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Revue Internationale n° 131 - 4e trimestre 2007

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Crise financière : de la crise des liquidités à la liquidation du capitalisme !

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L'été 2007 a confirmé la plongée du capitalisme dans des catastrophes toujours plus fréquentes : le bourbier impérialiste illustré par les constants bains de sang de civils en Irak ; les dévastations causées parle changement climatique provoqué par la recherche effrénée du profit ; et un nouveau plongeon dans la crise économique qui promet un plus grand appauvrissement de la population mondiale. A l'inverse, la classe ouvrière, la seule force capable de sauver la société humaine, est de plus en plus mécontente du système capitaliste pourrissant. Mais c'est sur la crise économique que nous allons nous pencher ici, étant donné les événements dramatiques qui ont débuté dans l'immobilier aux États-unis et qui ont ébranlé la finance internationale et le système économique du monde entier.

La bulle éclate

La crise a été déclenchée par la chute des prix immobiliers en Amérique de pair avec un ralentissement de l'activité dans l'industrie du bâtiment et l'incapacité de très nombreux débiteurs, n'ayant pas les moyens de faire face à la hausse des taux d'intérêts, de rembourser les crédits, maintenant célèbres sous le nom de subprime ou emprunts à risques. De cet épicentre, les ondes de choc se sont répandues dans tout le système financier mondial. En août, des fonds d'investissement et des banques commerciales entières dont les avoirs comprenaient des milliards de dollars de ces prêts à risques, se sont effondrés ou ont dû être secourus. Ainsi deux hedge funds de la banque américaine Bear Sterns se sont effondrés, coûtant un milliard de dollars aux investisseurs. La banque allemande ADF a dû être sauvée in extremis et la banque française BNP Paribas a été brutalement secouée. Les actions des organismes de prêts immobiliers et d'autres banques ont sérieusement baissé, menant à une chute vertigineuse sur toutes les principales places boursières de la planète, anéantissant des milliards de dollars de "travail accumulé". Afin de juguler la perte de confiance et la réticence des banques à accorder des prêts, les banques centrales -la Réserve fédérale américaine (la FED) et la Banque européenne- sont intervenues pour mettre à disposition de nouveaux milliards pour des prêts moins chers. Cet argent n'était pas destiné, bien sûr, aux centaines de milliers de gens ayant perdu leur toit dans le fiasco des subprimes, ni aux dizaines de milliers d'ouvriers jetés au chômage par la crise du bâtiment, mais aux marchés du crédit eux-mêmes. Ainsi, les institutions financières qui ont dilapidé des quantités énormes de liquidités, ont été récompensées par de nouveaux apports pour continuer leurs paris. Mais cela n'a aucunement mis fin à la crise. En Grande Bretagne, cela allait se transformer en farce.

En septembre, la Banque d'Angleterre a critiqué les autres banques centrales pour avoir cautionné les investisseurs dangereux et imprudents qui avaient déclenché la crise et a recommandé une politique plus sévère qui punisse les mauvais acteurs et empêche la réapparition des mêmes problèmes de spéculation. Mais le lendemain même, le président de la Banque, Mervyn King, a pris un virage à 180°. La banque devait secourir le cinquième fournisseur de prêts immobiliers du Royaume-Uni, la Northern Rock. La "stratégie d'entreprise" de cette dernière était d'emprunter sur le marché du crédit puis de re-prêter l'argent aux gens qui achetaient des logements à un taux d'intérêt supérieur. Quand les marchés du crédit ont commencé à s'effondrer, la Northern Rock a fait de même.

Après que le secours à la banque fut annoncé, on a vu se former d'énormes queues devant les différentes agences : les épargnants venaient retirer leur argent -en 3 jours, 2 milliards de Livres sterling ont été retirés. C'était la première ruée de ce type sur une banque anglaise depuis 140 ans (1866). Pour prévenir le risque de contagion, le gouvernement a dû intervenir à nouveau et donner 100% de garantie aux clients de la Northern Rock et aux épargnants d'autres banques menacées[1]. Finalement, "la vieille dame de Threadneedle Street" -la Banque d'Angleterre- a été obligée, à l'instar de toutes les autres banques centrales qu'elle venait de critiquer, d'injecter d'énormes sommes d'argent dans le système bancaire décrépi. Résultat : la crédibilité de la direction même du centre financier de Londres -qui représente aujourd'hui un quart de l'économie britannique- était en ruines.

L'acte suivant du drame qui se poursuit à l'heure où nous écrivons, concerne l'effet de la crise financière sur l'économie en général. La première baisse depuis cinq ans des taux d'intérêt par la FED en vue de rendre le crédit plus disponible n'a pas, pour l'instant, été une réussite. Elle n'a pas mis fin à l'effondrement continu du marché immobilier aux États-Unis et n'écarte pas non plus la même perspective pour les 40 autres pays où s'est développée la même bulle spéculative. Elle n'a pas non plus empêché le développement des restrictions de crédit et leurs effets inévitables sur l'investissement et les dépenses des ménages dans leur ensemble. Au lieu de cela, elle a amené une chute rapide du dollar qui est à son plus bas niveau par rapport aux autres devises depuis que le président Nixon l'avait dévalué en 1971, et une montée record de l'Euro et des matières premières comme le pétrole et l'or.

Ce sont des signes annonciateurs à la fois d'une chute de la croissance de l'économie mondiale, voire d'une récession ouverte de celle-ci, et d'un développement de l'inflation pour la période à venir.

En un mot, la période de croissance économique des six dernières années, bâtie sur le crédit hypothécaire et à la consommation et sur la gigantesque dette extérieure et du budget des États-Unis, arrive à son terme.

Telles sont les données de la situation économique actuelle. La question est : est-ce que la récession qui se profile et que tout le monde pense probable, s'inscrit dans les hauts et bas inévitables d'une économie capitaliste fondamentalement saine, ou est-elle un signe d'un processus de désintégration, de panne interne du capitalisme lui-même qui sera ponctué par des convulsions de plus en plus violentes.

Pour répondre à cette question, il est d'abord nécessaire d'examiner l'idée selon laquelle le développement de la spéculation et la crise du crédit qui en découle seraient, d'une certaine façon, une aberration ou encore un écart par rapport au fonctionnement sain du système et pourraient donc être corrigés par le contrôle de l'État ou par une meilleure régulation. En d'autres termes, la crise actuelle est-elle due aux financiers qui prennent l'économie en otage ?

Le rôle du crédit dans le capitalisme

Le développement du système bancaire, de la Bourse et d'autres mécanismes de crédit fait partie intégrante du développement du capitalisme depuis le 18e siècle. Ils ont été nécessaires pour amasser et centraliser le capital financier et permettre les niveaux d'investissement requis pour une vaste expansion industrielle que même le capitaliste individuel le plus riche ne pouvait envisager. L'idée de l'entrepreneur industriel qui acquiert son capital en économisant et en risquant son argent propre est une pure fiction. La bourgeoisie doit avoir accès aux sommes de capital qui ont déjà été concentrées sur les marchés du crédit. Sur les places financières, ce ne sont pas leurs propres fortunes personnelles que les représentants de la classe bourgeoise mettent en jeu, mais la richesse sociale sous forme monétaire.

Le crédit, beaucoup de crédit, a donc joué un rôle important dans l'accélération énorme de la croissance des forces productives -par rapport aux époques précédentes- et dans la constitution du marché mondial.

D'un autre côté, étant donné les tendances inhérentes à la production capitaliste, le crédit a également constitué un puissant facteur accélérateur de la surproduction, de la surévaluation de la capacité du marché à absorber des produits et a donc catalysé les bulles spéculatives avec leurs conséquences sous forme de crise et de tarissement du crédit. En même temps qu'ils facilitaient ces catastrophes sociales, les Bourses et le système bancaire ont encouragé tous les vices tels que l'avidité et la duplicité, caractéristiques d'une classe exploiteuse qui vit du travail d'autrui ; des vices que nous voyons prospérer aujourd'hui sous la forme de délits d'initiés et de paiements fictifs, de "primes" scandaleuses équivalentes à des fortunes énormes ou de "parachutes dorés", de fraudes comptables ou de vols tout à fait ouverts, etc.

La spéculation, les prêts à risque, les escroqueries, les crashs boursiers qui en découlent et la disparition d'énormes quantités de plus-value sont donc une caractéristique intrinsèque de l'anarchie de la production capitaliste.

En dernière analyse, la spéculation est une conséquence, pas une cause des crises capitalistes. Et si aujourd'hui, il semble que l'activité spéculative de la finance domine l'ensemble de l'économie, c'est parce que depuis 40 ans, la surproduction capitaliste est entrée de façon croissante dans une crise continue, où les marchés mondiaux sont saturés de produits, l'investissement dans la production de moins en moins lucrative ; l'inévitable recours qui reste au capital financier est de parier dans ce qui est devenu une "économie de casino"[2].

Un capitalisme sans excès financiers n'est donc pas possible ;ceux-ci font intrinsèquement partie de la tendance du capitalisme à produire comme si le marché n'avait pas de limites, d'où l'incapacité même d'un Alan Greenspan, l'ancien président de la FED, de savoir si "le marché est surévalué".

Le récent effondrement du marché immobilier aux États-Unis et dans d'autres pays est une illustration du rapport véritable entre la surproduction et la pression du crédit

L'industrie de l'immobilier illustre l'anachronisme de la production capitaliste

Les caractéristiques de la crise du marché immobilier rappellent les descriptions des crises capitalistes par Karl Marx dans Le Manifeste communiste : "Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société, -l'épidémie de la surproduction... la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce."

Ainsi, ce n'est pas à cause d'une pénurie de logements qu'il y a des masses de sans abri ; paradoxalement, il y en a trop, une véritable surabondance de maisons vides. L'industrie de la construction a travaillé sans relâche ces cinq dernières années. Mais en même temps, le pouvoir d'achat des ouvriers américains a chuté car le capitalisme américain cherchait à augmenter ses profits. Un fossé s'est créé entre les nouveaux logements mis sur le marché et la capacité de paiement de ceux qui en avaient besoin. D'où les prêts à risque -les subprimes- pour séduire les nouveaux acheteurs qui n'en avaient pas les moyens. La quadrature du cercle. Finalement, le marché s'est effondré. Aujourd'hui, alors que des propriétaires de logements de plus en plus nombreux sont expulsés et leurs biens saisis à cause des taux d'intérêt écrasants de leurs emprunts, le marché immobilier sera encore plus saturé -aux États-Unis, on s'attend à ce que 3 millions de personnes perdent leur toit par incapacité à rembourser leurs emprunts subprime. On s'attend au même phénomène de misère dans d'autres pays où la bulle immobilière a éclaté ou est sur le point de le faire. Ainsi, le développement de l'activité dans le bâtiment et des prêts hypothécaires pendant la dernière décennie, loin de réduire le nombre de sans abri, a mis le logement décent hors de portée de la masse de la population ou les propriétaires de maison dans une situation précaire[3].

Évidemment, ce qui préoccupe les dirigeants du système capitaliste -ses managers de hedge funds, ses ministres des finances, ses banquiers des banques centrales, etc.- dans la crise actuelle, ce ne sont pas les tragédies humaines provoquées par la débâcle des subprimes, et les petites aspirations à une vie meilleure (sauf dans le cas où elles pourraient mener à mettre en question l'insanité de ce mode de production), mais l'impossibilité des consommateurs à payer les prix qui flambent des maisons et les taux d'intérêts usuraires sur les prêts.

Le fiasco des subprimes illustre donc la crise du capitalisme, sa tendance chronique, dans sa course au profit, à la surproduction par rapport à la demande solvable, son incapacité, malgré des ressources matérielles,technologiques et humaines phénoménales à sa disposition, à satisfaire les besoins humains les plus élémentaires[4].

Cependant, aussi absurdement gaspilleur et anachronique que le système capitaliste apparaisse à la lumière de la récente crise, la bourgeoisie essaie toujours de se rassurer elle-même ainsi que l'ensemble de la population : au moins, cela n'ira pas aussi mal qu'en 1929.

La situation actuelle : le même problème qu'en 1929

Le crash de Wall Street en 1929 et la Grande Dépression continuent à hanter la bourgeoisie comme en témoigne la couverture par les médias des récents événements. Des éditoriaux, des articles de fond, des analogies historiques tentent de nous convaincre que la crise financière actuelle ne mènera pas à la même catastrophe, que 1929 était un événement unique qui s'est transformé en désastre à cause de mauvaises décisions.

Les "experts" de la bourgeoisie encouragent plutôt l'illusion selon laquelle la crise financière actuelle serait une sorte de répétition des crashs financiers du 19e siècle qui étaient relativement limités dans le temps et l'espace. En réalité, la situation actuelle a plus en commun avec 1929 qu'avec cette période antérieure de l'ascendance du capitalisme ; elle partage beaucoup des caractéristiques communes aux crises économiques et financières catastrophiques de sa décadence, période qui s'est ouverte avec la Première Guerre mondiale, de désintégration du mode de production capitaliste, une période de guerres et de révolutions.

Les crises économiques de l'ascendance capitaliste et l'activité spéculative qui les ont souvent accompagnées et précédées, constituaient les battements du cœur d'un système sain et ouvraient la voie à une nouvelle expansion capitaliste à travers des continents entiers, à des avancées technologiques majeures, à la conquête de marchés coloniaux, à la transformation des artisans et des paysans en des armées de travailleurs salariés, etc.

Le crash de la Bourse à New York en 1929 qui a annoncé la première crise majeure du capitalisme en déclin a rejeté dans l'ombre toutes les crises spéculatives du 19e siècle. Durant "les années folles" de 1920, la valeur des actions de la Bourse de New York, la plus importante du monde, avaient été multipliée par cinq. Le capitalisme mondial n'avait pas surmonté la catastrophe de la Première Guerre mondiale et, dans le pays devenu le plus riche du monde, la bourgeoisie cherchait des débouchés dans la spéculation boursière.

Mais le "jeudi noir" du 24 octobre 1929, ce fut le déclin brutal. Les ventes en catastrophe se poursuivaient le "mardi noir" de la semaine suivante. Et la Bourse continua à s'effondrer jusqu'en 1932 ; entre temps, les titres avaient perdu 89% de leur valeur maximum de 1929. Ils étaient revenus à des niveaux jamais vus depuis le 19e siècle. Le niveau maximum de la valeur des actions de 1929 ne fut retrouvé qu'en 1954 !

Pendant ce temps, le système bancaire américain qui avait prêté de l'argent pour acheter les titres, s'est lui-même effondré. Cette catastrophe annonça la Grande Dépression des années 1930, la crise la plus profonde jamais connue par le capitalisme. Le PIB américain fut divisé par deux. 13 millions d'ouvriers furent jetés au chômage avec quasiment aucun secours. Un tiers de la population sombra dans la pauvreté la plus abjecte. Les effets résonnèrent sur toute la planète.

Mais il n'y eut pas de rebond économique comme après les crises du 19e siècle. La production ne reprit qu'après avoir été orientée vers la production d'armements en préparation d'une nouvelle re-division du marché mondial dans le bain de sang impérialiste de la Deuxième Guerre mondiale ; en d'autres termes, quand les chômeurs eurent été transformés en chair à canon.

La dépression des années 1930 semble être le résultat de 1929 mais, en réalité, le crash de Wall Street ne fit que précipiter la crise, crise de la surproduction chronique du capitalisme dans sa phase de décadence et qui est l'essence de l'identité entre la crise des années1930 et celle d'aujourd'hui qui a commencé en 1968.

La bourgeoisie des années 1950 et 1960 a proclamé avec suffisance qu'elle avait résolu le problème des crises et les avait réduites à l'état de curiosité historique grâce aux palliatifs tels que l'intervention de l'État dans l'économie sur le plan national et international, par le financement des déficits et la taxation progressive. A sa consternation, la crise mondiale de surproduction est réapparue en 1968.

Depuis 40 ans, cette crise a titubé d'une dépression à une autre, d'une récession ouverte à une autre plus grave, d'un faux eldorado à un autre. La crise depuis 1968 n'a pas pris la forme abrupte du crash de 1929.

En 1929, les experts financiers de la bourgeoisie prirent des mesures qui n'ont pas endigué la crise financière. Ces mesures n'étaient pas des erreurs mais des méthodes qui avaient fonctionné lors des précédents crashs du système, comme celui de 1907 et de la panique qu'il avait engendré ; mais elles n'étaient plus suffisantes dans la nouvelle période. L'État refusa d'intervenir. Les taux d'intérêt augmentèrent, on laissa les réserves monétaires diminuer, les restrictions de crédit se renforcer et la confiance dans le système bancaire et de crédit voler en éclat. Les lois tarifaires Smoot-Hawley imposèrent des barrières aux importations, ce qui accéléra le ralentissement du commerce mondial et, par conséquent, empira la dépression.

Dans les 40 dernières années, la bourgeoisie a compris comment utiliser les mécanismes étatiques pour réduire les taux d'intérêt et injecter des liquidités dans le système bancaire afin de faire face aux crises financières. Elle a été capable d'accompagner la crise, mais au prix d'une surcharge du système capitaliste par des montagnes de dettes. Le déclin a été plus graduel que dans les années 1930 ; néanmoins, les palliatifs s'usent et le système financier est de plus en plus fragile.

L'augmentation phénoménale de la dette dans l'économie mondiale pendant la dernière décennie est illustrée parla croissance extraordinaire, sur le marché du crédit, des hedge funds aujourd'hui célèbres. Le capital estimé de ces fonds a augmenté de 491 milliards de dollars en 2000 à 1745 milliards en 2007[5]. Leurs transactions financières compliquées, pour la plupart secrètes et non régulées, utilisent la dette comme une sécurité négociable dans la recherche de gains à court terme. Les hedge funds sont considérés comme ayant répandu de mauvaises dettes à travers le système financier, accélérant et étendant rapidement la crise financière actuelle.

Le Keynésianisme, système de financement du déficit par l'Etat afin de maintenir le plein emploi, s'est évaporé avec l'inflation galopante des années 1970 et les récessions de 1975 et 1981. Les Reaganomics et le Thatcherisme, moyen de restaurer les profits par la réduction du salaire social, la diminution des impôts, et en laissant les entreprises non rentables faire faillite et provoquer un chômage de masse, ont expiré avec le crash boursier de 1987, le scandale de la Savings and Loans (Société de crédit pour le logement social) et la récession de 1991. Les Dragons asiatiques se sont essoufflés en 1997, avec d'énormes dettes. La révolution Internet, la "nouvelle économie", s'est avérée n'avoir "aucun revenu apparent"et le boom de ses actions a fait faillite en 1999. Le boom de l'immobilier et l'explosion du crédit à la consommation des cinq dernières années, et l'utilisation de la gigantesque dette extérieure des Etats-Unis pour fournir une demande pour l'économie mondiale et l'expansion "miracle" de l'économie chinoise -cela aussi est mis en question.

On ne peut prédire exactement comment l'économie mondiale va poursuivre son déclin mais, ce qui est inévitable, ce sont des convulsions croissantes et une austérité toujours plus grande.

Le capitalisme a préparé les conditions du socialisme

Dans le Volume III du Capital, Karl Marx argumente que le système de crédit développé par le capitalisme a révélé de façon embryonnaire un nouveau mode de production au sein de l'ancien. En élargissant et en socialisant la richesse, en l'ôtant des mains des membres individuels de la bourgeoisie, le capitalisme a pavé le chemin pour une société où la production pourrait être centralisée et contrôlée par les producteurs eux-mêmes et où la propriété bourgeoise pourrait être abolie comme un anachronisme historique : le système du crédit "accélère par conséquent, le développement matériel des forces productives et la création du marché mondial. Le système capitaliste a pour tâche historique de porter à un certain niveau ces bases matérielles du nouveau type de production. En même temps, le crédit accélère les manifestations violentes de cet antagonisme, c'est-à-dire les crises, et, par conséquent, les éléments de dissolution de l'ancien mode de production. [6]"

Cela fait maintenant plus d'un siècle que les conditions sont mûres pour que soient abolis le règne de la bourgeoisie et l'exploitation capitaliste. En l'absence d'une réponse radicale du prolétariat l'amenant à renverser le capitalisme à l'échelle mondiale, les contradictions de ce système moribond, la crise économique en particulier, ne font que s'aggraver. Si aujourd'hui, le crédit continue de jouer un rôle dans l'évolution de ces contradictions, ce n'est plus vis-à-vis de la conquête du marché mondial alors que le capitalisme a établi depuis longtemps la domination de ses rapports de production sur l'ensemble de la planète. En revanche, ce que l'endettement massif de tous les Etats a effectivement permis au capitalisme, c'est d'éviter des plongeons brutaux de l'activité économique, mais pas à n'importe quel prix. Ainsi, après avoir pendant des décennies constitué un facteur d'aplanissement de l'antagonisme entre le développement des forces productives et les rapports de production capitalistes devenus caduques, la folle fuite en avant dans l'utilisation massive et généralisée du crédit, "les manifestations violentes de cet antagonisme", va être appelée à connaître des accélérations brutales qui ébranleront comme jamais l'édifice social. Cependant, prises en elles-mêmes, de telles secousses ne constituent pas une menace pour la division de la société en classes. Elles le deviennent par contre dès lors qu'elles participent à mettre le prolétariat en mouvement.

