Dans le cadre d'une situation générale européenne évoluant à pas rapide vers une crise alimentaire presque de famine, la France roule, tous freins débloqués, vers la catastrophe imminente.
Baisse générale de la production, déséquilibre et déficit du budget accentués, augmentation constante de la circulation fiduciaire (13 milliards de plus dans la dernière semaine), dévaluation réelle -en attendant d'être officielle- du franc, manque de moyens financiers pour assurer les importations indispensables (le gouvernement vient de décider la limitation ou la suppression des importations pour toute une série de marchandises), grave déficit dans la production et l'importation du charbon, pénurie d'énergie électrique et, dominant le tout, une terrible disette en produits alimentaires (blé, viande, matières grasses, légumes) au point de réduire le rationnement à 70% environ de ce qu'il fut pendant les pires années de la guerre et de l'occupation. C'est sous le signe de la famine que la France entre dans l'hiver 1947-48.
La ration de pain fut ramenée de 500g à 250g en mai dernier après avoir été diminuée en qualité par un mélange croissant de maïs et même de pomme de terre, etc. Elle est à nouveau amputée de 50g, mais rien n'autorise à croire qu'on s'arrêtera là et il est fort question de ramener la ration, dans les mois à venir, à 150g. La ration de beurre est passée de 150g à100g. La viande ne sera vendue que 2 jours par semaine. Le courant électrique sera coupé 2 fois par semaine (l'année dernière, cette mesure n'a été prise qu'en novembre), en attendant les restrictions sur le gaz. Les points pour les articles de textile sont rétablis. Le rétablissement de la carte de tabac est envisagé. Pour tout, il n'est question que de diminution, de restriction et d'aggravation de rationnement. Les gouvernants annoncent l'heure de la grande pénitence nationale, terme élégant pour désigner la misère pour les masses travailleuses.
Les prix ne font que grimper. Le prix de détail est passé de l'indice 830 environ en mai à 1030 en août, accusant une augmentation de 25%. Pour le seul mois d'août, l'indice du coût de la vie est monté de 6%. Les dernières mesures gouvernementales sur le pain et la viande ont eu pour effet une panique générale et une spéculation effrénée sur le marché où les prix des légumes et fruits sont passés du simple au double. Les quelques chiffres suivants peuvent donner une idée de l'importance de cette hausse dans les derniers 15 jours (extrait du "Monde" du 7/9).
Cours moyens aux Halles centrales, au kilo :
|
23/08/09 |
05/09/09 |
Chicorée de Nantes |
23fr |
48fr |
Choux de Paris |
15 |
20 |
Cresson (la botte) |
5 |
20 |
Laitue |
18 |
40 |
Navet |
25 |
42 |
Pommes de terre |
9,5 |
15,5 |
|
|
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Œufs (la pièce) |
14 |
16 |
Tomate |
13 |
18 |
Lapin |
120 |
140 |
Pêches |
40 |
50 |
Raisin |
26 |
42 |
Melon |
14 |
33 |
Le gouvernement et la presse ont beau accuser la panique des consommateurs dans cette hausse, il n'en restera pas moins, dans les semaines à venir, que les prix des produits ne baisseront pas mais, avec la disette générale, ne feront encore que grimper.
Hausse du coût de la vie, réduction du rationnement à un niveau de misère jamais encore atteint, baisse du salaire hebdomadaire à la suite de la perte des heures de travail par manque de courant, telle se présente la situation effroyable des conditions de misère des ouvriers, et cela sans aucune perspective d'en sortir. Le capitalisme ne peut offrir aucune perspective d'amélioration de la situation. Seule la guerre, c'est-à-dire la destruction généralisée organisée sur une grande échelle et le massacre de millions de vies humaines, reste l'unique perspective pour le régime capitaliste décadent.
Ceux qui n'ont pas compris les lois inexorables qui ne laissent au capitalisme décadent aucune possibilité d'amélioration, même provisoire, des conditions de vie, ceux qui ont prétendu compatible une production de guerre avec une hausse réelle des salaires, ceux qui croyaient à une conversion possible de la production de guerre en une production de paix peuvent vérifier aujourd'hui l'inanité de leur théorie.
De même, il apparaît nettement aujourd'hui toute l'inconsistance de la lutte étroitement économique, professionnelle, syndicale des ouvriers. Engagée sur ce plan, la lutte ouvrière se trouve acculée dans une impasse et s'épuise en vains combats. Les revendications économiques, dans le cadre capitaliste, ne font qu'entretenir des illusions, parmi les ouvriers, sur de chimériques améliorations de leurs conditions de vie, incompatibles désormais avec la survivance du capitalisme. De plus, elles empêchent les ouvriers de prendre conscience de la seule alternative que pose la situation : subir la misère sans cesse croissante, subir la surexploitation, le rationnement et la famine, en attendant de crever héroïquement sur les champs de carnage impérialistes, ou de mettre fin à ce régime décadent par la révolution socialiste.
Les partis dits ouvriers - socialiste, stalinien et organisations syndicales - utilisent à fond le mécontentement des travailleurs pour la sauvegarde du capitalisme en général et pour leurs intérêts politiques en particulier. En déchainant la vague giratoire des grèves de juin-juillet, le Parti communiste et la CGT savaient ce qu'ils faisaient. D'une part, ils ont canalisé le mécontentement des masses en l'orientant uniquement sur le terrain économique d'augmentation des salaires, aboutissant normalement, au travers de marchandages et de tergiversations, à une illusoire et ridicule augmentation nominale des salaires, largement résorbée par une augmentation préalable réelle des prix et justifiant les augmentations de prix à venir. D'autre part, ils ont fait des ouvriers et de leur mécontentement des moyens de pression pour accéder de nouveau aux postes ministériels.
Seuls des naïfs ou des bavards comme les trotskistes pouvaient voir dans ces grèves de juin une manifestation de la lutte de classe, alors qu'elles n'étaient qu'une machination politique stalinienne et un dévoiement de la classe ouvrière pour le plus grand profit de la bourgeoisie.
Aussi, aujourd'hui, alors que les dernières mesures gouvernementales aggravent considérablement la situation des ouvriers, le prolétariat parisien, abusé et fatigué, n'a pas encore retrouvé la force de réagir et de s'engager dans la lutte.
Cependant, la situation présente ne peut pas ne pas provoquer une vive réaction ouvrière. Il est à un très haut point caractéristique que des mouvements spontanés de grèves et de manifestations aient éclaté en province. Le Parti communiste et la CGT n'épargnent pas leurs efforts pour se rendre maitres de ces mouvements. Mais ils sont effectivement, et tout au moins partiellement, débordés. Leur emprise sur les ouvriers en province est moins forte qu'à Paris où se trouve concentré tout l'appareil bureaucratique.
Les mouvements de Nantes, Clermont-Ferrand, Montbéliard, Saint-Étienne et d'autres centres industriels acquièrent une haute signification de classe. En éclatant sur la base locale et non professionnelle, ils dépassent la structure syndicale et indiquent l'orientation de la structure de la nouvelle organisation de masse des ouvriers, qui ne peut être que locale. En posant comme objectif premier de ses luttes, non la question des salaires mais celle du ravitaillement du pain, ils indiquent une orientation de la lutte passant du plan économique au plan social.
Rien ne permet de prédire l'évolution de ces manifestations. Il est probable que la CGT et le Parti communiste parviendront à s'emparer de ces manifestations, à les canaliser à leur bénéfice. Mais la situation présente est grosse de convulsions sociales. Si les ouvriers parviennent à les maintenir sur leur terrain de classe, les grèves et manifestations d'aujourd'hui peuvent être le début d'une vaste action et le commencement d'un renversement du cours.
Les militants révolutionnaires prêtent une attention vigilante à ces mouvements, ne les confondant pas avec les machinations staliniennes de juin. Les mouvements actuels sont la suite de la grève de Renault à son début.
Les révolutionnaires participent à ces mouvements de toutes leurs forces mais ils n'ont pas de programme transitoire ni de propositions positives immédiates à donner.
La lutte du prolétariat aujourd'hui ne peut être qu'une lutte de refus, refus de toute solution présentée par le capitalisme et ses agents : augmentation de la production, gestion du contrôle de la production, prime à la production, échelle mobile, incorporation au bloc occidental (Amérique) ou au bloc oriental (Russie).
Refus aux mesures de famine. Refus à la guerre.
La lutte contre la famine ne peut être qu'une lutte menée sur le terrain de classe du prolétariat contre le capitalisme décadent.
LE SEUL PROGRAMME CONSTRUCTIF ET POSITIF NE PEUT ÊTRE QUE CELUI DE LA LUTTE POUR LA TRANSFORMATION SOCIALE, POUR LA RÉVOLUTION SOCIALISTE.
Internationalisme
La grève de Renault se devait, dès la fin avril, de déclencher, dans la presse dite ouvrière, un torrent d'agitation de droite à gauche, tous se faisant un devoir de défendre avec indignation les travailleurs, "artisans de la renaissance française". Quant aux véritables "défenseurs du minimum vital", les titres bien ronflants de la "Vérité" suffisent pour se convaincre de la participation active des trotskistes à ce front commun de défense. CNT et Libertaires se devaient aussi de préparer le chemin à la CGT qui, pour lutter contre "le glissement à droite" de la politique de Ramadier prenait place dans le concert de la défense des opprimés ; et Duclos de s'écrier à la Chambre des députés : "Le chef d'orchestre clandestin, c'est la misère du peuple !"
Ainsi, voyons-nous la fédération des gaziers être mobilisée par Marcel Paul et la boulangerie dire son mot dans cette agitation sociale. Le petit commerce et l'agriculture ne devaient pas rester inactifs. Le gouvernement Ramadier ne pouvait que rétablir en partie la liberté du petit commerce et augmenter le prix du blé de crainte de voir le pays sans ravitaillement.
Mais il y a plus. On a vu récemment les stations de métro fermer autour du Palais Bourbon ; grévistes et manifestants devaient faire le chemin à pied pour apporter leur appui aux députés défendant "le minimum vital devant la politique réactionnaire du plan Schumann". Aux trotskistes de se réjouir...
Nous avons connu cela au moment où nous écrivions : "Doit-on voir là le réveil de la classe ouvrière ? Doit-on constater que l'aggravation du ravitaillement et l'augmentation du coût de la vie ont été déterminantes dans les mouvements qui se succèdent depuis près de 2 mois, ou bien ne peut-on considérer ces mouvements que comme des tremplins pour les staliniens en vue d'atteindre les anciens postes gouvernementaux qu'ils occupaient et, en outre, épuiser les forces encore par trop combattives des travailleurs dans des grèves par paquet, faisant l'effet de piqures de guêpes sur le gouvernement et des saignées abondantes sur la classe ouvrière ?"
