre IV sur Les théories sur la plus-value : 628-637, Éditions Sociales, tome II. Ce paragraphe est intitulé on ne peut plus explicitement : "Contradiction entre le développement irrésistible des forces productives et la limitation de la consommation en tant que base de la surproduction".

Courants politiques: 

  • Communist Workers Organisation [268]

Questions théoriques: 

  • Décadence [269]
  • Guerre [148]

Marxisme et éthique (débat interne au CCI)

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Pourquoi présenter un texte sur l’éthique aujourd’hui ? Depuis plus de deux ans, le CCI mène un débat interne sur la question de la morale et de l’éthique prolétarienne à partir d’un texte d’orientation dont nous publions ci-dessous de larges extraits. Si nous avons estimé nécessaire d’ouvrir un tel débat théorique, c’est essentiellement parce que notre organisation a été confrontée en son sein, lors de sa crise de 2001, à des comportements particulièrement destructeurs et totalement étrangers à la classe porteuse du communisme. Ces comportements ont été cristallisés dans les méthodes de voyous utilisées par quelques éléments qui allaient donner naissance à la prétendue "fraction interne" du CCI (FICCI)[1]: vol, chantage, mensonges, campagnes de calomnies, mouchardage, harcèlement moral et menaces de mort contre nos camarades. C’est donc à partir d’un problème concret d’une extrême gravité et qui constitue une menace pour le milieu politique prolétarien, que nous avons pris conscience de la nécessité d’armer l’organisation face à une question qui a toujours préoccupé et traversé le mouvement ouvrier depuis ses origines, celle de la morale prolétarienne. Nous avons toujours affirmé, notamment dans nos Statuts, que la question du comportement des militants est une question politique à part entière. Mais jusqu’à présent, le CCI n’avait pas encore été en mesure de mener une réflexion plus approfondie sur cette question en la reliant à celle de la morale et de l’éthique du prolétariat. Pour comprendre les origines, les buts et les caractéristiques de l’éthique de la classe ouvrière, le CCI a dû se pencher sur l’évolution de la morale dans l’histoire de l’humanité en se réappropriant les acquis théoriques du marxisme qui se sont appuyés sur les avancées de la civilisation humaine, notamment dans le domaine de la science et de la philosophie. Ce texte d’orientation ne s’est pas donné comme objectif de constituer une élaboration théorique achevée, mais de tracer quelques pistes de réflexion afin de permettre à l’ensemble de l’organisation d’approfondir un certain nombre des questions fondamentales (telles que l’origine et la nature de la morale dans l’histoire de l’humanité, la différence entre morale bourgeoise et morale prolétarienne, la dégénérescence des moeurs et de l’éthique dans la période de décomposition du capitalisme, etc.). Dans la mesure où ce débat interne n’est pas encore achevé, nous ne publions ici que les extraits du texte d’orientation qui nous ont semblé les plus accessibles au lecteur non averti. Du fait qu’il s’agit d’un texte interne dont les idées sont extrêmement condensées et font appel à des concepts théoriques parfois assez complexes, nous sommes conscients que certains passages pourront paraître difficiles au lecteur. Néanmoins, certains aspects de notre débat étant arrivés à maturité, nous avons jugé utile de porter les extraits de ce texte d’orientation à l’extérieur afin que la réflexion entamée par le CCI puisse s’engager et se poursuivre dans l’ensemble de la classe ouvrière et du milieu politique prolétarien.

Dès l’origine, la question du comportement politique des militants, et donc de la morale prolétarienne, a joué un rôle central dans la vie du CCI. On trouve dans nos statuts (adoptés en 1982) la concrétisation vivante de notre vision de cette question. [2]

Nous avons toujours insisté sur le fait que les statuts du CCI ne sont pas une liste de règles définissant ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, mais une orientation pour notre attitude et notre conduite, incluant un ensemble cohérent de valeurs morales (notamment en ce qui concerne les rapports des militants entre eux et envers l’organisation). C’est pourquoi nous exigeons de tous ceux qui veulent devenir membres de notre organisation un accord profond avec ces valeurs. Nos statuts sont une partie intégrante de notre plate-forme, et ne servent pas seulement à établir qui peut devenir membre du CCI et dans quelles conditions. Ils conditionnent le cadre et l’esprit de la vie militante de l’organisation et de chacun de ses membres.

La signification que le CCI a toujours attachée à ces principes de comportement est illustrée par le fait qu’il s’est toujours engagé à les défendre, même au risque de subir des crises organisationnelles. De ce fait, le CCI s’est situé de façon consciente et inébranlable dans la tradition de lutte de Marx et Engels au sein de la Première Internationale, des Bolcheviks et de la Fraction italienne de la Gauche communiste. C’est pour cela qu’il a été capable de surmonter toute une série de crises et de maintenir les principes fondamentaux d'un comportement de classe.

Cependant, c’est de façon plus implicite qu’explicite que le CCI a défendu le concept d’une morale et d’une éthique prolétariennes ; il l’a mis en pratique de façon empirique plutôt que généralisé d’un point de vue théorique. Face aux grandes réticences de la nouvelle génération de révolutionnaires qui a surgi à la fin des années 1960 envers tout concept de morale, considéré comme étant nécessairement réactionnaire, l’attitude développée par l’organisation a consisté à accorder plus d’importance à ce que soient acceptés les attitudes et les comportements de la classe ouvrière plutôt que de mener ce débat très général à un moment où ce dernier n’était pas encore mûr.

Les questions de morale prolétarienne ne sont pas le seul domaine envers lequel le CCI a procédé de cette manière. Dans les premières années d’existence du CCI, il existait des réserves similaires concernant la nécessité de la centralisation, le caractère indispensable de l’intervention des révolutionnaires et le rôle dirigeant de l’organisation dans le développement de la conscience de classe, la nécessité de combattre le démocratisme ou la reconnaissance de l’actualité du combat contre l’opportunisme et le centrisme.

Les grands débats que nous avons menés, de même que les crises que nous avons traversées, ont révélé que l’organisation a toujours été capable non seulement d’élever son niveau théorique mais aussi de clarifier ces questions qui étaient restées confuses au début. De ce fait, sur les questions organisationnelles, le CCI a toujours su relever le défi en approfondissant et en élargissant sa compréhension théorique des questions posées.

Le CCI a déjà analysé ses crises récentes ainsi que le danger sous jacent à la perte des acquis du mouvement ouvrier comme des manifestations de l’entrée du capitalisme dans une phase nouvelle et terminale, celle de sa décomposition. En ce sens, la clarification d’une question aussi cruciale que la morale prolétarienne est une nécessité de cette nouvelle période historique et concerne l’ensemble de la classe ouvrière.

"La morale est le résultat du développement historique, elle est le produit de l’évolution. Elle trouve ses origines dans les instincts sociaux de l’espèce humaine, dans la nécessité matérielle de la vie sociale. Étant donné que les idéaux de la social-démocratie sont entièrement dirigés vers un ordre supérieur de la vie sociale, ils doivent nécessairement être des idéaux moraux"[3].

Le problème de la décomposition et la perte de confiance dans le prolétariat et dans l’humanité

Du fait de l’incapacité des deux principales classes de la société, la bourgeoisie et le prolétariat, à imposer leur propre réponse à la crise de l’économie capitaliste, le capitalisme est entré dans sa phase terminale de décomposition, caractérisée par la dissolution graduelle non seulement des valeurs sociales mais de la société elle-même.

Aujourd’hui, face au "chacun pour soi", à la tendance au délitement du tissu social et à la corrosion de toutes les valeurs morales, il sera impossible aux organisations révolutionnaires -et plus généralement à la nouvelle génération de militants qui apparaît- de renverser le capitalisme sans clarifier les questions de morale et d’éthique. Non seulement le développement conscient des luttes ouvrières mais aussi une lutte théorique spécifique sur ces questions, vers une réappropriation du travail du mouvement marxiste, est devenue une question de vie ou de mort pour la société humaine. Cette lutte est indispensable non seulement pour la résistance prolétarienne aux manifestations de la décomposition du capitalisme et à l’amoralisme ambiant, mais aussi pour reconquérir la confiance du prolétariat dans le futur de l’humanité à travers son propre projet historique.

La forme particulière qu’a prise la contre-révolution en URSS - celle du stalinisme qui se présente comme l’accomplissement et non comme le fossoyeur de la révolution d’Octobre 1917 - a déjà sapé la confiance dans le prolétariat et dans son alternative communiste. Malgré la fin de la période de contre-révolution en 1968, l’effondrement des régimes staliniens en 1989 –(qui a marqué l’entrée du capitalisme dans sa phase historique de décomposition) a une fois encore affecté la confiance du prolétariat en lui-même en tant que sujet de la libération de l’ensemble de l’humanité.

L’affaiblissement de la confiance de la classe ouvrière en elle-même, de son identité de classe et de sa perspective révolutionnaire, résultant des campagnes de la bourgeoisie sur la prétendue "faillite du communisme", a modifié les conditions dans lesquelles se pose la question de l’éthique aujourd’hui. En fait, les revers subis par la classe ouvrière (et notamment le recul de sa conscience suite à l’effondrement du bloc de l’Est et des régimes staliniens) ont endommagé sa confiance, non seulement dans une perspective communiste mais dans la société dans son ensemble.

Pour les ouvriers conscients, au cours de la période ascendante du capitalisme (et plus encore pendant la première vague révolutionnaire de 1917-23), l’affirmation selon laquelle les problèmes de la société contemporaine s’expliqueraient par le caractère fondamentalement "mauvais" de l’être humain ne suscitait que dédain et mépris. A l’inverse, l’idéologie selon laquelle, fondamentalement, la société serait incapable de s’améliorer et de développer des formes supérieures de solidarité humaine, est devenue aujourd’hui une donnée de la situation historique. De nos jours, les doutes, profondément enracinés, sur les qualités morales de notre espèce affectent non seulement les classes dominantes ou intermédiaires, mais menacent le prolétariat lui-même, y compris ses minorités révolutionnaires. Ce manque de confiance dans la possibilité d’une vision plus collective et responsable en vue de la construction d’une véritable communauté humaine n’est pas uniquement le résultat de la propagande de la classe dominante. L’évolution historique elle-même a mené à cette crise de confiance généralisée dans l’avenir de l’humanité.

Nous vivons une période marquée par :

  • un pessimisme extrême à l’égard de la "nature humaine" ;
  • un scepticisme (et même un cynisme) sur la nécessité ou même la possibilité de valeurs morales ;
  • la sous-estimation ou même le déni de l’importance des questions éthiques.

L’opinion populaire voit se confirmer le jugement du philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) selon lequel l’homme serait, par nature, un loup pour l’homme. Selon cette vision, l’homme serait un être fondamentalement destructeur, prédateur, égoïste, irrémédiablement irrationnel et son comportement social serait inférieur à celui de la plupart des espèces animales. Pour l’écologisme petit-bourgeois par exemple, le développement culturel est considéré comme une "erreur" ou une "impasse". L’humanité elle-même est vue comme une excroissance cancéreuse de l’histoire, vis-à-vis de laquelle la nature va -et même doit- reprendre ses "droits".

Évidemment, la décomposition du capitalisme n’a pas donné naissance à de telles visions, mais elle les a considérablement accentuées et confortées.

Dans les siècles précédents, la généralisation de la production de marchandises sous la domination du capitalisme a progressivement dissous les liens de solidarité qui étaient à la base de la société humaine, au point que leurs réminiscences mêmes risquent de disparaître à jamais de la mémoire collective.

La phase de déclin des formations sociales depuis le communisme primitif a toujours été caractérisée par la dissolution des valeurs morales établies par la société et, tant qu’une alternative historique n’a pas encore commencé à s’affirmer, par une perte de confiance dans le futur.

Mais la barbarie et l’inhumanité de la décadence capitaliste sont sans précédent dans l’histoire de l’espèce humaine. Il est vrai qu’il n’est pas facile après les massacres d’Auschwitz et Hiroshima, et face aux génocides, à la destruction permanente et généralisée, de maintenir sa confiance dans la possibilité d’un progrès moral.

Le capitalisme a également rompu l’équilibre rudimentaire qui existait auparavant entre l’homme et le reste de la nature, sapant ainsi la base à long terme de la société humaine.

A ces caractéristiques de l’évolution historique du capitalisme, nous devons ajouter l’accumulation des effets d’un phénomène plus général de l’ascendance de l’humanité dans le contexte des sociétés de classe : le fait que l’évolution morale et sociale est en retard sur l’évolution technologique.

"La science naturelle est considérée avec justesse comme le champ dans lequel la pensée humaine, à travers une série continue de triomphes, a développé le plus puissamment ses formes de conception logique... Au contraire à l’autre extrême se trouve le vaste champ des actions et des rapports humains dans lequel l’utilisation d’outils ne joue pas un rôle immédiat, et qui agit dans une distance lointaine, en tant que phénomène profondément inconnu et invisible. Là, la pensée et l’action sont plus déterminés par la passion et les impulsions, par l’arbitraire et l’improvisation, par la tradition et la croyance ; là, aucune logique méthodologique ne mène à la certitude de la connaissance (...) Le contraste qui apparaît ici, entre d’un côté la perfection et de l’autre l’imperfection, signifie que l'homme contrôle les forces de la nature ou va de plus en plus y parvenir, mais qu’il ne contrôle pas encore les forces de volonté et de passion qui sont en lui. Là où il a arrêté d’avancer ; peut-être même régressé, c’est au niveau du manque évident de contrôle sur sa propre "nature" (Tilney). Il est clair que c’est la raison pour laquelle la société est encore si loin derrière la science. Potentiellement, l’homme a la maîtrise sur la nature. Mais il ne possède pas encore la maîtrise sur sa propre nature"[4].