Or, comme les révolutionnaires l'ont toujours mis en évidence, c'est la crise qui va accélérer le processus déjà en cours de prise de conscience de l'impasse du monde actuel. C'est elle qui, à terme, va précipiter dans la lutte, de plus en plus massivement, de nombreux secteurs de la classe ouvrière permettant à celle-ci de multiplier les expériences. L'enjeu de ces expériences futures est la capacité, parla classe ouvrière, de se défendre et de s'affirmer face à toutes les forces de la bourgeoisie, de prendre confiance en ses propres forces et d'acquérir progressivement la conscience qu'elle seule constitue cette force de la société capable de renverser le capitalisme.

Como, 29/10/2007

[1] Selon la revue d'affaires britannique The Economist, cette garantie était en réalité un bluff.

[2] "Et ce ne sont pas les péroraisons des "altermondialistes" et autres pourfendeurs de la "financiarisation"de l'économie qui y changeront quoi que ce soit. Ces courants politiques voudraient un capitalisme "propre", "équitable", tournant notamment le dos à la spéculation. En réalité, celle-ci n'est nullement le fait d'un "mauvais" capitalisme qui "oublie" sa responsabilité d'investir dans des secteurs réellement productifs. Comme Marx l'a établi depuis le 19e siècle, la spéculation résulte du fait que, dans la perspective d'un manque de débouchés suffisants pour les investissements productifs, les détenteurs de capitaux préfèrent les faire fructifier à court terme dans une immense loterie, une loterie qui transforme aujourd'hui le capitalisme en un casino planétaire. Vouloir que le capitalisme renonce à la spéculation dans la période actuelle est aussi réaliste que de vouloir que les tigres deviennent végétariens (ou que les dragons cessent de cracher du feu)." (Résolution sur la situation internationale [1] adoptée par le17e congrès du CCI - Voir la Revue internationale n° 130)

[3] Benjamin Bernanke, président de la FED, parle des arriérés de loyer comme étant des actes de "délinquance" : en d'autres termes, des infractions contre Mammon. En conséquence, les "criminels" ont été punis... par des taux d'intérêt encore plus élevés !

[4] Nous ne pouvons entrer ici dans la question de l'état des sans abri dans l'ensemble du monde. Selon la Commission des Nations Unies sur les Droits de l'Homme, un milliard de personnes sur la planète n'ont pas de logement adéquat et 100 millions pas de logement du tout.

[5] www.mcclatchydc.com [2]

[6] Section 5, chapitre "Le rôle du crédit dans la production capitaliste".

Récent et en cours: 

  • Crise économique [3]

Octobre 1917 : la plus grande expérience révolutionnaire de la classe ouvrière

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Il y a 90 ans avait lieu un des événements les plus importants de toute l'histoire de l'humanité.

Alors que la Première Guerre mondiale était en train de ravager la plupart des pays avancés, qu'elle fauchait des générations entières en même temps qu'elle engloutissait des siècles de progrès de la civilisation, le prolétariat de Russie ranimait avec éclat l'espoir de dizaines de millions d'êtres humains écrasés par l'exploitation et la barbarie guerrière.

La boucherie impérialiste signait le fait que le système capitaliste avait fait son temps, qu'il avait cessé de représenter la condition du développement de la civilisation comme cela avait été le cas par le passé contre le système féodal, qu'il était au contraire devenu la principale entrave à tout développement ultérieur de la civilisation et une menace pour celle-ci. La révolution d'Octobre 1917 faisait la preuve que le prolétariat était bien la classe capable de renverser la domination capitaliste et de prendre en main la direction de la planète afin de l'acheminer vers une société débarrassée l'exploitation et des guerres.

Suivant la nuance à laquelle il appartient, chacun des secteurs de la classe dominante et de son appareil politique va célébrer à sa façon cet anniversaire.

Certains feront en sorte qu'on en parle le moins possible à grand renfort de "scoops" sur toutes sortes de sujets"spectaculaires" comme le drame de la disparition de la petite Maddie Mc Cann, la coupe du monde de rugby ou l'avenir de la monarchie en Espagne.

D'autres l'évoqueront mais uniquement pour répéter une nouvelle fois ce qu'on a entendu jusqu'à la nausée au lendemain de l'effondrement de l'URSS et de son bloc : le stalinisme est le fils légitime de la révolution, toute tentative des exploités de se libérer de leurs chaînes ne peut conduire qu'à la terreur et à l'assassinat de masse.

Certains,enfin, feront l'éloge de l'insurrection ouvrière de1917, de Lénine et des bolcheviks qui étaient à sa tête, mais ils finiront par tomber d'accord sur le fait qu'aujourd'hui la révolution n'est pas nécessaire ou qu'elle n'est pas possible.

Il appartient aux révolutionnaires de mener le combat contre les divers mensonges que les défenseurs de l'ordre capitaliste déversent inlassablement pour détourner la classe ouvrière de sa perspective révolutionnaire. C'est ce que nous faisons dans les deux articles que nous publions ci-dessous.

Le premier a pour but essentiel de montrer que la révolution n'est pas un simple vœu pieux, qu'elle est, non seulement nécessaire mais aussi possible et réalisable.

Le second revient sur un des plus grands mensonges de l'histoire :l'idée suivant laquelle la société qui existait en URSS était une société "socialiste"puisqu'elle avait aboli la propriété individuelle des moyens de production, un mensonge que se sont partagé, de façon intéressée, aussi bien les secteurs classiques de la bourgeoisie "démocratique" que le stalinisme, un mensonge qui a été cautionné également par le trotskisme, un courant politique qui représente pourtant comme "révolutionnaire","communiste" et "anti-stalinien".

Cet article a paru pour la première fois en 1946 dans la revue Internationalisme que publiait le groupe de la Gauche communiste de France, ancêtre du CCI et notre Revue Internationale l'a repris dans son numéro 61, au printemps1990. Sa lecture n'est pas très facile, et c'est pour cela que nous l'avions fait précéder d'une présentation que nous reproduisons ici[1].Nous avons ajouté quelques notes à l'article de 1946dans la mesure où il fait référence à des faits ou des organisations dont la mémoire n'est pas très présente parmi les nouvelles générations qui aujourd'hui, 60 années après, s'ouvrent à la réflexion communiste.

Évidemment, le CCI a consacré de nombreux autres textes à un événement aussi important que la révolution de1917 et nous souhaitons que les deux articles que nous publions ici soient une incitation pour nos lecteurs à lire ces textes[2].

 


 

[1] 1Cette présentation est signée MC, c'est-à-dire notre camarade décédé à la fin de cette même année. C'est le dernier article qu'il a écrit pour notre Revue mais il exprime la vigueur de sa pensée qu'il a conservée jusqu'à sa mort. Le fait que ce camarade, qui avait été le principal animateur de la GCF, ait lui-même vécu la révolution de 1917 surplace, dans sa ville de Kichinev, donne à ce document une valeur toute particulière au moment où l'on commémore les 90 ans de cette révolution. (A propos de MC, voir notre article "Marc" dans les numéros 65 [4] et 66 [5] de la Revue Internationale)

[2] Il s'agit notamment de nos brochures Octobre 1917 début de la révolution mondiale [6] et Russie 1917 : La plus grande expérience révolutionnaire de la classe ouvrière [7] ainsi que des articles publiés dans la Revue Internationale (numéros 51 [8], 89 [9], 90 [10] et 91 [11])

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [12]

Octobre 1917 : les masses ouvrières prennent leur destin en main

  • 4002 lectures

Dansnos discussions, surtout avec de jeunes éléments, nousentendons fréquemment "C’est vrai que ça vatrès mal, qu’il y a de plus en plus de misère et deguerre, que nos conditions de vie se dégradent, que l’avenirde la planète est menacée. Il faut faire quelque chose,mais quoi ? Une révolution ? Alors ça, c’estde l’utopie, c’est impossible !" C’est la grandedifférence entre mai 1968 et aujourd’hui. En 1968, l’idéede révolution était partout présente alors quela crise commençait juste à frapper à nouveau.Aujourd’hui, le constat de la faillite du capitalisme est devenugénéral mais il existe par contre un grand scepticismequant à la possibilité de changer le monde. Les termesde communisme, de lutte de classe, résonnent comme un rêved’un autre temps. Parler de classe ouvrière et debourgeoisie serait même dépassé.

Or,il existe dans les faits, dans l’histoire, une réponse àces doutes. Il y a 90 ans, le prolétariat a apportéla preuve, par ses actes, qu’on pouvait changer le monde. Larévolution d’Octobre 1917 en Russie, la plus grandioseaction des masses exploitées à ce jour, a en effetmontré que la révolution n’est pas seulementnécessaire mais qu’elle est aussi possible !

Laforce d’Octobre 1917 : le développement de laconscience…

La classedominante déverse un flot continuel de mensonges sur cetépisode. Les ouvrages comme La Fin d’une illusion ouLe Livre noir du communisme ne font que reprendre àleur compte une propagande circulant déjà àl’époque : la révolution n’aurait étéqu’un "putsch" des bolcheviks, Lénine aurait étéun agent de l’impérialisme allemand, etc. Les bourgeoisconçoivent les révolutions ouvrières comme unacte de démence collective, un chaos effrayant qui finitépouvantablement1.L’idéologie bourgeoise ne peut pas admettre que lesexploités puissent agir pour leur propre compte. L’actioncollective, solidaire et consciente de la majoritétravailleuse est une notion que la pensée bourgeoise considèrecomme une utopie anti-naturelle.

Pourtant,n'en déplaise à nos exploiteurs, la réalitéc'est bien qu'en 1917, la classe ouvrière a su se dressercollectivement et consciemment contre ce système inhumain.Elle a démontré que les ouvriers n'étaient pasdes bêtes de somme, juste bons à obéir et àtravailler. Au contraire, ces événementsrévolutionnaires ont révélé les capacitésgrandioses et souvent même insoupçonnées duprolétariat en libérant un torrent d'énergiecréatrice et une prodigieuse dynamique de bouleversementcollectif des consciences. John Reed résume ainsi cette viebouillonnante et intense des prolétaires au cours de l'année1917 :

"LaRussie tout entière apprenait à lire ; elle lisaitde la politique, de l'économie, de l'histoire, car le peupleavait besoin de savoir. (...) La soif d'instruction si longtempsrefrénée devint avec la révolution un véritabledélire. Du seul Institut Smolny sortirent chaque jour, pendantles six premiers mois, des tonnes de littérature, qui partombereaux et par wagons allaient saturer le pays. (...) Et quel rôlejouait la parole ! On tenait des meetings dans les tranchées,sur les places des villages, dans les fabriques. Quel admirablespectacle que les 40 000 ouvriers de Poutilov allant écouterdes orateurs social-démocrates, socialistes-révolutionnaires,anarchistes et autres, également attentifs à tous etindifférents à la longueur des discours ; pendantdes mois, à Petrograd et dans toute la Russie, chaque coin derue fut une tribune publique. Dans les trains, dans les tramways,partout jaillissait à l'improviste la discussion. (...) Danstous les meetings, la proposition de limiter le temps de parole étaitrégulièrement repoussée ; chacun pouvaitlibrement exprimer la pensée qui était en lui."2.

La"démocratie"bourgeoise parle beaucoup de "libertéd'expression" quand l’expérience nousdit que tout en elle est manipulation, théâtre et lavagede cerveau. L’authentique liberté d’expression est celleque conquièrent les masses ouvrières dans leur actionrévolutionnaire :

"Danschaque usine, dans chaque atelier, dans chaque compagnie, dans chaquecafé, dans chaque canton, même dans les bourgadesdésertes, la pensée révolutionnaire réalisaitun travail silencieux et moléculaire.Partout surgissaient des interprètesdes événements, des ouvriers à qui on pouvaitdemander la vérité sur ce qui s'était passéet de qui on pouvait attendre les mots d'ordre nécessaires.(...) Ces éléments d'expérience, de critiqued'initiative, d'abnégation, se développaient dans lesmasses et constituaient la mécanique interne inaccessible auregard superficiel, cependant décisive, du mouvementrévolutionnaire comme processus conscient."3.

Cettecapacité de la classe ouvrière à entrer en luttecollectivement et consciemment n’est pas un miracle soudain ;elle est le fruit de nombreuses luttes et d’une longue réflexionsouterraine. Marx comparait souvent la classe ouvrière àune vielle taupe creusant lentement son chemin pour surgir plus loinà l’air libre de façon soudaine et impromptue. Atravers l’insurrection d’Octobre 1917 apparaît la marquedes expériences de la Commune de Paris de 1871 et de larévolution de 1905, des batailles politiques de la Ligue descommunistes, des Ie et IIe Internationales, dela gauche de Zimmerwald, des Spartakistes en Allemagne et du Partibolchevique en Russie. La Révolution russe est certes uneréponse à la guerre, à la faim et à labarbarie du tsarisme moribond, mais c’est aussi et surtout uneréponse consciente, guidée par la continuitéhistorique et mondiale du mouvement prolétarien. Concrètement,les ouvriers russes ont vécu avant l’insurrectionvictorieuse les grandes luttes de 1898, 1902, la Révolution de1905 et les batailles de 1912-14.

"Ilétait nécessaire de compter nonavec une quelconque masse, mais avec la masse des ouvriers dePetrograd et des ouvriers russes en général, quiavaient vécu l'expérience de la Révolution de1905, l'insurrection de Moscou du mois de décembre dela même année, et il étaitnécessaire qu'au sein de cette masse, il y eut des ouvriersqui avaient réfléchi sur l'expérience de 1905,qui avaient assimilé la perspective de la révolution,qui s'étaient penchés une douzaine de fois sur laquestion de l'armée."4

C’estainsi qu’Octobre 1917 fut le point culminant d’un long processusde prise de conscience des masses ouvrières aboutissant, àla veille de l’insurrection, à une atmosphèreprofondément fraternelle dans les rangs ouvriers. Cetteambiance est perceptible, presque palpable dans ces quelques lignesde Trotski : "Les massesressentaient le besoin de se tenir serrées, chacun voulait secontrôler lui-même à travers les autres, et tous,d'un esprit attentif et tendu, cherchaient à voir comment uneseule et même pensée se développait dans leurconscience avec ses diverses nuances et caractéristiques.(...) Des mois de vie politique fébrile (...) avaient éduquédes centaines et des milliers d'autodidactes. (...) La masse netolérait déjà plus dans son milieu leshésitants, ceux qui doutent, les neutres. Elle s'efforçaitde s'emparer de tous, de les attirer, de les convaincre, de lesconquérir. Les usines conjointement avec les régimentsenvoyaient des délégués au front. Les tranchéesse liaient avec les ouvriers et les paysans du plus prochearrière-front. Dans les villes de cette zone avaient lieud'innombrables meetings, conciliabules, conférences, danslesquels les soldats et les matelots combinaient leur action aveccelle des ouvriers et des paysans."5.

Grâceà cette effervescence de débats, les ouvriers purentainsi, effectivement, gagner à leur cause les soldats et lespaysans. La révolution de 1917 correspond à l’êtremême du prolétariat, classe exploitée etrévolutionnaire à la fois qui ne peut se libérerque si elle est capable d’agir de manière collective etconsciente. La lutte révolutionnaire du prolétariatconstitue l’unique espoir de libération pour toutes lesmasses exploitées. La politique bourgeoise est toujours auprofit d’une minorité de la société. Al’inverse, la politique du prolétariat ne poursuit pas unbénéfice particulier mais celui de toute l’humanité."La classe exploitée et opprimée(le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classequi l'exploite et l'opprime (la bourgeoisie), sans libérer enmême temps et à tout jamais, la sociétéentière de l'exploitation, de l'oppression et des luttes declasses."6

...et de l'organisation de la classe ouvrière

Cetteeffervescence de discussion, cette soif d’action et de réflexioncollective se sont matérialisées trèsconcrètement à travers les soviets (ou conseilsouvriers), permettant aux ouvriers de s’organiser et de luttercomme une classe unie et solidaire.

La journéede mobilisation du 22 octobre, appelée par le Soviet dePetrograd, scella définitivement l’insurrection : desmeetings et des assemblées se tinrent dans tous les quartiers,dans toutes les usines, et ils furent massivement d’accord :"A bas Kerenski !"7,"Tout le pouvoir aux Soviets !". Ce ne furentpas seulement les bolcheviks, mais tout le prolétariat dePetrograd qui décida l’insurrection. Ce fut un actegigantesque dans lequel les ouvriers, les employés, lessoldats, de nombreux cosaques, des femmes, des enfants, marquèrentouvertement leur engagement.

"L'insurrectionfut décidée, pour ainsi dire, pour une date fixée :le 25 octobre. Elle ne fut pas fixée par une réunionsecrète, mais ouvertement et publiquement, et la révolutiontriomphante eut lieu précisément le 25 octobre (6novembre dans le calendrier russe) comme il était prévud'avance. L'histoire universelle a connu un grand nombre de révolteset de révolutions : mais nous y chercherions en vain uneautre insurrection d'une classe opprimée qui ait étéfixée à l'avance et publiquement, pour une dateannoncée, et qui ait été accomplievictorieusement, le jour annoncé. En ce sens et en de nombreuxautres, la révolution de novembre est unique etincomparable."8.

Leprolétariat se donna les moyens d'avoir la force nécessaire- armement général des ouvriers, formation du ComitéMilitaire Révolutionnaire, insurrection - pour que le Congrèsdes soviets puisse prendre effectivement le pouvoir.

Dans toutela Russie, bien au delà de Petrograd, une infinité desoviets locaux appelaient à la prise du pouvoir ou leprenaient effectivement, faisant triompher partout l’insurrection.Le parti bolchevique savait parfaitement que la révolutionn’était l’affaire ni du seul parti ni des seuls ouvriersde Petrograd mais du prolétariat tout entier. Les événementsont prouvé que Lénine et Trotsky avaient raison demettre en avant que les soviets, dès leur surgissementspontané dans les grèves de masse de 1905,représentaient la "forme enfin trouvée de ladictature du prolétariat". En 1917, cetteorganisation unitaire de l’ensemble de la classe en lutte joua, àtravers la généralisation d’assembléessouveraines et leur centralisation par déléguéséligibles et révocables à tout moment, un rôlepolitique essentiel et déterminant dans la prise de pouvoir,alors que les syndicats n’y jouèrent aucun rôle.

Aux côtésdes soviets, une autre forme d’organisation de la classe ouvrièrejoua un rôle fondamental et même vital pour la victoirede l’insurrection : le parti bolchevique. Si les sovietspermirent à toute la classe ouvrière de luttercollectivement, le parti (représentant quant à lui lafraction la plus consciente et déterminée) eut pourrôle de participer activement au combat, de favoriser ledéveloppement le plus large et profond de la conscience etd’orienter de façon décisive (par des mots d’ordre)l’activité de la classe. Ce sont les masses qui prennent lepouvoir, ce sont les soviets qui assurent l’organisation mais leparti de classe est une arme indispensable à la lutte. Enjuillet 1917, c’est le parti qui épargnait à laclasse une défaite décisive9.En octobre 1917, c’est encore lui qui mit la classe sur le chemindu pouvoir. Par contre, la révolution d’Octobre a montréde façon vivante que le parti ne peut et ne doit pas remplacerles soviets : s’il est indispensable que le parti assume ladirection politique autant dans la lutte pour le pouvoir que dans ladictature du prolétariat, ce n’est pas sa tâche deprendre le pouvoir. Celui-ci doit rester dans les mains non d’uneminorité (aussi consciente et dévouée soit-elle)mais de toute la classe ouvrière à travers le seulorganisme qui la représente comme un tout : les soviets.Sur ce point, la révolution russe fut une douloureuseexpérience puisque le parti étouffa peu à peu lavie et l’effervescence des conseils ouvriers. Mais sur cettequestion, ni Lénine et les autres bolcheviks, ni lesSpartakistes en Allemagne n’étaient complètementclairs en 1917 et ils ne pouvaient pas l’être. Il ne faut pasoublier qu’Octobre 1917 est la première expériencepour la classe ouvrière d’une insurrection victorieuse àl’échelle de tout un pays !