Aujourd'hui, nous pouvons profiter de cette atmosphère de "paix sociale" pour affirmer une fois de plus : de cette mascarade de lutte, les travailleurs sortent battus, mécontents et en pleine confusion, tandis que la CGT et le PCF préparent des lendemains qui chantent en vue de la prochaine période électorale. Dans cette conjoncture et avec une grève des cheminots que jamais l'histoire du mouvement ouvrier en France n'avait connue, seule la bourgeoisie sort vainqueur ; et la conférence du Palais-Royal en est le couronnement. On peut se rendre compte que la récente augmentation de salaire acquise est déjà dépassée par la hausse des denrées alimentaires de première nécessité et que, dans ces conditions, l'effort à fournir pour la masse des travailleurs pour tenir une grève ne peut se traduire que par une diminution de sa combativité et l'enfoncer un peu plus dans la confusion.
Chez Renault, les dissidents trotskistes ont déclenché un mouvement de grève sur la base d'une augmentation de salaire ; ils ont ensuite constitué un syndicat autonome avec lequel ils prétendent éduquer les travailleurs en les faisant passer de la lutte sur le plan économique à la lutte sur le plan politique. Se basant sur des individualités, ils considèrent comme progressif chaque cas particulier qu'ils pourront amener à la politique trotskiste ; alors que dans l'ensemble de la masse prolétarienne, de telles manœuvres retardent le processus de clarification au sein de la classe parce qu'elles ne les détachent pas de l'idéologie bourgeoise. Il n'existe pas, aujourd'hui, de processus évolutif entre les luttes économiques et les luttes politiques de la classe ouvrière ; et, bien que les conditions de crise du régime existent, les révolutionnaires ne peuvent chercher des palliatifs aux conséquences de cette crise pour créer le terrain -bien factice- de mouvement de revendications, car axer toute lutte sur une amélioration du minimum vital ne fait qu'entretenir l'illusion d'une possibilité de s'accommoder avec le régime capitaliste décadent. L'axe de toute politique révolutionnaire, dans la période actuelle, ne peut être que le refus de toute collaboration directe ou indirecte avec l'État capitaliste.
La crise permanente du capitalisme -qui se traduit par des guerres successives, conséquences du manque de débouchés commerciaux- est le plus important facteur d'inflation et enlève de plus en plus toute valeur réelle à la monnaie. À MOINS DE DEMANDER AU CAPITALISME DE SE DÉTRUIRE EN TANT QUE CLASSE, CE DERNIER NE PEUT PLUS ACCORDER UNE AUGMENTATION DE SALAIRE SANS INÉVITABLEMENT AUGMENTER LES PRIX. PARLER DE "MINIMUM VITAL", C'EST ENFERMER LES OUVRIERS DANS UNE IMPASSE ET PERMETTRE À LA BOURGEOISIE, AU TRAVERS DE TRACTATIONS ET DE MARCHANDAGES, DE PROLONGER SA VIE, EN ENVOYANT TOUT MOUVEMENT SUR UNE VOIE DE GARAGE.
Il est facile aujourd'hui pour tous nos économistes syndicaux de crier à la trahison de la CGT et du PCF, mais il leur serait beaucoup plus difficile de donner les raisons qui leur permettent d'être toujours les victimes et aux staliniens d'être toujours les vainqueurs de cette situation, laquelle puise ses racines dans les insuffisances théoriques du matériel employé.
Ces néo-économistes n'ont pas compris que le problème ne consiste pas à reconstruire une CGT où leur présence serait une garantie contre l'opportunisme des actuels dirigeants et avec laquelle les méthodes de lutte qui correspondaient à l'époque du capitalisme ascendant seraient reprises. De même qu'il existe une unité interne, un tout inséparable entre le but et les moyens, entre le contenant et le contenu, de même la lutte ouvrière ne peut s'exprimer au travers du parlement bourgeois ou au travers des syndicats dans des luttes économiques d'intérêts et de marchandages capitalistes.
Que nos néo-économistes ne s'agitent plus autant car le stalinisme poursuit sa politique d'avant juillet ; les travailleurs, à leur retour de vacances, viennent encore une fois d'en faire les frais. Le stalinisme entend bien utiliser les masses ouvrières contre toute politique qui se détourne du bloc russe. C'est ainsi qu'après avoir fomenté des grèves et des manifestations contre le patronat "saboteur de la reconstruction", la CGT stalinisée et le CNPF concluent les accords du Palais-Royal par-dessus le gouvernement Ramadier. En agitant le drapeau de "la paix sociale", le PCF et la CGT ne font autre chose que préparer les prochaines élections et placer les socialistes dans une position qui semblerait contrecarrer les intérêts de la classe ouvrière ; ensuite, en tant que parti de gouvernement, faire valoir que les accords tiennent compte de la stabilisation des prix et, par-là, ne pas nuire à "l'intérêt national". Pour le patronat, c'est un moyen légal d'augmenter ses prix à bon compte. Quant au 3ème larron, il n'entend pas voir saper son autorité. Il augmentera les prix pour autant que cette augmentation cadrera avec son plan de politique économique ; en cela il force le patronat pris individuellement à se soumettre au dirigisme dans l'intérêt collectif du capitalisme.
Mais, de toutes ses arlequinades, une question se pose : OÙ SE TROUVE LA LUTTE DE CLASSE ? Quand tous les mouvements de lutte qui ont débuté en avril n'aboutissent, dans la réalité, qu'à la conclusion d'un accord opposé aux intérêts des travailleurs, nous sommes en droit de faire remarquer aux trotskistes de tous poils que la classe ouvrière, en tant que classe politique détachée de toute idéologie bourgeoise, est absente. Au travers de la politique pro-russe du stalinisme et de la politique pro-américaine de Ramadier -toutes deux de même nature capitaliste- se crée un courant entrainant l'humanité vers la 3ème guerre mondiale.
Dans ce chaos, dans cette famine grandissante du capitalisme décadent, aucune lutte de classe ne sera victorieuse sur les plans syndical et parlementaire, où le capitalisme, stalinien ou non, l'a fait parvenir.
Les révolutionnaires se doivent de donner conscience de la situation politique à la classe ouvrière, dans les mouvements de lutte, au travers de ces "comités" qui surgissent et qui devront, faute de doubler et répéter les syndicats, dépasser la lutte économique, rejetant par-là les organismes périmés. Ces "comités" disparaitront après chaque lutte mais ils auront dégagé le chemin de la lutte au fur et à mesure des idéologies opportunistes et déviationnistes. Ils redonneront à cette lutte son véritable sens de classe, portant au maximum son effort contre la guerre et ouvrant ainsi la perspective de la révolution.
Renard
On prend généralement pour base de comparaison de l'économie et de la production actuelle l'année 1938. Cela uniquement parce que l'année 1938 fut la dernière avant la guerre et nullement parce qu'elle fut une année de prospérité, loin de là.
Quand on fait cette comparaison avec 1938 on doit avoir constamment en mémoire qu'elle fut une année de dépression économique et que sa production ne représentait que 75 % de 1929, elle-même pas très brillante quoique la meilleure depuis 1913. Ainsi, l'effondrement de l'économie française apparaît dans toute sa réalité quand, en rapport avec l'année de dépression de 1938, l'indice de la production est encore tombé de 89 en octobre 1946 à 87 en décembre, 81 en janvier 1947, 78 en février. L'indice corrigé des mois suivants n'est pas encore connu mais tout indique qu'après une légère montée en mars-avril la production est à nouveau tombée par suite notamment de la vague de grèves et essentiellement à cause des difficultés insurmontables auxquelles se heurte l'économie française.
Le problème du charbon est une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête du capitalisme français, quoique non l'unique difficulté. L'extraction nationale accuse de nouveau, après les excitations staliniennes et leurs cris de triomphe, un nouveau fléchissement.
Production du charbon en milliers de tonnes
Janvier |
4597 |
Février |
4223 |
Mars |
4624 |
Avril |
4209 |
Mai |
3983 |
Elle atteint ainsi sensiblement le niveau de 1938 (moyenne mensuelle de 3963). La menace d'une stagnation (et peut- être même d'une baisse) est donnée, entre autres, par l'éventuelle libération de prisonniers allemands qui doit avoir lieu à la fin de l'année. On sait le grand pourcentage qu'occupent les prisonniers allemands dans la totalité de la main-d’œuvre employée dans les mines.
L'importation en charbon est encore plus désastreuse par suite de la politique de relèvement industriel de l'Allemagne par les anglo-américains, malgré les lamentations du capitalisme français et la campagne hystérique chauvine des staliniens.
Ainsi se trouve largement compromis le commencement du plan Monnet. Les prévisions de celui-ci comptaient sur un total de 75 millions de tonnes de charbon. La France réalisera péniblement un maximum de 60 millions.
Une plaie non moins cuisante du capitalisme français est l'extrême fléchissement de la productivité de la main-d’œuvre qui, étant elle-même une résultante de l'ensemble des conditions désastreuses de la production (pénurie et vieillissement des moyens de production, manque de moyens de transport, destruction résultant de la guerre, pauvreté des moyens financiers, perte de sources de matières premières) et du bas niveau de vie des ouvriers en France, vient encore s'ajouter aux difficultés et aggraver l'ensemble de la situation dans laquelle se débat désespérément le capitalisme français.
Par exemple, dans une branche de la production comme l'extraction du charbon, bien moins sujette et dépendante des moyens de production et où l'État et les partis "ouvriers" ont concentré tous leurs efforts pour assurer et augmenter la production, le rendement par ouvrier de fond est tombé à 76 % de celui de 1938. On peut facilement imaginer ce que doit être le rendement dans les autres branches bien moins favorisées. Pour se faire une idée plus exacte, on peut mettre en avant les comparaisons suivantes : la construction d'une automobile aux États-Unis nécessite 25 jours-homme, en France 85 jours-homme ; la statistique montre que l'extraction de 4 tonnes de charbon nécessite 1 mineur aux États-Unis, 2 dans la Ruhr, 4 en France. Le rapport comparatif de la productivité du travail place la France à un des plus bas échelons des pays du monde.
La situation catastrophique de l'économie française se traduit le mieux dans son commerce extérieur. Les évaluations les plus optimistes pour l'année en cours sont :
Ce déficit est couvert en partie par des emprunts à l'étranger (ce qui explique suffisamment la politique extérieure de la France, à la remorque des États-Unis) et par la réserve en or et en devises de la Banque de France, c'est-à-dire la précipitation d'une course folle à la banqueroute finale.