Les causes des réserves envers le concept de morale prolétarienne après 1968

Après 1968, la dynamique des luttes ouvrières a constitué un contrepoids puissant au scepticisme croissant au sein de la société capitaliste. Mais en même temps, le manque d’assimilation en profondeur du marxisme a mené à la vision commune au sein de la nouvelle génération de révolutionnaires suivant laquelle il n’y aurait pas de place pour les questions de morale ou d’éthique dans la théorie socialiste. Cette démarche était d’abord et avant tout le produit de la rupture de la continuité organique provoquée par la contre-révolution qui a suivi la vague révolutionnaire de 1917-23. Jusqu’alors, les valeurs éthiques du mouvement ouvrier faisaient partie d’une tradition qui avait toujours été transmise d’une génération à l’autre. L’assimilation de ces valeurs était donc favorisée par le fait qu’elles faisaient partie d’une pratique vivante, collective et organisée. La contre-révolution a balayé, dans une grande mesure, la connaissance de ces acquis, tout comme elle a presque complètement balayé les minorités révolutionnaires qui les incarnaient.

Cette perversion de l’éthique du prolétariat a, à son tour, renforcé l’impression que la morale, par sa nature même, est une affaire intrinsèquement réactionnaire des classes dominantes et exploiteuses. L’histoire montre, évidemment, que dans toutes les sociétés divisées en classes la morale dominante a toujours été la morale de la classe dominante. Et cela à tel point que morale et État, mais aussi morale et religion, sont presque devenus synonymes dans l’opinion populaire. Les sentiments moraux de la société dans son ensemble ont toujours été utilisés par les exploiteurs, par l’État et par la religion, pour sanctifier et perpétuer le statu quo afin que les classes exploitées se soumettent à leur oppression. Le "moralisme" grâce auquel les classes dominantes se sont toujours efforcées de briser la résistance des classes laborieuses à travers l’instillation d’une conscience coupable, est un des grands fléaux de l’humanité. C’est aussi l’une des armes les plus subtiles et efficaces des classes dominantes pour assurer leur domination sur l’ensemble de la société.

Le marxisme a toujours combattu la morale des classes dominantes tout comme il a combattu le moralisme philistin de la petite bourgeoisie. Contre l’hypocrisie des apologues moraux du capitalisme, le marxisme a toujours mis en avant, notamment, que la critique de l’économie politique doit se baser sur une connaissance scientifique et non sur un jugement éthique.

Néanmoins, la perversion de la morale du prolétariat par le stalinisme ne constitue pas une raison pour abandonner la conception de la morale prolétarienne (de la même façon que le prolétariat ne doit pas rejeter le concept de communisme sous prétexte qu’il a été récupéré et perverti par la contre révolution en URSS). Le marxisme a montré que l’histoire morale de humanité n’est pas seulement l’histoire de la morale de la classe dominante. Il a démontré que les classes exploitées ont leurs propres valeurs éthiques et que ces valeurs ont joué un rôle révolutionnaire dans le progrès de l’humanité. Il a démontré que la morale n’est pas non plus identique à la fonction d’exploitation, de l’État ou de la religion et que le futur -s’il y a un futur- appartient à une morale qui dépasse l’exploitation, l’État et la religion.

"… les hommes s'habitueront graduellement à respecter les règles élémentaires de la vie en société connues depuis des siècles, rebattues durant des millénaires dans toutes les prescriptions morales, à les respecter sans violence, sans contrainte, sans soumission, sans cet appareil spécial de coercition qui a nom : l'État".[5]

Le marxisme a révélé que le prolétariat est la seule classe de l’histoire qui puisse, en se libérant de l’aliénation, en développant sa conscience, son unité et sa solidarité, libérer la morale, et donc l’humanité, du fléau de la "mauvaise conscience" basée sur la culpabilité et la soif de vengeance et de punition.

De plus, en bannissant le moralisme petit-bourgeois de la critique de l’économie politique, le marxisme a été capable de démontrer scientifiquement le rôle des facteurs moraux dans la lutte de classe du prolétariat. Il a ainsi découvert par exemple que la détermination de la valeur de la force de travail -contrairement à toutes les autres marchandises- contient une dimension morale : le courage, la détermination, la solidarité et la dignité des exploités.

Les résistances au concept de morale prolétarienne expriment également le poids de l’idéologie de la petite bourgeoisie fortement marquée par le démocratisme. Elles révèlent l’aversion du petit bourgeois envers les principes de comportement qui, comme tout principe, constituent autant d’entraves à sa "liberté individuelle". L’infiltration au sein du mouvement ouvrier contemporain de cette idéologie d’une classe sans devenir historique est une faiblesse qui a renforcé l’immaturité de la génération issue du mouvement de mai 68.

La nature de la morale

La morale est un guide indispensable de comportement dans le monde culturel de l’humanité. Elle permet d’identifier les principes et les règles de vie commune des membres de la société. La solidarité, la sensibilité, la générosité, le soutien aux nécessiteux, l’honnêteté, l’attitude amicale et la bienveillance, la modestie, la solidarité entre générations sont des trésors qui appartiennent à l’héritage moral de l’humanité. Ce sont des qualités sans lesquelles la vie en société devient impossible. C’est pourquoi les êtres humains ont toujours reconnu leur valeur, tout comme l’indifférence envers les autres, la brutalité, l’avidité, l’envie, l’arrogance et la vanité, la malhonnêteté et le mensonge ont toujours provoqué la désapprobation et l’indignation.

Comme telle, la morale remplit la fonction de favoriser les pulsions sociales en opposition aux pulsions antisociales de l’humanité, dans l’intérêt de la cohésion de la communauté. Elle canalise l’énergie psychique dans l’intérêt de tous. La façon dont cette énergie est canalisée varie suivant le mode de production, la constellation sociale, etc.

Au sein de chaque société, des normes de comportement et d’évaluation ont été édifiées, sur la base de l’expérience vivante, et correspondant à un mode de vie donné. Ce processus fait partie de ce que Marx dans Le Capital appelle l’émancipation relative vis-à-vis de l’arbitraire et du simple hasard à travers l’établissement de l’ordre.

La morale a un caractère impératif. C’est une appropriation du monde social à travers des jugements sur le "bien" et le "mal", sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Cette approche de la réalité utilise des mécanismes psychiques spécifiques, comme la bonne conscience et le sens des responsabilités. Ces mécanismes influencent la prise de décision et le comportement général et, souvent, les déterminent. Les exigences de la morale contiennent une prise de conscience de ce qu’est la vie sociale, une conscience qui a été absorbée et assimilée au niveau émotionnel. Comme tout moyen d’appropriation et de transformation de la réalité, elle a un caractère collectif. A travers l’imagination, l’intuition et l’évaluation, elle permet au sujet d’entrer dans le monde mental et émotionnel des autres êtres humains. Elle est donc source de solidarité humaine et moyen d’enrichissement et de développement spirituels mutuels. Elle ne peut évoluer sans interaction sociale, sans transmission des acquis et de l’expérience entre les membres de la société, entre la société et l’individu et d’une génération à l’autre.

L’une des caractéristiques de la morale réside dans le fait qu’elle s’approprie la réalité avec pour instrument de mesure ce qui devrait être. Sa démarche est téléologique plutôt que causale. La collusion entre ce qui est et ce qui doit être est caractéristique de l’activité morale ; elle en fait un facteur actif et vital.

Le marxisme n’a jamais nié la nécessité ni l’importance de la contribution de facteurs non théoriques et non scientifiques dans l’ascension de l’espèce humaine. Au contraire, il a toujours compris leur caractère indispensable et même leur indépendance relative. C’est pourquoi il a été capable d’examiner leurs connexions dans l’histoire et de reconnaître leur complémentarité.

Dans les sociétés primitives, mais aussi dans les sociétés de classes, la morale se développe de façon spontanée. Bien avant que la capacité de codifier les valeurs morales (ou de réfléchir dessus) ne se soit développée, existaient des types de comportement et leur évaluation. Chaque société, chaque classe ou chaque groupe social et même chaque profession (comme le soulignait Engels), notamment à travers l’édification de codes de déontologie, a son propre schéma de comportement moral. Comme l’a remarqué Hegel, une série d’actes d’un sujet est le sujet lui-même. La morale est bien plus que la somme des règles et des coutumes de comportement. C’est une part essentielle de la coloration que prennent les rapports humains dans une société donnée.

Elle est le reflet et un facteur actif à la fois de la façon dont l’homme se voit lui-même et de la façon dont il parvient à comprendre les autres, à pénétrer dans l’univers mental de l’autre. La morale est basée sur l’empathie qui s’inscrit dans le champ des émotions spécifiques à l’espèce humaine. C’est justement pour cela que Marx affirmait : "Rien de ce qui est humain ne m’est étranger".

Les évaluations morales sont nécessaires non seulement en réponse aux problèmes quotidiens, mais comme partie d'une activité planifiée et consciemment dirigée vers un but. Non seulement elles guident des décisions particulières, mais elles orientent toute une vie ou toute une époque historique.

Bien que l’instinct, l’intuition et l’inconscient constituent des aspects essentiels du monde moral de l’homme, avec l’ascension de l’humanité le rôle de la conscience grandit également dans cette sphère. Les questions morales touchent les profondeurs mêmes de l’existence humaine. Une orientation morale est le produit de besoins sociaux mais aussi une manière de penser dans une société ou un groupe donné. Elle nécessite une évaluation de la valeur de la vie humaine, du rapport de l’individu à la société, une définition de sa propre place dans le monde, de ses propres responsabilités envers l’ensemble de la communauté. Mais ici, l’évaluation prend place non de façon contemplative mais sous la forme de comportements sociaux. L’orientation éthique apporte sa contribution spécifique -pratique, évaluative, impérative- sur le sens à donner à la vie humaine.

Bien que le développement de l’univers soit un processus qui existe au delà et indépendamment de tout but ou "signification" objective, l’humanité est cette partie de la nature qui se donne des buts et lutte pour leur réalisation.

Dans L’origine de la famille, de la propriété et de l'État, Engels montre que la morale plonge ses racines dans les rapports socio-économiques et les intérêts de classe. Mais il montre également son rôle régulateur, non seulement dans la reproduction des structures sociales existantes, mais aussi dans l’émergence de nouveaux rapports sociaux. La morale peut soit entraver, soit accélérer le progrès historique. La morale reflète fréquemment, avant la philosophie et la science, les changements cachés sous la surface de la société.

Le caractère de classe d’une morale donnée ne doit pas nous faire perdre de vue le fait que tout système moral contient des éléments humains généraux qui contribuent à la préservation de la société à un stade de son développement. Comme Engels le met en évidence dans l’Anti-Dühring, la morale prolétarienne contient bien plus d’éléments de valeur humaine générale que celle des autres classes sociales parce qu’elle représente le futur contre la morale de la bourgeoisie. Engels insiste, à juste raison, sur l’existence du progrès moral dans l’histoire. A travers les efforts, d’une génération à l’autre, pour mieux maîtriser l’existence humaine et à travers les luttes des classes historiques, la richesse de l’expérience morale de la société s’est accrue. Bien que le développement éthique de l’homme ne soit pas du tout linéaire, le progrès dans ce domaine peut se mesurer dans la nécessité et la possibilité de résoudre des problèmes humains toujours plus complexes. Cela révèle tout le potentiel d’enrichissement du monde intérieur et social de l’homme qui, comme l’a souligné Trotsky, est l’un des critères les plus importants du progrès.

Une autre caractéristique fondamentale de la morale réside dans le fait que, tout en exprimant les besoins de la société dans son ensemble, son existence est inséparable de la vie intime de l’être humain, du monde intérieur de sa conscience et de sa personnalité. Toute démarche qui sous-estime le facteur subjectif, reste nécessairement abstraite et passive. C’est l’identification intime et profonde de l’homme aux valeurs morales qui, entre autres, le distingue de l’animal et qui lui donne la force de transformer la société. Ici, ce qui est socialement nécessaire devient la voix interne de la "bonne conscience", permettant de relier les émotions humaines à la dynamique du progrès social. Le mûrissement moral de l’être humain l’arme contre les préjugés et le fanatisme et augmente ses capacités à réagir consciemment et de façon créative face aux conflits moraux.

Il est également nécessaire de souligner que, bien que la morale trouve sa base biologique dans les instincts sociaux, son évolution est inséparable de la participation à la culture humaine. Le dégagement de l’espèce humaine du règne animal ne dépend pas seulement du développement de la pensée, mais aussi de l’éducation et du raffinement des émotions. Tolstoï avait donc raison de souligner le rôle, dans le progrès humain, de l’art -au sens large-, à côté de celui de la science.