Larévolution internationale n'est pas le passé maisl'avenir de la lutte de classe

"LaRévolution russe n’est qu’un détachement de l’arméesocialiste mondiale, et le succès et le triomphe de larévolution que nous avons accomplie dépendent del’action de cette armée. C’est un fait que personne parminous n’oublie (...). Le prolétariat russe aconscience de son isolement révolutionnaire, et il voitclairement que sa victoire a pour condition indispensable et prémissefondamentale, l’intervention unie des ouvriers du mondeentier." (Lénine, 23 juillet 1918).

Pour lesbolcheviks, il était clair que la révolution russen’était que le premier acte de la révolutioninternationale. L’insurrection d’octobre 1917 constituait de faitle poste le plus avancé d’une vague révolutionnairemondiale, le prolétariat livrant des combats titanesques quiont failli venir réellement à bout du capitalisme. En1917, il renverse le pouvoir bourgeois en Russie. Entre 1918 et 1923,il mène de multiples assauts dans le principal pays européen,l’Allemagne. Rapidement, cette vague révolutionnaire serépercute dans toutes les parties du monde. Partout oùil existe une classe ouvrière développée, lesprolétaires se dressent et se battent contre leursexploiteurs : de l’Italie au Canada, de la Hongrie à laChine.

Cetteunité et cet élan de la classe ouvrière àl’échelle internationale ne sont pas apparus par hasard. Cesentiment commun d’appartenir partout à la même classeet au même combat correspond à l’être mêmedu prolétariat. Quel que soit le pays, la classe ouvrièreest sous le même joug de l’exploitation, a en face d’ellela même classe dominante et le même systèmed’exploitation. Cette classe exploitée forme une chaînetraversant les continents, chaque victoire ou défaite de l’unede ses parties touche inexorablement l’ensemble. C’est pourquoila théorie communiste a placé depuis ses originesl’internationalisme prolétarien, la solidarité detous les ouvriers du monde, à la tête de ses principes."Prolétaires de tous les pays, unissez-vous",tel était le mot d’ordre du Manifeste communisterédigé par Marx et Engels. Ce même manifesteaffirmait clairement que "les prolétaires n’ont pasde patrie". La révolution du prolétariat,qui seule peut mettre fin à l’exploitation capitaliste et àtoute forme d’exploitation de l’homme par l’homme, ne peutavoir lieu qu’à l’échelle internationale. C’estbien cette réalité qui était expriméeavec force dès 1847 : "La révolutioncommuniste (...) ne sera pas une révolution purementnationale ; elle se produira en même temps dans tous lespays civilisés (...). Elle exercera égalementsur tous les autres pays du globe une répercussionconsidérable et elle transformera complètement etaccélérera le cours de leur développement. Elleest une révolution universelle ; elle aura, parconséquent, un terrain universel."10.La dimension internationale de la vague révolutionnaire desannées 1917-1923 prouve que l’internationalisme prolétarienn’est pas un beau et grand principe abstrait mais qu’il est aucontraire une réalité réelle et tangible. Faceau nationalisme sanguinaire et viscéral des bourgeoisies sevautrant dans la barbarie de la Première Guerre mondiale, laclasse ouvrière a opposé sa lutte et sa solidaritéinternationale. "Il n’y a pas de socialisme en dehors de lasolidarité internationale du prolétariat", telétait le message fort et clair des tracts circulant dans lesusines en Allemagne11.La victoire de l’insurrection d’octobre 1917 puis la menace del’extension de la révolution en Allemagne ont contraint lesbourgeoisies à mettre un terme à la premièreboucherie mondiale, à cet ignoble bain de sang. En effet, laclasse dominante a dû faire taire ses antagonismesimpérialistes qui la déchiraient depuis quatre annéesafin d’opposer un front uni et endiguer la vague révolutionnaire.

La vaguerévolutionnaire du siècle dernier a étéle point culminant atteint par l’humanité jusqu’àce jour. Au nationalisme et à la guerre, àl’exploitation et à la misère du monde capitaliste,le prolétariat a su ouvrir une autre perspective, saperspective : l’internationalisme et la solidarité detoutes les masses opprimées. La révolution d’Octobre17 a ainsi prouvé la force de la classe ouvrière. Laclasse exploitée a eu le courage et la capacité desaisir le pouvoir des mains des exploiteurs et d’inaugurer larévolution prolétarienne mondiale ! Même sila révolution devait être bientôt défaite,à Berlin, à Budapest et à Turin et bien que leprolétariat russe et mondial ait dû payer cette défaited’un prix terrible (les horreurs de la contre-révolutionstalinienne, une Deuxième Guerre mondiale et toute la barbariequi n’a cessé depuis), la bourgeoisie n’a toujours pas étécapable d’effacer complètement de la mémoire ouvrièrecet événement exaltant et ses leçons. L’ampleurdes falsifications de la bourgeoisie sur Octobre 17 est à lamesure des frayeurs qu’elle a éprouvées. La mémoired’Octobre est là pour rappeler au prolétariat que ledestin de l’humanité repose entre ses mains et qu’il estcapable d’accomplir cette tâche grandiose. La révolutioninternationale représente plus que jamais l’avenir !

 

Pascale

 

1)Le dessin animé de Don Bluth et Gary Goldman nommé"Anastasia" qui présente la Révolution russecomme un coup de Raspoutine ayant jeté un sort maléfiqueet démoniaque au peuple russe en est une caricature trèsgrossière mais aussi très révélatrice !

2)John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde.

3)Trotsky, Histoire de la Révolution russe, chap."Regroupement dans les masses".

4)Trotsky, Histoire de la Révolution russe, chap. "Leparadoxe de la révolution de février".

5)Trotsky, Ibid., chap. "La sortie dupré-parlement".

6)Engels, Préface de 1883 au Manifeste communiste.

7)Chef du Gouvernement provisoire bourgeois formé depuisFévrier.

8)Trotsky, la Révolution de novembre, 1919.

9)Lire notre article “Les journées de Juillet, le parti déjoue une provocation de la bourgeoisie [10]” .

10)F. Engels, Principes du communisme.

11)Formule de Rosa Luxemburg dans la Crise de la social-démocratie,reprise par de très nombreux tracts spartakistes.

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [12]

La culture du débat : une arme de la lutte de classe

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La "culture du débat" n'est pas une question nouvelle, ni pour le mouvement ouvrier, ni pour le CCI. Néanmoins, l'évolution historique oblige notre organisation -depuis le tournant du siècle- à revenir sur cette question et à l'examiner de plus près. Deux évolutions principales nous ont contraints à le faire, la première étant l'apparition d'une nouvelle génération de révolutionnaires et, la seconde, la crise interne que nous avons traversée au début de ce siècle.

La nouvelle génération et le dialogue politique

C'est avant tout le contact avec une nouvelle génération de révolutionnaires qui a obligé le CCI développer et cultiver de manière plus consciente son ouverture vers l'extérieur et sa capacité de dialogue politique.

Chaque génération constitue un maillon dans la chaîne de l'histoire de l'humanité. Chacune d'elle fait face trois tâches fondamentales : recueillir l'héritage collectif de la génération précédente, enrichir cet héritage sur la base de son expérience propre, le transmettre à la génération suivante sorte que cette dernière aille plus loin que la précédente.

Loin d'être faciles à mettre en œuvre, ces tâches représentent un défi particulièrement difficile relever. Ceci est également valable pour le mouvement ouvrier. La vieille génération doit offrir son expérience. Mais elle porte aussi les blessures et les traumatismes de ses luttes ; elle a connu des défaites, des déceptions, elle a dû y faire face et prendre conscience du fait qu'une vie ne suffit souvent pas pour construire des acquis durables de la lutte collective[1] Cela nécessite l'élan et l'énergie de la génération suivante mais également les questions nouvelles qu'elle se pose et la capacité qu'elle a de voir le monde avec des yeux nouveaux.

Mais même si les générations ont besoin les unes des autres, leur capacité à forger l'unité nécessaire entre elles ne va pas automatiquement de soi. Plus la société s'éloigne d'une économie traditionnelle naturelle, plus le capitalisme "révolutionne" de façon constante et rapide les forces productives et l'ensemble de la société, plus l'expérience d'une génération diffère de celle de la suivante. Le capitalisme, système la concurrence par excellence, monte aussi les unes contre les autres les générations dans la lutte de tous contre tous.

C'est dans cadre que notre organisation a commencé à préparer à la tâche de forger ce lien. Mais, plus que cette préparation, c'est la rencontre avec cette nouvelle génération dans la vie réelle qui a donné la question de la culture du débat une signification particulière à nos yeux. Nous nous sommes trouvé sen présence d'une génération qui, elle-même, attache à cette question une importance bien plus grande que ne l'avait fait celle de "1968". La première indication majeure de ce changement, au niveau de la classe ouvrière dans son ensemble, a été donnée par le mouvement massif des étudiants et lycéens en France contre la "précarisation" de l'emploi au printemps 2006. L'insistance, en particulier dans les assemblées générales, sur le débat le plus libre et le plus large possible était très frappante, au contraire du mouvement étudiant de la fin des années 1960 qui a souvent été marqué par une incapacité à mener un dialogue politique. Cette différence vient avant tout du fait qu'aujourd'hui le milieu étudiant est bien plus prolétarisé qu'il y a 40 ans. Le débat intense, à l'échelle la plus large, a toujours été une marque importante des mouvements prolétariens de masse et caractérisait aussi les assemblées ouvrières en France en 1968 ou en 1969 en Italie. Mais en 2006, ce qui était nouveau, c'était l'ouverture de la jeunesse en lutte envers les générations plus âgées et son avidité à apprendre de leur expérience. Cette attitude est très différente celle du mouvement étudiant de la fin des années 1960, notamment en Allemagne (qui constituait peut-être l'expression la plus caricaturale de l'état d'esprit de l'époque). L'un de ses slogans était : "Les plus de 30 ans dans les camps de concentration !" Concrètement, cette idée s'exprimait par la pratique de se huer mutuellement, d'interrompre violemment les réunions "rivales", etc. La rupture de la continuité entre les générations de la classe ouvrière constituait une des racines du problème puisque les relations entre générations sont le terrain privilégié, depuis les temps anciens, pour forger l'aptitude au dialogue. Les militants de 1968 considéraient la génération de leurs parents soit comme une génération qui "s'était vendue" au capitalisme, ou (comme en Allemagne et en Italie) comme une génération de fascistes et de criminels de guerre. Pour les ouvriers qui avaient supporté l'horrible exploitation de la phase qui a suivi 1945 dans l'espoir que leurs enfants vivraient mieux qu'eux, c'était une déception amère d'entendre leurs enfants les accuser d'être des"parasites" qui vivaient de l'exploitation du Tiers-Monde. Mais il est aussi vrai que la génération de parents de cette époque avait en grande partie perdu, ou n'avait jamais réussi à acquérir, l'aptitude au dialogue. Cette génération avait été sauvagement meurtrie et traumatisée par la Deuxième Guerre mondiale et la Guerre froide, par la contre-révolution fasciste, stalinienne et social-démocrate.

Au contraire, 2006 en France a annoncé quelque chose de nouveau et d'extrêmement fécond[2]. Mais déjà quelques années auparavant, cette préoccupation de la nouvelle génération avait été annoncée par des minorités révolutionnaires de la classe ouvrière. Ces minorités, dès le moment où elles sont apparues sur la scène la vie politique, étaient armées de leur propre critique du sectarisme et du refus de débattre. Parmi les premières exigences qu'elles ont exprimées, il y avait la nécessité du débat, non comme un luxe, mais comme un besoin impérieux, la nécessité que ceux qui y participent prennent les autres au sérieux, et apprennent à les écouter ; également la nécessité que dans la discussion, les armes soient l'argumentation et non la force brutale, ni l'appel à la morale ou à l'autorité de "théoriciens".Par rapport au milieu prolétarien internationaliste, ces camarades ont, en général (et tout à fait juste titre), critiqué l'absence de débat fraternel entre les groupes existants (et en ont été profondément choqués). Ils ont tout de suite rejeté la conception du marxisme comme un dogme que la nouvelle génération devrait adopter sans esprit critique[3].

De notre côté, nous avons été surpris par la réaction de cette nouvelle génération envers le CCI lui-même. Les nouveaux camarades qui sont venus à nos réunions publiques, les contacts du monde entier qui ont commencé une correspondance avec nous, les différents groupes et cercles politiques avec lesquels nous avons discuté nous ont dit, de façon répétée, qu'ils avaient vu la nature prolétarienne du CCI autant dans notre comportement, en particulier à travers la façon de discuter, que dans nos positions programmatiques.

D'où vient, chez la nouvelle génération, cette profonde préoccupation vis-à-vis de cette question ? Nous pensons qu'elle est le résultat de la crise historique du capitalisme qui est aujourd'hui bien plus grave et bien plus profonde qu'en 1968. Cette situation requiert la critique la plus radicale possible du capitalisme, la nécessité d'aller aux racines les plus profondes des problèmes. L'un des effets les plus corrosifs de l'individualisme bourgeois est la façon dont il détruit la capacité de discuter et, en particulier, d'écouter et d'apprendre les uns des autres. Le dialogue est remplacé par la "parlotte", le gagnant étant celui qui parle le plus fort (comme dans les campagnes électorales bourgeoises). La culture du débat est le principal moyen de développer, grâce au langage humain, la conscience qui est l'arme principale du combat de la seule classe porteuse d'avenir pour l'humanité. Pour le prolétariat, c'est le seul moyen de surmonter son isolement et son impatience et de se diriger vers l'unification de ses luttes.

Une autre préoccupation actuelle réside dans la volonté de surmonter le cauchemar du stalinisme. En effet, beaucoup de militants qui, aujourd'hui, recherchent les positions internationalistes viennent d'un milieu influencé par le gauchisme ou directement issu de ses rangs ; l'objectif de ce dernier étant de présenter des caricatures de l'idéologie et du comportement bourgeois décadents comme étant du "socialisme". Ces militants ont reçu une éducation politique qui leur a fait croire que l'échange d'arguments est équivalent au "libéralisme bourgeois", "qu'un bon communiste" est quelqu'un qui "la ferme" et fait taire sa conscience et ses émotions. Les camarades qui sont aujourd'hui déterminés à rejeter les effets de ce produit moribond de la contre-révolution comprennent de mieux en mieux qu'une telle démarche ne nécessite pas seulement le rejet de ses positions mais aussi de sa mentalité. Ce faisant, ils contribuent au rétablissement d'une tradition du mouvement ouvrier qui menaçait de disparaître avec la rupture organique qu'a provoquée la contre-révolution[4].

Les crises organisationnelles et les tendances au monolithisme

La seconde raison essentielle qui a poussé le CCI à revenir sur la question d'une culture du débat a été notre propre crise interne, au début de ce siècle, qui a été caractérisée pas le comportement le plus indigne jamais vu dans nos rangs. Pour la première fois, depuis sa fondation, le CCI a dû exclure de ses rangs non pas un mais plusieurs de ses membres[5]. Au début de cette crise interne, s'étaient exprimées au sein de notre section en France des difficultés et des divergences d'opinion sur la question de nos principes organisationnels de centralisation. Il n'y a pas de raison pour que des divergences de ce type, en elles-mêmes, soient la cause d'une crise organisationnelle. Et elles ne l'étaient pas. Ce qui a provoqué la crise, cela a été le refus du débat interne et, en particulier, les manœuvres visant à isoler et calomnier -c'est-à-dire à attaquer personnellement- les militants avec lesquels on n'était pas d'accord.

A la suite de cette crise, notre organisation s'est engagée à aller jusqu'aux racines les plus profondes de l'histoire de toutes ses crises et de ses scissions. Nous avons déjà publié des contributions sur certains de ses aspects[6]. L'une des conclusions à laquelle nous sommes parvenus est qu'une tendance au monolithisme avait joué un rôle majeur dans toutes les scissions que nous avons connues. A peine des divergences apparaissaient-elles que certains militants affirmaient déjà qu'ils ne pouvaient plus travailler avec les autres, que le CCI était devenu une organisation stalinienne, ou qu'il était en train de dégénérer. Ces crises ont donc éclaté face à des divergences qui, pour la plupart, pouvaient parfaitement exister au sein d'une organisation non monolithique et, en tous cas, devaient être discutées et clarifiées avant qu'une scission ne soit nécessaire.

L'apparition répétée de démarches monolithiques est surprenante dans une organisation qui se base spécifiquement sur les traditions de la Fraction italienne qui a toujours défendu que, quelles que soient les divergences sur les principes fondamentaux, la clarification la plus profonde et la plus collective devait précéder toute séparation organisationnelle.

Le CCI est le seul courant de la Gauche communiste aujourd'hui qui se place spécifiquement dans la tradition organisationnelle de la Fraction italienne (Bilan) et de la Gauche communiste de France (GCF). Contrairement aux groupes qui sont issus du Parti communiste internationaliste fondé en Italie vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la Fraction italienne reconnaissait le caractère profondément prolétarien des autres courants internationaux de la Gauche communiste qui avaient surgi en réaction à la contre-révolution stalinienne, en particulier la Gauche allemande et hollandaise. Loin de rejeter ces courants comme "anarcho-spontanéistes" ou "syndicalistes révolutionnaires", elle a appris tout ce qu'elle pouvait de ces derniers. En fait, la principale critique qu'elle a portée contre ce qui est devenu le courant "conseilliste" était son sectarisme exprimé à travers le rejet des contributions de la Seconde Internationale et du Bolchevisme en particulier[7]. C'est ainsi que la Fraction italienne a maintenu, en pleine contre-révolution, la compréhension marxiste selon laquelle la conscience de classe se développe collectivement et qu'aucun parti ni aucune tradition ne peut proclamer en détenir le monopole. Il en résulte que la conscience ne peut pas se développer sans un débat fraternel, public et international[8].

Mais cette compréhension essentielle, bien que faisant partie de l'héritage fondamental du CCI, n'est pas facile à mettre en pratique. La culture du débat ne peut se développer que contre le courant de la société bourgeoise. Comme la tendance spontanée au sein du capitalisme n'est pas la clarification des idées mais la violence, la manipulation et la lutte pour obtenir une majorité (dont le cirque électoral de la démocratie bourgeoise est le meilleur exemple), l'infiltration de cette idéologie bourgeoise au sein des organisations prolétariennes contient toujours les germes de crises et de dégénérescence. L'histoire du Parti bolchevique l'illustre parfaitement. Tant que le parti était le fer de lance de la révolution, les débats les plus vivants et souvent les plus vifs constituaient une de ses principales forces. En revanche, l'interdiction des véritables fractions (après le massacre de Cronstadt en 1921) a constitué un signe majeur et a été un facteur actif de sa dégénérescence. De même, la pratique de la"coexistence pacifique" (c'est-à-dire de l'absence de débat) entre les positions conflictuelles qui caractérisait déjà le processus de fondation du Parti communiste internationaliste, ou la théorisation par Bordiga et ses adeptes des vertus du monolithisme ne peuvent être comprises que dans le contexte de la défaite historique du prolétariat au milieu du 20e siècle.

Si les organisations révolutionnaires veulent remplir leur rôle fondamental de développement et d'extension de la conscience de classe, la culture d'une discussion collective, internationale, fraternelle et publique est absolument essentielle. Il est vrai que ceci requiert un haut niveau de maturité politique (mais aussi, de façon plus générale, de maturité humaine). L'histoire du CCI est une illustration du fait que cette maturité ne s'acquiert pas en un jour mais qu'elle est le produit d'un développement historique. Aujourd'hui, la nouvelle génération a un rôle essentiel à jouer dans ce processus qui mûrit.

La culture du débat dans l'histoire

La capacité de débattre est une caractéristique essentielle du mouvement ouvrier. Mais ce n'est pas lui qui l'a inventée. Dans ce domaine, comme dans d'autres aussi fondamentaux, la lutte pour le socialisme a été capable d'assimiler les meilleurs acquis de l'humanité, de les adapter à ses besoins propres. Ce faisant, elle a transformé ces qualités en les élevant à un niveau supérieur.