Il est important de s'arrêter non seulement sur le déficit impressionnant du commerce extérieur. Ainsi, l'importation d'objets fabriqués, qui représentait en 1938 15 % de la valeur de l'ensemble des importations, s'élève aujourd'hui à 26 %. Pour le même temps, l'exportation des produits alimentaires passe de 14 % en 1938 à 21 % en 1946. En d'autres termes, la France, qui ne fut jamais un pays agricole, doit payer aujourd'hui avec une production agricole encore diminuée l'importation d'objets fabriqués les plus indispensables. Cette situation paradoxale ressort nettement du tableau suivant :
Indice du volume du commerce extérieur (base 100 pour 1938)
1947 |
Matières nécessaires à l'industrie |
Objets fabriqués |
objets d'alimentations |
|
|
|
|
Import |
export |
import |
export |
import |
export |
Janvier |
68,5 |
30,2 |
270 |
79,6 |
65,5 |
92,2 |
Février |
83,3 |
35 |
317 |
108 |
61,7 |
102,3 |
Mars |
76,6 |
33,5 |
421 |
91,6 |
59 |
104,1 |
Avril |
90,6 |
45,2 |
354 |
120,9 |
57 |
87,7 |
Ainsi, pour des objets fabriqués, la France importe 4 fois plus pour une exportation restée sensiblement la même. Alors que pour les produits alimentaires, malgré la pénurie et la disette qui règnent, elle continue à exporter autant qu'en 1938 n'importe que 50 % environ. Ce caractère du commerce extérieur, d'exportation des produits alimentaires et d'importations d'objets fabriqués, a toujours été le propre des pays coloniaux et semi-coloniaux.
Cette évolution dans ce sens du commerce extérieur indique on ne peut mieux la déchéance de l'économie française, déchéance qui ira en s'accentuant.
Il serait erroné de conclure des quelques statistiques, que nous venons de citer plus haut, que nous assistons à une transformation de l'économie française qui, d'une production industrielle s'orienterait vers une production agricole. Seul l'impérialisme allemand, sous sa forme politique nazie, pouvait formuler un rêve économique aussi insensé. L'Europe nouvelle nazie devait être un hinterland agricole au bénéfice de l'Allemagne, unique centre industriel, c'est-à-dire unique producteur de marchandises industrielles, exploitant le reste de l'Europe transformé en marché d'écoulement et en source de matières premières.
Le capital a pour condition et base la production industrielle moderne, là où se produit la plus-value. C'est pour cela que le retour vers une production agricole est exclu pour tout pays capitaliste, même s'il existe une terrible demande en produits alimentaires. Le chômage causé par la défaite et la démoralisation de l'armée française en 1940 n'a pas été liquidé par la ridicule campagne de Pétain de "retour à la terre" mais uniquement par la reprise de la production de guerre en France pour les besoins de l'Allemagne.
La production agricole de la France n'a jamais suffi à couvrir les besoins de ce pays. Elle a toujours été obligée d'importer 10 à 20 % de sa consommation. Et si, aujourd'hui, malgré sa terrible disette, elle ne produit que le tiers de blé de 1938, cela n'est pas dû à l'absence d'une politique clairvoyante de la part des gouvernants, comme le dit démagogiquement le parti stalinien, mais parce qu'une plus grande masse des produits agricoles présuppose une masse d'acheteurs solvables, c'est-à-dire le plein fonctionnement de l'industrie trouvant sur le marché mondial et plus précisément sur des marchés extra-capitalistes la possibilité de l'écoulement de sa production et la réalisation de sa plus-value.
C'est précisément parce que le capitalisme français se trouve évincé du marché mondial et que son appareil industriel, à la suite de la guerre, n'est pas en mesure de soutenir la concurrence d'autres pays, que la crise de sa production industrielle détermine et entraine une sous-production agricole. La crise du blé n'est pas, comme le prétendent les économistes-politiciens de la bourgeoisie, le résultat d'un malheureux hasard atmosphérique (gel de printemps), mais bien davantage le résultat d'une situation économique qui fait que l'étendue des terres emblavées est aujourd'hui la moitié de ce qu'elle fut avant-guerre.
Ce qui est vrai pour la production agricole l'est également pour toute la production d'articles consommation. Alors que l'indice de production est de 106,2 pour l'extraction de la houille, de 98,1 pour l'acier, de 136 pour l'électricité, de 195,4 pour la production automobile, de 124 pour le caoutchouc, il n'est que de 90 pour le textile et de 75 pour le papier, de 64 pour les cuirs (base 100 pour 1938).
Tout l'effort est porté sur la production de l'industrie lourde aux dépens de l'industrie de consommation. Pour tenir devant la concurrence, sur le marché international, avec un appareil industriel usé et défectueux, le capitalisme ne peut le faire qu'en réduisant les conditions de vie des ouvriers au-dessous du minimum. Pour reconstruire péniblement son appareil et acheter à l'étranger les machines nécessaires, il ne peut le faire qu'en payant avec l'exportation du peu de produits alimentaires, quitte à diminuer encore la consommation des masses et amener celles-ci à l'état de famine.
Mais ce ne sont là que des palliatifs. Inflation-dévaluation-restriction-famine, rien ne peut insuffler un sang nouveau et régénérer le capitalisme français. Toutes les mesures prises depuis la "libération" ont échoué les unes après les autres. Et les ministres socialistes Tanguy-Prigent, ministre de l'agriculture, et Philip, ministre de l'économie, étaient absolument dans le vrai, et pour une fois sincères, quand ils ont déclaré successivement au dernier congrès socialiste que la France était "au bord de la faillite" et que "nous sommes à la veille de la catastrophe".
Marco
À propos de la crise économique anglaise, les "économistes" français se sont beaucoup réjouis de montrer au public français le parallèle qu'il y avait entre les deux situations, l'anglaise et la française. Et, comme d'habitude, presque tout le monde les a pris au sérieux. La seule identité de situation est pour le prolétariat et se traduit par des mesures draconiennes : réduction de son nécessaire "minimum vital" par la baisse de son ravitaillement et par l'augmentation des prix. Pour tenter de redresser la situation, on pressure toujours, comme d'habitude, le prolétariat.
Cela ne veut pas dire du tout que la situation économique de la Grande-Bretagne et celle de la France soient identiques. La France n'est plus qu'un impérialisme de "grand guignol", dont la situation économique est maintenant zéro et compte pour zéro dans le monde. La France peut seulement servir demain au bloc américain, comme la Grèce lui sert aujourd'hui. C'est tellement vrai qu'on "...accepte d'entendre le point de vue de la France sur la question de l'acier allemand..." et "...qu'on en tiendra compte que dans la mesure où..." politiquement on pourra conclure avec elle un accord militaire qui la liera définitivement au "Plan militaire de défense américain".
Par contre, la Grande-Bretagne se trouve presque sur un pied d'égalité avec les É-U dans ces discussions, bien qu'elle soit loin d'avoir la puissance correspondante.
C'est que la Grande-Bretagne a effectivement à redresser "une situation", alors que la France ne pourra jamais plus rien redresser, même pas le ton de ses discours.
La Grande-Bretagne participe encore, pour une grande part, à la société anonyme "Impérialisme anglo-saxon" et c'est cette part qu'elle entend sauvegarder. Et c'est étonnant comme les américains applaudissent eux-mêmes à ces mesures qui ont, malgré tout, comme résultat immédiat de réduire leurs exportations vers l'Angleterre. C'est que l'impérialisme voit plus loin. Il s'agit que l'Angleterre soit forte ; cela sera nécessaire demain pour tenir tête à la Russie. L'expérience de la guerre 1939-45 a servi aux américains : ils ne veulent pas que la solidité anglaise soit compromise ; ils comptent sur elle pour tenir le coup.
Quant à la France, les américains savent très bien qu'ils ne peuvent plus compter sur elle en tant que puissance militaire et qu'en cas de guerre contre l'URSS ils devront l'occuper militairement.
Ainsi, la "crise économique" anglaise apparaît surtout comme une crise volontaire qui consiste à affamer le prolétariat pour faire des économies, augmenter le taux de plus-value et ainsi redresser l'appareil productif, productif de matériel de guerre. On prépare, en Angleterre, l'armement industriel pour la prochaine.
En France, la bourgeoisie française, par l'intermédiaire de ses bons gérants "socialistes" SFIO et des syndicats, prépare également au prolétariat "des lendemains qui chantent"... devant des buffets vides. Hausse générale des prix, tel est le résultat des grèves "giratoires" dans lesquelles on a conduit les ouvriers par le bout du nez vers la porte de sortie.
En Italie, le chômage réduit une masse considérable d'ouvriers à la famine et permet à la bourgeoisie de resserrer les conditions de ceux qui travaillent.
En Allemagne, on tiraille un prolétariat exsangue dans tous les sens ; il faut le préparer au fait que la scission en deux de l'Allemagne sera peut-être la cause toute trouvée pour déclencher le conflit en Europe. De la zone américaine à la zone russe, de la française à l'anglaise, en ajoutant là-dessus que la bourgeoisie allemande qui essaie de frayer, au nouveau chauvinisme allemand, le chemin que les dissensions des "alliés" préparent, dans tout ce tiraillement, le prolétariat aura beaucoup de mal à retrouver un chemin de classe, et c'est bien un des buts de ce morcellement.
L'ère est aux économies sur le dos du prolétariat européen ! On lui fait "reconstruire" un armement pour de nouveaux VERDUN, STALINGRAD ou CASSINO, à l'échelle atomique... et, puisque le prolétariat accepte toujours, pourquoi ne pas continuer ?
On ne demande pas des "sacrifices" à un prolétariat révolutionnaire.
La Grande-Bretagne vient d'accorder leur indépendance aux Indes. Les Indes sont "libres de se déterminer librement".
Les trotskistes anglais vont pouvoir chercher dans leur grand livre "Le programme transitoire", leur bible, quelle est la page suivante et appliquer aux Indes la nouvelle "tactique" [que peut bien faire, selon "le programme transitoire", un pays colonial qui s'autodétermine ? Il ne doit pas être loin du Socialisme ; encore quelques étapes transitoires de ce genre et nous y serons...].
En réalité, tout ce tapage sur les Indes est surtout destiné à montrer que Attlee et son gouvernement sont "socialistes", et à redorer la réputation anglaise ternie en Asie depuis la guerre contre le Japon.