"Tout comme, grâce à la capacité des hommes de comprendre les pensées exprimées en mots, tout être humain peut connaître tout ce que l’ensemble de l’humanité a réalisé pour lui dans le domaine de la pensée... de même, grâce à la capacité humaine, à travers l’art, d’être touché par les sentiments des autres, il peut accéder aux émotions de ses contemporains, à ce que d’autres êtres humains, des milliers d’années auparavant, ont ressenti et il devient possible pour lui d’exprimer ses propres sentiments aux autres. Si les êtres humains n’avaient pas la possibilité, la capacité d’absorber au moyen des mots, toutes les pensées de ceux qui ont vécu avant eux et de communiquer leurs propres pensées à d’autres, ils seraient comme des animaux sauvages ou comme un Gaspard Hauser. S’ils n’avaient pas cette autre capacité humaine d’être affectés par l’art, les êtres humains seraient très certainement dans une mesure encore plus grande, des sauvages et par dessus tout bien plus étrangers les uns aux autres et plus hostiles"[6]

L’éthique précède le marxisme

L’éthique est la théorie de la morale, ayant pour objectif de mieux comprendre son rôle, d’améliorer et de systématiser son contenu et son champ d’action. Bien que l’éthique soit une discipline théorique, son but a toujours été pratique. Une éthique qui ne contribuerait pas à améliorer les comportements humains dans la vie réelle est par définition sans valeur. L’éthique est apparue et s’est développée en tant que science philosophique, non seulement pour des raisons historiques mais aussi parce que la morale n’est pas un objet précis mais un rapport qui embrasse l’ensemble de la vie humaine et la conscience. Depuis la philosophie grecque classique jusqu’à Spinoza et Kant, l’éthique a toujours été conçue comme un défi essentiel auquel se sont confrontés les plus grands cerveaux de l’humanité.

Malgré la multitude des démarches et des réponses suivant les différents types de sociétés, un but commun a toujours caractérisé l’éthique, notamment depuis Socrate. C’est la réponse à la question : comment l’homme peut-il parvenir à construire le bonheur universel pour l’ensemble de son espèce ? L’éthique a toujours été une arme de combat, en particulier une arme de la lutte de classe. La confrontation à la maladie et à la mort, aux conflits d’intérêt et à la souffrance morale, a souvent été un puissant stimulant pour l’étude de l’éthique. Mais alors que la morale, aussi rudimentaire que soient ses manifestations, est une condition très ancienne de l’existence de la société humaine (et existait déjà dans les premières sociétés primitives), l’éthique est un phénomène beaucoup plus récent et est apparue avec la société divisée en classes. Le besoin d’orienter consciemment le comportement et la vie de chacun est le produit de la nature de la vie sociale qui est devenue de plus en plus complexe avec l’apparition des classes sociales. Dans la société primitive, la solidarité entre les hommes et le sens de leur activité étaient directement dictés par la plus rude des pénuries. La liberté de choix individuel n’existait pas encore. C’est dans le contexte de la contradiction croissante entre vie privée et vie publique, entre les besoins des individus et ceux de la société, qu’une réflexion théorique sur le comportement et ses principes a pris corps. Cette réflexion est inséparable de l’apparition d’une attitude critique vis-à-vis de la société et de la volonté de la changer de façon consciente et réfléchie. Ainsi, si l’éclatement de la communauté primitive et l’apparition de la société de classes constitue une condition pour une telle démarche, l’apparition de l’éthique -comme celle de la philosophie en général- est stimulée en particulier par le développement de la production de marchandises, comme ce fut le cas dans la Grèce antique. Non seulement l’apparition de l’éthique mais aussi son évolution dépendait fondamentalement du développement des forces productives, notamment des bases économiques, matérielles de la société.

Avec la société de classes, les exigences morales et les coutumes changent nécessairement puisque chaque formation sociale fait apparaître une morale qui correspond à ses besoins. Quand les morales établies par les classes dominantes entrent en contradiction avec le développement historique, elles deviennent source d’une souffrance terrible, augmentent le recours à la violence physique et psychique pour s’imposer et mènent à une désorientation généralisée, à une hypocrisie latente, mais aussi à l’auto flagellation, notamment au sein des classes exploitées. Ces phases de déclin des sociétés constituent un défi particulier pour l’éthique et cette dernière s’attache à formuler de nouveaux principes qui auront prise sur les masses et ne les orienteront que dans une phase ultérieure.

Cependant, le développement de l’éthique est loin d’être un reflet mécanique, passif, des bases économiques de la société. Elle possède une dynamique interne propre, comme l’avait déjà illustré l’évolution du premier matérialisme, celui des matérialistes grecs dont les contributions à l’éthique appartiennent encore à l’héritage théorique inestimable de l’humanité. Cette dynamique interne de l’éthique se révèle dans la poursuite de sa préoccupation centrale : l’aspiration au bonheur pour l’ensemble de l’humanité. Héraclite, déjà, faisait ressortir la question centrale de l’éthique : le rapport entre l’individu et la société, entre ce que font réellement les individus et ce qu’ils devraient faire dans l’intérêt général. Mais cette philosophie "de la nature" était incapable de donner une explication matérialiste des origines de la morale et en particulier de la bonne conscience. De plus, son insistance unilatérale sur la causalité, au détriment du côté "téléologique" de l’existence de l’homme (activité réfléchie en vue d’un but conscient), l’empêchait de parvenir à donner des réponses satisfaisantes aux questions éthiques parmi les plus fondamentales pour l’avenir de l’espèce humaine. (telles que le rapport de l’homme à sa propre finitude, à sa propre mort et à celles de ses semblables notamment face à la guerre et autres conflits meurtriers).

C’est pourquoi, non seulement l’évolution sociale objective mais l’absence de réponse aux questions morales qui étaient posées, ont ouvert la voie à l’idéalisme philosophique. Cet idéalisme est apparu en même temps qu’une nouvelle croyance religieuse, le monothéisme, fondée sur la foi en un Dieu unique, sauveur de l’humanité et seul capable d’ouvrir les portes du bonheur universel dans un paradis céleste. L’apparition de la morale idéaliste n’était plus basée sur l’explication de la nature mais sur l’exploration de la vie spirituelle. Cette démarche n’est pas parvenue à se dégager totalement de la pensée animiste et magique des sociétés primitives et a culminé dans la vision suivant laquelle l’essence humaine serait divisée en deux parties, l’une spirituelle (morale) et l’autre matérielle (corporelle). L’homme serait en quelque sorte mi-ange, mi-animal.

Ce n’est qu’avec le matérialisme révolutionnaire de la bourgeoisie ascendante d’Europe occidentale que le triomphe de l’idéalisme moral a pu sérieusement être mis en question. Ce nouveau matérialisme postulait que les pulsions naturelles de l’homme contenaient le germe de tout ce qui est bien, rendant l’ordre social ancien responsables de tout le mal. Sont issus de cette école de pensée, non seulement les armes théoriques de la révolution bourgeoise mais aussi le socialisme utopique (Fourier chez les matérialistes français, Owen et le système "utilitariste" de Bentham).

Mais ce matérialisme de la bourgeoisie révolutionnaire était incapable d’expliquer l’origine de la morale. Les morales ne peuvent être expliquées "naturellement" parce que la nature humaine contient déjà la morale. Cette théorie révolutionnaire ne pouvait pas non plus expliquer sa propre origine. Si l’homme, à sa naissance, n’est qu’une page blanche, une table rase, comme l’affirme ce matérialisme bourgeois, et si sa nature d’être social n’est déterminée que par son imprégnation dans l’ordre social existant, d’où viennent les idées révolutionnaires, quelle est l’origine de l’indignation morale -cette condition indispensable pour une société nouvelle et meilleure ? Le fait que le matérialisme bourgeois ait combattu le pessimisme de l’idéalisme (qui niait toute possibilité d’un progrès moral dans le monde réel de l’homme) constitue sa grande contribution. Néanmoins, malgré son optimisme apparemment sans limites, ce matérialisme par trop mécanique et métaphysique n’offrait qu’une base peu solide à une réelle confiance dans l’humanité. En définitive, dans cette vision du monde incarné par la philosophie des lumières, c’est l’homme "illuminé" qui devait apparaître comme la seule source de la perfection morale de l’espèce humaine.

Le fait que le matérialisme bourgeois n’ait pas réussi à expliquer les origines de la morale a contribué à la rechute de Kant dans l’idéalisme moral quand il cherche à expliquer le phénomène de la bonne conscience. En déclarant que "la loi morale à l’intérieur de nous" était une "chose en soi", existant a priori, en dehors du temps et de l’espace, Kant déclarait en fait que nous ne pouvons pas connaître les origines de la morale.

Ainsi, malgré toutes ces contributions inestimables à l’histoire de l’humanité et qui constituent les pièces d’un puzzle encore éparpillées, ce n’est que le prolétariat qui sera à même, grâce à la théorie marxiste, de donner une réponse cohérente et satisfaisante à cette question des origines de la morale.

Le marxisme et les origines de la morale

Pour le marxisme, l’origine de la morale réside dans la nature entièrement sociale, collective, de l’espèce humaine. Cette morale est le produit non seulement de profonds instincts sociaux mais aussi de la dépendance de l’espèce à l’égard du travail collectif, associé et planifié, et de l’appareil productif de plus en plus complexe que celui-ci exige. La base, le coeur de la morale, c’est la reconnaissance de la nécessité de la solidarité face à la fragilité biologique de l’être humain. Cette solidarité (que les découvertes scientifiques récentes, notamment en anthropologie et paléontologie ont d’ailleurs mises en évidence) constitue le dénominateur commun de tout ce qui a été positif et durable au cours de l’histoire de la morale. En tant que telle, la solidarité est à la fois l’étalon du progrès moral et l’expression de la continuité de cette histoire malgré toutes les ruptures et régressions.

Cette histoire est caractérisée par la reconnaissance que les chances de survie sont d’autant plus grandes que la société (ou la classe sociale) est plus unifiée, sa cohésion plus solide, et plus grande l’harmonie entre toutes ses parties. Mais le développement de la morale à travers les siècles n’est pas seulement une question de survie pour l’espèce humaine. Il conditionne l’apparition de formes toujours plus achevées et complexes de collectivités humaines qui elles-mêmes sont la condition du développement des potentialités de l’homme et de la société. Par ailleurs, ce n’est qu’en établissant des rapports avec les autres que les êtres humains peuvent découvrir leur propre humanité. La recherche pratique des intérêts collectifs est l’outil de l’élévation morale des membres de la société. La vie la plus riche est celle qui est la plus ancrée dans la société.

La raison pour laquelle seul le prolétariat pouvait répondre à la question de l’origine et de l’essence de la morale, réside dans le fait que la perspective d’une communauté mondiale unifiée, une société communiste, constitue la clef pour appréhender l’histoire de la morale. Le prolétariat est la première classe de l’histoire qui n’ait pas d’intérêt particulier à défendre et qui soit unie par une vraie socialisation de la production, base matérielle d’un niveau qualitativement supérieur de la solidarité humaine.

L’éthique matérialiste du marxisme, grâce à sa capacité à intégrer les découvertes scientifiques (notamment celles de Darwin à qui Marx avait dédicacé le Capital) permet donc de comprendre que l’homme, en tant que produit de l’évolution, n’est pas, en fait, une table rase à la naissance. Il apporte avec lui, "dans le monde" une série de besoins sociaux issus de ses origines animales (par exemple le besoin de tendresse et d’affection sans lequel le nouveau-né ne peut se développer et peut même ne pas survivre).

Mais les progrès de la science ont aussi révélé que l’homme est également un combattant né. C’est bien ce qui lui a permis de partir à la conquête du monde, de dominer les forces de la nature, de la transformer en développant sa vie sociale sur toute la planète. L’histoire montre ainsi qu’il ne se résigne pas en général face aux difficultés. La lutte de l’humanité ne peut que se fonder sur une série d’instincts qu’elle a hérités du règne animal : ceux de l’auto préservation, de la reproduction sexuelle, de la protection de ses petits, etc. Dans le cadre de la société, ces instincts de préservation de l’espèce n’ont pu se développer qu’à travers le partage de ses émotions avec ses semblables. S’il est vrai que ces qualités sont le produit de la socialisation, il n’en est pas moins vrai que ce sont ces qualités qui, en retour, rendent possible sa vie en société. L’histoire de l’humanité a aussi montré que l’homme peut et doit également mobiliser un potentiel d’agressivité sans lequel il ne peut se défendre contre un environnement hostile.

Mais les bases de la combativité de l’espèce humaine sont beaucoup plus profondes que cela, et sont par dessus tout ancrées dans la culture. L’humanité est la seule partie de la nature qui, à travers le procès du travail, se transforme constamment elle-même. Cela signifie que, dans le long processus d’hominisation, de transformation du "singe en homme", la conscience est devenue le principal instrument de la lutte de l’humanité pour sa survie. A chaque fois que l’homme a atteint un but, il a modifié son environnement et il s’est donné de nouveaux objectifs plus élevés. Ce qui a nécessité en retour un nouveau développement de sa nature d’être social.

La méthode scientifique du marxisme a dévoilé les origines biologiques, "naturelles" de la morale et du progrès social. Parce qu’il a découvert les lois du mouvement de l’histoire humaine et dépassé le point de vue métaphysique, le marxisme a résolu des questions auxquelles l’ancien matérialisme bourgeois était incapable de répondre. Ce faisant, il a démontré la relativité, mais aussi la validité relative, des différents systèmes moraux dans l’histoire. Il a révélé leur dépendance à l’égard du développement des forces productives et, à partir d’une certaine période historique, de la lutte de classe. Par là même, il a posé les bases théoriques d’un dépassement pratique de ce qui fut l’un des plus grands fléaux de l’humanité jusqu’à nos jours : la tyrannie fanatique, dogmatique de tout système moral.