Fondamentalement, la culture du débat est une expression de la nature éminemment sociale de l'humanité. C'est en particulier une émanation de l'utilisation spécifiquement humaine du langage. L'utilisation du langage comme moyen d'échanger des informations est quelque chose que l'humanité partage avec beaucoup d'animaux. Ce qui distingue l'humanité du reste de la nature sur ce plan, c'est sa capacité à cultiver et à échanger une argumentation (en lien avec le développement de la logique et de la science) et à parvenir à connaître les autres (le développement de l'empathie liée, entre autres, au développement de l'art).

Par conséquent cette qualité n'est pas nouvelle. En fait elle a précédé les sociétés de classe et a certainement joué un rôle décisif dans le développement de l'espèce humaine. Engels, par exemple, parle du rôle des assemblées générales chez les Grecs à l'époque d'Homère, chez les premières tribus germaniques ou chez les Iroquois d'Amérique du Nord et fait en particulier l'éloge de la culture du débat de ces derniers[9]. Malheureusement, malgré les travaux de Morgan à cette époque et de ses confrères du 19e siècle ainsi que de ceux qui leur ont succédé, nous sommes encore insuffisamment informés sur les tout premiers développements, certainement les plus décisifs, dans ce domaine.

Mais ce que nous savons, en revanche, c'est que la philosophie et les débuts de la pensée scientifique ont commencé à prospérer là où la mythologie et le réalisme naïf -ce couple antique à la fois contradictoire et inséparable- étaient mis en question. Ces deux modes d'appréhension sont prisonniers de l'incapacité de comprendre plus profondément l'expérience immédiate. Les pensées que les premiers hommes ont formées sur leur expérience pratique étaient religieuses par nature. "Depuis les temps très reculés, où les hommes, encore dans l'ignorance de leur propre configuration physique et incités par des apparitions en rêve, en arrivèrent à l'idée que leurs pensées et leurs sensations n'étaient pas une activité de leur propre corps, mais d'une âme particulière, habitant dans ce corps et le quittant au moment de la mort -depuis ce moment, il leur fallut se forger des idées sur les rapports de cette âme avec le monde extérieur. Si au moment de la mort, elle se séparait du corps, il n'y avait aucune raison de lui attribuer encore une mort particulière ; et c'est ainsi que naquit l'idée de son immortalité qui, à cette étape du développement, n'apparaît pas du tout comme une consolation mais, au contraire, comme une fatalité contre laquelle on ne peut rien, et souvent même, chez les Grecs en particulier, comme un véritable malheur."[10]

C'est dans ce cadre d'un réalisme naïf qu'ont eu lieu les premiers pas d'un très lent développement de la culture et des forces productives. Pour sa part, la pensée magique, tout en contenant un certain degré de sagesse psychologique, avait avant tout pour tâche de donner un sens à l'inexplicable et donc de canaliser la peur. Les deux constituèrent d'importantes contributions à l'avancée du genre humain. L'idée selon laquelle le réalisme naïf aurait une affinité particulière avec la philosophie matérialiste, ou que cette dernière se serait développée directement à partir du premier, est sans fondement.

"Il y a une vieille thèse de la dialectique passée dans la conscience populaire qui dit : les extrêmes se touchent. Il y aura donc peu de chances que nous nous trompions si nous cherchons le comble de l'esprit chimérique, de la crédulité et de la superstition, non pas dans ce courant des sciences naturelles qui, comme la philosophie de la nature en Allemagne, a cherché à contraindre le monde objectif à entrer dans le cadre de sa pensée subjective, mais bien plutôt dans la direction opposée, dans cette direction qui, se targuant d'utiliser uniquement l'expérience, traite la pensée avec un souverain mépris et, en fait, est allée le plus loin dans la pauvreté de la pensée. Cette école est prédominante en Angleterre."[11]

La religion, comme l'a indiqué Engels, est née non seulement d'une vision magique du monde mais aussi à partir du réalisme naïf. Ses premières généralisations, souvent audacieuses, sur le monde ont nécessairement un caractère qui fait autorité.

Les premières communautés agraires ont vite compris qu'elles dépendaient de la pluie par exemple, mais elles étaient loin de comprendre les conditions dont dépendaient les chutes de pluie. L'invention d'un Dieu de la pluie est un acte créateur pour se rassurer, donnant l'impression qu'il est possible, au moyen de cadeaux ou par la dévotion, d'influencer le cours de la nature. Homo sapiens est l'espèce qui a misé sur le développement de la conscience pour assurer sa survie. En tant que tel, il est confronté à un problème sans précédent : la peur souvent paralysante de l'inconnu. Les explications de l'inconnu se doivent donc de ne permettre aucun doute. De ce besoin, et en tant que son expression la plus développée, résulte l'émergence des religions révélées. Toute la base émotionnelle de cette vision du monde est la croyance, et non pas la connaissance.

Le réalisme naïf n'est que l'autre face de la même médaille, une sorte de "division du travail" mental élémentaire. Tout ce qu'on ne peut pas expliquer dans un sens pratique immédiat, entre nécessairement dans la sphère du magique. De plus, la compréhension pratique est elle-même fondée sur une vision religieuse, à l'origine la vision animiste. Dans cette vision, le monde entier est fétichisé. Même les processus que les êtres humains peuvent, consciemment, produire et reproduire, semblent avoir lieu grâce à l'assistance de forces personnalisées existant indépendamment de notre volonté.

Il est clair que, dans un tel monde, il y a une possibilité limitée pour le débat dans le sens moderne du terme. Il y a environ 2500 ans, une nouvelle qualité a commencé à s'affirmer plus fortement mettant immédiatement et directement en question les jumeaux qu'étaient la religion et "le bon sens commun". Elle s'est développée à partir de l'ancien mode de pensée traditionnel dans le sens où ce dernier s'est transformé en son contraire. Ainsi, le premier mode de pensée dialectique qui a précédé la société de classe - exprimé en Chine par exemple dans l'idée de la polarité entre le yin et le yang, le principe masculin et le principe féminin - s'est transformé en pensée critique, basée sur les composants essentiels de la science, de la philosophie et du matérialisme. Mais tout ceci était inconcevable sans l'apparition de ce que nous avons appelé la culture du débat. Le mot grec pour dialectique signifie, en fait, dialogue ou débat.

Qu'est-ce qui a permis cette nouvelle démarche ? De façon très générale, c'est l'extension du monde des relations sociales et de la connaissance. A un niveau très global, c'était la nature de plus en plus complexe du monde social. Comme Engels aimait le répéter, le bon sens est un garçon fort et vigoureux tant qu'il reste chez lui entre ses quatre murs, mais il connaît toutes sortes de déboires dès qu'il s'aventure dans le monde. Mais la religion a aussi révélé ses limites dans sa capacité à apaiser la peur. En fait, elle n'avait pas éliminé la peur, elle n'avait fait que la rejeter à l'extérieur. A travers ce mécanisme, l'humanité a tenté de confronter une terreur qui, sinon, l'aurait écrasée à une époque où elle n'avait pas d'autres moyens d'autodéfense. Mais ce faisant, elle a fait de sa propre peur une force supplémentaire qui la dominait.

"Expliquer"ce qui est encore inexplicable signifie renoncer à une investigation véritable. C'est donc là que surgit le conflit entre la religion et la science ou, comme le dit Spinoza, entre la soumission et l'investigation. Les philosophes grecs se sont opposés au départ à la religion. Thalès, le premier philosophe que nous connaissions, avait déjà rompu avec la vision mystique du monde. Anaximandre, qui lui a succédé, demandait qu'on explique la nature à partir d'elle-même.

Mais la pensée grecque était également une déclaration de guerre contre le réalisme naïf. Héraclite a expliqué que l'essence des choses n'est pas écrite sur leurs fronts. "La nature aime se cacher", disait-il, ou, comme le dit Marx, "toute science serait superflue si l'apparence répondait directement à la nature des choses."[12]

La nouvelle démarche mettait en cause à la fois la croyance mais aussi les préjugés et la tradition qui sont le credo de la vie quotidienne (en allemand, les deux mots ont un lien : Glaube=croyance et Aberglaube=superstition). Leur étaient opposées la théorie et la dialectique. "Quel que soit le dédain qu'on nourrisse pour toute pensée théorique, on ne peut tout de même pas mettre en liaison deux faits de la nature ou comprendre le rapport existant entre eux sans pensée théorique"[13]

Le développement des rapports sociaux était bien sûr le produit du développement des forces productives. Apparurent donc, en même temps que le problème -l'inadéquation des modes de pensée existants- les moyens de le résoudre. Avant tout, un développement de la confiance en soi, dans la puissance de l'esprit humain en particulier. La science ne peut se développer que lorsqu'il y a une capacité et une volonté d'accepter l'existence du doute et de l'incertitude. Contrairement à l'autorité de la religion et de la tradition, la vérité de la science n'est pas absolue mais relative. Surgissent donc non seulement la possibilité mais également la nécessité d'échanger des opinions

Il est clair que revendiquer le gouvernement de la connaissance ne pouvait se poser que si les forces productives (au sens culturel le plus large) avaient atteint un certain degré de développement. Il ne pouvait même pas être imaginé sans un développement concomitant des arts, de l'éducation, de la littérature, de l'observation de la nature, du langage. Et cela va de pair avec l'apparition, à un certain stade de l'histoire, d'une société de classe dont la couche dirigeante est libérée du fardeau de la production matérielle. Mais ces développements n'ont pas automatiquement fait naître une démarche nouvelle et indépendante. Ni les Égyptiens, ni les Babyloniens, malgré les progrès scientifiques qu'ils ont apportés, ni les Phéniciens qui, les premiers, développèrent un alphabet moderne, ne sont allés aussi loin que les Grecs dans cette voie.

En Grèce, c'est le développement de l'esclavage qui a permis l'émergence d'une classe de citoyens libres à côté des prêtres. Cela a fourni la base matérielle qui a miné la religion. (Nous pouvons ainsi mieux comprendre la formulation d'Engels dans l'Anti-Dühring : sans l'esclavage de l'antiquité, pas de socialisme moderne). En Inde, vers la même époque, un développement de la philosophie, du matérialisme (appelé Lokayata) et de l'étude de la nature coïncide avec la formation et le développement d'une aristocratie guerrière qui s'opposait à la théocratie brahmine et était en partie basée sur l'esclavage agricole. Comme en Grèce où la lutte d'Héraclite contre la religion, l'immortalité et la condamnation des plaisirs charnels étaient dirigées à la fois contre les préjugés des tyrans et contre ceux des classes opprimées, la nouvelle démarche combattante en Inde était portée par une aristocratie. Le Bouddhisme et le Jaïnisme, qui sont apparus à la même époque, étaient beaucoup plus répandus dans la population laborieuse mais se maintenaient dans un cadre religieux -avec leur conception de la réincarnation de l'âme, typique de la société de castes à laquelle ils voulaient s'opposer (qu'on rencontre également en Égypte).

En Chine en revanche, où il y avait un développement de la science et une sorte de matérialisme rudimentaire (par exemple dans la Logique de Mo-ti), ce développement fut limité par l'absence d'une caste dirigeante de prêtres contre laquelle aurait pu se développer une révolte. Le pays était dirigé par une bureaucratie militaire formée à travers la lutte contre les barbares qui l'entouraient[14].

En Grèce existait un facteur supplémentaire et, à bien des égards, décisif qui a également joué un rôle important en Inde : un développement plus avancé de la production de marchandises. La philosophie grecque n'a pas commencé en Grèce même, mais dans les colonies portuaires d'Asie mineure. La production de marchandises implique l'échange non seulement de biens mais aussi de l'expérience contenue dans leur production. Elle accélère l'histoire, favorisant ainsi une expression supérieure de la pensée dialectique. Elle permet un degré d'individualisation sans lequel l'échange d'idées à un niveau aussi élevé n'est pas possible. Et elle commence à mettre fin à l'isolement dans lequel a eu lieu jusqu'alors l'évolution sociale. L'unité économique fondamentale de toutes les sociétés agricoles basées sur l'économie naturelle est le village ou, au mieux, la région autarcique. Mais les premières sociétés d'exploitation fondées sur une coopération plus large, souvent pour développer l'irrigation, étaient toujours des sociétés fondamentalement agricoles. En revanche, le commerce et la navigation ont ouvert la société grecque sur le monde. Elle a reproduit, mais à un niveau supérieur, l'attitude de conquête et de découverte du monde qui caractérise les sociétés nomades. L'histoire montre que, à un certain stade de son développement, l'apparition du phénomène de débat public était inséparable d'un développement international (même s'il était concentré dans une région) et, en un sens, avait un caractère "inter-nationaliste". Diogène et les Cyniques étaient contre la distinction entre Hellènes et Barbares et se sont déclarés citoyens du monde. Démocrite est passé en jugement avec l'accusation d'avoir dilapidé un héritage qu'il avait utilisé pour des voyages éducatifs en Égypte, à Babylone, en Perse et en Inde. Il s'est défendu en lisant des extraits de ses écrits, fruits de ses voyages -et il fut déclaré non coupable.

Le débat est né pour répondre à une nécessité matérielle. En Grèce, il se développe à partir de la comparaison entre différentes sources de connaissance. On compare différents modes de pensée, différents modes d'investigation et leurs résultats, les méthodes de production, les coutumes et les traditions. On découvre qu'ils se contredisent, se confirment ou se complètent l'un l'autre. Ils se combattent ou se complètent, ou les deux. A travers la comparaison, les vérités absolues sont rendues relatives.

Ces débats sont publics. Ils ont lieu dans les ports, sur les places de marché (les forums), dans les écoles et les académies. Sous forme écrite, ils remplissent les bibliothèques et s'étendent à tout le monde connu.

Socrate -ce philosophe qui a passé son temps à débattre sur les places de marché- a incarné l'essence de cette évolution. Sa préoccupation principale -comment atteindre une véritable connaissance de la morale- constitue déjà une attaque contre la religion et contre les préjugés qui supposent qu'on a déjà la réponse à ces questions. Socrate a déclaré que la connaissance était la condition principale pour une éthique correcte et l'ignorance son principal ennemi. C'est donc le développement de la conscience et non la punition qui permet le progrès moral puisque, pour la plupart, les humains ne peuvent pas aller pendant longtemps de façon délibérée à l'encontre de la voix de leur propre conscience.

Mais Socrate est allé plus loin en jetant les bases théoriques de toute science et de toute clarification collective : la reconnaissance que le point de départ de la connaissance, c'est la prise de conscience, c'est-à-dire la nécessité de laisser les préjugés de côté. Cela ouvre le chemin de l'essentiel : la recherche. Il s'opposait vigoureusement aux conclusions précipitées, aux opinions non critiques et satisfaites d'elles-mêmes; à l'arrogance et à la vantardise. Il croyait à "la modestie de la non connaissance" et à la passion qui découle de la connaissance véritable, fondée sur une vision et une conviction profondes. C'est le point de départ du Dialogue socratique. La vérité est le résultat d'une recherche collective qui consiste dans le dialogue entre tous les élèves et où chacun est à la fois élève et maître. Le philosophe n'est plus un prophète qui annonce des révélations, mais quelqu'un qui recherche, avec d'autres, la vérité. Ceci apporte une nouvelle conception des dirigeants : le dirigeant est celui qui est le plus déterminé à faire avancer la clarification sans jamais perdre de vue le but final. Le parallèle avec la façon dont le rôle des communistes dans la lutte de classe est défini dans Le Manifeste communiste, est frappant.

Socrate était maître pour stimuler et diriger les discussions. Il a fait évoluer le débat public jusqu'à la hauteur d'un art ou d'une science. Son élève, Platon, a développé le dialogue à un point qui a rarement été atteint depuis.

Dans l'Introduction à La Dialectique de la Nature, Engels parle de trois grandes périodes dans l'histoire de l'étude de la nature jusqu'à présent : "le génie de l'intuition" des anciens Grecs, les résultats "hautement significatifs mais sporadiques" des Arabes en tant que précurseurs de la troisième période,"la science moderne", dont les premiers pas sont accomplis à La Renaissance. Ce qui est frappant dans "l'époque culturelle arabo-musulmane", c'est sa remarquable capacité à absorber et à faire une synthèse des acquis de différentes cultures antiques et son ouverture à la discussion. August Bebel cite un témoin oculaire de la culture du débat public à Bagdad : "Imaginez simplement qu'à la première réunion, il n'y avait pas seulement des représentants de toutes les sectes musulmanes existantes, orthodoxes et hétérodoxes, mais aussi des adorateurs du feu (Parsi) ; des matérialistes, des athées ; des Juifs et des chrétiens, en un mot toutes les sortes d'infidèles. Chaque secte avait son porte-parole qui devait la représenter. Quand l'un de ces dirigeants de parti entrait dans le hall, tout le monde se levait respectueusement de son siège et personne ne se serait rassis avant qu'il n'ait rejoint sa place. Quand le hall fut presque plein, l'un des infidèles dit : 'Tout le monde connaît les règles. Les musulmans n'ont pas le droit de nous combattre avec des preuves tirées de leurs livres saints ou par des discours basés sur ceux de leur prophète, puisque nous ne croyons ni en vos livres ni en votre prophète. Ici on ne peut se baser que sur des arguments fondés sur la raison humaine'. Ces paroles furent accueillies par une réjouissance générale." [15] Bebel ajoute : "La différence entre la culture arabe et la culture chrétienne était la suivante : les arabes collectaient durant leurs conquêtes toutes les œuvres qui pouvaient servir leurs études et les instruire sur les peuples et les pays qu'ils avaient conquis. Les chrétiens détruisaient, en répandant leur doctrine, tous ces monuments de la culture comme des produits du diable ou des horreurs païennes." Et il conclut : "L'époque de la culture arabo-musulmane est le chaînon qui relie la culture gréco-romaine condamnée et la culture antique dans son ensemble à la culture européenne qui a fleuri depuis la Renaissance. Sans la première, cette dernière n'aurait pas pu atteindre les sommets actuels. Le christianisme était hostile à tout ce développement culturel."

L'une des raisons du fanatisme et du sectarisme aveugles du christianisme a déjà été identifiée par Heinrich Heine et confirmée plus tard par le mouvement ouvrier :plus une culture demande de sacrifice et de renonciation, plus la pensée même que ses principes puissent être mis en question est intolérable.

En ce qui concerne la Renaissance et la Réforme, qu'il qualifie de "plus grand bouleversement progressiste que l'humanité eût jamais connu", Engels souligne non seulement le rôle du développement de la pensée, mais aussi celui des émotions, de la personnalité, du potentiel humain et de la combativité. C'était une époque "qui avait besoin de géants et qui engendra des géants : géants de la pensée, de la passion et du caractère, géants d'universalité et d'érudition. (...) Les héros de ce temps n'étaient pas encore esclaves de la division du travail dont nous sentons si souvent chez leurs successeurs quelles limites elle impose, quelle étroitesse elle engendre. Mais ce qui les distingue surtout, c'est que, presque sans exception, ils sont pleinement plongés sans le mouvement de leur temps, dans la lutte pratique ; ils prennent parti, ils entrent dans le combat, qui par la parole et l'écrit, qui par l'épée, souvent des deux façons." (Engels, ibid., "Introduction")

Le débat et le mouvement ouvrier

Si l'on considère les trois époques "héroïques"de la pensée humaine qui ont abouti, selon Engels, au développement de la science moderne, on note à quel point elles étaient limitées dans le temps et l'espace. D'abord elles commencent très tard par rapport à l'histoire de l'humanité dans son ensemble. Même en incluant les chapitres chinois et indien, ces phases étaient limitées sur le plan géographique. Elles n'ont pas non plus duré bien longtemps (la Renaissance en Italie et la Réforme en Allemagne quelques décennies seulement). Et les parties des classes exploiteuses (elles-mêmes extrêmement minoritaires) qui y ont vraiment participé de façon active étaient minuscules.

A ce sujet, deux choses semblent étonnantes. D'abord que ces moments de surgissement du débat public et de la science aient tout simplement eu lieu, et que leur impact ait été si important et si durable -malgré toutes les ruptures et les impasses. Deuxièmement à quel point le prolétariat- malgré la rupture de la continuité organique de son mouvement au milieu du 20e siècle, malgré l'impossibilité d'organisations de masse permanentes dans la décadence du capitalisme- a été capable de maintenir et, parfois, d'élargir considérablement le but du débat organisé. Le mouvement ouvrier a maintenu cette tradition vivante, malgré des interruptions, pendant presque deux siècles. Et à certains moments comme dans les mouvements révolutionnaires en France, en Allemagne et en Russie, ce processus a englobé des millions d'hommes. Ici la quantité se transforme en qualité.