En comparaison avec la politique colonialiste française, la politique anglaise est une pratique impérialiste intelligente, moderne, qui emploie des procédés du 20ème siècle et qui sait très bien qu'un pays ne se détermine pas lui-même. On peut dire : les anglais sont partis, mais ils sont toujours présents aux Indes et vigilants, autant sinon plus qu'avant. Ils ont, dans tous les cas, mis à la tête des États des "serviteurs fidèles" du principe des Trade-unions ; et ils ont aussi, un tout petit peu, misé sur les dissensions intestines qu'ils ont mis un soin particulier à entretenir.
Soekarno et les républicains indonésiens, eux, ne comprenaient pas assez bien quel était le sens de la liberté qu'on avait bien voulu leur accorder. On le leur a fait comprendre. Maintenant on observe s'ils sont suffisamment "mûrs", s'ils sauront se servir de leur liberté. S'ils n'ont pas compris, on leur donnera une nouvelle leçon. Les peuples peuvent "se déterminer eux-mêmes", tous. Mais tous ne savent pas encore très bien, il leur faut faire l'apprentissage de "l'auto-détermination".
Ho-Chi-Minh a commencé la "révolution" indochinoise en demandant la paix à la France ; et il la veut effectivement conditionnée.
La France pense qu'elle va peut-être pouvoir traiter avec le Viet-Minh, c'est-à-dire lui faire abandonner une guerre "qui ne profite à personne". Le Viet-Minh pense que, s'il ne traite pas avec la France maintenant, il sera trop tard par la suite.
Pendant ce temps, la France n'en continue pas moins les tractations autour de Bao-Daï qui veut bien prendre le pouvoir, à condition que ce soit réellement un pouvoir... Qui l'emportera ?
Peu importe ! La situation du peuple indochinois, dans sa masse, sera toujours celle d'un peuple sur-exploité, que ce soit avec Ho-Chi-Minh, Bao-Daï ou un gouverneur français.
Il faut rejeter toute participation à ces guerres, simples chicanes au sein de la classe bourgeoise : en prenant cette position, le prolétariat n'a rien à perdre, il a tout à gagner.
Les trotskistes hurlent : "Ho-Chi-Minh nous a trahis !". Sont trahis ceux qui veulent bien l'être. Ils ont surtout permis, dans la mesure où ils sont écoutés, de continuer là-bas l'expérience de la libération nationale qui, d'après certains trotskistes, n'aurait pas été poussée en France.
Comme tout congrès de la SFIO, le dernier commence par des annonces, de tous côtés, que cette fois-ci c'en est fait du Parti "Socialiste", que la scission est proche, etc.
Le congrès se déroule dans le calme le plus complet, donnant ainsi "le plus bel exemple à la nation". On rappelle à l'ordre ceux qui voudraient oublier que "tout de même" il y a une discipline, "la discipline librement consentie et voulue par tous" en opposition à la discipline stalinienne. On attaque "les écarts de la gauche", on réprouve "les écarts de la fraction parlementaire, on met au pas les ministres et finalement, après avoir demandé plus de pouvoir pour le Comité directeur contre la fraction parlementaire, on vote une résolution "très à gauche" qui "met en garde" contre des erreurs passées et prend des décisions pour le futur...
... Et on prend les mêmes et on recommence. La "gauche" promet d'être sage et elle a droit à sa place au Comité directeur. Les ministres et les parlementaires promettent de "suivre la ligne", on les applaudit longuement et on leur vote "la confiance du parti".
Quand on pense que cette comédie dure depuis un demi-siècle !
Il y a une chose intéressante cependant. Les JS seront mieux "encadrées" par le parti, mieux "comprises" aussi, plus "paternellement". Les Dunoyer et tous les noyauteurs n'ont qu'à bien se tenir, la flétrissure du parti les accompagne.
Philippe
Si l'on veut avoir une idée de ce que peuvent être des destructions de guerre, il faut avoir voyagé dans les trains italiens pour se rendre compte. Les ponts sont en majorité détruits ; certaines lignes ne sont que sur une voie en certains points ; les réparations hâtives n'ont pu consolider la voie. Aussi voyage-t-on à une allure de piéton. Le matériel ferroviaire est désuet ou de fortune. Pillé par les allemands, pillé par les alliés, les grandes usines métallurgiques travaillant pour les réparations en grande proportion, ce matériel est réduit à sa plus simple expression. Mais, à côté de cette misère technique, on remarque de splendides petites gares qui semblent toutes neuves, tandis que celles de grands centres comme Rome et Naples sont en voie de construction.
Cet aspect des transports italiens reflète assez bien la configuration actuelle de l'Italie. Le Nord industriel travaille et le chômage y est peu important. Mais les industries ne sont orientées que vers la production des "réparations" de guerre ou vers la production de pièces de rechange pour l'industrie américaine. Le Sud, à caractère essentiellement agricole, chôme. Les quelques usines, qui faisaient de la région de Naples un centre industriel, sont fermées car elles ne produisaient que des produits de simple consommation directe. Ajoutons à cela une désaffection de la terre - parce que d'un rendement bénéficiaire petit - et, dans certaines petites villes comme Torre, on constate en plein jour une densité intense de la population. Personne ne travaille, tout le monde essaie de se débrouiller. Les rares ouvriers qui ont du travail sont considérés comme des vernis. Les autres, ou tout au moins une forte proportion, vendent des cigarettes au vu et au su de tout le monde.
Si, dans le nord, le capital américain a trouvé intérêt à renflouer les grosses industries et, par là, à redonner une certaine vie à toutes les autres activités dépendantes, la grande misère, atroce et implacable, s'est abattue sur les régions du sud ; tout est resté dans le même état, issu du débarquement de 1943 et de deux années de guerre statique. Il y a un véritable divorce d'activité entre le nord et le sud de l'Italie.
Ce divorce ne s'exprime pas seulement économiquement mais aussi dans la multiplicité des dialectes qui semblent avoir été revivifiés depuis la guerre.
On parle d'inflation en France et on se lamente sur l'augmentation du coût de la vie ; en Italie, la population ne s'inquiète même plus. Couramment les italiens parlent de monnaie de singe pour leur lire. Il est à croire que l'inflation n'est pas un mal que le gouvernement subit, mais une politique qu'il pratique. La planche à billet est la seule industrie qui fonctionne à plein rendement. Et ceci se remarque par l'absence de politique des prix et des salaires bien définie. Le dirigisme qui se pratique en France et en Angleterre ainsi qu'en Europe centrale et orientale est inexistant en Italie. Les grandes industries ne sont même pas directement, l'immixtion de l'État ne se manifeste que sous forme de garantie donnée aux É-U pour les prêts effectués par cette dernière aux grandes firmes comme la FIAT et Pirelli. Cette garantie est à ses unique sans contrepartie pour l'État.
La politique économique du gouvernement De Gasperi, si on peut en déceler une, consiste dans le renflouement des anciens trusts privés ; les problèmes sociaux sont laissés en suspend, à part quelques tentatives accidentelles et de portée immédiate.
Le salaire moyen d'un ouvrier est approximativement de 14000 lire de rationnement, dont on peut dire qu'il est pratiquement inexistant, à part une ration quotidienne de 200 gr de pain. Les produits alimentaires sont en vente libre. Marché blanc ou marché noir ? Cette question ne se pose même plus. Pour avoir une idée de la confusion qui existe, on peut souvent voir dans les petites gares des vendeurs proposer du pain blanc ou des sandwiches sans tickets, des cigarettes de toutes marques, pendant que le contrôle économique fait évacuer le train pour rechercher les colis de farine ou de tabac. Et les vendeurs ne proposent pas leur marchandise à la sauvette. Incapacité et impuissance de l'État ou politique voulue ? De plus en plus c'est la deuxième explication qui l'emporte, car à côté de cette anarchie dans le rationnement, nous voyons d'imposantes forces de police se constituer solidement.
Une idée du coût de la vie ? Salaire moyen 14000 lires, pain noir 200 lires le kilo, viande 1200 lires le kilo, vin 200 à 400 lires le litre, huile 1400 lires le litre, pâtes 500 lires le kilo. La vie est plus chère en Italie qu'en France car le pouvoir d'achat de la lire (qui baisse presque à vue d'œil) est le 1/3 du franc.
Dans le sud, cette cherté de la vie s'accompagne non seulement du chômage mais aussi d'une crise du logement ; beaucoup de gens dorment communément dans les jardins publics. La mendicité est pratique courante, elle est une des combines pour augmenter les moyens d'un ménage, et l'on voit, dans le nord comme dans le sud, des gens très bien mis et des enfants surtout sales et en haillons mendiant de café en café.
La multiplicité des partis, des tracts, des appels et des manifestations n'est compréhensible qu'en fonction des troubles sociaux fréquents. Troubles à caractères nationalistes, irrédentistes, locaux, religieux, conflit entre la ville et la campagne, tous ces mouvements spontanés, confus, interférant les uns sur les autres, sont autant de moyens de propagande pour tous les partis sans distinction. Ces troubles, qui plongent profondément leurs racines dans la misère toujours plus grande et plus insoluble des masses, ne sont pas dangereux car l'État les emploie comme des soupapes de sureté du mécontentement social. Et tous les partis l'y aident de leur mieux.
Un aspect amusant de cette foire politique se révèle dans les affiches politiques. Pour mieux obliger les gens à faire attention aux affiches, celles-ci nous présentent de véritables dessins animés pour dévoiler les intentions sordides des profiteurs. Les profiteurs peuvent en l'occurrence être aussi bien les démocrates-chrétiens que les staliniens.
Si les troubles sociaux à caractère de confusion de classe se déroulent spontanément, les mouvements de grève et de revendications économiques ainsi que les manifestations contre la vie chère sont solidement endigués et dirigés par les organismes syndicaux et les partis dits ouvriers : le parti socialiste de Nenni à tendance stalinienne, le parti socialiste de Saragat à tendance anti-stalinienne, le PC d'Italie ; toute la campagne actuelle de ces partis ne vise qu'à réintégrer le gouvernement ; et la même politique que joue le PCF en France est rééditée en Italie par les 3 partis dits ouvriers. Seulement les démocrates-chrétiens, s'ils ne possèdent pas un syndicat autonome comme en France, ont une fraction assez solide dans la CGT italienne.
La classe ouvrière en Italie est aussi désemparée et lasse qu'en France ; mais, phénomène assez contradictoire, si d'une part la confusion est grande dans ses rangs, elle reste ouverte aux idées révolutionnaires. Même les militants des partis socialistes ou staliniens ne présentent pas ce sectarisme bien connu en France. Une des formes de la grande confusion qui règne dans la classe ouvrière se manifeste dans un aspect qui paraitrait comique à un observateur neutre : on rencontre des personnes, même parmi les ouvriers, qui sont inscrits dans plusieurs partis à la fois (les cartes d'adhérents deviennent des espèces de fétiches, comme des amulettes) ou, pour trouver un exemple de même nature en France, ce sont les trotskistes officiels qui font de leur carte syndicale le "sésame ouvre-toi" de la classe ouvrière.