En montrant que l’histoire a un sens et forme un tout cohérent, le marxisme a dépassé le faux choix entre le pessimisme moral de l’idéalisme et l’optimisme étroit du matérialisme bourgeois. En démontrant l’existence d’un progrès moral dans l’histoire de l’humanité, il a élargi les bases de la confiance du prolétariat dans le futur.

Malgré la noble simplicité des principes communautaires de la société primitive, leurs vertus étaient liées à l’accomplissement aveugle de rites et de superstitions qui ne pouvaient être mis en question, et n’ont jamais été le résultat d’un choix conscient. Ce n’est qu’avec l’apparition d’une société de classes (en Europe, à l’apogée de la société esclavagiste) que les êtres humains ont pu acquérir une valeur morale indépendante des relations par le sang. Cet acquis a été le produit de la culture, de la révolte des esclaves et des autres couches opprimées. Il est important de remarquer que les luttes des classes exploitées, même quand elles ne contenaient pas de perspective révolutionnaire, ont enrichi l’héritage moral de l'humanité, à travers la culture de l’esprit de rébellion et d’indignation, de la conquête d’un respect pour le travail humain, de la défense de la dignité de chaque être humain. La richesse morale de la société n’est jamais le simple résultat de la constellation économique, sociale, culturelle du moment. Elle est le produit d’une accumulation historique. De même que l’expérience et la souffrance d’une vie longue et difficile contribuent à la maturation de ceux qu’elle n’a pas brisés, l’enfer de la société de classes contribue aussi au développement de la noblesse morale de l’humanité, à condition que cette société puisse être renversée.

Il faut ajouter que le matérialisme historique a dissous l’ancienne opposition, qui freinait les progrès de l’éthique, entre instinct et conscience, entre causalité et téléologie. Les lois objectives du développement historique sont elles-mêmes des manifestations de l’activité humaine. Elles n’apparaissent comme extérieures que parce que les buts que les hommes se fixent, dépendent des circonstances que le passé a léguées au présent. Considérée de façon dynamique, dans le mouvement du passé vers le futur, l’humanité est à la fois le résultat et la cause du changement. En ce sens, la morale et l’éthique sont à la fois produits et facteurs actifs de l’histoire.

En révélant la vraie nature de la morale, le marxisme est en retour capable d’influer sur son cours, en l'affûtant comme une arme de la lutte de classe du prolétariat.

La lutte contre la morale bourgeoise

La morale prolétarienne se développe en combattant les valeurs dominantes ; elle ne s’en tient pas à l’écart. Le cœur de la morale de la société bourgeoise est contenu dans la généralisation de la production de marchandises. Cela détermine son caractère essentiellement démocratique, qui a joué un rôle hautement progressiste dans la dissolution de la société féodale mais qui révèle de plus en plus son côté irrationnel avec le déclin du système capitaliste.

Le capitalisme a soumis l’ensemble de la société, y compris la force de travail elle-même, à la quantification de la valeur d’échange. La valeur de l’être humain et de son activité productrice ne réside plus dans sa qualité humaine concrète ni dans sa contribution particulière à la collectivité. Elle ne peut plus être mesurée que de façon quantitative par rapport aux autres et à une moyenne abstraite qui s’impose à la société comme une force indépendante et aveugle. En introduisant la concurrence entre les hommes, en les obligeant à se comparer constamment les uns aux autres, le capitalisme érode la solidarité humaine à la base de la société. En faisant abstraction des qualités réelles des êtres humains, y compris de leurs qualités morales, il sape la base même de la morale. En remplaçant la question "que puis-je apporter comme contribution â la communauté ?" par la question "quelle est ma valeur propre au sein de la communauté ?" (richesse, pouvoir, prestige), il met en question la possibilité même d’une communauté humaine.

La tendance de la société bourgeoise est d’éroder les acquis moraux de l’humanité qui se sont accumulés au cours de milliers d’années, depuis la simple tradition d’hospitalité et de respect des autres dans la vie quotidienne jusqu’au réflexe élémentaire de porter assistance à ceux qui sont dans le besoin.

Avec l’entrée du capitalisme dans sa phase terminale, celle de la décomposition, cette tendance inhérente au capitalisme prend le dessus. La nature irrationnelle de cette tendance, incompatible à long terme avec la préservation de la société, se révèle dans la nécessité pour la bourgeoisie elle-même, dans l’intérêt de son système, de recourir à des chercheurs qui font des investigations et développent des stratégies contre le "mobbing" (le harcèlement moral), à des pédagogues chargés d’enseigner aux écoliers comment gérer les conflits. De même, la qualité de plus en plus rare de pouvoir travailler en équipe est considérée comme la qualification la plus recherchée à l’embauche dans de nombreuses entreprises aujourd’hui.

Ce qui est spécifique au capitalisme, c’est l’exploitation sur la base de la "liberté" et de l’"égalité" juridique des exploités. D’où le caractère essentiellement hypocrite de la morale bourgeoise. Mais cette spécificité modifie aussi le rôle que la violence joue au sein de la société.

Contrairement à ce que peuvent proclamer ceux qui font l’apologie du capitalisme, celui-ci n’utilise pas moins la force brute que les autres modes de production, mais bien plus encore. Cependant comme le développement du processus d’exploitation lui-même est basé désormais sur les rapports économiques et non sur la contrainte physique, le capitalisme a opéré un saut qualitatif dans l’usage de la violence indirecte, morale, psychique. La calomnie, la destruction de la personnalité individuelle, la recherche de boucs émissaires, l’isolement social, la démolition systématique de la dignité humaine et de la confiance en soi, sont devenus des instruments quotidiens du contrôle social. Plus encore, cette violence est devenue la manifestation de la liberté démocratique, l’idéal moral de la société bourgeoise. Plus la bourgeoisie recourt à cette violence indirecte et à la domination de sa morale contre le prolétariat, plus elle renforce sa dictature.

La morale du prolétariat

La lutte du prolétariat pour le communisme constitue de loin, jusqu’à présent, le sommet de la morale de l’humanité. Cela signifie que la classe ouvrière a hérité de l’accumulation des fruits de la civilisation, les a développés à un niveau qualitativement supérieur, les sauvant ainsi de la liquidation par la décomposition capitaliste. Un des principaux buts de la révolution communiste, c’est la victoire des instincts sociaux sur les pulsions anti-sociales. Comme Engels l’expliquait dans L'Anti-Dühring, une morale réellement humaine, au delà des contradictions de classe, ne deviendra possible que dans une société où les contradictions de classe elles-mêmes mais aussi la mémoire de celles-ci auront disparu dans la pratique de la vie quotidienne.

Le prolétariat intègre dans son mouvement d’anciennes règles de la communauté tout autant que les acquis des manifestations les plus récentes et complexes de la culture morale. Il s’agit aussi bien de règles élémentaires telles que l’interdiction du vol et du meurtre, qui ne sont pas seulement des règles d’or de la solidarité et de la confiance mutuelle pour le mouvement ouvrier, mais une barrière irremplaçable contre l’influence morale étrangère de la bourgeoisie et du lumpen prolétariat.

Le mouvement ouvrier se nourrit également du développement de la vie sociale, du souci pour la vie des autres, de la protection des enfants, des vieillards, des plus faibles et de ceux qui sont dans le besoin. Bien que l’amour de l'humanité ne soit pas l’apanage du prolétariat, comme l’a affirmé Lénine, cette réappropriation par la classe ouvrière est nécessairement un élément critique qui vise à dépasser l’inexpérience, l’étroitesse d’esprit et le provincialisme des couches et des classes exploitées non prolétariennes.

Le surgissement de la classe ouvrière comme porteur de progrès moral est une parfaite illustration de la nature dialectique du développement social. En séparant radicalement les producteurs d’avec les moyens de production et par leur soumission complète aux lois du marché, le capitalisme a créé pour la première fois une classe sociale dépossédée de sa propre humanité. La genèse de la classe ouvrière moderne est donc l’histoire de la dissolution de l’ancienne communauté sociale et de ses acquis. Cette dislocation de la communauté humaine originelle a engendré le déracinement, le vagabondage et la criminalisation de millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Placés en dehors de la sphère de la société, ils étaient condamnés à un processus sans précédent d’abrutissement et de dégradation morale. A l’aube du capitalisme, les quartiers ouvriers dans les régions industrialisées étaient des terrains fertiles pour l’ignorance, le crime, la prostitution, l’alcoolisme, l’indifférence et le désespoir.

Dans son étude sur la classe ouvrière en Angleterre, Engels était déjà capable de remarquer que les prolétaires qui avaient une conscience de classe constituaient le secteur de la société le plus noble, le plus humain et le plus susceptible d’être respecté. Plus tard, en faisant le bilan de la Commune de Paris, Marx a mis en évidence l’héroïsme, l’esprit de sacrifice et la passion pour sa tâche herculéenne du Paris qui se battait, travaillait et pensait, à l’opposé du Paris parasite, sceptique et égoïste de la bourgeoisie.

Cette transformation du prolétariat, de la perte à la conquête de sa propre humanité, est l’expression de sa nature spécifique de classe à la fois exploitée et révolutionnaire. Le capitalisme a donné naissance à la première classe de l’histoire qui ne peut affirmer son humanité et exprimer son identité et ses intérêts de classe que par le développement de la solidarité. Comme jamais auparavant, la solidarité est devenue l’arme de la lutte de classe et le moyen spécifique par lequel l’appropriation, la défense et le plus grand développement de la culture humaine deviennent possibles. Comme Marx le déclarait en 1872 ; "Citoyens ! Rappelons nous le principe fondamental de l'Internationale : la solidarité. Ce n'est que quand nous aurons établi ce principe vital sur des bases sûres chez les travailleurs de tous les pays que nous serons capables d'accomplir le grand but final que nous nous sommes fixés. La transformation doit prendre place dans la solidarité, c‘est ce que nous enseigne la Commune de Paris."[7]

Cette solidarité du prolétariat est le produit de la lutte de classe. Sans le combat constant entre les propriétaires des usines et les travailleurs, Marx nous dit que : "la classe ouvrière de Grande-Bretagne et de l’Europe entière serait une masse humble, opprimée, à faible caractère, épuisée, dont l’émancipation grâce à sa propre force serait complètement impossible comme celle des esclaves de l’ancienne Grèce et de Rome".[8]

Et Marx ajoute : "de façon à apprécier correctement la valeur des grèves et des coalitions, nous ne devons pas nous permettre d’être déçus par l’insignifiance apparente des résultats économiques, mais par dessus tout, garder à l’esprit les conséquences morales et politiques".

Cette solidarité va de pair avec l’indignation morale des travailleurs confrontés à la dégradation de leurs conditions de vie. Cette indignation est une pré-condition, non seulement de leur combat et de la défense de leur dignité mais aussi de l’éclosion de leur conscience. Après avoir défini le travail à l’usine comme un moyen d’abrutissement des ouvriers, Engels conclut que si les travailleurs étaient "non seulement capables de sauver leur santé, mais aussi de développer et d’aiguiser leur compréhension à un niveau plus élevé que celui des autres"[9] ce n’est que par l’indignation devant leur destin et devant l’immoralité et la cupidité de la bourgeoisie.

La libération du prolétariat de la carcasse paternaliste du féodalisme lui a permis de développer la dimension globale, politique de ces "résultats moraux" et donc de prendre à coeur sa responsabilité à l’égard de la société toute entière. Dans son livre sur les classes laborieuses en Angleterre, Engels rappelle comment, en France, la politique et, en Grande-Bretagne, l’économie ont libéré les travailleurs de leur "apathie à l’égard des intérêts généraux de l’humanité", une apathie qui les rendait "morts spirituellement".

Pour la classe ouvrière, sa solidarité n’est pas un instrument parmi d’autres à utiliser quand le besoin s’en fait sentir. C’est l’essence même de la lutte et de l’existence quotidienne de la classe ouvrière. C’est pourquoi l’organisation et la centralisation de ses combats sont la manifestation vivante de cette solidarité.

L’élévation morale du mouvement ouvrier est inséparable de la formulation de son but historique. Au cours de ses études sur les socialistes utopiques, Marx reconnaissait l’influence éthique des idées communistes au travers desquelles "se forge notre conscience". Dans son livre "Le socialisme et les Églises", Rosa Luxemburg rappelait également que le taux de criminalité avait baissé dans les quartiers industriels de Varsovie dès que les ouvriers sont devenus socialistes.

La plus haute expression, de loin, de la solidarité humaine, du progrès éthique de la société jusqu’à présent, c’est l’internationalisme prolétarien. Ce principe est le moyen indispensable de la libération de la classe ouvrière, qui pose les bases de la future communauté humaine. Le caractère central de ce principe et le fait que seule la classe ouvrière puisse le défendre, souligne toute l’importance de l’autonomie morale du prolétariat vis-à-vis des autres classes et couches de la société. Il est indispensable pour les ouvriers conscients de se libérer eux-mêmes de la façon de penser et des sentiments de la population au sens large, de façon à opposer leur propre morale à celle de la classe dominante.

La solidarité n’est pas seulement un moyen indispensable pour réaliser le but communiste, mais c’est aussi l’essence de ce but.