Cette qualité n'est pas, cependant, uniquement produit du fait que le prolétariat -dans les pays industrialisés au moins- compose la majorité de la population. Nous avons déjà vu comment la science moderne et la théorie, après de glorieux débuts pendant la Renaissance, ont été gâchées et entravées dans leur développement par la division bourgeoise du travail. Au cœur de ce problème réside la séparation de la science d'avec les producteurs à un degré impossible à l'époque arabe ou à la Renaissance. "(Cette scission) s'achève enfin dans la grande industrie qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l'enrôle au service du capital."[16]

La conclusion de ce processus, Marx la décrit dans le brouillon de sa réponse à Vera Zassoulitch : "Cette société mène une guerre contre la science, contre les peuples et contre les forces productives qu'elle a créées."

Le capitalisme est le premier système économique qui ne peut exister sans une application systématique de la science à la production. Il doit limiter l'éducation du prolétariat afin de maintenir sa domination de classe. Et il doit développer l'éducation du prolétariat pour maintenir sa position économique. Aujourd'hui la bourgeoisie est de plus en plus une classe sans culture, arriérée, tandis que la science et la culture sont entre les mains soit de prolétaires, soit de représentants rémunérés de la bourgeoisie dont la situation économique et sociale ressemble de plus en plus à celle de la classe ouvrière.

  • "L'abolition des classes sociales (...) suppose donc un degré d'élévation du développement de la production où l'appropriation des moyens de production et des produits, et par suite, de la domination politique, du monopole de la culture et de la direction intellectuelle par une classe sociale particulière est devenue non seulement une superfétation, mais aussi, au point de vue économique, politique et intellectuel, un obstacle au développement. Ce point est maintenant atteint."[17]

Le prolétariat est l'héritier des traditions scientifiques de l'humanité. Plus encore que par le passé, toute future lutte révolutionnaire prolétarienne apportera nécessairement une floraison sans précédent du débat public et les débuts d'un mouvement vers la restauration de l'unité entre la science et le travail, l'accomplissement d'une compréhension globale plus à la hauteur des exigences de l'époque contemporaine.

La capacité du prolétariat à atteindre de nouveaux sommets a déjà été prouvée avec le développement du marxisme, première démarche scientifique concernant la société humaine et l'histoire. Seul le prolétariat a été capable d'assimiler les plus hauts acquis de la pensée philosophique bourgeoise : la philosophie de Hegel. Les deux formes de dialectique connues dans l'Antiquité étaient la dialectique du changement (Héraclite) et la dialectique de; l'interaction (Platon, Aristote). Seul Hegel est parvenu à combiner ces deux formes et à créer la base pour une dialectique vraiment historique.

Hegel a apporté une nouvelle dimension à tout le concept de débat en attaquant, plus profondément que cela n'avait jamais été fait auparavant, l'opposition rigide, métaphysique entre le vrai et le faux. Dans l'Introduction à La Phénoménologie de l'Esprit, il montre comment des phases différentes et opposées d'un processus de développement -telle l'histoire de la philosophie- constituent une unité organique, comme le sont la fleur et le fruit. Hegel explique que l'incapacité à comprendre cette unité vient de la tendance à se concentrer sur la contradiction et à perdre de vue le développement. En remettant la dialectique sur ses pieds, le marxisme a été capable d'absorber l'aspect le plus progressif de Hegel, la compréhension des processus qui mènent vers le futur.

Le prolétariat est la première classe à la fois exploitée et révolutionnaire. Contrairement aux précédentes classes révolutionnaires qui étaient exploiteuses, sa recherche de la vérité n'est limitée par aucun intérêt de sa préservation en tant que classe. Contrairement aux précédentes classes exploitées, qui ne survivaient qu'en se consolant avec des illusions (religieuses en particulier), son intérêt de classe, c'est la perte des illusions. Comme tel, le prolétariat est la première classe dont la tendance naturelle, dès qu'il réfléchit, s'organise et lutte sur son terrain, va vers la clarification.

Les bordiguistes ont oublié cette caractéristique unique du prolétariat quand ils ont inventé le concept d'invariance. Leur point de départ est correct : la nécessité de rester loyal aux principes de base du marxisme face à l'idéologie bourgeoise. Mais la conclusion selon laquelle il est nécessaire de limiter ou même d'abolir le débat afin de maintenir les positions de classe, est le produit de la contre-révolution. La bourgeoisie a bien mieux compris que, pour attirer le prolétariat sur le terrain du capital, il faut avant tout supprimer et étouffer ses débats. Ayant tenté cela au début à travers la répression violente, elle a, depuis, développé des armes bien plus efficaces tels la "démocratie" parlementaire et le sabotage de la gauche du capital. L'opportunisme a aussi compris cela depuis longtemps. Comme sa caractéristique essentielle est l'incohérence, il doit se cacher, fuir le débat ouvert. La lutte contre l'opportunisme et la nécessité d'une culture du débat, non seulement ne sont pas contradictoires, mais elles sont indispensables l'une à l'autre.

Une telle culture n'exclut pas du tout la confrontation passionnée de positions politiques divergentes, au contraire. Mais cela ne signifie pas que le débat politique doit être conçu comme un duel nécessairement traumatisant, avec des vainqueurs et des vaincus, menant à des ruptures et des scissions. L'exemple le plus édifiant de l'"art" ou de la "science" du débat dans l'histoire est celui du Parti bolchevique entre février et octobre 1917. Même dans un contexte d'intrusion massive d'une idéologie étrangère, ces discussions étaient passionnées mais extrêmement fraternelles et source d'inspiration pour tous les participants. Par dessus tout, elles ont rendu possible ce que Trotsky a appelé "le réarmement" politique du parti, le réajustement de sa politique aux besoins changeants du processus révolutionnaire, qui est une des conditions de la victoire.

Le "Dialogue bolchevique" nécessite de comprendre que tous les débats n'ont pas la même signification. La polémique de Marx contre Proudhon était une"démolition" car elle se donnait pour tâche de jeter aux poubelles de l'histoire et de se débarrasser d'une vision qui était devenue une entrave pour le développement de la conscience de l'ensemble du mouvement ouvrier. En revanche, le jeune Marx, tout en engageant une lutte titanesque contre Hegel et contre le socialisme utopique, ne perdit jamais son immense respect pour Hegel, Fourier, Saint Simon ou Owen qu'il a permis d'intégrer pour toujours dans notre héritage commun. Engels devait écrire plus tard que, sans Hegel, il n'y aurait pas eu le marxisme et, sans les utopistes, pas de socialisme scientifique tel que nous le connaissons.

Les plus graves crises du mouvement ouvrier, y compris celles du CCI, pour leur plus grande part, n'ont pas été suscitées par l'existence de divergences en tant que telles, même si elles pouvaient être fondamentales, mais par le sabotage ouvert du débat et du processus de clarification. L'opportunisme utilise tous les moyens pour parvenir à cette fin. Non seulement il peut minimiser des divergences importantes, mais également exagérer des divergences secondaires ou inventer des divergences là où il n'y en a pas. Il utilise également les attaques personnelles et même le dénigrement et la calomnie.

Le poids mort que font peser sur le mouvement ouvrier le "bon sens commun" de tous les jours d'un côté et le respect a-critique, quasi religieux de certaines coutumes et traditions de l'autre, est lié à ce que Lénine a appelé l'esprit de cercle. Il avait profondément raison dans son combat contre la soumission du processus de construction de l'organisation et de sa vie politique à la "spontanéité" du bon sens commun et à ses conséquences : "Mais pourquoi -demandera le lecteur- le mouvement spontané, qui va dans le sens du moindre effort, mène-t-il précisément à la domination de l'idéologie bourgeoise ? Pour cette simple raison que, chronologiquement, l'idéologie bourgeoise est bien plus ancienne que l'idéologie socialiste, qu'elle est plus achevée sous toutes ses formes et possède infiniment plus de moyens de diffusion "[18]

Ce qui est caractéristique de la mentalité de cercle, c'est la personnalisation du débat, l'attitude consistant à substituer l'argumentation politique à la polarisation non pas sur "ce qui est dit" mais sur "qui le dit". Il va sans dire que cette personnalisation constitue une énorme entrave à la discussion collective fructueuse.

Déjà le "Dialogue socratique" avait compris que le développement du débat n'est pas seulement une question de pensée ; c'est une question éthique. Aujourd'hui, la recherche de la clarification sert les intérêts du prolétariat et son sabotage lui fait du tort. En ce sens, la classe ouvrière pourrait adopter le slogan de l'Allemand de l'époque des Lumières, Lessing, qui affirmait que s'il est une chose qu'il aimait plus que la vérité, c'était la recherche de la vérité.

La lutte contre le sectarisme et l'impatience

Les exemples les plus éclatants de culture du débat en tant qu'élément essentiel des mouvements prolétariens de masse sont fournis par la révolution russe[19]. Le parti de classe, loin de s'y opposer, était lui-même à l'avant-garde de cette dynamique. Les discussions au sein du parti en Russie en 1917 concernaient des questions comme la nature de classe de la révolution, s'il fallait ou non soutenir la poursuite de la guerre impérialiste, et quand et comment prendre le pouvoir. Cependant, tout au long de cette période, l'unité du parti fut maintenue malgré des crises politiques au cours desquelles le destin de la révolution mondiale et, avec lui, celui de l'humanité, étaient enjeu.

Cependant, l'histoire de la lutte de classe prolétarienne, du mouvement ouvrier organisé en particulier, nous enseigne que de tels niveaux de culture du débat ne sont pas toujours atteints. Nous avons déjà mentionné l'intrusion répétée de démarches monolithiques dans le CCI. Il n'est pas surprenant que cela ait souvent donné lieu à des scissions de l'organisation. Dans le cadre d'une démarche monolithique, les divergences ne peuvent être résolues à travers le débat et conduisent nécessairement à la rupture et à la séparation. Cependant, le problème n'est pas résolu par la scission des militants qui ont été porteurs de cette démarche de façon caricaturale. La possibilité que de telles démarches non prolétariennes surgissent et ressurgissent indique l'existence de faiblesses plus répandues sur cette question au sein de l'organisation elle-même. Elles consistent souvent en de petites confusions et des idées fausses à peine perceptibles dans la vie et la discussion quotidiennes mais qui peuvent ouvrir le chemin à des difficultés plus graves dans certaines circonstances. L'une d'entre elles consiste en une tendance à poser tout débat en termes de confrontation entre marxisme et opportunisme, de lutte polémique contre l'idéologie bourgeoise. L'une des conséquences de cette démarche est l'inhibition du débat, donnant l'impression aux camarades qu'ils n'ont plus le droit de se tromper ni d'exprimer des confusions ou des désaccords. Une autre conséquence réside dans la "banalisation" de l'opportunisme. Si nous le voyons partout (et crions tout le temps "Au loup !" dès qu'apparaît la moindre divergence), nous ne le reconnaîtrons probablement pas quand il est vraiment là. Un autre problème, c'est l'impatience dans le débat qui a pour résultat de ne pas écouter les arguments des autres et une tendance à vouloir monopoliser la discussion, à écraser ses "adversaires", à convaincre les autres "à tout prix"[20].

Ce que toutes ces démarches ont en commun, c'est le poids de l'impatience petite-bourgeoise, le manque de confiance dans la pratique vivante de la clarification collective au sein du prolétariat. Elles expriment une difficulté à accepter que la discussion et la clarification soient un processus. Comme tous les processus fondamentaux de la vie sociale, ce processus a un rythme interne et sa propre loi de développement. Son déroulement correspond au mouvement de la confusion vers la clarté, il comprend des erreurs et des orientations fausses ainsi que leur correction. De tels processus requièrent du temps pour être vraiment profonds. Ils peuvent être accélérés mais pas court-circuités. Plus la participation est large dans ce processus, plus la participation de l'ensemble de la classe est encouragée et bienvenue, plus riche sera ce processus.

Dans sa polémique contre Bernstein[21], Rosa Luxemburg a souligné la contradiction fondamentale de la lutte de classe en tant que mouvement au sein du capitalisme mais qui tend vers un but qui se situe en dehors de ce dernier. De cette nature contradictoire naissent les deux principaux dangers qui menacent ce mouvement. Le premier est l'opportunisme, c'est-à-dire l'ouverture à l'influence fatale de la classe ennemie. Le mot d'ordre de cette déviation du chemin de la lutte de classe est : "le mouvement est tout, le but n'est rien". Le second danger principal est le sectarisme, c'est-à-dire le manque d'ouverture envers l'influence de la vie de sa propre classe, le prolétariat. Le mot d'ordre de cette déviation est : "le but est tout mais le mouvement n'est rien".

Dans le sillage de la terrible contre-révolution qui a suivi la défaite de la révolution mondiale à la fin de la première Guerre mondiale, s'est développée au sein de ce qui restait du mouvement révolutionnaire l'idée fausse et fatale suivant laquelle il était possible de combattre l'opportunisme par le sectarisme. Cette démarche quia mené à la stérilisation et à la fossilisation, ne parvenait pas à comprendre que l'opportunisme et le sectarisme sont les deux faces de la même médaille puisqu'elles séparent toutes deux le mouvement et le but. Sans la pleine participation des minorités révolutionnaires à la vie réelle et au mouvement de leur classe, le but du communisme ne peut être atteint.

 


[1] Même de jeunes révolutionnaires aussi mûrs et clairs théoriquement que Marx et Engels pensaient -à l'époque des convulsions sociales de 1848- que le communisme était à l'ordre du jour plus ou moins rapidement. Une supposition qu'ils ont dû rapidement revoir et abandonner.

[2] Lire les Thèses sur le mouvement des étudiants du printemps 2006 en France [13], Revue internationale n° 125.

[3] Au sein du camp prolétarien, ce point de vue est théorisé par le courant dit "bordiguiste".

[4] Les biographies et les souvenirs des révolutionnaires du passé sont pleins d'exemples de leur capacité à discuter et, en particulier, à écouter. A cet égard, Lénine était réputé mais il n'était pas le seul. Pour donner ici un seul exemple : les souvenirs de Fritz Sternberg sur ses Conversations avec Trotsky (rédigées en 1963). "Dans ses conversations avec moi, Trotsky était extraordinairement poli. Il ne m'interrompait quasiment jamais, seulement pour me demander d'expliquer ou de développer un mot ou un concept la plupart du temps".

[5] A ce sujet, lire les articles des n °110 et 114 de la Revue internationale, "Conférence extraordinaire du CCI : Le combat pour la défense des principes organisationnels [14]" et "15e Congrès du CCI : Renforcer l'organisation face aux enjeux de la période [15]".

[6] Voir "La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat" et "Marxisme et éthique"dans la Revue internationale n° 111 [16], 112 [17], 127 [18] et 128 [19].

[7] Voir nos livres sur La Gauche communiste d'Italie [20] et La Gauche communiste de Hollande [21].

[8] La Gauche Communiste de France allait maintenir cette vision après la dissolution de la Fraction italienne. Voir par exemple la critique du concept de "chef génial" republié dans la Revue internationale n° 33 [22] et celle de la notion de discipline concevant les militants de l'organisation comme de simples exécutants qui n'ont pas à discuter des orientations politiques de l'organisation, dans la Revue internationale n° 34 [23].

[9] Engels, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État.

[10] Engels, Ludwig Feuerbach, début du 2e chapitre.

[11] Engels, La dialectique de la nature, chapitre : "La science de la nature dans le monde des esprits".

[12] Le Capital, Livre III, section 7, Chapitre 48 : "La formule tripartite" (début de la 3e partie).

[13] Engels, La dialectique de la nature, fin du chapitre : "La science de la nature dans le monde des esprits"

[14] Sur les développements en Asie dans les années 500 avant JC, voir les Conférences d'August Thalheimer à l'Université Sun-Yat-Sen à Moscou, 1927 :"Einführung in den dialektischen Materiailismus" (Introduction au matérialisme dialectique). Une édition américaine est parue en 1938.

[15] August Bebel : Die Mohamedanisch-Arabische Kulturepoche (1889), Chapitre VI, "Le développement scientifique, la poésie". Traduit de l'allemand par nous.

[16] Le Capital, Livre I, 4e section, chapitre 14 : "Division du travail et manufacture", 5 "Caractère capitaliste de la manufacture"

[17] Anti-Dühring, 3e partie : "Le socialisme", "Notions théoriques"

[18] Que faire ?, 2e partie "La spontanéité des masses et la conscience de la social-démocratie", partie b) "Le culte du spontané. La Rabotchaïa Mysl"

[19] Voir par exemple le livre de Trotsky : Histoire la révolution russe ou celui de John Reed : Dix jours qui ébranlèrent le monde

[20] Voir le développement à ce sujet dans le rapport sur les travaux du 17e Congrès du CCI, "17econgrès du CCI : un renforcement international du camp prolétarien [24]" dans la Revue internationale n° 130.

[21] Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution
(L'expérience russe : propriété privée et propriété collective (Internationalisme, 1946) [25] et Le communisme (VII) : les problèmes de la période de transition (Bilan n°35, septembre-octobre 1936) [26])

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Conscience de classe [27]

Le communisme (VII) : les problèmes de la période de transition (Bilan n°35, septembre-octobre 1936)

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Avec cet article de Bilan n° 35, publication théorique des communistes de gauche italiens, nous poursuivons la republication de la série d'études sur la période de transition réalisées par Mitchell. L'article précédent de la série (publié dans la Revue Internationale n° 130 [28]) ouvrait la discussion sur les tâches économiques de la dictature du prolétariat, en réponse aux effort des communistes de gauche hollandais du GIK et en mettant en évidence les"principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes" à la lueur de l'expérience en Russie. Le débat entre ces deux courants de la Gauche communiste, quia été dans une grande mesure enterré par l'histoire, avant tout du fait de la contre-révolution,nécessite d'être exhumé alors qu'une nouvelle génération cherche des réponses concernant une réelle alternative au système capitaliste.

Nous allons revenir plus profondément sur les questions posées par ce débat. L'article qui suit se concentre en particulier sur le problème de la répartition du produit social durant la transition vers une société totalement communiste, période pendant laquelle il n'est pas encore possible d'appliquer le principe universel "à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités". Comme nous le disions dans l'introduction à l'article précédent,nous ne partageons pas toutes les positions de Mitchell (et de Bilan)sur cette question, par exemple celle selon laquelle l'URSS aurait d'une certaine manière éliminé le capitalisme à travers l'abolition de la propriété formelle des moyens de production ; de même il y a certainement une discussion à avoir concernant la question de savoir si la principale mesure économique de transition défendue par Marx, le GIK et la Gauche italienne -le système des bons de travail- constitue la base la plus adaptée pour le développement des relations sociales communistes après la destruction du capitalisme d'Etat. Mais cet article porte en lui beaucoup des qualités les meilleures de la Gauche italienne :

  • la démarche consistant à baser ses investigations sur un re-examen critique de la tradition marxiste, en particulier la Critique du programme de Gotha de Marx ;
  • sa capacité à examiner le problème de la distribution avec une certaine profondeur, notamment en se référant à la Loi de la valeur ;
  • sa capacité à éviter toutes les solutions faciles aux tâches immenses que le prolétariat confrontera une fois qu'il aura pris le contrôle sur la société. Il est particulièrement frappant, par exemple, que là où, pour le GIK, la rémunération du travail en fonction du calcul de "l'heure-travail sociale" garantit une progression presque automatique vers le communisme intégral (à ne pas confondre avec le communisme lui-même), pour Mitchell, la persistance d'un tel système est la preuve que le prolétariat ne s'est pas encore libéré de la loi de la valeur qui, en ce sens, représente une survivance du travail salarié. Il peut sembler que la différence n'est pas autre que celle existant entre un verre à moitié vide et un verre à moitié plein, mais c'est néanmoins symptomatique d'une approche très différente de la réalité de la révolution prolétarienne.

Bilan n°35 (septembre-octobre 1936)

On a beaucoup bavardé sur le "produit du travail social" et sa répartition "intégrale" et "équitable", formulations confuses dont la démagogie a pu facilement s'emparer. Mais le problème capital de la destination, du produit social, c'est-à-dire de la somme des activités du travail, se concentre en deux questions fondamentales : comment se répartit le produit total ? Et comment se répartit la fraction de ce produit qui entre immédiatement dans la consommation individuelle ?