Une force qui, même aujourd'hui, possède une grande influence dans la masse du peuple est sans conteste l'Église ; et c'est si vrai que les staliniens, avec leur manie d'enfermer les autres (ils n'enferment en réalité qu'eux-mêmes), ont voté avec les démocrates-chrétiens l'inclusion des accords de Latran dans la constitution. Processions, quêtes, meetings de prières, bagarres, l'Église est agissante dans le sud plus que dans le nord. C'est une lèpre que le peuple italien porte sur lui.
Nous ne pouvons donner qu'un aperçu de ces mouvements. Il existe un fort courant révolutionnaire issu de la Fraction de gauche du parti communiste italien au moment du congrès de Lyon en 1926. Ce courant qui est devenu parti après la fin de la guerre, nous en avons déjà parlé dans plusieurs articles. Bien que portant le nom de "Parti Communiste Internationaliste", il ne peut, tout au plus, être considéré que comme une minorité agissante, mais sans grande influence sur la masse des travailleurs en Italie. En certains endroits, les sections de ce parti sont devenues faméliques en militants, exprimant par là un certain affaissement de la volonté de lutte du prolétariat. Mais ce parti révolutionnaire demeure une école d'expérience et de formation des cadres révolutionnaires de la prochaine vague révolutionnaire.
À part le PCI d'Italie, nous n'avons eu connaissance que d'un groupe, numériquement très faible, qui s'intitule pompeusement "Parti Ouvrier Communiste". C'est un groupe trotskiste un peu plus à gauche que celui de France : il rejette la défense de l'URSS, d'après ce qu'on nous a dit, mais conserve la même conception fausse de la tactique et de la stratégie révolutionnaires qui émane du "Programme transitoire" trotskiste de 1938 : activisme et agitation stérile, peu en rapport avec les possibilités du moment, qui s'expriment par sa grande faiblesse numérique.
En conclusion, les forces révolutionnaires en Italie sont à peu près comparables à celles qui existent en France ; la confusion y est peut-être moins grande mais leurs possibilités de cristalliser les forces ouvrières dans la conjoncture actuelle sont les mêmes qu'ici, c'est-à-dire infimes.
Mousso
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PS - Nous mettons en garde les divers groupes révolutionnaires contre un individu qui, après avoir escroqué le PCI d'Italie, s'est présenté à nous sous couvert de divergences politiques avec le PCI. Son nom est Michel BIRAINO.
C'est une grosse erreur, et très répandue, de considérer que ce qui distingue les révolutionnaires du trotskisme, c'est la question de "la défense de l'URSS".
Il va de soi que les groupes révolutionnaires -que les trotskistes se plaisent à appeler, avec quelque mépris, "ultra-gauches" (terme péjoratif qu'ils utilisent à propos des révolutionnaires, dans le même esprit que celui de "hitléro-trotskistes" que leur donnent les staliniens)- rejettent naturellement toute espèce de défense de l'État capitaliste (capitalisme d'État) russe. Mais la non-défense de l'État russe ne constitue nullement le fondement théorique et programmatique des groupes révolutionnaires ; ce n'en est qu'une conséquence politique, contenue et découlant normalement de leurs conceptions générales, de leur plateforme révolutionnaire de classe. Inversement, "la défense de l'URSS" ne constitue pas davantage le propre du trotskisme.
Si, de toutes les positions politiques qui constitue son programme, "la défense de l'URSS" est celle qui manifeste le mieux, le plus nettement son fourvoiement et son aveuglement, on commettra toutefois une grave erreur en ne voulant voir le trotskisme uniquement à travers cette manifestation. Tout au plus, doit-on voir dans cette "défense" l'expression la plus achevée, la plus typique, l'abcès de fixation du trotskisme. Cet abcès est si monstrueusement apparent que sa vue écœure un nombre chaque jour plus grand d'adhérents de cette 4ème Internationale et, fort probablement, il est une des causes, et non des moindres, qui fait hésiter un certain nombre de sympathisants à prendre place dans les rangs de cette organisation. Cependant, l'abcès n'est pas la maladie mais seulement sa localisation et son extériorisation.
Si nous insistons tant sur ce point, c'est parce que trop de gens qui s'effraient à la vue des marques extérieures de la maladie ont trop tendance à se tranquilliser facilement dès que ces témoignages disparaissent apparemment. Ils oublient qu'une maladie "blanchie" n'est pas une maladie guérie. Cette espèce de gens est certainement aussi dangereuse, aussi propagatrice de germes de la corruption que l'autre ; et peut-être davantage encore, croyant sincèrement en être guérie.
Le "Workers Party" aux États-Unis (organisation trotskiste dissidente connue sous le nom de son leader, Schatchmann), la tendance de G. Munis au Mexique, les minorités de Gallien et de Chaulieu en France, toutes les tendances minoritaires de la "4ème Internationale" qui, du fait qu'elles rejettent la position traditionnelle de "la défense de la Russie, croient être guéries de "l'opportunisme" (comme elles disent) du mouvement trotskiste. En réalité, elles ne sont que "blanchies", restant, quant au fond, imprégnées et totalement prisonnières de cette idéologie.
Ceci est tellement vrai qu'il suffit de prendre pour preuve la question la plus brulante, celle qui offre le moins d'échappatoires, qui oppose le plus irréductiblement les positions de classe du prolétariat à celles de la bourgeoisie : la question de l'attitude à prendre face à la guerre impérialiste. Que voyons-nous ?
Les uns et les autres, majoritaires et minoritaires, avec des slogans différents, tous ont participé à la guerre impérialiste.
Qu'on ne se donne pas la peine de nous citer (pour nous démentir) les déclarations verbales de trotskistes contre la guerre. Nous les connaissons fort bien. Ce qui importe, ce ne sont pas les déclarations mais la pratique politique réelle qui découle de toutes les positions théoriques et qui s'est concrétisée dans le soutien idéologique et pratique aux forces de guerre. Peu importe, ici, de savoir par quels arguments cette participation fut justifiée. La défense de l'URSS est certes un des nœuds les plus importants qui rattache et entraine le prolétariat dans la guerre impérialiste. Toutefois, il n'est pas le seul nœud. Les minoritaires trotskistes, qui ont rejeté la défense de l'URSS, ont trouvé, tout comme les socialistes de gauche et les anarchistes, d'autres raisons, non moins valables et non moins inspirées d’une idéologie bourgeoise, pour justifier leur participation à la guerre impérialiste. Ce furent pour les uns la défense de la "démocratie", pour les autres "la lutte contre le fascisme", ou la "libération nationale", ou encore "le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes".
Pour tous, ce fut une question de "moindre mal" qui les avait fait participer à la guerre ou dans la résistance du côté d'un bloc impérialiste contre l'autre.
Le parti de Schatchmann a parfaitement raison de reprocher aux trotskistes officiels leur soutien à l'impérialisme russe qui, pour lui, n'est plus un "État ouvrier" ; mais cela ne fait pas de Schatchmann un révolutionnaire car ce reproche il ne le fait pas en vertu d'une position de classe du prolétariat contre la guerre impérialiste, mais en vertu du fait que la Russie est un pays totalitaire, où il y a moins de "démocratie" que partout ailleurs, et que, en conséquence, il fallait, selon lui, soutenir la Finlande qui était moins "totalitaire" et plus démocratique contre l'agression russe.
Pour manifester la nature de son idéologie, notamment dans la question primordiale de la guerre impérialiste, le trotskisme n'a nullement besoin, comme nous venons de le voir, de la position de la "défense de l'URSS". Cette défense de l'URSS facilite évidemment énormément sa position de participation à la guerre, lui permettant de la camoufler sous une phraséologie pseudo-révolutionnaire ; mais, par là même, elle obscurcit sa nature profonde et empêche de poser la question de la nature de l'idéologie trotskiste en pleine lumière.
Pour plus de clarté, faisons donc abstraction, pour un moment, de l'existence de la Russie ou, si l'on préfère, de toute cette sophistique sur la nature socialiste de l'État russe par laquelle les trotskistes parviennent à obscurcir le problème central de la guerre impérialiste et de l'attitude du prolétariat. Posons brutalement la question de l'attitude des trotskistes dans la guerre. Les trotskistes répondront évidemment par une déclaration générale contre la guerre. Mais aussitôt la litanie sur "le défaitisme révolutionnaire", dans l'abstrait, correctement citée, ils recommenceront immédiatement, dans le concret, par établir des restrictifs, par des "distinctions" savantes, des "mais..." et des "si..." qui les amèneront, dans la pratique, à prendre parti pour un des protagonistes en présence et à inviter les ouvriers à participer à la boucherie impérialiste.
Quiconque a eu des rapports avec les milieux trotskistes en France pendant les années 1939-45 peut témoigner que les sentiments prédominants chez eux n'étaient pas tant dictés par la position de "la défense de l'URSS" que par le choix du "moindre mal", le choix de "la lutte contre l'occupation étrangère" et celui de "l'antifascisme".
C'est ce qui explique leur participation à "la résistance"[1], aux FFI et dans "la libération". Et quand le PCI de France se voit félicité par des sections d'autres pays pour la "part" qu'il a pris dans ce qu'elles appellent "LE soulèvement populaire" de la libération, nous leur laissons la satisfaction que peut leur donner le bluff de l'importance de cette "part" (voyez l'importance de ces quelques dizaines de trotskistes dans "le GRAND soulèvement populaire" !). Retenons surtout, pour témoignage, le contenu politique d'une telle félicitation.
Quel est le critère de l'attitude révolutionnaire dans la guerre impérialiste ?
Le révolutionnaire part de la constatation du stade impérialiste atteint par l'économie mondiale. L'impérialisme n'est pas un phénomène national (la violence de la contradiction capitaliste entre le degré de développement des forces productives -du capital social total- et le développement du marché détermine la violence des contradictions inter-impérialistes). Dans ce stade, il ne saurait y avoir de guerres nationales. La structure impérialiste mondiale détermine la structure de toute guerre. Dans cette époque impérialiste, il n'y a pas de guerres "progressives", l'unique progressivité n'existant que dans la révolution sociale. L'alternative historique qui est posée à l'humanité est la révolution socialiste ou la décadence, c'est-à-dire la chute dans la barbarie par l'anéantissement des richesses accumulées par l'humanité, la destruction des forces productives et le massacre continu du prolétariat dans une suite interminables de guerres localisées et généralisées. C'est donc un critère de classe en rapport avec l'analyse de l'évolution historique de la société que pose le révolutionnaire.