Les révolutions ont toujours engendré un renouveau moral de la société. Elles ne peuvent surgir et être victorieuses sans que déjà, auparavant, les masses ne se soient emparées de nouvelles valeurs et de nouvelles idées qui galvanisent leur esprit de combat, leur courage et leur détermination. La supériorité des valeurs morales du prolétariat constitue un des principaux moyens de sa capacité à entraîner derrière lui les autres couches non exploiteuses. Bien qu’il soit impossible de développer complètement une morale communiste au sein de la société de classes, les principes de la classe ouvrière établis par le marxisme annoncent le futur et contribuent à dégager sa voie. Au travers du combat lui-même, la classe ouvrière ajuste de plus en plus ses comportements et ses valeurs à ses propres besoins et à ses buts, acquérant ainsi une nouvelle dignité humaine.

Le prolétariat n’a pas besoin d’illusions morales, et il déteste l’hypocrisie. Son intérêt est de débarrasser la morale de toutes les illusions et de tous les préjugés. En tant que première classe de la société ayant une compréhension scientifique de celle-ci, le prolétariat est le seul qui puisse faire valoir cette autre préoccupation de la morale qu’est la vérité. Et ce n’est pas un hasard si le journal du parti bolchevique s’appelait justement la "Pravda" (La "Vérité").

Comme pour la solidarité, cette droiture prend un sens nouveau et plus profond. Face au capitalisme qui ne peut exister sans mensonge et tromperies et qui camoufle la réalité sociale, en faisant en sorte que les rapports entre les hommes apparaissent comme des rapports entre objets, le but du prolétariat est de faire apparaître la vérité comme le moyen indispensable de sa propre libération. C’est pour cela que le marxisme n’a jamais tenté de minimiser l’importance des obstacles sur la voie de la victoire, ni refusé de reconnaître une défaite. L’épreuve la plus dure de la droiture est d’être vrai vis-à-vis de soi-même. Et ce qui est valable pour les classes l’est également pour les individus. Bien sûr, cette quête pour comprendre sa propre réalité peut être douloureuse et ne doit pas être entendue dans un sens absolu. Mais l’idéologie et l’automystification sont en contradiction directe avec les intérêts de la classe ouvrière.

En fait, en mettant la recherche de la vérité au centre de ses préoccupations, le marxisme est l’héritier de ce que l’éthique scientifique de l’humanité a produit de meilleur. Pour le prolétariat, la lutte pour la clarté est la valeur la plus importante. L’attitude consistant à éviter et à saboter les débats et la clarification est une insulte à cette valeur, puisqu’une telle démarche ouvre toujours grand la porte à la pénétration d’idéologies et de comportements étrangers au prolétariat.

Par ailleurs, le combat pour le communisme pose au prolétariat de nouvelles questions et le met face à de nouvelles dimensions de l’action éthique. Par exemple, la lutte pour la prise du pouvoir pose directement la question des rapports entre les intérêts du prolétariat et ceux de l’humanité dans son ensemble qui, à cette étape de l’histoire, correspondent les uns aux autres sans toutefois être identiques. Face au choix entre socialisme et barbarie, la classe ouvrière doit assumer consciemment ses responsabilités à l’égard de l’humanité comme un tout. En septembre-octobre 1917, lorsque les conditions de l’insurrection étaient mûres et face au danger que l’extension de la révolution échoue et conduise à des souffrances terribles pour le prolétariat mondial, Lénine défendait qu’il fallait "prendre le risque" car c’était le sort de la civilisation elle-même qui était en jeu. De même, la politique de transformation économique après la prise du pouvoir met la classe ouvrière devant la nécessité de développer de façon consciente de nouveaux rapports entre les hommes et le reste de la nature dans la mesure où ces rapports ne peuvent plus être ceux d’un "vainqueur en terrain conquis" (Engels, Anti-Dühring)

CCI


[1] Pour un aperçu des comportements des éléments de la FICCI, voir notamment nos articles "Des menaces de mort contre les militants du CCI [290]", "Les réunions publiques du CCI interdites aux mouchards [291]", "Les méthodes policières de la FICCI [292]" (respectivement dans les n° 355, 338 et 330 de Révolution Internationale) ainsi que "Conférence extraordinaire du CCI : Le combat pour la défense des principes organisationnels [293]" dans la Revue internationale n° 110 et "16e Congrès du CCI : Se préparer aux combats de classe et au surgissement de nouvelles forces révolutionnaires [294]" dans la Revue internationale n° 122.

[2] Cette vision est notamment développée dans le texte "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CC [295]I" publié dans la Revue internationale n° 109.

[3] Josef Dietzgen : "The Religion of Social Democracy – Sermons", 1870, chapitre V

[4] Anton Pannekoek, Anthropogenesis, A study in the Origin of Man, 1944.

[5] Lénine : L'État et la révolution

[6] Tolstoï : What is art ? 1897. Dans une contribution à la Neue Zeit sur cet essai, Rosa Luxemburg a déclaré qu’en formulant un tel point de vue, Tolstoï manifestait bien plus de socialisme et de matérialisme historique que la plus grande partie de ce qui était publié dans la presse du parti.

[7] Marx : "Discours" au Congrès de la Haye de l'Association Internationale des Travailleurs, 1872.

[8] Marx : "La politique russe vis-à-vis de l’Angleterre" - Le mouvement ouvrier en Angleterre, 1853

[9] Engels : La condition des classes laborieuses en Angleterre, 1845. Chapitre : "Les différentes branches de travail. L’ouvrier d’usine au sens étroit (Esclavage, règles d’usine)".

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [13]

Le communisme (III) : Les années 1930: le débat sur la période de transition

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Après avoir résumé les deux premiers volumes de cette série, nous pouvons maintenant reprendre le fil chronologique. Dans le deuxième volume [217], nous avons déjà abordé la phase de contre-révolution, en particulier concernant les efforts des révolutionnaires pour comprendre la nature de classe de la Russie stalinienne dans les années 1920 et 1930. Dans l'article "L'énigme russe et la Gauche communiste italienne [223]" de la Revue Internationale n° 106 (comme dans notre brochure La Gauche communiste d'Italie [296]), nous défendions que c'était la Fraction italienne de la Gauche communiste, autour de la revue Bilan, qui avait le mieux compris les tâches de la minorité révolutionnaire dans une phase de défaite, et qui avait développé la méthode la plus fructueuse pour comprendre les raisons de l'échec de la révolution. Aujourd'hui, nous nous centrons principalement sur la façon dont les révolutionnaires ont discuté, au plus profond de la contre-révolution, les problèmes de la période de transition, et notre point de départ est une nouvelle fois la Fraction italienne.

1934: la série Parti-État-Internationale

Bilan a commencé à être publié en 1933, année qui a apporté à la Gauche italienne en exil la confirmation du triomphe de la contre-révolution et de l'ouverture du cours vers une Seconde Guerre impérialiste mondiale. Hitler est arrivé au pouvoir en Allemagne avec la complicité de l'État démocratique, dans un contexte où l'Internationale communiste avait prouvé son incapacité totale à défendre les intérêts de classe du prolétariat. L'année 1934 devait apporter une confirmation supplémentaire du diagnostic que Bilan faisait de la période : l'écrasement des ouvriers de Vienne, la ratification par le PC français du réarmement de la France et l'acceptation de l'URSS à la Société des Nations, ce "repaire de brigands".

C'est dans ce climat sinistre que Bilan avait entrepris de s'atteler à une des tâches principales du moment : comprendre comment, en moins de deux décennies, l'État soviétique avait été transformé de l'instrument de la révolution mondiale qu'il était en un bastion central de la contre-révolution; et en même temps, engager un débat dans le mouvement ouvrier à propos des leçons de cette expérience pour la révolution future. Comme pour tout le parcours théorique de la Fraction italienne, cette tâche était approchée avec la plus grande prudence, le plus grand sérieux. Les points en question furent abordés en particulier dans une longue série écrite par Vercesi[1], Parti-État-Internationale (PEI), qui s'est articulée en une douzaine d'articles en trois ans. Plutôt que de se fixer sur la situation immédiate et de chercher des réponses instantanées, le but de la série était de replacer la question dans le contexte historique le plus large possible, d'intégrer les contributions les plus importantes et les plus appropriées du mouvement ouvrier passé. Les premiers articles de la série examinent donc la doctrine marxiste classique sur la nature des classes sociales et leurs instruments politiques; l'émergence de l'État dans les périodes antérieures de l'histoire de l'humanité; et la relation entre l'Internationale et les partis qui la composent; de même, pour examiner l'évolution de l'État soviétique, la série se penche également sur les caractéristiques de l'État démocratique et de l'État fasciste.

L'insistance sur la nécessité d'un débat au sein du mouvement ouvrier à propos des problèmes considérés était également typique de la démarche de Bilan, qui ne prétendait pas fournir des réponses définitives à ces problèmes et comprenait que la contribution d'autres courants se situant sur un terrain prolétarien serait un élément vital dans le processus de clarification. Le dernier paragraphe de toute la série exprimait cet espoir avec la modestie et le sérieux qui caractérisaient Bilan:

"Nous sommes arrivés au bout de notre effort avec la pleine conscience de notre infériorité en face de l'étendue du problème qui était devant nous. Nous osons toutefois affirmer qu'une cohérence ferme existe entre toutes les considérations théoriques et politiques que nous avons traitées dans les différents chapitres. Peut-être cette cohérence pourra-t-elle représenter une condition favorable à l'établissement d'une polémique internationale qui, prenant pour base notre étude, ou l'étude d'autres courants communistes, en arrive enfin à provoquer un échange de vues, une polémique serrée, une tentative d'élaboration du programme de la dictature du prolétariat de demain qui, tout en étant incapable d'atteindre la hauteur que les gigantesques sacrifices du prolétariat de tous les pays ont effectués, tout en ne pouvant pas se mesurer avec les tâches grandioses de l'avenir de la classe ouvrière, en arrive tout de même à représenter un pas vers cette direction; un pas nécessaire, un pas qui, si nous ne le franchissions pas, nous mettrait demain devant les pires responsabilités, dans l'incapacité de donner une théorie révolutionnaire aux ouvriers reprenant à nouveau les armes pour leur victoire contre l'ennemi" (Bilan n° 26, p. 879).

Cette démarche – contrastant radicalement avec l'attitude de "seul au monde" affichée par la plupart des descendants directs de la Gauche italienne aujourd'hui - s'est concrétisée dans un échange de vues public entre la Gauche italienne d'une part, et la Gauche hollandaise d'autre part. Et ceci eut lieu en grande partie par l'intermédiaire de A. Hennaut du groupe belge Ligue des Communistes Internationalistes. Dans Bilan 19, 20, 21 et 22, Hennaut a écrit un résumé de la contribution la plus importante de la Gauche hollandaise à la question de la transformation communiste de la société, Les fondements de la production et de la distribution communistes, par Jan Appel et Henk Canne-Meier. Nous reviendrons sur cet aspect du débat dans un prochain article. Hennaut a également écrit une critique de la série de Vercesi, en particulier des chapitres sur l'État soviétique, dans Bilan 33 et 34. Vercesi, à son tour, a répondu à cette critique dans Bilan n° 35. En outre, la série d'articles de Mitchell intitulée Problèmes de la période de transition, dans Bilan 28, 31, 35, 37 et 38 était en grande partie une polémique avec les visions de ceux à qui se référait Bilan comme "les Internationalistes hollandais".

Nous republierons bientôt des articles de Mitchell (et par la même occasion, nous assurerons leur première traduction en anglais et dans d'autres langues). Pour le moment, nous manquons de forces pour republier la série de Vercesi et les contributions de Hennaut. Mais nous pensons que cela vaut certainement la peine de passer en revue dans cet article les principaux arguments développés dans la série Parti-Etat-Internationale à propos des leçons de l'expérience russe et, dans un prochain article, nous reviendrons sur la critique de Hennaut et la réponse que Vercesi lui a apportée.

L'"État prolétarien" se retourne contre le prolétariat

Pour Bilan, la question centrale était d'expliquer comment un organe qui avait surgi d'une authentique révolution prolétarienne, qui avait été forgé pour défendre cette révolution et donc pour servir comme instrument du prolétariat mondial, en était venu à agir comme fer de lance de la contre-révolution. Ceci était vrai aussi bien en Russie, où l'État "soviétique" contrôlait l'exploitation féroce du prolétariat par l'intermédiaire d'une machine bureaucratique hypertrophiée, qu'au niveau international, où il sabotait activement les intérêts internationaux de la classe ouvrière au bénéfice des intérêts nationaux de la Russie. C'était le cas, par exemple, en Chine où, à travers sa domination sur le Comintern, l'État russe encourageait le PC chinois à livrer les ouvriers insurgés de Shanghai aux exécuteurs du Kuomintang. C'était également le cas à l'intérieur des partis communistes où le GPU avait réussi à réduire au silence ou à exclure tous ceux qui exprimaient la moindre critique de la ligne de Moscou et, par-dessus tout, ceux qui étaient demeurés loyaux aux principes internationalistes d'Octobre 1917.

Dans son approche de cette question, Bilan prenait soin d'éviter deux erreurs symétriques dans le camp prolétarien de l'époque : celle des trotskistes, qui dans leur ardeur à s'accrocher à la tradition d'Octobre, refusaient de remettre en question la notion de défense de l'URSS malgré le rôle contre-révolutionnaire de celle-ci à l'échelle mondiale ; et celle de la Gauche germano-hollandaise qui en était arrivée à caractériser l'URSS comme un État bourgeois – ce qui était certainement correct dans les années 1930 - mais qui, ce faisant, avait aussi tendance à nier le caractère prolétarien de la révolution d'Octobre.