Répartion du produit du travail destiné à la consommation

Nous savons évidemment qu'il n'existe pas une réponse unique valable pour toutes les sociétés et que les modes de répartition sont fonction des modes de production. Mais nous savons aussi qu'il existe certaines règles fondamentales que n'importe quelle organisation sociale se doit de respecter si elle veut subsister : les sociétés, comme les hommes qui les composent, sont soumises aux lois de la conservation qui suppose la reproduction, non pas simple, mais élargie. C'est là un truisme qu'il faut rappeler.

D'autre part, dès que l'économie brise son cadre naturel, domestique et se généralise en économie marchande, elle acquiert un caractère social qui, avec le système capitaliste, prend une signification immense, parle conflit qui l'oppose irréductiblement au caractère privé de l'appropriation des richesses.

Avec la production "socialisée" du capitalisme, nous nous trouvons donc en présence, non plus de produits d'individus isolés, mais de produits sociaux, c'est-à-dire, de produits qui, non seulement ne répondent pas à l'usage immédiat des producteurs, mais sont, outre cela, les produits communs de leur activités : "le fil, le tissus, les objets en métal venant de la fabrique sont dès lors le produit commun de nombreux ouvriers entre les mains desquels il leur faut successivement passer avant d'être achevés. Aucun individu ne peut en dire : c'est moi qui ai fait cela ; ceci est mon produit" (Engels : Anti-Dühring). En d'autres termes, la production sociale est la synthèse des activités individuelles et non pas leur juxtaposition ; d'où la conséquence que "dans la société, le rapport du producteur au produit, dès que ce dernier est achevé est purement extérieur, et le retour du produit à l'individu dépend des relations de celui-ci avec d'autres individus. Il ne s'en empare pas immédiatement. Aussi bien l'appropriation immédiate du produit n'est pas son but quand il produit dans la société. Entre le producteur et les produits se place la distribution, laquelle, par des lois sociales, détermine sa part du monde des produits et se place donc entre la production et la consommation" (K. Marx : Introduction de la critique... souligné par nous, N. D. L. R.).

Cela reste vrai en société socialiste ; et quand nous disons que les producteurs doivent rétablir leur domination sur la production que le capitalisme leur a enlevée, nous ne visons pas le bouleversement du cours naturel de la vie sociale, mais celui des rapports de production et de répartition.

Dans sa Critique du Programme de Gotha, Marx, en dénonçant l'utopisme réactionnaire de la conception de Lassalle sur le"produit du travail", pose la question en ces termes :"qu'est-ce que c'est que le "produit du travail" ? L'objet créé par le travail ou sa valeur ? Et dans ce dernier cas, la valeur totale du produit ou seulement la fraction de valeur que le travail est venu ajouter à la valeur des moyens de production mis en œuvre" (nous soulignons N.D.L.R.). Il indique comment dans la production sociale -où ne domine plus le producteur individuel mais le producteur social - le concept de "produit du travail" diffère essentiellement de celui qui considère le produit du travailleur indépendant : si nous prenons d'abord le mot "produit du travail" dans le sens d'objet créé par le travail, alors le produit du travail de la communauté, c'est la "totalité du produit social" ; produit social dont il faut défalquer les éléments nécessaires à la reproduction élargie, ceux du fonds de réserve, ceux absorbés par les frais improductifs et les besoins collectifs,ce qui transforme le "produit intégral du travail" en un "produit partiel" c'est-à-dire "la fraction des objets de consommation qui est répartie individuellement entre les producteurs de la collectivité."

En somme ce "produit partiel" non seulement ne comprend pas la partie matérialisée du travail ancien fourni dans les cycles productifs précédents et qui est absorbée par le remplacement des moyens de productions consommés, mais encore il ne représente pas l'entièreté du travail nouveau ajouté au capital social, puisqu'il faut opérer les déductions dont nous venons de parler ;cela revient à dire que le "produit partiel" est l'équivalent du revenu net de la société ou la fraction du revenu brut qui devrait revenir à la consommation individuelle du producteur, mais que la société bourgeoise ne lui répartit pas intégralement.

Voilà donc la réponse à la première question :"comment se répartit le produit total ?" Il en ressort simplement cette conclusion : le surtravail, c'est-à-dire la fraction du travail vivant ou nouveau exigé par l'ensemble des besoins collectifs, ne saurait être aboli par aucun système social, mais d'entrave qu'il est dans le capitalisme, au développement de l'individu, il doit être la condition du plein épanouissement de celui-ci dans la Société communiste. "Dans le monde capitaliste comme dans le système esclavagiste, le surtravail affecte simplement la forme d'un antagonisme, puisqu'il a pour complément l'oisiveté absolue d'une partie de la société" (Le Capital). Ce qui, en effet, détermine le taux du surtravail capitaliste ce sont les nécessités de la production de plus-value, mobile de la production sociale ; la domination de la valeur d'échange sur la valeur d'usage subordonne les besoins de la reproduction élargie et de la consommation à ceux de l'accumulation de capital ; le développement de la productivité du travail incite à augmenter le taux et la masse de surtravail.

Par contre le surtravail socialiste doit être amené au minimum correspondant aux besoins de l'économie prolétarienne comme aux nécessités de la lutte des classes se poursuivant nationalement et internationalement. En réalité, la fixation du taux de l'accumulation et du taux des frais administratifs et improductifs (absorbés par la bureaucratie) se trouvera placée au centre des préoccupations du prolétariat ; mais cet aspect du problème, nous l'examinerons dans un autre chapitre.

Il faut maintenant répondre à la deuxième question posée : "Comment se répartit à son tour le produit partiel" ? Donc la fraction du produit total qui tombe immédiatement dans la consommation individuelle, donc le fonds des salaires, puisque la forme capitaliste de rémunération du travail subsiste pendant la période transitoire.

Appropriation collective, nivellement et disparition des salaires

Commençons par marquer qu'il existe une conception trop facilement accréditée chez certains révolutionnaires et suivant laquelle une appropriation collective, pour être réelle, doit entraîner ipso facto la disparition des salaires et l'instauration d'une rémunération égale pour tous ; à cette proposition s'ajoute ce corollaire, que l'inégalité des salaires présuppose l'exploitation de la force de travail.

Cette conception, que nous retrouverons en examinant les arguments des internationalistes hollandais, procède d'une part -il faut le souligner une nouvelle fois- de la négation du  mouvement contradictoire du matérialisme historique, et d'autre part de la confusion créée entre deux catégories différentes : force de travail et travail ; entre la valeur de la force de travail, c'est-à-dire la quantité de travail exigée pour la reproduction de cette force, et la quantité totale de travail que cette même force fournit dans un temps considéré.

Il est exact de dire qu'au contenu politique de la dictature du prolétariat doit correspondre un nouveau contenu social de la rétribution du travail qui ne peut plus être l'équivalent seulement des produits strictement nécessaires à la reproduction de la force du travail. Autrement dit, ce qui constitue le fondement de l'exploitation capitaliste : l'opposition entre la valeur d'usage et la valeur d'échange de cette marchandise particulière qui s'appelle la force de travail, disparaît par la suppression de la propriété privée des moyens de production et par conséquent disparaît aussi l'usage privé de la force du travail. Evidemment l'utilisation nouvelle de cette force et la masse de surtravail qui en résulte peuvent fort bien être détournées de leurs objectifs prolétariens (l'expérience soviétique le démontre) et ainsi peut surgir un mode d'exploitation d'une nature particulière qui, à proprement parler, n'est pas capitaliste. Mais ça c'est une autre histoire sur laquelle nous reviendrons. Pour l'instant nous n'avons à nous arrêter qu'à cette proposition : le fait que dans l'économie prolétarienne le mobile fondamental n'est plus la production, sans cesse élargie de plus-value et de capital, mais la production illimitée de valeurs d'usage, ne signifie pas que les conditions sont mûres pour un nivellement des "salaires" se traduisant par une égalité dans la consommation. D'ailleurs, pas plus unetelle égalité ne se place au début de la période transitoire, qu'elle ne se réalise dans la phase communiste avec la formule inverse "à chacun selon ses besoins".En réalité l'égalité formelle ne peut exister à aucun moment, tandis que le communisme enregistre finalement l'égalité réelle dans l'inégalité naturelle.

Il reste cependant à expliquer pourquoi la différenciation des salaires subsiste dans la phase transitoire en dépit du fait que le salaire, tout en conservant son enveloppe bourgeoise, a perdu son contenu antagonique. Immédiatement se pose la question : quelles sont les normes juridiques de répartition prévalant dans cette période ?

Marx, dans sa Critique de Gotha, nous répond : "le droit ne peut jamais être à un niveau plus élevé que l'état économique et que le degré de civilisation sociale qui y correspond". Lorsqu'il constate que le mode de répartition des objets de consommation n'est que le reflet du mode de répartition des moyens de production et du mode de production lui-même, il ne s'agit pour lui que d'un schéma qui se réalise progressivement. Le capitalisme n'instaure pas d'emblée ses rapports de répartition ; il le fait par étapes, sur les ruines accumulées du système féodal. Le prolétariat ne peut non plus régler immédiatement la répartition suivant des normes socialistes, mais il le fait en vertu d'un droit qui n'est autre que celui "d'une société qui, sous tous les rapports : économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l'ancienne société des flancs de laquelle elle sort". Mais il y a en outre une différence capitale entre les conditions de développement du capitalisme et celles du socialisme. La bourgeoisie, en développant ses positions économiques au sein de la société féodale, construit en même temps les bases de la future superstructure juridique de son système de production et sa révolution politique consacre cet acquis économique et juridique. Le prolétariat ne bénéficie d'aucune évolution semblable et ne peut s'appuyer sur le moindre privilège économique ni sur le moindre embryon concret de "droit socialiste", car pour un marxiste, il ne peut être question de considérer comme un tel droit les"conquêtes sociales" du réformisme. Il lui faut donc appliquer temporairement le droit bourgeois, restreint il est vrai au mécanisme de la répartition. C'est ce qu'entend Marx lorsque, dans sa Critique de Gotha, il parle de droit égal et, à son tour, Lénine, lorsque dans son Etat et la Révolution, il constate avec son réalisme clair et puissant que : " dans la première phase du communisme, on trouve le phénomène curieux de la survivance de "l'horizon étroit du droit bourgeois", par rapport à la distribution des produits de consommation. Le droit bourgeois suppose inévitablement un Etat bourgeois, car le droit n'est rien sans l'appareil qui peut contraindre à observer les normes de ce droit. Donc, sous le régime du communisme, non seulement le droit bourgeois, mais même l'Etat bourgeois - sans bourgeoisie - va subsister pendant un certain espace de temps."

Marx, toujours dans sa Critique de Gotha a analysé comment et en vertu de quels principes le droit égal bourgeois est appliqué : "le droit du producteur est proportionnel au travail qu'il a fourni ; l'égalité consiste ici dans l'emploi du travail comme unité commune.[1]"

Et la rémunération du travail s'effectue comme suit :"le producteur reçoit donc individuellement -les défalcations une fois faites- l'équivalent exact de ce qu'il a donné à la Société. Ce qu'il lui a donné c'est son quantum individuel de travail." (Nous soulignons. N.D.L.R.) Par exemple, la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuel ; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu'il a fournie de la journée sociale de travail, la part qu'il y a prise. Il reçoit de la société un bon constatant qu'il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour le fonds collectif) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux une quantité d'objets de consommation correspondant à la valeur de son travail[2]. Le même quanta de travail qu'il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d'elle sous une autre forme.

C'est évidemment ici le même principe que celui qui règle l'échange des marchandises pour autant qu'il est un échange de valeurs égales. Le fond et la forme diffèrent parce que, les conditions étant différentes, nul ne peut rien fournir d'autre que son travail et que, par ailleurs, rien d'autre que des objets de consommation individuelle ne peut entrer dans la propriété de l'individu. Mais en ce qui concerne le partage de ces objets entre producteurs pris individuellement, le principe directeur est le même que pour l'échange de marchandises équivalentes : une même quantité de travail sous une forme s'échange contre une même quantité de travail sous une autre forme.

L'injuste répartition des objets de consommation d'après le travail et non d'après les besoins

Lorsque Marx parle d'un principe analogue à celui qui règle l'échange des marchandises et de quantum individuel de travail, il sous-entend incontestablement le travail simple, substance de la valeur, ce qui signifie que tous les travaux individuels doivent être réduits à une commune mesure pour pouvoir être comparés, évalués et par conséquent rémunérés par application du "droit qui est proportionnel au travail fourni". Nous avons déjà marqué qu'il n'existe encore aucune méthode scientifique de réduction en travail simple et que, par conséquent, la loi de la valeur subsiste dans cette fonction, bien qu'elle n'agisse plus que dans certaines limites déterminées par les conditions politiques et économiques nouvelles. Marx se charge d'ailleurs de lever les doutes qui pourraient subsister à cet égard lorsqu'il analyse la mesure du travail : "mais un individu l'emporte physiquement et moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps (souligné par nous) plus de travail, ou peut travailler plus de temps ; et le travail, pour servir de mesure doit avoir sa durée ou son intensité précisées, sinon il cesserait d'être unité. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe parce que tout homme n'est qu'un travailleur comme un autre ; mais il reconnaît tacitement l'inégalité des dons individuels (souligné par nous) et, par suite, des capacités productives comme des privilèges naturels. C'est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l'inégalité, comme tout droit. Le droit, par sa nature, ne peut consister que dans l'emploi d'une même unité ;mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus distincts, s'ils n'étaient pas inégaux) ne sont mesurables d'après une unité commune qu'autant qu'on les considère d'un même point de vue, qu'on ne les saisit que sous un aspect déterminé, par exemple, dans le cas donné, qu'on ne les considère que comme travailleurs, rien de plus et indépendamment de tout le reste.

Autre chose : un ouvrier est marié, l'autre non ; l'un a plus d'enfants que l'autre, etc., etc. A égalité de travail et par conséquent à égalité de participation au fonds social de consommation, l'un reçoit donc effectivement plus que l'autre, l'un est plus riche que l'autre, etc. Pour éviter toutes ces difficultés, le droit devrait être, non pas égal, mais inégal.

Mais ce sont là difficultés inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu'elle est sortie de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement."

De cette analyse, il ressort avec évidence : d'une part, que l'existence du droit égal bourgeois est indissolublement liée à celle de la valeur ; d'autre part, que le mode de répartition renferme encore une double inégalité : l'une, qui est l'expression de la diversité des "dons individuels", des"capacités productives", des "privilèges naturels" ; et l'autre qui, à égalité de travail, surgit des différenciations de condition sociale (famille, etc.). "Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et avec elle, l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel (souligné par nous), quand le travail sera devenu, non seulement le moyen de vivre, mais même le premier besoin de l'existence ; quand, avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s'accroissant ; et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l'étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : "De chacun selon ses capacités,à chacun selon ses besoins !". Mais dans la phase transitoire, le droit bourgeois consacre une inégalité de fait qui est inévitable parce que le prolétariat ne peut encore réaliser la justice et l'égalité : des différences de richesse subsisteront et des différences injustes ; mais ce qui ne saurait subsister, c'est l'exploitation de l'homme par l'homme... Marx indique les phases par lesquelles doit passer la société communiste obligée de ne détruire au début que l'injuste accaparement privé des moyens de production, mais incapable de détruire du même coup l'injuste répartition des objets de consommation d'après le travail et non d'après les besoins". (Lénine : L'Etat et la Révolution)

L'échange de quantités égales de travail, bien qu'il se traduise en fait par une inégalité dans la répartition, n'implique donc nullement une exploitation, pour autant que le fond et la forme de l'échange soient modifiés et que subsistent les conditions politiques qui ont déterminé ce changement, c'est-à-dire que se maintienne réellement la dictature du prolétariat. Il serait donc absurde d'invoquer la thèse marxiste pour justifier une forme quelconque d'exploitation résultant en réalité de la dégénérescence de cette dictature. Par contre,la thèse tendant à démontrer que la différenciation des salaires, que la démarcation entre travail qualifié et travail non qualifié, travail simple et travail composé, sont des signes certains de dégénérescence au sein de l'Etat prolétarien et les indices de l'existence d'une classe exploiteuse, cette thèse doit être catégoriquement rejetée, d'une part,parce qu'elle implique l'inévitabilité de cette dégénérescence et, d'autre part, parce qu'elle ne peut en rien contribuer à expliquer l'évolution de la Révolution russe.

Nous avons déjà laissé entendre que les Internationalistes hollandais dans leur essai d'analyse des problèmes de la période de transition, s'étaient beaucoup plus inspirés de leurs désirs que de la réalité historique. Leur schéma abstrait, d'où ils excluent, en gens parfaitement conséquents avec leurs principes, la loi de la valeur, le marché, la monnaie devait, tout aussi logiquement, préconiser une répartition "idéale"des produits. Pour eux puisque "la révolution prolétarienne collectivise les moyens de production et par là ouvre la voie à la vie communiste, les lois dynamiques de la consommation individuelle doivent absolument et nécessairement se conjuguer parce qu'elles sont indissolublement liées aux lois de la production, cette liaison s'opérant de 'soi-même' par le passage à la production communiste". (Page 72 de leur ouvrage déjà cité, Essai sur le développement de la société communiste)

Les camarades hollandais considèrent donc que le nouveau rapport de production, par la collectivisation, détermine automatiquement un nouveau droit sur les produits. "Ce droit s'exprimerait par des conditions égales pour la consommation individuelle qui résident uniquement dans une mesure égale de consommation. Tout comme l'heure de travail individuelle est la mesure du travail individuel, elle est en même temps la mesure de la consommation individuelle. Par là, la consommation est socialement réglée et se meut dans une voie juste. Le passage à la révolution sociale n'est pas autre chose que l'application de la mesure de l'heure-travail sociale moyenne à toute la vie économique. Elle sert de mesure pour la production et aussi de mesure du droit des producteurs sur le produit social". (Page 25.)

L'évolution réactionnaire de l'URSS : causes économiques ou résultat de l'abandon de l'internationalisme

Mais encore une fois, cette affirmation ne peut devenir positive que pour autant qu'on en transcrive la signification concrète,c'est-à-dire pour autant qu'on reconnaisse qu'il ne peut s'agir pratiquement que de la valeur, lorsqu'on parle de temps de travail et de mesure du travail. C'est ce qu'ont omis de faire les camarades hollandais et cela les a conduit à fausser leur jugement sur la révolution russe et surtout à restreindre singulièrement le champ de leurs recherches quant aux causes profondes de l'évolution réactionnaire de l'U.R.S.S. L'explication de celle-ci ils ne vont pas la chercher dans le tréfonds de la lutte nationale et internationale des classes (c'est une des caractéristiques négatives de leur étude, qu'elle fait quasi abstraction des problèmes politiques), mais dans le mécanisme économique,lorsqu'ils proposent : "quand les Russes allèrent jusqu'à rétablir la production sur la base de la valeur, ils proclamèrent par là et l'expropriation des travailleurs, des moyens de production et qu'il n'y aurait aucun rapport direct entre l'accroissement de la masse des produits et la part des ouvriers dans cette masse". (Page 19.)

Maintenir la valeur équivaudrait pour eux à poursuivre l'exploitation de la force de travail, alors que nous pensons avoir démontré, sur la base de la thèse marxiste, que la valeur peut subsister sans son contenu antagonique, c'est-à-dire sans qu'il y ait rétribution de la valeur de la force de travail.

Mais outre cela, les internationalistes hollandais faussent la signification des paroles de Marx quant à la répartition des produits. Dans l'affirmation que : l'ouvrier émarge à la répartition au prorata de la quantité de travail qu'il a donnée, ils ne découvrent qu'un aspect de la double inégalité que nous avons soulignée et c'est celui qui résulte de la situation sociale de l'ouvrier (page 81) ; mais ils ne s'arrêtent pas à l'autre aspect qui exprime le fait que les travailleurs, dans un même temps de travail fournissent des quantités différentes de travail simple (travail simple qui est la commune mesure s'exerçant par le jeu de la valeur) donnant donc lieu à une répartition inégale. Ils préfèrent s'en tenir à leur revendication de : suppression des inégalités des salaires, qui reste suspendue dans le vide parce qu'à la suppression du salariat capitaliste ne correspond pas immédiatement la disparition des différenciations dans la rétribution du travail.