Voyons comment le pose théoriquement le trotskisme :
Ainsi, le critère trotskiste ne se rattache pas à la période historique que nous vivons, mais crée et se réfère à une notion abstraite et partant fausse de l'impérialisme. Est impérialiste uniquement la bourgeoisie d'un pays dominant. L'impérialisme n'est pas un stade politico-économique du capitalisme mondial, mais strictement du capitalisme de certains pays, tandis que les autres pays capitalistes, qui sont "la majorité", ne sont pas impérialistes. À moins de recourir à une distinction formelle, vide de sens, tous les pays du monde sont actuellement dominés en fait, économiquement, par deux pays : les États-Unis et la Russie. Faut-il conclure que seule la bourgeoisie de ces deux pays est impérialiste et que l'hostilité du prolétariat à la guerre ne doit s'exercer que dans ces deux pays uniquement ? Bien mieux, si, sur les traces des trotskistes, l'on retranche encore la Russie qui, par définition, n'est pas impérialiste, l'on arrive à cette absurdité monstrueuse qu'il n'y a qu'un seul pays impérialiste au monde : les États-Unis. Cela nous conduit à la réconfortante conclusion que, dans tous les autres pays du monde -qui sont tous "non-impérialistes" et "opprimés"- le prolétariat a pour devoir d'aider leur bourgeoisie.
Voyons concrètement comment cette distinction trotskiste se traduit dans les faits, dans la pratique.
En 1939, la France est un pays impérialiste = défaitisme révolutionnaire.
Entre 1940 et 1945, la France est occupée = de pays impérialiste elle devient un pays opprimé = sa guerre est "émancipatrice" = le devoir du prolétariat est de soutenir sa lutte. Parfait ! Mais du coup, c'est l'Allemagne qui devient, en 1945, un pays occupé et "opprimé" = le devoir du prolétariat est de soutenir une éventuelle lutte émancipatrice de l'Allemagne contre la France.
Ce qui est vrai pour la France et l'Allemagne est également vrai pour n'importe quel autre pays : le Japon, l'Italie, la Belgique etc. Qu'on ne vienne pas nous parler des pays coloniaux et semi-coloniaux. Tout pays, à l'époque impérialiste, qui, dans la compétition féroce entre impérialismes, n'a pas la chance ou la force d'être le vainqueur, devient, en fait, un pays "opprimé" ; exemples : l'Allemagne et le Japon, et, dans un sens contraire, la Chine.
Le prolétariat n'aura donc pour devoir que de passer son temps à "danser" d'un plateau de la balance impérialiste à l'autre, au rythme des commandements trotskistes, et à se faire massacrer pour ce que les trotskistes appellent "une guerre juste et progressive" (voir le "Programme transitoire", même chapitre).
C'est le caractère fondamental du trotskisme que, dans toutes les situations et dans toutes ses positions courantes, il offre au prolétariat une alternative non d'opposition et de solution de classe du prolétariat contre la bourgeoisie, mais le CHOIX entre deux formations, entre deux forces également capitaliste : entre bourgeoisie fasciste et bourgeoisie anti-fasciste, entre "réaction" et "démocratie", entre monarchie et république, entre guerre impérialiste et guerres "justes et progressistes".
C'est en partant de ce "choix éternel" du "moindre mal" que les trotskistes ont participé à la guerre impérialiste et nullement en fonction de la nécessité de "la défense de l'URSS". Avant de défendre cette dernière, ils avaient participé à la guerre d'Espagne (1936-38) pour la défense de l'Espagne républicaine contre Franco. Ce fut ensuite la défense de la Chine de Tchang-Kaï-Chek contre le Japon.
La défense de l'URSS apparait donc non comme le point de départ de leurs positions mais comme un aboutissement, une manifestation entre autres de leur plateforme fondamentale ; plateforme dans laquelle le prolétariat n'a pas une position de classe qui lui soit propre dans une guerre impérialiste, mais selon laquelle il peut et doit faire une distinction entre les diverses formations capitalistes nationales, momentanément antagoniques, selon laquelle aussi il doit, en règle générale, accorder son aide et proclamer "progressiste" la plus faible, la plus retardataire, la fraction bourgeoise dite "opprimée".
Cette position, à propos de la question cruciale (centrale) qu'est la guerre, place d'emblée le trotskisme, en tant que courant politique, hors du camp du prolétariat et justifie à elle seule la nécessité de rupture totale avec lui de la part de tout élément révolutionnaire prolétarien.
Cependant, nous n'avons mis en lumière qu'une des racines du trotskisme. D'une façon plus générale, la conception trotskiste est basée sur l'idée que l'émancipation du prolétariat n'est pas le fait de la lutte d'une façon absolue, plaçant le prolétariat en tant que classe face à l'ensemble du capitalisme, mais sera le résultat d'une série de luttes politiques, dans le sens étroit du terme, et dans lesquelles le prolétariat, allié successivement à diverses fractions de la bourgeoisie, éliminera certaines autres fractions et parviendra ainsi, par degrés, par étapes, graduellement, à affaiblir la bourgeoisie, à triompher d'elle en la divisant et en la battant par morceaux.
Que ce soit là non seulement une très haute vue stratégique, extrêmement subtile et malicieuse, qui a trouvé sa formulation dans le slogan "marcher séparément et frapper ensembles", mais que ce soit encore une des bases de la conception trotskiste, nous en trouvons la confirmation dans la théorie de "la révolution permanente" (nouvelle manière) qui veut que la permanence de la révolution considère la révolution elle-même comme un déroulement permanent d'événements politiques qui se succèdent, et dans lequel la prise du pouvoir par le prolétariat est un événement parmi tant d'autres événements intermédiaires, mais qui ne pense pas que la révolution est un processus de liquidation économique et politique d'une société divisée en classes, et enfin et surtout que l'édification socialiste est seulement possible et qu'elle ne peut commencer qu'après la prise du pouvoir par le prolétariat.
Il est exact que cette conception de la révolution reste en partie "fidèle" au schéma de Marx. Mais ce n'est qu'une fidélité à la lettre. Marx a conçu ce schéma en 1848, à l'époque où la bourgeoisie constituait encore une classe historiquement révolutionnaire ; et c'est dans le feu des révolutions bourgeoises - qui déferlaient dans toute une série de pays d'Europe - que Marx espérait qu'elles ne s'arrêtent pas au stade bourgeois mais qu'elles soient débordées par le prolétariat poursuivant la marche en avant jusqu'à la révolution socialiste.
Si la réalité a infirmé l'espoir de Marx, ce fut, en tous cas chez lui, une vision révolutionnaire osée, en avance par rapport aux possibilités historiques. Tout autre apparait la révolution permanente trotskiste. Fidèle à la lettre mais infidèle à l'esprit, le trotskisme attribue -un siècle après la fin des révolutions bourgeoises, à l'époque de l'impérialisme mondial, alors que la société capitaliste est entrée dans son ensemble dans la phase de décadence - à certaines fractions du capitalisme, à certains pays capitalistes (et, comme le dit expressément le programme transitoire, à la majorité des pays) un rôle progressiste.
Marx entendait mettre le prolétariat, en 1848, en avant, à la tête de la société, les trotskistes, eux, en 1947, mettent le prolétariat à la remorque de la bourgeoisie qu'ils proclament "progressiste". On peut difficilement imaginer une caricature plus grotesque, une déformation plus étroite que celles données par les trotskistes, du schéma de la révolution permanente de Marx.
Telle que Trotsky l'avait reprise et formulée en 1905, la théorie de la révolution permanente gardait alors toute sa signification révolutionnaire. En 1905, au début de l'ère impérialiste, alors que le capitalisme semblait avoir devant lui de belles années de prospérité, dans un pays des plus retardataires de l'Europe où subsistait encore toute une superstructure politique féodale, où le mouvement ouvrier faisait ses premiers pas, face à toutes les fractions de la social-démocratie russe qui annonçaient l'avènement de la révolution bourgeoise, face à Lénine qui, plein de restrictions, n'osait aller plus loin que d'assigner, à la future révolution, la tâche de réformes bourgeoises sous une direction révolutionnaire démocratique des ouvriers et de la paysannerie, Trotsky avait le mérite incontestable de proclamer que la révolution serait socialiste (la dictature du prolétariat) ou ne serait pas.
L'accent de la théorie de la révolution permanente portait sur le rôle du prolétariat, désormais unique classe révolutionnaire. Ce fut une proclamation révolutionnaire audacieuse, entièrement dirigée contre les théoriciens socialistes petits-bourgeois, effrayés et sceptiques, et contre les révolutionnaires hésitants, manquant de confiance dans le prolétariat.
Aujourd'hui, alors que l'expérience des 40 dernières années a pleinement confirmé ces données historiques, dans un monde capitaliste achevé et déjà décadent, la théorie de la révolution permanente nouvelle manière est uniquement dirigée contre les "illusions" révolutionnaires de ces hurluberlus "ultra-gauches" qui sont la bête noire du trotskisme.
Aujourd'hui, l'accent est mis sur les illusions retardataires des prolétaires, sur l'inévitabilité des étapes intermédiaires, sur la nécessité d'une politique réaliste et positive, sur des gouvernements ouvriers et paysans, sur des guerres justes et des révolutions d'émancipation nationales progressistes.
Tel est désormais le sort de la théorie de la révolution permanente entre les mains de disciples qui n'ont su retenir et assimiler que les faiblesses et rien de ce qui fut la grandeur, la force et la valeur révolutionnaire du maître.
Soutenir les tendances et les fractions "progressistes" de la bourgeoisie et renforcer la marche révolutionnaire du prolétariat en l'asseyant sur l'exploitation de la division et l'antagonisme inter-capitaliste représentent les deux mamelles de la théorie trotskiste. Nous avons vu ce qui était de la première, voyons le contenu de la seconde.
En quoi résident les divergences dans le camp capitaliste ?
Premièrement, dans la manière de mieux assurer l'ordre capitaliste, c'est-à-dire de mieux assurer l'exploitation du prolétariat. Secondement, dans les divergences d'intérêts économiques des divers groupes composant la classe capitaliste. Trotsky, qui s'est souvent laissé emporter par son style imagé et ses métaphores au point de perdre de vue leur contenu social réel, a beaucoup insisté sur ce deuxième aspect. "On a tort de considérer le capitalisme comme un tout unifié" enseignait-il, "la musique aussi est un tout ; mais serait un bien piètre musicien celui qui ne distinguerait pas les notes les unes des autres." Et cette métaphore, il l'appliquait aux mouvements et luttes sociales. Il ne peut venir à personne l'idée de nier ou de méconnaitre l'existence d'oppositions d'intérêts au sein même de la classe capitaliste et des luttes qui en résultent. La question est de savoir la place qu'occupent, dans la société, les diverses luttes. Serait un très médiocre marxiste révolutionnaire celui qui mettrait sur le même pied la lutte entre les classes et la lutte entre groupes au sein de la même classe.