Pour Bilan, il était extrêmement important de définir Octobre 1917 comme une révolution prolétarienne. Ce problème, soulignait-il, ne pouvait être posé qu'à partir d'un point de vue global et historique. La question n'était pas de savoir si tel ou tel pays en soi était "mûr" ou non pour la révolution socialiste, mais de savoir si le capitalisme, comme système mondial, était entré ou non dans un conflit fondamental et irréversible avec les forces productives qu'il avait mises en mouvement : en somme, la question était de savoir si le capitalisme était arrivé ou non à sa phase de décadence. La série d'articles de Mitchell a posé ce problème avec une clarté particulière, mais la démarche fondamentale se retrouve déjà dans le PEI de Vercesi, singulièrement dans Bilan 19 et 21 où Vercesi attaque l'idée stalinienne selon laquelle le socialisme était possible en Russie du fait de la "loi du développement inégal" : en d'autres termes, que la Russie pouvait accéder "seule" au socialisme précisément parce qu'elle connaissait déjà une économie paysanne semi-autarcique. Mais en même temps, l'article rejetait les arguments des Gauches communistes hollandaise et allemande qui, en écho aux vieux arguments mencheviques, même si c'était avec des intentions différentes, utilisaient les mêmes prémisses pour affirmer que la Russie était bien trop arriérée pour pouvoir réellement réussir la socialisation de l'économie. Donc, la révolution avait échoué parce que, comme l'affirmait Hennaut dans Nature et évolution de la révolution russe, la Russie n'était simplement pas assez développée pour le socialisme. Dans les termes de Hennaut, "la révolution bolchevique a été faite par le prolétariat, mais n'a pas été une révolution prolétarienne" (Bilan n° 34, p. 1124).

Pour Bilan, en revanche, le "développement inégal" n'était qu'un aspect de la manière dont le capitalisme avait évolué. Cela ne change rien au fait qu'aucun pays pris isolément ne pouvait être considéré comme mûr pour le socialisme, parce que le socialisme ne peut être construit qu'à l'échelle mondiale, une fois que le capitalisme a atteint un certain degré de maturité à l'échelle mondiale.

Comme le soulignait Bilan dans d'autres articles écrits dans cette période, une fois que le capitalisme est traité comme une unité globale, il devient évident que le système ne peut pas être progressif dans certaines régions et décadent dans d'autres. Le capitalisme a été un pas en avant pour l'humanité à une certaine étape de son développement, mais une fois que cette étape a été dépassée, il est devenu universellement sénile. La première guerre mondiale et la révolution d'Octobre l'ont démontré dans la pratique. Cela a mené Bilan à rejeter tout soutien aux luttes de libération nationale ou aux révolutions "bourgeoises" dans les régions les moins développées. Pour la Fraction, les événements de 1927 en Chine ont fourni la preuve décisive que la bourgeoisie était partout une force contre-révolutionnaire.

Pour les mêmes raisons, et contrairement aux thèses de la Gauche germano-hollandaise, Bilan soulignait que la révolution d'Octobre ne pouvait pas avoir eu un caractère bourgeois ou double; elle ne pouvait être que le point de départ de la révolution prolétarienne mondiale.

Une fois défini ce point de départ fondamental, le problème central était alors le suivant : comment et pourquoi l'État soviétique, un instrument qui était à l'origine aux mains d'une véritable révolution menée par le prolétariat, a-t-il échappé à son contrôle pour se retourner contre lui ? Et en répondant à cette question, la Gauche italienne a développé une grande clairvoyance concernant la nature et la fonction de l'État de transition.

A ce propos, la série PEI se plonge dans l'histoire et dans le travail d'Engels en particulier, pour nous rappeler que, pour le marxisme, l'État est un "fléau" hérité de la société de classes. Tout au long de la série, il est expliqué que l'État, même l'État "prolétarien" qui surgit après le renversement de la bourgeoisie, contient le risque intrinsèque de devenir le point de convergence des forces conservatrices, voire contre-révolutionnaires.

"Au point de vue théorique, le nouvel instrument que possède le prolétariat après sa victoire révolutionnaire, l'État prolétarien, se différencie profondément des organismes ouvriers de résistance : le syndicat, la coopérative, la mutuelle, et de l'organisme politique : le parti de classe. Mais cette différenciation s'opère non parce que l'État possèderait des facteurs organiques bien supérieurs aux autres institutions mais, bien au contraire, parce que l'État, malgré l'apparence de sa plus grande puissance matérielle, possède, au point de vue politique, de moindres possibilités d'action, il est mille fois plus vulnérable par l'ennemi, que les autres organismes ouvriers. En effet, l'État doit sa plus grande puissance matérielle à des facteurs objectifs qui correspondent parfaitement aux intérêts des classes exploiteuses mais ne peuvent avoir aucun rapport avec la fonction révolutionnaire du prolétariat qui aura recours provisoirement à la dictature et y recourra pour accentuer le processus de dépérissement de l'État au travers d'une expansion de la production qui permettra d'extirper les bases mêmes des classes" (Bilan n° 18, p. 612).

Ou encore : "S'il est vrai que le syndicat est menacé dès sa fondation de devenir l'instrument des courants opportunistes, cela est d'autant plus vrai pour l'État dont la nature même est d'enrayer les intérêts des masses travailleuses pour permettre la sauvegarde d'un régime d'exploitation de classe, ou pour menacer, après la victoire du prolétariat, de donner vie à des stratifications sociales s'opposant toujours davantage à la mission libératrice du prolétariat (...) Considérant – suivant Engels - l'État comme un fléau dont hérite le prolétariat, nous garderons, à son égard, une méfiance presque instinctive" (Bilan n° 26, pp. 873-874).

Il s'agit certainement là d'une des contributions les plus importantes de Bilan à la théorie marxiste. Elle a représenté un pas en avant par rapport au texte qui avait, jusque là, fait figure de meilleure synthèse et élaboration de la théorie marxiste sur cette question, L'État et la révolution de Lénine, écrit dans le feu de la révolution en 1917[2]. Ce texte avait été une nécessité indispensable pour réaffirmer la doctrine marxiste sur l'État face aux distorsions social-démocrates qui avaient fini par dominer le mouvement ouvrier au début du 20e siècle et, en particulier, pour rappeler au prolétariat que Marx et Engels s'étaient prononcés pour la destruction de l'État bourgeois, pas pour sa conquête, et pour son remplacement par une nouvelle forme d'État, l'"État-Commune". Mais Bilan avait à sa disposition l'expérience de la défaite de la révolution russe, qui avait montré que même l'État-Commune comportait des faiblesses fondamentales qu'il serait dangereux pour la classe révolutionnaire d'ignorer. Par-dessus tout, Bilan mettait en garde contre une fusion des organes propres à la classe ouvrière, que ce soit le parti ou les organes unitaires qui regroupent la classe comme un tout, dans l'appareil étatique.

Parti et État

Dans l'article concluant la série, Vercesi note que dans les écrits de Marx, Engels et Lénine sur l'État post-révolutionnaire, la relation entre parti et État n'est absolument pas traitée; la classe ouvrière s'est donc trouvé précipitée dans une révolution sans que cette question fondamentale ait pu être clarifiée auparavant par une expérience directe : "Dictature de l'État, voilà en quels termes fut réellement posé le problème de la dictature du prolétariat lors de la victoire de la révolution russe. Il est indiscutable que la thèse centrale qui ressort de l'expérience russe, prise dans son entièreté, est bien celle de la dictature de l'État ouvrier. Le problème de la fonction du parti est foncièrement faussé par le fait que sa liaison intime avec l'État conduisait progressivement à intervertir radicalement les rôles, le parti devenant un rouage de l'État qui lui fournissait les organismes répressifs permettant le triomphe du centrisme. [3]

La confusion entre ces deux notions de parti et d'État est d'autant plus préjudiciable qu'il n'existe aucune possibilité de concilier ces deux organes, alors qu'une opposition inconciliable existe entre la nature, la fonction et les objectifs de l'État et du parti. L'adjectif de prolétarien ne change pas la nature de l'État qui reste un organe de contrainte économique et politique, alors que le parti est l'organe dont le rôle est, par excellence, celui d'arriver non par la contrainte, mais par l'éducation politique à l'émancipation des travailleurs" (Bilan n° 26, p. 871).

L'article poursuit en affirmant que la classe ouvrière ne pourrait sans doute pas s'emparer du pouvoir dans des conditions idéales, mais dans une situation où sa majorité reste encore fortement la proie de l'idéologie dominante ; d'où le rôle du parti communiste, plus fondamental que jamais après le renversement politique de la classe dominante. Ces mêmes conditions devraient aussi engendrer un appareil d'État, mais alors que "les ouvriers ont donc un intérêt primordial à l'existence et au développement du parti de classe", l'État resterait un instrument qui n'est pas "en conformité à la poursuite et à la réalisation de ses buts historiques".

Un autre aspect de ce contraste fondamental entre parti et État est que, alors que l'État dans un bastion prolétarien tend à s'identifier avec les intérêts nationaux de l'économie existante, le parti est organiquement lié aux besoins internationaux de la classe ouvrière. Et bien que la série PEI, comme le suggère son titre, fasse une distinction entre l'Internationale et les partis nationaux qui la composent, toute la dynamique de la Gauche italienne depuis Bordiga a été de voir le parti comme un parti mondial unifié dès le début. Leur solution à la tendance de l'État national à imposer au parti ses intérêts locaux – tendance qui avait conduit à la très rapide dégénérescence de l'IC en un instrument des intérêts nationaux russes - était de confier le contrôle de l'État à l'Internationale plutôt qu'au parti national présent dans le pays où les ouvriers avaient pris le pouvoir.

Cependant, cette façon de penser, bien que motivée par un internationalisme à toute épreuve, était une conception erronée, liée à une faiblesse majeure dans la position de Bilan. La Fraction mettait en garde contre toute fusion entre le parti et l'État ; elle rejetait la similitude entre la dictature du prolétariat et l'État de transition. Mais elle continuait à défendre la notion de "dictature du parti communiste", même si les définitions qu'elle en donnait restaient ténébreuses : "Dictature du parti du prolétariat signifie pour nous que, désormais, après la fondation de l'État, le prolétariat a besoin de dresser un bastion (qui sera le complément de celui réalisé dans l'ordre économique) au travers duquel devra s'effectuer tout le mouvement idéologique et politique de la nouvelle société prolétarienne" (Bilan n° 25, p. 844) ; la "dictature du parti communiste ne peut signifier autre chose qu'affirmation claire d'un effort, d'une tentative historique que va faire le parti de la classe ouvrière" (Bilan n° 26, p. 874).

La notion de dictature du parti était en partie fondée sur la critique parfaitement correcte faite par Bilan du concept de démocratie, sur lequel nous reviendrons plus longuement dans un autre article. Dans la même ligne de pensée que Bordiga dans son essai de 1922 Le Principe démocratique, Bilan avait clairement compris que la révolution ne pouvait pas être un processus formellement démocratique et que, très souvent, ce serait l'initiative d'une minorité qui tirerait la majorité vers le combat contre l'État capitaliste. C'était également vrai, comme le démontre avec force Vercesi dans PEI (voir Bilan n° 26, pp. 875-877), que la classe ouvrière devait faire la révolution telle qu'elle était, et non pas dans une sorte d'état idéal. Cela signifiait que la véritable participation des masses à l'exercice du pouvoir était quelque chose que les masses elles-mêmes auraient à apprendre de leur expérience.

Mais les polémiques de Bilan sur ce point étaient loin d'être limpides. Critiquant à juste titre Rosa Luxemburg qui avait affirmé que les Bolcheviks n'auraient pas dû appeler à la dissolution de l'Assemblée constituante, Vercesi en tire la conclusion que l'utilisation du principe électif est par définition une expression de parlementarisme bourgeois, ne traçant pas de distinction claire entre le principe bourgeois de représentation et la méthode soviétique de délégués élus et révocables, qui est différente non seulement quant à la forme, mais aussi dans son contenu. Le parti devrait donc "proclamer sa candidature pour représenter l'ensemble de la classe ouvrière dans le cours compliqué de son évolution en vue d'atteindre – sous la direction de l'Internationale - le but final de la révolution mondiale" (Bilan n° 26, p. 874). Mais cette notion était incontestablement en complète opposition avec l'insistance de la Fraction sur le fait que le parti devait absolument éviter de se faire happer dans l'appareil étatique, ne pouvait en aucun cas s'imposer au prolétariat et ne pouvait certainement pas faire usage de la violence contre les ouvriers : "Dictature du parti ne peut devenir, par souci d'un schéma logique, imposition à la classe ouvrière des solutions arrêtées par le parti, ne peut surtout pas signifier que le parti puisse s'appuyer sur les organes répressifs de l'État pour éteindre toute voix discordante" (ibid.). Pas moins contradictoire était l'idée de Bilan qu'il ne pourrait y avoir qu'un seul parti, puisqu'en même temps il était l'avocat convaincu de la liberté pour les fractions d'agir à l'intérieur du parti. Ceci impliquait nécessairement la possibilité de plus qu'un seul groupe agissant sur un terrain prolétarien durant la révolution, que de tels groupes s'appellent partis ou non.