Le camarade Hennaut apporte une solution semblable au problème de la répartition dans la période de transition, solution qu'il tire également d'une interprétation erronée parce qu'incomplète des critiques de Marx du programme de Gotha. Dans Bilan, page 747, il dit ceci :"l'inégalité que laisse subsister la première phase du socialisme résulte non pas de la rémunération inégale qui serait appliquée à diverses sortes de travail : le travail simple du manœuvre ou le travail composé de l'ingénieur avec, entre ces deux extrêmes, tous les échelons intermédiaires. Non, tous les genres de travail se valent, seules "sa durée" et "son intensité" devant être mesurées ; mais l'inégalité provient de ce qu'on applique à des hommes ayant des capacités et des besoins différents,des tâches et des ressources uniformes". Et Hennaut renverse la pensée de Marx lorsqu'il lui fait découvrir l'inégalité dans le fait que "la part au profit social restait égale -à prestation égale, bien entendu- pour chaque individu, alors que leurs besoins et l'effort déployé pour atteindre à une même prestation étaient différents"tandis que, comme nous l'avons indiqué, Marx voit l'inégalité dans le fait que les individus reçoivent des parts inégales,parce qu'ils fournissent des quantités inégales de travail et que c'est en cela que réside l'application du droit égal bourgeois.

Une politique d'égalisation des salaires ne peut se placer dans la phase de transition, non seulement parce qu'elle y serait inapplicable, mais parce qu'elle mènerait inévitablement à l'effondrement de la productivité du travail.

Si, pendant le "communisme de guerre" les Bolcheviks ont appliqué le système de la ration égale, indépendamment de la qualification et du rendement du travail, il ne s'agissait pas là d'une méthode économique capable d'assurer le développement systématique de l'économie, mais du régime d'un peuple assiégé qui bandait toutes ses énergies vers la guerre civile.

En partant de la considération générale que les variations et différences dans la qualification du travail (et sa rétribution) sont en raison inverse du degré de la technique de production, on comprend pourquoi en U.R.S.S., après la N.E.P., les variations très grandes des salaires des ouvriers qualifiés et non qualifiés[3] résultaient de l'importance plus grande que prenait la qualification individuelle de l'ouvrier, par rapport aux pays capitalistes hautement développés. Dans ceux-ci, après la Révolution, les catégories de salaires pourront se rapprocher bien davantage qu'en U.R.S.S., en vertu de la loi par laquelle le développement de la productivité du travail tend au nivellement des qualités de travail. Mais les marxistes ne peuvent oublier que "l'asservissante subordination des individus à la division du travail", et avec elle le "droit bourgeois", ne peuvent disparaître que sous la poussée irrésistible d'une prodigieuse technique mise au service des producteurs.

(A suivre.)

Mitchell

[1] Nous avons jugé utile de reproduire par après le texte intégral de la Critique de Gotha qui se rapporte à la répartition, parce que nous considérons que chaque terme y revêt une importance capitale.

[2] Marx entend ici par "valeur du travail", la quantité de travail social fourni par le producteur car il va de soi que, puisque le travail crée la valeur, qu'il enforme la substance, il n'a pas lui-même de valeur car, comme le fait remarquer Engels, il s'agirait dans ce cas d'une valeur de la valeur et ce serait comme si on voulait donner un poids à la pesanteur ou une température quelconque à la chaleur.

[3] Nous ne visons évidemment pas ici les formes de"Stakhanovisme" qui ne sont qu'un produit monstrueux du Centrisme.

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Italienne [29]

La contribution de la CNT à l'instauration de la République espagnole (1921-1931)

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Nous allons montrer dans ce quatrième article de la série sur la CNT comment le syndicalisme avait affaibli les courants révolutionnaires existants au sein de la CNT (aussi bien ceux d'orientation marxiste qui étaient partisans de l'intégration à la 3e Internationale que ceux d'orientation anarchiste). En 1923, la CNT, affaiblie par la démoralisation des ouvriers après la défaite des luttes de1919-1920 et par la brutale répression menée par les bandes de pistoleros à la solde du patronat et coordonnées par les autorités militaires et préfectorales[1], est de nouveau mise hors la loi par la dictature de Primo de Rivera qui ferme systématiquement ses locaux et emprisonne les Comités dirigeants au fur et à mesure de leur formation.

Malgré ces conditions de persécution constante de ses militants, la CNT va poursuivre une certaine activité. Mais, comme nous l'exposions à la fin du troisième article de cette série, cette activité va prendre une orientation très différente de celle de la période 1911-1915. Alors que,dans cette période, elle se consacrait au soutien des initiatives de lutte qui pouvaient surgir et à une réflexion générale sur les attaques qui frappaient la classe ouvrière et l'humanité (notamment concernant le problème de la guerre impérialiste[2]), elle va maintenant se centrer de manière presque systématique dans le soutien à toutes sortes de conspirations ourdies par des politiciens bourgeois en opposition à la Dictature et elle jouera un rôle décisif dans l'avènement de la République espagnole en 1931, une façade de "libertés" et de "droits", une "République des Travailleurs" (comme elle se présentait elle-même) qui massacrera sans pitié aucune les luttes ouvrières.

La dictature de Primo de Rivera

La dictature du Général Primo de Rivera résultait de causes multiples.

Tout d'abord, l'épuisement de l'ancien Régime de la Restauration qui avait dominé l'Etat espagnol depuis1876[3] : un système d'alternance entre deux partis (conservateur et libéral) qui représentaient la partie dominante de la bourgeoisie espagnole. Toutefois, ce système n'était pas capable d'intégrer des fractions importantes de la bourgeoisie, en particulier les régionalistes, et marginalisait la petite bourgeoisie (traditionnellement républicaine et anti-cléricale) ; de plus, face aux paysans et aux ouvriers, elle avait pour unique langage la répression féroce.

Deuxièmement, avec l'après-guerre, le capital espagnol avait vu fondre et disparaître les bénéfices faciles obtenus avec la vente, sous couvert de "neutralité", de toutes sortes de produits aux deux camps. La crise était revenue dans toute sa violence et frappait à grands coups de chômage, d'inflation et d'extrême misère.

Troisièmement, la bourgeoisie espagnole se fourvoyait dans une impasse avec la guerre coloniale du Maroc qui allait de désastre en désastre (le plus connu fut le massacre de soldats espagnols entre les mains des guérillas marocaines au cours de l'année 1921). Affaiblie par des luttes internes, par l'incapacité du personnel politique à la diriger et par une bureaucratie pharaonique (il y eut jusqu'à un général pour deux sergents et cinq soldats), l'armée espagnole avait besoin d'être renforcée.

Cependant, sans négliger l'importance de ces trois facteurs, la cause fondamentale à l'instauration de la dictature fut la nouvelle situation internationale. La Première Guerre mondiale marquait l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence qui est dominée par trois facteurs : la crise tend à devenir chronique ; la dynamique guerrière s'impose fortement à tous les Etats, petits ou grands ; la vague révolutionnaire de1917-23 montre l'existence de la menace du prolétariat contre l'ordre social bourgeois. Face à cette situation, chaque capital national a besoin de se renforcer autour de l'Etat, pilier fondamental de sa défense -en développant la tendance générale au capitalisme d'Etat. Dans un premier temps, cette tendance se concrétisa par l'instauration de régimes autoritaires qui supprimèrent les droits constitutionnels et placèrent à la tête de l'Etat des généraux ou des hommes politiques érigés en caudillos charismatiques[4]. Ce fut le cas du Duce italien Mussolini, du Général Horthy en Hongrie qui parvient au pouvoir après l'échec de la tentative de révolution prolétarienne en 1919, ou le cas du général Pildsuki en Pologne etc.

La Dictature de Primo de Ribera fut très bien accueillie par la bourgeoisie espagnole, particulièrement en Catalogne[5], et fut surtout soutenue de manière quasi inconditionnelle parle PSOE dont le syndicat, l'UGT, se transforma en syndicat du régime. Son leader, Largo Caballero, également dirigeant du PSOE, fut nommé conseiller d'Etat du dictateur.

Pour se garantir le monopole syndical, l'UGT fut très active dans la persécution de la CNT et nombre de ses cadres agirent comme des mouchards qui dénonçaient les ouvriers cénétistes ou tout simplement les ouvriers combatifs.

Face à cette situation, la principale réaction de la CNT, impulsée en particulier par ses deux dirigeants les plus représentatifs,Joan Peiró[6] et Angel Pestaña, fut de prendre contact avec toutes sortes de dirigeants de partis bourgeois d'opposition afin d'organiser des"mouvements révolutionnaires" contre la dictature.

Dans son Histoire de l'anarchosyndicalisme, Gomez Casas[7], auteur ouvertement anarchiste[8] le reconnaît sans détour : "la CNT entretint des contacts avec les forces d'opposition à la dictature. Début 1924, Peiró, secrétaire du Comité National de la CNT, qui se trouvait alors à Zaragoza, entra en relation à Paris avec le colonel Macia,représentant de l'opposition catalaniste et tête du mouvement révolutionnaire qui se formait alors" (page 177). En 1924-1926, s'effectua une série de tentatives d'incursion depuis la frontière française, des tentatives de soulèvements militaires combinées avec la CNT qui devait appeler à la grève générale,et en 1926, eut lieu la rocambolesque tentative de séquestration du monarque espagnol à Paris par des anarchistes radicaux (Durruti, Ascaso, et Jover). A chaque fois, la CNT fournissait les militants, c'est-à-dire la chair à canon. Le résultat était toujours le même : la dictature déclenchait une répression sauvage contre les éléments de la CNT en les condamnant à mort, en les envoyant au bagne ou en les torturant atrocement.

En 1928 et1930 eurent lieu d'autres tentatives avec la collaboration active de la CNT. Parmi celles-ci il y eu la célèbre journée de la Saint-Jean "sanjuanada"[9] et la bouffonnerie appelée "complot de Sanchez Guerra", politicien monarchiste libéral qui avait comploté avec le capitaine général de Valence lequel le trahit à la dernière minute. Sanchez Guerra caractérise ainsi les évènements : le plenum clandestin de juillet 1928 autorisa une entente avec les politiciens et les militaires opposés à la dictature. C'est pourquoi, cette fois-ci non plus, la CNT ne fut pas étrangère à la conspiration de Sanchez Guerra. La proclamation à Valence de ce politicien s'opposait à la dictature et à la monarchie absolue. Elle était pour la souveraineté nationale, pour la dignité et l'unité de la marine et de l'armée nationales. Il s'engageait également au maintien énergique de l'ordre public. (page 181)

Comment la CNT pouvait-elle soutenir la souveraineté nationale, l'unité de l'armée et de la marine et le maintien énergique de l'ordre public ?

Joan Peiró, principal promoteur de cette politique la justifie ainsi : "si nous pouvions parler aujourd'hui librement dans un congrès normal, nous modifierions tout ce qui peut l'être- comme l'ont été les conférences et les plenum confédéraux- mais les deux principes fondamentaux de la CNT seraient inamovibles : l'action directe et l'antiparlementarisme sans lesquels la CNT n'aurait pas de raison d'être." (série d'articles intitulés "Délimitation des Camps", publiée dans Action Sociale Ouvrière, 1929).

En quoi consistent donc "l'action directe et l'antiparlementarisme" ? Le sens que leur donnent alors les dirigeants cénétistes n'a rien à voir avec celui qu'ils eurent au début du syndicalisme révolutionnaire[10].

Dans une note, Peirats[11] désigne par action directe le fait " que les conflits doivent se résoudre par le contact direct entre les parties concernées : les questions de travail avec le patronat et celle de l'ordre public avec les autorités" (page 52, opus cité). Cette conception n'a plus rien à voir avec la vision première de la CNT pour qui elle signifiait la lutte directe des masses en dehors des voies imposées par la bourgeoisie. On parle maintenant de négociations directes entre les syndicats et le patronat lors de "conflits du travail" et entre syndicats et les autorités pour les conflits d'ordre public ! En définitive la nouvelle action directe n'est autre que la vision libérale corporatiste d'accords directs entre patronat et syndicats. Ce que nul politicien bourgeois ne désavouerait !

Par rapport à l'antiparlementarisme, au cours d'une intervention au Congrès de juin 1931 (sur lequel nous reviendrons), Peiró donne sa vision en explicitant les conversations avec le colonel Macia : "il nous a demandé quelles seraient les conditions que la confédération poserait pour appuyer ce mouvement révolutionnaire dont le but était d'instaurer une République fédérale. Réponse des représentants de la Confédération : 'Il nous importe peu ce qui pourrait se réaliser après que la révolution soit faite. Ce qui compte est la libération de tous nos prisonniers, sans exception aucune, et que les libertés collectives et individuelles soient absolument garanties'". L'idée correcte mais insuffisante du syndicalisme révolutionnaire à ses débuts, "dénoncer le parlement en tant que masque trompeur de l'Etat", est à présent remplacée par la neutralité syndicale, donnant carte blanche aux "politiques"afin qu'ils configurent un Etat qui garantirait toujours la liberté d'action syndicale.

Cette "adaptation" de concepts tant chéris par le syndicalisme révolutionnaire et par l'anarchisme, sert à s'adapter à une politique d'intégration à l'Etat bourgeois. Ce ne fut pas la conséquence d'une machination malveillante de "dirigeants réformistes" mais une nécessité à laquelle le syndicalisme ne pouvait se soustraire. Celui-ci doit s'adapter à l'Etat capitaliste et pour cela "la seule chose qui l'intéresse" ce sont les libertés juridiques et institutionnelles nécessaires pour pouvoir faire son travail de contrôle des travailleurs et de soumission de leurs revendications aux besoins du capitalisme national, comme nous allons maintenant le voir.

La contribution de la CNT à la proclamation de la République

Les répercutions de la dépression de 1929 frappèrent violemment le capital espagnol, provoquant une avalanche de licenciements, une forte augmentation du coût de la vie et étendant la famine parmi les travailleurs journaliers à la campagne. De nouvelles générations ouvrières s'incorporaient alors au monde du travail et simultanément les anciennes commençaient à récupérer des effets des défaites de 1919-20. Les grèves prirent une telle ampleur en 1930 que le dictateur se vit contraint à s'exiler en laissant le pouvoir aux mains du général Berenguer. Celui-ci entama immédiatement des pourparlers avec l'opposition et finit par légaliser la CNT le 20 avril 1930, dont l'organe, Solidaridad obrera (Solidarité ouvrière, dite "Soli") reparut légalement en juillet 1930[12]. Ces petits arrangements n'empêchèrent pas de grandir la vague de grèves. Le régime, mais aussi la monarchie elle-même, étaient totalement débordés,les vieux politiciens "libéraux-monarchistes" eux-mêmes passaient dans l'opposition, jetant aux orties la couronne royale pour la remplacer par le bonnet phrygien républicain. En avril 1931, les élections municipales donnèrent une écrasante majorité aux forces d'opposition auxquelles s'était uni le PSOE qui, depuis 1929, commençait à retourner lui aussi sa veste, illustrant que les rats quittaient le navire de la dictature agonisante. Le monarque dut abdiquer et s'exiler à Paris. La République fut proclamée, soulevant d'immenses illusions populaires[13]. Le gouvernement provisoire de la République regroupait dans une Union nationale le PSOE, les républicains et beaucoup d'ex-monarchistes alignés derrière Alcala Zamora, grand propriétaire terrien andalou proclamé Président de la République.

Cette coalition traita les luttes ouvrières par la traditionnelle répression brutale. Comme le signale Peirats, "les bourgeois de la République ne veulent pas de conflits qui pourraient épouvanter la bourgeoisie. Il ne faut pas non plus faire peur à la droite à laquelle il a été promis que tout continuerait comme avant, au prix modique d'une valse des symboles réels. Et si on ne peut supprimer par décret ni la famine ni les grèves et que celles-ci se multiplient, la loi de "Défense de la République" et celle des "Fainéants et Malfaiteurs", appuyées par la loi dite du "Tir sans sommation", mettraient au pas les agités" (op. cit., p. 52).

La bourgeoisie espagnole poursuivit sa politique traditionnelle de marginalisation et de répression de la CNT, malgré sa légalisation. L'influence éhontée du PSOE, qui voulait maintenir le monopole syndical de l'UGT comme aux plus beaux jours de la dictature, pesa beaucoup dans ce sens. En mai 1931, le ministre du Travail, Largo Caballero, promulguait la "Loi du Jury mixte", une prolongation des comités paritaires imposés sous la dictature[14], qui impliquait l'exclusion de la CNT qui se voyait obligée de passer par le joug bureaucratique étatique pour pouvoir appeler à une grève. Comme le signale Peirats, c'était "une flèche envoyée en plein cœur de la CNT et de sa tactique d'action directe" puisque, comme le disait Peiró, la raison d'être de la CNT se trouvait dans la voie libérale de négociation directe entre patrons et syndicats[15]. La CNT se trouvait ainsi placée dans une situation où elle devait soit accepter le nouveau cadre légal soit se retrouver une fois de plus marginalisée[16], comme s'en plaignait Adolfo Casas : "[les cénétistes] représentaient une source d'énergie, de générosité et de capacité créative que la société n'avait pas su comprendre. Les pouvoirs publics et les institutions bourgeoises préférèrent les réprimer que les respecter, détruire leurs syndicats et provoquer ainsi des réactions violentes et une mentalité favorable à la réaction terroriste et à la loi du talion[17] plutôt que de permettre le développement naturel de leurs entités" (op.cit., p. 164).

La bourgeoisie espagnole fût pour le moins ingrate. En 1930-31, alors que se multipliaient les grèves dans l'ensemble du pays, la principale activité de la CNT fraîchement légalisée ne fût en rien d'impulser ni de développer la force potentielle du mouvement mais, contrairement à ce qu'elle avait fait au cours de périodes antérieures, de contribuer à l'objectif politique bourgeois de remplacer le régime de la dictature par la nouvelle façade de la République. Elle se chargea pendant cette période de mobiliser la chair à canon ouvrière dans tout un travail d'agitation de rue pour soutenir le changement auquel se ralliaient en catastrophe l'immense majorité des politiciens bourgeois qui devenaient soudain les "sauveurs de la situation". Francisco Olaya[18] fournit des témoignages éloquents qui prouvent ce que fût alors l'orientation prioritaire de la CNT.

Il parle (p. 622 et 623) de meetings à Barcelone et à Valence organisés par la CNT dans lesquels interviennent comme orateurs des républicains, ce qui leur donnait une image positive dans la classe ouvrière. Il cite aussi les événements de La Corogne, où la CNT appela à la grève générale pour démanteler les dernières résistances des partisans de la monarchie[19].

En novembre 1930, une grève massive qui s'étendait à tout Barcelone en solidarité avec les travailleurs des transports victimes de la répression violente d'une manifestation (cinq morts) fut brisée par la propre CNT : "La grève se durcissant, le Comité révolutionnaire[20], qui avait prévu le soulèvement républicain pour le 18 du mois, envoya Rafael Sanchez Guerra à la capitale catalane pour demander à la CNT de ne pas gêner le mouvement républicain subversif, et les délégués syndicaux, réunis à Gava, décidèrent du retour au travail" (p. 628, note de la rédaction).Cette action créa un précédent : pour la première fois, la CNT sabotait une lutte pour faciliter un mouvement politique bourgeois d'opposition.

Lors de sélections municipales d'avril 1931 qui allaient précipiter la proclamation de la République, les leaders cénétistes favorisèrent discrètement le recours aux urnes, comme le reconnaît Olaya : "On votait pour la première fois depuis 8 ans, comme si c'était un droit conquis et le vote fut massif, même de la part des militants de la CNT, influencés par leur aversion envers la monarchie et sensibilisés par la situation critique de milliers de détenus sociaux" (p. 646). Dans un article tirant le bilan des élections, Solidaridad obrera affirmait que "le vote avait été en faveur de l'amnistie et pour la République, contre les atrocités et les injustices commises par la Monarchie". Ce fût là un autre précédent marquant qui se concrétisera à nouveau de façon beaucoup plus ouverte lors des fameuses élections de février 1936 !