"L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de la lutte des classes." Cette thèse fondamentale du "Manifeste du Parti communiste" ne méconnait évidemment pas l'existence des luttes secondaires entre divers groupes et individualités économiques à l'intérieur des classes et leur importance relative. Mais le moteur de l'histoire n'est pas ces facteurs secondaires, mais bien celui de la lutte entre la classe dominante et la classe dominée. Quand une nouvelle classe est appelée, dans l'histoire, à se substituer à l'ancienne devenue inapte à assurer la direction de la société, c'est-à-dire dans une période historique de transformation et de révolution sociale, la lutte entre ces deux classes détermine et domine, d'une façon catégorique, tous les événements sociaux et tous les conflits secondaires. Dans de telles périodes historiques, comme la nôtre, insister sur les conflits secondaires au travers desquels on veut déterminer et conditionner la marche de la lutte de classe, sa direction et son ampleur, montre avec une clarté éblouissante qu'on n'a rien compris aux questions les plus élémentaires de la sociologie marxiste. On ne fait que jongler avec des abstractions, sur des notes de musique et on subordonne, dans le concret, la lutte sociale historique du prolétariat aux contingences des conflits politiques inter-capitalistes.
Toute cette politique repose, quant au fond, sur un singulier manque de confiance dans les forces propres du prolétariat. Assurément, les 3 dernières décades de défaites ininterrompues ont tragiquement illustré l'immaturité et la faiblesse du prolétariat. Mais on aurait tort de chercher la source de cette faiblesse dans l'auto-isolement du prolétariat, dans l'absence d'une ligne de conduite suffisamment souple envers les autres classes, couches et formations politiques anti-prolétariennes. C'est tout le contraire. Depuis la fondation de l'IC, on ne faisait que décrier la maladie infantile de la gauche, on élaborait la stratégie réaliste de la conquête de larges masses, de la conquête des syndicats, l'utilisation révolutionnaire de la tribune parlementaire, du front unique politique avec 'le diable et sa grand-mère" (Trotsky), de la participation au gouvernement ouvrier de Saxe...
Quel fut le résultat ?
Désastreux. À chaque nouvelle conquête de la stratégie de souplesse s'en suivait une défaite plus grande, plus profonde. Pour pallier à cette faiblesse qu'on attribue au prolétariat, pour le "renforcer" on allait s'appuyer non seulement sur des forces politiques extra-prolétariennes (social-démocratie) mais aussi sur des forces sociales ultra-réactionnaires : partis paysans "révolutionnaires - conférence internationale de la paysannerie - conférence internationale des peuples coloniaux... Plus les catastrophes s'accumulaient sur la tête du prolétariat, plus la rage des alliances et la politique d'exploitation triomphaient dans l'IC. Certainement doit-on chercher l'origine de toute cette politique dans l'existence de l'État russe, trouvant sa raison d'être en lui-même, n'ayant par nature rien de commun avec la révolution socialiste, opposé et étranger (l'État) qu'il est et reste au prolétariat et à sa finalité en tant que classe.
L'État, pour sa conservation et son renforcement, doit chercher et peut trouver des alliés dans les bourgeoisies "opprimées", dans les "peuples" et pays coloniaux et "progressistes", parce que ces catégories sociales sont naturellement appelées à construire, elles aussi, l'État. Il peut spéculer sur la division et les conflits entre les autres États et groupes capitalistes parce qu'il est de la même nature sociale et même classe qu'eux.
Dans ces conflits, l'affaiblissement d'un des antagonistes peut devenir la condition de son renforcement à lui. Il n'en est pas de même du prolétariat et de sa révolution. Il ne peut compter sur aucun de ces "alliés", il ne peut s'appuyer sur aucune de ces forces. Il est seul et, qui plus est, en opposition de tout instant, en opposition historique irréductible avec l'ensemble de ces forces et éléments qui, face à lui, présentent une unité indivisible.
Rendre le prolétariat conscient de sa position, de sa mission historique, ne rien lui cacher sur les difficultés extrêmes de sa lutte, mais également lui enseigner qu'il n'a pas de choix, qu'au prix de son existence humaine et physique il doit et peut vaincre malgré les difficultés, c'est l'unique façon d'armer le prolétariat pour la victoire.
Mais, vouloir contourner la difficulté en cherchant, pour le prolétariat, des alliés (même temporaires) possibles, en lui présentant des forces "progressistes" dans les autres classes sur lesquelles il puisse appuyer sa lutte, c'est le tromper pour le consoler, c'est le désarmer, c'est le fourvoyer.
C'est effectivement en ceci que consiste la fonction du mouvement trotskiste à l'heure présente.
MARC
[1] Il est tout à fait caractéristique que le groupe Johnson-Forest, qui vient de scissionner d'avec le parti de Schatchmann, se considère "très à gauche" du fait qu'il rejette à la fois "la défense de l'URSS" et les positions anti-russes de Schatchmann. Ce même groupe critique sévèrement les trotskistes français qui, d'après lui, n'avait pas participé assez activement à "la résistance". Voilà un échantillon typique du trotskisme.
B) LES SCIENCES DE LA NATURE
Aux idées de Mach, Lénine oppose les conceptions matérialistes, la réalité objective du monde matériel, de la matière, de l'éther, des lois de la nature, tels que l'acceptent les sciences de la nature et le bon sens humain. Mais on doit admettre que ces deux autorités, très importantes par ailleurs, ne pèsent pas lourd dans cette controverse. Lénine cite avec ironie l'aveu de Mach de n'avoir trouvé que peu d'approbation parmi ses collègues. Toutefois, on ne peut pas avoir raison d'un critique qui apporte de nouvelles idées par le simple argument que les vieilles théories critiquées sont généralement acceptées par tous. Et quant au simple bon sens, c'est-à-dire l'ensemble des opinions de l'homme de la rue, il représente généralement les conceptions scientifiques d'une époque antérieure qui, petit à petit, sont parvenues jusqu'aux masses grâce à l'enseignement et à la diffusion des livres populaires. Le fait que la terre tourne autour du soleil, que le monde soit constitué de matière indestructible, que la matière soit composée d'atomes, que l'univers soit éternel et infini, tout cela a pénétré graduellement dans les esprits, d'abord des classes cultivées, ensuite des masses. Toute cette connaissance ancienne, ce "sens commun" peuvent très bien s'opposer aux progrès des sciences vers des conceptions nouvelles et meilleures.
L'ingénuité avec laquelle Lénine s'appuie sur ces deux autorités (d'une façon inexacte d'ailleurs) apparaît clairement quand il dit :
Cette "observation" n'est pas sans rappeler la manière suivante de concevoir la vision : nous voyons des milliers de fois que notre œil voit et que la lumière frappe notre rétine. En réalité, on ne voit pas que l'on voit les choses ou que la rétine reçoit la lumière; nous voyons les objets et nous en déduisons l'existence et le rôle de notre rétine. Nous n'observons pas l'énergie et ses transformations ; nous observons des phénomènes, et de ces phénomènes les physiciens ont tiré le concept d'énergie. La transformation de l'énergie est une formulation de la physique qui résume une foule de phénomènes dans lesquels une quantité mesurée décroît tandis qu'une autre croît. Ce sont là de bons concepts et de bonnes formules sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour prévoir les phénomènes futurs, et c'est pourquoi nous pensons qu'ils sont vrais. Lénine prend cette vérité dans un sens si absolu qu'il croit exprimer un fait observé "admis par tous les matérialistes", alors qu'il expose en fait une théorie physique. En outre, il ne l'expose pas correctement. Le fait que l'énergie d'une excitation lumineuse se transforme en conscience a peut-être été cru par les matérialistes bourgeois, mais la science ne l'admet pas. D'après la physique, l'énergie se transforme exclusivement et complètement en une autre forme d'énergie ; l'énergie de l'excitation lumineuse qui pénètre dans les nerfs et le cerveau se transforme en énergie chimique, électrique, thermique ; mais la conscience n'est pas considérée par la physique comme une forme particulière de l'énergie.
Cette confusion entre les faits réellement observés et les concepts physiques se retrouve tout au long du livre de Lénine. Engels désignait sous le nom de matérialistes tous ceux pour qui la nature est la chose originelle, dont il faut sortir. Lénine parle d'un matérialisme qui, "en plein accord avec les sciences de la nature, considère la matière comme la donnée première" (p. 44) et d'autre part de la matière qui est "la source extérieure, objective, de nos sensations, de la réalité objective qui correspond à nos sensations". (p. 150)
Pour Lénine, nature et matière physique sont identiques ; le mot matière a, pour lui, le même sens que "monde objectif". En cela il est d'accord avec le matérialisme bourgeois qui, de la même manière, considère que la matière est la véritable substance du monde. On comprend alors aisément sa polémique indignée contre Mach. Pour Mach, la matière est un concept abstrait, formé à partir des phénomènes ou plus exactement à partir des sensations. Aussi, Lénine - qui y trouve tantôt une négation de la réalité de la matière, tantôt une constatation pure et simple de la réalité du monde - ne comprend pas ce qu'il prend pour de la confusion pure et simple. La première affirmation l'amène à dire que Mach nie l'existence du monde extérieur et qu'il est un solipsiste, et la seconde à railler Mach parce qu'il rejette entièrement "sa philosophie" et revient à une conception scientifique.
Il en est de même pour la question des lois de la nature. Mach pense que les causes, les effets, les lois naturelles n'existent pas en fait dans la nature mais sont des formulations élaborées par l'homme d'après certaines régularités observées dans les phénomènes naturels. Et Lénine affirme que cette conception est identique à celle de Kant :
Ce passage confus, qui est complètement en dehors de la question, ne peut être compris que si l'on considère que, pour Lénine, "la nature" se compose non seulement de la matière mais aussi des lois naturelles qui gouvernent ses phénomènes, flottant quelque part dans l'univers comme des commandements rigides auxquels les choses doivent obéir. Donc, pour lui, nier l'existence objective de ces lois, c'est nier l'existence même de la nature ; faire de l'homme le créateur des lois naturelles signifie, pour lui, faire de l'esprit humain le créateur du monde. Mais le saut qui permet de passer de l'esprit humain à la divinité comme créateur du monde reste une énigme pour le lecteur ordinaire.