Le fait est que Bilan était conscient des contradictions de sa position, mais tendait à les voir comme le simple reflet de la nature contradictoire de la période de transition elle-même : "l'idée même de la période de transition ne permet pas d'arriver à des notions toutes finies et (...) nous devrons admettre que les contradictions existant à la base même de l'expérience que va faire le prolétariat se reflètent dans la constitution de l'État ouvrier" (Bilan n° 26, p. 875). Ceci n'est pas faux en soi puisque, dans une large mesure, les problèmes de la période de transition demeurent des questions ouvertes, non résolues pour le mouvement révolutionnaire. Mais la question de la dictature du parti ne fait pas partie de ces questions ouvertes. La révolution russe a démontré qu'elle ne pouvait être une réalité sans que le parti ne fasse usage de ces pratiques contre lesquelles Bilan met précisément en garde : l’utilisation de l’appareil d’État contre le prolétariat et la fusion du parti dans l’appareil d’État qui sont non seulement nuisibles pour l’organe unitaire de la classe, mais aussi pour le parti lui-même. Néanmoins, il est clair que tout ce processus de réflexion mené par Bilan, malgré toutes ses limites, a marqué incontestablement un pas en avant important par rapport à la position des Bolcheviks et de l’IC qui, après 1920, ont clairement tendu à nier que la fusion du parti dans l’appareil de "l’État ouvrier" posait un problème (malgré de nombreuses prises de position clairvoyantes de Lénine et d'autres). L'argument selon lequel les besoins de l'État et les besoins du parti sont antagoniques a été essentiel ; il a établi les prémisses des clarifications futures, par exemple dans la Gauche belge qui écrivait déjà en 1938 que le parti n'était "pas un organisme achevé, immuable, intouchable ; il n'a pas un mandat impératif de la classe, ni aucun droit permanent à exprimer les intérêts finaux de la classe" (Communisme n° 18). Ce fut particulièrement le cas avec la Gauche française après la guerre, qui a été capable de faire une réelle synthèse entre la méthode de la Gauche italienne et les clarifications les plus en pointe des Gauches hollandaise et allemande. Ainsi, la Gauche communiste de France a finalement réussi à enterrer la notion du parti régnant "au nom" du prolétariat ; l'idée que le parti devrait exercer le pouvoir était un reliquat de la période des parlements bourgeois et n'avait pas sa place dans un système soviétique fondé sur les délégués révocables.

La nécessité "d'antidotes" prolétariens

Dans tous les cas, il est déjà affirmé explicitement dans PEI que pour Bilan la vigilance et la clarté programmatique du parti n'étaient pas suffisantes ; la classe aussi avait besoin de ses organes unitaires d'autodéfense face au poids conservateur de l'appareil d'État. Dans une certaine mesure, Bilan était toujours à ce propos dans le cadre de la critique que Lénine avait faite de la position de Trotski au 10è Congrès du parti russe en 1921 : le prolétariat aurait dû maintenir des syndicats indépendants pour défendre ses intérêts économiques immédiats, y compris contre les exigences de l'État de transition. Bien que Bilan eût déjà commencé à critiquer l'absorption des syndicats par le capitalisme (en particulier une minorité autour de Stefanini), ces derniers étaient encore vus comme des organes ouvriers, et il existait clairement l'idée que la révolution pourrait leur procurer un second souffle[4]. D'autres organes de la classe créés par l'évolution de la situation en Russie n'ont été traités que plus superficiellement. Les comités d'usines tendaient à être identifiés avec les déviations anarcho-syndicalistes qui leur étaient associées aux premiers jours de leur évolution, bien que PEI reconût le besoin pour eux de rester des organes de la lutte de classe plutôt que de gestion économique. La faiblesse la plus importante a été d'échouer à comprendre toutes les implications de la remarque cruciale de Lénine, selon laquelle les soviets étaient la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat. "Quant aux soviets, nous n'hésitons pas à affirmer, pour les considérations déjà données au sujet du mécanisme démocratique, que s'ils ont une importance énorme dans la première phase de la révolution, celle de la guerre civile pour abattre le régime capitaliste, par la suite ils perdront beaucoup de leur importance primitive, le prolétariat ne pouvant pas trouver en eux des organes capables d'accompagner sa mission pour le triomphe de la révolution mondiale (cette tâche revenant au parti et à l'Internationale prolétarienne), ni la tâche de la défense de ses intérêts immédiats (cela ne pouvant être réalisé qu'au travers des syndicats dont il ne s'agit nullement de fausser la nature en en faisant des chaînons de l'État). Dans la deuxième phase de la révolution, les soviets pourront toutefois représenter un élément de contrôle de l'action du parti qui a tout intérêt à se voir entouré de la surveillance active de l'ensemble de la masse qui se trouve regroupée en ces institutions" (Bilan n° 26, p. 878).

Néanmoins, la prémisse de départ était claire, et elle a fourni la base des futures avancées théoriques de la Gauche communiste : la classe ouvrière ne pouvait pas abandonner ses organes indépendants sous prétexte de l'existence d'un État estampillé "prolétarien". En cas de conflit, le devoir des communistes était d'accompagner la classe ; d'où la position radicale qu'ils avaient déjà défendue sur la question du soulèvement de Kronstadt, en désaccord total avec Trotski qui continuait à défendre son rôle dans l'écrasement de Kronstadt jusque dans les années 1930 : "Le conflit en Ukraine avec Makhno, aussi bien que le soulèvement de Kronstadt, bien qu'ils aient été conclus par une victoire des Bolcheviks, sont loin de représenter les meilleurs moments de la politique soviétique. Dans les deux cas, nous avons vu les premières expressions de cette superposition de l'armée sur les masses, d'une des caractéristiques de ce que Marx appelait l'État "parasite" dans La guerre civile en France. L'approche qui prétend qu'il suffit de déterminer les objectifs politiques d'un groupe opposé pour justifier la politique menée envers lui (vous êtes un anarchiste et donc je vous écrase au nom du communisme) n'est valable que dans la mesure où le parti fait en sorte de comprendre les raisons des mouvements qui pourraient être orientés vers des solutions contre-révolutionnaires par les manœuvres que l'ennemi ne manquera pas d'utiliser. Une fois établies les motivations sociales qui poussent les couches d'ouvriers et de paysans à l'action, il est nécessaire de donner une réponse à ce problème d'une manière qui permette au prolétariat de pénétrer au plus profond de l'appareil d'État. Les premières victoires frontales obtenues par les Bolcheviks (Makhno, Kronstadt) sur des groupes agissant au sein du prolétariat se sont faites au détriment de l'essence prolétarienne de l'organisation étatique. Assaillis de mille dangers, les Bolcheviks croyaient qu'il était possible de mettre en œuvre l'écrasement de ces mouvements et de le considérer comme des victoires prolétariennes parce qu'ils étaient dirigés par des anarchistes ou parce que la bourgeoisie pourrait s'en servir dans son combat contre l'État prolétarien. Nous ne voulons pas dire ici que l'attitude qu'auraient dû prendre les Bolcheviks est nécessairement à l'opposé de ce qu'ils firent, car des éléments factuels nous manquent, mais nous tenons à souligner qu'ils montrent une tendance qui se confirmera ouvertement par la suite – la dissociation entre les masses et l'État, de plus en plus prisonnier des lois qui l'éloignaient de sa fonction révolutionnaire". Dans un texte ultérieur, Vercesi poussa cet argument plus loin, disant que "il aurait mieux valu perdre Kronstadt plutôt que le conserver d'un point de vue géographique, alors que cette victoire ne pouvait avoir qu'un résultat : celui de modifier les bases mêmes, la substance de l'action mise en œuvre par le prolétariat" ("La question de l'État", Octobre, 1938). En d'autres termes, il y avait désormais une reconnaissance explicite que l'écrasement de Kronstadt était une erreur désastreuse.

Points faibles dans la notion d'État prolétarien

Rétrospectivement, il peut sembler difficile de comprendre le point de vue de Bilan, selon lequel en 1934-36 encore, l'URSS restait un État prolétarien. Dans l'article de la Revue Internationale n° 106, nous expliquions que ceci était en partie le résultat de l'insistance de Bilan sur la nécessité d'une approche méthodique et prudente de la question : dans la compréhension de la défaite de la révolution, il était essentiel de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, comme l'avait fait la Gauche germano-hollandaise (un chemin suivi également par le groupe Réveil Communiste qui avait vu le jour comme partie de la Gauche italienne). Mais il y avait d'autres bases théoriques à cette erreur. Dans le sens le plus immédiat, Bilan restait marié à la vision erronée de Trotski, selon laquelle l'État de l'URSS conservait son caractère prolétarien parce que la propriété privée des moyens de production n'avait pas été rétablie ; la bureaucratie, par conséquent, ne pouvait pas être caractérisée comme une classe. La différence avec les trotskistes étant que, d'une part, Bilan ne niait pas que les ouvriers en URSS fussent toujours sujets à l'exploitation capitaliste, ils voyaient simplement l'État soviétique dégénéré comme un instrument du capital mondial plutôt que comme l'organe d'une nouvelle classe capitaliste russe. Et parce que cet État jouait un rôle contre-révolutionnaire sur la scène mondiale, où il participait au jeu d'échecs impérialiste global, ils virent clairement que continuer à défendre l'URSS ne pouvait conduire qu'à un abandon de l'internationalisme.

Il y a aussi des racines plus historiques à cette erreur. Celles-ci peuvent être retrouvées en retournant aux premiers articles de la série PEI, qui contiennent un dithyrambe de l'État comme l'organe d'une classe, ou plutôt comme si l'État était né comme la sécrétion organique d'une classe dominante. Cette conception laisse de côté la vision de Engels selon laquelle l'État était à l'origine l'émanation spontanée d'une situation de division en classes, qui est par la suite devenu l'État de la classe économiquement dominante. La destruction de l'État par la révolution d'Octobre avait, dans un sens, recréé les conditions de la première période de l'État dans l'histoire : une fois encore, un État apparaissait spontanément des contradictions de classe de la société. Mais cette fois, il n'y avait pas de nouvelle classe économiquement dominante à laquelle l'État aurait pu s'identifier. Au contraire, le nouvel État soviétique devait être utilisé par une classe exploitée dont les intérêts historiques lui étaient fondamentalement antagoniques – d'où l'erreur de décrire même un État de transition fonctionnant correctement comme prolétarien par nature. Son échec à voir cela a enchaîné Bilan à la notion de l'État prolétarien, même quand ses arguments montraient de plus en plus que les organes authentiques du prolétariat ne pouvaient pas s'identifier à l'État de transition, qu'il y avait une différence de qualité entre la relation du prolétariat à l'État et sa relation au parti ou à ses organes unitaires.

L'idée de Bilan d'une "économie prolétarienne" a fourni un soutien théorique supplémentaire à l'idée d'un État prolétarien. Comme nous l'avons vu, Bilan insistait sur le fait "que toute possibilité de victoire socialiste doit être écartée en dehors de la victoire de la révolution dans les autres pays" ; mais il poursuit en disant "qu'il faudra parler plus modestement non d'une économie socialiste, mais simplement d'une économie prolétarienne" (Bilan n° 25, p. 841). Ceci est erroné pour les mêmes raisons qu'est erronée la notion d'État prolétarien. En tant que classe exploitée, le prolétariat ne pouvait pas avoir d'économie propre. Comme nous l'avons vu, cette notion a aussi accentué les difficultés de Bilan à voir l'apparition du capitalisme d'État en URSS et à rompre avec la vision de Trotski selon laquelle l'élimination des capitalistes privés conférait un caractère prolétarien à l'État qui les avait expropriés.

Cependant, PEI fait une soigneuse distinction entre propriété d'État et socialisme, et avertit que la socialisation de l'économie ne saurait en aucune façon constituer une garantie contre la dégénérescence de la révolution : "Dans le domaine économique, nous avons longuement expliqué, en reprenant Le Capital, que la socialisation des moyens de production n'est pas une condition suffisante pour sauvegarder au prolétariat la victoire qu'il a conquise. Nous avons aussi expliqué pourquoi nous devons revoir la thèse centrale du IVe Congrès de l'Internationale qui, après avoir considéré comme "socialistes" les industries étatiques et "non socialistes" toutes les autres, en arrivait à cette conclusion : la condition de la victoire du socialisme se trouvait dans l'extension croissante du "secteur socialiste" évinçant les formations économiques du "secteur privé". L'expérience russe est là pour nous prouver qu'au terme d'une socialisation monopolisant toute l'économie soviétique, nous ne verrons nullement une extension de la conscience de classe du prolétariat russe et de son rôle, mais la conclusion d'un processus de dégénérescence amenant l'État soviétique à s'intégrer au monde capitaliste" (Bilan n° 26, p. 872).

Ici aussi, comme nous l'avons déjà montré dans notre article de la Revue Internationale n° 106, d'autres avancées théoriques de Bilan à propos du capitalisme dans le reste du monde approchaient certainement d'une compréhension plus profonde de la notion de capitalisme d'État (par exemple, le plan De Man mis en œuvre par l'État belge). Dans la même veine, l'article de PEI qui traite de l'État fasciste affirme que, dans la période du capitalisme décadent, il y a une tendance générale de la part de l'État à absorber toute expression de la classe ouvrière. De telles avancées devaient aussi permettre aux héritiers de Bilan au sein de la Gauche communiste de reconnaître le capitalisme d'État comme une tendance universelle dans la décadence capitaliste, et donc de comprendre que dans la forme qu'il avait prise en URSS, même s'il avait ses propres caractéristiques uniques, il n'était aucunement différent par essence des formes qu'ils avait prises ailleurs.