Olaya reconnaît sans détours que la CNT fût mise au service de l'avènement du régime bourgeois républicain : "Par leur action pendant la période critique allant du 13 au 16 avril 1931, les militants de la CNT furent les artisans de la proclamation de la République, d'autant plus que leurs votes furent déterminants, alors même qu'ils se firent au détriment de leurs principes. Le Manifeste publié par leur Comité le 14 avril à Barcelone faisait cependant état du fait que nous ne sommes pas enthousiasmés par la République bourgeoise, mais nous n'accepterons pas une nouvelle dictature" (p. 660). Il recourt aussi bien sûr à l'éternelle justification de la gauche et des gauchistes, tant de fois pourtant décriée par les anarchistes : "Conscients qu'ils n'étaient pas en mesure de mettre en avant leurs postulats maximalistes, les comités choisissaient la politique du moindre mal" (idem).

L'argument du moindre mal est un leurre. Il consiste à affirmer ne pas renoncer à ses objectifs finaux tout en appuyant dans la pratique de prétendus "objectifs minimaux", qui ne sont en rien des revendications minimales du prolétariat mais bien le programme de la bourgeoisie. Le "moindre mal" n'est pas autre chose que la manière démagogique de faire passer le programme de la bourgeoisie dans une situation politique déterminée tout en maintenant l'illusion qu'on continue à lutter pour un "futur révolutionnaire".

Le Congrès de juin 1931

Au cours de ce congrès extraordinaire, la CNT fit un énorme effort pour effectuer une percée dans le système capitaliste. Bien sûr, de nombreuses critiques furent faites et les débats furent houleux, mais les travaux du Congrès allèrent systématiquement dans le sens de l'intégration dans les structures de la production capitaliste et dans les voies institutionnelles de l'Etat bourgeois.

Un mois auparavant, dans un éditorial du 14 mai 1931, Solidarité Ouvrière avait donné le ton. Rejetant l'odieux amalgame avec le pouvoir dans lequel les socialistes voulaient l'enfermer, et qui parlait d'une entente entre monarcho-fascistes d'un côté, et extrémistes anarcho-syndicalistes de l'autre, Solidarité Ouvrière protestait en disant qu'on ne peut pas "situer sur le même plan la manœuvre réactionnaire des monarchistes, aristocrates et religieux, et la protestation virile d'un peuple libéral et honnête qui, aujourd'hui comme hier, a oeuvré plus que tous les républicains officiels pour la chute de la monarchie et le soutien des libertés conquises" (Page 664 op. cit.) Là où l'organe le plus avancé de la CNT (Solidarité Ouvrière) se trouvait en pointe, ce n'était ni sur les objectifs majeurs, ni sur les revendications ouvrières mais sur les revendications du "peuple libéral", sur un "extrémisme" dans la défense de la République.

Pour cela, le Congrès donna son aval à la politique des Pactes avec les conspirateurs bourgeois comme Gomez Casas le reconnaît à travers un euphémisme : "le rapport du Comité national fut discuté avec une grande ferveur, étant donné que l'activité de l'organisme représentatif, surtout dans la référence à la conspiration passée, avait montré une certaine différence avec l'orthodoxie à laquelle le militantisme confédérale était habitué." (Op. cit. page 196.) Comme il est doux de parler de "certaines différences avec l'orthodoxie" alors qu'il s'agit d'un changement radical de la conduite de la CNT en 1910-1923 !

Concernant l'Assemblée constituante[21], l'exposé initial déclarait : "l'Assemblée constituante est le produit d'une action révolutionnaire, à laquelle, directement ou indirectement, nous avons participé. Nous sommes intervenus parce que nous pensons qu'au-delà de la Confédération il existe un peuple assujetti, peuple qu'il faut libérer étant donné que nos postulats, vastes, justes, humains, cheminent vers un pays où il sera impossible qu'un seul homme vive en esclavage" (Gomez Casas, op. cit. page 202). Face à cette rhétorique qu'aurait pu signer le plus modéré des démocrates bourgeois, se produisirent "de très vives discussions, parfois même acharnées" (Gomez Casas) parce qu'il fut inclus l'amendement suivant : "nous sommes en guerre ouverte contre l'Etat. Notre mission, haute et sacrée, est d'éduquer le peuple pour qu'il comprenne la nécessité de se joindre à nous en toute conscience et d'établir notre émancipation pleine et entière au moyen de la révolution sociale. En dehors de ce principe qui fait partie de notre être, nous ne craignons pas de reconnaître que nous avons le devoir indispensable d'indiquer au peuple un plan de revendications minimales qu'il doit exiger en créant sa propre force révolutionnaire." (op. cit. page203)

Si nous analysons avec sérieux cet amendement, nous voyons qu'en réalité il ne change strictement rien. La rhétorique modérée de l'exposé se radicalise dans les termes, avec l'invocation "des principes" parmi lesquels le "plan de revendication minimal", c'est-à-dire la politique quotidienne du syndicat conforme au fait que -comme dit Gomez Casas-"l'anarcho-syndicalisme, bien qu'implicitement, avait accordé une marge de confiance à la timide et naissante République" (op. cit. page203) qui mettait en pratique les objectifs du monarchiste libéral Sanchez Guerra auparavant cité : la souveraineté nationale, la dignité et l'unité de la marine et de l'armée, et surtout, le maintien énergique de l'ordre public. Ce "maintien de l'ordre public" signifia l'assassinat, entre avril et décembre 1931, de plus de 500 ouvriers et journaliers !

Ce compromis de la CNT avec la République était très grave. Cependant, il est important de comprendre que la manière dont le Congrès avait défini son "programme maximum" (sa haute et sacrée mission), démontrait que la "nouvelle société" à laquelle aspirait le syndicat était en réalité la vieille société capitaliste ! L'exposé sur les Fédérations nationales d'Industrie du syndicat définissait ainsi son rôle : "le fait violent de la révolution sociale ayant été réalisé au préalable dans la réorganisation de la machine économique-industrielle-agricole, c'est-à-dire de toutes les sources de la richesse nationale, la FNI sera l'organe adéquat qui coordonnera la production des différentes industries et équilibrera celle-ci avec les besoins de la consommation nationale et de l'échange avec l'étranger" (op. cit. page 200).

Le "fait violent de la révolution sociale" mène selon l'exposé à une société nationale, à une sorte de "socialisme dans un seul pays" -comme le stalinisme- car la question est posée en termes de nation : consommation nationale et échange avec l'étranger. De plus, "équilibrer" la production pour qu'elle satisfasse la consommation nationale plus l'exportation n'est pas une tâche "révolutionnaire" mais constitue la gestion (courante) habituelle de l'économie bourgeoise. Il n'est pas étonnant que l'un des délégués ait protesté avec véhémence contre cet exposé en le qualifiant de "marxiste"[22] : "Ce sont des raisons de type marxiste, ce sont des raisons en accord avec le développement de l'économie bourgeoise dans la période historique présente, en fonction du degré de l'évolution et du développement de cette économie" (op. cit. page 200)

Le délégué mettait les pieds dans le plat en demandant "serait-il possible que nous capitulions simplement à cause du stade d'évolution de l'économie bourgeoise?" (Op. cit. page 201) Le délégué ne pouvait pas comprendre que le syndicat avait besoin de cette capitulation face à l'économie bourgeoise car l'objectif du syndicat dans la période de décadence du capitalisme n'est autre que de faire partie des rouages de l'Etat et de l'économie nationale.

Gomez Casas dit que le rapport concernant les Fédérations de l'Industrie "doit servir de base de réflexion à ceux qui ne voient que l'aspect destructeur révolutionnaire de l'anarcho-syndicalisme." (page 200). Etre "constructif" consiste donc à s'intégrer dans les structures de l'économie bourgeoise comme le signale Gomez Casas lui-même, en tirant le bilan des travaux du Congrès à propos du rôle "présent et futur" des Fédérations d'Industrie : "L'accord des fédérations d'Industrie a démontré avant tout la nécessité pressentie par l'anarcho-syndicalisme, à ce moment là, de réaffirmer ses tendances constructives, sans abandonner pour autant ses objectifs révolutionnaires classiques." (p. 201)

Un pas en avant important dans l'intégration à l'Etat bourgeois

La période que nous venons d'analyser montre un virage fondamental dans l'histoire de la CNT. Elle a été le principal fournisseur de chair à canon dans la bataille bourgeoise pour la République ; elle a frelaté les notions d'action directe et d'antiparlementarisme ; elle a accepté le "moindre mal" de la "Liberté"républicaine ; elle a fait du programme de la bourgeoisie le "programme minimum" du prolétariat, tout en faisant de son "programme maximum" une version radicale des nécessités de l'économie nationale bourgeoise.

Ces modifications évidentes étaient cependant dures à avaler tant par les vieux militants -qui avaient connu la période où, malgré ses difficultés et ses importantes contradictions, la CNT avait été une organisation ouvrière- que par les jeunes qui affluaient vers elle poussés par une situation insupportable et par la profonde déception qu'allait rapidement provoquer la République dans les masses ouvrières.

Les résistances et l'opposition vont alors être constantes. Les convulsions au sein de la CNT vont être violentes : les "modérés", partisans de laisser de côté ceux qu'ils appelaient les"maximalistes anarchistes" et d'assumer un syndicalisme pur et dur, scissionneront momentanément pour former des syndicats d'opposition et seront réintégrés en1936, tandis que Angel Pestaña, partisan d'un "travaillisme" à l'espagnole, scissionnera définitivement pour former un éphémère Parti syndicaliste.

La situation est cependant très différente de celle de1915-19 au cours de laquelle -comme nous l'avons vu dans le deuxième article de cette série- l'orientation de la majorité des militants allait vers le développement d'une conscience révolutionnaire. Les résistances et l'opposition actuelles souffrent d'une désorientation profonde et ne sont pas à même de proposer une perspective réelle.

Il y a de nombreuses raisons à cette différence. L'approfondissement de la décadence du capitalisme et, plus concrètement, le développement de la tendance générale au capitalisme d'Etat ont définitivement fait perdre au syndicalisme toute capacité à recueillir les efforts et les initiatives ouvrières. Les syndicats n'existent plus que comme organes au service du capital, dont la fonction est d'encadrer et de stériliser les énergies de la classe ouvrière. Cette réalité s'impose comme une force aveugle et implacable aux militants d'un syndicat comme la CNT, malgré la bonne volonté et l'indubitable désir d'agir en sens contraire.

En second lieu, les années 1930 sont l'époque du triomphe de la contre-révolution, dont les fers de lance sont alors tant le stalinisme que le nazisme. La combativité et la réflexion ouvrières ne disposent plus, comme en 1915-19, de la boussole qu'avaient été les bolcheviks et les spartakistes, vers qui avaient convergé beaucoup d'anarchistes et de syndicalistes révolutionnaires. Ce qui prédomine est maintenant la destruction de la réflexion prolétarienne par l'alternative infernale entre fascisme et antifascisme, qui prépare l'enfoncement dans la guerre impérialiste. Les grèves et les luttes sont canalisées vers l'union nationale et l'antifascisme, comme on le verra en 1936 tant en Espagne qu'en France.

En troisième lieu, alors que la CNT était encore en1910-23 une organisation ouverte dans laquelle collaboraient et discutaient diverses tendances prolétariennes, elle est à présent monopolisée idéologiquement par l'anarchisme qui, dans sa variante anarcho-syndicaliste, ne fait qu'envelopper un syndicalisme pur et dur dans un flot de radicalisme grandiloquent et un activisme forcené qui ne favorisent ni la réflexion ni l'initiative prolétariennes.

Enfin, la domination de l'anarchisme et de sa vision romantique de la révolution sera favorisée par la politique de la République qui va reprendre à son compte la vieille tendance de la bourgeoisie espagnole à la répression et à la persécution de la CNT. Cette politique va donner à la CNT une auréole de victime et "d'héroïsme radical et intransigeant" qui, dans le contexte que nous venons de décrire de désorientation idéologique du prolétariat mondial, va lui permettre d'intégrer dans ses rangs les meilleurs éléments du prolétariat espagnol.

En1931-36, dans un contexte de convulsions gigantesques du capital espagnol, la CNT, malgré les persécutions dont elle est victime, sera une gigantesque organisation de masse qui réunira l'essentiel des forces vives du prolétariat espagnol. Comme nous le verrons dans le prochain article de cette série, ce pouvoir immense contribuera à la défaite du prolétariat, à son encadrement dans la guerre impérialiste que préparent les fractions de la bourgeoisie en 1936-39.

RR - C. Mir (1er septembre 2007)


[1] Voir à ce propos le troisième article [30] de la série dans la Revue internationale n° 130, au sein du paragraphe"La défaite du mouvement et la deuxième disparition de la CNT".

[2] Voir le deuxième article [31] de cette série dans la Revue internationale n° 129.

[3] Voir le premier article [32] de cette série dans la Revue internationale n° 128.

[4] L'établissement de régimes autoritaires basés sur un parti unique eut lieu essentiellement dans les pays les plus faibles ou plus soumis à des contradictions insolubles -comme ce fut le cas pour l'Allemagne nazie. En revanche, dans les pays plus puissants, ils se développèrent de façon plus graduelle, en respectant plus ou moins les formes démocratiques.

[5] Primo de Rivera était un conspirateur représentant les petits seigneurs andalous, propriétaires terriens brutaux et arrogants, qui menaient une vie oisive de luxe oriental. Mais, en même temps, il entretenait de très bonnes relation avec les négociants et hommes d'affaires catalans, dynamiques, travailleurs et progressistes, réputés être aux antipodes des petits seigneurs andalous.

[6] Juan Peiró fut un militant de la CNT dès sa fondation, bien qu'il n'ait eu de responsabilités dans l'organisation qu'à partir de 1919. Il fut ministre de l'industrie de la République. Il fut fusillé par les autorités franquistes en 1942.

[7] La référence et les dates des éditions du livresont mentionnées dans le deuxième [31] et le troisième [30] article de cette série (Revue internationale n°129 et 130).

[8] Il fut secrétaire général de la CNT dans les années 70.

[9] Conspiration militaire appuyée par la CNT qui devait avoir lieu au cours de la nuit de la saint Jean (24 juin) mais qui échoua car de nombreux militaires se rétractèrent à la dernière minute.

[10] Voir à ce sujet le premier article [33] de la série générale sur le syndicalisme révolutionnaire dans la Revue internationale n°118.

[11] Auteur du livre sur la "CNT dans la révolution espagnole", déjà cité dans le premier article [32] de la série.

[12] Dans son ouvrage déjà cité, Gomez Casas raconte que le général Berenguer envoya Mola, le directeur de la Sécurité (qui plus tard devint un des plus inflexibles militaires putschistes), discuter avec un délégué de la CNT, Pestaña. Gomez Casas observe que pendant ces discussions "Pestaña confirma le caractère fondamentalement apolitique de la CNT et son absolue indépendance à l'égard de tout parti. Néanmoins, l'organisation considérerait avec sympathie "le régime qui s'approcherait le plus de son idéal""(p. 185). Ces paroles ambiguës montrent bien déjà la volonté de s'intégrer à l'Etat capitaliste.

[13] Pour une étude plus approfondie de cette période, voir notre livre 1936 :Franco et la République massacrent les travailleurs [34] (disponible en espagnol).

[14] Aux Etats-Unis, la bourgeoisie a poursuivi une politique semblable de marginalisation et répression des IWW (voir à ce sujet la Revue internationale n °125 [35]). Cependant ces organismes syndicalistes-révolutionnaires n'ont jamais atteint le niveau d'influence que la CNT a eu sur le prolétariat espagnol.

[15] L'idéologie libérale privilégie "l'action directe" des "forces sociales" sans "interférence de l'Etat". Tout ceci n'est bien sûr que supercherie,car les organisations patronales tout comme les organisations syndicales "ouvrières" sont des forces étatiques qui travaillent -et il ne peut qu'en être ainsi- dans le cadre économique et juridique strictement délimité par l'Etat.

[16] La bourgeoisie américaine avait imposé une politique de ce type, mêlant marginalisation et répression, contre les IWW (voir Revue internationale no 125 [35]). Ces organisations syndicales n'avaient cependant jamais atteint le niveau d'influence qu'avait la CNT dans le prolétariat espagnol.

[17] Note de la rédaction : il n'y a que deux voies selon la bourgeoisie : celle de l'intégration dans le cadre démocratique de l'Etat bourgeois ou la voie "radicale"du terrorisme et, comme le dit Gomez Casas, la loi du talion. En réalité, l'alternative de la classe ouvrière est la lutte autonome internationale sur son propre terrain de classe, alternative qui s'oppose à ces deux voies propres à l'univers aliéné de la bourgeoisie.

[18] Anarchiste très engagé et bien moins nuancé que Gomez Casas. Les citations qui suivent (traduites par nos soins) sont extraites de son ouvrage Histoire du mouvement ouvrier espagnol que nous avons déjà cité dans les précédents articles.

[19] La même orientation politique fut mise en œuvre à Madrid et ailleurs contre des réunions ou des meetings des cercles monarchistes de plus en plus isolés.

[20] Organe d'opposition républicain avec lequel collaboraient parfois quelques leaders de la CNT comme Peiró, signataire du Manifeste d'Intelligence républicaine.

[21] Parlement de la République qui allait adopter la nouvelle constitution laquelle proclamait l'Espagne "République des Travailleurs".

[22] Le délégué raisonnait d'après la version du marxisme présentée par les staliniens et les sociaux-démocrates, pour qui le socialisme équivaut à l'étatisation économique et sociale.

Evènements historiques: 

  • Espagne 1936 [36]

Courants politiques: 

  • Anarchisme officiel [37]

Approfondir: 

  • Le syndicalisme révolutionnaire [38]

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Liens
[1] https://fr.internationalism.org/rint130/17_congr%C3%A8s_du_cci_resolution_sur_la_situation_internationale.html [2] https://www.mcclatchydc.com/ [3] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/crise-economique [4] https://fr.internationalism.org/rinte65/marc.htm [5] https://fr.internationalism.org/rinte66/marc.htm [6] https://fr.internationalism.org/content/octobre-1917-debut-revolution-mondiale-masses-ouvrieres-prennent-destin-main [7] https://fr.internationalism.org/content/russie-1917-plus-grande-experience-revolutionnaire-classe-ouvriere [8] https://fr.internationalism.org/french/rint/51_russie17 [9] https://fr.internationalism.org/revorusse/chap2a.htm [10] https://fr.internationalism.org/revorusse/chap2b.htm [11] https://fr.internationalism.org/revorusse/chap1c.htm [12] https://fr.internationalism.org/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-russe [13] https://fr.internationalism.org/rint125/france-etudiants [14] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html [15] https://fr.internationalism.org/french/rint/114_xv_congress.html [16] https://fr.internationalism.org/rinte111/confiance.htm [17] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm [18] https://fr.internationalism.org/rint127/ethique_morale.html [19] https://fr.internationalism.org/rint128/ethique_morale.htm [20] https://fr.internationalism.org/content/gauche-communiste-ditalie [21] https://fr.internationalism.org/content/2875/gauche-hollandaise [22] https://fr.internationalism.org/rint33/Internationalisme_chef_genial.htm [23] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/198307/1999/probl-mes-actuels-du-mouvement-ouvrier-internationalisme-n-25-ao-t- [24] https://fr.internationalism.org/rint130/17_congres_du_cci_un_renforcement_international_du_camp_proletarien.html [25] https://fr.internationalism.org/brochure/effondt_stal_4_2_1 [26] https://fr.internationalism.org/rint131/les_problemes_de_la_periode_de_transition.html [27] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/conscience-classe [28] https://fr.internationalism.org/rint130/le_communisme_les_problemes_de_la_periode_de_transition_bilan_1936_les_stigmates_de_l_economie_proletarienne.html [29] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/gauche-italienne [30] https://fr.internationalism.org/rint130/histoire_du_mouvement_ouvrier_le_syndicalisme_fait_echouer_l_orientation_revolutionnaire_de_la_cnt_1919_1923.html [31] https://fr.internationalism.org/rint129/la_cnt_face_a_la_guerre_et_a_la_revolution.html [32] https://fr.internationalism.org/rint128/CNT_anarcho_syndicalisme_syndicalisme_revolutionnaire.htm [33] https://fr.internationalism.org/french/rint/118_syndicalisme_revolutionnaire.htm [34] https://es.internationalism.org/cci/200602/539/espana-1936-franco-y-la-republica-masacran-al-proletariado [35] https://fr.internationalism.org/rint125/IWW_syndicalisme_revolutionnaire.htm [36] https://fr.internationalism.org/tag/evenements-historiques/espagne-1936 [37] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/anarchisme-officiel [38] https://fr.internationalism.org/tag/approfondir/syndicalisme-revolutionnaire