Déjà, deux pages plus haut, Lénine écrivait :
Le fait que Mach ait doté l'esprit humain de "la faculté de connaître certaines vérités à priori", c'est là une découverte purement imaginaire de Lénine. Dans les passages où Mach traite des capacités pratiques de l'esprit à tirer de l'expérience des règles générales abstraites et à leur attribuer une validité illimitée, Lénine, imprégné des conceptions philosophiques traditionnelles, ne voit que découverte de vérités à priori. Et il poursuit :
Ici, Lénine présente Mach comme admettant l'uniformité de la nature (première citation) sans la considérer comme réelle. Pour appuyer cette dernière affirmation, il cite un deuxième passage de Mach où celui-ci admet cette réalité de manière patente mais rejette la nécessité. C'est sur cette nécessité que Lénine insiste. Le confusionnisme de ces phrases embrouillées, encore amélioré par des formules courtoises que nous n'avons pas reproduites ici, s'éclaire si l'on se souvient que pour Lénine l'uniformité de la nature équivaut à la nécessité de la réalisation de nos prévisions ; en d'autres termes, il ne fait pas de différence entre les régularités telles qu'elles apparaissent plus ou moins clairement dans la nature et la forme apodictique des lois naturelles précises. Et il poursuit :
En réalité, il n'y a pas de nécessité, si ce n'est dans notre formulation des lois de la nature ; dans la pratique, nous trouvons toujours des déviations que nous exprimons sous forme de lois supplémentaires. Une loi de la nature ne détermine pas ce que la nature fera nécessairement, mais ce qu'on attend qu'elle fasse. Et après tout ce qui a été dit, nous pouvons nous dispenser de discuter la remarque simpliste que notre faculté de connaître ne serait qu'un reflet de la nature. Lénine conclut ainsi :
"Le solipsisme prend tout de même son dû." (p. 65)
Mais cette affirmation n'a aucun sens puisque tous les savants travaillent à établir des lois naturelles qui déterminent notre attente.
La condensation d'un certain nombre de phénomènes en une formule brève, une loi naturelle, a été élevée, par Mach, au niveau d'un principe de recherché "l'économie de pensée". On pourrait s'attendre à ce que le fait de réduire de la sorte la théorie abstraite à la pratique du travail (scientifique) soit bien accueilli par les marxistes. Mais "l'économie de pensée" ne rencontre aucun écho chez Lénine qui traduit son incompréhension par quelques plaisanteries :
Et, à cela, il oppose sa propre conception :
Comme cela semble simple et évident ! Prenons un exemple. L'ancienne conception de l'Univers établie par Ptolémée plaçait la Terre immobile au centre du monde et faisait tourner autour d'elle le soleil et les planètes, l'orbite de ces dernières étant des épicycles, c'est-à-dire la combinaison de deux cercles. Copernic plaçait le Soleil au centre et faisait tourner autour la Terre et les planètes sur de simples cercles. Les phénomènes visibles sont exactement les mêmes d'après les deux théories parce que nous voyons seulement les mouvements relatifs, et ils sont absolument identiques. Laquelle des deux dépeint exactement le monde objectif ? L'expérience pratique ne peut pas trancher car les prévisions y sont identiques. Comme preuve décisive, Copernic a invoqué les parallaxes des étoiles fixes ; pourtant dans la vieille théorie, chaque étoile pouvait très bien décrire une orbite circulaire et faire une révolution par an, ce qui fournit le même résultat. Mais alors, tout le monde dira : c'est absurde de faire décrire une orbite circulaire annuelle aux millions de corps célestes, simplement pour que la Terre puisse rester immobile. Pourquoi absurde ? Parce que cela complique inutilement l'image du monde. Nous y voilà : on choisit le système de Copernic en affirmant qu'il est vrai, parce que c'est le système de l'Univers le plus simple. Cet exemple suffit à montrer qu'il est vraiment naïf de croire que nous choisissons une théorie parce qu'elle reflète exactement la réalité lorsqu'on prend l'expérience comme critère.
Kirchhoff a exprimé le véritable caractère de la théorie scientifique de la même manière en disant que la mécanique, au lieu "d'expliquer" les mouvements par les "forces" qui les produisent, a pour tâche de "décrire les mouvements dans la nature de la manière la plus complète et la plus simple". Cette remarque balaie le mythe fétichiste des forces considérées comme des causes, comme des démons au travail ; elles ne sont qu'un moyen utile et simple de décrire les mouvements. Bien sûr, Mach attire l'attention sur la similitude de ses conceptions avec celles de Kirchhoff. Et Lénine, pour prouver qu'il n'avait pas la moindre idée de ce dont il s'agissait, étant lui-même entièrement imprégné de ce mythe, s'écrie sur un ton indigné :
Il faut en outre remarquer que la pensée ne peut jamais décrire la réalité exactement, complètement ; la théorie est une image approximative qui ne rend compte que des traits, des caractères généraux d'un groupe de phénomènes.
Après avoir examiné les idées de Lénine sur la matière et les lois naturelles, nous prendrons comme troisième exemple l'espace et le temps.
A quoi bon continuer ce genre de citations ? Ce sont là des coups qui portent à faux parce que nous savons que Mach accepte bel et bien la réalité objective du monde et qu'il pense que tous les phénomènes, constituant ce monde, ont lieu dans l'espace et dans le temps. Lénine aurait pu être averti qu'il faisait fausse route, par un certain nombre de phrases qu'il connaît et qu'il cite en partie, celles où Mach discute des recherches mathématiques sur les espaces à plusieurs dimensions. Mach s'exprime ainsi, dans la Mechanik :
Ces citations peuvent suffire. Et quelle réponse Lénine donne-t-il à tout cela, à part un certain nombre de railleries et d'invectives dénuées de tout fondement ? :
Quelle différence peut-il y avoir entre l'espace réel et la réalité objective de l'espace ? Dans tous les cas, Lénine ne peut pas se débarrasser de son erreur.
Quelle est donc cette phrase de Mach qui a donné lieu à tout ce verbiage ? Dans le dernier chapitre de la Mechanik, Mach traite des relations qui existent entre les différentes branches de la science. Et voici ce qu'il dit :
Mach part ici de l'expérience ; nos sensations sont la seule source de notre connaissance ; tout notre univers est basé sur ces sensations, y compris tout ce que l'on sait du temps et de l'espace. Quelle est la signification du temps absolu et de l'espace absolu ? Pour Mach, cette question n'a pas de sens ; le seul problème sensé qu'on doit poser est celui-ci : comment l'espace et le temps apparaissent-ils dans notre expérience ? Tout comme pour les corps et la matière, on peut édifier une conception scientifique du temps et de l'espace uniquement à l'aide d'abstractions tirées de la totalité de nos expériences. Nous sommes rompus, dès notre plus jeune âge, au schéma espace-temps, qui nous paraît tout simple et tout naturel, et dans lequel nous classons toutes ces expériences. Comment cela apparaît-il dans la science expérimentale, on ne peut pas mieux l'exprimer que par les mots de Mach lui-même : des systèmes bien ordonnés de séries d'expériences.
Ce que Lénine pense de l'espace et du temps transparaît dans la citation suivante :
Donc, d'après Lénine, le "matérialisme" accepte la théorie de Newton qui repose sur l'affirmation qu'il existe un temps absolu et un espace absolu.
Cela signifie qu'un point dans l'espace peut être fixé de façon absolue sans référer aux autres choses, et qu'on peut le retrouver sans aucune hésitation. Lorsque Mach dit que c'est l'opinion des physiciens de son époque, il voit ses collègues plus en retard qu'ils ne l'étaient, car déjà à cette époque on acceptait communément que les grandes théories physiques sur le mouvement, etc., étaient des conceptions relatives, que la place d'un corps est toujours déterminée par rapport à la place des autres corps, et que l'idée même de position absolue n'a aucun sens.
Un certain doute régnait pourtant. L'éther, qui remplissait tout l'espace, ne pouvait-il pas servir de système de référence pour un espace absolu ; système de référence par rapport auquel mouvement et repos pourraient alors être appelés, à juste titre, mouvement et repos absolus. Toutefois, lorsque les physiciens tentèrent de le mettre en évidence en étudiant la propagation de la lumière, ils ne purent aboutir à rien d'autre que la relativité ; la fameuse expérience de Michelson et Morley en 1889, conçue pour prouver directement le mouvement de notre Terre par rapport à l'éther eut un résultat négatif : la nature resta muette, comme si elle disait : votre question n'a pas de sens. Pour expliquer ce résultat négatif, on commença par supposer qu'il y avait toujours des phénomènes secondaires annulant purement et simplement le résultat escompté. Enfin, Einstein, en 1905, avec la théorie de la relativité, réussit à combiner tous les faits de sorte que le résultat de l'expérience devenait évident. Le concept de "position absolue" dans l'éther devint du même coup vide de sens et, petit à petit, l'idée même d'éther fut abandonnée, et toute idée d'espace absolu disparut de la science.
Il ne semblait pas en être de même pour le temps ; on pensait qu'un instant dans le temps était quelque chose d'absolu. Mais ce furent justement les idées de Mach qui amenèrent des changements dans ce domaine. A la place des discussions sur des conceptions abstraites, Einstein introduisit la pratique de l'expérience. Que faisons-nous lorsque nous fixons un instant dans le temps ? Nous regardons une pendule et nous comparons les différentes pendules ; il n'y a pas d'autre moyen. En suivant ce mode d'argumentation, Einstein réussit à détruire la notion de temps absolu et à démontrer la relativité du temps. La théorie d'Einstein fut bientôt universellement adoptée par les savants (à l'exception de quelques physiciens antisémites d'Allemagne qui, par conséquent, furent proclamés les lumières de la "physique national-socialiste" allemande).
Lorsqu'il écrivit son livre, Lénine ne pouvait pas connaître ce dernier développement de la science. Mais le caractère de ses arguments est manifeste lorsqu'il écrit : "La conception matérialiste de l'espace et du temps est restée 'inoffensive', c'est-à-dire tout aussi conforme qu'auparavant aux sciences de la nature, tandis que la conception contraire de Mach et Cie n'a été qu'une capitulation 'nocive' devant le fidéisme." (p. 187)
Ainsi, il qualifie de matérialiste la croyance selon laquelle les concepts de temps et d'espace absolus (théorie que la science soutenait autrefois mais qu'elle dut abandonner par la suite) sont la véritable réalité du monde. Parce que Mach s'oppose à la réalité de ces concepts et affirme qu'il en va de même pour le temps et l'espace que pour n'importe quel autre concept -c'est-à-dire que nous ne pouvons les déduire que de l'expérience- Lénine lui colle un "idéalisme" menant au "fidéisme".
(à suivre)
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