La question de la politique étrangère

La compréhension de Bilan du conflit entre les besoins de l'État et les besoins internationaux du prolétariat se concrétisait aussi dans la manière dont il traitait la question de la relation entre un pouvoir prolétarien isolé et le monde capitaliste extérieur. Il n'y avait aucun utopisme rigide dans son approche. La position de Lénine concernant Brest Litovsk était soutenue, en particulier contre l'idée de Boukharine d'étendre la révolution par la "guerre révolutionnaire". L'expérience de l'avancée de l'Armée Rouge en Pologne en 1920 l'avait convaincu que la victoire militaire de l'État prolétarien sur un État capitaliste ne pouvait pas être confondue avec une réelle avancée de la révolution mondiale. D'ailleurs, et contrairement à la Gauche allemande, la Fraction ne rejetait pas par principe le recours temporaire à une politique économique du type de la NEP, aussi longtemps qu'elle était guidée par des principes généraux prolétariens : de ce fait, la possibilité et même la probabilité de commerce entre le pouvoir prolétarien et le monde capitaliste étaient acceptées. Mais une distinction fondamentale était faite entre ces inévitables concessions et la trahison – généralement secrète - des principes fondamentaux, comme dans l'exemple du traité de Rapallo, qui avait permis que des armes russes soient utilisées pour écraser la révolution en Allemagne. "La solution qu'ont donnée les Bolcheviks à Brest ne comportait pas une altération des caractères internes de l'État soviétique dans ses rapports avec le capitalisme et le prolétariat mondial. En 1921, lors de l'introduction de la NEP et, en 1922, lors du traité de Rapallo, une modification profonde devait se vérifier dans la position occupée par l'État prolétarien dans le domaine de la lutte des classes sur l'échelle mondiale. Entre 1918 et 1921 devait se déclarer et ensuite se résorber la vague révolutionnaire déferlée sur le monde entier ; l'État prolétarien rencontrait, dans la nouvelle situation, des difficultés énormes et le moment était venu où – ne pouvant plus s'appuyer sur ses soutiens naturels, les mouvements révolutionnaires dans les autres pays - il devait ou bien accepter une lutte dans des conditions devenues extrêmement défavorables pour lui, ou éviter la lutte, et par cela même, accepter un compromis qui devait graduellement et inévitablement le conduire dans un chemin qui devait d'abord altérer, ensuite détruire la fonction prolétarienne qui lui revenait pour nous amener à la situation actuelle où l'État prolétarien est devenu une maille de l'appareil de domination du capitalisme mondial" (Bilan n° 18, p. 610).

Ici, la Fraction se faisait très critique par rapport à certaines visions de Lénine qui avaient contribué à cette involution – en particulier, l'idée "d'alliances" temporaires et tactiques entre le pouvoir prolétarien et un ensemble d'impérialistes contre d'autres puissances impérialistes : "les directives exposées par Lénine, où il considérait possible pour l'État russe de louvoyer entre les brigands impérialistes et d'accepter même l'appui d'une constellation impérialiste en vue de défendre les frontières de l'État soviétique menacé par un autre groupe capitaliste, ces directives générales témoignent – à notre avis - de la difficulté gigantesque que rencontraient les Bolcheviks pour établir la politique de l'État russe alors qu'aucune expérience précédente ne pouvait les armer pour se diriger dans la lutte contre le capitalisme mondial et en vue du triomphe de la révolution mondiale" (Bilan n° 18, pp. 608-609).

La politique économique du prolétariat

Nous avons vu que Bilan s'opposait à l'idée d'essayer de déterminer si chaque pays pris séparément était "mûr" pour le communisme, car cette question ne pouvait être posée qu'à l'échelle mondiale. Il rejetait donc catégoriquement toute notion de dépassement des rapports capitalistes de production dans le cadre d'un seul pays – une erreur vers laquelle la Gauche germano-hollandaise était attirée. ""L'erreur que commettent les Communistes de la Gauche allemande, et avec eux le camarade Hennaut, c'est de se mettre en une direction foncièrement  stérile car le fondement du marxisme consiste justement à reconnaître que les bases d'une économie communiste ne peuvent se présenter que sur le terrain mondial, et jamais elles ne peuvent être réalisées à l'intérieur des frontières d'un État prolétarien. Ce dernier pourra intervenir dans le domaine économique pour changer le processus de la production, mais nullement pour asseoir définitivement ce processus sur des bases communistes, car à ce sujet les conditions pour rendre possible une telle économie ne peuvent être réalisées que sur la base internationale (…). Nous ne nous acheminerons pas vers la réalisation de ce but suprême en faisant croire aux travailleurs qu'après la victoire sur la bourgeoisie, ils pourront directement diriger et gérer l'économie dans un seul pays. Jusqu'à la victoire de la révolution mondiale, ces conditions n'existent pas, et pour se mettre dans la direction qui permette la maturation de ces conditions, il faut commencer par reconnaître qu’à l’intérieur d’un seul pays il est impossible d'obtenir des résultats définitifs." (Bilan n° 21, p. 717).

Cela ne signifie pas que Bilan était indifférent à la question des mesures économiques à prendre dans un bastion prolétarien. Comme pour la question de l'État, il avait de cette question une approche partant des besoins concrets de la classe ouvrière.

Si les communistes devaient se tenir aux côtés de leur classe, alors le programme économique qu'ils défendaient se devait également de placer les intérêts prolétariens au-dessus de l'intérêt "général" (c'est-à-dire national) défendu par l'État. De là le rejet total de tous les hymnes à la croissance économique soviétique, qui étaient nombreux non seulement parmi les staliniens, mais aussi chez les trotskistes. Pour Bilan, malgré l'existence d'une économie "socialisée", il s'agissait encore de la production de plus-value, d'exploitation capitaliste, même si nous avons vu qu'il tendait à percevoir la bureaucratie étatique russe comme le serviteur du "capital mondial" plus que comme le représentant, sous une forme nouvelle, d'une classe dominante spécifiquement russe.

Contre la sujétion des conditions de vie prolétariennes au développement de l'industrie lourde et d'une économie tournée vers la guerre, Bilan en appelait à renverser la logique d'accumulation en se concentrant sur la production de biens de consommation. Nous examinerons plus en détails ce problème lorsque nous étudierons le texte de Mitchell, qui se polarise beaucoup plus sur les questions économiques de la période de transition. Mais une fois de plus, le même principe de base nous guide : la pire chose que puissent faire les communistes dans une révolution est de présenter la situation immédiate comme le but idéal, erreur que beaucoup ont commise dans la période du "communisme de guerre". L'exploitation et la loi de la valeur ne peuvent être abolies du jour au lendemain et toute affirmation du contraire serait un nouveau masque pour le capitalisme. Mais des mesures concrètes peuvent être prises, donnant la priorité aux besoins immédiats des ouvriers. Et c'était pour cette raison supplémentaire que les ouvriers devaient être capables de défendre leurs intérêts économiques immédiats, contre l'État si nécessaire. Le progrès ne se mesurerait pas à l'ampleur des sacrifices ouvriers, comme dans la Russie stakhanoviste, mais dans la réelle amélioration des conditions de vie des ouvriers, ce qui comprend non seulement un plus grand nombre de biens de consommation, mais aussi le temps de se reposer et de participer à la vie politique.

Voici comment Vercesi posait le problème dans Bilan n° 21 (pp. 719-720) : "Si le prolétariat n’est pas à même d’instituer d’un coup la société communiste après la victoire qu’il a remportée contre la bourgeoisie, si donc la loi de la valeur continue à exister (et il ne pourrait pas en être autrement), il existe toutefois une condition essentielle qu’il devra remplir pour orienter son État, non pas vers son incorporation au restant du monde capitaliste, mais dans la direction opposée de la victoire du prolétariat mondial. A la formule qui représente la clé de l'économie bourgeoise et qui donne le taux de plus-value : pl/v, c’est-à-dire le rapport entre le total du travail non payé et le travail payé, le prolétariat n’est pas en mesure – à cause de l’insuffisance de l’expansion productive- d’opposer cette autre formule qui ne contient plus de limites à la satisfaction des besoins des producteurs et où par conséquent disparaîtra et la plus-value, et l’expression même du paiement du travail. Mais si la bourgeoisie établit sa bible sur la nécessité d'une croissance continue de la plus-value, afin de  la convertir en capital "dans l'intérêt commun de toutes les classes" (sic !), le prolétariat par contre doit agir dans la direction d’une diminution constante du travail non payé, ce qui amène inévitablement comme conséquence un rythme d'accumulation suivant un cours extrêmement ralenti par rapport à l'économie capitaliste.

Pour ce qui concerne la Russie, il est notoire que la règle instituée a été justement celle de procéder à une intense  accumulation en vue d’une meilleure défense de l'État, que l’on nous présentait menacé à tout instant d'une intervention des États capitalistes. Il fallait armer cet État d'une puissante industrie lourde pour le mettre dans les conditions voulues  afin de servir la révolution mondiale. Le travail gratuit recevait donc une consécration révolutionnaire. De plus, dans la structure même de l'économie russe, l’accroissement des positions socialistes à l’égard du secteur privé devait se manifester par une intensification toujours croissante de l'accumulation. Or cette dernière, ainsi que Marx nous l'a prouvé, ne peut que dépendre du taux de l’exploitation de la classe ouvrière, et c'est en définitive grâce au travail non payé que la puissance économique, politique et militaire de la Russie a pu se construire. Seulement  parce que le même mécanisme d'accumulation capitaliste a continué à fonctionner, de gigantesques résultats économiques n'ont pu être obtenus qu’au prix d’une conversion graduelle de l'État russe, rejoignant enfin les autres États capitalistes dans le giron dont la guerre est l’inévitable précipice. L'État prolétarien, pour être conservé à la classe ouvrière, devra donc faire dépendre le taux d'accumulation non point du taux des salaires, mais de ce que Marx appelait la  "force productrice de la société", et convertir en amélioration directe de la classe ouvrière, en augmentation immédiate des salaires. La gestion prolétarienne se reconnaît donc dans la diminution de la plus-value absolue et dans la conversion presque intégrale de la plus-value relative en salaires payés aux ouvriers".

Certains des termes utilisés ici par Vercesi sont sujets à discussion – est-il par exemple encore approprié de parler de "salaires", même si on reconnaît que les racines fondamentales du système salarial ne peuvent pas disparaître immédiatement ? Nous reviendrons là-dessus dans d'autres articles. Mais l'essentiel pour la Gauche italienne était le principe qui lui a permis de résister au raz-de-marée de la contre-révolution dans les années 1930 et 1940 : l'exigence de prendre pour seul point de départ de l'analyse de chaque question la défense des besoins de la classe ouvrière internationale, même lorsque cela semblait contredire les "grandes victoires" que le stalinisme et la démocratie revendiquaient pour le prolétariat. Quant aux victoires de la "construction socialiste" dans les années 1930, tout autant que les triomphes de la démocratie sur le fascisme dans la décennie qui a suivi, elles ont constitué pour le prolétariat les pires des défaites.

CDW


[1] Vercesi, Ottorino Perrone de son vrai nom, était un des membres fondateurs de la Fraction et sans aucun doute un de ses plus importants théoriciens. Pour une courte note biographique, voir La Gauche Communiste d'Italie, p. 66
[2] Lire L'Etat et la révolution (Lénine): une confirmation éclatante du marxisme, dans la Revue Internationale n° 91.

[3] A cette époque, pour la Gauche italienne, le terme "centrisme" désignait le stalinisme.

[4] La position défendue dans PEI montrait les forces et les faiblesses de la position de Bilan à l'époque. "Ce qui arriva avant la guerre, et ce qui se répète actuellement pour les syndicats, s'est vérifié pour l'Etat soviétique. Le syndicat, malgré sa nature prolétarienne, avait devant lui une politique de classe qui l'aurait mis en opposition constante et progressive avec l'Etat capitaliste et une politique d'appel aux ouvriers afin qu'ils attendent l'amélioration de leur sort de la conquête graduelle (réformes) de "points d'appui" au sein de l'Etat capitaliste. Le passage ouvert des syndicats, en 1914, de l'autre côté de la barricade, prouva que la politique réformiste conduisait justement à l'opposé du but qu'elle affichait : c'était l'Etat qui gagnait progressivement les syndicats jusqu'à en faire des instruments pour le déclenchement de la guerre impérialiste. Il en est de même pour l'Etat ouvrier, face au système capitaliste mondial. Encore une fois, deux chemins : celui d'une politique réalisant sur son territoire, et à l'extérieur, en fonction de l'Internationale communiste, des positions toujours plus avancées dans la lutte dirigée vers l'écrasement du capitalisme international, ou bien la politique opposée, consistant à appeler le prolétariat russe, et de tous les pays, à appuyer la pénétration progressive de l'Etat russe au sein du système capitaliste mondial, ce qui amènera inévitablement l'Etat ouvrier à joindre son sort à celui du capitalisme, lors de l'aboutissement des situations : la guerre impérialiste" (Bilan n° 7, p. 238).

La méthode est parfaitement correcte : les organes prolétariens qui pendant la guerre rejoignent les campagnes de la bourgeoisie passent "de l'autre côté de la barricade". Mais dans ce cas, ils cessent d'avoir un caractère prolétarien et sont intégrés à l'Etat capitaliste. C'est la conclusion correcte que tiraient Stefanini et d'autres.

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Italienne [297]

Questions théoriques: 

  • Communisme [12]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [124]

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